À la gloire du grand architecte de l’univers · « quadrivium ». la difficulté que nous...

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À LA GLOIRE DU GRAND ARCHITECTE DE L’UNIVERS Francs-maçons de Rite Ecossais Ancien et Accepté GRANDE LOGE DE France -------- « JEAN SCOT ERIGENE » Respectable Loge N°1000 Orient de Paris Loge d’Étude et de Recherche « Les Arts libéraux ou le fondement du savoir Maçonnique » Par Jean-Émile BIANCHI Membre Correspondant Samedi 5 février 2011 Tenue solennelle au grade de Maître

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À LA GLOIRE DU GRAND ARCHITECTE DE L’UNIVERS Francs-maçons de Rite Ecossais Ancien et Accepté

GRANDE LOGE DE France --------

« JEAN SCOT ERIGENE » Respectable Loge N°1000

Orient de Paris Loge d’Étude et de Recherche

« Les Arts libéraux ou le fondement du savoir Maçonnique » Par Jean-Émile BIANCHI

Membre Correspondant

Samedi 5 février 2011

Tenue solennelle au grade de Maître

2011 5 février RL N° 1000 Jean Scot Érigène Orient de Paris Jean - Emile Bianchi 2

Pour la Maçonnerie de Rite Écossais Ancien et Accepté, comme pour toute initiation traditionnelle, il n’y a de savoir maçonnique réel que celui qui conduit à la Connaissance, autrement dit au savoir universel qui, par son ésotérisme, outrepasse nécessairement la raison humaine.

L’esprit de notre Maçonnerie, vous le savez, remonte bien au-delà des « Lumières », pour le moins au Moyen-âge, qui s’est nourri des philosophies antiques, grecques et latines. Leur enseignement était destiné à l’acquisition de « la vraie culture », autrement dit d’un « art de vivre ». Le but de cet enseignement consistait en un développement harmonieux de toutes les facultés de l’être, il comprenait souvent des initiations dont l’objectif avéré était de parvenir à la sagesse. C’était une conception éminente de la culture et de l’instruction puisqu’elle tendait à une interaction entre le savoir et la vertu; elle se répandit par l’intermédiaire des écoles « philosophiques » qui étaient de fait des écoles de sagesse.

Pour la plupart des antiques, le savoir se distingue de la connaissance. Celui qui détient le « savoir », nous dit Aristote, pourra se prononcer sur les méthodes bonnes ou mauvaises, mais pas sur l’exactitude des conclusions auxquelles elles conduisent. Seul, celui qui détient la connaissance des causes peut tirer valablement les conclusions, parce qu’en plus de connaître les faits, il connaît « le pourquoi » des faits. Celui-là est un sage. Le vrai sage est donc celui qui

possède la connaissance des causes, et a fortiori - bien sûr - celui qui détient la connaissance des principes qui conduisent à la Cause première, donc à la Vérité ou au Principe de toute chose. Les « Arts libéraux » enseignés et pratiqués dans les écoles grecques et latines de l’Antiquité étaient abordés sous cet angle particulier.

Il me semble que la référence du Rite aux Arts libéraux n’est pas fortuite, elle témoigne de la volonté des rédacteurs de nos rituels de nous orienter vers cette vision particulière, en étroite relation avec la Tradition. Il faut savoir que pour les anciens Grecs et Latins, et pour l’homme médiéval, le sens des mots « Art », « Métier » ou « Science » était différent de celui que nous leur accordons aujourd’hui. Pour eux, il s’agit là d’activités humaines rattachées à des principes d’un ordre beaucoup plus profond. Dans leur esprit toute activité est censée dériver de la Cause première. Depuis toujours, et en toute chose, l’homme imite l’Architecte universel, qui est l’unique Artisan1. De plus, pour eux, il existe une étroite connexion entre l’art, le métier et la science que la Tradition transcende et unit. L’homme participe de la Tradition par son travail qui ne peut jamais être considéré comme un exercice profane. Le travail est chose sacrée, il constitue un rite

qui intègre l’homme au Plan universel. C’est de sa participation consciente au Plan de l’Architecte divin que procède la glorification du travail. Alors le Compagnon peut dire, comme notre rituel l’y invite d’ailleurs, que le Travail est la première et la plus haute vertu maçonnique, et qu’il est un devoir sacré.

Pierre tombale de l'architecte Hugues Libergier, Reims, XIIIe siècle. La règle, le compas, l'équerre et le modèle réduit de construction symbolisent la profession du défunt.

