a propos de la vita de saint corentin
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A propos de la vita de saint CorentinA propos de la vita de saint CorentinA propos de la vita de saint CorentinA propos de la vita de saint Corentin
par Andrépar Andrépar Andrépar André----Yves Bourgès*Yves Bourgès*Yves Bourgès*Yves Bourgès*
Il faudra un jour prochain donner une nouvelle édition de la vita de saint
Corentin qui corrige celle de dom Plaine [BHL 1954]1 ; et qui tienne
évidemment compte, comme le souligne H. Guillotel2, des fragments publiés
par Mme E. C. Fawtier-Jones, d’après les notes posthumes de A. Oheix3 [BHL
suppl. 19534] : les fragments en question, connus par une transcription du P.
Du Paz5 ont en effet conservé, selon leur éditeur, les vestiges d’un ouvrage plus
ancien. Pour le moment, ce travail éditorial n’a pas été vraiment engagé, mais
de pertinentes remarques ont été faites en ce sens par B. Merdrignac6 et H.
Guillotel7. Il se dégage de ces observations récentes que la vita de saint
Corentin, telle que la fait connaître notamment le vieux Breviarium
Corisopitense, est pour une large partie constituée par une réfection de
l’ouvrage antérieur.
*CIRDoMoC (Centre international de recherche et de documentation sur le monachisme *CIRDoMoC (Centre international de recherche et de documentation sur le monachisme *CIRDoMoC (Centre international de recherche et de documentation sur le monachisme *CIRDoMoC (Centre international de recherche et de documentation sur le monachisme celtique), Landévennec.celtique), Landévennec.celtique), Landévennec.celtique), Landévennec.
1 Dom Plaine, « Vie inédite de saint Corentin » (avec traduction), dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 13 (1886), p. 118-153, d’après (1°) le ms. Bruxelles, Bibliothèque royale, n°3472 et (2°) le Breviarium Corisopitense, imprimé au début du XVIe siècle, dont le seul exemplaire connu est conservé chez les bollandistes, à Bruxelles. — Comme l’indique E. C. Fawtier-Jones, « La vita ancienne de saint Corentin », dans Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 6 (1925), p. 8, l’édition Plaine donne en outre (p. 154-161) « l’histoire de la Translation du corps de saint Corentin à Marmoutiers et plusieurs miracles tirés d’un Passionnaire de Quimper dont un extrait se trouve aux Archives de la Loire-Inférieure. C’est une copie faite au XVe siècle sur un manuscrit de Quimper en vue d’un procès ».
2 H. Guillotel, « Sainte-Croix de Quimperlé et Locronan », dans Saint Ronan et la Troménie. Actes du colloque international 28-30 avril 1989, s.l. [Locronan], 1995, p. 185, n. 38.
3 E. C. Fawtier-Jones, « La vita ancienne de saint Corentin », p. 38-56. 4 Il nous paraît qu’il y a une erreur dans l’attribution du n° 1953 par H. Fros à cette vita de saint Corentin. En toute logique on attendrait 1954 b.
5 Ms. Paris, Bibliothèque nationale de France, fonds français, n°22362, f. 60-69 v°. 6 B. Merdrignac, « Saint Ronan et sa Vie latine », dans Saint Ronan et la Troménie. Actes du colloque international 28-30 avril 1989, s.l. [Locronan], 1995, p. 126-127.
7 H. Guillotel, « Sainte-Croix de Quimperlé et Locronan », p. 184-188.
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A quelle époque eut lieu cette réfection et dans quelles circonstances ? Quel
était le profil de l’hagiographe et l’identification de ce dernier est-elle
possible ? Telles sont les questions, ou plutôt les séries de questions, auxquelles
nous allons essayer de répondre, après avoir rapidement examiné ce qui paraît
être acquis relativement à l’ouvrage plus ancien, que nous qualifierons primitif,
sans pour autant conclure qu’il était le premier.
IIII
Depuis que R. Largillière l’a exprimée en termes lapidaires dans un article
posthume paru en 19308, la plupart des spécialistes qui se sont occupés
d’hagiographie bretonne ont souscrit à la double conclusion : 1) que la vita de
saint Ronan et celle de saint Corentin ont été composées par le même auteur ;
2) que celui-ci travaillait au XIIIe siècle.
Cependant, ces affirmations ne peuvent être reçues sans discussion. Comme
l’a montré dès 1925 Mme E. C. Fawtier-Jones, à l’occasion de son édition de
plusieurs textes relatifs au saint, textes que le P. Du Paz avait en son temps
extraits de sources depuis perdues, le dossier hagiographique de Corentin est
formé de pièces diverses et composites, parmi lesquelles les vestiges d’un
probable *liber miraculorum9. Or, ce sont précisément les passages en
question10 qui présentent avec la vita de saint Ronan la grande parenté de style
et d’inspiration remarquée et soulignée, également en 1925, par R. Largillière11.
8 R. Largillière, « Pénity », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 57 (1930), p. 23, n. 1.
9 E. C. Fawtier-Jones, « La vita ancienne de saint Corentin », p. 36-37. Sans doute en référence au titre choisi pour son article, Mme Fawtier-Jones n’exclut pas la possibilité qu’il ait existé une ancienne *vita de saint Corentin, mais privilégie l’hypothèse d’un *liber miraculorum. — Pour notre part, nous souscrivons également à l’existence d’un tel recueil de miracula que nous croyons avoir été divisé en deux parties, la première consacrée aux miracles intervenus du vivant du saint, la seconde à ses miracles posthumes.
10 Idem, p. 42-45 (§ X et XI) ; p. 47-56 (§ XV, XVI et XVII). 11 R. Largillière, « Saint Corentin et ses vies latines à propos d’une publication récente », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 52 (1925), p. 103-105. — Tout Largillière se retrouve dans ce compte-rendu du travail de Mme Fawtier-Jones : beaucoup d’érudition et plus encore d’intuition, quelques lapsus voire quelques erreurs, des remarques parfois
3
Ainsi, même si nous ne disposons plus du texte complet de l’ouvrage primitif
sur Corentin12, la critique interne de ses vestiges permet de conclure avec une
assez grande certitude que n’en faisaient pas partie la vita reconstituée par dom
Plaine et les fragments de celle-ci qui ont été transmis par Du Paz13 ; en outre,
que la vita en question lui est nécessairement postérieure puisqu’elle lui a
emprunté, en l’abrégeant, la matière de son propre récit des miracles du saint14.
