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    LE CHRISME & LE CURdans les anciennes Marques corporatives

    Dans un article, d'un caractre d'ailleurs purement documentaire, consacr l'tude d'Armes avecmotifs astrologiques et talismaniques, et paru dans laRevue de l'Histoire des Religions (juillet-octobre1924), M. W. Deonna, de Genve, comparant les signes qui figurent sur ces armes avec d'autres sym-boles plus ou moins similaires, est amen parler notamment du quatre de chiffre , qui fut usuelaux XVIe et XVIIe sicles (1), comme marque de fabrique pour les imprimeurs, les tapissiers, commemarque de commerce pour les marchands, comme marque de famille et de maison pour les particuliers,qui le mettent sur leurs dalles tombales, sur leurs armoiries . Il note que ce signe se prte toutessortes de combinaisons, avec la croix, le globe, le cur, s'associe aux monogrammes des propritaires,se complique de barres adventices , et il en reproduit un certain nombre d'exemples. Nous pensonsque ce fut essentiellement une marque de matrise , commune beaucoup de corporations diverses,auxquelles les particuliers et les familles qui se servirent de ce signe taient sans doute unis par quel-ques liens, souvent hrditaires.

    M. Deonna parle ensuite, assez sommairement, de l'origine et de la signification de cette marque : M. J usselin, dit-il, la drive du monogramme constantinien, dj librement interprt et dfigur surles documents mrovingiens et carolingiens (2), mais cette hypothse apparat tout fait arbitraire, etaucune analogie ne l'impose . Tel n'est point notre avis, et cette assimilation doit tre au contraire fortnaturelle, car, pour notre part, nous l'avions toujours faite de nous-mme, sans rien connatre des tra-vaux spciaux qui pouvaient exister sur la question, et nous n'aurions mme pas cru qu'elle pouvait treconteste, tant elle nous semblait vidente. Mais continuons, et voyons quelles sont les autres explica-tions proposes: Serait-ce le 4 des chiffres arabes, substitus aux chiffres romains dans les manuscritseuropens avant le XIe sicle ?... Faut-il supposer qu'il reprsente la valeur mystique du chiffre 4, quiremonte l'antiquit, et que les modernes ont conserve ? M. Deonna ne rejette pas cette interprta-tion, mais il en prfre une autre : il suppose qu'il s'agit d'un signe astrologique , celui de Jupiter.

    A vrai dire, ces diverses hypothses ne s'excluent pas forcment : il peut fort bien y avoir eu, dans cecas comme dans beaucoup d'autres, superposition et mme fusion de plusieurs symboles en un seul,auquel se trouvent par l mme attaches des significations multiples ; il n'y a l rien dont on doives'tonner, puisque, comme nous l'avons dit prcdemment, cette multiplicit de sens est comme inh-rente au symbolisme, dont elle constitue mme un des plus grands avantages comme mode d'expres-sion. Seulement, il faut naturellement pouvoir reconnatre quel est le sens premier et principal du sym-

    Regnabit - 5e Anne. N 6 Tome IX NOVEMBRE 1925.(1) Le mme signe fut dj fort employ au XVe sicle, tout au moins en France, et notamment dans les marques d'im-

    primeurs. Nous en avons relev les exemples suivants: Wolf (Georges), imprimeur-libraire a Paris, 1489 ; Syber (Jehan),imprimeur Lyon, 1478 ; Rembolt (Bertholde), imprimeur Paris, 1489.

    (2) Origine du monogramme des tapissiers,dans leBulletin monumental,1922, pp. 433-435.

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    bole ; et, ici, nous persistons penser que ce sens est donn par l'identification avec le Chrisme, tandisque les autres n'y sont associs qu' titre secondaire.

    Il est certain que le signe astrologique de Jupiter, dont nous donnons ici les deux formes principales(fig. 1), prsente, dans son aspect gnral, une ressemblance avec le chiffre 4 ; il est certainaussi quel'usage de ce signe peut avoir un rapport avec l'ide de matrise , et nous y reviendrons plus loin ;mais, pour nous, cet lment, dans le symbolisme de la marque dont il s'agit, ne saurait venir qu'en troi-

    sime lieu. Notons, du reste, que l'origine mme de ce signe de Jupiter est fort incertaine, puisque quel-ques-uns veulent y voir une reprsentation de l'clair, tandis que, pour d'autres, il est simplement l'ini-tiale du nom deZeus.

