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60 chercheurs universitaires pour la laïcité, contre le Projet de Loi 60 1 Mémoire présenté à la Commission des institutions siégeant en janvier 2014 Consultation générale et auditions publiques sur le projet de loi n° 60, Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement Le 20 décembre 2013 1 Les signataires, dont la liste se trouve à la page suivante, sont des universitaires dont les recherches portent sur des enjeux soulevés par le Projet de Loi 60. Les auteur‐e‐s du mémoire sont : Valérie Amiraux, Marc‐ Antoine Dilhac, Pascale Fournier, Jean‐François Gaudreault‐Desbiens, Sébastien Grammond, Naïma Hamrouni, Louis‐Philippe Lampron, Dominique Leydet, Jocelyn Maclure, Geneviève Nootens, Martin Papillon et Daniel Weinstock.

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60chercheursuniversitairespourlalaïcité,contreleProjetdeLoi601

MémoireprésentéàlaCommissiondesinstitutionssiégeantenjanvier2014

Consultationgénéraleetauditionspubliquessurleprojetdeloin°60,Charteaffirmantlesvaleursdelaïcitéetdeneutralitéreligieusedel’Étatainsiqued’égalitéentrelesfemmesetles

hommesetencadrantlesdemandesd’accommodement

Le20décembre2013

1Lessignataires,dontlalistesetrouveàlapagesuivante,sontdesuniversitairesdontlesrecherchesportentsur des enjeux soulevés par le Projet de Loi 60. Les auteur‐e‐s dumémoire sont: Valérie Amiraux,Marc‐Antoine Dilhac, Pascale Fournier, Jean‐François Gaudreault‐Desbiens, Sébastien Grammond, NaïmaHamrouni,Louis‐PhilippeLampron,DominiqueLeydet,JocelynMaclure,GenevièveNootens,MartinPapillonetDanielWeinstock.

Mémoire relatif au projet de loi no 60, soumis à la Commission des institutions de l’Assemblée nationale du Québec

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Listedessignataires

ArashAbizadeh,Départementdesciencepolitique,UniversitéMcGill

ValérieAmiraux,Départementdesociologie,UniversitédeMontréal

LoriBeaman,Départementdessciencesdesreligions,Universitéd'Ottawa

LucBégin,Facultédephilosophie,UniversitéLaval

Pierre‐YvesBonin,Départementdephilosophie,UniversitéduQuébecàTrois‐Rivières

KheiraBelhadj‐Ziane,Départementdetravailsocial,UniversitéduQuébecenOutaouais

SirmaBilge,Départementdesociologie,UniversitédeMontréal

PatriceBrodeur,Facultédethéologieetdesciencesdesreligions,UniversitédeMontréal

YolandeCohen,Départementd'histoire,UniversitéduQuébecàMontréal

StéphaneCourtois,Départementdephilosophie,UniversitéduQuébecàTrois‐Rivières

HugoCyr,Départementdesciencesjuridiques,UniversitéduQuébecàMontréal

Marc‐AntoineDilhac,Départementdephilosophie,UniversitédeMontréal

RichardDubé,Départementdecriminologie,Universitéd'Ottawa

FrédérickGuillaumeDufour,Départementdesociologie,UniversitéduQuébecàMontréal

CatherineFoisy,Départementdesciencesdesreligions,UniversitéduQuébecàMontréal

PascaleFournier,Facultédedroit,Universitéd’Ottawa

Alain‐G.Gagnon,Départementdesciencepolitique,UniversitéduQuébecàMontréal

MargaridaGarcia,Facultédedroit,Universitéd'Ottawa

Jean‐FrançoisGaudreault‐Desbiens,Facultédedroit,UniversitédeMontréal

ChristianeGuay,Départementdetravailsocial,UniversitéduQuébecenOutaouias

FabienGélinas,Facultédedroit,UniversitéMcGill

StéphanGervais,Programmed’étudessurleQuébec,UniversitéMcGill

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SébastienGrammond,Facultédedroit,Universitéd’Ottawa

NaïmaHamrouni,InstitutSimonedeBeauvoir,UniversitéConcordia

SimonHarel,Départementdelittératurecomparée,UniversitédeMontréal

JaneJenson,Départementdesciencepolitique,UniversitédeMontréal

DanielleJuteau,Départementdesociologie,UniversitédeMontréal

DanielJutras,Facultédedroit,UniversitéMcGill

DimitriosKarmis,Écoled’étudespolitiques,Universitéd’Ottawa

AlanaKlein,Facultédedroit,UniversitéMcGill

AndréLaliberté,Écoled’étudespolitiques,Universitéd’Ottawa

DavidLametti,Facultédedroit,UniversitéMcGill

Louis‐PhilippeLampron,Facultédedroit,UniversitéLaval

HenriLauzière,Départementd’histoire,NorthwesternUniversity

JulieLavigne,Départementdesexologie,UniversitéduQuébecàMontréal

JeanLeclair,Facultédedroit,UniversitédeMontréal

GeorgesLeroux,Départementdephilosophie,UniversitéduQuébecàMontréal

DominiqueLeydet,Départementdephilosophie,UniversitéduQuébecàMontréal

SylvieLoriaux,Départementdesciencepolitique,UniversitéLaval

CatherineLu,Départementdesciencepolitique,UniversitéMcGill

JocelynMaclure,Facultédephilosophie,UniversitéLaval

FrédéricMégret,Facultédedroit,UniversitéMcGill

ChristianNadeau,Départementdephilosophie,UniversitédeMontréal

PierreNepveu,Départementdeslittératuresdelanguefrançaise,UniversitédeMontréal

Pierre‐YvesNéron,Départementd’éthique,UniversitécatholiquedeLille

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GenevièveNootens,Départementdesscienceshumaines,UniversitéduQuébecàChicoutimi

Charles‐MaximePanaccio,Facultédedroit,Universitéd’Ottawa

MartinPapillon,Écoled’étudespolitiques,Universitéd’Ottawa

MireillePaquet,Départementdesciencepolitique,UniversitéConcordia

MadeleinePastinelli,Départementdesociologie,UniversitéLaval

Jean‐GuyPrévost,Départementdesciencepolitique,UniversitéduQuébecàMontréal

RenéProvost,Facultédedroit,UniversitéMcGill

DanyRondeau,Départementdelettresethumanités,UniversitéduQuébecàRimouski

StéphanieRousseau,Départementdesociologie,UniversitéLaval

AnneSaris,Départementdesciencesjuridiques,UniversitéduQuébecàMontréal

Marie‐ÈveSylvestre,Facultédedroit,Universitéd'Ottawa

CharlesTaylor,Départementdephilosophie,UniversitéMcGill

BarbaraThériault,Départementdesociologie,UniversitédeMontréal

PierreThibault,Facultédedroit,Universitéd'Ottawa

LucTremblay,Facultédedroit,UniversitédeMontréal

LucTurgeon,Écoled’étudespolitiques,Universitéd’Ottawa

PatrickTurmel,Facultédephilosophie,UniversitéLaval

ShaunaVanPraagh,Facultédedroit,UniversitéMcGill

DanielWeinstock,Facultédedroit,UniversitéMcGill

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Résumé

Noussommesenfaveurdelalaïcitédel’Étatquébécois.LesdispositionsduProjetdeLoi60quivisentàaffirmerofficiellementlaneutralitéreligieusedel’Étatetàréaffirmerlesbalisesencadrantlesdemandesd’accommodementraisonnablenousapparaissentlouables.Nouscroyonsaussiquelaluttepourl’égalitéentrelesfemmesetleshommesaencoretoutesapertinenceaujourd’hui.Noussoutenonstoutefoisquel’interdictiongénéraledessignesreligieuxfacilementvisiblespourlesemployésdessecteurspublicetparapublicestenruptureavecl’expériencequébécoiseenmatièredelaïcitéetqu’elleestselontoutevraisemblanceinconstitutionnelle.Silesdroitsetlibertésprotégésparleschartesquébécoiseetcanadiennenesontpasabsolus,noussoutenonsquelesraisonsinvoquéespourjustifierl’atteinteàlalibertédereligionouaudroitàl’égalitédansl’accèsauxpostespublicssontinsuffisantes.Defaçonplusspécifique,nousmontronsquenilesargumentsfondéssurle«devoirderéserve»desemployéspublicsnilesargumentss’appuyantsurl’égalitéentrelesfemmesetleshommesneparviennentàrendrel’interdictiondessignesreligieuxvisiblesacceptable.

*Notabene:Lesopinionsexpriméesdanscemémoiren’engagentqueleursauteur‐e‐setnereflètentpasnécessairementlapositiondesemployeursdesprofesseur‐e‐ssignataires.

