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in 2010 witli
funding from
Uni
vers
ity
of Ottawa
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MARCKL
PROrST
A
LA RECHEItCHE
DU
TEMPS PERDl
*
I
Dl
CT
DE
CHEZ SWAW
rirf
GALLIMARD
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
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587389
PQ
Tous
droits de reproduction, de
traduction
et
d'adaptation
rservs
pour
tous
pays,
y
compris la
Russie.
Copyright
hy
Gaston Gallimard,
1919.
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MONSIEUR GASTON CALMETTE
Comme
un
tmoignage
de
profonde
et
affectueuse
reconnaissance.
Marcel
Proust
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7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
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PREMIRE
PARTIE
COMBRAY
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u
LONGTEMPS,
je me
suis
couch
de
bonne
heure.
Parfois,
peine ma bougie
teinte,
mes
yeux
se
fermaient si
vite
que je
n'avais
pas
le temps
de me
dire
:
Je
m'endors.
Et,
une
demi-heure
aprs,
la
pense
qu'il
tait
temps
de
chercher
le
som-
meil
m'veillait; je voulais
poser
le volume
que
je
croyais avoir
encore
dans
les
mains
et souffler
ma
lumire;
je n'avais pas
cess
en dormant de faire
des
rflexions sur ce
que
je
venais
de lire, mais
ces
rflexions avaient
pris
un tour un
peu
particulier;
il
me
semblait
que
j'tais
moi-mme
ce
dont
parlait
l'ouvrage
: une glise,
un
quatuor,
la rivalit
de
Franois
I^^
et de Charles-Quint.
Cette
croyance
sur-
vivait
pendant
quelques secondes
mon rveil;
elle
ne
choquait
pas ma
raison,
mais
pesait
comme
des
cailles
sur mes yeux et
les
empchait
de
se
rendre
compte que
le
bougeoir
n'tait
pas
allum.
Puis
elle
commenait
me
devenir
inintelUgible, comme
aprs
la mtempsycose
les
penses
d'une
existence
-
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12 A
LA
RECHERCHE
DU
TEMPS
PERDU
j'tais
libre
de
m'y
appliquer
ou
non;
aussitt
je
recouvrais la
vue
et
j'tais
bien tonn
de
trouver
autour
de
moi
une
obscurit,
douce
et
reposante
pour
mes
yeux,
mais peut-tre
plus
encore
pour
mon
esprit, qui elle apparaissait
comme
une
chose
sans
cause,
incomprhensible,
comme
une
chose
vraiment
obscure.
Je
me demandais quelle
heure
il
pouvait
tre;
j'entendais
le sifflement
des
trains
qui,
plus ou
moins
loign,
comme le
chant
d'un oiseau
dans
une
fort,
relevant
les distances,
me dcrivait
l'tendue
de
la
campagne
dserte oii
le
voyageur
se
hte
vers
la station
prochaine; et
le
petit
chemin
qu'il
suit
va tre
grav
dans
son
souvenir par
l'excitation
qu'il
doit
des heux nouveaux,
des
actes
inaccou-
tums,
la causerie
rcente
et
aux
adieux
sous la
lampe
trangre
qui
le
suivent
encore
dans
le
silence
de
la
nuit,
la douceur
prochaine
du
retour.
J'appuyais
tendrement
mes joues contre les
belles
joues de
l'oreiUer qui, pleines
et fraches,
sont
comme
les
joues de
notre enfance.
Je
frottais
une
alliunette pour
regarder ma
montre.
Bientt
minuit.
C'est
l'instant
o
le
malade
qui
a
t
obHg
de
partir
en
voyage et a d
coucher
dans
un
htel
inconnu, rveill par
une
crise, se
rjouit en
aperce-
vant
sous
la
porte
une
raie de jour.
Quel
bonheur
c'est dj le matin Dans un
moment
les domes-
tiques
seront
levs,
il
pourra sonner, on
viendra
lui
porter
secours.
L'esprance d'tre soulag
lui
donne
du
courage
pour
souffrir.
Justement
il
a
cru
entendre
des
pas; les pas se rapprochent,
puis
s'loignent.
Et la raie
de
jour
qui tait
sous
sa
porte
a disparu.
C'est
minuit; on
vient d'teindre le
gaz;
le dernier
domestique
est parti et
tl
faudra
rester
toute la nuit
souffrir
sans
remde.
Je
me
rendormais,
et
parfois
je
n'avais
plus
que
de
courts rveUs
d'un
instant,
le
temps
d'entendre
les
organiques
boiseries, d'ouvrir
-
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DU
COT
DE CHEZ
SWANN
les
yeux
pour
fixer
le
kalidoscope
de l'obscurit,
de
.
goter grce
une
lueur
momentane
de
conscience
le sommeil o
taient
plongs les
meubles, la
cham-
bre,
le
tout
dont
je
n'tais
qu'une
petite
partie
et
l'insensibilit
duquel
je
retournais
vite
m'unir.
Ou
bien
en
dormant
j'avais
rejoint
sans
effort
un
ge
jamais
rvolu
de ma
vie
primitive, retrouv telle
de
mes
terreurs enfantines comme
celle
que
mon
grand-oncle
me
tirt
par mes
boucles
et
qu'avait
dissipe le
jour
date
pour
moi d'une
re
nou-
velle
o
on les
avait
coupes.
J'avais
.oubli
cet
vnement pendant
mon
sommeil,
j'en
retrouvais
le
souvenir
aussitt
que
j'avais
russi
m'veiller
pour
chapper
aux
mains
de
mon
grand-oncle, mais
par
mesure
de prcaution
j'entourais
compltement
ma
tte
de
mon
oreiller avant
de
retourner dans le
monde
des
rves.
Quelquefois,
comme
Eve
naquit
d'une cte d'A-
dam,
une
femme
naissait
pendant
mon
sommeil
d'une fausse
position
de
ma
cuisse.
Forme
du
plaisir
que
j'tais
sur
le
point
de
goter, je
m'imaginais
que
c'tait
elle
qui me
l'offrait. Mon
corps qui
sentait
dans
le sien
ma
propre
chaleur
voulait
s'y rejoindre,
je m'veillais. Le
reste
des humains
m'apparaissait
comme bien lointain auprs
de
cette
femme
que
j'avais quitte,
il
y
avait
quelques
moments
peine;
ma
joue
tait
chaude encore
de
son baiser,
mon
corps
courbatur
par le
poids de
sa
taille. Si,
comme
il
arrivait
quelquefois,
eUe
avait les
traits
d'une
femme
que
j'avais
connue
dans
la
vie,
j'allais
me
donner
tout
ce
but
:
la
retrouver,
comme ceux
qui
partent
en
voyage pour
voir
de
leurs
yeux
une
cit
-
dsire
et
s'imaginent
qu'on
peut
goter
dans
une
ralit
le
charme
du
songe.
Peu
peu
son
souvenir
s'vanouissait,
j'avais
oubU la
fille
de
mon
rve.
Un
homme
qm
dort
tient
en
cercle
autour
de
lui
le
fil
des heures,
l'ordre
des
annes
et
des
mondes.
Il
-
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X.A RECHERCHE
DU TEMPS PERDU
12
'
les
consulte
d'instinct
en s'veillant,
et
y
lit
en
une
seconde
le
point
de la
terre
qu'O occupe, le
temps
qui
s'est
coul
jusqu'
son
rveil;
mais leurs
rangs
peuvent
se
mler,
se
rompre.
Que
vers
le
matin,
aprs quelque insomnie,
le sommeil le
prenne en
train
de
lire, dans
une
posture
trop
diffrente de
celle
o il dort habituellement,
il
suffit de
son
bras
soulev
pour
arrter et
faire reculer le
soleil,
et la
premire
minute
de son
rveU,
il
ne saura
plus l'heure,
il
estimera
qu'il
vient
peine
de
se
coucher.
