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  • @Joseph-Marie AMIOT

    VIE de KOUNG-TSEappell vulgairementCONFUCIUS

    Le plus clebre dentre les Philosophes Chinois, & le Restaurateur de lancienne doctrine

  • Vie de Confucius

    publie dans :

    MEMOIRESconcernant lHistoire, les Sciences, les Arts, Les Murs, les Usages, &c

    DES CHINOISpar les Missionnaires de P-kin

    Tome douzieme, pages 1 508. Tome treizieme, pages 1 38.Tome quatorzieme, pages 517 521.A Paris, chez Nyon lan, & fils, Libraires, rue du Jardinet, vis--vis la rue Mignon,prs de lImprimeur du Parlement, 1786, 1788, 1789.

    ouvrage mis en format texte parPierre Palpant

    chineancienne.fr

    2

  • Vie de Confucius

    TABLE

    Preface

    Vie de Confucius 1 Table chronologique des evnemens rapports dans sa vie

    Explication des Planches graves

    Tables gnalogiques de la Maison de Confucius Explication de ces Tables

    Notices sur les plus illustres de ses Disciples : Yen-tse Tseng-tse Tse-se Mong-tse Tchoung-tse.

    Extraits dune lettre de M. Amiot

    1 [utiliser la table chronologique pour les dtails]

    3

  • Vie de Confucius

    PRFACE

    @

    p.001 La plupart de ceux qui ont ecrit sur la Chine, ont parl de

    Confucius ; on a mme publi labrg de sa vie en plus dune Langue &plus dune fois ; pourquoi revenir sur un sujet us ? Ce Koung-tse, ou ceConfucius (puisquil a plu de lappeller ainsi) que les Chinois regardentcomme le Philosophe par excellence, comme le Docteur des Docteurs, &le Matre des Matres, auquel ils rendent leurs hommages avec les dehorsdune vnration si profonde, quon a cru p.002 la bien dfinir en Europe,

    en disant quelle stendoit bien loin au-del de la simplereconnoissance, & quelle ne diffroit pas du respect que lon a pour lesDieux dans les rgions o domine lidoltrie ; ce Sage, qui, enrenouvellant dans lesprit de ses compatriotes le souvenir de la doctrineenseigne par les premiers Lgislateurs de leur vaste Monarchie, fit tousses efforts pour les faire rentrer dans le sentier de la vertu dont ilssetoient ecarts, leur expliqua les regles immuables de la Morale, formaune nombreuse Ecole pour en continuer lenseignement aprs lui, &composa des Ouvrages dans lesquels, tant que dureront les siecles, onpourra sinstruire dans lart de bien gouverner les peuples, de maintenirle bon ordre dans les familles, & de rgler son propre cur ; cet hommeclebre, ce Confucius, dis-je, est depuis long-tems connu par ce quenont dit tant dEcrivains du siecle pass, & tant dautres encore de celuio nous vivons.

    Telle et et -peu-prs la rponse que jaurois faite, si je metois htde rpondre lorsquon minvita pour la premiere fois, envoyer du payso je suis, des Mmoires dtaills, au moyen desquels on pt se formerune ide juste de ce personnage fameux, quune Nation sage & la plusnombreuse comme la plus etendue qui soit dans lunivers, a toujoursregard & regarde encore aujourdhui comme son principal oracle en toutce qui concerne la morale, le gouvernement & les murs.

    Je suis bien eloign de tenir en ce moment un pareil langage. Je mesuis donn la peine de lire tout ce qui mest tomb sous la main en fait

    4

  • Vie de Confucius

    decrits Chinois o il est fait mention de ce Sage ; jai lu de mme ce quonen a ecrit en diffrens tems dans les Langues qui ont cours en Europe, & jaiconclu quon ne pouvait le connotre que bien p.003 imparfaitement

    encore, dans ces lieux spars par des distances immenses de ceux quilont vu natre ; ou, pour parler plus clairement, dans des lieux o on nele connot guere que sur le rapport infidele des prjugs. Lesenthousiastes vous lont reprsent comme une espece de Prophete, outout au moins comme un homme suscit de Dieu dans cette extrmit delAsie, pour eclairer un peuple nombreux sur les principaux devoirsquimpose la morale, & le disposer ainsi davance recevoir sanscontradiction des vrits plus sublimes, quand le tems de les luiannoncer seroit arriv.

    Les admirateurs de tout ce qui est louable & bon, quelque petitequen soit la dose, ont outr son pangyrique en exagrant ses vertus,son savoir, le mrite de ses ecrits, & toutes ses qualits personnelles. Ilslont plac sans faon, non-seulement au-dessus de Socrate, & de tousles autres Sages de la Grece & de Rome, mais au-dessus encore de cesgrands Hommes de lAntiquit profane, qui ont instruit & civilis lesNations.

    Les dtracteurs, je veux dire ces hommes singuliers & chagrins, quine se plaisent que dans les contradictions & les chicanes, & qui fontconsister leur principal mrite & la plus grande partie de leur gloire, nejamais penser comme les autres ; ces hommes, dis-je, singuliers &chagrins, ne layant envisag que par le ct le moins favorable, travers le microscope dune prvention non moins injuste que ridicule,lont raval jusquau dernier rang, & lui ont assign pour mrite propre,pour seul & unique mrite, celui dun plat Pdagogue, qui na dbit quequelques maximes triviales, que tout autre et pu dbiter comme lui.

    Des portraits qui se ressemblent si peu, ne sauroient reprsenter unemme personne ; ils sont tous egalement suspects ; p.004 & lon courroit

    egalement risque de se tromper en donnant la prfrence lun pluttqu lautre.

    5

  • Vie de Confucius

    Pour ce qui est de ces crivains prtendus circonspects, qui, par unecrainte purile des morsures de la Critique, nont os faire un pas quilsne laient appuy sur des vestiges dj profondment tracs, nont osparler de quoi que ce soit, pas mme dune bagatelle, sanslaccompagner dune dmonstration dans les formes, lon ne doit pasplus compter sur eux que sur les autres. Ils nentrent dans aucun dtailsur la vie, les murs, & toute la conduite dun homme dont les moindresactions, ainsi que celles qui ont eu le plus declat, sont graves encaracteres ineffaables dans lesprit de presque tous les Chinois.Offusqus, non par le brillant eclat du flambeau de la Critique, mais parla fume de la noire torche que le barbare Tsin-ch-hoang-ty alluma pourbrler les Livres, ils regardent tout ce qui a et ecrit aprs cet incendie,sur les tems qui lont prcd, ou comme autant de fables quon nesauroit admettre sans se dshonorer dans lesprit de ceux qui pensent,ou comme des choses avances sans preuves, auxquelles parconsquent il seroit ridicule dajouter foi. Sur ce faux principe, ils secontentent de dire un mot de la naissance & de la mort de celui dont ilssuspectent lhistoire ; ils ne parlent quen gnral de sa doctrine, de sestravaux littraires, & des disciples qui sattacherent lui. A peinedaignent-ils faire mention de ses courses dans les diffrens Royaumesquon sait avoir de son tems partag lEmpire. Ils couvrent dun voileepais tout ce qui leur parot dborder un tant soit peu la ligne quil leurplat dassigner pour terme la curiosit de ceux quils veulent instruire.En un mot, on na pas peint le Philosophe chinois ; on na trac quengros les principaux traits qui le caractrisent.

    p.005 Pour remplir de mon mieux la tache que je me suis impose, je

    rapporterai tout ce que la Nation chinoise a dit autrefois de sonPhilosophe, & ce quelle en dit encore de nos jours ; jindiquerai lesdiffrens genres dhonneurs quelle lui a rendus & quelle ne cesse de luirendre ; je ferai connotre les plus renomms dentre ceux quisattacherent lui de son vivant ; & en rapportant avec fidlit leursentretiens les plus ordinaires sur les objets qui ont rapport la morale &au commerce de la vie, je mettrai le Lecteur au vrai point de vue o ilfaut tre plac pour saisir la ressemblance dans tous ses dtails.

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  • Vie de Confucius

    Jextrairai de tous les Livres chinois qui jouissent ici de lestime dugrand nombre, les matriaux que je vais employer. Ainsi lHistoiregnrale, les Histoires particulires, les Prfaces mises la tte des King,& faites par des Auteurs avous, le Lun-yu, le Kia-yu, le Ch-ki, le Che-ki-ch-kia, le Kiu-ly-tch, le Chen-men-ly-yo-toung, le See-chou-jin-ou-P-kao, le Kou-ch, &c., seront tour--tour mis contribution ; & comme cesLivres sont dune authenticit -peu-prs egale, je me dispenserai de lesciter en marge, persuad quil suffit de les avoir indiqus, en prvenantque je ne dirai rien que daprs eux, & que je le dirai, autant que jepourrai, comme ils le disent : je serai lHistorien des Historiens deConfucius, & nullement leur Critique ; je laisse cette derniere fonction ceux qui voudront se donner peine de lexercer. Au surplus, cesHistoriens, dont le suffrage ne sera peut tre pas dun grand poids aujugement de nos Aristarques, sont les oracles de leurs compatriotes ; ilssont leurs instructeurs & leurs matres pour tout ce quil faut penser &dire ; & lexception de ces Savans de la plus haute classe, qui ne serendent qu levidence ou la dmonstration, tous les autres p.006 sont

    dun mme avis ; ils sexpriment dune mme maniere, & ne doutentpoint, en sexprimant comme ils le font, quils ne soient lorgane de laplus exacte vrit. Je dirai donc ce que la Nation entiere pense de celuiquelle appelle le Sage par excellence, ce quelle en dit, & sous quel pointde vue il faut envisager les honneurs quelle lui rend.

    Pour ne rien omettre de ce qui peut contribuer eclaircir un sujet decette importance, je ferai connotre la maniere dont cette mme Nationreprsente en estampes les principaux evnemens de la vie de celuiquelle veut honorer. On pourra, daprs ces estampes, se former uneide juste de ce quelles reprsentent ; car tous les objets y sont aunaturel : cest ainsi que les Chinois shabilloient autrefois : leurs cheveuxnous sur leurs ttes, leurs coffures, leurs visages sans vestiges debarbe, si lon en excepte quelques poils sur la levre suprieure & aumenton, leurs longs ongles, toute leur physionomie etoient tels quon lesvoit ; leurs palais, leurs htels, leurs autres difices, etoient ainsiconstruits.

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  • Vie de Confucius

    Jaurois fort souhait que quelquun de nos Peintres europens, quenous avons ici, et voulu se donner la peine de corriger les dfectuositsqui peuvent sy trouver. Je les en ai pris plus dune fois, mais toujours envain. Nous gterions tout, mont-ils dit : on ne manque pas en Francedexcellens Peintres qui peuvent dcorer les Cabinets. On y veut dusingulier ; vos dessins sont dans ce genre, & comme tels, ils plairontbeaucoup plus que ce que nous ferions nous-mmes dans toutes lesregles de lart. Envoyez-les tels que vous les avez.

    Aprs ce court prambule, que jai cru ncessaire, je commence.

    @

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  • Vie de Confucius

    Planche 1. Confucius.

