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À Jackie, qui fut la première à lire ces pages

1

Après

Je l’ai cherché pendant longtemps. Et c’est devant la machine à granité du 7-Eleven au bord del’autoroute que je le trouve. Sawyer contemple la glace givrée couleur fluo qui tourne lentement dansle bocal, comme s’il s’attendait à y découvrir la réponse aux mystères de l’univers.

Maintenant que j’y pense, c’est peut-être ça.Je m’arrête. Le regarde. Je suis entrée acheter des chewing-gums, un soda et des gâteaux en forme

d’animaux pour Hannah, mais je sais déjà que je ressortirai les mains vides. Mon stupide cours decompta commence dans un quart d’heure. Dehors la tempête fait rage et de grosses gouttes de pluiedégoulinent de ma natte sur le linoléum miteux.

— Salut Reena !Voilà. Comme ça. Comme toujours. Et je suis désarmée.Doucement, il place un couvercle sur son gobelet. Rien ni personne n’a jamais pris Sawyer

LeGrande au dépourvu. Lorsqu’il se tourne vers moi, son visage ne porte aucune trace d’étonnement.Ses cheveux sont coupés presque à ras.

— Salut, Sawyer, dis-je d’une voix sourde alors que dans ma tête gronde un bruit, comme unegrosse vague rugissante.

Je passe mon index dans la boucle de mon porte-clés et je serre le poing. Le métal froid vientmordre la chair de ma paume. C’est injuste. Après tout ce temps passé je ne sais où, il revient bronzé,magnifique, alors que moi, je dois ressembler à une pauvre fille, mal fagotée, et trempée en plus. Jene suis pas maquillée. Mon jean a des trous aux genoux. J’ai au moins cinq kilos de plus que ladernière fois qu’on s’est vus. Mais je n’ai guère le temps de m’humilier davantage. Sawyer s’avancele long du rayon chips et me serre dans ses bras. Comme si de rien n’était.

Il a toujours la même odeur. Il sent le savon et le jardin. Mes paupières papillonnent.— Je ne savais pas que…Je m’arrête, incertaine. Quelle part d’ignorance vais-je bien pouvoir lui conférer ? Parce que, en

fait, l’ignorance, c’est toute ma vie, dix-huit années de vérités universelles que tout le monde acomprises, sauf moi.

— Je suis rentré hier, dit-il. Je ne suis pas encore passé au restaurant.Et il me lance un de ses sourires en coin, un sourire que je tente d’ignorer depuis la cinquième.— J’ai l’impression que mon retour surprend beaucoup de gens, ajoute-t-il.— Non, tu crois ? dis-je, sardonique.Le sourire de Sawyer s’évanouit.— Heu… oui, opine-t-il.— En effet.C’est là tout ce que je trouve à répliquer. Devant Sawyer, je me suis toujours sentie maladroite. Le

temps n’y change rien. Quand on travaillait ensemble chez Antonia’s, je n’arrêtais pas de faire tomberdes assiettes, j’oubliais qui avait commandé quoi et confondais les additions. Je me rappelle un soir,j’avais quinze ans et Sawyer tenait le bar. Une cliente a commandé un cocktail « sex on the beach ».

Et moi j’ai mis des siècles avant d’oser prononcer ces mots devant lui. Résultat, la cliente s’estplainte à mon père de la lenteur du service, et j’ai dû nettoyer la cuisine après la fermeture.

— Ma mère m’a dit… pour… pour…, bégaie-t-il.Je voudrais le laisser chercher ses mots indéfiniment, le torturer au maximum, mais finalement,

c’est moi qui craque.— Hannah, dis-je en me demandant ce que sa mère lui a dit d’autre.Je ne peux plus détacher mes yeux de lui. Je précise :— Elle s’appelle Hannah.— Oui. Enfin, je voulais…, bredouilla-t-il encore.Sawyer a l’air mal à l’aise, comme s’il s’attendait à autre chose. Peut-être que je mette les points

sur les i. « Bienvenue, Sawyer, tu as fait bon voyage ? Toi et moi, on a eu un enfant. » Mais je lelaisse mariner, pour une fois, la rage au cœur.

Son Slurpee est vert, couleur extraterrestre. Ma natte a laissé une tache humide sur mon tee-shirt.Sawyer se balance d’un pied sur l’autre.

— Ma mère m’a dit, répète-t-il.Nous restons là sans bouger. J’entends autour de nous le ronronnement familier de l’air conditionné

sous la lumière crue des néons. Sur le mur derrière lui, un hot dog géant s’étale sur un immenseposter. Ce n’est pas le cadre que je m’étais imaginé pour ces amères retrouvailles.

— Bon, c’était sympa de tomber sur toi, dis-je au bout d’un moment en feignant une attitudedésinvolte. J’ai des courses à faire et…

Je me tais un instant, chasse une mèche de mon front et lève les yeux vers les néons qui vibrent.— … Sawyer, faut vraiment que j’y aille.Il serre les dents. À peine. Je ne l’aurais jamais remarqué si je n’avais pas passé mon adolescence

à observer la moindre expression sur son visage.— Reena…— Je suis vraiment pressée.Je n’ai pas l’intention de lui faciliter la tâche. Il n’y a aucune raison. C’est lui qui est parti sans

même un au revoir. À plus tard. Je t’aime. C’est lui qui m’a plaquée.— Écoute, quel que soit ce que tu vas me dire, oublie. Tout s’est arrangé non ?— Non, pas du tout.Il pose sur moi un regard doux. Je le revois quand il avait huit ans, onze, dix-sept. Sawyer et moi,

nous n’avons été ensemble que quelques mois avant son départ, mais j’étais amoureuse depuis silongtemps que j’aurais de toute façon souffert de son absence.

Je hausse les épaules et me tourne vers le présentoir : glaces, tabac, chips.— S’il te plaît, Reena, dit Sawyer avec un léger mouvement de recul, comme si je l’avais poussé.

M’envoie pas bouler comme ça.— Qui, moi ?!Ces mots m’ont échappé, j’ai parlé trop fort. Je m’en veux de lui avoir laissé deviner que je pense

encore à lui, que malgré moi je l’ai toujours dans la peau.— Tout le monde pensait que t’étais mort au fond d’une sombre impasse, Sawyer. Moi, je pensais

que t’étais mort. Alors je ne suis sans doute pas la bonne personne à qui te plaindre.Je me suis exprimée avec une telle méchanceté et une telle assurance qu’on pourrait croire que j’ai

préparé ces phrases à l’avance. Un instant, Sawyer, mon super-héros, a l’air perdu, affreusementtriste. J’en aurais presque le cœur brisé à nouveau.

— Fais pas cette tête, lui dis-je. C’est pas juste.

— Non, non, proteste-t-il en se ressaisissant. Je ne veux pas…— Sawyer, s’il te plaît…— T’as bonne mine, Reena.En un quart de seconde, le voilà redevenu Sawyer le Séducteur. Cette situation est surréaliste, j’en

ris presque.— Oh, arrête ! dis-je sans conviction.— Ben quoi, c’est vrai !Aurait-il un sixième sens qui lui ait indiqué qu’il m’a touchée ? Il se fend d’un large sourire.— Je vais te revoir ?— Tu vas rester dans le coin, cette fois ?— Oui. Je crois.— Bon… J’habite ici, dis-je en affectant un air dégagé.En réalité, j’ai les mains qui tremblent, la gorge serrée. Il n’y a pas si longtemps que je me suis

résignée à ne jamais le revoir.— J’aimerais faire la connaissance de ton bébé.— Elle habite ici, elle aussi.J’ai conscience que nous ne sommes pas seuls dans l’allée. D’autres personnes sont en train de

faire leurs courses, des gens dont la vie ne vient pas d’être chamboulée. Je m’écarte pour permettre àun bras d’attraper un paquet de Cheetos. Dehors, il pleut toujours des cordes, la fin du monde estproche. Je calme ma respiration avant de le regarder droit dans les yeux :

— Au revoir, Sawyer.— À plus, Reena.Si je ne le connaissais pas mieux, je prendrais ces paroles pour une promesse.

2

Avant

— Gin ! T’as perdu ! s’écria Allie en jetant crânement sa dernière carte sur l’édredon.— Quoi ? Sérieux ?… J’abandonne.Je m’écroulai sur ma pile d’oreillers et posai mes pieds sur ses genoux. Nous venions de passer

l’après-midi absorbées par une partie de gin-rummy extrêmement complexe en suivant des règles denotre invention que nous n’avions jamais réussi à expliquer à personne. Ce qui n’avait pas grandeimportance puisque nous jouions toujours entre nous.

— Tu ne peux pas abandonner, t’as déjà perdu, dit-elle en se penchant vers l’ordinateur. Elle fitdéfiler ma playlist. Le refrain de sa chanson préférée s’éleva des mini-baffles.

— Au point où t’en es, tu ne peux qu’accepter ta défaite.J’éclatai de rire et l’attaquai gentiment avec de petits coups de pied.— T’es bête !— Toi-même.Un silence réconfortant s’installa entre nous. Allie se mit à tirer distraitement sur un fil de l’ourlet

de mon jean. Au mur, un poster du pont des Soupirs, à Venise ; à côté, un coucher de soleil à Paris.On discernait les taches laissées dans les coins par la Patafix que j’avais utilisée pour les replacerencore et encore jusqu’à trouver l’angle parfait.

Nous étions au lycée. C’était le printemps et on sentait l’été approcher à grands pas. Le mondesemblait tout à la fois infini et d’une étroitesse exaspérante.

— Les filles ?Ma belle-mère, Soledad, pointa son nez à la porte. Ses longs cheveux noirs étaient relevés en un

chignon parfait.— Roger et Lyd seront là d’une minute à l’autre, annonça-t-elle. Peux-tu descendre mettre le

couvert, Serena ?Et sans attendre ma réponse – de toute façon, j’allais dire oui : je disais toujours oui –, elle

demanda à mon amie :— Allie, ma chérie, tu veux rester dîner ?Allie jeta un coup d’œil au réveil sur ma table de nuit.— Je dois rentrer, soupira-t-elle.Quelques semaines plus tôt, elle s’était fait prendre, une fois encore, en flagrant délit de vol à

l’étalage, tout ça pour une paire de lunettes de soleil et une écharpe Gap. Depuis, ses parents luiserraient la bride.

— Mais merci, ajouta-t-elle.— Bien, répondit Soledad en souriant.Elle tapota deux fois son alliance sur l’embrasure de la porte. Avant de s’éloigner dans le couloir,

elle lança :— Serena, tu mettras un couvert de plus, d’accord ? Sawyer va se joindre à nous ce soir.Aussitôt, Allie et moi échangeâmes un regard et un haussement de sourcils.

— Je reste ! s’exclama Allie en se redressant à la façon d’un chien de chasse. Je peux appelerma… heu. Ouais. Je peux rester.

Je m’affalai sur le lit, morte de rire. Puis je me dis qu’il fallait que je me maquille.— T’es vraiment pas discrète ! lui reprochai-je en reprenant mon sérieux.Je sautai par terre. Mes pieds s’enfoncèrent dans la moquette épaisse et je pris la direction du

couloir d’un pas nonchalant, comme n’importe qui dont le cœur n’est pas en train de battre à mille àl’heure.

— Allez, viens, espèce de flemmarde. Tu pourras plier les serviettes.

Vingt minutes plus tard, Lydia LeGrande entra dans la cuisine tel un ouragan, toute en bracelets etcolliers imposants. Elle m’embrassa sur la joue.

— Comment ça va, Reena ?Sans attendre ma réponse, Lydia plaça un luxueux plateau de fromage sur le comptoir et se mit à

retirer le film plastique qui le recouvrait. Roger, une bouteille de vin à la main, la suivit d’unedémarche étonnamment agile pour un homme de sa corpulence. Il posa une main affectueuse sur monépaule.

— Salut, les filles ! s’exclama-t-il.Les LeGrande étaient les meilleurs amis de mon père et de Soledad. Ils étaient associés dans le

restaurant où nous travaillions tous. Ils passaient également leurs vacances ensemble dans les Keys,au sud de la Floride, et aimaient les festivals de musique. Leurs parties de Pictionary atteignaient desniveaux sonores imbattables. Lydia avait rencontré ma mère à la fac. C’est elle qui avait présenté mesparents l’un à l’autre. Lorsque ma mère est décédée d’une sclérose en plaques, j’avais seulementquatre ans et mon père était trop effondré pour penser à nous et à des choses aussi triviales que lacuisine ou la lessive, alors Lydia avait engagé Soledad pour qu’elle vienne vivre avec nous, sans sedouter qu’elle lui avait par la même occasion déniché une seconde épouse. Dix ans plus tard, ilsvenaient régulièrement dîner chez nous, mais depuis quelque temps, leur fils ne les accompagnaitplus.

Ce soir-là, la chance était de mon côté, ou alors de lointaines planètes s’étaient alignées en mafaveur. Sawyer entra sur leurs talons. De beaux cheveux sombres et bouclés. Vêtu d’un jean et d’untee-shirt, il portait autour du cou, comme toujours, un pendentif patiné en forme de demi-lune.

Dès qu’il l’aperçut, mon père, qui était en train d’allumer le barbecue, lui lança :— Tiens, il y a un disque que je veux te faire écouter. De la vraie musique. Herbie Hancock.Allie et moi étions encore en train de dresser la table. Allie avait un tas de fourchettes dans la

main.— Suis-moi, ajouta mon père à l’intention de Sawyer.Roger grommela en guise d’avertissement :— Je te préviens, mon fils est de mauvais poil.Mais Sawyer se contenta d’embrasser Soledad sur la joue et suivit mon père au salon où se

trouvait l’imposante chaîne hi-fi. Sawyer était son filleul et un familier de notre maisonnéedébordante de vie. C’était mon père qui lui avait appris à jouer du piano.

— Salut Reena, me jeta-t-il distraitement en passant devant moi.Il était assez près pour que je puisse sentir sa douce odeur de savon. Je l’avais vu au boulot

quelques jours auparavant. Il n’était pas venu dîner à la maison depuis plus d’un an.La gorge nouée, le cœur battant à tout rompre, je réussis à prononcer :— Salut.

Sawyer avait deux ans de plus que nous. Il était en terminale, même s’il avait l’air beaucoup plusâgé, plus proche de l’âge de mon frère, Cade, que du mien. Autant que je m’en souvienne, il en avaittoujours été ainsi, comme s’il avait déjà vécu des milliers de vies. Il était barman au restaurant etn’allait en cours que lorsqu’il lui en prenait l’envie. Au lycée, il m’ignorait. Non pas pour me vexer,mais comme on ignore un message écrit sur le mur d’un bâtiment devant lequel on passe tous lesjours. Je faisais partie du décor, j’étais invisible à ses yeux.

Allie… Avec elle, c’était une autre histoire. Difficile de ne pas la remarquer.— Salut Sawyer, dit-elle.Ses boucles parfaites ondulaient comme des serpents. Elle s’était changée. Elle m’avait emprunté

un débardeur, noir, simple, aux bretelles fines. Rien de spécial. Ses épaules dénudées révélaient debelles taches de rousseur sur son bronzage.

— Ça fait un bail, ajouta-t-elle.Sawyer s’arrêta et la dévisagea avec intérêt. Roger avait suivi Soledad au patio et mon père avait

disparu dans le salon. Lydia avait foncé dans la cuisine et fouillait dans les tiroirs à la recherche ducouteau à fromage.

Allie sourit à Sawyer.Quant à moi, j’observai la scène. Ils se connaissaient, bien sûr. Ils s’étaient déjà vus à l’occasion

de réunions de famille : anniversaires, remises de diplômes… Et ils se croisaient dans les couloirsdu bahut. Ils n’étaient pas amis pour autant, même pas en rêve. Je fus stupéfaite de le voir lui rendreson sourire.

— Sans blague, dit-il en levant le menton. Ça fait un sacré bail, oui.

3

Après

— Sawyer LeGrande est de retour ?!J’entre dans la maison avec mes gros sabots, deux heures plus tôt que prévu. Je suis livide. Je

traverse la cuisine comme une furie. Je viens de tourner en voiture, paniquée, sous une pluiediluvienne, comme si la foudre allait me frapper si je restais sur place. Dehors, les palmiers courbentl’échine. Ma voiture a calé à trois reprises.

— Quoi ?! s’écrie Soledad en levant le nez du plan de travail.Elle est en train de couper des carottes. Le couteau lui tombe des mains et dégringole dans l’évier

avec fracas. Elle jure en espagnol et porte vite son pouce à la bouche. Hannah, assise sur sa chaisehaute, est en train d’écraser une tomate couverte de terre. Elle pousse un cri. Elle est petite etterrible, ma fille aux cheveux noirs. Quand elle y met toute son énergie, ses cris semblent venir d’unecréature de dix fois sa taille.

— Maman, appelle-t-elle.Elle prononce la dernière syllabe comme si l’univers tout entier venait de se liguer contre elle. Je

la serre contre moi et me mets à faire les cent pas comme un félin sur le qui-vive, une lionne ou unlynx peut-être.

— Tout va bien.Je lui murmure ce mensonge à l’oreille. Je lui roucoule quelques phrases qui n’ont pas de sens

jusqu’à ce qu’elle se calme. De la pulpe dégouline de ses poings grassouillets.— Tu as eu peur du bruit. Je sais. Mais tout va bien maintenant.Je me tourne de nouveau vers ma belle-mère qui, toujours le pouce dans la bouche, me fixe d’un

air incrédule.Je répète :— Sawyer LeGrande.Comme s’il existait un autre Sawyer sur qui je pourrais tomber au 7-Eleven.— Quel parfum ?— Quel parfum ? dis-je en clignant des yeux.— C’est bien ce que je t’ai demandé.— Mais c’est quoi cette question à la con ?— Surveille ton langage.Je baisse un regard coupable sur Hannah. Mon enfant a déjà fait ses premiers pas, elle commence à

parler, elle absorbe tout ce qui l’entoure. D’ici peu, elle ira à la maternelle et demandera à samaîtresse : « Pourquoi le goûter de la cantine est dégueulasse ? »

— Pardon, dis-je doucement en posant un baiser sur sa tête toute chaude tandis qu’elle barbouillema figure de tomate. Maman dit trop de gros mots.

— Tu as séché le cours de compta ? s’enquiert Soledad.Avant que je puisse lui expliquer où se situent mes cours sur la liste de mes priorités actuelles,

mon frère entre, suivi de mon père qui referme la porte derrière lui. Cela me revient : il y avait une

réunion au restaurant cet après-midi.— Mesdames…Cade me lance un regard bref avant de foncer vers le frigo. Il jouait jadis dans l’équipe de foot de

notre lycée, et il continue de manger comme si chaque jour était la veille d’un match.— J’ai vu Aaron dans la salle de gym ce matin, dit-il.Je fais comme s’il n’était pas là (et qu’il ne venait pas de mentionner mon petit copain).— Tu savais que Sawyer était revenu ? dis-je, furieuse de cette note hystérique dans ma voix.Je prends une profonde inspiration et berce Hannah sur ma hanche. Plus calmement, j’ajoute :— Tu savais ?— Non, répond Cade.Mais soudain, il n’ose plus me regarder et mes cheveux se dressent sur ma nuque. Il fronce les

sourcils et scrute les étagères du frigo comme s’il contenait quelque chose d’extrêmement intéressant.Il finit par me lancer :

— T’as fini le jus d’orange ?— Kincade, je t’ai posé une question…— Quoi ? grogne-t-il. Je ne savais pas, c’est vrai…— Cade !— Reena, intervient mon père. Ça suffit !Il se place entre nous comme si on avait encore sept et douze ans, et non pas dix-huit et vingt-trois,

comme si j’allais piquer une crise et rouer mon grand frère de coups de pied dans les tibias ou decoups de poing dans le dos. Comme si je ne me tenais pas là devant lui, avec mon enfant dans lesbras.

Je me tourne vers mon père. Roger et lui sont des amis d’enfance ; depuis plus de dix ans ilstiennent un restaurant ensemble et ils sont tous les deux les parrains de leurs fils respectifs.Impossible que mon père ne soit pas au courant.

Je fais un effort pour empêcher ma voix de trembler :— Et toi ? Je suis sûre que tu savais.Je remarque que les cheveux de mon père ont commencé à virer au gris.— En effet, admet mon père, qui ne ment jamais, sauf par omission.— Et tu ne m’as rien dit ?!Il s’accorde un moment de réflexion. Sa chemise est tachetée par endroits, mouillée par la pluie.— Non.J’avais raison, mais je suis quand même assommée par la nouvelle. Sonnée. Comme si j’avais reçu

sur la tête un coup de gourdin… ou un déluge de quarante jours…— Et pourquoi pas ? dis-je en haussant la voix malgré moi.— Reena…— Soledad, s’il te plaît !— Je ne t’ai rien dit parce que j’espérais qu’il ne resterait pas, poursuit mon père sans perdre son

calme.Bien.Ils sont là tous les trois, en face de moi : ils guettent ma réaction. Soledad a la main posée sur son

cœur. Cade, tout en muscles à côté du frigo, est aux aguets.— Le jus d’orange est dans la porte, lui dis-je avant de monter coucher Hannah pour sa sieste.

4

Avant

— On n’est pas un peu vieilles pour ça ? déclara soudain Allie, assise sur la balançoire duportique.

Nous flânions ce matin-là au fond de l’immense jardin de ses parents. Comme d’habitude.Lorsqu’elle se penchait en arrière, ses longs cheveux blonds caressaient l’herbe fraîchement coupée.

— Je te le confirme.Allongée à l’envers sur le petit toboggan, les genoux repliés, je laissais mes mains pendre, mes

doigts à la recherche d’un pissenlit ou d’une mauvaise herbe à arracher. Le père d’Allie entretenait sapelouse avec un soin maniaque.

C’était l’été de nos quinze ans. Trop jeunes encore pour avoir le permis, nous ne pouvions nousdéplacer et sortir sans les amis plus âgés d’Allie.

— Mais c’est ça qui est amusant ! Allez, viens te balancer !— Bon, d’accord, dis-je en riant. Tu as peut-être raison.Puis elle changea d’avis, se redressa d’un coup, étourdie :— Si on allait prendre un café glacé ?J’étais d’accord : il commençait à faire trop chaud pour rester dehors. Mais si Allie voulait boire

un café glacé, c’était parce que son amie Lauren Werner, qui bossait chez Bump and Grind, nousoffrait des mochas glacés gratis. Seulement moi, Lauren, je ne pouvais pas la blairer.

— T’as vraiment envie d’un café ?Allie plissa les yeux derrière ses énormes lunettes de soleil en écaille.— Non, conclut-elle avec un soupir. Mais j’ai envie de bouger.J’allais lui proposer d’aller au cinéma ou à la librairie, quand sa mère surgit sur le seuil de la

cuisine. Ses cheveux courts étaient du même blond merveilleux que ceux d’Allie.— Les filles ? J’ai fait des muffins si vous avez faim !Elle plia la jambe pour se gratter le genou droit avec la plante de son pied gauche.— Attention, c’est un piège, me souffla Allie. Il y a des graines de lin dedans !— Ne lui dis pas ça ! s’écria sa mère qui avait l’ouïe fine. Mais non. Tu devrais goûter, Reena.— D’accord, j’arrive !Je voulais me montrer polie et, surtout, j’avais très envie de faire pipi. Je me levai tant bien que

mal du toboggan et traversai la pelouse dans la chaleur déjà moite de cette fin de matinée.— Et rapporte les cartes à jouer ! Et du papier et un stylo ! me cria Allie, sans intention de quitter

le jardin oubliée.Nous ne jouions qu’à des jeux de vieux cet été-là : au bridge, à la belote et… Tous les ans, Allie

choisissait un thème pour les grandes vacances : les coiffures tressées… les films de KatharineHepburn…

— Autre chose, Votre Majesté ? lui demandai-je avec un regard malicieux.Tout sourire, elle lança une de ses tongs en plastique dans ma direction :— S’il te plaaaaaaaaît !!!!!

— On verra.Après être passée aux toilettes, j’entrai dans la chambre pour prendre les cartes et ouvris sa

trousse à maquillage : j’avais envie d’essayer le gloss nacré qu’elle avait acheté au centrecommercial cette semaine. J’en sortis du fard à paupières et quelques tampons hygiéniques, maisaucune trace du tube. J’allais abandonner lorsque mes doigts se refermèrent sur un pendentif en argentpatiné que je reconnus aussitôt, comme on reconnaît son propre visage dans le miroir. Le pendentif deSawyer LeGrande.

Je ne sais pas combien de temps je restai là sans bouger. La climatisation bourdonnait, mes piedss’enfonçaient dans la moquette vert pâle moelleuse qui portait encore les traces fraîches del’aspirateur. Quand je me décidai à sortir, je passai sans rien dire devant Mme Ballard. Les muffinsbio aux graines de lin qu’elle me présenta sur une assiette en carton me soulevèrent le cœur.

Allie leva la tête à mon approche. Elle était maintenant suspendue aux anneaux : elle tournait surelle-même et battait l’air de ses jambes bronzées comme nous faisions étant petites.

— Tu as trouvé les muffins empoisonnés ? ironisa-t-elle.Puis, en voyant ma tête, elle ajouta :— Qu’est-ce qu’il y a ?Le bras tendu comme s’il était radioactif, je levai le pendentif.— Tu le lui as volé ? l’accusai-je d’une voix dont la stridence me fit mal aux oreilles.Allie se laissa tomber sur le sol.— T’as fouillé dans mes affaires ? cria-t-elle.— Quoi ? Non, je cherchais ton nouveau rouge à lèvres.Je n’en revenais pas. Allie et moi avions toujours tout partagé, nous n’avions aucun secret l’une

pour l’autre. Elle aurait pu me réciter le contenu des tiroirs de mon bureau.Son visage se détendit et elle plongea la main dans la poche arrière de son short.— Oh, tiens, dit Allie en me tendant le tube.Je retrouvais mon Allie.— Merci, dis-je en le débouchant. Alors, tu le lui as piqué ?La lune en argent rebondit au creux de ma main. Lorsque je lui rendis le gloss, elle s’en saisit

également et s’empressa de refermer les doigts dessus.— Pour qui tu me prends ? Une clepto ?— Comme si t’avais jamais rien volé.Allie pencha légèrement la tête sur le côté : je n’avais pas tort.— J’ai volé ce truc-là, c’est vrai, admit-elle.— Quoi ? Au centre commercial ? Je pensais que tu l’avais acheté.— Ça, c’est ce que je t’ai dit. T’étais au rayon parfums.Quelle chipie ! Je m’allongeai à plat dos sur la pelouse, le regard perdu dans le bleu du ciel. L’air

humide et chaud était pesant comme une lourde couverture.— Il faut que tu arrêtes.— Je sais, soupira-t-elle.Elle s’allongea à côté de moi. Nous restâmes un moment silencieuses. J’entendais les gargouillis

de son estomac et le bourdonnement des guêpes.Finalement, je lui demandai du ton le plus calme possible – je ne voulais pas casser notre amitié

vieille de quatre ans :— Al, où est-ce que tu as eu ce pendentif ?— Je ne le lui ai pas volé, affirma-t-elle avec un soupir, sachant que je ne lâcherais pas.

Même couchée, j’avais la tête qui tournait.— Je m’en doutais. Il te l’a donné ?Allie roula sur le côté et se souleva sur un coude pour me regarder droit dans les yeux.— Je voulais t’en parler, mais je ne savais pas comment te le dire.J’appuyai la paume de mes mains contre mes yeux. Un feu d’artifice multicolore remplit mon

champ visuel, comme si une bombe avait explosé dans ma tête.— Sawyer LeGrande t’a donné son collier, prononçai-je avec un rire nerveux. Et depuis quand tu

traînes avec Sawyer LeGrande ?Ma voix était encore partie dans les aigus.— Quelques semaines, répondit-elle.— Quelques semaines ?— Heu… trois ?— Trois semaines ? m’exclamai-je en me redressant.La chaleur du jardin m’oppressait. Je bafouillai :— Et c’est que maintenant qu’on en parle ?— Oh, ça, va Reena. Comme si c’était facile de te parler. Surtout quand on aborde ce sujet-là.Elle aussi s’était relevée, les joues rouges, une pointe de défi dans la voix.— C’est pas vrai, protestai-je. C’est pas vrai, et c’est injuste de…— Je suis désolée, dit-elle en me coupant la parole d’un ton plus doux. Tu as raison. Excuse-moi.

J’aurais dû le mentionner.— Le mentionner ?— Bon, tu peux arrêter de répéter tout ce que je dis ?— Je ne répète pas… Al, on ne parle pas de n’importe qui là, il s’agit de Sawyer Le…— Qu’est-ce que tu veux savoir ?Qu’est-ce que je voulais savoir ? Je la dévisageai, bouchée bée, l’air d’une idiote. J’étais au bord

des larmes. Cette situation était absurde.— Allez, dit-elle doucement en me donnant un petit coup de genou amical. Me regarde pas comme

ça. Tu ne vas pas t’y mettre.Allie n’aimait pas qu’on soit en colère contre elle, elle ne supportait pas les reproches.— « Comme ça » quoi ? répondis-je. Je te regarde, c’est tout…— Tu fais une grimace…— C’est pas vrai, me défendis-je avec un rire qui ressemblait au jappement d’un petit chien. Je ne

fais pas de grimace.— C’est faux. Arrête. On se voit de temps en temps, c’est tout. C’est un ami de Lauren. Je l’ai vu

un jour à Bump and Grind et il m’a demandé si je voulais… tu sais…— Si tu voulais quoi exactement ?— Si je voulais qu’on traîne ensemble ! C’est pas si important !Allie rapprocha son visage du mien, comme si elle se rendait soudain compte de quelque chose. Je

remarquai qu’elle venait d’attraper un coup de soleil sur le haut des oreilles.— Tu ne m’en veux pas, dis ? reprit-elle. On est toujours en train de plaisanter sur le fait qu’il est

mignon et tout ça, mais tu n’es pas… je veux dire, si c’est important pour toi…— Non ! Ça m’est égal ! mentis-je.Au fond de moi, je savais qu’Allie avait raison : c’était mon style de garder pour moi mes

émotions. Si Allie ne se rendait pas compte de ce que j’éprouvais pour Sawyer, c’était ma faute.

Il était trop tard pour le lui avouer maintenant, assise dans son jardin où nous passions nosmatinées d’été. Sawyer l’avait choisie, elle. Ils s’étaient déjà choisis l’un l’autre. La seule chose quime restait à faire, c’était me protéger derrière mon mensonge.

— Peu importe, ajoutai-je d’un ton faussement indifférent. Du moment que ça vous rend heureux…Et pourquoi pas lui proposer mon aide, organiser leur mariage peut-être ? Jusqu’où allait mon

hypocrisie ? Heureusement, Mme Ballard ouvrit la porte à moustiquaire et nous appela.— Les filles ! Vous en voulez, oui ou non ?Elle avait l’air agacée, impatiente. Aurait-elle entendu notre conversation ?— Non merci, maman ! cria Allie.Elle se tourna vers moi, curieuse d’entendre la suite, mais je m’étais déjà mise debout. Je

défroissai mon short avec un sourire forcé.— Moi j’en veux, mentis-je une fois de plus.Le soleil tapait sur mon épaisse chevelure brune qui retombait comme un rideau sur mon visage et

sur mes émotions.— J’arrive !Je traversai la pelouse en courant, laissant Allie derrière moi.

5

Après

J’ai couché Hannah, je descends au jardin pour potasser mes cours. Il fait lourd, l’air épais estsaturé de moustiques, comme tous les soirs. Je me sens à l’étroit entre ces murs.

Je passe mes soirées ici, enchaînée à cette maison, à l’écoute du moindre pleur de mon enfant.Souvent, je suis allongée sur une chaise longue en compagnie des lézards qui grimpent sur le tronc del’oranger. L’humidité recourbe les pages de mon livre. Je fais mes devoirs, vais sur Facebook ouparle avec Soledad si elle se sent d’humeur. À une époque, j’essayais d’écrire, mais j’ai fini parrenoncer à m’autotorturer. La page blanche ne faisait que refléter mes échecs : tous mes projets delycée que je n’ai jamais accomplis.

Ce soir, mon père est déjà dans le jardin. C’est lui qui s’en occupe depuis que Cade et moisommes nés. Il élimine les pucerons qui envahissent son plant de tomate en écoutant Sarah Vaughandont la voix s’échappe de la cuisine. Il a les mains pleines de terre.

Pour éviter une confrontation, je m’apprête à faire demi-tour. Je suis toujours en colère. Et, surtout,je sais ce que la présence de Sawyer va réveiller chez mon père : frustration, confusion, honte… Jesens toutes sortes de sentiments négatifs flotter autour de lui. L’espace d’un instant, j’ai de nouveauseize ans, je suis enceinte, désespérée. Tous mes projets s’envolent en fumée.

Ça, c’est le passé. Je prends sur moi, je lance :— Ça va, papa ?Je traverse la terrasse. L’ardoise est douce et chaude sous la plante de mes pieds nus.Mon père lève les yeux vers moi et aussitôt retourne à ses plantations. Son médecin dit que le

jardinage est bon pour son cœur.— Ça va, soupire-t-il en caressant du pouce une feuille. J’ai peur que ça pourrisse.Il se penche sur les belles courgettes jaunes. Il terminera par les rosiers de Soledad, comme

d’habitude, les taillant avant qu’ils ne se mettent à escalader la façade et à envahir la maison commedans un conte de fées.

Autrefois, nous avions une piscine surélevée, mais mon père l’a fait supprimer quand nous étionspetits, prétextant le coût de son entretien et les statistiques de noyade des enfants. « De plus, avait-ildéclaré à l’époque, vous êtes toujours les bienvenus chez Roger et Lydia. Vous pouvez piquer une têtedans leur piscine quand vous voulez. »

Il est vrai que Cade et moi avons passé de nombreuses heures chez eux, à sauter du plongeoir et àfaire des pirouettes. J’essaie de nous imaginer aujourd’hui, Hannah et moi, débarquant chez eux enmaillot de bain. « On est juste venues nager un peu. » Cela vaudrait la peine, rien que pour voir latête de Lydia.

— Quoi ? demande-t-il en passant à l’inspection des poivrons.Le sécateur cliquette entre ses mains.— Hein ? fais-je en reprenant mes esprits.— Pourquoi tu souris ?— Je souris ?

Je ne m’étais pas rendu compte qu’il m’observait. Pourtant il n’aimerait pas savoir ce que j’aidans la tête.

Lorsque j’ai annoncé à mon père que j’étais enceinte, il ne m’a pas parlé pendant trois mois. Je nepeux pas lui en vouloir : ses parents sont décédés lorsqu’il avait sept ans et il a été élevé par lessœurs du couvent Saint-Tammany, en Louisiane. Il voulait devenir prêtre avant de rencontrer mamère. Même aujourd’hui, il va se confesser tous les vendredis et porte une médaille de saintChristophe. La musique habite son cœur, mais son âme, elle, est celle d’un bon catholique, et si j’aiéchappé au couvent pendant la durée de ma grossesse, c’est sans doute grâce à Dieu qui a dû exercersa clémence.

Et cela s’est arrangé à la naissance d’Hannah, probablement parce que je n’étais plus aussiénorme. Depuis le début de cette année nous nous accordons une trêve. Mais la colère qu’il éprouveà l’égard de Sawyer est immense. Je ne serais pas étonnée si elle se déchaînait sur moi maintenantque mon « petit ami » est de retour.

Il me faut me repentir. Bon.— J’allais travailler dehors, dis-je en serrant mon manuel sous mon bras.— Il fait trop noir, Reena.Sous-entendu : « Va-t’en. » Je ne sais pas pourquoi je m’acharne.— Il fait un peu trop noir pour jardiner aussi…Il pousse un nouveau soupir, comme si je faisais exprès de l’embêter, de ne pas comprendre.— Bien. Tu as raison.Il se tourne vers moi. Dans le silence, j’entends le jet d’eau des voisins qui siffle.

6

Avant

— Je crains sérieusement. J’aurais dû téléphoner plus tôt.Cela faisait presque une semaine que je n’avais pas vu s’afficher le numéro d’Allie sur l’écran de

mon téléphone. J’étais assise sur mon lit en train de feuilleter les magazines de voyage que Soledadm’avait rapportés de la librairie. Je m’imaginais dans la foule d’un marché en Provence ou allongéesur une plage de l’île de Kauai.

— Mais non, dis-je. Je sais que tu es occupée.Franchement, elle craignait quand même un peu. C’était la fin de l’été, notre rentrée en seconde

était dans quelques jours. Le mois d’août avait filé : seule avec mes cartes, j’avais enchaîné lesréussites.

— Non, je m’en veux, insista-t-elle. Je me sens coupable. Tu me manques. Viens à la maison. Cesoir, mes parents ont un gala de charité pour un cabinet d’avocats. Allez, viens ! Comme ça, tu terappelleras à quel point tu m’adores !

J’hésitai à méchamment décliner son invitation sous prétexte que j’avais prévu autre chose. Aprèstout, je pouvais bien passer une soirée de plus à regarder New York, police judiciaire en compagniede Soledad. Sauf que soudain cette perspective me déprimait. Je dois avouer qu’Allie me manquaitterriblement.

— OK.J’étais arrivée à la dernière page de Travel + Leisure.Je refermai le magazine, le laissai tomber.— Bien sûr.

J’enfourchai mon vélo et partis vers le quartier d’Allie. Les arbres brillaient sous l’humiditétropicale. Mes pneus crissèrent sur le bitume. J’appuyai mon vélo contre le mur du garage. Enattendant qu’Allie ouvre la porte, je grattai une piqûre de moustique placée pile sur ma clavicule.

Lauren Werner m’ouvrit à sa place.— Serena ! Je ne savais pas que tu venais ! s’exclama-t-elle.Sa voix était aussi râpeuse et collante qu’un Fruit Roll-Up : rien de naturel chez cette fille.Je demeurai interdite devant son joli débardeur et ses cheveux châtain clair. Je portais un vieux

tee-shirt blanc de mon frère et un jean trop grand dont j’avais roulé les jambes pour me faire unbermuda. Aux pieds, des Birkenstock.

— Ouais, dis-je. Pareil.— Allie est pas loin, dit-elle.Elle me guida vers le séjour comme si je n’avais jamais mis les pieds dans cette maison, comme si

j’avais besoin qu’on m’indique la direction des toilettes et l’endroit où accrocher mon manteauimaginaire. Je la suivis bêtement. Au salon, il y avait une douzaine d’ados que je reconnus pour lesavoir croisés dans les couloirs du bahut. Ils étaient peut-être dans la classe au-dessus. Une fille demon cours de chimie et un type qui bossait à Bump and Grind étaient là aussi. D’autres personness’affairaient dans la cuisine. Ce n’était pas une grosse soirée, mais tout de même. J’avais

l’impression d’être dans un de ces rêves où on reconnaît l’endroit où on se trouve, mais pas tout àfait, comme si le nord s’était déplacé de quelques degrés.

— J’oublie toujours que vous êtes amies, ajouta Lauren.— Heu, ouais, on est amies, opinai-je.Je faisais de mon mieux pour ignorer son attitude de grognasse et rester digne. La climatisation ne

devait pas fonctionner, car j’avais l’impression d’être dans un aquarium.Soudain, Allie surgit de nulle part ; un grand sourire aux lèvres, les joues rouges. Elle passa ses

bras minces autour de mon cou.— Salut ! Tu es venue !Elle avait l’air si heureuse de me voir que j’oubliai le piège qu’elle m’avait tendu et lui rendis son

sourire. C’était une des grandes qualités d’Allie, et une des raisons pour lesquelles je l’aimais tant :lorsque son attention se portait sur vous, une énergie aussi douce qu’un rayon de soleil irradiaitd’elle.

Elle m’entraîna dans une petite danse.— Oui, je suis venue. D’ailleurs, tu aurais peut-être pu me préciser au téléphone que la moitié de

l’école serait là, j’aurais pris une douche ! protestai-je alors qu’elle m’entraînait gentiment.— Non, mais de quoi tu parles ? dit-elle en fronçant les sourcils. Tu es parfaite.— J’ai l’air d’avoir douze ans.— Ça te donne un air artistique, et cool.— Écoute, râlai-je. Mon look n’a rien d’« artistique » ni de « cool »…— Salut Reena.Surprise, je me retournai en étouffant un cri : Sawyer, en jean et tee-shirt, une cordelette en cuir

enroulée autour de son poignet, tenait un gobelet en plastique devant sa bouche.— Salut, dis-je dans un souffle.Je croisais souvent Sawyer, au restaurant, à l’église, ou à la maison lorsqu’il venait prendre ses

cours de piano avec mon père. Même si je pensais beaucoup à lui, j’arrivais en général à mecontrôler. Révéler mes sentiments aurait rendu ma vie insupportable.

Je ne l’avais jamais vu dans la cuisine d’Allie, encore moins passer son bras, l’air de rien, autourdes épaules de mon amie. Ce fut comme un coup de poignard. Je ne savais plus ou me mettre.

Peu importait, il s’en allait déjà et Allie l’imita, comme un morceau d’aimant.— Prends un verre et viens nous rejoindre au sous-sol, me cria-t-elle avant de disparaître. On va

jouer à Flip Cup !Je restai plantée là. Du calme. Je passai discrètement devant les filles qui squattaient la cuisine,

ouvris la porte coulissante et, évitant le faisceau du spot extérieur, me dirigeai vers le portique. L’airétait si moite que j’avais la sensation de respirer des toiles d’araignée.

La balançoire était trempée.Je n’étais pas spécialement timide. Ça n’avait jamais été le problème. Au lycée, j’étais l’éternelle

déconnectée, incapable de participer aux conversations. Mon frère Cade me taquinait toujours à cesujet : je ne supportais pas d’être entourée de plus d’une ou de deux amies à la fois. Pendant ces dixminutes dans la cuisine d’Allie, par exemple, je m’étais sentie tel un animal tiré de son habitatfamilier et jeté dans un univers inconnu. Un tigre dans la toundra, un pingouin dans les bois. Je n’étaispas impopulaire, j’étais… inadéquate.

Assise sur la balançoire au fond du jardin, je méditais. Lorsque Allie était là pour me défendre aulycée, c’était différent. Elle prenait la parole à ma place : « Reena et moi, on pense que ce film estdébile » ; « Reena et moi, on aimerait bien venir ». Sauf que dernièrement, j’avais l’impression

qu’elle n’avait plus le temps ni la patience d’analyser mes silences. En plus, elle m’avait pris lapersonne que je désirais le plus au monde.

« Mea culpa, me dis-je en me balançant. Je ne sais pas aller vers les autres. Établir le contact. Jene comprends pas comment Allie fait pour… »

— Qu’est-ce que tu fabriques ?Sawyer traversait la pelouse humide, les mains dans les poches. Je ne l’avais pas vu venir. Comme

moi, il avait évité la flaque de lumière du spot.Comme je ne trouvais pas de mensonge plausible, j’avouai :— Heu… Je me cache…Sawyer haussa les sourcils et appuya l’épaule contre le toboggan. Pieds nus, décontracté, tout en

muscles.— De quelqu’un en particulier ?J’hésitai avant de répondre :— Excellente question.Je pensais très fort : de tout le monde.— Eh bien, t’es pas très douée. Je t’ai trouvée en une seconde, sourit Sawyer en s’asseyant sur

l’autre balançoire, ses longues jambes étendues devant lui, comme si on faisait ça tous les jours.— Tu me cherchais ? On jouait pourtant pas à cache-cache, le taquinai-je bêtement.Il hésita un instant avant de concéder :— Non. Pas vraiment.Il se balança en silence. Nous n’avions jamais été seuls ainsi tous les deux.— Tu n’es pas vraiment dans ton élément, n’est-ce pas ? finit-il par me lancer.Je me redressai comme piquée au vif, en plein dans le mille.— Comment ça ? Au milieu de tous ces gens qui s’amusent ? rétorquai-je, ouvertement sur la

défensive.Sawyer éclata de rire, comme si je venais d’avoir un éclair de génie ou que je détenais un secret.— Pas exactement. Je parle pas de cette bande de branleurs. Je pense à… mettons… Lauren

Werner.Il n’aurait rien pu inventer de mieux pour retenir mon attention, s’il ne l’avait pas déjà eue. Je

plissai les yeux dans le vain espoir de déchiffrer son expression. Il faisait trop noir. Frustrant. J’avaisune terrible envie de le tirer vers la lumière et de le… regarder.

— Je croyais que Lauren Werner était ton amie.— Ouais, peut-être, dit-il en haussant les épaules. Enfin… Tu sais…Il se tut. Il avait l’air de réfléchir à ce qu’il se sentait prêt à dévoiler.— Oui, je sais, dis-je d’un ton qui le fit de nouveau rire.J’affichai un grand sourire en essayant de me rappeler la dernière fois que j’avais provoqué

pareille hilarité chez Sawyer. C’était dans le bois derrière la maison, nous étions petits, nous jouionsà chat avec mon frère. À l’époque, ils avaient un mal fou à m’attraper. Je restais sans bouger,silencieuse au milieu des arbres.

À présent, nous nous balancions sans un mot. Les grenouilles arboricoles coassaient au-dessus denos têtes. Dans la maison retentit le bruit d’un objet qui tombe sur le sol, suivi d’éclats de rire. Je fisla grimace.

— Tu ne regrettes jamais de ne plus avoir huit ans ? me demanda soudain Sawyer.J’étais abasourdie : il venait de lire dans mon esprit ou quoi ? Pour gagner du temps, je retirai mes

sandales et frottai mes plantes de pieds sur l’herbe fraîche et humide.

— Nan. Je suis juste impatiente d’avoir l’âge de pouvoir quitter la maison.Maintenant, le simple fait de le regarder me mettait en péril, comme lever les yeux vers le soleil de

midi.Sawyer resta silencieux une éternité. Quand je rassemblai enfin assez de courage pour me tourner

vers lui, à ma stupéfaction, je découvris qu’il était en train de me fixer avec attention. À cet instant,un courant étrange et intime passa entre nous, dans l’obscurité. Il me sourit.

— En tout cas, dit-il en frôlant légèrement ma cheville de la sienne, j’aime bien ton look d’artiste.— Non, mais je…Je n’ai jamais pu terminer ma phrase. Allie traversait le faisceau de lumière que Sawyer et moi

avions pris soin d’éviter, telle une actrice faisant son entrée sur une scène de théâtre.— Ah, vous êtes là ! Mes deux chouchous ! entonna-t-elle d’une voix désinvolte.Elle était si jolie, simplement vêtue d’un jean et d’un débardeur, toute en courbes douces et

cheveux bouclés. Pas étonnant qu’il l’ait choisie, elle.— On est là ! Reena se cachait, l’informa Sawyer en me fixant une seconde de plus avant de se

tourner vers Allie.— Elle me fait la gueule, soupira Allie, toujours aussi subtile.Elle saisit la chaîne de ma balançoire et y imprima une légère secousse. Elle sentait l’alcool sucré

et le parfum de sa mère.— Je n’étais pas au courant, dit Sawyer en se levant. Je retourne à l’intérieur. à plus tard, Reena,

ajouta-t-il en me jetant un dernier regard.— De quoi vous parliez tous les deux ? Toi et l’enfant roi ? demanda-t-elle une fois qu’il se fut

éloigné.Elle prit sa place sur l’autre balançoire et se mit à tourner sur elle-même en entortillant les chaînes

au-dessus de sa tête. Puis elle souleva les pieds et tournoya à toute vitesse.— De rien de spécial, dis-je avec un haussement d’épaules. Il voulait juste savoir ce que je fichais

dans mon coin.Je me dépêchai d’enfiler mes chaussures, prête à m’enfuir.Allie me jeta un regard en coin : elle refusait de me croire.— De quoi est-ce que vous parliez tous les deux ? répéta-t-elle.— T’es sérieuse là ? Vraiment ?Une colère sourde gonflait ma poitrine.Allie battit des cils en ouvrant de grands yeux gris innocents – même dans le noir je reconnaissais

son expression du genre « Je ne sais pas qui a glissé ce truc dans mon sac ». En général elle laréservait à ses parents ou aux vigiles des grands magasins.

— Qu’est-ce que t’as ? dit-elle.— Je ne m’attendais pas à voir tous ces gens chez toi ! Je suis venue en pensant qu’on allait

regarder la télé et commander une pizza. Je n’ai aucune envie de jouer à Flip Cup avec des inconnus !— C’est pas des inconnus.Comme pour appuyer ses paroles, un éclair zébra le ciel à l’horizon.— Ils sont tous au lycée avec nous, reprit-elle. Et je savais que tu ne viendrais pas si je te disais

que Lauren serait là alors…— Ouais, je sais. C’est bien ça, le problème.Mais elle ne m’écoutait pas.— Et qu’est-ce que je suis censée faire ? continua-t-elle, énervée. Ce sont mes amis aussi, Reena.

Je les aime bien. Ce ne sont pas des imbéciles. Ils sont sympas.

— Je n’ai jamais prétendu le contraire, me défendis-je. N’empêche, c’est à cause d’eux que je net’ai pas vue de tout l’été…

— Je t’ai dit que j’étais désolée ! répliqua-t-elle d’une voix plaintive. Si ce n’était pas aussidifficile pour toi de t’intégrer…

— Je n’ai peut-être pas envie de m’intégrer, Al ! Je déteste tous ces trucs-là ! Je veux qu’on passedu temps ensemble, comme avant…

— À jouer aux cartes et à regarder L’Impossible Monsieur Bébé ? s’exclama Allie en fronçant lessourcils. C’est vraiment à ça que tu veux passer ton temps ? Ça t’amuse toujours ? Les gens t’aimentbien, Reena. Ils pensent que c’est toi qui les détestes.

J’étouffais. Il faisait trop chaud. Je n’avais qu’une envie : sauter sur mon vélo et filer.— Ils n’ont pas tout à fait tort.— Mais tu ne les connais même pas !Puis elle lâcha ce qu’elle avait retenu jusque-là :— Tu as un faible pour Sawyer !C’était méchant. Ça m’a fait mal.J’essuyai mes paumes moites sur les fesses humides de mon jean. Il n’était absolument pas

question que j’aie cette conversation, pas maintenant, alors que je me sentais déjà seule au monde,alors que j’avais honte de ce que je voulais et ne pouvais pas avoir. Je me tournai vers la haie depalmiers au bord du terrain. Soudain, même ce jardin me parut sinistre. Parfois, un lieu familierdevient effrayant et mystérieux dans le noir.

— Bien. Tu as gagné, Allie, c’est bon. Cool… À plus tard !— Tu as raison, dit-elle en se levant à son tour et en me suivant sur la pelouse. Je suis désolée. Je

ne voulais pas te faire de la peine…— Tu es sûre ?Je m’arrêtai net et, les mains sur les hanches, l’obligeai à me faire face. Si seulement j’avais eu le

pouvoir de rembobiner ma vie. Si seulement les choses pouvaient redevenir comme avant cette nuit,avant cet été, avant cet étrange univers parallèle. « Tu ne regrettes jamais de ne plus avoir huit ans ? »

— J’essaie juste de te parler, répliqua-t-elle. Merde, quoi ! Tu me manques ! J’ai envie qu’onparle.

— Tu es sûre ? répétai-je froidement tandis qu’elle levait les yeux au ciel. De quoi tu veux parler,par exemple ?

— Je sais pas, soupira-t-elle.Dans l’obscurité, les mains frêles qu’elle leva en l’air me rappelèrent deux libellules.— Tu vois ce que je veux dire. Il… C’est difficile à définir. Nous nous trompions sur son compte.— Ah bon ? C’est un vampire ? plaisantai-je.Ce fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres.— D’accord, fit Allie rageusement. C’est toi qui as gagné, Reena, OK ? Fais comme tu veux. Fais-

moi la gueule. Moi, j’essaie juste d’être honnête avec toi. Je sais que tu crois que je suis unmonstre… que je te l’ai volé ou un truc dans le genre…

— J’ai jamais dit ça !— En fait, je t’ai rendu service. Si t’es pas capable de venir picoler chez moi avec Lauren Werner,

t’es sûrement pas prête pour coucher avec Sawyer LeGrande.Le temps s’arrêta. Je restai clouée sur place. Le mot « anéantie » traversa mon esprit hébété.— Écoute, Reena, tenta de se rattraper Allie.

Elle était allée trop loin, et elle en avait conscience. Elle venait de franchir une espèce defrontière, une ligne de démarcation parfaitement tracée. Désormais nos vies seraient à jamaisdivisées entre l’époque où nous étions enfants et l’époque où nous ne l’étions plus, entre un « avant »et un « après ». Je la regardai, et tournai les talons. Un coup de tonnerre déchira la nuit.

— REENA ! hurla Allie derrière moi.Mais j’étais déjà loin.

7

Après

En Floride, l’air est réfrigéré partout, même dans les églises. À Notre-Dame-de-la-Médaille-Miraculeuse, il ne fait pas plus de dix-huit degrés. La même température y règne depuis que Dieu ainventé la climatisation. Pour les siècles des siècles. Amen.

Nous sommes des familles pratiquantes. Avec les LeGrande, nous assistons à tout : baptêmes,confirmations, spaghettis du dimanche à la paroisse, catéchisme. Mon père et Soledad se sont mariésici. Quand j’étais au collège, je passais tous les jours allumer un cierge pour ma mère. Même quandj’étais seule au monde et enceinte, je venais m’asseoir le dimanche matin derrière les parents deSawyer, sur le septième banc à droite. Nos deux familles à cette époque avaient beau se haïr autantqu’elles s’aimaient, la foi nous réunissait malgré tout. Jusqu’à la fin des temps.

Je viens à peine de passer les bras potelés d’Hannah dans le pull que Soledad a terminé cettesemaine, lorsque Sawyer se glisse dans la rangée devant moi, encadré par Roger et Lydia. Il a lesmains enfoncées dans les poches de son jean noir. Ses lunettes de soleil sont suspendues au col de sabelle chemise. Pour aller à l’église, tout le monde, même Sawyer, doit être habillé.

— Salut tout le monde, murmure-t-il à la ronde.Mon père l’ignore. Mon frère Cade lui lance un regard noir alors que Stefanie, la femme de Cade,

le fixe sans cacher sa curiosité. J’ai envie de balancer une claque à ma belle-sœur : « Oui, Stef, il estmignon. Et, oui, il est de retour. »

Pourvu que les uns et les autres sachent se tenir !Soledad est la seule de ma famille à montrer une once de tact, ce qui n’est pas nouveau.— Salut Sawyer, c’est bon de te revoir, dit-elle de cette voix chantante que lui a laissée son

enfance cubaine.À côté de Sawyer, sa mère rayonne. Peut-on lui en vouloir ? Après tout, il est un peu le fils

prodigue.Il embrasse Soledad sur la joue puis se tourne vers Hannah. Leurs regards se croisent et ne se

lâchent plus. Je cesse de respirer. Sawyer a toujours eu des tics : il tambourine des doigts ou se frottela nuque (un petit geste qui fait craquer les filles), mais en cet instant il est changé en statue de sel.

Lydia se racle la gorge. Hannah tripote son pull. Sawyer me regarde comme si je venais de luibriser le cœur.

— Bon boulot, dit-il.C’est tout ce qu’il dit, et moi j’éclate de rire.Lorsque nous étions ensemble, je profitais des moments d’inattention générale pour le taquiner. Je

faisais par exemple claquer l’élastique de son caleçon. Il glissait la main derrière lui et attrapait lamienne. On faisait des batailles de pouces jusqu’à ce que Soledad ou Lydia nous donnent un coup decoude dans les côtes. « Concentre-toi », disaient-elles avant de se tourner de nouveau vers le prêtre.

On était amoureux. Ce sont des choses qui arrivent. Maintenant, c’est terminé. Peu importe.Au milieu du psaume, les couinements d’Hannah se transforment en pleurs. Son petit corps chaud

pèse lourd dans mes bras. Elle est de mauvaise humeur, voilà tout. Elle n’a pas bien dormi la nuit

dernière. Moi non plus, si vous voulez tout savoir. J’ai la désagréable impression qu’elle m’en veut.Son intuition de bébé doit lui souffler la vérité.

Nous nous glissons hors du rang dans l’allée, parce que dans une minute, ni Hannah ni moi n’allonspouvoir nous retenir d’exploser, au beau milieu de la Lettre de saint Paul aux Corinthiens : « Voici, jevous dis un mystère. » Nous sortons en précipitation dans la lumière éblouissante.

— J’ai jamais vraiment été fan de Paul de toute façon, dis-je à Hannah une fois sur le parvis.La cour dallée est peuplée d’une demi-douzaine de statues grandeur nature d’anges et de saints.

J’ai la sensation de débarquer dans un cocktail organisé par l’apôtre Barthélemy. Je pose Hannah parterre pour la laisser marcher. Les étés dans le comté de Broward sont éprouvants. Nous nousréfugions dans la relative fraîcheur d’un bosquet de palmiers et d’arbres aux branches retombantes.De sa menotte en forme d’étoile de mer, Hannah se saisit d’une poignée de mousse :

— Dis donc ! dis-je. Mais qu’est-ce que tu as trouvé, ma belle ?— Dis donc ! répète-t-elle.Je lui souris. Hannah est une enfant magnifique. Elle a les cheveux d’un noir de jais et de grands

yeux brillants. Je suis sa mère, d’accord, je manque d’objectivité. Mais des inconnus s’arrêtent sanscesse pour l’admirer avec des : « Oh ! Quel beau bébé ! »

Je m’assieds sur un banc pour la regarder. Non loin, au centre d’une fontaine dépourvue d’eau, uneVierge à l’enfant trône, en majesté. Son voile en plâtre est ébréché. Je repense à ma propre mère,dont j’ai quelques rares souvenirs : un rideau de cheveux bruns, un vague parfum de lavande. Jepasse mon pouce sur la pierre rugueuse du banc, je me demande si elle aurait des secrets à partageravec moi. Soledad prie la Sainte Vierge pour un oui ou pour un non, mais si Elle ou ma mère ont desconseils à me donner, pour l’instant, elles les gardent pour elles.

Je leur lance à toutes les deux :— Vous ne m’aidez pas vraiment là !Puis je bondis sur mes pieds pour courir vers ma fille qui est sur le point de tomber.

8

Avant

En seconde, je n’avais pas d’amis.Bon, d’accord, j’exagère. J’en avais. Ce n’est pas comme si je passais mon déjeuner à me cacher

dans les toilettes. Je me dispensais de manger, un point c’est tout. Je me réfugiais à la bibliothèque.Ou bien je lisais, assise sur les gradins du stade. Il m’arrivait d’aller à la cafétéria, où je tenaiscompagnie à Shelby, la nouvelle serveuse du restaurant. Shelby était en première. Il n’y avait paslongtemps qu’elle avait déménagé de Tucson avec sa mère et son frère jumeau, Aaron. Sauf que cedernier s’était aperçu en deux jours qu’il n’avait aucune envie de vivre dans ce marécage nauséabondqu’est le sud de la Floride, alors il était monté dans le New Hampshire chez son père avant même larentrée. Shelby avait les cheveux roux flamboyant, une grande gueule et de multiples anneaux d’argentà l’oreille gauche. Elle sortait avec la capitaine de l’équipe féminine de foot. Je m’étais dit que jen’étais pas assez intéressante pour elle jusqu’au jour où elle avait posé son plateau à côté de moi.Elle m’avait demandé quel était le problème avec la bouffe dans cet endroit pourri, comme si nousétions amies depuis toujours.

— C’est dégueu, avais-je répondu une fois remise de ma surprise.Avec un sourire malicieux, elle m’avait tendu la moitié d’un Kit Kat en ajoutant :— Le mot est bien choisi.Un jour elle me proposa de m’accompagner au restaurant. Une chanson d’une rockeuse des années

90 résonnait dans sa Volvo décrépite. À la sortie du parking, elle émit un grognement et me désignaquelque chose du menton.

— C’est le barman que je vois là-bas ? demanda-t-elle en plissant des yeux. Celui qui travailleavec toi au restaurant ?

Je suivis son regard vers une haie de buissons secs. Derrière, dans l’ombre de la porte arrière dugymnase, Allie et Sawyer étaient enlacés, et la main de ce dernier remontait lentement sous sa jupe.

— Ouais. C’est lui.J’avais le souffle coupé, comme si un objet étranger s’était logé entre mon cœur et mes poumons.— Ah, les gens qui se pelotent en public, dit Shelby, ravie, alors qu’on s’éloignait. C’est comme

ça qu’on sait que les terroristes ont pas encore gagné.Elle me regarda. En voyant ma tête, elle fronça les sourcils :— Quoi ? dit-elle. Merde, désolée. Tu désapprouves les blagues sur les terroristes ?J’éclatai de rire.— Je ne désapprouve rien, mentis-je.Je jetai un dernier coup d’œil vers le couple avant de lever les yeux vers les gros nuages chargés

de pluie.

L’année s’écoula ainsi. Halloween. Thanksgiving. J’obtins enfin mon permis accompagné. Jepassais beaucoup de temps avec mon journal intime. Soledad m’observait aussi attentivement qu’uneethnologue cataloguant les cycles de ma vie d’adolescente : « lycée, travail, maison… Recommencer

tous les jours… » Je ne lui avais rien dit pour Allie et Sawyer. Ni pour Allie et moi. Mais Soledadétait fine mouche.

— Tu veux en parler ? me demanda-t-elle un samedi soir devant un épisode de Bridezillas.— Parler de quoi ? rétorquai-je sans conviction.Soledad leva les yeux au ciel.

J’ai appelé Allie, une fois, je précise. Elle n’a pas répondu, et je n’ai pas laissé de message.Elle ne m’a pas rappelée.La solution, avais-je toujours pensé, c’était quitter la ville.J’adorais m’évader dans mes lectures. Je recevais le National Geographic depuis mes dix ans.

Cet hiver-là, je dévorais avidement tout ce qui me tombait sous la main. Je passais des heures surmon lit, entourée de magazines de voyage, de guides empruntés à la bibliothèque aux couvertures enplastique poussiéreuses. J’échafaudais des plans. Je faisais des listes. Je restais éveillée des nuitsentières à consulter des blogs, des histoires et des photos de femmes qui avaient passé des années auMaroc, en Tanzanie ou dans le sud de la France. Puis j’organisais mon propre itinéraire, traçant monpériple à l’aide d’un marqueur : ma route de la soie à moi.

J’avais TELLEMENT envie de partir.— Où vas-tu ce soir ? me demanda mon père en passant la tête dans l’embrasure de la porte.Il avait un verre de Shweppes à la main. Quand il avait cessé de jouer du piano en bas, j’avais

plus ou moins remarqué le silence, comme on entend la machine à laver s’arrêter.— Chicago, avais-je répondu, toute joyeuse. Ou peut-être Copenhague.Je levai la tête des photos d’Oak Park qui s’affichaient sur l’écran de mon ordinateur. Mon père

avait eu une crise cardiaque deux ans auparavant. Il s’était effondré sur le parking, le jour de laremise des diplômes à mon collège. Devant lui, j’essayais toujours d’avoir l’air heureuse.

Et il jouait le jeu.— Il y a de la bonne musique à Chicago, me dit-il en hochant la tête. Ceci dit, en chemin, tu

devrais t’arrêter à la cuisine. Soledad fait des pâtes au pesto.Avec un sourire, je fermai mon ordinateur. Pour descendre de mon lit, je roulai sur mes magazines.— J’arrive.

