alcinda honwana - innocents et coupables - les enfants-soldats comme acteurs tactiques

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    LE DOSSIER

    Enfants, jeunes et politique

    Ma premire mission militaire fut lattaque dun village et le vol dubtail Nous avons mis le feu au village et avec mon fusil jai tu le chefdes munitions Je suis trs triste cause de mon histoire mais je navais

    pas le choix.

    (Fernando, ag seulement de 9 ans son entre chez les militaires.)

    lge de 10 ans, Marula a t enlev par les rebelles de la Renamo lorsdune attaque contre son village, situ dans la province de Gaza au sud duMozambique. Marula, son pre, sa jeune sur et les autres villageois ga-lement enlevs pendant lattaque, ont rejoint le camp de la Renamo aprstrois jours de marche en transportant sur leur dos le matriel militaire et le

    butin du village. Au camp, la famille fut spare. Marula rejoignit le groupedes jeunes garons, tandis que le pre fut envoy dans le quartier des hommeset la petite sur dans le secteur des femmes. Plusieurs semaines plus tard,Marula commena lentranement militaire. Il navait pas le droit de voirson pre ni sa sur, mais la famille a pu se retrouver en cachette plusieursreprises. Lors de lune de ces rencontres secrtes, ils dcidrent de mettre en

    Alcinda Honwana

    Innocents et coupables

    Les enfants-soldats comme acteurs tactiques

    Lusage denfants-soldats dans la guerre est aujour-

    dhui devenu un phnomne majeur. Or, la notion mme

    denfant-soldat va lencontre des normes tablies et

    des reprsentations gnralement associes lenfance.

    Sappuyant sur des rcits denfants, ce texte avance

    lhypothse que ces jeunes combattants occupent des

    espaces sociaux interstitiels, entre les mondes adultes

    et juvniles, qui conditionnent leurs styles de vie. Dans

    ces espaces ambivalents, ils ne sont pas dnus de

    capacit daction. Innocents et coupables la fois, ils

    sont plutt des acteurs tactiques.

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    Politique africaine n 80 dcembre 2000

    place un plan dvasion. La tentative choua et ils furent capturs. Lesrebelles ordonnrent Marula de tuer son propre pre, ordre que le jeunegaron excuta. Ce fut son premier meurtre. Aprs cela, sept ans durant,Marula resta chez les rebelles et devint un redoutable guerrier de la Renamo.Il ne se souvient mme plus combien de personnes il tortura, combien il enassassina, combien de villages il incendia, et combien de convois de vivresou magasins il pilla. Une fois la guerre termine, il revint dans son village

    o son oncle, le frre de son pre (seul parent proche ayant survcu laguerre), refusa de laccueillir. Loncle ne pouvait pardonner Marula lemeurtre de son frre, le propre pre du garon. Finalement, le garondemeura la maison grce lintervention habile de sa tante et malgr ledsaccord de son oncle. Comment qualifier Marula? De victime ou de cri-minel? Dinnocent ou de coupable? Denfant ou de soldat? Que faire deson histoire dconcertante?

    Les vnements impliquant des enfants commettant des assassinats mar-quent particulirement la conscience collective, et cela aussi bien dans leszones de conflits que dans les contextes non conflictuels, tels que le meurtreen 1993 au Royaume-Uni dun enfant g de 3 ans (James Bulger) pardeux autres gs de 10 ans, les meurtres perptrs dans le Michigan par ungaron de six ans et la fusillade en 1999 dans une cole aux tats-Unis.Lide denfants assassins ou faisant la guerre dfie les normes tablies et lar-gement acceptes quant la sparation des catgories enfant/adulte. Len-

    fance est habituellement associe la vulnrabilit, linnocence et la dpen-dance vis--vis des adultes, autant de traits qui sopposent videmmentaux qualits dun soldat. Les enfants doivent tre dfendus. Les soldatsdfendent. Les enfants doivent tre protgs, le mandat des soldats est deles protger. Lassociation des termes denfant et de soldat relve ainsi dunparadoxe, dans la mesure o ces enfants-soldats se situent dans lespaceinterstitiel entre ces deux catgories. Ce sont encore des enfants, mais ilsne sont plus innocents; ils effectuent des tches relevant de lapanage des

    adultes, mais ils ne sont pas encore adultes. La possession darmes et ledroit de tuer les placent en dehors de la catgorie de lenfance, mais de telsattributs ne suffisent pas les intgrer pleinement dans la catgorie desadultes, du fait notamment de leur ge et de leur immaturit physique. Ilsse situent dans une zone dombre, dans un espace flou et intermdiaire,dans lequel ces deux mondes sont en friction dans une intimit parfois

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    LE DOSSIER

    Enfants, jeunes et politique

    difficile1. Dailleurs, ces vies denfants constituent des expriences qui-voques dans la mesure o leur comportement et leurs actions sont ceux dequasi-enfants ou de crypto-adultes. Dans ces espaces et expriences ambi-gus, nous retrouvons incarns les enchevtrements, les dplacements, leschevauchements et les mimtismes lis ces juxtapositions. Ces intersticesfournissent un terrain favorable lmergence de nouvelles stratgies desubjectivit et didentit 2.