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  • Vie de Confucius

    CONFUCIUS,

    OU LE PHILOSOPHE CHINOIS

    @

    p.007 La famille de Confucius est, sans contredit, la plus ancienne & la

    plus illustre de toutes celles qui existent sur la surface de la terre,puisquelle prouve une descendance de plus de quarante siecles, &quelle a brill, plus ou moins, mais toujours avec eclat, depuis sapremiere origine jusquaujourdhui. Elle compte des Princes, des Rois &des Empereurs ; & malgr les rvolutions, qui ont plus dune foisboulevers lEmpire pendant le cours de cette longue suite dannes, ellea toujours joui de quelque titre hrditaire, en faveur duquel on lui aaccord des distinctions honorables, qui lont console, en quelque sorte,des malheurs des tems.

    Si, jusquauquel elle remonte avec certitude, descendoit lui-mmede Hoang-ty, selon le tmoignage de tous les Historiens. Vers lan 2257avant Jesus-Christ, il fut mis dans le Ministere par Chun, successeurimmdiat du sage Yao, qui, cent ans auparavant, cest--dire lan 2357etoit mont lui-mme sur le trne, & sous le regne duquel arriva cetteterrible inondation qui fit de si grands ravages dans tout lEmpire chinois.Il etoit spcialement charg de rgler les crmonies, & de veiller sur lesmurs. Son intgrit, sa sagesse & lensemble de sa bonne conduite,engagerent son Souverain le rcompenser dune maniereproportionne aux services importans quil avoit rendus lEtat : il luidonna, titre de Principaut, le pays de Chang dans le Ho-nan.

    Treize de ses descendans gouvernerent successivement ce petit Etat,jusqu Tcheng-tang, que la voix unanime, tant des Grands que du Peuple &des Princes feudataires, plaa, p.008 comme malgr lui, la tte de lEmpire,

    lan avant J.C. 1766.

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  • Vie de Confucius

    Par son avnement la dignit suprme, Tcheng-tang fonda unenouvelle Dynastie, qui fut appele Chang, du nom de sa Principaut.Cette Dynastie donna des Matres lEmpire pendant lespace de 644ans. Mais avant son extinction, Ty-y, lavant-dernier des Empereursquelle a donns, avoit eu trois fils, dont lan sappelloit Ouei-tse-ki, lepun Ouei-tchoung-yen, & le cadet Tcheou. Ce dernier fut prfr sesdeux ans, parce que ceux-ci etoient ns dune mere qui netoit pointtitre lorsquelle les mit au monde. Suivant la loi, le fils de la lgitimeepouse doit tre prfr tous ses freres dun autre lit, quand leursmeres ne sont que des femmes du second ordre, ou des concubines.

    Tcheou, plac sur le trne de ses peres, se livra toutes sortesdexcs. Sa cruaut, & cette foule de crimes en tous genres dont il serendoit chaque jour coupable, irritoient le Ciel & la Terre contre lui. SesSujets, ne pouvant se mettre couvert de la tyrannie quen secouant lejoug, eurent recours Ouen-ouang, qui gouvernoit la Principaut deTcheou avec une sagesse dont toutes les bouches faisoient leloge.Ouen-ouang, aprs avoir fait tout son possible pour obtenir du tyran quilchanget de conduite, voyant linutilit de ses efforts, se dtermina enfin employer le dernier remede, celui de la force. Il commena par mettreen sret ses propres Etats ; il sassura ensuite des intentions & de lafidlit des Grands de lEmpire & des Princes vassaux, et forma son plan.La mort ne lui laissa pas le tems de lexcuter. La gloire en etoit rserve son fils ; mais ce ne fut quaprs bien des annes que le grand Ou-ouang leva letendard : il marcha contre le monstre, le combattit, levainquit, le fit prir, & sassit sa place sur un trne dont sa vertu le p.009rendoit digne, & qui lui fut dfr du consentement unanime de tous lesOrdres de lEtat. Il signala les premiers momens de son nouveau regne,en faisant du bien tous ceux qui avoient vcu dans une oppression plusmarque sous le regne prcdent ; il distingua en particulier Ouei-tse-ki& Ouei-tchoung-yen, restes infortuns de lillustre famille des Chang. Illeur transfra le droit dtre regards seuls comme les lgitimesdescendans de Tcheng-tang & ne pouvant leur cder la dignit suprme,il les en ddommagea en quelque sorte, en leur donnant unesouverainet dans le pays de Soung.

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  • Vie de Confucius

    Ouei-tchoung-yen fut pere de Soung-koung, & celui-ci le fut de Ting-koung-chen, qui eut deux fils, Ming-koung-koung & Siang-koung-hi : cedernier fut pere de Fou-fou-ho & de Ly-koung-fang-see.

    Fou-fou-ho eut un fils quil nomma Soung-fou-tcheou ; de Soung-fou-tcheou vint Cheng, & de Cheng vint Tchen-kao-fou, qui fut pre deKoung-fou-kia. Cest depuis ce Koung-fou-kia, que le nom de Koung estrest dans la branche do descend celui que nous nommons fortimproprement Confucius.

    Koung-fou-kia fut pere de Tse-mou-kia-fou ; celui-ci le fut de Y-yi, & Y-yi de Fang-choui, lequel, pendant les troubles excits par Hoa-ch, quittale Royaume de Soung, & vint chercher un asyle dans celui de Lou, o ilfixa son sjour. Dans cette nouvelle patrie, il eut un fils quil nomma Pe-hia, & de celui-ci vint Chou-leang-ho, pere de Koung-tse, nomm parnous Confucius. Chou-leang-ho (ce dernier caractere ho se lit aussi he)eut neuf filles de sa premiere femme, & point de garon. Une concubinelui donna un fils, qui vint au monde tout contrefait, & ne vcut pas long-tems. Aprs la mort de son epouse lgitime, il voulut sen donner uneautre pour continuer la tige, & la chercha dans la maison de Yen, p.010dont le chef avoit trois filles, en ge toutes les trois davoir un mari. Laplus jeune etoit distingue de ses surs par le nom de Tcheng-tsai ajout celui de Yen, commun toute la famille.

    Aprs que Chou-leang-ho eut fait sa demande au Chef de la maisonde Yen, celui-ci assembla ses trois filles, & leur dit :

    Le Gouverneur de Tseou veut me faire lhonneur de sallier moi, & demande lune de vous en mariage. Je ne vous ledissimule point, cest un homme dune taille au-dessus delordinaire, & dune figure qui na rien dattrayant. Il est dunehumeur svere, & ne souffre pas volontiers dtre contrari.Outre cela, il est dun ge dj fort avanc. Voyez, mes filles,lembarras o je me trouve, & suggrez-moi comment je doismen tirer. Je nai garde de vouloir vous contraindre. Dites-moinaturellement ce que vous pensez. Au reste, Chou-leang-hocompte parmi ses anctres des Empereurs & des Rois, &

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  • Vie de Confucius

    descend en droite ligne du sage Tcheng-tang, fondateur de laDynastie des Chang.

    Yen ayant cess de parler, ses trois filles se regarderent en silencependant quelque tems. La plus jeune voyant que ses surs ne sepressoient pas de rpondre, prit elle-mme la parole & dit :

    Je vous obirai, mon cher pere, & jepouserai le vieillard quevous nous proposez. Je ny ai aucune rpugnance, & jattendsrespecteusement vos ordres.

    Oui, ma fille, rpondit le pere, vous lepouserez, je connoisvotre vertu & votre courage. Vous ferez le bonheur de votremari, & vous serez vous-mme heureuse.

    Le mariage fut conclu, & on ne tarda pas le clbrer. Aprs que lacrmonie en fut faite, la nouvelle epouse pria son mari de luipermettre un voyage la montagne Ny-kieou. Elle sy transporta, fit sapriere au Chang-ty pour en obtenir la fcondit, & aprs dix lunaisonsrvolues, elle accoucha p.011 dun garon, auquel on donna le nom de

    Kieou, & le sur-nom de Tchoung-ny. Cest Confucius.

    Confucius neut lui-mme quun fils auquel il survcut. De ce fils quisappelloit P-yu, ou Koung-ly, vint Koung-ki, autrement dit Tse-see.Tse-see fut pere de Tse-chang ; & depuis Tse-chang, jusquau ComteConfucius daujourdhui, cette famille sest maintenue, & forme unenoblesse de plus de quatre mille ans. Elle a toujours tenu un rangdistingu dans lEmpire. On ne la pas toujours enrichie, mais on latoujours respecte. La Dynastie des Tartares Mantchoux, aujourdhui surle trne, lui a accord toutes les prrogatives dont jouissent les Princes ;& quand le Chef de cette maison vient la Cour, lEmpereur le reoitavec un crmonial -peu-prs semblable celui quil garde, lorsquiladmet en sa prsence les Ambassadeurs des Royaumes voisins. Il a letitre de Cheng-koung, comme qui diroit en notre Langue le Saint Comte.On peut voir toute la suite de cette gnalogie dans les planches A. B. C.D. E. F. 1. Elles ne contiennent rien qui ne soit extrait des Livres regardsici comme trs-authentiques, & des Mmoires domestiques de la famille1 Voy. la Table gnalogique la fin du volume.

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  • Vie de Confucius

    mme de celui dont elles reprsentent lorigine & la filiation continuejusqu nos jours.

    LHistoire, dit le clebre Tchou-hi, parle de Confucius en ces termes :Koung-tse avoit pour nom propre Kieou, & pour surnom Tchoung-ny 1.Ses anctres toient originaires p.012 de la principaut de Soung 2. Son

    pere avoit le nom de Chou-leang-ho, & sa mere celui de Yen-ch. Siang-koung, Roi de Lou 3, comptoit la vingt-deuxieme anne de son regne,lorsquil vint au monde dans le Bourg de Tseou-y 4, le jour Keng-tse de laonzieme lune, cest--dire, aux environs du solstice dhiver de lan 551avant Jsus-Christ 5.

    Jai promis de tout dire, & de ntre, si je puis mexprimer ainsi, quelHistorien des Historiens de celui dont jecris la vie. Je ne passerai doncpas sous silence les prodiges que les Auteurs assurent dun communaccord, avoir prcd & suivi sa naissance. Leur crdulit sur cet articlena pas de quoi surprendre. Ils regardent Confucius comme lun de leursSaints, comme celui auquel ils sont le plus redevables, tant dans lordrecivil que dans lordre moral ; ils croiroient manquer ce quils lui doivent,sils se permettoient les raisonnemens & les doutes sur ce quon racontede lui en bien.

