a propos

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Mhamed Hassine Fantar À propos de la présence des Grecs à Carthage In: Antiquités africaines, 34,1998. pp. 11-19. Résumé L'importance de la présence grecque à Carthage se manifeste notamment par l'existence de stèles votives dédiées par des Grecs dans le sanctuaire de Baal Hammon, preuve de l'attraction exercée par la religion punique sur les Grecs immigrés. Par ailleurs, le texte de Diodore de Sicile concernant l'introduction du culte de Demeter et Coré à Carthage est revu. Ce culte aurait été introduit à la demande de la colonie grecque de Carthage, qui seule aurait exercé ce culte. Abstract The importance of the Greek presence in Carthago revealed particulary by votive steles dedicated in the sanctuary of Baal Hammon, proof of the attraction of the punie religion upon immigrated Greeks. The text of Diodorus regarding the introduction of Demeter and Kore's cult in Carthago is revised. It was at the request of the Greek colony, which seems to be the only community to practise it, that this cult was introduced in Carthago. Citer ce document / Cite this document : Fantar Mhamed Hassine. À propos de la présence des Grecs à Carthage. In: Antiquités africaines, 34,1998. pp. 11-19. doi : 10.3406/antaf.1998.1279 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/antaf_0066-4871_1998_num_34_1_1279

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Page 1: a propos

Mhamed Hassine Fantar

À propos de la présence des Grecs à CarthageIn: Antiquités africaines, 34,1998. pp. 11-19.

RésuméL'importance de la présence grecque à Carthage se manifeste notamment par l'existence de stèles votives dédiées par desGrecs dans le sanctuaire de Baal Hammon, preuve de l'attraction exercée par la religion punique sur les Grecs immigrés. Parailleurs, le texte de Diodore de Sicile concernant l'introduction du culte de Demeter et Coré à Carthage est revu. Ce culte auraitété introduit à la demande de la colonie grecque de Carthage, qui seule aurait exercé ce culte.

AbstractThe importance of the Greek presence in Carthago revealed particulary by votive steles dedicated in the sanctuary of BaalHammon, proof of the attraction of the punie religion upon immigrated Greeks. The text of Diodorus regarding the introduction ofDemeter and Kore's cult in Carthago is revised. It was at the request of the Greek colony, which seems to be the only communityto practise it, that this cult was introduced in Carthago.

Citer ce document / Cite this document :

Fantar Mhamed Hassine. À propos de la présence des Grecs à Carthage. In: Antiquités africaines, 34,1998. pp. 11-19.

doi : 10.3406/antaf.1998.1279

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/antaf_0066-4871_1998_num_34_1_1279

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Λ,

A PROPOS DE LA PRÉSENCE DES GRECS

À Carthage

Mhamed Fantar*

Mots-clefs : Carthage, Tunisie, Grecs, monde punique, hellénisation. Key words : Carthago, Tunisia, Greeks, Punic area, hellénisation.

Resume : L'importance de la présence grecque à Carthage se manifeste notamment par l'existence de stèles votives dédiées par des Grecs dans le sanctuaire de Baal Hammon, preuve de l'attraction exercée par la religion punique sur les Grecs immigrés. Par ailleurs, le texte de Diodore de Sicile concernant l'introduction du culte de Demeter et Coré à Carthage est revu. Ce culte aurait été introduit à la demande de la colonie grecque de Carthage, qui seule aurait exercé ce culte.

Abstract : The importance of the Greek presence in Carthago revealed particulary by votive steles dedicated in the sanctuary of Baal Hammon, proof of the attraction of the punie religion upon immigrated Greeks. The text of Diodorus regarding the introduction of Demeter and Kore's cult in Carthago is revised. It was at the request of the Greek colony, which seems to be the only community to practise it, that this cult was introduced in Carthago.

La présence des Grecs à Carthage et dans le monde punique n'a cessé de faire l'objet d'études nombreuses et savantes depuis la fin du siècle dernier1. Dans le volume IV de son Histoire ancienne de l'Afrique du Nord2, Stéphane Gsell a, plus d'une fois, évoqué cette question qui continue de s'imposer à tous ceux qui traite de Carthage et de sa culture3. En plus de l'imagi-

* Institut national du Patrimoine, 4 place du Château, 1008 Tunis. 1. Perrot G., Chipiez Ch., Histoire de l'art, III, 1885, p. 453-457.

L'hellénisation se présente sous forme d'objets d'art enlevés aux cités grecques battues, lesquels objets prenaient place dans les temples et sur les places publics. Il y a, d'autre part, les artisans et les artistes grecs installés à Carthage.

2. Gsell St., HAAN, IV, 1920, p. 108, 175, 206, 209, 214, etc. 3. Décret Fr., Carthage, 1977 (4° édition), p. 27-28, 32-33, 35, 70, 83,

98, 107, 129, 132-133; Warmington B.H., Histoire, 1961 ; Picard G.-Ch. et C, Vie quotidienne, 1958, p. 67; Picard G.-Ch., Monde de Carthage, 1956, p. 51-61. Pour des Grecs installés à Carthage, voir p. 44. Picard G.-Ch. et C, Vie et mort, 1970, p. 223; Boucher E., Céramique archaïque d'importation, 1953, p. 11-86; Berthier Α., Charlier R., El-Hofra, 1955, p. 167-

naire, cette présence grecque touche trois secteurs fondamentaux : la population, la culture profane et les croyances ou les cultes. Il est une autre présence grecque en Afrique du Nord dont la base ne relève que de l'imaginaire 4.

La documentation aujourd'hui disponible crédite l'hypothèse d'une importante colonie grecque établie au sein de la population carthaginoise. On a certes les témoignages de l'historiographie antique5; l'épigraphie punique peut également fournir de précieuses indications6. Fixée à Carthage, cette colonie se composait

176; Di Vita Α., Influences, 1968, p. 7-85; Lancel S., Carthage, 1992, p. 325-377; Fantar Mh.H., Carthage. Approche, I, 1993, p. 173-175.