Un matin de printemps, en débarquant au lycée, on me tendit une convocation. Je devais me rendreau bureau de la conseillère d’éducation. C’était la première fois que cela m’arrivait. Avais-je faitquelque chose de mal sans le savoir ? Un bon Samaritain avait-il exprimé des doutes sur monaptitude à faire face à la tyrannie du lycée ? Je me représentais déjà la conseillère en train me dire, latête penchée sur le côté pour bien me montrer combien elle compatissait : « Nous avons remarquéque vous n’arriviez pas à vous adapter. Vous êtes tout le temps en train de regarder par la fenêtre.Vous passez trop de temps dans votre tête. »

Je m’imaginais rétorquer du tac au tac : « Sans blague ! » Et là-dessus, remonter mon sac sur monépaule pour filer à mon cours d’anglais.

J’eus le ventre noué pendant toute la matinée. Avant le déjeuner, je frappai à la porte de laconseillère. Son bureau sentait le café et le renfermé. Je m’attendais à voir la tête de Mme Ortum, unedame âgée assez farfelue dont le mari, paraît-il, avait gagné des millions en investissant dans lesnouvelles technologies. Quelle ne fut pas ma surprise de trouver une inconnue aux cheveux noirs !Une petite plaque indiquant « Mlle Bowen » était posée devant la jeune femme.

— Bonjour Serena, dit-elle avec un sourire chaleureux. Entre.

En plus elle connaissait mon nom ! Son visage respirait l’intelligence et je me sentis tout de suite àl’aise. Je lui rendis son sourire.

— Tu n’as rien fait de mal, me rassura-t-elle.Les manches de son chemisier blanc bien repassé étaient retroussées jusqu’aux coudes. Elle saisit

un dossier sur une pile et se mit à le tapoter sur la table. En lisant à l’envers, je vis qu’il s’agissait dumien.

— Tous les élèves que j’ai reçus jusqu’à maintenant pensent que je les ai appelés pour les punir. Jesuis nouvelle ici, alors j’essaie simplement de faire connaissance avec chacun d’entre vous.

Elle me demanda comment se passaient mes cours et si j’avais un travail en dehors du lycée. Elleécrivait sur un bloc-notes tandis que je répondais le plus vaguement possible. Une bague en turquoisescintillait sur le majeur de sa main gauche. Il y avait une carafe d’eau à côté d’elle, de celles qu’ontrouve dans les grands restaurants. Des tranches de citron flottaient à la surface. Tout cela paraissaitun peu trop chic pour un bureau d’école. La plupart des profs transportaient des thermos en plastiqueavec le logo de leur banque.

— Est-ce que tu as déjà pensé à l’université ? finit-elle par me demander.Elle se renfonça dans sa chaise qui paraissait très inconfortable. Elle posa le stylo devant elle.— Un peu, mentis-je.En réalité, je ne cessais d’y penser. Où j’allais aller, qui j’allais rencontrer… En ce moment, le

livret de l’université de Northwestern était posé sur la table de ma chambre, presque en lambeaux, unPost-it jaune fluo marquant la page du département littérature. J’aurais pu lui réciter le programmedes quatre années d’études.

— Je ne suis qu’en seconde, alors j’ai le temps.— Eh bien, dit Mlle Bowen. C’est de cela que je voulais te parler. J’ai regardé tes notes, Serena.

C’est très impressionnant. Tu as eu les félicitations tous les trimestres depuis l’année dernière.J’aimerais bien que tu prennes quelques options en plus, mais même si tu continues comme ça, aveccelles que tu as déjà, tu devrais pouvoir terminer le lycée avec une année d’avance. Cela pourraitt’intéresser ?

Elle se pencha vers moi. À ses yeux, c’était une bonne nouvelle.Il me fallut une minute pour digérer l’information. « Avec une année d’avance. Terminer le lycée ».

Je la fixai un moment en clignant des yeux. Dans le bureau voisin, la photocopieuse faisait untintamarre d’enfer et quelqu’un lui tapait dessus.

Mlle Bowen prit mon silence pour de l’hésitation.— Bien sûr, rien ne t’y oblige, précisa-t-elle. Je connais plein d’élèves qui ne voudraient pour rien

au monde sauter leur année de terminale. Je voulais juste t’informer de cette possibilité…— Ce serait formidable, l’interrompis-je. Que faut-il que je fasse ?Je me représentai un avion. Des amphis immenses. La porte de la cage s’ouvrait, enfin…

Ce que Mlle Bowen attendait de moi était simple, du moins pour l’instant. Il fallait que jemaintienne mes bonnes notes, que je fasse une liste des universités où je souhaitais postuler et que jeme procure un livre de révision pour l’examen d’aptitude exigé par tous les établissements.

— On te trouvera un travail bénévole pour cet été, promit-elle avec une lueur dans les yeux. Il fautétoffer un peu ton dossier.

Elle avait l’air aussi enthousiaste que moi.

En mai, au restaurant, deux serveuses ayant rendu leur tablier, je fus obligée de bosser trois joursen semaine, et deux services par jour le week-end. En plus de mes études, cela faisait beaucoup. Jene quittais plus mon pantalon noir et mon chemisier blanc. Mon père et Roger avaient achetéAntonia’s quand j’étais petite, et j’y avais travaillé très tôt. Je connaissais le menu et les habitués parcœur. J’avais toujours adoré cet endroit : le plafond Art déco, le carrelage blanc, les tables revêtuesde nappes neigeuses telles des robes de communion. Il y avait toujours un orchestre à côté du bar.

Les musiciens qui jouaient ce soir-là étaient parmi mes préférés. Ils chantaient des vieilleschansons de Sam Cooke. Je fredonnais doucement ces tubes d’une autre époque en encaissant lesrèglements des clients par carte bancaire. Au milieu du second couplet, je m’aperçus que je n’étaispas seule : Sawyer, derrière le bar, me regardait, un sourire énigmatique aux lèvres.

Je piquai un fard. Il n’aurait pas dû être là ce soir. Son nom ne figurait pas sur le planning. Et moiqui m’étais coiffée à la va-vite… En jean et tee-shirt, il était manifestement de repos. Un peu de lachaleur torride de la rue était entrée dans la salle avec lui.

— Me nargue pas, lui dis-je. C’est pas cool.Je tentais de ne pas trahir mes sentiments pour lui – ils n’avaient pas changé d’un poil, même s’il

sortait avec Allie depuis maintenant sept mois.Sawyer haussa les épaules et resta planté là, comme s’il n’avait nulle autre part où aller.— Je te nargue pas, répliqua-t-il d’un ton sincère. « Bring It On Home to Me » ? C’est une bonne

chanson.— C’est une chanson fantastique, le corrigeai-je.— Toi, t’es comme ton père, sourit-il.— Ah, ça, non. Lui il préfère Otis Redding.J’arrachai un reçu de la machine et lui rendis son sourire.— Qu’est-ce que tu fiches ici ?Sawyer secoua la tête.— Je te cherchais.— Ouais, c’est ça, rétorquai-je en plaçant les cartes bleues avec leurs additions respectives. J’ai

aperçu ta mère tout à l’heure.Lydia n’était pas très investie dans le restaurant, même si on reconnaissait sa touche un peu

partout : les vieux portraits accrochés aux portes des toilettes ou les ampoules vintage Edisonsuspendues au-dessus du bar. Lydia était une artiste, une photographe. Mais sa famille ayant faitfortune grâce à une chaîne de restauroutes, elle en savait plus sur le métier de la restauration que monpère et Roger. Elle se pointait de temps à autre, attentive, l’air de se livrer à de minutieux calculs.Elle effrayait les serveurs chargés de débarrasser les tables. Derrière son dos, Shelby la surnommaitla « femme dragon ». J’essayais de rester en dehors de tout ça.

La seule personne échappant au regard perçant de Lydia était Sawyer, son fils unique, son petittrésor. Bébé, il avait subi une opération au cœur, on lui avait réparé un trou, ce qu’Allie et moitrouvions incroyablement romantique, et ce qui expliquait sans doute pourquoi sa mère lesurprotégeait. « Elle doit demander des analyses de sang à ses petites amies », avait subodoré Allieun soir chez moi. Nous avions toutes les deux explosé de rire. Non que cela l’ait découragée par lasuite.

J’allais retourner en salle lorsque Sawyer m’attrapa par le poignet :— Reena. Pourquoi je ne te vois plus ?Une impatience inattendue perçait dans sa voix. J’eus l’impression qu’il avait un secret à me dire.— Je suis peut-être plus douée à cache-cache que tu crois.

Je suis sûre qu’il n’avait aucune idée de ce à quoi je faisais allusion. La soirée chez Allieremontait à il y a bien longtemps, il avait probablement oublié notre conversation sur la balançoire. Ilme lâcha le bras et j’allais m’éloigner, mais il resta planté devant moi et ajouta :

— Peut-être, mais je suis sérieux.— Ouais, moi aussi.— Qu’est-ce que tu fais ce soir ? ajouta-t-il sans relever mon ironie.Je regardai autour de moi. L’orchestre attaquait « It’s All Right ». À l’autre bout du bar, mon père

bavardait avec quelques habitués.— Heu… je travaille.— Merci, princesse, je vois ça, souffla Sawyer. Je voulais dire… après ?— Heu… je rentre chez moi.— Tu veux sortir avec moi ?— Avec toi ?J’étais stupéfaite. Sawyer me gratifia d’un grand sourire, à la façon du chat dans Alice au pays des

merveilles, juste avant de disparaître.— Oui, Reena. Avec moi.Depuis le temps que je le connaissais, c’est-à-dire depuis ma naissance, Sawyer ne m’avait jamais

invitée à passer du temps avec lui. Je ne sais pas pourquoi, l’instinct sans doute, mais je fis non de latête. Je repensais à la soirée chez Allie, à Lauren Werner, à leur groupe de lycéens, à mon incapacitéà m’intégrer.

— Écoute, Sawyer. Allie et moi, on n’est pas vraiment… Je veux dire… on ne se voit plus.Je me demandais ce qu’Allie avait bien pu lui raconter.Sawyer afficha de nouveau son expression mystérieuse, comme s’il était venu m’annoncer quelque

chose d’important.— Je ne voulais pas dire avec Allie.— Ah. Sawyer…Je le fixai un moment, puis me tournai vers mon père. Il souriait, un café à la main.— Allez, Reena, insista Sawyer, impatient. Ce n’est que moi.Je repensai à Allie la chapardeuse : des gloss à lèvres subrepticement glissés dans ses poches, un

garçon craquant qu’elle m’avait volé sous mon nez. J’avais beau me chercher des excuses, j’allaismentir à mon amie. La trahir. Même si elle l’avait déjà fait avant moi.

— OK, dis-je. D’accord.Derrière moi, la chanson se terminait sur un dernier accord, tel un piège se refermant.

9

Après

Après la messe, je ramène Hannah à la maison, l’installe sur sa chaise haute et lui coupe desmorceaux de fruit pour l’occuper pendant que je fais griller du pain complet.

— Tiens, ma chérie, comment ça s’appelle, ça ?… Une banane.Hannah répète docilement.— Bien, bien, lui dis-je d’une voix joyeuse en lui tendant ma main pour qu’elle tape dedans.Cela a l’air idiot, mais lorsque j’étais enceinte, je n’avais jamais pensé qu’Hannah aurait une

personnalité distincte de la mienne. Elle s’affirme pourtant chaque jour un peu plus : Hannah aime laglace et les avocats, et elle raffole de Beyoncé. Dès qu’elle entend un morceau de cette chanteuse,elle se trémousse avec enthousiasme, bien accrochée dans son siège auto à l’arrière de ma voiture. Etpuis, en ce moment elle parle de plus en plus, enfin, elle émet des gazouillis et répète certains motsqu’elle entend. Je suis émerveillée.

Soledad entre et pose son sac à main sur le comptoir. Elle mange le morceau de banane qui setrouvait sur la planche à découper.

— C’est pour Hannah, lui fais-je remarquer non sans irritation.— Désolée. Je crève de faim, réplique-t-elle en passant une main affectueuse dans les cheveux

d’Hannah. J’ai parlé à Lydia tout à l’heure quand on quittait l’église. Elle veut emmener Hannah à labibliothèque un jour de cette semaine pour l’abonner.

On peut dire que Soledad n’a pas pris de gants pour m’annoncer cette nouvelle.— Quoi ? Pourquoi ? dis-je en étalant du beurre de cacahouète sur une tartine que je découpe en

petits triangles avant de les poser sur le plateau de la chaise d’Hannah. Tiens, ma puce. Et pourquoiaurait-elle besoin d’une carte ? Elle n’a que quatorze mois. C’est moi qui emprunte les livres pourelle.

Je fixe Soledad en fronçant le nez.— Je sais. Lydia doit sûrement vouloir passer du temps avec elle.Je me redresse, piquée au vif. Je riposte d’un ton ironique :— Vraiment ?— Vraiment, dit Soledad en me regardant droit dans les yeux.— Quelle gentillesse !Petite, j’ai passé plus de temps avec Lydia qu’avec mes tantes ou mes cousines. Je ne comprends

donc pas très bien pourquoi elle m’effraie toujours autant. À mes dix et onze ans, Soledad et ellem’emmenaient déjeuner dans des endroits luxueux. Ensuite on allait se faire faire une pédicure.Assises dans de grands fauteuils, on lisait des magazines de mode en se montrant les tenues qui nousplaisaient. Lydia est une photographe talentueuse pourvue d’une solide clientèle. Ses couloirs sontrecouverts de beaux tapis anciens qu’elle trouve dans des brocantes. Pour mes treize ans, elle m’aoffert un magnifique pendentif en quartz rose. Avec moi, elle n’a jamais été la « femme dragon ». Etpourtant elle m’a toujours inspiré une peur bleue, un peu comme un professeur sévère qu’on n’arrivepas à impressionner. J’ai la sensation qu’elle ne voit en moi rien d’intéressant.

Et jusqu’à ce matin, elle n’avait manifesté à l’égard d’Hannah pas plus d’intérêt que tout un chacunpour les conditions de vente écrites en minuscules sur les formulaires d’iTunes. Je dois dire que je neme sens pas assez bonne catholique pour être spécialement charitable envers Lydia.

— Je crois qu’on a déjà quelque chose de prévu ce jour-là.Ma belle-mère fait une moue exaspérée.— Je ne t’ai pas précisé de date.— Hannah et moi, on a un calendrier très chargé.— Reena, me gronde Soledad avec un petit sourire affectueux.— Cela fait à peine vingt-quatre heures que Sawyer est revenu, et elle se présente déjà au

concours des meilleures grands-mères de l’année ? Non, mais c’est une blague !En versant du lait dans le gobelet d’Hannah, je poursuis sur le même ton :— Est-ce que tu l’as déjà vue ne serait-ce qu’une seule fois prendre Hannah dans ses bras ? Elle

ne l’a jamais fait, si tu veux savoir ! Jamais.— Jamais, répète Hannah joyeusement en envoyant valser sa tartine au beurre de cacahouète sur le

sol.Soledad hausse les sourcils et répète, un peu plus doucement :— Reena, calme-toi.— Calme-toi, toi-même ! Non. J’ai dit non. Et pourquoi s’est-elle adressée à toi ? Si elle a

quelque chose à dire, qu’elle vienne me voir. Je suis sa mère. Si tu te rappelles bien, ça fait deux ansque je suis sa mère.

Soledad hoche lentement la tête. J’ignore si elle désapprouve mon discours ou s’il l’aimpressionnée.

— Oui ma chérie, je me rappelle, soupire-t-elle en m’embrassant sur la tempe avant de quitter lapièce.

Je viens juste de coucher Hannah pour sa sieste quand mon téléphone se met à vibrer au fond demon sac sous une boîte d’ibuprofène et un exemplaire de La chenille qui fait des trous. C’est Aaron.Je souris.

— Salut monsieur, dis-je en calant mon téléphone entre mon oreille et mon épaule alors que jedescends l’escalier. Ça va ?

Je dis au revoir à Soledad d’un signe de la main avant de sortir dans le jardin.— Au coin de la rue Las Olas et de la Troisième Avenue… Je t’ai eue ! m’annonce-t-il. Je sens

qu’il sourit.— Quoi ? Je te crois pas ? T’as pris une photo ?Il y a en ville un travesti habillé en Céline Dion. Si Aaron peut me prouver qu’il l’a vu, alors je lui

paie à dîner. Ces petits jeux nous amusent. C’est souvent Aaron qui doit payer la note.— Pour qui tu me prends ? Pour un débutant ? dit-il en riant. Bien entendu que j’ai pris une photo.

Tu me dois un steak, chicken little. Tu es toujours dispo ce soir ?J’hésite. Aaron est le frère jumeau de Shelby. Il est mécano. Il s’occupe des bateaux de plaisance

dans une marina pas loin de chez nous. En ce qui concerne ma vie amoureuse, Aaron est la meilleurechose qui me soit arrivée. Toutefois, je me sens fatiguée, et n’ai qu’une envie : m’asseoir dans unepièce, dans le silence, et seule.

— On peut remettre ça à demain ?— Ça marche, me répond-il, conciliant. D’ici là, t’as qu’à te promener un peu en ville, au cas où tu

la verrais. Quitte ou double.

Comme c’est moi qui fixe les règles de ce jeu, je le taquine :— Que c’est généreux de ta part !… Écoute, je suis de service pour le brunch, alors il faut que j’y

aille, mais…— OK, OK, pas de problème, dit-il, soudain hésitant. Tu es sûre que ça va ? Tu as l’air bizarre.Connaissant Aaron, je pourrais le lui dire sans causer de drame. C’est un être humain très

raisonnable, je ne le serai jamais autant que lui. Je parie qu’il ne tiquerait même pas d’apprendre queSawyer vient de surgir de nulle part.

Mais tout de même.— Je suis fatiguée, lui dis-je sans vraiment lui mentir. On se voit demain soir.

— Mais où t’étais passée ? me demande Shelby lorsque j’arrive avec dix minutes de retard.Pas un « bonjour », ni un « comment ça va ? », ni aucune autre forme de civilité. Elle travaille au

restaurant pendant ses vacances. Shelby fait médecine dans le Massachussetts, où elle apprend aussià parler comme dans Will Hunting. Il y a deux ans, elle avait séché quelques jours de cours pourrevenir à Broward m’aider à accoucher. Elle avait passé son temps à réciter les noms desinnombrables os que nous avons dans le corps tout en faisant du charme aux infirmières dans l’espoirqu’elles l’aideraient dans ses études. Elle avait dix-huit ans. Pour moi, elle a été la meilleure dessages-femmes. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir une amie comme Shelby.

— Je devais coucher la petite, lui dis-je en jetant un coup d’œil à la salle vide.Le dimanche, on n’ouvre pas avant midi, et il n’est que moins le quart.Shelby fait la grimace et me lance un regard entendu. Le téléphone se met à sonner. Elle sait très

bien à quoi, à qui, je pense, et elle ne voit pas pourquoi je cherche à le lui cacher.— Bonjour. Antonia’s, récite-t-elle.Sa voix est mielleuse mais le regard qu’elle fixe sur moi est inquiet. Elle note la réservation dans

le cahier. Je reste plantée là en attendant ce qu’elle a à me dire.Elle raccroche. Son ton sirupeux laisse place à son accent si particulier qui lui vient d’une enfance

passée à parcourir tous les États (sa famille avait déménagé de nombreuses fois) :— Bon, d’abord, Sawyer Supersperme est dans la cuisine. Avec Finch. Tu devrais commencer par

là.Je lui fais signe de se taire tout en fixant la porte du fond. J’ouvre la bouche pour lui expliquer,

mais tout ce que j’arrive à sortir, c’est :— Il était aussi à la messe.— Ouais, dit Shelby, blasée. Ça m’étonne pas.— Comment ça ?— Je sais pas, dit-elle en haussant les épaules. J’aime pas sa coiffure. On dirait un cancéreux.Shelby ne tient jamais sa langue. Elle ajoute :— Mais pourquoi tu ne m’as pas appelée ?— Je ne savais pas que la nouvelle se répandrait aussi vite, dis-je en m’affalant sur une des

chaises vides.J’ai mal au crâne depuis plus de vingt-quatre heures. J’ai un médicament dans mon sac, mais le

simple geste d’aller me chercher un verre d’eau me semble un exploit olympique.— Non, mais tu plaisantes ! dit-elle en se tournant vers moi. Tu l’as dit à mon frère ?— Il n’y a rien à raconter, dis-je en levant les yeux au ciel.— Dis pas de bêtises, Reena, réplique-t-elle d’un ton adouci.

Si elle se montre tendre, je vais fondre en larmes, c’est certain. Je secoue la tête. À cet instant, ilpasse les portes battantes de la cuisine. Sa présence illumine la pièce, comme si un projecteur étaitbraqué sur lui où qu’il aille. « Le voilà revenu d’entre les morts. »

— Salut les filles ! lance Sawyer, charmeur.Il a un nouveau granité à la main : gigantesque, rose et brillant dans son gobelet en plastique.— « Salut les filles » ? répète Shelby en grognant. C’est tout ce que tu trouves à dire, deux ans

après ?Sawyer n’a jamais intimidé Shelby. Shelby n’a peur de rien ni de personne.— J’essayais de la jouer cool, lui dit-il en fronçant le nez avec un petit sourire penaud. J’en ai trop

fait ? J’en ai trop fait.Le granité lui a teinté les lèvres de rose foncé.— Un peu ! rétorque Shelby en roulant des yeux. J’ai besoin d’un remontant.— Sérieux ? Mais on n’a même pas encore ouvert ! intervient Cade qui se trouve à l’autre bout de

la salle.Mais quand Shelby veut quelque chose, rien ne l’arrête. Cade a toujours été sidéré par son audace.— Un bloody mary ! dit-elle d’un ton guilleret. Je t’en fais un aussi, Kincade. Et toi, Sawyer ?

Puis-je t’offrir une boisson fortement alcoolisée afin de te soulager d’être toi-même ?Elle passe derrière le bar et bouscule mon frère pour prendre sa place.Sawyer et moi ricanons en même temps. Il me lance un sourire et me regarde droit dans les yeux. Il

lève sa boisson géante vers moi comme pour trinquer.— Non, ça va, dit-il.— Non, mais qu’est-ce qu’il y a ? l’interroge Shelby en haussant les sourcils. T’as arrêté de

picoler ?— On dirait bien.— Un barman qui ne boit plus ? Que c’est romantique…— Ouais, bah, dit Sawyer en se glissant sur un tabouret du bar. Je suis un grand romantique.N’importe quoi. Cade a l’air d’être sur le point de vomir, et franchement, je le comprends. Moi

aussi j’ai la nausée. Je vais pointer au bureau, et dresse la liste de toutes les tâches possibles qui meviennent à l’esprit : plier les serviettes, ranger les verres, remplir les bouteilles de ketchup… ah, ça,le ketchup, ça me dégoûte. Je m’efforce d’avoir les mains toujours occupées. Je bosse dur. Ledimanche, il y a tellement de clients qu’ils doivent parfois attendre une heure avant qu’une table selibère. Une fois que Shelby a ouvert les portes, il nous faut courir à droite à gauche tout l’après-midi,le sourire aux lèvres. Lorsque je trouve enfin un instant pour jeter un œil vers le bar, Sawyer adisparu dans la foule, comme s’il n’avait jamais été là.

10

Avant

— Avec qui ? m’a demandé mon père lorsque je lui ai dit que j’allais sortir après mon service.La question était pertinente. Je venais de passer ces huit derniers mois dans un isolement total. La

seule personne avec qui j’échangeais trois mots était le livreur de pizza de Papa Gino’s.Mon père était en train de parler avec le batteur. Il sentait le café et l’eau de Cologne. Une odeur

qui allait me manquer quand j’aurais quitté la maison, me disais-je.— Allie, balbutiai-je. Avec Allie.J’ignorais que j’allais mentir jusqu’à ce que les mots sortent de ma bouche.J’ignore pourquoi je ne lui ai pas dit la vérité. Je n’avais aucune raison de penser qu’il

m’interdirait de le voir : Sawyer était son filleul après tout, et celui des enfants qui l’entouraientayant hérité de sa passion pour la musique. Mais il aurait voulu savoir : « Où, pourquoi, qu’est-ceque vous allez faire ? » Il me semblait plus simple de me taire.

— Allie, répéta-t-il d’un ton affectueux en enlaçant mes épaules de son gros bras d’ours. Jen’avais pas entendu ce nom-là depuis longtemps.

— Heu… c’est vrai.Mon père fit signe à l’un des serveurs d’offrir une tournée. Il me faisait confiance. Je ne lui avais

jamais donné aucune raison de se méfier.— Amuse-toi bien, dit-il en déposant un baiser distrait sur mon front. Ne rentre pas tard.— D’accord. Pas de problème.Je retrouvai Sawyer dans le couloir derrière la cuisine, appuyé contre la porte du bureau, en train

de consulter son téléphone. Il avait l’air de s’ennuyer ferme.— Tu viens de mentir à ton père ? me lança-t-il avec son sourire en coin.— Oui, avouai-je.Son sourire s’élargit.— Bon, du moment que je suis au courant. Tu es prête ?— Ouais, dis-je d’une voix faussement blasée.Pas question de lui montrer que je vivais un grand moment. Me trouver seule avec lui… Mon

estomac faisait des saltos à la Béla Károyli.Sawyer me tint la porte et je le suivis sur le parking. Nous nous dirigeâmes vers sa vieille Jeep. Il

ne prononça pas un mot. Je n’avais aucune idée de l’endroit où nous allions. J’ouvris la bouche pourle lui demander, puis me ravisai.

Pendant qu’il démarrait, je fis discrètement l’inventaire du contenu de sa voiture. Au sol : unebouteille vide de thé glacé à la pêche, l’album Duke Ellington Live at Newport 1956. Sur le tableaude bord : des lunettes de soleil, un désodorisant en forme de sapin encore dans son emballage, un CDgravé portant l’écriture d’Allie.

Je fermai les yeux un instant. Autrefois, Allie me concoctait des compilations de chansons, pourmon anniversaire, pour Noël, pour le printemps, pour les mardis. Sur ma compil préférée, « Lamauvaise attitude », soixante minutes de mauvais hip-hop se terminaient par « A Groovy Kind of

Love » de Phil Collins. Elle me l’avait offerte à l’occasion de notre premier bal au lycée. On avaitterminé la soirée à la maison où nous avions préparé des brownies avec Soledad en hurlant lesparoles de Kanye West, pliées en deux de rire.

J’avais sans doute laissé échapper un soupir sans m’en apercevoir. Sawyer tourna brièvement latête vers moi alors que nous nous engagions sur l’A1A, ses traits fins éclairés par la lumière dutableau de bord.

— La journée a été dure ? demanda-t-il.— On peut dire ça, opinai-je.Il valait mieux qu’il pense que la monotonie de mon service me déprimait. Je n’allais quand même

pas admettre que c’était à cause de lui que je soupirais, parce que j’étais assise à côté de lui dans saJeep, avec ses yeux verts qui jetaient des éclairs chaque fois qu’il les posait sur moi.

Sawyer hocha la tête.— Tu veux une glace ?— Une glace ?Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais pas à ça en tout cas.— Oui, princesse, une glace… Qu’est-ce que tu croyais que j’allais te proposer ? De sniffer de la

colle ? dit-il en riant.Il se gara sans attendre ma réponse.— Bien sûr que non ! protestai-je.Dans un sens, pourtant, il n’était pas loin de la vérité. Je détachai ma ceinture et descendis de

voiture.— Tu me prends pour un voyou. Tu crois vraiment que je suis un dur à cuire ?Nous traversions le parking. Il me donna un petit coup d’épaule, si léger qu’il n’était peut-être pas

intentionnel.— Pas du tout, je te jure.Je secouai la tête et détournai le regard.— Si tu le dis, répliqua-t-il, pas convaincu.Au comptoir, je fouillai dans mon sac à la recherche de mon portefeuille. Je sortis mes clés. Puis

mon Lonely Planet. Sawyer repoussa ma main.— C’est bon, dit-il en tendant au caissier un billet de dix tout froissé.Il remarqua mon livre.— Tu pars en voyage ?— Ouais, dis-je. Enfin, non. C’est pour mes lettres de motivation.Je me sentis soudain ridicule en pensant à ce jeu que je pratiquais en solitaire, comme on joue à la

marelle ou à la Barbie.— Pour l’université ? Déjà ? s’étonna Sawyer.Il lécha la glace qui coulait du cône avant de me le tendre. Le décor de la boutique était désuet.

Une vieille boiserie, de petits tableaux. Le tiroir de la caisse s’ouvrait avec un bruit métallique. L’airembaumait le sucre.

— Pour Northwestern, confirmai-je. Je vais finir le lycée avec une année d’avance, donc j’irai là-bas cet automne.

— Un plan ambitieux, approuva Sawyer.— En effet.— Et la dissertation que tu vas leur envoyer, c’est sur le voyage, alors ?

Il prit sa glace et m’ouvrit la porte, la retenant du pied. Je passai. Nous traversâmes le parking aumilieu des rires et des cris d’adolescents de notre âge.

— Si on veut, répondis-je, gênée. C’est stupide.— J’en doute. Raconte.Sawyer se percha sur le capot de la Jeep pour déguster sa glace. Je me hissai près de lui et posai

mes baskets à côté des siennes sur le pare-chocs.— Si tu veux.Je levai les yeux au ciel. Heureusement il commençait à faire trop noir pour qu’il remarque mes

joues en feu.— Le cursus pour lequel je soumets ma candidature… C’est pour étudier la littérature de voyage…

Je voudrais devenir « écrivain voyageur ».Ces mots sonnaient étrangement creux. J’avais surtout parlé de ça à Allie.— Du coup, repris-je, j’écris un texte sous la forme d’un guide de voyage : allez ici, faites ça, ne

restez pas dans cet hôtel pourri. Mais au lieu de parler d’un lieu en particulier, je décortique ce àquoi je pense… ma vie, quoi.

Je haussai les épaules, mal à l’aise.— … ou plutôt ma vie rêvée.— Ça n’a rien de stupide. C’est cool, au contraire. J’aimerais bien le lire quand tu l’auras terminé.J’émis un gloussement nerveux.— Ouais, c’est ça.— Je suis sérieux, dit Sawyer, l’air de réfléchir. Tu vas finir le lycée plus tôt, alors ? T’as

vraiment envie de partir, hein ?Son tee-shirt blanc reflétait la lumière crue des vitrines.— C’est pas ça. Enfin, je veux dire, ma famille et tout le monde me manqueront. Je les aime

énormément, c’est juste que… il n’y a pas grand-chose ici pour moi.Je soupirai. Comment expliquer le concept de solitude à quelqu’un comme Sawyer ? Ce sentiment

qu’il me fallait trouver une chose à laquelle m’accrocher, et que cette chose, quelle qu’elle soit, ne setrouvait pas ici.

Sawyer me regarda et me lança un sourire indéchiffrable.— Alors si je veux passer du temps avec toi, c’est maintenant ou jamais. C’est là où tu veux en

venir ?Quoi ? Comment ? Qu’est-ce qu’il se passait là ?! J’aurais pu lui retourner la question : où voulait-

il en venir ?Je m’abstins de lui répondre.Un silence. Les voitures défilaient sur l’autoroute. Je mangeais ma glace. J’attendais.— Tu ne dis rien, finit-il par lancer.— Toi non plus.— Reena. Qu’est-ce que tu fais ici ?Nos bras chauds et légèrement couverts de sueur se touchaient.Je lui coulai un regard. Mon cœur battait à tout rompre.— À toi de me le dire.— Non, mais je suis sérieux.— Vraiment ?— Oui, dit-il. Je t’assure.— Sawyer, hésitai-je en rougissant. Écoute, Allie est mon amie. Ou plutôt, elle a été mon amie…

J’étais sûre à quatre-vingt-dix pour cent que je me méprenais sur ce qui était en train de se passer.— T’en as pas marre ? m’interrompit-il.— De quoi ? dis-je, surprise.— D’être celle que tout le monde pense que tu es.— Quoi ? Non. Qui d’autre je pourrais être ?J’étais stupéfaite. Je regardai les palmiers alignés devant la rangée de devantures. Une odeur de

goudron mouillé et de pot d’échappement imprégnait l’air moite.Sawyer avait l’air de savoir que je jouais la comédie. Il me dévisagea, et la lueur au fond de ses

yeux me fit paniquer : il voyait à l’intérieur de moi, sous ma peau ! Par quelle pirouette allais-jepouvoir me sortir de cette situation ? Alors j’ai fait ce que toute personne douée de raison aurait faità ma place, confrontée à une question à laquelle elle ne voulait pas répondre, posée par un garçonqu’elle aimait à la folie sans espoir de retour.

Je lui ai lancé ma glace à la figure.— Oups ! Désolée, dis-je prise d’un rire nerveux. Non vraiment. Pardon. Je ne sais pas ce qui m’a

pris.La glace dégoulinait sur son nez et sa bouche.— Je… j’arrive pas à y croire non plus, dit-il en riant.Il posa une main derrière ma tête et m’embrassa. Son baiser avait un goût de chocolat et de sucre

arc-en-ciel. Je ne fermai pas les yeux.Il recula légèrement.— J’avais le droit ? me demanda-t-ilJe hochai bêtement la tête.— Ça t’a plu autant qu’à moi ? ajouta-t-il.Je hochai la tête de nouveau.— Tu voudras bien me reparler un jour ?Je fis un drôle de petit bruit de gorge puis soufflai :— Oui.Des centaines de pensées virevoltaient dans mon cerveau comme des papillons.Sawyer me fit un grand sourire.— Bien, dit-il.Il jeta le reste de sa glace dans une poubelle à proximité et prit mon visage entre ses mains.Il était encore en train de m’embrasser lorsque son téléphone se mit à sonner dans la poche de son

jean. Je tentai de m’écarter mais il m’agrippa plus fermement, son poing tendrement serré autour demes cheveux.

— On s’en fout, murmura-t-il.Quelques secondes plus tard, ce fut au tour de mon portable de vibrer.— Sawyer, bafouillai-je, mes mains fouillant dans mon sac et mon corps toujours tourné vers lui.

Sawyer, c’est le numéro de la maison. Il faut que je réponde… Allô ?Un vent de panique souffla sur le parking. J’étais au téléphone avec mon père, et Sawyer

m’embrassait dans le cou !— Salut. Ça va ? réussis-je à articuler.— Reena ! Dieu merci ! Mais où es-tu ?Sa voix était chargée d’anxiété et de colère.Je sautai du capot de la Jeep au risque d’arracher la tête de Sawyer. Quelle excuse inventer ? Je

fermai les yeux pour mieux réfléchir. J’avais menti à mon père pour la première fois de toute ma vie,

et voilà : je m’étais fait pincer !— Tu es avec Allie ?Je serrai le poing, mes ongles s’enfoncèrent dans ma chair. Sawyer me fixait en silence. Je finis

par opter pour la vérité.— Non. Non, elle n’est pas avec moi.— Dieu merci ! répéta mon père.Puis il s’adressa à la personne qui était avec lui, Soledad ou Cade :— Elle va bien. Je suis en train de lui parler.— Quoi ? dis-je, soudain effrayée. Mais qu’est-ce qui se passe ?— Reena…Je n’oublierai jamais cet instant : les néons du marchand de glaces, la curieuse expression qui se

peignait sur le beau visage de Sawyer LeGrande, et les éclats de verre emprisonnés dans le goudron,comme si quelque chose de fragile et de brillant venait juste d’exploser.

— J’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer, me dit mon père.

11

Après

Je ne revois plus Sawyer jusqu’à la fin du service. Tout le monde ne parle que de lui. Comme sic’était une grande star de cinéma nous accordant une visite, et non un dégénéré parti en abandonnanttous ceux qui tenaient à lui. Les habitués sont ravis de le voir. Les serveuses n’en reviennent pas desa nouvelle coiffure. Selon Finch, qui travaille en cuisine, il a voyagé un peu partout en Amérique,« sur la route » à la façon de Jack Kerouac.

« Voyager. »Je répète ce mot. C’est injuste ! Tellement injuste que j’ai l’impression qu’on m’arrache les tripes.

Agrippée au bord de la table de préparation pour ne pas tomber, je ne suis plus qu’un fantôme.— Tant mieux pour lui.À cinq heures et quart, je n’ai qu’une envie : rentrer chez moi me mettre en boule sous ma

couverture. Je viens de poinçonner ma carte de service. Quand je me retourne, il se tient dansl’encadrement de la porte du bureau, frottant sa barbe de trois jours.

Malgré moi, je laisse échapper un cri.— Tu m’as fait une peur bleue.— Excuse-moi, dit Sawyer en s’adossant nonchalamment au mur.Pour la première fois depuis son retour, je m’autorise à le regarder vraiment. Jusqu’ici je me suis

bornée à lui jeter des coups d’œil aussi furtifs que furibonds. Il est plus musclé qu’avant. Le duvetsur ses bras a blanchi au soleil. Et lui, il attend, patient, que j’aie terminé mon inspection.

Je lui lance, agressive :— Qu’est-ce qu’il y a ?— Rien, répond-il, les lèvres pincées.Je fouille dans mon sac à la recherche de mes clés. Je repousse La chenille qui fait des trous.

C’est la deuxième fois aujourd’hui. Je garde les yeux baissés pour esquiver son regard et je luidemande :

— T’es resté là tout l’après-midi ?— Non. J’ai regardé le planning.Je ne peux pas m’empêcher de redresser la tête.— Pourquoi ?— Pour savoir quand tu allais partir.— Eh bien, voilà, je pars.J’ai enfin mis la main sur mes clés.Sawyer reste devant la porte.— C’était plein aujourd’hui. Il va falloir que je me réhabitue.— Pourquoi ? Tu ne vas quand même pas reprendre du service ?Nous avons un nouveau barman maintenant, un type appelé Joe, la cinquantaine. Il me donne

toujours des sucettes pour Hannah, même si elle est encore trop jeune pour les manger.— Tu vas me tuer si je te dis que si ?

— C’est possible.Il sourit comme si je venais de faire une blague. Je crois que je vais fondre en larmes. Je lui lance

d’une voix cassante :— Arrête !Quand Hannah pique une colère, elle pose les mains sur ses oreilles pour crier plus fort. Je hausse

la voix :— C’est pas une blague. Arrête !Sawyer fait un pas. Je tends les bras pour l’empêcher d’approcher.— Reena…— Je ne plaisante pas. Tu ne peux pas, après tout ce temps, revenir plaisanter avec moi comme si

rien ne s’était passé. Il s’est passé plein de choses, Sawyer. Tu ne peux pas revenir ici.Sawyer hausse imperceptiblement les épaules. Il a l’air beaucoup plus vieux, c’est indéniable.— Mais je suis ici, me dit-il d’une voix douce. Il faut que tu… C’est vrai, je suis là.Et le pire, c’est que j’ai envie de lui pardonner. Après tout ce qu’il m’a fait. J’ai eu une enfant

avant même d’avoir dix-sept ans et mon avenir ressemble à un désert lunaire. Pourtant, rien qu’en levoyant, j’ai le sentiment d’être revenue après un long voyage, comme si j’écoutais une chanson que jeconnaissais autrefois, mais que j’avais oubliée.

Dieu du Ciel ! C’est vraiment tordu, non ? Je marmonne :— Laisse-moi tranquille.Et je le pousse pour sortir de la pièce.

— Alors, comment ça s’est passé au travail ? demande Soledad à mon retour.Elle est assise, les jambes croisées, sur le canapé, ses lunettes de lecture sur le nez. Elle est

concentrée sur ses mots croisés. Soledad a appris l’anglais tard, à vingt-deux ans, et pourtant, ellefait les mots croisés du New York Times au stylo. C’est une des nombreuses raisons pour lesquelles jel’aime tant.

— Horrible. Merci. Salut ma jolie petite fille ! Alors, on s’est bien amusée aujourd’hui ?Hannah est en train de jouer par terre. Je la prends dans mes bras et je plante des baisers bruyants

sur son petit ventre jusqu’à ce qu’elle se mette à rire comme une folle, un sourire radieux sur levisage.

— Elle a été un ange, rapporte Soledad.Elle dit toujours ça quand elle garde Hannah. Elles passent beaucoup de temps ensemble, et j’aime

la considérer comme une seconde mère pour Hannah, tout comme elle l’a été pour moi. Soledad avécu avec nous pendant presque dix ans avant que mon père l’épouse. Elle avait pris place dans lafamille avec douceur. « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. »

— Il est où ?Je me déchausse d’un coup de pied et pose Hannah sur ma hanche.Mon père m’évite depuis qu’on s’est croisés devant son plant de tomates. Il est toujours absent

lorsque je suis à la maison. Mon bébé pousse des petits cris ravis dans mon oreille.— Il est encore dans le jardin. Reena… Tu devrais lui laisser un peu de temps…Je ne sais pas si elle fait référence à son humeur ou à son cœur fragile. Probablement les deux. Ce

matin, sur l’ordinateur, j’ai vu qu’elle avait cherché sur Google les effets du stress sur les problèmescardiaques.

Soledad a l’air désolée. Parfois, sa voix me fait penser à de l’eau qui s’évapore au-dessus d’unfeu, à de la fumée qui s’élève.

— Oh, d’accord. De toute façon, j’allais emmener Hannah faire un tour en voiture.— On est censés retrouver Roger et Lyd pour dîner. On va essayer le nouveau restaurant sur Las

Olas, me dit Soledad.On dirait qu’elle veut ajouter quelque chose, et pendant un instant, j’ai envie de lui demander

comment mon père fait pour dîner en toute amitié avec les parents de Sawyer, alors qu’il estincapable de trouver le courage de me regarder. Mais ni elle ni moi n’ajoutons rien sur le sujet.

— Amuse-toi bien, me dit-elle.— Compte là-dessus ! Allez, viens, dis-je à Hannah tout en la conduisant en haut pour la changer

avant de partir. On va faire un tour en voiture.

Hannah a souffert de coliques du nourrisson atroces. Elle n’a pas dormi plus de deux heuresd’affilée jusqu’à ses six mois. J’avais essayé de changer ses horaires d’allaitement, mais rien à faire.La bercer ne fonctionnait pas. Les massages n’y faisaient rien, les longs bains non plus. Soledadm’aidait du mieux qu’elle pouvait, mais au final, Hannah et moi pleurions, seules sur le carrelage,désespérées. Je n’avais vraiment aucune idée de ce que je devais faire.

Elle aimait pourtant la voiture, et si je n’étais pas trop fatiguée pour conduire, cela ne prenaitgénéralement pas longtemps avant qu’elle s’endorme dans son siège, la tête légèrement en arrière, sespetits poings dans sa bouche. Mais pendant la première heure, le moindre arrêt la réveillait, alors jefaisais des kilomètres sur la nationale, pour être certaine de ne pas croiser un feu rouge ou despiétons qui nous ralentiraient. Une fois, je me suis retrouvée en panne d’essence à Miami, et j’ai dûappeler Cade pour qu’il vienne nous chercher. Une autre fois, je suis allée jusqu’à Vero avant de merendre compte qu’il était temps de rentrer.

Puis les maux de ventre d’Hannah se sont calmés et nos escapades nocturnes sur la 95 se sontespacées. Je n’ai pas roulé sur cette route depuis des mois. Mais ce soir, alors que mon enfant plongeau pays des rêves sur un morceau de jazz, le paysage familier qui défile par la fenêtre me rassure.

12

Avant

Sawyer ne desserra pas les dents alors que nous filions à vive allure, loin du marchand de glaces,en direction de l’hôpital. Il se tenait aussi silencieux et immobile que la nuit. Un abîme s’était ouvertdans ma poitrine. Le CD jouait toujours : un vieux Louis Armstrong que mon père avait dû lui offrir.Je tendis le bras pour l’éteindre.

— C’est grave, tu crois ? demandai-je.Sawyer haussa les épaules, les yeux rivés sur la route.— Je ne sais pas.— C’est grave, sûrement. Si elle est déjà en chirurgie et que mon père… Ce ne peut être que

grave, non ?Je balbutiai, tenaillée par la culpabilité et une peur terrible. J’aurais voulu que la voiture roule

plus vite encore.— Je te répète que j’en sais rien.Je me tus.Une fois garés dans le parking en sous-sol de l’hôpital, nous errâmes à travers les services en

quête des urgences comme deux enfants perdus et paniqués.— Par ici, lança Sawyer.Je le suivis le long d’un couloir glacial inondé d’une lumière crue, puis à travers plusieurs portes

jusqu’à la salle d’attente.Les premières personnes que je vis furent les parents d’Allie et ceux de Sawyer. Lydia avait coiffé

ses longs cheveux sauvages en un chignon compliqué. Lauren Werner était là aussi. Elle pleuraitbruyamment. J’aperçus ensuite mon père, et Soledad, les seuls paraissant à peu près calmes. MaisSoledad avait l’air effondrée, mon père plus vieux de vingt ans.

Tous se levèrent et je courus vers eux. Mon père me regarda approcher avec étonnement : autéléphone, je ne lui avais pas révélé avec qui j’étais.

« Avec le petit ami d’Allie, pensais-je pour la centième fois depuis ces quinze dernières minutes.J’étais avec le petit ami d’Allie. »

Il n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. La mère d’Allie se précipita vers moi et me serra dans sesbras à m’étouffer.

— Elle est morte, ma petite fille est morte, gémit Mme Ballard en pleurs.Cette plainte. Mon Dieu, faites que je ne l’entende plus jamais.J’avais l’esprit clair : « Non, ce n’est pas vrai. »J’avais l’esprit très clair : « C’est ma faute. »La mère d’Allie se cramponnait à moi, mon tee-shirt s’imbibait peu à peu de ses larmes. Moi,

j’avais les yeux secs. J’étais pétrifiée, comme si quelque chose venait de se refermer en moi à toutjamais. J’entendis le rugissement d’une ambulance au loin, le bruit sourd d’une porte qui se referme.Puis M. Ballard vint prendre sa femme dans ses bras.

— On ne s’était pas encore réconciliées, murmurai-je.

— Reena, dit Soledad.Je reculai pour qu’elle ne puisse pas me toucher.— C’est vrai, dis-je un peu plus fort cette fois. On était… on se…J’avais du mal à comprendre ce qui se passait.Soledad m’enlaça et me chuchota à l’oreille une prière en espagnol. Les bras le long du corps, je

restai inerte.— C’est vrai, répétai-je d’une voix qui se brisait.À cet instant, je vis le dos de Sawyer qui disparaissait derrière les portes coulissantes. Après ça,

je ne me souviens plus de rien.

13

Après

Vendredi soir. Aaron et moi avons rendez-vous à la marina après son travail. Tout au bout du largeponton patiné, je le trouve en grande conversation avec Lorraine, une retraitée originaire du NewJersey à la chevelure de lionne et aux vêtements criards : aujourd’hui, des leggings léopard. Cela faitquinze ans qu’elle et son mari Hank amarrent leur bateau, le Hanky Panky, à la marina et chaque foisque je la vois, elle me raconte qu’Aaron est son mécano favori.

À ma vue, Lorraine agite son chapeau de paille et s’écrie joyeusement :— Reeena ! Je suis allée dans ton resto l’autre soir ! J’avais jamais mangé d’aussi bonnes

côtelettes. J’ai dit à Hank qu’il allait devoir me faire rouler jusqu’à chez moi !Lorraine s’adresse à des gens qu’elle connaît à peine comme s’ils étaient des amis de longue date.

On parle un moment du restaurant, et du fait qu’il y ait tant de monde sur la côte ces temps-ci. Puisson mari Hank vient la rejoindre.

— Au revoir les jeunes ! nous lance cet homme rouge et costaud.Aaron glisse sa main dans la poche arrière de mon jean. On marche vers la voiture.— J’ai un pantalon comme celui de Lorraine, me chuchote-t-il.J’éclate de rire, la tête en arrière.Aaron est stupéfait : j’ai passé toute ma vie à quinze minutes de la mer, et je n’ai jamais goûté à un

lobster roll, ce fameux sandwich au homard. Il m’emmène dans un boui-boui sur la jetée àLauderdale. Nous nous asseyons à une table de pique-nique avec des bières dans des gobelets enplastique. Les néons des magasins de souvenirs éclairent le front de mer. Des touristes à moitié nus,couverts de coups de soleil variant du rose au rouge écrevisse, défilent devant nous.

— Mais, le sandwich au homard, ça vient du Maine ! dis-je en arrachant des serviettes audistributeur sur la table.

— C’est du pareil au Maine, dit Aaron en éclatant de rire. Bon, enfin, oui… Ils viennent du Nord,ces homards. Ils ont traîné leurs carcasses de crustacés jusqu’ici pour que tu puisses profiter de leursaveur. Alors arrête de te plaindre.

Une montagne d’oignons s’élève entre nous. Les derniers rayons de soleil scintillent dans sescheveux.

— Je ne me plains pas. Je suis heureuse comme un poisson dans l’eau !Je ris comme une idiote.Après avoir terminé le lycée chez son père dans le New Hampshire, Aaron a travaillé quelques

années comme pêcheur à Gloucester, dans le Massachusetts, avant d’emménager en Floride au débutde l’été. Il est venu chercher Shelby tous les soirs après le travail pendant deux semaines, jusqu’à ceque je comprenne qu’il ne faisait pas ça juste pour faciliter la vie de sa sœur. « Tu te rends compteque j’ai pas une vie très rigolote, lui ai-je dit le jour où il m’a demandé de sortir avec lui. J’ai ungosse. Je ne suis pas intéressante. Même avant de tomber enceinte, je n’avais rien de spécial. »

« Je suis d’accord, avait-il répliqué, t’es vraiment pas intéressante. »

Nous étions debout sur le trottoir, devant Antonia’s, dans une atmosphère chargée d’humidité,d’odeur de pot d’échappement. Son rire m’avait réchauffé le cœur. « Tu es libre ce week-end ? »avait-il ajouté.

Et c’était comme ça que notre histoire avait commencé.Nos sandwichs terminés, nous marchons un moment sur la plage dans l’obscurité. La sensation

familière du sable grumeleux sous mes pieds me rassure. Je lui parle de mes cours de littérature,d’histoire de l’art et de comptabilité que je prends à l’université publique de Broward, une dernièretentative pour empêcher mon cerveau de se transformer en soupe gluante.

— On se voit toujours samedi ? demande-t-il lorsqu’on retourne à la voiture.On s’embrasse, appuyés au véhicule. Je sens le goût piquant de son chewing-gum à la menthe

derrière ses dents. Mais Cade et Stefanie gardent le bébé et je leur ai promis que je serais de retour à22 heures.

— Oui, oui, dis-je avec un sourire.Pourtant, j’avais oublié ce rendez-vous jusqu’à ce qu’il me le rappelle. Il y a un barbecue chez sa

mère, une réunion de famille dont il m’a parlé la semaine dernière. Shelby sera là et je dois apporterune salade.

— Tu passes nous chercher à 13 heures ?— Bien sûr.Aaron m’embrasse. Au moment où je m’installe au volant, il tape deux fois de son poing sur le toit

de la voiture. Pour dire : « Rentre bien. » Les lumières ont des allures de fête foraine dans monrétroviseur.

Hannah n’a pas voulu faire la sieste le lendemain matin. On est déjà en retard lorsque je la changeet que je descends dans la cuisine préparer le sac à langer. J’ouvre la porte battante d’un coup dehanche, et qui je trouve planté là ? Sawyer en tenue de travail en train d’étudier les photos de bébésur le frigo. Je m’arrête net.

— Mais qu’est-ce que… ?— Je savais pas que t’étais là, dit-il en s’écartant de mon passage comme si j’allais le bousculer.

Papa m’a chargé de déposer des papiers pour ton père. Comme j’ai pas vu ta voiture… je pensaisque tu n’étais pas là.

— Cade l’a emmenée en révision ce matin.Je marque une pause. Je me rappelle : quand nous étions ensemble, je le trouvais ici très souvent, à

traîner dans ma maison comme s’il y habitait, ou qu’il voulait s’y installer. Je déglutis et je serreHannah plus fort dans mes bras.

— Tu m’as ordonné de te laisser tranquille.— C’est bien ce que j’ai dit.Je berce mon enfant sur ma hanche et fouille dans le frigo, à la recherche des gobelets à couvercles

remplis de jus de fruits que j’ai préparés hier soir. Ses petites mains grassouillettes trifouillent dansmes cheveux. Je me sens claustrophobe ici, comme si les murs étaient en train de se refermer sur moi.Notre cuisine est petite et démodée, un peu sombre, un espace presque abandonné, construit à la va-vite.

Je concède :— J’y suis allée un peu fort.— C’est ton droit, réplique Sawyer en haussant les épaules.— Si c’est ce que tu penses, tout va bien alors, dis-je, ironique.

Hannah s’est mise à tirer sur ma boucle d’oreille. Elle me fait mal. J’essaie de lui faire lâcherprise sans renverser les gobelets de jus de fruits.

— Hannah, ma chérie, amour de ma vie…Sawyer hésite un peu avant d’avancer d’un pas.— Je peux t’aider ?— Non.Un « non » féroce, comme si toute ma méchanceté n’attendait que de sortir. Puis je pousse un

soupir et lui propose :— Tu veux la prendre dans tes bras ?Il a l’air étonné, et je me sens un peu coupable.— Si ça ne te dérange pas…Je prends une grande inspiration et lui tends Hannah. Je vérifie qu’il place bien ses mains derrière

sa tête, même si elle est assez grande pour que je n’aie pas à m’inquiéter. On dirait qu’il a une bombeentre les mains. L’air terrifié. Pour un peu, j’aurais envie de rire.

Hannah pousse quelques petits sanglots comme si elle allait piquer une crise. Il dansote sur placepour la calmer.

— Salut Hannah, dit-il une fois qu’elle s’est un peu détendue. Bonjour, belle petite fille.Tel un rayon de soleil à travers la brume, un ravissant sourire illumine le visage d’Hannah. Je

détourne les yeux. Ils se ressemblent tellement. Le teint mat, les traits fins rayonnants d’intelligence.Mon cœur cogne dans ma poitrine, j’ai mal.

— Bonjour ! babille-t-elle.Sawyer reste un instant ébahi.— Elle parle ?— Bah, c’est un être humain.Je regrette aussitôt de m’être montrée aussi méprisante. Je me reprends :— Désolée… C’était pas très… désolée…Je m’écarte de lui et me place derrière une chaise, les doigts enroulés sur le haut du dossier.Sawyer fixe la joue rebondie d’Hannah.— C’est rien. Tu sais que je n’étais pas au courant, n’est-ce pas ? dit-il doucement.— Au courant de quoi ?— Arrête, s’il te plaît, dit Sawyer dont le regard vert s’assombrit. Écoute, tu as le droit de me

détester. C’est… peu importe. C’est pas grave. Mais ne joue pas avec moi, Reena, si elle n’est pas demoi…

Quel culot !— Tu te fous de ma gueule ? Bien sûr que c’est toi, le père ! Enfin, Sawyer !Je lui arrache ma fille des bras. Hannah sursaute.— Alors, tu n’avais qu’à le dire ! s’écrie Sawyer. Reena, je n’ai fait signe à personne. Personne ne

savait comment me joindre. Je ne savais pas que tu étais… si j’avais su…— Alors quoi ? dis-je en élevant la voix. Tu m’aurais aidée ? Ou tu m’aurais proposé de l’argent

pour…— Arrête, m’interrompt-il, les yeux fixés sur le bébé. S’il te plaît. C’est vraiment horrible de dire

des choses pareilles.— J’ai tort, peut-être ?— Absolument ! explose-t-il.Puis il hésite et, en se frottant la nuque, murmure :

— Je sais pas…— C’est bien ce que je pensais.Je glisse un paquet de crackers et quelques grains de raisin dans le sac de ma fille, tout cela d’une

seule main.— Je ne sais vraiment pas ce que j’aurais fait, Reena… Tu sais comment j’étais… J’étais vraiment

pas bien. C’est pour ça que je suis parti. Mais je suis là maintenant.Il pousse un gros soupir.— On dirait bien.Je remonte Hannah sur ma hanche.— Je vais rester, tu sais, ajoute-t-il. C’est ici que je veux vivre. Je ferai tout ce que je peux pour

faire partie de vos vies.J’ouvre la bouche, prête à lui cracher une insulte à la figure. Mais je suis prise d’une énorme

lassitude, comme si je n’avais pas dormi depuis deux ans.— D’accord, lui dis-je. OK.Sawyer écarquille les yeux, comme s’il s’attendait à ce que je lui dise d’aller se faire foutre. Je ne

peux pas vraiment lui en vouloir.— D’accord ?Je hausse les épaules.— C’est bien ce que j’ai dit.Nous restons plantés là. J’attends. Notre enfant pose sa lourde tête sur mon épaule. Elle se love

contre moi.— On pourrait aller au parc ? proposa Sawyer.— Au parc ?— Un endroit public, quoi…, déclare Sawyer en ramassant les lunettes de soleil de bébé pour me

les tendre.Je prends les lunettes avec un soupir.— Oh, arrête.— J’ai réussi à te faire sourire…— Félicitations, lui dis-je d’un ton railleur.Je pose les lunettes sur le crâne d’Hannah qui n’accepte pas toujours de les porter.— Tu es libre demain ? me demande-t-il avec un grand sourire.— Demain, c’est bon.À cet instant, la voix de Soledad résonne à mon oreille.— Reena, ma chérie…Elle passe la tête à travers les portes battantes et fronce ses sourcils noirs.— Bonjour madame, dit Sawyer avec une politesse exquise.— Bonjour Sawyer, dit-elle.Puis elle se tourne vers moi et m’annonce d’un air entendu :— Aaron est là.— OK. J’arrive dans une minute, dis-je.Je hisse le sac à langer sur mon épaule et écarte les cheveux qui tombent sur les yeux de ma fille.

Soledad s’en va. Sawyer me lance, narquois :— Alors comme ça… Aaron.Je réplique, sur la défensive :— J’ai un petit ami, tu vois. Je sais que c’est dur à croire mais…

Il a un sourire presque tendre qui me fait mal.— Tu te trompes, c’est pas du tout dur.La respiration coupée, je bredouille :— Enfin, bref. À plus tard.— Oui, à plus, dit-il.Pourtant il me suit comme une ombre hors de la cuisine jusqu’au salon où Aaron m’attend avec

Soledad. La télévision est allumée. Aaron est en short et en tongs. Comme toujours, il m’accueilleavec un charmant sourire.

— Salut ! lui dis-je.— Salut !— Salut ! dit Sawyer.Nous restons tous les trois plantés là à nous regarder. Soledad me dévisage comme si j’avais perdu

la tête et se charge elle-même des présentations :— Aaron. Je te présente Sawyer. Sawyer, Aaron.— Ravi de te rencontrer, dit Aaron.— De même, opine Sawyer.Je m’exclame d’une voix faussement guillerette :— Bon ! Il faut qu’on y aille maintenant.Sawyer détache ses yeux d’Aaron et se tourne lentement vers moi en disant :— À demain alors.Un petit sourire tiraille le coin de sa bouche.L’enfoiré !— Ouais. À demain.J’embrasse Soledad et j’attrape Aaron par le poignet. La porte-moustiquaire claque bruyamment

derrière nous. Je cours presque jusqu’à la voiture.— Donc, dit Aaron une fois que nous sommes attachés. C’est lui.Je ne lui ai jamais parlé de Sawyer. Jamais. Pas un seul mot !Silence, puis je soupire :— C’est lui.Aaron tourne la clé dans le contact.— Je l’imaginais plus grand.

14

Avant

J’ai été piquée par une guêpe le matin de l’enterrement d’Allie. Trois jours pluvieux et humidess’étaient écoulés depuis qu’elle avait embouti sa jolie petite voiture dans un arbre à quelques pâtésde maisons de chez ses parents. Elle avait quitté ce monde avec panache, dans un acte de stupiditéspectaculaire si typique de sa part qu’elle me manquait d’autant plus.

Elle avait bu. C’est la nouvelle qui s’était répandue au lycée la semaine de l’accident. Le tauxd’alcool dans son sang était supérieur d’un dixième de point à la limite légale pour un adulte dansl’État de Floride, sans compter qu’Allie n’avait que seize ans. Des psychologues spécialistes dudeuil s’étaient installés dans l’infirmerie. Nous avions tous été obligés d’assister à une conférencesur les dangers de l’alcool au volant. Les élèves accrochèrent des rubans violets à leur sac à dos ensigne de deuil. Apparemment, Lauren Werner avait été interrogée par la police.

On était mercredi. Il pleuvait. Mes larmes n’avaient toujours pas coulé.Une énorme piqûre gonflée et rouge à l’arrière de mon genou me servit de prétexte pour ne pas

affronter la journée. Après les funérailles, je me réfugiai au fond de mon lit.À l’heure du dîner, Soledad vint frapper à ma porte.— Ça suffit, ma chérie. Il faut que tu te lèves maintenant.Elle appuya sur l’interrupteur. Une lumière jaune inonda la pièce.— Je dors, marmonnai-je dans mon oreiller.En fait j’avais passé l’après-midi sous ma couette, les yeux grands ouverts, à fixer une craquelure

au plafond en guettant les pas de Soledad dans l’escalier. Ma piqûre me démangeait. Je m’étaisgrattée jusqu’au sang.

— Cade dit que tu es de service ce soir.— Cade est un sale menteur.Les pas lourds de mon père s’arrêtèrent sur le seuil. Le climatiseur de ma chambre se mit à vibrer

et à bourdonner.— Laisse-la tranquille, Sol. Je peux très bien la faire remplacer.— Leo, insista Soledad d’une voix sourde.— Pas de problème, dis-je en rejetant la couverture. Je me lève !— Tu es sûre ? dit mon père.Pensait-il à ma mère, aux fleurs funéraires, aux pierres tombales et aux vies fauchées trop tôt ? Je

me demandai ce qui se passerait si je lui posais la question. Nous évoquions rarement ma mère.— Oui. Je te rejoins à la voiture dans dix minutes.Une fois mon père redescendu, Soledad me confia :— Il s’inquiète pour toi.Elle me tourna le dos pour ouvrir mon placard et sortir mon pantalon de service. Sa longue

chevelure noire s’étalait dans son dos.Je laissai pendre mes jambes d’un côté de mon lit et haussai les épaules.— Pas toi ?

— J’attends que tu me parles, Reena. Mais si tu ne veux pas…— Il faut que je m’habille, coupai-je, si tu veux que j’aille travailler.— Ne prends pas ce ton avec moi, s’il te plaît, dit Soledad en se retournant et en me lançant mon

pantalon noir et une chemise blanche plus très fraîche.Elle m’avait interrogée trois fois sur ce qui s’était passé le soir de l’accident, pourquoi j’avais

menti et ce que je faisais avec Sawyer. Elle pensait que je gardais tout ça pour moi exprès, un trucd’adolescente : j’étais peut-être aussi à la même soirée qu’Allie… je savais quelque chose que jerefusais de révéler… Je ne pouvais pas lui avouer que la vérité était cent fois pire.

