chapitre v approche pragmatique et sémiotique du groupe
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CHAPITRE V
Approche pragmatique et sémiotique du groupe
Les quatre chapitres suivants poursuivent le premier travail à propos des groupes en
lui apportant une perspective singulière. Le groupe n’est plus ici considéré uniquement
dans sa dimension affective ou cognitive mais s’ouvre au champ sémantique. Cet apport
nous semble donner une perspective non seulement complémentaire mais quasi
englobante des deux premières. Le lien social est approché comme la relation entre
« je » et « autre » schématisée par la mise en tension des deux instances. Le chapitre V
précise les processus cognitifs qui sont supposés sous-tendre cette dynamique. Le
chapitre VI poursuit cette ébauche en schématisant le travail du signe et
particulièrement celui du symbole. Interroger le « nous » et le poser comme premier et
central permet le changement paradigmatique qui fait passer d’une centration sur le
sujet « je » (processus d’assimilation, et perspective théorique de l’autorégulation), à
celle sur l’objet « autre » (processus d’accommodation, et perspective théorique de
l’interaction) à une possibilité de concevoir autrement l’organisation groupale.
Le goupe conçu comme une « Action »
L’articulation des niveaux logiques, individuel et collectif, ne se fait pas au nom
d’un principe unificateur extérieur qui ferait apparaître ensemble, les parties dans le
tout. IL s’agit de concevoir l’actualisation d’une forme de réalité, et dans le même
temps, la potentialisation de cette même réalité dont les formes ne se dessinent pas
encore sur le fond des contingences de la vie sociale. Autrement dit, le sens de ce que
nous concevons, les limites de nos connaissances, sont les limites des actions des
hommes.
I « Action », conception de Piaget à Vygotski
La difficulté à laquelle nous sommes confrontée consiste à élaborer une
schématisation issue du travail d’interprétation de l’observation des groupes. Parmi les
premiers concepts empiriques qui émergent naturellement de nos interprétations, ceux
d’action, de discussion, d’énonciation, de parole, se présentent spontanément à l’esprit.
Il convient maintenant à la fois de les distinguer pour mieux en appréhender les
contours et de les relier pour éclairer notre travail d’une manière cohérente. Nous
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donnerons tout d’abord notre point de vue sur l’action, concept clé à partir duquel nous
bâtissons notre démarche et qu’il nous faut approcher comme un processus de
construction. Puis, nous déplacerons ce concept vers celui d’interaction, déplacement
radical qui nous fait changer de paradigme. En effet, si l’action conçue au sens
piagétien, comme un processus de construction, procède du principe autorégulateur de
la structure interne du sujet lorsqu’il s’agit d’interaction, il nous est permis de penser la
rencontre sujet / monde comme un état émergent, qui, par un principe auto-organisant,
fait apparaître à la fois le sujet et le monde, dans un même moment autoréférencié. Pour
le dire autrement nous pourrions reprendre l’analogie de la formule latine : « Sicut
superius, sic inferius » qui deviendrait alors : « Sicut interius, sic exterius ». On
comprend alors, avec la première phrase, l’idée que l’isomorphisme des structures
biologique et cognitive, cognitive et sociale, répond à une conception hiérarchisée de la
complexité structurelle. Alors qu’avec la seconde, l’idée de hiérarchie s’estompe, et l’on
conçoit que ce qui se joue en interne, se joue aussi en externe de la même manière. Le
travail de la limite externe procède de celui de l’identité interne et réciproquement.
L’ensemble de nos études se trouve concentré autour d’un concept présent dans tous
les champs théoriques appréhendés. En effet, aussi bien chez les psychosociologues que
chez les chercheurs en cognition sociale, le principe d’une activité du sujet ou du groupe
est toujours supposé. L’activité est donc une des principales composantes de notre
recherche et c’est pourquoi nous devons la définir plus précisément.
« L’action », nous l’avons vu est un impératif de la structuration de l’intelligence du
sujet. Cela est vrai chez Piaget, mais l’est également pour d’autres auteurs. Vygotski261
définit le développement de la pensée comme un processus cognitif de prise en compte
de liaisons entre les choses concrètes. Ce processus est tiré de l’expérience immédiate
du sujet avec son environnement. Mais la conception de Vygotski diffère du travail de
Piaget concernant l’action et nous montrons en quoi cette différence intéresse notre
étude.
Posons cette relation du sujet avec l’environnement sous la forme de :
"« JE » / « AUTRE »".
261 Vygotski, (Lev), 1934,Moscou, 1985 Paris, «Pensée & langage », troisième édition française de 1997 avec les commentaires sur les remarques critiques de Vygotski par Jean Piaget, La Dispute, Paris, 536p.
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Cette forme simplifiée pose clairement le travail du versus, comme un processus
récursif. L’action peut, de notre point de vue, être décrite comme ce versus qui relie et
distingue le sujet de ce qui n’est pas lui-même. Loin d’être une étude philosophique,
nous devons dire quelques mots de la conception philosophique qui sous-tend notre
perspective théorique. Hannah Arendt donne à l’action le statut d’une des trois
«conditions » de l’humanité. Elle relie les hommes, indique-t-elle. Cela rejoint
parfaitement notre préoccupation de décrire le lien social au sein d’un groupe.
Un autre modèle théorique vient enrichir notre conception de l’action. Issu de la
sociologie, « le style communautaire » vient s’ajuster à notre étude. Au delà d’une
complémentarité conceptuelle, le travail de Michel Maffesoli donne à reconnaître, dans
notre société, les manifestations de ce lien social. Le changement de «style » qui renvoie
au «quotidien » vient éclairer les aspects matériels de la vie sociale sous l’angle original
d’une transformation positive de ce lien autour de l’objet.
A/ L’action, un repère conceptuel
Consolider ce repère conceptuel qu’est « l’action », l’affiner en diversifiant les
sources théoriques, permet-il de l’imposer comme concept central de toute organisation
groupale ? N’y a-t-il pas ici, une trop grande prétention du chercheur, et danger de
confusion des genres ? Pour éviter cet écueil, posons simplement l’hypothèse qu’un
processus de co-émergence d’une organisation groupale et d’un sujet peut être
conjecturé dans une approche dynamique. Nous envisageons « l’action » comme étant
placée au cœur de l’articulation des niveaux logiques individuels et collectifs. En
interrogeant ce processus par divers champs théoriques, nous approchons un peu plus
cette articulation.
Après la théorie de l’institution, après Castoriadis et Barel, recherchons les
opérations logiques mises en jeu dans ce processus avec Piaget, Vygotski et Lerbet, en
approfondissant l’idée de « groupement logique ». Nous introduisons cette question au
cœur de la relation « je » / « autre ». Rappelons que notre étude porte sur des situations
concrètes de communication. En quoi l’action est-elle proche de la parole qui circule
dans le groupe ? En quoi s’en distingue-t-elle ? Cette distinction des champs de la
parole et de l’action liée à l’approche « je » / « autre » met en jeu deux niveaux
logiques, le niveau individuel et le niveau collectif. Cela permet de percevoir la nature
complexe de cette co-émergence.
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Le concept « d’Action », -volontairement écrit ici avec un « A » majuscule nous
verrons pourquoi plus avant- dynamique paradoxale sur laquelle repose l’émergence du
lien social est d’abord décrit par la distinction de l’acte et de la parole, puis par la
réunion de l’acte et de la parole sous ce que nous nommons plus généralement
« Action ».262 Nous montrons les hiérarchies enchevêtrées qui sous-tendent cette
dynamique. Enfin ce chapitre amorce la recherche de terrain. Y sont repérés les
marqueurs lexicaux indiquant les quatre moments repérés de cette dynamique.
L’approche pragmatique nous donnera d’autres indicateurs lexicaux utiles à
l’appréhension de la structuration du groupe.
Détour par les philosophes de la Grèce antique avec Hannah Arendt
L’intérêt du retour sur l’histoire du concept n’est pas tant qu’il nous renvoie à la
Grèce antique mais plutôt qu’il pourra être une clef de compréhension de notre vie
sociale actuelle. L’action conçue comme une des conditions de l’humanité, est l’acte qui
relie les hommes. Hannah Arendt définit trois conditions d’existence de l’humanité :263
La première décrit «le travail », il est la vie elle-même, il assure la survie de l’espèce.
La seconde, «l’œuvre » qui est la forme d’appartenance au monde, elle assure la survie
des produits des hommes et enfin «l’action » qui met en relation les hommes.
« vita activa » et «vita contemplativa »
Vivre, c’est être «parmi les hommes ». Par l’action l’homme construit son histoire. Il
ne s’agit pas de «nature humaine », qui renvoie immanquablement à Dieu, mais de
«condition » d’être humain. L’homme dans son rapport à sa naissance et à sa mort, dans
son appartenance au monde et à la pluralité des êtres, procède de l’action. La «vita
activa » s’oppose à la «contemplation » des philosophes. Le «bios politikos » contient
ensemble les deux modes, repos et activité. La «vita activa » est à égalité avec la «vita
contemplativa » car, même si la «vita activa » s’oppose à la vie contemplative des
philosophes qui ont accès directement au kosmos (règle de la physique), la «vita
activa » n’est pas tout à fait à dédaigner puisqu’elle permet au corps d’être apaisé et
donc à l’esprit d’entrer en contemplation.
262 Dans notre schématisation p 251 , nous posons la fonction du symbole comme cette réunion des deux axes individuel et collectif. 263 Arendt (Hannah), 1994, 1998, «Condition de l’homme moderne », Calman-Lévy, 406p.
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L’action s’inscrit dans «la vita activa » qui a sa racine dans le «bios politikos» des
Grecs. Il s’agit du choix, de la liberté, et non de l’assouvissement au travail. La «vita
activa » permet aussi à l’homme d’accéder à l’immortalité. L’individu est mortel, son
être meurt avec son corps biologique animal. L’intérêt pour l’homme mortel est donc de
produire une œuvre qui pourrait s’inscrire dans l’immortalité universelle, et ainsi de
montrer la nature divine de son existence.
La «vita contemplativa » elle, vise l’éternité. Sorte de petite mort éternellement
renouvelée, elle replace l’homme à son échelle d’homme et par conséquent devant son
impuissance à accéder à la nature divine. Elle sépare l’homme de Dieu, mais aussi les
hommes entre eux, contrairement à la « vita activa » qui les relie.
Les mots, l’esprit, ne peuvent rendre compte de l’éternité. Tandis que l’immortalité
peut être de l’ordre de l’humain ou plutôt tout se passe comme si Dieu était alors si
proche de l’homme qu’à son tour, l’homme peut approcher sa propre part de divinité.
L’action est comprise comme «praxis », elle fonde les affaires humaines et ne se
préoccupe pas de l’utile et du nécessaire. L’action est ce qui donne une place à part à
l’homme. Elle est médiatrice et le situe entre Dieu et l’animal. L’homme est humain par
l’activité qu’il déploie à se mettre en relation avec autrui, il n’est ni un demi-dieu
inutile, ni un animal laborieux. L’action dépend nécessairement de la présence d’autrui.
