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Accusés Baudelaire, Flaubert, levez-vous !

Napoléon III censure les Lettres

Emmanuel Pierrat

André Versaille éditeur

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Le Procureur ernest Pinard

S’il est une année emblématique dans l’histoire de la censure, c’est bien celle de 1857, avec ses trois victimes célèbres, Flaubert, en janvier, Baudelaire, durant l’été, et Sue, en fin d’année, poursuivis par un même homme : Ernest Pinard, appuyé par un système de censure alors à son apogée.

Les circonstances sont probablement inédites dans les annales de l’histoire de la littérature, du moins concernant des auteurs et des œuvres de cette importance. En revanche, le responsable de cette frénésie moralisatrice, devenu depuis l’objet de sarcasmes universels, n’était ni le premier ni le dernier de son espèce.

Jeune procureur de trente-cinq ans aux convictions fluctuantes, mais assez habile pour se hisser à la hauteur de ses ambitions, Ernest Pinard gravit les échelons de la magistrature à la faveur du régime autoritaire et bourgeois de Louis-Napoléon Bonaparte, à ses yeux parangon du gouvernement idéal.

En face de lui, qui sont ces auteurs, victimes des foudres du scrupuleux gardien des bonnes mœurs ? Dans le box, Charles Bau-delaire, Gustave Flaubert, Eugène Sue, de notoriété inégale ! Les deux premiers viennent de publier ces chefs-d’œuvre, appelés à rejoindre le pinacle des productions humaines. S’ils ont tous deux, déjà, une conscience plus ou moins aiguë de leur génie, le public ne les connaît pas encore. Avec Madame Bovary, Gustave Flaubert publie son premier roman. Baudelaire, quant à lui, ne s’est jusque-là guère illustré qu’au sein des petits cénacles littéraires qu’il fréquente à Paris, lorsque paraît le recueil de poèmes Les Fleurs du mal. Eugène Sue, enfin, vient d’achever les deux derniers tomes de son œuvre monumentale, Les Mystères du Peuple, sous-titré Histoire d’une

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famille de prolétaires à travers les âges. À l’inverse des deux autres, l’entreprise, commencée neuf ans plus tôt et publiée en feuilleton, est largement reconnue et remporte un franc succès populaire : à l’occasion des poursuites, soixante mille exemplaires sont saisis par la police, ce qui donne une idée des tirages, autrement importants que ceux des Fleurs du mal (un peu plus d’un millier) et de Madame Bovary (quinze mille).

L’enfance d’un censeur

Pierre-Ernest Pinard est né dans la très vieille cité bourgui-gnonne d’Autun. La présence de la famille dans la région est attestée de longue date. L’un des ancêtres du procureur occupe de hautes fonctions à la cour de Charles IX, dont il est l’ambassadeur en Suède ; avant d’être nommé secrétaire de Marie de Médicis et de se retrouver, selon les commentaires consignés par son descendant au fil de son journal, aux premières lignes du combat contre la liberté de prêche et des tensions religieuses qui déboucheront sur les funestes événements de la Saint-Barthélemy. À la fin du XVIIIe siècle, Pierre-Claude, grand-père de notre « héros », s’ins-talle à Autun où il reçoit la charge de procureur du présidial et d’avoué au tribunal de première instance. Henry, son fils, est avocat dans la même ville, puis bâtonnier de l’ordre, et épouse Marie-Françoise Guillot, en 1816.

Pierre-Ernest, leur premier enfant, naît six ans plus tard, ainsi qu’en atteste l’acte de naissance conservé dans les registres d’état civil autunois : « Pour l’année 1822, du onze octobre mil huit cent vingt-deux, heure de midi, acte de naissance de Pierre Ernest Pinard, du sexe masculin, né à Autun hier à cinq heures du matin au domicile de ses père et mère, rue Saint-Antoine, fils de Henry Louis Laurent Pinard, avocat, et de dame Marie Françoise Clémentine Guillot, auquel il a été donné les prénoms de Pierre Ernest. »

Âgé de huit ans, le petit garçon voit mourir son père, atteint d’une violente fièvre. Se jetant dans les bras de sa mère éplorée, il s’enflamme :

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L’aFFaire FLauBert

Premier coup d’éclat de Pinard

Pinard, pendant ce temps-là, jubile, gravissant les échelons de la notoriété au sein du microcosme judiciaire. En 1855, l’affaire Célestine Doudet lui donne l’occasion de s’illustrer. Son réquisitoire contre cette institutrice, accusée de sévères maltraitances sur cinq jeunes filles mineures dont l’éducation lui avait été confiée, est le premier coup d’éclat du jeune magistrat.