    1 Les Chinois ont, pour lordinaire, plusieurs noms, outre celui qui est commun toute lafamille. Parmi ces noms, il y en a qui les distinguent dune maniere honorable, & dautresqui ne sont que des simples sobriquets qui ont rapport quelque chose qui leur estparticulier. Ainsi, Koung-tse portoit le nom de Kieou & celui de Tchoung-ny, parce quiletoit le second de famille, ayant eu un frere an, ainsi que je lai dit, & que ce fut sur lamontagne Ny-kieou que le Ciel laccorda aux prieres de sa mere. On croit encore quon luidonna le nom de Kieou, qui signifie elvation, cause dune petite lvation quil avoitsur la tte.2 La Principaut de Soung, que le Fondateur de la Dynastie des Tcheou donna en apanageaux descendans de Tcheng-tang, comprenoit ce qui est aux confins du Ho-nan lOrientjusquau Kiang-nan.3 La 22e anne de Siang-koung, Roi de Lou, cest--dire, dune partie de la Province duChan-tong daujourdhui, etoit Keng-siu, la 47e anne dans lordre du cycle sexagnaire, la21e du regne de Ling-ouang, vingt-troisieme Empereur de la troisieme Dynastie dite laDynastie des Tcheou. Cette anne rpond lan avant J.C. 551. Le jour Keng-tse etoit,cette anne-l, le treizieme de la onzieme lune, suivant le calcul chinois.4 Tseou-y, bourg o commandoit Chou-leang-ho, est aujourdhui Kiu-fou-hien, ditautrement Tseou-hien, dans la Province du Chan-tong.5 Je crois devoir dire ici, une fois pour toutes, que je nai nullement envie de me faire legarant de tout ce que je rapporterai. Mon intention netant que de prsenter Koung-tsetel quil est aux yeux de sa nation, je dois ncessairement dire ce que la nation dit de lui ;si jen agissois autrement, je ne serois pas de bonne-foi, & je ne donnerois pas une idejuste de celui que jai entrepris de faire connotre fond dans notre Europe.

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  • Vie de Confucius

    p.013 Quelques jours avant que Yen-ch et atteint le terme qui devoit la

    dlivrer du fruit quelle portoit dans son sein, le Ki-lin, ce quadrupedemerveilleux qui ne se montre que pour annoncer le bonheur, fut trouv dansle jardin, ou dans lune des Cours de la maison, sans quon pt devinercomment il avoit pu sy rendre. Au bruit tumultueux que firent lesdomestiques, pour sen saisir aussi-tt quils leurent apperu, Yen-chaccourut, pour savoir par elle-mme de quoi il sagissoit. Elle vit lanimal, &sans tmoigner la moindre emotion, elle savance gravement vers lui, leprend, le lie avec son mouchoir, lui te tout doucement la pierre de Yu quiltenoit entre ses dents ; & y lit, avec une surprise mle de la plus douce joieles paroles suivantes : Choui-tsing-tch-tse, Ki-choai-Tcheou, Eulh-ouei-fou-ouang ; cest--dire, un enfant pur comme le cristal, natra quand les Tcheouseront sur leur dclin ; il sera Roi, mais sans aucun domaine. Elle neut riende plus press que de faire part son epoux de la dcouverte quelle venoitde faire. Elle vole lui, & en lui remettant la pierre de Yu :

    Lisez, lui dit-elle, linscription quelle contient. Ellemannonce un fils, un fils qui sera Roi, quoique vous nayezpoint dtats lui laisser. Son Royaume, dune toute autreespece que les Royaumes ordinaires, nen sera pas moins rel.Oui, lenfant que je porte dans mon sein est un garon ; & cest lui que se rapportent les paroles qui se lisent sur cette pierre,que le ciel menvoie par le Ki-lin.

    Son pressentiment ne fut point vain. Deux jours aprs, le Ki-lin ayantdisparu, elle ne soccupa plus que des prparatifs de ses couches, dont ellesentoit que le terme netoit pas eloign ; & le jour Keng-tsee de la onziemelune de la vingt-deuxieme anne du regne de Siang-koung, elle mit aumonde ce fils, quelle ne doutait point avoir obtenu du Ciel par les ferventes

    p.014 prieres quelle lui avoit adresses sur la montagne Ny-kieou.

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  • Vie de Confucius

    Planche 2

    Au moment de la naissance de ce cher fils, deux Dragons furent vusdans les airs, immdiatement au-dessus de lappartement de la nouvelleaccouche ; & lon apperut cinq vieillards entrer de compagnie dans la

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  • Vie de Confucius

    Planche 3.

    maison. Il ne faut pas prendre la lettre lenonc de ce double prodige. Ilest vraisemblable que les premiers qui lont ainsi racont, ont voulu diredune maniere allgorique, conformment aux ides reues dans le pays,que cet enfant runiroit dans sa personne, les plus brillantes qualits delesprit & du cur, figures par les deux dragons ; & que par

    17

  • Vie de Confucius

    Planche 4.

    la vaste etendue de ses connoissances, par la sublimit de son talent les faire valoir, par la pratique constante de toutes les vertus, tantciviles que morales, & par lensemble dune conduite calque sur cellequont autrefois tenue les cinq Ty, cest--dire, Fou-hi, Chen-noung,Hoang-ty, Yao & Chun, rputs les plus sages Empereurs de la hauteAntiquit, il retraceroit aux yeux de ses contemporains, limage

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  • Vie de Confucius

    presque entirement efface de ces grands hommes, figurs par lescinq Vieillards. Cest apparemment pour cette raison, qu la suite dece double prodige, on en ajoute un troisieme aussi etonnant, & plusdigne de remarque, celui de la musique cleste, dont au moment de sanaissance, on entendit retentir les airs. Tien-kan-cheng, Cheng-tse,chantoient avec mlodie les voix accompagnes dun concertdinstrumens ; cest--dire, tout le ciel tressaille de joie la naissancedu Saint Fils.

    Cet enfant, annonc par tous ces evnemens extraordinaires, commeun prsent que le ciel faisoit aux hommes, partoit sur son corps mmeles diffrens prsages de ce quil devoit tre un jour, & de ce quil devoitfaire pendant le cours de sa vie, pour laccomplissement de ses hautesdestines. Quarante-neuf p.015 signes, rpandus dans le total de sa figure,

    le distinguoient des autres enfans. Comme ces lignes sont autantdemblmes, dont on ne pourroit donner une parfaite intelligence ceuxqui ne sont pas Chinois, que par des explications trs-longues, lesquellesencore ne seroient comprises quau moyen dun grand nombre dautresexplications non moins longues, je crois pouvoir me dispenser de lesrapporter ici. Un petit nombre choisi parmi ceux qui nont besoin que dequelque lger eclaircissement pour faire tomber le voile qui les couvre,suffira pour donner une ide de tous les autres.

    Le nouveau n avait une elvation en forme de monticule sur lesommet de la tte ; ce qui dsignoit la sublimit de gnie dont il alloittre dou, & etoit un indice de lusage quil feroit de ce mme gnie,pour eclairer les hommes qui marcheroient sa suite dans les sentiersqui conduisent aux sciences & la vertu.

    Sa poitrine qui etoit plus eleve quelle ne lest communment dansdes enfans ordinaires, etoit marque de quantit de traits, formant entreeux tous, les cinq caracteres Tch-tso, Ting, Che-fou, qui signifient ce quenous exprimerions en franois par ces mots, il indiquera, il fera, il fixera,il accomplira le tems.

    Quelques taches, dont les unes etoient exactement rondes, & lesautres en hemycicle ou en croissant, rpandues sur sa peau, etoient une

    19

  • Vie de Confucius

    espece de reprsentation du soleil & de la lune. On veut dire par-l, quetout ainsi que le soleil sert de regle invariable pour fixer les saisons &tout ce qui en dpend, & que la lune, malgr les ingalits quellereprsente dans les diffrentes phases, finit par se runir lui ; de mmelenfant qui venoit de natre, serviroit de regle aux autres hommes, &rameneroit enfin, aprs bien des variations de leur part, au point derunion o tout doit aboutir dans lordre moral, &c.

    p.016 En voil bien assez sur un article si peu amusant, mais que je nai

    pas cru devoir passer sous silence en entier, pour navoir pas mereprocher davoir abandonn mes guides, lorsquils ne mindiquoient quede lextraordinaire, du symbolique & du merveilleux. Ce qui me reste dire, rentre dans lordre naturel des evnemens, & je nai plus reprsenter quun homme tel que les autres hommes, quoique suprieuraux hommes ordinaires par ses qualits naturelles & acquises, par sascience, ses vertus & ses talens, & par lusage quil fit des unes & desautres durant tout le cours de sa vie.

    Il etoit dans la troisime anne de son ge, lorsque Chou-leang-ho sonpere mourut. Son education roula toute entiere sur les soins quon devoitprendre la jeune Yen-ch sa mere. Cette vertueuse femme gardaexactement tout le crmonial de la plus rigide viduit ; elle ne soccupaplus que des affaires du mnage, de celles sur-tout qui avaient rapport son cher fils. Elle voyoit avec la plus douce satisfaction, qu mesure quilcroissoit sous ses yeux, le germe des vertus quelle tchoit de lui inspirerse dveloppait, & promettoit la plus abondante rcolte pour un ge plusavanc.

    Kieou, car cest ainsi quon lappelloit dans la famille, se distinguoit desautres enfans par sa soumission sans bornes celle qui lui avoit donn lejour, par son respect pour les vieillards, par sa dfrence envers tous ceuxqui etoient plus gs que lui, par une gravit prmature, & par sonattention ne manquer aucune des crmonies, tant legard desvivans que pour les morts. Il etoit si port dinclination rendre aux uns &aux autres les honneurs quil croyoit leur tre dus, que son plus granddivertissement avec ceux de son ge etoit tantt de les saluer avec tout le

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    crmonial que les personnes les plus graves observent entre elles, tanttde les inviter sasseoir p.017 en leur cdant respectueusement la premiere

    place. Dautres fois il posoit sur une table, ou sur tout autre endroit un peuelev, tout ce qui se trouvoit sous sa main, ly rangeoit, comme on rangepour lordinaire ce quon doit offrir aux Anctres lorsquon veut leurtmoigner les sentimens de reconnoissance dont on est cens trepntr ; puis se prosternoit, frappoit la terre avec son front, & faisoit lesautres crmonies usites en pareille occasion, avec une gravit, unedcence & un respect qui etoient un sujet dadmiration pour tous ceux quien etoient tmoins.

    Tout ce quon tche dinculquer aux enfans pour les accoutumer debonne heure aux devoirs de la vie civile, & pour les prparer pouvoirdans la suite porter sans peine le joug que la Socit impose tous sesMembres, lui etoit comme naturel. On et dit quon lavoit instruitdavance de ce quil falloit faire dans chacune des circonstancesparticulieres o il se trouvoit, dans celles mme qui etoient le plusimprvues, & quil et et comme impossible de deviner. La vertueuseYen-ch ne crut pas pour cela quelle etoit dispense de lui donner sessoins. Elle linstuisoit avec assiduit de tout ce dont on a coutumedinstruire les enfans ordinaires ; mais cetoit moins pour lui apprendrece quelle savoit bien que le Ciel avoit grav lui-mme dans son cur,que pour sacquitter son egard du plus sacr des devoirs que la natureimpose toutes les meres envers ceux qui elles ont donn le jour. Ellene se dchargea sur personne de ce quelle pouvoit & devoit faire elle-mme.

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    Planche 5.