L’humain est fondamentalement social. Comme Hannah Arendt, nous inscrivons le
concept «d’action » comme le principe fondamental qui place l’individu au sein des
hommes, et lui donne son humanité.
B/ « L’action », acte politique et social
Aujourd’hui, on peut penser l’action comme différente de la parole, ce n’était pas le
cas en Grèce antique. : « la conviction que ces deux facultés forment un tout et qu’elles
sont les plus nobles semble avoir précédé la polis : on la trouve déjà chez les
présocratiques. » (264p62) Convaincre, dans la polis grecque, est un acte politique qui
s’oppose à la sauvagerie qui se situe, elle, hors des murs de la cité. Il ne s’agit pas de
lien naturel comme ce qui se déroule dans la famille (domination du chef de famille
dans les foyers). La conversation est le mode d’investissement du citoyen dans la cité,
son lien avec autrui. La cité est construite sur l’échange verbal, le langage en lui-même
importe peu, c’est ce qu’on en fait qui est important.
264 Ibid. p 62
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Le concept d’action prend toute sa puissance lorsqu’il met en jeu l’individu.
Attention, il s’agit de comprendre «individu » au sens plein du terme. C’est-à-dire
signifiant l’émergence d’une unique individualité. L’homme se présente aux autres
hommes comme distinct d’autrui, il n’est pas objet, mais sujet parmi les autres. Le mode
de prise de parole est actif, l’individu se présente, se distingue, il n’est pas présenté par
autrui. La parole est une action obligatoire pour chaque individu s’il désire appartenir à
la communauté humaine. « C’est par le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le
monde humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous
confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle. » La vie
privée était privation de liberté et surtout privation de prise de parole, le privé s’opposait
au politique ; aujourd’hui il s’oppose au public, au social. Les modèles ont changé
depuis la Grèce ancienne ; la société d’aujourd’hui abandonne le politique pour mettre
l’accent sur le privé et le social. Se soumettre à la règle entraîne l’uniformisation des
individus, on ne cherche pas à être remarqué : « le comportement a remplacé l’action
comme mode primordial de relations humaines. »(p 80). L’idée d’égalité des Grecs
dans la cité fait place à «l’asservissement au conformisme social ».
Se distinguer, pour les Grecs, est du domaine public et l’excellence exige la présence
d’autrui. Tout ce qui est public est en vue, entendu et ressenti, tout ce qui est public est
aussi du domaine de ce qui est fabriqué, c’est «le monde (qui), comme tout entre deux,
relie et sépare en même temps les hommes. » …il «nous rassemble, mais aussi nous
empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres. » 265C’est la table ronde qui
réunit les hommes et les sépare en même temps. Etre dans le public, c’est être dans la
cité, dans la politique, c’est amorcer la transcendance de l’homme (le rendre immortel).
La réalité du monde réside dans sa pluralité, dans la recherche d’excellence. Le monde
commun cesse d’être s’il ne sert pas à se distinguer, à se montrer. L’uniformisation
sociale le met en danger d’unicité, or s’il est unique il ne peut plus être partagé.
« L’action » n’est donc pas un acte gratuit car il engage266 l’être tout entier en le situant
au cœur de la société. Par un acte particulier, l’individu se donne à voir, à entendre dans
le groupe social, il se construit pour et par cet acte, il existe au travers de la perception
d’autrui.
265 ibid. p 92 266 Nous verrons comment, dans un travail pragmatique, Grice parle d’implication pragmatique de la personne dans l’acte de l’énonciation ; c’est ainsi que nous envisageons ce qu’en dit Hannah Arendt.
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C/ Action, altérité et individualité
« L’altérité, il est vrai, est un aspect important de la pluralité, c’est à cause d’elle
que toutes nos définitions sont des distinctions et que nous sommes incapables de dire
ce qu’est une chose sans la distinguer d’autre chose. L’altérité sous la forme la plus
abstraite ne se rencontre que dans la multiplication pure et simple des objets
inorganiques, alors que toute vie organique montre déjà des variations et des
distinctions même entre spécimens d’une même espèce. Mais seul l’homme peut
exprimer cette distinction et se distinguer lui-même ; lui seul peut se communiquer au
lieu de communiquer quelque chose, la soif, la faim, l’affection, l’hostilité ou la peur.
Chez l’homme, l’altérité qu’il partage avec tout ce qui existe, et l’individualité qu’il
partage avec tout ce qui vit, deviennent unicité, et la pluralité humaine est la
paradoxale pluralité d’êtres uniques. » 267
L’action et la parole nous entraînent immanquablement vers les notions d’altérité et
d’individualité. Le paradoxe vécu par les hommes tient en ce que pour être humain, il
faut se distinguer parmi les autres par l’action et la parole. L’homme partage l’altérité
avec le monde des choses, il partage l’individualité avec le monde biologique ; chez
l’homme, l’altérité et l’individualité deviennent l’unicité. Les êtres sont uniques et par
conséquents l’humanité est plurielle. Hannah Arendt pose les concepts de «travail » et
«œuvre » comme très différents de celui «d’action », car seul ce dernier conditionne le
statut d’être humain. L’action est commencement de quelqu’un, non de quelque chose.
D/ Action et parole selon H. Arendt
L’action est commencement car elle est l’actualisation de la condition humaine.
Comme la naissance, elles correspond à l’individualité (relation au sujet). La parole
correspond à l’actualisation de la condition humaine de pluralité (relation à l’objet).
L’action a besoin de la parole pour, non pas communiquer ou faire des choses ensemble,
mais pour se montrer aux autres, pour se révéler au monde, naître parmi les autres
hommes. Ainsi la nature du «qui » ne peut-elle être qu’une révélation d’un être humain
au travers des «que » exprimés par les individus. L’action et la parole sont si intimement
liés qu’on peut penser l’émergence globale et unique de l’individu comme un acte
multiple et répété de prises de parole. C’est avec un grand « A » dans Action que nous
nommerons cette indissociable jonction.
267 ibid. p 232.
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E/ Action et processus cognitifs
Au delà du travail piagétien à propos du développement cognitif, Vygotski montre le
rapport étroit qu’entretient ce processus avec une structuration sociale. Les « concepts
quotidiens »268 dont parle Vygotski ne se construisent pas de manière identique au
concepts scientifiques. Nous retrouvons ici, en partie, la distinction entre « œuvre » et
« action » que propose Hannah Arendt. L’œuvre met en relation le sujet et l’objet,
tandis que l’action met en relation le sujet avec les autres hommes. L’action du sujet sur
les objets procède par « participation » pour Vygotski . L’action d’autrui sur le sujet est
une médiation entre l’objet et le sujet. Vygotski écrit que le mot est « proprement une
œuvre d’art. Et c’est pourquoi il a le caractère concret propre au complexe et peut
désigner simultanément plusieurs objets se rapportant de la même manière au même
complexe. » ( p 248).
Pour Vygotski, « La participation » est une particularité de la pensée des peuples
« primitifs », de celle des enfants et des malades mentaux. Mais ce processus existe
encore à l’âge adulte, malgré la maîtrise de la pensée formelle. « La participation » est
le rapport établi par la pensée entre deux phénomènes (identité, influence de l’un sur
l’autre…) alors qu’il n’existe pas de liaison évidente pour la pensée logique. La
résolution de problèmes impliquant des concepts quotidiens et des concepts sociaux
(scientifiques) ne se fait pas de la même manière. L’enfant aura toujours besoin de
l’aide d’autrui pour comprendre un concept scientifique. Il procédera par intégration de
l’imitation de l’aide apportée par autrui. Autrement dit, il intégrera la collaboration pour
résoudre des problèmes que seul, il n’aurait pu résoudre. Le développement des
concepts quotidiens et des concepts scientifiques sont inverses, nous indiquent les
études menées par Vygotski ( p367) ce qui signifie qu’ils sont dans un rapport de
réciprocité : « le développement des concepts scientifiques emprunte une voie opposée à
celle que suit le développement du concept spontané chez l’enfant. » (p368)(…) Nous
pouvons ainsi conclure que les concepts scientifiques commencent leur existence à un
niveau que le concept spontané de l’enfant n’a pas encore atteint dans son
développement(…)L’analyse du concept spontané nous convainc que l’enfant a pris
conscience de l’objet beaucoup plus que du concept lui-même. Celle du concept
scientifique nous convainc que l’enfant prend dès le début beaucoup mieux conscience
du concept lui-même que de l’objet qu’il représente. »( p 370)
268 Vygotski, (Lev), 1934 , Moscou, 1985 Paris, « Pensée & langage ».
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L’action pourrait être le processus par lequel cette double articulation du monde des
choses et du monde vivant est mise en œuvre. Ce processus serait alors une voie
possible pour construire l’être humain dans son unicité ainsi que celle par laquelle la
pensée s’élabore. Retenons le double processus par lequel se construit la pensée chez
Vygotski : « Le concept spontané de l’enfant se développe de bas en haut, des
propriétés les plus élémentaires et inférieures aux propriétés supérieures, alors que les
concepts scientifiques se développent de haut en bas, des propriétés plus complexes et
supérieures aux propriétés plus élémentaires et inférieures (…) ces deux processus sont
cependant liés l’un à l’autre par des rapports internes et très profonds. »(p 371)
Le concept spontané est dans un rapport de confrontation directe avec la chose ; le
concept scientifique est dans un rapport médiatisé avec l’objet. Cependant l’un prépare
le cheminement de l’autre. Indispensable l’un à l’autre, c’est la nature de ce rapport qui
est manifestée dans ce que Vygotski nomme « la zone prochaine de développement et le
niveau présent de développement ».(p 373). L’interdépendance réciproque des deux
développements de la pensées nous indique comment « l’action » procède dans
l’échange (soit avec autrui, soit avec l’objet).
Dans le champ de la recherche sur l’apparition de la pensée et du langage, nous ne
reviendrons pas sur l’importance de «l’action » décrite par Piaget. C’est l’activité du
sujet sur les choses, puis l’activité du sujet sur les concepts tirés des choses. Cette
activité permet de construire la pensée empirique. Puis la pensée travaille sur elle-même
et se développe jusqu’à la pensée formelle.
Vygotski, (Lev), 1934 , Moscou, 1985 Paris, « Pensée & langage »,p 216 , plus
connu pour son travail à propos de la zone prochaine de développement, a cependant
décrit la formation de la pensée prélogique. Comme Piaget, il envisage des stades de
développement de la pensée, et pose le premier stade comme celui de la construction
d’image syncrétiques, mais il entrevoit ensuite une zone intermédiaire qu’il appelle le
second stade de développement et qui est celui de la construction de « complexes ».
L’enfant y réunit des objets selon des lois de liaisons qu’il découvre dans les objets
eux-mêmes. Sorti de son égocentrisme, il ne regarde plus les liaisons entre ses
impressions, mais celles des choses. C’est le début de la pensée objective, et elle
possède sa propre cohérence. La construction du complexe repose sur une liaison
concrète. Les liaisons entre les choses permettent de les assembler en familles. Elles
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sont tirées de l’expérience immédiate. (C’est pourquoi, dans notre tableau 1 de la
relation « je/autre » page 189, nous plaçons ce processus de construction dans la zone II
du tableau).