Dans un livre qu’il consacre, en 1928, à l’affaire, Pierre Bou-chardon dépeint ainsi le substitut :

« Au siège du ministère public, on remarquait un jeune homme brun, à l’œil étonnamment vif, à la peau mate et transparente sous l’ombrage de favoris taillés en buissons. Il paraissait tout frais émoulu de la faculté de droit, bien qu’il eût de deux ans dépassé la trentaine. C’était M. Pierre-Ernest Pinard. »

Puis à propos du réquisitoire à proprement parler, il écrit :

« Ce fut une révélation. [Le réquisitoire] coula comme une eau limpide et classa le substitut Pinard au premier rang des orateurs du Parquet. Dans une langue châtiée où la précision côtoyait l’éloquence, avec une logique impeccable, le jeune magistrat édifia sur les témoignages et les faits la preuve qu’il avait la charge de rapporter… Ce fut si clair que les partisans de l’institutrice sentirent passer le vent de la défaite. »

Convaincu, le tribunal abonde et condamne l’enseignante.Un an plus tard, Pinard engrange d’autres suffrages de sympa-

thie en défendant un spéculateur, apparemment floué par le Crédit

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Mobilier – lequel a par ailleurs comme avocats Me Jules Senard, futur défenseur de Flaubert, et Me Chaix d’Est-Ange, père du futur défenseur de Baudelaire. La façon dont il interpelle le Crédit Mobilier le fait apparaître, aux yeux de ses thuriféraires – on commence à lui en connaître –, comme le protecteur des opprimés contre l’amoralité capitaliste. L’attaque conserve cependant une retenue polie, qui la fait davantage ressembler aux leçons que donnerait un père à son fils qu’aux diatribes furibardes d’un Victor Hugo contre son vieil ennemi impérial :

« Au milieu de la fièvre de l’époque, au milieu de cet amour effréné du jeu et de ses luttes éperdues, est-ce que le Crédit Mobilier n’a pas de reproches à se faire ? Cette fièvre [spéculative], l’a-t-il calmée ou excitée ? Est-ce qu’en multipliant les entreprises au-delà des forces de la place, en les jetant à l’avidité des journaux avec cette certitude de primes énormes, doublée par la spéculation de tous, en escomptant l’avenir au profit du présent, il n’a pas créé, avec d’autres qui doivent partager sa responsabilité, de sérieux périls pour la morale publique et les intérêts matériels eux-mêmes ? »

Las ! Dans un an, en 1857, des harangues d’une tout autre nature enfouiront dans un oubli définitif ces belles paroles, pourtant pro-metteuses, et Pierre-Ernest Pinard entrera dans l’histoire du mauvais côté de la barrière, en compagnie de ceux qui n’ont rien compris à l’histoire, justement, ni à leur temps ni à l’art…

Flaubert : gardez-moi de mes amis !

L’auteur de Madame Bovary n’eut pas à attendre ses déboires judiciaires pour connaître de premiers tourments. Les ennuis de Flaubert furent d’abord le fait de ses propres amis, avant même la publication de son roman.

En mars 1856, au terme de quatre ans et demi de travail, Madame Bovary est sur le point d’être terminé. Quatre mille cinq cents pages raturées, récrites, biffées sont remises par Flaubert à son copiste, qui lui rend un manuscrit présentable.

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Comme il l’avait fait pour La Tentation de saint Antoine, Flaubert confie le texte à son vieil ami Maxime Du Camp (écrivain et photo-graphe qui finira à l’Académie française), dont l’opinion lui importe toujours beaucoup, et qui doit lui ouvrir les portes d’une publication en feuilleton dans la Revue de Paris, fondée un peu plus de vingt ans auparavant, dans le but de faire concurrence à la Revue des deux mondes, accueillant dans ses pages des signatures aussi prestigieuses que Dumas, Balzac, Eugène Sue, Lamartine…

Maxime Du Camp est l’un des fondateurs, avec Théophile Gau-tier et Arsène Houssaye, de la Revue de Paris. S’il n’y exerce plus de responsabilité officielle, il reste très impliqué dans la politique éditoriale et littéraire de celle-ci.

Pour Flaubert, la sortie préalable de Madame Bovary en feuille-tons revêt un intérêt autant financier que médiatique. Alors qu’il est encore à peu près inconnu du grand public, la large diffusion de la revue doit assurer à son roman un écho aussi vaste que possible ; surtout, c’est l’aspect économique de l’opération qui incite Flaubert, et les auteurs de son temps en général, à publier d’abord leur œuvre dans les revues, lesquelles rétribuent incomparablement mieux leurs contributeurs que les futurs éditeurs de ceux-ci. D’ailleurs, les trois œuvres incriminées par Ernest Pinard au cours de l’année 1857 connurent d’abord des livraisons en revue, et dans le cas de Flaubert, c’est cette version initiale du texte qui sera visée par la justice. Sur le banc des accusés comparaîtront l’écrivain, le directeur de la revue et son éditeur.

La réponse de Du Camp ne tarde pas. C’est une douche froide. Dans sa lettre du 14 juillet, il écrit :

« Laurent3 a lu ton roman, et il m’en envoie l’appréciation que je t’adresse. Tu verras en la lisant combien je dois la partager, puisqu’elle reproduit presque toutes les observations que je t’avais faites avant ton départ. J’ai remis ton livre à Laurent, sans faire autre chose que de le lui recommander chaudement, nous ne nous sommes donc nullement entendus pour te scier avec la même scie.

3 Léon Laurent-Pichat, directeur et propriétaire de la revue.

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quand les deux tomes de l’édition de Michel Lévy paraissent, Flaubert reportera sur ses exemplaires les termes amputés par les interventions que la Revue de Paris lui avait imposées.