L’ouvrage primitif sur Corentin a été composé, comme la vita de saint
Ronan, avant que la cathédrale de Quimper n’eût récupéré une relique insigne
du premier15, en l’occurrence un de ses bras, mais après que s’y trouvèrent
rassemblées les reliques du second16 ; donc, antérieurement à 121917, mais sans
doute assez largement après l’époque de la fuite massive du clergé breton
devant les incursions vikings18. Cet intervalle d’environ deux siècles et demi
autorise plusieurs conjectures relatives à l’époque de composition de ces deux
ouvrages :
1. une datation « haute », proposée notamment par l’abbé Duine qui
indiquait le Xe siècle pour la vita de saint Ronan ;
péremptoires, toujours pertinentes. On notera que R. Largillière (p. 95 et p. 105, n. 1), s’appuyant notamment sur la forme littéraire de la vita de saint Ronan, ne veut pas admettre l’existence d’un *liber miraculorum de Corentin et préfère conjecturer une *vita ancienne du saint dont n’auraient subsisté que des fragments, précisément consacrés à ses miracles.
12 Il manque notamment le récit d’un miracle dont l’hagiographe fait une brève mention dans son ouvrage sur Ronan : « Vita s. Ronani », dans Catalogus codicum hagiographicum latinorum antiquorium saeculo XVI qui asservantur in bibliotheca nationali Parisiensi, t. 1, Bruxelles, 1889, p. 456.
13 E. C. Fawtier-Jones, « La vita ancienne de saint Corentin », p. 38-42 (§ I, II, III, IV, V, VI, VII et IX), p. 45-47 (§ XII, XIII et XIV). R. Largillière, « Saint Corentin et ses vies latines... », p. 92-94, a montré que Du Paz avait travaillé en l’occurrence à partir de « deux manuscrits qui donnent un texte très proche du texte publié par dom Plaine » ; quant au § VIII de l’édition de Mme Fawtier-Jones, il doit être mis à part : vraisemblablement extrait par Du Paz d’un martyrologe de la cathédrale, c’est en fait le résumé succint du texte rapporté aux § V, VII et III, destiné à rappeler l’origine de propriété de la mense épiscopale.
14 R. Largillière, « Saint Corentin et ses vies latines... », p. 94-95. 15 En conséquence le texte n’évoque les reliques du saint qu’à l’occasion d’événements qui appartiennent comme le dit lui-même l’hagiographe « aux jours du passé » (retroactis diebus).
16 « Vita s. Ronani », p. 457 (et cf. B. Merdrignac, « Saint Ronan et sa Vie latine », p. 138-141). 17 A cette date, un acte rapporté dans le Cartulaire de l’Église de Quimper édité par l’abbé Peyron, Quimper, 1909, p. 61-62 (n°28), fait mention du « bras de saint Corentin » (brachium sancti Chorentini), relique sur laquelle on faisait prêter serment.
18 H. Guillotel, « Sainte-Croix de Quimperlé et Locronan », p. 183.
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2. une datation « moyenne », et en même temps « large » (XIe ou XIIe siècle),
préconisée par Mme Fawtier-Jones pour l’ouvrage primitif sur Corentin ;
3. une datation « basse », déduite par H. Guillotel d’indices qui « convergent
pour situer la rédaction des vies de Corentin et de Ronan vers 1159-1167, au
temps de l’épiscopat de Bernard de Moëlan »19.
R. Largillière avait suggéré, de façon très convaincante, que l’hagiographe
de Corentin et de Ronan pouvait avoir été également l’auteur du fragment de
terrier qui figure sous le n°13 dans l’édition Peyron du Cartulaire de l’Église de
Quimper20 ; mais la datation de ce fragment, supposé être du dernier tiers du
XIe siècle, ne paraît pas suffisamment assurée à B. Merdrignac pour trancher
définitivement la question de l’époque à laquelle a travaillé l’hagiographe21. Ce
dernier en fait a peut-être mis en forme, voire même interpolé, à une date
relativement tardive, des documents plus anciens.
L’abbé Duine inclinait à penser que la vita de saint Ronan « a plutôt la
manière du Xe siècle » 22. Ce sont également des considérations stylistiques qui
faisaient dire à Mme Fawtier-Jones que l’auteur de l’ouvrage primitif sur
Corentin maniait « un beau latin qui rappelle celui qu’on écrivait au IXe et Xe
siècles », avant de conclure que les fragments conservés de l’œuvre de cet
hagiographe « peuvent remonter au XIIe, peut-être au XIe siècle » 23.
L’opinion de H. Guillotel résulte d’abord d’un argument de paléographie
rétrospective, relatifs à la transcription de Du Paz24 ; ensuite de la critique
interne du passage concernant l’élévation de Corentin sur le siège épiscopal de
Cornouaille, suivie de la bénédiction par le nouveau prélat de ses anciens
19 Idem, p. 188. 20 Cartulaire de l’Église de Quimper, p. 37-42. — R. Largillière, « Saint Corentin et ses vies latines... », p. 105-107.
21 B. Merdrignac, Recherches sur l'hagiographie armoricaine du VIIe au XVe siècle, t. 1, s.l., 1985 (Dossiers du Centre régional archéologique d’Alet, H), p. 63.
22 F. Duine, Memento des sources hagiographiques de l’histoire de Bretagne, Rennes, 1918, p. 102.
23 E. C. Fawtier-Jones, « La vita ancienne de saint Corentin », p. 37. 24 H. Guillotel, « Sainte-Croix de Quimperlé et Locronan », p. 184.
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compétiteurs à l’épiscopat, Guénolé et Tudi, en tant qu’abbés25 ; enfin du nom
Confluentia pour désigner Quimper, forme latine qui traduit le breton
Kemper, « confluent » et que l’on retrouve non seulement dans les vestiges de
l’ouvrage primitif sur Corentin, dans la vita de saint Ronan, et dans le fragment
de terrier de la cathédrale, mais encore dans l’acte donné en 1166 par l’évêque
Bernard de Moëlan en faveur de l’abbé de Sainte-Croix de Quimperlé26.
L’argument paléographique s’appuie sur le seul manuscrit de Du Paz pour en
déduire que ce dernier aurait effectué sa transcription à partir d’un texte qui
avait conservé des formes orthographiques datant du XIIe siècle au plus tard ;
en l’absence de toute possibilité de contrôle, car les différents manuscrits à
partir desquels a travaillé Du Paz sont aujourd’hui perdus, et du fait de notre
totale méconnaissance de ce qu’ont pu être l’attitude et les choix du
transcripteur quant au respect des formes orthographiques de ses modèles,
l’argument paraît être sujet à caution.
En revanche, l’hypothèse soutenue, après Mme Fawtier-Jones27, par H.