4. Gsell St., HAAN, I, 1913, p. 344-346. 5. Diodore de Sicile, XIV, 77, 5. Gsell St., HAAN, IV, 1920, p. 175. 6. CIS, I, 191, 1256, 1301, 2153, 2159, etc.; voir aussi Picard C. et O.,

Vœu, 1971-1972, p. 35-39· Le dossier épigraphique a déjà été exploité par Gsell St., HAAN, IV, 1920, p. 175.

Antiquités africaines, t. 34, 1998, p. 11-19 © CNRS EDITIONS, Paris, 2000

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d'artisans7, de philosophes8, de pédagogues9, de militaires10 sans exclure une foule d'aventuriers, voire de gens douteux qui devaient écumer les cabarets et autres lunapars. Aucun port méditerranéen ne pouvait s'en passer11.

LA SOCIETE

La présence d'une composante grecque au sein de la population de Carthage est un fait historiquement reconnu. Des Grecs avaient pu y faire souche. Polybe et Tite-Live parlent d'un proscrit syracusain qui, ayant passé le reste de sa vie dans la métropole punique, eut deux petits-fils carthaginois par leur mère : Hippocrate et Epicyde ; ils servirent dans l'armée carthaginoise sous le commandement d'Hannibal, fils d'Amilcar Barca 12.

Les mariages mixtes semblent avoir été fréquents dans la société carthaginoise. Au crédit de cette hypothèse, on peut invoquer les témoignages de l'historiographie classique. À la base du fond populationnel de la première Carthage, on relève le recours à des mariages mixtes : Elissa dut enlever des jeunes filles d'origine, sans doute, chypriote et de culture phénicienne, afin de les marier aux jeunes gens qui s'étaient associés à l'expédition 13. Pour des couples punico-numides, les témoignages ne manquent pas. D'après Stéphane Gsell, « les Carthaginois n'avaient pas le préjugé du sang... ». Ces mariages mixtes devaient être surtout fréquents entre Carthaginois et Libyens ou Numides 14. Parmi les couples immortalisés par l'histoire, on peut rappeler celui de

7. Gsell St., HAAN, IV, 1920, p. 108. 8. Gsell St., HAAN, IV, 1920, p. 214 et n. 6. 9. Müller C, Frag. hist, graec, III, p. 99-102 ; Gsell St., HAAN, III, 1918,

p. 147. 10. Xanthipppe fut conseiller militaire à Carthage lors de l'invasion de

Régulus : Polybe, I, 32, 1 ; Appien, Lib., 3. 11. Pour se faire une idée des lupanars en Méditerranée au siècle des

guerres romano-carthaginoises, voir Plaute. 12. Tite-Live, XXIV, VI, 2 : ■■ Deux Carthaginois originaires de Syracuse,

Hippocrate et Epycide. Leur grand-père avait été banni, leur mère était de Carthage ». L'historien padouan semble devoir cette information à Polybe, VII, 2, 4.

13· Justin, XVIII, V, 4-5 : « C'était la coutume à Chypre que les jeunes filles avant de se marier gagnassent à des jours marqués l'argent de leur dot ; on les envoyait pour cela au bord de la mer, où elles devaient sacrifier à Vénus les prémices de leur virginité. Elissa fait enlever environ quatre-vingt d'entre elles et les embarque, pour procurer des femmes à ses jeunes gens et assurer le peuplement de la ville ·>.

14. Gsell St., HAAN, IV, 1920, p. 172.

Sophonisbe, la belle de Carthage, avec Syphax, le roi de la grande Numidie15. En secondes noces, Sophonisbe épousa Massinissa l6, dès la prise de Cirta. Ce fut pour la durée d'une nuit, le mariage n'ayant pas été béni par les autorités romaines, en l'occurrence par Scipion. L'une des nièces d'Hannibal dont on ignore le nom épousa Oezalces17, qui fut roi des Massyles. À la mort de son premier époux, elle se remaria avec le prince Mazaetulle 18. Un Carthaginois de très haut rang épousa une fille de Massinissa 19. D'autres mariages mixtes avaient eu lieu : en secondes noces, Asdrubal, beau-fils d'Amilcar Barca et fondateur de Carthagène, épousa une Ibère de noble famille20. Et bien qu'elle portât un nom d'origine punique, l'épouse d'Hannibal, fils d'Amilcar Barca, était également de souche ibérique21.

Quant aux mariages gréco-puniques, les auteurs anciens gardèrent le souvenir des plus illustres : Amilcar, le Magonide, celui qui dirigea la grande expédition d'Himère en 480 avant J.-C, était, selon Hérodote, fils d'une Syracusaine 22. Voilà un mariage punico-hellé- nique qui dut avoir lieu vers la fin du VIe siècle avant J.- C. Faut-il rappeler que parmi les généraux d'Hannibal le Barcide, il y avait Hippocrate et Epicyde, deux frères dont le grand-père était grec : un proscrit réfugié à Carthage; leur mère était carthaginoise23. Le philosophe Asdrubal, dit Clitomaque, naquit d'un père sûrement

15. Tite-Live, XXIX, 23; Polybe, XIV, 7, 6; Polyen, VIII, 16. 16. Tite-Live, XXX, 12, 6-10. 17. Tite-Live, XXIX, 29, 12. 18. Tite-Live, XXIX, 26, 6-13 : - Dans l'espoir de s'allier aux

Carthaginois, il épousa une noble carthaginoise, fille d'une sœur d'Hannibal qui avait été mariée à Oezalces et envoya une délégation renouveler les liens d'hospitalité qui l'unissaient depuis longtemps à Syphax ».

19. Tite-Live, Epit. du liv., 50; Orose P., IV, 22, 8. 20. Diodore de Sicile, XXV, 2. 21. Tite-Live, XXIV, 41, 7 : « Castulon, ville espagnole prospère et

connue, si amie des Carthaginois qu'Hannibal s'y était marié, passa aux Romains ».

