aime cesaire - discours sur le colonialisme

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  • 8/9/2019 Aime Cesaire - Discours Sur Le Colonialisme

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    Aim CSAIRE

    Discours sur le colonialisme

    ditions PRSENCE AFRICAINEParis1955

    ditions de l'AAARGHInternet

    2006

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    Une civilisation qui s'avre incapable de rsoudre les problmes quesuscite son fonctionnement est une civilisation dcadente.

    Une civilisation qui choisit de fermer les yeux ses problmes lesplus cruciaux est une civilisation atteinte.

    Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisationmoribonde.

    Le fait est que la civilisation dite europenne>, la civilisationoccidentale, telle que l'ont faonne deux sicles de rgime bourgeois,est incapable de rsoudre les deux problmes majeurs auxquels sonexistence a donn naissance : le problme du proltariat et le problmecolonial ; que, dfre la barre de la raison comme la barre de la conscience , cette Europe-l est impuistante se justifier ; et que, deplus en plus, elle se rfugie dans une hypocrisie d'autant plus odieusequ'elle a de moins en moins chance de tromper.

    LEurope est indfendable.

    Il parait que cest la constatation que se confient tout bas lesstratges amricains.

    En soi cela n'est pas grave.

    Le grave est que l'Europe est moralement, spirituellementindfendable.

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    Et aujourd'hui il se trouve que ce ne sont pas seulement les masseseuropennes qui incriminent, mais que l'acte d'accusation est profr surle plan mondial par des dizaines et des dizaines de millions d'hommesqui, du fond de l'esclavage, s'rigent en juges.

    On peut tuer en Indochine, torturer Madagascar, emprisonner en Afrique Noire, svir aux Antilles. Les coloniss savent dsormais qu'ilsont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs matres provisoires mentent.

    Donc que leurs matres sont faibles.

    Et puisque aujourd'hui il m'est demand de parler de la colonisationet de la civilisation, allons droit au mensonge principal partir duquel

    prolifrent tous les autres.

    Colonisation et civilisation ?

    La maldiction la plus commune en cette matire est d'tre la dupede bonne foi dune hypocrisie collective, habile mal poser les problmespour mieux lgitimer les odieuse solutions qu'on leur apporte.

    Cela revient dire que l'essentiel est ici de voir clair, de penser clair,

    entendre dangereusement, de rpondre clair l'innocente questioninitiale : qu'est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de cequ'elle n'est point ; ni vanglisation, ni entreprise philanthropique, ni volont de reculer les frontires de l'ignorance, de la maladie, de latyrannie, ni largissement de Dieu, ni extension du Droit, d'admettre unefois pour toutes, sans volont de broncher aux consquences, que le gestedcisif est ici de l'aventurier et du pirate, de l'picier en grand et del'armateur, du chercheur d'or et du marchand, de l'apptit et de la force,avec, derrire, l'ombre porte, malfique, d'une forme de civilisation qui,

    un moment de son histoire, se constate oblige, de faon interne,d'tendre l'chelle mondiale la concurrence de ses conomiesantagonistes.

    Poursuivant mon analyse, je trouve que l'hypocrisie est de datercente ; que ni Cortez dcouvrant Mexico du haut du grand tocalli, niPizarre devant Cuzco (encore moins Marco Polo devant Cambaluc), neprotestent d'tre les fourriers d'un ordre suprieur ; qu'ils tuent ; qu'ilspillent ; qu'ils ont des casques, des lances, des cupidits ; que les baveurssont venus plus tard ; que le grand responsable dans ce domaine est le

    pdantisme chrtien, pour avoir pos les quations malhonntes :Christianisme = civilisation ; paganisme sauvagerie, d'o ne pouvaient

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    que s'ensuivre d'abominables consquences colonialistes et racistes, dontles victimes devaient tre les Indiens, les Jaunes, les Ngres.

    Cela rgl, j'admets que mettre les civilisations diffrentes en contactles unes avec les autres est bien ; que marier des mondes diffrents est

    excellent ; qu'une civilisation, quel que soit son gnie intime, se repliersur elle-mme, s'tiole ; que l'change est ici l'oxygne, et que la grandechance de l'Europe est d'avoir t un carrefour, et que, d'avoir t le lieugomtrique de toutes les ides, le rceptacle de toutes les philosophies,le lieu d'accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur redistributeurd'nergie.

    Mais alors, je pose la question suivante : la colonisation a-t-ellevraiment mis en contact? ou, si l'on prfre, de toutes les maniresd'tablir le contact, tait-elle la meilleure ?

    Je rponds non.Et Je dis que de la colonisation la civilisation, la distance est

    infinie ; que, de toutes les expditions coloniales accumules, de tous lesstatuts coloniaux labors, de toutes les circulaires ministriellesexpdies, on ne saurait russir une seule valeur humaine.

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    Il faudrait d'abord tudier comment la colonisation travaille dciviliser le colonisateur, l'abrutir au sens propre du mot, ledgrader, le rveiller aux instincts enfouis, la convoitise, la violence, la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu'il y a au Viet-Nam une tte coupe et un il crev et qu'en France onaccepte, une fillette viole et qu'en France on accepte, un Malgachesupplici et qu'en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui

    pse de son poids mort, une rgression universelle qui s'opre, unegangrne qui s'installe, un foyer d'infection qui s'tend et qu'au bout detous ces traits viols, de tous ces mensonges propags, de toutes cesexpditions punitives tolres, de tous ces prisonniers ficels et interrogs , de tous ces patriotes torturs, au bout de cet orgueil racialencourag, de cette jactance tale, il y a le poison instill dans les veinesde l'Europe, et le progrs lent, mais sr, de l'ensauvagement ducontinent.

    Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est rveille par un formidablechoc en retour : les gestapos saffairent, les prisons semplissent, lestortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

    On s'tonne, on sindigne. On dit : Comme cest curieux ! Mais,bah ! C'est le nazisme, a passera ! Et on attend, et on espre ; et on setait soi-mme la vrit, que c'est une barbarie, mais la barbariesuprme, celle qui couronne, celle qui rsume la quotidiennet desbarbaries ; que c'est du nazisme, oui, mais qu'avant d'en tre la victime,on en a t le complice ; que ce nazisme-l, on l'a support avant de le

    subir, on l'a absous, on a ferm l'il l-dessus, on l'a lgitim, parce que, jusque-l, il ne s'tait appliqu qu' des peuples non europens ; que cenazisme-l, on l'a cultiv, on en est responsable, et qu'il sourd, qu'ilperce, quil goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies, de toutesles fissures de la civilisation occidentale et chrtienne.

    Oui, il vaudrait la peine d'tudier, cliniquement, dans le dtail, lesdmarches d'Hitler et de l'hitlrisme et de rvler au trs distingu, trshumaniste, trs chrtien bourgeois du xxe sicle qu'il porte en lui un

    Hitler qui signore, quHitlerl'habite

    , qu'Hitler est sondmon

    , que s'il levitupre, c'est par manque de logique, et qu'au fond, ce qu'il ne pardonne

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    pas Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'estpas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc,c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqu l'Europe desprocds colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes

    d'Algrie, les coolies de lInde et les ngres d'Afrique.

    Et c'est l le grand reproche que j'adresse au pseudo-humanisme :d'avoir trop longtemps rapetiss les droits de l'homme, d'en avoir eu,d'en avoir encore une conception troite et parcellaire, partielle etpartiale et, tout compte fait, sordidement raciste.

    J'ai beaucoup parl d'Hitler. C'est qu'il le mrite : il permet de voirgros et de saisir que la socit capitaliste, son stade actuel, est incapablede fonder un droit des gens, comme elle s'avre impuissante fonder une

    morale individuelle. Qu'on le veuille ou non : au bout du cul-de-sacEurope, je veux dire l'Europe d'Adenauer, de Schuman, Bidault etquelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme, dsireux de sesurvivre, il y a Hitler. Au bout de l'humanisme formel et du renoncementphilosophique, il y a Hitler.

    Et, ds lors, une de ses phrases s'impose moi :

    Nous aspirons, non pas l'galit, mais la domination. Le pays

    de race trangre devra redevenir un pays de serfs, de journaliersagricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer lesingalits parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi.

    Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvageriehurlante. Mais descendons d'un degr.

    Qui parle ? J'ai honte le dire : c'est l'humaniste occidental, lephilosophe idaliste . Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. Que ce

    soit tir d'un livre intitul : La Rforme intellectuelle et morale, qu'il aitt crit en France, au lendemain d'une guerre que la France avait vouludu droit contre la force, cela en dit long sur les murs bourgeoises.