Que
s'il
s'assoupit
dans
une
position
encore
plus
dplace
et
divergente,
par exemple aprs dner assis dans
un
fauteuil, alors
le bouleversement
sera
complet
dans
les
mondes
dsorbits,
le fauteuil
magique
le
fera
voyager
toute
vitesse dans
le temps
et dans
l'es-
pace,
et
au
moment
d'ouvrir
les paupires,
il se
croira
couch
quelques mois
plus
tt
dans une
autre
contre. Mais
il
suffisait
que,
dans
mon
Ut
mme,
mon
sommeil ft
profond et dtendt
entirement
mon esprit;
alors
celui-ci
lchait
le plan
du
lieu
o
je
m'tais
endormi, et
quand je
m'veillais
au
miUeu
de
la
nuit,
comme
j'ignorais o je
me
trouvais,
je
ne
savais
mme
pas
au
premier
instant
qui
j'tais;
j'avais
seulement
dans
sa
simpUcit
premire
le
sentiment
de
l'existence
comme
il
peut
frmir
au
fond
d'un animal; j'tais
plus dnu
que
l'homme
des
cavernes;
mais alors
le
souvenir
non
encore
du
lieu
o
j'tais,
mais
de
quelques-uns
de
ceux
que
j'avais
habits
et
o
j'aurais
pu
tre
venait
moi
comme
un
secours
d'en haut
pour
me
tirer du
nant
d'o je n'aurais
pu
sortir
tout
seul; je
passais
en
une
seconde
par-dessus
des
sicles
de
civilisation,
et
l'image
confusment
entrevue
de
lampes
ptrole,
puis de chemises
col rabattu, recomposait
peu
peu
les
traits
originaux
de
mon
moi.
Peut-tre
l'immobilit
des
choses autour
de
nous
leur
est-elle
impose
par
notre certitude
que ce
sont
-
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*
DU
COT
DE
CHEZ
SWANN
elles
et
non
pas
d'autres,
par
Timmobilit
de
notre
pense en
face
d'elles.
Toujours
est-il
que,
quand
'
je
me
rveillais ainsi, mon
esprit s'agitant
pour
chercher,
sans
y
russir,
savoir
o
j'tais,
tout
tournait
autour de moi dans l'obscurit, les choses,
les
pays,
les
annes.
Mon
corps,
trop engourdi
pour
remuer,
cherchait,
d'aprs
la
forme de sa fatigue,
reprer
la
position
de
ses
membres
pour
en
induire
la
direction
du
mur,
la
place
des
meubles,
pour
reconstruire
et
pour
nommer
la
demeure o
il
se
trouvait. Sa
mmoire, la
mmoire
de ses
ctes,
de
ses genoux,
de
ses paules, lui
prsentait
successi-
vement
plusieurs des chambres
o
il avait dormi,
tandis qu'autour
de
lui les murs in\dsibles, chan-
geant
de
place selon la
forme
de
la
pice
imagine,
tourbillonnaient
dans
les tnbres.
Et
avant
mme
que ma pense,
qui
hsitait
au seuil des
temps
et
des
formes,
et identifi
le
logis en rapprochant les
circonstances,
lui,
mon
-corps,
se
rappelait
pour
chacun le
genre
du
lit,
la place des
portes,
la
prise
de
jour
des
fentres, l'existence
d'un
couloir,
avec
la
pense
que
j'avais
en
m'y
endormant et que
je
retrouvais
au
rveil.
Mon
ct
ankylos,
cherchant
deviner
son
orientation, s'imaginait,
par
exemple,
allong
face
au mur
dans
un
grand Ht baldaquin,
et
aussitt
je
me
disais :
Tiens,
j'ai fini
par
m'en-
dormir
quoique
maman ne
soit
pas
venue me
dire
bonsoir,
j'tais
la campagne
chez
mon
grand-
pre,
mort
depuis
bien des
annes;
et
mon
corps,
le
ct sur
lequel
je
me
reposais,
gardiens fidles
d'un pass
que mon esprit n'aurait
jamais
d
oublier,
me
rappelaient
la
flamme de
la
veilleuse
de
verre de
>.
Bohme,
en forme
d'urne,
suspendue au
plafond
par
des
chanettes,
la
chemine
en
marbre de
Sienne,
dans
ma
chambre
coucher
de
Combray,
chez
mes
grands-parents,
en
des
jours
lointains
qu'en
ce
moment
je
me figurais
actuels
sans
me
les
repr-
-
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X
LA RECHERCHE DU TEMPS
PERDU
12
senter
exactement, et
que je
reverrais
mieux tout
l'heure
quand
je
serais tout
fait veill.
Puis renaissait
le souvenir d'une nouvelle attitude;
le
mur
filait dans
une
autre
direction
:
j'tais
dans
ma
chambre chez
M^^^
de
Saint-Loup,
la campagne.
Mon Dieu
Il est
au moins
dix
heures,
on
doit
avoir
fini de dner
J'aurai
trop
prolong
la sieste
que je fais tous les
soirs
en
rentrant de
ma
prome-
nade
avec M6
de Saint-Lup,
avant
d'endosser
mon
habit.
Car
bien
des
annes
ont
pass
depuis
Combray,
oii,
dans
nos
retours
les
plus tardifs,
c'taient les
reflets
rouges
du
couchant
que
je
voyais
sur
le
vitrage
de
ma
fentre. C'est
un
autre
genre
de vie
qu'on
mne
Tansonville,
chez
M
de
Saint-Loup, un autre
genre
de
plaisir
que
je
trouve
ne
sortir
qu'
la
nuit,
suivre
au
clair
de
lune ces
chemins
o
je
jouais
jadis
au
soleil;
et
la
chambre
o
je me
serai endormi
au
lieu
de
m'habiller
pour
le
dner,
de
loin
je
l'aperois,
quand
nous
rentrons, traverse par
les feux de
la lampe, seul
phare
dans
la nuit.
y\,es
vocations tournoyantes
et confuses
ne
duraient
jamais
que
quelques
secondes;
souvent
ma
brve
incertitude
du
lieu
o
je
me
trouvais
ne
dis-
tinguait
pas
mieux les
unes
des
autres
les
diverses
suppositions dont elle tait
faite,
que
nous
n'isolons,
en
voyant
un
cheval
courir, les positions
successives
que
nous
montre
le
kintoscope.
Mais
j'avais
revu
tantt
l'une,
tantt
l'autre,
des
chambres
que
j'avais
habites
dans
ma vie,
et
je
finissais
par
me les
rappeler
toutes dans les
longues
rveries
qui
suivaient mon rveil;
chambres
d'hiver
o
quand
on
est
couch,
on
se
blottit la
tte
dans un
nid
qu'on se
tresse avec
les
choses
les plus
disparates
:
un
coin
de
l'oreiUer,
le
haut des
couvertures,
un
bout
de
chle,
le
bord
du
Ht, et un numro
des
Dbats roses,
qu'on
finit
par
cimenter
ensemble
selon
-
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DU
COTE
DE CHEZ SWANN
17
la
technique
des
oiseaux en s'y
appuyant indfini-
ment; o,
par
un
temps
glacial,
le
plaisir
qu'on
gote
est
de
se
sentir
spar
du dehors (comme
l'hirondelle
de mer
qui
a son
nid
au fond
d'un sou-
terrain dans
la chaleur de
la
terre),
et
o, le feu
tant
entretenu
toute
la
nuit
dans
la
chemine,
on
dort dans
un
grand
manteau
d'air
chaud et fumeux,
travers
des lueurs
des tisons
qui
se
rallument,
sorte
d'impalpable
alcve,
de
chaude
caverne
creu-
se
au
sein
de
la
chambre
mme,
zone
ardente
et
mobile en
ses
contours
thermiques, are
de souffles
qui
nous
rafrachissent
la
figure
et
viennent
des
angles,
des
parties voisines
de la fentre
ou
loignes
du
foyer,
et
qui
se
sont refroidies;
chambres
d't o
l'on
aime
tre
uni
la nuit
tide,
o
le
clair
de
lune
appuy
aux
volets
entr'ouverts
jette
jusqu'au
pied
du
lit
son chelle enchante, o on
dort
presque
en
plein air,
comme la
msange
balan-
ce
par
la
brise
la pointe
d'un
rayon;
parfois
la chambre Louis
XVI,
si
gaie
que
mme
le premier
soir
je n'y
avais pas t trop
malheureux, et
o
les
colonnettes
qui
soutenaient
lgrement le
plafond
s'cartaient avec
tant
de
grce
pour
montrer et
rserver
la
place
du
lit;
parfois
au
contraire
celle,
petite et si leve
de
plafond,
creuse
en
forme
de
pyramide dans
la
hauteur
de
deux tages et partiel-
lement
revtue
d'acajou,
o,
ds
la
premire
seconde,
j'avais t
intoxiqu
moralement par
l'odeur incon-
nue
du
vtiver,
convaincu
de
l'hostilit
des rideaux
violets
et
de
l'insolente
indiffrence
de
la
pendule
qui
jacassait
tout
haut
comme si
je n'eusse pas
t
l;
o
une
trange et impitoyable
glace pieds
quadrangulaires
barrant
obliquement
un des
angles
de la pice
se
creusait
vif
dans la
douce
plnitude
de
mon
champ
visuel
accoutum
un
emplacement
qui
n'tait
pas prvu;
o
ma
pense, s'efforant
pendant
des
heures
de se
disloquer,
de
s'tirer
en
-
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i8
A
LA
RECHERCHE
DU
TEMPS
PERDU
hauteur
pour
prendre exactement
la forme
de la
chambre
et
arriver
remplir
jusqu'en haut son
gigantesque
entonnoir,
avait
souffert
bien
de
dures
nuits,
tandis
que
j'tais tendu
dans
mon lit,
les
yeux
levs,
l'oreille anxieuse, la narine
rtive, le
cur
battant;
jusqu'
ce
que
l'habitude
et
chang
la
couleur
des
rideaux,
fait taire
la
pendule,
enseign
la
piti la glace
oblique
et
cruelle, dissimul,
sinon
chass
compltement,
l'odeur
du
vtiver,
et nota-
blement
diminu
la hauteur
apparente
du plafond.