    Cependant le tems secouloit, & son cher Kieou entra dans laseptieme anne de son ge. Elle pensa alors lui donner un Matre quift en etat de lui continuer son education, & de linitier dans les Lettres.Elle et bien souhait de pouvoir entretenir chez elle lInstituteur quelleauroit choisi, afin dtre p.018 plus porte de veiller sur le dpt qui lui

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    seroit confi ; mais etant veuve & jeune, elle crut que la dcence ne luipermettoit pas de prendre ce parti : elle se dtermina lenvoyer lEcole publique.

    Celui qui tenoit alors cette Ecole, etoit un Sage du premier ordre, dunom de Ping-tchoung. Cet excellent homme, qui etoit alors Magistrat &Gouverneur pour le peuple, ne regardoit pas comme un emploi au-dessous de lui, celui dinstruire & de former la jeunesse. Il croyoit aucontraire, que cetoit en cela que consistoit la plus essentielle de sesobligations, parce quen tant que Gouverneur, il reprsentoit la personnedu Souverain, qui est rput le pere commun de tous ceux qui viventsous ses Loix ; & quun pere doit, quand il le peut, instruire & former lui-mme ses enfans. Ce fut ce Sage que Yen-ch confia leducation de sonfils, auquel elle donna ds-lors le nom distinctif de Tchoung-ny, nomrespectable pour elle, parce quil lui rappelloit sans cesse le prcieuxsouvenir de la faveur que le ciel lui avoit accorde, lorsquelle lui fit sapriere sur la montagne Ny-kieou 1.

    Tchoung-ny devenu ecolier, se distingua bientt de tous sescompagnons detude par sa modestie, son application, sa douceur, & sur-tout par ses progrs & par sa vertu. Attentif tout ce qui sortoit de labouche de son Matre, il mettoit tout profit pour son avancement ; &son sage Matre, non moins attentif la conduite de son disciple, luienseignoit, comme par une espece de retour, tout ce qui pouvoitcontribuer le p.019 perfectionner dans les diffrens genres proportionns

    son ge & sa capacit. Il en eut bientt fait un petit Docteur ; il le miten etat du moins de pouvoir le seconder, en le chargeant dexpliquer ses compagnons les leons quil retenoit avec tant de facilit. Cettedistinction, loin denorgueillir celui qui elle etoit accorde, ne le renditque plus modeste, plus affable & plus complaisant.

    Croyant entrer dans les vues de son sage Matre, il se conduisoit, danslexercice de lemploi dont il lavoit honor, avec toute la gravit dun

    1 Jai dj dit que les Chinois portent, pour lordinaire, plusieurs noms, parmi lesquels il yen a qui les distinguent dune maniere honorable, ou qui ont rapport quelque chose quileur est particuliere. Aussi, Koung-tse portoit le nom de Tchoung-ny, qui dsignoit quiletoit le second des deux fils que son pere avoit eus, & quil avoit et accord sur lamontagne Ny-kieou.

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    homme fait ; sans cependant blesser le moins du monde, lamour-proprede ses Compagnons. Lascendant que ses qualits personnelles, & unemaniere dagir toujours conforme au plus rigoureux devoir, lui donnoientnaturellement sur eux tous, le mettoit labri de leur petite jalousie, &leur persuadoit, sans quils sen apperussent, quil noccupoit que laplace qui lui etoit due, en remplissant leur egard celle dInstituteur &de Matre.

    Telles furent ses occupations jusqu lge de dix-sept ans. Il etudioitavec lassiduit la plus confiante ; il acquroit de jour en jour denouvelles connoissances ; & en mme tems quil ornoit son esprit de cequil y avoit de plus essentiel savoir dans les ouvrages des anciens, ilimprimoit dans son cur les profondes traces des vertus civiles &morales quils avoient pratiques, & se disposoit ainsi les mettre enpratique son tour, malgr la dpravation dun siecle, o lempire desvices etoit le seul empire absolu. Sil net tenu qu lui, il auroit consacrquelques annes encore ce genre de vie pour lequel il sembloit tren ; mais en fils obissant, il sacrifia son got aux vues de sa mere, quijugea quil ne pouvoit pas diffrer davantage prendre un etat. Il netoitaucune charge laquelle sa naissance ne lui permt daspirer. Il secontenta cependant dun p.020 Mandarinat subalterne qui lui donnoit

    inspection sur la vente & la distribution des grains.

    Il nen est pas du sage, comme de lhomme ordinaire. Ce dernier sentient ce qui est prcisment du devoir, & croit avoir tout lieu desapplaudir, lorsquil na manqu aucune des obligations qui lui sontimposes. Le premier, au contraire, porte sa vue bien au-del de ce quoi il est indispensablement oblig. Il etudie les circonstances, ilbalance les avantages & les inconvniens, il evalue les profits & lespertes, il se met au fait du pass, il observe le prsent, il sait prvoirlavenir ; en un mot, rien ne lui echappe de tout ce qui peut concourir donner quelque degr de perfection ce dont il est charg.

    Cest sous ce point de vue quon nous reprsente Koung-tse danslexercice du petit emploi dont on le chargeoit 1. Quoique issu dune race1 A son entre dans le monde, il prit le nom de Koung, qui etoit celui de sa famille ; ainsije ne lappellerai dsormais que de ce nom, ou, pour me conformer lusage introduit en

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    illustre, loin de se croire dshonor, en lacceptant, il ne lenvisagea quecomme un moyen quon vouloit bien lui fournir de pouvoir servir le Prince& la Patrie ; & il dploya tous ses efforts pour servir lun & lautreefficacement. Il etoit reu alors dans le Royaume de Lou, ainsi que dansla plupart des autres Royaumes qui partageoient lEmpire, que lespersonnes en place confiassent des infrieurs, ou mme desmercenaires, le menu dtail de tout ce qui etoit soumis leur jurisdiction.Le jeune Mandarin regarda cette Coutume comme un abus qui tendoit renverser les Loix, & commena par sy soustraire : il voulut tout voir,tout entendre, tout faire par lui-mme.

    Chaque jour, au lever de laurore, il etoit des premiers rendus dans lelieu o se faisoient les ventes & les achats. L p.021 il examinoit avec

    lattention la plus scrupuleuse, tout ce qui devoit avoir cours en fait deprovisions de bouche. Les grains etant lobjet principal de son ministere,il noublioit rien pour se procurer les connoissances relatives ce qui lesconcernoit. Il avoit ses cts des hommes experts & dsintresss, quilaidoient distinguer les diffrens degrs de bont de chaque denre, & y mettre tel prix qui, sans porter dommage au vendeur, ft lavantage de celui qui sapprovisionnoit. Il rejettoit impitoyablement, &sans egard pour qui que ce ft, tout ce qui de prs ou de loin luiparoissoit de nature pouvoir nuire la sant du Citoyen.

    Par cette conduite constamment soutenue, il eut bientt substitulordre & la bonne-foi, au trouble & la confusion qui rgnoient ci-devantdans le lieu du March. Les monopoles & toutes les especes de fraudesdisparurent entirement. Elles se seroient dguises en vain devant desyeux toujours ouverts, & assez eclairs pour les dcouvrir ; & quiconqueet os sen rendre coupable, auroit et sur le champ puni. Quoique cepnible travail ne loccupt que pendant les premieres heures de lamatine, il ne le perdoit pas pour cela de vue le reste du jour. Rendu lui-mme, il lisoit les Livres economiques, marquoit avec soin ce quil ytrouvoit dintressant, & sen faisoit donner ensuite une explicationdtaille, par des personnes intelligentes, par celles sur-tout qui etoientdu mtier. Sil sortoit quelquefois, cetoit, ou pour aller sinstruire auprsEurope, du nom de Confucius, quon lui donne communment.

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    des Agriculteurs des environs de la ville, ou pour visiter les magasins olon dposoit le riz, le froment, & les diffrentes sortes de bleds. Ilquestionnoit les premiers sur la nature du terrein quils cultivoient, surles engrais les plus propres le rendre fertile, sur les productions quondevoit lui confier plus particulirement, & sur une multitude dautresobjets non moins p.022 importans, que ses Livres ne lui auroient point

    appris. Il interrogeoit les autres, je veux dire ceux qui etoient prposs la garde & lentretien des greniers, sur les prcautions quils prenoientpour empcher les grains de fermenter, pour les prserver de lhumidit,pour les garantir des insectes, pour les mettre labri des oiseaux & desrats, & pour les maintenir jusquau temps du dbit dans un etat de bonttoujours egal. Il sinformoit de la diminution quils eprouvoient aprs uncertain tems, du prix du premier achat, de celui de la vente qui senfaisoit ensuite, de la perte & du gain, des raisons particulieres quipouvoient occasionner lune ou lautre ; en un mot, il descendoit dans ledtail le plus minutieux pour se mettre au fait de tout.

    Des questions si varies & si frquentes eussent ennuy, fatigu,excd mme, si elles avoient et faites par tout autre ; mais venant desa part elles etoient toujours bien reues, & lon y rpondoit avec plaisir& de bonne-foi, parce quon voyoit bien, sa maniere modestedinterroger, son ton, toute sa contenance, que ce netoit point poursatisfaire une vaine curiosit, encore moins par ostentation, quil enagissoit ainsi ; mais uniquement dans une intention pure dacqurir desconnoissances utiles, relativement la fonction publique dont il etoitcharg. On etoit charm de voir un jeune Magistrat occup tout entier deson devoir, & ne rien ngliger de tout ce qui pouvoit contribuer le luifaire remplir dignement. En se conciliant de si bonne heure lestimeuniverselle de ses concitoyens, il jettoit les fondemens de cette hauterputation de sagesse, dont il jouit le reste de ses jours.

    Cependant il avoit atteint la dix-neuvieme anne de son ge, & samere crut quil etoit tems de lui chercher une epouse qui fut digne de lui.Elle crut la trouver cette epouse dans une p.023 ancienne famille du nom

    de Ki, originaire du Royaume de Soung. Koung-tse epousa Ki-koan-che,

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    & lanne daprs il en eut un garon, quil nomma P-yu. Le Roi Tchao-koung, inform de la naissance de ce fils, voulut prendre part la joiedune famille quil honoroit. Il envoya un de ses Officiers pour faire soncompliment de congratulation au pere, & lui porter en mme tems unpoisson trs-estim dans le pays, avec ordre de lui dire que cetoit pourcontribuer couvrir une table, laquelle il voudroit bien aller sasseoiren personne lors du festin dusage, aprs que le nouveau n auroitaccompli le premier mois de sa vie 1. Ce prsent fut reu avec tous lessentimens de reconnoissance quil exigeoit ; & pour en perptuer lesouvenir dans la famille, autant que pour faire honneur son Souverain,Koung-tse ajouta au nom de P-yu quil avoit dj donn son fils lesurnom de Ly ; car cest ainsi que sappelle le poisson quon lui prsentade la part du Roi.

