adieu, esculape

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ADIEU, ESCULAPE !...

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DU MEME AUTEUR

dans la mĂȘme collection :

L'équipage perdu. La chasse au renard. Cinq hommes dans un char. Six jours pour mourir. Le commando de Bou-Ficha. Le grand chef aux yeux bleus. Le pont de Sidi-Boubeker. Le fort de l'Est. Loup gris. Pour la « petite terre » Les boujadis.

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GEORGES CLAVERE

ADIEU, ESCULAPE !... ROMAN

COLLECTION « FEU »

EDITIONS FLEUVE NOIR 69, boulevard Saint-Marcel - PARIS-XIII

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La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41, d'une part, que les copies ou reproduc- tions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l'Arti- cle 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanc-

tionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.

© 1975 « EDITIONS FLEUVE NOIR », PARIS. Reproduction et traduction, mĂȘme partielles, interdites. Tous droits rĂ©servĂ©s pour tous pays, y compris l'U.R.S.S. et les pays scandinaves.

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CHAPITRE PREMIER

BASE SECRETE EN TURQUIE...

Ralph Talbot et John Morris se trouvaient en Turquie depuis une bonne semaine, venant de la Cyrénaïque, via Alexandrie.

Ils campaient Ă  la base secrĂšte de Port-Dere- men, simple mouillage, sans aucune installa- tion portuaire, point de ralliement des volon- taires du S.B.S., le Special Boat Service.

Les deux hommes en faisaient partie parce que Ralph Talbot Ă©tait las de sĂ©cher au soleil de Libye, le jour, pour grelotter la nuit, et que John Morris avait suivi son ami, comme il le suivait toujours et partout, quel que fĂ»t l'en- droit oĂč il pouvait aller.

John Morris devait son nom au fait qu'il

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avait Ă©tĂ© trouvĂ© par un policeman, un soir d'hi- ver, juste devant le magasin Morris and Son, rue Saint-John, Ă  Londres, alors qu'il devait ĂȘtre ĂągĂ© d'une huitaine de jours...

C'Ă©tait un petit homme dont le poil roux laissait supposer une ascendance irlandaise. Pour lui, l'armĂ©e avait Ă©tĂ© une sorte de moule dans lequel, vĂȘtu d'un uniforme semblable Ă  celui des autres, agissant et pensant comme eux, il pouvait se figurer n'ĂȘtre pas diffĂ©rent de ses camarades. Perdu au milieu de leur fou- le, il arrivait Ă  oublier sa principale caractĂ©- ristique : n'avoir pas de parents, ne pas savoir ce que pouvait ĂȘtre une affection maternelle.

Il ne se souvenait de la chose que lorsque ses compagnons recevaient des lettres de leur famille, son seul courrier provenant d'une « marraine de guerre » qui lui avait été trou- vée par le service social de l'armée.

Pour Morris, Ralph Talbot Ă©tait le modĂšle de ce qu'il aurait voulu ĂȘtre... Grand, Ă©lĂ©gant, distinguĂ©, mĂȘme revĂȘtu de l'horrible uniforme kaki, Ralph Ă©tait le dernier descendant d'une famille d'officiers (un de ses oncles Ă©tait gĂ©- nĂ©ral), ce qui lui valait une considĂ©ration dont il ne cherchait pas Ă  profiter, mais leur avait permis, Ă  tous les deux, de voir leur demande d'affectation au S.B.S. acceptĂ©e sans discus- sion.

Partout, Ralph Ă©voluait avec aisance et par- tout il Ă©tait heureux, se sentait Ă  son aise, mĂȘ- me dans les situations les plus difficiles, alors que le petit John Morris, oĂč qu'il fĂ»t et quoi

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qu'il fĂźt, avait l'impression de n'ĂȘtre pas Ă  sa place.

MĂȘme en cherchant bien, il aurait Ă©tĂ© diffi- cile de trouver deux ĂȘtres aussi dissemblables, deux caractĂšres aussi opposĂ©s. Pourtant, du jour oĂč ils se connurent, les deux hommes se sentirent attirĂ©s l'un par l'autre, s'entendirent parfaitement et ne se quittĂšrent plus.