L'habitude
amnageuse
habile
mais bien
lente,
et
qui
commence
par
laisser souffrir
notre esprit pendant
des
semaines
dans
une
installation
provisoire;
mais
que
malgr
tout
il
est bien heureux de
trouver,
car
sans
l'habitude
et rduit
ses
seuls
moyens,
il serait
impuissant
nous
rendre
un
logis
habitable.^
Certes,
j'tais
bien
veDl maintenant
-.^raon
corps
avait
vir une
dernire fois et
le
bon ange
de
la
certitude
avait tout
arrt
autour
de
moi,
m'avait
couch
sous
mes
couvertures,
dans
ma chambre, et
avait
mis
approximativement leur
place
dans
l'obscurit
ma
commode,
mon
bureau,
ma
chemine,
la
fentre
sur la rue
et
les deux
portes.
Mais
j'avais
beau
savoir
que
je
n'tais
pas dans
les
demeures
dont
l'ignorance
du
rveil
m'avait
en
un
instant
sinon
prsent l'image
distincte,
du
moins
fait
croire
la
prsence
possible,
le
branle
tait
donn
ma
mmoire;
gnralement je
ne
cherchais
pas
me
rendormir tout
de
suite; je passais la
plus grande
partie de la
nuit
me
rappeler
notre
vie
d'autrefois
Combray
chez ma
grand'tante,
Balbec,
Paris,
Doncires,
Venise,
ailleurs encore, me
rappeler
les
lieux,
les
personnes
que
j'y
avais connues,
ce
que
j'avais
vu
d'elles, ce qu'on
m'en
avait
racont.
A Combray,
tous
les
jours ds la
fin
de
l'aprs-midi,
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
17/298
DU COT
DE CHEZ
SWANN
19
mettre
au
lit
et
rester,
sans
dormir, loin
de
ma
mre
et de ma
grand'mre,
ma
chambre
coucher
rede-
venait
le point fixe
et
douloureux
de
mes proccu-
pations.
On
avait
bien
invent,
pour
me
distraire
les
soirs
o on me
trouvait
l'air
trop malheureux,
de
me
donner une
lanterne
magig
ne.
dont,
en
attendant
l'heure
du
dner,
on coiffait
ma
lampe;
et,
l'instar
des
premiers
architectes et matres
verriers
de
l'ge
gothique, ) elle substituait
l'opacit
des
murs
d'impalpables
irisations,
de
surnaturehes
appari-
tions
multicolores,
o des
lgendes
taient
dpeintes
comme
dans
un
vitrail
vacillant et
momentan.
Mais
ma
tristesse
n'en
tait qu'accrue,
parce
que
rien
que
le
changement d'clairage dtruisait
l'ha-
bitude que
j'avais
de
ma
chambre
et
grce
quoi,
sauf
le
supplice
du
coucher,
elle m'tait
devenue
supportable.
Maintenant
je
ne
la
reconnaissais
plus
et
j'y tais
inquiet,
comme
dans
une chambre
d'htel
ou
de
chalet
o
je fusse
arriv
pour la
premire fois en descendant de
chemin
de
fer.
Au
pas
saccad
de son
cheval,
Golo,
plein
d'un
affreux dessein,
sortait
de
la
petite fort
triangu-
laire
qui
veloutait
d'un
vert
sombre
la
pente
d'une
colline, et
s'avanait
en
tressautant
vers le
chteau
de
la
pauvre Genevive
de
Brabant.
Ce
chteau
tait
coup
selon
une
ligne
courbe
qui
n'tait
gure
que
la limite
d'un
des
ovales
de
verre
mnags dans
le
chssis
qu'on
glissait entre
les
coulisses
de la
lanterne.
Ce
n'tait
qu'un
pan
de
chteau,
et
il
avait devant lui
une
lande
o
rvait
Genevive,
qui
portait
une
ceinture bleue.
Le
chteau et
la
lande
taient
jaunes,
et je
n'avais
pas
attendu de
les
voir
pour
connatre
leur
couleur,
car,
avant
les
verres
du
chssis, la sonorit mordore du
nom
de
Brabant
me
l'avait montre
avec
vidence.
Golo
s'arrtait
un
instant
pour
couter
avec
tristesse
le boniment
lu
haute
voix
par ma
grand'tante,
et
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
18/298
20 A
LA
RECHERCHE DU
TEMPS PERDU
qu'il
avait
l'air
de
comprendre
parfaitement,
con-
formant
son
attitude,
avec
une
docilit
qui
n'ex-
cluait
pas
une
certaine
majest,
aux
indications
du
texte; puis
il
s'loignait
du
mme
pas
saccad.
Et
rien ne
pouvait
arrter
sa
lente
chevauche.
Si
on
bougeait
la
lanterne, je
distinguais le
cheval
de
Golo
qui
continuait
s'avancer
sur
les
rideaux de
la
fentre,
se
bombant
de
leurs
plis,
descendant
dans
leurs
fentes.
Le corps de
Golo
lui-mme, d'une
essence
aussi
surnaturelle
que
celui
de
sa
monture,
s'arrangeait de tout
obstacle
matriel, de
tout
ob-
jet
gnant qu'il
rencontrait en le
prenant
comme
ossature
et en
se
le
rendant
intrieur,
ft-ce
le
bouton
de la
porte
sur
lequel
s'adaptait aussitt
et
surnageait
invinciblement
sa robe rouge ou sa
figure
ple
toujours
aussi
noble
et
aussi mlanco-
lique,
mais
qui
ne
laissait
paratre
aucun
trouble
de
cette
transvertbration.
Certes
je leur
trouvais
du
charme
ces
brillantes
projections
qui
semblaient maner d'un
pass
m-
rovingien
et
promenaient
autour
de
moi
des
reflets
d'histoire si
anciens.
Mais
je
ne
peux
dire
quel
malaise
me
causait
pourtant
cette
intrusion
du
mystre
et
de
la
beaut
dans
une
chambre
que
j'avais
fini par remplir de
mon
moi
au
point de
ne
pas
faire
plus
attention
elle
qu'
lui-mme. L'in-
fluence
anesthsiante
de
l'habitude
ayant
cess,
je
me
mettais
penser,
sentir,
choses si
tristes.
Ce
bouton
de
la
porte de
ma
chambre,
qui
diffrait
pour
moi
de
tous les
autres
boutons de
porte
du
monde
en
ceci
qu'il semblait
ouvrir tout
seul,
sans
que
j'eusse
besoin
de le
tourner,
tant
le
maniement
m'en
tait
devenu
inconscient,
le
voil qui
servait
maintenant
de
corps
astral
Golo.