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Tabledesmatières

Listedessignataires .................................................................................................................................................................2

Résumé...........................................................................................................................................................................................5

Tablesdesmatières ..................................................................................................................................................................6

Introduction .................................................................................................................................................................................7

1.Unprojetdeloienruptureaveclesfondementsdumodèlequébécoisdelaïcité.......8

2.L'inconstitutionnalitéduprojetdeloino60:violationsdesdroitsdelapersonneetdesminoritésreligieuses ........................................................................................................................12

3.Libertédeconscience,devoirderéserveet«sacrificeraisonnable»............................18

4.LeProjetdeLoi60etl’égalitéentreleshommesetlesfemmes ......................................22

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Introduction

LeQuébecestunesociétéplurielle, tantsur leplan linguistiquequeculturel,ethniqueetreligieux.Cettepluralité,dontlesracinesremontentauxpremierscontactsaveclespeuplesautochtonesetauxrapportsqu’entretiennentaulendemaindelaConquêtebritanniquelescollectivitésd’origineseuropéennes,setraduitaujourd’huidansunprojetsociétalunique,marquétoutautantparunevolontéd’affirmationde lamajoritédémocratiquequepar lareconnaissance de la diversité au sein de nos institutions démocratiques nationales. Cemodèle québécois, que certains nomment aujourd’hui interculturalisme, n’est pas sansdéfautsou sans zonesgrises. Il constituenéanmoins, comme le souligne le rapportde laCommissiondeconsultationsur lespratiquesd’accommodements reliéesauxdifférencesculturelles en 20082, une trame de fond nous permettant de répondre de manièreéquilibréeetjusteauxdéfisduvivreensembledansunesociétédontletissusocialest,plusquejamais,profondémentdiversifié,maisquidemeureprofondémentengagéeenverslesprincipesfondamentauxdeladémocratielibérale.

C’est selon nous ce jeu d’équilibre entre la volonté d’affirmation de la majorité et lepluralisme social et institutionnel du Québecmoderne qui est remis en question par leProjet de loi 60. Au nomd’une conception de la laïcité qui nous semblemal adaptée aucontextequébécois,etquis’inscritplusdansunerecherched’absolusquedansunespritd’ouverture et d’inclusion, le gouvernement s’inscrit en rupture avec les idéaux detoléranceetderespectdesdroitsetdeslibertésquiontfaitduQuébecuneterred’accueilpourlesnouveauxarrivantset,parlefaitmême,contribuéaudynamismeetàlarichesseculturelledenotresociété.L’émergenced’undiscoursquin’envisagelalaïcitéqu’auregardd’une absence de toute manifestation du phénomène religieux dans l’espace publicconstituerait un réalignement qui couperait le Québec d’une histoire de pratiquespragmatiques et ouvertes de régulation du pluralisme religieux. Il risque de plus destigmatiser certaines minorités, allant ainsi à l’encontre de l’esprit de tolérancecaractéristiquedesprincipesdémocratiquescontemporains,etdecompromettrel’objectifleplusimportant:l’intégrationdetousàunesociétélibreetouverte.

Dansnotremémoire,nousentendonsexpliquerpourquoi:(1)lepassageàuneconceptionplusexclusivedelalaïcitéestenruptureaveclemodèlequébécoisdelaïcité;(2)leprojetdeloi60estillégitimepuisquenerespectantpaslesdroitsdelapersonneetdesminoritésreligieuses; (3) les arguments justificatifs fondés sur le devoir de réserve desfonctionnaires et le faible impact allégué du projet de loi 60 sur leurs convictionsreligieusesnerésistentpasàl’analyse,et(4)leprojetdeloinepeutêtrejustifiésurlabaseduprincipedel’égalitéentreleshommesetlesfemmes.

2Commissiondeconsultationsur lespratiquesd’accommodementreliéesauxdifférencesculturelles.2008.Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation. Rapport.[enligne]: http://www.accommodements‐quebec.ca/documentation/rapports/rapport‐final‐integral‐fr.pdf

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1.Unprojetdeloienruptureaveclesfondementsdumodèlequébécoisdelaïcité

Lalaïcité,tellequ’elles’articuledansl’historiedessociétéslibéralesetdémocratiques,viseà assurer la coexistence pacifique des diverses croyances en garantissant leur libreexpressiontantquecelle‐cineportepasatteinteàl’ordrepublicouauxdroitsdestiers.Lesmodalités de cette coexistence varient selon le contexte et les compromis historiquespropres à chaque société. Plusieurs recherches tendent cependant à démontrer uneconvergenceauseindesÉtatslibérauxetdémocratiquesversuneconceptiondelalaïcitéqui reposed’abordsur l’affirmationet lagarantiedesprincipesd’égalitéetde libertédeconscience et de religion. De tels aménagements laïques ont ainsi été retracés dans descontextesnationauxtrèsdivers,commeenattestentdesrecherchesmenéesauMexique3,auQuébec4,enItalie5,enInde6,auJapon7,auBrésil8,auxÉtats‐Unis9,enArgentine10ouenUruguay11.Lalaïcitén’estpasiciunefinensoi,ouunprincipeabsolu.Elleconstitueplutôtunvéhiculeservantàaffirmeretàtraduiredanslespratiquesinstitutionnelleslalibertédeconscience et de religion et l’égalitémorale des personnes12. La neutralité de l’État et laséparation des pouvoirs politiques et religieux sont deux mécanismes institutionnelsessentielsafindegarantirceslibertésetleurdonnereffetdanslespolitiquespubliques.Cesontprécisémentlesmodalitésdemiseenœuvredecesprincipesquivarientd’unesociétéàl’autre,enfonctiondescompromishistoriquesetdescontingencesducontextepolitiqueetsocial.

3RobertoBlancarte, «LaïcidadysecularizatiónenMéxico»,EstudiosSociólogicos, vol.XIX,no57,2001,p.843‐855;«Unregardlatino‐américainsurla laïcité»,dans JeanBaubérotetMichelWiewiorka(dir.),DelaséparationdesÉglisesetdel’Étatàl’avenirdelalaïcité,Paris,LesÉditionsdel’Aube,2005,p.247‐258.4MichelineMilot,Laïcitédanslenouveaumonde:lecasduQuébec,Turnhout,Brepols,Coll.«Bibliothèquedel’ÉcolepratiquedesHautesÉtudes/Sorbonne»,2002.5AlessandroFerrari, . «Laïcitéetmulticulturalismeà l’italienne»,Archivesdesciencessocialesdesreligions,no141,2008,p.133‐154.6MitsuhiroKondo,«L’avenirdusécularismeenInde»,dansHanedaMasashi(dir.),Sécularisationsetlaïcités,2009,Tokyo:KoichiMaeda‐UniversityofTokyo/CenterforPhilosophy,p.93‐101.7Shimazono,Takahiro.2009.«LalaïcisationetlanotiondereligionauJapon»,dansHanedaMasashi(dir.),Sécularisationsetlaïcités,op.cit.,p.71‐78,.8Lorea,RobertoArriada.2008.«ViolacionesdelaslibertadeslaicasenelBrasildelsigloXXI»,dansRobertoBlancarte(dir.),Losretosdelalaicidadylasecularizatiònenelmundocontemporàneo,México,ElColegiodeMexico,Centrodeestudiossociològicos,2008,p.193‐218;RobertoArriadaLorea,«BrazilianSecularityandMinorities in the Biggest Catholic Nation in theWorld»,Archivesde sciences socialesdes religions, no 146,2009,p.81‐98.9MichaelJ.Perry.«USA:ReligionasaBasisofLawmaking.OntheNon‐establishmentofReligion?»,Archivesdesciencessocialesdesreligions,No146,2009,p.119‐136.10FortunatoMallimaci,.«NacionalismocatòlicoyculturalaicaenArgentina»,dansRobertoBlancarte(dir.),Losretosdelalaicidadylasecularizatiònenelmundocontemporàneo,op.cit.,p.239‐262,.11DaCosta,Nèstor.2009.«Lalaicidaduruguaya»,Archivesdesciencessocialesdesreligions,no146,p.137‐155.12Commissiondeconsultationsurlespratiquesd’accommodementreliéesauxdifférencesculturelles,p.135.