Pour l’heure, en tête du premier tome, sur la page de faux-titre, il précise à la main : « Cet exemplaire représente mon manuscrit tel qu’il est sorti des mains du sieur Laurent-Pichat, poète & rédacteur propriétaire de la Revue de Paris. »

À la page 232 du même tome, Flaubert s’exclame : « Il fallait selon Maxime Du Camp retrancher toute la noce, et selon Pichat suppri-mer ou, du moins, abréger considérablement, refaire les Comices d’un bout à l’autre ! »

Dans le second tome, page 490, il note : « De l’avis général à la Revue le pied-bot était considérablement trop long, “inutile”. »

Enfin, la publication de la première partie (il y en aura six) de Madame Bovary a lieu dans la Revue le 1er octobre 1856. En dehors d’un article paru le 12 octobre dans Le Figaro, où un critique s’in-quiète du risque de « glisser dans le vulgaire », les trois livraisons suivantes sortent sans susciter de réaction particulière.

Cependant, prévenu par un ami bien placé que la revue est sur le point d’être poursuivie pour avoir publié un roman « licencieux », Maxime Du Camp se manifeste à nouveau le 19 novembre, alors que doit suivre la dernière partie du roman : les amours rouennaises d’Emma avec Léon, puis l’effondrement de la jeune femme. Les-quelles amours se nouent dans un fiacre… Du Camp assène :

« Il ne s’agit pas de plaisanter. Ta scène du fiacre est impossible, non pour nous qui nous en moquons, non pour moi qui signe le numéro, mais pour la police correctionnelle qui nous condamnerait net, comme elle a condamné Montépin pour moins que cela5. Nous avons deux avertissements, on nous guette et on ne nous raterait pas à l’occasion. On monte en fiacre et plus tard on en descend, cela peut parfaitement

5 Allusion au roman de Xavier de Montépin, Les Filles de plâtre, paru en 1855 et condamné pour obscénité, ce qui valut à son auteur trois mois d’emprison-nement et cinq cents francs d’amende ; ajoutons qu’il a été accusé de plagiat quelques années plus tard pour un autre roman, Le Médecin des pauvres, et acquitté grâce aux amitiés qu’il entretenait au sein du pouvoir impérial en place…

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Il est trop tard. La mécanique infernale qui doit conduire quelques mois plus tard Flaubert devant les tribunaux est enclenchée. Les atermoiements de Laurent-Pichat et de Du Camp, les protestations de Flaubert ont attiré l’attention de la justice.

Pinard entre dans la légende

Le 24 décembre, l’auteur de Madame Bovary signe un contrat avec l’éditeur Michel Lévy – fondateur, en 1836, d’une maison d’édition avec ses frères Nathan et Kamus (que ce dernier reprendra, à la mort de Michel, en 1875, en changeant son nom en Calmann) – pour la publication de son roman. En quête de nouveaux auteurs, Michel Lévy lit régulièrement les revues et les feuilletons des journaux ; la puissance novatrice de ce drame provincial, dans sa forme comme dans le moder-nisme de ses thématiques, l’a positivement frappé. Flaubert avait déjà un éditeur, Jacottet, que Du Camp lui avait présenté, mais il avait pro-grammé la sortie à une échéance qui paraissait bien lointaine à l’auteur. Or Michel Lévy s’engageait à une prompte parution, en échange de la propriété pleine et entière du texte pour une durée de cinq années. Flaubert reçut huit cents francs de son éditeur, auxquels s’ajoutèrent cinq cents francs quatre mois plus tard, témoignage de reconnaissance de l’éditeur à son auteur devant le succès remporté par son œuvre. Le procès était terminé lorsque le livre parut, en avril 1857, dans la collec-tion à 1 franc et à couverture verte qui avait contribué à la réputation de Lévy. Trois jours après la signature du contrat, Maxime Du Camp lui apprend, dans un courrier, qu’une instruction judiciaire est ouverte.

Flaubert est persuadé que l’action menée contre son roman vise en réalité la Revue de Paris et qu’elle est en premier lieu motivée par des considérations politiques. La Revue de Paris, publication ouvertement républicaine, est en effet regardée avec suspicion par le pouvoir qui l’a déjà condamnée deux fois. Elle sera interdite en 1858, dans la foulée des troubles suscités par l’attentat d’Orsini6.

6 Ce jeune patriote italien a accusé l’empereur d’avoir provoqué la chute de la République romaine et d’entraver l’unification de son pays. En janvier 1858, il

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On ne va point par lubricité, aux amphithéâtres. Et maintenant, j’accepte d’avance la décision de mes juges. Devant l’énormité des accusations, j’ai toutes les naïvetés de l’ignorance, & ne comprenant guère ma faute, peut-être me consolerai-je de ma punition ? »

Le 23, veille de la date initiale de l’audience, il écrit à Alfred Blanche l’une de ces missives à l’ironie glaciale dont il a le secret :

« Je vous annonce que demain, samedi 24 janvier [en fait, ce sera le 29], j’honore de ma présence le banc des escrocs, 6e chambre de police correctionnelle, 10 heures du matin. Les dames sont admises ; une tenue décente et de bon goût est de rigueur.

Je ne compte sur aucune justice. Je serai condamné et au maximum peut-être, douce récompense de mes travaux, noble encouragement donné à la littérature ! […] Vous aurez, peut-être, un jour ou l’autre, l’occasion d’entretenir l’Empereur de ces matières. Vous pourrez, en matière d’exemple, citer mon procès comme une des turpitudes les plus ineptes qui se passent sous son régne. […]

Je déplais aux Jésuites de robe courte comme aux Jésuites de robes longues ; mes métaphores irritent les premiers ; ma franchise scandalise les seconds. »

L’audience

Le 29 janvier 1857, enfin, le procès de Madame Bovary s’ouvre sous la présidence de M. Dubarle. Les amis, écrivains, critiques, curieux sont venus en nombre. Flaubert apparaît tendu, fatigué, vieilli même par rapport à son âge véritable – il n’a que trente-quatre ans. Ses traits sont creusés, ses cernes profonds.