Et ds
qu'on
sonnait le
dner,
j'avais
hte
de
courir
la
salle
manger,
o
la
grosse
lampe
de
la
suspension,
igno-
rante
de
Golo et de
Barbe-Bleue,
et
qui
connais-
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
19/298
DU COT
DE CHEZ
SWANN
21
sait
mes
parents et
le
buf
la
casserole,
don-
nait sa
lumire
de
tous
les soirs, et
de tomber
dans
les
bras
de
maman
que
les
malheurs de Genevive
de
Brabant me
rendaient
plus
chre,
tandis
que
les crimes
de
Golo me
faisaient examiner
ma propre
conscience
avec
plus
de
scrupules.
Aprs
le dner,
hlas,
j'tais bientt
oblig
de
quitter
maman qui
restait
causer
avec les
autres,
au
jardin
s'il
faisait
beau, dans le
petit
salon
o
tout le
monde
se
retirait s'il
faisait
mauvais.
Tout
le
monde, sauf ma
grand'mre
qui
trouvait
que
c'est
une
piti
de
rester
enferm
la
campagne
et
qui
avait
d'incessantes discussions
avec
mon
pre, les
jours
de
trop
grande pluie,
parce
qu'il
m'envoyait lire
dans
ma
chambre
au
lieu
de
res-
ter
dehors.
Ce
n'est
pas
comme
cela
que
vous
le
rendrez
robuste
et nergique,
disait-elle triste-
ment.'^urtout
ce
petit
qui
a
tant besoin
de
prendre
des forces
et
de
la
volont.
Mon
pre
haussait
les
paules
et
il
examinait le baromtre,
car
il
aimait la
mtorologie, pendant
que
ma
mre,
vi-
tant
de
faire
du
bruit
pour
ne
pas le troubler, le
regardait
avec
un
respect attendri,
mais
pas
trop
fixement
pour ne
pas
chercher
percer
le
mys-
tre
de
ses
supriorits.
Mais
ma
grand'mre,
elle,
par
tous
les
temps,
mme
quand
la
pluie
faisait
rage
et
que
Franoise
avait
prcipitamment rentr
les
prcieux
fauteuils d'osier
de
peur qu'ils
ne
fus-
sent
mouills,
on
la
voyait
dans
le
jardin
vide
et
fouett
par
l'averse,
relevant
ses mches
dsor-
donnes
et
grises
pour que son
front s'imbibt
mieux
de la
salubrit
du
vent et
de
la
pluie.
Elle
disait
:
Enfin,
on
respire
et parcourait les
alles
dtrempes
trop
symtriquement alignes
son
gr
par
le
nouveau
jardinier dpourvu du
senti-
ment
de
la
nature
et
auquel
mon
pre
avait
de-
mand
depuis le
matin si
le
temps
s'arrangerait
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
20/298
22
A
LA
RECHERCHE
DU TEMPS
PERDU
de
son
petit
pas
enthousiaste
et
saccad,
rgl
sur
les
mouvements
divers
qu'excitaient
dans
son
me
l'ivresse
de
l'orage, la
puissance de
l'hygine, la
stupidit
de
mon ducation
et la
symtrie des
jardins,
plutt
que
sur
le dsir
inconnu
d'elle
d'vi-
ter
sa
jupe
prune
les
taches
de
boue sous lesquelles
elle
disparaissait
jusqu'
une hauteur
qui
tait
tou-
jours
pour
sa femme
de
chambre
un
dsespoir
et
un
problme.
Quand
ces tours
de
jardin
de
ma
grand'mre
avaient lieu
^prs dner,
une
chose avait
le pou-
voir de
la
faire
rentrer
:
c'tait,
un
des
moments
cil
la
rvolution
de
sa promenade
la ramenait
p-
riodiquement, comme
un insecte, en
face
des
lu-
mires
du
petit
salon
o les
liqueurs taient ser-
vies
sur
la
table
jeu
si
ma
grand'tante
lui'
criait
:
Bathilde
viens
donc
empcher ton
mari
de
boire
du
cognac
Pour la taquiner, en
effet
(elle
avait
apport dans la famille
de mon
pre
un
esprit si
diffrent
que
tout
le
monde
la
plaisantait
et
la
tourmentait),
comme
les
liqueurs
taient dfen-
dues
mon
grand-pre,
ma
grand'tante
lui
en
faisait
boire
quelques
gouttes.
Ma
pauvre
grand'-
mre
entrait,
priait
ardemment
son
mari
de
ne
pas
goter
au
cognac; il
se
fchait,
buvait tout de
mme sa
gorge, et
ma
grand'mre
repartait,
triste,
dcourage,
souriante
pourtant, car
elle tait
si
humble
de cur
et
si
douce
que
sa tendresse
pour
les
autres
et
le
peu
de
cas
qu'elle
faisait
de
sa
propre
personne
et
de ses
souffrances,
se
conciliaient
dans
son
regard
en
un
sourire
o,
contrairement
ce
qu'on
voit
dans
le visage
de
beaucoup
d'humains,
il n'y
avait d'ironie
que
pour
elle-mme,
et
pour
nous
tous comme
un
baiser
de
ses
yeux
qui
ne
pouvaient
voir
ceux
qu'elle
chrissait
sans
les
ca-
resser
passionnment
du
regard.
Ce
supplice
que
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
21/298
DU
COT
DE
CHEZ
SWANN
23
prires
de
ma
grand'mre
et
de
sa
faiblesse,
vaincue
d'avance,
essayant
inutilement d'ter
mon grand-
pre le
verre
liqueur,
c'tait
de
ces choses
la
vue
desquelles
on
s'habitue
plus
tard
jusqu'
les
considrer
en
riant
et
prendre
le
parti
du
perscu-
teur
assez
rsolument et
gaiement pour
se
persuader
soi-mme
qu'il
ne
s'agit
pas de perscution;
elles
me
causaient
alors
une
telle
horreur,
que
j'aurais
aim
battre
ma
grand'tante.
Mais
ds
que
j'enten-
dais
:
Bathilde,
viens
donc empcher
ton
mari
de
boire
du
cognac
dj homme
par la
lchet,
je
faisais
ce
que
nous faisons
tous,
une
fois
que
nous
sommes
grands,
quand
il
y
a devant nous des
souffrances
et
des
injustices
: je
ne
voulais
pas
les
voir;
je
montais sangloter
tout
en haut
de la
maison
ct
de
la
salle
d'tudes, sous
les toits,
dans
une
petite
pice
sentant
l'iris,
et
que
parfumait
aussi
un
cassis
sauvage pouss au dehors
entre
les
pierres
de
la
muraille et
qui
passait
une
branche
de
fleurs
par
la
fentre entr'ouverte. Destine
un
usage
plus spcial et
plus
vulgaire, cette
pice,
d'o
l'on
voyait pendant
le
jour
jusqu'au donjon de Rous-
sainville-le-Pin,
servit
longtemps
de
refuge
pour
moi, sans
doute
parce
qu'elle
tait
la seule
qu'il
me
ft
permis
de
fermer clef,
toutes
celles
de
mes
occupations
qui
rclamaient
une
inviolable
solitude
:
la lecture, la rverie,
les
larmes
et
la
volupt.
Hlas je ne
savais pas
que,
bien
plus
tristement
que
les petits
carts
de rgime
de
son
mari,
mon
manque
de
volont,
ma
sant
dlicate,
l'incertitude qu'ils
projetaient
sur
mon
avenir, proc-
cupaient ma
grand'mre
au
cours
de
ces dam-
bulations
incessantes,
de
l'aprs-midi
et
du
soir,
oii on
voyait
passer et repasser,
obliquement
lev
vers
le
ciel,
son
beau
visage
aux
joues
brunes
et
sillonnes,
devenues
au
retour
de
l'ge
presque
mauves
comme
les
labours
l'automne, barre.
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
22/298
24
A
LA RECHERCHE
DU
TEMPS
PERDU
si
elle
sortait,
par
une
voilptte
demi
releve,
et
sur
lesquelles,
amen
l
par
le
froid
ou
quelque
triste
pense,
tait
toujours
en
train
de
scher
un
pleur
involontaire.
Ma
seule
consolation, quand
je
montais
me
cou-
cher, tait
que
maman viendrait
m'embrasser
quand
je
serais
dans
mon
lit. Mais
ce
bonsoir
durait si
peu
de
temps,
eUe redescendait si
vite,
que
le mo-
ment o je
l'entendais
monter,
puis
o passait
dans
le
couloir
double
porte
le
bruit
lger
de
sa
robe
de
jardin
en mousseline
bleue,
laquelle
pen-
daient
de
petits
cordons
de
paille
tresse,
tait
pour
moi
un
moment
douloureux.