22. Hérodote, VII, 166. 23- Tite-Live, XXIV, 6, 2 : ■■ On envoya une délégation à Hannibal ; elle

revint en compagnie d'un jeune noble qui s'appelait Hannibal et de deux Carthaginois originaires de Syracuse, Hyppocrate et Epycide : leur grand- père avait été banni, leur mère était de Carthage ». En plus de l'information relative au mariage mixte, ce texte recèle de précieuses indications sur la possibilité d'obtenir la citoyenneté carthaginoise. Il y aurait lieu de se demander si les enfants nés d'un mariage mixte étaient ipso facto citoyens carthaginois. Il semble, toutefois, que la mère pouvait faire bénéficier ses enfants du droit de citoyenneté même si le père était d'origine étrangère. Nous avons là une information à verser au dossier du statut personnel. On y percevrait le droit de la femme.

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A PROPOS DE LA PRÉSENCE DES GRECS À CARTHAGE 13

grec ; il s'appelait Diognétos. Immigré à Carthage, ce grec put convoler avec une belle carthaginoise 24.

Force est donc de reconnaître à la société carthaginoise deux caractéristiques fondamentales : l'ouverture et une forte capacité d'assimilation. Les Grecs y étaient nombreux et socialement hétérogènes25. Mais quels étaient les conséquences et les effets induits de cette immigration ?

L'historiographie contemporaine a longuement traité de l'hellénisation de Carthage, phénomène qui semble avoir touché tant la culture matérielle que l'univers éthique et esthétique 26. Il ne s'agit pas ici de procéder à un examen systématique de tout ce qui relève de cette présence grecque à Carthage27. Dans cette modeste contribution, en hommages à Georges Souville, notre propos se limitera à quelques aspects de la vie religieuse.

Les Anciens paraissent avoir ignoré le fanatisme religieux; ils ne répugnaient pas aux cultes pratiqués par l'autre quelqu'en fussent les origines et la nature. Dans certains cas, ils allaient jusqu'à l'adoption de ces divinités étrangères. Leurs dieux et déesses ne s'en formali-

24. En réalité, nous ne savons pas si le couple convola en justes noces. Quant à la beauté de la partenaire choisie par Diognétos, rien n'est moins sûre. Voici ce que Stéphane Gsell écrivait à ce propos : ·< Un philosophe, qui était né à Carthage en 187 ou 186 avant J.-C. et qui s'appelait à la fois Asdrubal et Kleitomachos, était fils d'un certain Diognétos (Etienne de Byzance, s.v. Karchédon). Ce Diognétos, à en juger par son nom, était probablement un Grec immigré », cf. HAAN, II, 1918, p. 228, n° 7.

25. Pour leur importance numérique, voir Diodore de Sicile, XIV, 77, 5.

26. Gsell St., HAAN, IV, 1920, p. 191-193 et 484-485. D'après l'historien français, l'influence de l'hellénisme est perceptible dans presque toutes les manifestations du vécu à Carthage : la céramique, le bronze, la glyptique, l'ivoire, l'architecture, la sculpture, etc., pour s'en tenir aux aspects de la culture matérielle. Vercoutter J., Les objets égyptiens, 1945, p. 33, 38, 63, 91. Dans ces pages, l'auteur souligne l'influence de l'univers grec sur les scarabées tant pour la confection que pour le choix des motifs. LÉZINE Α., Architecture punique, s.d., p. 7-25 (À propos du naos de Thuburbo Majus) et p. 63-71 (Chapiteaux doriques). Warmington B.H., Histoire et civilisation, 1961, p. 139-140. Picard G.-Ch. et C, Vie et mort, 1970, ρ. Ι6Ι-Ι62 où nous lisons (à propos d'une statue trouvée à Sainte- Monique) : « Divers savants, dont J. Carcopino, ont attribué le travail des sarcophages de Sainte-Monique à des Grecs établis à Carthage ». Moscati S., I Fenici, 1972, p. 322-325. Lipiniski E. (éd.), s.v. Hellénisation, 1992, p. 4. Rakob F., Dorische Architektur, 1996, p. 925-934 et tav. I.

27. À propos de l'agronome Magon, Jacques Heurgon écrivit : « C'était d'ailleurs un Carthaginois très hellénisé, dans l'œuvre duquel on retrouve des souvenirs de Démocrite, d'Aristote et de Théophraste », cf. Heurgon J., L'agronome carthaginois, 1976, p. 442. Picard C, Sources de l'iconographie, 1983, P- 725-729. Cl. Baurain a plus d'une fois posé le problème de l'hellénisation de Carthage, exposant le problème d'un helléno-cen- trisme, notamment dans La place des littératures grecque et punique, 1992, p. 168 et 172-173.

saient point. En sacrifiant aux dieux de Damas, le roi Achaz ne se sentait pas gêné : « puisque les dieux des rois d'Aram les secourent, je leur sacrifierai et ils me secouront »28. La genèse du complexe religieux semble être un phénomène relativement récent : c'est un produit propre aux religions monothéistes29 qui se distinguent par la jalousie et l'exclusion. Peut-être faut-il faire remonter cette attitude faite d'interdits et de rejets à l'hé- nothéisme d'Akhénaton30.

Mais qu'en est-il des Grecs à Carthage? Il y a lieu de signaler leur présence dans l'aire sacrée du plus grand sanctuaire punique. Les Carthaginois l'appelaient sanctuaire de Baal Hammon31, mais depuis sa mise au jour, l'historiographie contemporaine a pris l'habitude de la nommer Tophet sur la base de rapprochements, à notre avis non justifiés, avec le tophet biblique situé, dit-on, au creux de la vallée de Hinnoum, quelque part dans les environs méridionaux de Jérusalem32.