    La rgnration des races infrieures ou abtardies par les racessuprieures est dans l'ordre providentiel de l'humanit. L'homme dupeuple est presque toujours, chez nous, un noble dclass, sa lourde mainest bien mieux faite pour manier l'pe que l'outil servile. Plutt que detravailler, il choisit de se battre, c'est--dire qu'il revient son premiertat. Regere imperio populos, voil notre vocation. Versez cette

    dvorante activit sur des pays qui, comme la Chine, appellent laconqute trangre. Des aventuriers qui troublent la socit europenne,

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    faites un ver sacrum, un essaim comme ceux des Francs, des Lombards,des Normands, chacun sera dans son rle. La nature a fait une raced'ouvriers, c'est la race chinoise, d'une dextrit de main merveilleusesans presque aucun sentiment d'honneur ; gouvernez-la avec justice, en

    prlevant d'elle, pour le bienfait d'un tel gouvernement, un ampledouaire au profit de la race conqurante, elle sera satisfaite ; une race detravailleurs de la terre, c'est le ngre ; soyez pour lui bon et humain, ettout sera dans l'ordre ; une race de matres et de soldats, c'est la raceeuropenne. Rduisez cette noble race travailler dans lergastulecomme des ngres et des Chinois, elle se rvolte. Tout rvolt est, cheznous, plus ou moins, un soldat qui a manqu sa vocation, un tre faitpour la vie hroque, et que vous appliquez une besogne contraire sarace, mauvais ouvrier, trop bon soldat. Or, la vie qui rvolte nostravailleurs rendrait heureux un Chinois, un fellah, tres qui ne sont

    nullement militaires. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout irabien.

    Hitler ? Rosenberg ? Non, Renan.

    Mais descendons encore d'un degr. Et c'est le politicien verbeux.Qui proteste ? Personne, que je sache, lorsque M. Albert Sarraut, tenantdiscours aux lves de l'Ecole coloniale, leur enseigne qu'il serait purild'opposer aux entreprises europennes de colonisation un prtendu

    droit d'occupation et je ne sais quel autre droit de farouche isolement quiprenniseraient en des mains incapables la vaine possession de richessessans emploi .

    Et qui s'indigne d'entendre un certain R.P. Barde assurer que les biens de ce monde, s'ils restaient indfiniment rpartis, comme ils leseraient sans la colonisation, ne rpondraient ni aux desseins de Dieu, niaux justes exigences de la collectivit humaine ?

    Attendu, comme l'affirme son confrre en christianisme, le R. P.Muller : que l'humanit ne doit pas, ne peut pas souffrir quel'incapacit, lincurie, la paresse des peuples sauvages laissentindfiniment sans emploi les richesses que Dieu leur a confies avecmission de les faire servir au bien de tous .

    Personne.

    Je veux dire pas un crivain patent, pas un acadmicien, pas unprdicateur, pas un politicien, pas un crois du droit et de la religion, pas

    un dfenseur de la personne humaine .

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    Et pourtant, par la bouche des Sarraut et des Barde, des Muller etdes Renan, par la bouche de tous ceux qui jugeaient et jugent licited'appliquer aux peuples extra-europens, et au bnfice de nations plusfortes et mieux quipes, une sorte d'expropriation pour cause d'utilit

    publique , c'tait dj Hitler qui parlait !

    O veux-je en venir ? A cette ide : que nul ne coloniseinnocemment, que nul non plus ne colonise impunment ; qu'une nationqui colonise, qu'une civilisation qui justifie la colonisation - donc la force- est dj une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte,qui, irrsistiblement, de consquence en consquence, de reniement enreniement, appelle son Hitler, je veux dire son chtiment.

    Colonisation : tte de pont dans une civilisation de la barbarie d'o,

    n'imoorte quel moment, peut dboucher la ngation pure et simple dela civilisation.

    J'ai relev dans l'histoire des expditions coloniales quelques traitsque j'ai cits ailleurs tout loisir.

    Cela n'a pas eu l'heur de plaire tout le monde. Il parat que c'esttirer de vieux squelettes du placard. Voire !

    Etait-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conqurantsde l'Algrie :

    Pour chasser les ides qui m'assigent quelquefois, je fais couperdes ttes, non pas des ttes d'artichauts, mais bien des ttes d'hommes.

    Convenait-il de refuser la parole au comte d'Herisson :

    Il est vrai que nous rapportons un plein barils d'oreilles rcoltes,paire paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis.

    Fallait-il refuser Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de foibarbare :

    On ravage, on brle, on pille, on dtruit les maisons et les arbres.

    Fallait-il empcher le marchal Bugeaud de systmatiser tout celadans une thorie audacieuse et de se revendiquer des grands anctres :

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    Il faut une grande invasion en Afrique qui ressemble ce quefaisaient les Francs, ce que faisaient les Goths.

    Fallait-il enfin rejeter dans les tnbres de l'oubli le fait d'armesmmorable du commandant Grard et se taire sur la prise d'Ambike, uneville qui, vrai dire, n'avait jamais song se dfendre :

    Les tirailleurs n'avaient ordre de tuer que les hommes, mais on neles retint pas ; nivrs de l'odeur du sang, ils n'pargnrent pas unefemme, pas un enfant... A la fin de l'aprs-midi, sous l'action de lachaleur, un petit brouillard s'leva : c'tait le sang des cinq mille victimes,l'ombre de la ville, qui s'vaporait au soleil couchant.

    Oui ou non, ces faits sont-ils vrais ? Et les volupts sadiques, lesinnommables jouissances qui vous frisselisent la carcasse de Loti quandil tient au bout de sa lorgnette d'officier un bon massacre d'Annamites ?Vrai ou pas vrai ? (1) Et si ces faits sont vrais, comme n'est au pouvoir depersonne de le nier, dira-t-on, pour les minimiser, que ces cadavres neprouvent rien ?

    Pour ma part, si j'ai rappel quelques dtails de ces hideusesboucheries, ce n'est point par dlectation morose, c'est parce que je pense

    que ces ttes d'hommes, ces rcoltes d'oreilles, ces maisons brles, cesinvasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s'vaporent autranchant du glaive, on ne s'en dbarrassera pas si bon compte. Ilsprouvent que la colonisation, je le rpte, dshumanise l'homme mme leplus civilis ; que l'action coloniale, l'entreprise coloniale, la conqutecoloniale, fonde sur le mpris de l'homme indigne et justifie par cempris, tend invitablement modifier celui qui l'entreprend ; que lecolonisateur qui, pour se donner bonne conscience, s'habitue voir dansl'autre la bte, s'entrane le traiter en bte, tend objectivement se

    transformer lui-mme en bte. C'est cette action, ce choc en retour de lacolonisation qu'il importait de signaler.

    1Il s'agit du rcit de la prise de Thouan-An paru dansLe Figaro en septembre 1883 et

    cit dans le livre de N. Serban : Loti, sa vie, son uvre. Alors la grande tuerie avait

    commenc. On avait fait des feux de salve-deux ! et c'tait plaisir de voir ces gerbes

    de balles, si facilement dirigeables, s'abattre sur eux deux fois par minute, au

    commandement d'une manire mthodique et sre... On en voyait d'absolument fous,qui se relevaient pris d'un vertige de courir... Ils faisaient un zig-zag et tout de travers

    cette course de la mort, se retroussant jusqu'aux reins d'une manire comique... et puis

    on s'amusait compter les morts, etc.

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    Partialit ? Non. Il fut un temps o de ces mmes faits on tirait vanit, et o, sr du lendemain, on ne mchait pas ses mots. Unedernire citation ; je l'emprunte un certain Carl Siger, auteur d'unEssaisur la Colonisation (2) :

    Les pays neufs sont un vaste champ ouvert aux activitsindividuelles, violentes, qui, dans les mtropoles, se heurteraient certains prjugs, une conception sage et rgle de la vie, et qui,aux colonies, peuvent se dvelopper plus librement et mieuxaffirmer, par suite, leur valeur. Ainsi, les colonies peuvent, uncertain point, servir de soupape de sret la socit moderne.Cette utilit serait-elle la seule, elle est immense.

    En vrit, il est des tares qu'il n'est au pouvoir de personne de

    rparer et que l'on n'a jamais fini d'expier.

    Mais parlons des coloniss.

    Je vois bien ce que la colonisation a dtruit : les admirablescivilisations indiennes et que ni Deterding, ni Royal Dutch, ni StandardOil ne me consoleront jamais des Aztques ni des Incas.

    Je vois bien celles - condamnes terme - dans lesquelles elle a

    introduit un principe de ruine : Ocanie, Nigria, Nyassaland. Je voismoins bien ce qu'elle a apport.

    Scurit ? Culture ? Juridisme ? En attendant, je regarde et je vois,partout o il y a, face face, colonisateurs et coloniss, la force, la brutalit, la cruaut, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formationculturelle, la fabrication htive de quelques milliers de fonctionnairessubalternes, de boys, d'artisans, d'employs de commerce et d'interprtesncessaires la bonne marche des affaires.

    J'ai parl de contact.

    Entre colonisateur et colonis, il n'y a de place que pour la corve,l'intimidation, la pression, la police, l'impt, le vol, le viol, les culturesobligatoires, le mpris, la mfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie,des lites dcrbres, des masses avilies.

    Aucun contact humain, mais des rapports de domination et desoumission qui transforment lhomme colonisateur en pion, en adjudant,

    2Carl Siger,Essai sur la Colonisation, Paris, 1907.

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    en garde-chiourme, en chicote et l'homme indigne en instrument deproduction.

    A mon tour de poser une quation : colonisation = chosification.

    J'entends la tempte. On me parle de progrs, de ralisations , demaladies guries, de niveaux de vie levs au-dessus d'eux-mmes.

    Moi, je parle de socits vides d'elles-mmes, de cultures pitines,d'institutions mines, de terres confisques, de religions assassines, demagnificences artistiques ananties, d'extraordinaires possibilitssupprimes.

    On me lance la tte des faits, des statistiques, des kilomtrages de

    routes, de canaux, de chemins de fer.