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« De ces arts et de c ses sciences, souligne encore notre rituel du 2e degré, il n’en est aucun qui ne puisse aider l’homme à s’élever vers la connaissance parfaite, chacun étant un échelon qui lui permet d’apercevoir l’un des aspects de La Vérité ». Il est donc patent que ce savoir fondamental que constituent « les Arts libéraux » doit être envisagé par le Compagnon comme un moyen de se hisser à la plus haute connaissance, en empruntant le chemin de la Vérité Une. Dès lors on peut comprendre que cette référence aux « Arts libéraux » ne constitue en aucun cas un simple renvoi à une activité de caractère profane, activité dont le seul but serait, pour les arts, de nous divertir, pour le travail, de gagner notre vie, afin de tirer profit des éléments de confort que les sciences et les techniques mettent à notre disposition.

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Nous concevons aujourd’hui l’art et le travail comme des choses séparées, voire incompatibles. Pour notre société l’art est l’expression de l’esthétique qui est une source de plaisir. Quant aux sciences, notre conception moderne en fait une chose indépendante de l’art. Rien ne les surpasse, qui n’est connaissable par la raison. En séparant les sciences de tout principe supérieur, les sciences ont perdu toute possibilité de signification profonde qui déboucherait sur une connaissance spirituelle. Cette idée n’est pas condamnable en soi, mais elle est étrangère à l’approche initiatique et traditionnelle qu’en faisaient nos anciens dont nous avons hérité le « Trivium » et le « Quadrivium ». La difficulté que nous éprouvons souvent aujourd’hui à comprendre l’ésotérisme des Arts libéraux réside peut-être dans cette réflexion que nous devons à Giambattista Vico, penseur italien du début du XVIIIe siècle. Vico nous ramène à plus de modestie en nous rappelant la nature limitée de l’esprit humain, cause de son ignorance. Cette ignorance, écrit-il, conduit l’individu à faire de lui-même la règle de l’univers. Il y a une autre faculté propre à l’esprit humain, nous dit encore Vico, « c’est que lorsque les hommes ne peuvent se former une idée des choses, parce qu’elles sont éloignées et inconnues, ils se les figurent d’après celles qu’ils connaissent, et qui leur sont présentes. »2 Cette évidence ne peut nous échapper…

Aujourd’hui, notre société, à la fois individualiste et anthropocentriste, met l’homme en tant qu’abstraction au centre de toutes ses préoccupations. Vous observerez qu’en général, nous avons tendance à conférer plus d’importance à « l’homme », à l’auteur d’une œuvre d’art, qu’à l’œuvre elle-même. Ce qui compte avant tout c’est de situer l’œuvre dans la vie de l’artiste. Cette œuvre doit traduire avant toute chose son état psychologique, ou même psychanalytique. De plus l’expression de l’artiste, dans notre vision contemporaine de l’art, doit être totalement libre. Je pense que notre société culpabilise, elle veut donner certains gages de « civilisation » aux individus les plus médiatisés que sont au premier chef les artistes... Ainsi leur confère-t-on une plus grande liberté individuelle qu’à quiconque. Pour bien saisir la spécificité spirituelle des « Arts libéraux », il convient donc de constater cet état de fait, totalement étranger aux époques qui les ont vus prospérer. En effet, les Arts libéraux appartiennent à une catégorie qu’en vérité le monde actuel ignore. Ils appartiennent surtout à l’Antiquité et au Moyen-âge. Il convient donc de les aborder avec une mentalité libre de tout

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préjugé moderne. C’est leur particularité qualitative qui va nous permettre de les comprendre en tant que véhicule de la Tradition et vecteur de l’initiation.

Les anciens associent étroitement l’art et la science, et leur accordent couramment des connotations spirituelle et initiatique. Pour eux, l’art et la science sont d’abord un moyen de libération de soi et non l’expression d’une passion. Si l’homme moderne y recherche parfois la liberté, il s’agit le plus souvent d’une liberté égocentriste, étrangère à la notion spirituelle de « libération ». Dans cette perspective l’art est sa propre fin, c’est lui définir une limite celle de l’individu lui-même.

De nos jours, l’art est devenu une chose qui satisfait l’émotion, c’est ce qui lui donne du prix. Ceci explique que l’art a intégré la chaîne économique et financière comme tout autre produit fabriqué. Nous sommes loin de la vision ésotérique et spirituelle qu’en ont les artistes de l’Antiquité ou du Moyen-âge qui, en plus, demeurent souvent anonymes.