Depuis qu'ils se trouvaient Ă  Port-Deremen, on les voyait ensemble du lever au coucher du soleil et mĂȘme la nuit, puisqu'ils dormaient sous la mĂȘme tente.

Pour l'instant, les deux amis allongés sur une petite plage de sable fin, se disputaient, ce qui leur arrivait plus souvent qu'à leur tour mais ne diminuait aucunement leur amitié et leur joie de se trouver ensemble.

— Moi, je te dis que j'ai ai marre !... Marre, tu m'entends ?... criait Morris. — Bien sĂ»r que je t'entends... Tu gueules

comme un Ăąne !... dit Talbot. Mais de quoi as- tu marre ?... De manger Ă  l'heure, de te repo- ser et de prendre des bains dans une mer tiĂš- de ?... Laisse-moi te dire qu'il y en a pas mal, parmi les copains que nous avons quittĂ©s qui voudraient bien ĂȘtre Ă  notre place !

— Mais, dis donc, ce n'est pas pour ça que nous sommes venus au S.B.S. !... ragea le petit rouquin.

— Pour ça... Pas pour ça... Hum !... Si je me souviens bien, nous nous sommes portĂ©s vo- lontaires pour le S.B.S. parce que nous en avions assez de sĂ©cher au soleil et de grelotter

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Ă  l'ombre, parce que nous avions envie de voir de l'eau Ă  la place du sable, avant tout et, peut- ĂȘtre aussi, parce que le bruit a couru que les gars du S.B.S. Ă©taient des petits mecs durs qui allaient faire du bon boulot.

— Ouais... Et tu as vu le boulot qu'ils font, tes petits mecs durs ?... Ils bouffent, ils ron- flent, ils se baignent de temps Ă  autre et ils sont contents... Les voilĂ , tes hĂ©ros !...

— Mais attends un peu, mon joli... Il y a tout juste dix jours que nous sommes lĂ  ! Laisse Ă  l'Ă©tat-major le temps de voir ce qu'ils vont faire de nous et ensuite, tu pourras rĂąler tout Ă  ton aise par ce qu'on t'aura donnĂ© un sale travail Ă  exĂ©cuter...

Talbot se tut un instant et un sourire se des- sina sur ses lĂšvres.

— Rien que d'y penser, je te vois en train de rñler comme un voleur, d'ici quelques jours, lorsque nous serons dans une quelconque üle grecque...

Morris ouvrit la bouche pour rĂ©pondre, hĂ©- sita et se tut, car il rĂ©alisa brutalement que son ami avait raison. Quoi qu'il fasse et oĂč qu'il soit, il ne serait jamais content, il trou- verait toujours les raisins ou trop verts ou trop mĂ»rs.

N'ayant rien Ă  dire, il regarda son camarade. Celui-ci avait cueilli quelques herbes ou plan- tes. Il les frottait entre ses mains et en respi- rait l'odeur, les yeux perdus dans le vague.

— Sens comme ça sent bon..., murmura le grand Ralph en tendant sa paume grande

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ouverte à son compagnon. C'est ça, l'odeur de la Turquie, de Port-Deremen... Dans dix ans ou dans vingt ans, il me suffira de renifler ce parfum pour me revoir couché sur une misé- rable plage, à cÎté d'une sale petit rouquin qui ne cessait pas de rùler et que, pourtant, j'aimais bien...

Le « sale petit rouquin » se pencha sur la paume ouverte, regarda les plantes rabougries et les herbes sÚches réduites en une sorte de bouillie, de foin, plus exactement.

Lorsqu'il fut assez prĂšs, il respira Ă  fond et ferma les yeux.

— Ça sent comme la tambouille des souks..., affirma-t-il aprĂšs rĂ©flexion.