Hors de la pensée abstraite et logique, nous touchons le domaine de la pensée
concrète et empirique. « Le complexe » est une réunion d’objets hétérogènes. Les
liaisons sont variées, aussi variées que les faits, elles n’ont rien de commun entre elles.
Vygotski décrit cinq formes de complexes que nous ne pouvons toutes décliner ici. Elles
sont : soit associations, soit des collections, soit des formes de chaînes, soit des formes
très diffuses, soit enfin des pseudo-concepts. Ces derniers sont si semblables, dans leur
forme, à un concept scientifique qu’ils sont communicables. (C’est pourquoi, nous le
faisons figurer dans la zone II du tableau 1 de la relation « je/autre »). 269
Contrairement à Piaget, Vygotski considère la pensée comme inscrite dans la réalité,
il reproche donc à celui-ci (p 129) de laisser la pensée trop éloignée du concret. En effet,
pour Piaget ce n’est pas par la maîtrise de la réalité que se développe l’intelligence, mais
seulement par l’adaptation des pensées les unes aux autres. Nous sommes, sur ce point,
plus proche de Vygotski que de Piaget. (Encore que la réalité n’est pas externe au sujet,
mais construite par lui, mais nous y reviendrons.) Plus proche de Vygotski, car la réalité
concrète est éducative et c’est la socialisation qui permet le développement de la pensée
conceptuelle. Ainsi, la communication prend-elle une importance que, nous aussi,
reconnaissons au développement du sujet et du groupe avec lequel il communique.
Vygotski pense que chez l’adulte, ce processus de construction de complexes est
toujours en cours. Les deux types de pensée, logique et analogique, sont en proximité
étroite, et même s’il s’agit, pour Vygotski, d’un retour en arrière sur des archaïsmes de
la pensée, il en reconnaît l’efficience et les modes économiques.
Vygotski décrit un processus très particulier, qui est celui de la pensée de l’enfant et
des peuples « primitifs ». Il le nomme «la pensée par complexes ». Ce processus
syncrétique est nécessaire au processus d’élaboration de la pensée formelle. Ce
processus prépare la conception de ce que Vygotski décrit dans la «zone prochaine de
développement et le niveau présent de développement ». Retenons qu’il existe deux
modalités pour le sujet d’entrer en relation avec l’objet : d’une part, il entre dans une
269 Michel Bataille utilise le « complexe » dans le sens d’une représentation au signifiant bien défini et partagé entre les membres d’une communauté, mais dont les signifiés seraient variés. Il utilise « le mot valise » qui désigne un consensus entre les personnes d’un groupe, consensus basé sur un malentendu procédant de la polysémie du « complexe ». V ème Conférence, Montréal, 30 08-02.09.2000.
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confrontation directe ; il s’agit alors pour lui de construire des concepts empiriques ou
spontanés. C’est la construction par «participation » avec «la pensée par complexes »
liée à l’expérience individuelle ; d’autre part, il entre en contact avec l’objet d’une
manière médiatisée par autrui et il s’agit d’une construction de concepts scientifiques.
C’est la pensée logique, abstraite, éloignée de l’expérience individuelle. Si la présence
de l’objet n’est pas impérative, celle du sujet est indispensable.
Ces deux modalités sont intimement et profondément liées. Indissociables aspects
d’un même processus, l’un et l’autre sont les deux faces d’une même pièce. Ils
participent, dans leur complémentarité, à la construction de l’intelligence.
Sans la médiation d’autrui, l’accès à la pensée logique serait donc, si ce n’est
impossible, du moins difficile. De même, sans l’expérience individuelle de la
confrontation directe avec l’objet de connaissance, comment le concept abstrait
prendrait-il sens pour le sujet ? L’expérience de l’autre n’étant pas utile à son propre
apprentissage de la notion.
F/ «La double articulation de l’action
L’action est doublement articulée au sens où elle met en jeu en même temps
différentes modalités de relations de "«je» / «l’autre»". Dans la relation entre «je » et un
«autre », deux cas de figure peuvent se présenter : - Soit «l’autre » est un humain
(condition humaine d’individualité, domaine de l’action) et dans une logique collective,
on obtient alors: a) un « autre » qui, en s’associant à «je », peut construire du
«nous » par les constructions " « je » + «tu » " ou par " « je » + «vous » ". L’homme se
distingue des autres, il se communique. Il s’agit d’une expression «d’humanité ». (zone
III du tableau de la relation « je »/ autre » p 189.)
b) « L’autre », associé à lui-même, devient du «eux », «il », «ils », «autre », «ceux »,
«les autres ». L’homme réifie autrui, «je » n’est pas inclus dans la relation. L’autre est
objet de la relation et jamais sujet. Il s’agit d’une expression de «choséité ». Cette
réification passe par le processus de décentration.
- Soit «l’autre » est une chose (condition humaine de pluralité, domaine de la
parole.) et dans une logique individuelle, on observe alors qu’en se confrontant
directement à «je », l’objet participe à l’élaboration des concepts empiriques (spontanés)
issus de l’expérience directe avec le monde. Le développement de cette pensée
empirique se fera en direction de la pensée plus abstraite. Cependant, l’objet est
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incommunicable à autrui en l’état, il isole l’individu. L’homme distingue les choses, il
sépare et se sépare. (zone I du tableau).
En étant médiatisé par autrui (idée dans un livre, concept scolaire, parole d’autrui…)
«l’autre » participe à la construction d’un concept scientifique. Autrement dit, lorsque
«l’autre » est une chose ou plutôt une «quasi-chose », partagée avec autrui, cet objet
médiatisé qu’est le concept scientifique, permet au «je » d’accéder à la pensée logique.
Les hommes peuvent immédiatement communiquer, et se comprendre. L’homme créé
du lien avec autrui. L’homme communique quelque chose, et non quelqu’un. ( zone II).
Du point de vue logique, Jean Blaise Grize dirait ceci : « La logique naturelle est la
mise en évidence des opérations logico-discursives propres à engendrer une
schématisation et (qu’)elle dégage deux familles d’opérations, les unes la caractérisent
comme une logique des objets et les autres comme une logique des sujets. »270
Il est intéressant de décrire les processus inversés et complémentaires de l’action
dans cette double approche objet/ sujet. Néanmoins, il faut comprendre que les quatre
zones figurées par le tableau de la relation « je/autre » sont toutes intégrées à une
logique des objets. Si l’on se réfère à Grize, et à la distinction qu’il fait entre la position
des objets et des prédicats, alors nous pouvons retrouver notre distinction entre action et
parole. En effet les « faisceaux d’aspects » montrent uniquement l’essence de la chose
avant l’apparition du mot. C’est le domaine de l’action. Le champ d’application des
prédicats montre la possibilité de négation puisque l’objet est abstrait. C’est celui de la
parole. Dans le champ de la logique de Peirce, nous faisons correspondre les objets au
premier monde et les prédicats au second. Sur les axes de notre schématisation du signe,
nous retrouvons cette même distinction du monde de la construction ou de la
reconstruction.
Dans le tableau qui suit de la relation « je/autre », nous distinguons quatre modalités
de la relation de "«je » avec «l’autre » ", selon que les opérations se jouent dans une
logique individuelle ou dans une logique collective. Ainsi peuvent être affinés les
rapports entre parole / action, «je » / «autre », individualité / altérité. Les processus
cognitifs y sont placés également.
270 Jean Blaise Grize, 1996, «Logique naturelle communications », PUF, p 82.
184
II Dialogique271 de la relation " « je » / « autre » "
Avant de définir les zones délimitées de ce tableau précisons que la logique est
déclinée sous deux modalités : logique individuelle et logique collective. Nous y faisons
correspondre la position de Martin Buber lorsqu’il décrit la relation « je et tu »272. En
effet il donne les bases du langage en indiquant « les mots-principes » qui le
soutiennent. Nous sommes consciente de l’ambiguïté de poser sous forme de tableau à
double entrée une pensée dialogique. C’est pourquoi nous précisons la lignée dans
laquelle s’inscrit notre position épistémologique. L’énonciation est conçue comme une
interaction. Il s’agit d’un acte commun de recherche d’un sens entre deux ou plusieurs
interlocuteurs. La seule instance qui détermine l’action de parole est l’interlocution elle-
même. L’autonomie du sujet procède de cette même quête de sens rencontrée chez
autrui.
Pour entrer dans l’espace de la relation interlocutive, de la co-référence, comme
l’énonce Francis Jacques, il n’est pas inutile de poser un certain nombre de
fondamentaux pour faire avancer notre travail dans le sens d’une approche pragmatique.
La construction fondamentale par « l’acte de parole » est non la subjectivité (l’ego, le
« je ») mais l’individualité (la personne au sens d’être humain). Notre recherche met en
perspective, la dimension de ternalisation du je/tu/il. Selon qu’il s’exprime dans les
couples « je-tu » ou « je-cela », « je » est double, écrit Buber. «Etre je, dire je, c’est
même chose. Dire je et dire l’un des mots principes, c’est même chose. »273 Dire tu et
dire cela donne à l’homme deux dimensions différentes.
Dans cela l’homme fait son expérience des choses. Celle-ci se multiplie, « je »
éprouve, ressent, représente, désire, pense les choses, toutes ces expériences délimitent
le monde du « cela ». C’est ce que nous nommons la « logique individuelle ». Que
l’expérience soit interne 274 ou externe, 275il s’agit toujours de quelque chose. «Ce n’est
pas de toutes ces choses et d’autres semblables qu’est faite la vie de l’être humain »276.
271 Edgar Morin, 1999, écrit, à propos des sept principes de la complexité, : « Le principe dialogique (…) unit deux principes ou notions devant s’exclure l’un de l’autre, mais qui sont indissociables en une même réalité » p 109 de « La tête bien faite ». 272 Buber (Martin), 1969, « Je et Tu », Editions Aubier-Montaigne, Paris, p 19-21 273 ibid, p 20. 274 Nous plaçons cette expérience dans la zone I du tableau1 de la relation « je » / « autre », cf p 189. 275 Placement dans la zone II du tableau 1., cf p 189. 276 Ibid, Buber, p 21. On rencontre ici la pensée d’Hannah Arendt à propos de « l’action » qui donne à l’homme sa condition d’être humain, il s’agit d’un rapport très semblable de l’être à autrui.
185
Dans tu , il ne s’agit pas d’expérience d’une chose, mais d’entrer dans une relation.
Cette relation est unique, elle n’est pas reproductible. Instaurer un tu, comme l’entend
Buber, c’est mettre l’autre dans un rapport à soi, c’est s’approcher du monde. Toutes
les expériences avec les choses « à elles seules ne suffisent pas à rapprocher l’univers
de l’homme(…) l’homme qui a la connaissance empirique des choses ne participe pas
au monde. La connaissance empirique se passe « en lui » et non entre lui et le
monde »277. L’instauration du rapport au tu nous intéresse dans ce qu’elle établit un
entre-deux entre l’homme et le monde. Selon Buber, trois sphères établissent ce rapport
selon qu’il s’agisse du rapport à la nature, aux hommes ou aux essences spirituelles.