— Mais bon, fais comme tu veux. Tu devrais te maquiller avant de partir.— Merci, dis-je en fronçant les sourcils.— Il est 17 heures, ma chérie. J’essaie juste de te presser un peu. Et tu devrais mettre quelque

chose sur cette piqûre, sinon tu vas te gratter toute la soirée.

Le restaurant affichait complet. La climatisation ne parvenait pas à chasser tout à fait la chaleurhumide. La sueur poissait les plis de mes coudes. Sawyer n’était pas derrière le bar encombré.

— Salut petite ! me lança le père de Sawyer occupé à sortir des pintes de la machine à laver et àles empiler à côté des pompes à bière.

Roger était un homme jovial, grand et musclé. Il avait toujours le sourire. Il referma la machine,s’avança vers moi et passa un bras affectueux autour de mes épaules.

— Tu tiens le coup ?Je répondis par un hochement de tête en me détachant de lui le plus poliment possible. J’étais

incapable du moindre contact.— Ça va, mentis-je maladroitement.Tout ce que je voulais, c’était qu’on ne m’adresse plus jamais la parole, me rouler en boule dans

un espace le plus restreint possible et disparaître.La soirée s’écoula tant bien que mal à livrer commande sur commande de friture de poissons-

chats. J’apportais les assiettes, un vague sourire plaqué sur les lèvres, les oreilles tintant au son descouverts heurtant les assiettes et au rythme régulier de la musique. J’avais réussi à vider mon espritquand à un tournant je percutai la serveuse de cocktails. Mon plateau valsa sur le carrelage.

Ce n’était que quelques assiettes brisées, les dégâts étaient mineurs, mais ce fut la goutte qui fitdéborder le vase. Je me précipitai vers la terrasse, évitant un barman et me faufilant au milieu de laqueue pour les toilettes. Mon cœur vibrait dans ma poitrine. « Comment pensais-tu t’en sortir cesoir ? » me demandai-je, désespérée, en contournant un commis de cuisine en pause.

— Ça ne marche pas.— Qu’est-ce qui ne marche pas ?Cade venait de se matérialiser derrière moi, avec son look de star de football, rayonnant de

jeunesse. Il m’attrapa le bras. Je ne m’étais même pas rendu compte que j’avais parlé tout haut. Je mesentais prise au piège sous le regard bienveillant de mon grand frère. Je n’avais vraiment, mais alorsvraiment pas envie de m’épancher.

— Il fait trop chaud ici, marmonnai-je en le repoussant. La terrasse est ouverte ?— Il pleut.Mais il recula d’un pas pour me laisser passer. L’air effrayé.— Il pleut tout le temps, répliquai-je. Ça va pas me tuer.Je poussai la double porte vitrée. L’immense patio déserté par la clientèle à cause de la pluie était

plongé dans un silence total. Il tombait une de ces bruines que l’on sent à peine jusqu’à ce que l’on

s’aperçoive qu’on est trempé. Des plantes grimpantes s’entortillaient sur la clôture en fer forgé. Depetites lumières scintillaient dans les palmiers. Je pris plusieurs grandes inspirations. Mon cœuravait commencé à ralentir lorsque je remarquai que je n’étais pas seule.

— Oh ! laissai-je échapper en l’apercevant.Il était assis sur la balancelle au bout de la terrasse, la tête dans les mains, les coudes sur les

genoux. Je pilai net et faillis trébucher.Sawyer leva la tête, à peine étonné, et me fixa comme si j’étais une étrangère. Aux funérailles, son

air impassible m’avait terrifiée. Était-il encore vivant à l’intérieur ?— Désolée, je… personne ne m’a dit que tu étais là.Je m’apprêtai à prendre la fuite. Nous n’avions pas échangé un mot depuis l’hôpital.— Non, dit Sawyer. C’est bon. Tu peux rester.Son ton n’était pas amical.Il portait les mêmes vêtements que le matin même. Sa cravate grise pendait tristement à son cou,

ses chaussures d’enterrement étaient étincelantes.— Je ne crois pas, je ne devrais pas, bredouillai-je.— Reste, dit-il en me lançant un regard furtif. N’aie pas peur, Serena. Je ne te ferai pas de mal.Alors, là, ce n’était pas ce qui m’effrayait. Loin de là. Ce qui m’effrayait, c’était les sentiments que

j’entretenais toujours à son égard, même après tout ce qui s’était passé. Ce qui m’effrayait, c’était quema meilleure amie nous avait quittés. Sawyer était peut-être la seule personne au monde à pouvoircomprendre. Il était le seul à savoir ce que nous avions fait. Et pendant un instant, j’hésitai à tout luidire : pourquoi Allie et moi avions cessé de nous voir. Parce que j’étais amoureuse de lui, que jel’avais toujours été…

Mais je me suis dégonflée.— J’ai pas peur, rétorquai-je bêtement.Avec un petit rire qui ressemblait au grognement d’un animal, Sawyer me fit de la place à côté de

lui.— Prouve-le, dit-il.— Je… Bon d’accord…Émue et perplexe, j’avançai avec maladresse et me posai avec précaution au bord du banc. Sawyer

sentait le savon et la sueur. L’air était plus chaud près de lui.— Me voilà, dis-je.— Te voilà, répéta-t-il. Tu travailles ?Il tenait une bouteille en verre verte à moitié vide. Il en essuya le goulot avec son pouce et me la

tendit sans me regarder.— Ouais. Enfin, en quelque sorte.Je pris la bouteille froide entre mes paumes en espérant qu’il ne remarquerait pas si je ne buvais

pas. Un papillon de nuit s’agitait dans ma poitrine. Il battait des ailes, frénétique, désespéré de nepouvoir s’enfuir.

— Je viens de casser des assiettes.— Exprès ?— Non.— Non, répéta-t-il en me gratifiant de son petit sourire en coin.Sawyer exhala un soupir. J’attendis. Nous restâmes assis dans un silence de mort rompu seulement

par le bourdonnement plaintif des guêpes dans le feuillage au-dessus de nos têtes.

15

Après

La mère d’Aaron et Shelby habite une maison assez kitsch à Poinsettia Heights. Sur la terrassecarrelée qui entoure la piscine, il y a de grandes plantes grasses couvertes d’épines qui semblentvenir d’une autre planète. Hannah, aux anges, flotte dans sa bouée de bébé jaune pendant que desmamies aux maillots de bain de couleurs criardes s’extasient devant elle et ses lunettes de soleil enforme d’étoiles.

Quand ses doigts deviennent tout fripés, nous sortons de l’eau. Le corps d’Hannah est frais etglissant comme la peau d’un phoque. Je l’enveloppe dans un peignoir à capuche « grenouille » etl’emmène à l’intérieur pour la changer. À la cuisine, où je m’arrête pour prendre le sac du goûter quej’ai préparé ce matin, je tombe sur Shelby en train de fouiller dans le frigo à la recherche d’un citronvert pour sa bière.

— Je me demandais où t’étais passée, dit-elle, la bouteille à la main. T’en veux ?Elle porte un short et des tongs. Elle a attaché ses cheveux mouillés.Je jette un coup d’œil par la fenêtre vers le jardin où est réunie la tribu.— Je vais pas boire devant toute ta famille alors que j’ai pas l’âge.— Oh, tout le monde s’en fout. T’es déjà là avec ton enfant illégitime et tout le monde t’adore. Au

fait, et toi mon petit chou ? dit-elle à Hannah. Un mai tai ? Une margarita ?Elle fronce les sourcils en voyant ma tête.— Ben quoi ? Je plaisante ! Je vais pas faire boire un cocktail à ta gosse.— Hein ? dis-je, distraite, les yeux toujours fixés sur le groupe dehors. Non, non, désolée. Je ne

t’écoutais pas vraiment.— Sympa, commente-t-elle en riant. Alors, comment ça va ?Elle me donne un petit coup d’épaule affectueux.Je tente une mine indifférente et un sourire joyeux, mais je ne dois pas avoir l’air très

convaincante.— Ça va, je te jure, dis-je. Je dors pas très bien, c’est tout.Deux de ses cousines entrent tel un ouragan dans la cuisine, coudes pointus et jambes de gazelle.— Ouais, dit-elle une fois qu’elles sont reparties. Écoute, tu peux me parler si tu veux. Je sais que

c’est bizarre maintenant que tu sors avec mon imbécile de frère et que tu passes du temps avec mestantes obèses et tout ça, mais tu me parlais avant, tu sais… Tu peux encore. Vraiment.

Je tends un cracker à Hannah. J’aimerais continuer à faire la sourde oreille. Mais c’est impossibleavec Shelby. Elle m’attend toujours au tournant.

Je lui avoue tout en grignotant un cracker :— Sawyer est venu chez moi aujourd’hui. Et on a eu… tu sais… la conversation.— Celle qui commence par : « On est super catholiques mais laisse-moi t’apprendre comment

naissent les enfants. » ? dit Shelby en s’esclaffant, ses yeux bleus pétillant de malice. Te vexe pas,Reena, mais vous auriez dû l’avoir il y a deux ans, cette fameuse conversation, si tu vois ce que jeveux dire.

— Ha ha, très drôle. Non, celle qui commence par : « On a eu un enfant, dis-lui bonjour. »Elle s’adosse au comptoir et fait tinter sa bouteille de bière en cognant légèrement le goulot contre

ses dents.— Oh. Et alors ?— Ça s’est bien passé, dis-je. Enfin, je ne sais pas. Ce n’est pas comme si le reste de l’univers

l’ignorait, non ? On va se voir tous les trois demain.— En famille ?À ces mots, je tressaille. Une famille ? Cela ne m’avait pas traversé l’esprit. Après un silence, je

bougonne :— Heu, ouais. Dans un sens.Shelby se tait. Je la connais assez bien pour savoir qu’elle est en train de décortiquer dans sa tête

ces nouvelles informations de manière logique, comme elle effectuerait un examen médical : muscle,tendon, cartilage, os.

— C’est une bonne chose, non ? finit-elle par me lancer. Enfin, je veux dire, pour le meilleur etpour le pire, Sawyer est…

— Arrête…, dis-je d’un ton suppliant.Je devine ce qui va suivre. Shelby adore cette phrase.— … le père de ton enfant. Je sais que ça doit être assez lourd émotionnellement, mais cela ne

signifie pas qu’il ne devrait pas voir son enfant… N’est-ce pas, bébé Hannah ? Dis, t’as envie queton papa super canon mais complètement dégénéré t’emmène à Disneyland ?

Elle saisit le cracker qu’Hannah lui tend et dépose un baiser sur sa main couverte de miettes.J’éclate de rire malgré moi.— Arrête, s’il te plaît.— Je plaisante. Je suis désolée, je t’aide pas, là. Mais n’oublie pas tout ce qu’il t’a fait. Et que tu

es heureuse maintenant.Elle me prend par la taille et nous retournons au soleil, au milieu du brouhaha.J’ai toujours la tête ailleurs. Je regarde la tribu à présent attablée. Les oncles de Shelby discutent

politique cordialement et ses cousins jouent à chat autour de la table. Je repense à la notion defamille, à la mienne, à celle de Sawyer… à quoi ça ressemble, une famille.

Shelby ne me quitte pas du regard.— Tu es heureuse maintenant, non ? insiste-t-elle.Aaron est en train de faire cramer un hot dog sur le gril, parce que c’est comme ça que je les aime.

Un nuage de fumée noire couronne sa tête.— Oui, dis-je, cette fois un peu plus sûre de moi. Oui, bien sûr.

16

Avant

Après la mort d’Allie, Sawyer a pratiquement disparu. On peut dire qu’il était tombé plus bas queterre. Il traînait dans les bars des quartiers chauds de Broward. Il se trouva mêlé à des rixes. En juin,il fut arrêté pour désordre public et état d’ébriété. En juillet, il se cassa la main. En août, il annonça àses parents qu’il n’irait pas à l’université. Ce n’était pas une surprise, mais Roger et Lydia étaienthors d’eux. Le restaurant se transforma en coulisse des drames de la famille LeGrande.

Un soir, Cade me reconduisait à la maison. La pluie tambourinait sur le pare-brise. Les essuie-glaces battaient la mesure.

— Son père a pété un câble, m’informa mon frère. Il a dit qu’il allait le virer de la maison s’iln’allait pas à l’université. Ils ont dépensé des fortunes pour l’inscrire.

C’est un mythe de penser que les garçons n’aiment pas les ragots : Cade est incapable de garder unsecret.

— Ça ne m’étonne pas, répliquai-je.Les LeGrande étaient plus riches que nous, ce n’était un secret pour personne, mais quand même

pas assez pour considérer les frais d’inscription universitaire comme une somme négligeable. Enoutre, je soupçonnais Lydia d’être bien plus affectée par la situation que les autres : après tout, sonfils était à ses yeux incritiquable. Les efforts ostensibles de Sawyer pour s’autodétruire devaient labouleverser.

Cela me touchait aussi, bien évidemment, mais je n’allais pas l’avouer.Je comprenais peut-être la situation mieux que tout le monde. Même avant la tragédie, je ne le

voyais pas poursuivre des études supérieures. À moins qu’il n’ambitionne d’entrer dans l’équipe defootball américain, les Seminoles… comme tous les autres ados de la région ? Quelle banalité ! Ungarçon comme Sawyer ne se contenterait pas de soirées autour d’un fût de bière et de cours surl’histoire de la civilisation occidentale. Je l’aurais plutôt vu hanter les cafés de New York ou exercerson talent dans le théâtre de rue à Los Angeles. Je l’imaginais se pavaner avec son look de rêvejusqu’à ce qu’on le découvre.

Ou bien, vous savez, partir en voyage avec une fille qui ne demandait que ça.Peu importe.— Mais où il va vivre, alors ? demandai-je à mon frère en tentant de garder une expression neutre.Cade haussa les épaules.— Avec des potes à Dania, je crois. Ils squattent un appart au bord de l’autoroute. Roger était fou

furieux. Apparemment, ça pue la méthamphétamine à des kilomètres à la ronde.— Sympa comme endroit. Il a expliqué pourquoi il renonçait à ses études ?J’enlevai mes chaussures et posai mes pieds nus sur le tableau de bord.— Je ne sais pas. Il est un peu perturbé en ce moment j’imagine.Mon frère me jeta un regard nerveux. Nous parlions rarement d’Allie à la maison. Ils prenaient des

gants avec moi. Peut-être craignaient-ils que je n’explose comme une bombe artisanale, en les

criblant d’éclats de verre et de clous. Cela faisait trois mois qu’elle était six pieds sous terre, etc’était comme si elle n’avait jamais existé. Comme si elle n’avait été que mon amie imaginaire.

— Tu sais, après ce qui s’est passé, ajouta Cade.— Pourtant la fac est pleine de types paumés dans son genre. Il s’y serait senti chez lui.

Sawyer avait une fâcheuse tendance à ne pas se pointer pour son service au restaurant. Aussiquelle fut ma stupéfaction de le trouver un vendredi soir de septembre, en train de faire des mojitosderrière le bar !

— Salut !Il essuya une tache humide sur le comptoir à l’aide de son torchon.— Ton père veut te voir, ajouta-t-il sans me regarder.Je m’exclamai :— Tu bosses toujours ici ?Mon sac à dos glissa de mon épaule. Je m’étais habituée à ne plus avoir aucun contact avec lui. Je

m’étais résignée à l’idée qu’on ne parlerait plus jamais de rien, que j’allais passer les douze moissuivants à me noyer dans la culpabilité, la confusion et la tristesse, avant de partir pour l’université…pour toujours. Je ne sais pas pourquoi, je repensai à cette soirée sur le parking, au goût de la glace auchocolat, à ses doigts dans mon cou.

« Tu m’as embrassée, pensai-je en le regardant. Tu m’as embrassée, et puis Allie est morte. »Pendant une fraction de seconde, j’eus l’impression qu’elle était là, assise au bar en face de moi, sonmenton pointu appuyé sur sa main, à regarder Sawyer comme nous le faisions au temps où notre désirétait sans conséquence.

Il pencha la tête et entrouvrit à peine les lèvres :— Moi aussi, je suis content de te voir.Allie avait disparu. Je redescendis sur terre.— Ce n’est pas ce que je voulais dire, dis-je en rougissant. C’est juste que… Je t’ai pas vu depuis

un moment…— C’est vrai…Il agita le shaker et versa son contenu sur des glaçons. Il ajouta quelques feuilles de menthe en

guise de garniture. Sawyer tenait le bar depuis le début de son adolescence. Il aurait pu faire descocktails les yeux fermés.

— Je t’ai manqué ?— Non, m’empressai-je de répondre. Je ne sais pas.Le restaurant était encore calme, il n’y avait que trois ou quatre clients qui buvaient au bar. Le Best

of Ella Fitzgerald résonnait dans les enceintes… de la musique de fin d’après-midi.Je ramassai mon sac et m’apprêtai à aller trouver mon père, mais Sawyer n’avait pas terminé.— Je t’ai vue l’autre jour. Dans ta voiture, près du marché aux puces.— Qu’est-ce que tu faisais aux puces ? répliquai-je, perplexe.— J’avais une répétition avec mon groupe. Notre batteur vit dans le coin.Comme si flâner au milieu d’antiquités et d’objets à collectionner était plus ridicule que son

attitude à la James Dean/James Franco.— Et comment tu fais pour jouer du piano avec ta main cassée ? lui demandai-je.Sawyer afficha un immense sourire.— Elle est plus cassée, princesse.

Il m’invita à m’asseoir d’un signe de tête. Je me perchai sur un tabouret et il poussa devant moi unpanier de mini-bretzels. Je consultai l’horloge. Il me restait quelques minutes avant mon service.

— Et c’est ça que tu faisais au lieu de venir au travail ? questionnai-je prudemment. Tu répétais ?— Tu veux dire, au lieu de m’instruire ?— Au lieu de… je sais pas, répondis-je en haussant les épaules.— Ouais, dit Sawyer. Des fois on joue au Prime Meridian. Tu devrais venir.Il me lança un regard de défi.Le Prime Meridian était un club pas très net au bord de l’autoroute, à Dania. Ils servaient de la

Bud Light et les videurs ne prenaient pas la peine de vérifier l’âge des clients. J’avais entendu direque des gens s’y étaient fait poignarder.

— Pourquoi tu ne joues jamais ici ? ripostai-je.Sawyer se mit à rire comme si je venais de faire une blague :— Ouais, je suis sûr que mon père serait ravi.— Pourquoi ? dis-je en élevant un peu la voix. Vous êtes si nuls que ça ?— Non, mais ! s’esclaffa-t-il de plus belle. On est excellents au contraire, Serena.— Bon, fis-je en remuant sur mon tabouret. J’en doute pas.Un type au bout du bar commanda un scotch. Sawyer étira le bras pour attraper une bouteille sur

l’étagère du haut. Son tee-shirt se releva et dévoila un petit tatouage près de la ceinture de son jean :le symbole de l’infini, en vert, comme dans mon bouquin de maths.

— Est-ce que ça t’a fait mal ? m’enquis-je alors qu’il versait des glaçons dans un verre.— Quoi ?J’esquissai un geste vague.— Dans ton dos.Sawyer tendit son verre au client et se pencha sur le bar comme s’il s’apprêtait à me dire un secret.

Il sentait le bois ciré et le citron vert.— Je suis un dur à cuire.— Ouais, c’est ça, rétorquai-je en me rapprochant de lui malgré moi.Il tapa sur le bar deux fois, comme pour donner le rythme, et se redressa.— Et toi, princesse ? Tu as des tatouages cachés ?Il s’était exprimé sur le ton de la plaisanterie, mais s’agissait-il vraiment d’une blague ?À cet instant, mon père poussa les portes battantes à l’autre bout du restaurant.— Reena ! s’exclama-t-il. Tu sais que je n’aime pas te voir assise quand on a des clients !En fait, il était plus étonné qu’autre chose. Il ne m’avait jamais interrogée sur ce que je fabriquais

avec Sawyer le soir où nous étions arrivés ensemble à l’hôpital. À présent je voyais bien qu’il n’étaitpas content de me trouver avec lui.

— Désolée ! lui lançai-je en descendant de mon perchoir.J’avais trop chaud tout d’un coup. Sans un regard pour Sawyer, je gagnai le bureau pour pointer.

J’avais deux minutes de retard.

17

Après

— Ce n’est pas un rendez-vous galant, dis-je à Soledad le lendemain, pour la rassurer.Elle vient de me demander des précisions sur mon excursion avec Sawyer et Hannah. Assise dans

la cuisine, elle boit un thé aux épices dans la tasse au logo de l’université Northwestern qu’elle acommandée il y a des siècles. Je hais cette tasse ! Soledad a une peau magnifique : lisse et bronzée,sans aucun maquillage.

— Il m’a juste demandé s’il pouvait passer un peu de temps avec Hannah. J’ai accepté.Je chatouille les pieds d’Hannah sur sa chaise haute. Elle rit.— Un bisou ?Elle me plante un baiser sur la joue.— Je trouve que c’est plutôt responsable de sa part.Le beau visage brun de Soledad s’assombrit.— Je croyais qu’Hannah et toi vous aviez un calendrier très chargé ?— Très drôle !Il est 15 h 30 et il fait plus de trente degrés à l’ombre. Sawyer et moi poussons Hannah sur la

balançoire. Le bitume sous nos pieds est chaud et collant. Ma voiture étant toujours chez le garagiste,Sawyer est passé me prendre à la maison, comme dans le temps. Count Basie sur la stéréo. J’ai fixéla fenêtre pour ne pas m’effondrer, là, sur le siège passager. Pourquoi avoir accepté de venir ? Dès ledépart pourtant, j’ai senti que c’était une mauvaise idée.

— Alors, qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?Il veut savoir.En jean et tee-shirt, casquette de base-ball vissée sur le crâne, il ne ressemble ni à une star de

cinéma ni à un petit ami en cavale. Il ressemble à un papa ! Il tient un de ces Slurpee dont il raffole. Ilm’en a apporté un, parfum coca. La buée du gobelet froid me mouille la main. Une sensationagréable.

Je hausse les sourcils, innocente :— Sur quoi ?— Je sais pas. Tout ça. Moi.Il prend ma place derrière la balançoire. Cela fait une demi-heure qu’on pousse Hannah chacun à

notre tour, ses petites jambes dodues battent l’air gaiement. Elle a compris comment applaudir, ellefrappe dans ses mains, ivre de joie.

Je secoue la tête.— Je n’ai pas changé d’avis.— Aïe. Ça fait mal…, gémit-il avec un petit rire nerveux.— Sawyer. Je fais de mon mieux… tu le sais ?— Je le sais.Un silence pesant s’installe. Le soleil est aveuglant, j’ai les poumons en feu. Je me sens vide. Je

finis par lancer :

— Quel est le plus bel endroit où tu as été ?J’ai tort de lui poser cette question, mais c’est plus fort que moi. Je n’en peux plus du silence. La

carte des États-Unis peinte sur l’asphalte en couleur vive me nargue. Moi qui ne suis allée nulle part.Il semble d’abord un peu étonné, puis il réfléchit.— Nashville. Tu aimerais beaucoup Nashville.— Tu crois ? dis-je sans trop de conviction.— Oui, Nashville te plairait beaucoup.— Stop ! crie soudain Hannah.Sawyer arbore un grand sourire.— Stop ? répète-t-il.— Stop !— D’accord. On arrête.Il la fait descendre de la balançoire et la pose par terre. Elle fonce joyeusement vers le bac à

sable. Elle n’est pas encore très solide sur ses jambes.— D’après ma mère, c’est bénéfique pour Hannah… d’avoir ses grands-parents autour d’elle, et

toi, et…Il esquisse un sourire :— Ma mère dit qu’Hannah est très intelligente.— Ta mère a dit ça ? dis-je, incrédule. Vraiment ?Intelligente… Hannah l’est, sans aucun doute, mais si c’est grâce à ses grands-parents, moi je suis

le pape !Sawyer se rembrunit, l’air de penser qu’il a commis un impair. Je ne lui ai jamais vu cette

expression. Autrefois, il était toujours sûr de lui.— Pourquoi, c’est pas vrai ? bredouille-t-il.Je suis abasourdie. Enfin pas tant que ça. Ainsi Lydia fait tout pour persuader Swayer de rester,

quitte à lui faire croire que nous formons une grande famille moderne. Pour une raison quim’échappe, je n’ai pas le cœur de la dénoncer. Ça ne servirait à rien. Et puis j’espère au fond de moique son plan va fonctionner, et qu’il restera.

Je hausse les épaules :— Elle a un sacré caractère ! dis-je sans préciser de qui ni de quoi je parle.Hannah m’appelle.— J’arrive, ma chérie !Sawyer n’insiste pas, comme si par un accord tacite nous nous ménagions l’un l’autre par cet

après-midi caniculaire.Nous suivons Hannah qui fait tranquillement le tour du terrain de jeu. Le soleil ardent vient lui

frapper la nuque. Elle s’accroupit pour prendre du sable dans ses mains et perd l’équilibre. Je laretiens d’une main.

— Dis-moi… Tu écris toujours ? me lance tout à coup Sawyer.J’éclate d’un rire amer – le rire de la méchante sorcière de l’Ouest dans Le Magicien d’Oz. Je n’ai

pas pu me retenir. Ce n’est pas toujours facile de ne pas m’apitoyer sur mon sort.— Non. Pas vraiment.— Dommage, dit Sawyer en fronçant les sourcils.— C’est pas grave, dis-je pour clore le sujet.— Pourquoi t’as arrêté ?— Parce qu’on ne peut pas écrire sur les voyages quand on ne va nulle part.

Je sors la crème solaire du sac à langer. Il est possible que ma réponse ne reflète pas exactement lavérité, mais sur le moment, c’est tout ce qui me vient à l’esprit.

Sawyer met quelques secondes à encaisser. À cause de sa casquette, je ne parviens pas àdéchiffrer son expression.

— Je comprends, finit-il par dire.Après quoi, il ne me pose plus aucune question. Son regard s’attarde tour à tour sur la balançoire,

le terrain de base-ball et Hannah. Il s’accroupit sur le sable et se met à creuser.

À la maison, je trouve mon père à la cuisine : il se prépare du riz et des restes de poulet sans lapeau, allégé en gras, comme le fait toujours Soledad pour lui. Il a mis la radio : sa station de jazzpréférée, celle basée à Miami.

— Salut, dis-je en posant Hannah sur le comptoir et en écartant ses cheveux trempés de sueur de safigure.

Je ramasse quelques Cheerios qui traînent là depuis ce matin et les jette dans l’évier.Mon père me salue d’un signe de tête, impassible. Ses médicaments contre le cholestérol et son

hypertension sont alignés sur le comptoir. Il a pris du poids cette année.— On était au parc.— À ce qu’il paraît.— Avec Sawyer.— À ce qu’il paraît.« Non, mais arrête à la fin ! » ai-je envie de lui hurler. Mon père est passé maître dans l’art de

garder le silence et de ne jamais rien exprimer.— Bon d’accord, mais on peut quand même parler de ce qui se passe ?— De quoi s’agit-il ?Soudain hors de moi, je ne contrôle plus le tremblement de ma voix.— Tu sais parfaitement… Sawyer !— Reena. Je n’ai rien à dire. Tu connais mon point de vue. C’est à toi de faire ton choix. Fais ce

que tu veux.Il prend le journal du matin sur la table et l’ouvre à la page des nouvelles internationales.— Tu peux te servir à manger, m’indique-il sans lever les yeux.— D’accord, dis-je en ouvrant le frigo. C’est juste que… D’accord.Il n’y a pas si longtemps, en cours d’histoire de l’art, j’ai étudié la Renaissance. Après cette

période, il fallut attendre longtemps avant que les artistes italiens se renouvellent. Tout avait déjà étéfait. À quoi bon se donner du mal ?

18

Avant

— Moi, je dirais qu’on est… collant.Mon père s’adressait à mon frère alors que je sortais de la cuisine du restaurant.On était samedi soir. Le vent soufflait. J’avais décidé de travailler plutôt que de me rendre au bal

de rentrée. J’entamai ma troisième année au lycée. À minuit passé, la salle d’Antonia’s était vide.Mes chaussures à talons plats crissaient sur le parquet.

— Alors c’est quoi ? C’est quoi le mot ? Ça commence par un p…, répliqua Cade.Mon frère était appuyé au bar dans son costume bon marché. Il avait reçu une promotion l’automne

précédent et il tenait désormais le restaurant deux jours par semaine et parfois le week-end. AvecStef, sa fiancée, ils économisaient pour s’acheter une maison.

— C’est du plasma, lança Sawyer occupé à vider les verres de la machine derrière le bar.Il me sourit en ajoutant :— On n’a qu’à demander à Reena. Elle doit savoir.— Savoir quoi ?Je posai mon assiette où s’empilaient des pancakes et me perchai sur un tabouret. Ma natte était en

train de se défaire.— Bon, dit Cade, la bouche pleine de mini-bretzels. Reena. Si je verse sur toi un seau plein de

sang… tu dirais que tu es… mouillée ?Il prit une pose théâtrale.Ahurie, je balbutiai un :— Quoi ?— Tu dirais que t’es mouillée ? répéta mon père, comme s’il s’agissait de la plus banale des

questions.Il avait le cœur en fête, ce soir, et avait l’air de s’amuser. Il était comme ça parfois, en compagnie

des garçons, il paraissait plus jeune.Je posai ma fourchette.— D’abord, c’est dégoûtant. Ensuite, dis-je en me tournant vers Sawyer, comment je saurais, moi ?— Parce que t’es intelligente, dit-il d’un ton catégorique. Et que les gens intelligents, ça sait

beaucoup de choses !Je levai les yeux au ciel, secrètement ravie du compliment. J’avais repassé haut la main un test

d’aptitude le matin même : je souhaitais améliorer ma note en mathématiques. Un pas de plus vers laliberté qui me permettrait à la fin de cette année, à la fin du lycée, de quitter cette ville.

— Ah, dans ce cas… Je crois qu’il a raison. Je dirais qu’on est collant, plutôt que mouillé.— Ah ! merci, ma fille, dit mon père d’une voix victorieuse en plantant un baiser sur mon front. Je

file avant que Soledad ne s’inquiète et n’appelle la police. Tu veux venir avec moi, ou Cade teramène après la fermeture ?

J’hésitai. Je regardai partout sauf là où mes yeux brûlaient de se poser. J’aurais dû rentrer. À lademande de Mlle Bowen, j’avais accepté de participer au journal de l’école. Je tenais une rubrique

sur les nouveautés en ville (les festivals, les magasins qui ouvraient le long de l’autoroute…). Jedevais rendre le lundi un article de 250 mots sur un jardin de sculptures près de la plage.

— Je vais rester encore un peu, répondis-je.Après le départ de notre père, Cade alla s’enfermer dans le bureau pour faire la caisse.Sawyer fixait mon assiette.— Oh ! C’est pas juste ! dit-il avec une expression de tristesse comique. Finch t’a fait des

pancakes ?Je piquai ma fourchette dans la pile de pancakes moelleux.— Finch m’adore.— Qui pourrait lui en vouloir ?Sawyer glissa deux verres à vin, la tête en bas, dans les fentes de l’étagère au-dessus du bar. Puis

il tendit le bras, attrapa ma fourchette et prit une grosse bouchée.— Non, mais ! m’écriai-je en feignant la colère. Va te chercher une assiette !— C’est meilleur dans la tienne, répliqua-t-il, la bouche pleine.Je pouffai, en essayant de cacher que j’étais aux anges.— Tu sais, on n’est pas tous fans de tes microbes, ajoutai-je.— Reena, dit-il doucement en me rendant ma fourchette. Tu les as déjà, mes microbes.Je restai un instant interdite. C’était la première allusion à ce qui s’était passé entre nous. Ainsi il

n’avait pas oublié notre baiser. Quelque chose se dénoua en moi. Je riais maintenant comme si jem’étais retenue pendant un an, étrangement soulagée.

— Oh, ça va !Sawyer sourit, laissant apparaître ses dents blanches.— Tu es toujours tellement sérieuse, je te jure. Te faire rire, ça me réchauffe le cœur.— Je fais ce que je peux.Avec un « hum » dubitatif, Sawyer contourna le bar pour aller s’asseoir au piano.Mon père avait acheté Antonia’s afin d’avoir un endroit où jouer. Mais il s’était vite rendu compte

que la gestion d’un restaurant exigeait plus de temps et d’efforts qu’il ne l’avait cru. Il ne prenaitplace devant le demi-queue qu’une à deux fois par mois, quand il y avait quelque chose à fêter. Lereste du temps, il engageait des musiciens.

— Souhaitez-vous entendre un morceau en particulier, mademoiselle ? me demanda Sawyer, lesmains savamment posées sur les touches.

Après quelques gammes rapides, il attaqua une chanson de Dave Matthews, une des préférées deCade. Puis il se lança dans un morceau de jazz californien que mon père devait lui avoir appris. Jereconnus du Dave Brubeck au bout de quelques notes. Pour moi, de la musique commerciale àécouter dans la voiture.

« Y a-t-il une chose sur cette terre dans laquelle tu n’excelles pas ? » Je gardai cette question pourmoi et me contentai de sourire. J’ôtai l’élastique qui retenait mes cheveux.

— Joue ce que tu veux. Je t’écoute.— Si seulement tout le monde pouvait être aussi facile à satisfaire. Viens t’asseoir ici.Je descendis de mon tabouret pour m’installer à côté de lui sur la banquette. Je repensai soudain à

cette vieille photo de mes parents que j’avais vue chez ma grand-mère : ils étaient tous les deux assisdevant un piano droit et ma mère, Antonia, fixait d’un regard amoureux le visage alors si jeune demon père.

— Tu devrais lâcher tes cheveux plus souvent, me fit observer Sawyer. Ça te va bien.

Il me jeta un regard tandis que ses doigts bougeaient à toute allure. Je ne connaissais pas cemorceau. Nos cuisses se touchaient.

Je me mis à rire, mais Sawyer secoua la tête.— Je rigole pas, dit-il sans arrêter de jouer. Je t’avais remarquée, tu sais ? Même avant le

printemps dernier.« Avant le printemps dernier, tu sortais avec ma meilleure amie, qui est morte », pensai-je.— Vraiment ?— Ouais, dit-il en haussant les épaules. Tu es… différente.— Différente, répétai-je.Je repensais à Lauren Werner, et au fait que tous les élèves de terminale étaient à la soirée de

l’école, sauf moi. En fait, j’en avais assez d’être différente. Cela m’épuisait.— Différente de qui ? D’Allie ?Sawyer garda les mains sur le piano, et ne fit pas une seule fausse note, mais son corps tout entier

se crispa. Je songeai aux cordes du piano.— Je suis désolée, avançai-je, comme si je pouvais effacer mes paroles.Allie était si présente à mon esprit, encore maintenant, comme s’il ne s’était pas écoulé six mois

depuis l’accident qui lui avait coûté la vie. Elle me manquait toujours, et toujours autant. On aurait pupenser que le fait d’avoir perdu son amitié une année entière avant sa mort aurait amorti le choc. Aucontraire, cela n’avait fait que l’amplifier.

— Je n’aurais pas dû… Je voulais simplement dire…— T’en fais pas.Pour la première fois de la soirée, le ton de sa voix me déplut. Pensait-il beaucoup à elle ? Y

pensait-il seulement ?— Oui, mais…— T’en fais pas, je te dis, Reena.Nous restâmes assis en silence un long moment, jusqu’à ce que Cade émerge de la cuisine.— Je peux choisir un morceau ? plaisanta-t-il.Puis il remarqua nos visages de marbre et jeta un regard accusateur à Sawyer.— Qu’est-ce qui se passe ici ?— Rien, répondis-je d’une voix ferme. Tout va bien.Je gardai une expression aussi neutre que possible. J’avais la certitude que je venais d’anéantir ce

quelque chose qui s’était noué entre nous.

19

Après

J’ai un examen pour le cours de littérature moderne américaine. J’avais été enthousiasmée envoyant cette option dans le programme de l’université de Broward. Cela montre à quel point je meberce encore d’illusions. Je m’imaginais déjà plongée dans une discussion passionnante etsophistiquée sur les grands écrivains du siècle dernier. Au lieu de quoi, j’ai droit à un vieux prof groset mou. En plus d’être chiant, il montre bien qu’il s’ennuie à mort. Il a l’air de nous plaindre à traversses lunettes de hibou. De temps en temps, il nous fait passer un QCM, qu’il doit sûrement trouver surInternet.

— Vous êtes ma pénitence pour la vie que j’ai gâchée, a-t-il annoncé dès le premier cours.Puis il nous a donné à lire À propos de courage de Tim O’Brien, ainsi que deux livres de John

Updike, et c’est tout. J’aimerais penser qu’un jour je serai capable d’entrer en classe sans penser à ladéception qu’éprouverait Mlle Bowen si elle me voyait. À mon avis, ce n’est pas demain la veille.

Je gare ma voiture et pénètre dans le couloir glacé de la fac. Je passe devant le tableau, où sontaffichés les dates des prochains matchs de football et les tarifs « happy hour » d’un bar à proximité.On a beau suivre le même cours, je n’ai pas grand-chose en commun avec mes camarades. C’estsûrement davantage ma faute que la leur. J’ai été prendre un café une ou deux fois avec des filles demon cours de compta, mais jusqu’ici, mon temps passé à l’université n’a pas été l’occasiond’améliorer ma vie sociale, comme l’espérait Shelby. Pour tout dire, la fac, c’est comme le lycéemoins la gym.

Je m’assieds à l’une des longues tables, et je coche les cases appropriées avec mon crayon. Puis jerends mon contrôle au bon vieux professeur Orrin qui est en train de lire The Atlantic sur sontéléphone. Il me fait un vague signe de tête avant de reporter toute son attention sur son écran. Jedévale l’escalier et traverse le bitume scintillant du parking pour regagner ma voiture. Aujourd’huij’ai autre chose en tête que la littérature.

Cela fait des années que la maison d’Allie est vide. Après l’accident, ses parents ont déménagé àTampa. Les nouveaux propriétaires ont fait faillite. Ils ont perdu la propriété en moins d’un an. Lebâtiment se dresse au coin de l’impasse, à moitié en ruine, hanté sans doute.

Allie est enterrée à Forest Lawn. Mais je n’ai jamais été une fan des cimetières. De toute façon,quelle que soit la personne reposant sous la pierre tombale – « À notre ange adoré, notre fille bien-aimée » – ce n’est pas l’Allie que je connaissais. Et la fille avec qui je me suis disputée sous lalumière cruelle du patio n’était peut-être pas non plus l’Allie que je connaissais. Parfois, je laretrouve ici, dans son jardin. Je viens lui rendre visite, de temps à autre, l’été, lorsque je me sensseule, ou quand j’ai peur.

Cet après-midi, quelques jours après notre rendez-vous au parc – une éternité depuis que mon pèrem’a regardée dans les yeux ? – je ne suis pas seule dans l’ancienne propriété des Ballard. La Jeeprouillée de Sawyer est garée dans l’allée. Je secoue la tête, stupéfaite. Il semblerait qu’une cordeinvisible nous ait toujours liés l’un à l’autre. À présent, je sens le nœud se resserrer sur mon poignet.

Je l’apostrophe d’une voix forte :

— Tu n’as pas le droit d’entrer : violation de propriété privée.Je marche sur l’herbe brunie et sèche. La pelouse que soignait le père d’Allie n’est plus qu’un

terrain vague où prolifèrent les mauvaises herbes. Les choses changent même lorsqu’on n’est pas làpour les voir, me dis-je pour la énième fois.

— Je sais. Qu’est-ce que tu fais là ?— Comment ça, qu’est-ce que je fais là ? Et toi, alors ?Je m’assois sur la balançoire à côté de la sienne, comme cette nuit lointaine, alors que la fête

battait son plein dans la maison. Le caoutchouc de la planche me brûle les cuisses.Sawyer hausse les épaules.— J’étais dans le coin. J’ai l’impression que je n’ai jamais vraiment…Il marque un temps et remue la terre avec le bout de sa basket.— Je pense à elle des fois, tu sais ?— Oui…Bien sûr que je le sais.— J’ai beaucoup pensé à elle après être parti.Il tourne la tête et me fixe avec une expression de défi.— J’ai pensé à toi aussi.Je ne relève pas. Je parcours des yeux la terrasse vide et les fenêtres noires de crasse. J’ai grandi

dans ce jardin. Allie et moi y campions tous les étés. Nous montions la tente… Il suffisait d’unelanterne de camping et d’une radio pour écouter le top 40. J’étais en CE1 quand je suis tombée de lacage à poules du portique et me suis fracturé les deux poignets.

— Elle serait à l’université, lui dis-je. Si elle n’avait pas… si elle avait survécu. On serait peut-être toutes les deux ensemble.

— Peut-être, dit Sawyer en hochant la tête.Une lueur de perplexité brille au fond de ses yeux. Il tente sans doute de mesurer ma rancœur à son

égard.Soudain, je retrouve ma voix.— Elle serait allée à Barnard, à New York. Et j’aurais été la rejoindre une fois mes études

terminées. On rêvait de louer un appartement avec vue sur Central Park. On se serait habillées chic.Elle disait toujours ça : « On s’habillera chic tous les jours. »

Je baisse les yeux sur mon short et le tee-shirt « Red Sox » trop large pour moi, un cadeau deShelby.

— Comme tu vois, j’ai tenu parole.Sawyer sourit.— Moi, je trouve que t’as un look artiste, dit-il en haussant les sourcils.Avec sa jambe, il me donne un léger coup à la cheville. Un instant plus tard, je le lui rends.

20

Avant

— Alors, dit soudain Sawyer. T’as terminé ta disserte ?— Quoi ?J’étais occupée à envelopper les couverts dans des serviettes. Thanksgiving approchait. Depuis

cette soirée passée au piano, Sawyer et moi, nous nous tournions autour. Pour le reste, la routine durestaurant nous portait.

— Quelle disserte ?— Ton guide de voyage, pour Northwestern.Je fixai le tee-shirt gris sous le col de sa chemise.— Heu, oui. Je vois de quoi tu parles. Je ne pensais pas que tu t’en souviendrais.Une fois les couverts préparés, je les empilai dans un panier d’osier.— Ben si, dit-il en haussant les épaules.Incroyable !— J’ai presque terminé, lui dis-je.En réalité, j’en étais au troisième brouillon de cette stupide dissertation, certaine que j’avais

oublié quelque chose d’important. Mlle Bowen y avait jeté un coup d’œil. Ma prof d’anglais aussi.La blonde Noelle, la sévère éditrice du journal de l’école, l’avait déclaré « satisfaisante », ce qui,venant d’elle, était un immense compliment. Pour elle, c’était peut-être suffisant, mais pas pour moi.

— Je suis encore en train d’y travailler.— OK. Je veux toujours la lire, tu sais.Il hésita une minute, planté là, ses mains dans les poches, le regard posé sur moi.— Tu peux faire une pause ? me demanda-t-il. Je suis censé aller chercher des CD chez Animal.— Animal ? dis-je en haussant les sourcils.— C’est mon batteur.— Comme dans les Muppet Babies… Tu sais… le dessin animé ?— Ouais, comme dans les Muppet Babies, opina Sawyer avec un grand sourire. Allez, viens avec

moi. On s’arrêtera t’acheter un soda… Ou la boisson préférée des jeunes d’aujourd’hui…— L’absinthe peut-être ?Je restai un moment silencieuse pour qu’il ne pense pas que j’attendais avec impatience cette

invitation. Je dénouai mon tablier avec un calme que j’étais loin de ressentir.— Bon, d’accord. Je vais dire à mon père que je m’absente.Je passai la tête dans le bureau encombré que mon père partageait avec Roger. Des piles de

paperasse sur la table et des photos de nos familles sur les murs.— Je peux prendre une pause ? Y a pas grand monde.Il leva les yeux de son ordinateur par-dessus ses lunettes posées sur le bout de son nez.— Bien sûr. Où est-ce que tu vas ?— Faire une course avec Sawyer.— Avec Sawyer ?

Il haussa si haut les sourcils que j’eus peur qu’ils ne s’envolent.— Oui.Il eut l’air de chercher dans sa tête une excuse pour me dire non mais, n’en trouvant pas, il

soupira :— Bon. Soyez prudents.— D’accord.— Tu lui as menti cette fois ? me demanda Sawyer lorsque je revins dans la salle.Il était appuyé contre le bar, mon sac à bandoulière dans une main et ses clés de voiture dans

l’autre.— Non, répondis-je, un peu étonnée qu’il se souvienne de ce détail. Je lui ai dit la vérité.À cette heure-ci, il n’y avait pas beaucoup de circulation. Sawyer alluma la stéréo. Il me fallut

plusieurs morceaux pour reconnaître l’album Bitches Brew de Miles Davis.— J’aime mieux ce qu’il a fait avant, commentai-je en montrant la radio d’un signe de tête. Kind of

Blue et tout ça. Je sais que tout le monde adore cet album-ci, et il est pas mal, mais quand tu regardesdes photos de lui à cette époque, il semble tellement triste. Toujours fringué comme Tina Turner.

Sawyer éclata de rire.— Je savais pas que t’étais branchée jazz.Je haussai les épaules.— Ça ne me branche pas forcément, mais ça fait seize ans que j’en entends chez moi.— C’est sûr, dit-il. Mon iPod est quelque part par là, t’as qu’à mettre ce que tu veux.Je choisis un vieil album de Solomon Burke. Les cuivres se déchaînèrent dans la Jeep.— Ça te va ?— Oui, acquiesça-t-il avec un sourire. C’est ton père qui me l’a fait découvrir, tu sais. Quand il me

donnait des cours de piano.Il se mit à taper des doigts en rythme sur le dessous du volant. Nous roulions maintenant sur

l’autoroute.Quand j’étais petite, je me mettais toujours dans la cuisine pour espionner ces fameux cours.— Je me rappelle. Il était vraiment déçu que ni moi ni Cade n’aient l’oreille musicale, dis-je en

souriant à mon tour. Une déception parentale de plus à ajouter à la liste, j’imagine.— Ça m’étonnerait ! répliqua-t-il en secouant la tête. Vous deux, vous êtes vraiment les enfants

parfaits. Tout le monde sait qu’il est très fier de vous.Dans un virage, je repliai une jambe et posai le pied au bord de mon siège, puis j’appuyai le

menton sur mon genou.— En tout cas, ton père…— Ne parlons pas de mon père, d’accord ? me coupa Sawyer.— Il est fier de toi, protestai-je.— C’est un con.Sawyer appuya sur le frein en guise de ponctuation. Fin de la discussion. Ainsi, malgré les années

passées dans l’entourage de cette famille, je n’avais aucune idée de ce que cela impliquait d’être unLeGrande.

— On est arrivés, annonça-t-il quelques minutes plus tard.Il détacha sa ceinture et passa une main dans ses cheveux. Nous étions garés devant un pavillon

gris qui aurait pu servir à une de ces émissions de téléréalité où ils rénovent les maisons : le porche àdemi écroulé, la fenêtre cassée, la pelouse jaunie. Soledad aurait eu un AVC devant ce spectacle, etje suis certaine que Lydia LeGrande aurait flippé, elle aussi.

— Tu veux m’attendre ici ?— Heu, d’accord.Pour lequel d’entre nous se sentait-il gêné ? Animal ou moi ? Ou avais-je encore une fois poussé le

bouchon trop loin ? Il m’en voulait.— La maison est super crade, m’informa Sawyer en guise d’explication. (Il secoua la tête.) Il y a

une bande de mecs qui vivent là, alors… Je ne sais pas, je ne veux pas… te dégoûter quoi…— Non, ça va. Je vais t’attendre.Je me renfonçai dans mon siège comme si j’allais écouter la musique. Je réussis à patienter trente

secondes, le temps qu’il disparaisse dans la maison (la porte n’était pas verrouillée, et il était entrétout de suite), avant de démarrer mon exploration de la Jeep. Je me contorsionnai pour regarder sur lesiège arrière : un sweat-shirt bleu délavé, un vieil exemplaire de Rolling Stone sur le plancher, maisà part ça, il avait fait le ménage. La compilation d’Allie avait disparu. Quelques notes de barstraînaient avec des pièces dans le creux entre les deux sièges avant. Et ça m’apprendra à être tropcurieuse, j’aperçus deux préservatifs, coincés dans le compartiment où on garde généralement de lapetite monnaie pour le péage. Je me sentis rougir, même si j’étais seule dans la voiture. Seigneur !Shelby se serait bien marrée en me voyant.

Soudain, Sawyer ouvrit la portière. Je sursautai.— Alors ? Prête à repartir ?— Ouais. T’as les CD ?— Les CD ? répéta-t-il étonné.— Ouais, t’as dit que tu allais chercher…— Ah, oui, répondit Sawyer en hochant la tête. Il les a pas finalement.— Ah.Il mentait, c’était évident. Je me figurais des bagarres dans les bars, des personnages peu

recommandables… À quel genre de commerce venais-je indirectement de participer ?— C’est un cas, Animal, bougonna-t-il en reprenant l’autoroute. Son vrai nom, c’est Peter. Mais tu

peux pas faire partie d’un groupe de rock et t’appeler Peter.— Mais si tu peux, protestai-je. Regarde Pete Townshend.— Ouais, mais…— Pete Seeger.— Enfin oui, mais…— Peter, Paul and Mary.— Peter, Paul and Mary, c’est pas un groupe de rock.— Mais leurs chansons parlaient de drogues, dis-je, ravie de ma réplique. Alors si ce que

t’essaies de me dire, c’est que les gens nommés Peter sont trop coincés pour parler de défonce, alorsPeter de Peter, Paul and Mary prouve tout le contraire.

— Tu sais, je crois que je t’aimais mieux quand tu parlais pas, rétorqua Sawyer en riant. Tu veuxun milk-shake ou quelque chose ? On peut s’arrêter au Baskin-Robbins sur le chemin du retour.

— Non, juste un soda.— Comme tu voudras.Il exécuta un créneau parfait devant une supérette tenue par des Chinois au bord de l’A1A. Je

descendis de la Jeep. La douce chaleur du soleil sur ma peau avait quelque chose de réconfortant.— Oh ! m’exclamai-je joyeusement une fois à l’intérieur.La supérette Sunrise n’était rien de plus qu’un magasin un peu plus haut de gamme que les autres,

avec des produits originaux près de l’entrée. J’avais écrit un article dessus pour le journal du lycée.

Ils vendaient alors un fruit hybride du nom de « Ugli ».— Regarde, ils ont des grenades.— Des grenades ? répéta Sawyer en balançant un paquet de chewing-gums sur le comptoir et en

cherchant son portefeuille dans sa poche arrière. Tu en veux une ?J’hésitai une seconde et saisis une bouteille de Coca dans le frigo à côté de la porte.— Oui.— Alors prends-en une, me dit Sawyer en éclatant de rire. Et une autre pour moi aussi, j’y ai

jamais goûté.— T’as jamais mangé de grenade ? m’étonnai-je en posant les deux fruits sur la caisse.— Nan.— Et tu as vécu ici toute ta vie ?— Ouais, même plus longtemps que toi.— C’est triste.— Le moment est venu de sortir les violons, approuva-t-il.Il glissa sa monnaie dans la boîte de donation sur le comptoir et me tendit le sac en plastique :— Tiens. En gage de paix.— On est fâchés ? ripostai-je avec un haussement de sourcils.— Je sais pas, soupira-t-il en me tenant la porte. À toi de me le dire.Le temps que je réfléchisse, nous étions de nouveau installés dans sa Jeep. Je repensai à cette

soirée au restaurant où il s’était fermé comme une huître lorsque j’avais mentionné Allie.— Non, finis-je par répondre.Je pris dans le sac une grenade que j’ouvris avec l’ongle du pouce.— Elle te manque ? ajoutai-je.Sawyer tressaillit. Je m’étonnais moi-même de mon audace. D’habitude, j’étais celle qui évitait le

sujet. Mais l’un d’entre nous devait l’aborder. Je vis les expressions défiler sur le visage de Sawyer :surprise, tristesse, peut-être culpabilité… Finalement il parut agacé.

— Bien sûr que oui. Non, mais c’est quoi, cette question ?Sur la défensive, je haussai la voix :— Je sais que…— On s’était disputés avant… quand c’est arrivé, m’interrompit Sawyer. Alors…Il était manifestement fâché : je lui avais tiré les vers du nez. Il démarra sans un regard pour moi.— Penses-en ce que tu veux, marmonna-t-il.— Vous vous étiez disputés à propos de quoi ?Ces paroles m’avaient échappé. Jamais il ne m’était venu à l’esprit qu’ils aient pu être en

désaccord. Je repensai à la nuit où il m’avait embrassée, à cette impression qu’il voulait me direquelque chose et qu’il ne l’avait pas fait.

— Enfin, ce n’est pas mes affaires, mais…— Peu importe, dit Sawyer d’un ton résolu. En parler ne changera rien.Il resta silencieux un temps, comme s’il hésitait quand même.— Elle te manque, à toi ? ajouta-t-il.— Je…Je cherchai les mots pour lui expliquer ce que je ressentais. On parlait de ma meilleure amie, la

fille avec qui j’avais goûté et fait mes devoirs avant même de connaître mon propre numéro detéléphone par cœur, la fille qui m’avait agacée, à glisser ses pieds sous moi pour les réchaufferpendant d’innombrables soirées télé, la fille qui m’avait appris comment mettre un tampon. Elle avait

grandi dans ma cuisine, elle était comme mon ombre, ou plutôt, j’étais la sienne, et maintenant, elleavait disparu à jamais. Pour la énième fois, je m’interrogeai : Allie lui avait-elle expliqué la raisonde notre brouille ?

— Oui, dis-je. Oui, elle me manque énormément.Sawyer hocha la tête, visiblement mal à l’aise. « En parler ne changera rien », avait-il dit.

D’habitude, j’aurais été tout à fait d’accord, mais pour Allie, c’était différent. J’avais la sensationqu’elle était assise dans la voiture avec nous, en chair et en os, les jambes relevées et les pieds sur lafenêtre, à se plaindre de la musique. Sawyer ne ressentait-il pas la même chose ?

J’étais sur le point de l’interroger, quand d’un coup il se rangea au bord de la route.— Mais qu’est-ce que tu fais ? demandai-je d’une voix qui s’envolait dans les aigus.Il éclata de rire, et soudain, tout redevint normal. Il n’aimait pas la direction que prenait notre

conversation et, d’un coup de volant, il l’avait redirigée.— Je vais manger ma grenade, tiens !— Non, mais t’as perdu la tête ?Je fouillai de nouveau dans le sac et lui tendis le fruit. Je sentis dans mon dos Allie descendre de

la Jeep et nous laisser à nouveau seuls, Sawyer et moi.— Comment je fais pour manger ce truc ?— Ouvre-la et mange les pépins.Je le regardai dépiauter sa grenade et glisser un pépin dans sa bouche.— Ça a un goût de punch aux fruits, dit-il avec un sourire.J’étais contente que ça lui plaise.Il poursuivit sa dégustation en silence, puis, tout d’un coup, se tourna vers moi.— Comment ça se fait que t’as pas de petit ami ?— Quoi ? m’écriai-je, manquant de m’étouffer.— Tu m’as bien entendu.— Qui te dit que j’en ai pas ?Il haussa les sourcils. Il ne s’était pas rasé et un peu de jus de grenade dégoulinait sur sa lèvre.— T’en as un ?J’enfonçai mon ongle dans la peau craquante du fruit.— Non, admis-je. Mais accorde-moi au moins le bénéfice du doute. Je pourrais en avoir un.— Théoriquement, oui. Mais tu n’en as pas. Pourquoi ?— C’est parce que je suis pas très aimable.En riant, Sawyer glissa son bras autour du repose-tête de mon siège. Dehors, les voitures

défilaient, des dizaines d’étrangers passaient, indifférents à ce qui était en train de se passer entreSawyer et moi.

— Faux, dit-il.— Mais si. Demande à n’importe qui. On m’appelle le glaçon.— Tu es un peu réservée, c’est tout. C’est assez… intrigant.— Ouais, c’est ça, réussis-je à dire en secouant la tête.— Pourquoi tu refuses toujours les compliments ?— Pourquoi tu poses toujours autant de questions ?— Pourquoi je te fais rougir autant ?— C’est pas vrai ! protestai-je en posant les mains sur mes joues. Et merde !J’avais le visage en feu. Pourtant je me tournai vers lui, pliai la jambe et posai le menton sur mon

genou. Je voulais savoir où il voulait en venir.

— Un glaçon, ça ne rougit pas, décréta Sawyer, content de lui. Conclusion : tu n’as rien de glacial.— Quel raisonnement, me moquai-je gentiment, les yeux au ciel.— Simple question de logique, répliqua Sawyer en haussant les épaules. Alors, qui est-ce que

t’aimes bien ?— Qui est-ce que j’aime bien ? On est retournés à l’école primaire ou quoi ?— Fais-moi rire.— Personne ne me plaît.— Vraiment ?— Non. Je suis un glaçon, je te dis.— Arrête. Je ne te crois pas. Tout le monde a au moins une personne qui lui plaît.— Peut-être, alors toi, qui est-ce qui te plaît ?— C’est pas du jeu, soupira-t-il. C’est moi qui ai posé la question en premier.— Je refuse de discuter de ça avec toi.— Tu es de nouveau toute rouge, me lança-t-il, ravi.Il détacha quelques graines de plus de la peau de sa grenade. Dehors, le soleil inondait le monde

d’une lumière blanche. Sawyer posa sa main sur ma joue, elle était toute collante. Sûr de lui, ilapprocha son visage du mien. Son baiser était rose et sucré.

— Un glaçon…, murmura-t-il une fois éloigné. Je ne te crois pas, Reena. Pas une seconde.

21

Après

Sans exception, tous les jeans que je possède sont troués. Comme Soledad est occupée, je parsseule avec Hannah. Je l’attache dans la voiture et nous prenons la route pour ce qui sera, j’espère, lepassage éclair le plus efficace du monde au centre commercial. Cet endroit sent le chlore et lespâtisseries industrielles. La vendeuse qui transporte joyeusement mes articles dans une cabined’essayage doit encore être au lycée. Son short est si court que ses poches dépassent sur ses jambesfines et bronzées.

— Trop mignonne, dit-elle, en souriant à Hannah, qui dort dans sa poussette, le poing plein debave dans sa bouche. Vous êtes la baby-sitter ?

On me pose souvent cette question. Au début, j’étais troublée. Je bredouillais mille explications.Ce qui ne servait qu’à accentuer la gêne des uns et des autres. Un jour, j’ai décidé qu’il valait mieuxêtre directe.

— Non. C’est ma fille.Les yeux de la vendeuse s’élargissent. Elle n’a probablement qu’un an de moins que moi.— Oh, super ! dit-elle en esquivant mon regard et en accrochant les jeans dans la cabine inondée

d’une lumière crue.Je n’ai pas plus tôt fermé la porte et ouvert ma braguette qu’Hannah se réveille, rouge et grognon.— Salut, ma chérie. J’en ai pour une minute et après ça, on part, d’accord ?Rien à faire. Hannah se met à pleurer. J’enfile quand même le premier pantalon puis le retire. Tout

ce que j’ai sélectionné est au moins une taille trop petit ! Et voilà Hannah qui pique carrément unecolère, à croire qu’on est en train de la torturer. Je la soulève de sa poussette et je fais ce que je peuxpour la calmer.

— Tout va bien là-dedans ? me demande la vendeuse d’une voix légèrement inquiète.Je réponds du ton de celle qui sait ce qu’elle fait :— Oui, oui, tout va bien !« C’est vrai, je sais ce que je fais », me dis-je en embrassant Hannah sur le front.Il faut que je change Hannah sinon elle va continuer à pleurer. Pas de shopping pour moi

aujourd’hui… Je remets mon jean troué le plus vite possible pendant qu’Hannah hoquète et se tortilleen criant :

— Nooooon !Je me précipite hors du magasin avec l’impression de participer à une de ces émissions de

téléréalité que les gens regardent pour se rassurer sur leur propre vie.— Oh, c’est dommage ! s’exclame la vendeuse dans mon dos. Aucun d’entre eux n’allait ?

Tout ce que je voulais, c’était rentrer chez moi et ne rien faire du reste de la journée. Mais j’avaispromis à Aaron qu’on irait manger une pizza et qu’on regarderait un film chez lui, un thriller…

— Relax, me chuchote-t-il alors que je sursaute pour la troisième fois en vingt minutes.J’ai failli tomber du canapé. Il rit. En vérité, je déteste les films d’horreur. Mais je riposte :— Relax toi-même. Elle va crever, celle-là !

Je tends la main vers le pop-corn sur la table basse sans lâcher des yeux la femme-flic qui sedémène à l’écran. Hannah s’est endormie dans la chambre d’Aaron. Maxie, le bouledogue, ronfletranquillement à nos pieds.

— Pas du tout, dit Aaron en m’attirant contre lui, sa grosse patte d’ours jouant avec mes cheveux.Elle est trop mignonne, les jolies filles ne meurent jamais.

Il sent l’eau de mer et le savon.— Dans quel univers ? dis-je en riant.Je m’apprête à poser la tête sur son épaule quand mon téléphone se met à émettre des bruits au

fond de mon sac. Je mets une seconde à comprendre : c’est « Sympathy for the Devil », des RollingStones. Mon cœur réagit bizarrement. Au lycée, Shelby avait programmé mon téléphone pour quecette chanson joue quand Sawyer m’appelait. En l’entendant aujourd’hui, je me retrouve… paralysée.

Aaron commence par exploser de rire puis, en voyant ma tête, il fronce les sourcils.— Qui c’est ? demande-t-il alors que je cherche mon portable dans mon sac.— Personne, dis-je en appuyant sur le bouton rouge pour ignorer l’appel. C’est juste… une blague.— Sawyer ?Il n’a pas l’air ravi. La lumière de la télé éclaire son visage d’un rayon bleu.Je n’ai aucune raison de mentir, après tout. Il n’y a rien entre moi et Sawyer…— Oui. Mais j’ai pas besoin de lui parler maintenant.— Pourquoi il t’appelle alors ? m’interroge Aaron, pour la première fois soupçonneux à mon

égard.En voyant mon air étonné, il s’empresse d’ailleurs de se rétracter :— Écoute. Je ne veux pas t’embêter avec ça mais…— T’en fais pas. Franchement, j’ignore ce qu’il me veut, mais j’en ai rien à faire. Je suis avec toi

maintenant, tu le sais ?— D’accord.Nous restons enlacés sur le canapé vingt bonnes minutes après la fin du film. Il avait raison : la

courageuse femme-flic a survécu à toutes ces horreurs et, incroyable mais vrai, elle est prête pour denouvelles aventures.

— Je peux te poser une question ? dit-il alors que je me détache de lui.Il est tard. Je commence à chercher mes tongs.— Pourquoi tu ne peux pas rester ?— Je peux pas. Il y a le bébé… et…J’ai refusé par habitude. Pendant un instant, j’hésite : et si je restais ?L’air déçu, il me regarde comme pour dire : « sans blague ». La première fois que j’ai emmené

Hannah chez Aaron, il a acheté des protège-prises pour toute sa maison.— C’est pas comme si j’allais lui appeler un taxi, ajoute-t-il.— Je sais.J’aime Aaron, énormément. Dans son cœur est tracé un itinéraire pour lequel je n’ai pas besoin de

carte. Mais rester la nuit entière… C’est une étape que je ne me sens pas prête à franchir. Je repenseau coup de téléphone de tout à l’heure. La mélodie de « Sympathy for the Devil » résonne dans matête. Il faut que je cesse d’y penser !

