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Du même auteur Aux éditions du Seuil : Paysans algériens, 1963 Le Siècle des Lumières (avec J.-M. Goulemot), 1968. Chez Nizet : Entretiens sur le Neveu de Rameau (avec Michèle Duchet et des normaliens), 1967. Jean-Jacques Rousseau et son temps (avec des étudiants de Princeton et de la Sorbonne), 1969. Chez Bordas-Dunod : Introduction à la vie littéraire du XVIII siècle (avec Georges Mailhos, Claude Cristin et Jean Sgard), 1969-1997. Chez Champion-Slatkine : Jean-Jacques Rousseau écrivain politique (1712-1762), 2' édition revue et augmentée de 6 essais, avec préface de Jean Starobinski, 1989. Le Vocabulaire politique de Jean-Jacques Rousseau, 1977. Le Vocabulaire littéraire de Jean-Jacques Rousseau (avec Léo Launay), 1979. Aux Presses universitaires de France : Rousseau, collection « Philosophes », 1968. Résistances. Conversations aux Antipodes (avec Michel Butor), collection « Écriture », 1983. A la librairie Pierrot Lunaire : Pierrot Lunaire (poésie, avec Albert Giraud, Michel Butor, André Villers et Pierre Leloup), Chambéry, 1982. Chez Jean-Paul Rocher Éditeur : Unegrève d'esclaves à Alger au XVIII siècle, avec Émile et Sophie, ou les Solitaires de Jean-Jacques Rousseau, Paris, 1998. Chez Fayard : Dans le cadre de la réédition des œuvres de Jean Jaurès sous la direction de Madeleine Rebérioux en février 2000 va paraître l'ouvrage de Michel Launay Jaurès, critique littéraire, critique d'art en collaboration avec Françoise Laurent-Prigent et Camille Grousselas. © Jean-Paul ROCHER, Paris, 2000

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Page 1: © Jean-Paul ROCHER, Paris, 2000excerpts.numilog.com/books/9782911361241.pdf · Jean Sgard), 1969-1997. Chez Champion-Slatkine : Jean-Jacques Rousseau écrivain politique (1712-1762),

D u m ê m e au t eu r

Aux éditions du Seuil :

Paysans algériens, 1963 Le Siècle des Lumières (avec J.-M. Goulemot), 1968.

Chez Nizet :

Entretiens sur le Neveu de Rameau (avec Michèle Duchet et des normaliens), 1967. Jean-Jacques Rousseau et son temps (avec des étudiants de Princeton et de la Sorbonne), 1969.

Chez Bordas-Dunod :

Introduction à la vie littéraire du XVIII siècle (avec Georges Mailhos, Claude Cristin et Jean Sgard), 1969-1997.

Chez Champion-Slatkine : Jean-Jacques Rousseau écrivain politique (1712-1762), 2' édition revue et augmentée de

6 essais, avec préface de Jean Starobinski, 1989. Le Vocabulaire politique de Jean-Jacques Rousseau, 1977. Le Vocabulaire littéraire de Jean-Jacques Rousseau (avec Léo Launay), 1979.

Aux Presses universitaires de France :

Rousseau, collection « Philosophes », 1968. Résistances. Conversations aux Antipodes (avec Michel Butor), collection « Écriture », 1983.

A la librairie Pierrot Lunaire :

Pierrot Lunaire (poésie, avec Albert Giraud, Michel Butor, André Villers et Pierre Leloup), Chambéry, 1982.

Chez Jean-Paul Rocher Éditeur : Une grève d'esclaves à Alger au XVIII siècle, avec Émile et Sophie, ou les Solitaires de Jean-Jacques

Rousseau, Paris, 1998.

Chez Fayard : Dans le cadre de la réédition des œuvres de Jean Jaurès sous la direction de Madeleine

Rebérioux en février 2000 va paraître l'ouvrage de Michel Launay Jaurès, critique littéraire, critique d'art en collaboration avec Françoise Laurent-Prigent et Camille Grousselas.

© Jean-Paul ROCHER, Paris, 2000

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Michel Launay

J a u r è s o r a t e u r ou L'oiseau rare

Avant-propos de Madeleine Rebérioux

JEAN-PAUL ROCHER, ÉDITEUR

8, rue du Fg-Poissonnière, Paris X

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Avant-propos

Trente ans après. Non, ce n'est pas le titre d'un roman oublié d'Alexandre Dumas. Mais bien le temps écoulé, et même un peu da- vantage, depuis la soutenance par Michel Launay de son diplôme d'études supérieures - ainsi appelait-on à l'époque nos actuels mé- moires de maîtrise - consacré à Jaurès orateur. C'est en littérature, avec Pierre Moreau, que ce travail avait été préparé. Et c'est notre Maître, l'historien Ernest Labrousse, le fondateur de la Société d'étu- des jaurésiennes, qui, dans Combat, commenta l'événement. Chose inouïe : fût-elle, comme c'était le cas du journal d'Albert Camus, largement ouverte à la vie universitaire, la presse n'avait pas coutume de rendre compte d'un « simple » DES...