Guillotel sur les motivations du biographe de Corentin mérite toute notre
attention : si l’hagiographe souhaitait établir de manière irréfragable que
l’évêque de Quimper avait seul le droit de bénir les abbés des monastères situés
sur le territoire de son diocèse, c’est qu’il s’agissait pour lui de contrer les
velléités d’exemption que ne cessait de manifester telle ou telle abbaye
cornouaillaise ; H. Guillotel propose celle de Quimperlé et, en conséquence,
s’éloigne de l’opinion de Mme Fawtier-Jones : il souligne, plus qu’elle ne l’avait
fait, les « tensions, dont l’importance nous échappe », mais qui « ont
certainement existé »28, depuis 1114 au moins jusqu'à l’accord intervenu en
1166, entre les abbés de Quimperlé et les évêques de Quimper. Cependant le
passage concerné de la transcription de Du Paz n’appartient pas à ce que Mme
25 Idem, p. 186. — H. Guillotel a donné une édition commentée de cette charte : « Le privilège de 1166 de Bernard de Moëlan, évêque de Quimper, pour l’abbaye de Quimperlé », dans Charpiana. Mélanges offerts par ses amis à J. Charpy, s.l. [Rennes], 1991, p. 547-548.
26 Idem, p. 188. 27 E. C. Fawtier-Jones, « La vita ancienne de saint Corentin », p. 22. 28 H. Guillotel, « Sainte-Croix de Quimperlé et Locronan », p. 187.
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Fawtier-Jones et R. Largillière considéraient comme les vestiges de l’ouvrage
primitif sur Corentin ; et surtout il ne nous paraît pas possible, comme nous
l’avons dit, d’associer à la très intéressante démonstration de H. Guillotel le
terminus ad quem que ce chercheur a déterminé à partir de considérations
d’ordre paléographique relatives à cette transcription et qu’il place au XIIe
siècle. En outre, il convient de faire remarquer que les monastères dont
l’hagiographe veut rappeler la soumission à Corentin et à ses successeurs sont
indubitablement ceux de Landévennec, illustre, et de Loctudy, plus méconnu :
c’est donc plutôt de ce côté qu’il faut chercher à vérifier l’hypothèse dont il est
ici question, car le passage concerné ne contient aucune allusion directe, ou
indirecte, à l’abbaye de Quimperlé.
Enfin, relativement au nom Confluentia, son emploi insolite pour désigner
le lieu (apud Confluentiam) où fut donné en 1166 par Bernard de Moëlan,
évêque de Quimper, un acte en faveur de l’abbé de Quimperlé, alors que les
clercs de la chancellerie épiscopale au XIIe siècle localisent le plus souvent leur
instrumentation apud Chorisopitum ou apud Sanctum Corentinum, constitue
effectivement un indice très intéressant sur l’époque à laquelle a peut-être
travaillé l’auteur de la vita de saint Ronan et de l’ouvrage primitif sur Corentin.
IIIIIIII
Malgré les réserves émises par R. Largillière sur certaines conclusions de
Mme Fawtier-Jones et leur appréciation divergente sur la nature de l’ouvrage
primitif, vita complète du saint — qu’il faut désigner en toute logique *vita
prima — ou simple recueil de ses miracula, ces deux chercheurs, à la suite de
l’abbé Duine, ont toujours l’un et l’autre estimé que n’en faisait pas partie le
récit des circonstances de la consécration épiscopale de Corentin, au détriment
de Guénolé et Tudi, puis de la bénédiction abbatiale conférée à ceux-ci par
celui-là ; et qu’il fallait plutôt mettre ce développement au compte de celui qui
procéda, vers 1235, à la réfection de cet ouvrage, pour exprimer la volonté de
7
l’évêque de Quimper de renforcer alors son autorité sur les abbayes de son
diocèse.
Plus encore Mme Fawtier-Jones voyait dans l’épisode en question « le vrai
centre de la Vita Corentini »29. Ce à quoi s’opposait péremptoirement R.
Largillière : « il n’y a pas de centre dans une vita. La vita exalte les vertus d’un
saint, sa supériorité, ses légendes. Dire qu’il y aurait un centre laisserait croire
que l’hagiographe a réuni autour d’un fait important quelques autres faits »30.
La déclaration de principe de R. Largillière n’emporte cependant pas la
conviction ; elle ressemble trop à l’expression d’une mauvaise humeur dont se
ressent d’ailleurs l’objectivité de son compte-rendu et dont témoignent à mots
couverts ses deux derniers paragraphes. Surtout, R. Largillière voulait
absolument qu’il y ait eu une *vita prima de saint Corentin et pas seulement un
recueil des miracles du saint comme le préconisait Mme Fawtier-Jones ; mais,
en dehors justement du récit des miracles du saint, pas grand chose à se mettre
sous la dent, surtout si l’on admet que l’épisode central de la biographie, dont
on refuse par ailleurs qu’il puisse être qualifié tel, appartient à la réfection et
non à l’ouvrage primitif. R. Largillière décide alors que l’entrevue de Corentin
avec Malo et Patern « fait partie du fond ancien de la vita », parce qu’on la
retrouve dans différents abrégés tardifs31 ; à l’inverse, si le prologue tel que l’a
donné dom Plaine, lui « paraît avoir appartenu à la vita prima », c’est parce que
« les vies abrégées, faites pour les bréviaires, n’auraient pas ajouté un
prologue »32. Dans ces choix délibérés et contradictoires, il n’y a pas vraiment
la marque de l’analyse approfondie d’un dossier dont cet érudit impeccable
était ordinairement capable.
29 E. C. Fawtier-Jones, « La vita ancienne de saint Corentin », p. 26. 30 R. Largillière, « Saint Corentin et ses vies latines... », p. 87, n. 1. 31 Idem, p. 95, n. 2, en contradiction avec le fait que cet épisode ne figure pas dans la transcription de Du Paz, réputée avoir conservé les vestiges de l’ouvrage primitif. Les abrégés dont il est question sont : 1) le Bréviaire parisien ms. de 1472 ; 2) le Breviarium Corisopitense imprimé, du début du 16e siècle ; 3) un « vieux bréviaire » de Nantes ; et 4) un « vieux bréviaire » de Saint-Brieuc.
8
L’hypothèse d’une composition de la vita de saint Corentin vers 1235,
formulée originellement par l’abbé Duine33, et qui a continué depuis d’être
soutenue, comme ce fut récemment le cas par B. Merdrignac34, par la plupart
des chercheurs, à l’exception notable de H. Guillotel dont nous avons examiné
les arguments, s’appuie essentiellement sur l’existence d’un accord passé en
août 1236 entre Rainaud, évêque de Quimper, d’une part, l’abbé et la
communauté de Landévennec d’autre part : après que se fussent élevés de
nombreux différends (post multas altercationes) entre les deux parties, cet
accord, donné à Nantes par l’évêque du lieu assisté de l’évêque et du trésorier
de Vannes, confiait à l’évêque de Quimper en tant qu’ordinaire diocésain, avec
le droit de visite, la surveillance du monastère de Landévennec, assortie de
prérogatives diverses dont celle de conférer à l’abbé élu par la communauté,
après présentation et confirmation de l’élection, la bénédiction abbatiale35.