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Je pense que c’est à cette conception ésotérique et spirituelle des Arts libéraux que réfère Ramsay dans son « Discours de 1736 » où il conçoit « Le goût des arts libéraux (comme) la troisième qualité requise pour entrer dans notre Ordre, la perfection de ce goût - dit-il encore - fait l'essence, la fin et l'objet de notre union. » 3 L’approche initiatique et spirituelle que je tente de faire ici se trouve confirmée par ailleurs sous des formes parfois quelque peu différentes, elle demeure néanmoins constante sous une identité de principes dans la plupart des traditions. En Occident on la retrouve à partir d’Aristote, chez Cicéron, chez les stoïciens, chez Isidore de Séville et Cassiodore. Le haut Moyen-âge reprend ces mêmes principes depuis Charlemagne jusqu’à Duns Scot. Pour tous, l’art est « imitation de la nature dans sa façon d’opérer ». La nature est entendue ici comme la cause : « Natura naturans », l’Architecte divin demeure le modèle exclusif. L’artiste observe la nature et l’imite. Chaque œuvre a pour origine le Créateur, ou par délégation la Nature, voire même l’homme qui les imite et poursuit l’œuvre divine. Cette conception de l’art s’exprime selon des modalités objectives, justes et claires. Saint Thomas disait : « l’art est la juste connaissance de ce qui doit être fait »4. L’art à l’instar du Rite oblige, il contraint et en même temps, libère…

Si le Rite met à notre disposition les « Arts libéraux » c’est qu’il les ordonne à une fin particulière par des moyens précis mis à la disposition de l’initié pour parvenir à l’objectif qu’il s’est fixé : sa réalisation spirituelle ; et non pour l’inviter à s’instruire selon les modalités de l’enseignement profane…

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Le Grand Architecte créant le Ciel et la Terre à l'aide du grand compas d'appareilleur. Dessin d'après une Bible française du XIIIe siècle

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Revenons maintenant à cette conception traditionnelle de l’art qu’illustre si bien notre démarche initiatique écossaise, pour peu qu’on l’interprète sur son mode majeur ou spirituel, et non seulement au sens profane et psychologique.

L’art, pour les constructeurs du haut Moyen-âge comme pour les initiés des collegia fabrorum romains, est d’abord quelque chose qui appartient en propre à l’artiste. Il s’agit presque toujours d’une connaissance transmise à l’occasion de cérémonies initiatiques où les secrets du métier sont communiqués, ce n’est pas par hasard si les mots « métier » et « mystère » ont la même origine…

Le métier est vécu comme une expansion de la nature profonde de l’être. Art, science, et métier apparaissent chacun comme une vocation, un appel de l’être intérieur qui se prolonge extérieurement par l’activité humaine. Ici réside la différence capitale entre l’enseignement profane et « l’enseignement » initiatique. L’enseignement profane constitue en quelque sorte une accumulation de savoir inculquée de l’extérieur, alors que l’enseignement initiatique éveille essentiellement les possibilités latentes que l’être porte à l’intérieur de soi et qu’il ignore.

Ainsi l’initiation, en prenant la vocation pour support, permet à l’homme de se réaliser à travers une activité qui exprime la meilleure part de lui-même. Il accomplit consciemment ce qui aurait pu être qu’une conséquence instinctive de sa nature. Le chef d’œuvre, au vrai sens du mot, est alors l’œuvre du compagnon qui manifeste son être essentiel en parfaite adéquation avec le métier qu’il exerce.

On peut dire encore que l’art est aussi la matérialisation d’une forme qui demeure enfouie au cœur de l’être. L’action de l’artiste tendra d’abord à objectiver cette forme par l’intellect, son action sera dite « libre » ; ensuite son action deviendra « servile » parce que l’œuvre extérieure doit être « conforme », autrement dit au plus près de la forme intérieure en voie d’émergence. Cette distinction des « arts libres » et des « arts serviles » est déjà présente chez Aristote 5. On disait aussi, que les Arts libéraux ou libres apparaissent plus nobles parce qu’ils ne subissent pas l’aspect « quantitatif » de la matière dans leur relation avec elle, et qu’ils ordonnent l’aspect « qualitatif » du matériau en vue de son élévation. Bien entendu, l’approche que je viens de faire des Arts libéraux relève plus de la spiritualité que de l’émotion esthétique ou que du savoir profane. Mais il me semble que c’est plutôt cette approche qui justifie leur présence au 2e degré du Rite. L’art au plan initiatique sert le plus souvent à communiquer une gnose ; il sert la transmission des principes qui, suivant notre rituel, tendent « à la connaissance intégrale de la Vérité, à l’union de l’homme avec le divin . » Pourquoi, en effet, le rôle de l’art ne serait-il pas justement d’appréhender la Vérité Une « de rendre l’inaudible audible, de prononcer les mots primordiaux, de représenter l’archétype ? »6 … Cette vision spirituelle des « Arts libéraux »7 appartient à la Tradition, elle apparaît notamment au Moyen-âge, à une époque où l’esthétique, telle que nous la connaissons, comme une relation