Maxime Du Camp est évidemment présent. Il décrit la scène :

« Gustave Flaubert, l’auteur de Madame Bovary, le fils du docteur Flaubert, qui fut un des grands chirurgiens du siècle, s’assit sur les bancs des voleurs, rouleurs de barrières, des filles insoumises, des souteneurs et des escrocs. »

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Pinard, qui a conscience de jouer une partition délicate, se lance dans son réquisitoire avec emphase et une certaine mauvaise foi, sortant de nombreux passages de leur contexte, sur-interprétant, faisant référence à La Tentation de saint Antoine, publié à la même époque par la revue l’Artiste mais qui n’est pas mis en cause par la justice, et finissant par considérer que le fond du problème, c’est que « la couleur générale de l’auteur, […] c’est la couleur lascive ».

Désireux de fixer son propos dans les bornes respectables de l’objectivité tout en désamorçant, par anticipation, les objections de la défense, le procureur commence par raconter le roman. Car, explique-t-il, « si vous passez ce qui précède et ce qui suit les passages incriminés, il est évident que vous étouffez le débat en restreignant le terrain de la discussion ». Dressant à gros traits le portrait de Charles, parangon de balourdise et de médiocrité, Ernest Pinard poursuit son exposé en relatant les études du futur médecin, son premier mariage puis son veuvage, avant d’en venir à son second mariage avec l’objet du scandale : Mademoiselle Emma Rouault, épouse Bovary.

À partir de cet instant, il s’implique :

« Messieurs, madame Bovary a-t-elle aimé son mari ou cherché à l’aimer ? Non, et dès le commencement il y eut ce qu’on peut appeler la scène de l’initiation. […] Le propriétaire du château de la Vaubyessard avait donné une grande fête. On avait invité l’officier de santé, on avait invité sa femme, et là il y eut pour elle comme une initiation à toutes les ardeurs de la volupté ! Elle avait aperçu le duc de Laverdière, qui avait eu des succès à la cour ; elle avait valsé avec un vicomte et éprouvé un trouble inconnu. À partir de ce moment, elle avait vécu d’une vie nouvelle ; son mari, tout ce qui l’entourait, lui était devenu insupportable. »

Ensuite, c’est la chute adultérine avec Rodolphe, le bref sursaut religieux, et une nouvelle chute, cette fois avec le clerc de notaire, Léon Dupuis, et la fameuse scène du fiacre. Enfin, c’est l’effon-drement final, la dilapidation des biens du ménage, l’endettement, le suicide. La suite offre à l’accusateur l’occasion de s’outrager à nouveau :

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Senard, comment le ministère public peut-il imaginer que l’auteur, en les montrant avec autant de minutie, soit préoccupé d’autre chose que de prévention, poursuive d’autre but que le but moral, si évident, présent à chaque ligne en termes si peu équivoques, qu’il n’est raisonnablement pas possible de le mettre en question ?

Cependant, le grand coup, l’argument décisif qui va laminer la stratégie de l’accusation, c’est le recours aux illustres maîtres de la lit-térature française et à leurs ouvrages, dans lesquels l’avocat s’emploie à puiser des passages autrement scabreux que ceux incriminés par Pinard. Si Flaubert a de tels prédécesseurs, des classiques enseignés aux écoliers de tout le territoire, comment peut-on le présenter à la réprobation publique ? Néanmoins, avant de brandir cette arme ultime, Senard sort de son chapeau Lamartine, l’inattaquable poète, l’historien de la Restauration, l’homme politique, modèle de probité et de rigueur, qui, raconte l’avocat, « a chargé son secrétaire d’aller faire à M. Flaubert tous ses compliments, de lui exprimer toute la satisfaction qu’il avait éprouvée en lisant son œuvre, et lui témoigner le désir de voir l’auteur nouveau, se révélant par un essai pareil ».

Le romancier s’est rendu chez le vieux maître et il s’est entendu dire : « Vous m’avez donné la meilleure œuvre que j’aie lue depuis vingt ans. » Et l’inoubliable auteur des Méditations poétiques d’ajouter :

« En même temps que je vous ai lu sans restriction jusqu’à la dernière page, j’ai blâmé les dernières. Vous m’avez fait mal, vous m’avez fait littéralement souffrir ! L’expiation est hors de propor-tion avec le crime ; vous avez créé une mort affreuse, effroyable ! Assurément la femme qui souille le lit conjugal doit s’attendre à une expiation, mais celle-ci est horrible, c’est un supplice comme on n’en a jamais vu. Vous avez été trop loin, vous m’avez fait mal aux nerfs ; cette puissance de description qui s’est appliquée aux derniers instants de la mort m’a laissé une indicible souffrance ! »

Et quand Gustave Flaubert lui demandait : « Mais, monsieur de Lamartine, est-ce que vous comprenez que je sois poursuivi pour avoir fait une œuvre pareille, devant le tribunal de police correction-nelle, pour offense à la morale publique et religieuse ? », Lamartine

