1830 ou les métamorphoses du centre (michelet, balzac, hugo)

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1830 OU LES MÉTAMORPHOSES DU CENTRE (MICHELET, BALZAC, HUGO) Paule PETITIER Armand Colin / Dunod | Romantisme 2004/1 - n° 123 pages 7 à 8 ISSN 0048-8593 ISBN 9782200920005 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-romantisme-2004-1-page-7.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- PETITIER Paule,« 1830 ou les métamorphoses du centre (Michelet, Balzac, Hugo) », Romantisme, 2004/1 n° 123, p. 7-8. DOI : 10.3917/rom.123.0007 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin / Dunod. © Armand Colin / Dunod. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 189.32.170.72 - 28/04/2015 20h38. © Armand Colin / Dunod Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 189.32.170.72 - 28/04/2015 20h38. © Armand Colin / Dunod

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1830 OU LES MÉTAMORPHOSES DU CENTRE (MICHELET, BALZAC,HUGO) Paule PETITIER Armand Colin / Dunod | Romantisme 2004/1 - n° 123pages 7 à 8

ISSN 0048-8593ISBN 9782200920005

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-romantisme-2004-1-page-7.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------PETITIER Paule,« 1830 ou les métamorphoses du centre (Michelet, Balzac, Hugo) »,

Romantisme, 2004/1 n° 123, p. 7-8. DOI : 10.3917/rom.123.0007

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Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin / Dunod.

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Éclaircir «l’éclair»

«Cette œuvre laborieuse d’environ quarante ans fut conçue d’un moment, del’éclair de Juillet. Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit, et j’aperçus laFrance.» 1

L’incipit de la Préface de l’Histoire de France de Michelet réaffirme en 1869, etaprès bien des désillusions, le rôle pivotal de la révolution de 1830 dans l’œuvre. Ilsemblerait que l’on doive stigmatiser l’aveuglement de l’historien pris au piège del’idéologie libérale, célébrant bêtement le drapeau tricolore sans voir, à l’instar desécrivains contemporains, la réalité moins reluisante de ce non-événement 2. Sans vouloirattribuer à l’historien une position critique sur les tares du régime qu’il n’avait certai-nement pas à cette date, il faut pourtant s’interroger sur les raisons qui donnent à 1830cette place-clef dans sa pensée. Qu’a-t-il réellement vu à la lumière de « l’éclair deJuillet»?

1830 est le déclencheur de son œuvre. Il est déjà l’auteur de plusieurs ouvragesscolaires 3 et d’une traduction de Vico (1827), et il prépare une Histoire romaine. Maisce n’est qu’après la révolution de Juillet que paraît son texte programmatique, l’Intro-duction à l’histoire universelle (avril 1831). Cet essai lance son œuvre et l’organise,lui donne une orientation, et un centre. Après cela les volumes de l’Histoire de Francepourront se succéder à une bonne cadence. L’Introduction décrit le vaste schéma d’unehistoire universelle allant de l’Orient vers l’Occident, de la fatalité vers la liberté. LaFrance est à la fois le but, le meneur et la synecdoque de cette évolution.

«Elle dit le verbe de l’Europe, comme la Grèce a dit celui de l’Asie.»(IHU 4,þ257). Vers elle convergent les pensées solitaires des autres nations pour s’y révé-ler. La France conduit le monde moderne «dans la route mystérieuse de l’avenir»(ibid., 258). Elle est le lieu central de l’Occident, et de l’Histoire. Aussi est-ce écrirel’histoire universelle que de faire l’histoire de France.

Qu’est-ce qui donne à la France cette vocation à l’universalité? Certainement larévolution qui vient d’avoir lieu, point de référence constant de l’énonciation: elle arendu à la France son rôle prépondérant dans l’histoire de l’émancipation des peuples.Mais regardons-y de plus près. Ce qui confère à la France sa position privilégiée dansl’histoire de la civilisation, c’est d’abord qu’elle a un centre: «L’Allemagne n’a pas de

1. Michelet, Préface de 1869 à l’Histoire de France, Œuvres complètes, IV, Flammarion, 1974, p.þ11.

2. C’est du moins la position de Pierre Barbéris, qui, dans son article «Juillet comme banc d’essai outrois réactions et leurs suites» (Romantisme, 1980, n° 28-29), se sert de Michelet comme d’un repoussoir parrapport à la lucidité de Stendhal, Chateaubriand et Balzac.

3. Un Précis de l’histoire moderne (1828), un Tableau chronologique de l’histoire moderne (1825), desTableaux synchroniques de l’histoire moderne (1826).

4. On se référera ainsi en abrégé à l’édition de l’Introduction à l’histoire universelle des Œuvres com-plètes, t. II, Flammarion, 1972.

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centre, l’Italie n’en a plus. La France a un centre; une et identique depuis plusieurssiècles, elle doit être considérée comme une personne qui vit et se meut.» (IHU, 247)

Suit une apologie de la centralisation réalisée en France par l’action lente de lamonarchie et de l’Église: «Un pouvoir central, merveilleusement puissant s’y estformé par l’alliance du droit abstrait du roi et du prêtre […]» (ibid., 251). Cette cen-tralisation progressive s’accomplit au prix d’un nivellement, potentiellement révolu-tionnaire («Les libertés privilégiées doivent périr sous la force centralisante, qui doittout broyer pour tout égaler», 252). Or, à cette apologie de la centralisation et de sonpouvoir d’égalisation succèdent les références précises à la révolution de Juillet, donton comprend qu’elle s’inscrit dans le même mouvement.

Michelet ne prétend pas que la révolution ait résolu tous les problèmes sociaux. SiJuillet est un «éclair», c’est qu’il a donné dans le déroulement même des événementsrévolutionnaires (et non dans l’établissement du régime) une vision prémonitoire de ceque devra être l’unité sociale, l’harmonie retrouvée. Dans l’immédiat, reconnaît l’his-torien, on en reste à une phase critique, de destruction, et l’on ignore encore ce quiadviendra:

La société achève un laid et sale ouvrage de démolition: elle déblaie le sol encombré desdébris du monde fatal qui s’est écroulé. Ce travail nous paraît long sans doute. Voilàbientôt quarante ans qu’il a commencé. Hélas! c’est plus d’une vie d’homme. Mais c’estpeu dans la vie d’une nation. Tranquillisons-nous donc, et prenons courage; l’ordrereviendra tôt ou tard, au moins sur nos tombeaux.þ(256)