    Les petits soins domestiques, auxquels il etoit tenu comme pere defamille, ne ralentirent point ceux quil devoit au public, comme Magistrat.Il continua avec la mme application & le mme zele, procurer sesconcitoyens tous les avantages qui dpendoient de lui, en maintenant lafidlit & le bon ordre dans la classe de ceux qui lui etoient subordonns.Les Magistrats suprieurs, charms dune conduite qui pouvoir servir demodele aux plus anciens comme aux plus eclairs & aux plus attentifsdentre eux, le proposerent au Gouvernement pour p.024 tre employ la

    rforme des abus sans nombre qui setoient introduits dans lescampagnes, sur-tout loccasion de ce qui concernoit le gros & le petitbtail. Ils sattendoient aux plus heureux succs de la part de celui quiavoit si bien russi rformer dans la ville tout ce qui avait et soumis son inspection. Sur lexpos quils firent de son intelligence dans lesaffaires, de sa droiture & de ses procds toujours honntes dans lamaniere de les traiter, le Ministre lui fit expdier la commissiondInspecteur-Gnral des campagnes & des troupeaux, avec plein

    1 Cest un usage immmorial en Chine, de donner un festin dappareil la naissance dupremier garon quon a de sa lgitime pouse. Ce repas se donne aprs que le premiermois des couches est accompli, afin que la mere puisse prendre part la joie commune.Chaque convive se fait un plaisir & une espece de devoir de contribuer pour quelquechose la dpense qui se fait loccasion de ce repas. Le poisson que le Roi envoya Koung-tse, est appell en chinois ly-yu : cest la carpe.

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  • Vie de Confucius

    pouvoir dabroger & detablir tels usages quil jugeroit propos pourlavantage commun.

    Koung-tse navoit que vingt & un ans quand il fut pourvu de cetimportant emploi. Il connoissoit dj en partie les nouvelles obligationsquil alloit contracter, & les difficults quil auroit surmonter pourpouvoir les remplir sans faire des mcontens. Il ne seffraya pas pourcela ; mais, arm de sa bonne intention, de sa droiture toute epreuve,& de son zele pour le bien public, il redoubla de courage pour pouvoirvaincre lun aprs lautre tous les obstacles qui sopposeroient ce quilatteignt le but. Il commena par une visite gnrale de toutes lescampagnes du district. Il etoit dj connu dans celles des environs ; & larputation quil sy etoit acquise lavait annonc favorablement dans lesautres : il fut vu de bon il par-tout, par-tout il fut reu avec desdmonstrations de joie, parce quon croyoit recevoir un bienfaiteur & unami, dans la personne de celui dont on avoit entendu si souvent leloge.Il profita de la bonne volont quon lui tmoignoit pour remplir dans touteson etendue la tche dont il etoit charg par le Gouvernement.

    Il mit le premier de ses soins sinstruire de tout ce quil lui importoitde savoir, & le second mettre tout en usage pour p.025 persuader que

    son unique intention etoit de faire du bien ; quil etoit dispos consacrer tout ce quil avoit de lumieres & de talens, sacrifier safortune, son repos, tout lui-mme pour en venir bout ; & quon pouvoitsans crainte sen reposer sur lui. Dans tous les lieux o il sarrtoit, ilvouloit voir tous les propritaires des terres, & sentretenir avec eux. Illeur insinuoit les grands principes do dpend le bonheur de lhommevivant en socit ; il entroit dans un petit dtail des obligationsparticulieres leur etat. Il les interrogeoit ensuite sur la nature & lesproprits du terrein dont ils etoient possesseurs, sur la qualit & laquantit des productions quils en retiroient annuellement ; il leurdemandoit si, en donnant leurs champs une culture plus soigne, ils neles rendroient pas dun plus grand & dun meilleur rapport ; sils nenrecueilleroient pas avec plus de facilit, & plus abondamment desrcoltes dans un genre diffrent de celui quils avoient coutume den

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  • Vie de Confucius

    exiger ; & autres choses semblables, sur lesquelles, aprs avoir reu leseclaircissemens dont il avoit besoin, il intimoit ses ordres, & prenoittoutes les mesures ncessaires pour les faire excuter. Il arrivoitrarement quil ne ft pas obi, parce que ce quil ordonnoit avoit toujourslapprobation du grand nombre, tendoit visiblement procurer unavantage plus constant & plus etendu, & etoit dune excution quiltchoit de rendre facile, en concourant lui-mme en applanir lesdifficults.

    Lorsque les Campagnards se prsentoient lui dans un etat de mal-propret, qui dnotoit la pnurie ou la misere, il vouloit savoir quelle etoitla vritable cause de leur indigence. Si cette cause venoit de lintempriedes saisons, du ravage des insectes, ou de tel autre accident imprvuauquel il ne leur avoit pas et possible de remdier, il les plaignoit dansleur malheur, il les consoloit, il ranimoit leur courage, il leur donnoit dessecours p.026 suffisans pour les remettre dans le train ordinaire du travail

    qui les faisoit subsister. Si au contraire par leurs tergiversations, leurssubterfuges, ou leurs faux allgus, ils lui donnaient lieu de conclure quela fainantise, ou une mauvaise conduite les avoit rduits tre ce quilles voyoit, il en prenoit occasion de leur faire de salutaires rprimandes,non en termes injurieux ou durs, mais avec une bont, une honntet &une douceur qui lui gagnoient lestime des rprimands, quelquefois leuraffection, les faisoient toujours rentrer en eux-mmes, & les mettaient,au moins pour quelque tems, dans la disposition sincere de se corriger. Illeur donnait ensuite des conseils sur ce quils devoient faire ; & comme ilavoit soin daccompagner ses conseils, de quelques dons relatifs auxtravaux auxquels il vouloit quils se livrassent, il ne manquoit presquejamais de russir, mme auprs de ceux dont les apparences equivoquesdonnoient le moins lieu desprer un amendement.

    Il eut beaucoup plus de peine obtenir quon cultivt ces sortes deterreins, quun prjug de tems immmorial faisoit regarder commeincultivables ; & ces autres encore, quune longue habitude de voirincultes, avoit fait comme oublier quils avoient eu autrefois despossesseurs qui les faisoient valoir. Il ne se contentoit pas dexhorter, il

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  • Vie de Confucius

    priait, il sollicitioit, il joignoit les menaces aux prieres ; il nepargnoit ni sabourse, ni celle de ses amis ; il se donnait pour caution des empruntsquon etoit oblig de faire ; il se servoit de son crdit auprs des Grands& des Personnes en place, pour obtenir, quand le besoin lexigeoit, desordres de la part des Ministres & des Souverains ; il sy prit, en un mot,de tant de manieres, quil en vint enfin heureusement bout.

    Aprs avoir rgl tout ce qui concernoit les Agriculteurs, il tourna sesvues vers ceux qui entretenoient des troupeaux, p.027 ou qui navoient

    dautre occupation que celle de les mener patre & de les garder. Ilsagissoit sur-tout dempcher ces derniers de se susciter des querelles loccasion des pturages, de se nuire mutuellement quand ils entrouvoient le moyen, de sapproprier ce qui ne leur appartenoit pas,daller dans les quartiers eloigns de leurs habitations, sans aucun egardpour les habitans des villages & des hameaux auxquels la proximit lesassignoit de prfrence, de causer du dgt dans les terres labourablesou dj prpares, & de se livrer plusieurs autres abus pareils, quelimpunit & une longue tolrance leur faisoient envisager comme desusages permis. Il falloit instruire les autres, je veux dire les colons, dontceux-ci netoient que les serviteurs ou les esclaves ; il falloit leurpersuader quils devoient etendre leurs vues au-del du gain journalierdont il paroissoit quils soccupoient uniquement ; il falloit les convaincreque leur intrt le plus rel & le plus solide, consistoit dans les avantagesquils procuroient au public ; que ces avantages seroient plus ou moinsgrands, & par consquent leur gain particulier plus ou moinsconsidrable dans sa totalit, en proportion des soins qu ils sedonneroient pour le bon entretien, lamlioration & la multiplication deleurs troupeaux. Il leur fit sur tout cela des leons, & leur expliqua endtail tout ce quil avoit appris lui-mme des personnages qui avoientle plus dexprience en ce genre, & auxquelles lexprience avoit lemieux russi. Les peines quil se donna, sa patience toute epreuve, &sa douceur inaltrable, lui assurerent le plus heureux succs.

    Dans le cours des quatre annes quil consacra cette pniblefonction, on vit la campagne changer de face, & devenir fertile, les

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  • Vie de Confucius

    troupeaux mieux soigns saccrotre, les cultivateurs & les bergers nesoccupant que de leurs travaux p.028 respectifs, vivre entre eux dans une

    douce paix ; linnocence & la joie, depuis si long-tems exiles, reparotreavec eclat, & dicter des loix leur tour. Ce fut ainsi que, du tems de Yao,tout le pays des environs de Ly-chan se fit remarquer par labondance &la bont de ses productions, aprs que lillustre Chan, par sesinstructions & par son exemple, y eut fait natre lindustrie, fruit du travail& de lemulation 1.

    Koung-tse, g de vingt-quatre ans, setoit dj distingu parmi lafoule des Magistrats, par ce genre de mrite qui est le partage du petitnombre, & qui ne sacquiert, pour lordinaire, que dans lexercice desessais, souvent ritrs dans le cours dune longue vie. La maniere dontil setoit conduit, & tout ce quil avoit fait jusqualors, donnoient lesesprances les mieux fondes, quil remettroit lordre dans les diffrentesbranches du Gouvernement, & rtabliroit les bonnes murs dans tousles Ordres de lEtat, quand il seroit revtu dune Charge qui lui donneroitlautorit requise pour se faire p.029 obir. On alloit lui ouvrir la brillante

    carriere des hautes dignits, lorsquun de ces malheurs qui arrivent tous les hommes, mais auquel il ne paroissoit pas quil dt sattendre si-tt, larrta tout--coup, & lempcha dy entrer. Sa mere, touchant peine la quarantieme anne de son ge, tomba dangereusementmalade, & bientt aprs paya son tribut la Nature, malgr les secoursen tous genres, & les soins assidus & tendres dun fils, qui net pashsit de lui prolonger la vie aux dpens de ses propres jours, sil et eten son pouvoir de le faire.

    1 Chun etoit fils de Kou-seou, & descendant de Hoang-ty, la huitieme gnration. Sonpere eut dune seconde femme un fils nomm Siang. Ce Siang & sa mere ne cessrent deperscuter Chun. Celui-ci fut oblig de quitter la maison paternelle ; il alla setablir prsde la montagne Ly-chan, o il se fit laboureur. Sa sagesse, sa douceur, & toutes sesautres qualits, lui eurent bientt concili lestime universelle ; il fut reconnu tout dunevoix pour chef de tout le canton. Il inspira tout le monde lamour du travail & de lavertu ; il eut la consolation de voir la campagne devenir fertile, & les bonnes mursrgner parmi ceux qui lhabitoient. Grand nombre de personnes stant rendues auprsde lui avec leur famille, pour admirer de plus prs sa vertu, & profiter de ses bonsexemples, il btit une Ville, oh tout le monde fut renferm. Le bruit de son mrite pntrajusqu Yao. Ce sage Prince, qui jugeoit que son propre fils etoit indigne de lui succder,cherchoit un homme vertueux qui il pt transmettre lEmpire ; il appella Chun,leprouva ; & aprs lavoir reconnu tel quil le souhaitoit, il en fit son Collegue, & ledsigna pour tre son Successeur. Tous les Ordres de lEtat applaudirent son choix.

