151779842-blanchot-et-antelme.pdf
TRANSCRIPT
![Page 1: 151779842-Blanchot-Et-AnTELME.pdf](https://reader031.vdocuments.pub/reader031/viewer/2022020519/577cc4761a28aba7119962ee/html5/thumbnails/1.jpg)
1
L’indestructible
Rencontré dans les couloirs de Gallimard comme Dionys Mascolo ou par
l’intermédiaire de George Bataille, sinon de Louis-René des Forêts, Robert Antelme
constitue une figure considérable dans l’itinéraire existentiel et littéraire de Maurice
Blanchot. En effet, ce dernier lui consacre la seconde partie d’un chapitre intitulé
l’Indestructible, inclus dans la section intitulée l’expérience-limite de l’Entretien infini,
paru aux éditions Gallimard ? en 1969. Sans doute le travail s’inscrit-il dans
l’actualité d’une époque au sein de laquelle on commence à s’interroger, à la suite
d’Adorno1, sur la possibilité d’écrire après Auschwitz. Ce n’est pas sans méfiance, ni
sans réserve que Blanchot se livre à cet exercice délicat puisque dépendant, avant
toute analyse littéraire, d’une véritable réflexion sur le statut des juifs et leur rapport
à l’Histoire. Méfiance et réserve qui se traduisent également par le silence qui a suivi
la publication du Dernier homme et la déficience de l’imagination face au pire.
Le chapitre s’ouvre sur une réflexion sur le concept de « Juif » avec une
certaine prise de distance par rapport aux atrocités de la guerre. Il est remarquable à
cet égard qu’aucune date n’apparaisse dans le texte. Cependant, plusieurs
intellectuels contemporains de Blanchot comme Albert Memmi Jean-Paul Sartre
accompagnent ses réflexions. Invoqués afin d’élucider la spécificité du peuple juif,
ces auteurs partagent la conviction que ce peuple représente l’ « Autre », l’étranger à
désigner comme bouc émissaire, l’ennemi à accuser de toutes les instabilités,
lesquelles trouvent leur justification dans l’essence même d’une communauté
nomade scellée par une parole qui l’élit, quoiqu’elle l’isole. «Chaque fois que
1« [É]crire un poème après Auschwitz est barbare [nach Auschwitz ein Gedicht zu schreiben, ist barbarisch], et
ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des
poèmes ». Theodor Adorno, Prismes : Critique de la culture et société, Paris Payot, coll. « Critique de la
politique », 2003, pg. 26
![Page 2: 151779842-Blanchot-Et-AnTELME.pdf](https://reader031.vdocuments.pub/reader031/viewer/2022020519/577cc4761a28aba7119962ee/html5/thumbnails/2.jpg)
2
l’homme juif nous fait signe dans l’histoire, écrit Blanchot, c’est par l’appel d’un
mouvement. 2»
A vrai dire, l’exil devient une véritable « résidence », une originelle aptitude à
voir le monde comme « parcours » et l’Histoire comme « processus ». Toutefois,
force est de constater que l’être fugitif défie l’aléatoire des circonstances, la
précarité de ses ressources et la fragilité de son destin grâce à une parole qui
constitue non seulement son essence, mais aussi celle de l’Homme, cet étranger
« qui se délivre sans se renoncer». Synonyme de toute l’espèce devient le Juif. Aussi
ces considérations rappellent-elles celles d’Albert Cohen n’ayant pas cessé, tout au
long de ses Carnets, de désigner le peuple d’Abraham comme symbole de la culture
et le nazi comme l’emblème du paganisme, c’est-à-dire du sédentarisme grec
susceptible de dissimuler, sous un vernis de civilisation, une véritable soif de
barbarie. Par conséquent, c’est dans un univers symbolique et éminemment abstrait
qu’évolue la réflexion de Blanchot, lequel aspire à défier toute affirmation sur
l’impossibilité de comprendre et de juger la Shoah autrement qu’à travers des mots
comme « indicible, inimaginable, inexprimable etc.» ; ces adjectifs qui condamnent
d’emblée tout effort critique et interdisent la réflexion sur l’identité juive, à partir
des atrocités subies lors de la seconde guerre mondiale. Rappelons à cet égard les
propos d’Antelme, inspiration majeure de l’auteur de l’Entretien infini :
« Inimaginable, c’est un mot qui ne divise pas, qui ne restreint pas. C’est le
mot le plus commode. Se promener avec ce mot en bouclier, le mot du vide, et le
pas s’assure, se raffermit, la conscience se reprend.3 »
En effet, cette volonté d’analyser une expérience vraisemblablement
« intraduisible par le langage », parce qu’inexorablement sujette à ce que Celan
appelle l’« essence dialogique », où la capacité des mots à témoigner n’est pas
séparable de l’incompréhension ou de l’incrédulité éventuelles du récepteur, se
heurte perpétuellement à une autre volonté, celle de certains détenus désirant
2 Maurice Blanchot, l’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1962, pg.183
3 Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2006, pg.317
![Page 3: 151779842-Blanchot-Et-AnTELME.pdf](https://reader031.vdocuments.pub/reader031/viewer/2022020519/577cc4761a28aba7119962ee/html5/thumbnails/3.jpg)
3
oublier ou tout au moins à refouler ce qu’ils ont vécu. Ainsi Blanchot examine-t-il
ce qui est digne d’être conservé, rappelé et interrogé, à savoir l’indestructibilité de
l’homme, à laquelle il consacre le second chapitre de sa réflexion.