On ne peut donc comprendre l’appréciation portée par Michelet sur la révolutionde Juillet sans mesurer le sens de son éloge de la centralisation. Le rapprochement desdeux faits tient sans doute à ce que 1830 a été une insurrection avant tout parisienne,un changement politique seulement ratifié par la province. Cependant Michelet nesitue pas la révolution de Juillet exactement dans le prolongement de la centralisationmonarchique: elle fait apparaître un phénomène nouveau en opérant une modificationessentielle dans le statut du centre. Politiquement, en effet, la révolution de Juillet adésacralisé la royauté. Auparavant l’édifice social et politique pouvait se représentercomme une pyramide dont le roi occupait le sommet, centre extérieur en quelque sorteau reste, d’une autre nature et supérieur 5. 1830 concrétise une nouvelle représentationdu centre liée à la victoire politique du modèle de la nation. Selon M. Gauchet, «laNation est la résultante et l’expression du passage d’une société structurée par l’assu-jettissement à un principe d’ordre externe à une société structurellement sujette d’elle-même […]» 6. C’est ce changement de modèle, inscrit par les armes dans l’Histoire,qui inspire l’Introduction à l’histoire universelle et fait de ce texte un programmeesthétique et scientifique. Un discours nettement laïcisé soutient cette vision: la sociétéhumaine se prend désormais pour sa propre fin, la divinité est devenue un «Dieusocial» (255).

L’Introduction à l’histoire universelle se comprend donc par la rupture avec lemodèle d’un centre tout à la fois transcendant et incarné. Dans ce texte, le centre secaractérise par son insignifiance, tandis que les provinces périphériques restent pleines

5. En particulier, il lui était toujours loisible de suspendre la loi au nom de la sûreté de l’État, comme lemontre la tentative des ordonnances de 1830. Après Juillet, les modifications de la Charte font que le roi nepeut plus violer la souveraineté absolue de la Loi. On se reportera à l’article de Maurice Agulhon dans lenuméro de Romantisme déjà cité, «1830 dans l’histoire du XIXe siècle», p.þ15-27.

6. M. Gauchet, «Les Lettres sur l’Histoire de France d’Augustin Thierry», dans Les Lieux de mémoire,II La Nation, Gallimard, 1986, p.þ286.

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de couleurs, de violence et de contraste: «La France française, le centre de la monar-chie, le bassin de la Seine et de la Loire, est un pays remarquablement plat, pâle,indécis.» (248) C’est l’inverse d’un centre royal qui convoquerait tous les regards. Àla fois abstrait et homogène au tout, le centre est moins un lieu qu’une fonction: «Lecaractère du centre de la France est de ne présenter aucune des originalités provin-ciales, de participer à toutes et de rester neutre, d’emprunter à chacune tout ce quin’exclut pas les autres, de former le lien, l’intermédiaire entre toutes, au point quechacune puisse à volonté reconnaître en lui sa parenté avec tout le reste.» (IHU, 248)

L’importance du centre ne nuit pas à la perception du tout en confisquant lesregards. Déplacée du territoire au peuple, cette nouvelle structure permet que la massene soit pas occultée par le grand homme. La révolution de Juillet a frappé Micheletparce qu’elle a «présent[é] le premier modèle d’une révolution sans héros, sans nomspropres; point d’individu en qui la gloire ait pu se localiser» (254-55). Dans leTableau de la France, écrit quelques années après l’Introduction à l’histoire universelle,au terme du parcours géographico-historique qui retrace la formation centripète de lanation, Paris n’est pas décrit, pour la raison qu’il résume le pays. Si la nation estprésentée comme une totalité autosuffisante, Paris ne peut avoir une identité différentede celle de la France. Paris ne peut être qu’une modélisation de la France, «un grandet complet symbole du pays» 7. Défini avant tout par sa fonction d’intermédiaire, lecentre devient l’un des garants de la démocratie. Il n’est pas le point culminant d’unehiérarchie; son rôle est d’établir la parité et la communication de tout avec tout –comme le dira plus tard Victor Hugo, «la solidarité de tout avec tout» 8. C’est pourquoisa fonction d’échange l’emporte sur sa définition topologique et, «la circulations’accélérant, le centre sera partout» 9.

La nouvelle conception de la totalité centrée s’appuie en particulier sur le modèlede l’organisme, qui représente pour les contemporains une totalité autosuffisante, orga-nisée autour d’un centre physiologique. Enfin, cette totalité centrée, parce qu’elle est àelle-même sa propre fin, aura inévitablement une dimension esthétique. Pour cette rai-son sans doute, on verra que la réflexion sur le centre est intimement liée à l’inventionou au remodelage des projets esthétiques de ceux qui s’y attachent.

Sans doute le schème de la nation est-il actif dans les esprits depuis la Révolution.1830 marque cependant une étape décisive de son inscription dans la réalité politiqueet dans l’ensemble des représentations qui en dépendent. Le cas Michelet illustre defaçon frappante cette évolution. Si la production intellectuelle de l’historien trouve sonréel démarrage à ce moment-là, c’est parce qu’elle s’est alors forgé un outil deréflexion essentiel, éminemment lié d’ailleurs au statut des institutions dans lesquellesil travaille. Depuis 1827 déjà, il exerce sa fonction et construit sa pratique à l’ÉcoleNormale, création de la centralisation révolutionnaire. L’arrivée au pouvoir de sesamis doctrinaires en 1830 renforce cette position : il obtient la direction de la sectionhistorique des Archives, dont les fonds et le statut modernes résultent aussi de la poli-tique centralisatrice. Le modèle politique, sans être effacé, est converti chez Micheleten principe heuristique, amplifié en un système épistémologique qui nourrit toutel’œuvre. De nombreux textes en témoignent; citons, parmi beaucoup d’autres, cette

7. Tableau de la France, Histoire de France, Œuvres complètes IV, Flammarion, 1974, p.þ381.

8. Victor Hugo, Philosophie, commencement d’un livre, in Œuvres complètes, J. Massin (éd.), Clubfrançais du livre, 1969, t. XII, p.þ50; l’expression est utilisée pour définir le lien démocratique.

9. Note du 25 mars 1843 consacrée à Paris, «médiateur de la France», Journal, Gallimard, 1959, t. I,p.þ501.

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note du dossier «Méthode historique et enseignement» 10, dans laquelle la caractérisa-tion de la démarche est inséparable d’une poétique de l’histoire: «l’hist. (comme l’his-toire nat.) avance par cercles concentr. dont chacun donne tous les rayons de la vieceux qui ne procèdent pas ainsi, mais par tableau manquent les synchr[onies]importantes» 11. L’épistémologie du centre fonde l’œuvre de Michelet en ce qu’ellefournit une poétique de l’écriture du devenir. La linéarité de la matière historique eststructurée grâce à cette avancée par cercles concentriques. La succession des œuvresde Michelet peut se lire comme une série de transformations résultant de déplacementsdu point central 12.