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  • Vie de Confucius

    Alors comme aujourdhui, la mort du pere ou de la mere, toutemploi public etoit interdit aux enfans : cetoit du moins lusage que lesAnciens avoient consign dans le crmonial de la nation. Koung-tse,qui etoit trs-rigide observateur des usages, & qui et voulu faire revivredans sa patrie tous ceux de la vnrable Antiquit, se fit un devoir de seconformer celui-ci, avec toute lexactitude quy employoient lespremiers Sages de la Monarchie. Il se renferma chez lui pour ne syoccuper que de la perte quil venoit de faire.

    Aprs avoir vers des larmes sur le cercueil de celle qui il devoit lavie, & avoir rempli le nombre des jours destins aux premierstmoignages de la douleur, il fit mettre ce cher dpt Ou-fou, lieu peueloign de celui o il faisoit actuellement son sjour, en attendant quillui ft permis de le transfrer Fang-chan, o reposoient les cendres deson pere.

    Le pere & la mere, disoit-il, contribuent egalement nousdonner ltre ; nous leur devons par consquent une egalereconnoissance : il faut que nous puissions la leur tmoigner enleur rendant en mme tems des hommages pareils. Il convientdailleurs que ceux quun mme nud a lis pendant la vie, nesoient pas spars aprs leur mort.

    p.030 Aussi-tt que les circonstances lui parurent favorables, il donna

    tous ses soins aux prparatifs de la translation. Cette crmonie se fitavec une dcence si peu commune dans le siecle o lon vivoit, & unepompe si remarquable, quelle excita ladmiration de tous ceux qui enfurent tmoins. Leloge de celui qui en avoit ordonn lappareil,retentissoit de tous cts ; ce netoit quune mme maniere desexprimer dans lintrieur de chaque famille.

    Voil, disoient les peres & meres leurs enfans, voil unexemple de pit filiale, dont le souvenir ne doit jamaisseffacer de votre esprit ; gravez-ly profondment, afin quevous puissiez vous conformer un si beau modele, lorsqueloccasion en sera venue.

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  • Vie de Confucius

    Si cette pratique neut pas lieu ds-lors dans toute son etendue, onadopta du moins & assez gnralement, celle de ne pas sparer apresleur mort, lepouse davec lepoux.

    On les enterra lun auprs de lautre ; le mari lest, & lafemme louest, ayant lun & lautre la tte au Nord, & lespieds au Midi. On mit leurs corps labri de la voracit desanimaux carnassiers, en les enfermant dans des bieres dont lesplanches, bien consolides entre elles, & enduites dhuile ou devernis, avaient quatre pouces depais ; & pour les prserverplus long-tems de la corruption & de la pourriture, on ne lesconfia la terre que sur des monticules, ou sur de petiteselvations factices qui les imitoient.

    Ce netoit-l quune espece de prlude de ce qui setablit peu de temsaprs, pour tout ce qui concernoit les crmonies funebres. Les usagesqui avoient et en vigueur dans les siecles de Yao, de Chun, & des autressages Princes de la haute Antiquit, setoient insensiblement abolis ; peine pouvoit-on sen former une ide, en voyant ce qui sobservoitparmi les personnes du plus haut rang. Le peuple, & ceux p.031 letage

    moyen, enterroient leurs morts dans le premier terrein inculte qui etoit leplus leur porte, ou dans un coin de leurs champs, sils en avoient enpropre ; & aprs un deuil de quelques jours, tout etoit fini pour eux. Cepeu de respect pour les morts, etoit lun des effets de la corruption dusiecle ; les murs setoient tellement dpraves dans tout lEmpire parla licence des guerres qui le dsoloient, depuis sur-tout que les Princesfeudataires avoient entirement secou le joug, quon ny rougissoit plusde rien, & que les abus les plus monstrueux y etoient regards dun ilindiffrent. Celui de laisser les morts comme labandon, avoit prvaluchez le plus grand nombre ; le Souverain ne se mettoit nullement enpeine de le proscrire, & le Gouvernement sembloit, en quelque sorte,lautoriser. Que pouvoit faire un simple particulier, un particulier alorsisol, qui navoit sa disposition que le simple ascendant que lesgrandes ames ont sur les petites ; qui navoit dautorit que celle que savertu, son mrite personnel & son nom, pouvoient lui donner ; qui navoit

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  • Vie de Confucius

    de forces dployer que celles de la raison & qui nesproit de succsque ceux qui natroient deux-mmes la suite de ses efforts ? Malgr lepeu dapparence quil y avoit de pouvoir russir, Koung-tse ne laissa pasque den entreprendre la rforme ; il osa se flatter quavec du tems & dela patience, il viendroit bout de la faire adopter ; ce que lautoritsoutenue de toutes les forces dont elle dispose, et peut-tre exig envain de ses compatriotes, la simple persuasion soutenue de la confiance,lui parut suffisante pour lobtenir. Sur ce principe, il mit en uvre tour cequil avoit de talens naturels & acquis ; il noublia rien pour se concilier labienveillance & se faire ecouter. A en juger par tout ce quon rapporte delui, voici comment il sy prit. p.032 Il tcha dinculquer dans lesprit de

    ceux qui il avoit occasion de parler, que lhomme etant ce quil y a deplus prcieux sous le ciel, tout ce qui le compose etoit digne du plusgrand respect ; quetant, par sa nature, le Roi de la terre, tout ce quiexistoit sur la terre etoit soumis ses lois, & lui devoit hommage ; & quecest en quelque sorte le dgrader de sa dignit, & le mettre au niveaudes brutes, que de navoir que de lindiffrence pour ce qui reste de luiaprs que le souffle de la vie ne lanime plus.

    Il leur parla avec effusion de cur de lobligation impose tous leshommes, davoir les uns pour les autres cet amour eclair & effectif qui,embrassant en gnral lespece, setend indiffremment sur chacun desindividus qui la composent, puisquil nen est aucun qui ne tienne lalongue chane qui les lie tous. Il leur expliqua comment cette mmechane lioit ceux qui jouissent de la vie ceux qui avoient cess devivre ; il leur fit comprendre que les vivans, etant redevables ceux quiles ont devancs de tout ce quils sont eux-mmes dans lordre civil, dece quils savent & de ce quils possedent, ils leur doivent de lareconnoissance, & une reconnoissance proportionne aux bienfaits quilsen ont reus. Il leur persuada que le moyen le plus naturel & le plussimple de sacquitter envers eux, etoit de leur rendre des honneurs, & deleur faire hommage de ce quils avoient leur disposition de plus dignede leur tre offert. Les tmoignages de respect, loffrande des choses quiservent la nourriture & lentretien, etant propres remplir ce doubleobjet, & laissant dailleurs les vivans & les morts dans la possession de

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  • Vie de Confucius

    leurs droits respectifs, pour en jouir chacun sa maniere, il les fitconvenir sans peine que cetoit quoi lon pouvoit sen tenir, & quil etoit propos de fixer irrvocablement par des crmonies p.033 analogues,

    telles que celles qui avoient et en usage des les premiers siecles de laMonarchie.

    Il leur persuada encore quen leur ritrant, des tems rgls, cesmmes hommages & ces mmes honneurs dans les lieux o reposentleurs cendres, o simplement, sans sortir de chez soi, devant leursreprsentations places dans quelque endroit dcent de sa propredemeure, il netoit pas possible quils ne se rappellassent de tems entems, du moins en gros, ce que ceux quils honoroient ainsi avaient etpendant leur vie, ce quils avoient fait pour lhonneur ou lavantage de lafamille, pour la gloire de la patrie, & en quel genre de mrite ils setoientparticulirement distingus. Do lon pouvoit esprer, ajoutoit-il, quenrappellant un pareil souvenir, ils graveroient insensiblement dans leurspropres curs, dune maniere ineffaable, les sentimens de tendresse &de reconnoissance qui naissent naturellement dans des curs bien faits.

    Il les convainquit enfin, quil netoit pas seulement de la biensance &de la justice que les vivans honorassent les morts, mais quil toit delintrt de chacun en particulier de remplir ce devoir ; parce quen leremplissant, chacun travailloit indirectement pour soi-mme, &contribuoit en quelque sorte perptuer sa propre existence, ou tout aumoins la prolonger dans la mmoire des hommes.

    Il nest pas douteux, leur disoit-il, que les descendans nefassent leur tour ce quils auront vu faire ceux qui les ontdevancs. Les honneurs que vous rendrez ceux que vousavez remplacs sur la terre, vous seront rendus en mmemesure par ceux qui vous remplaceront.

    Par ces raisonnemens & par dautres pareils, il tourna peu--peu lesesprits vers le grand objet des crmonies funebres ; il p.034 leur en fit

    envisager la pratique comme le tmoignage le moins quivoque que lonpt rendre la dignit de lhomme, & comme le nud final au moyenduquel on serroit indissolublement les liens de la socit.

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    La conduite quil tint lui-mme la mort de sa mere, & enconsquence de cette mort, fut un modele auquel ses compatriotes netarderent pas de se conformer ; & lexemple de ses compatriotes, ceuxdes diffrens Royaumes qui partageoient alors lEmpire, firent revivreparmi eux les usages que les Anciens avoient etablis pour honorer lesmorts. Depuis ce renouvellement, la nation entiere les a constammentsuivis pendant plus de deux mille ans. Elle les suit encore ; & il est croire, vu lattachement inbranlable quelle a pour eux, quelle necessera de les suivre que lorsquelle cessera elle-mme dtre compteparmi les Nations. Puisse-t-elle, pour son avantage particulier, sen tenir linstitution primitive, & ne pas secarter de cette noble simplicit quiporte seule la vritable empreinte des premiers tems ! Koung-tsesemble lui en avoir fait un prcepte dans plus dun endroit de ses ecrits ;il lui en a du moins trac la regle dans ce quil a lui-mme pratiqu.

    Renferm, comme je lai dit, dans lenceinte de sa maison pour ypleurer sa perte, il se spara entirement du commerce du mondependant les trois annes du deuil ; il crut ne pouvoir mieux remplir levuide dun tems si prcieux, quen se livrant letude. Le desir quil avoittoujours eu de sinstruire fond de ce qui fait le principal objet desconnoissances humaines, se ranima dans son cur, & en occupa bientttoute ltendue. Il revint sur tout ce quil avoit appris superficiellementdans lge tendre, & lapprit, pour ainsi dire, de nouveau, avec la soliditqui est le propre p.035 de lge mr. Il rflchit profondment sur les loix

    immuables de la morale, remonta jusqu la source do elles dcoulent,se pntra des obligations quelles imposent tous les hommes, & en fitle but vers lequel il dirigea sa conduite & toutes ses actions : mais, pourparvenir ce but avec plus de sret, il tcha de dcouvrir dans les King& dans lHistoire, les diffrentes routes que les anciens Sages setoientdj frayes pour y arriver eux-mmes sans danger. A ces etudessrieuses, il joignit celles qui sont dune utilit plus rpandue & plus laporte du commun.