Je lui souris et caresse le petit duvet de cheveux blonds qu’il a sur la nuque. Je lui promets :— Une autre fois.Je me dirige vers la chambre où dort Hannah.

Sawyer me rappelle lorsque je suis en route. Mick Jagger s’égosille au fond de mon sac àbandoulière. Je pêche mon téléphone et jette un coup d’œil à Hannah, installée dans son siège àl’arrière. Elle est profondément endormie. Ma voiture sent les Cheerios et le désinfectant pour lesmains.

— On n’est pas intéressées, dis-je au lieu de le saluer.— Tu n’as même pas entendu ce que j’ai à vendre, réplique la voix rieuse de Sawyer.Sur la route défilent les néons de lugubres centres commerciaux et de fast-foods. J’en ai tellement

marre de ce trajet…— Pas besoin.— Mais si, mais si.— Des couteaux ? dis-je en rejoignant l’autoroute. Une isolation en vinyle ? Une assurance contre

les inondations ?— Mieux que ça. Laisse-moi te faire à dîner.— QUOI ?!— À dîner, me répète-t-il plus lentement comme si je n’avais pas compris. Ce soir.— Il est déjà 21 h 30.— En Europe, on dîne à cette heure-là !— Ça se passe chez toi ?— C’est en effet là qu’est ma cuisine.Je lève les yeux au ciel. L’autoroute est vide à cette heure tardive. Les palmiers dressent leurs

sombres silhouettes sur la bande du milieu et les lumières de quelques feux arrière scintillent au loin.Le pare-brise est embué par l’humidité. Je l’essuie du plat de la main.

— Où sont tes parents ?— Au restaurant.Je ne peux vraiment pas faire ça.— J’ai déjà mangé.— Mange une seconde fois, s’obstine-t-il.— Je n’ai plus faim.Il reste silencieux un instant. Puis il change de tactique :— Où es-tu ?Dans le rétroviseur, je vérifie qu’Hannah va bien.— Dans la voiture.— Tu étais où ?— Chez Aaron, dis-je en soupirant.— Ah, dit-il d’un ton satisfait. C’est pour ça que tu n’as pas répondu.— Peut-être que je n’avais pas envie de te parler.— Si, tu en avais envie, affirme-t-il, sûr de lui. Tu as bien répondu maintenant, non ?Mon Dieu, qu’est-ce qu’il est énervant ! Mais il a raison.— On regardait un film.— Quel film ?— Non, mais tu te prends pour mon père ? Un film d’horreur, je sais pas, moi.Je prends un chewing-gum qui traîne sur le tableau de bord et je mords dedans.— Tu détestes les films d’horreur.— Je les détestais. Peut-être que je les aime maintenant.— Allez, viens.

— Sawyer. Non.Je devrais raccrocher. Je ne sais pas pourquoi je suis encore au téléphone.— Pourquoi pas ? Allez, Reena, dit-il. Je veux te voir.— Tu m’as déjà vue l’autre jour.— Te revoir alors.C’est vraiment une mauvaise idée. Une très, très, très mauvaise idée.— Il faut que j’y aille, dis-je.Pourquoi est-ce que je brûle autant d’accepter ? J’arrive à la hauteur de l’aéroport : les avions

volent bas au-dessus de ma tête. Ils me narguent : ils vont et viennent, et moi je reste dans mon trou.— C’est dangereux de parler au téléphone en conduisant.Un silence. Je m’attends à ce qu’il invente un nouvel argument. Il finit par souffler :— Oui, en effet.Il soupire, comme pour avouer sa défaite. Pourtant Ma victoire ne me procure pourtant aucune

satisfaction.

Une fois rentrée chez moi, je couche Hannah dans son petit lit et me mets à errer d’une pièce àl’autre, nerveuse. Je bois un peu d’eau et reste un moment plantée devant l’évier. Je monte dans machambre et fixe le numéro de Sawyer dans ma liste de contacts. Je marque un temps puis repose letéléphone. Le refrain de ma vie : attendre et voir ce qui se passe.

Je finis par descendre.Soledad et mon père sont sur le canapé du salon en train de regarder New York, section criminelle.— Vous pouvez me rendre un service ? dis-je une fois au bas de l’escalier.J’aurais voulu que ma voix soit plus assurée. Leurs deux têtes se tournent de concert vers moi. Il

faut dire que je ne demande jamais rien.— De quoi as-tu besoin, ma chérie ? dit Soledad.La tendresse avec laquelle elle me parle me donne l’impression d’être une toute petite fille. Je

prends mon courage à deux mains et lance :— Vous pouvez garder un œil sur Hannah ? J’ai un truc à faire.

22

Avant

J’étais assise dans le bureau du journal de l’école à écouter d’une oreille distraite une élève deseconde commenter la propreté de la cantine, quand je sentis mon portable vibrer dans la pochearrière de mon pantalon. Je l’ignorais tout d’abord (Noelle, la rédac’ chef, refusait catégoriquementqu’on envoie des textos pendant les réunions). Mais il vibra à nouveau une minute plus tard, insistant.Je le sortis aussi discrètement que possible.

« Lève la tête », disait le message.Je laissai échapper un petit cri : Sawyer était derrière la porte vitrée de la salle, dans le couloir,

les bras croisés et l’air amusé de me voir là. Il me fit un signe. Je ne pus retenir un immense sourire,et mon cœur se mit à battre plus vite. « Qu’est-ce que tu fais là ? » mimai-je des lèvres.

— Heu, Reena.Je me redressai. Je n’étais pas la seule à avoir remarqué Sawyer. Noelle me lança un regard à

écorcher vif un palmier.— Tu es avec nous, là, ou pas ?— Désolée, dis-je en rougissant. Je viens juste de me rappeler que j’ai un truc à faire.Tout le monde me regardait. Sawyer semblait sur le point d’exploser de rire. J’attrapai mon sac à

dos sur la chaise à côté de moi et me dirigeai vers la porte.— T’es discrète, dis-moi, commenta Sawyer lorsque je le rejoignis.Il me poussa contre mon casier et m’embrassa pour me dire bonjour, comme si cela faisait une

éternité qu’on ne s’était pas vus.— Oh, ça va, dis-je en riant.Je lui poussai affectueusement l’épaule, puis le laissai porter mon sac le long du couloir, comme

dans un film pour ados. On se voyait de plus en plus souvent. On partait pour de longues balades envoiture, le long de la côte. On s’arrêtait pour boire des Cherry Limeade dans des Sonic. Ons’embrassait à en avoir les lèvres rouges et humides.

— Comment t’as fait pour entrer ici ?— J’ai mes combines, répondit Sawyer en haussant les épaules. Une fille m’a laissé entrer.— Ça m’étonne pas, dis-je en pouffant, les yeux au ciel.— Alors, comment vont les affaires dans le monde de la presse papier ? En voie d’extinction,

comme toujours ? demanda-t-il en ouvrant la porte sur le crépuscule – le jour tombe tôt au début del’hiver.

— Je ne sais pas. J’aurais peut-être pu t’éclairer si tu ne m’avais pas arrachée à ma réunion.— Je ne t’ai arrachée à rien du tout, rétorqua-t-il en faisant la grimace.Il m’attrapa par le poignet et m’attira contre lui pour passer un bras autour de mes épaules.Je ris. Son sweat était chaud contre ma joue.— Tu parles. Noelle commence à me donner des articles en plus de ma rubrique, c’est cool. Je

vais écrire sur la comédie musicale de cet hiver si tu veux tout savoir.— La grande classe.

— C’est vrai ! dis-je en faisant mine de m’offusquer.— Je sais bien, dit-il en m’embrassant de nouveau. C’est super, Reena.Il glissa la clé dans la portière de la Jeep côté conducteur.— Alors qu’est-ce que tu fais ce soir ? T’as prévu quelque chose ?Oui, enfin, si les devoirs comptaient pour quelque chose.— Je pensais prendre un jet pour La Havane, répliquai-je. Passer le week-end là-bas, histoire de

voir ce qu’on y écoute en ce moment…Le sarcasme était mon meilleur atout. Sawyer se conduisait comme mon petit ami : il venait me

chercher au lycée les jours où Shelby ne me ramenait pas et déposait des grenades devant ma porte.Mais ce qui se passait entre nous restait horriblement indéterminé : il ne m’avait fait aucunedéclaration, et pour ma part, je n’avais aucune intention de le devancer sur ce terrain.

J’attendais.— Ah, je vois, dit Sawyer en posant le bras derrière mon appuie-tête pour se retourner et reculer

la Jeep afin de sortir du parking. Bah, si tu veux bien renoncer à El Commandante pour un soir, jet’avise qu’on joue au Prime Meridian. Tu devrais venir, tu rencontrerais tout le monde.

« Tout le monde. »Quand on était ensemble au restaurant ou sur la terrasse de ses parents, c’était facile pour moi

d’oublier que Sawyer menait cette autre vie dont j’ignorais tout. Il voyait des amis que je neconnaissais pas et jouait de la musique que je n’avais jamais entendue. Où était-il lorsqu’il nerépondait pas au téléphone le week-end, alors que j’étais avec Shelby ou seule à mener monexistence banale de lycéenne ? Cela me faisait peur. Je trouvais ça tellement bizarre.

J’avais une boule au ventre, verte et gluante. Je fis de mon mieux pour ne pas y prêter attention.— Ouais, dis-je avec un sourire. Tu sais, c’est un peu compliqué d’aller à Cuba de toute façon,

alors…— Rien que la douane, approuva Sawyer en affichant un grand sourire.Il s’arrêta devant ma maison et tira légèrement sur quelques mèches qui s’étaient échappées de ma

queue-de-cheval.— Je passe te prendre à 21 heures.

Le Prime Meridian, coincé entre une animalerie et un restaurant chinois un peu louche au milieud’un agglomérat de boutiques au bord de l’autoroute, n’était pas un endroit très sympathique. Un longcouloir étroit au bout duquel se dressait une petite scène, une estrade surélevée d’à peine trentecentimètres décorée de guirlandes de Noël multicolores comme le reste du bar. Le serveur, un type àla mine patibulaire, devait faire, sans exagérer, deux mètres de haut. Ça sentait la bière et la cigarette.Il y avait bien trop de monde pour un si petit espace.

J’étais déjà venue avec Allie, lors de notre première rentrée au lycée. On s’était barbouillées demaquillage et on avait enfilé nos jeans les plus moulants. Mais un coup d’œil à l’intérieur, et on avaitpris la fuite, préférant la sécurité de Panera Bread, bien éclairé, pas loin de là. Je me disais à présentqu’elle avait dû y retourner, sûrement avec le même garçon qui me guidait aujourd’hui à travers lafoule, une main posée sur le bas de mon dos. Cette idée me rendit triste et j’eus la nausée, commechaque fois que je pensais à Allie et Sawyer.

— Je dois m’occuper de la mise en place, dit Sawyer en élevant la voix pour couvrir le brouhaha.Tu peux rester au bar toute seule ? Mike a dit qu’il garderait un œil sur toi.

Mike, le barman géant, fit un signe de tête dans ma direction d’un air bourru. Je le lui rendis. Jetranspirais. Il faisait trop chaud.

— Oui, pas de problème. T’inquiète.— Bien. Applaudis-nous bien fort !Il prit ma main et la serra avant de me quitter.Il se dirigea vers la scène où quelques mecs étaient en train d’assembler une batterie et de

brancher un ampli. Je les observai un moment jusqu’à ce que le batteur (ce devait être Animal)m’aperçoive et donne un coup de coude à Sawyer. Il lui dit quelque chose, mais je ne pouvais pasl’entendre.

Je m’efforçai de m’installer confortablement sur mon tabouret, de ne regarder personne avecinsistance et de me comporter comme si je me sentais très à l’aise. J’aurais aimé avoir un carnet. Etun stylo. Une fille en train d’écrire dans un bar devait avoir l’air étrange, mais certainement moinsqu’une fille toute seule en train de transpirer, le regard fuyant. Je regrettais de ne pas avoir demandé àShelby de venir avec moi.

— Tu veux quelque chose ? s’enquit Mike en se penchant vers moi pour entendre ma réponse.— Juste un Coca. Avec beaucoup de glaçons.— C’est tout ?— Oui.— Sage décision.Je me contentai de hausser les épaules. « Mon portrait tout craché, avais-je envie de lui dire.

Serena Montero, la reine des sages décisions. » J’aurais dû me faire imprimer des cartes de visite.Je suçais mes glaçons tandis que le bar s’emplissait. Un autre type était monté sur scène et

accordait sa guitare. De plus en plus de monde entrait, et je regardais, inquiète, trois ou quatre fillesse placer juste devant moi. Il y avait décidément un profil général ce soir. Tout le monde semblaitporter des fringues de chez American Apparel.

— Heu…, dis-je à Mike alors qu’il passait devant moi. Je peux te poser une question ?— Tu viens de le faire, répliqua-t-il, impatient, car très occupé.— Ils jouent souvent ici ?— Toutes les deux semaines, à peu près.— Et c’est toujours comme ça ? Je veux dire… il y a toujours autant de monde ?— Tu parles de la brigade des filles ? dit Mike avec un sourire en coin et un regard appuyé. Ouaip.

Tu veux autre chose ?« Qu’on m’explique pourquoi je ne savais pas que son groupe était si populaire ! » avais-je envie

de hurler. Mais le chanteur, qui portait un tee-shirt vert orné de la devise. « La prochaine, c’est tamère », s’approcha du micro.

— Nous sommes les Platonic Ideal, annonça-t-il alors que le batteur commençait à battre lerythme. Comment ça va ce soir ?

Je me tournai vers Mike pour lui répondre et secouai la tête.— Non, dis-je lentement, ça va pour l’instant.Mais c’était inutile, je ne pouvais même pas entendre ma propre voix.Les membres de Platonic Ideal semblaient tous sortir du même moule. Des garçons hirsutes aux

allures de bad boys avec des Converse aux pieds. Mais ça leur allait bien. Leurs superbes mélodiesaidaient. Le type au clavier portait un appareil dentaire. Cela me fit sourire. Le guitariste, qui gardaitses Ray-Ban malgré la pénombre et qui, me rappelai-je vaguement, s’appelait Iceman, n’était pas lecontraire de John Mayer, même s’il l’aurait sûrement nié.

Sawyer, par contre, mon Sawyer LeGrande, était sans aucun doute le beau gosse du groupe. Ilportait un jean noir taille basse qui tombait sur ses hanches étroites, et une ceinture avec une énorme

boucle. Il avait enfilé un tee-shirt blanc banal, de ceux qu’on achète pour rien à Walmart, par paquetde trois pour six dollars. Mais ça lui allait très bien et accentuait la ligne de ses muscles parfaits,tendus par la concentration. Je saisis un autre glaçon dans mon verre.

Il savait aussi comment s’y prendre avec les filles. En particulier le groupe de quatre ou cinqplantées devant la scène, qui chantaient les paroles et se tortillaient. Sawyer jouait de la basse,souriant juste de temps en temps et marquait le rythme de sa basket tout en chantant. Il avait une voixde ténor émouvante, veloutée et mélancolique.

Je m’agitai sur mon siège, mal à l’aise. Je ne cessais de me répéter que j’étais assise au mauvaisendroit. J’étais parvenue jusqu’ici, et tout ce que j’étais capable de faire, c’était le regarder de loin,du fond de la salle, et m’imprégner de sa présence. J’étais toujours la même fille qui se cachait aufond du jardin et restait tapie dans l’ombre.

Entre deux chansons, il s’accroupissait au bord de la scène pour parler au groupe de filles qui sefaisait appeler les Tortillas. Il riait avec elles comme s’il les connaissait.

— Sawyer, retire ton tee-shirt ! hurla l’une d’elles.C’était probablement une blague, mais je manquai tout de même de m’étouffer.— Toi d’abord, hurla-t-il à son tour.Je me décidai enfin à me lever pour aller aux toilettes et me frayai un chemin à travers la foule en

évitant au maximum de me faire bousculer. Puis je sortis dans la rue. Je fis semblant de ne pas voirceux qui étaient agglutinés autour d’un pick-up sur le parking, bière à la main, et regardai dans lavitrine de l’animalerie les chiots et les chatons endormis dans leurs paniers. Je sortis mon téléphonepour appeler Shelby.

— Domino’s Pizza, j’écoute, débita la voix de Shelby d’un ton enjoué.— Cet endroit regorge de pétasses, lui dis-je sans préambule.— Tu m’étonnes. C’est vraiment mal fréquenté.Elle paraissait amusée. J’entendais la télévision en fond sonore. Une de ces émissions sur des

crimes atroces dont elle raffolait.— Il n’y en a pas une qui a l’âge d’être ici. Enfin, moi non plus, mais au moins je ne porte pas de

minijupe en plein milieu du mois de janvier.— C’est vrai, approuva Shelby. Tu attends toujours l’été pour enfiler tes jupes ras-la-moule.Je ne pus m’empêcher de rire.— Oh, ça va, je suis sérieuse. Tu savais que c’était un groupe que les gens ont vraiment envie

d’aller écouter ?— Comment j’aurais pu savoir ? C’est toi qui te documentes pour écrire une thèse sur la vie

glorieuse de Sawyer LeGrande.— Je crois qu’il faut que je me tire d’ici.— À cause des pétasses ?— J’ai l’impression d’être une groupie, Shelby. Je l’aime tellement, c’est ridicule, dis-je en tapant

du pied dans un caillou comme un enfant capricieux.— Je sais. Pff…Sa patience pour Sawyer avait ses limites. Je repensai à Allie, aux après-midi entiers qu’on

passait ensemble, quand on était en troisième, à discuter de la dernière coupe de cheveux de Sawyerou à analyser la façon qu’il avait de prononcer les l. Une chose de plus qui me manquait, tout commeses chevilles étrangement osseuses, son amour pour les blagues lourdes commençant par « toc-toc »,notre langage secret vieux de plus de dix ans dans lequel on s’écrivait des mots…

— Tu veux que je vienne te chercher ?

— Non, dis-je en soupirant. Ça va aller. Je suis une grande fille.— C’est bien vrai. Appelle-moi si tu changes d’avis.— Merci.Je raccrochai et tapotai la vitrine de l’animalerie avant de me traîner à l’intérieur. J’avais perdu

ma place. Je commandai un autre Coca à Mike et me contentai d’écouter le reste du concert adosséeau mur, un bras croisé sur ma poitrine comme un bouclier. Ils venaient d’annoncer leur derniermorceau quand je sentis une main se poser sur mon épaule. J’entendis chantonner dans mon oreille :

— Se-ree-na !! Qu’est-ce que tu fais là ?Je me retournai dans un sursaut de surprise pour me trouver nez à nez avec Lauren Werner. Bien

sûr. Elle portait un jean de marque et un débardeur faussement usé. Une améthyste pendait à une finechaîne autour de son cou. J’avais envie de mourir. Mieux, j’avais envie qu’elle meure.

— Salut, heu…J’avais l’impression d’être prise sur le fait, comme si j’étais en train de faire quelque chose

d’illégal.— … Je suis venue avec Sawyer.Cette information la sidéra. Ses yeux se plissèrent, comme ceux d’un chat.— Vraiment ? Vous… sortez ensemble ?Son ton était accusateur.— Quoi ? Non, non. C’est juste que… nos pères bossent ensemble, alors…Alors !?Je sentais l’odeur de son parfum, subtil, hors de prix.— Sans blague, fit Lauren en me dévisageant. Il ne me l’a jamais dit. Et t’as pas l’air très à l’aise

devant lui. Mais Sawyer LeGrande et toi, vous vous connaissiez déjà quand vous étiez petits,j’imagine ?

— On peut dire ça.— C’est trop mignon ! C’est un mec super, hein ?J’allais répondre, mais elle me coupa la parole :— Et puis, vous aviez Allie en commun et tout ça…Quoi ? Je fus soudain à deux doigts de partir en courant, d’appeler Shelby, de faire du stop,

n’importe quoi… À cet instant, Sawyer surgit derrière moi et glissa sa main dans la poche arrière demon jean. Je me retournai. Il était brûlant et couvert de sueur.

— Salut Laure, dit-il. Tu la chouchoutes ?— Absolument, répondis-je pour elle.— On est de vieilles amies, ajouta-t-elle.Ils parlèrent un peu d’une soirée où ils avaient été quelques semaines auparavant, et de gens dont

je n’avais jamais entendu parler. Puis elle disparut dans la foule après m’avoir souri d’une manièrefranchement menaçante. Sawyer, lui, ne remarqua rien.

— Alors, qu’est-ce que t’en penses ? me demanda-t-il.Je pris une grande inspiration et affichai mon plus beau sourire.— C’était super. Génial.Il sourit, puis fronça les sourcils.— Qu’est-ce qui ne va pas ?— Rien, dis-je en clignant des yeux. Je suis juste un peu fatiguée.— Tu veux que je te ramène ?Je secouai la tête.

— Non. Reste, si tu veux. Je peux appeler Shelby pour qu’elle vienne me chercher.— Non, fais pas ça. Ne pars pas. Attends-moi deux minutes et après on s’en ira.— Sawyer…— C’est pas un souci.Il prit bien plus que deux minutes. J’eus le temps de boire trois Coca de plus, de payer deux visites

aux toilettes crades et de parler à trente copines de Sawyer, des filles magnifiques, dont certainess’exclamaient en me regardant : « Oh ! Elle est trop mignonne ! » Comme si je n’étais pas là, commesi j’avais quatre ans.

Il était plus de minuit lorsqu’on quitta enfin le bar.Je m’assis avec prudence sur le siège passager de la Jeep, l’épaule collée contre la portière, me

tenant aussi loin de lui que cette nuit lointaine sur la terrasse du restaurant.— Oh, arrête ! s’exclama-t-il en me prenant la main.La corne sur ses doigts griffa la peau de ma paume alors qu’il m’attirait vers lui, presque jusque

sur ses genoux.— Je suis désolé qu’on soit restés si longtemps. Je me suis pas rendu compte qu’il était si tard.Je secouai la tête.— Non, c’est pas ça.— Tu t’es ennuyée, Reena. Dis ?— Non, je dirais pas ça.— Qu’est-ce que tu dirais alors ?Il suivait des doigts la couture de mon jean, caressant distraitement ma cuisse.Je haussai les épaules.— J’ai vraiment aimé la musique.— Bien. Mais c’est pas ce que je te demande.— Sawyer, dis-je en soupirant. Je ne suis pas ton genre.— Et c’est quoi mon genre ? dit-il en levant les sourcils.Allie. Lauren. Les Tortillas.— Pas une fille comme moi.— Quoi ?— Je suis pas très douée pour ces choses-là. J’aime pas…Les bars. Les filles qui te crient de te déshabiller.— … la foule. Je ne suis pas très sociable. Je ne suis pas ton genre.— Je m’en fous. Je n’aime pas les filles qui sont mon genre, comme tu dis. C’est toi que je veux.

Qu’est-ce qui ne va pas ?— Je ne sais pas, dis-je en haussant les épaules. Je déteste Lauren.« C’est toi que je veux. » C’est bien ce qu’il avait dit. Je n’avais pas rêvé.Son visage se fendit d’un énorme sourire.— Sans blague.— Depuis combien de temps vous êtes amis ? m’enquis-je alors qu’il démarrait et quittait le

parking.— Depuis la seconde, peut-être, dit-il en regardant dans le rétroviseur. Elle était avec Iceman

pendant un temps.— Est-ce que vous avez déjà… ? dis-je.Je regrettai aussitôt ma question.Il ne s’était pas départi de son sourire.

— Est-ce qu’on a déjà quoi, Reena ?Je baissai la tête.— Oublie.— Est-ce que ça te dérangerait ?— Peut-être.— Non, on ne l’a pas fait.— Bien.Il jeta un coup d’œil à l’heure sur le tableau de bord. On se dirigeait vers l’autoroute. Si Sawyer

tournait à gauche, on se retrouverait chez moi et près de chez ses parents. Si on prenait à droite, versle sud, on allait là où il habitait en ce moment. Il s’arrêta à un feu rouge.

— Est-ce que t’as besoin d’appeler ton père ? demanda-t-il.Je fis non de la tête. Nos parents avaient passé la soirée ensemble, à un dîner de départ en retraite

pour un des vieux habitués du restaurant. Je les imaginais dans la grande salle, rassurés d’être toussous le même toit. Je n’avais pas menti à Sawyer en déclarant qu’ils me manqueraient quand jequitterais la maison.

— Comme je ne savais pas à quelle heure se finirait le concert, je lui ai dit que je restais sansdoute dormir chez Shelby.

Sawyer se tut. Pendant un long moment on n’entendit plus que la stéréo.— Tu veux venir un peu chez moi ? finit-il par dire.J’eus le souffle coupé. J’avais le visage brûlant. Le feu passa au vert.— Reena ?— Ouais, dis-je en hochant la tête. Je veux venir.

23

Après

Il est plus de 22 h 30, mais l’air est encore moite. J’arrive devant la maison des parents deSawyer. Il a plu l’après-midi ; nous n’avons pas un jour sans pluie en ce moment, pas un seul.

Je sonne deux fois. Je me demande s’il est parti, ou pire, si ses parents sont là. Mais la portes’ouvre. Derrière lui, la maison est silencieuse, j’entends juste la radio au loin. Il porte une paire delunettes à monture épaisse.

— Depuis quand t’es aveugle ?— Depuis toujours mais je refusais de l’admettre, me rétorque Sawyer en haussant les épaules

comme s’il n’était même pas surpris de me voir.— Oh, dis-je poliment. Tu veux toujours me faire à dîner ?Ma question le fait sourire.— Bien sûr ! Entre.Il s’efface pour me laisser passer.Je le suis au salon. Nous traversons la salle à manger aux murs couverts de photos de famille en

noir et blanc : le travail de Lydia est aussi accroché un peu partout dans les couloirs. Quand j’étaispetite, elle me laissait prendre des photos avec son lourd 35 mm et me montrait ensuite comment lesdévelopper dans la chambre noire aménagée dans la salle de bains du bas. Je me souviens que saprésence me rendait si nerveuse, même en ce temps-là, que j’avais les mains qui tremblaient en tenantl’appareil. Toutes mes photos étaient floues.

Je connais la maison des LeGrande presque aussi bien que la mienne. J’ai regardé de nombreuxSuper Bowl assise sur leur canapé en cuir, là, dans la salle télé. Pendant des années, à Mardi grasj’ai mangé la galette sous leur véranda. Je sais où ils gardent leurs cuillères, leurs poubelles àrecycler et leur réserve de papier toilette. De cette maison, je connais tous les secrets, toutes lesodeurs.

— Tu aimes le risotto ? me demanda Sawyer.— Heu… Bien sûr.Je ne m’attendais pas à ça quand il avait parlé de « dîner ».Sawyer allume à la cuisine. Avec les carreaux vert pâle et les appareils électroménagers

étincelants, on a un peu l’impression d’être dans un hôpital.Il décroche une casserole suspendue au-dessus du plan de travail central.— Alors, dit-il, comment va Aaron ?Je ne peux m’empêcher de pouffer.— Arrête de prononcer son nom comme ça.— Comme quoi ?— J’en sais rien. Tu le prononces bizarrement.Je sens quelque chose remonter de mon ventre le long de ma gorge, et je pars dans un fou rire.— Je dis son nom normalement, nie Sawyer. Aaron, comme dans l’Ancien Testament.Je me hisse sur le comptoir.

— Aaron travaille à la marina.Sawyer hoche lentement la tête. Il intègre cette nouvelle information, comme si son cerveau était un

catalogue géant et qu’il rangeait Aaron dans le bon tiroir : celui où il classe ce dont il n’est pas fanmais avec quoi il va lui falloir vivre pendant un certain temps, qu’il le veuille ou non.

— Est-ce qu’il s’occupe bien d’Hannah ?— Sinon je ne serais pas avec lui, dis-je, un peu agressive. Est-ce qu’on peut parler d’autre chose

que d’Aaron ?Sawyer me sourit, l’air de dire : « Comme tu veux. »— De quoi tu préfères parler ?— Je sais pas, dis-je. De trucs normaux. De base-ball ?— Tu veux parler de base-ball ?— Non, j’y connais rien en base-ball.— Moi non plus.Il émince un oignon, avec rapidité et précision, comme Finch nous a appris à le faire quand nous

étions enfants. Il le place dans la casserole et me lance, l’œil en coin :— Est-ce que tu trouves ça étrange comme situation ? Tu fais une drôle de tête…— Bah, dis-je en haussant les épaules et en mordillant mes cuticules déjà en charpie. Oui, un peu.— Ouais, approuve-t-il. (Il marque un temps d’arrêt avant d’ajouter :) Elle a tout gardé tel quel.

Même ma chambre et tout.— Qui ça ? dis-je. Ta mère ?Je l’écoute à peine. Je regarde ses mains. Il fait sauter le riz et ajoute le bouillon à la louche. Il sait

manifestement ce qu’il fait, ce ne doit pas être la première fois, et pourtant la scène a quelque chosed’irréel, de surnaturel.

Il me voit en train de le fixer :— Quoi ? C’est comme ça qu’on fait du risotto.— Je sais comment on fait du risotto. Je suis juste épatée que tu le saches aussi.— Je sais faire beaucoup de choses maintenant.Il est clair qu’il ne parle plus cuisine. L’air est soudain chargé d’électricité. On pourrait tendre la

main et attraper des électrons, les laisser vrombir dans son poing. Je détourne le regard.— Bref, dis-je un peu trop fort. Ta mère. Ta chambre. C’est qu’elle devait… je ne sais pas. Elle

devait savoir que tu reviendrais.— Ça doit être ça.— Tu lui as manqué.— Tu crois ?Il remue le riz une dernière fois et l’abandonne sur le feu. Il vient se planter devant moi, entre mes

genoux. J’ai très chaud tout d’un coup.— Oui, dis-je lentement en baissant la tête.Ses mains se sont posées sur mes cuisses. Je murmure :— Je crois que oui.Lorsque je lève la tête, on est aussi proches l’un de l’autre que dans un métro à l’heure de pointe.

J’ai vraiment besoin d’une seconde pour…— Attends…, dis-je.— Reena, commence-t-il.Mais je secoue la tête et lui coupe la parole.— Arrête. Arrête, il faut que je…

Je suis sur le point de lui dire : « Laisse-moi une minute ». Trop tard : son visage s’approche demoi et ses lèvres sont sur les miennes. Nos langues s’enfoncent dans nos bouches, comme si tous nos« je t’aime » perdus se cachaient dans cette obscurité humide. Je pourrais jouer à celle qui ne s’yattendait pas, mais c’est pour ça que je suis venue, non ? C’est ce que je voulais depuis le jour où jel’ai revu au 7-Eleven. Je l’attrape par la nuque et le serre contre moi. Puis je l’entends prononcermon nom.

24

Avant

Il nous fallut très peu de temps en sortant du Prime Meridian pour gagner la maison vétuste oùSawyer logeait avec quelques potes. Il éteignit la radio et se gara. Il me prit la main et me fit gravirles quelques marches jusqu’à une petite terrasse. La porte de derrière était ouverte. Éclairée par uneampoule suspendue au plafond, la cuisine – lino taché et appareils électroménagers d’un autre âge –baignait dans une lumière glauque. Je ne m’étais pas attendue à autre chose mais je ne pusm’empêcher de sourire en avisant sur la table un saladier en plastique rempli de grenades.

— Tu vis avec qui, alors ? m’enquis-je.Il n’avait pas prononcé un mot depuis qu’il m’avait invitée chez lui. Il haussa les épaules dans son

sweat à capuche et répondit comme s’il n’y avait eu aucune interruption.— Heu… Y a moi et Iceman, et le frère d’Animal, Lou, et l’ami de Lou, Charlie, qui sont là tout le

temps. Mais en général il y a d’autres gens en plus avec nous.Sawyer se dirigea vers le frigo et précisa :— Je crois que tout le monde est sorti ce soir. T’as faim ?Je fis non de la tête.— Moi non plus, dit-il en m’embrassant.Il me colla contre le frigo et caressa la ligne de ma mâchoire du bout de ses doigts. Mon corps tout

entier se figea. J’eus la chair de poule et mon sang se glaça. Le sol se mit à pencher.— Tu as froid ? me demanda-t-il quand mes mains froides frôlèrent sa nuque et l’étiquette de son

tee-shirt.— Non.— Bien.Il se pencha vers mon oreille et même s’il n’y avait personne ici pour nous entendre, il me

murmura :— Tu veux qu’on aille ailleurs que dans cette cuisine ?— Hmmm.Je me détachai légèrement de lui et glissai un bras derrière moi contre la poignée du frigo. Je me

sentais comme un des chats que j’apercevais parfois hypnotisés par les phares quand je rentrais dechez Shelby en pleine nuit. C’était comme si je me retrouvais au sommet d’un plongeoir élevé et queje me rendais compte que je ne savais pas nager.

Ma religion n’était pas en cause. J’étais catholique par habitude, la piété n’était pas mon fort.J’avais peur, voilà tout. Pas de manière négative, mais on m’avait enseigné à craindre les ouragans :si quelque chose de puissant va vous tomber dessus, mieux vaut courir s’abriter.

— T’en fais pas, ma Reena. On peut rester là.Il me prit la main avec délicatesse et glissa ses doigts entre les miens.— Non, dis-je, têtue. Allons-y.Sawyer me lança un regard intense, une main posée sur ma joue.— Tu es sûre ?

— Oui.— Reena…— Sawyer, tu l’as déjà fait, non ?— Oui, je l’ai déjà fait, souffla-t-il en baissant les yeux, avec son petit sourire pudique.— Bon, alors montre-moi.La chambre de Sawyer sentait le citron, le produit de nettoyage masquait légèrement l’odeur du

cannabis. Il ne prit pas la peine d’allumer la lumière. Je n’étais même pas sûre qu’il en ait eu une.Mais grâce à la lueur du couloir, je vis que sa chambre était bien rangée. Il avait peu d’affaires : unepetite étagère, une chaîne hi-fi hors de prix posée par terre et un matelas à même le sol. Le placardentrouvert laissait voir un fouillis monstrueux : baskets, livres… Je ne parvins pas à distinguer lereste. Je souris. Mon frère Cade était pareil : il entassait toutes ses affaires dans son placard ou lesplanquait sous son lit quand Soledad lui interdisait de descendre avant d’avoir rangé sa chambre(pendant les vacances, la plupart du temps, ou quand on avait de la visite).

Sawyer avait fait un gros coup de ménage.— Je peux te poser une question ? demandai-je, la tête penchée.— Heu… Ouais.Il se baissa pour allumer la chaîne hi-fi puis se mit à chercher une station de radio. On pouvait

parfois capter la station du campus et Sawyer m’avait dit une fois qu’ils passaient du bon blues lanuit.

— T’as rangé pour moi ?— Quoi ? Non.Il se redressa et se passa la main dans les cheveux. Trop vite !— Non, non. Pourquoi ? répéta-t-il.— Si. Tu as fait le ménage pour moi.— Reena…, dit-il d’un air gêné. Je ne veux pas que tu penses que j’avais prévu de… de te

ramener ici.Je m’assis sur le bord du matelas et lui lançai avec un sourire :— Non ?— Bon, j’en sais rien. Je ne vais pas te dire que je n’y ai pas pensé du tout. Et cette maison est un

vrai trou à rat.— Mais non, mentis-je.— Si. Et au cas où tu viendrais… je dis bien au cas où… je voulais au moins que mon trou à rat ne

ressemble pas à une décharge.— Je ne te reconnais pas ! dis-je en riant.J’avais l’impression d’être soûle. Heureusement que j’étais assise.— Tu sais bien qui je suis, dit-il.J’allais lui répondre, mais Sawyer LeGrande, avec une délicatesse infinie, me fit reculer et

m’allonger sur son lit.— Reena, murmura-t-il. Il faut que tu me dises si tu veux que j’arrête.— D’accord. Ne t’arrête pas.Il m’embrassa, longtemps, d’abord sur les couvertures, puis en dessous. Mon tee-shirt glissa dans

un doux bruit jusqu’au sol. Sur sa poitrine une petite cicatrice rappelait l’opération qu’il avait subieenfant. Sa peau était salée, comme l’océan. Tout dans son corps me fascinait, l’espace entre sesdoigts, les muscles de son dos. Je fis descendre ma main vers la braguette de son jean. Sawyer retintson souffle et trembla un peu.

— Doucement, d’accord ? me dit-il. Très lentement.

Après, je voulus rester éveillée, tout observer, me souvenir de chaque détail afin de pouvoirl’écrire plus tard… ne jamais perdre cet instant… jamais ! D’un autre côté, j’étais fatiguée et mesentais toute molle.

— Tu peux rester ? marmonna-t-il.Je ne me rappelle pas lui avoir répondu mais, quand je me réveillai à l’aube, il faisait gris

dehors… et j’étais seule.Je ramassai mon tee-shirt sur le parquet froid en essayant de garder mon calme. Je ne l’avais pas

entendu partir. Ses colocs devaient être de retour… Qu’est-ce que j’allais faire ? Descendre direbonjour ? J’étais paniquée, perdue, abandonnée.

Après m’être habillée le plus rapidement possible, je traversai la pièce pour aller chercher meschaussures qui avaient atterri près de la fenêtre. En m’appuyant sur le rebord pour garder l’équilibre,un objet brillant attira mon regard. Coincé dans une des baskets branchées de Sawyer, un petit sac enplastique reflétait la lumière. Il contenait six pilules blanches.

Merde !« C’est peut-être de l’Advil ? » me dis-je en les sortant du sachet. Mais cette explication était

ridicule. Ces pilules n’auguraient rien de bon. Elles devaient combattre la douleur, me dis-je, le cœurlourd, mais Sawyer ne les avalait sûrement pas pour faire passer une légère migraine.

Je me demandais si j’arriverais à me glisser hors de la maison sans que personne me remarque,quand j’entendis du bruit dans le couloir. Je remis le sachet là où je l’avais trouvé et glissai mespieds dans mes tongs. Sawyer ouvrit doucement la porte. Il tenait une grenade juteuse dans chaquemain.

— Bonjour mademoiselle, me dit-il, bien dormi ?Il me sourit comme si plein de bonnes choses arrivaient toujours dans sa vie et que, peut-être, j’en

faisais partie.Je poussai un soupir, soulagée qu’il ne m’ait pas surprise en train de fouiller dans ses affaires, et

ne pus m’empêcher de sourire en voyant ses cheveux ébouriffés et son air heureux. Il avait enfilé unjean et le tee-shirt de la veille.

— Oui, très bien, répondis-je.Il me tendit une grenade et s’assit en tailleur sur le lit.— Ça va ?— Ouais, dis-je en hochant la tête. Je viens de me réveiller et…Je me tus. Cela paraissait idiot, cette idée qu’il aurait pu me laisser là toute seule.— Quoi ? Tu croyais que j’étais parti ? dit-il en me déposant un baiser sur le front. Tu me prends

pour un sale type, alors ?Il ouvrit sa grenade et poussa un juron quand du jus dégoulina sur les draps. Il mangea quelques

pépins, puis me montra un morceau de peau.— Qu’est-ce qui se passe si je mange cette partie-là ?Son sourire et l’attention qu’il me portait me rassuraient. Ces pilules me parurent soudain moins

inquiétantes. Je me méprenais sûrement.— Un grenadier pousse dans ton ventre.— Vraiment ?— Si t’as de la chance.Sawyer se rassit confortablement à côté de moi, tout sourire.

— J’ai beaucoup de chance.

Il était presque l’heure du déjeuner lorsque Sawyer me ramena chez moi. Je me faufilai par laporte de derrière, avec l’espoir de monter sans qu’on me voie. Mais mon père était dans la cuisine, ilbuvait du café.

— Comment va Shelby ? me demanda-t-il en faisant grincer son pouce sur le rebord de sa tasse.— Bien.— Bien, répéta-t-il.Je me dirigeai vers l’escalier mais sa voix m’interrompit :— Reena.Oups. Je me retournai en ouvrant de grands yeux. J’avais la sensation qu’il pouvait lire dans mes

pensées.— Ouais ?— Assieds-toi.— J’allais juste…— SERENA.Il avait parlé fort. Je repensai à Moïse sur le mont Sinaï, à la voix de Dieu dans le buisson ardent.— Je ne sais pas si tu étais ou non avec Shelby hier soir, mais je sais qu’il faut que tu arrêtes ça

tout de suite.Je clignai des paupières, innocente. J’avais les joues en feu.— Quoi ?— Ne me prends pas pour un imbécile.— Ce n’est pas mon intention.Je m’agrippai au bout du comptoir pour rester debout.— Ne crois pas que je ne sais pas ce qui se passe entre toi et Sawyer, d’accord ? dit-il d’un air si

désorienté que j’avais presque pitié de lui. Je ne sais pas exactement quoi, et franchement, je sensque je n’ai pas vraiment envie de savoir, mais il faut que tu y mettes fin avant de faire quelque choseque tu regretteras.

Instinctivement, je jetai un œil par la fenêtre, mais il n’y avait rien à voir. Sawyer venait de medéposer à quelques pâtés de maisons d’ici.

Mon père surprit mon regard. Il se passa la main sur le visage.— Reena, dit-il plus doucement. Je t’aime et je ne crois pas que tu comprennes dans quoi tu

t’embarques.— C’est-à-dire…— C’est-à-dire que Sawyer a des tas de problèmes.Mon premier réflexe fut de nier l’évidence :— Mais non, papa…— Tu ne sais pas tout sur lui, Serena. Et tu ne sais pas tout ce qui existe sur cette terre. C’est peut-

être ma faute. Je t’ai trop protégée…— Arrête, papa, dis-je d’un ton sec.C’était la première fois que je lui répondais ainsi, mais je n’avais vraiment pas envie de parler de

ça. Je n’avais besoin de personne d’autre pour me rappeler à quel point j’étais ignorante.— Ce n’est pas ce que tu crois. Ce n’est pas n’importe qui, dis-je en essayant de lui faire

comprendre. Tu le connais, tu connais Sawyer.

Mon père me regarda comme s’il ne m’avait jamais vue de sa vie, comme s’il se demandait cequ’il allait bien pouvoir faire de moi.

— Oui, Reena. Je le connais.Nous restâmes un long moment à nous fixer l’un l’autre. L’espace d’un instant, je voulais que ma

mère, quelqu’un, soit là pour prendre ma défense. Puis je haussai les épaules et levai le menton.— Je peux y aller ?Je m’attendais à ce qu’il proteste, mais ses épaules s’affaissèrent.— Vas-y.Je poussai la porte du salon et crus l’entendre soupirer.

25

Après

Je mordille la lèvre inférieure de Sawyer dans la cuisine de ses parents. Je passe les mains sur soncrâne presque rasé en me rappelant la douceur de ses cheveux.

— Je te retrouve, dit Sawyer après une minute.Il pose ses mains sur mes joues comme pour m’empêcher de partir en courant. Tout près de moi, il

affiche son plus beau sourire.— Je suis là.Notre baiser est à la fois familier et nouveau ; comme une vieille chanson qui passe à la radio.— Il faut remuer le risotto.— On s’en fiche, dit-il.Ses dents frôlent la base de mon cou et il me soulève légèrement du comptoir.— Oh, Reena, murmure-t-il près de mon oreille. Tu m’as tellement manqué.— Chut…Il a un goût de sel et d’été. Comme avant. J’ajoute :— Je ne te crois pas.Sawyer a de nouveau cette expression, à croire que je viens de le gifler. Il me repose sur le

comptoir si brutalement que le coup résonne dans ma colonne vertébrale.— Aïe ! Ça va pas, Sawyer ? dis-je en me frottant le coccyx. Ça fait mal !Son visage s’adoucit.— Désolé. Mais on dirait que tu ne crois pas un mot de ce que je te dis.Je ricane.— Je ne crois pas le moindre mot qui sort de ta bouche.— Pourquoi ?— Parce que tu es un menteur !— Ah bon, alors qu’est-ce que tu fais là ? explose-t-il.Je lui jette un regard gêné. C’est vrai, j’ai commis une erreur. Je le savais en venant ici, et je suis

venue quand même. « Idiote, imbécile ! » Je me hais autant que je hais Sawyer.— Écoute, Reena, dit Sawyer plus doucement.Il se rapproche de moi, prudent. Je sens son souffle chaud derrière mon oreille.— Un jour ou l’autre, je crois qu’on va le faire.Je n’aurais pas reculé aussi vivement s’il avait été radioactif.— Jamais.— Je t’assure, dit-il comme si c’était aussi simple.Je voudrais descendre du comptoir, mais il m’en empêche.— Et ne me dis pas que tu n’y as pas pensé aussi, parce que sinon, tu n’aurais pas débarqué chez

moi à 23 heures pour que je te fasse un deuxième dîner alors que t’as même pas faim. Mais çan’arrivera pas tant que tu ne m’auras pas pardonné, ajoute-t-il, si sûr de lui que j’ai envie de le tuer.

— Alors j’imagine que tu vas rester en manque pendant des centaines de milliers d’années.

— Sûrement, opine-t-il avec un petit rire.— Tiens, tu sais être patient maintenant ?Je frappe là où je peux, n’importe où. Je veux lui faire aussi mal que possible. Sur le feu, le riz est

en train de bouillir et siffle furieusement.Je vois que je l’ai blessé, mais je ne me sens pas aussi satisfaite que je le pensais.— T’es fâchée, dit-il en plissant les yeux. Donc je ne vais pas relever.— Quelle générosité !— Ce n’est pas seulement pour le sexe, je n’ai pas de problème pour ça, tu sais. C’est toi que je

veux.J’ai envie de lui foutre une baffe.— Tu n’es qu’un gros con.— C’est une maladie.— Ouais, on devrait lever des fonds pour la guérir.— On a du répondant maintenant, se moque-t-il avec un large sourire.L’envie me prend de saccager cette cuisine parfaite, de jeter les casseroles par terre et de dessiner

au feutre sur les murs, comme un bébé.— Bah, se faire mettre en cloque puis abandonner par le père de son enfant, ça forge le caractère.— Je ne savais pas que tu étais enceinte !— J’en ai rien à foutre !Sawyer pousse un gros soupir.— Alors, qu’est-ce que tu vas faire ? Partir en courant encore une fois ? Parce que…— Exactement.Cette fois, je saute à pieds joints sur le carrelage et le pousse brutalement hors de mon chemin.

J’attrape mon sac à bandoulière sur la table. Je rentre chez moi. L’odeur de riz brûlé colle à mon tee-shirt.

Une fois à la maison, je monte voir le bébé. La fatigue, la colère et une gêne immense m’habitent.La maison est fraîche et silencieuse. Le couloir est plongé dans la pénombre. La veilleuse d’Hannahémet une faible lueur par la porte entrouverte. Je la trouve les yeux grands ouverts, aussi calme que lasurface d’un lac.

— Maman, dit-elle joyeusement.Elle me sourit comme si elle était restée éveillée rien que pour me parler. Elle semble contente de

son exploit. Ses yeux brillent d’un éclat merveilleux.— Bonsoir, ma chérie.Je laisse tomber mon sac et traverse la pièce. Alors que mes pieds s’enfoncent dans la moquette, je

suis au bord des larmes. Quel soulagement de la retrouver, mon petit miracle de dix kilos. J’étaiscertaine qu’elle me priverait de toute liberté, et quelquefois cela me pèse d’être mère, je l’avoue,mais en cet instant, elle me comble de joie.

Je ravale mes larmes pour lui rendre son sourire.— Coucou, Hannah.Je la prends dans mes bras et la soulève de son lit d’enfant. Je la berce contre moi, frotte ma joue

contre sa tête toute chaude. Elle pèse lourd désormais, ce ne sera bientôt plus un bébé, me dis-je,envahie d’une nostalgie douce-amère.

— Qu’est-ce que tu fais encore réveillée, toi ?

Hannah ne répond pas. Elle connaît des mots, mais elle ne sait pas encore vraiment parler. Elle secontente de se serrer contre moi et de nouer autour de mon cou ses petits bras étonnamment forts.

— Maman, murmure-t-elle.— Oui, je suis ta maman, dis-je en m’asseyant avec elle dans le fauteuil à bascule et en caressant

son dos. Et tu n’as que moi, ma pauvre chérie.

26

Avant

Il n’a pas appelé.Jamais.Les deux premiers jours après notre nuit ensemble, je ne me suis pas trop inquiétée. « Il est

occupé », me disais-je en me forçant à ne pas regarder mon téléphone, à ne pas faire mon hystérique.J’avais des devoirs à terminer, des articles à écrire. Le lundi, après une grosse soirée au restaurant,j’empochai mes pourboires en me disant que j’économisais pour toutes les aventures quim’attendaient quand je ne serais plus au lycée.

« Tout va bien, murmurais-je devant le miroir des toilettes des filles. Je vais bien. »Trois jours passèrent, quatre, puis cinq. Une semaine. Je n’en pouvais plus. Je me mis à rôder près

du marché aux puces, là où il répétait. Je téléphonai un jour du fixe à mon portable, au cas où jen’aurais soudain plus eu de réseau dans la maison.

— Bon, dis-je tout haut lorsque mon portable sonna. Je repensai à mon père, à Allie, à toutes leschoses que j’ignorais. « Bon. »

Au lieu de pleurer, j’échafaudais des plans. Je déterrai tous mes vieux guides de voyage et enachetai des neufs. Je retrouvai mes itinéraires préférés et pris des notes : la Macédoine et Mykonos,le parc national de Joshua Tree et Big Sky. Je consultai les prix des visites guidées des pyramides surKayak et sur Expedia. Je fis des visites virtuelles d’hôtels à Prague.

Ça marchait, parfois.D’autres soirs, beaucoup moins.Fatiguée de me voir tourner en rond dans ma chambre comme un animal en cage, Soledad trouvait

toujours des excuses pour m’envoyer faire une course : du lait, du Doliprane, un chèque à déposer.J’allumais l’air conditionné de la voiture et je prenais la route. Mais ça non plus ne marchait pas àtous les coups. Un soir, vers la Saint-Valentin, je craquai et décidai de prendre la 95 vers le sudjusque chez Sawyer. Le costume de mon père que je venais de récupérer chez le teinturier pendait àl’arrière de la voiture. Dans la maison, toutes les lumières étaient éteintes ; aucune voiture n’étaitgarée dans l’allée. Je repassai devant une deuxième fois pour m’en assurer.

Le lendemain, à la cantine devant une assiette de frites et un malheureux yaourt, j’avouai tout àShelby, la tête dans les mains. Ayant cassé avec sa copine la star de foot aux alentours de Noël, elleavait passé le reste de ses vacances sur mon lit à regarder les six saisons de Lost en DVD,marmonnant des réponses monosyllabiques chaque fois que je lui demandais si ça allait. Où qu’onsoit sur l’échelle de Kinsey, toute rupture craint grave.

Son commentaire fut laconique :— C’était un sale moment à passer.Je rangeai mon placard. Pour le journal du lycée, j’interviewai le couple qui jouait Sandy et Danny

dans Grease, la comédie musicale de l’hiver. Je passai régulièrement au bureau de Mlle Bowen pourm’assurer qu’il ne manquait rien à mon dossier de candidature pour Northwestern.

— On a tout ce qu’il nous faut, Reena, m’assura-t-elle un jour. Il n’y a rien d’autre à faire.

De petites rides plissèrent son front lisse lorsqu’elle croisa mon regard. Ses cheveux noirs étaientremontés en chignon. Ses ongles courts étaient vernis d’un rouge vif tirant sur le violet. Elle ajouta :

— Tu n’as plus qu’à te détendre et à attendre.« Me détendre et attendre… » Depuis quelque temps, ma vie se résumait à ça.— Je sais…, dis-je. C’est juste que… C’est vraiment important pour moi d’être acceptée.Pour cacher l’impatience dans ma voix, je changeai nerveusement mon sac à dos d’épaule. J’étais

au bord des larmes.— Reena, ça va ?En bonne conseillère d’orientation, elle s’inquiétait pour moi.Mon Dieu, j’ai failli tout lui déballer : Sawyer, Allie, ma solitude. Le fait que j’avais besoin de

quitter cet endroit. Son regard était si intelligent, si ouvert… J’avais le sentiment qu’elle pouvaitm’écouter, et peut-être même m’aider. D’un autre côté, mettre mes tripes sur la table de maconseillère d’orientation ? C’était pathétique. Totalement ridicule !

— Oui, ça va, lui dis-je en souriant du mieux que je pouvais.Je devais avoir l’air complètement dingue.J’obtins les meilleures notes possibles ce trimestre-là. Je me rendis à Lauderdale avec Shelby

pour faire du shopping. Je me mis à lire des poèmes de Sylvia Plath, mais comme cela faisait peur àSoledad, je me concentrai plutôt sur Jane Austen. Ainsi Soledad pouvait dormir sur ses deux oreilles,sans redouter que je me flanque la tête dans le four.

Je n’étais pas suicidaire.Probablement pas.Par-dessus tout, je me sentais incroyablement et désespérément stupide. Je me rappelai cette

lointaine soirée chez Allie, la pitié qui s’était peinte sur son visage : « T’es pas prête pour coucheravec Sawyer LeGrande. » Eh bien, si, j’avais couché avec Sawyer, je lui avais donné quelque choseque je ne pouvais pas reprendre et maintenant c’était fini, bye bye. Terminé, merci. Je trouvais çadégueulasse. Et prévisible.

Jamais je n’avais autant souffert de ma vie.Les semaines passèrent. La vie s’écoulait. Le soir, je soupirai et planifiai mon avenir, les yeux

fixés sur la lune, en me demandant où je pourrais bien aller.

27

Après

Il y a un marché sur Las Olas Boulevard où j’aime emmener ma fille le week-end. J’y trouved’énormes sacs de citrons bon marché et me mêle à la foule de fringants retraités. À un stand deboulangerie bio, j’achète à Hannah un cookie aux pépites de chocolat. Elle se renfonce joyeusementdans sa poussette pendant que je fais les courses : du romarin pour Soledad, des avocats pour monpère et onze kumquats pour moi, parce que j’aime leur forme.

Aaron vient souvent avec nous. Il adore « le pain au Nutella », un gâteau avec du chocolat, desnoisettes et un glaçage au zeste d’orange. Ce matin, il nous rejoint à la fontaine. Avec ses basketsdernier cri, il me paraît encore plus grand que d’habitude. Il glisse une main dans la poche arrière demon jean et nous nous promenons ainsi. À côté d’Aaron l’impression que j’ai d’être toujours toutepetite est justifiée.

Il est silencieux aujourd’hui, pensif. Je remarque son front plissé sous sa casquette.— Qu’est-ce qu’il y a ? finis-je par demander en prenant une gorgée de sa boisson au citron vert.

Tu as l’air bizarre.Je lui donne un petit coup d’épaule. Il sent le savon au citron. Dans la fossette qu’il a sur le

menton, mon pouce loge presque parfaitement.Aaron hausse les épaules, ne desserre pas les lèvres. Je m’attends à un « non, c’est faux » ou à un

« t’inquiète pas », autrement dit : « t’as qu’à lire dans mes pensées ». J’ai l’impression qu’il n’y aque comme ça que les hommes communiquent avec moi. Il s’assoit sur un banc à côté des savons etdes bougies en cire d’abeille. Il se gratte la tête et ébouriffe ses cheveux blonds.

— Je peux te poser une question sans que tu t’énerves ? me demande-t-il.Tous les muscles de mon corps se tendent, je relève la tête, sur mes gardes. Mais comment peut-il

savoir ?— Oui, bien sûr.Je repense à moi et Cade, quand on était petits et qu’on jouait les innocents. Je rapproche la

poussette pour avoir une meilleure vue sur le bébé.— Est-ce que t’es allée chez Sawyer en rentrant de chez moi l’autre soir ?« Ah. »— Tu m’as suivie ?C’est la première chose qui me vient à l’esprit. Je suis partie au quart de tour. Le soleil me tape sur

la nuque. La culpabilité, une étrange indignation, une colère terrible contre Sawyer et moi-même… etsurtout, la peur d’avoir tout gâché se bousculent en moi. Aaron me regarde comme si j’étais folle.

— Mon Dieu, non ! dit-il, choqué. J’ai vu Lorraine au travail, et elle m’a dit qu’elle t’avait vue là-bas. Je sais pas… Je te demande juste…

— Lorraine m’a suivie ?— Reena, personne ne t’a suivie ! riposte-t-il, de plus en plus agacé. Calme-toi un peu. Elle habite

à côté des LeGrande. Elle les connaît, alors elle m’en a parlé.« Oh. »

— C’est tout ? dis-je.— Pourquoi, il y a autre chose ? questionne Aaron, les sourcils froncés.Il ne sait donc pas.— Non. Absolument pas. Je déraille, lui dis-je en fixant le bitume sous mes pieds. Je suis désolée.Je me gratte la nuque, gênée. Que dois-je lui dire ? Je sais que j’ai une fâcheuse tendance à tout

garder pour moi. Mais je ne peux quand même pas lui avouer toute la vérité. Ce qui s’est passé avecSawyer était une bêtise, un vieux réflexe musculaire… Cela ne se reproduira plus.

— Je suis désolée. Oui, j’étais chez Sawyer l’autre soir.— Vraiment ? demande-t-il. T’es sérieuse là ?En voyant son expression – moins furieuse que blessée – je me sens horriblement coupable.— Aaron. C’est la père d’Hannah. Bien sûr que je vais le voir maintenant qu’il est de retour. Il

veut faire partie de la vie du bébé et il faut qu’on… trouve comment on va faire, quoi.Je fais comme si Sawyer n’était qu’une vieille connaissance, une note en bas de page de ma vie.

Ce n’est pas honnête de ma part, je sais bien, mais… je n’ai vraiment pas envie de perdre ce que j’aiavec Aaron.

Je lui prends la main, et caresse du pouce la corne qu’il a au bout des doigts. Il a une cicatrice aumilieu de la paume, longue et étroite : une pièce de métal s’y est enfoncée lorsqu’il restaurait unegoélette dans le New Hampshire. Parfois, je me demande ce qui se serait passé si Aaron avait décidéde rester au lycée à Broward. Est-ce que je l’aurais remarqué, avec son sourire narquois et les refletsd’ambre de ses grands yeux bruns ? J’aurais peut-être été trop stupide et distraite pour le voir.

Il hausse les épaules, maussade et têtu. Je ne l’ai jamais vu ainsi.— Je sais.Il observe Hannah une minute, puis prend sans hésitation le cookie humide et à moitié mâché

qu’elle lui tend.— Écoute, Reena. J’ai grandi au milieu des mensonges et des drames. Je ne veux plus jamais

revivre ce genre de choses. Je t’aime beaucoup. Je tiens à ce que tu saches que je t’aime beaucoup.Mais si tu n’es pas prête à t’engager… Je préfère m’en tenir là.

Je me sens rougir. La chaleur irradie de ma poitrine dans tout mon corps, et ça n’a rien à voir avecl’humidité ambiante. Je place les mains sur ses joues et lui dépose un baiser sur les lèvres.

— Moi aussi, je t’aime beaucoup, dis-je en caressant les cheveux sur sa nuque. C’est juste que…je ne m’attendais pas à ce retour. Mais il n’y a rien entre moi et Sawyer, d’accord ? Je te le dirais.

Je ravale ma culpabilité et mon incertitude et je lui souris tandis qu’il replace une mèche de mescheveux derrière mon oreille.

Aaron finit par me rendre un demi-sourire, manifestement à contrecœur. Une fanfare se met à jouerau bout de la rue. Après un moment il me tend la main et on retourne au marché, au milieu de la fouleet des oranges de notre région ensoleillée.

Au début de l’été, Shelby et moi avions décidé de nous donner rendez-vous, le jeudi matin, aprèsmon cours d’art, pour aller faire du yoga. Mais les trois premières semaines, l’une de nous étaittoujours en retard et on n’arrêtait pas de rater le cours. Alors maintenant on se retrouve pour un petitdéjeuner au restaurant grec en face du centre de yoga. Bizarrement, on est toujours à l’heure.

Elle est arrivée avant moi aujourd’hui. Assise à notre table habituelle, elle poireaute devant deuxcafés glacés. Lorsque je m’assois, elle pousse le plus noir vers moi. Ses cheveux roux formentcomme un rideau de théâtre devant son visage.

— Fais gaffe, me dit-elle. Marjorie est de mauvais poil.

— C’est bon à savoir.Marjorie, c’est la serveuse super grande et super mince qui travaille le jeudi au Mont Olympe. La

moitié du temps, elle est contente de nous voir. L’autre moitié, elle nous déteste. Et il n’y a vraimentaucun moyen de prédire son humeur. Cela ajoute un élément de surprise à nos omelettes western. Jehoche la tête en parcourant des yeux le menu.

— Je vais choisir rapidement.— T’as intérêt.Shelby ajoute de la crème à son café et boit une gorgée, histoire de goûter. Elle fronce son petit nez

couvert de taches de rousseur. Je commande très poliment des œufs sur le plat.— Alors, t’as appris quoi à l’école, ma belle ? me lance-t-elle, les yeux pétillant de malice. T’as

quelque chose à me faire signer ?— J’ai des mots à épeler que tu peux me faire réciter si tu veux, repartis-je avec un sourire.C’est Shelby qui m’a poussée à m’inscrire à la fac à Broward, juste après la naissance d’Hannah.

Elle s’inquiétait, avec raison, que je ne rencontre plus aucune personne de mon âge.On boit notre café tranquillement et on tente sans succès d’arracher un sourire à Marjorie quand

elle nous apporte notre repas. On organise un après-midi à la plage avec le bébé. Shelby sort avecune fille appelée Cara, qui habite à Boston. Elle fait des études de sciences politiques et ported’énormes lunettes genre hipster. Je suis curieuse de la rencontrer. Shelby m’annonce qu’elle viendrapeut-être à la fin de l’été.

— Vous allez bien vous entendre, me promet-elle.J’en doute. En quoi une pauvre mère ado qui n’a jamais quitté sa ville pourrait intéresser sa copine

intello ? Mais Shelby est rayonnante et j’ai hâte de voir à quoi ressemble celle qui la rend siheureuse.

— Alors ? me demande-t-elle alors que je termine ma tartine.Rien qu’au changement de ton, je devine de quoi elle va me parler.— Toi et Sawyer…— Moi et Sawyer, quoi ? dis-je sur la défensive.Je prends le temps d’adoucir ma voix avant d’ajouter :— Aaron t’a fait des confidences ?— Tu crois que mon frère me parle de ses histoires de cœur ? rit Shelby. Non. Mais bon, il a pas

besoin de me raconter. C’est un truc de jumeaux.Elle hausse les épaules et attrape les dernières frites maison qui traînent sur mon assiette.— Bon, dis-je en mâchant lentement.— Bon.Shelby prend une longue gorgée de café puis se renfonce dans son siège et me fixe par-dessus la

table au Formica craquelé. Celle-là, elle arrive toujours à me tirer les vers du nez !— Quoi ? dis-je au bout d’un moment en levant les mains, exaspérée.Ma fourchette m’échappe et atterrit avec fracas sur la table. Marjorie me jette un regard noir.— Il n’y a rien entre moi et Sawyer. Tu dois me croire. Sawyer n’est pas pour moi. Lui et moi

ensemble, ce serait la cata.— Et pourtant ? fait Shelby. Et pourtant, et pourtant, et pourtant…Elle sourit en répétant ces mots, comme pour rendre cette conversation plus agréable.— Ça vient d’un poème, non ? Je crois que c’est un poème, dit-elle.— Probablement.