    Cest ce terrain ambigu des actions quotidiennes des enfants-soldats quiva tre examin dans cet article. Lide gnrale est que, pour comprendrelambivalence de leur position, il faut dpasser la dmarcation claire et tran-che entre enfantet adulte, ou encore entre innocence et culpabilit; il fautexaminer les mcanismes complexes selon lesquels la condition de lenfant-soldat va lencontre des frontires tablies. De par leur nature mme, lesenfants-soldats se situent dans une position liminale qui dfie les dichoto-mies tablies entre civil et soldat, victime et criminel, initiateur et initi, protget protecteur, crateur et destructeur. Par leurs multiples positions intersti-tielles, leur appartenance simultane plusieurs catgories dexistence et leursidentits multiples facettes, les enfants-soldats illustrent lide de lph-mre et du transitoire. Dans ce sens, ils ont un monde bien eux. Leur viese situe quelque part entre un monde du faire semblant, des chimres oude linvention pure (le monde des jeux denfant et des jouets, voire celui des

    jeux de guerre avec armes) et de lautre cot le monde rel o le ludique devient

    fatal et le jeu, mortel. Un monde o le ludique se transforme en grotesqueet en macabre 3.Dans cet espace interstitiel, les enfants-soldats ne sont pas dnus de

    capacit daction (agency).Au contraire, ces jeunes soldats sont des acteurs part entire, mais leur capacit daction est spcifique. Minspirant de ladistinction opre par Michel de Certeau4 entre les stratgies et les tacti-ques, je suggre que lactivit des enfants-soldats relve de ce que jappelle-rai la capacit daction tactique, celle-l mme qui est conue pour rpondre

    aux circonstances de lenvironnement de guerre immdiat dans lequel ils setrouvent et aussi pour maximiser lefficacit de cette rponse concrte. Lesenfants-soldats ne sont pas en position de force lorsquils se trouvent dansles circonstances dun conflit, et peuvent ne pas tre entirement conscientsdu but ultime de leurs actions ou tre dans lincapacit danticiper les gainset profits long terme de ces actions. ce titre, on ne peut qualifier leurs

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    Politique africaine

    Innocents et coupables

    actions de stratgiques dans le vocabulaire de M. de Certeau. Nanmoins,ils sont pleinement conscients des rsultats immdiats de leurs actes. tantsoumis un certain nombre de contraintes, ils agissent dans le but de saisirles opportunits qui se prsentent eux. Leurs actions, toutefois, ont aussides consquences long terme qui peuvent tre aussi bien bnfiques quedltres.

    Le cadre ethnographique de cette tude est lAngola o jai effectu plu-

    sieurs recherches en 1997 et 1998 5, pendant la priode de paix qui a suiviles accords de Lusaka, signs en 1994. Les donnes qui ont t rcoltes surle terrain angolais constituent la source principale de cet article, mais juti-liserai aussi des matriaux recueillis lors dune recherche similaire effectueen 1995 et 1999 au Mozambique. Ltude tente de dcrire lexprience guer-rire des jeunes, ainsi que le contexte de leur engagement dans la violencepolitique. En creusant lhypothse dune position interstitielle des jeunescombattants, le texte se penche dabord sur le paradoxe soulev par lasso-ciation dans un seul terme des catgories denfant et de soldat. Dans undeuxime temps, ltude examine limpact de la violence politique sur les

    jeunes, en sintressant aux processus de leur recrutement et de leur initia-tion la culture de la violence et de la terreur. Enfin, en analysant leur viedans le cadre de leur activit militaire, leurs peurs, leurs inquitudes, leurspeines mais aussi leurs joies, cet article tente dexplorer la localisation etlidentit marginale de ces jeunes soldats. Il sachve par une discussion sur

    les actes (actions)et la capacit daction (agency)de ces jeunes combattants,qui met en vidence leur subjectivit interstitielle et leur capacit dactiontactique (tactical agency)dans un contexte de violence politique.

    1. F. De Boeck, Borderland Breccia: the mutant hero and the historical imagination of a central-african diamond frontier, (sous presse).2. H. Bhabha, The Location of Culture, Londres, Routledge, 1994.3. M. Bakthine, Rabelais and his World(traduction de H. Iswolsky), Bloomington, Indiana Univer-sity Press, 1984.4. M. de Certeau, LInvention du quotidien, t. 1:Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980 (rd. 1990).5. Ma recherche en Angola a t effectue lorsque je travaillais en tant que consultante du ChristianChildren Fund (CCF) pour lAngola. Jai travaill avec une quipe de chercheurs angolais qui ma aide rcolter des donnes pour ce projet. Le matriel prsent ici rsulte galement des entretiens effectusauprs des autres membres de lquipe.

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    LE DOSSIER

    Enfants, jeunes et politique

    Linterstitiel: une cohabitation difficile

    Mappelle Birahima. Jaurais pu tre un gosse comme les autres []. Unsale gosse ni meilleur ni pire que tous les sales gosses du monde [], jai tu

    pas mal de gens avec mon kalachnikov. Cest facile. On appuie et a fait tra-lala. Je ne sais pas si je me suis amus. Je sais que jai eu beaucoup mal parceque beaucoup de mes copains enfants-soldats sont morts6.

    Le couple enfant/soldat constitue, a priori, un oxymore. Comment unenfant innocent peut-il devenir un soldat? Une clarification est ncessaire.Bien que, faute dun meilleur terme, jutilise le mot soldat, je sous-entendraiici un type spcifique de combattant et non un soldat rgulier. Je me rfrerai ce type de guerriers qui viennent grossir les rangs des gurilleros-rebellesdes guerres contemporaines: ces individus sous-entrans et sous-quipsqui, oprant souvent sous leffet des drogues, pillent, harclent et tuent sansdistinction des civils sans dfense. Cest en ce type de combattants que setransforment les enfants-soldats durant la guerre. Et cest cette ambigutinhrente aux enfants-guerriers quil convient dclaircir.

    La guerre et le fait dtre soldat sont gnralement perus comme desactivits rserves aux initis. Dans nombre de socits, la transition vers lgeadulte (et vers la virilit) passe par le service militaire. Ce nest pas un hasardsi lge de la conscription dans la plupart des pays est fix 18 ans. Le service

    militaire, le fait dtre soldat et de combattre sont habituellement vcus commeune sorte dintroduction aux activits des grands, activits qui tablissentune frontire claire entre les protecteurs et les protgs. Dans les armesrgulires, les soldats sont vus comme les dfenseurs de la nation et du peuple,et en cela, ils sont associs aux notions de vigueur, de force, dagressivit, deresponsabilit, de masculinit et de maturit. La transition du civil au mili-taire constitue un processus de reconfiguration identitaire. Les conscrits sontsoumis un rgime dentranement susceptible dencourager et de faire lloge

    de la comptitivit, de linsensibilit, de la domination et de lagressivit. Lessoldats sont des produits de la socialisation, et en mme temps leur capacitcorporelle est mise en valeur pour souligner la force physique et le pouvoir.On leur apprend manipuler les armes, tre prts pour combattre et pourtuer. En un sens, linstitution militaire constitue le lieu central de formationde la masculinit.