Quoi qu'il en soit, l'examen des stèles érigées dans cette aire sacrée a permis de constater que le sanctuaire était fréquenté par des Grecs ; ils y laissèrent des traces tout à fait irrécusables : des stèles votives. L'une d'elles fut recueillie par Evariste Pricot de Sainte-Marie qui, débarquant à Tunis, le 11 juin 1873, en qualité de drog- man au Consulat général de France, décida de consacrer ses loisirs « à la recherche des stèles puniques et néopuniques >·33. Il ne tarda pas à séduire l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres par l'envoi de textes dont l'importance ne pouvait échapper aux auteurs du Corpus Inscriptionum Semiticarum, notamment à E. Renan qui en fut le principal promoteur. Parmi les stèles arrachées au sol de Carthage34, il y en a une qui intéresse notre propos : il s'agit de la CIS I, 191 où la dedicante, à en croire son prénom, serait d'origine grecque. Elle s'appelle Eukléa. La stèle est fragmentaire35. Elle mesure 0,175 m de largeur.

D'après ce qu'il en reste, le champ iconographique semble réparti en deux registres superposés, de part et

28. II Chron., XXVIII, 23. 29. Manaranche Α., s.v. Dieu dans la Bible, 1984, p. 415. 30. Corteggiam J.-P., s.v. Aton, 1984, p. 120-121 ; Rächet G., M. -F., s.v.

Akhnaton ou Aménophis IV, 1968. 31. CIS, I, 3778. 32. II Rois, XXIII, 10 ; Jérémie, VII, 31-32 et XXXIII, 35. 33- Sainte Marie E.P. de, Mission â Carthage, 1884, p. 1. 34. CIS, I, 191. 35. Berger Ph., Gazette archéologique, 1876, p. 117; de Witte J.,

Gazette archéologique, 1877, p. 215.

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d'autre d'une bande faite de métopes réservées qui alternent avec des triglyphes 36. La partie inférieure abritait une décoration dont il ne subsiste que le signe dit de Tanit37. Il est tout à fait comparable au signe gravé sur la stèle38 CB. 924.

Il est à noter que, par sa facture générale, la stèle d'Eukléa recèle un air de famille avec les stèles CB. 681- 809-853 et 924 ; on y retrouve la bande à métopes réservées et à triglyphes qui sépare le champ en deux registres superposés. Sans être identiques, elles semblent sortir du même atelier. Colette et Gilbert-Ch. Picard les ont situées entre la fin du me et le début du IIe siècle avant J.-C. C'était l'époque où Eukléa dut acquérir la stèle qu'elle fit ériger au sanctuaire dit Tophet. Il ne semble pas s'agir d'une véritable commande spécifique. Eukléa dut s'adresser à un atelier qui disposait de stèles à demi apprêtées39. Il suffisait, en l'occurrence, de graver le nom de la cliente40. Par ailleurs, rien n'empêche de penser que les formules dédicatoires et propitiatoires furent d'avance gravées et qu'il ne restait à l'artisan qu'à joindre le nom du dédicant.

Ayant repris l'examen d'une stèle découverte en 1934 par le R.P. Lapeyre41, C. et O. Picard ont proposé de l'attribuer au sanctuaire dit Tophet de Salambô42

bien que son inventeur semble avoir préféré y reconnaître une épitaphe43. Pour le matériau, Adrestos choisit un calcaire dur de couleur grise comme l'ardoise, provenant sans doute d'une carrière ouverte dans les flancs du Zaghouan44. Fragmentaire, cet ex-voto présente des cassures au sommet et à la base. Seule la face destinée à recevoir le message dut être polie. Du décor, on a reconnu un vase gravé dont il reste le pied orné de godrons et la panse piriforme dont l'ornementation se compose de « deux feuilles d'acanthe côtelées et dentelées, épanouies de part et d'autre d'une courte et épaisse tige, recouverte de deux petites feuilles coniques superposées. Deux traits verticaux et parallèles encadrent le motif »45. En dessous du vase, le scribe dut recopier sur une stèle sans doute à demi apprêtée, le texte qui lui fut proposé. L'hypothèse d'une décoration exécutée bien avant la commande d'Adrestos paraît tout à fait plausible.

Peut-être faut-il rappeler que l'absence des formules dédicatoire et propitiatoire ne constitue pas la moindre gêne ; il ne s'agit pas d'une singularité : le fait a été reconnu à Carthage46 et ailleurs, notamment à Constantine 47. Ajoutons que sur des stèles érigées sûrement par des Grecs dans l'aire sacrée du Tophet à Cirta,

36. La bande où des métopes réservées alternent avec des triglyphes est bien attestée sur des stèles à Carthage, voir Picard C, CMA, 1954, Cb. 681, 893, 924, etc. Sur la CB. 809, on retrouve la bande où triglyphes et métopes alternent, mais il s'agit là de sculpture en méplat; de plus, la bande s'intercale entre le fronton triangulaire de la stèle et le champ épi- graphique.

37. Ce signe ressortit au type M du tableau II établi par C. Picard dans le volume II de son catalogue.

38. L'auteur du tableau s'est trompée en attribuant le signe de Tanit présent sur la stèle CB. 924 au type Κ alors qu'il ressortit au type M.

39- H s'agit d'un modèle répétitif : on y retrouve la fonction triangulaire. Nous avons déjà remarqué la stèle CB. 809 où la technique du méplat se substitue à la gravure.

40. Sur la CB. 681, le registre supérieur semble à l'état d'attente. Le commanditaire n'ayant rien demandé, l'espace demeure lisse. Au lieu d'une dédicace, le commanditaire de la CB. 853 préféra faire graver le bélier du sacrifice dans un champ compris entre deux bandes à triglyphes et métopes. Pour la CB. 924, on a choisi l'éléphant pour le registre qui se place au-dessus de la bande à triglyphes et à métopes réservés.

41. Lapeyre G.G., Fouilles récentes, 1935, p. 84, n° 1. L'auteur fait allusion à une autre inscription grecque exhumée au nord de la Numidie.