Nous avons par ailleurs gardé quelques traces des querelles multiples
auxquelles il est fait allusion dans le texte de l’accord. Le 12 novembre 1233 le
pape Grégoire IX avait donné mandat à l’évêque et à l’archidiacre de Saint-
Malo, ainsi qu’à l’abbé de Paimpont, de mettre fin au litige entre l’évêque de
Quimper et les religieux de Landévennec touchant le droit de visite36. Sans
aucun doute les moines avaient-ils d’assez bons arguments à opposer aux
négociateurs puisque le même Grégoire IX avait chargé le 15 mai 1235
l’archidiacre et un chanoine de Vannes, ainsi que l’archidiacre de Tréguier,
d’enquêter sur la prétention de la communauté de Landévennec à être placée
sous la juridiction immédiate de Tours, au contraire de ce qu’affirmait l’évêque
de Quimper37. Il est difficile de ne pas reconnaître l’écho de cette controverse
dans le texte édité par dom Plaine : on y lit que saint Martin, présenté comme
32 Idem, p. 107, n. 1. 33 Idem, p. 87. 34 B. Merdrignac, « Saint Ronan et sa Vie latine », p. 127. 35 Cartulaire de l’Église de Quimper, p. 88-91 (n°49). 36 Abbé P. Peyron, « Actes du Saint-Siège », dans Bulletin de la commission diocésaine, 11e année (1911), p. 247 (n° 27).
37 Idem, p. 247-248 (n°30).
9
archevêque et métropolitain de Tours, refusa de bénir Guénolé et Tudi et avait
encouragé Corentin à exercer le droit épiscopal de bénédiction des abbés de
son diocèse ; saint Martin, explique l’hagiographe, craignait, s’il avait lui-même
procédé à cette bénédiction abbatiale, de créer un précédent et de permettre
l’usurpation de la prérogative dévolue à l’évêque par l’un de ses successeurs sur
le siège métropolitain38. En tout état de cause, ce passage de la vita de saint
Corentin rend compte des manipulations auxquelles donne souvent prise le
matériau hagiographique : un conflit d’intérêt ayant dégénéré en procès,
chacune des deux parties cherche à réunir un dossier de preuves qui permette
de convaincre l’arbitre ou le juge du bien fondé de sa position ; quand les
preuves n’existent pas, on les fabrique et on les revêt du sceau de l’auctoritas
qui toujours s’attache au récit de la vie d’un saint, a fortiori s’il s’agit, comme
c’est ici le cas, de l’histoire du patron du chef-lieu épiscopal.
Mettre en œuvre les différentes pièces, même fabriquées à dessein, dans un
dossier ad hoc est une opération qui ne s’improvise pas, ou qui du moins
nécessite d’avoir préalablement établi un plan d’ensemble : l’argumentation y
gagnera en puissance et en précision, surtout si elle est resserrée à l’intérieur
d’un texte achevé. L’auteur de la vita de saint Corentin a montré à cette
occasion un savoir-faire remarquable.
Il a d’abord utilisé, en le résumant adroitement, l’essentiel de l’ouvrage sans
doute conservé dans le trésor de la cathédrale de Quimper et qui contenait
notamment le récit de plusieurs miracles posthumes du saint. Ensuite il a placé
devant sa réfection une sorte de biographie de Corentin. A l’examen, cette
biographie se résume à peu de choses, d’autant que l’épisode résumé ci-dessous
en 6 se retrouve lui aussi dans l’ouvrage primitif :
1) Corentin est né en Bretagne — le nom paraît bien désigner ici la
péninsule armoricaine et non l’île — de parents nobles, dont rien n’est dit.
2) Corentin s’établit à Plomodiern ; il se nourrit en prélevant
quotidiennement une tranche sur la chair du poisson qui vit dans la fontaine
38 Dom Plaine, « Vie inédite de saint Corentin », p. 138 (§ X).
10
où le saint vient puiser l’eau dont il a besoin ; le poisson quant à lui se régénère
miraculeusement chaque jour.
3) Corentin reçoit sur place la visite du roi Gradlon venu chasser dans les
parages avec sa suite ; avec une seule tranche de son poisson, le saint parvient à
nourrir miraculeusement toute la troupe.
4) Corentin bénéficie en récompense d’une donation royale qui s’étend à
l’ensemble des possessions de Gradlon dans la paroisse de Plomodiern.
5) Corentin guérit miraculeusement son poisson qu’un serviteur du roi avait
entamé pour renouveler le prodige mentionné ci-dessus ; ensuite le saint rend
sa liberté à l’animal qui disparaît pour toujours.
6) Corentin rend visite à l’ermite Primel et, pour le confort de ce dernier
qui est boiteux, il fait jaillir une source à proximité de son ermitage.
7) Corentin reçoit la visite de saint Paterne et de saint Malo, pour lesquels il
obtient un nouveau miracle nourricier : sitôt amenée, l’eau de la fontaine — le
texte conservé est équivoque, mais il s’agit certainement de la fontaine qui a
jailli au miracle précédent — se transforme en vin, tandis qu’on y a ramassé
quantité d’anguilles.
8) Corentin est consacré évêque à Tours par saint Martin, de préférence à
Guénolé et à Tudi.
9) Corentin à son tour, et sur les recommandations mêmes de saint Martin,
confère la dignité abbatiale à Guénolé et Tudi.
10) Corentin meurt après avoir travaillé, avec Guénolé et Tudi présentés
comme ses coadjuteurs, à établir la foi catholique sur des bases solides dans le
diocèse de Cornouaille.
Outre le fait que Corentin était vénéré depuis plusieurs siècles à Quimper
en qualité de (premier ?) évêque du lieu, l’hagiographe ne savait rien d’autre de
sa biographie que son établissement dans la paroisse de Plomodiern, tradition
déjà connue de l’auteur de la Chanson d’Aiquin qui d’ailleurs dépeint le saint
11
sous les seuls traits d’un ermite39. Pour justifier les possessions de la mense
épiscopale à Plomodiern, notamment au lieu-dit Menescop, toponyme à
rectifier *Mez an escop, « le champ de l’évêque »40, l’hagiographe a
commodément inventé l’anecdote où le saint, ayant accueilli à son ermitage le
roi Gradlon et sa suite harassés par la chasse, leur procure miraculeusement de
la nourriture : cette visite royale n’est pas sans rappeler celle que rend Gradlon
à l’ermite Ronan, telle qu’elle est rapportée dans la vita de ce dernier ; le roi en
tout cas joue à l’égard de Corentin son rôle habituel de donateur, dont
témoignent notamment la vita de saint Guénolé et celle de saint Gurthiern.