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    Innocents et coupables

    Les femmes occupent gnralement une position marginale dans le dis-cours, lidologie et la pratique militaires 7. Mme si celles-ci ont galementt contraintes de participer la guerre au Mozambique et en Angola8, cesont essentiellement les hommes qui taient systmatiquement soumis lentranement militaire 9 et autoriss tuer. Bien que les conditions consi-dres comme acceptables pour ter la vie varient dune culture lautre,le meurtre est gnralement vu comme une mesure extrme rserve des

    circonstances extraordinaires. Quand le meurtre est autoris, la responsabilitde sa mise en uvre est impute aux individus initis aux personnes dontlentranement militaire est cens les prparer assumer les consquencespsychologiques dun tel acte. Les enfants ou les individus non initis reoi-vent rarement un tel entranement, et, mme entrans, ils sont de toute vi-dence incapables au niveau motionnel dassumer dune manire adquateles consquences de leurs actes. Pour la plupart des Angolais et Mozambi-cains interrogs, la guerre est une affaire trs srieuse et les soldats ont besoindtre prpars et entrans une telle tche.

    Prcisons qutre bien prpar faire la guerre signifie quelque chosede bien plus important que simplement avoir la force physique ou la matrisedu matriel militaire. Cela inclut le sens de la responsabilit, la capacit distinguer le juste de linjuste, les bonnes pratiques de guerre des mauvaises(une sorte dthique de la guerre) autant de qualits qui sacquirent tra-vers un processus dinitiation sociale. Les personnes ges en Angola et

    au Mozambique confirment que labsence de pratiques rituelles dinitiationcre un trouble dans la maturation de lindividu en une personne adulte.

    6. A. Kourouma,Allah nest pas oblig, Paris, Le Seuil, 2000 (voir extraits dans les pages qui suivent).7. J. Cock, Colonels and Cadres: War and Gender in South Africa, Cape Town, Oxford UniversityPress, 1991.8. A. Honwana, Untold war stories: young women and war in Mozambique, communication laconfrence Children and youth as emerging social categories in Africa, Louvain, novembre 1999.9. Il est rare que les filles soient entranes pour devenir soldats. La majorit de celles qui furentenrles ont t forces de devenir femmes de soldats, de commandants et de cuisiniers; ellestaient surtout charges de faire le mnage, daller chercher de leau, du bois pour le feu, etc. Malgrlabsence dentranement militaire, les filles ont nanmoins t appeles exercer des tches martiales,telles que garder le camp en labsence des hommes, participer aux expditions de pillage, etc. Pour plusde dtails sur les jeunes femmes dans la guerre au Mozambique, voir A. Honwana, Untold warstories, art. cit.

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    Enfants, jeunes et politique

    Certes, en dehors de la famille et des rites traditionnels dinitiation, lesinstitutions telles que lcole, lglise, les associations denfants et de jeunes

    jouent galement un rle dans linitiation dun enfant au rle dadulte. Maisces institutions ont aussi t srieusement affectes par la guerre. Ds lors,cest dans le cadre de ce chaos socital que les jeunes doivent aujourdhuidonner sens leur propre monde, ainsi qu leur propre transition vers lgeadulte. Dans ce processus, ils construisent leurs propres espaces imaginaires

    et leurs mondes symboliques avec les moyens disponibles. La guerre et la vio-lence politique en fournissent quelques-uns.

    Linitiation la violence : la construction

    dun individu guerrier

    Aprs quatre mois dentranement, il mont mis lpreuve. Ils ont mis

    une personne en face de moi et mont ordonn de la tuer. Jai tir sur lui.Aprs ce test, ils mont considr comme bon et mont donn une arme.

    (Fernando, 13 ans.)

    Dans cette section, jexamine les raisons et les processus par lesquels lesenfants se retrouvent impliqus dans les conflits arms en tant que soldats.Bien que laccent soit mis ici sur lambigut de leur position, il est impor-tant de comprendre comment se forme cette zone dombre faite de la ren-

    contre entre lenfant et le soldat. En dautres termes, il faut comprendrecomment les barrires socialement tablies entre lenfance et lengagementmilitaire sont djoues dans ce contexte. Je suggre ci-dessous que cetteposition interstitielle stablit travers un processus dinitiation laculture de la terreur et de la violence qui dbute avec le recrutement.

    Des milliers denfants ont t directement exposs la guerre en Angola10.LUnita fut trs active dans le recrutement denfants dans son arme. Il y aeu galement des cas dutilisation denfants-soldats par les forces gouverne-

    mentales, quoique dans une moindre mesure. Ces enfants taient utilisspour porter les armes et les quipements divers, mais aussi envoys en pre-mire ligne, dans des missions de reconnaissance ou employs dans le minageet lespionnage. tant donn quils sont encore dans un processus de matu-ration, les enfants sont particulirement sensibles au conditionnement ido-logique des adultes ( des degrs diffrents selon les socits). La prfrence

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    systmatique accorde aux enfants en tant que soldats est souvent fonde surla croyance que ceux-ci sont plus facilement contrlables et manipulables,quils sont facilement programmables, moins craintifs et ont peu de remordsdans les actions quils mnent, la diffrence des adultes. Les enfants sontgalement vus par leurs mentors et ravisseurs comme disposant dune nergiesurabondante qui leur permet, une fois entrans, de mener les attaquesavec plus denthousiasme et de brutalit que les adultes 11. Certains auteurs

    ont affirm que lutilisation des enfants dans les combats rsulte du dficitde main-duvre, car la rserve dadultes spuise avec la guerre, la pauvretet les maladies. En fait, il me semble que la cration darmes composesdenfants-soldats nest pas due au hasard ou un dficit de main-duvre.Il semble bien y avoir une stratgie rflchie et concerte consistant utiliseret manipuler des enfants. Le phnomne des enfants-soldats nest pas,daprs moi, un incident isol apparaissant ici ou l. Leur enrlement danslarme fait partie de stratgies militaires rpandues dans plusieurs zones deguerre travers le globe.