42. Picard C. et O., Vœu, 1971-1972, p. 35 : « Ainsi le savant ecclésiastique pensait que cette pierre, après avoir été utilisée comme stèle votive, avait servi à des fins funéraires, puis enfin s'était trouvée englobée dans la gaine du puits. Malheureusement, nous ignorons les raisons de ce jugement, car le R.P. Lapeyre ne parvint jamais à publier sa fouille, et le fruit de sa découverte fut oublié dans une réserve du musée de Carthage, dénommé alors Musée Lavigerie et dont il était le conservateur. C'est là

que nous l'avons retrouvée en août 1967, avec l'équipe de jeunes chercheurs français et tunisiens chargée de dresser l'inventaire des stèles puniques votives de ce musée. Nous avons alors constaté que le bloc portait un décor qui l'apparentait à une famille de stèles du tophet, datable de la première moitié du IIIe siècle avant J.-C, que l'inscription paraissait contemporaine et non postérieure, ce qui signifiait qu'il ne s'agissait pas d'une épitaphe, mais d'une dédicace de sacrifice molek offert par un Grec, remarque qui nous incita à reprendre l'étude suivante ».

43. Bulletin épigraphique, 1936, p. 394 et REG, n° 49. 44. Ce calcaire était souvent utilisé pour la taille des stèles votives de

Carthage entre les IVe et me siècles avant J.-C. 45. Picard C. et O., Vœu, 1971-1972, p. 35-36. Ce décor est attesté à

Carthage sur d'autres stèles votives, voir Picard C, CMA, 1954, CB. 572. Dans leur article ci-dessus mentionné, C. et O. Picard renvoient également à la stèle CB. 447. Mais on n'y relève pas la présence du vase à panse piriforme et à base en cloche. En revanche, le décor végétal en rinceaux d'acanthes stylisés y est reconnaissable. Ce même décor végétal est également visible sur la stèle CIS, I, 2733. Pour revenir à la CB. 572, C. Picard l'a placée au IVe siècle avant J.-C, alors que J.-G. Février, invoquant des critères sans doute paléographiques, proposa de la situer au IIe siècle avant J.-C. Voir CIS, I, 5809 et 5846. Plus tard, C. et O. Picard ont retenu la première moitié du IIIe siècle avant J.-C, une chronologie qui se référerait aux critères suivants : un fronton sans acrotères, l'épaisseur de la stèle et la qualité de la gravure.

46. CIS, I, 3796, 3797, 3802, 3803, 3804, 3805, 3806. 47. Bertrandy Fr., Sznycer M., Stèles puniques de Constantine, 1987, n° 28, 41, 57, 60, etc.

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A PROPOS DE LA PRÉSENCE DES GRECS À CARTHAGE 15

en Algérie, les formules dédicatoire et propitiatoire sont transcrites en caractères grecs. Pour sa patronymie, le dédicant fit également transcrire phonétiquement la particule punique de filiation. Voici un Grec, en l'occurrence Sosipatros, qui s'adresse au seigneur Baal Hammon et à la dame Tanit face de Baal, en langue punique 48.

À côté de ces témoignages relatifs à des ressortissants grecs qui fréquentaient le sanctuaire de Baal, tant à Carthage qu'à Cirta, capitale de la Numidie orientale, il y a lieu de signaler d'autres stèles dont les épigraphes semblent receler des anthroponymes grecs. On a relevé le nom de Barqany. Charles Clermont-Ganneau proposa d'y voir Béréniké 49, en supposant une métathèse populaire favorisée par la mobilité propre à la lettre R. Il s'agirait de la dedicante dont le père s'appelait Bodmelqart, anthroponyme dont l'origine phénicienne ne souffre pas l'ombre d'un doute. Il reste à savoir pourquoi ce Carthaginois dut choisir pour sa fille un nom grec. Serait-elle le fruit d'un mariage mixte? Ayant convolé avec une femme grecque, Bodmelqart dut donner à sa fille un prénom d'origine grecque.

Le même anthroponyme se retrouve sur un autre ex- voto50. Mais la dedicante ne semble pas avoir jugé nécessaire de signaler sa patronymie. La forme verbale, suffixée d'un aleph, inviterait à y reconnaître la 3e personne du féminim singulier. Serions-nous là en présence d'une courtisane grecque? D'après Ch. Clermont- Ganneau, elle pourrait être de Barca en Cyrénaïque51. Sur une autre stèle du même sanctuaire, la dedicante s'appelle également Barqany, fille de Germiskar. À suivre l'hypothèse de Ch. Clermont-Ganneau, séduisante bien que sujette à caution, l'anthroponyme grec Bérénice serait bien attesté à Carthage. Son origine est certes grecque, mais serions-nous autorisés à attribuer la personne qui le porterait à l'univers grec ? Il en serait de même pour Philouméné52 dont le père s'appelait Baalyathon.

Quoi qu'il en soit, le sanctuaire de Baal Hammon était ouvert aux étrangers, notamment aux Grecs. G. Picard l'a bien relevé : « la religion punique exerçait donc une certaine attraction sur les immigrés, malgré

l'horreur de ses rites »53. Mais il convient de rappeler que le sanctuaire de Baal Hammon recevait tous ceux qui avaient une requête à présenter. Saisissons cette occurrence pour dire que toutes les théories échafau- dées autour du sacrifice d'enfants requièrent un nouvel examen qui soit plus attentif et moins crédule quant aux allégations de certains auteurs anciens 54.

Depuis quelques années, on assiste à la genèse d'autres hypothèses et d'autres approches relatives au sacrifice accompli dans l'aire sacrée du Tophet55. En tout état de cause, il ne paraît guère plausible de voir une femme comme Eukléa offrir l'un de ses enfants en sacrifice Molk au dieu Baal. Il s'agit sûrement d'une autre requête ou d'une action de grâce, pour laquelle elle pouvait offrir un animal : un taureau, un bélier56, etc.