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Lemodèlede laïcitéquébécois – aujourd’hui remis enquestion‐ sedéfinit peu àpeu, demanièreimplicite,aufildescompromisetdeschoixdesociétéquimarquentnotrehistoire.Rappelonsàceteffetquesi la laïcitéauQuébecs’affirmedepuis laRévolutiontranquille,elleprendd’abordracinedansl’organisationdesrapportsentrecatholiquesetprotestantsau lendemain de la Conquête britannique. Les autorités britanniques, pour des raisonspragmatiques, accepteront une série de compromis afin d’assurer la coexistencerelativementpacifiquededeuxÉglisesfortementinstitutionnaliséesdansunseuletmêmeespacepolitique.LaProclamationroyalede1763ainsiquedeuxdestextesfondateursdel’AmériqueduNordbritannique,leTraitédeParisdu10février1763etl’ActedeQuébecdu22juin1774,accordent à cet effet la libertéde religionaux sujets catholiques canadiens,bienquecettelibertéfutlimitéedanslecasduTraitéparleSermentduTest.13

Cettereconnaissancedela libertédeculte,enruptureavec lespratiqueseuropéennesdel’époque,auradeseffetsstructurantssurlemodèledelaïcitéquiémergeprogressivementparlasuite.L’Acteconstitutionnelde1791,quiintroduitauQuébecpourlapremièrefoisunsystème de représentation parlementaire, réaffirme cette liberté de religion tout enlimitant l’exercice de charges politiques pour les membres des clergés, aussi biencatholiquequ’anglican.Laséparationentrelepolitiqueetlereligieuxestainsiamorcée.Leprincipe d’égalité est également très tôt étendu à d’autresminorités avec, par exemple,l’adoptionparlaChambred’assembléeduBas‐Canadad’uneloireconnaissantauxJuifslesmêmes droits qu’aux autres citoyens en 1832. La liberté de culte sera de nouveauexplicitementconsacréeparlalégislatureduCanadaunien1851.

L’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 (la Loi constitutionnelle de 1867)s’inscritdanslacontinuitéenconsacrant,parl’absencedementionexplicite,lesprincipesdeneutralitédel’Étatetdeséparationdesfonctionspolitiquesetreligieusesdéjàénoncéssous le régime britannique.14La fédération canadienne n’aurait cependant sans doutejamaisvulejoursansgarantiesquantàlaprotectiondesminoritésreligieuses,notammentenmatièred’administrationscolaire.Cenouveaucompromishistoriqueconsacrelestatutdes deux Églises institutionnelles dominantes, sans toutefois leur conférer une autoritépolitiquenienfairedesreligionsofficielles.

Dans sonarchitecturemême, la fédération canadienneproposeen ce sensunmodèledelaïcitépragmatiqueetpluraliste,quiaffirmeenpratiquelesprincipesd’égalitéetdelibertéde conscience et de religion tout en reconnaissant le désir de laminorité catholique deconserver ses institutions. Ces principes seront réaffirmés à plusieurs reprises par lestribunaux.LaCoursuprêmeaffirmeparexempleen1953que:13TraitédeParisdu10février1763,[enligne]:

http://www.tlfq.ulaval.ca/AXL/amnord/cndtraite_Paris_1763.htm;

ActedeQuébecdu22juin1774,[enligne]:http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/amnord/cndconst_ActedeQuebec_1774.htm14L’article129prévoitlemaintiendesloisadoptéesdanslescoloniesdésormaisfédérées.

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«(…) depuis 1760 et jusqu'à nos jours, la liberté de religion a été reconnue, dans notrerégimejuridique,commeunprincipefondamental.Bienquenousn'ayonsrienquiressembleà une Église d'État, il est hors de doute que la possibilité d'affirmer sans contrainte sacroyancereligieuseetdelapropager,àtitrepersonnelougrâceàdesinstitutions,demeure,dupointdevueconstitutionnel,delaplusgrandeimportancepourtoutleDominion.»15

LaCour renvoieégalementauxprincipesdeneutralitéetdeséparationdesÉglisesetdel’Étatdansunedécisionde1955concernantlalibertédecultedestémoinsdeJéhovah.Elleprécisealorsqu’iln’existepasendroitcanadiendereligiond'Étatetque«personnen'esttenud'adhéreràunecroyancequelconque».Ilserait,toujoursselonlaCour,impensableende telles circonstances qu'une majorité puisse imposer ses vues religieuses à uneminorité.16

Cesdécisionspavent lavoieà lacodificationdecesprincipes,notammentdans laChartequébécoisedesdroitsetlibertésdelapersonneen1975puisdans laChartecanadiennedesdroits et libertés en 1982. Ces deux documents consacrent les principes d’égalité et delibertédeconscienceetdereligionendroitquébécoisetcanadien.Malgréuneréférenceexplicite àDieudans le préambulede laLoiconstitutionnellede1982, la jurisprudence adepuis confirmé que la neutralité de l’État et la séparation du politique et du religieuxdécoulent implicitement de la mise en œuvre du droit à l’égalité et de la liberté deconscienceetdereligion tellequedéfiniedans lesChartes.DansRc.BigMDrugMart, laCour précise par exemple qu’une «majorité religieuse, ou l’État à sa demande, ne peutimposersapropreconceptiondecequiestbonetvraiauxcitoyensquinepartagentpaslemêmepointdevue».17Commenousleverronsplusloin,d’autresdécisionsviennentparlasuite baliser lamise enœuvre de la liberté de conscience et de religion, précisant ainsidavantage les modalités de mise en œuvre de la laïcité canadienne et son articulationparticulièreencontextequébécois.

Loinderejetercemodèlepluralisteetpragmatiquede laïcité, leQuébecde laRévolutiontranquilles’eninspire.L’enchâssementdanslaChartequébécoisedesprincipesconstitutifsde la laïcité,enparticulier l’égalitéet la libertédeconscienceetdereligion,entémoigne.C’est également cette conception pluraliste qui informe le processus de laïcisation dusystèmescolaireamorcédans lesannées1960avec lacommissionParent,et récemmentachevéavecladéconfessionnalisationdescommissionsscolaires.Lamiseenplaceducoursd’éthique et de culture religieuse s‘inscrit dans une logique similaire, en réaffirmant laneutralité confessionnelle de l‘école publique au Québec tout en faisant du pluralismereligieuxetdurespectdescroyances lespierresd’assisesdecetteneutralité.Ladécisiondans les années 1990 de ne pas exclure des écoles publiques—lieu par excellence desrapprochements interculturels—les élèvesportant le hijab relève aussi d’une conception15Saumurc.VilledeQuébec,[1953]2.R.C.S.299.16Chaputv.Romain,[1955]S.C.R.834.17Rc.BigMDrugMart,[1985],1.R.C.S.295,397.

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authentiquemaisapaiséedelalaïcité.

Cebref retourhistoriquenouspermetde souligner la continuitédesprincipesqui sous‐tendentlalaïcitédansl’échafaudageinstitutionnelcanadienetquébécois.Siellen’estpasexplicitementconsacréeendroit,lalaïcitéfaitbeletbienpartiedenotrehéritagepolitiqueet juridique. Cette laïcité québécoise est évidemment marquée par l’omniprésence del’Église catholique, mais une analyse contextuelle nous permet de mettre en exerguel’importancedelalibertédeconscienceetdereligiondansleprocessusderégulationdesrapports entre majorités et minorités religieuses au Canada et au Québec. La minoritécatholique et francophone a bénéficié de ce régime d’aménagement de la diversité. LeQuébec de la Révolution tranquille s’inspire aussi directement de cette perspectivepluraliste afin de définir les bases de sa propre laïcité, notamment dans la Chartequébécoisedesdroitsetlibertésdelapersonneetdansleprocessusrécemmentachevédedéconfessionnalisationdel’écolepublique.

Mémoire relatif au projet de loi no 60, soumis à la Commission des institutions de l’Assemblée nationale du Québec

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2.L'inconstitutionnalitéduprojetdeloino60:violationsdesdroitsdelapersonneetdesminoritésreligieuses18

Lesdroitset libertésdelapersonneconstituentunacquisprécieux,adoptéetpromuparlesdémocratieslibéralesàlasuited’abusdupouvoirétatiqueayantmenéàlapersécutiondeminoritésetauxhorreursdelaDeuxièmeGuerremondiale.EnplusdesÉtatseuropéensetnord‐américains,denombreuxpaysnonoccidentauxontadoptéleconstitutionnalismeetlaprotectiondesdroitsetlibertéscommevaleurspolitiquesfondamentalesaucourantdu20esiècle.L’Inde,l’AfriqueduSud,etlaColombien’ensontquequelquesexemples.LeQuébecad’ailleursfaitfiguredepionnierenlamatière,enadoptantsapropreChartedesdroitsetlibertésen1975etendéclarantsonadhésionauPacteinternationalsurlesdroitscivilsetpolitiquesadoptésousl’égidedesNationsUnies.