Ce n'en était pas un. Quel thème ! et quel auteur ! L'objet de cette recherche : Jaurès le grand et son éloquence. L'auteur ? Un Normalien « littéraire » venu du peuple des villes, frotté d'histoire, de philosophie et d'extrême-gauche. Il occupait rue d'Ulm la presque exacte place, qui avait été jadis celle de Jaurès : un « philosophe », lui, ruisselant de lettres, anciennes et modernes, étoilé d'histoire, habitué à la vie des champs. Sur l'art oratoire moderne on ne disposait que de peu de cho- ses au milieu des « fifties » 1 Nourri, comme Jaurès, de Démosthène et de Cicéron, Michel Launay n'avait d'ailleurs pas songé au premier

1. Deux ouvrages seulement, tous deux anciens et témoignant du culte de la parole entre- tenu par la première Troisième République : Alphonse Aulard, Les Orateurs de la Constituante, Paris, 1882 (suivi par Les Orateurs de la Législative et de la Convention) et Louis Barthou, Lamartine orateur, Paris, 1916.

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g r a n d livre d 'Au la rd : il lui arrive de c o m p a r e r Jaurès à Bossuet, n o n

à M i r a b e a u o u à D a n t o n . Mais est-ce b ien de l 'ar t oratoire qu'il nous

en t re t i en t ? Cer tes elles son t fortes, les pages o ù il s 'a t tache au geste

de Jaurès et à sa voix, à l 'usage qu' i l fait de la rhé to r ique classique, au

rôle de l ' image dans u n discours qui , souvent , s 'articule sur elle : « le

cheval d 'At t i la est fa rouche encore, mais il t r ébuche ». . . et d u coup

les aud i t eu r s de Bruxelles p e u v e n t encore espérer, le 30 a o û t 1914,

que la guerre ne passera p a s Mais l ' é loquence de Jaurès, Launay le

d é m o n t r e , ne v ien t pas s eu l emen t de sa voix, cuivrée, de ses dons de

parole , mé r id ionaux , et de sa rhé tor ique , apprise aux meilleures sour-

ces. La sp l endeu r de l 'art et la foi mi l i t an te son t c o m m e portées l 'une

pa r l 'autre . D ' o ù u n choix : faire c o m p r e n d r e c o m m e n t la cu l tu re

classique, tô t i l luminée d ' a d m i r a t i o n républ ica ine — voyez son culte

pour Gambetta — comment l'adhésion au socialisme, les combats dreyfusards et la lutte contre la guerre, ces trois manières de se dire membre du genre humain, comment les réseaux et les terroirs peu à peu découverts – la Chambre, les congrès et les meetings les scènes internationales — nourrissent à chaque instant ses discours d'une sève nouvelle. Bref, ce que Michel Launay nous propose à travers « Jaurès orateur », c'est une biographie à la fois civique et intellectuelle.

Choix étonnamment actuel. Il s'appuie sur la découverte d'archives qui touchent à la vie privée d'un être — ainsi, sa correspondance avec « Monsieur Julien » - comme aux lectures, aux exercices scolaires d'une génération de lycéens à l'action publique aussi d'une poignée d'intellectuels qui ont au même moment découvert « la question

2. Cf. Jean Stengers, « Le dernier discours de Jaurès » dans Actes du Colloque Jaurès et la Nation, Toulouse, Faculté des lettres, 1965, p. 85-106. 3. Jaurès avait signé un contrat avec Jules Rouff, l'éditeur de l'Histoire socialiste de la Révolution française, pour une biographie de Gambetta. 4. Cf. Catherine Moulin, « À la rencontre de Jean Jaurès, missionnaire du socialisme en région lyonnaise ( 1893-1914) », Bulletin de la Société d'Études jaurésiennes, octobre-décembre 1988, p. 7-15. 5. Ce thème est aujourd'hui particulièrement dans l'air du temps : cf. sur le problème de « générations », Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et Normaliens dans l'entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 1988; sur les problèmes de la rhétorique: Jacques Champion, « Un Jaurès sans étiquette, lauréat du concours général en 1878 », Bulletin de la Société d'Études jaurésiennes, juillet-septembre 1982, p. 4-11, et Pierre Muller, « Jaurès et Guesde : deux discours socialistes en 1900 », Mots, mars 1989.