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lui répondait : « Je crois avoir été toute ma vie l’homme qui, dans ses œuvres littéraires comme dans ses autres, a le mieux compris ce que c’était que la morale publique et religieuse ; mon cher enfant, il n’est pas possible qu’il se trouve en France un tribunal pour vous condamner. Il est déjà très regrettable qu’on se soit ainsi mépris sur le caractère de votre œuvre et qu’on ait ordonné de la poursuivre, mais il n’est pas possible, pour l’honneur de notre pays et de notre époque, qu’il se trouve un tribunal pour vous condamner. »

Après avoir lu un large passage du livre révélant la déception, presque l’écœurement d’Emma à l’égard de l’adultère, dans lequel elle finit par retrouver « toutes les platitudes du mariage » honni, et qualifiant cet extrait d’« excitation à la vertu par l’horreur du vice », l’habile défenseur convoque ces fameuses figures de l’histoire de la littérature française, cautions à la fois morales et intellectuelles de la nation. La première salve est portée par Bossuet ! Senard cite d’abon-dants fragments d’un discours du moraliste sur les plaisirs illicites :

« Quiconque donc s’attache au sensible, il faut qu’il erre nécessai-rement d’objets en objets et se trompe pour ainsi dire, en changeant de place ; ainsi la concupiscence, c’est-à-dire l’amour des plaisirs, est toujours changeant, parce que toute son ardeur languit et meurt dans la continuité, et que c’est le changement qui le fait revivre. Aussi qu’est-ce autre chose que la vie des sens, qu’un mouvement alternatif de l’appétit au dégoût et du dégoût à l’appétit, l’âme flottant toujours incertaine entre l’ardeur qui se ralentit et l’ardeur qui se renouvelle ? Inconstantia, concupiscentia. Voilà ce que c’est que la vie des sens. Cependant, dans ce mouvement perpétuel, on ne laisse pas de se divertir par l’image d’une liberté errante. »

Puis il enchaîne sur l’extrait d’un livre qui a été donné en prix à un élève de collège – et quel livre !

« Le lendemain, je fus reconduit dans son appartement. Là je sentis tout ce qui peut porter à la volupté. On avait répandu dans la chambre les parfums les plus agréables. Elle était sur un lit qui n’était fermé que par des guirlandes de fleurs ; elle y paraissait languissamment couchée. Elle me tendit la main, et me fit asseoir

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auprès d’elle. Tout, jusqu’au voile qui lui couvrait le visage, avait de la grâce. Je voyais la forme de son beau corps. Une simple toile qui se mouvait sur elle me faisait tour à tour perdre et trouver des beautés ravissantes. Elle remarqua que mes yeux étaient occupés, et quand elle les vit s’enflammer, la toile sembla s’ouvrir d’elle-même ; je vis tous les trésors d’une beauté divine. Dans ce moment, elle me serra la main ; mes yeux errèrent partout. Il n’y a, m’écriai-je, que ma chère Ardasire qui soit aussi belle ; mais j’atteste les dieux que ma fidélité… Elle se jeta à mon cou, et me serra dans ses bras. Tout d’un coup, la chambre s’obscurcit, son voile s’ouvrit ; elle me donna un baiser. Je fus tout hors de moi ; une flamme subite coula dans mes veines et échauffa tous mes sens. L’idée d’Ardasire s’éloigna de moi. Un reste de souvenir… mais il ne me paraissait qu’un songe… J’allais… J’allais la préférer à elle-même. Déjà j’avais porté mes mains sur son sein ; elles couraient rapidement partout ; l’amour ne se montrait que par sa fureur ; il se précipitait à la victoire ; un moment de plus, et Ardasire ne pouvait pas se défendre. »

Achevant sa lecture, le défenseur s’exclame : « Qui a écrit cela ? Ce n’est pas même l’auteur de la Nouvelle Héloïse, c’est M. le Pré-sident de Montesquieu ! » dans les Lettres persanes.

C’est ensuite le coup de grâce : Me Senard s’attelle à mettre en pièces l’accusation d’« outrage à la religion ». S’appuyant sur le texte même, il fournit ce qu’il considère comme les preuves diffi-cilement contestables des convictions profondément religieuses de Flaubert ; et à propos de la scène de l’extrême-onction, présentée par le ministère public comme une déformation sacrilège de l’ul-time sacrement, l’avocat piétine les assertions en présentant les éléments qui démontrent que l’auteur a recouru à de véritables documents religieux. Il livre le titre de l’ouvrage, Explication his-torique, dogmatique, morale, liturgique et canonique du catéchisme, avec la réponse aux objections tirées des sciences contre la religion, par M. l’Abbé Ambroise Guillois, curé de Notre-Dame-du-Pré, au Mans, 6e édition, etc., ouvrage, approuvé par Son Éminence le cardinal Gousset, NN. SS. les Évêques et Archevêques du Mans, de Tours, de Bordeaux, de Cologne, etc., tome III, imprimé au Mans par

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Les deux amis sont alors, entre autres choses, occupés de lectures d’auteurs libertins du XVIIIe siècle, dont ils conjecturent que les sujets mis en scène dans leurs livres, « la dégradation morale de la noblesse », peuvent expliquer la Révolution. À partir de ces sortes d’hypothèses, ils échafaudent des théories subversives, fomentent les stratégies d’une nouvelle insurrection…

La charge de Bourdin

Charles Baudelaire et son éditeur, surnommé par le premier « Coco Malperché » dans un billet rimé, se sont rencontrés bien avant la publication des Fleurs du mal, probablement vers 1847. Le petit surnom, allusion facétieuse au nom de l’éditeur, fut glissé dans une brève missive en forme de sonnet que le poète adressa à son ami pour se faire pardonner son désistement lors d’une excursion à Namur.

sonnet Pour s’excuser de ne Pas accomPagner un ami à namur

Puisque vous allez vers la ville Qui, bien qu’un fort mur l’encastrât, Défraya la verve servile Du fameux poète Castrat.