    Moi, je parle de milliers d'hommes sacrifis au Congo-Ocan. Jeparle de ceux qui, l'heure o j'cris, sont en train de creuser la main leport d'Abidjan. Je parle de millions d'hommes arrachs leurs dieux, leur terre, leurs habitudes, leur vie, la vie, la danse, la sagesse.

    Je parle de millions d'hommes qui on a inculqu savamment lapeur, le complexe d'infriorit, le tremblement, l'agenouilleinent, le

    dsespoir, le larbinisine.

    On m'en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao export,d'hectares d'oliviers ou de vignes plants.

    Moi, je parle d'conomies naturelles, d'conomies harmonieuses etviables, d'conomies la mesure de l'homme indigne dsorganises, decultures vivrires dtruites, de sous-alimentation installe, dedveloppement agricole orient selon le seul bnfice des mtropoles, de

    rafles de produits, de rafles de matires premires.

    On se targue d'abus supprims.

    Moi aussi, je parle d'abus, mais pour dire quaux anciens - trs rels -on en a superpos d'autres - trs dtestables. On me parle de tyranslocaux mis la raison ; mais je constate qu'en gnral ils font trs bonmnage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, ils'est tabli, au dtriment des peuples, un circuit de bons services et decomplicit.

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    moment o l'Europe est tombe entre les mains des financiers et descapitaines d'industrie les plus dnus de scrupules que l'Europe s'est propage ; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-lque nous ayons rencontre sur notre route et que l'Europe est comptable

    devant la communaut humaine du plus haut tas de cadavres del'histoire.

    Par ailleurs, jugeant l'action colonisatrice, j'ai ajout que l'Europe afait fort bon mnage avec tous les fodaux indignes qui acceptaient deservir ; ourdi avec eux une vicieuse complicit ; rendu leur tyrannie pluseffective et plus efficace, et que son action na tendu rien de moins qu'artificiellement prolonger la survie des passs locaux dans ce qu'ilsavaient de plus pernicieux.

    Jai dit, - et c'est trs diffrent, - que l'Europe colonisatrice a entl'abus moderne sur l'antique injustice ; l'odieux racisme sur la vieilleingalit.

    Que si c'est un procs d'intention que l'on me fait, je maintiens quelEurope colonisatrice est dloyale lgitimer a posteriori l'actioncolonisatrice par les vidents progrs matriels raliss dans certainsdomaines sous le rgime colonial, attendu que la mutation brusque estchose toujours possible, en histoire comme ailleurs ; que nul ne sait

    quel stade de dveloppement matriel eussent t ces mmes pays sansl'intervention europenne ; que l'quipement technique, larorganisation administrative, l'europanisation , en un mot, del'Afrique ou de PAsie n'taient comme le prouve l'exemple japonaisaucunement lis l'occupation europenne ; que l'europanisation descontinents non europens pouvait se faire autrement que sous la botte del'Europe ; que ce mouvement d'europanisation tait en train ; qu'il amme t ralenti ; qu'en tout cas il a t fauss par la mainmise delEurope.

    A preuve qu' l'heure actuelle, ce sont les indignes dAfrique oud'Asie qui rclament des coles et que c'est l'Europe colonisatrice qui enrefuse ; que c'est l'homme africain qui demande des ports et des routes,que c'est l'Europe colonisatrice qui, ce sujet, lsine ; que c'est le colonisqui veut aller de l'avant, que c'est le colonisateur qui retient en arrire.

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    Passant plus outre, je ne fais point mystre de penser qu' l'heureactuelle, la barbarie de l'Europe occidentale est incroyablement haute,surpasse par une seule, de trs loin, il est vrai, l'amricaine.

    Et je ne parle pas de Hitler, ni du garde-chiourme, ni de l'aventurier,mais du brave homme d'en face ; ni du S.S., ni du gangster, mais del'honnte bourgeois. La candeur de Lon Bloy s'indignait jadis que des

    escrocs, des parjures, des faussaires, des voleurs, des proxntes fussentchargs de porter aux Indes l'exemple des vertus chrtiennes .

    Le progrs est qu'aujourd'hui, c'est le dtenteur des vertuschrtiennes qui brigue - et s'en tire fort bien - l'honneur d'administreroutre-mer selon les procds des faussaires et des tortionnaires.

    Signe que la cruaut, le mensonge, la bassesse, la corruption ontmerveilleusement mordu l'me de la bourgeoisie europenne.

    Je rpte que je ne parle ni de Hitler, ni du S.S., ni du pogrom, ni del'excution sommaire. Mais de telle raction surprise, de tel rflexeadmis, de tel cynisme tolr. Et, si en veut des tmoignages, de telle scned'hystrie anthropophagique laquelle il m'a t donn d'assister l'Assemble Nationale franaise.

    Bigre, mes chers collgues (comme on dit), je vous te mon chapeau(mon chapeau d'anthropophage, bien entendu).

    Pensez donc ! quatre-vingt-dix mille morts Madagascar !L'Indochine pitine, broye, assassine, des tortures ramenes du fonddu Moyen-Age ! Et quel spectacle ! Ce frisson d'aise qui vous revigoraitles somnolences ! Ces clameurs sauvages ! Bidault avec son air d'hostieconchie - l'anthropophagie papelarde et Sainte-Nitouche ; Teitgen, filsgrabeleur en diable, l'Aliboron du dcervelage - l'anthropophagie desPandectes ; Moutet, l'anthropophagie maquignarde, la baguenauderonflante et du beurre sur la tte ; Coste-Floret, l'anthropophagie faiteours mal lch et les pieds dans le plat.

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    Inoubliable, messieurs ! De belles phrases solennelles et froidescomme des bandelettes, on vous ligote le Malgache. De quelques motsconvenus, on vous le poignarde. Le temps de rincer le sifflet, on vousl'tripe. Le beau travail ! Pas une goutte de sang ne sera perdue !

    Ceux qui en font rubis sur l'ongle, n'y mettant jamais d'eau. Ceuxqui, comme Ramadier, s'en barbouillent - la Silne - la face ; Fonlup-Esperaber (3), qui s'en empse les moustaches, genre vieux-Gaulois--la-tte-ronde ; le vieux Desjardins pench sur les effluves de la cuve, et s'engrisant comme d'un vin doux. La violence ! celle des faibles. Chosesignificative : ce n'est pas par la tte que les civilisations pourrissent.C'est d'abord par le cur.

    J'avoue que, pour la bonne sant de l'Europe et de la civilisation, ces tue ! tue ! , ces il faut que a saigne ructs par le vieillard qui

    tremble et le bon jeune homme, lve des bons Pres, m'impressionnent beaucoup plus dsagrablement que les plus sensationnels hold-up laporte d'une banque parisienne.

    Et cela, voyez-vous, n'a rien de l'exception.

    La rgle, au contraire, est de la muflerie bourgeoise. Cette muflerie,on la piste, depuis un sicle. On l'ausculte, on la surprend, on la sent, onla suit, on la perd, on la retrouve, on la file et elle s'tale chaque jour plus

    nauseuse. Oh ! le racisme de ces messieurs ne me vexe pas. Il nem'indigne pas. J'en prends seulement connaissance. Je le constate, etc'est tout. Je lui sais presque gr de sexprimer et de paratre au grand jour, signe. Signe que l'intrpide classe qui monta jadis l'assaut desBastilles a les jarrets eoups. Signe qu'elle se sent mortelle. Signe qu'ellese sent cadavre. Et quand le cadavre bafouille, a donne des choses dansle got que voici:

    Il n'y avait que trop de vrit dans ce premier mouvement des

    Europens qui refusreni, au sicle de Colomb, de reconnatre leurssemblables dans les hommes dgrads qui peuplaient le nouveaumonde... On ne saurait fixer un instant ses regards sur le sauvage sanslire l'anathme crit, je ne dis pas seulement dans son me, mais jusquesur la forme extrieure de son corps.

    Et c'est sign Joseph de Maistre.(a, c'est la mouture mystique.)

    Et puis a donne encore ceci :

    3Pas mauvais diable au fond, comme la suite l'a prouv, mais dchan ce jour-l.

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    Au point de vue slectionniste, je regarderais comme fcheux letrs grand dveloppement numrique des lments jaunes et noirs quiseraient d'une limination difficile. Si toutefois la socit future

    s'organise sur une base dualiste, avec une classe dolichoblondedirigeante et une classe de race infrieure confine dans la main-d'uvre la plus grossire, il est possible que ce dernier rle incombe des lments jaunes et noirs. En ce cas d'ailleurs, ils ne seraient pas unegne, mais un avantage pour les dolicho-blonds... Il ne faut pas oublierque [l'esclavage] n'a rien de plus anormal que la domestication ducheval ou du buf. Il est donc possible qu'il reparaisse dans l'avenir sousune forme quelconque. Cela se produira mme probablement d'unemanire invitable si la solution simpliste n'intervient pas : une seulerace suprieure, nivele par slection.

    a, c'est la mouture scientiste et c'est sign Lapouge.Et a donne encore ceci (cette fois mouture littraire) :

    Je sais que je dois me croire suprieur aux pauvres Bayas de laMambr. Je sais que je dois avoir l'orgueil de mon sang. Lorsqu'unhomme suprieur cesse de se croire suprieur, il cesse effectivementd'tre suprieur...Lorsqu'une race suprieure cesse de se croire une racelue, elle cesse effectivement d'tre une race lue.