Cetteconvergenceinternationaletémoignedel’importancedesdroitsetlibertéspourrégirla vie en collectivité. En effet, les droits et libertés permettent de valoriser le pouvoirlégislatif en précisant les contours d’un contrat social, en vertu duquel les citoyens etcitoyennes consentent à l’autorité du parlement élu. Le parlement est souverain et lasociété civile accepte cette souveraineté, à condition que des balises soient fixées pouréviterlesabusdepouvoiretl’arbitrairedel’État.Lerespectdesdroitsetlibertésestunesourceessentiellede légitimitépour l’Étatet luipermetdeprétendregouvernerdans leslimitesdelamoralité.Violerlesdroitsetlibertésdefaçonnonjustifiée,sansbutrationnel,équivaut à rompre les conditions du contrat social qui nous lie. L’État perd alors salégitimité, laquelle repose dans une démocratie sur la primauté du droit et le refus del’arbitraire. Ainsi, s’interroger sur le respect des droits et libertés, ce n’est pas tantmenacer de mettre la volonté des élus en échec, c’est surtout poser des questionsfondamentales qui devraient être au coeur de toute réflexionpolitique. C’est pourquoi ilconvient de s’attarder de très près à la conformité du projet de loi no 60 avec lesinstrumentsprotégeantlesdroitsetlibertésdelapersonne.

Tous conviennent que l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires par lesemployésdetout«organismepublic»,prévueà l’article5duprojetde loino60proposépar le gouvernement, constitue une atteinte à la liberté de conscience et de religion. Deplus, cette interdiction a des effets discriminatoires sur les individus qui pratiquent unereligionquisemanifestenécessairementparleportdesymbolesvisiblestelslakippajuive,

18Cette partie s’appuie sur les textes suivants: Sébastien Grammond, Pascale Fournier, Jean‐FrançoisGaudreault‐Desbiens, Pierre Bosset et Louis‐Philippe Lampron, «Une interdiction invalide», LeDevoir, 15septembre 2013 [en ligne]: http://www.lapresse.ca/le‐droit/opinions/votre‐opinion/201309/23/01‐4692191‐charte‐une‐interdiction‐invalide.php (égalementpubliédansLeJournaldeMontréal,LeJournaldeQuébec et Le Soleil); Pascale Fournier, Sébastien Grammond, Valérie Amiraux et cinq autres signataires,«PrièreauconseildevilledeSaguenay:unjugementquifait fiduprincipedeneutralité»,LeDroit,30mai2013[enligne]:

http://www.ledevoir.com/societe/ethique‐et‐religion/379383/un‐jugement‐qui‐fait‐fi‐du‐principe‐de‐neutralite.

Mémoire relatif au projet de loi no 60, soumis à la Commission des institutions de l’Assemblée nationale du Québec

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leturbansikhetlefoulardmusulman.19Lavéritablequestionquisepose,dupointdevuedu respect des normes juridiques québécoises, canadiennes et internationales, est desavoirsicecaractèrediscriminatoireetattentatoireduprojetdeloiestjustifié.

Lesdroitset libertés,parnature,nesontpasabsolus.Leprocessusde justificationd’uneatteinte à un droit fondamental permet aux gouvernements de sauvegarder la validitéd’unedécisionoud’unedispositionlégislativeattentatoires’ilsrespectentlesconditionsetbalisessuivantes:

1. Ildoityavoirunobjectifréeleturgent;

2. Lesmoyenschoisisdoiventavoirunlienrationnelavecl’objectifpoursuivi;

3. Les moyens choisis doivent porter le moins possible atteinte au droit enquestion(critèreditdel’atteinteminimale);

4. Il doit y avoir proportionnalité entre les effets bénéfiques liés à la poursuite del’objectifetleseffetsnéfastesdel’atteinteaudroitprotégé.20

C’est ainsi que les tribunauxquébécois et canadiensont interprété lesdispositionsde laCharte québécoise des droits et libertés mise de l’avant par le gouvernement de RobertBourassaen1975.21Ils’agitdurégimequasi‐constitutionnelquel’AssembléenationaleduQuébec s’est donné pour régir le vivre‐ensemble québécois et assurer la protection decertains droits fondamentaux tout en permettant à l’État d’y passer outre et ce, à desconditionstrèsprécises.Àdéfautdeseconformeràcesconditions,uneloiattentatoireestinvalide, car elle viole les principes fondamentaux de la vie en société et relève del’arbitraireplutôtquedurespectdelaprimautédudroit.Danslecadredecerégimedonts’estdotéleQuébec,ilrevientàl’Étatdedémontrerqu’uneatteinteauxdroitsprotégésestjustifiée. Autrement dit, le fardeau de la preuve incombe à l’État. Les tribunaux exigentd’ailleursquelesprétentionsdugouvernementsoientétayéesparunepreuvecrédible;lespétitionsdeprincipenesuffisentpas.L’atteinteàundroitprotégés’appuiegénéralementsurdesétudesscientifiques fouillées, soumisesaux tribunauxpardes témoinsexpertset19Nousnousappuyonssurlesnotionsd’«effetdiscriminatoire»etd’«égalitésubstantielle»,développéesenjurisprudence québécoise et canadienne. Voir notamment R. c. Kapp, [2008] 2 R.C.S. 483, aux par. 15 etsuivants.VoiraussiDanièleLochak,Ledroitetlesparadoxesdel’universalité(Paris:PressesuniversitairesdeFrance,2010).20R.c.Oakes,[1986]1R.C.S.103auxpar.69‐71,constammentcitéetreprisparlestribunauxquébécois.Pourun jugementde laCourd’appelduQuébecappliquantcescritèresenoctobre2013,voirCampJardin(Gan)d'Israël c. La Minerve (Municipalité de), 2013 QCCA 1699. Voir également Aharon Barak, Proportionality:ConstitutionalRightsandtheirLimitations(NewYork:CambridgeUniversityPress,2012).21Toutau longdecettesection,nous faisonsprincipalementréférenceà lachartequébécoisedesdroitsetlibertésde lapersonne, carplusieursmembres influentsdugouvernementduQuébecontprétenduque lalégitimité d’une déclaration d’invalidité en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés seraitcontestable.Toutefois,notrepropossurlesdroitsgarantisparlachartequébécoises’appliqueégalementàlachartecanadienneainsiqu’auxinstrumentsinternationaux.

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despartiesintervenantesissuesdelasociétécivile.

L’existenced’unobjectifurgentetréel

Quelestl’objectifviséparcetteinterdictionduportdesignesreligieuxostentatoires?Selonlesnotesexplicativesduprojetdeloietledocumentgouvernementalintitulé«Parcequenos valeurs, on y croit», il s’agit d’assurer la neutralité religieuse et la laïcité desinstitutionsdel’État.Dansl’abstrait,ils’agitlàd’objectifslouables.Lalaïcitéestunprinciped’organisationdelaviepubliquequinouspermetderesterquinoussommes,decroireoudenepas croire, sansperdrenosdroits à l’égalité.Cet acquishistoriqueestprécieux : ilnousgarantit,individuellementetcollectivement,depouvoirêtrereprésentésparunÉtatindépendammentde ce enquoinous croyons.Dans lemêmemouvement, la laïciténousassure la libertédepratiquernotrereligion, lecaséchéant,doncd’existersocialementetjuridiquementcommecitoyensetaussicommecroyantssansêtremenacés,dansnosviescommedans nos droits. La laïcité est donc avant tout une façon de concevoir le rôle del’Étatdanslacoexistencepacifiqued’individusqui,surleplandeleurconscience,diffèrentles uns des autres. Elle n’implique pas une restriction des manifestations religieusesindividuelles, composante inextricable de la liberté de conscience et de religion en droitinternational comme en témoigne notamment le libellé de l’article 18 du Pacteinternationalrelatifauxdroitscivilsetpolitiques,envertuduquelcetteliberté«implique[…]la libertédemanifestersareligionousaconviction, individuellementouencommun,tant en public qu’en privé». S’il n’entend pas déroger aux chartes applicables sur leterritoire québécois, le gouvernement ne peut donc pas se soustraire à l’obligation dejustification constitutionnelle de ses lois en invoquant un principe de laïcité quis’opposeraità l’espritdesdroits individuelsprotégéspar leschartes.Celadénaturerait lalaïcité elle‐même et en ferait un instrument de persécution plutôt que ce qu’elle estvraiment: un double gage de neutralité de l’État et de protection des croyances et desdroitsfondamentaux.