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sentimentale à l’art, n’avait pas vraiment sa place. Ce qu’on pourrait appeler la dégustation esthétique de l’homme médiéval, résulte pour lui de l’appréhension de toutes les connexions surnaturelles qui existent entre l’objet de sa contemplation et le Cosmos. Cet homme est capable de discerner dans toute chose concrète un reflet de la manifestation de la divinité et de son ordre. L’art traditionnel n’est pas libre d’ignorer la Vérité, « Ars sine scientia nihil »8 proclamait-on, autrement dit : « Il n’y a pas d’Art sans la Science », cette science étant, bien entendu, la connaissance des grands principes spirituels. La mise en application des Arts libéraux ne procède donc pas d’un exercice étroitement assujetti aux passions et aux sentiments. Bien au contraire, elle constitue un acte profond et grave, riche de significations spirituelles où la passion est bannie. La mise en œuvre des Arts libéraux permet justement à l’artiste de se soustraire à un état affectif dont la puissance lui interdirait de maîtriser son ego. C’est seulement ainsi qu’il pourra se rapprocher le plus possible de la perfection. Perfection dont le modèle est la Nature, le Cosmos, l’Œuvre du Grand Architecte, seule productrice du Bien et du Beau.

Parce qu’il applique des règles précises liées aux rythmes et aux proportions cosmiques, l’artiste peut se réaliser à travers l’art, la science ou le métier. C’est ainsi que sa nature essentielle entre en résonance et s’harmonise avec le monde. D’une manière similaire, la chose belle est celle qui, parfaitement réalisée, correspond exactement à son utilisation : elle est en totale harmonie avec ce à quoi elle sert. Le travail n’est plus une punition, mais devient un « honneur », parce qu’il s’agit alors d’une collaboration consciente au Plan du Grand Architecte de l’Univers.

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Maintenant, attachons-nous plus précisément à notre initiation de REAA. L’Apprenti sait qu’il est appelé à une vie nouvelle, et que ses idées évolueront forcément, au fur et à mesure qu’il avancera sur le chemin de la Connaissance. Cette « Vita Nova » correspond à une conversion intellectuelle où l’aperception du monde devient nécessairement différente.

Le Compagnon comprend, par la pratique de l’Art, qu’il est partie intégrante de l’ordre universel. Pour lui tout est harmonie, rythme et proportions.

En présence de cet univers, l’initié entrevoit ses propres limites, celles de la raison humaine, auxquelles remédie la richesse de la voie symbolique. L’ésotérisme du symbole éveille en lui des réalités qu’il ne pouvait ni imaginer ni exprimer auparavant. Le Compagnon comprend alors qu’il ne se rencontre dans l’univers aucune chose visible et corporelle qui ne signifie quelque chose d’incorporel et d’intelligible. Ainsi les diverses initiations vécues jusqu’au degré de Maître Maçon se présentent comme une phase ascendante de découverte en découverte, depuis la Maçonnerie de l’Équerre, celle de la Terre, jusqu’à la Maçonnerie du Compas, celle du Ciel. C’est à cette Maçonnerie célestielle que sera élevé le futur Maître en passant du plan horizontal au plan vertical. Revenons au Compagnon… En vue d’accéder à ce savoir fondamental que constituent les Arts libéraux, le Rite exhorte le Compagnon à développer ses cinq sens. Nous savons qu’ils sont, par nature, intimement liés à la

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raison , il peut donc les utiliser consciemment, discernant mieux ainsi ce qui relève de chacun des plans de l’être , du corps, de l’âme, ou de l’Esprit.