    Et c'est sign Psichari-soldat-d'Afrique.Traduit en patois journalistique, on obtient du Faguet :

    Le Barbare est de mme race, aprs tout, que le Romain et le Grec.C'est un cousin. Le Jaune, le Noir n'est pas du tout notre cousin. Ici, il y aune vraie diffrence, une vraie distance, et trs grande, ethnologique.Aprs tout, la civilisation n'a jamais t faite jusqu' prsent que par desBlancs... L'Europe devenue jaune, il y aura certainement une rgression,

    une nouvelle priode d'obscurcissement et de confusion, c'est--dire unsecond Moyen-Age.

    Et puis, plus bas, toujours plus bas, jusqu'au fond de la fosse, plus bas que ne peut descendre la pelle, M. Jules Romains, de l'Acadmiefranaise et de la Revue des Deux Mondes (peu importe, bien entendu,que M. Farigoule change de nom une fois de plus -et se fasse, ici, appelerSalsette pour la commodit de la situation). L'essentiel est que M. JulesRomains en arrive crire ceci :

    Je n'accepte la discussion qu'avec des gens qui consentent fairel'hypothse suivante : une France ayant sur son sol mtropolitain dix

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    millions de Noirs, dont cinq ou six millions dans la valle de la Garonne.Le prjug de race n'aurait-il jamais effleur nos vaillantes populationsdu Sud-Ouest ? Aucune inquitude, si la question s'tait pose deremettre tous les pouvoirs ces ngres, fils d'esclaves ?... Il m'est arriv

    d'avoir en face de moi une range d'une vingtaine de Noirs purs... Je nereprocherai mme pas nos ngres et ngresses de mcher du chewinggum. Jobserverai seulement... que ce mouvement a pour effet de mettreles mchoires bien en valeur et que les vocations qui vous viennent l'esprit vous ramnent plus prs de la fort quatoriale que de laprocession des Panathnes... La race noire n'a encore donn, nedonnera jamais un Einstein, un Stravinsky, un Gershwin.

    Comparaison idiote pour comparaison idiote : puisque le prophtede la Revue des Deux Mondes et autres lieux nous invite auxrapprochements distants , qu'il permette au ngre que je suis de

    trouver - personne n'tant matre de ses associations d'ides - que sa voixa moins de rapport avec le chne, voire les chaudrons de Dodone, qu'avecle braiment des nes du Missouri.

    Encore une fois, je fais systmatiquement l'apologie de nos vieillescivilisations ngres : c'taient des civilisations courtoises.

    Et alors, me dira-t-on, le vrai problme est d'y revenir. Non, je lerpte. Nous ne sommes pas les hommes du ou ceci ou cela . Pournous, le problme n'est pas d'une utopique et strile tentative derduplication, mais d'un dpassement. Ce n'est pas une socit morte que

    nous voulons faire revivre. Nous laissons cela aux amateurs d'exotisme.Ce nest pas davantage la socit coloniale actuelle que nous voulonsprolonger, la plus carne qui ait jamais pourri sous le soleil. Cest unesocit nouvelle qu'il nous faut, avec l'aide de tous nos frres esclaves,crer, riche de toute la puissance productive moderne, chaude de toute lafraternit antique.

    Que cela soit possible, l'Union Sovitique nous en donne quelquesexemples...

    Mais revenons M. Jules Romains.On ne peut pas dire que le petit bourgeois na rien lu. Il a tout lu,tout dvor au contraire.

    Seulement son cerveau fonctionne la manire de certains appareilsdigestifs de type lmentaire. Il filtre. Et le filtre ne laisse passer que cequi peut alimenter la couenne de la bonne conscience bourgeoise.

    Les Vietnamiens, avant l'arrive des Franais dans leur pays, taientgens de culture vieille, exquise et raffine. Ce rappel indispose la Banqued'Indochine. Faites fonctionner l'oublioir !

    Ces Malgaches, que l'on torture aujourd'hui, taient, il y a moins

    d'un sicle, des potes, des artistes, des administrateurs ? Chut ! Bouchecousue ! Et le silence se fait profond comme un coffre-fort !

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    Heureusement qu'il reste les ngres. Ah ! les ngres ! parlons-en desngres !

    Eh bien, oui, parlons-en.Des empires soudanais ? Des bronzes du Bnin ? De la sculpture

    Shongo ? Je veux bien ; a nous changera de tant de sensationnels navetsqui adornent tant de capitales europennes. De la musique africaine.Pourquoi pas ?

    Et de ce qu'ont dit, de ce qu'ont vu les premiers explorateurs... Pasde ceux qui mangent aux rteliers des Compagnies ! Mais des d'Elbe,des Marchais, des Pigafetta ! Et puis de Frobnius ! Hein, vous savez quic'est, Frobnius ? Et nous lisons ensemble :

    Civiliss jusqu' la moelle des os ! L'ide du ngre barbare est uneinvention europenne.

    Le petit bourgeois ne veut plus rien entendre. D'un battement

    d'oreilles, il chasse l'ide.L'ide, la mouche importune.

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    Donc, camarade, te seront ennemis - de manire haute, lucide etconsquente - non seulement gouverneurs sadiques et prfetstortionnaires, non seulement colons flagellants et banquiers goulus, nonseulement macrotteurs politiciens lche-chques et magistrats auxordres, mais pareillement et au mme titre, journalistes fielleux,acadmiciens gotreux endollards de sottises, ethnographesmtaphysiciens et dogonneux, thologiens farfelus et belges, intellectuels

    jaspineux, sortis tout puants de la cuisse de Nietzsche ou chutscalenders-fils-de-Roi d'on ne sait quelle Pliade, les paternalistes, lesembrasseurs, les corrupteurs, les donneurs de tapes dans le dos, lesamateurs d'exotisme, les diviseurs, les sociologues agrariens, lesendormeurs, les mystificateurs, les haveurs, les matagraboliseurs, etd'une manire gnrale, tous ceux qui, jouant leur rle dans la sordidedivision du travail pour la dfense de la socit occidentale et bourgeoise,tentant de manire diverse et par diversion infme de dsagrger lesforces du Progrs - quitte nier la possibilit mme du Progrs - toussuppts du capitalisme, tous tenants dclars ou honteux du colonialismepillard, tous responsables, tous hassables, tous ngriers, tous redevablesdsormais de l'agressivit rvolutionnaire.

    Et balaie-moi tous les obscurcisseurs, tous les inventeurs desubterfuges, tous les charlatans mystificateurs, tous les manieurs decharabia. Et n'essaie pas de savoir si ces messieurs sont personnellementde bonne ou de mauvaise foi, s'ils sont personnellement bien ou malintentionns, s'ils sont personnellement, c'est--dire dans leurconscience intime de Pierre ou Paul, colonialistes ou non, l'essentiel tant

    que leur trs alatoire bonne foi subjective est sans rapport aucun avec laporte objective et sociale de la mauvaise besogne qu'ils font de chiens degarde du colonialisme.

    Et dans cet ordre d'ides, je cite, titre d'exemples (pris desseindans des disciplines trs diffrentes) :

    De Gourou, son livre : Les pays tropicaux, o, parmi des vues justes, la thse fondamentale s'exprime partiale, irrecevable, qu'il n'y a

    jamais eu de grande civilisation tropicale, qu'il n'y a eu de civilisationgrande que de climat tempr, que, dans tout pays tropical, le germe de

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    la civilisation vient et ne peut venir que d'un ailleurs extra-tropical et quesur les pays tropicaux pse, dfaut de la maldiction biologique desracistes, du moins, et avec les mmes consquences, une non moinsefficace maldiction gographique.

    Du B. P. Tempels, missionnaire et belge, sa Philosophie bantoue vaseuse et mphitique souhait, mais dcouverte de manire trsopportune, comme par d'autres l'hindouisme, pour faire pice au matrialisme communiste , qui menace, parat-il, de faire des ngresdes vagabonds moraux .

    Des historiens ou des romanciers de la civilisation (cest tout un),non de tel ou tel, de tous ou presque, leur fausse objectivit, leurchauvinisme, leur racisme sournois, leur vicieuse passion dnier auxraces non blanches, singulirement aux races mlaniennes, tout mrite,leur monomanie monopoliser au profit de la leur toute gloire.

    Les psychologues, sociologues, etc., leurs vues sur le primitivisme , leurs investigations diriges, leurs gnralisationsintresses, leurs spculations tendancieuses, leur insistance sur lecaractre en marge, le caractre part des non-Blancs, leurreniement pour les besoins de la cause, dans le temps mme o chacunde ces messieurs se rclame, pour accuser de plus haut l'infirmit de lapense primitive, du rationalisme le plus ferme, leur reniement barbarede la phrase de Descartes, charte de l'universalisme : que la raison... esttout entire en chacun et qu'il n'y a du plus ou du moins qu'entre les

    accidents et non point entre les formes ou natures des individus d'unemme espce .

    Mais n'allons pas trop vite. Il vaut la peine de suivre quelques-uns deces messieurs.

    Je ne m'tendrai pas sur le cas des historiens, ni celui des historiensde la colonisationp ni celui des gyptologues, le cas des premiers tanttrop vident, dans le cas des seconds, le mcanisme de leur mystification

    ayant t dfinitivement dmont par Cheikh Anta Diop, dans son livre Nations ngres et Culture - le plus audacieux qu'un ngre ait jusqu'icicrit et qui comptera, n'en pas douter, dans le rveil de l'Afrique (4).