Puisque vous allez en vacances Goûter un plaisir recherché, Usez toutes vos éloquences, Mon bien cher Coco-Malperché,

(Comme je le ferais moi-même)

Leur amitié se scelle peut-être autour d’affinités communes pour la révolution de 1848. Entre 1854, date de sortie de Philosophie de l’ameublement, court texte d’Edgar Allan Poe consacré à la déco-ration, édité avec une faute au nom de Baudelaire, son traducteur, et 1872, où Poulet-Malassis contribue, cinq ans après la mort du poète, à un volume regroupant souvenirs et témoignages publié chez René Pincebourde, ce ne sont pas moins d’une dizaine de ses œuvres dans lesquelles le nom de l’éditeur est engagé.

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Assurément, le plus beau « coup » de la carrière de Poulet-Malassis est d’avoir publié Les Fleurs du mal. Il ne s’est cependant pas arrêté là pour ce qui concerne Baudelaire. Les Épaves et le Complément aux Fleurs du mal, contenant les pièces condamnées en 1857, succéderont, durant l’exil bruxellois, au légendaire objet du délit. Il y a encore, en 1860, Les Paradis artificiels, une notice sur Théophile Gautier, une préface aux Martyrs ridicules, de Léon Cladel, romancier naturaliste prolifique…

C’est le 21 juin 1857 que Les Fleurs du mal est mis en vente. La relative modestie du tirage (1 100 exemplaires) n’empêche pas le scandale. Le 4 juillet, Poulet-Malassis reçoit une lettre à en-tête de l’« Imprimerie et Librairie religieuse de Julien, Lanier, Cosnard et Cie » dans laquelle son correspondant le prévient de la saisie imminente de l’œuvre.

« Je reçois ce matin un billet du père Lanier qui nous prévient que la nature des livres publiés par nous lui interdit de mettre désormais son personnel à notre disposition pour la vente, annonce Poulet-Malassis à un ami. – Coup de théâtre ! mon beau-frère (et associé, De Broise) se trouve mal ! – Il est très probable que la vente aura été refusée avant cette décision à plusieurs libraires et c’est ce qui explique l’absence de dépôt dont Baudelaire se plaint. »

Une semaine plus tard, Baudelaire écrit à son éditeur :

« Vite, cachez, mais cachez bien toute l’édition ; vous devez avoir 900 exemplaires en feuilles. – Il y en avait encore 100 chez Lanier ; ces messieurs ont paru fort étonnés que je voulusse en sauver 50. Je les ai mis en lieu sûr, et j’ai signé un reçu. Restent donc 50 pour nourrir le Cerbère Justice. »

C’est que, entre-temps, les signes annonçant la tempête à venir se sont multipliés. D’abord par le biais de la chronique « Ceci et cela » de Gustave Bourdin, parue dans Le Figaro du 5 juillet. Le critique commence par tresser des lauriers au nouvel éditeur, puis le ton change :

« J’ai là deux volumes imprimés [Les Fleurs du mal et Lettres d’un mineur en Australie, d’Antoine Fauchery], et publiés par un nouveau

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varié et que je suis comme avant disposé à lui rendre les services que je pourrai et à être pour lui un ami fidèle et dévoué ! comme je me flatte de l’avoir toujours été.

L’affaire des Fleurs du mal a été de mon côté et de fond en comble une affaire de dévouement absolu. Je savais d’avance que nous avions la moitié des chances d’être poursuivis et si je m’étais fait illusion à ce sujet tous ceux qui savaient que j’imprimais le livre se seraient chargés de me désabuser. Baudelaire d’autre part me devait de petites sommes prêtées d’ici et là, environ 400. Lorsque nous fîmes notre traité, il me proposa de lui retenir une partie de cette dette sur le prix du tirage ; et naturellement je refusai, ne voulant pas mêler des rentrées d’argent à une affaire de pure affection. Cependant mon beau-frère était averti de tous côtés que la saisie ne pouvait pas ne pas avoir lieu. On fut sur le point de suspendre l’impression par deux fois, la dernière fois sur les instances du père Lanier venu à Alençon exprès pour cela et nous répétant à outrance que Les Fleurs du mal nous tueraient à nos débuts. Je tins bon et l’impression continua, tiraillé que j’étais du côté de ma famille et du côté de mon auteur qui ne faisait pas faute de me donner de la tablature18. »

Critiques et soutiens

En 1857, lorsque s’ouvre son procès, Charles Baudelaire a déjà acquis une certaine notoriété, quoi qu’en pense Gustave Bourdin. Ses critiques d’art, publiées depuis 1845 en revue, l’ont imposé comme un des maîtres du genre. Il est aussi le traducteur de Contes extraordinaires, en 1854, puis d’Histoires extraordinaires et de Nou-velles Histoires extraordinaires, respectivement en 1856 et 1857, d’Edgar Poe, dont la découverte est pour lui une révélation : « Savez-vous pourquoi j’ai si patiemment traduit Poe ? écrit-il au critique d’art Théophile Thoré en 1864. Parce qu’il me ressemblait. La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante

18 Référence aux retards pris par Baudelaire et aux corrections dont il surchar-geait les épreuves.

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On se souvient de M. Auguste Barbier, partout ailleurs l’auteur des Fleurs du mal est lui-même et tranche fièrement sur tous les talents de ce temps. […]

Il y a du Dante, en effet, dans l’auteur des Fleurs du mal, mais c’est du Dante d’une époque déchue, c’est du Dante athée et moderne, du Dante venu après Voltaire, dans un temps qui n’aura point de saint Thomas. Le poète de ces fleurs, qui ulcèrent le sein sur lequel elles reposent, n’a pas la grande mine de son majestueux devancier, et ce n’est pas sa faute. Il appartient à une époque troublée, sceptique, railleuse, nerveuse, qui se tortille dans les ridicules espérances des transformations et des métempsycoses […] »

Le temps du procès

Le procès, justement, se profile peu à peu. Le 16 juillet, trois semaines après la parution des strophes empoisonnées, des volumes sont saisis. Le lendemain, le procureur général requiert une infor-mation contre Charles Baudelaire et ses éditeurs, Auguste Poulet-Malassis et Eugène de Broise. Tous les exemplaires encore dispo-nibles sont saisis.

Baudelaire, pendant ce temps, cherche des protections. Il sollicite Achille Fould, ministre de la Maison de l’Empereur, de qui dépend le Moniteur universel, dans les pages duquel Édouard Thierry a tressé des lauriers au recueil incriminé. Las, Fould se fait rudement tancer par Abbatucci et Billault, respectivement ministres de la Justice et de l’Intérieur, pour avoir laissé publier l’article de Thierry…

L’affaire se corse quand Baudelaire est convoqué par Charles Camusat-Busserolles, le juge d’instruction en charge du dossier. Au terme des trois heures d’audition, le poète, en l’occurrence incorrigible optimiste, est convaincu que les choses sont sur le point de s’apaiser. Mais l’affaire est renvoyée devant la sixième chambre de police correctionnelle du tribunal de la Seine, où Ernest Pinard représente le ministère public. Baudelaire inscrit donc ses pas dans ceux de Flaubert. Treize poèmes sont retenus pour offense à la morale publique et aux bonnes mœurs, ainsi qu’offense à la moralité

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son front, en emplir ses mains, et que c’était là la sagesse : au contraire, en les nommant, il les a flétries. Il n’a rien dit en faveur des vices qu’il a moulés si énergiquement dans ses vers ; on ne l’accusera pas de les avoir rendus aimables ; ils y sont hideux, nus, tremblants, à moitié dévorés par eux-mêmes, comme on le conçoit dans l’enfer […]. »

Lamartine avait été convoqué par Me Senard pour caution-ner de son aura de grand homme et de grand écrivain l’œuvre de Flaubert, le voilà de nouveau réquisitionné pour démontrer que d’autres poètes, avant son client, ont écrit des choses tout autant répréhensibles – c’est une méthode dont avait usé avec succès, on s’en souvient, Senard en citant un passage des Lettres persanes. Chaix d’Est-Ange lit Désespoir, une pièce des Harmonies poétiques et religieuses notoirement fiévreuse et, comme son titre le laisse opportunément entendre, désespérée. L’avocat y puise d’ailleurs une certaine verve : « Ce n’est pas Désespoir qu’il fallait nommer cette pièce ; c’est Imprécation, c’est Blasphème, c’est Malédiction… », avant de s’interroger : « Qui donc a jamais pensé cependant à juger du poète et de ses sentiments religieux sur les vers que je viens de lire ; qui donc a songé l’accuser, qui donc aurait osé poursuivre Lamartine pour outrage à la morale religieuse ? »

Hélas, l’inspiration abandonne le jeune avocat tout aussi vite qu’elle s’était emparée de lui. Il retombe dans son étrange tactique défensive sans relief, aveugle au génie. Il se demande s’il est juste, parce qu’un avertissement paraît nécessaire au ministère public, que cet avertissement tombe sur la tête de Baudelaire ? Il s’interroge sur l’opportunité de frapper Les Fleurs du mal, « alors qu’assurément et le poète et ses filles n’ont mérité ni cet excès d’honneur ni cette indignité ». Il interpelle les juges sur les œuvres qui remplissent les bibliothèques et par lesquelles la morale publique serait largement susceptible d’être outragée… Soucieux de donner un contenu à ses dires, Me Chaix d’Est-Ange lit les textes licencieux d’auteurs fameux comme Musset, Béranger, et insiste en déclarant : « Mais j’aurais pu puiser partout ! La Fontaine et ses contes, Molière, Voltaire et ses contes en prose, et Rousseau dont les Confessions renferment des passages immondes, et Beaumarchais […], Montesquieu », etc.

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Finalement, les derniers mots de Me Chaix d’Est-Ange en faveur de Baudelaire (« ce galant homme et ce grand artiste », glisse-t-il) engagent les juges à le renvoyer purement et simplement des fins de la poursuite. Laquelle, en regard de certains pans de la production de quelques-uns de ces illustres prédécesseurs admis en toute liberté dans les bibliothèques et chez les libraires, est absurde et injuste.