— Comme la tambouille des souks !... Pau- vre vieille chose, tu n'as pas plus d'odorat qu'une chouette asthmatique... Comment veux- tu faire collection de souvenirs, si tu ne dis- tingues pas une odeur d'une autre!... La tam- bouille des souks, comme tu dis, a un parfum tout Ă  fait spĂ©cial, Ă  base de cumin et de pi- ment, que je reconnaĂźtrais entre mille, mais il n'a aucun point commun avec celui qui se dĂ©gage de ces herbes. Ça, je te le rĂ©pĂšte, c'est l'odeur de Port-Deremen, celle de la Turquie tout entiĂšre, peut-ĂȘtre...

Imitant son ami, Morris avait cueilli quel- ques herbes, au hasard, et, aprÚs les avoir frot- tées dans ses mains, il en respirait l'arÎme avec une certaine volupté, maintenant que son mentor lui avait expliqué quelle était l'impor-

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tance de ce parfum et quels souvenirs il lui rappellerait, plus tard.

Talbot, d'ailleurs, n'espérait aucun commen- taire de son compagnon.

Comme chaque soir, il attendait le coucher du soleil, dans l'espoir d'apercevoir le « rayon vert », lequel, paraßt-il, ne dure que quelques dixiÚmes de secondes, et qu'il n'avait encore jamais réussi à voir, malgré ses efforts.

Au moment oĂč, peut-ĂȘtre, allait apparaĂźtre le fameux rayon, son attention fut dĂ©tournĂ©e par les hurlements de Morris. — A la bouffe !... criait celui-ci. A la bouf- fe !...

Il Ă©tait dĂ©jĂ  debout, prĂȘt Ă  partir. Talbot se leva sans se presser, et ils prirent

tous les deux le chemin du camp, en suivant un sentier qu'ils avaient tracĂ© eux-mĂȘmes en allant et revenant par ce mĂȘme itinĂ©raire, de- puis un peu plus d'une semaine.

L'heure du repas devait ĂȘtre proche, car, dĂ©- jĂ , les hommes circulaient entre les tentes, leurs plats de gamelle Ă  la main, lorsqu'ils ar- rivĂšrent au camp.

— Il n'y a pas Ă  dire, ils sont drĂŽlement chouettes; les hĂ©ros du S.B.S. !... grogna le rouquin, sarcastique. Ils ne pensent qu'Ă  bouf- fer et pioncer, ils se foutent du reste !...

— Il y en a d'autres, en Libye, qui pleu- raient quand ils n'avaient rien Ă  se foutre sous la dent. Maintenant ils rĂąlent parce qu'ils mangent Ă  heure fixe..., se contenta de rĂ©pon- dre le grand Ralph, avec un soupir ironique.

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Leur sous-officier, le sergent Kennedy, Ă©tait de jour. Au moment oĂč les hommes se diri- geaient vers les cuisines, il les rassembla, Ă  grands coups de gueule, devant la tente qui servait de bureau au capitaine commandant leur compagnie.

Celui-ci sortit aussitÎt que le calme régna dans les rangs, salua la troupe présentée par le sergent, regarda les hommes en souriant.

— Je crois savoir, commença-t-il, que cer- tains, parmi vous, commencent à trouver le temps long et se demandent ce qu'ils font ici... Talbot se tourna vers son ami et souffla :

— C'est probablement pour toi qu'il dit ça... — Qu'ils se rassurent, continuait l'officier.

Nous allons bientÎt partir. Pas plus tard que demain, trÚs exactement. Quelques murmures répondirent à ses paro-

les, et il attendit que le silence revienne pour recommencer Ă  parler.

— Je suppose que vous avez tous entendu parler des « accords Badoglio », mais, pour ceux qui ne seraient pas au courant, je prĂ©ci- serai que, d'aprĂšs ces accords, les Italiens, qui Ă©taient nos ennemis, sont devenus, officielle- ment tout au moins, nos alliĂ©s.

Il se tut encore une fois en attendant que s'apaisent ce que l'on appelle, dans les comp- tes rendus parlementaires, des « mouvements divers ».

— Ce sont les Italiens qui tiennent les üles grecques, en dehors de Rhodes et de quelques

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autres, reprit-il. Leur nouvelle position vis-Ă - vis de nous-mĂȘmes et de leurs alliĂ©s d'hier nous autorise Ă  supposer que, dans le cas oĂč nous voudrions prendre pied dans ces Ăźles, non seulement ils ne s'opposeront pas Ă  notre arri- vĂ©e mais encore participeront Ă  la dĂ©fense des territoires que nous aurons occupĂ©s, contre une attaque allemande, non seulement possi- ble mais probable.