    FIG.1

    D'autre part, il ne nous parat pas niable que ce que M. Deonna appelle la valeur mystique du

    nombre 4 a galement jou ici un rle, et mme un rle plus important, car nous lui donnerions la se-conde place dans ce symbolisme complexe. On peut remarquer, cet gard, que le chiffre 4, dans tou-tes les marques o il figure, a une forme qui est exactement celle d'une croix dont deux extrmits sontjointes par une ligne oblique (fig. 2) ; or la croix tait dans l'antiquit, et notamment chez les pythagori-ciens, le symbole du quaternaire (ou plus exactement un de ses symboles, car il y en avait un autre quitait le carr) ; et, d'autre part, l'association de la croix avec le monogramme du Christ a d s'tablir dela faon la plus naturelle.

    FIG.2 FIG.3

    Cette remarque nous ramne au Chrisme ; et, tout d'abord, nous devons dire qu'il convient de faireune distinction entre le Chrisme constantinien proprement dit, le signe du Labarum, et ce qu'on appellele Chrisme simple. Celui-ci (fig. 3) nous apparat comme le symbole fondamental d'o beaucoup d'au-tres sont drivs plus ou moins directement ; on le regarde comme form par l'union des lettres I et X,c'est--dire des initiales grecques des deux mots Isous Christos,et c'est l, en effet, en sens qu'il a reuds les premiers temps du Christianisme ; mais ce symbole, en lui-mme, est fort antrieur, et il est un

    de ceux que l'on trouve rpandus un peu partout et toutes les poques. Il y a donc l un exemple decette adaptation chrtienne de signes et de rcits symboliques prchrtiens, que nous avons dj signa-le propos de la lgende du Saint Graal ; et cette adaptation doit apparatre, non seulement comme l-gitime, mais en quelque sorte comme ncessaire, ceux qui, comme nous, voient dans ces symbolesdes vestiges de la tradition primordiale. La lgende du Graal est d'origine celtique; par une concidenceassez remarquable, le symbole dont nous parlons maintenant se retrouve aussi en particulier chez lesCeltes, o il est un lment essentiel de la rouelle (fig. 4) ; celle-ci, d'ailleurs, s'est perptue tra-vers le moyen ge, et il n'est pas invraisemblable d'admettre qu'on peut y rattacher mme la rosace des

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    cathdrales (3). Il existe, en effet, une connexion certaine entre la figure de la roue et les symboles flo-raux significations multiples, tels que la rose et le lotus, auxquels nous avons fait allusion dans notreprcdent article ; mais ceci nous entranerait trop loin de notre sujet. Quant la signification gnralede la roue, o les modernes veulent d'ordinaire voir un symbole exclusivement solaire , suivant ungenre d'explication dont ils usent et abusent en toutes circonstances, nous dirons seulement, sans pou-voir y insister autant qu'il le faudrait, qu'elle est tout autre chose en ralit, et qu'elle est avant tout un

    symbole du Monde, comme on peut s'en convaincre notamment par l'tude de l'iconographie hindoue.Pour nous en tenir la rouelle celtique (4), nous signalerons encore, d'autre part, que la mme ori-gine et la mme signification doivent trs probablement tre attribues l'emblme qui figure dansl'angle suprieur du pavillon britannique (fig. 6), emblme qui n'en diffre en somme qu'en ce qu'il estinscrit dans un rectangle au lieu de l'tre dans une circonfrence, et dans lequel certains Anglais veulentvoir le signe de la suprmatie maritime de leur patrie (5).

    FIG.4

    Nous ferons cette occasion une remarque extrmement importante en ce qui concerne le symbo-lisme hraldique : c'est que la forme du Chrisme simple est comme une sorte de schma gnral suivantlequel ont t disposes, dans le blason, les figures les plus diverses. Que l'on regarde, par exemple, unaigle ou tout autre oiseau hraldique, et il ne sera pas difficile de se rendre compte qu'on y trouve effec-tivement cette disposition (la tte, la queue, les extrmits des ailes et des pattes correspondant aux sixpointes de la fig. 3) ; que l'on regarde ensuite un emblme tel que la fleur de lys, et l'on fera encore la