Autant dire que, sans compter les pseudo-chartes du cartulaire de Landévennec
qui sont également pleines des libéralités du roi Gradlon en faveur de l’abbaye,
les sources n’ont pas manqué à l’hagiographe de Corentin pour forger l’épisode
en question ; quant au poisson miraculeux, ce trait orne le légendaire de
plusieurs saints bretons insulaires et se retrouve notamment dans la vita de
saint Petroc et dans celle de saint Neot.
La visite de Patern et Malo, venus enquêter sur les pouvoirs
thaumaturgiques de Corentin, pourrait bien quant à elle constituer une
allusion aux enquêtes successives ordonnées par le pape en 1221, 1224 et 1225,
sur la sainteté et les miracles de Maurice, autrefois abbé de Carnoët41 ; ou peut-
être faut-il y voir, et cette hypothèse n’est pas en contradiction avec la
précédente, l’écho des mandats confiés par le pape à certains membres du
personnel épiscopal des sièges de Vannes et de Saint-Malo dans les années
1233 et 1235, relativement au litige entre l’évêque de Quimper et l’abbaye de
Landévennec. En tout cas, l’historiette sur les anguilles pêchées à la fontaine
39 La Chanson d’Aiquin. Texte traduit, présenté et annoté par M. Ovazza et J.-C. Lozac’hmeur, Paris, 1985, p. 191-193. Ce passage correspond aux vers 3024-3074 de l’édition de F. Jouon des Longrais, Le Roman d’Aquin ou la conquête de la Bretagne par le roi Charlemagne. Chanson de geste du XIIe siècle, Nantes, 1880. Mais l’ouvrage est incomplet et nous nous pouvons préjuger de l’éventuelle qualité d’évêque que le jongleur aura peut-être donnée à Corentin dans la suite du récit.
40 Voir le texte de la donation de 1229 de cette quamdam terram in Ploemadiern que vocatur campus episcopi cum pertinenciis suis par l’évêque de Quimper à son chapitre cathédral dans le Cartulaire de l’Église de Quimper, p. 84-85 (n°45).
12
miraculeuse pour être servies par Corentin à ses illustres visiteurs traduit chez
l’hagiographe une volonté de rationaliser et de christianiser le mythème
celtique de l’anguille, animal sacré qui, aux dires de l’auteur de l’ouvrage
primitif, vivait dans la fontaine en question « depuis des siècles et des
générations » (a seculis et generationibus).
Pour ce qui est des circonstances de l’élévation épiscopale de Corentin et de
la bénédiction abbatiale de Guénolé et de Tudi, nous avons déjà donné les
raisons qui, au moins en ce qui concerne Landévennec, ont permis aux
chercheurs de reconnaître dans ce récit une opération destinée à renforcer le
contrôle de l’évêque sur l’abbaye ; contrôle assorti il est vrai de quelques
contreparties, tel le droit reconnu à l’abbé de présider le synode diocésain en
cas de vacance du siège épiscopal, ce qui a peut-être encouragé l’hagiographe à
montrer Guénolé et Tudi assistant Corentin en leur qualité de coadjuteur
(episcopus autem cum coadjutoribus suis). Il faut en outre signaler que,
respectivement dès 1220 et dès 1224, l’évêque de Quimper avait trouvé un
accord avec l’abbé et les moines de Saint-Gildas de Rhuys d’une part, avec
Hervé, seigneur du Pont[-L’abbé] et M. sa mère de l’autre, « à propos de l’église
Saint-Tudi et des autres églises qui en dépendent » (super ecclesiam sancti
Tudii et alias ecclesias ad ipsam pertinentes), dont les religieux de Rhuys
étaient les bénéficiaires et les ancêtres du seigneur du Pont les fondateurs42.
Cette date de 1220 nous paraît devoir être retenue comme terminus a quo de la
composition, car il semble que l’hagiographe a utilisé l’accord passé cette
année-là entre l’abbaye de Rhuys et l’évêque de Quimper pour renforcer son
propos sur la dépendance de Landévennec et de Loctudy43 à l’égard des
successeurs de Corentin.
41 Abbé P. Peyron, « Actes du Saint-Siège », p. 246 (nos 20, 21 et 22). 42 Cartulaire de l’Église de Quimper, respectivement p. 65-66 (n°32) et p. 74-76 (n°38) 43 L’église collégiale de Loctudy avait succédé à une ancienne abbaye dont l’histoire ne nous est pas connue : dès la fin du XIe et jusqu’à la fin du XIIe siècle, cet établissement monastique était entre les mains de puissants laïcs qui portaient le titre d’abbé de Saint-Tudi et qui, pendant un siècle, figurent en bonne place parmi les curiales des ducs de Bretagne. Le plus ancien membre connu de cette dynastie est un certain Guegun, abbatt Tudi qui signe la donation par
13
Ces maigres détails biographiques, délayés et magnifiés, l’hagiographe les a
enchâssés à l’intérieur d’un éloge des qualités épiscopales et sacerdotales de
Corentin : il s’agit en l’occurrence d’un éloge comparatif et paradoxal, qui a
surtout permis à l’auteur de flétrir les défauts, et parfois les vices, dont faisaient
montre à son avis les prélats de son temps. Et videte qualiter episcopus iste
diversus sit et divisus a quibusdam suis coepiscopis fratribus44 : l’attaque est
brutale, le ton est âpre et, tout au long du texte, témoigne d’une volonté
polémique. On trouve aussi dans le cours de cet éloge une critique non moins
féroce de l’attitude des prêtres dont les préoccupations, selon l’hagiographe,
sont le plus souvent basses et vaines.
Au delà d’un discours toujours moralisateur, parfois imprécateur, souvent
stéréotypé, l’examen de la liste des reproches précis adressés par l’hagiographe
au clergé contemporain (évêques et prêtres) est très intéressant :
1) Les évêques règnent en maître sur le clergé (illi dominantur in clero) ; en
outre, ils cherchent les occasions de peser sur leurs sujets et de les pressurer
(illi occasiones quaerunt quibus subditos gravent et extorqueant).
2) Ils s’estiment heureux s’ils peuvent étendre leurs ressorts [diocésains]45,
leurs domaines propres et ceux sur lesquels ils lèvent l’impôt46 (illi felices se
esse credunt si dilatarunt terminos, praedia, possessiones).