Nous ne retiendrons que celle de la vie avec les hommes.
Concernant la logique collective, nous sommes en accord avec ce qu’il en écrit :
« L’homme que j’appelle Tu, je n’ai pas de lui une connaissance empirique. Mais je
suis en relation avec lui dans le sanctuaire du mot fondamental Je-Tu. 278C’est au sortir
de ce sanctuaire seulement que je le connais de nouveau par l’expérience. L’expérience
est éloignement du Tu. » 279
A/ Dans la logique individuelle analogiquement proche de la logique des objets.
Du point de vue des opérateurs logiques de la pensée, nous envisageons deux étapes
(zone I et II du tableau, cf p 189 et 201) de la logique individuelle. Nous nommons :
processus de subjectivation le processus par lequel le sujet se développe. Il est placé en
la zone I des tableaux 1 et 2. D’une part, dans la description que fait Vygotski des deux
premiers stades de la formation des concepts, c’est le moment qui pourrait correspondre
au stade de la confusion, de la pensée syncrétique. D’autre part, celui de la sortie de
l’égocentrisme qui procède en construction progressive de «complexes » débouchant,
sur le «pseudo-concept », est le processus inverse de celui de subjectivation, à savoir
celui d’objectivation. Nous figurons cette évolution dans le tableau 2, de la relation
«je/autre » par les flèches « gauche-droite », p201.
Lorsque «je », c’est-à-dire le sujet, est directement confronté à l’objet de
connaissance dans une expérience immédiate avec le monde des choses (I du tableau, cf
p 189 et 201), il se construit une expérience particulière. Cette expérience est décrite par
277 Ibid Buber p 22. 278 Cela correspond à l’expérience de l’intimité, de l’authenticité que nous plaçons dans la zone III du tableau.cf, p 189. 279Il s’agit du processus que nous nommons « objectivation », on sort en effet de la relation unique, intime pour l’objectiver et la regarder comme chose commune, nous la plaçons en zone IV du tableau 1., p 189.
186
Vygotski dans son étude sur la pensée et le langage précisément comme une phase de
construction de «l’image syncrétique »280. Il s’agit d’une sorte de « tas » d’objets,
associés par des liaisons subjectives liées à sa perception. Puis (en zone II du tableau),
la sortie de l’égocentrisme, le travail de décentration rejoint ce que Vygotski nomme «la
pensée par complexes ». Il y décrit les opérations logiques de l’esprit comme des
associations entre les choses. Ces associations sont issues des propriétés des choses
elles-mêmes. Cette description définit les processus de la pensée situés en dehors d’une
logique formelle. Ces associations sont issues d’un travail analogique et sont déjà
communicables, pour peu que les choses associées se retrouvent aussi dans le concept
abstrait. Nous devrions parler d’opérations analogiques plutôt que d’opérations
logiques. Les liaisons sont des liaisons de faits entre les choses qui permettent de les
assembler en famille. Elles sont tirées de l’expérience immédiate. Le «complexe » est
fondé sur une réunion d’objets concrets ; seule une existence de fait est exigée pour
qu’il y ait liaisons.
Du point de vue cognitif, nous touchons là à la construction du «savoir gnose » du
sujet (zone I du tableau du processus d’égocentrisme, cf p 201), qui en situation
d’objectivation, devient «savoir épistémé » (zone II du tableau). Autrement dit, la
logique individuelle est une dialogique. Le processus représenté par les flèches est
double : l’élaboration d’une subjectivité passe par la construction d’un objet de savoir.
B/ Dans le niveau logique collectif analogiquement proche de la logique des
sujets.
Du point de vue des opérateurs logiques de la pensée, nous envisageons deux étapes
(zone III et IV du tableau, cf p 189) dans la logique collective. Nous les rapprochons de
la description de Maffesoli lorsqu’il décrit les manifestations d’un nouveau « style
communautaire ». A savoir celui où l’imaginaire collectif n’est pas pensé mais
seulement vécu. C’est ce que Piaget nommerait le sociocentrisme (en zone III du
tableau 1 cf p 289). La pensée non-rationnelle (et non pas irrationnelle) qui commence
par l’imaginaire et fait apparaître «une subjectivité de masse » d’une part et celui de la
sortie du sociocentrisme (flèche vers la zone IV, processus de réciprocité du tableau 2,
cf p 201) qui procède par l’examen attentif qu’on en fait de l’extérieur.
280 Vygotski, «Pensée et langage », p 213.
187
Lorsque «je », c’est-à-dire le sujet, est directement confronté à un autre sujet qu’il
désire connaître, il partage avec lui une expérience immédiate. (zone III du tableau, cf p
201). Il se construit une expérience particulière avec le «toi » ou le «vous ». C’est- à-
dire avec d’autres individus qui, comme lui, veulent entrer dans l’humanité, dans la
société des hommes. Cette expérience est décrite par Maffesoli comme un «être
ensemble » pas forcément conscient de lui-même, une sorte « d’insu collectif ».281 (III
du tableau). Puis la sortie du sociocentrisme, le travail de décentration, rejoint ce que
Maffesoli nomme la sortie de l’individualisme, une sorte de nouvelle «configuration
sociale ». Du point de vue cognitif, nous touchons là à la construction d’un «égo-
collectif » ou de socio-centrisme du groupe restreint (III du tableau, cf p 189), qui en
situation sociale restreinte serait la tribu et en situation sociale élargie deviendrait le
«style esthétique».
Autrement dit, la logique collective est, comme la logique individuelle, une
dialogique. C’est-à-dire un processus double de construction sociale : D’une part les
groupes restreints font apparaître une «subjectivité collective », vécue au présent, sans
projection idéale vers des « jours qui chantent », mais vécue dans le hic et nunc. Au plus
proche de l’action, ces quotidiens font émerger des identités multiformes concernant
aussi bien l’art, les relations sociales, la production industrielle que la vie des
entreprises ; d’autre part, en fonction d’une lecture attentive de ces petits changements
sociaux, une « unité globale » (le style) prend en compte un processus sans cesse
remodelé dans ces formes sociales émergentes.
L’homme partage l’altérité avec le monde des choses. Il partage l’individualité avec
le monde du vivant. Chez Lerbet, nous retrouvons cette idée développée dans sa
dynamique de la logique personnelle. Lerbet ne parle pas d’individu mais de
« personne ». Nous sommes très proche de la conception de la construction de la
personne quand nous utilisons le terme d’individualisation. Nous préférons conserver ce
terme qui renvoie plus immédiatement au groupe social et à l’émergence de l’individu
dans le groupe.
C / La relation « Je / autre ».
281 Cet « être ensemble » rejoint ce qu’écrivait Jean Paul Sartre concernant « L’être dans le groupe » en 1960 dans la critique de la raison dialectique (livre II chez Gallimard). En effet il s’agissait de penser cet « être dans le groupe comme « une réalité complexe et contradictoire ». p573. Nous reviendrons sur cette représentation dialectique de la relation intersubjective avec le tableau 1 de la relation « je » / « autres », dans les zones III et IV et particulièrement lorsqu’il s’agit de décrire le passage de « je » à « l’autre » dans une logique des sujets., cf p 189.
188
La page suivante, présente une schématisation des deux logiques, individuelle et
collective. Nous les avons assemblées dans le même tableau. Bien sûr, la présentation
est réductrice et peut faire supposer une séparation entre elles. Notre intention est de
montrer au contraire leur proximité et leur isomorphisme. Le passage de « je » à « autre
est effectué par montée en abstraction. Celui de la logique individuelle à la logique
collective procède par socialisation.
Ne nous y trompons pas, lorsque nous désignons des niveaux individuel ou collectif,
des montées en abstraction ou en socialisation, il ne s’agit pas de concevoir une
hiérarchie d’un plan inférieur à un plan supérieur. Nous concevons ces transformations
comme des passages d’un état interne du système à un état externe du même système,
ou réciproquement, d’un état externe du système « je / autre » à un état interne du même
système. Ce que nous tentons de saisir ici ne sont autres que les processus qui, figurés
par le versus, procèdent de la dynamique de construction, par l’interaction de « je »
avec « autre ». C’est-à-dire à l’élaboration, d’un lien social, d’un « être-ensemble », ou
tout simplement de ce que nous désignons un « être social ». Tout à la fois individuel et
collectif, principe même de l’humanité.
Ne nous y trompons pas non plus, dans le tableau qui suit, on pourrait penser, à la
position des flèches figurant les processus, que tout part du Moi, pour se prolonger dans
le « Nous ». Il ne s’agit pas de cela, mais de poser provisoirement l’articulation individu
/groupe, dans son passage à la pluralité. Nous pensons, comme pourrait le dire Paul
Ricœur, que le « Nous » est premier dans la constitution de « l’être social » et que le
Moi n’est que second. La relation est première dans la constitution de l’être humain. En
attendant de poursuivre cette perspective, et pour la clarté du propos, posons tout
d’abord quelques repères simples.
189
Tableau 1 de la relation « je / autre » dans une logique des objets.
Relation
« je » / »autre »
« JE»
egocentrisme
« AUTRE »
hétéro-centrisme
Niveau Logique individuel.
ZONE I
Opérations logiques d’association, de coordination des propriétés de l’objet. (présence de l’objet)
Formation des concepts empiriques (spontanés). du savoir gnose
Expérience concrète et directe avec l’objet, ineffable, individuelle, non communicable.
Processus de subjectivation.
Domaine de l’action (objet)
ZONE II
Opérations logiques de ruptures, de distinctions des propriétés de l’objet. (absence de l’objet, présence de l’autre)
Formation des concepts abstraits (scientifiques). du savoir épistémé.
Expérience médiatisée par autrui.
Partagée, sa communication est possible.
Processus d’objectivation.
Domaine de la parole (prédicat)
Niveau logique collectif
ZONE III
socio-centrisme
Opérations logiques d’insertion du sujet («je » est présent dans le nous)
Formation de la structuration interne du groupe restreint. Le savoir ne se sait pas lui-même.
Expérience vécue de réciprocité avec le sujet. intimité.
Non communicable.
Domaine de l’action
Processus en cours de réciprocité
Le « nous » résonne entre initiés, mais reste voilé.
ZONE IV
Opérations logiques d’exclusion du sujet («je » est absent dans le vous ou dans le nôtre)
Formation de la structuration externe du groupe restreint.
Expérience médiatisée par l’objet partagé au quotidien.
Partagée. Sa communication est possible.
Domaine de la parole
Processus en cours d’altérité. (Révélation du «qui » par le discours sur le « que »).
Processus abstraction
Processus de socialisation
190
III L’action révèle un mystère.
A/ Le double jeu du « qui » et du « que »
Même s’il est montré aux autres, le «qui » reste caché à la personne elle-même. La
spécificité de l’unicité nous échappe. Le «qui » se manifeste aux autres, mais les mots
pour le dire n’en disent que le «que ». Le «qui » se définit par rapport aux autres qui lui
ressemblent mais il ne dit que «ce » qu’il est et ne parle pas de «qui » il est. « En fait la
manifestation du «qui » s’opère de la même manière que les manifestations notoirement
peu sûres des anciens oracles »qui, selon Héraclite, «font signe». (282p 239)
Rien n’est sûr, concernant le mode des relations humaines ; l’action et la parole
relient les hommes et manifestent (au sens fort de révélation) le sujet, l’acteur, l’agent.