Je ricane, feignant l’indifférence. Une traîtresse, voilà ce que je suis. Ce qui s’est passé avecSawyer, même si ce n’était qu’une fois, est bien plus grave que d’avoir trompé Aaron. Shelby et safamille ont été si gentils avec moi. Ma famille s’est occupée de moi. Et moi, je suis en train de leurmentir à tous, comme si j’étais redevenue une lycéenne. Je déteste cette situation. Je ne peux pas leurfaire ça. Impossible.

Shelby hausse les épaules.— Écoute. Je ne vais pas te dire que tout ça ne me touche pas. Je t’aime, j’aime mon imbécile de

frère. Bien sûr que je veux que vous soyez heureux. Et ensemble, si c’est possible.— Shelby…Elle lève une main pour m’arrêter.— Mais si tu ne peux pas… Je sais comment t’es avec Sawyer, je connais votre chanson. Alors si

tu ne peux pas avec Aaron, du moment que t’es honnête, alors je te soutiendrai à fond. Aaron, lui, n’aque toi dans son cœur. Je le sais, je le vois.

Elle laisse échapper un soupir de lassitude.— Moi aussi je l’aime beaucoup, dis-je aussitôt, comme par réflexe. Je l’aime énormément.— Bien, approuve-t-elle.Shelby fronce les sourcils en se tournant Marjorie.— J’aurais dû commander plus de bacon, regrette-t-elle tout haut.Fin de la discussion.

28

Avant

Par un après-midi humide de la fin février, je profitai d’un trou dans mon emploi du temps pourpasser au restaurant. Il fallait que je me dépêche. Je ne travaillais pas ce jour-là, mais j’avais laissémon manuel de maths dans le bureau la veille au soir et je voulais le récupérer avant de me rendre àla réunion du journal du lycée.

— C’est pas vrai ! Non, mais où est-ce que t’étais passé ?C’est la première phrase que j’entendis. Le restaurant était désert. Une heure creuse entre le

déjeuner et le dîner. La voix de Roger grondait dans le bureau.— Écoute, ça n’arrivera plus.C’était Sawyer. Sawyer était là. Je m’arrêtai net. Mais où avait-il été pendant tout ce temps ? Il

était donc parti ? Je ne l’avais pas vu depuis des semaines, depuis que j’avais passé la nuit chez lui.Je croyais qu’il m’avait juste évitée.

— Tu n’as pas intérêt à recommencer. C’est intolérable. Je refuse d’avoir des policiers quiappellent chez moi. Tu ne peux pas disparaître comme ça pendant des semaines. Si tu tiens à vivredans la misère, à ruiner ton éducation, et toute ta vie, c’est ton problème, mais je ne veux pas enentendre parler.

La police ? Mais qu’avait-il donc fait ? Je repensai aux pilules dans sa basket, à sa main casséel’an passé. Je restai plantée là comme si je venais d’être frappée par la foudre.

— Dehors, Sawyer ! Je ne veux plus te voir.J’entendais mon cœur battre à toute vitesse. Je me rapprochai légèrement pour mieux écouter.— Mais, merde, papa…, commença Sawyer.— Je suis sérieux, le coupa Roger. Et reste poli.— Très bien.Entendant Sawyer se lever, je me précipitai vers la sortie. Je ne voulais pas faire de bruit mais la

bandoulière de mon sac s’accrocha au dossier d’une chaise. Je pilai pour éviter que la chaise netombe. Mes mains tremblaient quand je décrochai la sangle.

— Oh… salut, s’exclama Sawyer en débouchant du couloir.Il était manifestement fou de rage.— Je n’ai rien entendu, dis-je tout de suite avant de me rétracter. Enfin, je veux dire. Heu… J’ai

oublié mon livre.— Il est dans le bureau, sur la table, m’informa-t-il avec un bref sourire. Je me disais bien que ça

devait être le tien.Il n’était pas rasé.— Oui. Bon…, dis-je en essayant de l’éviter.Mais il m’attrapa le poignet.— Où est-ce que tu vas ?— Je vais chercher mon bouquin, dis-je d’un ton méchant qui m’étonna moi-même.Je jetai un regard sur nos mains, puis sur son visage, avant de baisser la tête à nouveau.

— Bien, dit-il en serrant fort mon bras avant de le lâcher. Bonne idée.— Ouais, donc j’y vais.— D’accord, opina Sawyer.Je me faufilai jusqu’au bureau, marmonnai un bonjour à Roger, me saisis de mon stupide manuel et

me précipitai dehors. La Jeep de Sawyer était garée le long du trottoir. Adossé à la portière, les braset les jambes croisés, il m’attendait.

— T’as besoin d’un chauffeur ?— Non.— T’en veux un quand même ?— Sawyer… J’ai une réunion.Le vent soufflait. Une voiture passa en trombe.— N’y va pas, dit-il en haussant les épaules.— Hors de question.— Pourquoi ?Je me retins de crier : « Non, mais tu plaisantes ? Parce que j’essaie de te sortir de ma tête. Parce

que je n’aime pas toujours la manière dont je me comporte quand je suis avec toi. Parce qu’on acouché ensemble, et que tu t’es évanoui dans la nature. »

— Pourquoi les flics ont téléphoné chez toi ? soufflai-je.— Je croyais que t’avais rien entendu, ironisa Sawyer avec un grand sourire.— J’ai menti.— Je vois. Viens faire un tour avec moi et je te raconterai.— C’est comme ça que les filles se font tuer.— Comment ça ?— En montant dans la voiture d’un mec louche.Sawyer se contenta de hausser un sourcil.— On n’a qu’à marcher si tu préfères.J’aurais dû refuser. J’aurais dû aller à ma réunion débile. J’aurais dû faire n’importe quoi plutôt

que ça. Mais voilà, il s’agissait de Sawyer. Et même en repensant aux semaines infernales que jevenais de passer, je cédai.

— Pas longtemps alors, dis-je au bout d’un moment. On fait seulement le tour du pâté de maisons.Sawyer hocha la tête, pensif.— Seulement le tour du pâté de maisons, répéta-t-il.Nous marchâmes en direction de Grove Street, passant devant un bijoutier et une teinturerie. Il

faisait un soleil éclatant. À quoi cela servait-il ? Le silence entre nous était pesant.— Et voilà, je marche, finis-je par dire. Qu’est-ce qu’elle voulait, la police ?Sawyer haussa les épaules.— J’ai eu des ennuis dans un bar. J’avais trop bu.Je ne pus m’empêcher de lever les yeux au ciel.— Tu crois que ça te rend plus intéressant, que ça t’apporte quelque chose ?— Hein ? De quoi ?J’étais sonnée, et je le sentais tellement loin… je n’avais plus rien à perdre.— Ton air ténébreux de mec torturé, ça fait craquer les filles. Pas la peine de le nier. Ça a marché

avec moi. Mais tu crois que ça te rend plus intéressant ? Parce que tu sais… c’est pas le cas.— Non, répliqua Sawyer avec un sourire énigmatique. Je ne pense pas.— Je peux te poser une autre question ?

— Vas-y. Te gêne pas.Le bruit cadencé de mes talons sur le bitume me donnait du courage.— Pourquoi t’as perdu ton temps avec moi ? Je veux dire… Toutes ces filles… celles qui étaient à

ton concert, celles qui viennent au restaurant. Je pense qu’elles auraient… Ça aurait sûrement été plusfacile avec elles. Tu n’aurais pas eu besoin de tourner autour du pot.

— Elles ne m’intéressent pas, décréta Sawyer en s’arrêtant. Je te l’ai déjà dit.— C’est vrai. Tu n’aimes pas ton genre de fille.— Reena, je suis désolé de ne pas avoir…— Je m’en fiche, mentis-je en lui coupant la parole. De ta part, de toute façon, je ne m’attendais à

rien d’autre.— Tu sais faire mal, soupira Sawyer avec une grimace. Tu t’entendrais bien avec mon père.— Tu vois ? C’est ça que je te reproche. Il faudrait qu’on s’apitoie sur ton sort. Alors que t’es

qu’un pauvre con. Je ne sais pas ce que je fais avec toi alors que je serai partie dans quelques mois.Et je ne reviendrai sûrement pas, sauf pour avoir un nouveau manteau à Noël.

— Je sais que tu vas partir, Reena. T’as pas besoin de jouer à ce jeu-là avec moi. Je sais que tu esune fille intelligente…

Il m’attrapa par le poignet et me fit tourner le coin de la rue si brutalement que mon sac à dosheurta le mur de l’immeuble. Mon cœur cognait fort contre mes côtes.

— … Écoute, j’ai flippé, OK ? Ça m’arrive. Mais je ne veux plus faire ça. Pas avec toi. Je ne veuxplus avoir peur.

— Arrête ! soufflai-je.— Je suis sérieux, dit-il d’une voix douce. Tu n’as aucune raison de me croire. Je ne me croirais

sûrement pas moi-même. Je me dirais que je ne suis qu’un sale menteur. Mais je t’aime beaucoup.Il me tenait maintenant par les deux poignets. Il fit glisser ses mains pour prendre les miennes.— Ouais, c’est ça, dis-je en secouant la tête, toujours pas convaincue.— Pourtant c’est vrai ! J’aime ton intelligence, dit-il en souriant. Et tout le reste chez toi…Quelque part dans ma tête, un minuscule pilote dans un avion microscopique faisait tout pour éviter

de s’écraser, hurlant des SOS que personne ne pouvait entendre.— Ça suffit, réussis-je à articuler même si c’était évident que je ne pouvais plus lui mentir. Je ne

plaisante pas.— Moi non plus.— Tu ne m’aurais plus jamais adressé la parole si je n’étais pas…— Tu as tort, me coupa-t-il. Cela m’aurait peut-être pris un peu de temps, mais je serais revenu

vers toi.— J’en doute.— Il faudra que je te prouve le contraire.Je dansai d’un pied sur l’autre. J’avais le cœur déchiré.— Je veux vraiment aller à l’université, déclarai-je comme s’il s’agissait d’un compromis ou d’un

rempart pour protéger mon cœur. Je vais recevoir des réponses bientôt. Je ne suis plus là pourlongtemps.

— C’est noté, dit Sawyer en souriant. Mais je veux être avec toi.— Et tu obtiens toujours tout ce que tu veux ? demandai-je.Mais ma question resta sans réponse :Sawyer s’était penché vers moi et m’appuyait contre la façade, ses deux mains chaudes sur mon

visage. Et à la chaleur de son corps, mes questions s’évaporèrent dans l’atmosphère humide de la

Floride.

29

Après

Aaron m’invite au restaurant mexicain quelques jours plus tard. J’ai surpris le travesti en CélineDion à la pharmacie CVS, un magazine people et un sachet de M&M’s format familial à la main.Donc il a perdu notre pari et c’est sa tournée. Nous commandons des margaritas et des tacos aupoisson à une table près du groupe de musiciens. Ce restaurant est juste à côté de chez lui. Une fois lerepas terminé, nous rentrons main dans la main.

Je discute de tout et de rien, je ne peux plus m’arrêter ; je parle beaucoup mais le cœur n’y est pas.Je frise l’hystérie. Je ne tiens pas en place. L’angoisse m’oppresse de l’intérieur, comme un animalqui chercherait à s’échapper. Je me fais un peu de souci, c’est tout. Mais j’entends à peine un mot dece qu’Aaron me raconte.

La vérité, c’est que je ne peux pas m’empêcher de penser à Sawyer.— Bon, finit par protester Aaron en reculant légèrement. Aujourd’hui, c’est toi qui es bizarre.Nous sommes sur le canapé de son salon. Une de ses grandes mains est posée sur ma nuque. Mon

corps est crispé et tendu de la racine de mes cheveux à la pointe de mes orteils.Je suis étonnée qu’il ait remarqué mon état. Je n’ai pas l’habitude qu’on me porte autant

d’attention. Je ne sais pas si cela me plaît ou non.— Bizarre, moi ? dis-je avec un regard innocent. Tout va très bien. Pas de problème.Il ne me croit pas. Je le vois bien. Mais il me laisse l’embrasser pendant une longue minute avant

de faire une seconde tentative :— Reena, s’il te plaît. Tu peux tout me dire.Il me caresse le bras.Je pourrais me confier. Je crois. Et je suis sur le point de tout lui avouer. À la dernière seconde, je

change d’avis.— Et si je restais ce soir ? dis-je. Je peux aller chercher Hannah et revenir, et… tu sais, passer la

nuit ici.Aaron est stupéfait : il ne s’attendait pas à ça de ma part. Puis un sourire éclaire son visage.— Bien sûr. J’adorerais ça, si c’est ce que tu veux.— Je… oui, dis-je d’une voix aiguë un peu trop désespérée.Son sourire n’est plus aussi éclatant.— Tu es sûre ?— Aaron…J’ouvre la bouche pour le rassurer, pour lui dire : « bien sûr que c’est ce que je veux », mais

lorsque les mots sortent, ils proviennent d’une mystérieuse part de moi dont j’ignorais jusqu’icil’existence :

— … je crois qu’on devrait faire une pause.— QUOI ?Il semble complètement abasourdi, comme si je parlais un langage inconnu. Je ne peux pas lui en

vouloir. Il y a quelques secondes, je lui demandais si je pouvais passer la nuit avec lui…

— Je…, bredouille-t-il en clignant des yeux comme si j’avais perdu la tête. Pourquoi ?Tout à coup, je sais que j’ai raison, que ce que je m’efforce de construire ne mènera à rien : cela

fait un moment que j’essaie d’introduire une clé dans la mauvaise serrure.— C’est juste que… Je crois que j’ai besoin de faire une pause, tu sais ? Avec tout ce qui se passe,

ma famille, la fac…— Quoi ? Qu’est-ce qui se passe à la fac ?C’est une explication bidon, et Aaron le sait. Son regard est toujours braqué sur moi. Sa colère

monte lentement.— Est-ce que c’est à cause de Sawyer ? me demande-t-il.— Non, dis-je trop rapidement. Je te promets que non.— Vraiment ? dit-il en élevant légèrement la voix. Je ne vois vraiment pas d’où vient tout ça si ce

n’est pas de Sawyer.— Cela vient de moi ! Je ne sais plus où j’en suis, voilà.Moi qui garde toujours mes émotions pour moi, je suis sur le point d’exploser.— Alors, allons quelque part ! suggère-t-il. Dans les Keys, peut-être ? On emmènerait Hannah

avec nous passer quelques jours à la plage.« Tu ne me comprends pas », ai-je envie de lui dire. C’est bien plus compliqué que ça. Mais

comment pourrait-il bien comprendre ? Je ne lui ai jamais rien expliqué.Le pire, c’est que je sais que je pourrais être heureuse avec Aaron. Je me vois très bien m’installer

ici, dans une petite maison avec ma fille, en sécurité, près de ma famille et de la sienne. J’obtiendraismon diplôme à la fac et resterais serveuse au restaurant jusqu’à ce qu’Hannah grandisse. Je vois toutça se dérouler devant moi, aussi simple et plaisant qu’un week-end dans les Keys, et cela me donneenvie de hurler comme jamais. Je ne peux pas vivre ainsi. J’en suis incapable.

— Ce n’est pas une solution, dis-je, la voix un peu tremblante, en songeant que je suis la fille laplus stupide de la terre. Écoute, Aaron, tu mérites quelqu’un qui pourra être à cent pour cent…

— Non, lâche-t-il d’une voix glaciale – je ne l’avais jamais vu si furieux. Ne me parle pas de ceque je mérite ou pas. Si tu ne veux pas être avec moi, alors c’est une chose, mais au moins, dis-moi lavérité.

Je lui dois bien ça, il a raison. J’acquiesce d’un hochement de tête, impuissante. Je me sens commedans l’œil d’un cyclone : à la fois calme et dévastée.

— Je suis désolée, mais je dois y aller.Aaron me regarde comme si je venais de le démolir, comme s’il venait de se rendre compte que je

ne suis pas, après tout, la personne qu’il croyait.— Je vois, oui, tu dois y aller, opine-t-il.Blessé, il hausse les épaules.

30

Avant

Shelby, installée à l’accueil, raya de sa liste une table de cinq. On était jeudi soir. Les vacances deprintemps avaient commencé. Les plages grouillaient de monde. Le restaurant était plein à craquer.Elle fit un geste vers le bar, dégoûtée.

— Non, mais regarde-le, celui-là. Il se prend pour Don Juan DeMarco, bordel ! Tu sais, si jeflirtais comme ça avec la clientèle, j’en verrais de toutes les couleurs. Ou pire, si c’était toi !

— Quoi ?Une corbeille de pain dans une main et une carafe d’eau dans l’autre, je jetai un regard derrière

moi et jouai l’indifférente. Shelby n’était pas vraiment fan de ce qui se passait entre moi et Sawyer.« Purée, T’appelles ça passer du temps avec lui, moi j’appelle ça du masochisme », me répétait-elleà tout bout de champ en fronçant son petit nez éclaboussé de taches de rousseur.

Et elle avait peut-être raison. À ce moment précis, Sawyer était penché par-dessus le bar et flirtaitavec deux filles que j’avais déjà vues au lycée. Elles étaient manifestement sous le charme.

— Hum, dis-je simplement avant de poser le pain sur une table.Je faisais de mon mieux pour ravaler la jalousie qui me gonflait la poitrine. Nous ne sortions pas

officiellement ensemble. Pas de mon point de vue, en tout cas. Deux semaines s’étaient écouléesdepuis qu’on s’était embrassés sur le trottoir, et je ne savais toujours pas quel était le statut de notrerelation.

Je m’en fichais. Sawyer était un dragueur. À cet instant, ces filles-là retenaient son attention. Etaprès ?

Sauf que… Je m’en rendis compte en passant à côté de Shelby alors que je retournai en cuisine :sauf qu’elles tenaient toutes deux des verres de vin à moitié vides.

— Espèce de con, murmurai-je.— Nolan, quatre personnes ? dit Shelby à des clients ayant réservé.Coquettement perchée sur son tabouret, elle se tourna vers moi pour m’encourager.— Vas-y ma poule, montre-lui à qui il a affaire.Je me faufilai jusqu’au bar et attendis qu’il s’aperçoive du regard noir que je lui lançais.— Je peux te parler une minute ?Il me fit un grand sourire, attrapa le torchon qui pendait sur son épaule et l’abattit sur le bar.— Quoi, ma belle ?— Ne m’appelle pas comme ça, dis-je sèchement alors qu’il me suivait dans le couloir du fond,

vers le bureau.— Pourquoi pas ? dit-il en fronçant les sourcils.— Parce que c’est pas sympa.J’indiquai les deux filles du regard. L’une d’elle portait un tee-shirt avec « SEXY » écrit dessus en

lettres pailletées. Quelle situation pourrie ! C’était comme être obligée d’expliquer une blague.— Sawyer, est-ce que tu penses des fois… Non, mais est-ce que tu réfléchis ?J’avais du mal à trouver mes mots.

— Je…, commença Sawyer en me prenant par le bras. Mais de quoi tu parles ?— Est-ce que c’est toi qui les as servies ? l’interrogeai-je en me libérant.— Qui ça ?— Ces filles, dis-je en levant le menton dans leur direction. Helga et Olga ou je sais pas qui. Est-

ce que tu les as servies ?J’avais la gorge serrée.— Ouais, répondit-il sans hésitation, soudain déconcerté. Pourquoi ?— Elles sont dans mon cours de gym, Sawyer. Elles sont au lycée.— Oh, dit-il en leur jetant un regard avant de se tourner de nouveau vers moi. Oups !— Oups ? C’est tout ce que tu trouves à dire ? Mon père peut perdre sa licence !— Reena, détends-toi, enfin, personne ne va perdre sa licence. Je n’ai pas pensé à leur demander

leur âge, mais…— Tout ce que je dis, c’est que si tu passais un peu moins de temps à…Je m’arrêtai net. Un peu moins de temps à quoi exactement ? À reluquer les filles canon, oui. Mais

je ne pouvais pas lui sortir un truc pareil, pas moi.— Oh ! dit Sawyer en clignant les yeux. D’accord, je vois que tu es en colère.— Ça, tu peux le dire !— T’es craquante…Deux fossettes se creusèrent aux coins de sa bouche.— Arrête ! Tu sais, tes compliments ne marchent pas sur toutes les filles.— Juste les trois quarts, répliqua-il sans rire.Mon Dieu, quel pauvre type ! J’avais envie de hurler.Soudain, la main fraîche et ferme de Shelby se referma sur mon poignet.— Il y a un sacré monde là-bas, mon vieux, dit-elle en montrant le bar de la tête.— Je m’en occupe, assura-t-il en me regardant. Reena…— Laisse tomber, soupirai-je en secouant la tête. Fiche-moi la paix.Je m’éloignai d’un pas lourd, plaquai un sourire artificiel sur mon visage et retournai à mes tables.

Quelques heures plus tard, debout à la porte-fenêtre de la terrasse, je buvais une tasse de café enrêvassant quand je l’entendis arriver derrière moi.

— Flemmarde.— Je fais une pause.— Je sais, je plaisante. Écoute, Reena, à propos de ce qui s’est passé plus tôt…— Arrête, le coupai-je. J’ai pas envie d’en parler.Je me sentais si stupide, si jalouse… si gamine.— J’ai déconné, d’accord ? Je suis désolé. Il s’est rien passé de grave.— Bien sûr. T’as raison.Je me dirigeais vers la salle, il m’attrapa le bras.— Bas les pattes !Il me dévisagea d’un air pitoyable.— Pourquoi ? Reena… C’est quoi le problème avec moi ce soir…Je me disais qu’il ressemblait à Jean-Christophe dans Winnie l’ourson quand, tout à coup, un bruit

strident retentit : l’alarme incendie. Ses traits se crispèrent, ses yeux s’agrandirent.— Oh, merde ! souffla-t-il.Je me retournai. Une épaisse fumée s’échappait de la cuisine.— Mon Dieu ! m’exclamai-je.

— Viens ! dit-il en ouvrant la porte-fenêtre.À l’intérieur, les gens poussaient des cris.— Sawyer, mon père…— Reena ! Grouille-toi !Il m’attrapa le bras et me poussa sur la terrasse. Ma tasse s’en alla valser sur le sol et se brisa en

mille morceaux.

Un feu de graisse avait déclenché un début d’incendie en cuisine et lâché des odeurs nauséabondes.Personne n’avait été blessé, mais les dégâts étaient assez importants pour nécessiter la fermeture durestaurant jusqu’à la fin du week-end. De grandes taches noires grimpaient jusqu’au plafond commede longs doigts sinistres. La salle à manger puait le graillon et la fumée.

Quelques heures après l’alerte, mon père et moi étions assis sur une banquette. Il avait déjàrenvoyé Shelby et les autres membres de l’équipe chez eux.

— J’ai encore quelques trucs à régler, dit-il en posant une main sur mon épaule.Il avait l’air épuisé. Je l’avais vu avaler des cachets contre les brûlures d’estomac, et je

m’inquiétais de ses problèmes cardiaques. L’idée de perdre le restaurant me paniquait. Je ne voulaispas qu’il arrive malheur à mon père. Je pensais aussi à mon départ prochain pour l’université et eusun pincement au cœur. Il me manquait déjà.

— Tu peux tenir le coup encore un moment ? me demanda-t-il.Soudain, Sawyer surgit de nulle part et lança à mon père :— Je peux la ramener, Leo.Ainsi Sawyer n’avait pas pris la fuite, comme ce soir-là à l’hôpital… J’étais étonnée.Mon père fixa Sawyer pendant une bonne minute, puis se tourna vers moi.— Bon, mais tu la ramènes directement, soupira-t-il. J’insiste.Mon père était encore plus mal-en-point que je ne croyais.— Promis, dit Sawyer.Je hochai la tête et me levai, avant de dire au revoir à mon père d’un signe de la main. Sawyer

donna un coup d’épaule à la porte du restaurant qui s’ouvrit en laissant entrer une bourrasque.— Ça gèle, commenta-t-il.Pour la Floride, peut-être… Il me prit la main d’une manière spontanée et naturelle ; s’en était-il

seulement rendu compte ? Ma gorge se serra et des frissons me parcoururent. Je fis comme si de rienn’était.

— T’as pas une veste ? me demanda-t-il.Il fronça son joli nez tandis que nous nous dépêchions de faire le tour du restaurant jusqu’au

parking.— Elle était dans la cuisine.Le ciel était chargé de gros nuages violets.— Elle t’est pas très utile là-bas, fit-il remarquer en m’ouvrant la portière. Il y a un sweat-shirt sur

le siège arrière.Sawyer était un garçon bien élevé, Lydia y avait veillé. Bravo, Lydia, ironisai-je à part moi.— J’en ai pas besoin, mentis-je.Il se glissa derrière le volant et se retourna pour attraper un pull à capuche gris. Il avait l’air

agacé :— Reena, tu peux oublier tes principes ou je sais pas quoi pendant une minute et me faire le plaisir

d’enfiler ça ? Cela va prendre un moment avant que la voiture se réchauffe.

Il était vraiment beau dans la pénombre. Je hochai la tête :— D’accord.— Bien, dit Sawyer en démarrant. C’était pas si dur que ça, quand même ?J’ignorai sa question.— Ça va coûter cher, fis-je observer en repensant à l’incendie.— C’est pour ça que les assurances existent.— Tu dois avoir raison.J’introduisis un CD dans la stéréo. A Love Supreme de John Coltrane. Je posai la tête contre la

vitre au moment où la musique commença.— Donc, dit-il. À propos de ce qui s’est passé plus tôt.Je poussai un gros soupir :— S’il te plaît, Sawyer, est-ce qu’on peut juste oublier ça ? Je me suis énervée pour rien. Ça

m’arrive.Encore un mensonge. J’avais mes raisons. J’en avais deux d’ailleurs. Mais je préférais laisser

Sawyer croire que j’étais sujette à des sautes d’humeur plutôt que de lui avouer ma jalousie. Je nevoulais pas lui montrer combien j’étais vulnérable. Il valait mieux qu’il me prenne pour une peste.Après tout, n’étais-je pas le glaçon ?

— N’en parlons plus, d’accord ? J’ai pas été sympa avec toi, je suis désolée.— Ne t’excuse pas. Moi, je ne suis pas désolé.— Bien sûr que non.— Pourquoi t’es tout le temps cynique comme ça ?— J’en sais rien. Tu vois, je suis méchante sans raison.Je fermai les yeux et me blottis contre la fenêtre autant que ma ceinture de sécurité me le

permettait. Je ne savais pas ce qui ne tournait pas rond chez moi. Mais si je continuais à le regarder,j’avais peur de perdre les pédales. Cela faisait si longtemps que j’avais envie de lui. Le désir étaitancré au plus profond de moi, au cœur de mes cellules, dans la moelle de mes os. Et maintenant,même s’il était à mes côtés, j’avais peur, je m’attendais toujours au pire.

— D’accord.Il resta silencieux. J’écoutais la musique jusqu’à ne plus savoir depuis combien de temps on était

là. Le moteur grondait en bruit de fond.Soudain, il donna un grand coup de frein.— Ben merde ! s’exclama-t-il.— Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?Mes yeux s’ouvrirent au moment où la Jeep fit un dérapage contrôlé sur la route.— Regarde ! dit-il en désignant le pare-brise de la tête.Je me penchai en avant et plissai les yeux.— Est-ce que c’est… ?— Je crois que c’est un paon.En effet, un superbe paon se tenait immobile au milieu de Campos Road et faisait la roue. Il était

énorme. Je continuai à l’observer à travers la vitre pendant que Sawyer se garait sur le bas-côté.— On a des paons, par ici ?— Je ne crois pas, répondit-il en détachant sa ceinture.— Qu’est-ce que tu fais ?— Je veux voir s’il a une bague ou quelque chose.— Tu crois qu’il est à quelqu’un ? Sawyer, il a peut-être la rage.

— Les oiseaux peuvent avoir la rage ?— Je sais pas.— T’es intelligente, t’es censée savoir ce genre de choses, dit-il avec un sourire. Détends-toi.

Peut-être qu’il s’est échappé de la réserve.Sawyer descendit de voiture.L’oiseau permit à Sawyer de s’approcher à moins d’un mètre de lui, lui lançant un regard

circonspect. Bien sûr, Sawyer allait murmurer à l’oreille du paon, ça aussi il savait le faire, commenten serait-il autrement ? Sawyer s’accroupit.

— Salut, mon vieux, dit-il.Le paon continuait à faire la roue. Le garçon et l’oiseau restèrent un moment figés face à face. Au

bout d’une minute, n’y tenant plus, j’ouvris ma portière.Le mouvement effraya le paon qui criailla férocement et ferma d’un coup sec sa roue avant de

s’éloigner à une vitesse surprenante.— Hé, mais je rêve ! lâchai-je, les yeux écarquillés.— Tu lui as fait peur, me dit-il simplement en revenant vers la voiture.— Je fais fuir tout le monde, tu vois.— Non. Te rabaisse pas.Il m’attrapa les mains et m’aida à descendre de la Jeep. Mes pieds s’enfoncèrent dans l’herbe du

bas-côté. Je sentais la corne de ses doigts au creux de ma paume.— Je ne me rabaisse pas.— T’es sûre ?Ses mains remontèrent lentement le long de mes bras, puis redescendirent pour reprendre les

miennes et les placer sur sa nuque.— J’aime pas tellement les oiseaux, si tu veux savoir, dis-je.Je rougis en le voyant rire.— Mais toi, je t’aime bien, ajoutai-je.— Tant mieux, dit-il en m’embrassant.Coltrane continuait de jouer dans la voiture. Je ne savais plus si j’avais chaud ou froid. Le visage

de Sawyer contre le mien était si doux… son contact était la meilleure des excuses. Il était plusproche de moi maintenant, tellement près… Je m’adossai à la Jeep et sentis le métal froid et dur dansmon dos, à travers son sweat.

— Est-ce que t’es ma petite amie ? me murmura-t-il à l’oreille.Je lui offris un rire léger et joyeux en réponse.

31

Après

En arrivant au restaurant, je trouve Shelby assise à une table du fond. Cela fait deux jours que j’aicassé avec Aaron. Elle est en train de glisser les fiches de menu du jour dans les classeurs etd’essuyer leur couverture.

— Ne me parle pas, me lance-t-elle de but en blanc.Ses mots me font l’effet d’un coup de poing dans le ventre. C’est ma meilleure et ma seule amie.

J’ai déjà vécu ça avec Allie. C’est vraiment trop moche.— Shelby…Ses cheveux roux, bouclés aujourd’hui, tombent comme un voile sur son visage.— Non ! dit-elle en me jetant un bref coup d’œil. Je ne veux pas te parler. Je suis en colère contre

toi. Ça ne m’était jamais arrivé. Comme c’est la première fois, je ne sais pas comment réagir. Alorsj’ai besoin que tu t’assoies là en silence, que tu nettoies ces stupides menus jusqu’à ce que je décidede ce que je vais faire.

— C’est pas juste. T’as dit que tu ne prendrais pas parti, quoi qu’il arrive entre moi et Aaron…Je m’installe en face d’elle, même si je sais que c’est une mauvaise idée. J’espère qu’elle me

laissera au moins m’expliquer.Shelby me regarde et lève les yeux au ciel, comme si je faisais exprès de ne pas comprendre.— J’ai dit que je resterais en dehors de tout ça du moment que t’étais honnête avec lui. Eh bien, je

trouve que tu n’as pas été très franche.Soudain, j’ai un flash-back : Allie, devant sa balançoire, il y a des centaines d’années. « Tu as

gagné, Reena. » Et me voilà de nouveau me disputant avec ma meilleure amie à propos de Sawyer. Jem’en veux. Et j’en veux un peu à Shelby aussi.

Je prends un ton désinvolte.— Très bien. Je suis une petite amie de merde. Et je ne suis pas non plus une bonne amie.Shelby soupire bruyamment et pose les menus sur la table. Je vois à son expression que j’ai réussi

à la pousser dans ses retranchements. Elle va devoir me parler.— Bon. Écoute-moi bien. Je sais que tu as vécu des moments très difficiles, Reena. Comme dit

Alanis Morissette dans sa chanson, c’est ironique. T’es justement le genre de personne à ne prendreaucun risque et c’est quand même à toi que c’est arrivé. N’empêche, je trouve que tu t’étais pas maldébrouillée pour reconstruire ta vie. Mais maintenant que Sawyer est de retour, tu te comportes ànouveau comme une lycéenne.

Elle se met à compter sur les doigts comme si elle énumérait les effets secondaires d’un nouveaumédicament controversé.

— Vous vous disputez, vous vous réconciliez, il est celui que tu aimes le plus au monde, tu lehais… Soit tu te comportes avec lui comme si t’étais une autre, soit il est la seule personne avec quitu es véritablement toi-même. Je ne sais pas. Et c’est ton affaire, du moment que personne d’autre netrinque pendant que tu essaies de démêler tout ça.

Je proteste avec énergie.

— Je ne voulais pas faire souffrir Aaron ! C’est pour ça que j’ai cassé avec lui, d’ailleurs.Shelby fait la grimace.— Oh, Reena, tu ne trompes personne. C’est à cause de Sawyer – de façon plus ou moins directe –

que tu as cassé Aaron. Et ce n’est pas pour ça que… Ne crois pas que je suis fâchée contre toi parceque tu as largué mon frangin, déclara-t-elle en secouant la tête.

J’explose :— Alors pourquoi t’es fâchée ?Soudain, j’ai conscience que nous ne sommes pas seules. Deux ou trois hommes d’affaires

prennent un déjeuner tardif au comptoir. Un couple de vieux est déjà en train de dîner. Je baisse lavoix :

— Dis-moi. Pourquoi ?Shelby soupire.— Je suis fâchée parce que… Parce que Sawyer est revenu et tu sembles oublier à quel point tu es

forte. C’est comme si tout le travail que tu avais accompli jusqu’ici venait de partir en fumée. Et cen’est pas que j’en veuille à Sawyer, je ne veux pas que tu penses ça non plus, surtout quand tous lesmembres de ta famille le traitent comme l’Antéchrist.

— Merci.— J’ai l’impression, dit-elle vivement, que tu es en train de t’oublier pour les beaux yeux d’un

garçon.Maintenant, c’est moi qui suis en colère.— Et qu’est-ce que j’oublie exactement ? Que je vis avec mon père qui, la plupart du temps, ne

peut même pas me regarder en face parce qu’il pense que je suis l’incarnation de la grande prostituéede l’Apocalypse ? Que je suis une serveuse et que je le resterai probablement toute ma vie ? Que j’aidix-huit ans, que j’ai un bébé dont je dois m’occuper et que je ne pourrai sûrement jamais quitter cetrou à rat ?

Bon Dieu, mais, qu’est-ce qu’elle croit, cette Shelby avec sa bourse pour l’université, sa petiteamie intello et son avenir prometteur de médecin ? Elle, elle fera ses valises à la fin de l’été etpartira à des milliers de kilomètres d’ici. Qu’est-ce qu’elle sait de ma vie, que sait-elle de ma« force » ?

Je recule ma chaise bruyamment, attrape mon sac sur la table. J’en ai tellement marre que lesautres me donnent leur avis que j’ai envie de hurler.

— Merci, Shelby, dis-je le plus méchamment possible. J’essaierai de garder ton conseil en tête.

Sawyer n’a pas abandonné, bien sûr. J’ai passé ma vie à lire sur son visage comme on lit dans lesfeuilles de thé. Vu le regard qu’il m’a lancé dans la cuisine de ses parents avant que je parte encourant l’autre soir, je sais que, pour lui, on n’en a pas fini. C’était il y a quelques jours, et jem’attends à recevoir de ses nouvelles d’une minute à l’autre.

Il tient jusqu’à jeudi. Je suis allongée sur la balancelle du porche, mon ordinateur sur les genoux,lorsque la Jeep s’arrête devant la maison. Même dans la pénombre orangée, je remarque que cettevoiture ne ressemble plus à rien. Elle n’a jamais été clinquante, mais là… la carrosserie est toutecabossée et il y a de la rouille autour des portes. Vu le tintamarre, son pot d’échappement doit êtremort.

Il fait au moins trente degrés devant la maison mais j’ai la chair de poule. Je ferme mon ordinateurd’un coup sec, plus vivement que je ne le voulais. Pas question que Sawyer aperçoive mon écran.Même si j’ai résilié mes abonnements aux magazines de voyage et que je ne reçois plus leurs

newsletters, je consulte toujours des blogs. Je peux passer des nuits entières à cliquer pour agrandirdes images aux couleurs saturées prises par des femmes qui visitent San Diego ou qui séjournent uneannée entière à Jakarta. Je lis leurs histoires. Elles décrivent ce qu’elles mangent et les personnesqu’elles ont rencontrées. J’ignore pourquoi je m’inflige cette délicieuse torture.

Mais je n’ai toujours pas réussi à me désintoxiquer.— Salut, dit doucement Sawyer en s’avançant.Il porte un jean noir troué et un tee-shirt. Il a laissé ses chaussures dans la voiture. Ses pieds

dessinent une ombre pâle sur le bitume. Il a un gobelet en plastique géant à la main.— Dis-moi, dis-je en plissant les yeux pour mieux le voir. C’est quoi cette manie des Slurpee ?Sawyer hausse les épaules et fait pencher sa boisson dans ma direction.— C’est moins cher que l’alcool.Je me mordille la joue pour m’empêcher de lui demander plus de précisions.— Tes dents vont pourrir et tomber si tu continues.Après un instant j’ajoute :— Qu’est-ce que tu aurais fait si tu ne m’avais pas trouvée assise dehors ?— Qui a dit que c’est toi que je venais voir ?Il sourit et vient s’asseoir sur la dernière marche. Il se tourne pour me faire face. À l’intérieur de

la maison, le silence règne. Les lumières sont éteintes. Après les examens cardiologiques qu’il asubis cet après-midi, mon père s’est couché tôt. Soledad juste après.

— J’aurais frappé à la porte.— Il est tard.— Alors j’aurais jeté des cailloux à la fenêtre de ta chambre. T’étais en train d’écrire ? dit-il en

indiquant mon ordinateur de la tête.— Non – mon ton est acerbe. Je t’ai dit que je n’écrivais plus.— Je me rappelle, oui. Dommage. Je pensais que tu m’avais peut-être dit ça pour me culpabiliser.— Parce que le monde tourne autour de toi, peut-être ?Sawyer lève les yeux au ciel.— Est-ce que j’ai dit une chose pareille ? s’exclame-t-il, sans aucune animosité. Franchement, où

est-ce que tu vas chercher tout ça ?Sawyer s’arme de patience avec moi ; il est prêt à attendre.Je rétorque sur le même ton :— Va te faire voir. Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?Ses airs précautionneux me mettent hors de moi, j’ai envie de bagarre.— Je ne veux pas que tu me détestes.— Je ne te déteste pas.— Mais tu ne m’aimes pas pour autant.Je lève les yeux vers lui. Assis là, il semble faire pénitence. Je soupire et lui avoue :— Sawyer, ça n’a jamais été le problème.Il sourit. J’aimerais tant que son sourire ne soit pas aussi beau. Il change de stratégie :— Viens t’asseoir près de moi.— Pourquoi ?— Parce que je te le demande.Il se penche pour ramasser une poignée de petits cailloux blancs qui brillent dans l’allée devant le

porche. Il les lance les uns après les autres sur la pelouse où ils rebondissent dans l’herbefraîchement coupée.

— Sawyer, dis-je en secouant la tête. Non.— Pourquoi pas ?Je n’ai pas vraiment de réponse à cette question. Du moins pas de réponse avouable. Alors je

descends de la balancelle et vais m’asseoir à côté de lui. Il glisse ses fesses sur la marche en dessousde moi, son menton au niveau de mes genoux.

Je pointe le doigt vers son bras.— Celui-ci est nouveau.Une étoile bleu marine décore son biceps comme une marque au fer rouge sur l’épaule d’un jeune

taureau.— Je l’ai fait faire à Tucson.Je sens mes sourcils se relever pour former la « grande ride », comme dit Shelby.— Qu’est-ce que tu fabriquais à Tucson ?Sawyer lève la tête, plante son regard dans le mien et esquisse un sourire.— Je travaillais dans une ferme.— Sérieux ?— Je faisais pousser du soja, précise-t-il en hochant la tête. Ensuite j’ai travaillé dans une poterie.Je ne peux pas m’empêcher d’éclater de rire.— Tu es complètement fou.— Comment ça ? demande-t-il d’un air innocent. Je m’occupais du four.— Je vois. Où est-ce que t’es allé d’autre ?Je le crois. Sawyer pourrait faire n’importe quel boulot : conduire un chariot élévateur aussi bien

qu’une voiture de course… changer l’eau en vin…— Tellement d’endroits, réfléchit Sawyer. Je suis allé à La Nouvelle-Orléans après être parti

d’ici, puis à Los Angeles.Los Angeles est sale et pleine de néons lumineux. On ne peut pas boire l’eau du robinet à Los

Angeles. Je le sais. Non pas parce que j’y suis allée, mais parce que, comme beaucoup d’autreschoses, je l’ai lu dans un livre.

— Et au Kansas pendant un moment.— Au Kansas ?— Ouais. J’y étais jamais allé. C’est tout plat là-bas.— C’est ce que j’ai entendu dire.— Et dans le Missouri. Là-bas aussi, c’est tout plat.Je ferme les yeux et je m’étonne qu’on arrive à discuter comme avant. Je respire l’air de l’océan

tout proche, cette étendue d’eau infinie. Mon pouls s’accélère. Je l’écoute sans l’interrompre,incapable de me décider.

— Au Nouveau-Mexique, continue-t-il.Il s’arrête un instant. Sa main frôle ma cheville.— À Austin.J’essaie de ne pas y prêter attention. C’est peut-être un geste involontaire. Mais sa main remonte le

long de ma jambe, passant sur les muscles qui se sont formés depuis qu’il est parti.Je m’éclaircis la gorge :— Qu’est-ce que tu fais ?— Reena, murmure-t-il.Le son de sa voix est une caresse qui me parcourt tout entière. Il glisse son index dans le creux

derrière mon genou.

— Je ne fais rien, poursuit-il.— Si.Mon Dieu, ce serait si facile. Comment est-ce possible ? Je prends une grande inspiration et me

décale un peu sur la marche pour m’écarter de lui.Sawyer me lâche tout de suite. Il se penche pour ramasser une autre poignée de cailloux. N’en

trouvant pas, ses mains bronzées se mettent à tirer sur les brins d’herbe qui poussent.— Je peux te poser une question ? dit-il au bout d’un moment, sans me regarder. Si je t’avais

demandé de venir avec moi, tu serais venue ?— Quoi, quand tu es parti ? lui dis-je en le dévisageant avec curiosité. J’étais déjà enceinte.Sawyer rit.— Sans blague, princesse. Ce n’est pas ce que je te demande. Je veux savoir si tu serais partie

avec moi.Je ne réponds pas tout de suite. Le silence est presque lumineux. On croirait que le monde entier

dort. Un petit lézard vert passe en courant devant nous. Je pense aux cartes bien rangées dans machambre, aux guides de voyage et aux atlas qui ne me serviront jamais. Je pense à ma fille que j’aimeplus que tout au monde et je lève le visage vers la lune, pareille à un loup. Je hurle en silence.

— Non, dis-je. Probablement pas.Sawyer hoche la tête comme si je venais de confirmer ce qu’il craignait.— Ouais, dit-il. C’est bien ce que je pensais.Le lendemain, je trouve une grenade devant ma porte : rouge, parfaite, aussi ronde que le globe

terrestre.

32

Avant

Cade et Stefanie se marièrent le week-end qui suivit l’incendie chez Antonia’s. Devant Dieu, ils sefirent la promesse de s’aimer et de se chérir tout au long de leur vie, pour le meilleur et pour le pire,dans la richesse et la pauvreté, dans la maladie et l’adversité, jusqu’à ce que la mort les sépare.

La réception devait avoir lieu au restaurant, mais vu l’état sinistré de la cuisine, Finch était venupréparer tout ça chez nous. Soledad et moi passâmes notre samedi à courir. Les tables furent dresséesau jardin avec des citrons verts dans des vases géants en guise de pièces centrales. Cade, lui, tournaitcomme un lion en cage.

Il ne restait que quelques minutes avant de découper le gâteau. Debout sur la pointe des pieds, jefouillai dans le haut de mon placard, à la recherche de la boîte à chaussures contenant les photos quema tante Carin voulait voir : « tout de suite, Reena, va les chercher… ». Je venais de mettre la maindessus quand Sawyer arriva derrière moi et m’enlaça par la taille. Il posa son menton fraîchementrasé sur mon épaule.

— Salut.— Salut, dis-je sans me retourner, en souriant à mes cardigans.— Salut.Il me poussa un peu plus dans le placard, me fit tourner sur moi-même et s’empara de ma bouche

sans préambule. Mon dos était appuyé contre des jeans et des vestes. Il flottait une odeur dedéodorant et de papier de soie. Je ris.

— Tu viens m’embrasser dans le placard ? demandai-je en reculant d’un pas. Très élégant, moncher LeGrande.

Sawyer haussa les épaules et sourit.— On peut aller s’embrasser en bas, si tu préfères.— C’est tentant, rétorquai-je en ricanant, mais je ne préfère pas.— Je le savais, dit-il en faisant semblant de bouder. Je suis ton petit secret, n’est-ce pas ?— Oh, que oui.— Tu m’as manqué, dit-il avec un sourire.— Je suis très demandée aujourd’hui.— Je vois ça.Il regarda la porte du placard, puis les murs.— Tu peins ?— Ça c’était il y a deux ans, l’informai-je avec un petit sourire.Il rit.— Je ne me rappelle même pas la dernière fois où j’ai eu le droit d’entrer dans cette pièce.— Moi, je me souviens, rétorquai-je avec une grimace. C’est gênant.— Nan…Sawyer s’assit sur le sol dans le placard et me prit la main, m’attirant doucement vers lui jusqu’à

ce que je m’accroupisse. Il caressa doucement la fine bretelle de ma robe sur mon épaule.

— Raconte-moi.Je poussai une pile de magazines de voyage Budget Travel de l’an passé. Les pages étaient toutes

froissées à force d’avoir été tournées. Il y avait un numéro en particulier avec un article sur lesmarchés de Londres que j’aurais presque pu réciter par cœur. Je me rappelais le moindre détail de ladernière visite de Sawyer dans ma chambre.

— C’est stupide, dis-je.Sawyer s’appuya contre le mur. Il faisait noir là-dedans. Les jeans et les robes masquaient la

lumière de la chambre, on était comme deux enfants qui se cachaient dans une cabane. Roulé en bouleau fond du placard, il y avait un vieux sweat-shirt d’Allie, rouge avec une grosse croix blanche, quidatait de l’été où elle avait été maître-nageur sur la plage. Je l’attrapai machinalement et tirai sur unedes ficelles de la capuche.

— Allez…, insista-t-il.— Je sais pas. C’était il y a longtemps. Allie était là, dis-je.Je soupirai légèrement. C’était le soir où il était venu dîner avant notre entrée en première.— Oh ! s’exclama-t-il, la mémoire lui revenant. On avait joué aux cartes ?Je fis oui de la tête. « Oui, au rami, aurais-je pu préciser. Allie m’avait emprunté un débardeur et

tu lui as dit qu’elle faisait plus vieille que son âge. Et pour la première fois de notre longue amitié,j’avais souhaité qu’elle parte, en espérant que tu me remarquerais après son départ. »

Sawyer avait dû voir mon expression changer. Il m’attrapa par la taille et m’attira vers lui demanière que je pose ma tête sur ses genoux. Je sentais les muscles de ses jambes sous la laine de sonpantalon gris moulant.

— N’y pense plus.— Penser à quoi ?Mais c’était trop tard. Je n’arrivais pas à me défaire de l’idée qu’Allie était la troisième personne

dans cette relation. Je me sentais coupable de mon désir pour Sawyer. En même temps, Allie memanquait horriblement. Ballottée par ces sentiments contradictoires, je tirai au maximum sur lesficelles de la capuche. Je levai les yeux vers Sawyer. Était-il aussi troublé que moi ? Sentait-il luiaussi la présence d’Allie dans mon placard en désordre ? Mais il me couvait d’un regard tendre. « Enparler ne changera rien », songeai-je. Tout haut, je prononçai :

— Dis-moi quelque chose de positif.— Quelque chose en particulier ?— Non, je sais pas. N’importe quoi. C’est quoi ton film préféré ?— Le Parrain.— Vraiment ? fis-je en faisant la grimace. C’est pas très original.— Ah, et c’est quoi le tien ?Je haussai les épaules et marmonnai :— L’Amour à l’envers.— Parce que ça, c’est original.— Oh, ça va ! dis-je.Il se pencha pour me donner un long baiser, ses mains étaient partout sur moi.— Tu préférerais être invisible, ou pouvoir voler ? chuchota-t-il à mon oreille.— Être invisible, sans hésiter. Tu préférerais être sourd ou aveugle ?— Aveugle.— À cause de la musique ?— Ouaip. Quand est-ce que tu me laisseras lire ta disserte ?

Je souris. C’était devenu une plaisanterie entre nous. Sawyer disait qu’il voulait lire ce que j’avaisécrit pour ma candidature à Northwestern, mais j’étais trop timide pour le lui montrer.

— Un jour, peut-être.On s’embrassa encore un moment. Pendant dix minutes, au milieu de mes jeans et de mes baskets, à

côté du tee-shirt de Northwestern que mon père avait acheté sur Internet malgré mes protestations,puisque je n’avais pas encore été acceptée. Sawyer passa ses doigts dans mes cheveux. Son autremain descendit sur mes jambes. Je me crispai, mais il se contenta de me serrer le genou. Il leva leregard vers le contenu de mon placard et hocha la tête.

— T’as beaucoup d’espace ici, dit-il avec l’ombre d’un sourire. J’aimerais bien avoir un placardaussi grand.

— Pour ranger tous tes tee-shirts de concert aux messages ironiques ?— Tu te crois maligne, hein ? demanda-t-il en me caressant les côtes.Je me relevai avant qu’il puisse me chatouiller. Je lui pris le bras pour le tirer hors du placard. Je

souriais.— Allez, beau gosse. Il faut que je redescende.— Mmmm, fit-il sans bouger. Non, tu peux rester.— Non, sérieusement. Mon père va commencer à me chercher partout… Avec son fusil.— Ton père n’a pas de fusil.— Bien sûr que si. Il s’en sert contre les types qui m’embrassent dans les placards.— Compris, dit Sawyer en me rendant mon sourire. C’est quoi le truc qui t’énerve le plus au

monde ?Je soupirai et m’accroupis à nouveau pour que nos yeux soient au même niveau.— Les gens qui ne savent pas épeler « nucléaire ».— Espèce d’intello !— Ton livre préféré ?— Le Bruit et la Fureur.— Menteur !— Je suis pas complètement illettré, tu sais.— Non, je sais, dis-je en rougissant. Je pensais que t’allais répondre un truc du genre…— L’Attrape-cœurs ?— Bah. Heu… Oui.Sawyer se pencha vers moi :— Je ne suis pas si prévisible que ça. Ton premier baiser ?— Elliot Baxter, au bal de fin d’année en cinquième. Dis-moi ce que tu étais vraiment allé

chercher chez ton batteur ce jour-là ?Sawyer fronça les sourcils.— D’accord, fit-il en se relevant et en essayant de m’enjamber pour sortir. Tu as raison. Il est

temps de redescendre.— Ouais. C’est bien ce que je pensais.Je lâchai le pull d’Allie. Il m’aida à me relever. J’avais légèrement le tournis. Nous étions debout,

dans la lumière éblouissante de ma chambre.— C’était de la drogue, n’est-ce pas ?Sawyer ouvrit des yeux ronds. Je sus tout de suite que j’avais raison.— Je…, bredouilla-t-il. Qu’est-ce qui te fait penser ça ?Je haussai les épaules.

— Je ne suis pas aveugle, tu sais. Ni débile.Et puis, je savais comment utiliser Google.— Je n’ai jamais prétendu que tu l’étais.Il ne s’excusa pas, et n’essaya pas de nier l’évidence. Il passa ses bras autour de mes épaules et

me serra contre lui dans une étreinte rassurante.— Je n’en prends pas souvent, promit-il. Juste de temps en temps.Comment ça « de temps en temps » ? Je brûlai de lui poser la question. Je repensai à Lauren

Werner et à ces longues soirées au Prime Meridian, aux séries télévisées sur la drogue et ses dangersqu’aimait regarder Shelby. De ce que j’avais vu dans les films et à la télévision, Sawyer neressemblait pas à un drogué : il ne transpirait pas tout le temps et ne volait pas le lecteur DVD de sesparents. Mais il y avait tellement d’aspects de sa vie qui m’étaient inconnus. Des passages entiersnoircis au marqueur, des scènes coupées. « Mais qui es tu ? » avais-je envie de lui demander. Je mecontentai de hocher la tête, et rangeai cette information et tout ce qu’elle impliquait dans un coin dema tête pour l’analyser plus tard. Je tentai d’ignorer la sensation de vertige qui me saisit tout à coup.Je refusais que tout cela soit trop beau pour être vrai.

J’aperçus alors mes cheveux dans le miroir posé sur ma commode, parmi des photos, ma boîte àbijoux et mon déodorant. Soledad avait passé trois quarts d’heure à me coiffer avec soin, et tout étaitdéfait.

— Oh, non ! Regarde ce que tu as fait !Après m’avoir regardée un moment me recoiffer tant bien que mal, il m’embrassa sur le front,

heureux.— Tu es vraiment jolie.Je lui tirai la langue.— Bon, cher drogué-destructeur-de-coiffures. Allons-y.— Je te suis, chère élitiste-intello-obsédée-de-vocabulaire.J’attendis cinq minutes après que Sawyer fut descendu et me faufilai en bas aussi discrètement que

possible. Notre flirt n’était pas un secret, mais c’était la journée de Cade, et j’étais heureuse pour lui.Je me serais volontiers passée d’un nouveau coup d’œil déçu de la part de mon père et de la boule auventre qui l’accompagnait.

Je pris une part du gâteau de mariage et sortis dans le jardin. Carin m’attrapa par le bras.— Reena, dit-elle d’une voix bizarre. Où sont les photos ?Il y avait quelque chose dans son regard, comme si, en trente minutes, j’étais devenue une autre,

une fille qu’elle ne reconnaissait pas.

33

Après

Je suis vraiment triste d’être fâchée avec Shelby. Je suis toujours à deux doigts de lui envoyer unmessage. Pour lui raconter plein de trucs différents. Des anecdotes : lui dire que Danse ta vie passe àla télé, pour me plaindre que je n’arrive pas à me sortir de la tête la nouvelle chanson de TaylorSwift. Et puis je me rappelle qu’on ne se parle plus, et je repose mon téléphone sur le canapé. Jeboude. Je me souviens d’avoir ressenti la même chose l’année où Allie est morte. Cette étrangeimpression de vide qui survient lorsqu’on n’a plus de meilleure amie à qui tout raconter. On se sentplus solitaire qu’après n’importe quelle rupture.

Un soir on se retrouve à travailler en même temps chez Antonia’s. La salle est pleine : il y a deuxgrosses tables de huit et un groupe dans la salle de banquet. Je profite d’une accalmie pour larejoindre près du bar. Je l’attrape par le bras, mes doigts posés sur les six bracelets qu’elle porte.

— Shelby.Mais je suis incapable de trouver mes mots.Shelby lève les sourcils, les bras chargés de serviettes. Si j’ai quelque chose à lui dire, il vaut

mieux que ce soit important.— Quoi ? demande-t-elle.J’hésite. J’ai envie de lui demander comment s’est passée sa semaine. Je veux des nouvelles de

Cara l’intello. Je veux lui dire que je suis désolée, que je me sens comme une de ces filles qui nesavent se lier d’amitié avec personne, qu’elle me manque terriblement, que je n’ai pas voulu faire depeine à son frère et que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’elle me pardonne. J’ai envieplus que tout au monde que les choses s’arrangent entre nous, mais je ne sais pas comment m’yprendre. Alors je secoue la tête. Je me dégonfle :

— Rien, finis-je par lâcher.Shelby pousse un soupir et me regarde comme si c’était exactement ce à quoi elle s’attendait de ma

part : je ne suis bonne à rien.— Bien, Reena. Comme tu veux.Je lâche son bras.

La semaine passe à une lenteur effrayante. Je ne tiens pas en place. Hannah et moi parcouronsl’autoroute pendant des heures, tous les soirs.

— Tu gâches de l’essence, me fait remarquer Cade.Mais je hausse les épaules et je tends ma carte de crédit au caissier de la station-service, comme

un drogué qui paie sa dose. La route défile : « Ne t’arrête pas, ne t’arrête pas, ne t’arrête pas. »Je parcours des kilomètres.On est dimanche. Il est 17 heures. Soledad est en train de préparer le repas. Ça sent bon dans la

cuisine. Du riz jaune est sur le feu, et elle a étalé un tas d’ingrédients sur le comptoir. Soledad n’aaucun livre de recettes, elle cuisine de mémoire.

— Est-ce que tu restes pour dîner ? dit-elle en sortant une bouteille d’eau du frigo. Les LeGrandeseront là.

Je sens tous les muscles de mon corps se tendre.— Pourquoi ?— Comment ça, pourquoi ? dit-elle en me jetant un regard bizarre. Pour manger.— Non, mais j’avais compris.C’était une question stupide. Roger et Lydia viennent dîner de temps en temps, même si

généralement moi et Hannah sortons par la porte de derrière avant leur arrivée. Cela m’a toujourssemblé plus simple comme ça et personne ne nous a jamais encouragées à rester. Je n’ai aucune idéede quoi ils parlent ensemble.

— Tu ne vois pas Aaron ce week-end ? me demande Soledad tout en retirant un plat du four.Elle s’efforce d’adopter un ton léger ; je tente de l’imiter. Il a laissé quelques messages sur mon

répondeur depuis que j’ai cassé avec lui. Je ne l’ai toujours pas rappelé.— Heu… non, dis-je.Je joue avec les lettres aimantées sur le frigo. J’écris « REENA ». En rouge, en vert et en jaune.

« MAISON ».— On fait une pause, Aaron et moi… Je peux t’aider ?— Tiens, tu peux remuer ça, il ne faut pas que ça attache.Elle se déplace pour me laisser atteindre la casserole sur le feu, un doux nuage de parfum lilas et

vanille se répand sur son passage.— Comment ça, une « pause » ?— Hein ? dis-je en remuant la cuillère en bois avec bien plus d’énergie que nécessaire. Je ne sais

pas. On a besoin de temps pour respirer.— Vraiment ? C’est dommage.Soledad ajoute quelques tomates cerises à la salade, puis en mange une et en mets une dans ma

bouche par souci d’équité.— J’aime bien Aaron, dit-elle en mâchant. Je pense qu’il est très bien pour toi.— Sans déconner. Merde. Désolée. Mais tu sais, tout le monde me dit ça.— Ah.Elle n’ajoute rien. Le silence qui s’installe est pesant. Mais j’attends patiemment. Puis Soledad

pousse un soupir.— Reena, à propos de Sawyer…Je n’aime pas la direction que prend notre conversation.— Sol, s’il te plaît. Je ne veux pas…— Je sais que son retour est assez… romantique. Comme au cinéma. Mais je n’ai pas besoin de te

rappeler ce qu’ont été ces dernières années, n’est-ce pas ? Pour tout le monde. Particulièrement pourton père.

Elle se met à émincer des oignons.— Mon père ?Je suis sidérée. La lame du couteau va et vient en un rythme régulier sur la planche à découper.Le visage de Soledad s’adoucit, elle me dévisage avec compassion.— Ça a été dur pour tout le monde. Et on aurait tous pu agir différemment… Mais s’il te plaît, cette

fois, réfléchis, ma chérie.Là, je suis estomaquée. Je reste plantée là un moment, comme une vache stupide. Puis j’ouvre de

grands yeux.— Tu te fous de moi, là ? dis-je calmement.

Je suis certaine qu’elle va me réprimander pour cette réponse insolente, mais au lieu de ça, ellepose simplement le couteau sur le comptoir et secoue la tête, faisant danser ses magnifiques cheveuxnoirs.

— Non, Serena. Je ne me fous pas de toi.

Il faut que j’y aille.Je ne sais pas où je vais aller. Chez Shelby peut-être, si elle veut bien me reparler un jour. Ou sur

l’autoroute. Ou bien peut-être que je devrais aller foutre en l’air ma voiture du haut d’une falaise.Mais il faut que je sorte de cette maison. J’attrape Hannah dans son parc et je fouille entre lescoussins du canapé, à la recherche de mes clés. La sonnette retentit. Roger et Lydia entrent, suivis parSawyer.

Il porte une cravate.Je les fixe un moment, éberluée. J’éclate d’un petit rire hystérique.— Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il sans un bonjour.Par réflexe, je mens.— Rien. Bonsoir.Sawyer ne me croit pas. Il montre les clés que j’ai à la main.— Tu vas quelque part ?Roger et Lydia attendent ma réponse avec impatience. Soledad sort de la cuisine.— Nulle part, dis-je d’un ton sec, catégorique.Je repose les clés et les suis dans la salle à manger.

34

Avant

C’était un matin ensoleillé d’avril. Perdue dans mes pensées, je démêlai mes écouteurs enréfléchissant à l’article que j’allais proposer à Noelle à propos des voyages d’été organisés pour lesjeunes, quand un coup de klaxon derrière moi me fit sursauter. De surprise, je lâchai mon iPod quis’écrasa sur le trottoir. Je pivotai sur mes talons et reconnus la Jeep de Sawyer garée le long dutrottoir.

— Il est cassé ? me cria-t-il en passant la tête par la fenêtre.Il s’était arrêté près de chez moi. Il portait des lunettes de soleil, mais même de loin, je voyais

bien qu’il riait. Sawyer avait un rire magnifique.Je ramassai mon iPod et l’examinai, m’attendant à des dégâts irréparables. Mais à part quelques

égratignures, tout allait bien.— Non, il marche toujours, dis-je en revenant sur mes pas. Est-ce que je viens de passer devant toi

sans te voir ? demandai-je, un peu gênée.— Ouaip.Sawyer me prit la main et y déposa un baiser. La carrosserie de sa Jeep réverbérait les rayons

brûlants du soleil matinal. Il portait un tee-shirt bleu qui avait dû être lavé un million de fois, aumoindre contact il risquait de se désintégrer.