    Sinspirant de la notion dethnoscape propose par Appadurai 12,Nordsrom introduit lide de war-scape pour dcrire les interconnexionsentre les rseaux locaux et globaux dans les situations de guerre. Cette notionnous permet daller au-del des expressions individuelles de la guerre dansdes endroits prcis et de comprendre sa culture globale, celle qui relie ces conflitsparticuliers un vaste rseau de stratges trangers, darmes, dquipements,

    10. Le nombre denfants ayant directement t affects par la guerre est estim environ un million.Selon les statistiques, plus de 500 000 seraient morts pendant la guerre. Beaucoup taient kidnappslors des incursions armes. Environ 50 % des rfugis et des personnes dplaces sont des enfants demoins de 15 ans. Orphelins ou spars de leurs familles, des milliers denfants ont t enrls dans lesarmes et milices. En 1997, lors de la dmobilisation, on estimait 10 000 le nombre denfants-sol-dats. Mais indirectement, la guerre a atteint beaucoup plus denfants. La dtrioration des services desant et la malnutrition pendant la guerre ont entran un accroissement sensible de la mortalit infan-tile et de la mortalit la naissance. Et la destruction des coles a fait chuter le taux de scolarisation.11. O. Furley, Child soldiers in Africa, inO. Furley (ed.), Conflict in Africa, Londres, Tauris, 1995;Human Rights Watch, Easy Pray: Children and War in Liberia, Londres, Human Rights Watch Chil-drens Project, 1994.12. Chez Appadurai, la notion dethnoscape renvoie lide dun espace ethnotransnationalqui serait construit par la migration des populations. Dans ce sens, lethno reprsente une notionglissante et non localise. A. Appadurai, Global ethnoscapes: notes and queries for a transnationalanthropology, inRichard Fox (ed.), Recapturing Anthropology: Working in the Present, Santa Fe,School of American Research Press, 1991.

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    Lentranement militaire de ces enfants implique la manipulation des armes feu et des exercices physiques prouvants, censs pousser les enfants versun degr lev dpuisement physique dans le but de crer un tat mentalfavorable lendoctrinement idologique 17. Linitiation la violence estaussi conue pour les couper de leurs attaches sociales la famille, les amiset la communaut au sens large. Les jeunes recrues ont souvent endur delongues priodes denfermement dans le noir, des coups et des blessures

    ainsi que la terreur et lintimidation qui les ont marques jamais. Ces pro-cessus dinitiation visent les persuader quil ny a aucune possibilit defaire marche arrire. Une fois les entranements commencs, la discipline yest trs stricte et la punition des tentatives dvasion est gnralement lex-cution sommaire.

    Une intense pression psychologique est exerce sur les enfants dans lebut de dissoudre leur identit prcdente 18. Les autres stratgies dinitiationvisent quant elles isoler et aliner les recrues en les forant liminerleurs propres parents (comme dans le cas de Marula) ou encore attaqueret piller les villes et villages dont ils sont originaires, et cela prcismentpour rendre toute tentative de retour impossible. Il y a mme eu des cas oles enfants ont t rebaptiss avec linterdiction dutiliser leurs noms de nais-sance, noms ou surnoms lis leur existence passe auprs de leurs familles,de leurs parents et de leurs amis.

    Linitiation la violence est galement un processus ritualis souvent ins-

    pir des pratiques rituelles locales. Par exemple, dans les camps, les enfantsrecruts ont t forcs de sucer ou de boire le sang des personnes quils avaient

    13. C. Nordstrom,A Different Kind of War Story, Philadelphia, University of Pennsylvania Press,1997, p. 37.14. Ibid., p. 37.15. P. Richards, Fighting for the Rain Forest: War, Youth & Resources in Sierra Leone, Oxford, IAI,James Currey and Heinman, 1996.16. Voir A. Honwana, Children of warm: local understandings of war and war trauma in Mozambiqueand Angola, inS. Chesterman (ed.), Civilians in War, New York, Lynne Reinner (sous presse).17. J. Cock, Colonels and Cadres, op. cit.; Goodwin-Gill et Cohn, Child Soldiers. The Role of Childrenin Armed Conflict, Oxford, Clarendon Press, 1994.18. A. Honwana, Okusiakala Ondalo Yokalye, lets light a new fire: local knowledge in the post-warreintegration of war-affected children in Angola, Consultancy Report for CCF Angola, 1998;Negotiating post-war identities: child soldiers in Mozambique and Angola, Bulletin du Codesria,n 1-2, 1999.

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    assassines. Ce type de pratiques devait leur enlever toute apprhension ettoute piti. Les recrues ont t galement soumises des traitements occultestraditionnels qui avaient pour but de les aider vaincre leur peur et com-battre courageusement. Ces pratiques taient aussi censes leur fournir uneprotection lors des combats. Les gurisseurs auraient galement t mobi-liss dans les camps. Les commandants ne furent-ils pas, en effet, soumis auxtraitements des kimbandas (des gurisseurs) pour gagner les batailles et se

    protger contre la mort?Ces habitudes sucer le sang, les traitements kimbandas, etc. sont cer-

    tainement lies aux formes locales de rituel traditionnel et aux pratiquesde sorcellerie. Sucer le sang des humains ou des animaux, dans un grandnombre de socits, fait partie des rites dinitiation mens par les gurisseurs,devins, chefs et autres individus appels exercer des fonctions qui les situentau-dessus du commun des mortels 19. Dans la mesure o lUnita se dfinitcomme un mouvement qui sattache aux masses pour atteindre ses propresobjectifs, elle sapproprie et manipule le langage et lensemble des symbolesenracins dans les systmes de signification locaux. En mettant laccent surces formes traditionnelles, lUnita vise renforcer son alliance avec sabase. Lexercice physique prouvant, la manipulation des armes, lintriori-sation dun code de conduite trs strict conjugu aux diffrentes pratiquesdcrites ci-dessus, constituent un puissant rituel dinitiation la culture dela violence et de la terreur.