Même si, lors des échanges entre les hommes, le contenu est objectif et ne parle que des
intérêts communs. La parole révèle plus profondément autre chose de l’être. « Ces
intérêts constituent au sens le plus littéral du mot quelque chose qui inter-est, qui est
entre les gens et par conséquent peut les rapprocher et les lier. » (p 240)
Cet «entre deux » qui révèle le sujet recouvre tous les rapports humains même ceux
qui nous paraissent les plus concrets, les plus physiques et objectifs. Dès lors qu’un
homme s’adresse directement à un autre, il révèle de lui quelque chose du subjectif,
quelque chose d’invisible, d’intangible qui ne saurait être de l’ordre du produit mais
dont la réalité marque néanmoins le monde des relations humaines, tout autant qu’un
objet prend place dans le monde des objets.
Ce qui est révélé n’est pas ce qui définit l’homme dans ce qu’il a de commun avec
les autres, mais plutôt ce qui fait de lui un être unique, ce qui le distingue des autres.
D’où cette difficulté à rendre tangible ce qui définit le sujet. Pour parler du «qui », on
« tourne autour » en parlant de «ce qu’»il est ou de «ce qu’ » il était. Seules l’action et
la parole manifestent le «qui ». Le sujet est implicitement révélé, il ne s’appréhende pas
directement. Seul le théâtre, par l’imitation de l’action et de la parole peut présenter le
sujet. On voit donc que l’action ne peut qu’être la faculté d’agir en commun, elle
nécessite la présence d’autrui. Pour dire le « qui » et le faire exister, il faut le « que »
pour le présenter. C’est, autrement dit, la même nécessité d’agir au niveau logique
individuel, (logique de l’objet, de l’avoir), qui fait apparaître le niveau collectif (le
niveau logique des sujets, de l'être). Inversement, si le niveau logique collectif ne
282«Condition de l’homme moderne », Calman-Lévy, p 239.
191
fonctionne pas, la personne individuelle ne peut agir, elle ne « se » parle pas aux autres,
ni à elle-même.
B/ L’action fait signe.
On comprend que, par cette révélation, l’action, comme la parole, fait «signe ». Car
au-delà de l’opacité283 de l’acte, se révèle le sujet. Le signe, comme indice, manifeste
autre chose. La manifestation implicite du sujet, nous l’avons dit, se joue à l’insu de
l’acteur lui-même. Dans le champ sémiotique, «l’homme signe dont l’expérience est
sociale»284n’est sans doute pas transparent, cependant au sein d’une communauté, d’une
même culture, l’interprétation du signe reste possible à ses membres. Le sens de
l’initiation est sans doute celui-ci. Cet implicite est perceptible ou appréhendable au
travers de la forme qui se donne à voir dans le groupe. Comme tout signe, l’homme
«doit être à la fois présent et absent pour représenter la chose signifiée. »285 Pour être,
l’homme doit être parmi les hommes ; pour être parmi eux, il doit agir en tant qu’être
unique, se distinguer d’autrui pour mieux se joindre aux autres.
C/ L’action, notion complexe et paradoxale
Rappelons avec Arendt l’origine du mot «action ». L’action (agir) porte une double
idée de commencement : une seule personne entreprend d’être au monde ; et
d’achèvement : plusieurs personnes mènent le mouvement jusqu’à la fin. En grec
comme en latin, deux mots sont utilisés pour le terme «agir ». Deux temps sont à repérer
dans l’action : le commencement, l’innovation d’un seul, et la fin, l’accompagnement,
pour porter à plusieurs vers l’achèvement. Naître et co-naître sont indissociables.
L’origine grecque de «archein » contient l’idée de commencer, guider, commander.
L’origine latine «agere » signifie mettre en mouvement, mener. En grec, «prattein »
porte l’idée de traverser, d’aller jusqu’au bout et le latin «gerere », celle de porter. En
cela cette notion «d’action » est complexe, car elle articule, dans une même pensée,
l’individuel et le collectif. Il s’agit d’une pensée dialogique qui porte et transporte.
283 Récanati (François), 1979, «La transparence de l’énonciation », pour introduire à la pragmatique, 2ditions du Seuil, collection dirigée par P. Ricoeur et F. Wahl.215p 284 Peirce (Charles S.) 1931-1935, 1958, Collected papers, traduits, rassemblés par Deledalle dans « Ecrits sur le signe », 1978, Seuil, Paris, p252. Récanati (François), 1979, «la transparence et l’énonciation », pour introduire à la pragmatique, Editions du Seuil, collection dirigée par P. Ricoeur et F. Wahl.p17. Nous prolongeons cette réflexion dans le chapitre relatif à la pragmatique p ? 285 Récanati, 1979, «La transparence de l’énonciation »
192
Yves Barel parle de «dialectique de l’actualisation et de la potentialisation ». La
relation entre le tout et la partie perçue comme paradoxale établit un lien, une
continuité, entre le système et l’élément. Ce lien n’empêche pas de distinguer la partie
comme autre chose qu’un tout en réduction. Citant Cornélius Castoriadis, Yves Barel
ajoute : « La partie ici est déjà une totalité, c’est-à-dire qu’on ne peut composer une
société qu’avec des individus déjà sociaux. La socialisation des individus est un
processus très réel, mais c’est un processus qui ne peut pas s’effectuer à partir de
«rien », c’est-à-dire à partir d’un être biologique qui ne serait pas déjà d’une certaine
manière, un être social »286
Agir au sein des hommes, c’est aussi bien être agent que patient car toute action
devient réaction, car les êtres sont agissants eux aussi. Tout processus nouveau devient
source d’un processus nouveau à son tour. C’est l’idée qu’en un système complexe,
comme un groupe de personnes, si un élément du système est modifié le système entier
est modifié. L’action est pensée comme un processus de transformation. Celle d’un des
membres du groupe est aussi source de transformation de l’organisation du groupe dans
son ensemble.
L’imprévisibilité des relations humaines est aussi présente dans le concept d’action.
« L’acte le plus modeste dans les circonstances les plus bornées porte en germe la
même infinitude, parce qu’un seul fait, parfois un seul mot, suffit à changer toutes les
combinaisons de circonstances. » 287
On voit qu’à l’origine de l’idée d’action, et même si aujourd’hui le rôle de gouverner
n’est plus donné qu’à un seul et celui d’exécuter aux autres, l’agent n’existe que dans la
réciprocité de l’acte : « l’interdépendance originelle de l’action, le novateur, le guide
dépend de la collaboration des autres, ses compagnons dépendant de lui pour avoir
l’occasion d’agir eux-mêmes… » L’action est toujours éco-action. L’action est
caractérisée par le fait qu’elle établit toujours un rapport quel que soit son contenu.
Mettre en rapport est un processus, qui par essence, a tendance à forcer les limites, à
les repousser. Ce processus peut même être pensé en «couplage structurel »288.
L’infinitude que pose l’action se joue des et avec les frontières interne/externe. L’action
286 « Le paradoxe et le système », essai sur le fantastique social, 1989, Presses Universitaires de Grenoble, p191. 287 Hannah Arendt, «La contemplation du monde »p 249. 288 Varela (Francisco J.), 1989, «Autonomie et connaissance, essai sur le vivant», Paris, Seuil, 241p.
193
ne produit pas d’objet, elle établit des rapports, sa puissance tient en ce qu’elle repousse
les limites puisqu’elle construit, sur le rapport qu’elle établit, une limite sans qu’il soit
possible de prédire les conséquences de cette construction interne/externe. L’action,
processus fugace et imprévisible, a une dynamique irréversible.289 L’action et la parole
révèlent le «moi » de la personne, mais rien de cette révélation n’est calculable ou
volontaire. Lorsqu’elle révèle l’intimité des personnes, elle ne dit rien non plus
directement. Cette partie de soi ou du «nous » n’est visible qu’aux autres et on ne peut
en parler si l’on y est impliqué. Elle se révèle en parlant ou en agissant à un observateur
attentif. Cette part de l’être n’est visible que si l’on regarde l’histoire de la vie de la
personne ou du groupe. L’intangible ne peut être saisi dans l’instant, il ne peut l’être
qu’à la fin de la vie c’est-à-dire à la mort de l’individu ou du groupe. Lorsqu’il n’y a
plus d’action. On ne saisit pas la nature humaine individuelle ou collective, on ne saisit
que la trace de vie d’un individu singulier et unique, d’un groupe de personnes unique et
particulier. La possibilité de dire quelque chose de cet invisible est donnée à
l’observateur qui ne peut que conjecturer sa présence en s’appuyant sur l’interprétation
d’infimes indices.
D/ L’action, l’extraordinaire au quotidien
L’immortalité est atteinte dans l’action : « …la vie commune des hommes sous la
forme de la polis paraissait assurer que les activités humaines les plus futiles, l’action
et la parole, ainsi que les produits humains les moins tangibles et les plus éphémères,
les actes et les histoires qui en sortent, deviendraient impérissables. 290»
L’idée de l’action, définie par Hannah Arendt, selon laquelle le citoyen doit agir de
façon extraordinaire pour se distinguer des autres dans la « polis », est proche de celle
de Maffesoli291, qui inversement, fait de l’ordinaire, du quotidien, un phénomène
extraordinaire. Chez Maffesoli, comme chez Arendt, la logique de l’activité sociale est
(p64) révélatrice d’un mystère. Les études sociologiques ne peuvent appréhender cette
activité cachée, secrète, qui fait lien entre les personnes d’une communauté.
Aujourd’hui, les valeurs recherchées ne sont plus liées à la vie privée, bornées à la
famille. Maffesoli redonne, dans les espaces communautaires, une dimension sociale et
collective au quotidien. Concept englobant à la fois cause et effet, le quotidien est vécu
289 Morin (Edgar), 1999, «La tête bien faite », Seuil, Paris, 153p 290 Arendt (Hannah), 1994, 1998, «Condition de l’homme moderne », Calman-Lévy, p256. 291 Maffesoli (Michel), 1993, «La contemplation du monde figure de style communautaire », Grasset, Paris, 235p.
194
comme une totalité. La «connaissance ordinaire », le quotidien vécu ensemble,
ressemble fort à l’idée d’action de la « polis » des Grecs. Celle qui s’oppose à la
position philosophique. Cette dernière néglige «la praxis » (action) au profit de la
« poiésis » (fabrication). Sortir de sa vie privée pour agir dans la cité, c’est participer de
façon extraordinaire à la vie ordinaire et quotidienne de la « polis ». L’acte de
citoyenneté est premier (au sens de prendre l’initiative) et fait émerger la cité, c’est-à-
dire que l’acte est ce qui sort l’homme de son animalité, ce qui l’entraîne à être parmi
les êtres humains. Autrement dit, l’acte est ce qui fait émerger l’unicité de l’être
humain par la pluralité des hommes. Agir, c’est faire de l’exploit un acte quotidien qui
donne sa place au citoyen dans la cité, à l’homme social dans la société d’aujourd’hui.