    mme constatation. Peu importe d'ailleurs, dans ce dernier cas, l'origine relle de l'emblme en ques-tion, qui a donn lieu tant d'hypothses : que la fleur de lys soit vraiment une fleur, ce qui nous ram-nerait aux symboles floraux que nous rappelions tout l'heure (le lis naturel a d'ailleurs six ptales), ouqu'elle ait t primitivement un fer de lance, ou un oiseau, ou une abeille, l'antique symbole chaldende la royaut (hiroglyphesr),ou mme un crapaud (6), ou encore, comme c'est plus probable, qu'ellersulte de la synthse de plusieurs de ces figures, toujours est-il qu'elle est strictement conforme auschma dont nous parlons.

    (3) Dans un article antrieur, M. Deonna a reconnu lui-mme une relation entre la rouelle et le Chrisme (Quelquesrflexions sur le Symbolisme, en particulier dans l'art prhistorique, dans laRevue de Histoire des Religions, janvier-avril

    1924) ; nous sommes d'autant plus surpris de le voir nier ensuite la relation, pourtant plus visible, qui existe entre leChrisme et le quatre de chiffre .

    (4) I l existe deux types principaux de cette rouelle , l'un six rayons (fig. 4) et l'autre huit (fig. 5), chacun de cesnombres ayant naturellement sa raison d'tre et sa signification. C'est au premier qu'est apparent le Chrisme ; quant au se-cond (auquel on peut rattacher de la mme faon, entre autres emblmes, la Santo Estrello , l'toile symbolique de laProvence), il est intressant de noter qu'il prsente une similitude trs nette avec le lotus hindou huit ptales.

    (5) La forme mme de la rouelle se retrouve d'une faon frappante lorsque le mme emblme est trac sur le bouclierque porte la figure allgorique d'Albion.

    (6) Cette opinion, si bizarre qu'elle puisse paratre, a da tre admise assez anciennement, car, dans les tapisseries du XVesicle de la cathdrale de Reims, l'tendard de Clovis porte trois crapauds. - Il est d'ailleurs fort possible que, primitivement,ce crapaud ait t en ralit une grenouille, antique symbole de rsurrection.

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    FIG.5 FIG.6

    Une des raisons de cette particularit doit se trouver dans l'importance des significations attachesau nombre 6, car la figure que nous envisageons n'est pas autre chose, au fond, qu'un des symbolesgomtriques qui correspondent ce nombre. Si l'on joint ses extrmits de deux en deux (fig. 7), onobtient un autre symbole snaire bien connu, le double triangle (fig. 8), auquel on donne le plus souventle nom de sceau de Salomon (7). Cette figure est trs frquemment usite chez les Juifs et chez lesArabes, mais elle est aussi un emblme chrtien ; elle fut mme, ainsi que M. Charbonneau-Lassaynous l'a signal, un des anciens symboles du Christ, comme le fut aussi une autre figure quivalente,l'toile six branches (fig. 9), qui n'en est en somme qu'une simple variante, et comme l'est, bien en-tendu, le Chrisme lui-mme, ce qui est encore une raison d'tablir entre ces signes un troit rapproche-ment. L'hermtisme chrtien du moyen ge voyait entre autres choses, dans les deux triangles opposset entrelacs, dont l'un est comme le reflet ou l'image inverse de l'autre, une reprsentation de l'uniondes deux natures divine et humaine dans la personne du Christ; et le nombre 6 a parmi ses significa-tions celles d'unionet de mdiation, qui conviennent parfaitement au Verbe incarn. D'autre part, cemme nombre est, suivant la Kabbale hbraque, le nombre de la cration (l'uvre des six jours), et,sous ce rapport, l'attribution de son symbole au Verbe ne se justifie pas moins bien : c'est comme unesorte de traduction graphique du per quem omnia facta sunt du Credo (8).

    FIG.7 FIG.8 FIG.9

    Maintenant, ce qui est noter tout spcialement au point de vue o nous nous plaons dans la pr-sente tude, c'est que le double triangle fut choisi, au XVIe sicle ou peut-tre mme antrieurement,comme emblme et comme signe de ralliement par certaines corporations ; il devint mme ce titre,

    surtout en Allemagne, l'enseigne ordinaire des tavernes ou brasseries o lesdites corporations tenaientleurs runions (9). C'tait en quelque sorte une marque gnrale et commune, tandis que les figures plus

    (7) Cette figure est appele aussi quelquefois bouclier de David , et encore bouclier de Michal ; cette dernire d-signation pourrait donner lieu des considrations trs intressantes.