    Nanmoins, mme si linitiation transforme ces enfants en guerriers fortset froces, elle ne contribue pas leur transition sociale en personnesadultes et responsables, du moins selon les paramtres accepts et partagslocalement. Cela apparat clairement dans les conversations menes avecles Angolais et Mozambicains gs, qui dfinissent les actions violentes etterrorisantes, perptres par ces soldats pendant la guerre, comme tantquelque chose de diffrent du comportement responsable et acceptabledes adultes, mme en temps de guerre.

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    La zone dombre : une exprience et

    un espace de manuvre

    Ces espaces dentre-deux fournissent un terrain favorable llaborationde stratgies de soi communautaire ou singulire qui introduisentdes nouveaux signes didentit et des sites innovants de collaboration et decontestation

    The Locations of culture, Homi Bhabha

    Comme nous lavons dj soulign, les enfants-soldats constituent unecatgorie de lentre-deux qui djoue les frontires tablies. Cette positionintermdiaire se manifeste dans leur vie quotidienne de combattant. Endpit de leur endoctrinement et de leur instrumentalisation pendant le pro-cessus dinitiation, ces jeunes hommes et femmes russissent dvelopperleur monde eux, lintrieur mme de cette condition ambigu dtresimultanment enfant et soldat. Jai prcdemment mis en vidence leurvulnrabilit et les manipulations par lesquelles ils deviennent des guerriersredouts et souvent des assassins sans merci, la plupart du temps malgreux. Dsormais, je voudrais montrer comment ces enfants sapproprientdes espaces dimaginaire dans ce contexte de violence et de terreur. Com-ment trouvent-ils de lespace et du temps pour tre encore enfants jouer des jeux denfant, avoir du chagrin en pensant leurs parents, pleurer surleurs peines et sur leurs malheurs, etc.? Comment cette position interstitielle

    influence leur vie? Pour en rendre compte, laissons sexprimer les voix deces enfants. Ce qui va suivre est un recueil dextraits de rcits denfants surleur exprience de guerre: leurs sentiments, leurs peurs, leurs inquitudes,leur tristesse, leurs peines, leurs attentes, leurs esprances et leurs systmesde dbrouille. Ces tmoignages parlent deux-mmes; ils expriment dessentiments trs divers, essentiellement fonds sur la peur et la terreur: la peurdtre amens la ligne de front, la peur dtre tus, la peur des comman-dants, etc.

    Pendant la guerre, javais trs peur daller au combat. Je pensais que jallais mourir.Avant daller en mission, je pensais toujours mes parents et je leur demandais en silence

    19. A. Honwana, thse de doctorat, Spiritual Agency and Self-Renewal in Southern Mozambique,University of Londres (SOAS), 1996.

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    de prier pour moi. Javais particulirement peur des Mig [avions de combat] qui nousbombardaient En temps de repos, je rvais toujours que jtais la maison avec mamre et mon pre. Je me remmorais souvent des choses que nous avions faites ensembleen famille (20 ans).La guerre nest pas bien. Je ne recommanderai pas a mon futur enfant (sa petiteamie est enceinte). Jai eu trs peur quand jai particip un combat de vingt-quatreheures pour reprendre Mbanza-Congo aux forces gouvernementales. Nous tions sousle bombardement intensif vingt-quatre heures durant (20 ans).Nos suprieurs taient vraiment des gens pas sympathiques et mchants. Nous les crai-gnions beaucoup. Un jour, quand nous tions encore en entranement militaire, on nousa autoriss aller la rivire pour nous baigner. Nous y sommes rests un peu trop long-temps, parce que nous nous sommes mis jouer, nager et nous amuser. Le temps estpass trs vite. Notre instructeur est venu nous chercher. Il tait tellement furieux quiltira sur mon ami. Il est mort sur le coup. Je suis toujours trs triste quand je me rappelleces histoires (16 ans).Mon frre et moi tions dans le mme camp. Mon frre a t attrap quand il tentait desenfuir. Il a t attach un arbre et tu. Je regardais tout a, mais jtais oblig de me rete-nir pour ne pas pleurer. Ils mauraient tu sils avaient dcouvert que nous tions frres 20.

    Ces tmoignages de peur manifestent aussi une grande peine ressentie non seulement la peine physique (qui tait sans doute trs rpandue dansles camps), mais aussi les peines motionnelle et psychologique, commeregarder un frre ou un ami trs proche se faire assassiner sur-le-champ.

    Un jour, pendant le combat Kibaxe, mon ami a t touch et il est mort juste ctde moi. Jai russi transporter son corps en dehors du champ de bataille prs du fleuve.

    Nous lavons enterr avec laide dautres amis. Il tait mon meilleur ami []. Personnene pleure pendant la guerre, si le commandant vous voit pleurer, il prendra des mesures(18 ans).Jai t enlev avec trois de mes amis Jai vcu la base pendant trois ans. [] Lesnuits taient affreuses parce que les soldats abusaient de nous. Un soldat par nuit. []Les plus chanceux taient ceux qui avaient t choisis par un officier disposant dune huttepour vivre avec eux et les protger comme sils taient leurs femmes (18 ans).Il y a souvent des famines la guerre. Parfois, nous navions rien manger, alors onpillait les villages. Nous nous rendions sur place, attaquions le village et nous nous jetions

    sur tous les moutons, poules, mil oufuba21

    que nous pouvions trouver (18 ans).

    Parmi ces enfants, beaucoup prouvent des difficults vivre avec cettepeine et avec celle quils ont inflige aux autres. Certains expriment desremords pour les atrocits commises et regrettent leur incapacit agir dif-fremment du fait des circonstances.