    4Cf. Cheikh Anta Diop : Nations ngres et Culture, collection Prsence

    Africaine , 1955. Hrodote, ayant affirm que les Egyptiens n'taient primitivement

    qu'une colonie les Ethiopiens ; Diodore de Sicile ayant rpt la mme chose et

    aggrav son cas en portraiturant les Ethiopiens de manire ne pouvoir s'y mprendre

    (Plerique omnes - pour citer la traduction latine - nigro sunt colore, facie sima, crispiscapilis, livre III, 3), Il importait au plus haut point de les contrebattre. Cela tant

    admis, et presque tous les savants occidentaux s'tant dlibrment fix pour but de

    ravir l'Egypte l'Afrique, quitte ne plus pouvoir l'expliquer, il y avait plusieurs

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    Revenons plutt en arrire. A M. Gourou exactement.

    Ai-je besoin de dire que c'est de trs haut que l'minent savant toise

    les populations indignes, lesquelles n'ont pris aucune par audveloppement de la science moderne ? Et que ce n'est pas de l'effort deces populations, de leur lutte libratrice, de leur combat concret pour lavie, la libert et la culture qu'il attend le salut des pays tropicaux, mais dubon colonisateur ; attendu que la loi est formelle savoir que ce sontdes lments culturels prpars dans des rgions extratropicales, quiassurent et assureront le progrs des rgions tropicales vers unepopulation plus nombreuse et une civilisation suprieure .

    J'ai dit qusil y a des vues juste dans le livre de M. Gourou : Le

    milieu tropical t les socits indignes, crit-il, dressant le bilan de lacolonisation, ont souffert de l'introduction de techniques mal adaptes,des corves, du portage, du travail forc, de lesclavage, de latransplantation des travaillurs d'une rgion dans une autre, dechangements subits du milieu biologique, de conditions spcialesnouvelles et moins favorables.

    Quel palmars ! Tte du recteur ! Tte du ministre quand il lit cela !Notre Gourou est lch ; a y est ; il va tout dire ; il commence : Les

    pays chauds typiques se trouvent devant le dilemme suivant : stagnationconomique et sauvegarde des indignes ou dveloppement conomiqueprovisoire et rgression des indignes. Monsieur Gourou, c'est trsgrave ! Je vous avertis solennellement qu' ce jeu, c'est votre carrire quise joue. Alors notre Gourou choisit de filer doux et d'omettre deprciser que, si le dilemme existe, il n'existe que dans le cadre du rgime

    moyens d'y parvenir : la mthode Gustave Le Bon, affirmation brutale, effronte :

    Les Egyptiens sont des Chamites, c'est--dire des Blancs comme les Lydiens, les

    Gtules, les Maures, les Numides, les Berbres ; la mthode Maspero qui consiste

    rattacher, contre toute vraisemblance, la langue gyptienne aux langues smitiques,

    plus spcialement au type hbraeo-aramen, d'o suit la conclusion, que les Egyptiens

    ne pouvaient tre l'origine que des Smites ; la mthode Weigall, gographique celle-

    l, selon laquelle la civilisation gyptienne n'a pu natre que dans la Basse-Egypte et

    que de l elle serait passe la Haute-Egypte, en remontant le fleuve... attendu qu'elle

    ne pouvait le descendre (sic). On aura compris que la secrte raison de cette

    impossibilit est que la Basse-Egypte est proche de la Mditerrane, donc des

    populations blanches, tandis que la Haute-Egypte est proche du pays des ngres.

    A ce sujet, et pour les opposer la thse de Weigall, Il n'est pas sans intrt de

    rappeler les vues de Scheinfurth (Au cur de l'Afrique, t. 1) sur l'origine de la flore etde la faune de l'Egypte, qu'il situe des centaines de milles en amont du fleuve .

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    existant ; que, si cette antinomie constitue une loi d'airain, ce n'est que laloi d'airain du capitalisme colonialiste, donc d'une socit non seulementprissable, mais dj en voie de prir.

    Gographie impure et combien sculire !

    S'il y a mieux, c'est du R. P. Tempels. Que l'on pille, que l'on tortureau Congo, que le colonisateur belge fasse main basse sur toute richesse,qu'il tue toute libert, qu'il opprime toute fiert - qu'il aille en paix, lervrend Pre Tempels y consent. Mais, attention ! Vous allez au Congo ?Respectez, je ne dis pas la proprit indigne (les grandes compagniesbelges pourraient prendre a pour une pierre dans leur jardin), je ne dispas la libert des indignes (les colons belges pourraient y voir propossubversifs), je ne dis pas la patrie congolaise (le gouvernement belge

    risquant de prendre fort mal la chose), Je dis - Vous allez au Congo,respectez la philosophie bantoue !

    Il serait vraiment inou, crit le R.P. Tempels, que l'ducateurblanc s'obstine tuer dans l'homme noir son esprit humain propre, cetteseule ralit qui nous empche de le considrer comme un tre infrieur !Ce serait un crime de lse-humanit, de la part du colonisateur,d'manciper les races primitives de ce qui est valeureux, de ce quiconstitue un noyau de vrit dans leur pense traditionnelle, etc.

    Quelle gnrosit, mon Pre ! Et quel zle !

    Or donc, apprenez que la pense bantoue est essentiellementontologique ; que lontologie bantoue est fonde sur les notions vritablement essentielles de force vitale et de hirarchie de forces vitakles : que pour le Bantou enfin l'ordre ontologique qui dfinit lemonde vient de Dieu (5) et, dcret divin, doit tre respect...

    Admirable ! Tout le monde y gagne: grandes compagnies, colons,

    gouvernement, sauf le Bantou, naturellement.La pense des Bantous tant ontologique, les Bantous ne demandentde satisfaction que d'ordre ontologique. Salaires dcents ! Logementsconfortables ! Nourriture ! Ces Bantous sont de purs esprits, vous dis-je : Ce qu'ils dsirent avant tout et par-dessus tout, ce n'est pasl'amlioration de leur situation conomique ou matrielle, mais bien lareconnaissance par le Blanc et son respect, pour leur dignit d'homme,pour leur pleine valeur humaine.

    5Il est clair qu'ici on s'en prend non pas la philosophie bantoue, mais l'utilisation

    que certains, dans un but politique, entreprennent d'en faire.

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    En somme, un coup de chapeau la force vitale bantoue, un clind'il l'me immortelle bantoue. Et vous tes quitte ! Avouez que c'est bon compte !

    Quant au gouvernement, de quoi se plaindrait-il ? puisque, note le R.P. Tempels, avec une vidente satisfaction, les Bantous nous ontconsidrs, nous les Blancs, et ce, ds le premier contact, de leur point devue possible, celui de leur philosophie bantoue et nous ont intgrs,dans leur hirarchie des tres-forces, un chelon fort lev .

    Autrement dit, obtenez qu'en tte de la hirarchie des forces vitales bantoues, prenne place le Blanc, et le Belge singulirement, et plussingulirement encore Albert ou Lopold, et le tour est jou. Onobtiendra cette merveille : le Dieu bantou sera garant de lordre

    colonialiste belge et sera sacrilge tout Bantou qui osera y porter lamain.

    Pour ce qui est de M. Mannoni, ses considrations sur l'memalgache et son livre mritent que de lui on fasse grand cas.

    Qu'on le suive pas pas dans les tours et dtours de ses petits toursde passe-passe, et il vous dmontrera clair comme le jour que lacolonisation est fonde en psychologie ; qu'il y a de par le monde des

    groupes d'hommes atteints, on ne sait comment, d'un complexe qu'il faut bien appeler complexe de la dpendance, que ces groupes sontpsychologiquement faits pour tre dpendants ; qu'ils ont besoin de ladpendance, qu'ils la postulent, qu'ils la rclament, qu'ils l'exigent ; quece cas est celui de la plupart des peuples coloniss, des Malgaches enparticulier.

    Foin du racisme ! Foin du colonialisme ! a sent trop son barbare.M. Mannoni a mieux : la psychanalyse. Agrmente d'existentialisme, les

    rsultats sont tonnants : les lieux communs les plus culs vous sontressemels et remis neuf ; les prjugs les plus absurdes, expliqus etlgitims ; et magiquement les vessies vous deviennent des lanternes.

    Ecoutez-le plutt : Le destin de l'Occidental rencontre l'obligation d'obir au

    commandement : Tu quitteras ton pre et ta mre. Cette obligation estincomprhensible pour le Malgache. Tout Europen, un moment de sondveloppement, dcouvre en lui le dsir... de rompre avec ses liens dedpendance, de s'galer son pre. Le Malgache, jamais ! Il ignore la

    rivalit avec l'autorit paternelle, la protestation virile , l'infrioritadlrienne, preuves par lesquelles l'Europen doit passer et qui sont

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    comme les formes civilises... des rites d'initiation par lesquels on atteint la virilit...

    Que les subtilits du vocabulaire, que les nouveauts

    terminologiques ne vous effraient pas ! Vous connaissez la rengaine : Les Ngres-sont-de-grands-Enfants . On vous la prend, on vousl'habille, on vous l'emberlificote. Le rsultat, c'est du Mannoni. Encoreune fois, rassurez-vous ! Au dpart, a peut paratre un peu pnible, mais l'arrive, vous verrez, vous retrouverez tous vos bagages. Rien nemanquera, pas mme le clbre fardeau de l'homme blanc. Donc, oyez : Par ces preuves (rserves l'Occidental [A.C.]), on triomphe de lapeur infantile de l'abandon et on acquiert libert et autonomie, bienssuprmes et aussi fardeaux de l'Occidental.