AprÚs un moment de silence, probablement destiné à permettre à ses auditeurs de com- prendre parfaitement ses paroles, le capitaine arriva à la fin de son exposé.

— Demain, donc, nous allons prendre pos- session de l'Ăźle de Kos, notre plus proche voi- sine, qui est tenue par quelques milliers d'Ita- liens. Afin qu'ils comprennent bien que nos intentions ne sont pas mauvaises, nous enver- rons d'abord une simple section Ă  Marmari oĂč se trouve un champ d'aviation installĂ© par les Allemands, puis le reste de la compagnie Ă  Kos mĂȘme. Le bataillon suivra.

— C'est la section Mac Ivor, termina-t-il aprùs un court silence, qui aura l'honneur d'aborder la premiùre dans l'üle de Kos !...

— Kennedy, dit-il encore en s'adressant au sergent, vous vous occuperez de la distribution des munitions et vivres de rĂ©serve aprĂšs la soupe, en commençant par votre section, puis- que c'est elle qui prend le dĂ©part la premiĂšre.

Son discours terminé, il réintégra sa tente, pendant que le sous-officier conduisait les

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hommes aux cuisines, oĂč on leur distribua leurs repas.

— Qu'est-ce que tu en penses, de cette his- toire ?... demanda Morris à son ami Talbot, tout en mangeant.

— Que c'est beaucoup d'honneur pour notre section d'ĂȘtre la premiĂšre Ă  mettre le pied sur Kos, car cette Ăźle n'est qu'un premier jalon en direction de la GrĂšce et du « ventre mou de l'Europe »... Avec un peu de chance, ayant Ă©tĂ© les premiers Ă  Kos, nous serons aussi les pre- miers Ă  Berlin, ça serait un sacrĂ© coup de vei- ne, hein ?...

Le petit rouquin paraissait dubitatif, et c'est sans goût qu'il absorbait son repas, lui qui avait toujours un appétit d'ogre.

— Mais, dis donc..., demanda-t-il encore. Si les Ritals, malgrĂ© les accords de Badoglio, n'Ă©taient pas d'accord, qu'est-ce qui se passe- rait ?

— Ce qui se passerait ?... Nous nous ferions probablement massacrer et l'Ă©tat-major Ă©labo- rerait d'autres plans, dans lesquels ils ne con- sidĂšreraient plus les Italiens comme nos alliĂ©s, rien de plus...

— Rien de plus ?... Mais, dis donc, tu n'es pas marrant, toi !... s'exclama le rouquin, en avalant de travers.

Ils avaient tout juste fini de manger lors- que le sergent Kennedy fit son apparition.

A grands coups de gueule, suivant son habi- tude, il rassembla les hommes de la section Mac Ivor et fit distribuer munitions et vivres

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de réserve avant de la conduire à son chef. Celui-ci était debout devant un tableau sur

lequel Ă©taient fixĂ©es une carte de l'Ăźle de Kos et quelques photographies prises par avion. — Voici l'endroit oĂč nous devrons aborder, indiqua le lieutenant. Non loin du village de Marmari. C'est un grand honneur qui nous est fait, de nous envoyer en dĂ©tachement prĂ©cur- seur, le capitaine vous l'a dĂ©jĂ  dit, mais ce que je tiens Ă  vous prĂ©ciser, c'est que la posses- sion de l'aĂ©rodrome de Marmari est d'une im- portance primordiale, car, tant que nous le tiendrons, les Allemands de Rhodes ou d'ail- leurs seront incapables d'envoyer dans l'Ăźle as- sez de troupes aĂ©roportĂ©es pour nous inquiĂ©- ter. Nous devons donc, aussitĂŽt arrivĂ©s, le met- tre en Ă©tat de dĂ©fense, avec l'aide des Italiens.

— A condition qu'ils soient d'accord..., gro- gna une voix.