L’influence des événements de 1830 sur Michelet déborde largement le domainepolitique. Il adhère moins au nouveau régime qu’au nouveau modèle politique dont iltire immédiatement des conséquences épistémologiques et esthétiques, développantune structure interprétative extrêmement cohérente à partir de l’idée d’une totalitésujette d’elle-même. D’autres ont-ils réagi, et de quelle façon, à cette modification dela conception du centre? La littérature d’après 1830 est sensible à la prééminencehistorique de la capitale qui se dégage des derniers événements. De nombreusesœuvres construisent alors le mythe de Paris, ou font du couple Paris /province unestructure romanesque. Est-ce le signe d’une réflexion sur le centre? Dans quelle mesure,par ailleurs, la perception de la spécificité de la capitale (sacrifiée, on l’a vu, parMichelet) est-elle compatible avec la totalité centrée parfaite que nous venons dedécrire chez l’historien?

Balzac, ou le centre absent

La Peau de chagrin (août 1831) est bien un roman de la capitale, de la capitalehypertrophiée, qui absorbe tout le reste de l’espace national (ou s’y substitue), et de lacapitale comme espace particulier. Les échappées hors de l’espace parisien conduisentdans des stations thermales, lieux mondains qui reproduisent la société parisienne. Oubien en Auvergne, dans une altérité absolue, une sorte d’état de nature. La provincen’existe pas ou n’existe que comme fantasmagorie de Paris. Les provinciaux du romansortent de tableaux de Bruegel, comme ceux de la fête de village à Cosne 13. Ils exis-tent dans le temps des Contes drolatiques que Balzac écrit au même moment, dans letemps de la fantaisie, et non dans celui de l’Histoire.

Or, le Paris de ce roman n’a pas de centre. Les lieux cités le partagent nettementen deux: le Paris de la rive droite, celui des nouveaux pouvoirs et de la consumation(rue Joubert, chez Taillefer, rue Taitbout, etc.), et celui de la rive gauche, voué à laretraite (hôtel Saint-Quentin, hôtel de la rue de Varenne) et à la science (Jardin desPlantes). Entre les deux, la Seine n’apparaît que comme lieu de la mort. Le PalaisRoyal, premier endroit cité dans le roman, dit l’énucléation de Paris. Construit pourPhilippe d’Orléans, rattaché donc à la maison régnante au moment où écrit Balzac, iln’est représenté que par un tripot dans lequel Raphaël vient jouer, et perdre, sa vie.Ajoutons qu’après avoir perdu son dernier écu, Raphaël traverse le jardin des Tuileries

10. Dossier conservé à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, dans les Papiers Michelet.

11. Folio 34 (926).

12. Ainsi, de façon très visible, les œuvres du Second Empire déplacent le modèle de la centralitépositive vers ce qui est considéré comme la marge de l’histoire (sorcellerie, nature…) pour mieux critiquerle centre institutionnel.

13. La Peau de chagrin, dans La Comédie humaine, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade»,1979, t. X, p.þ286. Nos références renverront désormais à cette édition.

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(là encore un lieu qui par métonymie désigne le pouvoir), mais il marche «comme aumilieu d’un désert» (64) et pense à la Place de Grève et à l’échafaud de 1793. C’estassocier l’absence de centre à l’exécution du roi.

Mise en exergue, l’arabesque empruntée à Sterne annonçait d’entrée de jeu au lecteurqu’il serait porté par un mouvement dépourvu de centre. La composition le confirme:la partie centrale du roman signifie elle aussi cette absence du centre. Intitulée d’ailleurs«La femme sans cœur», elle désigne le manque de l’organe central par excellence(centre de la vie physiologique et de la vie morale); le motif se trouve répété dans lescœurs évidés qui ornent les volets de l’hôtel Saint-Quentin (161). Dans la narration,comme le remarque Ruth Amossy, le récit rétrospectif de Raphaël est un temps faible,qui «brise la tension suscitée par l’intrusion du mystère dans la vie réelle» 14. La con-fession du jeune homme ne débouche d’ailleurs sur aucune révélation, de même que lanuit passée chez Fœdora ne révèle aucun mystère, aucune tare secrète, sinon l’angois-sante absence de mystère. Le point pivotal du récit dans l’Histoire, cette révolution deJuillet qui advient entre les événements rapportés dans la confession et l’interventionde la peau de chagrin, ne figure lui-même qu’en creux, comme noyau absent.

Paris, lui, envahit la scène et se substitue à l’espace national: «Pour nous, dit undes convives du festin Taillefer, la patrie est une capitale où les idées s’échangent ouse vendent à tant la ligne, où tous les jours amènent de succulents dîners, de nombreuxspectacles; où fourmillent de licencieuses prostituées […] Paris sera toujours la plusadorable des patries […]» (91). Paris représente avant tout dans ce roman la capitale,au sens étymologique, la tête. Une tête qui se serait autonomisée de son corps. Parisest «cette capitale de la pensée» (195), l’espace d’une cérébralité exacerbée qui pro-duit une certaine déréalisation. Il n’est pas étonnant que le héros soit l’auteur d’une«Théorie de la volonté» affirmant la puissance de l’esprit. L’arabesque initiale placeaussi le roman sous le signe de la fantasmagorie et de la fantaisie. Cette dernièrerenvoie à l’autonomie créatrice du sujet, mais sous l’angle de la gratuité, et de l’irréa-lité. Aussi peut-on lire La Peau de chagrin comme une mise en cause de l’autosuffi-sance du sujet, une démonstration de l’absurdité d’une totalité centrée sur elle-même.L’objet fantastique, la peau, est à la clef de cette représentation critique. La peau estune redondance (de même que le Paris de Michelet est la réplique de la France) puis-qu’elle ne fait que représenter à Raphaël sa vie: elle n’est donc qu’une extériorisation,et une réification, du principe vital du héros 15. Pure surface, elle dévoile l’inconsistan-ce, la superficialité de ce principe d’autosuffisance. La peau ne contrevient pas àl’autodétermination du sujet, elle montre au contraire que la vie de Raphaël ne dépendque de lui, que de la manière dont il la conduit. Mais elle révèle qu’être sujet de soi-même peut devenir parfaitement angoissant et fantastique. S’avoir soi-même pour centre,c’est être confronté à son propre néant, à un mouvement centripète vers l’anéantisse-ment. La peau en se rétrécissant rejoint son centre, mais l’instant où elle coïncide avecce centre est celui de sa disparition.

14. R. Amossy, «La “confession” de Raphaël: contradictions et interférences», dans Balzac et La Peaude chagrin, C. Duchet (éd.), CDU et SEDES, 1979, p.þ43.