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sociale » Il se s o u m e t aux feux des c o n t e m p o r a i n s de Jaurès , des

« vieux de la vieille », qu i lui o n t survécu : u n Bracke resté à l ' anc ienne

maison, u n C a c h i n d i rec teur de L"Humani té depuis 1918, L a u n a y les

a interviewés sans employer le c o n c e p t d 'h is to i re orale et il a confié

à Europe leurs discours sur son discours. Il appelle l ' é tude précise n o n

seu l emen t de la récept ion des mots , mais des l ieux de sociabili té o ù

l 'o ra teur s'est mûr i , et il refuse pa r p r inc ipe de les séparer de ceux o ù

l 'intellectuel, b r idan t sa p ropre faconde, s 'astreint aux sévères cont ra in- tes de l 'écriture.

O u i , le hasard, la vie ( ?) o n t p l u t ô t b ien agi en laissant d o r m i r jus-

qu ' à a u j o u r d ' h u i ce travail d o n t n o u s p o u v o n s , d u coup , découvr i r le

caractère p rémoni to i r e . Il n o u s faut remercier, ou t r e M i c h e l Launay,

le b icentenai re de la Révo lu t ion française, le cen tena i re de la confé-

rence que Jaurès à Toulouse p r o n o n ç a sur Rousseau : ils son t à l 'ori-

gine de ce livre o ù les textes se c o m p l è t e n t et se r é p o n d e n t p o u r

nous d o n n e r u n e jus te idée de Jean Jaurès, « â m e a rden te à la p o u r - suite d u vrai ».

M a d e l e i n e Rebér ioux

6. Cf. Madeleine Rebérioux, « L'émergence des intellectuels à la question sociale » dans Jaurès et les intellectuels, Actes du colloque de janvier 1988, Paris, 1994.

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Jaurès orateur

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INTRODUCTION : QUESTIONS PRÉALABLES

Chemin faisant, notre étude sur Jaurès orateur a rencontré deux sortes de critiques, ou plutôt d'incompréhensions : les uns se refusaient à admettre que notre étude fût véritablement une étude littéraire ; les autres, tout à l'opposé, s'étonnaient ou se scandalisaient de voir Jaurès devenir l'objet d'une recherche futile — ils voulaient dire : littéraire. Ces objections se retrouvent comme à l'état latent chez beaucoup de critiques plus compréhensifs ; elles subsistèrent longtemps, sous forme d'une certaine gêne, d'une sorte de mauvaise conscience, chez l'auteur même de cette étude. Il est donc indispensable d'examiner franchement ces « questions préalables » afin d'aborder Jaurès orateur avec un esprit libre de tout préjugé.

Commençons donc par répondre à ceux qui, trop pressés d'agir, dédaignent les recherches littéraires, même quand ces dernières ont pour but de montrer comment la beauté de la parole peut être un moyen d'action extrêmement efficace : leurs critiques sont d'autant plus redoutables qu'elles sont dictées par un réel souci de fidélité : Jaurès lui-même ne s'est-il pas défendu, dans l'avant-propos d'Action socialiste, de succomber à « une sorte de préoccupation littéraire peu convenable à un militant » ? Cinq ans plus tard, dans l'introduction au premier volume de ses Discours parlementaires, n'a-t-il pas affirmé encore plus nettement : « L'homme politique qui, mêlé à d'incessants combats, s'attarderait avec quelque complaisance littéraire à l'expression

7. A. S., p. V.

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oratoire des luttes passées, serait bien frivole » Et qu'on ne dise pas que ce sont là des formules de modestie littéraire bien connues de tous les orateurs, anciens et modernes, lorsqu'ils publient leurs discours : Jaurès n'a rien fait pour réunir et publier, dans Action socialiste, un choix de ses articles et discours — « À quoi bon lier ces pauvres gerbes quand la moisson commence à peine » ; c'est Péguy et son équipe de La Quinzaine qui ont tout fait ; plus tard, ils reprocheront à Jaurès de s'être désintéressé de cet ouvrage, de ne pas lui avoir donné toute la publicité souhaitable ; de même, c'est Edmond Claris qui a recueilli et annoté les premiers Discours parlementaires. D'autres tâches appe- laient Jaurès.

Pourtant, bien loin de nous sentir infidèles à Jaurès en nous atta- chant à l'étude littéraire de son éloquence, nous croyons lui être suprê- mement fidèles. Nous sommes certains qu'il ne nous désapprouverait pas, lui qui fit une thèse latine pour introduire le socialisme dans l'Université, et qui désirait tant voir la Sorbonne s'ouvrir aux grands courants modernes : « Je vous le demande, si vous retirez de cette jeu- nesse d'étudiants qui, demain, sera l'Université enseignante, ce haut idéal du problème social à résoudre, quel est l'aliment que vous donne- rez à son activité [...] Leur diriez-vous de se tourner vers les manifesta- tions artistiques ? Mais il n'y a pas aujourd'hui une seule production de la puissance artistique, du génie humain, qui ne soit imprégnée du problème humain, c'est-à-dire du problème social » 10 Notre étude est une des illustrations de cet aspect social, voire socialiste, de la lit- térature moderne. Bien plus, nous croyons qu'on a jusqu'à présent défiguré Jaurès, en nous le présentant uniquement comme un homme politique, un penseur, ou un historien ; personne encore, à notre connaissance, n'a cherché à étudier l'orateur ; et pourtant, tout chez lui procède de l'orateur : c'est parce qu'il avait « un million dans la voix » 11 que les Républicains firent appel à lui ; un peu plus tard, il ne fut « accepté par le parti socialiste que difficilement ; son passé opportu-