Soulignons, d’abord, le peu d’allusions directes à l’œuvre d’Antelme. L’auteur
rattache ce choix à son désir de garder à ses pages « tout leur sens en les maintenant
dans le mouvement d’ensemble de la lecture4». Cela nous rappelle, en effet, la
« confrontation entre Auschwitz et l’esprit » dont parle Jean Améry dans son essai
Par-delà le crime et le châtiment. Le témoignage devient l’intouchable qui, de par
son intouchabilité même, revendique son unité et la nécessité de s’y référer sans
pour autant lui ôter sa force suggestive, et encore moins analytique. Peut-être cette
attitude s’explique-t-elle également par la perplexité de Blanchot devant une œuvre,
où le désastre affectif qu’elle produit suite au désastre historique qu’elle transmet
impose l’exigence d’une lecture nouvelle avec des outils nouveaux, lesquels doivent
correspondre à « la mort de l’homme » qu’annonce l’expérience d’Auschwitz.
Rappelons-le : c’est à partir de la singularité des origines juives que l’auteur
interroge celle de leur sort. Privée de dire « je » et le monde qui l’entoure, cette
communauté se révèle brusquement dépourvue de ce qui la constitue, c’est-à-dire
de la Parole, marque de l’Election, de l’Alliance et de l’expression. Il ne lui reste
plus qu’ « un égoïsme sans égo », où l’humain côtoie l’inhumain, tous deux issus de cet
instinct de survie qui annihile l’homme tout en l’affirmant. Car, si la souveraineté
individuelle lui est ôtée, l’affirmation de son espèce s’avère paradoxalement
inarrachable. Plus on nous « détruit », plus apparaît l’indestructible qui est en nous
et qui a poussé l’ « Autre » à rester debout devant le SS. Réduit à lui-même, l’être
« se découvre comme celui qui n’a besoin de rien d’autre que le besoin pour, niant
ce qui le nie, maintenir le rapport humain dans sa primauté.5 »
Pas plus qu’il n’y a de plus avéré que la volonté des nazis de transformer les
détenus en témoins de leur débâcle, pas plus n’y-a-t-il de plus éclatant que leur
4 Op.cit., pg.198
5 Ibid., pg.195
![Page 4: 151779842-Blanchot-Et-AnTELME.pdf](https://reader031.vdocuments.pub/reader031/viewer/2022020519/577cc4761a28aba7119962ee/html5/thumbnails/4.jpg)
4
incapacité à leur soustraire ce « besoin » qui les ranime et, à travers lequel s’affirme
leur débâcle, celle de l’« être accompli » face à « l’Autre » démuni qui, dans son
attachement personnel à la vie et à la préservation de La Parole à l’intérieur de lui,
prépare son retour certes difficile, mais néanmoins possible au monde d’ « avant
Auschwitz. ». « Il est clair, écrit Blanchot, que pour Robert Antelme, et sans doute
pour beaucoup d’autres, se raconter, témoigner, ce n’est pas de cela qu’il s’est agi,
mais essentiellement parler : en donnant expression à quelle parole ? Précisément
cette parole juste où « Autrui », empêché de se révéler pendant tout le séjour des
camps, pouvait seul à la fin être accueilli et entrer dans l’entente humaine.6 »
De ce fait, en élargissant l’acception du mot juif pour désigner l’ensemble de
notre espèce dans sa commune étrangeté, Blanchot avance sa conception d’une
Parole, salvatrice parce qu’originelle et originelle parce qu’évolutive et
transformatrice du rapport que nous entretenons à nous-mêmes et à un monde,
devenu impensable à cause d’Auschwitz. Toujours est-il que la nécessité de penser
n’a jamais été aussi urgente et impérieuse, aussi exigeante et exigée. Elle trouve
toute son ampleur dans une littérature où le désastre prend des dimensions
éthiques, sinon stylistiques. Rien n’est plus expressif à cet égard que les derniers
écrits de l’auteur de l’Entretien infini, notamment l’Ecriture du désastre, un livre dont
l’aspect fragmentaire rappelle et témoigne de l’impossibilité de l’oubli et du devoir
de mémoire. Et Blanchot de rappeler : « Faut-il redire (oui, il le faut) qu’Auschwitz,
événement qui nous interpelle sans cesse, requiert, par les témoignages, le devoir
imprescriptible de ne pas oublier : Souvenez-vous, gardez-vous de l’oubli et
pourtant, dans cette Mémoire fidèle, jamais vous ne saurez. Je souligne, parce que
ce qui est dit là nous renvoie à ce dont il ne peut y avoir souvenir, à
l’irreprésentable, à l’horreur indicible, qui cependant, d’une manière ou d’une autre
et toujours dans l’angoisse, est l’immémorial. »7
6 Ibid., pg.198
7 Maurice Blanchot, Ecrits politiques (1958-1993), Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 2008, pg.25