    (8) En Chine, six traits autrement disposs constituent pareillement un symbole du Verbe ; ils reprsentent aussi le termemoyen de la Grande Triade, c'est--dire le Mdiateur entre le Ciel et la Terre, unissant en lui les deux natures cleste et ter-restre.

    (9) A ce propos, signalons en passant un fait curieux et assez peu connu : la lgende de Faust, qui date peu prs de lamme poque, constituait le rituel d'initiation des ouvriers imprimeurs.

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    ou moins complexes o apparat le quatre de chiffre taient des marques personnelles, particulires chaque matre ; mais n'est-il pas logique de supposer que, entre celles-ci et celle-l, il devait y avoirune certaine parent, celle mme dont nous venons de montrer l'existence entre le Chrisme et le doubletriangle ?

    FIG.10. FIG.11 FIG.12

    Le Chrisme constantinien (fig. 10), qui est form par l'union des deux lettres grecques X et P, lesdeux premires deChristos, apparat premire vue comme immdiatement driv du Chrisme simple,dont il conserve exactement la disposition fondamentale, et dont il ne se distingue que par l'adjonction, sa partie suprieure, d'une boucle destine transformer l'I en P. Or, si l'on considre le quatre de

    chiffre sous ses formes les plus simples et les plus courantes, sa similitude, nous pourrions mme direson identit avec le Chrisme constantinien ; est tout fait indniable ; elle est surtout frappante lorsquele chiffre 4, ou le signe qui en affecte la forme et qui peut aussi tre en mme temps une dformationdu P, est tourn vers la droite (fig. 11) au lieu de l'tre vers la gauche (fig. 12), car on rencontre indiff-remment ces deux orientations (10). En outre, on voit apparatre l un second lment symbolique, quin'existait pas dans le Chrisme constantinien: nous voulons parler de la prsence d'un signe de formecruciale, qui se trouve introduit tout naturellement par la transformation du P en 4. Souvent, comme onle voit sur les deux figures ci-contre que nous empruntons M. Deonna, ce signe est comme soulignpar l'adjonction d'une ligne supplmentaire, soit horizontale (fig. 13), soit verticale (fig. 14), qui consti-tue une sorte de redoublement de la croix (11). On remarquera que, dans la seconde de ces figures, toutela partie infrieure du Chrisme a disparu et a t remplace par un monogramme personnel, de mme

    qu'elle l'est ailleurs par divers symboles ; c'est peut-tre ce qui a donn lieu certains doutes sur l'iden-tit du signe qui demeure constamment travers tous ces changements; mais nous pensons que lesmarques qui contiennent le Chrisme complet sont celles qui reprsentent la forme primitive, tandis queles autres sont des modifications ultrieures, o la partie conserve fut prise pour le tout, probablementsans que le sens en fut jamais entirement perdu de vue. Cependant, il semble que, dans certains cas,l'lment crucial du symbole soit alors pass au premier plan ; c'est du moins ce qui nous parait rsulterde l'association du quatre de chiffre avec d'autres signes, et c'est ce point qu'il nous reste maintenant examiner.

    FIG.13 FIG.14

    (10) La fig. 12 est donne par M. Deonna avec cette mention : marque ZachariPalthenii, imprimeur, Francfort,1599 .

    (11) Fig. 13 : marque avec la date 1540, Genve ; sans doute Jacques Bernard, premier pasteur rform de Satigny .Fig. 14: marque de l'imprimeur Carolus, Morellus, Paris, 1631 .