    Et le Malgache ? direz-vous. Race serve et mensongre, diraitKipling. M. Mannoni diagnostique : Le Malgache n'essaie mme pasd'imaginer pareille situation d'abandon... Il ne dsire ni autonomiepersonnelle ni libre responsabilit. (Vous savez bien, voyons. Cesngres n'imaginent mme pas ce que c'est que la libert. Ils ne la dsirentpas, ils ne la revendiquent pas. Ce sont les meneurs blancs qui leurfourrent a dans la tte. Et si on la leur donnait, ils ne sauraient qu'enfaire.)

    Si on fait remarquer M. Mannoni que les Malgaches se sontpourtant rvolts plusieurs reprises depuis l'occupation franaise etdernirement encore, en 1947, M. Mannoni, fidle ses prmisses, vousexpliquera qu'il s'agit l d'un comportement purement nvrotique, d'unefolie collective, d'un comportement d'amok ; que d'ailleurs, en lacirconstance, il ne s'agissait pas pour les Malgaches de partir laconqute de biens rels, mais d'une scurit imaginaire , ce quiimplique videmment que l'oppression dont ils se plaignent est uneoppression imaginaire. Si nettement, si dmentiellement imaginaire,

    quil nest pas interdit de parler d'ingratitude monstrueuse, selon le typeclassique du Fidjien qui brle le schoir du capitaine qui l'a guri de sesblessures.

    Que, si vous fates la critique du colonialisme qui accule au dsespoirles populations les plus pacifiques, M. Mannoni vous expliquera qu'aprstout, le responsable, ce n'est pas le Blanc colonialiste, mais les Malgachescoloniss. Que diable ! Ils prenaient les Blancs pour des dieux etattendaient d'eux tout ce qu'on attend de la divinit !

    Que si vous trouvez que le traitement appliqu la nvrose malgachea t un peu rude, M. Mannoni, qui a rponse tout, vous prouvera que

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    les fameuses brutalits dont on parle ont t trs largement exagres,que nous sommes l en pleine fiction... nvrotique, que les torturestaient des tortures imaginaires appliques par des bourreauximaginaires . Quant au gouvernement franais, il se serait montr

    singulirement modr, puisqu'il s'est content d'arrter les dputsmalgaches, alors qu'il aurait d les sacrifier, s'il avait voulu respecter leslois d'une saine psychologie.

    Je n'exagre rien. C'est M. Mannoni qui parle : Suivant deschemins trs classiques, ces Malgaches transformaient leurs saints enmartyrs, leurs sauveurs en boucs missaires ; ils voulaient laver leurspchs imaginaires dans le sang de leurs propres dieux. Ils taient prts,mme ce prix, ou plutt ce prix seulement, renverser encore unefois leur attitude. Un trait de cette psychologie dpendante semblerait

    tre que, puisque nul ne peut avoir deux matres, il convient que l'un desdeux soit sacrifi l'autre. La partie la plus trouble des colonialistes deTananarive comprenait confusment l'essentiel de cette psychologie dusacrifice, et ils rclamaient leurs victimes. Ils assigeaient le Haut-Commissariat, assurant que, si on leur accordait le sang de quelquesinnocents, tout le monde serait satisfait . Cette attitude, humainementdshonorante, tait fonde sur une aperception assez juste en gros destroubles motionnels que traversait la population des hauts plateaux.

    De l absoudre les colonialistes altrs de sang, il n'y avidemment qu'un pas. La psychologie de M. Mannoni est aussi dsintresse , aussi libre , que la gographie de M. Gourou ou lathologie missionnaire du R. P. Tempels !

    Et voici la saisissante unit de tout cela, la persvrante tentative bourgeoise de ramener les problmes les plus humains des notionsconfortables et creuses : l'ide du complexe de dpendance chezMannoni, l'ide ontologique chez le R. P. Tempels, l'ide de

    tropicalit chez Gourou. Que devient la Banque d'Indochine dans toutcela ? Et la Banque de Madagascar ? Et la chicote ? et l'impt ? et lapoigne de riz au Malgache ou au nhaqu ? Et ces martyrs ? Et cesinnocents assassins ? Et cet argent sanglant qui s'amasse dans voscoffres, messieurs ? Volatiliss ! Disparus, confondus, mconnaissablesau royaume des ples ratiocinations.

    Mais il y a pour ces messieurs un malheur. C'est que l'entendementbourgeois est de plus en plus rebelle la finasserie et que leurs matressont condamns se dtourner d'eux de plus en plus pour applaudir de

    plus en plus d'autres moins subtils et plus brutaux. C'est trs prcismentcela qui donne une chance M. Yves Florenne. Et, en effet, voici, sur le

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    plateau du journal Le Monde, bien sagement ranges, ses petites offresde service. Aucune surprise possible. Tout garanti, efficacit prouve,toute exprience faite et concluante, c'est d'un racisme qu'il s'agit, d'unracisme franais encore maigrelet certes, mais prometteur. Oyez plutt :

    Notre lectrice... (une dame professeur qui a eu l'audace decontredire l'irascible M. Florenne) prouve, en contemplant deux jeunesmtisses, ses lves, l'motion de fiert que lui donne le sentiment d'uneintgration croissante notre famille franaise... Son motion serait-elle la mme si elle voyait l'inverse la France s'intgrer dans la famillenoire (ou jaune ou rouge, peu importe), c'est-dire se diluer,disparatre ?

    C'est clair, pour M. Yves Florenne, cest le sang qui fait la France et

    les bases de la nation sont biologiques: Son peuple, son gnie sont faitsd'un quilibre millnaire, vigoureux et dlicat la fois et... certainesruptures inquitantes de cet quilibre concident avec l'infusion massiveet souvent hasardeuse de sang tranger qu'elle a d subir depuis unetrentaine d'annes.

    En somme, le mtissage, voil l'ennemi. Plus de crise sociale ! Plusde crise conomique ! Il n'y a plus que des crises raciales ! Bien entendu,l'humanisme ne perd point ses droits (nous sommes en Occident), mais

    entendons-nous :

    Ce n'est pas en se perdant dans l'univers humain avec son sang etson esprit, que la France sera universelle, c'est en demeurant elle-mme. Voil o en est arrive la bourgeoisie franaise, cinq ans aprs ladfaite de Hitler ! Et c'est en cela prcisment que rside son chtimenthistorique : d'tre condamne, y revenant comme par vice, remcher levomi de Hitler.

    Car enfin, M. Yves Florenne en tait encore fignoler des romanspaysans, des drames de la terre , des histoires de mauvais il, quand,lil autrement mauvais quun agreste hros de jettatura, Hitlerannonait :

    Le but suprme de l'Etat-Peuple est de conserver les lmentsoriginaires de la race qui, en rpandant la culture, crent la beaut et ladignit d'une humanit suprieure.

    Cette filiation, M. Yves Florenne la connat.

    Et il na garde den tre gn.Fort bien, cest son droit.

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    Comme ce nest pas notre droit de nous en indigner.

    Car enfin, il faut en prendre son parti et se dire, une fois pour toutes,que la bourgeoisie est condamne tre chaque jour plus hargneuse, plus

    ouvertement froce, plus dnue de pudeur, plus sommairementbarbare ; que c'est une loi implacable que toute classe dcadente se voittransforme en rceptacle o affluent toutes les eaux sales de l'histoire ;que c'est une loi universelle que toute classe, avant de disparatre, doitpralablement se dshonorer compltement, omnilatralement, et quec'est la tte enfouie sous le fumier que les socits moribondes poussentleur chant du cygne.

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    Au fait, le dossier est accablant.

    Un rude animal qui, par l'lmentaire exercice de sa vitalit, rpandle sang et sme la mort, on se souvient qu'historiquement, c'est sous cetteforme d'archtype froce que se manifesta, la conscience et l'espritdes meilleurs, la rvlation de la socit capitaliste.

    L'animal s'est anmi depuis ; son poil s'est fait rare, son cuir dcati,mais la frocit est reste, tout juste mle de sadisme. Hitler a bon dosRosenberg a bon dos. Bon dos Junger et les autres. Le S.S. a bon dos.

    Mais ceci :

    Tout en ce monde sue le crime : le journal, la muraille et le visagede l'homme.

    C'est du Baudelaire, et Hitler n'tait pas n !

    Preuve que le mal vient de plus loin.

    Et Isidore Ducasse, comte de Lautramont !

    A ce sujet, il est grand temps de dissiper l'atmosphre de scandalequi a t cre autour des Chants de Maldoror.

    Monstruosit ? Arolithe littraire ? Dlire d'une imagination

    malade ? Allons donc ! Comme cest commode !

    La vrit est que Lautramont n'a eu qu' regarder, les yeux dans lesyeux, l'homme de fer forg par la socit capitaliste, pour apprhender lemonstre, le monstre quotidien son hros.

    Nul ne nie la vracit de Balzac.

    Mais attention : faites Vautrin, retour des pays chauds, donnez-lui

    les ailes de l'archange et les frissons du paludisme, faites-le

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    Mais laissons cela.

    Les moralistes n'y peuvent rien.