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    Quand nous tions en mission de reconnaissance, nous nous dbarrassions des gensquon croisait sur notre chemin. La plupart dentre eux ne nous avaient rien fait. Celane me plaisait pas et jtais trs triste dtre tmoin et de participer cela, mais je ne pou-vais rien dire parce que beaucoup de mes collgues avaient fum de la liamba[mari-huana] (19 ans).

    Plusieurs enfants-soldats interrogs ont mentionn quen temps de loisirs

    ils parvenaient sasseoir avec des amis et discuter de choses susceptiblesde les sortir de cet environnement de guerre. Mais ces conversations devaientdemeurer secrtes, puisque les commandants naimaient pas les entendreparler de leurs familles et de leurs maisons.

    Dans les camps militaires, pendant le temps libre, surtout durant la nuit, avant dallerse coucher, nous nous runissions avec des amis pour parler. Nos conversations tournaientautour de nos parents et des amis rests la maison. Jtais souvent nostalgique en pen-

    sant ma famille, ma maman et mon papa, mes frres et surs (19 ans).Pendant la guerre je me suis fait plusieurs amis: Luis, Dino, Nelo, Marino et Nando.Quand nous trouvions du temps pour tre ensemble, nous jouions des jeux: aupessonhaet au foot. Nous parlions aussi beaucoup de nos familles et de nos villages. Nous tionsinquiets de ne pas savoir si nos parents taient toujours en vie. [] Jai souvent tmalade l-bas. Javais mal la tte et javais la diarrhe. Quant javais peur de quelquechose, mon cur battait trs, trs fort (14 ans).Nous ne pouvions parler de nos maisons et de nos parents, sils nous entendaient par-ler de cela, ils auraient tout de suite pens que nous projetions de nous chapper et nousauraient punis. Nous parlions de cela en cachette, quand on tait srs quils ne nous

    coutaient pas. [] Une fois, jai russi menfuir avec un ami, mais comme nous neconnaissions pas bien la zone, nous avons fini par tomber nez nez avec un autre campde lUnita. Les soldats nous ont svrement battus (19 ans).

    Les enfants-soldats enlevs leurs familles doivent trouver par eux-mmesles moyens de se protger et daffronter les difficults lies la guerre et la vie militaire. Ils ont souvent recours la tromperie devant les comman-

    dants et les chefs, leur mentant, trichant ou cachant la vrit. En devenantprogressivement plus familiers avec le systme, ils ont trouv plusieurs mca-nismes pour le vaincre ou le contourner.

    20. Un garon de 18 ans de Lomb. Entretien men par les membres de CCF, en juin 1997.21. Nourriture base de mas ou cassava, N.d.A.

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    Quand ils mont kidnapp, jai donn aux soldats un faux nom. Je ne voulais pas quilsretrouvent ma famille pour la faire souffrir (19 ans).Pendant la guerre, il fallait faire semblant dtre bte pour pouvoir rester lcart. Ceuxqui taient intelligents et avaient du cran taient toujours surveills par les chefs et onleur donnait des tches lourdes et difficiles (16 ans).Quand ils vous demandent de faire quelque chose de trs mal que vous navez pasenvie de faire, vous devez faire semblant de ne pas bien comprendre ce quils veulent,ou alors vous le faites mal; dans ce cas ils demanderont quelquun dautre de le faire.Mais cest trs risqu, parce que si le chef est vicieux et devine ton jeu, tu peux tre sv-rement puni. Cest un pari risqu (20 ans).Quand javais peur daller combattre, je prtendais tre malade. [] Mais parfois celane marchait pas. Ils pouvaient vous obliger aller vous battre mme si vous tiez rel-lement malade. Mon ami a chapp la mort comme a une fois. Il tait malade et lecommandant lui a permis de rester au camp. Les trois autres qui sont alls en mission sa place sont morts. Il a chapp la mort parce quil est rest au camp. Ctait son jourde chance (18 ans).Lorsque le commandant me disait daller en mission et de tuer tout le monde, parfois

    javais piti pour les gens et si le commandant ntait pas l, je les laissais senfuir au lieu

    de les tuer. Ctait dur de tuer et de regarder aprs les corps sans vie (17 ans).

    Nombre de ces jeunes combattants pensent quils ont perdu leur tempsdans cette guerre et quils y ont peu ou rien gagn. Ils parlent galement dece quils aimeraient faire dans le futur.

    Si javais pu, jaurais aim dire ceux qui ont donn lordre de commencer la guerrede se concerter dabord et darrter la guerre. cause de la guerre je ne peux pas deve-

    nir camionneur. Javais besoin dtudier, mais jai perdu mon temps la guerre. Quandje suis revenu, jai appris que mon pre tait mort. Maintenant je ne peux plus tudier.Je dois travailler pour aider ma mre et mes jeunes frres et surs (20 ans).Je voudrais avoir une femme et douze enfants, mais je ne veux pas que mes enfantsaillent la guerre. Il y a trop de souffrances la guerre (19 ans).Jai gaspill mon temps en tant militaire et maintenant je ne peux plus apprendre uneprofession. [] Quand je pense tout a, mon cur bat et a me fait mal et les nuits

    je ne peux pas dormir (18 ans).Nous avons beaucoup souffert. Les choses quon nous promettait, nous ne les avons

    jamais vues. Non, nous ne voulons pas retourner la guerre. Cest pour cela que noustions si heureux, quand on nous a dmobiliss (17 ans).Quand la dmobilisation a t proclame, jtais trs content, parce que jtais encore

    jeune; je voulais revenir chez moi et tudier (18 ans).

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    Victimes ou acteurs intentionnels?

    Je ne voulais pas me battre, ils mont forc me battre et tuer des gens.[] Maintenant, je ne vais pas bien, je me comporte comme un fou.[] Les esprits de ceux que jai tus me poursuivent et me rendentmalade.

    (Nelito, 19 ans.)

    Au village, certains disent que je suis responsable des gens qui ont t tus la guerre, parce que jappartenais lUnita. Ils me dtestent. Jai peurdeux.