8. J. D. P., p. I. 9. M. A., p. 450-451. 10. J. P. ch., p. 101. 11. M. A., p. 108.

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niste était trop récent ; on le prit pour son grand talent d'orateur » 12 ; et quel plus beau témoignage que celui d'un de ses adversaires qui présidait la Chambre : « Monsieur Jaurès, je vous ai laissé exprimer toute votre pensée [...] à cause de la forme dont vous avez su la revê- tir » 13 Dans sa thèse de philosophie De la réalité du monde sensible, la splendeur de l'éloquence offusque la clarté de la pensée. Il n'est pas jusqu'à son œuvre d'historien et de journaliste qui ne porte, d'une façon presque trop visible, la marque de l'orateur. Enfin, l'une des raisons profondes de son évolution vers le socialisme a été son désir de donner au peuple le sens, le goût de la beauté, et la possibilité de connaître les joie de l'art : il a lui-même exposé ce point de vue dans deux conférences sur « L'art et le socialisme » et sur « Le théâtre social ».

Ainsi, les sacrilèges sont plutôt, peut-être, ceux qui en Jaurès disso- cient l'homme politique de l'artiste. Allons plus loin : puisqu'il est impossible de saisir la complexité vivante d'un homme tel que Jaurès sans mettre dans l'ombre telle ou telle de ses richesses, puisqu'il faut choisir un éclairage, aux dépens des autres, pour mettre en lumière sa personnalité, nous croyons que c'est en étudiant l'orateur qu'on risque le moins de défigurer le tribun socialiste ; pour reprendre une notion chère à Taine, nous dirons que la faculté maîtresse de Jaurès, ce centre mystérieux sans lequel rien en lui ne peut véritablement s'expliquer, c'est son éloquence, c'est son génie oratoire ; on comprend mieux par exemple l'évolution de Jaurès vers le socialisme, si l'on saisit le sens profond de cette confidence : Ribot lui transmettant la ques- tion que se posaient tous ses collègues : — « Vous êtes un autre homme depuis votre retour à la Chambre : à quoi tient ce changement ? » — Jaurès lui répondit : « J'étais trop mal à l'aise. J'étais comme un vol- can qui vomissait de la glace » 14 : l'orateur étouffait dans la majorité républicaine de la Chambre, son éloquence avait besoin de l'ardeur révolutionnaire du prolétariat pour s'épanouir ; avant même d'être socialiste, n'avait-il pas écrit, jeune philosophe briguant le titre de docteur : « Il ne me déplaît pas que le puissant orateur échappe aux

12. X. 3/10/95 - M. A., p. 274. 13. J. D. P., p. 778. 14. Pr., p. 162 ; M. A., p. 240.

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coteries étroites et raffinées par cette sorte d'appel à l'immensité.

Michelet disait : « Si tous les êtres, et les plus humbles, n'entrent pas dans la Cité, je reste dehors. Quel jour que celui où la parole humaine, parole de justice, de douceur et d'espérance, pourrait, en effet, rassu- rer, consoler, exalter tous les êtres ! Laissez donc entrer, dans le rêve

d'éloquence du grand orateur, comme dans le rêve de fraternité du

grand penseur, l'espace et la foule, la foule des hommes et la foule des

vivants. » 15 Ne trouve-t-on pas dans ces lignes la confidence brûlante d'une vocation que rien ne pouvait étouffer ou contenir, la vocation

d 'un « ministre de la parole », pour employer un terme évangélique que Jaurès ne désapprouverait sans doute pas ?

Ces critiques, qui nous viennent des politiciens trop enfoncés dans

l'ornière politique, ne sont pas si opposées à celles de certains profes-

sionnels de la littérature qu'il pourrait le sembler à première vue : les

unes et les autres, en effet, reposant sur ce postulat commun qu'il faut

dissocier radicalement l'art et la vie sociale. Comme nos politiciens,

nos gens de lettres ne veulent pas voir que chez Jaurès l 'homme politi-

que et l'artiste ne font qu'un, et qu'en lui l'éloquence « est de l 'homme

même ». Mais allons jusqu'au fond de cette hésitation des hommes

de lettres devant Jaurès orateur, hésitation que nous avons longtemps

partagée. Sa cause véritable, nous semble-t-il, tient à l'époque où nous

vivons : nous sommes encore trop près de Jaurès, et il est difficile de

se dégager de cette lave sulfureuse qu'est l'histoire littéraire et sociale

du début de ce siècle ; quand les critiques littéraires auront plus de

recul, quand leurs regards seront plus sereins, ils verront la statue de

Jaurès se dresser près de celles de Démosthène, de Cicéron et de Bossuet,

et leur admiration des grands anciens se renouvellera, rajeunira grâce

au nouveau venu dans cette lignée des orateurs qui, par la perfection

de leur forme, la hauteur de leur pensée et la noblesse de leur âme,

font la gloire de la culture gréco-latine et la parure du génie méditerra- néen. Et, s'il en était besoin, des écrivains aussi divers que le sont Jules