15. Comme l’indique le couple qu’elle forme lors de sa première apparition avec le portrait de Raphaël(p.þ80-82). Nous jouons ici bien sûr, comme d’autres avant nous, sur l’homonymie entre le nom du person-nage principal et le nom du peintre dont ce dernier admire le portrait de Jésus. Si l’on prend cette homony-mie au pied de la lettre, si l’on accepte l’ambiguïté du génitif, le portrait de Raphaël désigne dans cecontexte une œuvre dont Raphaël est à la fois l’auteur et l’objet, il renvoie donc au problème de l’autocréa-tion. Toutefois, comme il s’agit d’un tableau représentant Jésus, c’est aussi dire que cette autocréationn’appartient qu’au sujet-Dieu.

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Balzac et Michelet décrivent le même phénomène (disparition du centre exogène,et mise en place d’une société qui se veut sujette d’elle-même), mais l’origine qu’ilslui assignent est différente et en modifie radicalement l’interprétation. Pour Balzac,c’est l’argent qui, prenant la place des valeurs morales et religieuses, détruit le modèled’une société régie par un centre transcendant et incarné. C’est parce que la capitaleest un lieu créé par le capital qu’il ne peut plus y avoir de centre. La révolution deJuillet n’ouvre pour Balzac que le règne de l’argent. L’idée d’une humanité sujetted’elle-même ne prend sens qu’en termes d’intérêt: la société n’est plus guidée par desvaleurs altruistes, mais par le souci que chacun a de lui-même. L’argent produit unmouvement centripète, celui de la capitalisation, mais dépourvu de finalité et de sens.Il referme les hommes sur eux-mêmes, et cette réflexivité ne saurait être que stérile etangoissante: il les replie vers un centre vide, vers leur néant. Aussi, dans La Peau dechagrin, l’élan démiurgique s’inverse-t-il systématiquement en angoisse ontologique.

Puisqu’il n’y a pas de centre, il ne saurait être question de totalisation. À l’inversede l’Introduction de Michelet, La Peau de chagrin dit de multiples façons l’impossibi-lité de la synthèse, de l’histoire universelle. La capitale n’est pas symbole (commechez Michelet), mais diabole, lieu où s’opère la division, la dissociation, la dissémina-tion. La visite de Raphaël dans le magasin de l’antiquaire présente beaucoup de pointscommuns avec le texte de 1833 dans lequel Michelet raconte comment il eut dans lesmagasins des Archives la vision du passé demandant sa résurrection 16. Dans les deuxcas, il s’agit d’une plongée du sujet dans le royaume du passé. Ce qui a présidé à laréunion des vestiges diffère: d’un côté l’action centralisatrice, de l’autre le commerce,l’argent. Leur vertu adunatrice est semblable, tous les deux rendent comparables cesobjets par ailleurs sans pareils. Les références culturelles sont identiques: Ézechiel, lesdanses macabres, le galvanisme. Mais chez Balzac, le parcours du magasin de l’anti-quaire met en place différentes tactiques de totalisation qui toutes échouent 17. Lemodèle de l’histoire linéaire fonctionne de l’Égypte à Rome, puis éclate dans la diver-sité géographique (Inde, Chine) pour finir sur des images de massacres et de guerres.Un deuxième mode d’unification, le moi, mis en place avec un «enfant en cire»,«ravissante créature qui rappelait [à Raphaël] les joies de son jeune âge» (72), échouede même: le «je» ne peut s’affirmer comme principe de maîtrise, il est «mollementbalancé», ce qui se traduit bientôt par le régime de l’alternative, débouchant sur ladissémination:

Il s’accrochait à toutes les joies, saisissait toutes les douleurs, s’emparait de toutes lesformules d’existence en éparpillant si généreusement sa vie et ses sentiments sur lessimulacres de cette nature plastique et vide, que le bruit de ses pas retentissait dans sonâme comme le son lointain d’un autre monde, comme la rumeur de Paris arrive sur lestours de Notre-Dame. (73)

À une tentative de synthèse par l’art, tournant court très rapidement, succède unessai par le biais de la science (la paléontologie) qui paraît le plus efficace:

Voyez! Soudain les marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule!Après d’innombrables dynasties de créatures gigantesques, après des races de poissons etdes clans de mollusques, arrive enfin le genre humain, produit dégénéré d’un type gran-diose, brisé peut-être par le Créateur. Échauffés par son regard rétrospectif, ces hommes

16. Michelet, Histoire de France, Œuvres complètes IV, Flammarion, 1974, p.þ724-727.

17. Le texte est d’ailleurs jalonné de l’expression «sans fin»: «un combat sans fin» (p.þ74), «unpoème sans fin», (p.þ71), «un hymne sans fin» (p.þ75).

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chétifs, nés d’hier, peuvent franchir le chaos, entonner un hymne sans fin et se configurerle passé de l’univers dans une sorte d’Apocalypse rétrograde. (75) 18

Cet effort de totalisation, le plus abouti, relève du domaine de la science, et plusprécisément d’une science, la paléontologie, dont les découvertes – quelles qu’aientété par ailleurs les positions idéologiques de Cuvier – ont le plus contribué à uneinterprétation laïque de la Création. Ce mouvement de compréhension rétrospectif quifait de l’homme le centre intellectuel de la Création est qualifié dans le texted’«apocalypse rétrograde», c’est-à-dire qu’il engage une sorte de logique de destructionremontant vers l’origine 19. L’enthousiasme démiurgique – lié à un point de vue désa-cralisant – déclenche en effet une angoisse proportionnelle à son élan initial. Le mou-vement positif s’inverse et ramène l’homme à la conscience de son néant:

Nous nous demandons, écrasés que nous sommes sous tant d’univers en ruines, à quoibon nos gloires, nos haines, nos amours; et si, pour devenir un point intangible dansl’avenir, la peine de vivre doit s’accepter? (ibid.)

Une ultime tentative fait donc appel à la religion, dont la vertu «catholique» 20,pourra peut-être assurer une synthèse. Mais, au moment où Raphaël s’abandonne aupouvoir réparateur du tableau religieux, l’argent intervient pour ruiner irrémédiable-ment ce dernier expédient. «J’ai couvert cette toile de pièces d’or» (80), dit le mar-chand, rompant le charme qu’exerce le tableau sur Raphaël. La peau de chagrin, vis-à-vis diabolique du divin portrait dans le bric-à-brac du marchand, apparaît pour signi-fier l’impossibilité de la totalisation: on ne peut regarder la peau qu’«alterna-tivement», «sous toutes ses faces»; ses grains pareils «à des facettes de grenat»«form[ent] autant de petits foyers» (82).