    (Ben, 17 ans.)

    Ce qui ressort de ces tmoignages, cest bel et bien la question de la capa-cit daction (agency)de ces enfants-soldats. Revenons lhistoire de Marula.Devons-nous considrer ces enfants-combattants comme des victimes pas-sives, des rcipients vides dans lesquels se seraient dverss les flux de laviolence? Ou faut-il les considrer comme des acteurs intentionnels, enti-rement capables et responsables de leurs actions? Il nest pas ais de rpondre ces questions, car les circonstances attnuantes et les tats motionnels deces enfants varient beaucoup selon les cas. Cependant, leurs activits guer-rires sont complexes et, daprs moi, dpassent certainement les analysessouvent simplistes et moralisantes qui dpeignent ces enfants comme tantuniquement des victimes. Le processus dans lequel ils ont t impliqus les

    a transforms en quelque chose dautre, une sorte de conjonction de contra-dictions qui, comme je lai fait remarquer plus haut, associe dune manireambigu linnocence et la culpabilit. Mme sils ne peuvent pas tre tenuscomme tant entirement responsables de leurs actions, ils ne doivent paspour autant tre considrs comme nayant aucune conscience de celles-ci.

    Ces jeunes peuvent-ils tre perus comme de vritables agents ou acteursintentionnels (agents)? Lide de pouvoir nest-elle pas implicite dans lanotion de capacit daction (agency)? La reformulation du concept de capa-

    cit daction humaine (human agency) que Giddens utilise dans sa thoriede la structuration peut ici tre utile. Il considre laction, ou la capacitdaction, comme une capacit faire quelque chose plutt que comme lin-tention de faire quelque chose. Laction, pour lui, fait rfrence aux v-nements dans lesquels une personne aurait pu, nimporte quelle phasedune squence de conduites, agir autrement. Tout ce qui sest produit ne

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    serait pas arriv sans son intervention22. Pour Giddens, lagent est une per-sonne ayant une certaine capacit transformatrice, dote du pouvoir dinter-venir ou de sabstenir. Laction est intrinsquement lie au pouvoir. Pour tre mme dagir autrement, lindividu doit tre capable dexercer un certainpouvoir.

    Le pouvoir dun individu peut tre dlimit par un certain nombre de cir-constances. Ne pas avoir le choix (comme le disent si frquemment les

    enfants-soldats) ne signifie pas, selon Giddens, la dissolution de lactioncomme telle. Ce dernier conoit le pouvoir comme des relations dautono-mie et de dpendance entre les acteurs, des relations supposes rgularisesdans un contexte dinteractions sociales. Toutes les formes de dpendanceoffrent une certaine ressource dans la mesure o les subordonns peuventtoujours influencer les actions de leurs suprieurs. Cette conception de lac-tion et du pouvoir fait des jeunes soldats des acteurs (agents) part entire,dans la mesure o ils peuvent, dans certaines circonstances, mobiliser desressources suffisantes pour altrer les activits de leurs suprieurs. Ils peu-vent, par exemple, chapper des tches en prtendant tre malades ou nepas remplir leurs obligations correctement. Ils peuvent aussi projeter une va-sion. Cela constitue ce que Giddens appelle la dialectique de contrle 23.Nanmoins, bien quacteurs part entire, la capacit daction de ces enfantsest complexe dans la mesure o elle dpasse lopposition binaire tradition-nelle entre lenfantet ladulte.

    En essayant de donner sens aux actions ambigus de ces jeunes soldats,je reviens lanalyse des trajectoires, des stratgies et des tactiques, ausens de M. de Certeau. Dans son ouvrage LInvention du quotidien24, il tentede saisir les modles complexes daction des consommateurs, un euph-misme quil utilise pour dsigner les domins, les subalternes 25. Il dcrit lesactions des consommateurs comme des itinraires indirects ou errants,obissant uniquement leur propre logique. Nanmoins, il reconnat quilest dlicat de reprsenter ces actions comme des trajectoires, dans la mesure

    o la trajectoire, en tant que catgorie, indique un mouvement, mais aussiune projection sur un plan, une mise plat, ce qui ne rend pas comptedu bricolageet des sinuosits entremles qui constituent ces actions. Pourviter ce rductionnisme, il propose une distinction entre les notions destratgie et de tactique. Il voit dans la stratgie un calcul ou une mani-pulation des rapports de forces, qui devient possible partir du moment o

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    un sujet de vouloir et de pouvoir, telle une arme, peut tre isol de lenviron-nement. La stratgie postule un lieu, susceptible dtre dfini comme un

    propreet donc de servir de base une gestion de ses relations avec une ext-riorit distincte (concurrents, adversaires). La tactique de son ct est unacte calcul, dtermin par labsence dun propre (dun lieu spatial ou ins-titutionnel), elle ne peut tre distingue comme une totalit visible et auto-nome. La tactique na pour lieu que celui de lautre. Aussi doit-elle jouer

    avec le terrain qui lui est impos. [] Elle est mouvement lintrieur duchamp de vision de lennemi. [] Elle fait du coup par coup. Elle profitedes occasions et en dpend. [] Ce non-lieu lui permet sans doute lamobilit, mais dans une docilit aux alas du temps, pour saisir au vol lespossibilits quoffre linstant 26. Comme de Certeau le montre trs claire-ment, la tactique est bien lart du faible qui doit constamment manipulerles vnements dans lobjectif de les tourner en opportunits.