Il
annonait
celui
qui
allait le
suivre,
o
elle
m'aurait
quitt,
o
elle
serait
redescendue.
De sorte
que
ce bonsoir
que
j'aimais
tant,
j'en arrivais
souhaiter
qu'il
vnt
le
plus
tard
possible,
ce
que
se
prolonget
le
temps
de
rpit
o maman
n'tait
pas
encore
venue. Quel-
quefois quand,
aprs m'avoir embrass,
elle
ouvrait
ma
porte
pour
partir,
je voulais la rappeler,
lui
dire
embrasse-moi
une
fois
encore
,
mais
je
sa-
vais
qu'aussitt elle
aurait son
visage
fch,
car
la
concession
qu'elle
faisait
ma
tristesse et
mon
agitation
en montant
m'embrasser,
en m'ap-
portant
ce
baiser de
paix, agaait
mon pre
qoi
trouvait ces
rites absurdes,
et
eUe
et
voulu
tcher
de m'en
faire
perdre le
besoin, l'habitude,
bien loin
de
me
laisser
prendre celle
de lui
demander,
quand
elle
tait
dj
sur
le pas de
la
porte,
un
baiser
de
plus.
Or
la
voir fche dtruisait
tout
le
calme
qu'elle m'avait
apport
un
instant
avant,
quand
elle
avait
pench vers
mon
lit sa
figure
aimante,
et
me
l'avait
tendue
comme une hostie
pour
une
com-
munion
de
paix o mes
lvres puiseraient
sa
pr-
sence
relle
et le
pouvoir
de
m'endormir.
Mais
ces
soirs-l,
o
maman
en
somme
restait
si
peu
de
temps
dans
ma chambre,
taient
doux
encore
en
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
23/298
DU
COT
DE CHEZ
SWANN
25
comparaison
de
ceux
o
il
y
avait
du
monde
dner
et o,
cause
de
cela,
elle
ne
montait
pas me
dire
bonsoir.
Le
monde
se
bornait
habituellement
M.
Swann,
qui,
en
dehors de
quelques
trangers
de
passage,
tait
peu
prs la
seule
personne
qui
vnt
chez
nous
Combray,
quelquefois
pour dner
en
voisin
(plus
rarement
depuis
qu'il
avait
fait
ce
mauvais
mariage,
parce
que
mes
parents
ne
vou-
laient
pas
recevoir sa
femme), quelquefois
aprs
le
dner,
l'improviste.
Les
soirs
o,
assis
devant
la
maison sous
le
grand marronnier, autour
de la
table
de
fer,
nous
entendions
au
bout
du
jardin,
non
pas
le
grelot profus
et
criard
qui
arrosait,
qui
tourdissait
au
passage
de
son
bruit ferrugineux,
intarissable et glac, toute
personne
de la
maison
qui
le
dclenchait en
entrant
sans
sonner
,
mais
le double
tintement timide,
ovale
et
dor
de
la
clochette
pour
les
trangers,
tout
le
monde aussitt
se demandait
:
Une
visite, qui cela peut
-il
tre?
mais on
savait bien
que
cela
ne
pouvait
tre
que
M.
Swann;
ma
grand'tante
parlant
haute
voix,
pour prcher d'exemple,
sur
un
ton
qu'elle s'effor-
ait
de
rendre
naturel,
disait
de
ne
pas
chuchoter
ainsi;
que
rien
n'est
plus
dsobligeant
pour une
personne qui arrive et
qui cela
fait croire qu'on
est
en
train
de
dire
des choses
qu'elle ne
doit
pas
entendre; et
on
envoyait
en claireur
ma
grand'-
mre,
toujours
heureuse
d'avoir
un
prtexte
pour
faire
un
tour de
jardin
de
plus,
et
qui
en
profitait
pour arracher subrepticement au passage
quelques
tuteurs
des
rosiers
afin de
rendre
aux
roses
un
peu de
naturel,
comme une
mre qui,
pour
les
faire
bouffer,
passe
la main dans les cheveux de
son
fils
que
le
coiffeur
a
trop
aplatis.
Nous
restions
tous
suspendus
aux
nouvelles
que
ma
grand'mre
allait
nous
apporter
de
l'ennemi,
comme
si on
et
pu
hsiter
entre
un
grand
nombre
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
24/298
26
A
LA RECHERCHE
DU
TEMPS
PERDU
possible
d'assaillants,
et
bientt aprs
mon
grand-
pre
disait :
Je
reconnais
la voix
de Swann.
On
ne
le
reconnaissait
en
effet
qu'
la
voix,
on
distin-
guait
mal son visage
au
nez
busqu,
aux
yeux
verts, sous
un
haut
front
entour
de
cheveux
blonds
presque
roux,
coiffs
la Bressant, parce
que
nous
gardions
le
moins
de
lumire
possible
au
jardin
pour
ne
pas
attirer
les
moustiques, et
j'allais,
sans
en
avoir
l'air,
dire
qu'on
apportt
les
sirops;
ma
grand'mre
attachait
beaucoup
d'importance,
trou-
vant
cela plus aimable,
ce
qu'ils
n'eussent
pas
l'air de
figurer
d'une
faon exceptionnelle,
et
pour
les
visites
seulement.
M. Swann,
quoique
beaucoup
plus
jeune
que
lui,
tait trs
li
avec
mon grand-
pre, qui
avait
t
un
des
meilleurs
amis de
son
pre,
homme
excellent
mais
singulier,
chez
qui,
parat-il,
un
rien
suffisait parfois pour
interrompre
les
lans
du
cur,
changer
le cours
de
la pense.
J'entendais
plusieurs
fois par
an
mon grand-pre
raconter
table
des
anecdotes toujours les
mmes
sur
l'attitude qu'avait
eue
M. Swann le
pre,
la
mort
de
sa femme
qu'il
avait veille jour
et
nuit.
Mon
grand-pre qui
ne
l'avait
pas
vu
depuis
long-
temps
tait
accouru
auprs de
lui
dans la proprit
que
les
Swann
possdaient
aux
environs de Com-
bray,
et avait
russi,
pour
qu'il n'assistt
pas
la
mise
en bire,
lui
faire
quitter
un
moment, tout
en pleurs,
la
chambre
mortuaire. Ils firent quelques
pas
dans
le
parc
o
il
y
avait
un
peu
de
soleil.
Tout
d'un
coup,
M.
Swann
prenant mon
grand-pre
par le
bras s'tait cri
:
Ah mon
vieil ami,
quel
bonheur
de se
promener ensemble par ce beau
temps
Vous
ne trouvez pas
a
joli tous ces
arbres,
ces
aubpines
et
mon
tang
dont
vous
ne m'avez
jamais
fhcit?
Vous
avez
l'air
comme
un
bonnet
de
nuit.
Sentez-vous ce
petit vent?
Ah
on
a
beau
dire,
la
vie
a
du
bon
tout de mme,
mon
cher
Am-
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
25/298
DU COT
DE
CHEZ
SWANN
27
de
Brusquement
le
souvenir
de sa
femme
morte
lui
revint,
et trouvant sans
doute
trop
compliqu
de
chercher
comment
il
avait
pu
un
pareil
mo-
ment se
laisser
aller
un
mouvement
de
joie,
il
se
contenta,
par un geste
qui
lui
tait
familier
chaque
fois
qu'une
question ardue
se
prsentait
son
esprit, de passer
la main
sur
son front,
d'essuyer
ses
yeux
et les
verres
de
son
lorgnon.
Il
ne
put
pourtant
pas se
consoler
de la mort
de sa
femme
mais
pendant
les
deux
annes
qu'il
lui
survcut,
il
disait
mon
grand-pre
:
C'est
drle,
je pense trs
souvent ma pauvre
femme,
mais
je ne
peux
y
penser beaucoup
la
fois.
Souvent mais
peu
la
fois,
comme
le pauvre pre
Swann
,
tait
devenu
une
des
phrases
favorites
de mon
grand-pre
qui la
pro-
nonait
propos
des
choses
les
plus
diffrentes.