On ne peut nier qu’il n’y ait dans la séquence de l’antiquaire une sorte de mouve-ment en spirale de la narration qui met en scène les différentes tentatives de totalisa-tion selon une gradation. Ce parcours en spirale (qui est aussi le modèle de certainesvisions de l’histoire) exprime ici le développement de la rêverie absorbant de plus enplus profondément Raphaël:

Il sortit de la vie réelle, monta par degrés vers un monde idéalþ (70).[…] bientôt il s’aventura dans une douce rêverie dont les impressions graduellementnoires suivirent, de nuance en nuance et comme par magie les lentes dégradations de lalumièreþ(76).

On remarquera, dans ce dernier exemple l’inversion du mouvement d’ascension enplongée avec le motif de l’obscurcissement, et le terme «dégradations». On retrouve lemême mouvement dans un poème de Hugo, «La Pente de la rêverie», inclus dans unrecueil de l’après-Juillet, Les Feuilles d’automne (novembre 1831). Le poète se laisseemporter dans une rêverie dont les cercles de plus en plus larges l’invitent à contem-pler toute la Création, toute l’Histoire, «cette Babel du monde». La saisie de l’histoireuniverselle, le désir d’«embrasser tout» basculent cependant lorsqu’ils se retournent,en dernier lieu, vers leur origine, vers les catégories mêmes qui fondent la penséehumaine («cette double mer du temps et de l’espace»), et rabattent le sujet sur lui-même, «seul et nu».

18. C’est moi qui souligne.19. Balzac entend certainement ici le terme dans son sens étymologique de «révélation», mais le texte

donne aussi à entendre les idées de destruction et de fin qui s’y attachent depuis le texte biblique.20. «Enfin la religion catholique se lisait tout entière en un suave et magnifique sourire qui semblait

exprimer ce précepte où elle se résume : Aimez-vous les uns les autres!» (p.þ80, c’est moi qui souligne, saufla parole du Christ, en italique dans le texte de Balzac).

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La rêverie, tentative démiurgique de totalisation, reconduit l’homme, obligé de s’enreconnaître le seul auteur, à sa propre énigme ou à son propre abîme, au risque de lafolie et de la mort. Au fond de sa rêverie, Raphaël «v[oit] un squelette à peine éclairéqui pench[e] dubitativement son crâne de droite à gauche» (76). La rêverie dénonce lapente mortelle de la réflexivité du sujet; son aboutissement logique est le suicide,thème essentiel de La Peau de chagrin. La rêverie est donc un mouvement analogueen son principe à celui de la philosophie de l’histoire; cependant, à la différence desgrandes synthèses historiques, il ne conduit pas à un accomplissement, mais àl’angoisse de l’esprit qui n’est plus confronté qu’à lui seul. Le tableau de Paris quiouvre La Fille aux yeux d’or (1835) se rattache à cette dynamique spiriforme de larêverie aboutissant au néant et montre chez Balzac le lien de la rêverie et de l’argent.La dernière sphère de Paris, celle de la «gent aristocratique» 21 correspond à une déréa-lisation («Là rien de réel», 1050), à un vide («cette vie creuse», 1051), au crétinisme(«l’intelligence a fui», 1051). La «tournoyante volute de l’or» (1049) conduit au vertigede la pensée, non à une quelconque fin de l’histoire, ou à une vision hiérarchisée (l’orau contraire met profondément en cause les hiérarchies). L’or n’élimine pas l’idée decentre, on voit à travers ce texte qu’il est à l’origine d’un mouvement centripète, laspirale du mouvement parisien, mais celle-ci a pour particularité d’aboutir à un non-centre.

La Peau de chagrin peut donc être lue comme le drame de l’intériorisation laïquedu centre vue comme désintégration de celui-ci. Le Médecin de campagne, publié seu-lement deux ans après, en septembre 1833, offre la contre-épreuve de notre hypothèse.Il serait facile de montrer dans ce roman les nombreux traits de symétrie qui en fontune sorte d’équivalent inversé de La Peau de chagrin. Dans les deux œuvres, uneconfession tient un rôle important, mais celle de Benassis n’occupe ni la même placeni la même fonction que celle de Raphaël, car elle contient un vrai secret. Les deuxhéros sont tentés par le suicide, mais Benassis trouve l’énergie morale de s’y refuser,alors que Raphaël l’accomplit indirectement en acceptant le talisman fatal. Enfin,autant La Peau était le roman de l’absence de cœur, autant Le Médecin de campagneest celui de l’épiphanie du cœur. Mis en évidence dans la dédicace («Aux cœurs blessés,l’ombre et le silence») dont la formule est reprise dans le texte, il ne cesse deréapparaître: Agathe, la maîtresse abandonnée de Benassis, meurt «atteinte d’unemaladie au cœur» 22, la Fosseuse dans ses crises souffre de sentir que «son cœur est endehors d’elle» (477, c’est moi qui souligne). Si la vie parisienne – celle des héros deLa Peau – «dessèche et rétrécit le cœur, pousse la vie au cerveau» (545), le modèlepolitique idéal ne saurait en revanche faire l’économie de cet organe central: «Lepouvoir est en quelque sorte le cœur d’un état. Or, dans toutes ses créations, la naturea resserré le principe vital, pour lui donner plus de ressort: ainsi du corps politique.»(507)

À la différence de La Peau de chagrin, Le Médecin de campagne n’est pas du toutun roman de l’arabesque. Encore que sa construction narrative puisse sembler assezsinueuse et lâche, puisqu’elle repose essentiellement sur la tournée de Benassis dans sacommune, elle est tout entière destinée à faire ressortir le rôle central du médecin. Lasinuosité pure, elle, connote l’état antérieur du village, elle caractérise le vieux bourg

21. La Fille aux yeux d’or, dans La Comédie humaine, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade»,1977, p.þ1050. Nos références ultérieures renverront à cette édition.

22. Le Médecin de campagne, La Comédie humaine, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade»,t. IX, p.þ551. Nos références renverront à cette édition.

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(«la principale rue du bourg, rue caillouteuse, à sinuosités, bordée de maisons cons-truites au gré des propriétaires», 59). Elle renvoie à un âge dans lequel la centralisa-tion n’était présente qu’à travers l’impôt («ses habitants paraissaient former une mêmefamille en dehors du mouvement social, et ne s’y rattacher que par le collecteurd’impôts», 59). Le bourg neuf, au contraire, dispose d’«une grande place circulaireplantée d’arbres, au milieu de laquelle [est] une fontaine entourée de peupliers.L’enceinte en [est] marquée par des talus sur lesquels s’élèv[ent] trois rangées d’arbresdifférents : d’abord des acacias, puis des vernis du Japon et, sur le haut du couronne-ment, de petits ormes» (189). La précision de la description insiste sur une série decercles concentriques impliquant une hiérarchisation qui esquisse une pyramide 23. Lavallée entoure encore le village de son «enceinte circulaire» (168).