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    Parmi les signes dont il s'agit, il en est un qui figure dans la marque d'une tapisserie du XVIe sicleconserve au muse de Chartres (fig. 15), et dont la nature ne peut faire aucun doute : c'est videm-ment, sous une forme peine modifie, le globe du Monde (fig. 16), symbole form du signe her-mtique du rgne minral surmont d'une croix ; ici, le quatre de chiffre a pris purement et simple-ment la place de la croix (12). Ce globe du Monde est essentiellement un signe de puissance, et ill'est la fois du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, car, s'il est un des insignes de la dignit imp-

    riale, on le trouve aussi chaque instant plac dans la main du Christ, et cela non seulement dans lesreprsentations qui voquent plus particulirement la Majest divine, comme celles du Jugement der-nier, mais mme dans les figurations du Christ enfant. Ainsi, quand ce signe remplace le Chrisme (etqu'on se souvienne ici du lien qui unit originairement ce dernier la rouelle , autre symbole duMonde), on peut dire en somme que c'est encore un attribut du Christ qui s'est substitu un autre ; enmme temps, ce nouvel attribut est rattache assez directement l'ide de matrise , comme au signede Jupiter, auquel la partie suprieure du symbole peut faire penser surtout en de pareils cas, mais sansqu'elle cesse pour cela de garder sa valeur cruciale, l'gard de laquelle la comparaison des deux figu-res ci-dessus ne permet pas la moindre hsitation.

    FIG.15 FIG.16 FIG.17 FIG.18Nous arrivons ensuite un groupe de marques qui sont celles qui ont motiv directement cette tude,

    parce qu'elles constituent des documents qui devaient tout spcialement trouver place dans cette Re-vue : en effet, la diffrence essentielle entre ces marques et celle dont nous venons de parler en dernierlieu, c'est que le globe y est remplac par un cur. Chose curieuse, ces deux types apparaissent commetroitement lis l'un l'autre, car, dans certaines d'entre elles (fig. 17 et 18), le cur est divis par des

    lignes qui sont exactement disposes comme celles qui caractrisent le globe du Monde (

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    ) ; n'y a-t-il pas l l'indication d'une sorte d'quivalence, au moins sous un certain rapport, et ne serait-ce pas d-j suffisant pour suggrer qu'il s'agit ici du Cur du Monde ? Dans d'autres exemples, les lignesdroites traces l'intrieur du cur sont remplaces par des lignes courbes qui semblent dessiner lesoreillettes, et dans lesquelles sont enfermes les initiales (fig.19 et 20) ; mais ces marques semblenttre plus rcentes que les prcdentes (14), de sorte qu'il s'agit vraisemblablement d'une modificationassez tardive, et peut-tre destine simplement donner la figure un aspect moins gomtrique et plusornemental. Enfin, il existe des variantes plus compliques, o le symbole principal est accompagn designes secondaires qui, manifestement, n'en changent pas la signification; et mme, dans celle que nousreproduisons (fig. 21), il est permis de penser que les toiles ne font que marquer plus nettement le ca-ractre cleste qu'il convient de lui reconnatre (15). Nous voulons dire par l qu'on doit, notre avis,voir dans toutes ces figures le Cur du Christ, et qu'il n'est gure possible d'y voir autre chose, puisquece cur est surmont d'une croix, et mme, pour toutes celles que nous avons sous les yeux, d'une croixredouble par l'adjonction au chiffre 4 d'une ligne horizontale.

    (12) Nous avons vu galement ce signe du globe du Monde dans plusieurs marques d'imprimeurs du dbut du XVIesicle.

    (13) Fig. 17 : marque de tapisserie du XVIe sicle, muse de Chartres . Fig. 18 : marque de matrise de Samuel deTournes, sur un pot d'tain de Pierre Royaume, Genve, 1609 .

    (14) Fig. 19 : marque de Jacques Eynard, marchand genevois, sur un vitrail du XVIIe sicle . Fig. 20 : marque dematrise, sur un plat d'tain de Jacques Morel, Genve, 1719 .

    (15) Fig. 21 : marque de matrise, sur un plat d'tain de Pierre Royaume, Genve, 1609 .

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    FIG.19 FIG.20 FIG.21 FIG.22 FIG.23

    Nous ouvrirons ici une parenthse pour signaler encore un curieux rapprochement : la schmatisa-tion de ces figures donne un symbole hermtique connu (fig. 22), qui n'est autre chose que la positionrenverse de celui du soufre alchimique (fig.23). Nous retrouvons icile triangle invers, dont nous in-diquions, dans notre prcdent article (voir Regnabit, IX, 186), l'quivalence avec le cur et la coupe;isol, ce triangle est le signe alchimique de l'eau, tandis que le triangle droit, la pointe dirige vers lehaut, est celui du feu. Or, parmi les diffrentes significationsque l'eau a constamment dans les tradi-tions les plus diverses, il en est une qu'il est particulirement intressant de retenir ici : elle est le sym-bole de la Grce et de la rgnration opre par celle-ci dans l'tre qui la reoit ; qu'on se rappelle seu-lement, cet gard, l'eau baptismale, les quatre fontaines d'eau vive du Paradis terrestre, et aussi l'eau