Il
m'aurait paru
que
ce pre de
Swann
tait
un
monstre,
si mon
grand-pre
que
je
considrais
comme
meilleur
juge
et dont la sentence, faisant
jurisprudence
pour
moi, m'a
souvent servi dans
la
suite absoudre
des
fautes
que
j'aurais t
enclin
condamner,
ne s'tait
rcri
:
Mais
comment?
c'tait
un
cur d'or
Pendant
bien
des
annes,
011
pourtant, surtout
avant
son
mariage,
M.
Swann, le fils,
vint souvent
les voir
Combray,
ma
grand'tante
et
mes grands-
parents
ne souponnrent
pas
qu'il ne vivait plus
du
tout
dans la socit
qu'avait
frquente sa
famille
et
que
sous
l'espce
d'incognito
que
lui
faisait
chez
nous
ce
nom
de
Swann,
ils
hbergeaient
avec
la parfaite
innocence
d'honntes
hteliers
qui
ont chez
eux, sans
le
savoir,
un
clbre bri-
gand
un
des
membres
les
plus lgants
du
Jockey-
Club, ami prfr
du comte
de Paris
et
du prince
de
Galles,
un
des hommes
les plus
choys
de
la
haute
socit
du faubourg
Saint-Germain.
L'ignorance
o
nous
tions
de
cette
brillante
vie
mondaine
que menait
Swann tenait
videmment
en
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
26/298
28 A
LA
RECHERCHE
DU
TEMPS
PERDU
partie
la
rserve
et
la
discrtion
de
son caractre,
mais
aussi
ce
que
les
bourgeois
d'alors
se
faisaient
de
la
socit
une
ide
un
peu
hindoue,
et
la
consi-
draient
comme
compose de
castes
fermes o
chacun, ds
sa
naissance, se
trouvait
plac dans
le
rang
qu'occupaient ses
parents,
et
d'o
rien,
moins
des
hasards
d'une
carrire
exceptionnelle ou
d'un mariage
inespr,
ne pouvait
vous
tirer pour
vous
faire
pntrer
dans
une caste suprieure.
M.
Swann,
le pre,
tait
agent de change
;
le
fils
Swann
se
trouvait
faire partie
pour
toute sa
vie
d'une caste
o
les fortunes,
comme
dans
une
cat-
gorie
de
contribuables,
variaient
entre tel
et
tel
revenu.
On
savait
quelles
avaient
t
les
frquenta-
tions du
pre,
on
savait
donc
quelles
taient
les
siennes,
avec
quelles
personnes
il
tait
en
situa-
tion
de
frayer. S'il en
connaissait d'autres,
c'taient
relations
de
jeune
homme
sur
lesquelles
des
amis
anciens
de
sa famille,
comme
taient mes
parents,
fermaient d'autant plus
bienveillamment les
yeux
qu'il
continuait, depuis qu'il
tait
orphelin,
venir
trs
fidlement
nous
voir;
mais
il
y
avait
fort
parier
que
ces gens inconnus
de
nous
qu'il
voyait
taient de
ceux qu'il
n'aurait
pas
os
saluer
si,
tant avec
nous,
il
les
avait rencontrs.
Si
l'on
avait
voiilu
toute force
appliquer
Swann
un
coefficient social
qui
lui
ft
personnel, entre
les
autres fils d'agents
de
situation
gale
celle
de
ses
parents, ce
coefficient
et
t
pour
lui
un
peu
infrieur
parce que,
trs
simple
de faons
et
ayant
toujours
eu
une
toquade
d'objets
anciens
et
de
peinture,
il demeurait
maintenant
dans
un
vieil
htel
o il
entassait
ses
collections
et
que
ma
grand-
mre rvait
de
visiter,
mais qui
tait
situ quai
d'Orlans,
quartier
que ma
grand'tante
trouvait
infamant
d'habiter.
tes-vous
seulement
connais-
seur?
Je
vous
demande
cela
dans
votre intrt,
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
27/298
DU
COT
DE
CHEZ SWANN
29
parce
que
vous
devez vous
faire
repasser des
cro-
tes
par
les
marchands ,
lui
disait ma
grand'tante;
elle ne
lui
supposait
en
effet
aucune
comptence,
et
n'avait pas
haute
ide,
mme
au
point
de
vue
intellectuel, d'un
homme
qui,
dans
la
conversa-
tion,
vitait les
sujets
srieux
et montrait
une
pr-
cision
fort
prosaque,
non seulement
quand il
nous
donnait,
en
entrant
dans
les
moindres
dtails, des
recettes
de
cuisine,
mais
mme
quand
les
surs
de
ma
grand'mre
parlaient
de
sujets
artistiques.
Provoqu
par
elles
donner
son
avis,
exprimer
son
admiration
pour
un
tableau,
il
gardait
un
silence
presque
dsobligeant,
et
se
rattrapait
en
revanche
s'il pouvait
fournir
sur
le
muse
o
il se
trouvait,
sur
la
date
o
il
avait t
peint,
un
rensei-
gnement
matriel.
Mais
d'habitude
il
se
contentait
de
chercher
nous
amuser
en
racontant
chaque
fois
une
histoire
nouvelle
qui
venait
de
lui arriver
avec des gens
choisis
parmi
ceux
que
nous
connais-
sions, avec le
pharmacien de
Combra3^
avec
notre
cuisinire, avec
notre
cocher. Certes
ces
rcits
fai-
saient rire
ma
grand'tante,
mais sans
qu'elle
dis-
tingut
bien
si
c'tait
cause
du
rle
ridicule
que
s'y
donnait toujours
Swann
ou
de
l'esprit qu'il
mettait les conter
:
On
peut
dire
que
vous
tes
un
vrai type, monsieur
Swann
Comme
elle
tait
la seule personne
un
peu
vulgaire
de
notre
famille,
elle
avait
soin
de
faire remarquer aux
trangers,
quand
on
parlait de Swann, qu'il
aurait pu,
s'il
avait
voulu,
habiter
boulevard
Haussmann
ou
avenue
de
l'Opra,
qu'il
tait le
fils
de
M.
Swann
qui
avait
d
lui
laisser quatre
ou
cinq
millions,
mais
que
c'tait sa fantaisie.
Fantaisie
qu'elle
jugeait
au
reste
devoir
tre
si
divertissante
pour
les
autres,
qu'
Paris,
quand
M.
Swann
venait
le
i^'
janvier
lui
apporter
son
sac
de
marrons
glacs,
elle ne
manquait
pas,
s'il
y
avait
du
monde,
de
lui
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
28/298
30
A LA
RECHERCHE
DU TEMPS
PERDU
dire
:
Eh
bien
M. Swann,
vous habitez
toujours
prs
de
l'Entrept
des vins, pour
tre sr
de
ne
pas
manquer
le
train
quand
vous
prenez le chemin
de
Lyon?
Et elle
regardait
du
coin
de
l'il,
par-
dessus
son lorgnon,
les autres
visiteurs.
Mais si
l'on
avait
dit
ma
grand'mre
que
ce
Swann qui
en
tant
que
fils
Swann
tait parfaitement
qualifi
pour
tre
reu
par
toute
la
belle
bour-
geoisie
,
par
les
notaires
ou
les avous
les plus
estims
de
Paris
(privilge
qu'il
semblait
laisser
tomber un peu
en
quenouille),
avait,
comme en
cachette,
une
vie
toute diffrente;
qu'en
sortant de
chez
nous,
Paris,
aprs
nous
avoir
dit
qu'il
ren-
trait
se
coucher, il
rebroussait
chemin
peine la rue
tourne
et se rendait dans
tel
salon
que jamais
l'il
d'aucun
agent
ou
associ
d'agent
ne
contempla, cela
et
paru
aussi
extraordinaire
ma
tante
qu'aurait
pu
l'tre
pour
une dame
plus
lettre
la
pense
d'tre
personnellement he
avec
Ariste
dont
elle
aurait
compris
qu'il
allait, aprs
avoir caus
avec
elle,
plonger
au
sein
des
royaumes
de
Thtis,
dans
un
empire
soustrait
aux
yeux
des
mortels,
et
o
Virgile
nous
le
montre
reu
bras
ouverts;
ou,
pour
s'en
tenir
une
image
qui
avait
plus
de
chance de
lui
venir
l'esprit,
car
elle
l'avait
vue
peinte
sui
nos
assiettes
petits
fours
de Combray,
d'avoir
eu
dner
Ali-Baba,
lequel, quand
il
se
saura seul,
pntrera
dans
la
caverne
blouissante
de
trsors insouponns.