    Selon lanalyse de M. de Certeau, ces jeunes combattants exercent ce quejappellerai une capacit daction tactique (tactical agency). Par capacitdaction tactique, jentends un type spcifique daction qui est conu pourfaire face aux conditions concrtes et immdiates de leur vie, dans le but demaximiser les circonstances cres par leur environnement militaire et vio-lent. Leurs actions sont toutefois lies une position de faiblesse. Ils nontpas de base de pouvoir et agissent sur le territoire des autres. Comme lesuggre de Certeau, ces actions tactiques ont lieu au coup par coup, en

    saisissant les ouvertures offertes chaque moment. Les tmoignages citsmontrent que les actions de ces enfants se droulent ainsi. Tant bien que mal,ils russissent crer leur monde, un environnement de violence politiqueet de terreur dans lequel ils sont obligs dagir. Ils crent des espaces pourtenir des conversations sur leur foyer ou les personnes aimes, mme si celase droule en secret. Ils crent galement un espace pour jouer (jouer au

    22. A. Giddens, The Constitution of Society, Cambridge, Polity Press, 1984, p. 9.23. Ibid., p. 16.24. M. de Certeau, LInvention du quotidien, op. cit.25. Pour une approche en termes de subalternes, voir P. Chatterjee, The State and its Fragments:Colonial and Postcolonial Histories, Princeton, Princeton University Press, 1993; G. Spivak, Outsidethe Teaching Machine, Londres, Routledge, 1993.26. Ibid., p. XLVI et pp. 60-61.

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    foot, nager, couter de la musique, danser) et pour rire. Ils russissent aussi tricher et rouler leurs mentors en leur donnant une fausse identit, enessayant de schapper, en jouant la stupidit pour viter davoir accom-plir les missions dangereuses ou davoir observer certaines rgles. Certainsdentre eux sont entirement conscients des actes et des atrocits quils ontcommis et ont mme parfois perptr plus de crimes que ce quexigeaitdeux le devoir militaire de routine. Ils ont fait cela par vengeance, imma-

    turit, envie, jalousie, etc., ou en esprant obtenir des rcompenses et desconsidrations positives de la part de leurs commandants.

    Ce zle pourrait galement sexpliquer par la volont dobtenir lami-ti ou la protection de leurs suprieurs. Bien que peu dentre eux lad-mettent, certains y trouvaient mme des sensations fortes et participaientavec beaucoup denthousiasme au processus. Beaucoup de ces jeunes sol-dats navaient aucune perspective de retour chez eux aprs avoir commis desattaques et mis le feu aux villages, tu des civils sans dfense et pill desconvois de nourriture. Du fait de ces contraintes, la guerre est ainsi deve-nue leur mode de vie oblig aussi bien dans le prsent que dans le futur. Plu-sieurs dentre eux ne peuvent mme pas envisager une vie en dehors ducontexte de la guerre. Leur incorporation prcoce les a fait grandir en accep-tant cette culture de la terreur et de la violence. Certains ont t enlevs un trs bas ge, ils avaient parfois 5 ou 6 ans. Pour ces enfants, la guerre estdevenue la seule chose quils savent de la vie et ils essayent de faire de leur

    mieux pour mettre en application ce savoir, en faisant le maximum pourremplir leurs devoirs. Dans tous les cas, ces enfants-soldats apparaissent belet bien comme des acteurs tactiques conscients, qui rpondent aux exi-gences et pressions de la vie.

    Par contraste, lexercice dune capacit daction stratgique (strategicagency) impliquerait une base de pouvoir, un propre selon M. de Certeau.Cela requiert aussi la matrise dun horizon plus large, la matrise des cons-quences de ses actions long terme sous forme de gains ou de profits poli-

    tiques. Cela ne semble pas tre le cas pour la majorit de ces enfants-soldats.Les rapports prsents montrent que la plupart dentre eux considrent cettepriode passe combattre comme une perte de temps. Aprs avoir t sol-dats pendant des annes et avoir endur les conditions de vie les plus hos-tiles, ils nont rien: ni travail, ni qualification, ni nourriture, ni maison, niparents, ni mme darmes grce auxquelles ils auraient pu piller. Ils sont

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    compltement dpossds, sans aucun pouvoir. Par exemple, aprs la dmo-bilisation, les enfants-combattants de moins de 15 ans nont pas eu droit auxmmes bnfices que les soldats rguliers, puisque leur ge les empchaitdtre dfinis comme soldats 27. Les conventions internationales (commecelle de Genve de 1949) ne reconnaissent pas les personnes ayant moinsde 15 ans comme soldats, laissant alors les jeunes combattants dans la mmesituation que beaucoup dadultes aprs un conflit, sans aucun moyen pour

    dbuter leur nouvelle vie en tant que civils.

    Naviguer entre les espaces multiples interstitiels :

    une conclusion

    Cet article a tent dvoquer lexprience quotidienne de la guerre et dela violence politique. Ces rcits de terreur, de violence et de survie consti-tuent des expriences qui sont partages par les enfants dans toutes lesguerres et dpassent les communauts locales et rgionales28. Jai essay demontrer que les armes denfants-soldats existent non pas simplement dufait de linsuffisance de main-duvre, mais en raison des efforts concertsdes forces globales et locales. Linitiation des jeunes la violence constitueun processus de reconfiguration identitaire destin couper les liens entreces derniers et la socit, et les transformer en tueurs sans merci. Nan-moins, malgr le fait que la majorit dentre eux ont t enrls de force, ils

    ne sont pas ces rcipients vides dans lesquels on insufflerait la violence.Ayant dbut en tant que victimes, beaucoup dentre eux se sont transfor-ms en auteurs dassassinats les plus atroces et les plus violents. Dans ceprocessus de transformation, ils exercent leur propre capacit daction, uneaction tactique propre aux faibles, sporadique, mobile, saisissant toute

    27. Pendant le processus de dmobilisation au Mozambique, ce problme a dailleurs provoqu lamutinerie des enfants-soldats dans les casernes de la Renamo Maputo. Un groupe denfants de moinsde 15 ans, attendant la dmobilisation, a menac les leaders de la Renamo en rclamant les mmesindemnisations que celles dont bnficiaient leurs collgues de plus de 15 ans. Ils ont refus de lib-rer les responsables tant que leurs exigences ntaient pas satisfaites. Le problme fut rsolu grce lin-tervention des organisations humanitaires, telle la Croix-Rouge, qui ont accord des bnfices sup-plmentaires issus de ressources alternatives.28. C. Nordstrom,A Different Kind, op. cit.

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