— A condition qu'ils soient d'accord, bien sĂ»r, car, dans le cas oĂč ils ne le seraient pas, toute l'affaire serait Ă  rĂ©Ă©tudier sur d'autres bases, affirma Mac Ivor en s'en allant. — Et... et combien sont-ils, sir ?... demanda un homme.

Le lieutenant se retourna. — Oh, pas tellement, mille ou quinze cents,

pas plus..., répondit-il avec un sourire, avant de partir, définitivement.

— Tu as entendu ce qu'il a dit ?... demanda Morris à son ami. Les Ritals, à Marmari, ils sont quelque chose comme mille ou quinze cents...

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— Oui, et alors ?... Tu ne te figurais quand mĂȘme pas qu'une petite section serait suffi- sante pour dĂ©fendre un aĂ©rodrome de l'impor- tance de celui de Marmari, quand mĂȘme ?

— Non, bien sĂ»r... Mais je me dis que si les petits Ritals ne sont pas d'accord, on va avoir une bonne gueule, en face d'eux !...

— Probablement n'as-tu pas compris que si on envoie seulement une section, c'est juste- ment pour montrer aux Italiens que nous n'avons pas de mauvaises pensĂ©es Ă  leur Ă©gard, et pour Ă©viter que, se mĂ©prenant sur nos inten- tions, ils nous volent dans les plumes au lieu de nous recevoir amicalement. Toute la fines- se est lĂ , encore faut-il la comprendre, rouquin de mon coeur !

— Ne te fais pas de bile, continua Talbot. Demain, nous prendrons pied sur l'Ăźle de Kos, la patrie d'Hippocrate, nous serons reçus Ă  bras ouverts par nos amis Italiens et, aprĂšs- demain ou le jour suivant, je t'emmĂšnerai voir le platane qui fut plantĂ©, affirme-t-on, par le pĂšre de la mĂ©decine...

— Le « pĂšre de la mĂ©decine », Hippocra- te ?... Tu ne te sens pas bien ? Tout le monde sait que le pĂšre de la mĂ©decine, c'est Escu- lape !

Pendant une bonne demi-heure, les deux amis discutÚrent des rÎles exacts d'Hippocrate et d'Esculape, Talbot essayant d'expliquer à son ami que l'un était un Dieu et l'autre un homme, l'homme, Hippocrate, étant le pÚre de la médecine dont l'autre était le Dieu, mais il

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dut y renoncer. Jamais le petit rouquin n'arri- verait Ă  admettre que la mĂ©decine avait Ă  la fois un pĂšre et un Dieu et qu'ils avaient pas le mĂȘme nom.

Tout en bavardant, ils s'étaient machinale- ment dirigés vers la baie bien abritée qui avait donné le nom de « Port » au lieu dit Deremen.

Lorsqu'ils arrivÚrent en haut de la colline qui domine cet abri naturel, il faisait déjà trÚs sombre, aussi ne s'étonnÚrent-ils pas trop de distinguer la flotte qui transporterait les trou- pes d'invasion dans l'ßle de Kos, la baie étant noyée dans le brouillard.

Quand ils furent assez prĂšs, ils durent se rendre compte du fait que s'ils ne voyaient pas cette flotte, la raison en Ă©tait simple : elle n'existait pas...

Dans la baie, il y avait tout juste deux em- barcations, un caïque grec réquisitionné, en cours de chargement, et une chaloupe de la Royal-Navy, armée d'un petit canon et de mi- trailleuses jumelées.

— Tu... tu crois qu'ils tournent rond, les gonzes, Ă  l'Ă©tat-major ?... demanda Morris. Un caĂŻque pourri et une chaloupe miteuse pour conquĂ©rir la terre qui vit naĂźtre Esculape, tu ne crois pas que c'est un peu juste ?... Ils se foutent de notre gueule, les gars, ou bien ils ne savent pas ce qu'ils font !...