Un
jour
qu'il
tait
venu
nous
voir
Paris,
aprs
dner, en s'excusant d'tre
en
habit,
Franoise
ayant,
aprs
son
dpart,
dit
tenir
du
cocher
qu'il
avait dn
chez une
princesse
,
Oui,
chez
une
princesse du demi
'monde
avait rpondu
ma
tante
en
haussant
les paules
sans
lever les
yeux
de
sur
son
tricot,
avec
une ironie sereine.
Aussi,
ma
grand'tante
en
usait-elle
cavahrement
avec
lui.
Comme elle croyait
qu'il
devait
tre
flatt
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
29/298
DU
COT
DE CHEZ
SWANN
31
par
nos
invitations,
elle
trouvait tout
naturel
qu'il
ne
vnt pas nous voir l't
sans
avoir
la main
un
panier
de
pches
ou
de
framboises de
son jardin,
et
que
de
chacun
de ses
voyages
d'Italie il
m'et
rapport
des
photographies
de
chefs-d'u\Te.
On
ne
se gnait gure
pour
l'envoyer
qurir
ds
qu'on avait besoin
d'une
recette
de
sauce
gribiche
ou de
salade
l'ananas
pour
de
grands dners
o on
ne
l'invitait
pas,
ne lui
trouvant
pas
un prestige
suffisant
pour
qu'on
pt
le
servdr
des
trangers
qui
venaient
pour la
premire fois.
Si la
conversation
tombait sur les princes
de
la Maison de
France
:
des
gens
que
nous ne
connatrons jamais
ni
vous
ni
moi
et nous
nous
en
passons,
n'est-ce
pas
,
disait
ma
grand'tante
Swann
qui
avait
peut-tre
dans sa poche
une
lettre
de
Twickenham;
elle
lui
faisait
pousser
le piano
et
tourner
les
pages
les
soirs
o
la
sur
de
ma
grand'mre
chantait,
ayant,
pour manier
cet
tre
ailleurs
si recherch,
la
nave
brusquerie
d'un
enfant qui
joue
avec
un
bibelot
de collection
sans plus
de prcautions
qu'avec
un
objet bon march.
Sans doute
le Swann
que
con-
nurent
la
mme
poque
tant
de
clubmen
tait
bien diffrent
de celui
que
crait
ma
grand'tante,
quand
le
soir,
dans le
petit
jardin
de
Combray,
aprs qu'avaient
retenti
les
deux coups
hsitants
de
la
clochette,
eUe
injectait
et
vivifiait
de
tout
ce
qu'elle savait
sur
la
famille
Swann
l'obscur
et
incertain
personnage
qui se dtachait,
sui\
de ma
grand'mre,
sur
un
fond
de
tnbres, et
qu'on
reconnaissait
la
voix. Mais
mme au point
de
vue
des
plus insignifiantes
choses
de la vie,
nous
ne
sommes
pas
un
tout
matriellement
constitu,
identique
pour
tout
le
monde
et
dont
chacun
n'a
qu'
aller
prendre
connaissance
comme
d'un
cahier
des
charges
ou
d'un
testament;
notre
personnalit
sociale
est
une
cration
de la
pense
des autres.
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
30/298
32
A
LA
RECHERCHE
DU
TEMPS
PERDU
Mme
l'acte
si simple
que
nous appelons
voir
une
personne que
nous connaissons
est
en partie
un
acte
intellectuel.
Nous
remplissons l'apparence
phy-
sique
de
l'tre
que
nous
voyons
de toutes les
no-
tions que
nous avons sur
lui,
et dans
l'aspect
to-
tal
que
nous
nous
reprsentons, ces notions ont
certainement
la
plus
grande
part. Elles
finissent
par
gonfler
si
parfaitement
les
joues,
par
suivre
en
une
adhrence si
exacte
la ligne
du
nez,
elles
se
mlent
si
bien
de nuancer
la
sonorit
de
la
voix
comme
si celle-ci
n'tait
qu'une
transparente enve-
loppe,
que
chaque
fois
que
nous
voyons
ce
visage
I
et
que
nous
entendons cette
voix, ce sont ces
notions
'.
que
nous retrouvons,
que
nous
coutons.
Sans
doute, dans le
Swann qu'ils
s'taient
constitu,
mes
parents
avaient
omis
par
ignorance
de
faire
entrer
une
foule
de
particularits
de
sa
vie
mondaine qui
taient cause
que
d'autres personnes, quand
elles
taient
en
sa
prsence, voyaient
les
lgances
r-
gner
dans
son
visage et s'arrter son
nez
busqu
comme
leur frontire
naturelle; mais aussi
ils
avaient pu
entasser
dans
ce
visage
dsaffect de
son
prestige,
vacant
et
spacieux,
au
fond
de
ces
yeux
dprcis, le vague
et
doux
rsidu
mi-
mmoire, mi-oubli
des heures
oisives
passes
ensemble
aprs
nos
dners
hebdomadaires,
autour
de
la
table
de
jeu
ou
au
jardin,
durant
notre vie
de
bon
voisinage
campagnard.
L'enveloppe
corpo-
relle
de
notre
ami
en
avait
t
si
bien
bourre,
ainsi
que
de
quelques
souvenirs
relatifs
ses
parents,
que
ce
Swann-l
tait devenu
un
tre
complet
et
vivant,, et
que
j'ai l'impression de
quitter
une
per-
sonne pour
aller vers
une
autre
qui
en est
distincte,
quand,
dans
ma
mmoire,
du
Swann que
j'ai connu
plus
tard avec
exactitude,
je
passe
ce
premier
Swann
ce
premier
Swann
dans
lequel
je
re-
trouve les
erreurs
charmantes de
ma
jeunesse
et
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
31/298
DU
COT
DE CHEZ SWANN
33
qui
d'ailleurs
ressemble moins
l'autre
qu'aux
per-
sonnes
que j'ai
connues
la
mme
poque, comme
s'il
en
tait
de
notre
vie
ainsi
que
d'un
muse
oii
tous
les
portraits
d'un
mme
temps
ont
un
air de
famille,
une
mme
tonalit
ce
premier Swann
rempli
de
loisir, p-i.jum
par l'odeur
du
grand
mar-
ronnier,
des
paniers
de
framboises et
d'un
brin
d'es-
tragon.
Pourtant un
jour
que
ma
grand'mre
tait
alle
demander
un
service
une
dame
qu'elle
avait
con-
nue
au
Sacr-Cur
(et avec
laquelle,
cause
de
notre
conception
des
castes, elle
n'avait pas voulu
rester en
relations,
malgr
une
sympathie rciproque),
la
marquise de
Villeparisis,
de
la
clbre
famille
de
Bouillon, celle-ci
lui avait
dit
:
Je
crois
que
vous
connaissez
beaucoup
M.
Swann
qui
est
un
grand
ami
de
mes
neveux
des
Laumes.
Ma
grand'mre
tait revenue
de
sa
visite enthousiasme
par
la
maison qui
donnait sur des jardins
et
o M^^^
de
Villeparisis
lui
conseillait
de louer,
et
aussi
par
un
giletier
et
sa fille,
qui
avaient leur boutique
dans
la
cour
et
chez
qui
elle
tait
entre
demander
qu'on
ft
un
point
sa
jupe
qu'elle
avait
dchire
dans
l'escalier.
Ma
grand'mre avait trouv ces
gens
par-
faits,
elle
dclarait
que
la petite
tait
une
perle
et
que
le giletier tait l'homme le
plus
distingu,
le
mieux qu'elle
et
jamais
vu.
Car
pour
elle, la
distinc-
tion
tait quelque chose d'absolument
indpendant
du
rang
social.