Puis le Compagnon prend possession des outils de son grade. La règle symbolise la loi morale; le levier, instrument actif figure l’intelligence désintéressée, « l’intelligence du Cœur ». Ce sont là deux outils symboliques qui assignent à l’action du Compagnon une orientation particulière. Ensuite de quoi, les ordres d’architecture lui montrent que si le temps passe et modifie l’aspect extérieur des choses, les grands principes spirituels demeurent, parce qu’ils reflètent les équilibres cosmiques que traduit la Tradition dont l’essence est immuable. Maintenant que l’initié a pris connaissance des modalités particulières que je viens de décrire, il peut aborder avec fruit l’ésotérisme des Arts libéraux.

Le Compagnon ayant pris plus de hauteur sait que « tout en étant infime par rapport à l’univers, il porte en lui-même un reflet de la Grande Lumière », selon les termes mêmes de notre rituel… Mais il n’en demeure pas moins homme. En conséquence, l’art qu’il pratique pour son élévation spirituelle nécessite de prendre appui sur des moyens humains. Ceux-ci résident aussi dans le « Trivium » et le « Quadrivium », ils en constituent l’aspect superficiel et exotérique, les seuls connus par la plupart. Plus l’initié avance dans sa quête, plus cet aspect s’affine, se transforme, se spiritualise, et s’adapte au but auquel l’initié aspire. De tout cela, il résulte que le Compagnon n’est pas un simple exécutant, même si son travail est de rendre la pierre conforme à sa destination, puis de l’assembler selon les plans du Maître. Il est plus que cela, sa fonction dépasse la simple exécution, il suffit de rappeler le rituel du 3e degré ; à la question : « - Qu’avez-vous appris au 2e degré ? », le Compagnon répond : - « J’ai été mis en possession des moyens et des objets de la Connaissance. J’ai été dirigé vers l’étude des Arts et des Sciences. » C’est bien cette orientation qui en fait, dès le 2e degré un Maître en puissance. Les Arts libéraux feront de lui un futur concepteur des plans. La cérémonie d’élévation au 3e degré vient couronner ce travail. Elle en achève la glorification, lorsqu’il est dit que le Maître est au centre du cercle, entre l’Équerre et le Compas. Il s’identifie ainsi avec l’axe du monde, devenant le lien privilégié entre Terre et Ciel.

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Dante, conscient de la Force de cet enseignement ésotérique9, a mis analogiquement en relation, conformément à la Tradition, les sept Arts libéraux avec les sept cieux planétaires des Anciens. Le Grand Initié Florentin signifie ainsi que les Arts libéraux sont chargés d’une influence spirituelle peu commune, elle dépasse de loin les petits mystères des deux premiers degrés. De plus, mis en application par un Maître, par un initié parvenu à la maîtrise de son art, les Arts libéraux doivent, virtuellement, lui permettre de transfigurer le monde.

C’est ainsi que Dante met en correspondance : La Grammaire avec la Lune ; la Rhétorique avec Vénus ; la Logique avec Mercure. Ces trois sciences sacrées

constituent le « Trivium » qui peut se traduire par « le carrefour des trois voies ». Puis il met en correspondance : l’Arithmétique avec le Soleil ; la Géométrie avec Jupiter ; la Musique avec Mars ; et enfin l’Astronomie, qui, à l’époque de Dante, était l’Astrologie, avec Saturne, ce qui constitue le « Quadrivium », soit « le carrefour des quatre voies ».

Les trois sciences du Trivium rassemblent symboliquement les sciences du « Verbe », les sciences de la Parole : la grammaire, la rhétorique et la logique. Prise au sens le plus élevé, la Parole donne la Vie et transmet l’Esprit. Depuis que la Parole a été perdue, depuis la babélisation du monde, la langue est devenue cause de discorde et de division. La Tradition nous dit que l’homme tombé dans un état de dégénérescence spirituelle est désormais exposé à l’influx lunaire qui, traditionnellement, commande le règne des changements et du devenir, le règne de la dualité. L’homme demeure ainsi écartelé entre savoir et Connaissance, sa pensée discursive, limitée, ne lui autorise qu’une réflexion sur la Vérité… Inapte à pénétrer le Réel, il ne peut qu’accéder aux mots substitués. La grammaire, prise au sens commun, permet à l’homme la construction du langage qui manifeste tant bien que mal sa pensée. Prise au sens le plus élevé, la Grammaire devient alors la science sacrée qui restaure la langue authentique : « la langue des oiseaux », la seule capable d’exprimer l’être profond, l’être universel en harmonie avec le Tout. Ce fut cette même langue symbolique que parlèrent les apôtres le jour de la Pentecôte lorsque l’Esprit se manifesta en langues de feu… La science suivante est la Rhétorique, l’art de donner efficience à la Vérité, elle correspond à Vénus. La langue doit non seulement bien exprimer la pensée du rhéteur - ce qui est le but de la rhétorique prise au sens commun -, mais si on en exhausse le sens, elle doit traduire « Le Vrai » avec la plus grande clarté. En sorte qu’il n’y a plus de distorsions entre la perception de la Vérité par le rhéteur et son expression, et donc sa transmission. Les rhéteurs grecs et latins savent que pour toucher l’auditoire il faut être en harmonie parfaite avec son discours, c’est seulement ainsi que la pensée peut rayonner, et qu’elle conduit les hommes