Alain Fergent à l’abbaye de Landévennec, d’un verger, d’un moulin et du droit de pêche à Châteaulin. Son origine n’est pas connu mais le nom de Guégon se retrouve à plusieurs reprises dans la généalogie des comtes de Cornouaille au XIe siècle. M., la mère de Hervé, seigneur du Pont, était peut-être l’héritière de cette dynastie des abbés de Saint-Tudi et a pu transmettre ses droits à son fils. L’acte de 1224 fait en outre allusion à un certain Ivo de Ponte qui paraît avoir été l’un des chapelains de l’église de Loctudy à l’époque où Hervé et sa mère résignèrent à l’évêque de Quimper leur droit de patronage sur cette église
44 Les différentes citations latines qui illustrent notre analyse du texte sont faites d’après l’édition Plaine, p. 118-120 (prologue), p. 132-134 (§ VIII), p. 134-136 (§ IX). La traduction correspondante proposée par l’éditeur (p. 119-121-123 et p. 133-135-137) est trop paraphrasée pour être utilisable.
45 Il y a peut-être ici une allusion à l’extension de l’autorité de l’évêque de Léon au sud de l’Élorn qui paraît avoir été l’une des conséquences de la guerra féodale intervenue en 1163 entre les vicomtes de Léon et ceux de Châteaulin : voir A.-Y. Bourgès, « L’expansion territoriale des vicomtes de Léon à l’époque féodale », dans Bulletin de la Société Archéologique du Finistère, t. 126 (1997), p. 355-374.
14
3) Non contents de recevoir dîmes, prémices, offrandes (accipiunt decimas,
primitias, oblationes), ils revendiquent en outre, de par un privilège royal, les
tonlieux, les corvées et autres redevances (insuper et de Caesaris beneficio
telonea et tributa et alios redditus).
4) Comme les évêques qui élèvent des palais et amassent des trésors (illi
palatia erigunt, thesauros congregant), les prêtres pensent plus à l’argent
qu’aux âmes (sacerdotes nostri temporis plus curent nummos quam animas).
5) Comme les évêques qui craignent et honorent les puissants et les chefs
(illi potentes et tyrannos timent et honorant), les prêtres honorent plus les
chevaliers que les anges et plus fréquentent la cour que l’église (plus honorant
milites quam angelos, plus frequentant curiam quam ecclesiam).
6) Enfin, les prêtres s’appliquent à étudier la loi civile plutôt que la loi
chrétienne (plus discere studeant legem fori quam legem poli).
Soulignons tout de suite l’intérêt spécifique de ce dernier passage, en ce
qu’il renforce la datation de la vita de saint Corentin : l’abbé Duine l’avait en
effet rapproché d’une série de lettres du pape Honorius III adressées à l’évêque
de Poitiers en 1216 et 1227 à propos des prêtres qui venaient plaider devant les
cours civiles47.
Pour le reste, Mme Fawtier-Jones a beau jeu de faire remarquer qu’on s’est
plaint du clergé à toute époque « et beaucoup, comme l’on sait, par exemple,
aux XIIe et XIIIe siècles »48. Comme le souligne J.-L. Montigny (qui s’appuie sur
dom Lobineau), à cette époque « les membres du clergé inférieur, pressurés par
l’âpreté des évêques, faisaient argent de tout »49. La critique est peut-être plus
incisive encore chez l’hagiographe de Corentin, d’autant qu’elle émane très
46 Nous donnons ici à possessio le sens de circonscription territoriale dépendant de la puissance publique et confiée à un régisseur, sens qui était le sien à l’époque carolingienne, comme nous l’a très aimablement signalé Mlle J. Quaghebeur que nous remercions. L’hagiographe de saint Corentin a peut-être simplement voulu désigner par ce terme les différents régaires épiscopaux.
47 E. C. Fawtier-Jones, « La vita ancienne de saint Corentin », p. 17-18, n. 25. 48 Idem, p. 17.
15
évidemment de quelqu’un « de la maison », dont la proximité et la sympathie à
l’égard du saint patron de Quimper et de sa cathédrale ne font aucun doute.
Traditionnellement, les critiques ont vu dans ce personnage un membre du
chapitre cathédral ; il faudrait ajouter qu’il était bon connaisseur des travers de
l’épiscopat breton en général, car une lecture attentive du texte permet assez
rapidement de se rendre compte que ses flèches ne sont certainement pas
dirigées contre le seul évêque de Quimper, si tant est même que ce dernier fût
concerné par l’algarade, ce qui n’est nullement prouvé. L’hagiographe était
également bon connaisseur des faiblesses du clergé inférieur, mais
suffisamment en retrait de cette situation pour estimer, à tort ou à raison, ne
pas être lui-même concerné par les attaques dont il s’est fait l’écho. Si, grâce
aux chartes, quelques noms de chanoines de la cathédrale de Quimper ont
subsisté pour l’époque de composition de la vita, c’est à dire vers 1220-1235,
nous n’avons pas de liste suffisamment sûre et complète de ceux-ci. En
eussions nous d’ailleurs disposé, que le laconisme de ce type de nomenclature
ne nous aurait vraisemblablement pas permis d’y reconnaître notre
hagiographe ; mais en tout état de cause, notre propre approche du dossier
littéraire relatif à Corentin nous éloigne assez radicalement de l’identification
proposée jusqu’ici.
IIIIIIIIIIII
En essayant de dégager les lignes de force qui structurent son discours
hagiographique, il est apparu nettement que l’auteur de la vita de saint
Corentin cherchait en priorité à affirmer la prééminence de l’évêque à
l’intérieur du diocèse, tout en insistant sur le fait que cette prééminence devait
s’exercer avant tout sur le terrain du pouvoir spirituel et qu’elle était dès lors
indissociable d’une pratique quotidienne des vertus chrétiennes. En
49 J.-L. Montigny, Essai sur les institutions du duché de Bretagne à l’époque de Pierre Mauclerc et sur la politique de ce prince (1213-1237), Paris, 1961, p. 97.
16
conséquence, l’hagiographe exprime plusieurs fois l’idée que le comportement
du prélat doit se calquer, sans faiblesse mais aussi sans excès, sur celui du père
de famille : autorité, exemplarité, magnanimité ; ou bien encore sur celui du
berger. Ainsi, l’évêque disposera-t-il des moyens de conduire son troupeau là
où il lui paraît que les brebis dont il a la charge pourront paître dans les
meilleures conditions possibles. Mais il est hors de question dans l’esprit de
l’hagiographe que l’évêque puisse se comporter comme le propriétaire du
troupeau et chercher, pour son compte, à tondre les brebis ou à vendre les
agneaux.