C’est-àdire ce qui fait en l’homme sa spécificité d’être humain.
L’action, un «style communautaire selon Maffesoli, c’est «ce par quoi une époque se définit. »292 Le style n’est pas pris au sens étroit. Il s’agit d’un cadre général dans lequel la vie sociale est exprimée à un moment donné. Le rapprochement du concept d’action et du «style esthétique » pensé par
Maffesoli peut paraître incongru. Cependant nous le tenterons par deux voies. La première voie de
rapprochement est celle du «mystère » ou plutôt de sa révélation à quelques-uns dans des moments
sociaux. L’objet et l’image sont vécus comme vecteurs de communion entre les hommes. L’expérience est médiatisée par l’objet. Ces moments de société deviennent des signes sociaux ; la seconde voie est
celle du quotidien.
E/ Révélation du mystère
« Le mystère est bien ce que l’on partage à quelques-uns, et par conséquent sert de
ciment, conforte le sentiment d’appartenance, favorise donc un nouveau rapport à
l’environnement social et à l’environnement naturel. »293 La communauté d’êtres
humains partage quelque chose d’intangible, de vécu au quotidien, comme une émotion,
une vibration commune. Le mystère révélé, par une sorte d’empathie, montre l’être dans
ce qu’il a de plus intime avec autrui, son humanité peut-être. Comme pour Hannah
Arendt, cet «inter-est » à agir ensemble dans la vie quotidienne n’importe pas vis à vis
du contenu, mais importe par le fait même d’agir ensemble. Ce que Maffesoli nomme
«l’imaginaire collectif » n’est pas de l’ordre de la pensée, mais est toujours largement
vécu. C’est une expérience physique, vécue à plusieurs. Il s’agit d’une expérience de
partage de la parole, d’une collaboration, d’une coopération ou de toutes sortes de
tâches effectuées ensemble. L’imaginaire est envisagé dans une position tiers et
constructive entre le non-rationnel et le non-logique. Inévitablement vécu dans les
réalités sociales, cet imaginaire est peut-être le début d’une nouvelle logique et reste à
292 Ibid., p 21. 293 Ibid., p20
195
travailler par la pensée. Sans doute s’agit-il d’un travail d’initiation assez éloigné d’une
pensée rationalisante.
Comment lire ces nouveaux signes sociaux ? Maffesolil rejoint l’idée d’un social non
rationnel mais qui désigne une manière «d’être ensemble ». Une sorte de subjectivité de
masse, pas nécessairement consciente d’elle-même, mais vécue dans « l’ici et
maintenant » de la relation. Dans cette action, se vivent des significations plurielles sans
recherche d’un sens universel. C’est ce que Maffesoli nommerait le quotidien
extraordinaire. L’exploit, décrit par les Grecs, consistait à sortir du privé pour aller sur
la scène politique parmi les hommes. Cet exploit qui consiste à prendre la parole, à se
distinguer pour appartenir à l’humanité, est aujourd’hui, remplacé par une société
génératrice d’uniformisation, de règles, où le travail et l’œuvre sont valorisés aux
dépends de l’action.
C’est du moins le constat rapide que l’on peut porter sur les sociétés actuelles. Peut-
être faudrait-il poser un autre regard pour appréhender une cohérence «en pointillé ».
(Maffesoli p32). Percevoir le monde sans passer par une représentation du monde :
« pour le dire autrement, le style, c’est avant tout le fait de n’exister que dans et par le
regard ou la parole de l’autre. » (p46) Agir serait alors la clé d’accès à l’essence de
l’être. Rendre visible l’invisible. La mythologie montre et met en image cette vérité de
l’être. Il s’agit d’interaction entre la forme et le fond, l’homme est homme lorsqu’il
s’enracine dans un substrat naturel et social, dans un «bien collectif ». Le mythe rend
visible l’invisible. Comme Gilbert Durand, Maffesoli conçoit un processus qui fait
percevoir, mais ne représente pas au sens où pourrait le faire une représentation.
L’analogie, le principe du «comme », suffit à saisir le sens profond de ce qui est révélé.
Il ne s’agit pas de mythe fondateur ni d’idéal à atteindre. Il s’agit de quotidien à vivre
au jour le jour.
Ce quotidien contamine l’ensemble des sociétés et si cette «contamination » n’a pas
de caractère uniforme (au contraire on y voit un processus sans cesse «remodelé » dans
les formes), le mouvement est irrémédiable et débouchera sur une nouvelle lecture des
petits événements comme des signes d’un processus de métamorphose globale du
social. Là où Arendt lit avec d’autres, une rupture, Maffesoli voit déjà des continuités,
des formes transitoires, encore à peine perceptibles et qui forment ce qu’il nomme des
«instituants sociologiques ». Ces modifications, même minimes apparemment,
modifient à leur tour imperceptiblement la sensibilité plus globale de la société. Ces
196
micro-fluctuations entraînent nécessairement des changements imprévisibles. Ces petits
actes sociaux hétérogènes sont de nouvelles «formes formantes ». Une nouvelle forme
de configuration de la société émerge. Elle agit à la fois sur une échelle micro-sociale
et macro-sociale, de manières multiples et contradictoires. Les actions sont vécues
ensemble dans les groupes et non conceptualisées. (Zone III du tableau1)
Le «style » renvoie au concret dans ce qu’il a de vécu, d’expérimenté en commun.
Le rapport à l’altérité est modifié. L’autre n’est pas idéalisé, il est celui avec lequel «je »
fait quelque chose. Le groupe social peut être observé sous l’angle esthétique, c’est-à-
dire comme un ajustement qui se fait soit par la violence, soit par la tolérance, soit par
l’indifférence, peu importe la forme émergente. Les «nous » éprouvent ensemble, «je »
éprouve avec l’autre. On crée une forme de «sympathie universelle » par la parole qui
circule, par une co-présence de proximité. Au quotidien, par l’image et l’analogie, on
peut rompre l’univocité de l’interprétation en redonnant sa place à l’expérience
individuelle vécue comme un «être ensemble ».
IV Action et processus cognitifs
Du point de vue des processus cognitifs et de la relation Sujet/ Objet/ Autrui, nous
constatons que le positionnement des trois instances diffère.
A/ Les positionnements dans la relation du sujet et de l’objet
Relation directe entre «l’objet et le sujet »
Avec Piaget, le sujet confronté à l’objet de connaissance peut développer sa pensée
en s’appuyant sur l’expérience empirique de l’objet, puis grâce au principe
d’autorégulation et d’équilibration majorante, il développe sa pensée formelle.
L’attention est centrée sur le sujet. Le rôle d’autrui n’est pas développé ; même dans les
études sociologiques, «autrui » est une forme particulière d’objet, mais n’intervient que
très peu dans le développement de la pensée du sujet. La relation Sujet / Objet peut être
représentée comme cela : SUJET / OBJET
« Autrui » médiateur de la relation «Sujet / Objet »
Avec Vygotski, on part du sujet qui construit sa pensée de deux façons, soit
directement par la confrontation avec l’objet, soit en passant par la médiation d’autrui.
La relation à autrui n’est qu’un moyen (un média) pour accéder à l’objet. Vygotski ne
décrit pas en particulier la relation à autrui, son attention est portée sur la connaissance
197
de l’objet via autrui. Entre les deux instances Sujet / Objet, vient se placer Autrui qui est
médiateur de la relation. On obtient donc une relation de ce type :
SUJET / AUTRUI / OBJET
« L’Objet » médiateur de la relation du «Sujet » à «Autrui »
Maffesoli en tant que sociologue se préoccupe des relations des sujets, et il
développe l’idée que la finalité de la communication est d’être ensemble, de mettre
l’accent sur le «nous », il redonne de l’importance à l’interlocution. Le contenu de la
communication importe peu. Le but de la communication n’est peut-être que de toucher
l’autre, de créer et garder un contact avec l’autre. L’interlocution ne vaut qu’en elle-
même, ce qui compte étant de pouvoir exprimer : « nous disons ». Le discours se
construit en action, dans la discussion. La parole est une action de rapprochement avec
l’autre.
L’objet (le quotidien) est central, c’est lui qui réunit les hommes. L’objet est
médiateur de la relation du sujet à autrui, on obtient alors un autre type de relation qui
serait :
SUJET / OBJET / AUTRUI
Se dessinent là trois points de vue relatifs aux relations entre Sujet/ objet. Le point de
vue piagétien place en confrontation directe le sujet et l’objet. Même si Piaget parle
d’un processus de construction de l’intelligence du sujet qui part de la périphérie vers
les centres du sujet et de l’objet, il ne dit rien de cette périphérie. Il n’y a pas
d’intermédiaire entre le sujet et son environnement. L’objet est pris au sens très général
et englobe toutes sortes d’objets.
Le point de vue Vygotskien accorde à Piaget ce face à face avec l’objet, dans une
expérience immédiate, mais il ajoute à cette simple action, la médiation d’autrui. Il
place en effet entre l’objet et le sujet une interface qui est autrui et qui permet au sujet
l’accès à la pensée logique et aux concepts scientifiques en plus des concepts spontanés
donnés par l’expérience immédiate.294
294
Dans sa confrontation au monde, l’enfant réunit les objets selon des lois de liaisons qu’il découvre dans les objets eux-mêmes. Sortant de la pensée « égocentrée », il construit l’amorce d’une pensée objective, en centrant son attention non sur ses perceptions liées à l’expérience, mais sur les liaisons entre les choses concrètes. Malgré sa profonde admiration pour Piaget, Vygotski s’oppose fondamentalement à lui, à propos de l’absence de la réalité et du « rapport de l’enfant avec cette réalité, c’est-à-dire l’absence de
198
Le point de vue de Maffesoli sur l’action des communautés est intéressant à placer en
comparaison de ces deux premiers. Rappelons que nous cherchons à comprendre la
genèse d’une organisation groupale. Notre hypothèse est qu’on peut y décrire des
processus psycho-cognitifs. Par conséquent il n’est pas inutile de rapprocher les
perspectives sociales de Maffesoli de celles, psycho-cognitives, de Piaget et Vygotski.
C’est-à-dire qu’on passe d’un point de vue piagétien sur la relation : « Sujet /
Objet », à celui de Vygotski «Sujet / Autrui / Objet » pour arriver à la perspective de
Maffesoli ou l’objet, décrit comme l’acte quotidien, apparaît au centre de la relation :
Sujet / Objet / Autrui. « L’Action » met en jeu au minimum trois instances généralement
définies comme : le sujet, l’objet, l’autre.
B/Les dynamiques inversées dans l’action
Par le tableau exposant la relation de «je » avec «l’autre », «agir » est traversé par
deux logiques, individuelle et collective. Deux dynamiques se dessinent :
Logique individuelle :
l’activité pratique de l’enfant. »294 C’est en cette critique adressée à Piaget que Vygotski intéresse ici notre point de vue sur l’action.