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à la Vérité. Ces principes sont défendus par Aristote, Platon et Saint Augustin.10 Comme Vénus qui émerge dans toute sa clarté, il faut que le rhéteur soit clair, qu’il y ait une union parfaite entre la chose exprimée et celui qui l’exprime. À ce niveau l’art de bien-dire confine à l’art de dire le Bien et révèle dans le langage la trace du Verbe ou du Logos.

Passons à la Logique. La Logique est symbolisée par le ciel de Mercure. D’ordinaire, elle constitue l’art du raisonnement. L’étymologie de « Logique »11 révèle la présence du Logos qui en constitue la racine. L’esprit de notre Rite manifeste cette présence de l’intellect divin lorsqu’il réfère aux lois universelles d’harmonie, aux rythmes et proportions. Ces lois traduisent l’action permanente du Principe créateur, médiateur suprême entre la source principielle et sa manifestation. « Mercure » voyageur infatigable, entre Ciel et Terre, entre le Principe et son reflet cosmique, symbolise parfaitement cette action divine. Mercure est l’agent de cette logique supérieure qui manifeste au monde la Vérité Une.

L’initié, maintenant situé au carrefour des trois premières voies12, devient en quelque sorte « le support terrestre » du Grand Architecte de l’Univers, son devoir consistera, par la pratique du Trivium, à spiritualiser les sciences constitutives du Quadrivium afin de les élever aux confins de la Vérité.

Le Trivium, nous l’avons vu, porte en lui la marque du Verbe, du Logos. Il élève le Quadrivium, au niveau de l’Esprit. Le Quadrivium constitue, lui, l’aspect substantiel du Verbe, qui, régénéré par le nombre 3, du Trivium, l’élève au nombre 7, l’âge du Maître Maçon ; il signifie ainsi que les Arts libéraux ne peuvent trouver leur sens plénier que dans l’ésotérisme du 3e degré du Rite. Ici s’opère leur transmutation préludant à une Maçonnerie purement spirituelle, celle des Grands Mystères.

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Rappelons que le Quadrivium se compose de l’Arithmétique que Dante et la Tradition mettent en correspondance avec le Soleil ; de la Géométrie, en correspondance avec Jupiter ; de la Musique, en correspondance avec Mars ; et de l’Astronomie, en correspondance avec Saturne. L’Arithmétique régénérée par le Trivium est celle qui permit au Dieu d’Israël, suivant l’Écriture, de disposer le monde en nombre et poids. Ceci confère à la science sacrée des nombres une force singulière…Suivant l’enseignement de Platon, l’Arithmétique constitue avec la Géométrie le plus haut degré de la Connaissance13. C’est pourquoi Dante met l’Arithmétique en rapport avec le Soleil, car cette science sacrée éclaire l’initié sur l’essentiel, dès lors qu’on l’aborde sur le plan symbolique et initiatique. Par la contemplation des nombres, le pythagorisme conduit l’initié à la connaissance des rythmes et des rapports cosmiques qui lui donne accès à la connaissance universelle. Tout obéit aux lois des Nombres, que Platon appelle Idées. Cette science devient la science suprême dont Dante nous dit qu’elle éclaire toutes les sciences sacrées et notamment la Métaphysique. La Géométrie, l’art de mesurer la terre par les nombres, donne au monde sa vraie dimension spirituelle. Comme nous le dit l’Alighieri : « cet Art lutte entre le cercle et son centre », c’est dire que la Géométrie situe le monde par rapport à son Principe. Seul ce centre, ce point, échappe à la mesure, à la matière.14 L’Art de la géométrie correspond au ciel de Jupiter. Jupiter, par sa taille et par sa position occupe une place centrale auprès du Soleil. Cet astre, comme le nom du dieu qu’il porte, incarne les principes d’équilibre d’ordre et de hiérarchie; il nous ramène à l’harmonie dont