Cette vision est très conforme, pour autant qu’on puisse en juger, à celle qui
sous-tend à la même époque la politique de Pierre Mauclerc à l’égard du clergé
breton et plus particulièrement des évêques : loin, comme on l’a dit
quelquefois, de se comporter en ennemi de l’Eglise, et moins encore de la
religion, ce prince a toujours tenu à faire la démarcation nette entre, d’une
part, la nature du pouvoir ducal et la façon dont il doit être exercé, au travers
de la mise en place des outils de gestion d’un Etat moderne (armée, justice,
finances) ; d’autre part, l’autorité spirituelle dont sont investis les membres du
clergé, au travers de leur capacité à dire la loi chrétienne et leur action
quotidienne sur les moeurs de ceux qui sont confiés à leur garde50. Sauf en ce
qui concerne la question des relations avec les excommuniés, les conflits de
Pierre Mauclerc avec l’épiscopat breton ne se sont jamais déplacés sur le
terrain où l’Église exerçait sa magistrature morale : il ne faudrait pas imaginer
le duc sous les traits d’un Henry VIII d’Angleterre. En fait, la zone de tension
se situait là où les évêques de Bretagne prétendaient jouir des prérogatives du
pouvoir ducal et faire en sorte que les populations locales se reconnaissent
leurs sujets. Le conflit le plus précoce, le plus durable et le plus important
50 On retrouve là l’essentiel de la définition du ministère épiscopal telle qu’elle avait été énoncée à l’époque carolingienne : voir A. Dubreucq, « Le pouvoir de l’évêque au IXe siècle : étude sur le vocabulaire du pouvoir », dans E. Magnou-Nortier [éd.], Aux sources de la gestion publique, t. 3, Lille, 1997, p. 87-110. Nous remercions Mlle J. Quaghebeur d’avoir attiré notre attention sur cet article.
17
opposa le duc à l’évêque de Nantes51. Il touchait à différents domaines de
compétence que les prélats nantais s’étaient vu plusieurs fois reconnaître par
les souverains bretons et même par les rois de France ; ainsi en était-il du
tonlieu, c’est à dire la recette des taxes perçues sur toutes les marchandises
amenées sur place, dont la moitié appartenait à l’église de Nantes comme
l’atteste une charte d’Erispoë : sine mora reddidimus ecclesie sancti Petri atque
confirmavimus medietatem telonei52. Quelques deux siècles et demi plus tard,
en 1123, une charte du roi Louis VI le Gros qui confirme à l’évêque Brice les
privilèges et biens de son Eglise place encore au premier rang de ceux-ci :
medietas thelonei Nannetensis civitatis53. Difficile de ne pas reconnaître ici
l’objet de l’allusion au privilège royal qui permettait à certains évêques, selon
l’hagiographe de Corentin, de percevoir les tonlieux, les corvées et autres
redevances (insuper et de Caesaris beneficio telonea et tributa et alios
redditus).
A partir de 1227, la querelle devint générale et persista jusqu'à la fin du
règne du duc : estimant que le patrimoine des églises dont ils occupaient le
siège était l’objet d’atteintes inacceptables, l’évêque de Rennes d’abord, ceux de
Saint-Brieuc et Tréguier ensuite entrèrent eux aussi en conflit avec le duc et
ses séides et « durent quitter la Bretagne après avoir lancé des sentences
d’excommunication et d’interdit ». Pierre Mauclerc décida d’aller plus loin
encore dans sa lutte contre ce qu’il estimait être quant à lui les empiétements
du clergé sur le pouvoir ducal ; à cette fin, il réunit sa cour à l’abbaye de Redon
où « l’unanimité des assistants jurèrent de s’opposer systématiquement à toutes
les exigences du clergé ». Au lendemain de cette réunion les évêques de Dol,
Saint-Malo, Léon et Vannes décidèrent de rejoindre dans l’opposition à Pierre
Mauclerc leurs trois confrères exilés : « les sept évêques excommunièrent le
51 J.-L. Montigny, Essai sur les institutions du duché de Bretagne, p. 94-96, 188-194, 204-206. Les premières escarmouches remontent au tout début du règne de Pierre Mauclerc ; les épisodes les plus importants se situent de 1217 à 1221, puis de 1234 à 1237.
52 Idem, p. 91. 53 Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire... de Bretagne, t. 1, Paris 1742, col. 548.
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duc et tous ceux qui avaient prêté le serment de Redon », puis en appelèrent au
pape qui leur donna satisfaction en renouvelant et en aggravant les sentences
d’excommunication et d’interdit portées contre le prince (bulle du 29 mai
1228). Deux ans plus tard, suite à un accommodement, une autre bulle papale
rapportait cette condamnation (30 mai 1230). Mais dès 1234, le duc entrait une
nouvelle fois en conflit avec plusieurs prélats bretons, à savoir ceux qui
occupaient la chaire épiscopale à Dol, Saint-Malo et Tréguier : les titulaires de
ces deux derniers sièges furent même jetés sur les chemins de l’exil, pour la
seconde fois en ce qui concernait l’évêque de Tréguier 54.
Au total, sur une période qui couvre la plus grande partie du règne de Pierre
Mauclerc, en particulier les années 1227-1237, ce prince fut donc en conflit
ouvert avec huit des neuf évêques de Bretagne auxquels il reprochait et voulait
disputer leur pouvoir temporel et leurs intérêts matériels ; tout l’épiscopat
breton donc, à l’exception notable de l’évêque de Quimper. Or, c’est bien sûr à
Quimper que fut écrite la vita de saint Corentin, évêque du lieu, vita qui
combine la réfection d’un ouvrage antérieur avec un réquisitoire contre le goût
du lucre de plusieurs des prélats bretons qui siégeaient, comme on l’a vu, vers
1220-1235. Cette triple coïncidence de lieu, d’objectif et d’époque fonde assez
solidement la présomption que l’hagiographe ait pu être le seul prélat breton
qui, sur le terrain de l’action épiscopale, s’efforçât de ressembler au modèle
proposé ; et qui, en tout état de cause n’était pas rentré en conflit avec le duc
sur le terrain de l’ambition politique.
En effet, le siège épiscopal de Quimper était occupé à l’époque qui nous
intéresse par un certain Rainaud qui avait succédé au début de l’année 1219 à
l’évêque Guillaume. Au moment de la mort de ce dernier, en 1218, les
chanoines de la cathédrale avaient obtenu du duc et de son épouse une
déclaration qui leur assurait que le chapitre pourrait choisir librement le
54 Tout ce paragraphe est un résumé des éléments rapportés par J.-L. Montigny, Essai sur les institutions du duché de Bretagne, p. 196-204, 206-208.