Pour Piaget, la connaissance et les catégories qui forment l’esprit logique n’apparaissent pas dans un processus de maîtrise de la réalité, mais seulement dans l’adaptation des pensées les unes aux autres. Vygotski soulève la contradiction piagétienne. Il montre comment « Piaget lui même a éloquemment montré dans son livre que la logique de l’action précède la logique de la pensée. Cependant il considère, malgré tout, la pensée comme une activité totalement détachée de la réalité. » (p 129) Il ne s’étonne pas que pour Piaget, la pensée verbale abstraite soit inaccessible à l’enfant. Mais il ne se satisfait pas de son explication : «quand les enfants jouent ou quand ils manipulent en commun un matériel quelconque, ils se comprennent, parce que leur langage a beau être elliptique, il s’accompagne de gestes, de toute une mimique qui est un commencement d’action et sert d’exemple à l’interlocuteur. Mais on peut se demander si la pensée verbale et le langage lui-même sont compris entre enfants, si, autrement dit, les enfants se comprennent lorsqu’ils parlent sans agir. Il y a là un problème capital, puisque c’est sur ce plan verbal que l’enfant fait son principal effort d’adaptation à la pensée adulte et tout son apprentissage de la pensée logique. »294
En effet pour Vygotski, comment envisager la pensée de l’enfant comme vide ou peuplée de chimères, alors qu’il la trouve si riche et pleine de la vie réelle ? Il conçoit le développement de la pensée logique dans la confrontation et la maîtrise de la réalité par l’enfant. Il va plus loin encore que Piaget dans l’importance donnée à l’action dans la construction de la pensée et du langage. Néanmoins, l’action a ses limites dans le développement cognitif du sujet.
Vygotski294 limite les contours des processus cognitifs liés aux actions. Il apporte deux corrections importantes à la thèse piagétienne : a) il limite le processus syncrétique de la pensée de l’enfant à son expérience concrète et immédiate ; b) il porte une seconde limite à l’observation et aux conclusions trop générales que l’on peut en tirer, en mettant l’accent sur le contexte social qu’il faut prendre en compte dans le développement cognitif.
199
Concernant l’individu, des opérations logiques associatives produisent des concepts
empiriques. La dynamique est celle de la centration et du développement de la
subjectivité.
Concernant l’instance du « autre », des opérations de distinction produisent des
concepts abstraits. La dynamique inverse est celle d’objectivation.
Logique collective :
- Concernant le groupe, des opérations logiques d’inclusion de soi dans l’acte
collectif permettent une structuration interne du groupe et par conséquent une
sociocentration, par identification des ego entre eux.
- Concernant l’instance du « autre », des opérations logiques d’exclusion du sujet
«je » sont mises en œuvre selon le processus d’altérité, c’est-à-dire celui par lequel
« je » reconnaît autrui comme différent de soi. « Nous » se distingue du « eux ». Cet
acte collectif entraîne une forte structuration du groupe qui se distingue alors de ce qui
n’est pas le groupe. La dynamique est celle d’une décentration du groupe de lui-même.
Le groupe devient ainsi un objet collectif unique. Le tableau peut être lu selon qu’il
s’agira du domaine de l’action ou de celui de la parole. C’est-à-dire celle de l’objet ou
du prédicat. La communication de ce qui se vit est, elle aussi, traversée par deux
dynamiques inversées.
Celle de l’objet :
- Concernant l’expérience concrète du sujet face à l’objet de connaissance, rien ne peut
être partagé directement. Chaque individu possède un savoir intime ineffable issu de
l’intériorisation de sa propre expérience.
- Concernant l’expérience vécue dans l’intimité des sujets, sorte de «vibration » entre
les êtres, rien ne peut en être dit, cela ne peut qu’être vécu. Il s’agit alors d’une
dynamique d’intériorisation du vécu. Le «je » s’inclut dans la relation.
2) Celle des prédicats :
- Concernant l’expérience médiatisée par autrui avec l’objet de connaissance, la
communication est possible. La dynamique est ici celle d’une extériorisation de
l’expérience pour qu’elle soit partagée.
200
- Concernant l’expérience partagée avec les autres, «je » s’exclut de l’ensemble des
formes du groupe, la dynamique est alors celle d’une extériorisation du sujet «je» ou
« nous » par rapport au groupe.
«L’action » que nous analysons dans le tableau suivant est donc conçue comme sous-
tendue par une double dynamique d’intériorisation / extériorisation et de centration /
décentration. Il s’agit d’une dynamique du même ordre que celle décrite par Georges
Lerbet295 dans la logique personnelle. Nous renvoyons les quatre opérations
(Intériorisation , décentration, extériorisation et centration) au système plus global
d’une logique de construction du «système groupe ». Piaget parlait de groupement
opératoire dont les quatre opérations étaient : Identité, Négation, Réciprocité et
correlativité. 296
Même si nous savons aujourd’hui sortir de cette structure close que représente le
groupement logique opératoire, il est utile de revenir un moment sur ce modèle de
l’action. Même si celui de l’interaction puis celui de l’actualisation nous semble plus
riches dans une prise en compte plus complexe du système, il nous semblent que pour
saisir le passage de l’autorégulation à l’auto-organisation, il est préférable de saisir le
passage d’un modèle où la structure est fermée, pour opérer une réflexivité et lui
permettre de s’ouvrir par un recadrage. Comprendre notre tableau sous l’angle du
groupement logique est donc possible et se présente ainsi :
295 Georges Lerbet, « L’école du dedans » p 90-92.. 296 Référence au chapitre II, p 75.
201
Tableau 2 de la relation « je » / « autre » Les transformations
Relation
«je » / «autre » «je » «autre »
Niveau logique individuel
ZONE I
Opération identique
Identification d’un trait commun ou ressemblant entre les objets. La transformation est donc celle de l’identité. (Ego-centrisme)
(processus intra-objectal297d’Intra-action, l’ego se renforce)
ZONE II
Opération négative :
Séparer signifie l’inversion de la première opération d’association des identiques. La négation devient possible, parce que le concept est abstrait. La communication est possible également.
(Processus «inter-objectal » d’Inter-action, l’autre est différent de moi, il s’oppose au « je »)
Niveau Logique collectif
ZONE III
Opération réciproque
L’expérience de réciprocité est vécue : c’est la recherche du «je » chez l’autre qui ressemble à soi et forme le « nous ». émergence d’une intersubjectivité. L’opération rejoint la transformation identique, mais passe par d’autres voies. L’opération réciproque, associe les mêmes « je » dans l’instance collective, ainsi le « nous » est présent, mais caché.
(processus de co-action, rapprochement inconscient des individus, régulation)
ZONE IV
Opération corrélative
L’opération inverse de la réciproque est de considérer le « nous » comme objet de la relation. Il s’en exclut. Le collectif impose son identité face à ce qu’il n’est pas. Il marque sa frontière, sa limite, externe. Opération de négation de l’action par dévoilement de ce qui était caché.
La méta-communication est possible.
(Processus réversible de coopérations entre les membres du groupe, groupement)
297 Processus défini par Piaget et Garcia comme « intra, extra et trans objectal » Piaget(Jean), Garcia(Rolando), « Psychogénèse et histoire des sciences », Flammarion, Paris, Nouvelle bibliothèque scientifique, p 41, nous y référons p 379, chapitre XII, dans la partie exploitation du corpus.
Construction par : Subjectivation
Objectivation
Altérité
Réciprocité
202
Si l’on regarde de plus près les opérations selon qu’elle se situent dans l’une ou
l’autre de ces zones définies dans le tableau 1 de la relation « je » / « autre », il est aisé
d’apercevoir les transformations inversées qui figurent dans le tableau 2. La première
remarque porte sur les opérations de transformation : réciproque et de corrélative. Elles
ne sont possibles que par l’action d’une socialisation. Or, ce système de groupement
logique décrit chez Piaget ne concerne a priori que le développement du sujet. Piaget
écrit lui-même que la socialisation est indispensable au fonctionnement de ces quatre
opérations. Alors pourquoi séparer les niveaux individuel et collectif, puisque, dans le
groupement logique I.N.R.C. , ils sont indissociables ?
IV. Coexistence des deux dynamiques de l’action et de la parole
S’agissant du champ de l’action : L’opération de centration est présente dans les
deux niveaux de logique (individuel ou collectif). Les deux opérations de
transformations identique et réciproque ; sont positives, par conséquent, on les retrouve
dans l’action qui ne peut être que positive dès lors qu’il s’agit d’agir.
S’agissant du champ de la parole : Les opérations s’inversent ; la décentration
appartient également aux deux niveaux logiques. Les deux opérations sont des
opérations négatives, on peut les placer dans le domaine de la parole, car c’est le seul
domaine où l’esprit peut « défaire », c’est-à-dire ne pas « faire ». Ce qui n’est pas la
même chose que faire l’inverse, qui reste du domaine du « faire », donc du domaine
positif.
Ainsi deux logiques co-habitent dans l’action. Celles de la naissance et celle de la co-
naissance. L’individu et le groupe s’y construisent. Tandis que deux logiques co-
habitent dans l’action de parole. L’altérité et l’objet de connaissance s’y construisent.
Nous avons écrit dans le chapitre concernant l’action, à propos de la naissance de
l’individu au sein du groupe, qu’il pourrait s’agir d’une naissance au monde social,
d’une co-naissance de plusieurs personnes dans une réalité du monde. Nous pouvons
aussi parler de reconnaissance, lorsque le symbole fonctionne. Car le symbole est aussi
signe de reconnaissance entre les membres d’une communauté. On voit ainsi comment
203
le symbole fait fonctionner cette dialogique « naissance / connaissance », dans le signe
de reconnaissance qui la transcende.
A/ Action et parole, deux niveaux d’apprentissage
C’est à l’aide de la langue que la société peut se lire. Dans le rapport de l’action et de
la parole, il semble que nous puissions retrouver ce rapport particulier qu’entretient la
langue avec la société. Par le passage de l’action à la parole, traduite ici par la relation
d’un « je » à un « autre », un niveau logique d’abstraction est franchi. (Représentation
des flèches sur le tableau 2). Le processus d’objectivation est le « méta-niveau » du
processus de subjectivation. Tandis que le processus d’altérité est le « méta-niveau » du
processus de réciprocité. Ces deux processus s’apparentent à des montées en
abstraction. Ils procèdent par décentration. C’est-à-dire qu’est sous-entendue une mise
en rapport, une mise à distance, de deux instances. La parole peut lire l’action et se lire
elle-même, l’action se vit uniquement.
B/ Action et niveaux logiques hiérarchisés
Le passage de « je » à « l’autre » peut donc être décrit comme une montée à un méta-
niveau logique. On peut imaginer que ce lien entre deux niveaux logiques crée une
dépendance de l’une (la parole qui serait seconde) à l’autre (l’action qui serait
première). C’est précisément cette détermination de la parole par l’action que nous
décrit Peirce dans la trichotomie du signe ( cf p 239 au chapitre VII).
Cependant à regarder de plus près cette dynamique du passage de «je » à « l’autre »,
ne voyons-nous pas apparaître ce que Jean-Pierre Dupuy décrit comme un entre-deux ?