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les règles sont inhérentes à la Géométrie sacrée. Elle était pour Platon « ... une méthode pour l’âme vers l’être éternel, une école ... capable de tourner les activités de l’âme vers les choses surhumaines. » Cette science exprime la réalité divine qui se manifeste dans le Cosmos. Platon affirme en outre qu’il est « impossible d’arriver à une vraie foi en Dieu si l’on ne connaît pas la Mathématique, l’Astronomie et le lien intime de cette dernière avec la Musique. » 15 La Musique est la troisième science du Quadrivium, en correspondance avec Mars. Pour le profane, la Musique consiste à combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille. Mais considérée à un niveau supérieur la Musique est l’expression la plus subtile de l’harmonie, celle des Sphères qui composent l’ordre universel. Le Cosmos est alors cet être universel qui vit, bouge et vibre suivant des rythmes ordonnés dont les pythagoriciens ont trouvé les lois numériques. Comme le rite, la Musique harmonise les divers plans de l’existence avec le Tout. Chacun sait que « Musique » procède du latin musa : « muse »; les muses présidaient justement aux Arts Libéraux. Platon affirme qu’elles nous sont données « pour que nous puissions les utiliser (…) non comme une source de plaisir irrationnel, mais comme une aide à la révolution de l’âme, dont l’harmonie, a été perdue à la naissance, pour nous aider à mettre de l’ordre en nous et à nous accorder avec notre Soi. »16 Elles étaient les filles de Jupiter et de la déesse de la mémoire. 17 Cette dernière, une fois éveillée pouvait conduire l’initié jusqu’à son essence divine, Jupiter. Pour Dante la science de la Musique correspond à Mars, qui fait régner une hiérarchie musicale dont il dit qu’elle attrait à soi les esprits humains « qui sont par essence une vapeur du cœur ». C’est ainsi que l’âme entière captivée par la Musique retourne à la Source initiale. Ce retour inaugure pour l’initié un nouveau printemps une nouvelle vie, une victoire de l’Esprit sur la Matière, une régénérescence.

La science de l’Astronomie va clore le Quadrivium. Cette science à l’époque de Dante se confondait avec l’Astrologie. Dante la met en correspondance avec Saturne la planète la plus élevée. Ce qui signifie que pour lui, elle est « la plus haute de toutes les sciences ... haute et noble par son sujet » et « par sa certitude ». Haut sujet, car il traite du mouvement du Ciel, et des Lois universelles qui régissent tout jusqu’à l’esprit de l’homme. Ces lois divines sont donc « les plus exactes, sans défaut » puisque procédant directement du Principe. L’Astronomie est mise en relation avec Saturne qui fut le roi de l’Âge d’Or. Ici le symbole est clair, sa signification est complémentaire à celle de la Musique, où la déesse mère éveille l’initié à son origine édénique, dont on sait maintenant

qu’elle se situe à l’Âge d’or, le royaume de Saturne.

Sans vouloir conclure… Je pense qu’on peut dire que les Arts libéraux apparaissent comme un instrument capital dans la démarche initiatique de Rite Écossais Ancien et Accepté, faut-il encore les aborder libre de tout préjugé profane.

Découverts par le Compagnon, ils atteignent leur véritable profondeur initiatique au degré de Maître. Seul le Maître pourra vivre le saut qualitatif nécessaire à leur juste appropriation symbolique qui lui révèle sa « mission ». Plus que le Compagnon, il est le support privilégié des

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influences du Trivium, chargé de ramener l’homme à l’Âge d’Or, autrement dit à sa pureté initiale. Son rayonnement, son exemplarité doivent conduire ses frères humains à modifier leur vision du monde. Le Compagnon qu’il fut a été mis en possession des moyens et des objets de la Connaissance et dirigé vers l’étude des Arts et des Sciences. Mais il ignorait encore l’intention et la finalité du projet auquel il collaborait. Le Maître, lui, par sa position axiale, idéalement placée au carrefour des Trois et Quatre Voies, sait maintenant que les Arts libéraux sont pour lui des « Arts libérateurs ». Il sait encore que sa mission commence par l’apport qu’il peut faire à l’Ordre, à l’intérieur duquel il doit revivifier les influences et montrer la voie à ses Frères. Ainsi il se situera à la hauteur d’un initié véritable, qui n’a pas seulement accompli une réalisation personnelle, mais qui est venu remplir une fonction à l’égard des autres hommes, dictée par l’amour qui rassemble et unit. Dans cette perspective, il faut se rappeler que le Maçon est un véritable Artiste. Détenir ce savoir qui conduit à la Connaissance consiste en définitive à ne faire qu’Un avec la réalité, sans se laisser dominer par les choses de l’existence, en acceptant leur juste place dans une hiérarchie où président l’Amour et la Vérité. Vivre les Arts, pour les antiques c’était vivre les Dieux, et de là s’acheminer vers les sphères où les lignes et les sonorités se confondent dans les résonnances suprêmes de la Parole, « cette vibration ineffable qui permet au fini de s’immerger dans l’infini ».18 J’ai dit.