— Toi, t’as l’air très stressée, dit-il en enlaçant nos doigts affectueusement.— C’est pas vrai ! J’étais très concentrée ! protestai-je.Je levai mes écouteurs en guise d’explication, puis changeai légèrement de position afin d’ajuster

le poids de mon sac à dos alors que je me penchais à l’intérieur de sa voiture.— Je te crois, dit Sawyer en riant à nouveau.Nos visages étaient si proches que son nez frôla le mien. Je sentis quelques gouttes de sueur

descendre le long de ma nuque, c’était agréable.— Pour tout t’avouer, je me suis réveillé ce matin avec une folle envie de gaufres.Il avait parlé d’un ton confidentiel, comme s’il me confessait quelque chose de très excitant et qu’il

fallait que je promette de n’en parler à personne.— Est-ce que c’est un code secret ? plaisantai-je.— Tu voudrais que c’en soit un ? répliqua Sawyer en haussant les sourcils.D’un doigt, je fis descendre ses lunettes de soleil jusqu’au bout de son nez. L’intérieur de sa

voiture était imprégné de son odeur.— Peut-être, admis-je.— Peut-être. Alors monte et vois par toi-même.Il déposa une série de petits baisers sur ma bouche. Je sentis son sourire contre mes dents.Le désir me torturait le ventre. Je mourais d’envie de monter dans la Jeep.— Je ne peux pas, soupirai-je. Je dois être au lycée dans un quart d’heure.— Et alors ? T’as qu’à sécher.Sa bouche suivit la mienne pendant que je reculais.

Je ris tout en me redressant et en essuyant mes mains moites sur mon jean. Je tenais encore moniPod à la main.

— Je ne peux pas, répétai-je.C’était vraiment pas cool de ma part. Mais j’avais un contrôle sur la première partie d’Anna

Karénine, un rendez-vous avec Mlle Bowen pour mon stage de l’été, une réunion pour le journal dulycée et un devoir de chimie à rendre. Il fallait que j’aille au lycée, et plus vite que ça. J’étais déjà enretard.

Sawyer, apparemment, n’était pas pressé.— Mais si, insista-t-il. Viens, je vais te montrer. Tu montes, j’appuie sur la pédale et puis boum :

des gaufres.Je fronçai le nez sous le soleil de plomb, mes doigts serrés sur mes écouteurs qui étaient encore

plus emmêlés qu’avant.— C’est aussi simple que ça, n’est-ce pas ? demandai-je.— Eh bien, oui.Il était sincère. Quand Sawyer voulait quelque chose… il se servait, un point c’est tout. Il ne se

demandait pas ce qui pourrait mal tourner. Que ressentait-on quand on était comme ça ? Quand on nes’inquiétait pas de ce qui pouvait arriver, de ce que les gens pensaient ou de quelle catastrophepouvait nous attendre au coin de la rue. Il ne réfléchissait pas… il fonçait.

Je repensai à mon rendez-vous pour mon stage et à mon article pour le journal qui me paraissait siimportant quelques minutes auparavant. Mais plus je restais plantée là à regarder Sawyer, plus jesentais ma résolution faiblir. Même si on était ensemble depuis un mois, j’étais heureuse qu’il aitpensé à moi et soit venu me chercher. Flattée qu’il imagine que moi aussi je pouvais être impulsive.

— Tu as une mauvaise influence sur moi, finis-je par dire.Je sentis un sourire coupable et ravi naître aux coins de ma bouche à l’idée de passer une journée

entière avec Sawyer, en secret. Je jetai un regard derrière moi, puis baissai la tête vers mes pieds,pour qu’il ne voie pas à quel point j’étais contente.

— Je sais, dit Sawyer en hochant la tête tristement.Pendant un instant, il eut vraiment l’air d’avoir des remords. Puis il me sourit de toutes ses dents :— Allez, monte.

Sawyer ne plaisantait pas à propos des gaufres. Il s’arrêta dans un Denny’s, ces fameux fast-foodsspécialisés en petits déjeuners bien gras, au bord de l’autoroute. Nous en commandâmes une quantitémonstrueuse, recouvertes de chantilly et de myrtilles. Une montagne de bacon était placée entre nous.Sawyer me faisait du genou sous la table. Nous passâmes la moitié de la matinée dans cet endroit,entourés de retraités et de quelques mères de famille accompagnées de leurs mômes brailleurs. Nousétions assis face à face sur deux banquettes crasseuses à côté de la fenêtre, et des chansonsmielleuses de Michael Bolton dégoulinaient des enceintes. C’était si étrange d’être là à cette heure-cique je me sentais presque en vacances, alors que nous n’étions qu’à un quart d’heure de voiture dechez moi. J’avais la sensation que lui et moi étions en train de vivre une grande aventure, nous deuxcontre le monde entier. Je savais que c’était stupide de penser ça. Je ne faisais que sécher les cours.Nous n’étions pas des braqueurs de banques ni des agents du FBI. Mais notre escapade était bienagréable.

— Alors, tu crois qu’il y a combien d’espions dans cette salle-là, tout de suite ? me lança Sawyeren prenant une grande gorgée de jus d’orange, comme s’il venait de lire dans mes pensées. C’est unecouverture parfaite, non ? Personne ne se douterait de quoi que ce soit.

Il trempa une tranche de bacon dans une flaque de sirop.— À part toi, complétai-je en riant.J’avais déjà trop mangé, mais je voulais continuer quand même, pour pouvoir rester dans cet

endroit minable jusqu’à la fin des temps. J’étais prête à boire du café jusqu’à me transformer en pileélectrique.

— Elle, par exemple, dit-il en pointant du menton une vieille dame qui portait une robe à fleurs etdes Crocs orange. Tu crois qu’elle est juste tranquillement en train de manger ses pancakes, ses œufset ses saucisses, mais en fait, elle est en mission spéciale, elle bosse. Je te le dis, on est en pleinJames Bond.

Sawyer haussa les sourcils avec une expression inquiétante.— Ah, vraiment ? dis-je en me penchant sur la table. Et c’est quoi son nom de code ?— Lune-sur-tranche-de-jambon, débita Sawyer. Évidemment.Il me donna un petit coup avec sa jambe puis accrocha sa cheville à la mienne.Une fois que Sawyer eut payé l’addition, nous nous rendîmes chez lui même si on n’en avait pas

parlé, comme si on savait déjà tous les deux où tout cela allait nous mener. Des mauvaises herbesviolacées poussaient entre les fissures de l’allée. À l’intérieur, un grand silence régnait et ça sentaitle renfermé. L’endroit était désert : les colocataires étaient soit sortis soit endormis. Il y avait unsachet de Doritos à moitié entamé sur le futon et des bières vides dispersées sur la table basse. L’uned’entre elles s’était renversée, mais personne ne s’était donné la peine de nettoyer le sol. Sawyer pritun air un peu coupable :

— Heu… Cette fois j’ai pas fait le ménage, admit-il.— C’est pas grave.En vérité, savoir qu’il vivait là au quotidien me déprimait. Je repensai à la maison de Roger et

Lydia, avec ses meubles d’antiquaire et ses tapis moelleux qui vous caressaient les pieds. Je medemandais si Sawyer pensait jamais à l’avenir.

Je n’eus pas le temps d’y réfléchir longtemps. Une seconde plus tard, il se tenait derrière moi etm’enlaçait. Il se mit à m’embrasser dans le cou. Je frissonnai sous mon débardeur gris.

— Est-ce que je te plais toujours ? Même si je vis avec une bande de crados ? me susurra-t-il.Sa bouche était près de mon oreille. Il me guida vers l’escalier.Oui, il me plaisait toujours autant. Il me plaisait tellement !Plus tard, nous fîmes la sieste. Le corps chaud de Sawyer était blotti contre le mien sous la

couverture et nous somnolions. Il caressait les taches de rousseur sur mes épaules d’un geste délicatdu pouce. J’aurais voulu l’envelopper dans la couette et le garder pendant des jours et des jours,rester là tous les deux pour l’éternité. D’habitude, j’avais beaucoup de mal à m’endormir en pleinejournée, mais avec Sawyer, c’était facile, j’étais tout à fait détendue.

Nous étions en train de nous embrasser à nouveau, à moitié endormis. Sawyer se tenait au-dessusde moi, sa bouche sur la mienne, quand la porte de sa chambre s’ouvrit brutalement :

— Hé ! T’es là ? s’écria Iceman. Oups. Pardon, les mômes.Je restai figée, morte de honte, puis poussai un petit cri. J’avais remis mon débardeur un peu plus

tôt pour aller chercher un verre d’eau, donc il ne voyait pas vraiment grand-chose, mais quand même.Sawyer était torse nu. Mes cheveux étaient tout ébouriffés. On était manifestement en pleine action.Mon visage devint brûlant et vira au cramoisi.

Sawyer, quant à lui, n’avait pas l’air le moins du monde gêné. On aurait dit qu’il venait de croiserson copain à la cuisine ou dans la rue.

— Salut petit con, répondit-il en roulant sur le dos. C’est toi qui as utilisé tout le papier toilette ?

— Désolé, mec, répliqua Iceman avec un petit rire. C’est moi. Tiens, j’ai de quoi me fairepardonner.

Il fouilla dans sa poche et en sortit un petit sachet de pilules similaire à celui que j’avais trouvédans la chaussure de Sawyer la nuit où j’étais restée. Il le jeta sur le lit.

— C’est ce que je suis venu t’apporter, de toute façon. Salut Reena, ajouta-t-il avec un geste de lamain.

Il semblait enfin se rendre compte qu’il dérangeait et que ce n’était peut-être pas très subtil derester planté là à nous regarder comme si on était des animaux en cage.

— Sympa, dis-je lorsque Iceman fut enfin parti.Je poussai un soupir et rejetai la couverture. Je me sentais vulnérable et un peu salie, comme si la

merveilleuse boule à neige dans laquelle je venais de passer la journée venait de se briser en millemorceaux. Pour la première fois depuis que j’étais montée dans la voiture de Sawyer, je me dis quej’aurais sûrement mieux fait d’aller au lycée.

Sawyer était toujours allongé sur le dos, la tête posée sur son bras replié.— Bah quoi ? Sois pas fâchée. Il savait pas que t’étais là. Il l’a pas fait exprès.— Il est resté causer vingt minutes !— Mais non, me dit-il avec un sourire en me tendant la main. Bon, OK, c’est un peu vrai. Je suis

désolé, tu as raison. J’aurais dû lui demander de sortir tout de suite.Je soufflai bruyamment, mais pris tout de même sa main. Sawyer tira jusqu’à ce que je me retrouve

de nouveau assise sur le lit, tout contre lui. Je ramassai le sachet abandonné sur les draps.— Combien de temps elles vont te durer ? m’enquis-je en les comptant de l’index.J’étais curieuse. Elles avaient l’air si inoffensives, on aurait pu croire à de simples aspirines. En

même temps, leur présence me mettait très mal à l’aise. Je n’avais jamais vu Sawyer en prendre.— Alors ? Combien ? insistai-je.Sawyer haussa les épaules comme s’il n’avait pas envie de répondre. Il me tenait toujours la main.— Assez longtemps, finit-il par dire.Je ne posai plus aucune question après ça.Nous descendîmes un peu plus tard pour aller chercher à manger. Iceman et Lou étaient affalés sur

le futon devant Judge Judy, une émission de téléréalité judiciaire. Ça sentait fort le cannabis.— Encore désolé ! grogna Iceman.J’eus un mouvement de recul.— T’en veux ? demanda-t-il à Sawyer en lui tendant la pipe.Puis, par politesse il se tourna vers moi :— Reena ?— Oh, lâchai-je en secouant la tête. Non, merci.J’avais répondu sans réfléchir, comme on refuse des bonbons que vous offre un inconnu.— T’es sûre ?Oui, je l’étais. Mais pas Sawyer. Je m’assis donc sur un pouf dans un coin pendant qu’il fumait. À

l’écran, une femme vêtue d’un débardeur sans manches vert fluo trop moulant faisait tout pourrécupérer une pension alimentaire pour son enfant.

— La Judy, elle est pas dupe, commenta Lou.Sawyer rit.Je rongeai la peau autour de mes ongles. Je m’ennuyais ferme et j’avais envie de partir. Soudain, je

me reprochai d’avoir tout laissé tomber pour Sawyer. Je n’étais pourtant pas de celles qui sèchent les

contrôles et ne se pointent pas aux réunions. C’était la première fois que ça arrivait. Quand la jugeaccorda sa pension à miss vert fluo, la panique m’envahit.

Je regardai ma montre. Il n’était que 14 h 30. Si je partais tout de suite, je pourrais au moinsassister à la réunion du journal. Je pourrais peut-être arriver à voir Mlle Bowen avant qu’elle neparte et lui expliquer que j’étais malade mais que je me sentais mieux maintenant. Je cherchai duregard mon sac à dos. L’avais-je emporté en haut avec moi ? Sawyer remarqua mon agitation.

— Qu’est-ce qui se passe ? me demanda-t-il.Il était déjà à moitié en transe. Avait-il besoin de ça après avoir passé la matinée avec moi ?— Il faut que j’y aille, dis-je en m’extirpant du pouf avec le plus d’élégance possible. Il est tard.Il était vautré sur le tapis sale, les jambes croisées au niveau des chevilles, le dos appuyé contre

l’accoudoir du futon.— Quoi ? dit Sawyer en fronçant les sourcils. C’est à cause de la beuh ?Je rougis en jetant un regard à Iceman et à Lou. Il ne fallait pas qu’ils me prennent pour une fille

coincée, même si j’avais l’impression d’en être une étant donné que je n’arrivais même pas à profiterd’une journée d’école buissonnière.

— Non, pas du tout. C’est juste que…— On dirait bien que c’est ça le problème, m’interrompit Sawyer.Je trouvai enfin mon sac. Il était au pied de l’escalier, à l’endroit où je l’avais laissé tomber avant

de monter dans la chambre de Sawyer. Je le balançai sur mon épaule.— Ce n’est pas le cas, répliquai-je. C’est juste que j’ai des trucs à faire aujourd’hui. Je te verrai

au restaurant, OK ?Je me dirigeai vers la porte, serrant mon sac contre moi comme une carapace. Pourquoi la situation

avait-elle basculé si vite ?Sawyer me rattrapa sous le porche. Ce qui était sûrement une bonne chose, parce que je ne savais

pas comment j’allais rentrer chez moi.— Reena, dit-il en se frictionnant le visage. S’il te plaît, ne me quitte pas fâchée.— Mais je ne suis pas fâchée. Il faut vraiment que j’y aille. Je me suis bien amusée aujourd’hui.Je ne lui en voulais pas. Je ne sais pas exactement ce que je ressentais. Je ne comprenais pas

comment il était possible de vouloir passer sa vie avec quelqu’un pour, la minute d’après, se rendrecompte qu’on ne le connaissait absolument pas.

En guise de réponse, Sawyer m’enlaça. Son tee-shirt bleu était doux et chaud contre ma joue. Je mesentis plus calme. Je me laissai aller contre lui.

— D’accord, glissa-t-il dans mon oreille sans vraiment me croire. Moi aussi.

35

Après

Sawyer a un sacré culot de se pointer ici pour dîner. C’est vrai, je suis presque impressionnée. Jevois mon père à deux doigts de lui envoyer son poing dans la figure. Mais si Sawyer l’a remarqué, iln’en laisse rien paraître. Il sourit sans cesse, raconte des histoires. Le parfait fils prodigue. Qu’est-cequi a pris à Lydia de l’inviter ? Est-ce si important pour elle de lui faire croire que nous formons unegrande et heureuse famille ? Cela fait peut-être partie de sa stratégie pour le convaincre de rester.

On se met à table, on installe le bébé, on sert, les verres, les assiettes, mon père récite lebénédicité. Ensuite, je n’écoute qu’à moitié la conversation. Lydia critique le dernier film de WoodyAllen. Soledad laisse échapper un rire cristallin. Leurs voix me parviennent de très, très loin.

— Ça va, Serena ? me demande Lydia. Tu es bien silencieuse.Elle me passe la corbeille à pain. Ses ongles courts sont vernis d’un magnifique rouge foncé.

Pendant un instant, je suis tentée de la lui envoyer dans la figure.— Tout va bien.J’ai murmuré. Je regarde mes genoux. Mes ongles sont rongés, presque jusqu’au sang.Les couverts tintent sur les assiettes. Nous mangeons. Je m’appuie sur le dossier de ma chaise. Je

me sens aussi prisonnière qu’aux premiers jours, lorsque je venais d’apprendre que j’étais enceinte.Si j’explosais, tout ce qu’ils trouveraient à dire, c’est : « Non, mais vous avez entendu ce bruit ? » Jen’existe pas.

Hannah non plus n’a pas faim. Elle tartine de riz le plateau de sa chaise haute, puis, les bras enl’air, s’agite et se met à faire sa grincheuse.

— Nan ! pleurniche-t-elle, têtue.Je ne parviens pas à la distraire. Elle repousse ma main quand je lui tends un morceau de pain

beurré.— Non, m’man.Je lui cherche des excuses :— Elle est fatiguée. Elle n’a pas fait la sieste aujourd’hui.Elle se met à pousser des hurlements. Je repense à notre escapade au centre commercial. « Non,

mon bébé, pas maintenant, s’il te plaît. »— Je peux la prendre, propose Lydia.À croire que c’est la chose la plus naturelle au monde, comme si elle consolait régulièrement mon

enfant depuis sa naissance. Alors que d’habitude elle nous ignore ou semble nous trouver gênantes.Comme quelqu’un qui parle avec un bout de salade coincé entre les dents. Je pose ma serviette sur latable pour me lever et elle se penche sur la chaise haute. Les mains parfaites de Lydia viennent seloger sous les bras grassouillets de ma fille.

— Laisse, je m’en occupe, dis-je en me levant en hâte.Le sang me monte au visage.Lydia détache Hannah.— Serena, ma chérie, c’est…

— Arrête !Elle stoppe net. Tout le monde se fige. La table entière est tout à coup silencieuse, à l’exception

des pleurs de ma fille.— Bon, d’accord, dit calmement Lydia.Elle lève les mains et va se rasseoir.Je suis un peu gênée, mais la colère l’emporte. Elle monte, lentement mais sûrement. Je tente de

m’expliquer :— Je suis désolée. C’est juste que… Mets-toi à ma place. Pourquoi ce soudain intérêt après tout

ce temps ?Lydia hausse un sourcil prudent.— Je ne comprends pas.— Reena, intervient mon père. Laisse tomber.— Non, Leo, proteste Lydia d’une voix glaciale. Si Serena a quelque chose à dire, nous devons

certainement la laisser parler.Je déverse enfin ce que j’ai sur le cœur :— Tu n’as jamais fait attention à moi ni à Hannah. Tu ne me parles pas. Personne d’ailleurs ne

m’adresse la parole. Peut-être que vous parlez de moi, peut-être même pas. Mais comment pourrais-je le savoir ? C’est le premier dimanche depuis la naissance d’Hannah où je suis invitée à resterdîner avec vous.

Je lance à Sawyer un regard d’animal pris au piège avant de conclure :— Mais merci quand même de m’avoir permis de réintégrer le club.— Reena, commence Sawyer.Je fais comme si je ne l’avais pas entendu et me tourne vers nos parents. Hannah pleure toujours.

Je suis sûrement en train de faire une grave erreur mais je me sens déjà plus maîtresse de moi que jene l’ai été depuis des années.

Je soulève ma fille de sa chaise haute et la fais sautiller à cheval sur ma hanche. Rien n’y fait. Vul’état dans lequel je suis, je ne parviendrai pas à la calmer.

— Je ne suis pas une idiote. J’ai déconné, mais je ne suis pas complètement débile. Ne croyez pasque je ne sais pas ce que vous pensez de moi. Vous me l’avez assez montré.

— Attends. Quoi ? s’écrie Sawyer en se tournant vers sa mère. Qu’est-ce que vous avez fait ?— Je n’ai pas…— Eh bien, Hannah est à nous deux, dis-je en promenant à la ronde un regard accusateur, visant

successivement Roger, mon père et Lydia. Elle est à moi et à Sawyer. On a couché ensemble. On n’estpas mariés. Je suis désolée. Je sais que ça vous choque tous. Mais ce n’est pas grave. Je n’en peuxplus de cette mascarade. J’en ai assez de me repentir. Ça a assez duré.

Je marque un temps de pause puis reprends :— Personne n’a organisé de fête pour moi avant la naissance d’Hannah.— Serena, gronde mon père. Calme-toi.Son visage est aussi sombre que ses tomates. Ses sourcils ne forment plus qu’un long trait fin.Je crie :— Je ne peux pas !Ma voix est sur le point de se briser. Non, je refuse de pleurer. Sinon, je vais passer pour une

folle, et personne ne me prendra au sérieux. Sauf que je ne peux pas me retenir. Je suis tellementfatiguée, je ne peux plus supporter tout ça : ma culpabilité, ma colère, ma solitude. Je suis à bout.C’est trop.

— Je suis désolée de t’avoir déçu, papa, et je suis désolée d’avoir amené la honte sur cettefamille, et que tu me détestes, et que tu penses que je ne suis qu’une sale pute répugnante.

Je sanglote maintenant, Hannah bien serrée dans mes bras.— Et peut-être que je le mérite, ou peut-être pas, mais je ne peux plus rien y faire maintenant.

J’aimerais que tu veuilles bien me pardonner. Comment peux-tu ne pas me pardonner ? Tu es monpère ! Je suis sérieuse ! Pourquoi n’as-tu pu m’aimer que quand j’étais une petite fille sage ?

Hannah pousse des hurlements, se débat, me tire les cheveux. Je suis incapable d’esquisser lemoindre geste pour l’apaiser.

Je me tourne alors vers Soledad. Son beau visage est flou et distordu à travers mes larmes.— Et toi ! « S’il te plaît, cette fois, réfléchis » ? dis-je en secouant la tête d’un air désespéré.

Vraiment ? Comme si je ne sais pas à quel point ça a été dur pour vous ? Comme si ça n’a pas étédifficile pour moi !

— Est-ce que quelqu’un peut me dire ce qui se passe ? s’écrie soudain Sawyer.Lui aussi est sur le point de perdre son sang-froid. Il se lève. Son attitude me rappelle l’époque où

on sortait ensemble. Ses yeux étincellent de colère.— Tu n’as qu’à leur demander ! lui dis-je.J’embarque mon bébé qui hurle de toutes ses forces et me dirige vers la porte.— Moi, c’est terminé !

— Reena ! m’appelle Sawyer. Reena, attends.Il attrape la portière juste avant que je la claque. Je fais une grimace.— J’ai failli t’arracher les doigts.— T’inquiète, j’ai de bons réflexes, réplique-t-il avec un sourire mais le regard inquiet.— Je n’ai pas oublié.Il bloque la portière.— Laisse-moi venir avec toi, d’accord ?Je secoue la tête et renifle. Mon visage est trempé de morve. Je ne suis pas très jolie à voir.— J’en ai pour un moment.— C’est pas grave.— Je vais me taper toute l’autoroute.— Ça m’est égal.J’ai l’impression qu’on me triture les entrailles. Comment en est-on arrivés là ? Je m’essuie les

joues et lui fais signe de monter.— Alors, monte.Cela fait déjà dix minutes qu’on est sur la 95. Nous n’avons pas échangé un mot. Quand Sawyer

parle enfin, sa voix est calme ; le calme après la tempête :— Personne ne t’a organisé une fête pour la naissance ?— Non. Mais c’était stupide de ma part de râler pour ça. C’est un mauvais exemple. C’est tout ce

que j’ai trouvé sur le moment.— Ce n’est pas stupide. Ça me dépasse.— Bon, eh bien, tu vois, je suis une énorme déception pour ma famille.Je me concentre sur la route. Je tente de reprendre mes esprits. C’est humiliant d’avoir perdu le

contrôle comme je l’ai fait. Ce n’est pas du tout mon style. Il faut que je me ressaisisse.Je précise :— Pour la tienne aussi.

Il prend un air dégoûté.— Je ne sais pas pourquoi je suis étonné. Je me doute qu’ils t’ont sorti toutes leurs inepties

catholiques. Les vierges et les prostituées et tout ce à quoi ils pouvaient penser pour te rabaisser. Cesont tous des sales hypocrites.

— Non, c’est pas vrai.— Tu as raison d’être en colère !— Je le suis, Sawyer !— Je sais, dit Sawyer en se passant une main tremblante dans les cheveux. Je suis désolé. C’est

juste que… plus j’y pense et plus je suis hors de moi.— C’est pour ça que j’essaie de ne pas y penser.— Tu mens.— Un peu, dis-je en haussant les épaules.— Et pourquoi tu t’es laissé faire ?— On n’a pas tous la possibilité de s’enfuir, dis-je.Je me rends compte que je suis allée trop loin.— Je suis désolée. Je ne voulais pas dire ça.Parfois, j’ai l’impression que ma relation avec Sawyer se résume à une liste de pardons

réciproques.— Si, c’est exactement ce que tu voulais dire, répond-il sans rancune.Je me sens vidée. Je lâche un petit rire nerveux.— Oui, c’est vrai. De toute façon, je n’avais nulle part où aller.— Tu aurais dû me le dire… quand je suis revenu.Je vérifie mon angle mort et je change de file.— C’est ta famille, Sawyer.— Oui, mais… Toi aussi, tu es ma famille.Il se penche pour ramasser le lapin en peluche qu’Hannah a laissé tomber. Elle lui fait un grand

sourire.Nous roulons pendant plus d’une heure. Nous parlons à peine. Sawyer chante tout bas. Je me sens

étrangement en paix avec lui et Hannah dans la voiture, comme si nous étions dans notre petite bulleclimatisée et que le monde extérieur ne pouvait plus nous atteindre. Je sais qu’il nous faudraredescendre sur terre à un moment ou à un autre. Je sais que ça ne durera pas. Mais Hannah s’estendormie, Sawyer est à côté de moi. Pendant un moment, cela fait du bien de faire semblant.

Je me gare dans l’allée. La femme de Cade, Stefanie, se précipite vers nous. Son visage en généralsi placide est livide. Elle a l’air très inquiète. Je retiens mon souffle. Elle n’était pas avec nous audîner. Une terreur glacée m’envahit. J’ouvre la portière. Mes pensées se bousculent. Le souvenir ducoup de téléphone la nuit de la mort d’Allie me revient brutalement.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? dis-je si fort que je réveille le bébé.Je défais maladroitement ma ceinture.— Stef.Stefanie relève les mains et les passe nerveusement dans ses cheveux blonds bouclés.— Reena, dit-elle avant que je puisse sortir de la voiture. Ton père.

36

Avant

Mlle Bowen n’était pas très contente que j’aie raté notre rendez-vous.— Cela ne te ressemble pas, Reena. Et ce n’est pas très respectueux envers moi, me réprimanda-t-

elle sur un ton plus froid que d’habitude.Elle portait ses lunettes ce jour-là, celles en écaille de tortue qui lui donnaient l’air encore plus

intelligent.— Je sais, lui dis-je, coupable. Je suis désolée.Quant à mon prof de littérature, il n’était vraiment pas commode. Comme je n’avais pas de mot du

médecin, il me réduisit ma note sur Tolstoï de deux lettres.J’eus la nausée en baissant les yeux sur ma copie qui affichait désormais un gros « C » rouge. Je

me jurai que cela ne se reproduirait pas et essayai de ne pas céder à une crise de panique dans lecouloir devant tout le monde. Je ne laisserais plus Sawyer me distraire des activités scolaires quiallaient me permettre de m’échapper bientôt à l’université.

Hélas, je ne tins pas longtemps parole. Une semaine plus tard, un soir où le restaurant battait sonplein, je me dirigeais vers la cuisine afin de chercher une autre corbeille de pain pour des touristesen manque de glucides quand Sawyer me saisit par le poignet et me traîna dans le bureau.

— Qu’est-ce…, commençai-je en ouvrant de grands yeux.Il m’embrassa contre la porte qu’il venait de refermer. Mon cœur s’emballa. Sawyer avait un goût

de chewing-gum et un arrière-goût de bière.— Tu passes une bonne soirée, mon chéri ? murmurai-je contre sa mâchoire si bien dessinée.Sawyer me fit un grand sourire, ses deux mains chaudes posées sur mes hanches. Il les avait

glissées sous mon chemisier – qui était bien rentré dans mon pantalon avant son arrivée.— Excellente, dit-il en m’embrassant une deuxième fois.Je fermai les yeux et me laissai aller. Je serrai et desserrai les mains sur sa chemise de travail bien

repassée. Sawyer embrassait divinement. Il avait posé une main sur ma nuque, le bout de ses doigtscaressant mes cheveux tandis qu’il promenait ses lèvres sur mon cou, là où ma peau était trèssensible. Il était en train de remonter lentement un de ses genoux entre les miens quand la portes’ouvrit brutalement derrière moi.

Je tombai en avant sur Sawyer avant de me retourner. Mon père nous jeta un regard noir, hors delui. Il ne desserra pas les lèvres.

— Heu…, dis-je.Je m’essuyai la bouche du dos de la main et regrettai aussitôt mon geste. Derrière moi, Sawyer se

racla la gorge :— On était juste…— Stop.Les joues de mon père étaient écarlates. Il ouvrit la bouche, puis la referma, comme si cela lui

demandait un effort surhumain de ne pas hurler, avec pour témoins Dieu, tout là-haut, et les soixante-quinze clients assis dans la salle à manger.

Il planta son regard dans celui de Sawyer et lâcha :— Toi, retourne derrière le bar avant que je te vire. Tout de suite !Sawyer, docile, hocha la tête, lissa sa chemise du plat de la main et sortit. Je m’apprêtai à le

suivre. Mon visage était encore plus rouge que celui de mon père. Mais il referma une main sur moncoude et le serra à me faire mal.

— Toi, dit-il d’une voix posée, reste là.— Leo…, tenta Sawyer.— Sawyer, je le jure devant Dieu : si tu ne sors pas, tu vas le regretter.Sawyer ne se le fit pas dire deux fois.Mon père claqua la porte derrière lui et se tourna vers moi :— Tu te moques de moi ?Il ne soutint mon regard qu’une fraction de seconde, comme s’il avait du mal à me regarder en face,

et passa derrière le bureau pour prendre un flacon d’aspirine dans un tiroir. Il avala deux cachetscomme ça, à sec.

— Je suis sérieux. Je ne sais plus comment m’y prendre avec toi ces derniers temps.— Papa, dis-je en gardant mon calme comme on m’avait appris à le faire devant des clients

mécontents. On était juste…— Vous étiez juste en train de faire quoi, Serena ? rétorqua-t-il en levant les mains au ciel.Le téléphone sonna sur le bureau. La sonnerie stridente fit vibrer nos tympans mais il fit comme

s’il ne l’entendait pas. Ses yeux descendirent sur mon chemisier à moitié défait.— En train de vous bécoter dans mon bureau ? Ça, je ne le tolérerai pas ! Jamais !Je tripotai les câbles de l’ordinateur qui dépassaient de la table. C’est vrai que venir nous

planquer dans son bureau, ce n’était pas brillant. Avec Sawyer, je perdais toute notion de bon sens.— Je suis désolée, dis-je aussi honnêtement que possible. C’était stupide de notre part.Je voulais vraiment qu’il se calme.— Oui, c’était stupide, dit-il en se frottant le front. Mais je ne veux plus t’entendre dire que tu es

désolée. J’en ai assez. Je t’ai traitée en adulte, Reena. Je t’ai fait confiance même quand c’était durpour moi. Je sais que tu passes une année difficile et je ne t’ai pas interdit de voir Sawyer jusque-là.Mais je le ferai si c’est la seule façon de te faire entendre raison.

Le soleil était en train de se coucher. Je voyais la lumière changer par la fenêtre, le bleu et leviolet envahissaient le ciel.

— Je m’inquiète pour toi, Reena. Tu comprends ? Plus que ça. Je suis terrifié.— Pourquoi ? demandai-je vivement. De quoi est-ce que tu t’inquiètes exactement ?Mon père me regarda comme si je n’étais qu’une enfant, comme si je ne connaissais absolument

rien à la vie.— Écoute-moi, dit-il lentement en me regardant en face pour la première fois. Je suis ton père. Et

j’ai peur que tu ne fasses une bêtise que je serais incapable de réparer.Je sentis un frisson parcourir ma colonne vertébrale. J’en avais assez des convictions religieuses

de mon père, de sa façon de me juger, de sa culpabilité toute chrétienne. Je n’étais pas unedélinquante, mais j’en avais marre d’être une gentille petite fille. Dans les moments comme ça, jen’avais qu’une envie : partir pour Northwestern, loin de son regard tyrannique. Mais ça voulait aussidire que je serais loin de Sawyer.

— Tu es une si jolie fille, continua mon père d’un ton presque suppliant. Et tu es brillante. Je necomprends pas pourquoi tu voudrais risquer de tout foutre en l’air pour…

— Mais je ne fous rien en l’air ! protestai-je en élevant dangereusement la voix. J’ai seize ans. J’aiun petit ami. C’est normal. Peut-être pas pour moi, mais pour les autres, c’est normal. Laisse-moivivre un peu ma vie, à la fin !

Mon père rit tout bas.— Mais Reena, dit-il doucement. C’est ce que je m’efforce de faire.Et sans me laisser le temps de riposter, il se dirigea vers son bureau pour prendre ce qu’il était

venu chercher.— Retourne à ton service, m’ordonna-t-il d’un ton presque absent. Et s’il te plaît, arrange ton

chemisier !

Je ne sais pas quand je me suis rendu compte que mon père n’était pas le seul à ne pas apprécier cequi se passait entre moi et Sawyer. Lydia nous regardait de travers.

— Ta mère pense que je suis une imbécile, lui dis-je.J’avais croisé Lydia sur le parking d’Antonia’s. Elle m’avait proposé de me raccompagner chez

moi, mais son offre ressemblait plus à un ordre qu’à autre chose. J’avais été obligée de lui expliquerqu’en fait j’avais rendez-vous avec son fils. Sawyer éclata de rire… comme si je plaisantais !

Je me confiai à Shelby pendant l’heure de trou qu’on avait en commun.— Cette femme est une brute, me dit-elle. Faut pas chercher plus loin.Je lui avouai que je me sentais mal à l’aise en présence de Lydia. Je l’avais vue faire pleurer un

commis de cuisine au sujet de « notre » sauce hollandaise. Elle m’avait interrogée sur le nouveauplanning du printemps mais j’étais si terrifiée que j’étais restée muette. Elle m’avait lancé un regardfroid et agacé avant de s’en aller.

— Il faut juste que tu lui tiennes tête. Comme si tu lançais un coup de poing au grand méchant dansla cour de récré.

Je ricanai et la surveillante de la salle me jeta un regard noir. Ses énormes lunettes glissèrent surson nez huileux. Je me replongeai dans l’article que je devais rédiger sur le prochain concert d’ungroupe de jazz. Puis je me tournai à nouveau vers Shelby :

— T’as envie que je donne un coup de poing à Lydia LeGrande ?— Oh que oui ! De tout mon cœur ! Rembarre-la, Reena. Elle ne saura pas comment réagir, dit

Shelby d’un ton rassurant en tirant affectueusement sur ma natte.

J’étais assise en tailleur sur mon lit. Mon ordinateur sur les genoux, un cahier à spirale à côté demoi, je bossais sur deux choses à la fois : mon article sur le groupe de jazz et ma lettre de motivationpour un stage avec le magazine en ligne South Florida Living. Mlle Bowen était persuadée que jepouvais l’obtenir – elle semblait avoir passé l’éponge sur mon absence injustifiée de l’autre jour.Tout à coup, j’entendis frapper à la fenêtre derrière moi. Je sursautai et mon cahier partit en volplané. Je me mis à genoux et me retournai, juste à temps pour voir passer un petit caillou blanc.

Le ventre noué je dégageai une mèche de cheveux de mon visage. Sawyer était en bas, dans l’allée.Il portait un tee-shirt de base-ball et avait une main dans ses cheveux hirsutes. Je soupirai. Commentne pas être amoureuse d’un garçon qui jetait des cailloux à votre fenêtre ?

J’ouvris. Un souffle d’air chaud et humide s’engouffra dans ma chambre. Le ciel était sombre. Degros nuages violets arrivaient de la côte et les palmiers commençaient déjà à ployer sous le vent. Çasentait la pluie.

— Qu’est-ce que tu fais ? soufflai-je.

Je jetai un bref coup d’œil vers la porte de ma chambre, restée ouverte. Dans le couloir, aucunsigne de Soledad ni de mon père. Après l’incident dans son bureau, je n’avais vraiment pas enviequ’il surprenne Sawyer à la maison au milieu de la nuit.

— Salut ! dit-il. Tu peux descendre ?— Quoi ? dis-je bêtement alors que je l’avais très bien entendu. OK. Oui. Une minute !J’enfilai un sweat-shirt sur mon débardeur et descendis l’escalier. La cuisine était obscure et

silencieuse. Seul le micro-ondes émettait de la lumière, et on entendait la machine à laver ronronner.J’ouvris la porte d’entrée. Sawyer se tenait devant moi sur le perron.

— Salut, dis-je prudemment.J’avais toujours peur qu’on nous surprenne. Il m’embrassa longuement sans pour autant entrer,

comme s’il attendait une invitation. Il sentait la terre fraîchement remuée. Il finit par pénétrer dans lacuisine.

— Désolé, dit-il en s’apercevant qu’il laissait derrière lui une traînée de boue.— C’est pas grave. Tu es venu en voiture ?Je ne voyais pas la Jeep.— Non. J’ai marché.— De chez toi ?Sawyer fit non la tête.— J’étais à une soirée.— Pourquoi ?— Pourquoi j’étais à une soirée ?— Pourquoi tu es venu à pied ?— Je voulais te voir.— T’as bu ? dis-je en plissant les yeux.— Un peu.— T’as fait que boire ?— Je peux dormir ici ? dit-il avec une grimace.Mon Dieu ! J’hésitai. C’était le plan le plus foireux de l’univers. Sawyer ne pouvait pas passer la

nuit dans mon lit. Je n’imaginais même pas à quel point mon père serait hors de lui s’il noussurprenait. Il m’ordonnerait de ne plus voir Sawyer ; et moi, qu’est-ce que je ferais après ça ? C’étaitmême complètement idiot de l’envisager. Une mission suicide. Et pourtant :

— Bien sûr, m’entendis-je répondre. Oui. Qu’est-ce qui se passe ?— Rien. Tu me manquais. Je suis bête. Tu devais dormir.— Je faisais mes devoirs.Je chassai une mèche de cheveux de son front. Il avait besoin d’aller chez le coiffeur.— Oh ! Si t’es occupée, je peux partir.Un éclair de déception se peignit sur son visage.Sa voix me faisait craquer : grave et profonde… un ronronnement de chat, une vague qui déferle au

loin… Il aurait pu me dire n’importe quoi, je l’aurais écouté.— T’en fais pas. Monte. Je finirai mon boulot demain matin.Tout en prononçant ces paroles, je fus saisie d’angoisse. Après mon entretien manqué avec

Mlle Bowen et ma note exécrable en littérature, je m’étais promis de ne plus me laisser aller – ce quej’étais précisément en train de faire. On était au printemps, les examens approchaient. Je ne pouvaispas me permettre de rater quoi que ce soit. Et malgré tout ça, je glissai ma main dans celle de Sawyerpour le rapprocher de moi.

— T’inquiète pas, viens.Il resta sur place, hésitant.— Je ne veux pas te causer de problèmes.— Tu ne causes de problèmes à personne.— Dis ça à mon père.— Qu’est-ce que ton père t’a dit ? Tu l’as vu quand ? rétorquai-je.Nous étions debout dans la cuisine. Les tasses à café étaient déjà méticuleusement alignées sur le

comptoir pour le petit déjeuner. Soledad n’allait jamais se coucher avant que tout soit à sa place.— Je suis passé chez moi chercher des trucs. Je devrais prendre une douche.— Sawyer. Qu’est-ce qu’il a dit ?Ses dents frôlèrent ma joue, tout près de mon oreille.— Tu devrais venir avec moi sous la douche.— Je suis déjà propre, répondis-je la gorge sèche.— Et alors ?— Alors si mon père te voit, il va te tuer.Sawyer pencha légèrement la tête sur le côté comme pour signifier que j’avais raison.— On se passera de la douche, alors.Je ris en tirant sur sa main fraîche et douce, l’entraînant hors de la cuisine, dans le couloir sombre.

Le vieil escalier grinça sous nos pas.— Chut, murmurai-je.J’avais le cœur qui battait à toute allure. Je l’agrippais à l’épaule pour qu’il s’immobilise. On

allait vraiment se faire prendre. J’attendis un moment. Je n’entendis rien.— Il faut que tu sois silencieux, Sawyer. Je rigole pas.— C’est pas moi, c’est ta maison, chuchota-t-il.Il glissa la main dans mon dos, sous mon tee-shirt. Même soûl, il avait des gestes sûrs, agiles et

gracieux. Je pensais à la forêt de Sherwood et à Robin des Bois.Ma chambre était à demi éclairée par ma lampe de chevet. Je restai proche de la porte et jetai un

regard circulaire, en essayant de visualiser ce qu’il voyait en entrant ici. Ma bibliothèque débordaitde livres, les murs étaient tapissés de photos. Cade et moi à la plage quand on était petits. Shelby surles gradins du stade de l’école. Il y en avait une de ma mère quand elle était enceinte de moi, grossecomme une baleine, la tête renversée en arrière, morte de rire. À côté de ça, un poster de la Seine ennoir et blanc.

— Hé, dit Sawyer en poussant un soupir d’aise lorsqu’il s’assit au bord de mon matelas. Ton lit estchaud.

— J’étais assise dessus.Je verrouillai ma porte, au cas où, puis traversai la pièce et m’agenouillai en face de lui. Il portait

plein de bracelets et de colliers en chanvre et en cuir, un vrai gitan.— Tu es sûr que ça va ? lui demandai-je.— Oui. Je suis désolé. J’aurais dû te laisser dormir.— Je te l’ai déjà dit : je ne dormais pas. Allonge-toi, dis-je en grimpant près de lui.Je l’écoutai respirer un moment, attendant que son souffle se fasse plus régulier, tout en gardant une

oreille tendue vers le couloir. C’était sûr, il n’avait pas seulement bu de l’alcool.Je me rapprochai de lui et passai une jambe par-dessus la sienne. Je calai mon menton dans le

creux de son épaule. La fine peau de son cou était chaude contre ma joue. D’où venait-il ? Avec qui

avait-il été ? S’amusait-il plus quand je n’étais pas avec lui ? On aurait dit qu’il pouvait setransformer et devenir quelqu’un d’autre à sa guise.

« Nous nous trompions sur son compte », avait dit Allie tandis que la lumière crue du jardin faisaitbriller ses cheveux blonds ce soir-là, le dernier jour de notre amitié. J’aurais voulu lui parleraujourd’hui. « Était-il comme ça avec toi ? » lui aurais-je alors demandé. Nous aurions été toutes lesdeux assises au portique pour lequel on était bien trop grandes, tandis que sa mère aurait préparé desmuffins aux graines de lin dans la cuisine.

— Est-ce que tu penses à Allie des fois ?Sawyer se referma soudain sur lui-même. Puis il cligna des yeux et revint lentement à moi.— Quoi ?— Tu m’as très bien entendue.— Peut-être pas.— Moi je pense que oui.— Je sais pas, Reena. J’ai pas envie d’en parler, grogna-t-il en plongeant ses épaules sous mes

coussins.— Pourquoi pas ? demandai-je.Je me redressai sur un coude pour mieux le regarder, les muscles de ses épaules, ses poignets

noueux. Sa peau était pâle. Un peu brillante.Il secoua la tête, têtu :— S’il te plaît.— S’il te plaît, quoi ? repris-je en fronçant les sourcils. Je ne fais que te demander…— Reena, dit-il comme si je l’embêtais, comme s’il regrettait tout à coup d’être venu. Écoute, je

peux partir si tu veux. Mais je ne veux pas parler de ça.— Très bien.Et je me laissai retomber sur le dos, les yeux au plafond. Je me sentais mal, gênée, bizarre.— Tu me détesteras si je t’en parle, dit-il.Je me redressai.— Comment ça ?Sawyer haussa les épaules, indolent.— C’est un fait, c’est tout.— Je ne pourrai jamais te détester, protestai-je, même si une part de moi se disait que ce n’était

peut-être pas tout à fait certain. On va bien devoir en parler un jour, non ?— Pourquoi ?Comment répondre à cette question ? Elle était directe, simple. Je repensai au menton parfait

d’Allie et à ses pieds de clown ; aux heures que nous passions au rayon DVD de la bibliothèque àchoisir les films que nous allions regarder, à la façon dont elle déclenchait chez moi un fou rire avecune simple grimace.

« Parce qu’elle me manque. Terriblement. »Je n’insistai pas. Peut-être avais-je peur de ce qu’il me dirait : une fois prononcés, certains mots

restent à jamais gravés. Comme si ce qui existait entre nous était aussi précieux et fragile que lecristal, et que je devais en prendre soin, le protéger à tout prix.

Assise sur le lit, je passai mes bras autour de mes genoux et lui demandai :— Dis-moi une chose qui t’intéresse en particulier. Pas un truc évident. Tu ne peux pas répondre

par « la guitare ».

Sawyer se détendit tout de suite. Il coinça un bras sous sa tête. En un instant, tout était redevenucomme avant.

— Est-ce que je peux dire « les filles » ? me taquina-t-il.— Non !— Est-ce que je peux dire « une fille en particulier » ?— J’ai dit « pas de filles » !— Bon, d’accord, dit-il en se tournant tout entier vers moi. Bah, si je peux pas dire « la guitare »

ou « les filles », alors il me reste… la météo.— Hein ?— La météo, répéta-t-il en haussant les épaules.— Comment ça ?— Je ne veux pas juste dire le temps qu’il fait. Je veux parler de comment ça marche. L’énergie,

les nuages, tout ça. Je m’y connais, tu sais. Quand j’étais petit, je voulais être météorologiste.— Non ! Je ne te crois pas !— Mais si.— Tu arrives toujours à me surprendre.— C’est ce qu’on dit.Je passai un bras au-dessus de lui pour éteindre la lumière.— Parle-moi des nuages.

37

Après

Je n’avais pas remis les pieds dans un hôpital depuis la naissance d’Hannah. Il lui a fallu vingt etune heures pour arriver, à ma petite fille. Et j’ai passé ce temps-là à mordre dans de la glace pilée, àpousser des jurons. J’insultais Dieu et la terre entière en contemplant les murs jaunes de la maternité.J’ai pleuré aussi, un peu.

La fois d’avant, c’était la nuit où Allie était morte.— Pourquoi tu n’avais pas ton portable avec toi ? peste Cade. Je t’ai appelée des milliers de fois.Il a l’air débraillé. Il fait les cent pas dans la salle d’attente.— Stef nous a accueillis à la maison, dis-je sans savoir où j’en suis. Qu’est-ce qui se passe ?

Comment va-t-il ?Je tends Hannah à Sawyer, qui a déjà les bras tendus vers elle.— Il est au bloc. Crise cardiaque.— Je sais, rétorquai-je d’un ton sec. Stef m’a dit. Quoi d’autre ?— Il l’ont emmené il y a quelques minutes. Ils lui font un triple pontage.— C’est dangereux ?— Pas plus qu’une crise cardiaque, rétorque mon frère, en colère.— Tu n’as pas besoin d’être méchant.— Tu aurais dû avoir ton téléphone, répète-t-il.— Je suis partie précipitamment. J’ai pas été sympa avec lui pendant le dîner avec Roger et Lydia.

On s’est disputés.J’ai du mal à parler. Mon sang se glace au souvenir de la scène que j’ai faite. Je n’arrive pas à

croire que j’aie parlé sur ce ton à mon père, à mon père cardiaque… J’ai l’impression de revivre uncauchemar. Il ne faut pas que je laisse mes pensées prendre ce chemin… Allie et moi n’avions jamaispu nous réconcilier avant qu’elle…

— Bon Dieu, Reena, dit Cade. Roger et Lydia sont là. Ils sont partis chercher un café.Il jette un coup d’œil derrière lui. Assise sur une chaise en plastique, Soledad est figée, telle une

Sainte Vierge. Son chemisier est tout chiffonné. On dirait qu’elle est morte. Je m’assieds à côté d’elleet fouille dans son sac pour trouver son chapelet. Sans me regarder, elle l’enroule autour de sonpoignet.

Je regarde autour de moi. Sawyer est debout près de la porte, le bébé dans les bras, devant uneaquarelle immonde. Il est en train de lui expliquer ce qu’elle représente.

— … l’océan, l’entends-je dire. Mais on n’ira pas nager aujourd’hui.Les murs beige-taupe sont peints à l’éponge et le linoléum est gris tacheté de noir, comme un

tableau de Pollock. La machine à soda émet une faible lumière et bourdonne. Un jeune homme, lamain enveloppée dans une serviette, est assis à côté d’une femme portant un dos-nu. Elle a l’air des’ennuyer ferme et joue sur son téléphone. À part nous, il n’y a personne d’autre. Un jour creux pourles urgences, j’imagine.

Je croise les jambes. Je les décroise. Il fait désagréablement froid ici. On se dirait au pôle Nord.Ou dans un supermarché à 2 heures du matin. Je repense au jour où Sawyer est arrivé. Je repense à lanuit où Allie est morte. La réceptionniste est en train de lire un numéro de Glamour. J’ai la gorgeserrée.

Cade m’a dit une fois que, le jour où notre mère est morte, papa s’est assis au piano dans notremaison, toutes lumières éteintes, jusqu’à ce que l’aube dessine sa lueur orangée derrière lui. Il a faitdes gammes, joué du Mozart et du Billy Joel. Tous les morceaux qui lui venaient à l’esprit, et desmélodies qu’il inventait et dont personne ne put se souvenir le matin venu, pas même notre père.

Je n’ai aucun moyen de vérifier la véracité de cette légende. Dieu sait que mon frère aime raconterdes histoires, et il ne manque jamais d’imagination. Mais j’ai toujours cru à celle-là, aveuglément. Jeme joue souvent la scène dans ma tête : mon père, le visage en deuil, courbé sur le piano, ses doigtsvolant sur les touches noires et blanches. L’image est si nette que pendant longtemps, j’ai cru quec’était un véritable souvenir.

Avec le recul, je me rends compte que j’ai sans doute extrapolé. Combien de fois en effet,réveillée la nuit par un cauchemar, je suis descendue pieds nus et à moitié endormie pour le trouverassis devant notre Steinway près de la fenêtre ? Je m’asseyais sur une marche et je l’écoutais. Samusique guérissait sa petite fille de tous les maux, elle la libérait.

— Reena.Je lève la tête et je me rends compte que cela fait un moment que Sawyer répète mon nom. Lui,

Cade et Stef (qui nous a suivis avec sa voiture) me dévisagent. Je m’aperçois que je suis en train debattre la mesure avec mon pied.

— Quoi ? dis-je sur la défensive.— Je vais aller changer Hannah, m’informe Sawyer.Je pouffe de rire. Je lui lance, plus méchamment que voulu :— Tu sais comment changer une couche ?— Je me débrouillerai, m’assure Sawyer en me gratifiant d’un bref sourire.Nous attendons. Ce qu’on ne vous dit pas à propos des hôpitaux, ce qui n’est jamais montré dans

les séries télé mettant en scène des médecins impeccables qui sauvent la vie des malades, c’estcombien il faut s’armer de patience. Roger et Lydia reviennent les mains chargées de cafés glacés. Jeles remercie et en prends un. Stef va chercher à manger à la cafétéria. Sawyer promène Hannah.J’entends Soledad murmurer en espagnol :

— Dios te salve, Maria…Lorsque la réceptionniste en a terminé avec Glamour, elle laisse le magazine retomber sur le

comptoir. Je vais le chercher et tourne les pages pour voir ce que portent les filles plus riches, plusminces et dont les pères sont en bonne santé. J’entends le tic-tac régulier de l’horloge.

Plusieurs heures s’écoulent. Il est presque minuit lorsqu’un médecin fatigué et débraillé, à lunettesaux montures invisibles, vient nous annoncer qu’il y a eu des complications. Il ne peut rien nous direde plus. Mon père est toujours sur la table d’opération, entouré de machines, des mains froidesd’inconnus plongées dans sa cage thoracique. Il y restera sans doute jusqu’au matin… Nous devrionstous rentrer chez nous, nous conseille-t-il.

— Je reste, décrète Cade en secouant la tête. Tu devrais y aller, Stef. Toi aussi, Reena.— Si tu restes, moi aussi, dis-je dans un frisson.Il lève un sourcil :— Et Hannah ?Il peut être autoritaire parfois, mon frère, mais il a le sens pratique.

Je lance un regard à Sawyer. Suis-je assez désespérée pour la laisser avec lui ? J’essaie de penserà toute vitesse. À cet instant, Soledad se lève de sa chaise, reconnectée, comme si quelqu’un venaitde la brancher sur une prise de courant. Elle est à nouveau avec nous et prend les choses en main.

— Ne sois pas têtue, Reena, me dit-elle. Ramène le bébé à la maison.— Je peux la ramener, propose Sawyer.— Ne parle pas comme si j’étais pas là, lui dis-je d’un ton sec.Il hausse les épaules, innocent.— Je sais.— Allez-y, dit Soledad. Je t’aime, Reena. Va coucher ta fille.Aucune journée ne devrait être aussi lourde.Elle me serre bien fort contre elle et me chuchote à l’oreille :— Reena, prie pour lui.

Je me gare dans l’allée de la maison et claque la portière. Le carillon s’agite sous le porche. Dansles arbres, les criquets et les cigales se frottent paresseusement les pattes ou les ailes.

— Quel boucan ! murmure Sawyer à Hannah en la sortant de la voiture.Nous avons fait le chemin en silence. En général, quand je suis avec Sawyer, il y a de la musique

dans la voiture.Il m’accompagne jusqu’à la porte. Je cherche mes clés dans le sac à langer, je le sens qui hésite.

Hannah est réveillée maintenant. Elle babille fort. J’ouvre la porte. Sawyer me la tend. Un père et safille. Je pense au mien, à mon père…

Sawyer reste planté sur le pas de la porte, les mains dans les poches.— Comment tu te sens ? me lance-t-il.Je hausse péniblement les épaules. Hannah et le sac m’encombrent, mais surtout je suis épuisée,

j’ai l’impression de peser une tonne.— Ça va. Fatiguée.Sawyer n’a pas l’air satisfait. Il ne bouge pas.— Et… ?Je n’arrive pas à trouver les mots.— Je ne sais pas. Je perds un peu la tête, je crois.À présent, je suis sur le point d’éclater de rire.On demande tous les deux en même temps :— Tu veux que je reste ?— Tu veux rester ?Qu’est-ce qui m’a pris de l’inviter ? Car si je n’ai pas envie d’entrer seule dans cette maison, je ne

suis pas sûre de vouloir Sawyer avec moi. Je m’empresse d’ajouter :— Ça va aller, je pense…— Je peux dormir sur le canapé, m’interrompt Sawyer.Je bafouille.— Non, heu… oui. D’accord. Bien sûr.Ma réponse n’est pas très claire, mais Sawyer déclare :— D’accord… alors, je reste.— D’accord.Je fais claquer la porte moustiquaire derrière nous et lâche le sac à langer au pied de l’escalier,

sans cérémonie. Je fonce éteindre la climatisation. J’ai eu ma dose pour la soirée !

Hannah sur la hanche, j’ouvre grand toutes les fenêtres. Je suis devenue experte en la matière : jepeux tout faire d’une main.

— Tu veux de l’aide ? me demande-t-il en me suivant dans le salon.— On ne peut pas respirer, ici.C’est vrai, mon cerveau manque d’oxygène…— Allons coucher la petite, suggère Sawyer.Il a raison. Je change Hannah et la mets dans son petit lit sans dire un mot. Elle se rendort en un

clin d’œil.— Elle est K.-O., commente Sawyer en se passant la main dans les cheveux.Je m’écroule dans le fauteuil à bascule. Il ajoute :— Va te mettre en pyjama. Tu as faim ?J’ai sûrement une sale tête, mais je m’en fiche complètement. Je prends la main qu’il me tend pour

me relever.— J’ai mangé trois paquets de M&M’s dans la salle d’attente.— Je sais. Je t’ai vue. Un sacré appétit…, ironise-t-il. Tu veux un vrai repas, quand même ?Il tire la porte de la chambre et la laisse entrouverte de façon qu’un mince rayon de lumière

pénètre et éclaire la moquette grise.— Oui, peut-être. Je sais pas.— Bon. Puisque tu as l’air si décidée, je vais voir ce qu’il y a dans le frigo. En attendant, va te

déshabiller.— C’est ça !Je me rends dans ma chambre à tâtons. Je me change et refais ma natte en vitesse. Le temps que je

descende, Sawyer a réchauffé les restes du dîner de tout à l’heure. Stef a dû ranger pendant qu’ellenous attendait. Il y a plusieurs Tupperware soigneusement empilés sur le comptoir. Sawyer a alluméla petite radio de Soledad et l’a réglée sur la station de l’université : Billie Holiday chante « MyMan » de sa voix grave.

— Tu veux te bourrer la gueule ? demande-t-il en sortant la tête du frigo.Il a une bouteille de vin blanc à la main.Je hausse les sourcils :— Je croyais que tu ne buvais plus.— Oui, mais toi, tu peux.— Non merci, dis-je en m’asseyant sur le comptoir pendant qu’il range la bouteille. Est-ce que t’as

suivi un programme ?— Hein ?— Pour arrêter de boire.— Oh ! Non. J’ai juste arrêté.— Ah bon.— Je suis pas un alcoolique. C’est juste que j’ai déconné. La drogue par contre, j’ai eu besoin

d’un peu d’aide. Quoi ?Je le fixe, incrédule. Il plante sa fourchette dans un Tupperware et avale une bouchée de riz.— Je suis allé en désintox pendant genre un mois, à Tucson.Je cligne des yeux.— Avant ou après la ferme ?— Avant, dit-il, amusé. C’est si dur à croire que ça ?— Que t’es allé en désintox ? Un peu…

Sawyer hausse les épaules.— N’en parle pas trop autour de toi, d’accord ? Je veux pas que les gens pensent que je ne suis

plus dans le coup. Mais ça m’a fait du bien. J’étais pas mal défoncé quand je suis parti d’ici, tu sais.Il sourit en se tournant vers la fenêtre et le jardin plongé dans l’ombre.Sans blague. Je repense au sachet de pilules dans la chaussure de Sawyer cette première nuit

passée avec lui, je repense à Animal et à Lauren Werner et à cette maison qui tombait en ruine, jerepense à mon chagrin de l’avoir perdu, à cette douleur lente et déroutante qui me taraudait alors queje me demandais si j’avais jamais vraiment été avec lui.

— Ouais, dis-je. Je me souviens.On se tait pendant une minute.— Est-ce que tes parents savent ? dis-je enfin.Ma voix résonne étrangement.— Non.Il a retiré sa cravate, déboutonné son col et remonté les manches de sa chemise jusqu’aux coudes.— Personne ne sait. Enfin, dit-il, à part toi.Encore un silence.— Tu aurais dû m’en parler.— Vraiment ?Il me regarde d’un air interrogateur.— Oui, dis-je avec un sourire. Je t’aurais peut-être moins détesté.Sawyer me rend mon sourire :— J’en doute.— Peut-être pas, dis-je en prenant une bouchée. Mais ça n’a pas dû être facile.— C’est sûr, c’était pas une partie de plaisir. Heureusement, ils avaient une machine à Slurpee

disponible à toute heure.Ha ha ha. Je fronce le nez. Je me sens un peu gênée, je ne sais pas pourquoi. Il y a encore tant de

choses que j’ignore de lui.— Tout s’éclaire. C’est moins cher que l’alcool.— Moins cher qu’un tas de trucs.Même si nous nous taisons pendant un long moment, je suis contente qu’il soit là. Je me sens plus

détendue. Mon cœur bat au rythme lent de la mélodie mélancolique que diffuse la radio. Mon cœur…Soudain, je panique. Le cœur de mon père sur la table d’opération… Par ma faute… J’ai humilié mafamille. Je suis en dessous de tout.

— Arrête, me dit Sawyer.Je cligne des yeux.— Arrête quoi ?— C’est pas toi qui as provoqué la crise cardiaque de ton père.— Quoi ?Décidément, il lit dans mes pensées !— C’est bien ça que tu penses, n’est-ce pas ? Tu t’en veux de t’être défendue, pour une fois dans ta

vie.J’envisage de lui mentir. Mais ça n’en vaut pas la peine.— Entre autres.— Alors arrête. Écoute. Tu sais que j’aime ton père autant que le mien. Je sais qu’il me déteste en

ce moment, mais il m’a toujours bien traité quand j’étais petit, et je ne lui en veux pas. Mais je le

connais. Et je sais combien ça a dû être dur pour toi. Et tout ce que tu lui as dit ce soir… Il le méritaitamplement.

— Peut-être— Non, pas peut-être. Sûrement.Il s’avance vers moi, envahit mon espace. Je retiens mon souffle.Il se penche. Oui, il se penche. Si près que je vois les flocons d’ambre dans ses yeux verts. Je

saute de mon perchoir. Pas besoin d’en rajouter une couche, la journée a été assez mouvementéecomme ça.

— Je crois que je vais aller me coucher. Tu veux que j’installe le canapé pour toi ?Par sécurité, je mets entre lui et moi un bon mètre de carrelage.Sawyer se rembrunit.— Je vais me débrouiller.— Bien.Nous rangeons nos assiettes dans la machine. J’essuie le comptoir rapidement. Le clair de lune

entre par la fenêtre, pâle et argenté.

38

Avant

Peu après sa visite nocturne clandestine, Sawyer commença à m’emmener à des soirées dans desbanlieues d’Hollywood où des foules se pressaient dans des pavillons de location loin de la côte,des tonnes de Bud Light dans le frigo.

— On reste juste une minute, promettait-il toujours.Sa minute avait le chic pour se transformer en heure. Au début, il me tenait par la main, me

présentait un ami d’Animal ou une fille qui venait de terminer le lycée. Puis il disparaissait en mejurant de revenir tout de suite :

« Juste une petite affaire à régler avec un mec. Sauf si tu veux… »Il me laissait libre de compléter la phrase : sauf si je voulais enfin me détendre, lâcher prise et être

comme tout le monde. Retirer mon armure. Le rendre heureux. « Sauf si tu veux… »Mais moi je ne voulais pas. C’était bien là le problème. Alors je m’asseyais sur un comptoir de

cuisine, un verre de bière tiède à la main et je regardais défiler les minutes sur l’horloge du micro-ondes en espérant que personne ne m’adresserait la parole et en me répétant que je préférerais êtrechez moi à regarder la télé avec Soledad. Ma belle-mère croyait aux dîners entre amis, aux barbecuesde fin d’après-midi, aux fêtes auxquelles il fallait être formellement invité, aux fleurs dans les vases.« Reena, ma chérie, aurait-elle dit si elle avait su comment je passais mon temps, ces soirées ne sontpas pour toi, tu vaux mieux que ça. »

Je n’aimais pas penser à Soledad quand j’étais dans ces cuisines. À vrai dire, je n’aimais paspenser à grand-chose. Alors j’inventais des jeux. Compter les gens bourrés, par exemple. Faire laliste des activités que j’aimerais avoir au lieu d’être là. Une fois, j’ai apporté un bouquin et je mesuis planquée dans le garde-manger pour le lire.