L’espace administratif du roman redouble la structure inscrite dans le paysage etles aménagements édilitaires. La centralisation balzacienne est indissociable de lapyramide hiérarchique. Le bourg, «chef-lieu» du canton, entretient des relations com-merciales et administratives avec Grenoble, chef-lieu du département. Le lien avec lacapitale nationale est évoqué à travers les démarches de Benassis auprès du Conseild’État (institution créée par Napoléon).

Benassis nous ramène donc au modèle du centre incarné et nous permet de com-prendre que pour Balzac c’est l’idée d’une totalité sujette d’elle-même et dont le centreserait endogène qui paraît inacceptable. Benassis est extérieur à la communauté qu’ilanime, il vient de cet ailleurs d’un autre ordre qu’est Paris. Son action est motivée pardes raisons étrangères à la situation de la commune et impénétrables à ses administrés.Benassis figure l’incarnation, comme le dit le modèle christique qui sous-tend sonpersonnage. Le mythe napoléonien prend sens lui aussi dans ce contexte. Napoléon,c’est l’homme de la centralisation, mais aussi le grand homme qui détient et incarne lepouvoir, conformément aux idées politiques de Benassis.

L’importance, dans la mythologie historique, du personnage napoléonien a peut-être làune de ses origines: il est au point de jonction de l’exercice monarchique et rituel de lasouveraineté et de l’exercice hiérarchique et permanent de la discipline indéfinie. Il estcelui qui surplombe tout d’un seul regard, mais auquel aucun détail, aussi infime qu’ilsoit, n’échappe jamais. […] Comme monarque à la fois usurpateur de l’ancien trône etorganisateur du nouvel État, il a ramassé en une figure symbolique et dernière tout lelong processus par lequel les fastes de la souveraineté, les manifestations nécessairementspectaculaires du pouvoir, se sont éteints un à un dans l’exercice quotidien de la sur-veillance, dans un panoptisme où la vigilance des regards entrecroisés va bientôt rendreinutile l’aigle comme le soleil. 24

En 1833, Le Médecin de campagne revient sur 1830 pour répéter, selon d’autresmodalités, le propos de La Peau de chagrin. On sait que l’intrigue-cadre commence auprintemps de 1829 et se termine avec la mort de Benassis, l’hiver de cette mêmeannée, soit à la veille de 1830. L’utopie est périmée d’avance par la révolution quirend impossible son modèle de centralisation. Balzac est donc sensible comme Micheletà la mise en place d’une nouvelle conception du centre, mais la refuse profondément:elle ne renvoie pas pour lui au schème intégrateur de la nation mais à l’omnipotencedésintégrante de l’argent. Sans doute a-t-il aussi trop perçu la brutale ironie de 1830

23. On retrouvera cette forme dans le monument funéraire que les villageois élèvent à Benassis. Il vautautant comme référence au modèle napoléonien que comme figure d’une centralisation hiérarchisée (lesdeux, étant d’ailleurs liés).

24. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.þ219.

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pour adhérer à son idéologie de l’autonomie du sujet: la révolution qui a fait triompherl’idée d’un homme agent de sa propre histoire est celle qui dans les faits a confisquérapidement le résultat de leur action à ceux qui l’avaient faite.

La Peau de chagrin, en 1831, exprime la critique virulente de la désacralisation ducentre; Le Médecin de campagne, deux ans plus tard, en écrit le deuil, avec sa repré-sentation idéalisée d’une organisation dominée par un centre transcendant. Nous avan-cerons l’hypothèse que l’idée de la Comédie humaine, trouvant une premièreformulation dans l’Introduction aux Études de mœurs, écrite par Félix Davin sousl’inspiration de Balzac en 1835, est le prolongement nécessaire de ce drame du centre.Une réparation esthétique s’amorce dans l’idée d’une œuvre dont la conception hiérar-chisée «converg[e] vers un centre lumineux»; où chaque roman tire son sens ultimed’une structure d’un autre ordre; et dont l’auteur occupe une position analogue à celleDieu dans la Création.

Notre-Dame de Paris: les trois régimes du centre

Autre roman de 1831 (mars), Notre-Dame de Paris est autant que La Peau dechagrin un roman de la capitale, son lieu unique, vers lequel confluent les intrigues etauquel est consacré l’important chapitre «Paris à vol d’oiseau». J.þSeebacher a montréle rôle de la révolution de 1830 dans sa genèse: «ce roman “ironique et railleur” […]confesse, à étudier scrupuleusement le manuscrit, que la Révolution de 1830 l’adétourné de son cours, que l’éclair de Juillet, comme disait Michelet, l’a illuminé depuissances nouvelles et, à proprement parler, transfiguré» 25. Avant la révolution, Hugon’avait guère trouvé de centre à son roman; à l’automne 1830, il introduit le personnagede Phœbus, et supprime la moitié au moins du roman primitif, tout le voyage de Grin-goire près de Tours.

L’omniprésence du cercle dans le roman est frappante 26. Il s’agit d’abord du cerclequi désigne la mise en spectacle: ainsi lors du concours de grimaces, «une vitre briséeà la jolie rosace au-dessus de la porte laissa libre un cercle de pierre par lequel il futconvenu que les concurrents passeraient la tête» (47). Le cercle de la foule se rassembleautour d’une attraction: feu de joie sur la place de Grève (62), danse de la Esmeralda(251), pilori. Le cercle se constitue d’une disposition rayonnée: «Nul ne bougeait ducardinal, de l’ambassade et de l’estrade, unique centre de ce vaste cercle de rayonsvisuels.» (43). Le cercle est donc lié au regard et à une certaine disposition coercitivequi maintient les éléments périphériques attachés au centre. La forme circulaire carac-térise fréquemment dans le roman les lieux du pouvoir. À la Bastille, la chambrette deLouis XI est un «réduit de forme ronde» à l’unique fenêtre «treillissée de fil d’archalet de barreaux de fer» (424); la chambre de torture adopte elle aussi la forme circulaire(309). Le cercle en vient donc à exprimer de façon récurrente l’exercice d’un pouvoiret d’une menace: la Cour des Miracles dessine un «cercle magique où les officiers duChâtelet et les sergents de la prévôté qui s’y aventur[ent] disparaiss[ent] en miettes»(82) ; les truands de la Cour des miracles viennent se ranger en demi-cercle autour dePierre Gringoire pour le juger (88).