NOTES

1 : « Unus artifex est Deus » disaient les scolastiques . 2 Préface p.15 Giambattista Vico « La science nouvelle » 1725 Éditons Gallimard 1993. 3 D'après le manuscrit 124 de la Bibliothèque municipale d'Epernay. 4 Saint Thomas « Somme théologique » I-II,57,4. : « ars est recta ratio facibilum » 5 Politique VIII,2. 6 Professeur A.K.Coomaraswamy « La philosophie Chrétienne et Orientale de l’Art » p. 37 notes Editions Pardès45390 Puiseaux. 7 Autre interprétation moins ésotérique : Ils se distinguaient des Arts serviles qui réclamaient une part d’exécution manuelle comme la sculpture et la peinture. 8 Ce que disait Jean Mignot architecte parisien lorsqu’il fut consulté pour le Dôme de Milan(1398) : soit “sans la Connaissance l’Art n’est rien” . 9 Dante, “Le Banquet” II -XIII à XV. 10 Contre les sophistes. 11 Du grec logikê, dérivé de logos (λόγος), terme inventé par Xénocrate 12 Il connaît l’Art qui lui permet de participer de façon consciente au plan du Grand Architecte de L’Univers par la mise en œuvre de la science du rythme et des correspondances : le Rite et les symboles. 13 À l’époque on ne les distinguait pas vraiment l’une de l’autre. 14 … comme d’ailleurs l’arc de cercle qu’il engendre et qui ne peut être réduit à la matière, puisqu’il est impossible à carrer parfaitement et ne saurait être mesuré au juste. 15 Gino Loria “Le scienze esatte nell’antica Grecia.” Cité par Arturo Reghini “ Les Nombres Sacrés dans la Tradition Pythagoricienne …” 16 Platon « Timée » ,47d cf. 90 d, cité par le Professeur Coomaraswamy P. 35 Note21 .., 17 Mnémosyne.

2011 5 février RL N° 1000 Jean Scot Érigène Orient de Paris Jean - Emile Bianchi 12

18 Humbert Sauvageot « L’inde et la musique » in « Message actuel de l’inde » Les Cahiers du Sud 1941 Bibliographie Succincte : BAYARD Jean-Pierre « Trente-trois, Histoire des degrés du REAA en France » Éditions Ivoire-Clair

BIANCHI Jean-Emile « L’Éveil spirituel sur la voie des symboles » Éditions Ivoire-Clair.

BIANCHI Jean-Emile « Les Mystères du Dieu Janus» Éditions Ivoire-Clair.

COOMARASWAMY A.K. « La transformation de la nature en Art » Delphica-L’Âge d’Homme

DANTE « Le Banquet » collection La Pléiade Gallimard Œuvres Complètes

ECO Umberto « La recherche de la langue parfaite… » Éditions Du Seuil Essai Pointts 351

ECO Umberto « Art et Beauté dans l’esthétique médiévale » Grasset

GUENON René « Etudes sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage» T.II Editions Traditionnelles

GUENON René « La Crise du Monde Moderne » NRF Gallimard

GUENON René « Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps» NRF Gallimard

HADOT Ilsetraut « Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique » Librairie Philosophique J.Vrin

HANI Jean « Les métiers de Dieu » Éditions des Trois Mondes

REGHINI Arturo « Les Nombres Sacrés dans la Tradition Pythagoricienne …” Éditions Arché

SAUVAGEOT Humbert « Message actuel de l’inde » Les Cahiers du Sud 1941

VICO Giambattista « La science nouvelle » 1725 Éditons Gallimard.

Et les Rituels des Trois premiers degrés de REAA Édités par la GLDF.