Ya‐t‐illamoindrepreuvequelaneutralitéetlebonfonctionnementdesinstitutionssontmenacés par le genre de pratiques que vise le projet de loi no 60? L’affirmation selonlaquelle leportdesignesreligieuxostentatoiresestensoiuneformedeprosélytismeestdépourvuedefondementsfactuels,etlestribunauxquébécoisrisquentfortdelarejeterdurevers de lamain. On voitmal en effet en quoi le port de signes religieux ostentatoirespourraitêtrenécessairementassociéauprosélytisme.D’ailleurs,laCommissiondesdroitsde la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), le principal organisme auquell’Assemblée nationale a confié le mandat d’assurer le respect de la Charte québécoise,rappelaitenoctobre2013lecaractèredéraisonnabledecetteassociationduportdesignesreligieuxàuneatteinteàlaneutralitédel’État:

Rappelonsquel’exigencedeneutralitéreligieuses’appliqued’abordauxinstitutionsdel’Étatainsiqu’àsesnormesetpratiques.Cependant,lesagentsdel’Étatn’ysontpassoumis,sinonparuneexigenced’impartialitédansl’exécutiondeleurstâches,parlesobligationsrelativesau devoir de réserve qu’ont certains d’entre eux, ainsi que par une interdiction de

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prosélytisme. Selon la jurisprudence, le prosélytisme renvoie à l’enseignement et à lapropagation des croyances. Le document d’orientations gouvernementales définit toutefoiscette notion en y intégrant des éléments qui lui sont étrangers. Ainsi, le port de signesreligieuxdits«ostentatoires»ou«apparents»parlepersonneldel’Étatyestdécritcommeune forme de «prosélytisme passif» ou «silencieux» qui serait intrinsèquement «[...]incompatible avec la neutralité de l’État, le bon fonctionnement de ses institutions et leurcaractèrelaïque».Iln’estpasraisonnabledeprésumerdelapartialitéd’unemployédel’Étatdusimplefaitqu’ilporteunsignereligieux.Cetteextensiondeladéfinitionduprosélytismeau port de signes religieux «ostentatoires», «indépendamment du comportement de lapersonne»,faussedemanièreimportantel’approchedéveloppéeenmatièredeprotectiondela libertéde religionetouvre laporteàune restrictionqui serait contraireà laChartedesdroitsetlibertésdelapersonne.22

En plus de cette falsification des concepts de prosélytisme et de neutralité, legouvernement n’a présenté aucune étude ou donnée qui permettrait de conclure à laprésenced’unobjectifvéritablement«urgentetréel»liéàlaneutralitédel’État.MalgrélatendancejurisprudentiellepermettantaugouvernementderespecterlepremiercritèredutestdeOakess’ildémontrela légitimitédel’objectifqu’ilpoursuit, ilnoussembledifficiledevoircommentlegouvernementpourras’acquitterdesonfardeauconsidérantl’absencedecontentieuxlié,aucoursdesdernièresdécennies,auportdesymbolesreligieuxpardesfonctionnairespublics.En témoignenotamment cepassagedu commentairede laCDPDJsurleprojetdeloi60,danslequelelleasoulignéque,danslecadredesonmandat,aucunmanquementàlaneutralitédel’Étatneluiaétésignalé:

[D]ans lecontextequébécois, l’objectifpoursuivipeutdifficilementêtrequalifiéd’urgentaupointdedevoirenfreindrelaChartedesdroitsetlibertésdelapersonne.Quelproblèmecettesolutionvise‐t‐elle à régler?Comment justifier l’urgencede l’objectif lorsqu’onneprésenteaucuncasoùleportdesignesreligieuxparlepersonneldel’Étatquébécoisauraitcompromislaneutralitéreligieusedel’État?Àtitreindicatif,soulignonsquelesdonnéesd’enquêtesetduservice‐conseilenaccommodementraisonnablerecueilliesparlaCommission,nerapportentaucune situation dans laquelle le port de signes religieux par un employé de l’État auraitmenacéleprincipedeneutralitéreligieuse.Deplus,aucuneautreinformationàceteffetn’aété portée à l’attention de la Commission, que ce soit dans le cadre de ses activités derecherche,d’éducation‐coopération,decommunicationouencoredanslagestionqu’ellefaitdesprogrammesd’accèsàl’égalité.23

22Commissiondesdroitsdelapersonneetdesdroitsdelajeunesse(CDPDJ),«Commentairesurledocumentgouvernemental Parce que nos valeurs, on y croit. Orientations gouvernementales en matièresd’encadrementdesdemandesd’accommodementreligieux,d’affirmationdesvaleursdelasociétéquébécoiseainsi quedu caractère laïquedes institutionsde l’État», p. 10 [notes omises],CDPDJ, 16octobre2013 [enligne]:http://www.cdpdj.qc.ca/Publications/Commentaires_orientations_valeurs.pdf.23Ibid,pp.11‐12.

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Laproportionnalitéet le lienrationnelentre l’objectif et lesmoyenschoisispar legouvernement

Ladifficultédecirconscrirel’objectifnefacilitepasl’évaluationducaractèreproportionnéde l’interdiction des signes religieux. Pour mener à bien cet exercice, les tribunauxquébécois et canadiens doivent d’abord vérifier si lemoyen choisi par le législateur estrationnellement lié à l’objectif poursuivi. Puisque l’État impose rarement une tenuevestimentaire uniforme à ses employés, il semble très difficile de prétendre que lescitoyens associent cette tenue vestimentaire à l’État lui‐même. Si un individu reçoit lesservices d’un fonctionnaire qui arbore des tatouages ou qui porte fièrement un chandailPoloRalphLauren, ilsaitfortbienquecelanetraduitaucunepolitiquedel’Étatniaucunlienétatiqueavec l’industriedutatouageou lesentreprisesRalphLauren,maisplutôtunchoixdel’individu.Ilenvademêmedessignesreligieuxqu’unfonctionnairepeutporter.Àmoins que le gouvernement ne présente des études sérieuses pour s’acquitter de sonfardeaudepreuveàcetégard,uneinterdictionmuràmurduportdessignesreligieuxnepeutêtreconsidéréenécessairepourassurerlaneutralitédel’État.

Encequiconcernelecritèredel’atteinteminimaleàlalibertédereligiondesmembresdesminorités religieuses, il est égalementplusquedouteuxde croireque l’impositiond’uneinterdiction généralisée de port de symboles religieux ostensibles à toute personnetravaillant pour l’État québécois se situerait à l’intérieur d’une «gamme de mesuresraisonnablessusceptiblesdeporteratteintelemoinspossibleaudroitencause».Bienquelaseulepreuvede l’existenced’unmoyenmoinsattentatoireaudroit fondamentalbriméparunedisposition législativedonnéenesuffisepaspourempêcher legouvernementderespecter ce critère de justification, il est clair que le choix d’unemesure «mur àmur»touchanttouslesfonctionnairesetemployéspublics,sansexamenpréalabledelanatureetdes conditions de leur emploi, constitue une atteinte largement excessive à la liberté deconscience et de religion dans le contexte où l’objectif demeure d’assurer la neutralitéreligieusedel’État.

Enfin,lestribunauxcomparerontlagravitédelaviolationdesdroitsauxeffetsbénéfiquesdelamesure.Pourlasociétéquébécoiseainsiquepourlespersonnesquidevraientchoisirentre respecter les préceptes de leur religion et quitter leur emploi, les conséquencesseraientgraves,alorsquelesbénéficesrelatifsàlaneutralitédel’Étatsemblentinexistants.Celaestd’autantplusvraiquelesmembresdescommunautésculturellessontencoresous‐représentés dans la fonctionpublique, ce qui créeplusieurs problèmesd’intégrationdesminoritésauseindelasociétéquébécoise,commeleremarquaitlaCDPDJen2011dansunrapportrésultantd’unevasteanalyse.24Parailleurs,uneétudecommanditéeen2009parleMinistère français de l’Intérieur indique que l’interdiction du port de signes religieuxdanslemilieuscolairefrançaisafavorisél’exclusiondescommunautésmusulmanesainsi24CDPDJ,«Profilageracialetdiscriminationsystémiquedesjeunesracisés:rapportdelaconsultationsurleprofilage racial et ses conséquences», CDPDJ, 25 mars 2011 [en ligne]:http://www.cdpdj.qc.ca/publications/Profilage_rapport_FR.pdf.

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qu’unrepliverslesécolesconfessionnellesprivées.25Ilsembledoncplausiblequeleprojetdeloino60,s’ilestadopté,auradenombreuxeffetsnéfastesliésàdesdivisionssociales,avecpeuoupasd’effetspositifssurleplandelaneutralitédel’État.Augouvernementdeconvaincrelapopulationetlestribunauxducontraire.

En définitive, pour qu’un gouvernement puisse enfreindre de façon si considérable lesdroitset libertéssansobjectifurgentet réel,nonseulement faudrait‐ilavoir recoursà laclausedérogatoire,maispire:legouvernementduQuébecrenieraitl’héritagedesapropreChartedesdroits,etdesdoctrinesdéveloppéesàlasuitedelaDeuxièmeGuerremondialeafindelimiterl’arbitrairedesloisquiaffectentlesdroitsetlibertés.Danslecontexteoùonretire à tous les employés de l’État (et même plus) leur droit de manifester leursconvictions religieuses sur le lieu de travail, on ne saurait évoquer cette possibilité dedérogation à la légère, comme s’il s’agissait simplement d’un moyen de se sortir d’uncarcan juridique. Au contraire, il s’agirait là d’unemesure dommageable pour la sociétéquébécoiseet lesystèmejuridiquequ’elleamisenplacepoursemettreaudiapasondesautres nations et des normes internationales 26 et assurer une saine gouvernancerespectueusedetouslescitoyens.Celan’estnisouhaitablenilégitime.