25. Introduction, Notre-Dame de Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1975, p.þ1045.Toutes nos références au roman renverront à cette édition.

26. En écrivant cet article, j’ai eu bien sûr présentes à l’esprit les études de G. Poulet, Les Métamorpho-ses du cercle; elles ont même inspiré son titre. Ce qui me semble distinguer ma démarche de celle de cecritique, c’est que j’essaie de relier les représentations de la circularité (forcément convoquées par le centre)à un moment et à des modèles politiques plutôt qu’à des configurations de l’imaginaire et de la penséeindividuels.

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La figure qui emblématise cette valeur coercitive du cercle rayonné est la toiled’araignée. À travers ce motif, le dispositif centré renvoie à un pouvoir dévorant. À lacroisée gothique (incarnation d’un art de la liberté) se superpose la toile d’araignée(emblème de la fatalité):

Le rayon de jour qui pénétrait par cette ouverture traversait une ronde toile d’araignée,qui inscrivait avec goût sa rosace délicate dans l’ogive de la lucarne, et au centre de laquellel’insecte architecte se tenait immobile comme le moyeu de cette roue de dentelle.þ(264)

À l’ébranlement de sa toile, l’énorme araignée fit un mouvement brusque hors de sacellule centrale, puis d’un bond elle se précipita sur la moucheþ[…] (278)þ 27.

La toile d’araignée désigne le dispositif centré comme piège. D’autres textes deHugo montrent que le motif est associé à l’idée d’une centralisation coercitive et lié authème carcéral. Dans «Saturne» (Les Contemplations, III, 3), l’astre, «bagne du ciel»,enchaîne ses satellites :

Ainsi qu’un araignée au centre de sa toile,Il tient sept lunes d’or qu’il lie à ses essieux […]þ

Quelles que soient par ailleurs les racines du fantasme de l’araignée chez Hugo,dans Notre-Dame de Paris, il prend un sens particulier par rapport à la figure royalede Louis XI, que le chroniqueur bourguignon Jean Molinet appelait «l’universellearaigne» à cause de ses machinations perpétuelles. Louis XI apparaît dans le roman enroi ennemi des fastes de la royauté, examinant bourgeoisement ses comptes et protes-tant contre le train de sa maison. Les mécanismes carcéraux de son pouvoir sont parailleurs clairement donnés à voir, avec la visite à la cage treillissée (qui nous ramène àl’araignée) du cardinal La Balue; le roi lui-même reste tapi dans une prison-forteresse,la Bastille. La suppression de l’épisode prévu primitivement dans lequel Gringoiredevait aller solliciter la grâce de la Esmeralda au château de Plessis-lès-Tours contribueà faire du roi une figure centrale, mais cachée, et menaçante parce que dissimulée,comme l’araignée. Louis XI est moins ici le représentant d’une monarchie de droitdivin que celui du pouvoir d’État, dont la centralisation devient le rouage essentiel.

Le motif de la toile d’araignée retourne la relation de visibilité: tandis que le cercledu spectacle suppose un montrer central et un voir périphérique, dans le cercle de latoile, c’est le voir qui devient central. Notre-Dame de Paris montre le passage de lacivilisation du spectacle à la société panoptique de l’État. Notons que N. H. Julius qui,selon M. Foucault, rédigea «le certificat de naissance de cette société» 28 de la sur-veillance dans ses Leçons sur les prisons, fut traduit en français l’année même de laparution du roman, en 1831.

L’ouverture du roman s’attache au dérèglement de la société-spectacle. La longuescène qui se déroule dans la grande salle du Palais de Justice établit l’incapacité detout spectacle à retenir durablement l’attention de la foule. Une série de glissementsévoque quatre centres d’attention successifs, au terme desquels la salle se videcomplètement: le mystère de Gringoire, les ambassadeurs flamands, le concours degrimaces, puis le chant de la Esmeralda, qui attire tout le monde dehors. Cette substi-tution d’un spectacle à un autre suggère qu’il n’y a plus de vrai spectacle. Il n’est pasindifférent non plus que l’une de ces attractions soit la parade du roi des fous et tourneen dérision le charisme royal dans une désacralisation carnavalesque. Enfin, l’exécutionde la Esmeralda annonce clairement la fin d’une ère:

27. C’est moi qui souligne.28. M. Foucault, Surveiller et punir, ouvr.þcité, p.þ218.

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Le soleil se levait en ce moment, et il y avait déjà sur la place un assez bon amas depeuple qui regardait à distance ce qu’on traînait ainsi sur le pavé vers le gibet. Carc’était la mode du prévôt Tristan aux exécutions. Il avait la manie d’empêcher lescurieux d’approcher. (488)

Le personnage de Phœbus – il ne peut épouser qu’une Fleur-de-lys – dénonce leleurre d’une royauté qui maintiendra l’idée d’une divinité royale pour dissimuler lesassises de son pouvoir. L’éclatant Phœbus ne révèle-t-il pas d’ailleurs sa collusion,voire son identité, avec le roi caché lorsqu’il prend la tête de la répression contre lestruands commandée par LouisþXI? La capitale se réduit-elle à ce mécanisme étatiquede la centralité? Si l’on en croit le chapitre «Paris vu à vol d’oiseau», la capitalerésiste à la contrainte du cercle. Les rois s’acharnent à l’enclore, et elle leur oppose undébordement incoercible: «Mais une ville comme Paris est dans une crue perpétuelle.Il n’y a que ces villes-là qui deviennent capitales.» (116)

Le roman hugolien donne à voir et superpose trois conceptions du centre. Le régimearchaïque du centre-spectacle cède la place au régime moderne du centralisme étatiqueavec sa logique coercitive. Le troisième régime perceptible, à la fois ancien (dénaturépar le second) et promis à un avenir du fait de sa persistance latente, est celui de lacapitale à proprement parler. On y retrouve les caractères du centre michelettiste.

Le panorama de Paris donne à voir une totalité sujette d’elle-même, ce qui s’exprimeen particulier par le biais de la métaphore organique (les trois parties de la ville«form[ent] un seul corps» [119], les rues en sont les artères et les veines…). La tripli-cité de la ville et la spécificité des trois régions qui la composent évitent l’idée d’unestructure hiérarchique en établissant une parité entre les trois zones. Le centre esthomogène au reste de la ville: le Paris médiéval, moment qui pour Hugo représente lemieux l’identité de la capitale, constitue «une ville homogène», «une cité formée dedeux couches seulement, la couche romane et la couche gothique» (132-133) ; à sonimage, Notre-Dame, l’auteur y insiste, est mi-romane mi-gothique.