Mais à côté des cultes puniques dont ils ne se sentaient pas exclus, comment les Grecs vivaient-ils leur propre religion à Carthage et dans les autres milieux où ils formaient des colonies étrangères ? Ce problème ne semble pas avoir suscité l'attention qu'il mérite. Pourtant il serait difficile d'admettre la présence d'une colonie étrangère dans une cité sans qu'elle ne ressente le besoin d'exercer sa religion, de pratiquer ses cultes et de se mettre en rapport avec ses propres divinités. C'était le cas des Phéniciens établis à Memphis. À propos de leur quartier, Hérodote précise : « il y a de lui, maintenant, un témenos très beau et bien décoré qui se trouve au midi du sanctuaire de Héphaistos. Autour de ce témenos, habitent les Phéniciens de Tyr; et l'ensemble du quartier est appelé Camp des Tyriens » 57.

D'après Diodore de Sicile58, les Phéniciens établis à Rhodes fondèrent un sanctuaire à Poséidon ; il s'agit

48. Berthier Α., Charlier R, El-Hofra, 1951, p. 167, pi. XXVIII, A. 49. RES, I, n° 57, p. 49. 50. CIS, I, 2153. 51. Op. cit où nous lisons « Ex urbe et oasi Barké oriundus ■■ 52. CIS, I, 1301.

53. Picard G., Monde de Carthage, 1956, p. 53-54. 54. Diodore de Sicile, XX, 14, 6-7 ; Plutarque, De superstitione, XIII.

Pour ces textes, voir Février J. -G., Essai, I960, p. 167-187. Mais il faut tout revoir.

55. Moscati S., Il sacrificio punico, 1987, ρ. 3-15; Moscati S. et RiBiCHiNi S., Il sacrificio dei bambini, 1991, p. 3-41.

56. Les Carthaginois n'étaient pas moins respectueux à l'égard des divinités grecques. Sur les inventaires de Délos, il y a un citoyen de Carthage qui s'appelle Iaumilkou, sans doute une transcription grecque de Ihoumilk. S'il mérita une mention sur les inventaires de l'île sacrée, c'était parce qu'il offrit deux couronnes d'or : l'une au dieu Apollon et l'autre à la déesse Artémis. Pour ces couronnes, voir Gsell St., HAAN, III, 1918, p. 43, n. 2 et IV, 1920, p. 153, n. 4. Il renvoie aux travaux de M. Homolle, que nous n'avons pas pu consulter à Tunis : voir RA, 1887, II, p. 47-50; idem, Intendance sacrée, 1887, p. 36 (ouvrage non consulté).

57. Hérodote, Hist. II, 112. 58. Diodore de Sicile, V, 58.

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sûrement de leur propre divinité marine dont le théo- nyme phénicien nous demeure caché. À Délos, des Syriens, marchands, armateurs ou simples matelots, disposaient d'un édifice dont les composantes se partageaient entre le sacré et le profane : l'association des Poseidoniastes. « L'édifice dont il s'agit était le siège d'une association de marchands, d'armateurs, d'entrepreneurs syriens, le lieu où ils se réunissaient soit pour rendre un culte aux dieux de leur patrie et particulièrement au Poséidon de Bérytos, protecteur du Koinon, soit pour traiter des affaires commerciales » 59. Comment ces Phéniciens immigrés à Memphis, à Rhodes et à Délos, ont-ils pu faire bâtir leurs espaces civils et religieux ? Ils devaient pouvoir acquérir le terrain et obtenir le permis de bâtir. Voilà un dossier dont l'instruction exigerait d'énormes efforts pour trouver les témoignages requis. Peut-être faut-il évoquer le cas de la colonie grecque de Failaka, une île célèbre du Koweït. Ayant émis le vœu d'ériger un temple pour ses ressortissants, elle dut quérir et obtenir l'autorisation du roi séleucide, Antiochos III (242-187 avant J.-C). L'accord du roi semble avoir été signifié en 239 avant J.-C.

Qu'en est-il des Grecs à Carthage? Nous les avons vu témoigner leur piété à l'égard des dieux carthaginois. Mais quels étaient leurs rapports avec leurs propres divinités ?

L'historiographie antique rapporte une tradition relative à l'introduction des deux déesses agraires dont le culte était intensément pratiqué à Syracuse où elles disposaient d'un sanctuaire extra-muros. Apparemment le texte de Diodore de Sicile n'autoriserait aucun doute : « Les Carthaginois, contre lesquels les dieux, de toute évidence, s'acharnaient, se réunirent d'abord en petits groupes dans une grande confusion, et supplièrent la divinité de mettre fin à sa colère. Puis la ville tout entière fut saisie d'un effroi superstitieux, car chacun s'imaginait que la cité allait être réduite en esclavage ; en conséquence, ils résolurent de se rendre favorables par tous les moyens aux divinités contre lesquelles ils avaient péché. N'ayant introduit jusque là ni Demeter ni Coré dans leurs rites, ils désignèrent les plus illustres de

leurs concitoyens pour être prêtres de ces déesses, et les établirent dans la cité avec une grande solennité »60.

Notre propos ne consiste pas à reprendre systématiquement ce dossier qui a déjà bénéficié de l'attention de savants remarquables61. Le culte agraire fut largement diffusé en Tunisie et en Afrique du Nord62. À ce propos, on peut invoquer le témoignage de l'historiographie antique63, de l'épigraphie 64 et de l'archéologie65. Mais le gros de cette documentation ne remonte guère au-delà du Ier siècle avant J.-C. C'est en Afrique romaine que le culte des Cereres a connu son plein épanouissement 66. Les témoignages de l'historiographie antique67 et de

59· Prou M., Rapport, 1913, p. 693· Pour la morphologie de l'édifice, voir Holleaux M., CRAI, 1904, p. 733-734. Cette association s'est constituée vers l'année 110-109 avant J.-C. <■ par la fusion des Hérakleistes de Tyr avec l'association d'armateurs et d'entrepreneurs de Laodicée de Phénicie »(voir CRAI, 1913, p. 694). L'établissement fut détruit en 88 avant J.-C. par les troupes de Mithridate {Ibidem).