25Jean‐PhilippeBrasetal.,Institutd’Étudesdel’IslametdesSociétésduMondeMusulman,ÉcolesdesHautesÉtudesenSciencesSociales(EHESS),«Programmederecherche:L’enseignementdel’Islamdanslesécolescoraniques,lesinstitutionsdeformationislamiqueetlesécolesprivées»,WestMedia,juillet2010[enligne]:http://www.west‐info.eu/laicism‐adieu‐france‐immigrants/rapport‐6/.26De récentesdécisionsduComitédesdroitsde l’hommedesNationsUniesetde laCoureuropéennedesdroitsdel’hommepermettentdeprédireunblâmeinternationald’uneéventuelleadoptionduprojetdeloino60.Voirlesdeuxdécisionssuivantes,danslesquellesl’interdictionduportdesignesreligieuxàl’écoleetdansuneentrepriseaétéjugéeinvalide:Singhc.France,Doc.N.U.CCPR/C/106/D/1852/2008;Eweidaetautresc.Royaume­Uni,[2013]ECtHR(No.48420/1036516/1051671/1059842/10)(15janvier2013).

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3.Libertédeconscience,devoirderéserveet«sacrificeraisonnable»

Deux arguments plus spécifiques viennent généralement soutenir l’idée voulant que laneutralité religieuse de l’État exige l’interdiction des signes religieux visibles pour lesemployés des organismes publics et parapublics27. Le premier consiste en une analogieaveclessignespolitiques:ceuxquisontrémunérésparl’Étatontundevoirderéserveeuégardàl’expressiondeleursconvictionspolitiqueslorsqu’ilssontenfonction.Or,commel’État doit aussi être neutre par rapport à la religion, ce devoir de réserve s’étendégalementàl’expressiondesconvictionsreligieuses,ycomprisauportd’unsignereligieuxvisible. Le second est l’argument du «sacrifice raisonnable»: demander aux personnesreligieusesderetirer leurssignesreligieuxvisiblespendantqu’ellessontautravailseraitune exigence modérée. Elles demeurent libres de pratiquer leur religion lorsqu’elles nesontpasenfonction.

Nous considérons que ces deux arguments reposent sur une compréhension indûmentétroitedelalibertédeconscienceetdereligion.Ilestadmisquelesprincipesdetoléranceetde libertédeconscienceetde religionont jouéunrôleessentielaudébutde l’époquemodernedansleprocessusdepacificationd’uneEuropedéchiréeparlesconflitsreligieux.Tout porte à croire qu’une reconnaissance appropriée de la liberté de conscience et dereligion demeure aujourd’hui également une des clés de la coopération sociale et de lasolidaritéencontextedediversitémorale,culturelleetreligieuseprofonde.

L’argumentdudevoirderéserve

Lesdéfenseursdel’interdictiondessignesreligieuxfontvaloirunargumentfondésuruneanalogie entre les signes religieux et les signes politiques. Il est généralement considérécomme légitime de demander à ceux qui sont rémunérés par l’État de ne pas exprimerleurs opinions politiques lorsqu’ils sont en fonction. L’administration publique doit êtreneutre;sonrôleestd’appliquerlesdécisionsprisesparlegouvernement.Demême,onneveut pas que les enseignants tentent d’endoctriner leurs élèves et que le personnelhospitalier harangue les patients. Or, lemême raisonnement s’appliquerait aux opinionsreligieuses: l’État et ses représentants doivent être neutres par rapport à la religion.Commeleportd’unsignereligieuxexprimeuneconvictionreligieuse,ilseraitraisonnablede l’interdire, tout comme il est raisonnable de censurer l’expression des convictionspolitiques.

C’estunargument sérieux.L’analogieproposéeestprimafacie plausible.Lavaliditéd’unraisonnement par analogie dépend des similarités et des différences entre les situationscomparées.Dans le casquinousoccupe, les similarités sontasseznombreusespourquel’argumentsoitprisausérieux.

27Cetteparties’appuiesur le textede JocelynMaclure,«Chartedesvaleurset libertédeconscience»34:8Optionspolitiques/PolicyOptions49,2013.

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L’argument n’est toutefois pas convaincant. Il est vrai que la fonction publique doit êtreneutre politiquement. Elle assure la permanence et la stabilité de l’État, ainsi quel’administrationimpartialedesloisetdespolitiquespubliques.

S’il faut séparer l’État et la religion, il est évidemment impossible de séparer l’idéologiepolitique de l’État. Des partis avec des visions politiques rivales s’affrontent pourl’obtentiondupouvoir.Silegouvernementnepeutpasêtreneutresurleplandel’idéologiepolitique,lafonctionpubliquedoit,enrevanche,l’être.Sonrôleestd’administrerlesloisetles politiques de façon impartiale. L’obtention des postes dans la fonction publique doitainsireposersurleméritedescandidatsetnonsurleurallégeancepolitique.

Il y a donc une différence fondamentale entre le rapport État‐allégeance politique et lerapport État‐religion: il n’y a pas une séparation complète entre l’État et l’idéologiepolitique;legouvernement,entantqu’organecrucialdel’État,sefaitnécessairementéliresur labased’unprogrammepolitique.À l’inverse, l’État,dumoinsauQuébec, est séparédes religions et est en principe neutre à leur égard. Qu’un fonctionnaire ou un autreemployé public porte un signe religieux visible ne fait pas en sorte que les lois ont unfondement religieux ou que l’État s’identifie à une religion. Les employés de l’Étatappliquentdesloisquiontfaitl’objetdecontestationspolitiquesavantd’êtreadoptéesetils doivent être neutres par rapport à ces controverses. La religion, pour sa part,n’intervientpasdans leprocessusde formulationetd’adoptiondes lois.L’analogieentrelessignesreligieuxetlessignespolitiquesnégligecettedifférencepourtantcruciale.

Ensuite,quiprétenddevoirporterunchandailsurlequelunsloganpolitiqueestimpriméouuneépinglettepolitiquedefaçonpermanenteenpublic?Commecitoyensengagés,nousvoulonsjouirdelalibertéd’expressiondanslasociétécivile,nousvoulonsavoirledroitdenousréunirpacifiquementetdemanifester,devoteretd’êtreéligiblesauxélections,noustenonsàlalibertédepresse,etc.Lacomparaisonaveclessignesreligieuxvisiblesn’aquepouruniquebutdejustifierl’interdictiondessignesreligieux.Quiavraimentl’impressionde s’éloigner de ses obligationsmorales ou de sa conception de ce qu’est une vie digned’êtrevécueparcequ’ilneportepasuneépinglettepolitiquependantqu’ilestautravail?Lesdroitsetlibertés,faut‐il lerappeler,visentàprotégerlesintérêtsfondamentauxdelapersonne humaine. Si la liberté de conscience et de religion est protégée de façonspécifique,plutôtqued’êtresimplementsubsuméesous ledroità la libertéd’expression,c’estquel’onconsidèrequelescroyancesquiengagentlaconsciencedesindividusetquicontribuentdefaçonmarquéeàlesdéfinirméritentuneprotectionspéciale.

Personnenecontestequelesemployésdessecteurspublicetparapublicdoiventrespecterundevoirderéserve.Personnenecontestequeleurlibertédereligionestlimitéelorsqu’ilssontenfonction: ilsnepeuventpas faire lapromotionde leurreligion, leursconvictionsreligieusesnedoiventpasdicterleurjugementprofessionnel,etilestfortpossiblequ’ilsnepuissentpaspratiquerleurreligiondelafaçondontilslesouhaiteraient.Selonlesnormesactuellementapplicablesendroitquébécoisetcanadien,iln’yapas,parexemple,dedroitabsolu à obtenir un lieu de prière au travail. Il se peut que la nature d’un emploi ne

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permettepasqu’unemployéprennecinqcourtespausesdanssajournéepourprier.Ilsepeutaussiquelesconditionsdetravailnepermettentpasàunemployédepartirplustôtlevendredi pour arriver à lamaison avant le coucher du soleil. Un employé de l’État doittransigeravecdeshommesetdesfemmes.Silenombrenelejustifiepas,ilestnormalquelacafétérianepuisseservirdesrepashalaloukasher,etc.S’iln’acceptepascesconditions,reconnues par la jurisprudence actuelle, il s’exclut lui‐même des secteurs public etparapublic.