    Il travailla, comme par maniere de dlassement, se perfectionnerdans tous les exercices du gymnase, sil mest permis demployer ces

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    expressions pour dsigner ce que les Chinois appellent les six Arts : arts,selon eux, qui doivent tre lobjet de leducation publique, & quaucun deceux qui composent lordre de lEtat qui instruit & gouverne, ne doitignorer. Les anciens Philosophes les enseignoient leurs disciples ; & cenetoit quen les enseignant quils croyoient remplir leur tche, &sacquitter envers la Socit de ce que chacun des membres qui lacomposent, lui doit en particulier. Aussi, lorsquon dsignoit quelquunpar les titres de Sage, de Philosophe, de Matre, ou par quelque autrenom analogue, lon ne se figuroit point un homme qui ne soccupoit quede choses abstraites & de pure spculation ; mais lon se formoit lidedun homme qui joignoit letude de la Nature & la pratique de lasagesse, des connoissances plus quordinaires de la musique, ducrmonial religieux & civil, de larithmtique, de lecriture, ou de lart deconnotre, de tracer & de former les caractres, de lescrime, ou de lamaniere de faire usage des armes pour attaquer & se dfendre, suivantquon se trouve dans la ncessit de faire lun ou lautre, p.036 & de lart

    enfin de conduire srement & avec adresse un char & une voiturequelconque, trane par des bufs, des chevaux, ou autres btes desomme 1.

    Occup de ces diffrens exercices dans les momens quil ne donnoitpas la lecture & letude, il vit les trois annes de deuil secoulerinsensiblement ; & il se trouva au terme, sans presque stre apperu dutrajet. Un seul pas lui restoit faire, cetoit le dernier de tous, mais enmme tems le plus pnible, puisquil alloit renouveller toutes sesdouleurs, en rouvrant une plaie qui etoit peine ferme.

    1 Ce que je viens de dsigner sous le nom des six Arts chinois, ne doit sentendre que desArts libraux, cest--dire, des Arts que quiconque, de quelque condition quil soit, peutexercer sans droger, & quil est mme de son honneur & de son devoir dexercer danscertaines occasions. Par exemple, un fils, ft-il Prince, peut conduire lui-mme le chardans lequel son pere ou sa mere vont dun lieu un autre ; quand il le fait, il mrite deseloges, & on ne manque pas de les lui prodiguer. Il en est de mme dun disciple enversson Matre, dun sujet envers son Souverain, &c. Du reste, il ne faut pas prendre le motdart dans le sens que nous donnons ce terme. Les premiers Europens qui ont parldes six Y chinois, ont traduit le mot Y par celui dArt : ceux qui en ont parl aprs eux, ontemploy la mme expression, & elle a et adopte gnralement. On pourra, si on veut,lui en substituer une autre pour dsigner les six Y, quand on saura ce que les Chinoisentendent par-l. On appelle ici les Arts mchaniques du nom de Cheou-y, comme quidiroit, Arts de la main, ou Manuels.

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    Pour complter le crmonial funebre de la pit filiale, il falloit quilse transportt encore une fois avec appareil dans les tristes lieux quirenfermoient les cendres de sa mere ; & quaprs avoir rendu sesrespectueux hommages celle dont le tendre souvenir excitoit tous sesregrets, il dpost sur son tombeau les vtemens lugubres, pour serevtir des habits ordinaires de la saison, tels quon les portoit dans lecommerce civil ; ce quil excuta de maniere servir dexemple tous.

    p.037 Cependant, pour stre dpouill des signes extrieurs de la

    tristesse, son cur nen fut pas plutt pour cela susceptible dessentimens quinspire la joie. De retour chez lui, il fut encore quatre joursentiers dans le mme recueillement desprit quauparavant, sans quil luift possible de soccuper de penses moins tristes que celles dont il etoitoccup depuis que sa mere avoit cess de vivre. Le cinquieme jour ilchercha tout de bon se distraire, en essayant quelques airs sur le kin 1.Il nen tira pour cette premiere fois que des sons plaintifs & tendres, quiexprimoient la douce-langueur dune ame, dont laffliction nest pasencore dissipe entirement. Il persista dans ce mme etat lespace decinq nouveaux jours, aprs lesquels, faisant rflexion que puisquil avoitrempli avec la derniere exactitude tout ce que les anciens pratiquoienten pareille occasion, il etoit tems quil se rendt enfin la Socit, & quilseroit coupable envers elle, sil continuoit ecouter sa douleur,prfrablement ce que lui suggroit la raison daccord avec le devoir. Ilfit un dernier effort pour rappeller ce quil avoit jamais eu de cetenjouement grave, qui, loin de dparer la sagesse, lui sert commedornement pour la faire admirer. Il accorda son kin, & le pinant demaniere en tirer des sons mieux nourris & plus vigoureux que decoutume, il modula indiffremment sur tous les tons ; il chanta mme pleine voix, & accompagna ses chants de son instrument ; ds-lors saporte ne fut plus ferme personne ; p.038 il fit & reut des visites, admit

    1 Le kin, est un instrument cordes de soie, quon pince. Jen ai donn la description & latablature dans mon dernier Mmoire sur la musique des Chinois ; on peut le consulter(Tome VI de ce Recueil, pages 53 & suiv.) si lon veut connotre en dtail cet instrument,lun des plus anciens qui subsiste dans le monde connu. Les sons quon en tire, sont trs-doux, mais un peu lugubres, au jugement de nos oreilles Europennes.

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  • Vie de Confucius

    des disciples, & en rentrant dans le cercle du monde, il suivit le trainordinaire de la vie quil menoit avant son malheur 2.

    Si en rentrant dans le monde, il et voulu rentrer de mme dans lacarriere des honneurs qui sont attachs aux charges publiques & auxdignits de lEtat, il auroit d, suivant lusage, se prsenter au Souverain,ou ses Ministres, en leur notifiant simplement quil ny avoit plusdobstacle ce quil exert tel emploi quon voudroit bien lui donner,parce que lempchement qui len avoit ecart pendant trois annes,venoit dtre lev. Ses parens, ses amis & tous ceux qui prenoientquelque intrt ce qui le regardoit, len solliciterent plus dune fois ;mais ce fut en vain. Il leur rpondit que la nouvelle route dans laquelle ilsetoit engag, ne layant point encore conduit au terme, il avait besoinde quelques annes dune libert entiere pour pouvoir y arriver. Ilcontinua ce genre de vie auquel il setoit livr pendant tout le tems de sasolitude & etudia les antiques monumens de sa nation avec la mmeexactitude, & plus dardeur encore quil nen avoit eu jusqualors.

    La clbrit dont il jouissoit, malgr lextrme attention quil p.039 avoit

    ne pas se produire, ne le laissoit pas aussi tranquille quil lauroitsouhait. On venoit souvent linterrompre pour avoir son sentiment surquelque point de morale ou de politique, dont le sens, bien ou malentendu, pouvoit tre utile ou prjudiciable la conduite des hommes. Ilne rebutoit personne, & se prtoit avec bont tout ce quon exigeoit delui, quand il y appercevoit quelque espece dutilit. Sil lui arrivoitquelquefois de ne pas satisfaire sur le champ ceux dont les interrogationsetoient ou captieuses ou vaines, il ne laissoit pas dy rflchir mrementquand il etoit libre, & profitoit ensuite de la premiere occasion pourdonner les eclaircissemens quil sembloit avoir refuss dabord : afin,

    2 Quand on dit quil admit des disciples, & quil rentra dans le cercle du monde, il fautentendre quil ne refusoit personne les explications quon lui demandoit sur quelquespoints difficiles des King, sur quelques usages de la haute Antiquit, & sur quelques traitsdHistoire enoncs obscurment ; car ds ce tems-l mme, quoiquil net encore quevingt-six ans, il avoit la rputation dtre lun des hommes de son siecle le plus versdans les Sciences & les Antiquits du pays. Il navoit point encore ce quon appelleproprement des disciples en titre, mais il se prtoit volontiers quiconque sadressoit lui pour tre instruit. La promenade, les petits voyages, les conversations avec lesetrangers, & autres choses semblables, qui lui etoient souvent ncessaires, mme pourses etudes, formerent, dans le grand cercle du monde, le petit cercle concentrique danslequel il se tint renferm dans les premiers tems.

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  • Vie de Confucius

    disoit-il, quon nattribue pas son silence mpris ; la conduite quil tintenvers un petit Souverain du voisinage du Royaume de Lou, en est unepreuve.

    Ce Prince, qui se disoit Roi de Yen 1, lui envoya un de ses Officierscomme en ambassade pour lui demander des regles de conduite, aumoyen desquelles il lui ft possible & mme facile de bien gouverner sesSujets. Koung-tse, aprs avoir ecout le Dput, se contenta de luirpondre ainsi :

    Je ne connois ni votre Matre, ni ceux qui sont sous sadomination ; que pourrois-je dire qui ft son avantage & lavantage des siens ? Sil avoit voulu savoir de moi ce quefaisoient les anciens Souverains dans telle & telle circonstance,& p.040 comment ils gouvernoient lEmpire, je me ferois un

    plaisir & un devoir de le satisfaire, parce que je naurois parler que sur ce que je sais. Rapportez-lui exactement ce quevous venez dentendre, & prsentez-lui mes trs-humblesrespects.

    Il est prsumer quen sexprimant ainsi, son intention etoit de sefaire inviter aller en personne chez ce Prince etranger, afin dexaminersur les lieux mme, ce quil etoit expdient dtablir & de rformer. Quoiquil en soit, invit ou non, il sy rendit lanne daprs, & y travailla avecsuccs la rforme des loix & des murs ; il y introduisit aussi lecrmonial qui sobservoit dans le Royaume de Lou sa patrie ; & fit, souslautorit du Prince, tous les autres rglemens quil crut ncessaires.

    Lobjet de son voyage etant rempli, il prit le chemin du retour, malgrles instances ritres quon lui fit pour lengager rester :

    Je me dois ma famille & aux miens (dit-il ceux qui leprioient, de la part du Roi, de faire un plus long sjour dans leur

    1 Le pays dYen comprenoit la partie la plus septentrionale de la Chine, & setendoit Nord& Sud jusqu la Province du Chan-tong daujourdhui ; & dOrient en Occident, depuis leChan-si jusqu la mer. Les Villes que le Prince, dont il sagit ici, setoit soumises, etoientdans le voisinage de la mer qui baigne lextrmit orientale du Chan-tong. Il est prsumer quelles etoient habites par des hommes difficiles gouverner : je dirois mieuxpar des especes de pirates ou decumeurs de mer ; mais lHistoire ne fait aucunemention, de ce qui les regarde.

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  • Vie de Confucius

    pays). Jai fait mon devoir en venant ici ; je fais egalement mondevoir en sortant dici, quand je puis tre plus utile ailleurs. Jene saurois vous quitter, ajouta-t-il, sans vous faire part duneancienne sentence qui a cours parmi nous ; la voici : unSouverain qui a quelques nouveaux etablissemens faire dansses Etats, ne doit rien entreprendre quil nait eu des lumieressur ce qui se pratique chez ses voisins des quatre cts. Cettesentence renferme un sens trs-profond, & ma convaincudune vrit laquelle je navois pas fait trop dattentionjusquici. Rapportez encore votre Roi ce que je viens de vousdire.