    La bourgeoisie, en tant que classe, est condamne, qu'on le veuilleou non, prendre en charge toute la barbarie de l'histoire, les tortures duMoyen-Age comme l'inquisition, la raison d'tat comme le bellicisme, leracisme comme l'esclavagisme, bref, tout ce contre quoi elle a protest eten termes inoubliables, du temps que, classe l'attaque, elle incarnait leprogrs humain.

    Les moralistes n'y peuvent rien. Il y a une loi de dshumanisationprogressive en vertu de quoi dsormais, l'ordre du jour de la bourgeoisie, il n'y a, il ne peut y avoir maintenant que la violence, lacorruption et la barbarie.

    J'allais oublier la haine, le mensonge, la suffisance.

    J'allais oublier M. Roger Caillois (6).

    Or donc, M. Caillois qui mission a t donne de toute ternitd'enseigner un sicle lche et dbraill la rigueur de la pense et latenue du style, M. Caillois donc vient d'prouver une grande colre.

    Le motif ?

    La grande trahison de l'ethnographie occidentale, laquelle, depuisquelque temps, avec une dtrioration dplorable du sens de sesresponsabilits, s'ingnie mettre en doute la supriorit omnilatrale de

    la civilisation occidentale sur les civilisations exotiques.

    Du coup, M. Caillois entre en campagne.

    C'est la vertu de l'Europe d'ainsi susciter au moment le plus critiquedes hrosmes salvateurs.

    On est impardonnable de ne pas se souvenir de M. Massis, lequel,vers 1927, se croisa pour la dfense de l'Occident.

    6 Cf. Roger Caillois, Illusions rebours, La Nouvelle Revue Franaise, dcembre et

    janvier 1955.

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    On veut s'assurer qu'un meilleur sort sera rserv M. Caillois, qui,pour dfendre la mme cause sacre, transforme sa plume en bonnedague de Tolde.

    Que disait M. Massis ? Il dplorait que le destin de la civilisationd'Occident, le destin de l'homme tout court fussent aujourd'huimenacs ; que l'on s'effort de toutes parts de faire appel nosangoisses, de contester les titres de notre culture, de mettre en questionl'essentiel de notre avoir , et M. Massis faisait serment de partir enguerre contre ces dsastreux prophtes .

    M. Caillois n'identifie pas autrement l'ennemi. Ce sont ces intellectuels europens qui, par une dception et une rancur

    exceptionnellement aigus , s'acharnent depuis une cinquantained'annes renier les divers idaux de leur culture et qui, de ce fait,entretiennent, notamment en Europe, un malaise tenace .

    C'est ce malaise, cette inquitude, que M. Caillois, pour sa part,entend mettre fin (7).

    C'est ce rapport hirarchique que l'auteur de l'article, un certain M.Piron, reproche l'ethnographie de dtruire. Comme M. Caillois, il s'en

    prend Michel Leiris et Lvi-Strauss. Au premier, il fait reproche d'avoircrit, dans sa brochure,La Question raciale devant la Science moderne : Il est puril de vouloir hirarchiser la culture. Au second, des'attaquer au faux volutionnisme , en ce qu'il tente de supprimer ladiversit des cultures, en le considrant comme des stades d'undveloppement unique qui, partant d'un mme point, doit les faireconverger vers le mme but . Un sort particulier est fait Mircea Eliade,pour avoir os crire la phrase suivante : Devant lui, l'Europen amaintenant, non plus des indignes, mais des interlocuteurs. Il est bon

    qu'on sache comment amorcer le dialogue ; il est indispensable dereconnaitre qu'il n'existe plus de solurion de continuit entre le mondeprimitif (entre guillemets) ou arrir (idem) et l'Occident moderne.

    7 Il est significatif qu'au moment mme o M. Caillois entreprenait sa croisade, une

    revue colonialiste belge, d'inspiration gouvernementale (Europe-Afrique, n 6, janvier

    1955), se livrait une agression absolument identique contre l'ethnographie : Auparavant, le colonisateur concevait fondamentalement son rapport avec le

    colonis comme celui d'un homme civilis avec un homme sauvage. La colonisation

    reposait ainsi sur une hirarchie, grossire assurment, mais vigoureuse et nette.

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    dans un ensemble nest prcisment qu'un dtail, c'est--dire un rienngligeable.

    On pense bien qu'ainsi lanc, M. Caillois ne s'arrte pas en si beau

    chemin.

    Aprs avoir annex la science, le voil qui revendique la morale.

    Pensez donc ! M. Caillois n'a jamais mang personne ! M. Caillois n'a jamais song achever un infirme ! M. Caillois, jamais l'ide ne lui est venue d'abrger les jours de ses vieux parents ! Eh bien, la voil, lasupriorit de l'Occident : Cette discipline de vie qui s'efforce d'obtenirque la personne humaine soit suffisamment respecte pour qu'on netrouve pas normal de supprimer les vieillards et les infirmes.

    La conclusion s'impose face aux anthropophages, aux dpeceurs etautres comprachicos, l'Europe, l'Occident incarnent le respect de ladignit humaine.

    Mais passons et pressons, crainte que notre pense ne s'gare versAlger, le Maroc, et autres lieux o, l'heure mme o j'cris ceci, tant devaillants fils de l'Occident, dans le clair-obscur des cachots, prodiguent leurs frres infrieurs d'Afrique, avec tant d'inlassables soins, ces

    authentiques marques de respect de la dignit humaine qui s'appellent,en termes techniques, la baignoire , l'lectricit , le goulot debouteille .

    Pressons : M. Caillois n'est pas encore au bout de son palmars. Aprs la supriorit scientifique et la supriorit morale, la suprioritreligieuse.

    Ici, M. Caillois na garde de se laisser abuser par le vain prestige del'Orient. L'Asie, mre des dieux peut-tre. En tout cas, l'Europe,matresse des rites. Et voyez la merveille : d'un ct hors d'Europe, descrmonies type vaudou avec tout ce qu'elles comportent de mascarade burlesque, de frnsie collective, d'alcoolisme dbraill, d'exploitationgrossire d'une nave ferveur , et de l'autre - ct Europe -, ces valeursauthentiques que clbrait dj Chateaubriand dans le Gnie duChristianisme : les dogmes et les mystres de la religion catholique, saliturgie, le symbolisme de ses sculpteurs et la gloire du plain-chant .

    Enfin, ultime motif de satisfaction.

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    Gobineau disait : Il n'est d'histoire que blanche . M. Caillois, son tour, constate : Il n'est d'ethnographie que blanche . C'estl'Occident qui fait l'ethnographie des autres, non les autres qui fontl'ethnographie de l'Occident.

    Intense motif de jubilation, n'est-il pas vrai ?

    Et pas une minute, il ne vient l'esprit de M. Caillois que les musesdont il fait vanit, il et mieux valu, tout prendre, n'avoir pas eu besoinde les ouvrir ; que l'Europe et mieux fait de tolrer ct d'elle, bien vivantes, dynamiques et prospres, entires et non mutiles, lescivilisations extra-europennes ; qu'il et mieux valu les laisser sedvelopper et s'accomplir que de nous en donner admirer, dmenttiquets, les membres pars, les membres morts ; qu'au demeurant, le

    muse par lui-mme n'est rien ; qu'il ne veut rien dire, qu'il ne peut riendire, l o la bate satisfaction de soi-mme pourrit les yeux, l o lesecret mpris des autres dessche les curs, l o, avou ou non, leracisme tarit la sympathie ; qu'il ne veut rien dire s'il n'est pas destinqu' fournir aux dlices de l'amour-propre ; qu'aprs tout, l'honntecontemporain de saint Louis, qui combattait mais respectait l'Islam, avaitmeilleure chance de le connaltre que nos contemporains mme frotts delittrature ethnographique qui le mprisent.

    Non, jamais dans la balance de la connaissance, le poids de tous lesmuses du monde ne psera autant qu'une tincelle de sympathiehumaine.

    La conclusion de tout cela ?

    Soyons justes ; M. Caillois est modr.

    Ayant tabli la supriorit dans tous les domaines de l'Occident ;

    ayant ainsi rtabli une saine et prcieuse hirarchie, M. Caillois donneune preuve immdiate de cette supriorit en concluant n'exterminerpersonne. Avec lui les ngres sont srs de n'tre pas lynchs, les Juifs dene pas alimenter de nouveaux bchers. Seulement, attention ; il importequ'il soit bien entendu que cette tolrance, ngres, Juifs, Australiens, ladoivent, non leurs mrites respectifs, mais la magnanimit de M.Caillois, non un diktatde la science, laquelle ne saurait offrir de vritsqu'phmres, mais un dcret de la conscience de M. Caillois, laquellene saurait tre qu'absolue ; que cette tolrance n'est conditionne parrien, garantie par rien si ce n'est par ce que M. Caillois se doit lui-

    mme.