Ceux qui assistent à la plaidoirie sont perplexes. À la suite de Barbey d’Aurevilly ou de Baudelaire lui-même, le vieil et fidèle ami, Charles Asselineau, juge avec dépit la prestation de l’avocat :

« Baudelaire ne fut pas défendu. Son avocat, homme de talent d’ailleurs, très intelligent et très dévoué, s’épuisa dans la discussion des mots incriminés, de leur valeur, de leur portée. C’était s’égarer. Sur ce terrain, qui était celui de l’accusation, on devait être battu. Pour vaincre, il fallait, ce me semble, transporter la défense dans des régions plus élevées. »

Condamné

Le jugement tombe comme un couperet : Baudelaire est condamné pour atteinte à la morale publique et aux bonnes mœurs. Il doit s’ac-quitter de 300 francs d’amende, Poulet-Malassis et De Broise, de 100 francs ; et le recueil doit être expurgé de six de ses pièces : Les Bijoux, Le Léthé, Lesbos, Les Métamorphoses du Vampire, Femmes damnées et À celle qui est trop gaie.

Le 30 août, Victor Hugo, qui a suivi l’affaire depuis son exil de Hauteville House, à Guernesey, écrit au condamné :

« Vos Fleurs du mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles… Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale ; c’est là une couronne de plus. Je vous serre la main, poète. »

Edmond et Jules de Goncourt, qui le croisent peu après le pro-cès, en octobre, tandis qu’ils dînent au Café Riche, rapportent dans

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leur Journal cette anecdote qui en dit long sur l’affliction qui frappe Baudelaire à l’issue du procès :

« Baudelaire soupe à côté, sans cravate, le col nu, la tête rasée, en vraie toilette de guillotiné. Une seule recherche : de petites mains lavées, écurées, mégissées. La tête d’un fou, la voix nette comme une lame. Une élocution pédantesque ; vise au Saint-Just et l’attrape. – Se défend, assez obstinément et avec une certaine passion rêche, d’avoir outragé les mœurs dans ses vers. »

Un siècle de purgatoire

Baudelaire adressera tous ses livres, jusqu’à ses recueils Les Épaves et le Complément aux Fleurs du Mal contenant les poèmes condam-nés et publiés à Bruxelles, hors de la juridiction française, à Pinard.

Le poète ne fait pas appel de la décision, espérant une réduction de la peine. Une requête à l’impératrice, en date du 6 novembre, amène en effet le ministère de la Justice à baisser le montant de l’amende à cinquante francs.

Parallèlement, il se plaint de son éditeur, qui s’est contenté d’arra-cher les pages censurées plutôt que de détruire tous les exemplaires du recueil. Il voudra même, un temps, écrire six autres pièces en remplacement des textes censurés. De son côté, l’éditeur soutient que Baudelaire aurait modifié certaines strophes de son manuscrit, notamment Femmes damnées, dans la crainte d’un procès. Le poète et ses éditeurs concluent pourtant un nouveau contrat pour Les Fleurs du mal, le 1er janvier 1860.

Baudelaire gardera encore longtemps le projet de refaire l’histoire des Fleurs du mal. En 1861 paraît la deuxième édition des Fleurs du mal, cette fois imprimée à 1 500 exemplaires et augmentée de trente-cinq poèmes nouveaux. La troisième, qui date de 1868, est posthume et paraît chez Michel Lévy, l’éditeur de Madame Bovary…

En 1864, Baudelaire rejoint Poulet-Malassis en Belgique, où celui-ci est réfugié depuis l’automne 1863 et aurait réédité, dès 1858, les poèmes condamnés.

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taBLe des matières

Le Procureur ernest Pinard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

L’enfance d’un censeur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8Quand Jules Simon professe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9Lacordaire prend le relais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11En droit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12Procureur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13Pain bénit pour Pinard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14À Paris . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18Premiers combats marquants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20

L’aFFaire FLauBert . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23

Premier coup d’éclat de Pinard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23Flaubert : gardez-moi de mes amis ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24Pinard entre dans la légende . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30La menace réapparaît . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33La gestation d’un roman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35Poursuivi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39L’audience . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40

L’aFFaire BaudeLaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55

Un poète et son éditeur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55La charge de Bourdin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60Critiques et soutiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63Le temps du procès . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72Condamné . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80Un siècle de purgatoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81

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L’aFFaire eugène sue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85

Le zèle d’un procureur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85La tutelle paternelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86Écrivain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88Un dandy dans les bas-fonds . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92Pas de pitié ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94La mort de l’écrivain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98Un procès post-mortem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102

La Fin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

concLusion La censure des Lettres d’hier à aujourd’hui . . . . . . . . 111

annexes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119

Réquisitoire d’Ernest Pinard contre Madame Bovary . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119

Plaidoirie de Me Jules Senard,défenseur de Flaubert . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140

Jugement du procès contre Madame Bovary . . . . . . . . . . . . 191Réquisitoire d’Ernest Pinard

contre Les Fleurs du mal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 194Plaidoirie de Me Gustave Chaix d’Est-Ange,

défenseur de Baudelaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200Jugement du procès contre Les Fleurs du mal . . . . . . . . . . . . 208Jugement rendu contre Les Mystères du Peuple . . . . . . . . . . 209

BiBLiograPhie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213

du même auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215

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