— Moi, je ne trouve pas..., rĂ©pondit l'autre. A mon avis, la chaloupe aurait largement suf- fi. Notre section y aurait facilement tenu... Ce n'est pas un dĂ©barquement en force, auquel

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nous allons nous livrer... On pourrait presque dire que nous allons en excursion à Kos. Nous n'avons donc pas besoin de cuirassés pour nous escorter. Une petite canonniÚre est large- ment suffisante, en supposant que le caïque soit chargé de nous transporter.

Ils continuaient à marcher, tout en parlant, aussi étaient-ils arrivés au rocher qui servait de quai.

Une planche avait Ă©tĂ© posĂ©e, qui reliait ce quai improvisĂ© au caĂŻque, et les marins grecs, les uns aprĂšs les autres, empruntaient ce frĂȘle passage, un sac, une caisse ou un tonneau sur le dos, pour dĂ©charger leur bateau.

Morris, qui Ă©tait sujet au vertige, les regar- dait faire, le cƓur battant, les membres cris- pĂ©s, car il se figurait ĂȘtre sur cette planche, croyait la sentir vaciller sous ses pieds.

— Je te garantis qu'on me paierait cher pour faire ce boulot !... bĂ©gaya-t-il. Rien que de les voir marcher sur cette planche, ça me retourne les tripes !

— Tu n'as qu'Ă  ne pas les regarder, comme ça tu n'auras pas la frousse..., rĂ©pondit Talbot en l'entraĂźnant en direction du camp.

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CHAPITRE II

DIRECTION KOS

Lorsque les hommes de la section du lieute- nant Mac Ivor absorbÚrent leur thé matinal, accompagné par un casse-croûte copieux, il faisait à peine jour.

Ils venaient juste de terminer la cigarette qui suit le petit déjeuner lorsque le rassemble- ment fut commandé.

Le sac sur le dos, les musettes pleines de munitions et de vivres de réserve, les soldats, suivant leur chef de section, se dirigÚrent, co- lonne par un, vers le mouillage de Port-Dere- men.

Lorsqu'ils parvinrent en haut de la petite colline qui surplombe la baie, tous les hom- mes, les uns aprĂšs les autres, se dressĂšrent

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sur la pointe des pieds afin de voir la flotte de débarquement qui allait les conduire ou les accompagner jusqu'à Kos.

Comme la veille au soir, il n'y avait, au mouillage, que la chaloupe du S.B.S. et le caïque réquisitionné...

— C'est pas sĂ©rieux, maugrĂ©a une voix, ex- primant l'opinion de tous. Nous n'allons quand mĂȘme pas partir Ă  trente pour conquĂ©- rir une Ăźle, sans appui d'artillerie, sans mĂȘme un bateau solide !...

— Pourquoi pas..., rĂ©pondit une autre voix. Puisqu'ils affirment que nous allons ĂȘtre reçus avec des acclamations et des fleurs ?...

— Et si ils se sont gourrĂ©s, les mecs de l'Ă©tat-major, si les Ritals ne sont pas d'accord, qu'est-ce qu'on va foutre ?

— On va se faire descendre, tout simple- ment... Ensuite, l'Ă©tat-major, sachant qu'il y a erreur, recommencera l'opĂ©ration, mais en mettant le paquet, cette fois... Ça tombe sous le sens, oui ?

— Quand mĂȘme..., murmura un homme. Ça ne leur aurait pas coĂ»tĂ© cher de nous faire ac- compagner par un destroyer, ou un petit tor- pilleur...

Tous ceux qui composaient le « dĂ©tache- ment prĂ©curseur » pensaient la mĂȘme chose, s'ils se taisaient. Seuls les plus optimistes se disaient :

— S'ils envoient seulement notre section avec cette foutue chaloupe, c'est qu'ils doivent

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ĂȘtre bien certains que tout se passera bien... On n'a donc pas Ă  se faire de bile...

L'équipage grec du caïque, lui, n'avait pas l'air de s'inquiéter. Les marins vaquaient tran- quillement à leurs occupations et le capitaine, ou celui qui commandait le bateau, crachait dans l'eau pour faire des ronds.

Ils s'intéressaient si peu à la question que c'est à peine s'ils regardÚrent les hommes qu'ils allaient transporter, lesquels avançaient toujours, le visage maussade, vers le rocher remplaçant le quai inexistant.