Renard, Péguy, Barrès, Anatole France, Romain Rolland, Roger Martin du Gard, Marcel Proust, Aragon, seraient là pour s'en porter garants.

Mais il est d'autres causes plus subtiles à cette réticence devant Jaurès

15. J. O. C., VIII, p. 134-135.

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ora teur : on fit naguère r e m a r q u e r à l ' au teur d ' u n e thèse sur le style

de N a p o l é o n que « ce n 'é ta i t pas de la l i t téra ture » ; la logique de cet te

posi t ion, c 'est que seules les œuvres de p u r e imag ina t ion , c 'est-à-dire

la poésie, le théâtre et le r o m a n , relèvent de la l i t térature, que les ser-

m o n s de Bossuet, les Provinciales, l' Espr i t des lois ne son t pas d ignes

d ' u n e é tude littéraire, et q u ' e n conséquence en son t dignes les tragé-

dies d ' u n N é p o m u c è n e Lemercier. R ien ne nous semble plus faux que

cette façon de définir la l i t téra ture pa r son ob je t : ceux qu i son t ame-

nés à le faire p o u r défendre la l i t téra ture con t r e les envah issements de

l 'histoire, de la psychologie, o u de la pol i t ique , v o n t à l ' encon t re d u

b u t qu'ils poursu iven t . La vraie l i t téra ture se m o q u e de la l i t téra ture

c o m m e la vraie é loquence se m o q u e de l 'é loquence, et n o u s espérons,

en é tud ian t Jaurès orateur, être de ceux qui conserveront , dans u n vase

d 'argile sans d o u t e grossière, ce p a r f u m préc ieux qu 'es t le s e n t i m e n t

littéraire, cet « épicur isme d u g o û t » que regrettait Sainte-Beuve, « reli-

gion dernière enlevée à ceux qui n 'avaient plus que celle-là ». Voir naître,

s 'épanouir , se t r ans fo rmer les merveil leuses images créées pa r Jaurès ;

saisir le r y t h m e insaisissable de sa parole ; réussir à percer le mystère

de ces phrases qui , sans q u ' o n sache p o u r q u o i , f o n t p leurer les amis,

ébran len t les ennemis , tandis que dans la foule passe u n g rand frisson,

frisson q u e l ' on re t rouve en soi dans les lectures solitaires ; et su r tou t ,

derrière les mots , derrière les phrases, c o m m e derrière u n voile de tulle,

revoir et faire revivre u n e âme, - quelle plus belle tâche p o u r ceux qu i conna issen t la valeur des é tudes littéraires ?

T â c h e b ien difficile, en vérité, s u r t o u t lorsqu' i l faudra i t c o m m e n -

cer par r éun i r les œuvres complè tes de Jaurès, re t rouver l 'essentiel des

lettres qu' i l échangeai t avec ses n o m b r e u x amis, et faire u n e éd i t ion

cr i t ique de ses plus beaux che f s -d 'œuvre : la g rande éd i t i on de M a x

Bonnafous, qui devait comprendre une vingtaine de volumes, s'est arrê-

tée au neuvième. Sur tou t , p o u r b ien c o m p r e n d r e Jaurès et son art, il

ne faut pas se l imi ter à é tud ie r l 'orateur, il est nécessaire d ' é tud i e r son

é loquence sous toutes ses formes et embrasser le vaste ensemble de

ses discours parlés et écrits, de ses ouvrages ph i losoph iques et his to-

riques, et de son œuvre de journal is te : alors seulement , t o u t en restant

au c œ u r de l 'art de Jaurès, c 'est-à-dire en c e n t r a n t la recherche sur

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l ' é tude de son é loquence , o n pou r r a i t conna î t re et apprécier ce « che-

m i n qu i marche , qu i po r t e o ù l 'on veu t aller ». Les pages qui suivent

ne saura ien t d o n c être q u ' u n e esquisse, qui aura p o u r b u t d ' a t t e indre

le cent re vivant de l 'art de Jaurès, son é loquence parlée : il nous faudra

d ' a b o r d r e d o n n e r la vie à cet te voix qui s'est tue, et, à par t i r de textes

écrits, suivre les t r ans fo rma t ions de la parole vivante, c o m p r e n d r e la

f o r m a t i o n et l ' évolu t ion de l ' o ra teur ; puis nous dé t e rmine rons p o u r

ainsi dire les centres ne rveux de cet te puissance oratoire, nous essaie-

rons d 'analyser ce qui fit son efficacité et c o m m e n t elle pouvai t é m o u -

voir, ébran ler e t en t r a îne r ceux qui se laissaient p r end re par elle.