L’argumentdusacrificeraisonnable

Les défenseurs de l’interdiction générale à porter des signes religieux dans les secteurspublic et parapublic affirment aussi qu’il est raisonnable de demander aux personnescroyantes de se départir de leurs signes religieux lorsqu’elles sont en fonction. Ellesdemeurent libresdepratiquer leur religiondans leurvieprivéeet associative,mais leurdevoirderéserveexigeraitqu’ellesremisentleursymboledeprédilectionlorsqu’ellessontenfonction.Cetteperspectiveprésupposequed’exigerd’uncroyantqu’ilsedépartissedesonsigne religieux lorsqu’il est en fonctionestde luidemanderun sacrifice raisonnable.Cette vision relève d’une conception particulière de la foi, profondément ancrée dans lapenséechrétienneetce,àdeuxniveauxdistinctsetinterdépendants.

D’unepart,l’écrasantemajoritédesmembresdelamajoritéreligieusequébécoise–soitlecatholicismeet,pluslargement,lechristianisme–n’ontpasàporterdesymbolesreligieuxtrès visibles pour se conformer à leurs obligations religieuses (même définiessubjectivement). On a beau revenir systématiquement sur l’exemple d’un fonctionnairechrétienquidésireraitporterunegrandecroixsurlelieudetravail,onchercheencorelesexemples concrets de tels fonctionnaires dans la littérature ou la jurisprudence. Cettedifférence majeure entre groupe religieux majoritaire et plusieurs groupes religieuxminoritaires sur le territoire québécois ne peut pas être omise lorsqu’on analyse lecaractère(in)égalitaired’unemesurelégislativeinterdisantàtouttravailleurpublicledroitde porter un symbole religieux ostensible: considérant le fait que les membres de lamajoritén’ontpasàfairedecompromisoud’effortpourrespecteràlafoisl’interdictionetleur foi religieuse, force est donc de conclure que l’effet de cette mesure désavantageclairement lesmembres des différents groupes religieuxminoritaires qui croient devoirporterdessymbolesreligieuxvisiblespourseconformeràleurfoireligieuse.

D’autrepart, leschismeauseinde laChrétientéengendrépar laRéformeprotestanteduXVIesiècleaencouragéunrecentrementdel’expériencedelafoisurlaquêtespirituelleetla sincérité des convictions. Le chrétien était encouragé à découvrir la parole de Dieu àl’aidedesespropreslumières.L’autoritéduclergécatholiqueaétéremiseenquestion,toutcomme le caractère ostentatoire de ses symboles et rituels. Cela dit, ce rapport à la foin’était pas étranger à la tradition chrétienne. Saint‐Augustin, plusdedix sièclesplus tôt,avaitdéjàappelédesesvœuxuntelrecentrementsurledialogueintérieuretlapuretédesintentions(«Rentreentoi‐même.C’estenl’hommeintérieurqu’habitelavérité»).

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Ilestfaciledecomprendrel’attraitdecettevision.Cemodedereligiosités’harmoniseplusfacilementavec leprincipede l’autonomie individuelle etdu libreusagede la raisonquicaractérise les sociétés libérales. Les sociologues des religions ont bien montré que lephénomènedela«protestantisation»oudel’«individualisation»delacroyanceétaitunphénomènerépanduaujourd’huienOccident28.

Celaétantdit,lestémoignagesdecroyantspourquisedépartirdeleurssignesreligieuxautravail n’est tout simplementpasuneoption, abondent. Pensons à cet urgentologue sikhquidisaitqu’iln’auraitd’autrechoixquededémissionnersionlecontraignaitàretirersonturban29. Des hommes portant la kippa et des femmes portant le hijab ont dit lamêmechose. Ils auraient le sentiment de se trahir s’ils retiraient leur couvre‐chef. Pour desmillions de croyants à travers lemonde, la religion est autant un système de croyancesqu’un mode de vie constitué de gestes, de pratiques et de symboles qui permettent demieuxvivrelafoi;lescroyancesetlespratiquessontpoureuxindissociables.Demanderàunepersonnereligieusedenepasrespecteruncodevestimentairejugéessentielpendantqu’elle est au travail équivaut à demander à une personne végétarienne de mettre sesconvictionséthiquesentreparenthèsesde9à5.

L’argumentdu«sacrificeraisonnable»équivautainsiàl’impositiond’unefaçondecroireparmi d’autres, d’une forme de «rectitude religieuse». L’acceptation d’un seulmode dereligiositélégitimeimpliqueraitunecompréhensionappauvriedelalibertédeconscienceet de religion. Bien vivre ensemble dans une société diversifiée exige non seulementd’accepterladiversitéreligieuse,maisaussilapluralitédesformesd’expériencereligieuse.Ilestvraiquecertainespersonnesreligieusespratiquantesconsidèrentnepasêtretenuesde respecter un code vestimentaire particulier. Cela ne nous autorise pas pour autant àconclurequeleportd’unsignereligieuxn’estpasprotégéparlalibertédeconscienceetdereligion. La finalité de la liberté de conscience et de religion est de nous permettre dedéterminerparnous‐mêmes,dansleslimitesduraisonnable30,quelssontlesconvictionsetengagementsquinouspermettentdedonnerunsensànotrevie.C’estpourcette raisonquelaCoursuprêmedeCanadaaretenuuneconceptiondite«personnelleetsubjective»delalibertédereligion31.

28ReginaldBibby,Lareligionàlacarte,Montréal,Fides,1988.29KatiaGagnon,«Signesreligieux:‘Çafaitpartiedemonidentité’»,LaPresse,11septembre2013[enligne]:http://www.lapresse.ca/actualites/national/201309/11/01‐4688126‐signes‐religieux‐ca‐fait‐partie‐de‐mon‐identite.php.30Il y adespratiquesetdes convictionsquenousn’avonspas à accommoder, si elles vont à l’encontredel’ordrepublic etdesdroitsde tiers.Maisdans lamesureoù cen’estpas le cas, leprincipede la libertédeconscienceetdereligionvautpourtouslesindividus,quellesquesoientleursconvictionsreligieuses.Nousavons rappelé plutôt les raisons qui ont soutenu l’introduction de la tolérance religieuse dans les sociétésoccidentales.31SyndicatNorthcrestc.Amselem,[2004]2R.C.S.551.

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4.LeProjetdeLoi60etl’égalitéentreleshommesetlesfemmes

Leprojetdeloi60exigedelapartdesmembresdupersonneldelafonctionpubliqueundevoir de neutralité, qui se traduit par l’interdiction du port de signes religieux ditsostentatoires. Le gouvernement justifie ces restrictions tant sur la base du principe del’égalité des sexes qu’au nom de la neutralité religieuse. Compte tenu de l’invocationcontinuelle du principe de l’égalité des sexes dans les débats publics qui ont précédé ledépôtduprojetdeloi, ilconvientdeclorecemémoireendiscutantdubien‐fondédulienprésuméentre l’égalitédes sexes etune conceptionde la laïcité requérantde l’Étatqu’ildécrète,poursesfonctionnaires,l’interdictionduportdetelssignes.Nousallonsdanscettesectionexaminer tourà tour laprésomptiond’uneallianceentre laïcité et libérationdesfemmes, laprémisse selon laquelle leportde signes religieuxest antinomiqueà l’égalitédessexes,l’argumentdela‘fausseconscience’,etlaquestiondelamarginalisation.

Toutd’abord,l’idéemêmed’unealliancehistoriqueentrelaïcitéetféminismeestillusoire.C’estnotammentlecasenFrance,dontlegouvernementprétendpourtants’inspirerdanssa recherche de règles du «bien vivre ensemble». Le processus de sécularisation desinstitutions françaisesmarquant la séparation entre l’Église et l’État a eu pour effet nonseulementderefoulerlaviereligieusedanslasphèredelavieprivée,maisaussid’investirlesfemmesdelamissionderégulationdelamorale,detransmissionetdesoutiendelafoidans le cadre domestique. 32 Les femmes, redéfinies comme des «anges du foyer»,contraintesauxvaleursdepiété,depureté,desoumissionetdedomesticité33,sedevaientd’être lesgardiennesetprotectricesultimesde la religiondans la sphèreprivée.Ainsi la«privatisation»de lareligions’est‐ellehistoriquementaccompagnéede l’assignationdesfemmesàlasphèredomestiqueetauxnormesquiysontassociées,toutenjustifiantleurexclusion des affaires économiques et politiques. Ce n’est pas la laïcité qui a entraîné lemouvement vers une société plus égalitaire et juste pour les femmes; ce sont plutôt lesdifférentsmouvements de libération des femmes, qui ont dû contester les normes de laféminitétraditionnellesetlaréclusiondomestique,quiavaiententreautresétéfavoriséesparla«laïcitéàlafrançaise».