Sawyer revenait au bout d’un moment, l’air ailleurs, calme, apaisé. Il avait toujours l’air contentde me voir, mais mon humeur à moi variait : parfois j’étais si soulagée que je lui sautais dessus avantmême qu’on soit arrivés chez lui. D’autres fois, j’étais fatiguée et énervée.

Ce soir-là, Sawyer revint à moitié endormi et complètement parti. Et moi ? Moi, j’étais prête à letuer.

Perchée sur le plan de travail à côté de l’évier, je balançais mes pieds contre les placards enécoutant les bruits de la fête, indifférente aux gens qui allaient et venaient. Par mégarde j’avais poséla main sur quelque chose de collant, et j’étais en train de m’essuyer sur mon jean lorsque Laurenouvrit la porte et entra comme une tornade. Elle portait un débardeur bleu dans lequel elle flottait etune paire de bottes de cow-boy que j’avais vues dans un magazine. Elle arborait un grand sourire.

— Salut Serena ! hurla-t-elle.Comme si elle m’avait donné une gifle, j’eus un mouvement de recul et baissai les yeux sur le

gobelet que j’avais à la main.— T’en es encore à ta première bière ? me lança-t-elle.J’esquissai un sourire tant bien que mal :— Ouaip.

— Bien, bien. C’est bien, tu es sage. Je peux te poser une question ?Elle se hissa à côté de moi et me donna un petit coup d’épaule affectueux comme si on était amies

depuis longtemps.— Est-ce que c’est vrai que ta famille est super pratiquante ? Et que c’est pour ça que tu sais pas

t’amuser ?— Je sais pas si elle est super pratiquante, commençai-je en me demandant ce que Sawyer avait

bien pu lui raconter.Mais Lauren continua.— C’est cool. Je voudrais pas être indiscrète. C’est juste que je me suis toujours dit que le

catholicisme était une de ces religions où les femmes sont soit frigides, soit de vraies tigresses, tuvois ce que je veux dire ?

Lauren éclata de rire avant de m’assener le coup final :— En tout cas, je viens de voir ton copain dans le salon. Il est complètement défoncé.Elle posa un doigt sur son nez et renifla avec des airs de princesse :— Bonne chance pour le ramener ce soir.Je fermai les yeux. Ce n’était pas comme si j’ignorais ce que Sawyer faisait avec les pilules qu’il

avait de plus en plus souvent sur lui. « L’OxyContin, s’il est écrasé, produira un effet d’euphoriesemblable à celui de l’héroïne. » Merci Wikipedia. Mais l’entendre de la bouche de Lauren, commesi c’était une plaisanterie entre elle et lui…

Je n’avais plus qu’une envie : nous sortir tous les deux d’ici, appuyer sur l’accélérateur et réfléchirensuite. Je me souvins soudain de soirées passées chez Antonia’s, lorsque j’avais douze ou treize ans,assise sur une banquette à côté de la porte, à boire du café et à bouquiner pendant que mon père,Roger et Finch s’occupaient de la fermeture. J’eus soudain besoin de voir mon père… L’horloge dumicro-ondes n’indiquait pas encore minuit, et je me disais qu’ils devaient tous être au restaurant. Enattendant, il fallait me débarrasser de ce crampon de Lauren. Mais j’étais trop bête et trop lente pourréagir, elle s’accrochait :

— Tu sais, continua Lauren d’une voix embrumée par l’alcool, Sawyer venait à des soirées ici toutle temps quand on était ensemble.

« Non ! »Il m’avait dit que non. Il m’avait affirmé que lui et Lauren n’avaient jamais été ensemble. Mais je

m’en étais quand même douté… sinon, pourquoi aurais-je posé la question ?— C’est vrai ?Elle était un peu soûle mais encore lucide.— Désolée. Ça te gêne de parler de ça ?— De quoi ? Non, non, vas-y.— C’était rien. On était gosses. C’était au lycée. On était tout le temps bourrés et on avait genre

seize ans. On était vraiment pas très nets. On devait être plutôt drôles à voir.« Ha ha ha, très drôle en effet. Tu devrais monter un spectacle vraiment, c’est hilarant. » J’agrippai

le bord du comptoir. J’avais la nausée. Il fallait que je sorte d’ici.Le téléphone de Lauren sonna, elle le sortit de sa poche arrière et faillit le faire tomber à deux

reprises.— Oh, il faut que je réponde, dit-elle joyeusement en voyant le numéro s’afficher.Elle se dirigea vers la porte en titubant et croisa Sawyer, qui entrait sans se presser.— On peut partir maintenant ? demandai-je brusquement.Sawyer fronça les sourcils et se coula entre mes genoux.

— Bien sûr, dit-il mollement en faisant un signe de tête vers la porte. Ton amie s’en va.— Oui, c’est ça. Tu sais, on s’est confié beaucoup de choses pendant que tu étais occupé ailleurs,

déclarai-je en descendant du comptoir et en attrapant mon sac. Je lui ai annoncé que j’allais aller àl’université, et elle m’a raconté qu’elle se prostituait pour s’acheter de la drogue.

— Eh ben dis donc, répondit-il en me suivant dehors. Ce sont des accusations sérieuses venant dela part d’une fille aussi bien intentionnée que toi. C’est pas une pute, tu sais.

— Je sais. C’est la Sainte Vierge !On était en plein mois d’avril et il avait plu. L’herbe était glissante et poisseuse.— T’as qu’à dormir dans son lit si tu l’aimes tant que ça. Oh, j’oubliais…— Non, mais qu’est-ce qui te prend ? demanda Sawyer en fronçant les sourcils.— La faute, cher Brutus, n’est pas dans les étoiles, mais en nous-mêmes. Passe-moi les clés.— C’est du Shakespeare ?— Quoi ? « Passe-moi les clés » ? Non, j’ai trouvé ça toute seule.Je sentais que mes paroles étaient aussi tranchantes qu’une lame. Comme si moi aussi je m’étais

droguée.— Tu brilles d’intelligence.— Donne-les-moi.— Quoi ? Non, dit Sawyer en ouvrant pour moi la portière passager. Je peux conduire.— Tu te fous de ma gueule ? Donne-moi les clés ou j’appelle un taxi.— Sérieux ? soupira-t-il, en levant les yeux au ciel. D’accord. Tiens. Tu sais, Reena, ça ne te

tuerait pas de te détendre de temps en temps.J’attachai ma ceinture avant de répondre :— Et le meilleur moyen de le faire, c’est de te laisser nous tuer dans un accident ? Arrête, Sawyer.— Mais c’est quoi ton problème, ce soir ?— Ils ont donné de la bière au chien.Je sortis de l’allée et m’engageai sur la route, j’allumai brutalement la radio. J’étais tellement en

colère contre nous deux que je voulais que la musique couvre nos voix.— T’as vu ça ? Ils lui ont mis de la bière dans son bol d’eau. Ils trouvaient ça très drôle.— Ils lui ont pas fait de mal, dit Sawyer en riant comme si je plaisantais. De tout ce qui s’est passé

à cette fête, c’est ça qui te tracasse ? Le chien ?— Non. Ce qui m’a fait chier, c’est Lauren la pétasse qui, pendant que tu te défonces, me raconte

ses exploits sexuels dans la cuisine d’une maison où je n’ai jamais mis les pieds. Mais le chien, jedois dire, c’est la goutte qui a fait déborder le vase. Au moins vous autres, vous vous foutez en l’airvolontairement. Le pauvre chien n’a rien demandé.

— Est-ce que c’est une métaphore ?— Ça te plairait ?Sawyer posa son coude sur la portière et se frotta le front. Il se conduisait comme si j’étais une

enfant qui faisait sa crise.— Est-ce qu’on peut ne pas parler de ça maintenant ?— Pourquoi ? répliquai-je d’un ton sec. Ça va te faire redescendre ?— Est-ce que c’est de ça qu’on parle ?— Non, on parle de toi qui me mens, qui m’annonces que tu n’as jamais couché avec une fille alors

que c’est faux.Il resta silencieux un moment et se renfonça dans son siège.— Bon Dieu ! Avec Lauren ? C’est ça qu’elle t’a dit ?

— Entre autres.Je m’étais plus ou moins attendue à ce qu’il nie tout, mais il se contenta de hausser les épaules.— C’était bien avant toi. Avant Allie, même. Ce n’était pas important.— Je te l’ai demandé de but en blanc, et tu m’as menti !— T’as dit que ça te gênerait si j’avais couché avec elle. Tu m’as pratiquement supplié de te

mentir.— C’est faux ! dis-je en tournant brutalement sur Commercial Avenue. J’ai été franche avec toi. Je

m’attendais à la même chose de ta part.— Reena, mon cœur, tu ne veux pas que je sois franc avec toi.— Et qu’est-ce que ça veut dire ?— Ça veut dire…, commença-t-il. L’idée que tu te fais de qui je suis ne correspond pas à la

réalité. Et quand je ne me comporte pas comme tu penses que Sawyer LeGrande devrait secomporter, tu te mets en colère. Comme si je ne récitais pas assez bien mon texte.

— D’abord, c’est pas vrai. En plus, je t’ai jamais demandé de jouer la comédie. Je crois plutôtque c’est toi qui as un scénario dans ta tête détaillant les actions de Sawyer LeGrande. Comme s’ilfallait que tu sois toujours le mec le plus cool. Eh bien, tu te trompes. Tu es humain, rien de plus.

— Je… Je te disais ce que tu voulais entendre.Je repensai à Allie pour la cent millième fois. « Si t’es pas capable de venir picoler chez moi avec

Lauren Werner… » Cette phrase me revenait sans cesse, comme un mantra. Je me sentais souillée deme trouver là, dans sa Jeep, avec lui. Je ravalai la boule qui s’était formée dans ma gorge. J’auraisvoulu disparaître une bonne fois pour toutes.

— Est-ce qu’elle te plaît toujours ?— Reena, dit Sawyer avec un rire incrédule. C’est pour ça que tu la détestes autant ? Parce que tu

crois que j’ai un faible pour elle ?— Non, c’est pour ça que je te déteste, toi. Je la déteste pour bien d’autres raisons.Je l’avais blessé. Ses yeux se plissèrent comme si je venais de lui donner un coup.— Ne dis pas que tu me détestes. C’est pas gentil.— Mentir aussi.Je freinai brutalement en arrivant devant chez lui.— Va te coucher, Sawyer. Je te ramènerai la Jeep demain.— Si c’est ça que tu veux.Il descendit et un instant je crus qu’il allait rentrer dans la maison sans me dire au revoir. Mais il

fit le tour de la Jeep.— Embrasse-moi.De près, il avait l’air mal en point. Pâle, le teint cireux, les yeux brillants comme l’autre jour dans

la chambre. Il sentait la même odeur que celle qu’on respire dans les bars. Je plantai un baiser surses lèvres, rapide, aseptisé. Sawyer fit la grimace.

— Sérieux ? Tu ne m’embrasses pas ?— Je t’ai embrassé.— C’était pas un baiser.— Sawyer… Si tu venais juste de manger un paquet de Doritos, je ne t’embrasserais pas non plus.— Qu’est-ce que ça veut dire ?— Rien. Je sais pas.— Tu sais, Reena, je crois que si tu essayais…Je n’avais pas envie de l’écouter une seconde de plus.

— T’as pas intérêt à remettre ça…Je croisai les bras comme si j’avais froid, alors qu’il faisait trente degrés.— Bon, détends-toi, dit-il en levant les mains en l’air avec un mouvement de recul.— Alors, arrête de me mettre la pression !Il éclata de rire.— Je mets rien du tout. Je dis juste que tout le monde devrait tout essayer au moins une fois.— C’est chiant, Sawyer, dis-je en levant les yeux au ciel.— Comment ça ?— Pourquoi tu as besoin que j’approuve ce que tu fais ?— Mais pas du tout !— Tu fais ce qui te plaît ! D’accord ?— Alors te comporte pas comme si j’étais une merde quand je fais ce qui me plaît, justement !— Je ne fais pas ça.— Si !— C’est ridicule ! dis-je en posant les mains sur le volant et ma tête par-dessus. Peut-être que je

ne devrais plus sortir avec toi.— Peut-être pas.— Bien, dis-je en levant brusquement les mains en l’air.Une lumière bleue éclairait son visage. Je sentis que j’avais perdu le contrôle sans m’en rendre

compte.— Très bien…Sawyer se pencha à l’intérieur de la Jeep et passa ses doigts dans mes cheveux puis sur mes joues.

Je tournai la tête et embrassai sa paume.— À demain, prononça-t-il lentement.Mais même en cet instant, ses mots ressemblaient à des adieux.

39

Après

Je suis toujours éveillée quand mon portable sonne au milieu de la nuit. Allongée sur mon lit, jem’inquiète pour mon père. Mes pensées tournent et retournent. Je me redresse pour répondre.

— Quoi ? dis-je d’une voix paniquée. Quoi ? Quoi ? Dis-moi !— Reena, répond Soledad d’une voix douce.Seigneur, je n’ai jamais été aussi terrifiée de toute ma vie.— Reena, tout va bien.« Tout va bien. »Il va bien. Il a survécu à l’opération. Il est dans un état critique mais il respire. Pour l’instant, il

n’y a rien à faire à part le laisser se reposer.— Je t’aime, conclut-elle avant de raccrocher. Et quoi qu’il arrive, ma chérie, ton père t’aime

aussi.Ma main blanche, tremblante et pleine de sueur s’accroche au combiné. Je suis dans le noir, les

jambes repliées, le menton posé sur les genoux.Je raccroche. Je pleure en silence, seule au milieu de mon lit, une île perdue en plein océan.Puis je me lève.J’ouvre la porte et je pousse un cri : Sawyer est assis sur le sol dans le couloir, la tête appuyée

contre le mur, les coudes sur les genoux. Il a retiré la belle chemise qu’il portait au dîner. J’ail’impression que cette scène a eu lieu il y a une éternité : Sawyer pénétrant dans cette maison derrièreRoger et Lydia, bardé de courage et de stupidité. La croix sur le haut de son bras dépasse légèrementde la manche de son tee-shirt.

Il se réveille aussitôt :— Hé ! Comment va ton père ?— Bien, je crois. Soledad a dit que ça allait.Je m’accroupis devant lui pour porter mon regard au niveau du sien. Je lui demande tout

doucement, pour ne pas réveiller le bébé :— Qu’est-ce que tu fais ?Sawyer hausse légèrement les épaules, un peu gêné.— Je surveille.— Tu as peur des intrus ?— Non, je te surveille, me répond-il en faisant une petite grimace. Je suis désolé. Je sais que ça a

l’air stupide. Je voulais pas te faire flipper.— Tu me fais pas flipper.— Moi, je flippe.— Mon père va bien. Pour l’instant, en tout cas.Sawyer sourit.— C’était Soledad au téléphone ?

Je hoche la tête. En fait, je ne suis pas étonnée de le trouver là. Comme s’il ne pouvait en êtreautrement, que c’était le cours naturel des choses. Peut-être est-il un pigeon voyageur. Peut-être suis-je son pigeonnier.

— Tu penses parfois que ce n’est vraiment pas le meilleur endroit pour nous ? me demande-t-il.« Où veut-il en venir ? »— Tous les jours, lui dis-je. Mais comme je te l’ai dit, où est-ce que j’irais ?— Pas toi, précise-t-il tout de suite comme si je n’avais pas compris quelque chose. Nous.— Nous ?— Et si on partait d’ici ? Quand ton père ira mieux, évidemment. Si on prenait le bébé et qu’on

parte ?Mon cœur fait un bond dans ma poitrine.— Où ça ?Sawyer me regarde droit dans les yeux, tout sourire. Le monde est vaste, à portée de main…— Partout.« Partout. »— Sawyer.Je pense aussitôt à tous les obstacles. Je pense aussi à tous les lieux où je n’ai jamais été, à toutes

les choses que je n’ai pas encore faites. Je pense à une route qui traverse le pays, et je repense àtoutes les nuits que j’ai passées seule. Quand je vois qu’il attend toujours ma réponse, je lui donne laseule qui ait du sens :

— Pourquoi tu ne viens pas dormir là où tu devrais être ?Une ride se dessine entre ses sourcils. Ses yeux sont soudain d’un vert émeraude, deux pierres

précieuses brillant dans la nuit. Il prend une minute pour réfléchir.— Tu es sûre ? Ne dis pas ça si tu ne l’es pas.Sa voix est plus grave que jamais.— Oui.Je suis sidérée par la fermeté de ma voix. Son poing se détend puis se resserre. Je le prends et je

l’ouvre de force, pour y glisser ma main.— Je suis sûre.Je l’aide à se relever et l’emmène dans ma chambre. Dehors, la pluie commence à tomber. La

chaleur est toujours présente ici, enfin presque toujours. Mon dos s’enfonce avec douceur dans lesdraps.

Sawyer chantonne à mon oreille. Sous ses doux cheveux, la forme de son crâne me paraît à la foisfamilière et inconnue. Je passe mes bras autour de son cou pour me rapprocher encore un peu plus delui et nous nous tenons enlacés comme si nous nous disions adieu pour toujours quand, soudain,Sawyer se fige.

— Dis-moi que tu m’aimes, m’ordonne-t-il doucement.Il se tient tout à fait immobile.— Quoi ?Je lève la tête. Il se soulève sur ses avant-bras et je contemple les taches de rousseur de son visage

qui semble flotter au-dessus de moi.— Dis-moi que tu m’aimes, répète-t-il.Et dans le reflet de ses yeux verts, je comprends que c’est important pour lui, comme s’il s’était

fait une promesse. Il ne veut pas faire ça sans que je prononce les mots.— Reena, supplie-t-il. Dis-moi que tu m’aimes.

« Ne fais pas ça, ai-je envie de lui hurler. Tu n’as pas le droit. Je ne peux pas. »Lorsqu’il est parti, j’ai gardé ce « je t’aime » bien serré au creux de ma main. Je l’ai gardé dans

mon cœur comme un talisman. « Je t’aime. » La seule chose qu’il m’ait donnée et que je ne lui aie pasrendue au centuple. La seule chose que j’aie gardée pour moi.

— Sawyer, dis-je en passant mon pouce sur ses sourcils pour essayer de gagner du temps. Je nepeux pas.

Il plante ses yeux dans les miens.— Dis-le-moi.Si je le lui dis et que je le perde une nouvelle fois, j’en mourrais. Et si je ne le lui dis pas, je

risque de le perdre dès à présent. Mon cœur bat à tout rompre.Je chuchote :— Je ne peux pas. Je suis désolée.Je me sens comme la pire des lâches.Il ferme les yeux. Tous les muscles de mon corps se tendent, dans l’attente du coup qu’il va me

porter. Il va se détacher de moi, remettre son jean et me quitter pour toujours. Mais il murmure :— D’accord. D’accord.Je sens sa poitrine se soulever contre mes côtes.— On peut arrêter si tu veux, dis-je bêtement. Je comprends si tu veux arrêter.— Je ne veux pas m’arrêter, me répond-il avec un bref sourire.Alors on continue.C’est étrange et douloureusement familier de faire l’amour avec lui après tout ce qui s’est passé.

Tout à coup, je me souviens de centaines de détails que je m’étais forcée à oublier. Son souffle, quimarque des arrêts éloquents, la cicatrice au centre de sa poitrine. Sous mon pied, l’arrière de songenou est chaud. Il ne me quitte pas du regard.

Après, on se couche sur le côté, l’un en face de l’autre, et on reste là longtemps, des journéesentières me semble-t-il. La lumière est grise et on entend le vent souffler dans les palmiers au-dehors.Je sens presque physiquement le poids de son regard. Une couche de sueur recouvre ma peau. Puis jene peux plus me retenir. Je prends une grande inspiration :

— Seattle, dis-je.Il lève un sourcil.— Seattle ?— Je crois qu’on devrait commencer par Seattle.— Seattle, ce sera donc, approuve-t-il, sûr de lui.Et nous nous endormons.

40

Avant

Le fait que Sawyer se rendait désormais à ses soirées tout seul était encore pire que d’y aller aveclui. Après, il lui arrivait de se pointer devant ma maison. Il me faisait des appels de phares, etattendait dans l’obscurité que je descende lui ouvrir. Dans l’escalier, je le suppliais de se taire,terrifiée à l’idée que, cette fois, mon père nous surprendrait. J’essayais de ne pas penser à l’endroitd’où il venait ni à ce qu’il y avait fait. Allongés sur mon lit, nous parlions de choses et d’autres : demusique, de nos familles, des connaissances scientifiques que Sawyer avait glanées autrefois, quandil était petit, dans des livres de météorologie.

— Parle-moi des orages, lui murmurais-je à moitié endormie.Des tornades. De la sécheresse.C’était peut-être à ce moment-ci que les problèmes avaient commencé : quand je fus à court de

phénomènes météorologiques sur lesquels l’interroger. Ou peut-être était-ce bien avant ça, bien avantle soir où il avait surgi plus tard que d’habitude, trempé de sueur, nerveux, l’air complètementailleurs et extrêmement pâle.

— Ça va ? lui soufflai-je une fois dans ma chambre, tous les deux à l’abri du monde endormi.— Mm-hmm, répondit vaguement Sawyer.— T’es sûr ?— Je te dis que oui, Reena chérie.Cette nuit-là, son sommeil fut encore plus agité qu’à l’accoutumée. Il s’emmêla dans les

couvertures, la respiration lourde. Je caressai son dos avec douceur, essayant de le calmer, mais onaurait dit qu’il s’apprêtait à partir à l’attaque d’une seconde à l’autre, à se lever et à sauter sur saproie.

— T’en a pris combien ? dis-je finalement.Cela faisait trois fois qu’il s’endormait puis se réveillait brutalement. Il m’inquiétait. Je savais que

Sawyer touchait à des trucs pas très nets, mais je ne l’avais jamais vu comme ça. Je tentai de merappeler ce que j’avais lu sur les overdoses.

— Sawyer. Combien ?— Quoi ? dit-il, irrité. Rien. Je vais bien.— Sawyer…— Reena, dit-il d’une voix cassante. Laisse tomber, d’accord ?« Alors pourquoi t’es venu ici ? » avais-je envie de crier. Mais au lieu de ça, je renonçai à le faire

parler et me tournai vers le mur.— OK, dis-je d’un ton maussade. Essaie de pas mourir alors.J’avais un contrôle de maths le lendemain, et j’étais bien plus fatiguée que je ne voulais l’admettre.Ma remarque le fit réagir. Il se rapprocha de moi, pressa son corps chaud contre mon dos et enfouit

son visage dans mes cheveux.— Hé ! Tout va bien. Je suis désolé. Je vais pas mourir. J’ai déconné ce soir. Je le referai plus.

Je continuai à me taire, incapable de déterminer ce que je ressentais pour Sawyer : il me rendait siheureuse et si triste à la fois. Mais je le laissai m’enlacer tout de même, nos deux pouls battant deconcert, nos respirations plus calmes. J’avais les yeux fermés depuis plusieurs minutes quand ilprononça les mots :

— Je t’aime, murmura-t-il dans mon cou, tout doucement, comme une prière.— Hein ?J’étais à moitié endormie, l’esprit embrumé. J’étais certaine d’avoir mal entendu.Il répéta, plus clairement cette fois :— Je t’aime.Son souffle me chatouilla l’oreille. Mon cœur allait exploser. Je tentai de rester immobile, mais

mon corps se tendait comme celui d’un coureur qui s’apprête à s’élancer.À vos marques, prêts…Partez.J’ouvris la bouche. La refermai.Mon Dieu !Et je l’aimais, c’était ça, le pire. J’étais amoureuse de lui depuis la cinquième, depuis qu’Allie et

moi avions commencé à faire la liste de tous les endroits où on l’avait aperçu. J’aimais ses mainsagiles de musicien, ses doigts pleins de corne, j’aimais son âme honnête sous ses attitudes deguerrier, j’aimais le fait que chaque jour j’en apprenais un peu plus sur lui, j’aimais son côtéloufoque et le fait qu’il me donne la sensation d’être un arbre immense quand ses yeux se portaientsur mon visage. Je débordais d’amour pour Sawyer LeGrande. Mais je ne pouvais pas le lui dire. Mabouche s’ouvrit, et pas un son n’en sortit.

D’un coup, j’eus conscience que j’étais prête à tout pour lui. Tout, n’importe quoi. Tout, mais pasça.

Si je lui disais ces mots, je savais que je ne pourrais plus jamais les reprendre.— Dors, maintenant, lui murmurai-je.Il ne me répéta plus les mots.

41

Après

Je suis réveillée à l’aube par le tintamarre du camion poubelle faisant la tournée de Grove Street,stupéfaite de trouver Sawyer à côté de moi. De toutes les nuits que nous avons passées ensemble,c’est la première où il n’a pas filé avant le lever du soleil.

Je prends le temps de le regarder. Allongé sur le ventre, il a un bras replié au-dessus de sa tête.Ses taches de rousseur dessinent des constellations sur son dos nu. Je ne résiste pas à la tentation d’ypasser mes doigts. Sawyer reste immobile. Il ne dort plus comme autrefois. Il n’est plus agité du toutet sa respiration est plus profonde. Avant, il tremblait et marmonnait, parcouru de frissons, comme sile diable habitait ses rêves.

Il ne se réveille pas avant que je quitte le lit. Alors il entrouvre les yeux.— Où tu vas ?Il s’étire.— Il faut se lever, dis-je avec un sourire.— Encore cinq minutes, rétorque-t-il en secouant la tête.Il soulève la couverture, m’invitant à me recoucher.— Bon, d’accord.Je me glisse sous la couette, roule sur mon ventre et glisse un bras sous l’oreiller.— Bonjour.— Bonjour. Qu’est-ce que tu vas faire aujourd’hui ?Sa main trace de doux cercles sur mon dos.Je fais la liste dans ma tête.— Je dois aller à l’hôpital. Puis à la fac, si Stef peut garder Hannah.— Je peux la garder.Je souris.— D’accord. Et je commence mon service à 16 heures.— Moi à 19 heures, dit-il en souriant à son tour. Ça fait un moment qu’on n’a pas bossé ensemble.— Au lycée, je vérifiais toujours tes heures pour voir quand tu étais de service après moi, pour me

faire belle au cas où on se croiserait. Non que tu l’aies jamais remarqué.Je me sens d’humeur joyeuse.— Oh, que si !J’émets un petit rire.— Je ne te crois pas.— Je t’ai toujours trouvée belle. Rien ne m’a jamais échappé à propos de toi, dit-il.Il passe un bras autour de mon épaule et m’attire tout contre lui. Je pose la tête sur sa poitrine.

42

Avant

On était en mai. Les Platonic Ideal avaient commencé à jouer sous un des chapiteaux près de laplage. L’oncle d’Iceman qui travaillait pour les parcs de la ville leur avait obtenu une place dans laprogrammation. Ils faisaient les mardis et jeudis soir juste après le coucher du soleil. J’y allaischaque fois que je ne devais pas travailler, emmenant parfois Shelby en lui promettant des oignonsfrits et des milk-shakes. Sinon, j’y allais seule. J’empruntais la voiture de Soledad pour la soirée etje faisais le trajet jusqu’à la mer toutes fenêtres ouvertes, en fredonnant un peu faux. Pour êtrehonnête, j’aimais bien être seule. Je pouvais m’asseoir au fond, sur le petit muret qui séparait letrottoir du sable et écouter mon copain chanter en le dévorant du regard.

Ce soir-là, j’étais assise sur mon muret pendant que le groupe chantait une version rock de « ComeRain Or Come Shine ». Je savais que Sawyer en avait fait les arrangements. J’observai la foule. Jereconnaissais beaucoup de têtes que j’avais vues ici même ou que j’avais entraperçues dans lessoirées où je n’allais plus. Les Tortillas étaient là, en maillot de bain et mini-short, et je faisais demon mieux pour les ignorer. Sawyer, de son côté, prenait lui aussi soin de ne pas trop se tourner deleur côté. À un moment donné, il croisa mon regard et me fit un grand sourire. Il déplaçait rapidementses doigts sur le manche de sa basse.

Il était vraiment doué. J’étais ravie de le voir ainsi. Son corps tout entier se détendait lorsqu’iljouait, comme s’il était soudain libéré de lourdes chaînes. Il portait un jean bleu foncé coupé en shortet des Converse défoncées. Je n’avais jamais été aussi heureuse d’être sa petite amie. « Je vaist’aimer comme personne ne t’a aimée… »

— On a tout déchiré, hein ? me dit-il plus tard après m’avoir rejointe.La foule se dispersait en groupes de trois ou quatre. Je ne le collais jamais pendant ses concerts, je

le laissais tranquille. J’attendais qu’il vienne vers moi. Je soulevai mes cheveux lourds et humidespour aérer ma nuque.

— Comme d’habitude.— Mec ! On va au Meridian boire un coup ! hurla Animal.Il était avec une des filles en bikini, que j’avais secrètement surnommée « Tortilla de la Glousse ».— Vous venez ?Je retins ma respiration, mais Sawyer secoua la tête.— Non, cria-t-il pour couvrir le bruit des vagues. Je vous verrai plus tard, les mecs.Nous bûmes un Sprite à un petit café de l’autre côté de la rue, puis nous retournâmes vers l’océan

et nous assîmes sur le sable qui commençait à refroidir.— On ne va pas assez souvent à la plage, fis-je remarquer.Je laissai mon regard se perdre vers l’horizon obscur. La marée montait et venait me caresser les

pieds.— J’aime la plage.— Les gens d’ici ne vont pas à la plage, répliqua-t-il. Il fait trop chaud.— Et eux, alors ?

Je lui désignai un groupe de jeunes un peu plus âgés que nous assis sur une couverture. Il était plusde 22 heures. À part eux, la plage était déserte.

— Ils sont probablement du Michigan.Je finis mon Sprite et tendis la main vers le sien, qu’il me donna avec un soupir.— Mâche pas ma paille.— Je ne mâche pas les pailles.— Si.Il m’embrassa dans le cou.Un frisson de plaisir me parcourut, mais je me penchai en avant, fuyant sa bouche.— Je suis pleine de sueur.— Tu es salée, corrigea-t-il. Tu as bon goût. Comme un bretzel.— Tu sais vraiment parler aux filles…— Je suis un vrai Casanova.— Heathcliff plutôt. Dans la lande et tout ça…— Un Don Juan.— Juan Valdez, comme le café, dis-je en éclatant de rire.— Tu as déjà fait l’amour sur la plage ?— Les gens d’ici ne font pas l’amour sur la plage, l’informai-je. Il fait trop chaud.Il me tira la langue en gardant la bouche fermée, formant une bosse sur sa joue.— Petite maligne.— Tu pourrais tenter ta chance avec une de ces filles du Michigan.— C’est ça…Il fit la grimace lorsque je lui rendis sa boisson.— Non, mais regarde ça, dit-il en me montrant la paille. T’es un vrai castor !Il se laissa tomber dans le sable, sur le dos. Après une minute de silence, il murmura :— Qu’est-ce que je vais faire quand tu seras partie, Reena ?Je fus prise de court. Je ne pensais pas qu’on en parlerait, et encore moins que ce serait lui qui

aborderait le sujet. « Je serai bientôt loin d’ici », lui avais-je déclaré un jour sur la terrasse durestaurant. Maintenant, la fin du lycée approchait à grands pas. Je regardais dans ma boîte aux lettrestous les jours, guettant l’arrivée d’une enveloppe de Northwestern.

— Passer du temps avec les filles du Michigan, bien entendu.— Non, mais sérieusement.Eh bien…— Je ne sais pas, avançai-je prudemment.Je choisis mes mots avec précaution :— C’est pas comme si je m’attendais à ce que, à… Ce n’est pas comme si j’attendais quoi que ce

soit de toi.Sawyer eut alors une expression indéchiffrable. Il ne me regardait plus.— Sympa.— Non, c’est pas ça que je voulais dire. Enfin, je sais que tu pourrais m’être… fidèle. Si tu le

voulais. C’est juste… je ne pense pas que tu le voudrais, c’est tout.Comme il restait silencieux, j’ajoutai :— En plus… tout ceci est complètement théorique. Si je suis acceptée. Il y a le mot magique :

« si ».

Il haussa les épaules et se tourna vers l’océan. Les vagues s’approchaient de plus en plus vite. Ilallait bientôt falloir qu’on bouge.

— Tu seras acceptée.

Il avait raison. Je fus reçue.Sawyer était venu me chercher à l’école. Lentement, j’épluchai les enveloppes. Il avait un doigt

coincé dans un passant de ma ceinture à l’arrière de mon jean. Je sortis quelques factures, un guide detélé…

Et…Une grosse enveloppe… avec le logo de Northwestern dessus.— Oh, mon Dieu ! lâchai-je.Cela ressemblait plus à un soupir qu’à une exclamation.Je m’assis sur les marches. Les catalogues et les enveloppes s’éparpillèrent sur le seuil.— Si elle est grosse, c’est bon signe, non ? demanda-t-il en s’asseyant à côté de moi. Ça veut dire

qu’ils veulent de toi.Il devait bien le savoir. Après tout, il avait été accepté à l’université l’an passé, non ? Mais il

portait encore ses lunettes de soleil, et je ne pouvais pas voir son expression.— Ça veut dire qu’ils veulent de moi…— Mais bien sûr qu’ils veulent de toi ! Ils seraient bêtes de te refuser !« Félicitations », disait la lettre.La porte s’ouvrit. Soledad était derrière la moustiquaire. Elle portait un débardeur rose pâle. Ses

taches de rousseur se dessinaient sur sa peau bronzée.— T’as réussi ton examen ? me demanda-t-elle avant d’ajouter : Salut, Sawyer !— Oui, dis-je en me retournant. J’ai été acceptée à Northwestern.Je lui tendis la lettre.Le visage de Soledad s’éclaira soudain d’un immense sourire.— Reena, s’écria-t-elle en se précipitant et en me prenant dans ses bras. Oh, Reena, ma chérie,

quelle bonne nouvelle !Seigneur, je voulais tellement y aller. Je voulais suivre ce cursus universitaire pour devenir

écrivain, je voulais aller étudier en Europe, enfiler des pantalons de velours côtelé, lire d’énormesromans russes dans des cafés et parcourir les rues avec de grandes bottes jaunes tout l’hiver. Jevoulais être quelqu’un d’autre. Je voulais visiter des endroits que je n’avais jamais vus. Je voulaistout cela depuis toujours, mais je voulais Sawyer depuis plus longtemps encore, et maintenant quej’avais les deux, le choix n’était plus si facile. Je repensais à Mlle Bowen, et à tout le travail quenous avions accompli pour que je puisse finir le lycée plus tôt. « Je connais plein d’élèves qui nevoudraient pour rien au monde sauter leur année de terminale. »

Sawyer resta chez moi tard ce soir-là. Nous faisions une partie de rami épique assis sur lamoquette dans ma chambre, la porte grande ouverte – nous suivions les instructions de Soledad.Sawyer était le seul à avoir pu apprendre les règles loufoques d’Allie. Je descendis nous chercherune seconde tournée de glace dans le congélateur.

— N’en profite pas pour tricher ! lui lançai-je avant de quitter la pièce.Cinq minutes plus tard, je revenais avec un demi-litre de Ben & Jerry’s au chocolat et éclats de

caramel. Il n’était plus assis par terre. Il était debout devant mon bureau, les chevilles croisées. Illisait la disserte que j’avais envoyée pour ma candidature à la fac.

— Heu…

Je le fixai en essayant de ne pas me sentir prise au piège, mise à nue. Après tout, je lui avais ditque je la lui ferais lire un de ces jours.

— Où t’as trouvé ça ?— C’était au-dessus de la pile, dit Sawyer en indiquant le désordre sur mon bureau.Il y avait des manuels de cours, des contrôles, un e-mail de South Florida Living qui me

demandait de venir les voir pour parler de mon stage. Il n’avait pas l’air de se sentir coupable lemoins du monde. Il souriait.

— C’est excellent, Reena.— Ah, ouais ? Tu penses ?J’étais soudain un peu moins sur mes gardes. Je savais que c’était pas mal. Après tout, j’avais été

acceptée à Northwestern, mais c’était autre chose de l’entendre de la bouche de Sawyer. Je posai lepot de glace sur la commode.

Sawyer hocha la tête et s’assit sur mon lit. Par habitude, je jetai un coup d’œil vers le couloir,mais mon père et Soledad étaient en bas.

— Pourquoi tu ne m’as pas laissé la lire avant ? demanda-t-il.— Je ne sais pas, dis-je en m’asseyant à côté de lui sur la couette, frôlant sa main au passage. Par

timidité, je crois.Sawyer sourit.— Tu n’as pas à être tout le temps timide. Pas avec moi.Il marqua un temps avant d’ajouter :— Tu vas vraiment aller dans tous ces endroits, hein ?Je levai la tête vers lui, étonnée. Il y avait quelque chose dans sa voix qui me fit penser qu’il

n’avait jamais vraiment compris ça : que je serais partie à la fin de l’été.— C’est l’idée, dis-je doucement.Il hocha de nouveau la tête et se laissa sombrer dans les oreillers. Il restait si souvent dormir que

mes draps étaient imprégnés de son odeur.— Peut-être que je devrais partir, moi aussi, dit-il au bout d’un moment.J’ouvris de grands yeux et saisis le pot de glace. C’était la première fois que je l’entendais

évoquer l’avenir.Je me penchai hors du lit pour attraper les cuillères dans nos bols vides sur la moquette.— J’ai entendu dire qu’il y avait de la bonne musique à Chicago.— Ah, ouais ?Sawyer était tout sourire. Je sentis l’espoir gonfler ma poitrine.— Eh bien, dit-il en tapant sa cuillère contre la mienne comme si on scellait un pacte, je devrais

peut-être aller voir ça.

43

Après

Il nous faut une demi-heure pour descendre Hannah, l’habiller, la nourrir puis la mettre dans sonparc dans le salon, à côté de la porte de la cuisine.

— Je vais faire le petit déj, décide Sawyer en se dirigeant vers le frigo.— Je n’ai pas très faim.Il fait la grimace.— Tu n’as pas mangé hier parce que tu étais toute chamboulée, ce qui est normal. Mais aujourd’hui

est un nouveau jour. Donc, je fais des œufs.Il me fait un grand sourire. Je m’assieds, contente qu’il s’occupe de moi un instant.La sonnette retentit.— Ça doit être Shelby, dis-je en me levant.Sa mère est infirmière à l’hôpital et il y a une flopée de messages sur mon téléphone. Le téléphone

de la cuisine se met à sonner.— Tu peux répondre ? dis-je à Sawyer en courant vers la porte d’entrée.J’ouvre sans regarder par l’œilleton. Je réalise trop tard mon erreur. Ce n’est pas Shelby qui est

venue me voir en cette matinée ensoleillée. C’est Aaron. « Merde. »— Salut ! dis-je d’un ton faussement ravi.Je recule d’un pas pour le laisser entrer, un peu mais pas trop. Il a l’air de sortir de la douche. Il

porte un tee-shirt avec le logo de la marina où il travaille : des bateaux en partance pour de lointainsrivages.

— Salut. On m’a dit pour ton père.— On pense que ça va aller. Je vais aller à l’hôpital.— Tu veux de la compagnie ? On pourrait prendre un rapide petit déjeuner ensemble ?J’essaie de trouver quoi lui répondre quand la voix de Sawyer résonne dans la salle à manger,

toute joyeuse :— C’est Shelby ? Invite-la ! Je lui ferai des œufs !« Et merde. »Le visage d’Aaron se durcit.— Je suis désolé, dit-il. Je ne savais pas que t’avais de la compagnie. Il n’y a que ta voiture dans

l’allée.— Non, c’est juste…Et c’est quoi, au juste ? Ce n’est pas rien. C’est avoir fait l’amour avec Sawyer LeGrande.— Shelby Fitzsimmons, reine de la scène et de l’écran ! crie Sawyer.Il traverse la salle à manger. Il aperçoit Aaron et s’immobilise une fraction de seconde avant de se

reprendre. Un sourire à peine décelable apparaît aux coins de sa bouche. Un sourire exaspérant.— Oh ! Pas Shelby.— Pas exactement, articule Aaron.Seigneur ! Seigneur Dieu ! Je me sens comme une moins que rien.

— Bah, salut mec, dit Sawyer, sur un ton tout à fait courtois désormais.À le voir, on le croirait parfaitement innocent.— Heu… Je suis en train de faire des œufs. T’en veux ?— Non merci, il faut que j’y aille, dit Aaron en reculant vers la porte. On m’attend au boulot. Je

suis juste passé m’assurer que le père de Serena allait bien.— Je viens d’avoir Soledad au téléphone. Elle a dit qu’il allait très bien.— C’était Sol ? dis-je en oubliant un instant l’horrible spectacle qui se déroule sous mes yeux.— Bon, j’ai compris, lâche Aaron.Son regard va et vient entre Sawyer et moi.— Je… heu… À plus tard, Reena.— Aaron…Mais qu’est-ce que je peux bien lui dire ? J’ai été horrible avec lui, lui qui était si bon envers moi,

qui m’apportait des fleurs et me faisait sourire aux jours les plus sombres. Je n’ai aucune excuse.Mais cela n’a pas d’importance. Aaron est déjà dehors.— Salue ton père de ma part.Il s’enfuit comme si ma maison était en feu et que j’étais trop bête pour m’en apercevoir et me

sauver moi-même.— Merde, dis-je lorsque sa voiture est partie. Merde !— Quoi ?Je me retourne, l’air féroce.— Tais-toi.— Oh, allez, c’est pas si grave, dit Sawyer.Le sourire qu’il a retenu en présence d’Aaron s’épanouit sur son visage.— Non. C’est très grave. Tu ne comprends pas. Tu ne peux pas comprendre.Je repense à Shelby qui est déjà si fâchée avec moi. Je crois que je viens de faire une croix sur

notre amitié.— Je me suis vraiment mise dans la merde.Il prend un air espiègle.— Bah. T’as pas fait ça toute seule.— Je t’ai dit de te taire !Sawyer lève les yeux au ciel.— Laisse-moi te poser une question : est-ce qu’il te plaît, au moins ? Ou est-ce qu’il est juste…

pratique ? Parce que je vais te dire, Reena, ce type, c’est l’équivalent humain d’un bol de porridge.— Va te faire voir, Sawyer. Tu le connais pas. C’est un type bien.— Mister Rogers aussi, mais ce n’est pas une raison pour sauter dans son lit.— Premièrement, dans quel lit je couche, c’est mon affaire. Deuxièmement, en parlant de choses

que tu ignores, c’était un très bon petit copain, dis-je en me tournant vers la cuisine. Et troisièmement,Mister Rogers est mort !

— Mister Rogers est mort ?— Ça fait des années !Il me suit à travers la salle à manger et s’arrête pour caresser les cheveux d’Hannah.— Tu peux arrêter de t’enfuir chaque fois que j’essaie de te parler ?— Tu oses me dire que c’est moi qui m’enfuis ?Je coupe le gaz et je remets les œufs au frigo.Sawyer fait la grimace, comme s’il commençait à se lasser de ce refrain.

— Je suis là maintenant, dit-il simplement.— Je vois ça.Je traverse la cuisine comme une balle de flipper, en jetant divers objets dans le sac à dos qui se

trouve sur la chaise : mon téléphone, mes clés, des biscuits pour Hannah, quelques briques de jus defruits, un stégosaure en peluche.

— Jusqu’à ce que l’envie te démange – tes désirs sont rois – et que tu disparaisses une nouvellefois, et que je me retrouve à nouveau coincée ici. Sauf que maintenant j’ai gâché toutes mes chancesavec le seul garçon qui m’ait bien traitée de toute ma vie.

Sawyer n’apprécie pas, il rétorque d’un air pincé :— Je t’ai toujours bien traitée.— Ouais, j’ai particulièrement apprécié quand tu t’es barré sans crier gare, sans même prendre le

temps de me sortir une excuse du genre « je vais chercher des clopes ».— Combien de temps tu vas m’en vouloir ?— Jusqu’à ce que je te pardonne !— Pour toujours alors ?— Tu as disparu pendant deux ans ! Tu es revenu il y a deux semaines !— Tu sais ce que j’aime dans tout ça ? C’est à quel point tu as vite oublié que toi aussi tu étais sur

le départ quand je suis parti. Tu me le répétais tous les jours.— J’allais partir à l’université !— Tu allais te tirer d’ici avec une année d’avance, et tu jurais que tu ne reviendrais jamais. Tu

allais accomplir des exploits extraordinaires loin du restau, loin de cette ville. Tu allais réussir centfois mieux que moi.

— Sawyer, arrête de faire le gosse. Je n’ai jamais dit ça.— Tu me l’as dit et répété des centaines de fois. Tu allais partir de toute façon. Je me suis juste dit

que je partirais avant toi. Comme ça, ce serait plus facile.— Bon Dieu !Je lève les yeux au ciel. J’essaie de réfléchir. Je ne peux en tirer qu’une conclusion. Je me sens

comme un chien enragé.— C’était stupide.Il me regarde d’un air suspicieux.— Quoi ?— Tout ça, dis-je en écartant les bras. La nuit dernière, ce matin, tout ça. C’était une mauvaise

idée. J’étais pas bien. Je n’aurais pas dû te laisser…— Me laisser ? explose-t-il. Tu es venue me chercher ! J’étais prêt à dormir sur le canapé !— Peu importe. Mais là, je deviens folle, tu me rends folle. Tu es là depuis deux minutes, et je me

comporte déjà comme une imbécile.— Là-dessus, tu n’as pas tort.Seigneur, il me déçoit tant ! Ma vie entière n’est qu’une terrible déception.— Va te faire voir !— Sympa, commente-t-il, lui aussi en colère. Tu sais quoi ? Oublions tout ça.— Tu sais quoi ? Je suis d’accord.— Bien. Rien n’est jamais arrivé, dit-il.Il m’annonce ça comme un vulgaire bulletin météo, d’un ton indifférent, mais son regard est glacial.

44

Avant

— Comment t’es habillée ? voulut savoir Sawyer.Je jetai un coup d’œil dans le miroir tout en calant mon téléphone entre mon oreille et mon épaule.

On était vendredi. Cela faisait une semaine que j’avais reçu ma lettre d’acceptation à Northwestern.Il était censé venir me chercher dans vingt minutes pour m’emmener « passer une soiréeinoubliable ».

— Pourquoi ?— Je veux juste m’assurer qu’on porte pas la même chose.— Oh, arrête ! Je suis en nage, quoi que j’enfile. Je vais finir par ne rien mettre du tout.Au milieu du mois de mai, la chaleur était insupportable.— Je vois. C’est une idée. Sois prête dans dix minutes, d’accord ? On fait la fête ce soir ! Ma

petite amie vient d’être reçue à l’université !Je l’entendis sourire à l’autre bout du téléphone.Nous prîmes la voiture en direction de South Beach, toutes fenêtres ouvertes. L’air climatisé de la

Jeep avait finalement rendu l’âme quelques semaines plus tôt. L’air sentait bon la mer et l’été. Lavoix de Charley Patton sortait des haut-parleurs, « J’ai emmené mon amour prendre le train dumatin… ». Pendant tout le trajet sur la 95, Sawyer garda la main posée sur ma jambe, la retirant detemps en temps pour se frotter la mâchoire.

— J’aime bien tes poignets, commenta-t-il en baissant le regard vers mes mains posées sur mesgenoux.

Il caressa du bout du doigt le dessous de mon avant-bras.— Mes poignets, répétai-je sceptique.— Oui, approuva-t-il avec un demi-sourire tout en changeant de voie sur l’autoroute. Détends-toi.

Je suis pas fétichiste. C’est juste que tu as de jolis poignets. Ils sont tout fins. Comme les os d’unoiseau.

— Les os d’un oiseau.— Ouais, dit-il.Et après une pause, il ajouta :— Maintenant, tu as gâché ce moment.— Quel moment ?— J’essayais de créer une certaine ambiance.— Désolée, vas-y, reprends, dis-je en riant.— Non, répliqua-t-il. Le moment est passé.Mais lui aussi riait.South Beach brillait de mille feux, ses immeubles Art déco et ses devantures éclairées lui

donnaient une ambiance de fête foraine. Mais le bar où nous avions atterri, le Breezeway, donnait auPrime Meridian des allures de palace. Il nous fallut parcourir une allée obscure jonchée de détrituspour atteindre la porte, et je me demandais comment Sawyer savait où aller. « On est venus

s’enfermer ici alors que South Beach est éclairé comme un sapin de Noël ? » Mais je ne lui posai pasla question. Je ne voulais pas qu’on se dispute.

Sawyer me prit par la main et me guida, ou plutôt me traîna derrière lui, en fendant la foule. Ilparaissait se sentir à l’aise entouré de monde et de bruits. Comme un poisson dans l’eau.

Il me lâcha dès notre entrée. Il regarda autour de lui, à travers l’épaisse fumée. Visiblement ilcherchait quelqu’un.

— Attends-moi ici, murmura-t-il à mon oreille.Son souffle me chatouilla et fit se balancer ma boucle d’oreille.— Pourquoi ? Où vas-tu ?Je plissai les yeux, soudain soupçonneuse. Je dus crier pour me faire entendre. Un morceau plein

de basses que je ne connaissais pas passait.— Attends-moi juste une minute. On ira dîner après, promis.Je poussai un soupir et me dirigeai vers les toilettes. J’avais bu un soda sur la route. Je pris ensuite

le temps de lire les graffitis sur le mur, près du distributeur de Tampax vide. J’inventais des histoiresdans ma tête à partir des initiales, des cœurs griffonnés et des insultes. J’étais devenue excellente àtuer le temps. Je me dirigeais vers la sortie, les pieds collant au sol douteux, quand j’entendis unefille pousser un hurlement strident.

— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je à un type un peu éméché debout à l’entrée du couloir destoilettes.

Le bar était encore plus bondé, et je ne voyais rien.— Ils le font, ces deux imbéciles, me dit-il après m’avoir toisée de la tête aux pieds d’une manière

qui me fit tressaillir.Puis, comme s’il n’avait pas été assez clair, il précisa :— Ils se tapent dessus.Je cherchai Sawyer des yeux et récitai une petite prière que je savais inutile alors même que les

mots défilaient dans mon esprit. Hissée sur la pointe des pieds, je tentai de voir par-dessus les têtes.L’un des garçons qui se bagarraient n’était autre que mon petit ami. Soudain, notre escapade auBreezeway prenait tout son sens. Tout devint clair.

— Non, mais tu te fous de moi ! m’exclamai-je.Je vis le videur et le barman se diriger vers eux pour les séparer. Je restai plantée là sans bouger

pendant d’interminables secondes, déchirée entre l’envie d’intervenir et celle de m’enfuir à toutesjambes. Je gémis en voyant un poing s’écraser sur la joue de Sawyer et sentis une remontée d’acidedans ma gorge lorsqu’il recula pour mieux flanquer un direct dans la mâchoire de son adversaire. Ilsavait se battre, remarquai-je amèrement. Puis je pivotai sur mes talons et fendis la foule vers lasortie.

J’étais déjà sur le trottoir quand le videur avec qui Sawyer avait blagué à l’entrée le flanquadehors.

— Mec, je suis pas bourré, protestait Sawyer. C’est lui qui a commencé, je te jure.Mais le type n’en avait rien à cirer.— Il est à toi ? me demanda-t-il.Je faillis dire non. Sawyer nous regarda d’un air maussade.— Si l’on veut, répondis-je. Merci. Désolée.Le videur haussa les épaules et retourna à l’intérieur. Je tirai les clés de Sawyer de sa poche

arrière et on s’éloigna. J’en avais assez de devoir prendre le volant pour nous ramener.— Monte dans la voiture, lui ordonnai-je.

— Reena, ça ne devait prendre qu’une minute, mais ce salaud…— Tais-toi.— On devait aller ailleurs…— J’ai dit : tais-toi !Je fis démarrer la voiture puis lui demandai :— C’est pour ça que tu m’as traînée jusqu’ici ?Il ne répondit pas. Peut-être parce que je l’avais prié de se taire. Soudain, je fus au bord des

larmes. Furieuse.— Tu veux rire ? Tu voudrais me faire croire que t’avais prévu une belle soirée en amoureux ?

Parce que je suis reçue à l’université ? Bon Dieu, je ne te crois pas. Tu m’as menti.— Si, une belle soirée tous les deux, marmonna-t-il. J’allais t’emmener ailleurs. Ça n’aurait pris

qu’une minute si ce type n’avait pas été qu’un pauvre con.— C’est ça. C’est sa faute. C’est la faute de ton dealer.Mes yeux tombèrent sur ses jointures et un frisson d’horreur me parcourut. Du sang suintait de ses

blessures.— Tout ceci est absurde, tu t’en rends compte ? C’est pas la vraie vie. C’est pas comme ça que je

fonctionne.Je vérifiai mon angle mort et enclenchai le clignotant.— Mais qu’est-ce que tu fais ? s’écria-t-il au lieu de me répondre.— Je m’arrête au Walgreens.— Pourquoi ?— Pour acheter des trucs pour tes mains !— C’est rien.— Il y a des marques de dents ! Tu veux attraper la rage ?Il éclata de rire.— Personne va attraper la rage.— Tu veux attraper le SIDA, alors ?Je sentis le mot se coincer dans ma gorge et dus retenir un haut-le-cœur.Je garai la Jeep sur le parking du Walgreens et, après une minute d’hésitation, retirai les clés pour

les fourrer dans ma poche.— Sympa, dit-il. Et tu crois que je vais aller où ? Tu crois que je vais te laisser ici ?— Qui sait ce dont t’es capable ?Je claquai la portière et entrai dans le magasin où je dépensai

tout l’argent liquide que j’avais sur moi pour acheter de l’eau oxygénée, des compresses, de la crèmeantibiotique et un soda. J’aurais voulu que mon père soit là, ou Shelby, ou Soledad, ou même Lauren.Je n’avais pas envie de retourner à la voiture. Je le sentais qui s’éloignait de moi, si loin que je nepouvais plus le rattraper, je ne savais pas comment le retenir.

La caissière examina mes articles.— J’espère que votre nuit va s’arranger, me dit-elle, compatissante.— Merci, dis-je en levant les yeux vers les néons pour mieux refouler mes larmes.— Mon Dieu, Sawyer ! m’exclamai-je une fois la lumière du rétroviseur allumée.Il était encore plus amoché que je ne l’avais cru. Il allait avoir un œil au beurre noir. Je lui

flanquai le soda dans la main et il l’appliqua contre sa paupière qui enflait à vue d’œil. J’espéraisqu’il avait un énorme mal de crâne.

— Tu as raison… Pourquoi je voudrais aller à l’université alors que je pourrais rester ici à jouerles infirmières avec toi ?

Il souffla bruyamment quand je lui versai de l’eau oxygénée sur les mains.— Il y a été vraiment fort, pesta-t-il. Ça fait mal, merde !— Tant mieux.— Écoute, te donne pas cette peine, dit-il en retirant sa main. Je peux le faire moi-même. Allons-y.— Très bien. Comme tu veux.J’enclenchai la marche arrière. Je haïssais cette Jeep, cette ville, la Floride tout entière. L’idée de

prendre la route vers le nord, direction Alligator Alley me vint à l’esprit. J’aurais pu nous conduireau fond d’un marécage.

— Je ne comprends pas pourquoi tu fais ça.— Tu n’auras pas à me supporter encore bien longtemps, dit-il en s’affaissant sur son siège.Il croisa les bras.— Sérieux ? Tu m’en veux parce que je vais à Northwestern ?— Je ne t’en veux pas du tout.— Menteur, dis-je en poussant un gros soupir. C’est pas comme si tu ignorais que j’allais partir. Je

te l’ai dit dès le départ que j’allais filer d’ici.— Sans blague.— Sans blague.Un silence s’installa. Le vent chaud étouffait le son de la radio. Je transpirais et sentais de grosses

gouttes dégouliner le long de ma nuque. Puis je me décidai :— Maintenant, je veux qu’on parle d’Allie.Il se redressa aussitôt, comme piqué au vif.— Quoi ?— Tu m’as bien entendue.— Tu veux parler de ça maintenant ?— N’est-ce pas le meilleur moment ? Cela fait six mois que ça dure et on n’en a jamais parléIl soupira. Il avait encore la bouteille de soda appuyée sur son visage. Je me demandai tout à coup

si sa main était cassée.— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?— Pourquoi est-ce qu’elle te plaisait ?— Reena, pourquoi veux-tu parler de ça ?— Réponds-moi.— Je sais pas ! dit-il en cognant l’arrière de sa tête contre le siège.Puis il se mit à parler.— Elle était très… franche, j’imagine. Et calme. Comme si rien ne l’inquiétait jamais.Je me demandais s’il avait concocté cette description exprès pour me blesser. Pour souligner la

différence entre ma meilleure amie et moi. Son ancienne amoureuse et la nouvelle. Ou bien si nousétions si différentes l’une de l’autre que ça lui était venu naturellement ?

— Elle était… elle savait s’amuser.S’amuser. C’est ça. Je pris une grande inspiration, lus un panneau de signalisation et pris

brusquement un virage à droite.— Est-ce que tu aurais… si elle n’était pas…, commençai-je, mais je n’eus pas la force de

continuer.— Si elle n’était pas morte ?Il avait la tête tournée vers la fenêtre et regardait les lumières défiler derrière la vitre.— Tu peux bien prononcer ce mot puisque tu veux parler d’elle. Si elle n’était pas morte.

— Si elle n’était pas morte, dis-je la gorge serrée. Est-ce que tu aurais aussi voulu être avec moi siAllie n’était pas morte ?

— Mais qu’est-ce qui ne va pas chez toi ! s’écria-t-il. Est-ce qu’on peut arrêter ?— Réponds-moi !Il y eut un long silence. Il réfléchissait à sa réponse.— Je ne sais pas, dit-il. Je n’en sais rien ! Et il y a des choses que tu ignores sur moi. Des choses

que tu ignores à propos de cette nuit-là…— Alors, dis-les-moi !— Je ne peux pas !Je ne discutai pas. À quoi m’attendais-je, au juste ? Je prenais des risques à conduire dans cet état.

Il aurait été plus avisé de me garer pour tirer cette histoire au clair. Mais j’étais fatiguée. Je voulaisrentrer à la maison. J’aperçus un feu rouge à la dernière seconde et pilai.

— Attention, dit-il posément.— Tais-toi.Le reste du trajet se déroula en silence. La voix d’un crooner à la radio était le seul son dans la

Jeep. « Tu m’as trompé… »Je me garai devant chez Sawyer sous un ciel plombé de nuages violets. Il allait pleuvoir. à la vue

de la façade glauque, je perdis tout courage. La maison semblait hantée.— Tu as besoin d’aide, Sawyer.— Oh, arrête, dit-il d’un ton où perçait du mépris. Commence pas.— C’est la vérité !— Arrête, je te dis.— Tu ne vas pas à l’école. T’as un boulot à mi-temps que t’es toujours sur le point de perdre, tu es

tout le temps défoncé…— C’est faux ! interrompit-il.— Franchement, Sawyer, tout ce que tu as de bien en ce moment, c’est moi, et tu fais tout ce que tu

peux pour gâcher ça aussi !— C’est ça, grommela-t-il, c’est moi seul qui suis en train de tout gâcher.— Je ne peux pas changer le fait que je vais bientôt partir !— Il ne s’agit pas de ça ! hurla-t-il.— Alors de quoi s’agit-il ?Il ne répondit pas.— Alors ?Toujours pas de réponse.— Est-ce que ça te plaît ? Ton attitude de dur à cuire ? Est-ce que ça te mène quelque part ?— Tu me poses toujours cette question. Et toi, ça te plaît de toujours jouer les filles bien élevées ?

Ça t’apporte quelque chose ?— Je ne joue pas, Sawyer. C’est comme ça que je suis.— Eh bien, c’est peut-être ce que je fais moi aussi. Être moi-même.— C’est pas vrai !— Peut-être que si !— Alors je ne te connais pas.— Peut-être pas !Il soupira, ouvrit la porte de la Jeep et se glissa dehors.— Tu as l’intention d’arrêter tes conneries un jour ? lui criai-je par la fenêtre.

Il leva vers moi un sourire bête.— Quelles conneries ?— Tu sais très bien !J’avais envie de le frapper. J’avais envie d’être la plus méchante possible.— Je vais te dire, Sawyer, je commence à me lasser.Sawyer recula d’un pas et se figea.— Te lasser ? répéta-t-il d’une voix maîtrisée.À cet instant, je compris que j’avais été trop loin.— Écoute, je suis désolée. Je ne voulais pas dire… Je voulais juste.— Oublie.— Sawyer…— Il faut que je me barre, marmonna-t-il, comme à lui-même.Avant que je puisse réagir, il avait traversé le jardin. Ses mains ressemblaient à deux araignées

pâles plantées dans ses cheveux.— À plus tard Reena !Cette fois, il ne vint pas m’embrasser pour me dire au revoir.

45

Après

Après avoir déposé Hannah chez Stefanie, je fonce à l’hôpital. Je roule beaucoup trop vite. J’aiune tenue de rechange et un bagel pour Sol sur le siège passager.

Soledad a une tête de déterrée, mais mon père a plutôt bonne mine vu son état. Il est abruti et il a leteint cireux. Une intraveineuse dans la main. J’ai des milliers de choses à lui dire, mais nous restonstous silencieux. Je m’assieds au bord du lit. Nous regardons The Today Show à la télévision. Uneémission ennuyeuse à souhait sur comment trouver des produits frais pendant l’été. J’ai une subiteenvie de manger des myrtilles. Je ne tiens pas en place. Je pense à quel point il serait déçu s’il savaitque je viens de passer ces douze dernières heures à répéter toutes les erreurs que j’ai commises avecSawyer. Je me sens si bête, après tout ce qui s’est passé, de m’être dit que les choses pouvaientmarcher malgré tout.

— Tu m’as fait peur, dis-je enfin. Ne refais jamais ça.J’ai envie de lui dire que je suis désolée, mais je ne sais pas comment m’y prendre.— Oui, madame.Il hoche la tête et se renfonce dans ses oreillers. Il a des cernes pâles et gris, et une barbe

naissante.— J’ai déjà eu droit au sermon de Soledad.Un peu plus tard, je me lève pour partir en promettant :— Je reviendrai plus tard avec Hannah.Je l’embrasse sur le front. Je retiens mes larmes jusqu’au parking. J’ai mal partout.

Sawyer arrive à 18 h 50 pour remplacer Joe. Ce dernier me glisse une sucette au caramel DumDum pour Hannah avant de retourner auprès de sa femme. Sawyer a grandi derrière ce bar, commenous tous. Il se sent tout de suite à l’aise au milieu des bouteilles de whisky, d’alcool de pêche et degrenadine. Il fait sa mise en place comme s’il n’était jamais parti.

Je m’évertue à l’ignorer, à ignorer le sourire expert qu’il affiche en servant une femme decinquante ans ultra maquillée ou en discutant base-ball avec quelques hommes d’affaires en villepour une conférence. Mais le restaurant ne bat pas son plein, il ne nous offre pas beaucoup dedistractions. Je me cache un moment dans la cuisine où je donne des nouvelles de mon père à Finch.

À 20 heures, il y a assez de monde pour que je puisse me laisser aller à un rythme familier :encaisser les additions, apporter de l’huile d’olive ou des couteaux supplémentaires, changer lesassiettes. J’enregistre mes commandes au bar sur l’ordinateur sans poser les yeux sur Sawyer.