La construction de la cathédrale résulte d’un mouvement de centralisation:

[…] produit prodigieux de la cotisation de toutes les forces d’une époque, sorte de créa-tion humaine, en un mot, puissante et féconde comme la création divine dont elle sembleavoir dérobé le double caractère: variété, éternitéþ(107).

«Création humaine», la cathédrale constitue bien une totalité désacralisée, sansauteur transcendant. Elle est à la fois «génératrice» et représentative, cause et effet dece qui l’entoure: «Cette église centrale et génératrice est parmi les vieilles églises deParis une sorte de chimère; elle a la tête de l’une, les membres de celle-là, la croupede l’autre; quelque chose de toutes.» (112) Le mot «chimère», pris ici au sens decomposition hétéroclite, doit certainement aussi s’entendre dans sa seconde acception,celle de rêve ou d’utopie. De même que chez Michelet, ce qui définit l’église commecentre, c’est moins une centralité matérielle qu’une vertu d’abstraction.

La cathédrale n’est d’ailleurs plus, au moment de l’intrigue, le centre concret de lacapitale. Certes, elle se situe sur l’île qui fut le berceau historique et reste le centregéographique de Paris. Mais avec le temps, l’élément central s’est déplacé, et il faut lechercher, à travers la longue description touffue de Hugo, dans la Ville, dans «unmonceau de maisons à peuple» qui en constitue le «trapèze central» (128). À proposde cette zone, on retrouve en effet le champ lexical de l’eau utilisé au début du chapi-tre pour dire la puissance génératrice de la ville («Il en est des toits d’une capitalecomme des vagues d’une mer», «l’ondulation pétrifiée de cette mer de pignons»,

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128). La métaphore de la ruche («Cet amas d’habitations bourgeoises, pressées commeles alvéoles dans la ruche», 128), qui renvoie sans doute à la parabole de Saint-Simon,la désigne aussi comme la partie productive de la cité. La cathédrale au contraire estun lieu déserté (hanté seulement par trois personnages); elle témoigne de la dérive dela centralisation bénéfique dont elle était l’expression: le pouvoir politique est passé àune royauté qui a fondé sa puissance sur la dynamique centralisatrice en la dénaturant(la rosace gothique devenue toile d’araignée) ; la force économique a émigré dans lesquartiers commerçants de la Ville où mûrit le pouvoir de la bourgeoisie.

La cathédrale constitue un centre pour la vision. Le centre matériel et générateur(le « trapèze central» de la Ville) est occulté dans le taillis du chapitre «Paris à vold’oiseau», au profit du centre optique. La description de la Cité, caractérisée par lamultiplicité des indications d’orientation, ne fait que souligner l’importance du pointde vue. Ce regard est pourtant tout l’inverse de la vision panoptique, il s’agit d’unecontemplation panoramique, désintéressée, déliée de toute volonté de contrôle 29.D’ailleurs, le regard qui reconstitue le Paris du XVe siècle est parfaitement fictif. À lacathédrale-chimère correspond un regard imaginaire. Le roman semble donc signifierqu’en 1830 seul le point de vue esthétique peut créer un équivalent de la conceptiondémocratique du centre. Pourtant, contrairement à ce qui se passe chez Balzac avecl’invention de la structure de la Comédie humaine, l’art n’est pas seulement chezHugo le palliatif symbolique de l’Histoire. La dimension esthétique, on l’a noté àpropos de Michelet, est une conséquence de l’autotélisme du sujet moderne; elle con-tribue à lui donner un caractère transhistorique. De ce point de vue, il est logique quece soit une cathédrale, une œuvre d’art, qui représente le centre du Paris organique.Notre-Dame sauvegarde le modèle et la dynamique d’une totalisation qui pourrait seredéployer, et qui le fait déjà dans l’art, quand, à partir d’elle, un écrivain du XIXe

siècle ouvre comme une fleur japonaise le panorama de la capitale organique. L’art,pour Victor Hugo, se situe à l’intérieur du travail de l’Histoire et en manifeste lesvirtualités et les latences.

Le Paris moderne dépourvu de centre et d’homogénéité que décrit la fin du chapitre«Paris vu à vol d’oiseau», offre l’antithèse du Paris organique du XVe siècle et présenteune vision catastrophiste de la modernité de 1830 proche de celle de Balzac. La villetend à devenir un damier (136), une juxtaposition de cases reproductible à l’infini quiexclut le centrement et la totalisation 30. Parmi les monuments modernes celui qui est leplus copieusement décrit, la Bourse, désigne visiblement l’anti-centre. Architecturetransplantée et démotivée (un temple grec devenu place financière), il est là comme ilpourrait être ailleurs, son emplacement ne répond à aucune nécessité. La territorialisationmarquée du Paris gothique (tout un canevas géographique sous-tend la description)faisait au contraire de cette capitale une nation en miniature et contribuait à la définircomme une totalité centrée sur elle-même. Le détestable tableau du Paris contempo-rain n’efface pourtant pas cette image latente ni l’espoir de la voir se réactiver.

On a vu que chez Balzac on pouvait mettre en rapport l’invention de l’architecturede la Comédie humaine avec les répercussions de 1830. Chez Victor Hugo, de même,

29. À propos de cette opposition entre le panorama et le panoptique, on pourra se reporter à l’article d’Éricde Kuyper et Émile Poppe, «Voir et regarder», Communications, n° 34, 1981. On a souvent noté par ailleursl’opposition entre «Paris à vol d’oiseau», chapitre de la vision heureuse, et le régime général du regard dans leroman, qui, placé sous le signe de la jalousie enferme le sujet, l’isole dans sa passion malheureuse.

30. La figure du damier est aussi chez Balzac le symbole d’un espace déstructuré, voir dans Les Paysansla description du paysage transformé en «carte d’échantillons» une fois que le château, son centre, a étédémoli.

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la réflexion sur les différents régimes de la totalité centrée accompagne l’élaborationd’une poétique. C’est à propos de ce roman justement que Hugo développe, dans la«Note ajoutée à l’édition définitive» de 1832 sa théorie de l’œuvre «microcosme»,autosuffisante, sur laquelle son auteur n’a plus aucun droit une fois qu’elle est écrite.L’inclusion des chapitres de philosophie et d’histoire, de la théorie, à l’intérieur dumatériau romanesque est cohérente avec la conception d’un sens immanent, intérieur,homogène au tout (et non d’un méta-discours d’une autre nature que l’œuvre et exté-rieur à elle). L’«éclair de Juillet» a fait trembler sur ses bases la question de la totalitécentrée et me semble avoir fécondé l’invention de trois poétiques, celle d’une œuvrefilée chez Michelet, celle d’une architecture métaromanesque chez Balzac, celle duroman-œuvre totale chez Hugo.

(Université Paris VII)

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