19
successeur de Guillaume55 ; mais le duc réussit néanmoins à imposer un de ses
plus fidèles serviteurs, le Français Rainaud, un clerc de la cour de Philippe
Auguste, et qui exerçait alors, depuis le début du règne de Pierre Mauclerc, la
fonction de chancelier de Bretagne. On n’a conservé qu’un seul acte où
apparaît la signature de Rainaud56 ; mais son influence sur les usages de la
chancellerie ducale fut importante : on lui doit en particulier l’adoption du
style français pour la datation des actes57. Sa fidélité à l’égard du duc, tout au
long du règne de ce dernier, ne s’est jamais démentie et, en 1236 encore, c’est à
lui que le prince, en partance pour la Terre Sainte, choisit de confier la garde
du duché58. L’estime réciproque que se portaient visiblement les deux hommes
pouvait aller jusqu'à la complicité amicale, y compris dans des opérations de
nature commerciale, fort éloignées de leurs compétences respectives59. Mais on
ne peut réduire à cette relation privilégiée avec Pierre Mauclerc la valeur de
Rainaud, ni limiter au seul aspect administratif, dont témoignent de nombreux
actes conservés dans le cartulaire de l’Eglise de Quimper, sa carrière
épiscopale ; ainsi ses sentiments religieux et son souhait de contribuer à une
réforme de l’Eglise l’avaient encouragé à fonder en 1233 le couvent des
franciscains de Quimper. Après que Pierre Mauclerc eût quitté le trône de
Bretagne, Rainaud resta évêque de Quimper, jusqu'à sa mort le 5 mai 1245 ; il
fut alors enterré au couvent qu’il avait fondé. Entre temps, le prélat
55 Cartulaire de l’Église de Quimper, p. 58 (n° 25). 56 Voir les éditions qui figurent dans les Anciens évêchés de Bretagne, t. 6, p. 154 (n°49) et dans le Recueil d’actes inédits des ducs et princes de Bretagne, publié par A. de La Borderie, Rennes, 1888, p. 158-159 (n°85). La date de cet acte, donné à Redon (actum est hoc apud Redonum anno gratia M° CC° decimo tertio mense martii per manum Ran’ cancellarii) demeure sujet de discussion : mars 1213 ou mars 1214 ? Pierre Mauclerc n’a épousé l’héritière du duché Alix qu’en décembre 1213 ; mais dès janvier 1213 il faisait hommage-lige du duché à Philippe Auguste. Il serait étonnant cependant que Rainaud se soit ici plié à l’usage breton en matière de datation des actes : voir la référence donnée à la note suivante.
57 J.-L. Montigny, Essai sur les institutions du duché de Bretagne, p. 50-52. 58 Abbé P. Peyron, « Actes du Saint-Siège », p. 249 (n°35). — Rien n’indique que Rainaud exerçait encore à cette date les fonctions de chancelier, qu’il avait peut-être résiliées dès son élection au siège épiscopal de Quimper, en 1219.
59 En l’occurrence l’armement d’un navire, lequel avait été capturé en septembre 1227 par des Anglais : sur cet épisode, voir J.-C. Cassard, Les Bretons et la mer au Moyen Âge, Rennes, 1998, p. 164-165, 169.
20
quimpérois, qui avait eu à traiter, comme nous l’avons vu, les velléités
« autonomistes » de l’abbaye de Landévennec, se trouva confronté à une
tentative analogue de la part de celle de Quimperlé, dont la question était
encore pendante à sa mort60.
L’intérêt de Rainaud pour les principaux saints honorés dans son diocèse
s’est exprimé à deux reprises au moins. Ainsi il est probable que c’est à lui que
la cathédrale de Quimper devait d’être rentrée en possession d’une relique
insigne de son patron Corentin ; peut-être avait-il obtenu de distraire cette
relique de celles qui étaient conservées à l’abbaye Saint-Magloire de Paris, à
moins que ce ne soit de celles qui se trouvaient à Marmoutiers. En tout cas, dès
1219, Rainaud faisait jurer à des laïcs super sacrosancta Evangelia et bracchium
sancti Chrorentini l’engagement de respecter un accord61. Et la même année
1219, Rainaud faisait fabriquer une châsse pour abriter les reliques de saint
Ronan62.
Autant dire que tout s’accorde à cette possible identification de l’auteur de
la vita de saint Corentin, composée vers 1220-1235 dans un but à la fois
politique et religieux, avec l’homme qu’inspirait une volonté réformatrice
analogue et que le fait du prince avait précisément placé sur le siège épiscopal
de Quimper.
En conclusion, il reste à dire que la vita de saint Corentin, comme nombre
d’autres vitae de la même époque, a subi des adaptations destinées à faciliter
son inclusion dans les bréviaires de la fin du Moyen Âge ; et qu’il n’est pas plus
possible, en conséquence, de reconstituer son texte original que celui de son
modèle.
60 Abbé P. Peyron, « Actes du Saint-Siège », p. 249 (n°38). — Le conflit qui avait débuté très tôt, sans doute dès la fin du XIe siècle, ne trouva un accord définitif qu’en 1262, au prix de l’interpolation d’un acte de 1166 : voir H. Guillotel, « Le privilège de 1166 de Bernard de Moëlan, évêque de Quimper, pour l’abbaye de Quimperlé », p. 546-547.
61 Cartulaire de l’Église de Quimper, p. 61-62 (n°28). 62 J.-L. Le Floc’h, « Les reliques de saint Ronan », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 126 (1997), p. 156-158.
21
Se trouve également posée la question de l’origine des textes publiés par
dom Plaine en appendice à son édition de cette vita. Le premier est une courte
relation de la translation des reliques du saint à Marmoutiers ; son auteur
travaillait sans doute avant 1219, puisqu’il indique que la cathédrale de
Quimper était seulement riche, à l’époque où il écrivait, de la présence de
l’esprit du saint. Le second texte contient le récit de deux miracles, l’un
touchant une nouvelle fois aux reliques conservées à Marmoutiers, l’autre à la
guérison miraculeuse du comte Alain, qui régnait en Cornouaille durant le
second tiers du XIe siècle. Il n’est pas impossible que l’ensemble, qui n’est sans
doute pas complet63, fît partie d’un tout, distinct d’une part de l’ouvrage
hagiographique primitif, avec lequel il ne paraît pas présenter de parenté
stylistique, quand bien même une certaine ressemblance est perceptible entre
la relation de la guérison miraculeuse du comte de Cornouaille et le texte, déjà
signalé, qui figure sous le n°13 dans le Cartulaire de l’Église de Quimper64 ;
distinct d’autre part de la vita du saint, dont nous avons attribué la paternité à
Rainaud, évêque de Quimper, lequel connaissait, comme nous l’avons dit et
sans doute pour en avoir obtenu le rapatriement, la présence dans sa cathédrale
d’une relique insigne du saint patron de son diocèse.
63 Dom Plaine, « Vie inédite de saint Corentin », p. 160, n. 53. 64 Cartulaire de l’Église de Quimper, p. 37-42, en particulier p. 38-39.— Ce rapprochement encourage à reconnaître dans le texte publié par dom Plaine l’une des sources utilisées par le rédacteur de la notice qui figure dans le cartulaire : cet auteur a pu en effet utiliser les circonstances générales du miracle dont bénéficia le comte pour attribuer à ce dernier la donation, en faveur du chapitre de Quimper, du domaine de Languilly en Plonevez-du-Faou.
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