Comprenant que je l’ignore, il cherche mon regard et le trouve alors que, des assiettes empiléessur les bras, je me dirige vers la cuisine. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais certainement pasau sourire neutre dont il me gratifie.

— Tu as besoin de quelque chose, Reena ? me demande-t-il.En effet. Je n’ai pas encore eu le temps de le taper sur l’ordinateur.— Deux Amstel, dis-je de but en blanc.C’est la première fois que je lui adresse la parole de la soirée.

Sawyer hausse les sourcils.— Et c’est quoi le mot magique ? me demande-t-il, taquin.Je lui jette un regard noir.— Sawyer, tais-toi et sers-moi ces bières.— On est grincheuse aujourd’hui ! repartit-il en me tirant la langue.Il se retourne pour attraper deux verres. Je lève les yeux au ciel pour m’empêcher de regarder les

beaux muscles qui se dessinent sous sa chemise.J’essaie d’adopter un ton détaché mais je lâche, plus agressive que je ne voudrais :— Tu sais, tu devrais faire attention à où tu mets cette langue.— Vraiment ?Il me toise ouvertement de haut en bas.— Et où est-ce qu’il serait sage de la ranger ?— T’es sérieux, là ?Mon ventre se serre à m’en faire mal, j’ai envie de me tordre de douleur. J’ai toujours quatre

assiettes sales en main.— Tais-toi !C’est la seule chose qui me soit venue à l’esprit.Sawyer me sourit.— Pourquoi tu me dis toujours de me taire ? me demande-t-il poliment.— Pourquoi tu le mérites toujours ?Je vais plonger les assiettes dans la grande bassine qui leur est réservée. Je reviens un instant plus

tard et le trouve appuyé au bar devant les deux bières que je lui ai demandées.— Comment est-ce que tu as choisi « Hannah » ? s’enquiert-il tout naturellement, comme s’il ne

faisait que poursuivre une longue conversation.— Quoi ? dis-je en prenant les bières. De quoi tu parles ?C’est au tour de Sawyer de lever les yeux au ciel.— Tu sais bien ce que je te demande. Qu’est-ce qu’il veut dire, ce nom ?— Grâce de Dieu. Je l’ai trouvé dans un livre.— Bien choisi. Et ton nom, ça veut dire quoi ?— Serena ?Je hausse les épaules et vais porter les bières aux clients, puis je reviens vers lui malgré moi.— Qu’est-ce que tu crois ? C’est pourtant clair. J’ai été mal nommée.Sawyer est toujours accoudé au bar, la tête en avant, à croire qu’il s’attend à ce que je lui confie un

secret.— Non, dit Sawyer en secouant la tête. Et moi, tu as regardé pour moi ?— Non.Puis je fronce les sourcils. On dirait que je l’ai blessé. Mais qu’est-ce qui lui prend ?— Bon, tu peux arrêter ?à son tour il fronce les sourcils.— Arrêter quoi ?— Ce que t’es en train de faire.Je suis sur le point d’exploser. Pour une raison que j’ignore, cette conversation anodine me semble

pire qu’une énorme dispute.— Me poser des questions sur les prénoms. Faire comme si on était amis.— Je suis poli.

— Bah, personne t’oblige.— Très mature de ta part, riposte-t-il en riant.— Non, mais est-ce que tu es même doté de sentiments ?Il me dévisage :— Est-ce que quoi ?Comme si je n’élevais pas déjà assez la voix.— Des sentiments. Est-ce que tu en as ? Ou aurais-tu un défaut génétique ?Sawyer reste un instant éberlué, secouant à peine la tête, puis il passe de l’autre côté du bar et

m’agrippe le bras avec violence.— Bon d’accord. Ça suffit.— Qu’est-ce que tu fais ?Il me tire jusque dans le couloir, au-delà de la cuisine et du bureau. Il ouvre la porte de la terrasse.

Je gémis :— Lâche-moi ! Il pleut.— Sans blague. On est en Floride.On est à moitié couverts par l’auvent au-dessus de la porte. L’air est humide. La pluie tombe sur

mon épaule droite. Il se tourne face à moi :— Tu sais, c’est un magnifique classique, me dit-il comme s’il n’arrivait pas à croire qu’on en soit

encore à parler de ça après tout ce temps. J’adore.— De quoi tu parles ? dis-je en jouant les idiotes.Je n’ai pas envie d’en parler. Pas maintenant.— Toi, entre toutes les filles, tu me demandes si j’ai des sentiments ! s’exclame-t-il en se frottant

les yeux avec la paume de ses mains. Tu sais, j’ai toujours trouvé que c’était pas cool que les genst’appellent le glaçon, ils ne devaient pas bien te connaître mais je commence à penser…

— Tu doutes ? lui dis-je. Pourtant je t’avais prévenu.Je le bouscule pour rentrer. J’en ai terminé ici. J’en ai terminé avec lui. Mais il m’attrape de

nouveau par le bras.— Reena, dit-il d’un ton sec. Tu veux bien arrêter un peu ?Je secoue la tête. J’essaie de m’échapper le plus dignement possible. Ça me semble difficile face à

Sawyer.— Écoute, je suis désolée. Pour hier soir, pour tout… C’est juste…— Arrête de t’excuser, m’ordonne-t-il. Je ne veux pas… Je ne veux pas qu’on se quitte une

nouvelle fois comme ça, d’accord ?Je n’y crois pas.— Qu’on se quitte mutuellement, tu veux dire ? dis-je d’un air sceptique. Moi, je n’ai pas bougé

d’ici.— Je sais, m’accorde Sawyer. Et maintenant tu ne me fais absolument pas confiance. Je sais. Tu as

été assez claire sur ce point. Mais je crois que tu es contente que ça se soit passé comme ça, dit-il ense penchant à mon oreille.

Je ricane.— Tu as raison, c’était génial.— Je ne rigole pas, dit-il, et au ton de sa voix, je sais qu’il est très sérieux. Je crois que,

secrètement, tu es satisfaite, parce que cela te donne une excuse pour te renfermer et ne pas donnerune chance à qui que ce soit de t’approcher… et de te faire mal.

Sawyer se rapproche de moi, sur cette terrasse que l’on connaît depuis toujours.

— En vérité, tu ne m’as jamais laissé me rapprocher vraiment de toi. Et maintenant, tu peux merepousser à bout de bras en te disant que c’est ma faute, que je le mérite. Et c’est peut-être vrai. Maiscette fois, ça ne suffit pas.

Il m’a plaquée contre le mur, pour me montrer qu’il est bien là, et qu’il n’est pas près de partir.— Tu m’entends, Reena ? Je veux plus que ça.Je secoue la tête et refuse de l’écouter.— Shelby ne me pardonnera jamais.— Reena, je t’en supplie, dit-il d’une voix plus forte – il semble à bout. Peux-tu m’écouter ne

serait-ce qu’un instant ?Je me redresse :— Tu rigoles ? Pendant tout le temps où on a été ensemble, je n’ai pas cessé de te demander de me

parler.— De quoi ? me demande-t-il d’un air soudain curieux.— De tout ! lui dis-je. De ta famille, de tes amis, d’Allie…— J’ai donné ses clés à Allie ce soir-là.— Quoi ?Il a dit cela si brutalement que je crois avoir mal entendu. Et lorsque je relève la tête, je vois qu’il

s’est surpris lui-même. Pendant un instant, nous ne faisons que nous fixer en silence. Puis il prend unegrande inspiration et poursuit :

— La nuit où elle est morte.Il a du mal à parler, chaque mot semble lui faire mal.— J’avais ses clés. Je l’ai laissée les prendre.Je ne… On dirait qu’il est en train de me parler chinois.— Mais on était ensemble la nuit où elle est morte, dis-je, toujours sans comprendre. On est allés

manger une glace.— C’était avant ça.Sawyer pousse un gros soupir et se passe la main dans les cheveux. Le ton de notre conversation a

totalement changé. Il s’agit de bien plus que de nous deux.— Avant que je vienne au restaurant. On était à une fête avec d’autres gens. Lauren et toute la

bande. On n’était pas arrivés ensemble mais elle m’avait donné ses clés parce qu’elle ne voulait pasavoir à prendre son sac. Elle avait cet énorme sac, tu te rappelles ?

Sawyer hausse les épaules et s’avance sur la terrasse, indifférent à la pluie qui tombe à verse. Il vas’asseoir sur la balancelle au fond. Après une minute, je décide de le suivre.

— On est restés là-bas une heure, une heure et demie peut-être, me dit-il en se balançantdoucement et en jouant nerveusement avec la couture de son pantalon. Et on s’est disputés.

— D’accord, dis-je d’une voix douce.Je grimpe à côté de lui, comme le soir de l’enterrement d’Allie. C’est plus facile, dans un sens, de

ne pas avoir à le regarder. J’entends les bruits du restaurant au loin, comme la dernière fois qu’onétait assis là, comme si j’étais sous l’eau.

— Je t’écoute.Sawyer hoche la tête.— Elle a dit qu’elle allait partir, poursuit-il après un instant.Mon cœur cogne fort contre ma poitrine.— Elle m’a hurlé de lui passer ses clés… Et elle n’avait pas l’air… Elle n’avait pas l’air d’avoir

tant bu. Elle marchait encore droit. Mais elle avait bu quelques bières et elle avait les yeux un peu

brillants…Il s’arrête soudain, et hausse les épaules, impuissant. On dirait un petit garçon de dix ans.— Jamais je n’aurais dû la laisser partir. Mais je l’ai fait. Je lui ai jeté les clés et je lui ai dit

d’aller se faire voir, que si c’était comme ça qu’elle voyait les choses… et j’ai…— … Et tu es venu me trouver au restaurant.Sawyer hoche la tête comme s’il était à bout de souffle. La pluie me coule dans le cou. Il lui avait

dit d’aller se faire voir… Elle était partie pour toujours…— Maintenant tu sais, dit Sawyer.Maintenant je sais.Pendant un long moment, nous ne disons rien. La pluie martèle le bitume. Je pense à Sawyer qui a

porté ce secret avec lui tout au long de son voyage. À Allie qui n’a pas eu la chance de réellementcommencer sa vie. Je pleure, assise sur le banc. Je me rappelle le ruban violet que j’ai refusé deporter comme tout le monde pendant les semaines suivant sa mort : un morceau de coton ne pouvaitme rendre ce que j’avais perdu. Le bras de Sawyer est chaud et mouillé contre le mien.

— Vous vous disputiez à propos de quoi ? finis-je par demander.— De toi.Il n’a pas hésité une seconde. Sawyer lève la tête, le cœur brisé.— On se disputait à propos de toi.— De moi ?Je sens mon cœur dégouliner dans mes talons. Je n’arrive pas à croire que c’était vrai pendant tout

ce temps où on était ensemble. Je n’arrive pas à croire qu’il me l’apprenne seulement aujourd’hui.— Pourquoi ?— Elle m’avait dit que tu étais amoureuse de moi.J’entends un son étrange, semblable à un gémissement. Je me rends compte qu’il vient de moi.— Quoi ? Elle a dit quoi ?Sawyer hausse les épaules.— Tu m’as bien entendu, me répond-il calmement.Le ton de sa voix ne laisse aucun doute : il ne ment pas.— Elle a dit que tu étais amoureuse de moi, même si tu n’avais jamais voulu l’admettre. Et que tu

l’étais depuis longtemps et elle pensait… (Il secoue la tête.) … que moi aussi j’étais amoureux detoi.

— Quoi ?… Quoi ?…Je répète ce mot, comme un disque rayé. Je me sens gênée pour celle que j’étais à quinze ans. C’est

ridicule de me sentir embarrassée à la pensée que Sawyer ait su que j’avais un faible pour lui alorsque nous avons une enfant assez grande pour marcher et parler. Mais ça me blesse de penser qu’Alliem’ait trahie et se soit servie de mes sentiments pour faire du chantage affectif à son petit ami alorsqu’elle était ivre. Pour la millième fois j’aimerais qu’elle ne soit pas morte dans un accident devoiture, cette fois pour lui dire à quel point c’était mesquin de sa part.

Mais c’est vrai, moi aussi je l’ai trahie. Je repense à la première fois où Sawyer m’a embrassée,sur le capot de sa voiture, devant le marchand de glaces, pendant les dernières heures de la vied’Allie. Nous avons vraiment ruiné notre amitié, Allie et moi. Cela me rend si triste.

— Si ça peut te consoler, je ne pense pas qu’elle ait dit ça pour te blesser, me précise Sawyer.Il tente de déchiffrer mon visage, comme si j’étais couverte de hiéroglyphes.— Je crois qu’elle était juste en colère. Et de toute façon, elle n’avait pas tort.Je le regarde fixement.

— Ce qui veut dire… ?— Tu te fous de moi ?Il me regarde comme si j’étais folle, comme si on était encore à des années-lumière l’un de l’autre.— Pourquoi tu crois que je suis venu te chercher ce soir-là, Reena ? Pour voir si elle avait raison.

J’ai laissé ma petite amie, soûle, avec ses clés de voiture et je suis venu te trouver. Tu comprends ?Pourquoi aurais-je fait une chose pareille si je n’avais pas envie de savoir si c’était vrai ?

Je secoue la tête, têtue. Je refuse de le croire.— Tu ne m’as jamais accordé aucune attention avant…— Non, c’est toi qui ne m’as jamais accordé ton attention, me reproche Sawyer en élevant la voix.

Tu avais si peur de laisser paraître ce que tu ressentais pour moi, je ne sais pas pourquoi, tu avaispeur de te ridiculiser ou de t’exposer…

Il se relève et se tourne pour me regarder dans les yeux.— Tu sais quoi, Reena ? Je n’ai jamais vraiment su ce que tu ressentais pour moi.« Tu as gagné. »Il hausse à peine ses larges épaules, résigné. C’est le geste le plus triste qu’il ait jamais fait devant

moi.Nous échangeons un long regard. La pluie tombe autour de nous. Mon cœur bat avec l’énergie du

désespoir, fragile, aussi léger qu’un murmure. Je sais que c’est à moi de parler : Sawyer vient de merévéler la plus honnête et la pire des choses.

Je me souviens de ma dispute avec Allie ce soir lointain dans son jardin. « Tu as gagné, Reena. »Je n’ai pas l’impression d’avoir gagné quoi que ce soit.

— Ça veut dire « coupeur de bois », lui dis-je finalement.Je passe le dos de ma main humide et froide sur mes joues pour en chasser la pluie et mes larmes.

Je ne sais pas pourquoi, j’ai soudain l’impression que c’est important.Sawyer sursaute au son de ma voix. Il me regarde, perdu.— Quoi ? demande-t-il.— Ton prénom, dis-je. Celui qui scie.Ce n’est pas ce qu’il espérait entendre. Il a l’air déçu. Mais il ébauche quand même un sourire.— C’est logique, me dit-il.Il me tend la main pour m’aider à me relever.

46

Avant

Je déposai Sawyer chez lui après notre soirée pourrie à South Beach. En rentrant, je filai tout droità la salle de bains d’en bas. Je vomis tout ce que j’avais mangé ce jour-là.

La totalité.Je restai assise sur le carrelage pendant un long moment, la tête appuyée contre le mur, attendant

que mon estomac se stabilise, que ma respiration se calme. Je sanglotais. Je me sentais lamentable.Mon cœur se soulevait sans arrêt. Le matin, Soledad m’apporta des tartines et du thé et s’assit sur lebord du lit. Elle me lut des extraits de plusieurs romans en espagnol en me caressant les piedsdistraitement. Elle m’écouta essayer de retenir mes larmes.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? me demanda-t-elle vers l’heure du déjeuner.Je haussai les épaules sur mon oreiller.Je me sentis mieux après le repas. J’envisageai de l’appeler, puis me décidai à ne pas le faire.Je restai assise dans mon lit jusqu’au lever du soleil.

Le lendemain matin, j’étais encore malade. Puis le surlendemain, rien.Puis je vomissais de nouveau le jour suivant.(C’est là que j’ai commencé à paniquer.)

Je pris la voiture jusqu’à la pharmacie Walgreens à Pompano Beach pour acheter un test degrossesse. Je me rendis chez Shelby pour le faire. Je me recroquevillai sur le couvercle des toilettes,le menton dans les genoux. Shelby était assise en tailleur par terre.

— Tu peux regarder pour moi ? lui demandai-je.Je ne quittais pas ma montre des yeux. L’aiguille des secondes avançait si lentement…Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que ce n’était pas possible, que ce n’était pas à moi que

ce genre de chose arrivait. Je n’étais presque pas inquiète, je faisais simplement un cauchemar, cen’était pas réel. On avait été prudents, non ? J’avais bien vérifié.

— Tu peux regarder ?— Je regarde, dit-elle. Mais ça… ça n’indique rien encore.Elle était penchée sur le test. Elle portait un short en jean et un tee-shirt Mario Bros.— Comment ça, rien ? dis-je en me penchant pour l’attraper. Ça devrait…Shelby le ramena à elle pour le regarder de plus près. Elle jeta un coup d’œil sur les instructions

sur la boîte.— Reena…Elle avait l’air si désolée pour moi. Je fermai les yeux. Je refusais de regarder.

47

Après

Il y a des complications à la suite de l’opération de mon père. Il faut qu’ils l’opèrent à nouveau.On passe des heures et des heures dans la salle d’attente avec Cade et Soledad. On reste chacun ànotre tour, on rentre pour prendre une douche, on dîne de Coca-Cola Light et de chips Fritos qu’onachète dans les distributeurs. La mère de Shelby nous dépose des plats préparés sur le perron. Lydianous apporte de quoi nous changer. Hannah attrape un rhume et me tient éveillée la nuit. Je metransforme en parfaite figurante pour un film du genre Zombie Apocalypse. Sawyer arrive à l’hôpitalpour me soulager : il garde Hannah pour vingt-quatre heures. Il me tend un Tupperware rempli derisotto. Je sais qu’il l’a fait lui-même.

— Je te dois un dîner, me dit-il en prenant Hannah dans ses bras.— Tu me dois plus que ça.Mais je ne suis pas fâchée. J’attrape sa main libre et la serre malgré moi.— Merci.Sawyer sourit.— De rien.On ne parle pas beaucoup avec ma famille. Cade fait les cent pas. Je lis des magazines. Soledad

prie. Elle a presque complètement cessé de se nourrir. Je repense à Jésus en lutte contre ses démons,quarante jours dans le désert.

— À propos de ce que je t’ai dit, me rappelle soudain un soir Soledad alors que je viens prendresa relève. Je n’aurais pas dû te dire ça, de réfléchir. Je sais que tu réfléchis.

The Today Show passe à la télévision, mais elle a les paupières trop lourdes pour vraimentregarder.

— C’est pas grave, dis-je avec un haussement d’épaules. Ça n’a pas d’importance.— Si, ça en a.— Ouais. Peut-être.Je lui tends le dîner que j’ai apporté. Je repense à Cade et moi quand on était petits et qu’on se

disputait. On arrêtait dès que quelque chose de nouveau se passait, et c’était comme si rien n’étaitarrivé. C’est peut-être comme ça qu’on fonctionne en famille.

— Je t’ai apporté à manger. Il n’y avait pas grand-chose d’ouvert.— Merci, ma chérie, soupire-t-elle. Sawyer garde le bébé ?— Oui.— Il est plutôt doué avec elle. Je lui accorde ça.Je pense à Seattle, aux forêts pluvieuses et aux cafés matinaux en plein brouillard. Je repense au

désert et à l’air aride. Je pense au centre de notre pays, vert à l’infini, et je ne souhaite qu’une chose,désespérément : partir d’ici.

— Ouais, lui dis-je. C’est bien vrai.

Sur le chemin de la maison, le lendemain, je m’arrête à Target et achète une carte routière desÉtats-Unis.

Juste pour voir.

Hannah et moi sommes dans la cuisine, en train de partager un sandwich au beurre de cacahouète età la confiture. La sonnette retentit. Pas une fois, mais cinq ou six fois de suite, hystérique. Je meprécipite pieds nus à travers le salon, le bébé sur la hanche, et ouvre brutalement la porte. Shelby estlà. Elle n’a pas l’air commode. Elle porte un tee-shirt Ms. Pac-Man et me tend un plat en verrerempli de brownies marbrés.

— Je t’ai fait ça, lâche-t-elle en me le donnant. Tu peux les manger. Ou pas.J’avance la main par réflexe et attrape le plat de justesse avant qu’il ne s’écrase au sol. Avec tout

ce qui s’est passé dernièrement, nos chemins ne se sont pas croisés depuis plusieurs semaines.— Merci, dis-je, un peu choquée, tentant un sourire. Est-ce qu’ils sont empoisonnés ?Shelby plisse les yeux, froissée.— J’aurais dû.Elle contracte ses épaules et me bouscule pour entrer dans la maison. Elle s’affale sur le canapé.— Je t’ai dit que je me tairais du moment que tu étais honnête. Tu ne l’as pas été. Mais je vais

quand même te pardonner.Je cligne des yeux sans comprendre. Je pose les brownies sur la télé.— Vraiment ?— Oui, vraiment.Elle a toujours l’air fâchée mais elle prend le bébé. Elle le serre dans ses bras pleins de taches de

rousseur. Hannah est toute contente. Elle a toujours adoré Shelby. Cette dernière caresse l’oreilleduveteuse de mon enfant.

— J’ai l’impression que tu n’as pas vraiment eu de répit, dit-elle. Alors je suis venue pour tepermettre de faire une pause.

Je sens une boule se former dans ma gorge. Mes bras pendent le long de mon corps, inutiles.— Tu es toujours là pour moi, dis-je d’une voix tremblante d’émotion. Tu es ma meilleure amie.Shelby est une battante. Je ne mérite pas une amie comme elle.Shelby penche légèrement la tête de côté et les coins de sa bouche tremblent comme si elle était sur

le point de fondre en larmes, elle aussi.— Oh, arrête, râle-t-elle.Puis elle ajoute, d’une voix plus douce :— Toi aussi tu es ma meilleure amie.Alors je craque. Je me mets à pleurer à chaudes larmes et je m’écroule sur le canapé. J’ai du mal à

articuler.— Je suis désolée. Je n’ai pas voulu faire de mal à ton frère. Je n’ai pas voulu tout gâcher.Shelby passe un bras autour de mes épaules, elle nous tient contre elle toutes les deux, Hannah et

moi.— Je sais, me dit-elle en posant la tête sur la mienne. Moi aussi je suis désolée. J’aurais dû venir

ici tout de suite, quand ton père a été hospitalisé. C’était dégueulasse de ma part.— Je pensais que tu me détesterais pour toujours.Je me rends compte que c’est vrai. Je pensais réellement que notre amitié était terminée, comme

mon amitié avec Allie, que je l’avais définitivement perdue. Quel soulagement de l’avoir près demoi !

Shelby sourit.— Je ne pourrais jamais te détester, idiote. Je t’aime trop pour ça.

Elle soupire un peu et me serre un peu plus dans ses bras. Elle attend que je me calme.— Chut, Reena, tout va bien. Ça va aller, me promet-elle d’une voix douce.Quelque chose dans sa voix me souffle qu’elle a raison.

48

Avant

Je restai assise sur le sol de salle de bains de Shelby un long moment, le front posé sur le rebordfroid de la baignoire. Je ne disais rien. Shelby se tenait adossée à la porte, les jambes croisées ; elleattendait, patiente. Elle triturait la boîte du test avec son ongle. J’entendais sa mère s’affairer dans lacuisine : elle préparait le dîner en chantant en chœur avec la radio. La vie poursuivait son coursnormal.

Et moi j’étais enceinte.Moi.— Bon Dieu, Shelby ! finis-je par lâcher. Qu’est-ce que je vais faire ?J’agrippai la baignoire à deux mains et relevai la tête… si lourde qu’elle allait se décrocher. Je

voulais disparaître sous terre. Je voulais que ma mère soit là.Il fallait que je le dise à Soledad.À mon père.À…Mon Dieu !J’aspergeai mon visage d’eau froide et pris la 95, direction Sawyer et sa maison délabrée. Le

soleil venait de se coucher. Les silhouettes grises des palmiers se dessinaient sur le ciel quis’assombrissait. Je roulais de plus en plus vite. Très vite. Je pleurais. Je tournai à toute allure dansPowerline Road et passai à un cheveu d’un camion jaune… Je manquai de peu de me tuer.

Je manquai de peu de nous tuer, mon enfant et moi.Le klaxon résonna au loin et je me garai aussi vite que possible. Mes mains tremblaient sur le

volant. Je repensai à Allie et à son accident. Je l’avais échappé belle. Je me demandai pourquoi leschoses se passent comme elles se passent. Elle ne m’avait jamais autant manqué, si cela étaitpossible. Je sanglotais bruyamment.

— Félicitations, lui dis-je soudain comme si elle était assise à côté de moi sur le siège passager,les jambes relevées, en train de chanter ce qui passait à la radio, la tête renversée, morte de rire.

Pour la première fois, je parlai tout haut à mon amie morte.— Tu avais raison, j’étais pas prête. Je ne suis toujours pas prête, d’ailleurs. Et ça aurait été

sympa de ta part de rester ici pour m’aider.Les voitures passaient en trombe sur l’avenue. Allie ne m’aida pas.Je trouvai finalement le courage de finir le trajet, couper le moteur et descendre de voiture. Mes

tongs s’enfoncèrent dans l’herbe sèche et cassante. Les tessons de deux bouteilles de bière éclatéesjonchaient le bitume, étincelants.

J’observais attentivement la maison qui semblait s’affaisser sur elle-même. C’était encore pire quedans mon souvenir. Il y avait des stores en aluminium abîmés aux fenêtres et une longue tache derouille à côté de la porte. Un vieux cône de signalisation orange abandonné sur la pelouse. Ce lieuque j’avais longtemps trouvé bohème et romantique me sembla soudain sordide.

Aucune lumière n’était allumée, mais la Jeep de Sawyer était dans l’allée. J’étais en train derassembler mon courage pour m’avancer jusqu’à la porte quand Sawyer sortit. Les épaules basses, ilme rappela un félin, il était en colère, triste. Je reconnus à peine son visage. Je remarquai qu’il avaitperdu beaucoup de poids. Ses os dépassaient sous son tee-shirt, ses épaules semblaient si fragiles,prêtes à se briser.

Bizarrement, elles me firent penser à des ailes.Il ne m’avait pas vue. Il avait le regard perdu. Il portait un sac à dos de camping que je savais

appartenir à son père, parce que mon père avait le même. Ils les avaient achetés ensemble à l’époqueoù, adolescents, ils partaient camper dans la nature.

Sawyer traversa la pelouse et jeta son sac sur le siège arrière de sa Jeep. Je le regardai s’installer.Je ne savais pas où il allait. J’ignorais combien de temps il serait parti. J’attendis qu’il fassedémarrer le moteur. Comme d’habitude, je me tenais au loin, en spectatrice. Les feux arrières’allumèrent comme deux charbons ardents.

« Attends ! » Je faillis hurler, mais n’en fis rien. Je restai plantée sur le trottoir et le regardaidisparaître. Ses feux s’évanouirent au loin, comme un rêve qui s’efface.

Les pieds collés au sol, je demeurai là. Et dans ma tête, cette immobilité prit soudain tout son sens.Je n’irais nulle part. Ni à l’université ni à Chicago. Je ne m’en irais pas parcourir le monde. Fini,tout ça. Sawyer était parti pour de bon. Je le savais déjà, comme on sait qu’on a faim, ou qu’il vapleuvoir. Et il allait falloir que je reste à Broward. Quelle que soit l’épreuve qui m’attendait, j’allaisdevoir l’affronter seule.

Je pleurais de nouveau, comme une idiote, en silence, toute seule sur le trottoir. Tous ces beauxprojets, toutes ces cartes et ces magazines, toutes ces soirées passées à rêver. Ces endroits quej’allais explorer, les histoires que j’allais écrire quand j’y serais… Et pour quoi ? Je baissai la têtevers le bitume craquelé, contemplant les limites de ma vie, oppressée. L’air lourd se refermait surmoi, m’écrasait.

Puis je repris mes esprits. Je me frottai les yeux et m’essuyai les paumes sur mon jean. Je pris unegrande inspiration et retournai à ma voiture. Je n’avais pas le choix, une seule destination s’offrait àmoi : ma maison.

49

Après

Mon père sort de l’hôpital à la mi-août. Il a perdu dix kilos, il n’est pas en grande forme. Il passela plupart de ses journées dans le salon ou chez le kiné, abruti et irritable, mais il est en vie, et pourl’instant, c’est déjà ça. Une nouvelle routine s’installe, chez nous les Montero, pleine de médicamentset de listes. Maintenant, c’est moi qui m’occupe du dîner. Le silence tombe sur nous comme un voile.Plusieurs fois par semaine, la Jeep de Sawyer se gare devant chez nous et il emmène Hannah au parcou au zoo pour quelques heures.

— Comment ça va ? me demande-t-il toujours lorsque je le rejoins dehors.— Ça va, lui dis-je systématiquement.Et je les regarde partir.Pendant la journée, je suis une fille modèle. Je fais du jardinage. Je prépare la soupe. Le soir, je lis

mes atlas comme s’il s’agissait de la Bible. J’imagine ma fuite.Cela continue ainsi quelque temps. Je mène ma vie comme un robot bien réglé, l’air conditionné

bourdonnant en bruit de fond, jusqu’à un certain après-midi.Ce jour-là, je descends après avoir couché Hannah pour sa sieste et je trouve mon père assis sur le

canapé en train de zapper avec la télécommande.— Tu as besoin de quelque chose ? dis-je par habitude. Tu as faim ?Il éteint la télé.— Ça va. Viens me voir une minute, ma chère fille.Je sens mon estomac se nouer, une boule d’angoisse se forme dans ma gorge, même s’il fut un

temps où mon père était la personne auprès de laquelle je me sentais le plus en sécurité.— Qu’est-ce qu’il y a ?J’essaie de masquer mon anxiété. Mes mains s’agitent devant moi comme des papillons, mes

orteils se recroquevillent sur la moquette.— Assieds-toi, me dit-il.C’est ce que je fais, perchée sur le rebord du canapé à côté de lui. Mes pieds touchant le sol

comme si je m’apprêtais à bondir d’une seconde à l’autre.— Je veux te parler de ce qui s’est passé à ce fameux dîner.— Je suis désolée. Je n’aurais pas dû perdre mon sang-froid.Je tente d’éviter la leçon de morale inévitable. S’il veut m’attaquer une nouvelle fois, je préfère

encore présenter tout de suite mes excuses et m’épargner ses reproches. Mes livres de cours sontempilés sur mon bureau. J’ai des examens la semaine prochaine.

Il secoue la tête et pousse un petit soupir.— C’est pas ça. Je te dois des excuses.Quoi ?!— C’est vrai, continue-t-il d’une voix calme et posée, comme quelqu’un qui a préparé un discours.

Tu avais raison, Reena. Je ne me suis pas bien occupé de toi et…Sa voix se brise. Je le laisse reprendre :

— Quand le bébé est arrivé, j’étais en colère. Tu sais ça. Je t’ai dit des choses affreuses et j’en aihonte. Je suis désolé.

Il se tait un instant.— Ce n’est pas la vie que je m’étais imaginée pour toi.Je hausse les épaules. Pour les empêcher de trembler, je cale mes mains entre mes genoux.— Ce n’est pas non plus la vie que je m’étais imaginé avoir.— Je sais. Je suis ton père. Je crois que tout cela me faisait sentir que… j’étais un mauvais père.

Ne pas partir à Northwestern. Avoir un enfant à seize ans. Ce n’est pas comme ça que je t’ai élevée.Je sais que ce n’est pas facile à entendre, mais c’est la vérité.

J’ai les joues en feu.— Je sais.— Mais ce n’est pas une excuse, dit-il avec un nouveau soupir.Il a l’air si vieux ces derniers temps. Son visage s’est légèrement affaissé.— J’ai très mal réagi quand tu m’as annoncé que tu étais enceinte. Terriblement mal réagi. Tu avais

besoin de tes parents plus que jamais, et moi, qu’est-ce que j’ai fait ? Je t’ai reniée.Je suis sur le point de lui dire : « Non, ce n’est pas vrai. » Mais ça l’est. C’est étrange de

l’entendre parler ainsi. Je finis par hocher la tête.— Oui. C’était dur.— Mais regarde-toi, dit-il. Tu t’es comportée avec beaucoup de grâce. Tu es une personne

responsable. Tu as porté ta croix. Tu te débrouilles merveilleusement bien avec Hannah. Tu doiscroire que je ne le vois pas, mais si.

Je sens les larmes me monter aux yeux et un nœud familier se former dans ma gorge. J’ail’impression d’avoir passé deux ans au bord des larmes.

— Merci.— Je sais que beaucoup de gens t’ont abandonnée dans ta vie.Là, je ne peux plus me retenir. Il se rapproche un peu de moi et pose une large main sur mon dos.— Ta mère, et Allie. Et puis Sawyer. Et moi aussi.Il passe son bras autour de mon épaule et me serre contre lui. Il sent la lessive et le citron vert.— Mais ce que je veux te dire, ma chérie, c’est que ça n’arrivera plus, d’accord ? Je suis là pour

toi. Quoi qu’il arrive, quoi que tu fasses et où que tu ailles, tu ne me perdras plus jamais.Et là je m’écroule complètement. C’est comme s’il venait de me donner la permission de me

laisser aller, de lâcher tout ce à quoi je me suis accrochée comme une folle. La culpabilité et la peurqui sont en moi depuis le soir de sa crise cardiaque, toute la colère qui s’est logée dans ma poitrine.Je pose ma tête sur son épaule et je pleure, laissant une traînée de larmes sur sa chemise comme je nel’ai pas fait depuis que j’étais petite. Mon père me caresse les cheveux. Je sais que cela n’arrangerapas tout entre nous, nous avons beaucoup de chemin à parcourir, mais au moins, c’est un début.

— Il y a quelque chose d’autre, me dit-il une fois que je me calme un peu.Un hoquet a remplacé mes sanglots. Sa main est toujours dans mon dos, si familière après tout ce

temps.— C’est à propos de Sawyer.— Ah bon ? dis-je avec un grognement. Il n’y a rien entre moi et Sawyer.— Ce n’est pas ça, dit mon père en secouant la tête. Enfin, c’est à toi de prendre tes décisions.Il se redresse et se racle la gorge :— Il y a quelque chose que je ne t’ai jamais dit à propos de Sawyer, à propos de la nuit précédant

son départ.

Je hausse les sourcils, je m’attends plus ou moins à ce qu’il va m’annoncer.— Quoi ?Mon père saisit le verre d’eau sur la table et prend une longue gorgée avant de poursuivre.— Il est venu ici, à la maison. Il te cherchait.— Attends, dis-je en clignant des yeux. Avant qu’il parte pour de bon ?Il hoche la tête.— C’était quand on ne s’entendait plus très bien, et je ne l’ai pas invité à entrer. Mais sa voiture

était chargée, comme s’il partait en voyage.Il repose le verre sur la table.— Je ne savais pas qu’il allait partir, mais je ne t’ai pas dit qu’il était venu non plus.Il me faut du temps pour digérer cette information. J’ai l’impression qu’on vient de me frapper en

pleine poitrine. Je repense à Sawyer devant ma maison l’autre soir, me disant : « Si je t’avaisdemandé de venir avec moi, tu serais venue ? » J’essuie mes mains moites sur mon jean. Peut-êtreque ce n’est même pas ce que Sawyer voulait me dire ce jour-là, peut-être que j’ai mal compris.Mais si sa voiture était « chargée », c’est qu’il avait dû venir le jour où je l’avais vu quitter samaison pour toujours avec son sac à dos. Il était venu dire au revoir avant de s’en aller.

Mon père se penche en avant et pousse un long soupir, épuisé.— Enfin, Reena, je suis désolé d’avoir été aussi dur avec toi. Je t’ai jugée et je n’aurais pas dû.

J’aimerais que tu me pardonnes.Je lutte un moment en essayant de mettre les choses en ordre, de trouver un remède, un moyen de

réparer nos vies. Je suis sur le point de lui dire de tout oublier, qu’on a juste besoin d’un peu detemps. Mais soudain, tout devient clair pour moi, aussi clair et effrayant que le Livre del’Apocalypse.

— J’ai besoin de ta bénédiction, lui dis-je.Il hésite un moment. Il est sûr qu’il s’agit de Sawyer. Mais à mon grand étonnement, il articule :— Dis-moi.Je relève la tête, m’essuie le visage et plante mon regard dans le sien.— Je vais partir en voyage.

50

Avant

Une fois à la maison après avoir vu Sawyer partir, je fermai la porte de ma chambre et rangeai tousmes guides de voyage. Je jetai à la poubelle toutes mes cartes. Je déchirai mes posters de Paris et dePrague. Je pris le manteau qu’on m’avait offert pour Chicago – « Je sais que c’est un peu prématuré,m’avait dit Soledad en me montrant le catalogue, mais c’est toujours bon d’être prévoyante » – et lefourrai en boule au fond de mon placard, là où Sawyer et moi nous étions embrassés le jour dumariage de Cade et Stef. Je sentais presque son odeur de savon.

Je dus m’arrêter deux fois pour courir vomir.Lorsque j’eus enfin terminé, je m’assis au milieu de ma chambre et contemplai mes étagères vides

et mes murs nus. Je me renversai en arrière et fixai le plafond, les deux mains sur mon ventre. Jepleurai. Je réfléchis.

Puis je descendis à la cuisine. Soledad était en train de faire cuire des oignons en chantonnant duDolly Parton.

— Je nous prépare de la sauce bolognaise, dit-elle. Je ne savais pas que tu étais là.Elle posa une main sur ma joue comme si elle craignait que je n’aie de la température.— Tu te sens mieux ?Je haussai les épaules et, ce fut plus fort que moi, je la pris dans mes bras. Elle sentait bon la

vanille.— Ça va, réussis-je à articuler. Je vais bien.— Mets la table alors, dit-elle en m’embrassant sur le front.Elle avait l’air déconcertée. Je me dis que je n’avais pas été très affectueuse avec elle ces derniers

temps.Je ne sortais plus. Je lisais à côté de Soledad et j’aidais mon père au jardin. Nous ramassions des

fraises. Je voulais profiter d’eux tant que je le pouvais. Je savais que dès qu’ils sauraient, ils ne meregarderaient plus jamais comme avant. J’allais les perdre aussi sûrement que si j’étais partie àl’autre bout du monde. Et ils me manquaient déjà. Je voulais m’imprégner de leur présence autant quepossible.

Alors je taillais les plants de tomates et j’aidais Soledad à préparer le dîner, pour m’habituer à lavie qui m’attendait. Je m’asseyais dans le jardin sous l’oranger en essayant de me convaincre que ceserait assez, que je pourrais être heureuse comme ça, que je n’étais pas terrifiée, que je n’étais passeule, que les murs n’étaient pas en train de se refermer sur moi.

Je pensais qu’il appellerait. Je surveillais le téléphone comme une sentinelle.Il n’appela pas.On était samedi soir et mon père regardait de vieux films à la télé. Il avait à côté de lui un verre de

tonic avec une rondelle de citron vert. Il me regarda bizarrement quand j’entrai dans la pièce.— Salut, ma chérie, me dit-il en passant son bras autour de mes épaules. Tu ne sors pas ?Il avait l’air si content de me voir que cela me brisa le cœur.— Non, dis-je en faisant de mon mieux pour garder une voix calme. Je reste ici.

Il fallut plus d’une semaine aux autres pour se rendre compte que Sawyer était parti.Je ne pouvais pas tellement leur en vouloir. Il ne se pointait pas régulièrement au travail ni aux

dîners de famille, c’est le moins qu’on pouvait dire. Il allait et venait au gré de sa fantaisie. Alorsquand il ne se montra pas pour son service deux jours de suite, puis deux jours de plus…

— Vraiment, Sawyer ! entendis-je Roger marmonner un soir alors que le bar était plein à craquer.Il fait vraiment chier.

Je me doutais bien que Sawyer n’était pas près de revenir. Mais je me gardais de leur dire quoique ce soit. Je ne disais plus grand-chose, d’ailleurs. J’allais au lycée et je travaillais au restaurant.Je m’efforçais de garder mon esprit vide. Chaque fois que je tentais de penser à ce qui m’arrivait oud’élaborer un plan, mes pensées s’échappaient. J’étouffais la réalité et je restais cachée.

Je ne savais pas comment gérer la situation.Alors je ne faisais rien.Et ça fonctionna pendant un temps. Je m’efforçais de passer inaperçue. Je savais au fond de moi

qu’il allait bien falloir que je parle un jour, de Sawyer et de tout le reste, mais alors que les jourss’égrenaient, une part de moi se disait que j’avais peut-être tout inventé. Peut-être m’étais-je imaginéavoir fait ce test dans la salle de bains de Shelby. Peut-être n’avais-je jamais été avec Sawyer.

Un après-midi vers la fin mai, je rentrai un peu plus tard que d’habitude. J’avais passé un quartd’heure à contempler le contenu de mon casier, incapable de me rappeler les livres dont j’avaisbesoin, puis je m’étais trompée de chemin deux fois sur la route du retour. Je me faisais un peu peur.Je me fichais de tout ça, je n’arrivais pas à m’intéresser.

J’allais monter directement à ma chambre, j’avais passé beaucoup de temps dehors, les yeux fixéssur le mur, quand je vis mon père et Soledad assis sur le canapé aussi raides qu’un couple de soldatsde plomb. Ils m’attendaient.

— Salut, Reena.Je laissai tomber mon sac au sol. Je me sentais vaguement nauséeuse.— Salut.Ma première pensée fut qu’ils savaient pour le bébé. Ils me connaissaient si bien qu’ils avaient

deviné… Une vague de soulagement m’envahit. Puis je compris que je me trompai du tout au tout.— Il faut qu’on parle de Sawyer, me dit Soledad. Roger et Lydia veulent savoir où il est.— Sawyer ? répétai-je en éclatant de rire. J’en ai absolument aucune idée.— Reena, dit mon père sévèrement. On ne plaisante pas…— Leo, l’interrompit Soledad avant de se tourner de nouveau vers moi. Il t’a donné des

nouvelles ? Vous vous êtes disputés ?Je secouai la tête et m’écroulai dans un fauteuil. J’avais l’impression que j’allais m’évanouir.

Soudain je me sentis éreintée.— Il est parti, dis-je en haussant légèrement les épaules. Je ne sais pas où. Et je ne pense pas qu’il

va revenir.Ils eurent tous les deux l’air très étonnés. Je ne sais pas ce à quoi ils s’attendaient de ma part, mais

sûrement pas à ça.— Quand ? demanda doucement Soledad.— Il y a dix jours à peu près ?Je ne savais plus exactement. Les jours se noyaient les uns dans les autres, les semaines

s’écoulaient dans le flou. Je ne pourrais plus garder mon secret bien longtemps.— Deux semaines, peut-être ?Abasourdi, mon père écoutait en silence, son regard sombre braqué dans ma direction.

— Reena, ma chérie. Pourquoi tu ne nous as rien dit ?Je pris une grande inspiration et levai le menton, prête à tout avouer.— Il y a beaucoup de choses que je ne vous ai pas dites, commençai-je.

Dire que mon père ne prit pas bien la nouvelle de ma grossesse, ce serait comme qualifier unouragan de catégorie cinq de petite bruine dérangeante. Il me hurla dessus et m’accusa de toutessortes de choses auxquelles je ne veux plus jamais penser. Je pleurai. Soledad pleura. Et mon pèreaussi pleura.

Puis le silence s’installa.Soledad entrait parfois dans ma chambre le soir. Elle me frictionnait le dos et récitait des prières

dans mon oreille. Shelby me tenait la main et me racontait des blagues. Elles firent ce qu’elles purentpour tromper mon angoisse et ma solitude. Mais je passai tout de même ces mois brumeux dans ledésespoir : j’étais au bord d’un canyon, en train de hurler, attendant un écho qui ne vint jamais.

51

Après

Et voilà, c’est pour bientôt. Ils ont trouvé quelqu’un pour me remplacer au restaurant. Cade a faitmonter de nouveaux pneus sur ma voiture. Je rentre à la maison après avoir passé mon dernierexamen de l’année : égal à lui-même, le professeur Orrin nous a distribué un QCM, qui portait encorel’adresse du site où il l’avait téléchargé.

Je trouve mon père et Soledad en train de boire du thé dans la cuisine. En posant mon sac sur lecomptoir, je demande :

— Hannah fait la sieste ?Il faut qu’on aille faire les courses. On a besoin de quelques accessoires de dernière minute. De la

crème solaire et des carnets. Des romans sur cassette. On doit prendre la route à la fin de la semaine.Soledad secoue la tête par-dessus sa grande tasse en porcelaine et finit d’avaler sa gorgée.— Elle est dans le jardin. Avec Sawyer.Je ne m’attendais pas à ça. Je me tourne vers mon père, bouche bée. Je crois déceler un sourire

dans son regard.— Les choses changent, me dit-il en haussant un sourcil amusé. Tu devrais savoir ça mieux que

quiconque.Il a repris un peu de couleurs ces derniers temps.Je ne peux m’empêcher de lui rendre son sourire.— C’est vrai, lui dis-je.Il fait chaud dehors. Sawyer et Hannah sont installés sur une chaise longue. Il est en train de lui lire

Je vais me sauver, une histoire de lapin. Hannah est à moitié endormie contre Sawyer, comme si ellel’avait connu toute sa vie. Je repense à son regard terrifié la première fois où il l’a prise dans sesbras. Je m’émerveille devant la rapidité avec laquelle il l’a apprivoisée. Je m’assois sur la terrasseet pose les pieds sur une autre chaise longue, j’attends que le lapin soit rentré chez lui sain et sauf.

Généralement, quand on lit une histoire à Hannah, dès qu’on a terminé, elle en réclame une autre,ou bien elle s’ennuie et veut jouer. Aujourd’hui elle reste là où elle est, comme si elle attendaitquelque chose. Sawyer enlève avec délicatesse une mèche de son visage.

— Il paraît que tu pars, me dit-il au bout d’un moment, les yeux toujours baissés sur l’enfant.La ligne de sa mâchoire délicate, la tache de naissance au coin de sa bouche. Elle nous ressemble

à tous les deux.Je hoche la tête et je détourne les yeux. Je fixe les plants de tomates alourdis de fruits mûrs.

Pourquoi ne suis-je pas plus heureuse d’être celle qui le laisse derrière moi cette fois-ci ?— On dirait.— Est-ce que tu as bien réfléchi ?— Bien sûr, lui dis-je un peu énervée.Je sens mes épaules se contracter en pensant à l’itinéraire que j’ai planifié avec soin au fil des

années.— J’ai des économies. Je suis intelligente, tout ira bien.

Je hausse les épaules.— Et s’il arrive quoi que ce soit, je n’aurai qu’à appeler ma famille. Je veux qu’Hannah grandisse

en voyant du pays, tu sais ? Je veux qu’elle sache ce qu’il y a dans le monde.Hannah est en train de s’endormir.— Calme-toi, me dit Sawyer avec un sourire. Je sais bien que tu ne partirais pas si tu ne pensais

pas que c’était une bonne chose pour le bébé.Je cligne des yeux.— Alors… ?— Alors, dit Sawyer en haussant les épaules à son tour. Je ne sais pas. Je crois que je ferais un

bon père.Il ne me regarde toujours pas. Je ferme les yeux et je me renverse sur la chaise longue. Si on

m’avait prédit cette conversation il y a un mois et demi, j’aurais ri à en avoir mal aux côtes.— Je sais.— Jamais je ne te demanderais de rester, Reena, dit-il posément. Vas-y. Fais ce dont tu as besoin.

J’ai déjà foutu tes plans en l’air une fois, je ne le referai pas.Hannah s’est endormie contre sa poitrine. Sawyer la déplace tout doucement pour qu’elle soit plus

confortablement installée. C’est un geste que je fais cent fois par jour. Il faut toujours réajuster.— Je veux juste te dire que je serai là quand et si tu reviens.Pendant un instant, je le regarde fixement. Non, mais il plaisante, là ! Il est tombé sur la tête.— Mais qu’est-ce que tu vas faire ? M’attendre ? dis-je en riant. À Broward ?Sawyer ne sourit pas.— Oui.— Et à quoi tu vas t’occuper ?Il esquisse une grimace. Je sais qu’il fait semblant de réfléchir. Il sait déjà ce qu’il va dire.— Peaufiner mon bronzage ?Il a beau plaisanter, il ne changera pas d’avis.— Tu es fou !Sawyer penche la tête sur le côté comme pour dire : « peut-être ». Je lève les yeux au ciel. Je m’en

veux. Il m’agace et m’attendrit tout à la fois. Une brise tiède agite les feuilles des cocotiers.Je prends une grande inspiration et je lâche d’un trait :— Mon père m’a appris que tu étais passé me voir avant de partir.Sawyer hausse les sourcils et hoche la tête imperceptiblement.— Oui. De toute façon, tu as dit toi-même que tu ne serais pas venue.— J’ai dit « hypothétiquement ».— Tu ne serais pas venue, affirme Sawyer avec un sourire.Autour de son cou, il porte la demi-lune qu’il avait offerte à Allie il y a des années, tout oxydée, si

familière. Je me demande quand et comment il l’a récupérée. C’est étrange de la revoir après toutesces années, comme si les éléments de notre vie passée se glissaient sans encombre dans le présent.

— Et tu aurais eu raison.Je ne sais pas quoi répondre, alors je ne dis rien. Je triture la couture du coussin puis lève le

visage vers le soleil. Sawyer se renfonce dans sa chaise et ferme les yeux. Hannah dorttranquillement, sa petite tête de bébé pleine de rêves.

52

Avant

Au moins, je pus terminer le lycée.J’assistai à la cérémonie de remise de diplômes, dans ma grosse robe noire dans l’air glacé de la

climatisation. J’écoutai les citations du Dr Seuss en essayant de me retenir de gerber. Shelby étaitassise trois rangées devant moi. Elle n’arrêtait pas de se retourner pour me lancer des regards, lespouces levés. Mon plus grand exploit du jour fut de monter sur scène pour récupérer mon bout depapier inutile sans me mettre à pleurer.

Mlle Bowen vint me voir après. Elle me prit dans ses bras et demanda à rencontrer ma famille.— Vous avez fait du bon travail avec Reena, leur dit-elle joyeusement.Si elle était étonnée de voir qu’en ce grand jour ils faisaient la tête de la famille Adams à

Disneyland, elle ne le montra pas.— Je suis impatiente d’entendre des nouvelles d’elle à Northwestern !Il y eut un moment de silence. Cela ne dura probablement qu’une ou deux secondes, mais j’eus

l’impression qu’il se passait neuf mois, ou une vie entière. Soledad émit un petit « hum » vague. Monpère se racla la gorge. Ils me regardaient tous les deux, perplexes. Néanmoins, je réussis à afficher ungrand sourire artificiel et lui répliquai qu’elle n’était pas la seule.

Je fis de mon mieux pour garder mes horaires au restaurant, mais je fus obligée d’annuler tant defois qu’ils finirent par embaucher une jeune fille pour me remplacer. Elle avait les cheveux blonddélavé et le visage couvert d’acné. Elle était plutôt gentille et se débrouillait, me dit Shelby, maisLydia ne cessait de la harceler.

— Mama LeGrande est hors de ses gonds, me prévint Shelby. Je crois que c’est le bon momentpour lui dire que je suis homo.

Elle était venue me rendre visite avec un film, un magazine people et quelques potins qui,heureusement, ne me concernaient pas.

Je me fendis d’un large sourire :— Lydia s’en fiche que tu sois homo, lui dis-je en feuilletant les pages de papier glacé du

magazine tandis que la télévision jasait bruyamment en fond sonore. Tu pourrais le dire à mesparents, en revanche, ils oublieraient peut-être un peu leur colère contre moi.

Shelby ne sourit pas.— Tu n’es pas obligée d’aller jusqu’au bout, tu sais, dit-elle soudain.Elle avait remonté son jean troué à mi-mollet et se mettait du vernis à ongles bleu foncé sur les

orteils. Elle avait ouvert la fenêtre parce que l’odeur du vernis me donnait la nausée. Il faisait lourdet moite dehors.

Je soupirai et m’allongeai sur le dos, le regard au plafond. Il y avait des marques de Scotchlaissées par un poster du pont de Brooklyn qu’Allie m’avait aidée à accrocher là quand on était aucollège. Je l’avais arraché avec tout le reste.

— Si, je suis obligée.

— Non, je veux dire. Je ne vais pas t’accabler de brochures sur l’avortement mais tu sais, tu as lechoix.

Elle me regardait droit dans les yeux. Je ris jaune.— Tu crois que je n’y ai pas pensé ? lui dis-je en me redressant sur un coude. Tu crois que ça ne

m’a pas effleuré l’esprit ? Bien sûr que si, Shelby.Shelby referma le flacon de vernis à ongles et posa les pieds sur le rebord de la fenêtre.— Et alors ?— Alors rien, dis-je, résignée. Mon père me haïrait, pour commencer.— Je comprends, dit lentement Shelby. Mais avoir peur de la colère de ton père, ce n’est pas une

bonne raison pour devenir mère à seize ans.— Merci de me le rappeler, capitaine Évidence, dis-je avec une grimace. Je n’ai pas dit qu’il

serait fâché. J’ai dit qu’il me haïrait. Enfin, il me hait déjà, mais ça lui passera peut-être. Si je mefais avorter, autant faire mes valises et dire adieu à ma famille pour toujours.

Je tirai sur un fil défait du couvre-lit et l’observai se découdre jusqu’au bout.— Bref, c’est même pas que ça.— D’accord, alors quoi ? me dit Shelby.Elle posa un pouce sur son gros orteil pour s’assurer que le vernis était sec puis elle se laissa

tomber sur le lit à côté de moi, sur le ventre. Ses yeux bruns brillaient de curiosité.Je haussai légèrement les épaules en me demandant comment j’allais lui expliquer que,

bizarrement, j’avais déjà fait une croix sur mon ancienne vie et que j’avais accepté la nouvelle.Comment lui dire que je ressentais déjà quelque chose au fond de moi ? Malgré moi, je pensais déjàà la personne qui grandissait en moi, j’avais un petit cœur qui battait sous le mien. Un soir tard,j’avais trouvé sur Internet une comparaison entre l’évolution de la taille du bébé et des fruits. « Votrebébé est un grain de raisin, votre bébé est une mangue. » Maintenant, nous vivions ensemble, monbébé gros comme une mangue et moi. Voilà ce que je ressentais. On était tout pour l’un et l’autre.

— Je ne sais pas, finis-je par soupirer en me tournant vers elle, les genoux sous le menton. Je saisque ça va chambouler toute ma vie, Shelby, c’est juste que… ma vie a déjà changé.

Shelby me lança alors un regard plein de compréhension que seule une véritable amie peut avoirpour vous.

— Bon, d’accord. C’est parti !

53

Après

Vendredi, Shelby débarque avec une bouteille de vin et un énorme pot de glace. Elle montel’escalier comme un éléphant.

— Tu es sûre que tu ne veux pas que je vienne avec toi ? me redemande-t-elle.Elle plie un jean et le range dans le sac sur mon lit. Je voyage léger. Hannah joue sur le tapis avec

son agneau et son canard.— On serait comme Thelma et Louise, sans le meurtre ni la mort finale.Je ris.— J’adorerais que tu viennes avec moi. Mais il faut que tu finisses tes études, comme ça tu pourras

gagner plein d’argent et me soutenir financièrement quand je serai vieille et moche.— Continuer à financer ton train de vie ?— Exactement.— Bon, d’accord, soupire-t-elle. Comment je vais survivre le reste de l’été sans toi, par contre,

ça, je ne sais pas.— Oh, arrête. On se revoit vite à Boston. En attendant, tu pourras passer ton temps avec Cara

l’intello, étudiante en politique et en communication.Shelby sait que j’ai raison.— C’est vrai, admet-elle avec un sourire mystérieux. Je compte bien être occupée.Je rate de deux jours la visite de sa copine : nous partons demain, Hannah et moi, pour traverser le

pays dans ma vieille voiture. Je n’arrive pas encore à y croire. Mais comment devenir écrivainvoyageur si je ne vois pas du pays ? J’en ai assez de rester ici à attendre que ma vie vienne mechercher. J’ai un atlas monstrueusement gros et une dizaine de carnets vides. L’aventure m’attend. Jesuis aussi terrifiée que ravie.

Shelby se laisse tomber sur le lit et soulève Hannah en souriant.— Salut, fifille, dit-elle avant de se tourner vers moi. Alors tout s’est arrangé ? Avec ton père et

Sol ?Je sors deux débardeurs de ma commode et les pose sur mon lit.— Je ne dirais pas ça. Mais ça va mieux. Je me sens mieux. Assez bien pour partir.— Merci, mon Dieu, répond-elle en faisant la grimace. Il était temps. C’est ce qui m’horripile

avec vous les cathos, vous vous torturez les uns les autres à cause de trucs qui datent de Mathusalem.Vous forcez tout le monde à se repentir, encore et toujours, jusqu’à la fin des temps. Amen. Ça merend folle.

Je cligne des yeux.— Qu’est-ce que tu viens de dire ?— Que ça me rend folle.Je reste plantée là un instant.Mais qu’ai-je fait pendant tout ce temps, sinon exactement ça ?

« Avant tout, aimez-vous les uns les autres car la charité couvre une multitude de péchés », ditPierre. Pierre, je l’aime bien.

— Bah quoi ? dit Shelby en fronçant les sourcils.— Rien. Rien du tout.Je saute sur le lit et serre dans mes bras les deux filles que j’aime le plus au monde.

J’arrive à l’aube devant chez Sawyer. Derrière moi, le ciel vire au gris. Je me suis arrêtée à lastation-service pour faire le plein et acheter des provisions de dernière minute. Hannah est endormiesur le siège arrière. Il est encore tôt pour elle. Une musique apaisante émane de la radio.

Je ramasse quelques cailloux dans les pots du jardin des LeGrande puis me faufile entre lespalmiers qui bordent l’allée pour atteindre la pelouse. Je les lance un à un contre sa fenêtre. Il est àpeine 7 heures du matin, et il fait déjà humide. L’air poisseux de la Floride me colle à la peau.

Rien. Je retiens ma respiration. Mon geste est plus stupide que poétique, mais dans un sens,étrangement logique. Je suis sur le point d’abandonner quand Sawyer lève le store.

— C’est pour moi ? demande-t-il.Même d’en bas, il a un sourire magnifique.Je le lui rends et lève l’énorme gobelet de Slurpee que j’ai à la main en guise de salut.— On dirait.Sawyer hoche la tête, à moitié endormi mais impressionné.— Il est tôt, dit-il.— Je sais. Je ne voulais pas perdre de temps.J’hésite avant d’ajouter :— Je suis juste passée pour te demander si ça te disait de partir en voyage.Même d’ici, je vois ses sourcils s’arquer :— Où tu vas ? demande-t-il en se penchant un peu plus par la fenêtre, comme s’il essayait de

mieux voir mon visage.Je hausse les épaules.— Je ne sais pas trop encore, dis-je, toujours en souriant.Une sensation de toute-puissance m’envahit.— Mais j’ai emporté des carnets.— Ah, vraiment ? réplique-t-il comme si tout cela était normal. Tu vas écrire ?— J’y pense.Nous sommes tous les deux en train de tourner autour du pot. Nous savons bien la direction que

tout ça va prendre, nous l’avons toujours su.— Je vais commencer par Seattle.Sawyer hoche la tête.— C’est sympa, Seattle, approuve-t-il d’une voix douce, les doigts bronzés recourbés sur le

rebord de sa fenêtre. Quand est-ce que tu pars ?— Tout de suite.Sawyer ne dit rien. Puis il s’exclame :— Waouh !Il me regarde comme s’il me connaissait depuis toujours. Il me regarde comme si je le surprenais

tous les jours. Il se redresse, sa haute silhouette m’est si familière. Le gobelet est lourd et humidedans ma main.

— Heu. Tu peux attendre cinq minutes, que je m’habille ?

Je laisse éclater un rire joyeux. Je suis excitée comme jamais. Je me rends compte que je retenaisma respiration jusqu’ici. Enfin, je soupire, soulagée, libérée. Des années de tensions accumuléesm’ont soudain quittée.

— D’accord, dis-je.Je suis prise d’un fou rire. Un véritable fou rire comme je n’en ai pas eu depuis qu’Allie et moi

jouions dans son jardin.— Bien. Attends-moi là. J’arrive.— D’accord.Je l’interpelle avant qu’il ne referme la fenêtre :— Hé ! Sawyer !Il s’arrête pour me regarder de nouveau.— Oui ? Quoi ?Je reste immobile. Je rassemble tout mon courage. Je prends une grande inspiration qui semble

venir des profondeurs de la terre, puis je saute :— Je t’aime ! Tu le sais ?— Je…Son visage s’illumine du plus grand sourire que je lui aie jamais vu. Il a l’air d’un petit garçon. Il

rit un peu, incrédule.— Je le sais… Seigneur, Reena ! Qu’est-ce que ça fait du bien de l’entendre !« Et c’est bon à dire ! » ai-je envie de lui hurler. Puis je me rends compte que j’ai tout le temps de

le faire sur la route. J’ai un continent entier à parcourir avec lui. La planète entière. Le soleilapparaît, orange, un disque lumineux qui s’élève dans le ciel.

— Dépêche-toi, dis-je en levant la tête. C’est moi qui conduis cette fois.

Remerciements

Je suis ébahie par le nombre de personnes sans qui How to Love n’aurait pas vu le jour. Un simple« merci » est aussi ridicule qu’insuffisant mais je tiens à exprimer ma profonde gratitude à Josh Bank,Sara Shandler et Joelle Hobeika d’Alloy qui ont pêché mon manuscrit dans la pile et fait de mesrêves une réalité ; je n’aurais pas pu espérer équipe plus intelligente, vive et complice. Je remercieAlessandra Balzer et tout le monde chez Balzer + Bray pour leur infatigable énergie et leurs sagesconseils. Je remercie aussi les merveilleuses lectrices de Fourteenery, pour leur soutien moral etleurs centaines d’e-mails perspicaces et drôles. Merci à Shana Walden, Adrienne Cote, Erin Guthrieet Rachel Hutchinson ; vous savez pour quoi. Merci à Chris, Frank et Jackie Cotugno, pour supporterdepuis maintenant presque trente ans mon état de distraction d’un genre assez particulier et à TomColleran, qui est ma boussole depuis toujours. Chaque jour est une bénédiction. Je vous aime tousénormément.

L’auteur

Katie Cotugno a passé treize ans dans une école catholique, ce qui l’a rendue très superstitieuse etencline aux coups de foudre pour des garçons en blazer. Elle vit à Boston avec son mari. How toLove est son premier roman.

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Titre original : How to Love

Publié pour la première fois en 2013 par Balzer + Bray, un département de Harper Collins Publishers

Copyright © 2013 by Alloy Entertainment et Katie Cotugno

© 2014, éditions Pocket Jeunesse, département d’Univers Poche, pour la traduction française et la présente édition.

Illustration : Jonny Hannah, 2013

ISBN : 978-2-823-80268-9

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Loi no 49956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse : septembre 2014