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F O R M A T I O N

E T É V O L U T I O N D E L ' O R A T E U R

« Le vrai génie ora to i re

ressemble à u n e prodig ieuse m a c h i n e à t r ans fo rma t ion . »

(Jules Roma ins , Les Hommes

de bonne volonté, III, 2, p. 30)

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Formation de l'orateur

AU PAYS DES CIGALES

Loin de nous la pensée d'expliquer l'éloquence de Jaurès par la « race », le « milieu » et le « moment ». Cependant, il suffit de compa- rer Jaurès à ses trois grands adversaires de la tribune, Albert de Mun, Jules Guesde et Clemenceau, pour sentir confusément, mais avec cer- titude, tout ce que sa parole doit à son pays natal de douceur et de rudesse, de gravité et de clarté ensoleillée.

1 — L'amour du soleil, de l'espace, et l'amour des mots. En parcourant les vallées et les hauteurs du Tarn et de l'Aveyron

qu'il explorait sans cesse dans ses multiples tournées électorales, nous avons saisi toute la richesse des mots de « soleil », d'« horizon » et

d'« espace » qui reviennent tant de fois dans ses discours : les vallées et les montagnes de ce pays ont quelque chose de tourmenté et de volcanique, et pourtant l'érosion a donné une régularité et comme un certain classicisme à tous les reliefs ; l'espace des vallées, vaste et profond, et pourtant bien délimité, enserre une atmosphère très lu- mineuse, où les sons vibrent avec une pureté extraordinaire. Le nom même du futur tribun, venu de la vallée du Jaur, conserve un peu de la rudesse et de la lumière de la Montagne Noire. En reprenant le che- min que Jaurès enfant parcourait chaque soir, de Castres à la petite

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ferme de la Fédial Haute, nous avons senti au contraire la douceur des champs et des bosquets qui avoisinent la Chartreuse de Saïx, dou- ceur presque tourangelle, si le vent d'autan au souffle chaud et impé- tueux ne nous apportait l'air bienfaisant de la montagne. Comment aimer et comprendre vraiment les discours de Jaurès sans connaître cette campagne venteuse et ensoleillée ? Et ce n'est pas seulement la vigueur paysanne et tout le soleil, « toute l'étendue de l'horizon et toute la hauteur du ciel » 16 du Midi qu'on retrouve dans les discours de Jaurès. On y peut écouter aussi la poésie et le rythme des soirs sereins et des chaudes journées :

« A peine le soleil est-il couché que des milliers de grillons font comme nous : ils montent de leur trou et se mettent sur leur porte pour prendre le frais. Ils sont si heureux qu'ils font une musique à n'en plus finir ; et pourtant, chose curieuse, le rythme de leur chanson a une tournure mélancolique. Je pense que c'est parce qu'il n'est pas varié ; il en est de même des chansons de nos paysans : ils traînent longtemps sur la même note, ils prolongent le même air, en sorte que leurs chants d'amour ou de gaîté, quand ils se répondent le soir dans la p l a i n e , o n t t o u j o u r s q u e l q u e c h o s e d ' u n p e u t r i s t e . . . » 17

« Il fait un temps admirable, un soleil ardent, mais qui n'accable pas : les cigales chantent avec une ardeur incroyable. » 18

Tout parle et chante dans ce pays plus qu'en aucun autre : les gril- lons, les cigales et les hommes ; plus qu'ailleurs on y prise la poésie et l'éloquence : c'est le pays des Cours d'Amour, des Jeux Floraux, des beaux parleurs. Jean sait parler aussi bien le patois que le français ; toute sa vie, il gardera l'accent chantant du Midi Aquitain ; surtout, de cette pratique conjointe de la langue d'oc et du français, il retirera le goût des comparaisons linguistiques, des recherches philologiques : il gardera toute sa vie l'amour des mots, de leur histoire, de leurs réso- nances, de leurs sens subtils ; journaliste, il fera de nombreux articles sur la langue d'oc ; agrégé de philosophie, sa première occupation sera

16. Lettre à Charles Salomon, 4 juillet 1880 - L. Br. p. 136. 17. Lettre à Charles Salomon, 5 juillet 1880 - L. Br. p. 135. 18. Lettre à Charles Salomon, 4 juillet 1880 - L. Br. p. 143.