60. Diodore de Sicile, XIV, 77, 4-5. 61. Sur la présence de Demeter à Carthage et le culte des divinités

agraires, on dispose d'une abondante bibliographie : Gsell St., HAAN, IV, 1920, p. 346-348; Picard G.-Ch., Religions, 1954, p. 86-91; Maurin L, Himilcon, 1962, p. 30-33; Picard C, Sacra Punica, 1966, p. 106-107; Xella P., Sull'introduzione, 1969, p. 215-228; Moscati S., I Fenicie, 1972, p. 547-548; Picard C, Demeter et Coré, 1982-1983, p. 187-188; Lipinski E., s.v. Demeter et Koré, 1992. D'autres historiens ont traité de cette présence de Demeter et de Koré à Carthage. Ce n'est pas le lieu d'en faire la liste exhaustive. Nous avons fait un choix forcément réducteur.

62. Les cultes agraires en Afrique du Nord à l'époque préromaine peuvent faire l'objet d'une passionnante monographie.

63- Salluste, Bell, lug., LXVI-LXVII. On a reconnu, dans cette fête, un culte agraire sans doute en rapport avec Cérès. Voir Carcopino J., Culte des Cereres, 1928, p. 1-18.

64. Il s'agit d'inscriptions latines relativement nombreuses, voir Ben Abdallah Z.B., Catalogue des Inscriptions latines, 1986, p. 125, n° 334 et p. 174, n° 435. Il s'agit de la CIL, VIII, 25378 qui atteste la présence d'un temple aux déesses agraires : « Cereribus votum solvit libens animo ».

65. Pour la documentation archéologique, elle est également abondante ; il s'agit souvent de sanctuaires ruraux comme ceux de Korba, l'antique Curubis, ou de Soliman. Pour l'époque préromaine, on a reconnu les traces de ce culte démétriaque grâce à des figurines, voir BCTH, 1920, p. 15-16. Parmi ces figurines de terre cuite, le coroplaste a produit des images de Demeter reconnaissable au porcelet : on en a recueilli un exemplaire à Kerkouane, voir notre Kerkouane, III, 1986, p. 330. Il y a lieu également de mentionner l'ex-voto de Carthage : Perrot G., Chipiez Ch., Histoire de l'Art, III, 1885, p. 455 et fig. 326; Gsell St., HAAN, IV, 1920, p. 204; Picard C, CMA, I, 1954, p. 8 date l'ex-voto du IVe siècle avant J.-C. Des ossements de suidés ont été recueillis dans des tombes puniques ; on est tenté de les mettre en rapport avec le culte démétriaque. Dans un caveau de la nécropole punique dite de l'Odèon, à Carthage, on a recueilli une défense de porc, voir Gaillard L., Réservoir, 1938, p. 331- 332. Dans une tombe punique de Kerkouane encore inédite, on a retrouvé les restes d'un porcelet offert en sacrifice funéraire : un plat en contenait les ossements, voir 30 ans au service du Patrimoine, 1987, p. 72, n° 11.26.

66. Février P. -Α., Culte des Cereres en Afrique, 1975, p. 39-43. 67. Tertullien, Ad uxorem, I, 6; De Exhortatione castitatis, 13, où il

parle d'une Ceres africana.

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l'épigraphie latine68 invitent à distinguer des Cereres punicaeet des Cereres graecae69 .

Il y a donc lieu de retenir que l'historiographie contemporaine est quasi unanime à reconnaître l'introduction de Demeter et de Koré au sein du panthéon carthaginois. Le contenu du texte de Diodore est compris à la lettre. Or ce texte apparemment clair, nous a amené à faire ces quelques remarques; nous nous sommes permis de les exposer à la critique ; nous croyons qu'elles peuvent faire l'objet d'un débat. Que le culte de Demeter fût introduit à Carthage en 396 avant J.-C, cela relève du fait historique. Le texte de Diodore se trouve corroboré par un texte archéologique tout à fait irrécusable, nous y avons déjà fait allusion. L'historiographie contemporaine semble considérer l'adoption de ce culte grec comme une pénitence. Par cet acte, les Carthaginois auraient imploré la clémence de la déesse dont le sanctuaire fut profané. C'était l'opinion de presque toute l'historiographie contemporaine. Elle a d'ailleurs dépassé le cénacle des spécialistes pour atteindre le grand public.

Or le culte de la déesse grecque de l'agriculture ne semble pas avoir été pregnant au sein de la société proprement carthaginoise ou punique. Le théonyme Demeter ne semble pas avoir pu intégrer l'onomastique punique. Il n'a été reconnu dans aucun anthroponyme carthaginois. Pourtant on dispose aujourd'hui d'excellents répertoires pour les périodes puniques et néopuniques70.

En revanche, d'autres cultes étrangers semblent avoir bénéficié d'un meilleur accueil auprès des Carthaginois : Isis, Osiris, Ra et d'autres divinités égyptiennes ont pu intégrer l'onomastique punique. Ces divinités étrangères ont donc été véritablement acceptées par les Carthaginois ; elles faisaient partie de leur univers .71

On est donc tenté de considérer autrement la présence de Demeter et de Koré à Carthage. Mais comment rendre compte de la tradition recueillie par Diodore de Sicile? À ce propos nous ne dissimulons point notre penchant au profit d'une interprétation qui oserait aller au-delà de la lettre. À notre humble avis, la décision prise par le Sénat de Carthage quant à l'introduction des déesses grecques de l'agriculture ne concernait pas les Carthaginois eux-mêmes ; ce serait un acte politico-religieux en faveur de la colonie grecque installée à Carthage. La profanation du temple de la déesse syracu- saine et ses effets induits, notamment la peste qui décima la population carthaginoise, auraient, dans cette perspective, remis à l'ordre du jour une requête introduite par la colonie grecque auprès des autorités carthaginoises qui, sous la pression des circonstances, y auraient accédé, faisant ainsi un geste propitiatoire.