Elle
s'extasiait
sur
une
rponse
que
le
giletier
lui
avait
faite,
disant
maman
:
Svign
n'aurait
pas
mieux dit
et,
en
revanche, d'un
neveu de M^
de
Villeparisis
qu'elle
avait
rencontr
chez
elle
:
Ah
ma
fille, commme
il
est com-
mun
Or
le
propos relatif
Swann
avait
eu
pour
effet,
non
pas
de
relever
celui-ci
dans
l'esprit
de
ma
grand'-
tante,
mais
d'y abaisser M ^^
de
Villeparisis. Il
sem-
-
7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf
32/298
34
A
LA
RECHERCHE
DU
TEMPS PERDU
blait
que
la
considration
que,
sur
la
foi
de
ma
grand'mre,
nous
accordions
M^ de
Villeparisis,
lui
crt
un
devoir
de
ne
rien
faire
qui
l'en
rendt
moins
digne
et
auquel
elle avait
manqu
en
ap-
prenant
l'existence
de
Swann, en
permettant
des
parents
elle
de le
frquenter.
Comment
elle
connat Swann?
Pour une
personne
que tu
prten-
dais
parente
du
marchal
de
Mac-Mahon Cette
opinion
de
mes
parents
sur
les
relations
de
Swann
leur
parut
ensuite
confirme par
son
mariage
avec
une
femme
de la
pire
socit,
presque
une
cocotte
que,
d'ailleurs,
il
ne
chercha jamais
prsenter,
continuant
venir seul
chez
nous, quoique
de
moins
en moins,
mais
d'aprs laquelle
ils crurent pouvoir
juger
supposant
que
c'tait l
qu'il
l'avait
prise
le
milieu,
inconnu
d'eux,
qu'il
frquentait
habi-
tuellement.
Mais
une
fois,
mon
grand-pre
lut dans
son
jour-
nal
que
M. Swann
tait
un
des
plus
fidles
habi-
tus
des
djeuners
du
dimanche chez le duc
de
X...,
dont le
pre et l'oncle
avaient t les
hommes
d'tat les plus
en
vue
du
rgne
de
Louis-Philippe.
Or
mon
grand-pre tait curieux
de
tous
les
petits
faits
qui
pouvaient
l'aider
entrer
par
la
pense
dans
la
vie prive d'hommes comme
Mole,
comme
le
duc
Pasquier,
comme
le
duc de
Broglie.
Il fut
enchant
d'apprendre
que
Swann
frquentait
des
gens
qui
les
avaient
connus.
Ma
grand'tante
au
contraire interprta
cette
nouvelle
dans
un
sens
d-
favorable
Swann
:
quelqu'un
qui
choisissait
ses
frquentations
en
dehors de
la
caste o
il
tait
n,
en
dehors de sa
classe
sociale,
subissait
ses
yeux
un
fcheux
dclassement. Il
lui
semblait
qu'on
renont
d'un
coup
au
fruit de
toutes les
belles
relations
avec
des gens
bien
poss,
qu'avaient
hono-
rablement
entretenues et
engranges
pour
leurs
en-
fants
les
familles prvoyantes (ma
grand'tante
avait
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DU
COT
DE CHEZ
SWANN
35
mme
cess
de
voir
le fils
d'un
notaire
de nos
amis
parce qu'il
avait
pous
une
altesse
et
tait
par
l
descendu
pour elle
du
rang
respect
de fils
de
notaire
celui
d'un
de
ces
aventuriers
anciens va-
lets
de
chambre
ou
garons
d'curie,
pour
qui
on
raconte que
les reines eurent
parfois
des
bonts).
Elle blma le
projet
qu'avait
mon
grand-pre
d'in-
terroger
Swann,
le
soir
prochain
o
il
devait
venir
dner,
sur
ces
amis
que
nous lui dcouvrions.
D'autre
part les
deux
surs de ma
grand'mre,
vieilles
filles qui
avaient
sa
noble
nature,
mais
non
son
prit,
dclarrent
ne
pas
comprendre
le plaisir
V
ue
leur
beau-frre pouvait
trouver
parler
de
niaiseries pareilles.
C'taient
des
personnes
d'as-
pirations leves et qui
cause de cela
mme
taient
incapables
de
s'intresser
ce
qu'on
appelle
un
potin,
et-il
mme
un
intrt historique,
et
d'une
faon
gnrale
tout ce qui
ne
se
rattachait
pas
directement
un
objet
esthtique
ou vertueux.
Le
dsintressement
de leur
pense
tait
tel,
l'gard de
tout ce qui,
de
prs
ou de loin,
semblait
se
rattacher la vie mondaine,
que
leur
sens
au-
ditif
ayant
fini par
comprendre son
inutilit
mo-
mentane
ds
qu'
dner
la conversation
prenait
un
ton frivole
ou
seulement
terre
terre
sans
que
ces
deux
vieilles
demoiselles aient
pu
la ramener
aux sujets
qui
leur
taient
chers,
mettait
alors
au
repos
ses
organes
rcepteurs
et
leur
laissait
subir
un
vritable
commencement
d'atrophie.
Si
alors
mon
grand-pre
avait
besoin
d'attirer
l'attention
des
deux
surs, il fallait
qu'il
et
recours
ces
avertissements
physiques
dont
usent les
mde-
cins alinistes
l'gard
de
certains
maniaques
de
la distraction
:
coups frapps
plusieurs reprises
sur
un
verre
avec
la
lame
d'un couteau, concidant
avec
une
brusque
interpellation
de la voix et
du
regard,
moyens violents
que
ces
psychiatres trans-
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A
LA
RECHERCHE
DU
TEMPS
PERDU
portent
souvent
dans
les
rapports
courants
avec
des gens
bien
portants,
soit
par
habitude
profes-
sionnelle,
soit
qu'ils
croient
tout
le
monde
un
peu
fou.
Elles furent plus
intresses
quand la
veille
du
jour
o Swann
devait venir
dner,
et
leur
avait
personnellement
envoy
une
caisse
de
vin
d'Asti,
ma tante, tenant
un
numro
du
Figaro
o
ct
du nom
d'un tableau
qui
tait
une
Exposition
de
Corot,
il
y
avait
ces
mots
:
de
la
collection
de
M.
Charles
Swann
,
nous dit :
Vous avez
vu
que
Swann a
les
honneurs
du Figaro?
r>
Mais
je
vous
ai
toujours
dit
qu'il avait
beaucoup
de
got
,
dit
ma
grand'mre.
Naturellement
toi,
du
mo-
ment qu'il s'agit
d'tre
d'un
autre
avis
que
nous
,
rpondit ma
grand'tante
qui,
sachant
que
ma
grand'-
mre
n'tait
jamais
du
mme
avis
qu'elle,
et
n'tant
pas
bien
sre
que
ce
ft
elle-mme
que
nous
don-
nions
toujours raison,
voulait
nous arracher
une
condamnation
en bloc
des
opinions
de
ma grand'-
mre
contre
lesquelles
elle
tchait
de
nous
solida-
riser
de
force
avec
les
siennes.
Mais
nous
restmes
silencieux.
Les surs
de
ma
grand'mre
ayant
ma-
nifest l'intention
de parler
Swann
de ce mot
du
Figaro,
ma
grand'tante
le
leur dconseilla.
Chaque
fois qu'elle
voyait aux autres
un
avantage
si
petit
ft-il qu'elle n'avait
pas,
elle
se
persuadait
que
c'tait
non
un
avantage, mais
un
mal, et elle
les plaignait
pour
ne
pas
avoir
les
envier.
Je
crois
que vous
ne
lui
feriez
pas
plaisir;
moi
je sais
bien
que
cela
me
serait
trs
dsagrable
de
voir
mon nom
im-
prim
tout vif
comme
cela
dans
le
journal, et
je
ne
serais
pas
flatte
du tout
qu'on
m'en
parlt.
Elle
ne s'entta
pas
d'ailleurs
persuader les
soeurs
de ma
grand'mre;
car
celles-ci par
horreur
die
la
vulgarit
poussaient si loin
l'art
de
dissimuler
sous
des
priphrases
ingnieuses
une
allusion per-
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DU
COT
DE CHEZ
SWANN
37
sonnelle,
qu'elle
passait
souvent inaperue de celui
mme
qui
elle s'adressait.
Quant
ma
mre, elle
ne
pensait
qu'
tcher
d'obtenir
de
mon
pre
qu'il
consentt
parler
Swann
non
de
sa
femme,
mais
de
sa
fille
qu'il adorait et
cause de
laquelle, disait-
on,
il
avait
fini
par
faire
ce
mariage.
Tu
pourrais
ne
lui dire
qu'un
mot,