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d'apprendre le sanskrit ; nous avons retrouvé, au Musée de l'Histoire, à Montreuil, des papiers à en-tête de la Chambre des Députés où il cherchait à retrouver la parenté de divers mots des langues indo- européennes ; il apprit l'allemand, l'anglais, l'espagnol, l'italien ; il avait commencé à apprendre le russe quand la mort le faucha.

Jules Jaurès, marchand, cantonnier, petit fermier, bel homme et beau parleur, a donné au petit Jean une voix chaude et une langue bien déliée : sur le chemin de l'école, il redit tout haut, par plaisir, ses leçons : « sa mémoire déjà tient du prodige et il aime à faire vibrer le son de sa voix. » 19 Plus tard, lui-même dira combien le pays castrais est propice à la parole :

« Un soir je causais avec un laboureur au sommet d'un coteau qui dominait une grande étendue de pays. Lair était transparent et calme; nous regardions la montagne lointaine d'un bleu sombre qui fermait l'horizon. Il nous sembla entendre un murmure très vague qui arrivait vers nous : c'était le vent du soir qui se levait au loin sur la montagne, et, dans la tranquillité merveilleuse de l'espace, le premier frisson des forêts invisibles venait vers nous. Le paysan écou- tait, visiblement heureux; il me dit en son patois : « Lou tèn ès aousenc ». L'expression est intraduisible dans notre langue : il faudrait dire : le temps est entendif. Le mot exprime cet état de l'air qui est pour le son ce que l'absolue transparence est pour la lumière. »

2 — La gravité et l'amour de la sagesse. Ainsi, tout portait le petit paysan vers la poésie et l'éloquence. Mais

il serait resté un pauvre beau parleur à l'esprit bouillant, comme son père, si sa mère, au prix de bien des sacrifices, ne l'avait envoyé à la pension Séjal, pour y apprendre le latin et le français. En ce temps- là, l'instruction n'était pas gratuite ni obligatoire, et Jean n'ignorait pas qu'il était un privilégié : leur mère était sûre de « retrouver dans sa poche, le lundi, la petite pièce d'argent qu'elle y avait glissée pour les menus frais de la promenade, le dimanche. » À la pension Séjal,

19. M. A., p. 22.

20. D. T. 10/11/1889 - J. P. Ch. - p. 182. 21. M. A. - p.p. 22, 24, 24.

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où « il se faisait plus de niches et de bons tours que de travail, Jean était le seul à s'abstenir » il avait la gravité du frère aîné, et surtout un appétit extraordinaire de connaissance : « il aime autant s'instruire qu'il aime manger. Le regard de Jean brillait d'une telle joie quand il parvenait à déchiffrer sans effort un passage du De viris que son maître en était ému. » Tous ces détails sont loin d'être indifférents à la connaissance de son éloquence : comme Jaurès l'a souvent dit lui- même, les leçons de l'abbé Séjal, spécialisé dans l'enseignement du latin, ne furent pas étrangères aux succès de celui qui, à dix-neuf ans, était capable de rédiger de façon improvisée un discours latin aussi éloquent qu'un discours français Nous comprenons mieux aussi ce mystérieux mélange, dans ses discours, d'une gaieté toute méridio- nale pleine tour à tour de bonhomie et d'ironie, et d'une gravité pro- fonde allant quelquefois jusqu'à la mélancolie. La ville même de Castres nous renforce dans cette impression :

« Castres est une ville de travail, industrielle et commerçante, animée par beaucoup de circulation et de charroi [...] L'activité est ce qu'on y remarque d'abord. On est ensuite frappé par une certaine impression de gravité et d'aus- térité. Les maisons, hautes et bien bâties, ne paraissent pas gaies et roses, avec les tons chauds de la brique, comme à Albi et à Toulouse ; elles sont de pierre grise [...] Il y a bien à Castres, sur les bords de l'Agout, un coin pittoresque et bariolé avec des balcons et des façades rapportées de bois multicolores. Mais, là encore, l'eau noire et dormante de la rivière, les ponts de pierre grise et le f o n d d e m o n t a g n e s l a i s s e n t u n e i m p r e s s i o n g r a v e . »

La mère de Jaurès, à laquelle il voua jusqu'à sa mort un véritable culte, entretint par son exemple cet amour joyeux et profond de la sagesse : catholique pratiquante et tolérante, d'une piété douce et éclairée, attachée à un spiritualisme large et peu préoccupé du dogme, elle tenait de son grand-père, professeur de philosophie, un « esprit voltairien » qui faisait bon ménage avec sa foi solide.