    s'chappant avec le sang du Cur du Christ, source inpuisable de la Grce. Enfin, et ceci vient encorecorroborer cette explication, le renversement du symbole du soufre signifie la descente des influencesspirituelles dans le monde d'en bas , c'est--dire dans le monde terrestre et humain ; c'est, en d'autrestermes, la rose cleste dont nous avons dj parl (16). Ce sont l les emblmes hermtiques aux-quels nous avions fait allusion, et l'on conviendra que leur vrai sens est fort loign des interprtationsfalsifies que prtendent en donner certaines sectes contemporaines !

    FIG.24 FIG.25

    Cela dit, revenons nos marques corporatives, pour formuler en quelques mots les conclusions quinous paraissent se dgager le plus clairement de tout ce que nous venons d'exposer. En premier lieu,nous croyons avoir suffisamment tabli que c'est bien le Chrisme qui constitue le type fondamentaldont ces marques sont toutes issues, et dont, par consquent, elles tirent leur signification principale. Ensecond lieu, quand on voit, dans certaines de ces marques, le cur prendre la place du Chrisme et d'au-tres symboles qui, d'une faon indniable, se rapportent tous directement au Christ, n'a-t-on pas le droitd'affirmer nettement que ce cur est bien le Cur du Christ ? Ensuite, comme nous l'avons dj faitremarquer tout l'heure, le fait que ce mme cur est surmont de la croix, ou d'un signe srementquivalent la croix, ou mme, mieux encore, de l'une et de l'autre runis, ce fait, disons-nous, appuiecette affirmation aussi solidement que possible, car, en toute autre hypothse, nous ne voyons pas biencomment on pourrait en fournir une explication plausible. Enfin, l'ide d'inscrire son nom, sous forme

    (16) La fig. 24, qui est le mme symbole hermtique accompagn d'initiales, provient d'une dalle funraire de Genve(collections lapidaires, n 573). La fig. 25, qui en est une modification, est mentionne en ces termes par M. Deonna: clefde vote d'une maison au Molard, Genve, dmolie en 1889, marque de Jean du Villard, avec la date 1576 .

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    d'initiales ou de monogramme, dans le Cur mme du Christ, n'est-elle pas une ide bien digne de lapit de nos anctres (17) ?

    Nous arrterons notre tude sur cette dernire rflexion, nous contentant pour cette fois d'avoir, touten prcisant quelques points intressants pour le symbolisme religieux en gnral, apport l'iconogra-phie ancienne du Sacr-Cur une contribution qui nous est venue d'une source quelque peu imprvue,et souhaitant seulement que, parmi les lecteurs deRegnabit, il s'en trouve quelques-uns qui puissent la

    complter par l'indication d'autres documents du mme genre, car il doit certainement en exister et len nombre assez considrable, et il suffirait de les recueillir et de les rassembler pour former un ensem-ble de tmoignages rellement impressionnant (18).

    Ren GUENON.

    (17) I l est remarquer que la plupart des marques que nous avons reproduites, tant empruntes la documentation deM. Deonna, sont de provenance genevoise et ont d appartenir des protestants ; mais il n'y a peut-tre pas lieu de s'entonner outre mesure, si l'on songe d'autre part que le chapelain de Cromwell, Thomas Goodwin, consacra un livre la d-votion au Cur de Jsus. Il faut se fliciter, pensons-nous, de voir les protestants eux-mmes apporter ainsi leur tmoignageen faveur du culte du Sacr-Cur.

    (18) Il serait particulirement intressant de rechercher si le cur se rencontre parfois dans les marques de matres ma-ons et tailleurs de pierre qui se voient sur beaucoup d'anciens monuments, et notamment de monuments religieux. M.Deonna reproduit quelques marques de tailleurs de pierre, releves la cathdrale Saint-Pierre de Genve, parmi lesquellesse trouvent des triangles inverss, quelques-uns accompagns d'une croix place au-dessous ou l'intrieur; il n'est donc pasimprobable que le cur ait aussi figur parmi les emblmes en usage dans cette corporation.

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