Ignorant le fanatisme religieux, à l'instar de tous les peuples païens, les Carthaginois n'avaient nullement besoin d'un décret sénatorial pour adopter un culte étranger. Il semblerait plus pertinent d'y voir la réponse à une requête antérieure. Très nombreux à Carthage, les Grecs devaient avoir senti la nécesssité d'un temple pour y célébrer le culte de leur déesse, surtout ceux qui étaient originaires de Syracuse. Pour avoir ce droit, il leur fallait l'autorisation des autorités du pays hôte. En 396 avant J.-C, affolés par la présence de la mort, les Carthaginois auraient contraint le Sénat à donner une suite favorable à une requête présentée, sans doute, depuis fort longtemps.

Nous savons, par ailleurs, que la construction d'un temple destiné aux besoins religieux d'une communauté étrangère était soumis à une autorisation préalable. Le texte de Diodore de Sicile constitue donc le reflet d'une situation vécue par les Grecs installés à Carthage. La décision du Sénat carthaginois ne concerna donc pas l'introduction de Demeter au sein du panthéon punique.

68. Picard G.-Ch., BCTH, 1946-1949, p. 685; Poinssot C, Suo et Sucubi, 1959, p. 107-112.

69· « H est probable, écrit Gilbert-Charles Picard, que la principale différence entre les deux « églises » résidait en ce que l'une utilisait la langue punique, l'autre le grec », voir Religions, 1954, p. 88.

70. Halff G., Onomastique, 1965, p. 63-145; Benz F.L., Personal Names, 1972 ; Jongeling Κ., Names, 1984; Pflaum H. G. et alii, Index onomastique, 1959, p. 172-208.

71. Pour la déesse Isis, voir CIS, I, 308, 4902, 4914. La déesse Bast est présente dans la CIS, I, 2082; pour Osiris, voir CIS, I, 241, 2098, 2156, 2739, 4551 et 5991. À ce propos, Giselle Halff écrit : <· Pour les dieux égyptiens, en plus grand nombre (outre Isis et Osiris ainsi qu'Horus déjà cités,

nous rencontrons la déesse-chatte Bast, TN, SSM, sans doute Khonsu, PTH et peut-être Min ou Amon), la question se pose certainement d'une manière différente. Nous savons que la Phénicie entretenait des rapports étroits et suivis avec l'Egypte. Outre la légende osirienne, nous en avons d'autres preuves concrètes. Aussi est-il fort admissible que de Tyr, les dieux égyptiens aient été ensuite importés à Carthage. Mais il est plus probable qu'ils y ont été introduits par un double courant : le premier, auquel nous venons de faire allusion, indirect, venant de Phénicie, et, plus puissant encore, un second courant, direct celui-ci, à la faveur des échanges commerciaux qu'entretenaient les deux pays. Les fouilles ont mis au jour nombre d'objets égyptiens et égyptisants, ces derniers révélant l'influence qu'exerçait l'Egypte sur Carthage », voir Karthago, XII, 1965, p. 74.

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II s'agit plutôt d'une réponse faite, sans doute sous le poids des circonstances, à une requête présentée par les Grecs qui, installés à Carthage, désiraient s'acquitter de leur devoir envers la grande déesse de Syracuse, en disposant d'un espace sacré au cœur de la métropole punique72. Le R.P. Delattre semble en avoir trouvé les restes73. La décision prise par le Sénat de Carthage rappelle l'accord donné par Antiochus III (242-187 avant J.-C.) pour que les Grecs installés à Failaka pussent ériger un temple74.

Quant aux éléments archéologiques et épigra- phiques du dossier relatif au culte de Demeter et de Cérès après la conquête romaine, il conviendrait de prendre en compte la présence dans les panthéons

72. Au crédit de cette hypothèse, il convient de signaler que pour assurer le culte, des prêtres furent choisis au sein de la colonie grecque. Pour ce détail fort important, voir Gsell St., HAAN, IV, 1920, p. 346 : « L'élite des Grecs qui vivaient au milieu d'eux fut chargée d'assurer le service divin »; voir aussi Moscati S., I Fenici, 1972, p. 548, Bondi S. F., La société, 1995, p. 350.

73- Pour ce temple de Demeter à Carthage, voir notre Kerkouane, III, 1986, p. 37-38.

74. Nous n'avons pas pu instruire convenablement ce dossier à Tunis. Mais il semble tout à fait logique de soumettre des constructions étrangères à des autorisations préalables délivrées par les autorités du pays hôte.

libyques et puniques d'une divinité agraire dont l'iconographie semble avoir accordé une bonne place à l'épi de blé75. Rien n'empêchait d'ailleurs de mettre l'imagerie d'une déesse étrangère au service d'une déesse autochtone. S'agit-il de Tanit, d'Ashtart ou de quelque autre déesse qualifiée a' africana1*3 ou de punica?

En tout état de cause, les Grecs étaient nombreux à Carthage ; il leur fallait pouvoir pratiquer leurs cultes dans le respect du rituel et en parfait accord avec les autorités du pays hôte 77.

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75. Stéphane Gsell écrit à ce propos : ■< Les déesses grecques Demeter et Coré furent adoptées par les Carthaginois au début du IVe siècle. Il est probable qu'ils leur donnèrent des noms puniques... Peut-être se servirent-ils de ceux d'Ashtart et de Tanit, en y joignant quelques compléments », voir HAAN, IV, 1920, p. 267.

76. Pour cette déesse que Tertullien, au IIe siècle après J.-C, qualifiait de Ceres africana, il y a lieu de prendre en compte la documentation iconographique relative aux panthéons libyques où l'on reconnaît des déesses comme celle qui a pris place au milieu des sept dieux visibles sur deux stèles découvertes dans les environs de Chimtou, voir 30 ans au service du Patrimoine, 1987, p. 137, n° 11.123. On peut également penser à cette déesse Ashtart dont le temple a été reconnu en plein pays numide, voir Ferjaoui Α., Mididi, 1990, p. 113-120, pi. XXI-XXII.

77. S. F. Bondi reconnaît que « Les étrangers présents dans la cité jouissaient d'une certaine autonomie religieuse », op. cit., p. 350.

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