22. L. B r . - p . 18, 19. 23. M. A. – p. 21, 22. 24. So. – p. 11, 18, 19. 25. L. Br. – p. 14-15.

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L e p a y s d e J a u r è s e t le m i l i e u o ù il p a s s a s a p e t i t e e n f a n c e p r é p a -

r a i e n t d o n c e n sa r i c h e n a t u r e la n a i s s a n c e d ' u n p o è t e o u d ' u n o r a t e u r ,

m û r i s s a i e n t ce q u i s e r a i t p l u s t a r d s o n é l o q u e n c e : les c o u l e u r s e t les

r y t h m e s d e la n a t u r e , u n e c l a r t é d e solei l , d e vas te s h o r i z o n s e t d ' a m p l e s

p e n s é e s , l ' a m o u r d e s m o t s , l a v e r v e d u m é r i d i o n a l e t l ' a r d e u r d a n s la

r e c h e r c h e d e la sagesse . Le p e t i t J e a n n ' e n a v a i t p a s e n c o r e c o n s c i e n c e :

sa plus haute ambition était d'être employé dans les P o s t e s mais le collège allait bientôt lui révéler ses propres possibilités.

LES HUMANITÉS

Il est certain que le collège, vers 1870, préparait beaucoup mieux un jeune talent à devenir un grand orateur qu'il ne le fait aujourd'hui : c'est une des chances de Jaurès d'être né à une époque où la discipline rigoureuse des humanités classiques et les exercices séculaires de la Rhétorique faisaient l'essentiel de l'enseignement, où le but principal de cet enseignement était de former des hommes destinés aux carriè- res libérales et rompus dans l'art de penser, d'écrire et de parler. Une autre chance de Jaurès fut de rencontrer, dans cette traditionnelle école de rhéteurs, un homme qui avait la passion de l'enseignement, dont l'unique bonheur était de découvrir et de former un « honnête homme habile à parler, » vir bonus dicendi peritus : il faut relire les lettres de Félix Deltour, Inspecteur de l'Université ou le témoignage de Gustave Téry, qui, après Jaurès, fut le protégé du vieil universitaire, il faut aussi savoir de quelle vénération respectueuse et reconnaissante Jaurès fit preuve à l'égard de son bienfaiteur, pour apprécier l'influence de celui- ci : il sut faire de Jaurès le rhétoricien le plus habile et le plus cultivé de France et fêta le succès de Jaurès au Concours Général comme son

26. Gh. 50, p. 4. 27. Sur Félix Deltour, on peut consulter l'utile note de Madeleine Rebérioux parue dans le Bulletin de la Société d'Études Jaurésiennes (désormais abrégé en BSEJ), « Un pédagogue moderne : « l'inventeur » de Jaurès, Félix Deltour », BSEJ, n° 51, octobre-décembre 1973, p. 19.

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propre triomphe ; mais, surtout, il sut lui apprendre à se moquer de la rhétorique et de la culture, et à se soucier d'abord de la « sincérité » et de la « passion » : telles sont les deux vertus cardinales de l'orateur, selon M. Deltour, qui écrivait dans l'Avertissement de ses Principes de composition et de style : « La leçon qui ressort de tout ce volume, c'est que la sincérité de conviction et des sentiments est la condition essentielle du talent et du succès durable en littérature. »

1 — La soif de savoir. Parler de chance est d'ailleurs fort injuste à l'égard de Jaurès : c'est

son sérieux, sa soif de connaissance, son « trésor de qualités intellec- tuelles et morales » selon l'expression d'un de ses maîtres, qui le recommandait à l'attention de M. Deltour. De même, parler d'une préparation consciente et voulue à l'art oratoire serait inexact : le pre- mier souci de Jaurès au collège était d'apprendre et de comprendre. Insister sur ce point n'est pas inutile pour apprécier son éloquence :

« Entendez parler l'orateur au barreau, à la tribune, au Sénat » : « quoiqu'il n'ait pas d'ordinaire à exposer pour elles-mêmes les autres notions qu'il peut avoir acquises, vous distinguerez bientôt s'il s'est borné à l'entraînement mé- canique de la déclamation d'école ou s'il est venu à l'éloquence avec le solide b a g a g e d ' u n e v a s t e c u l t u r e l i b é r a l e . »

Toute sa vie, Jaurès ne cessa de s'instruire ; chaque jour il passait plusieurs heures à la Bibliothèque de la Chambre, et nous avons eu la chance de retrouver plusieurs cahiers de notes qu'il prenait au cours de ses lectures : voici les titres qu'on relève sur deux de ces cahiers : Isaïe, Simonide, Le Roi Lear, Bossuet, Grotius, Plotin, d'Holbach, Les

Confessions de Jean-Jacques, Les Révolutions d'Italie de Quinet, La Peau de Chagrin; M. Bilange, qui fut son secrétaire particulier de 1899 à 1905, nous disait : « Pour se reposer d'un discours, il lisait dans le texte les Guerres de Ptolémée ; chaque soir, dans son lit, il lisait très tard. » Nous avons pu inventorier sa bibliothèque, conservée au Musée

28. So – p. 12. 29. Cicéron, De Oratore, XVI, 73.

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