Ensuite, l’interdiction du port de signes religieux comme le voile repose sur la prémisseselonlaquellecessignessont,eneux‐mêmes,antinomiquesàl’égalitédessexes.Sil’onnepeutnierqu’au seindes troisgrandes religionsmonothéistes, levoilea symboliquementtraduit l’injonction à la décence et à la docilité adressée aux femmes, des contextessociopolitiques et historiques différents appellent des interprétations plus nuancées.RamenerdanstouslescasleportduvoileauQuébecàlaseulesignificationdel’inférioritédelafemmereposesuruneinterprétationdécontextualiséeetluiimposeunsensunivoque

32WendyBrown,«RevealingDemocracy»,inChantalMaillé,GregM.NielsenetDanielSalée(eds),RevealingDemocracy:SecularismandReligioninLiberalDemocraticStates,P.I.E.PeterLang(àparaître).33BarbaraWelter, «TheCult ofTrueWomanhood:1820‐1860»,AmericanQuarterlyVol. 18,No.2, 1966,p.151‐174.

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qu’il n’a pas. Dans un contexte national de précarisation croissante des conditions detravail, de hausse des taux de chômage et de fragilisation de l’État‐providence, dans uncontexte géopolitique global post 11 septembre qui fait trop souvent de l’Islam le boucémissaired’unmondeoccidentaldéstabilisé,lesdiscriminationsetstigmatisationsvis‐à‐visdes personnes immigrantes ou issues de minorités religieuses (toutes catégoriesconfondues)sesontaggravées.Dansuntelcontexte,leportduvoilenereflètenitoujours,ninécessairement,unesoumissiondéraisonnableàundictatreligieux.Ilpeut,parexemple,représenter pour des femmes stigmatisées une stratégie de réaffirmation positive d’uneidentitésocialementmalmenée.Certainessociétésobligenteffectivementleurscitoyennesdesexefémininàporterlevoile,etunrefusdesubordinationdeleurpartestalorspassibledechâtiment,allantduplusaumoinssévère.Nousdevrionsnéanmoinsnousréjouirquedansunedémocratiecommelanôtre,cevoilepuisseenfinfairel’objetd’unchoixlibrepourlesfemmes;quenisonport,nisonretrait,nerésulted’uneimpositioncoercitiveparl’État.

Maiscertainsrécusentcettepossibilitémêmeet,lorsquedesfemmesaffirmentavoirchoisilevoile,supposentd’embléequ’ellesnepeuventl’avoirfaitqueparfausseconscience.Cetargumentdit«delafausseconscience»,héritédumarxisme,areprésentéunargumentcléde certains mouvements féministes dans les années 1960 et 1970, qui ont mené à lacréationdegroupesnonmixtesde«prisedeconscience».Àtraversleséchangessincèresetlepartagedetémoignages,cesgroupescherchaientàstimulerla«prisedeconscience»,parlesfemmeselles­mêmes,desmécanismessubtilsquimenaientàl’intériorisationdeleurpropre infériorité et facilitaient ainsi la reproduction de leur subordination dans la viefamilialeetintime.Maisjamaisauseindecesmouvementsiln’aétéquestiondeseservirdesmoyenscoercitifsdel’Étatpourdéclencherlalibérationdesfemmesjusquedansleursconsciences. Leprocessusde «prisede conscience»passait au contrairepar le dialoguedansunclimatd’accueiletparl’écoutesincèredelaparoledesfemmesàlaquelleétaientimpérativementaccordésrespectetvaleur.Or,dansledébatactuel,l’usagequiestfaitdel’argument de la fausse conscience est détourné de son sens originel, pour revendiquerl’imposition de la libération par la loi, muselant au passage la voix des femmesprioritairementconcernéesparl’interdit:lesfemmesvoilées.Lerespectdel’égalitémoraledes femmesexige avant tout la reconnaissancede leur capacitéde tenir elles‐mêmes lesrênesdeleursdestins,dedirigerelles‐mêmes,aveclesoutiend’autresfemmes,leurquêteversl’émancipation.L’usagedupouvoirlégislatifetcoercitifdel’Étatpourcontraindredesfemmesàretirer leurvoileconstitueunenégationdeleurqualitéd’agentetbafouel’égalrespect auquel ellesontdroit. Par conséquent,mêmeen supposantque l’argumentde lafausse conscience s’applique, aumoinsdans certains cas, il serait illusoire et contraire àl’engagementenvers l’autonomie individuelled’utiliser lepouvoir législatifde l’Étatpourinterdireleportdesymbolesreligieuxtelslevoile.

Le déni de l’autonomie des femmes issues deminorités poursuit leur victimisation. Il aaussi pour conséquence le renforcement de la stigmatisation des membres decommunautés religieuses minoritaires, faisant entre autres des musulmans, classésréfractaires à la modernité occidentale éclairée, les seuls dépositaires de la tradition

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patriarcale ayant jamais cautionné la violence faite aux femmes. L’odieux des pratiquesinégalitairesesttoutentierreportésurl’Autre,etleQuébecsetrouverequalifiéàtitredesociété satisfaisant les plus hauts critères de l’égalité des sexes. La différence entre letraitement que l’on réserve au voile et celui que l’on accorde à d’autres pratiquesrépandues dans notre société «hyper sexualisée» révèle une certaine partialité de nosjugements spontanés en la matière. En nous accordant de la sorte une présomptiond’autonomie rationnelle systématiquement déniée aux femmes voilées, nous risquonsdenoustrouvercoupablesd’un«maternalisme»aussicondescendantetirrespectueuxquelepaternalismed’antan.Nous risquons surtoutde tuerdans l’œuf toutepossibilitéd’actionconcertéeetsolidariséeentretouteslesfemmes.

La solidarité entre toutes les femmes est pourtant un enjeu crucial dans ce débat. Lestenants d’une approche intersectionnelle qui reconnaissent les spécificités des formesd’oppressionquisejouentàl'intersectiondugenre,delaclasse,del’orientationsexuelleetdelarace34,nousdemandent,depuisdéjàtrenteans,deresteralertesaurisquequelaluttedelamajoritédominantepourl’égalitédessexesnesefasseauxdépensdesfemmesissuesdes communautésminoritairesetne renforce leurmarginalisation.Ce risqueest icibienréel,alorsqueladéfensedel’interdictionduportduvoilepourraitêtreperçucommeuneinfantilisation.Lasolidaritévis‐à‐visdecesfemmesnesupposepaslapoursuiteunilatéraled’un combat contre le sexisme: elle requiert que l’on reconnaisse la complexité del’expériencedel’oppressionqu’ellesviventetquel’onrenonceàlatentationdeparlerenleurnom.L’intégrationdes femmesmigrantesà l’emploi, lareconnaissancedesdiplômesuniversitairesétrangers, la luttecontre ladiscriminationdirecteet systémiquedontsontvictimestouteslesminoritésvisiblesetlaluttecontrelapauvretéconstituentlesréponsesplus directes à leur oppression. Car si l’objectif est véritablement d’assurer l’égalité desgenres, et l’intégrationde tous, c’est biendavantage sur lesmesures socio‐économiques,notamment l’intégration en emploi, que le gouvernement devrait se pencherprioritairement.

S’il est vrai que le voile est, dans certains cas, porté en raison de pressions familialescontraignantes,lemeilleurmoyenderedonnerlepleinpouvoirauxfillesetauxfemmessurleursviesn’estpasdepermettreàl’Étatdelégiférersurleurscorps,nid’autoriserlamiseenplaced’uninterditquirisquedelesexcluredel’espacepublic,réduisantdumêmecoupl’horizon des opportunités qui s’offrent à elles. La conquête de l’indépendance par cesfemmesrequiertplutôtqueleursoitassuréel’accessibilitéaumarchédutravail,ycomprisauxemploisoffertsdansles institutionspubliquesetparapubliques.Onnepeut,entoutecohérence,décrierdumêmecouplesprocessusdeghettoïsationdesnouveauximmigrants,etposerdescontraintesdéraisonnablesà leur intégrationauxemploisqui relèventde lafonctionpubliqueetparapublique.

34Kimberlé Crenshaw, «Cartographies des marges: intersectionnalité, politique de l'identité et violencescontrelesfemmesdecouleur»,CahierdugenreVol.2,No.39,2005,p.51‐82.

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Certains citoyens peuvent se sentir parfois heurtés par les différences. Mais, dans unesociété libérale et démocratique, les normes du vivre‐ensemble ne sont pasmodelées àpartir des inconforts ni des préjugés de chacun. Surtout, il est permis de croire que laprésence d’agents de l’État, à travers toute la province, qui reflètent la diversité de lasociétéquébécoise,permettraitd’atténuerl’ignorancedel’autrequiestsouventlasourcede telsmalaises.L’inclusionvéritabledeces femmes,que lamiseenvigueurde la loi60menaceaujourd’huid’exclureetdemarginaliser,seraitàcetégardlegageleplussûrdelasolidaritéetlacohésionsociale.