    La connoissance plus particuliere de cette vrit utile quil eutlavantage de se procurer, ne fut pas le seul fruit quil retira de cevoyage, le premier quil dit, hors des limites de son pays ; p.041 il se

    convainquit encore dune autre vrit non moins importante, celle de lancessit de voyager, quand on veut juger sainement des murs desNations, & du gnie particulier de ceux qui les composent.

    Pour connotre tel quil est un peuple qui habite des lieuxdiffrens de ceux qui nous ont vu natre, & o nous coulonshabituellement nos jours (dit-il aprs son retour ceux quilinterrogeoient sur ce quil avoit observ dans le petitRoyaume quil venoit de quitter) ; ces lieux ne fussent-ils qula distance de quelques lys, il faut sy rendre soi-mme, & toutvoir de ses propres yeux, parce quil arrive trs-rarement que lerapport dautrui nemporte avec soi quelque lgere empreinte,ou derreur, ou dignorance, ou de prjug. Je suis pntr decette vrit ; & je ne manquerai pas de mettre en pratique cequelle enseigne, toutes les fois que jen aurai loccasion.

    Il ne comptoit, aprs son retour, que la vingt-huitieme anne de songe, & dj rien netoit desirer pour lui du ct de la rputation. On leregardoit comme un politique habile, comme un savant du premier ordre,comme un sage ; mais il sen faut bien quil sestimt soi-mme autantquil etoit estim des autres. Il netoit ses propres yeux quun homme

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  • Vie de Confucius

    ordinaire, quune espece decolier renforc, qui navoit encore que desconnoissances superficielles de ce qui lui restoit etudier pour treinstruit fond de ce quil faut savoir ; en un mot, il ne croyoit mriterdautres eloges que ceux quon ne sauroit refuser la bonne volont &aux efforts. Il savoit aussi la musique ; cetoit mme, parmi les six artsquil avoit appris lors de ses premieres etudes, celui quil avoit cultivavec le plus dapplication, & qui etoit le plus conforme son got. Sesprogrs lavoient conduit quelque chose de plus qu chanter & jouerdun instrument, comme le commun p.042 de ceux qui ne cherchent dans

    la combinaison mlodieuse des sons qu se rcrer, ou se dlasseraprs des occupations plus srieuses. Il avoit pntr jusquau principe,& nignoroit aucune des regles, qui apprennent en faire lapplication. Ilnoublioit rien pour se procurer en ce genre tout ce qui pouvoit servir leperfectionner.

    Il y avoit alors dans le Royaume de King, un Musicien de trs-granderputation, connu sous le nom de Che-siang, ou simplement de Siang. Ondisoit de cet homme clebre, quil rendoit croyables, en fait de musique,toutes les merveilles que lon racontoit des anciens, puisquau moyen deson kin, il calmoit ou excitoit son gr les passions. Koung-tse voulutjuger par lui-mme de ce qui en etoit, & profiter de loccasion poursinstruire, si ce quil avoit appris par la renomme ne secartoit pas tropsensiblement de lexacte vrit. Il alla dans le Royaume de King, se fitconduire chez Siang, & aprs les complimens ordinaires, il le supplia devouloir bien ladmettre au nombre de ses Disciples.

    Je suis initi, lui dit-il, dans lart dans lequel vous excellez ; jepince le kin avec assez de justesse, pour lui faire rendre dessons mlodieux. Lorsquun ton est faux, je le distingue, & jeconnois sil est en excs ou en dfaut. Je puis, outre cela,accorder ma voix avec mon instrument, & chanter en mmetems que je joue. Voil ma science : mais quest-ce que cela encomparaison de ce quil me reste savoir ? Jespere quavec lesecours de vos lumieres, & laide de vos leons, je pourraifaire quelques pas vers la perfection. Vous naurez pas de

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  • Vie de Confucius

    Disciple plus docile, ni plus appliqu, que moi ; cest tout ceque je puis vous promettre.

    Charm dun dbut si modeste de la part dun homme qui jouissoitdun grand nom, Siang se fit un plaisir de dployer p.043 devant lui toute

    sa science. Il lui parla de la musique, comme du don le plus prcieux queles hommes eussent reu du ciel, puisquelle pouvoit calmer les flotstumultueux des passions qui les agitent, leur faire goter des plaisirsinnocens & tranquilles, & les elever, en quelque sorte, au-dessus deux-mmes. Il lui rappella le principe fondamental sur lequel appuient toutesles regles qui la constituent ; & aprs un court expos des plusessentielles dentre elles, il posa les mains sur son kin, & lui fitcomprendre lapplication de ces mmes regles, dans une piececompose autrefois par le sage Ouen-ouang. A chaque son quil tiroit deson instrument, Koung-tse redoubloit dattention. On et dit que soname vouloit passer toute entiere dans le kin. Il etoit si profondmentoccup de ce quil entendoit, quil paroissoit dans une espece deravissement, & que long-tems aprs que le Musicien eut cess de jouer, ilsembloit encore tout occup de lentendre.

    En voil assez pour une premiere leon, lui dit Siang ;exercez-vous : nous verrons ensemble, dans quelques jours,jusquo vous pouvez aller en ce genre.

    Plusieurs jours setant ecouls sans que Koung-tse demandt denouveaux eclaircissemens son Matre, celui-ci crut devoir lui continuerla mme leon. Dix jours de suite il ne joua en sa prsence que la piecede Ouen-ouang ; & son docile Disciple ne soccupa pendant tout ce temsqu etudier cette mme piece avec une application toujours egale.

    Siang la lui fit rpter en prsence de ses autres Disciples, & paruttrs-satisfait de la maniere dont il sen tira.

    Votre jeu, lui dit-il, ne differe pas du mien, il est tems quevous vous exerciez sur un autre mode.

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  • Vie de Confucius

    Votre petit Disciple, Kieou, lui rpondit Koung-tse, ose vousprier de diffrer encore. Je cherche lide du Compositeur, queje nai pas encore saisie. p.044

    A la bonne heure, repliqua Siang, je vous donne cinq jourspour la trouver.

    Ce terme etant expir, Koung-tse se prsenta de lui-mme, & dit sonMatre :

    Je commence voir comme travers un nuage ; je vousdemande encore cinq jours, aprs lesquels, si je nai pas atteintle but o je vise, je me regarderai comme incapable dyatteindre jamais, & je ne moccuperai plus de Musique.

    Je le veux bien, lui rpondit Siang, avec une surprise quitenoit de ladmiration.

    Le dernier des cinq jours demands commenoit peine, que Koung-tse sortant dentre les bras du sommeil, se trouva comme transformen un autre homme, quant ce qui faisoit depuis quinze jours le sujet deses plus profondes mditations. Son entendement souvrit, & il compritparfaitement ce quil avoit cru ne pouvoir jamais comprendre. Il se levepromptement, va se prsenter son Matre, & lui dit :

    Votre Disciple Kieou a trouv ce quil cherchoit ; je suiscomme un homme qui, plac sur un lieu eminent, dcouvriroitle pays au loin. Je vois dans la Musique ce quil y a voir ;toutes les difficults sont applanies, rien dsormais ne seracapable de membarrasser. Avec lapplication & la confiance, jesuis parvenu dcouvrir dans la piece de lancienne musiqueque vous mavez donne apprendre, lintention de celui quila compose. Je suis pntr en la jouant de tous lessentimens dont il etoit affect lui-mme lorsquil la composoit.Quelque chose de plus encore ; il me semble que je le vois, queje lentends, que je lui parle. Je me le reprsente comme unhomme dune taille moyenne, dont le visage est un peu long &dune couleur qui tient le milieu entre le blanc & le noir. Il a les

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  • Vie de Confucius

    yeux grands, mais pleins de douceur, sa contenance est grave,son ton de voie sonore, toute sa personne inspire p.045 la fois

    la vertu, le respect & lamour ; cest, je nen doute pas, cestlillustre Ouen-ouang 1.

    Il est remarquer quen lui donnant jouer cette piece, on lui avoitlaiss ignorer le nom de lAuteur. Ce nom sorti de la bouche de Koung-tse jetta Siang dans une surprise dont il eut peine revenir. Aprs avoirrest quelque tems comme hors de lui-mme, & immobile, il savancetout--coup vers son Disciple, le salue profondment & lui dit :

    Mon cher Kieou, vous tes un sage, vous navez plus rien apprendre de moi ; cest moi qui dois tre votre Disciple, & dsce moment je me reconnois pour tel.

    Aprs ces mots, il se prosterne, & frappe la terre de son front.

    Ce seroit faire tort mon Lecteur que de lui expliquer en dtail tout lesens que contient cette petite scene dans laquelle les esprits superficielsne trouveroient quun sujet de mpris ou de raillerie ; mais comme ce nestpas pour eux que jecris, & que mon intention en ecrivant la vie dun Sage,est de le reprsenter tel quil est, je le suis pas pas dans les diffrentespositions o il sest trouv, & je me fais un devoir de le mettre sous lesyeux de ceux qui lui ressemblent, sans chercher le masquer, ni mme le couvrir dune gaze, ft-elle des plus lgeres. Au reste, on auroit tort deregarder le Musicien dont Koung-tse se fit le Disciple, & qui son tourreconnut Koung-tse pour son Matre, avec les mmes yeux dont onregarde de nos jours un Matre de musique, ou un Joueur dinstrument.Dans ces tems reculs, & dans le pays o jecris, les termes de Musicien,de Philosophe & de Sage, p.046 etoient des termes comme synonymes ; & il

    ny avoit que les hommes distingus du commun par leur science & leurvertu, qui osassent sen arroger le titre, & se donner publiquement pour enexercer la profession. Cest de tels personnages que les Rois de cescontres confioient leducation de la jeunesse la plus distingue de leurs

    1 Ouen-ouang, lun des plus sages & des plus savans Princes quait eu la Chine, fut perede Ou-ouang, Fondateur de la troisieme Dynastie, dite la Dynastie des Tcheou. Il etoitSouverain dun petit Etat qui relevoit de lEmpire, & jouissoit de lestime gnrale : il etoitcontemporain du Prophete Samuel.

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  • Vie de Confucius

    Etats, celle mme de leurs propres fils, sans en excepter ceux qui devoienthriter de leurs Couronnes.

    Aprs avoir rempli dans le Royaume de King, limportant objet quilavoit dtermin sy rendre, & avoir puis auprs du sage Che-siangles connoissances en plus dun genre dont il avoit besoin pour lentiereexcution du grand dessein quil avoit form de se rendre utile auxhommes prsens & venir, Koung-tse, revint dans sa patrie, bien rsolude ne pas diffrer plus long-tems se fixer sur le genre de vie quil devoitmener le reste de ses jours. Cependant pour ne rien faire dont il et lieude se repentir dans la suite, il fit un retour sur lui-mme, sexamina denouveau avec toute la rflexion de lge mr (il avoit alors trente ans),balana tous les avantages & tous les inconvniens qui accompagnentchaque etat particulier de la vie civile ; & lamour quil portoit sessemblables ne lui permettant pas dtre indiffrent sur les dsordres endivers genres, dans lesquels ils etoient alors gnralement plongs, ilnhsit