L'embarquement se fit dans le calme, sans la moindre précipitation, comme si ceux qui allaient partir n'étaient pas du tout pressés de prendre la mer.

Pour monter à bord, il fallait escalader le rocher, puis, lorsqu'on était en haut, s'engager sur la planche qui servait de passerelle, rejoi- gnait la terre au caïque. Quand un homme s'y engageait, elle vacillait dangereusement, se ba- lançait, et celui qui avançait écartait les bras comme un funambule, afin de garder son équi- libre.

A la seule idée qu'il allait devoir, comme les autres, marcher sur cette passerelle improvi- sée, le petit John Morris suait à grosses gout- tes, bien que la température fût relativement fraßche.

Pris par une panique non maĂźtrisable, il ser- rait les dents pour ne pas qu'elles claquent de peur, fermait les yeux...

Lorsqu'ils les rouvrit, ils Ă©taient trois, sur

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la planche qui se courbait comme si elle allait casser, et il n'y avait plus que deux hommes Ă  passer, avant Ralph Talbot et lui...

— Ne te fais pas de mousse, lui souffla son camarade, qui savait combien il Ă©tait sujet au vertige. Tu te colles contre moi, avec les mains sur mes Ă©paules et tu fermes les yeux... J'avan- cerai assez lentement pour que tu puisses tĂąter ce foutu bout de bois du pied, Ă  chaque pas.

Tout en parlant, il avait pris son ami par la main et le tirait derriÚre lui, le forçant à pro- gresser.

— Allez, John, ce ne sont que quelques mauvaises secondes à passer..., l'encouragea- t-il. On y va ?...

Seul un grognement étouffé lui répondit. Morris était incapable d'articuler la moindre parole.

— En avant... On y va !... commanda Talbot, se mettant en marche.

Les mains crispées sur ses épaules, le petit rouquin suivit, suant plus abondamment en- core qu'au cours des moments passés.

— Attention à la planche !... recommanda le chef de file, en posant le pied sur celle-ci. Elle est beaucoup plus large qu'elle n'en a l'air, tu sais...

Les poignes de John se crispĂšrent un peu plus fort sur ses Ă©paules.

Lorsque les deux hommes furent engagĂ©s sur la passerelle improvisĂ©e, Morris sentit son cƓur se contracter, son petit dĂ©jeuner lui re- monter de l'estomac Ă  la gorge...

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CachĂ©s dans un trou, Ă  mi-hauteur d'une falaise dominant la mer, les derniers survivants du groupe du Special Boat Service qui avait pris pied, le premier, sur l'Ăźle de Kos, dĂ©ses- pĂ©raient d'ĂȘtre secourus un jour...

Dans le fond de la caverne, le lieutenant Mac Ivor agonisait.

Les trois autres, vĂȘtus de loques, crevant de faim et de soif, regardaient les vagues en fureur battre la falaise, en se disant que si la tempĂȘte ne se calmait pas rapidement, la chaloupe du S.B.S. arriverait trop tard, qu'ils seraient tous morts et que nul ne retrouverait probablement leurs cadavres...

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Participant d’une dĂ©marche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accĂšs par le temps, cette Ă©dition numĂ©rique redonne vie Ă  une Ɠuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimĂ©, conformĂ©ment Ă  la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative Ă  l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siĂšcle.

Cette Ă©dition numĂ©rique a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e Ă  partir d’un support physique parfois ancien conservĂ© au sein des collections de la BibliothĂšque nationale de France, notamment au titre du dĂ©pĂŽt lĂ©gal.

Elle peut donc reproduire, au-delĂ  du texte lui-mĂȘme, des Ă©lĂ©ments propres Ă  l’exemplaire qui a servi Ă  la numĂ©risation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la BibliothÚque nationale de France, notamment au titre du dépÎt légal.

*

La sociĂ©tĂ© FeniXX diffuse cette Ă©dition numĂ©rique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiĂ©e par la Sofia ‒ SociĂ©tĂ© Française des IntĂ©rĂȘts des Auteurs de l’Écrit ‒

dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.