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    Peut-tre la science commandera-t-elle un jour de dbarrasser laroute de l'humanit de ces poids lourds, de ces impedimenta, queconstituent des cultures arrires et des peuples attards, mais noussommes assurs qu' l'instant fatal la conscience de M. Caillois, qui, de

    bonne conscience, se mue aussitt en belle conscience, arrtera le brasmeurtrier et prononcera leSalvus sis.Ce qui nous vaut la note succulente que voici : Pour moi, la

    question de l'galit des races, des peuples, ou des cultures, n'a de sensque s'il s'agit d'une galit d droit, non d'une galit de fait. De la mmemanire, un aveugle, un mutil, un malade, un idiot, un ignorant, unpauvre (on ne saurait tre plus gentil pour les non-Occidentaux), ne sontpas respectivement gaux, au sens matriel du mot, un homme fort,clairvoyant, complet, bien portant, intelligent, cultiv ou riche. Ceux-ciont de plus grandes capacits qui d'ailleurs ne leur donnent pas plus de

    droits, mais seulement plus de devoirs... De mme, il existe actuellement,que les causes en soient biologiques ou historiques, des diffrences deniveau, de puissance et de valeur entre les diffrentes cultures. Ellesentranent une ingalit de fait. Elles ne justifient aucunement uneingalit de droits en faveur des peuples dits suprieurs, comme le voudrait le racisme. Elles leur confrent plutt des chargessupplmentaires et une responsabilit accrue.

    Responsabilit accrue ? Quoi donc, sinon celle de diriger le monde ?

    Charge accrue ? Quoi donc, sinon la charge du monde ?Et Caillois-Atlas de s'arcbouter philantropiquement dans la

    poussire et de recharger ses robustes paules de l'invitable fardeau del'homme blanc.

    On m'excusera d'avoir si longuement parl de M. Caillois. Ce n'estpas que je surestime a quelque degr que ce soit la valeur intrinsque de

    sa philosophie (on aura pu juger du srieux d'une pense qui, tout ense revendiquant de l'esprit de rigueur, sacrifie si complaisamment auxprjugs et barbote avec une telle volupt dans le lieu commun), mais ellemritait d'tre signale, parce que significative.

    De quoi ?

    De ceci que jamais l'Occident, dans le temps mme o il se gargarisele plus du mot, n'a t plus loign de pouvoir assumer les exigences d'unhumanisme vrai, de pouvoir vivre l'humanisme vrai - l'humanisme la

    mesure du monde.

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    Des valeurs inventes jadis par la bourgeoisie et quelle lana travers le monde, l'une est celle de l'homme et de l'humanisme - et nousavons vu ce qu'elle est devenue - l'autre est celle de la nation.

    C'est un fait : la nation est un phnomne bourgeois...

    Mais prcisment, si je dtourne les yeux de l'homme pour regarderles nations, je constate qu'ici encore, le pril est grand ; que lentreprisecoloniale est, au monde moderne, ce que l'imprialisme romain fut aumonde antique : prparateur du Dsastre et fourrier de la Catastrophe :Eh quoi ? les Indiens massacrs, le monde musulman vid de lui-mme,le monde chinois pendant un bon sicle souill et dnatur ; le mondengre disqualifi ; d'immenses voix tout jamais teintes ; des foyersdisperss au vent ; tout ce bousillage, tout ce gaspillage, l'humanitrduite au monologue et vous croyez que tout cela ne se paie pas ? La vrit est que, dans cette politique, la perte de l'Europe elle-mme estinscrite, et, que l'Europe, si elle n'y prend garde, prira du vide qu'elle afait autour d'elle.

    On a cru n'abattre que des Indiens, ou des Hindous, ou desOcaniens, ou des Africains. On a en fait renvers, les uns aprs lesautres, les remparts en de desquels la civilisation europenne pouvaitse dvelopper librement.

    Je sais tout ce qu'il y a de fallacieux dans les parallles historiques,

    dans celui que je vais esquisser notamment. Cependant, que l'on mepermette ici de recopier une page de Quinet pour la part non ngligeablede vrit qu'elle contient et qui mrite d'tre mdite.

    La voici :

    On demande pourquoi la barbarie a dbouch d'un seul coup dansla civilisation antique. Je crois pouvoir le dire. Il est tonnant qu'unecause si simple ne frappe pas tous les yeux. Le systme de la civilisation

    antique se composait d'un certain nombre de nationalits, de patries, qui, bien qu'elles semblassent ennemies, ou mme qu'elle s'ignorassent, se

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    protgeaient, se soutenaient, se gardaient l'une l'autre. Quand l'empireromain, en grandissant, entreprit de conqurir et de dtruire ces corps denations, les sophistes blouis crurent voir, au bout de ce chemin,l'humanit triomphante dans Rome. On parla de l'unit de l'esprit

    humain ; ce ne fut qu'un rve. Il se trouva que ces nationalits taientautant de boulevards qui protgeaient Rome elle-mme... Lors donc queRome, dans cette prtendue marche triomphale vers la civilisationunique, eut dtruit, l'une aprs l'autre, Carthage, l'Egypte, la Grce, laJude, la Perse, la Dacie, les Gaules, il arriva qu'elle avait dvor elle-mme les digues qui la protgeaient contre l'ocan humain sous lequelelle devait prir. Le magnanime Csar, en crasant les Gaules, ne ftqu'ouvrir la route aux Germains. Tant de socits, tant de languesteintes, de cits, de droits, de foyers anantis, firent le vide autour deRome, et l o les barbares n'arrivaient pas, la barbarie naissait d'elle-

    mme. Les Gaulois dtruits se changeaient en Bagaudes. Ainsi la chute violente, l'extirpation progressive des cits particulires causal'croulement de la civilisation antique. Cet difice social tait soutenupar les nationalits comme par autant de colonnes diffrentes de marbreou de porphyre.

    Quand on eut dtruit, aux applaudissements des sages du temps,chacune de ces colonnes vivantes, l'difice tomba par terre et les sages denos jours cherchent encore comment ont pu se faire en un moment de sigrandes ruines !

    Et alors, je le demande : qu'a-t-elle fait d'autre, l'Europe bourgeoise ? Elle a sap les civilisations, dtruit les patries, ruin lesnationalits, extirp la racine de diversit . Plus de digue. Plus deboulevard. L'heure est arrive du Barbare. Du Barbare moderne. L'heureamricaine. Violence, dmesure, gaspillage, mercantilisme, bluff,grgarisme, la btise, la vulgarit, le dsordre.

    En 1913, Page crivait Wilson :

    L'avenir du monde est nous. Qu'allons-nous faire lorsque bienttla domination du monde va tomber entre nos mains.

    Et en 1914 : Que ferons-nous de cette Angleterre et de cet Empire,prochainement, quand les forces conomiques auront mis entre nosmains la direction de la race ?

    Cet Empire... Et les autres...

    Et de fait, ne voyez-vous pas avec quelle ostentation ces messieursviennent de dployer l'tendard de l'anti-colonialisme ?

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    Aide aux pays dshrits, dit Truman. Le temps du vieuxcolonialisme est pass . C'est encore du Truman.

    Entendez que la grande finance amricaine juge l'heure venue derafler toutes les colonies du monde. Alors, chers amis, de ce ct-ci,attention !

    Je sais que beaucoup d'entre vous, dgots de l'Europe, de lagrande dgueulasserie dont vous n'avez pas choisi d'tre les tmoins, setournent oh ! en petit nombre vers lAmrique, et s'accoutument voir en elle une possible libratrice.

    L'aubaine ! pensent-ils.

    Les bulls-dozers ! Les investissements massifs de capitaux ! Lesroutes ! Les ports !

    - Mais le racisme amricain ?

    - Peuh ! le racisme europen aux colonies nous a aguerris !

    Et nous voil prts courir le grand risque yankee.

    Alors, encore une fois, attentionL'amricaine, la seule domination dont on ne rchappe pas. Je veux

    dire dont on ne rchappe pas tout fait indemne.

    Et puisque vous parlez d'usines et d'industries, ne voyez-vous pas,hystrique, en plein cur de nos forts ou de nos brousses, crachant sesescarbilles, la formidable usine, mais larbins, la prodigieusemcanisation, mais de l'homme, le gigantesque viol de ce que notrehumanit de spolis a su encore prserver d'intime, d'intact, de non

    souill, la machine, oui, jamais vue la machine, mais a craser, broyer, abrutir les peuples ?

    En sorte que le danger est immense...

    En sorte que, si l'Europe occidentale ne prend d'elle-mme, enAfrique, en Ocanie, Madagascar, c'est--dire aux portes de l'Afrique duSud, aux Antilles, c'est--dire aux portes de l'Amrique, l'initiative d'unepolitique des nationalits, l'initiative d'une politique nouvelle fonde surle respect des peuples et des cultures ; que dis-je ? Si l'Europe ne

    galvanise les cultures moribondes ou ne suscite des cultures nouvelles ; sielle ne se fait rveilleuse de patries et de civilisations, ceci dit sans tenir

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    compte de l'admirable rsistance des peuples coloniaux, que symbolisentactuellement le Viet-Nam de faon clatante, mais aussi l'Afrique duR.D.A., l'Europe se sera enlev elle-mme son ultime chance et, de sespropres mains, tir sur elle-mme le drap des mortelles tnbres.

    Ce qui, en net, veut dire que le salut de l'Europe n'est pas l'affaired'une rvolution dans les mthodes ; que c'est l'affaire de la Rvolution :celle qui, l'troite tyrannie d'une bourgeoisie dshumanise,substituera, en attendant la socit sans classes, la prpondrance de laseule classe qui ait encore mission universelle, car dans sa chair ellesouffre de tous les maux de l'histoire, de tous les maux universels : leproltariat.

    IMPRIMERIE LES PRESSES JURASSIENNES DOLE-DU-JURADpt lgal 2e trimestre 1962 N 16 N d'diteur 22

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