D’une part un espace intermédiaire entre un fait qui échappe à toute maîtrise consciente,
une espèce de « pouvoir de coercition » dont le principe est la fusion des parties dans le
tout et, d’autre part, un objet de conscience commun, sorte de contrat reposant sur la
raison. Nous pourrions dire que l’action repose sur une modalité fusionnelle tandis que
la parole repose sur celle de détachement. Il s’agit d’un principe unique et paradoxal qui
est celui de ce que nous nommons « Action », avec un grand « A ». Car, comme
Hannah Arendt lorsqu’elle décrit la condition de l’homme moderne par la notion
d’Action, nous pensons ensemble l’acte et la parole.
Le lieu d’émergence sociale parvient à naître de deux types d’opérations cognitives
qui, ici (zone II IV du tableau 1), reposent sur un contenu conscient de la diversité des
sujets, opération logique de distinction des propriétés des objets et d’exclusion
204
(détachement) du sujet dans la structuration du groupe social ; là (zone I, III du tableau
1) sur un acte non su de fusion dans un collectif tout puissant, opérations associatives
des propriétés des objets et inclusion du sujet dans l’intimité collective du groupe social.
Jean-Pierre Dupuy298 écrit après Marcel Gauchet que « …le lien social est à
rechercher dans un intermédiaire entre ce détachement et cette communion (…)Ce lieu
est paradoxalement celui de la division sociale, de la lutte des hommes contre eux-
mêmes. La société s’engendre comme société « au travers de l’irréductible opposition
de ses membres »299 »300. Le caractère conflictuel de la relation sociale est à prendre en
compte dans les relations humaines du fait qu’il est irréductible à la condition d’êtres
humains. Dupuy fait une lecture du lien social comme un « double bind ». Il renvoie son
étude du lien social au désir et à la haine. Il montre que l’aspect énergétique des affects
(vénération et haine) alimente ce lien social. Notre approche du lien social est cognitive,
mais nous devinons déjà le rapport étroit qui se dessine entre ces deux aspects,
énergétique et cognitif.
Nommer ce processus de passage d’un niveau individuel à un niveau collectif par
le terme de « passage » est bien maladroit. Mais au delà de cette maladresse, une idée
philosophique sous-tend notre point de vue et il faut tout le talent de Jean Paul Sartre
pour la décrire. Les processus qui permettent de passer de la zone II à la zone IV sont
proches de ce qu’il décrit lorsqu’il parle « d’être dans le groupe ». Il s’y joue au passé
ce qu’il appelle « la co-naissance au groupe par réciprocité d’inerties assermentées » et
qui rejoint parfaitement, dans le tableau 1, la zone III ; puis dans le futur, la
« réaffirmation de cette naissance commune (…) et la nie en la vivant comme
l’impossibilité contradictoire et simultanée pour l’individu d’être tout à fait à l’intérieur
du groupe ni tout à fait à l’extérieur ». 301Ce dernier état correspond à la zone IV du
tableau 1 de la relation « je » / « autre ». Sartre conclut : « …c’est ma liberté comme
Autre qui a juré en moi : mais toute action comme opération concrète (…)rétablit la
priorité de la dialectique constituante sur la dialectique constituée. »302
298 Dupuy (Jean Pierre), Dumouchel ( Paul), 1979, « L’enfer des choses. René Girard et la logique de l’économie », Editions du Seuil, Pris, 265p 299 Gauchet (Marcel), 1976 «L’expérience totalitaire et la pensée de la politique », collection Esprit de juillet-août. 300 Dupuy (Jean Pierre), Dumouchel ( Paul), 1979, « L’enfer des choses. René Girard et la logique de l’économie », Editions du Seuil, Pris, p85. 301 Sartre (Jean Paul) 1960, « Critique de la raison dialectique », Paris, Gallimard livre II p 573 302 Ibid p 573
205
Dans le tableau 2 de la relation « je » / « autre », nous pouvons placer ces deux
formes (organisante et organisée) du groupe. Elles correspondent à la dialectique
constituant/constitué décrite par Sartre ou Lourau303. Dans la zone III, celle de l’action
du sujet « je », de l’agent dans le groupe, nous plaçons la dynamique organisante. Dans
la zone IV, celle qui représente le moment de la prise en compte de cette forme
émergente dans son contexte extérieur, nous plaçons la forme organisée ou constituée
du groupe social.
Repérage des hiérarchies enchevêtrées.
Nous schématisons la dynamique de l’ « Action » comme suit : I représente l’espace
où la logique de l’objet est privilégiée. II représente celui où la logique du prédicat est
première. Ces deux « espaces » logiques sont tour à tour observés. Les quatre zones
décrites sont définies dans une logique des objets : action et prédicat, au niveau
individuel et collectif. Le niveau logique des sujets pourrait être atteint lors du
fonctionnement symbolique du signe.
« Action »
Pour comprendre cette dynamique, il nous faut nous rapporter aux deux tableaux
dans lesquels nous décrivons chacune des instances définies ici : à savoir que les deux
hiérarchies H1 et H2 enchevêtrées sur le schéma sont représentées par les deux colonnes
303 Lourau (René), 1970, « L’analyse institutionnelle », éditions de minuit, collection arguments, édit. 1991 avec postface de 1976, 296 p.
I 1.objet 2.prédicat
« JE » H1
II 1 prédicat 2 objet « AUTRE » H2
II
1 prédicat 2 objet
I
1 objet 2 prédicat
206
« je » et « autre ». Les deux logiques qui fonctionnent dans l’une et l’autre de ces
colonnes sont décrites en fonction de diverses aspects :
- des opérations logiques ( identique, négation, réciproque, corrélative) qui les sous-
tendent.
- de la nature de l’expérience (directe concrète, médiatisée par autrui, directe
réciproque, médiatisée par l’objet) qui y est vécue.
- du processus global (subjectivation, altérité, réciprocité, objectivation) et de son
domaine d’action ou de parole.
Lorsque l’on considère le niveau de la parole comme un méta-niveau, relativement à
celui de l’action, la première hiérarchie est en place. Nous pouvons aussi considérer que
l’action est première vis à vis de la parole et nous schématisons l’inversion de cette
première hiérarchie à l’intérieur d’elles-mêmes. Les processus s’inversent et l’on obtient
la seconde hiérarchie qui vient contredire la première et la compléter . On voit que
« l’Action » est conçue comme « Interaction ».
C/ Au delà des deux mondes
Dans cette présentation sous forme de tableaux croisés, nous avons positionné les
deux axes de la logique des objets. Il n’est question ici que de présenter les deux axes de
la pensée individuelle et collective. Les deux mondes de l’expérience de Peirce y sont
figurés mais non le troisième. Car avec l’entrée dans le monde trois de la logique
peircienne, nous entrons également dans une dimension autre que ces deux axes
présentés ici. De « l’action », nous sommes passée à l’ « interaction », mais maintenant,
il faut concevoir un autre concept, celui de « potentialisation / actualisation ». Le monde
trois est celui de la fonction du symbole qui fait fonctionner ensemble les deux niveaux
logiques individuel et collectif d’une part, et les deux niveaux d’action et de parole
d’autre part. Nous quittons la logique des objets pour entrer dans celle que Jean Blaise
Grize nomme la logique des sujets. C’est la place de l’objet final et du sujet final décrits
par Peirce. On a toujours une relation avec l’énonciateur et l’énoncé. Nous avons donc
d’un côté, un état de chose, un contenu de jugement et de l’autre la croyance d’une
personne. L’acte de langage est la transcendance de ces deux états précédemment
décrits dans les tableau 1 et 2 . Il est peut-être l’émergence d’une troisième instance que
nous avons schématisée comme le fonctionnement du symbole lors des chapitres
concernant le fonctionnement du signe.
207
Chez Varela, il s’agit du concept «d’énaction » qui rejette l’idée de RE-présentation
d’un monde déjà là. Avec ce nouveau concept d’énaction, Varela insiste sur la
construction de ce monde qui n’est pas prédéterminé mais que l’on fait émerger dans
l’acte même de langage entre acteurs sociaux. Ainsi, si l’on se réfère aux deux axes de
construction et de reconstruction de la pensée dans la sémiose, nous renvoyons la
fonction symbolique, placée au carrefour de ces deux axes, à ce processus «énactif ». Il
fait apparaître à chacun des membres du groupe une réalité qu’il partage avec l’autre ou
les autres ; et tout à la fois fait apparaître la forme du groupe. Sans cet acte de RE-
connaissance, il ne saurait y avoir de forme groupale. Cette double apparition d’une
réalité individuelle et collective est ce que nous nommons un «être-social »
Conclusion
Nous souhaitons donc sortir de cette pensée de « groupement logique » qui, si elle est
utile pour amorcer la compréhension des processus logiques, n’en est pas moins
enfermante par la fermeté de la structure qu’elle suppose. Comme toute pensée par trop
structuraliste, l’objet de recherche risque d’être considéré comme préhensible dans sa
totalité, ne laissant aucune place au hasard, à l’incomplétude. Or notre préoccupation
n’est pas de délimiter notre objet, au contraire c’est d’en laisser soupçonner la
complexité et l’immense variété. Le lien social, qui tient ensemble les personnes d’un
groupe restreint, envisagé sous la forme de processus logiques ou sous celle d’une
équilibration majorante, peut tout aussi bien être montré sous celle d’une émergence
instantanée, sans cesse renouvelée sous diverses formes, d’un état psycho-sociologique
global particulier à un moment T, du système groupe.
Les liens tissés dans la discussion, dans le « hic et nunc », donnent, dans
l’immédiateté de l’action, les limites externes du système. Les règles, établissant
l’organisation générale du groupe, sont vécues individuellement par chacun, et par là
même, renvoient à l’organisation globale du groupe. En exprimant sa forme et ses
limites de fonctionnement, elle en déclare l’existence, sans renvoyer à autre chose qu’à
cet ordre social établi dans les règles fixées par lui. Il nous faut penser ce lien, sans
fondement autre que son propre établissement.
Ici nous rencontrons le concept d’énaction de Francisco Varela qui exprime mieux
que nous ne pourrions le faire ce que nous traduisons par l’émergence d’un « être-
208
social ». Varela écrit ceci : « C’est notre réalisation sociale, par l’acte de langage, qui
prête vie à notre monde. Il y a des actions linguistiques que nous effectuons
constamment : des affirmations, des promesses, des requêtes, et des déclarations. En
fait, un tel réseau continu de gestes conversationnels, comportant leurs conditions de
satisfaction, constituent non pas un outil de communication, mais la véritable trame sur
laquelle se dessine notre identité. »304
Pour Francisco Varela, le passage du symbolique au concept d’émergence passe par
la suppression des formes de bases à partir desquelles apparaissent les symboles. Notre
position intermédiaire entre, d’une part la pensée piagétienne et ses processus de
construction du sens, et d’autre part notre conception de la fonction symbolique comme
transcendance d’un « être-social », nous place dans l’entre-deux des conceptions
d’émergence et d’énaction.
Nous venons de décrire l’hypothèse d’un travail d’élaboration de la relation du sujet
avec le monde par une déclinaison des processus doublement articulés dans leur
passage d’un niveau logique individuel et d’un niveau logique collectif et d’un niveau
d’action, au niveau de la parole. La relation entre « je » et « autre » est envisagée
comme une complexification possible des degrés logiques.
Du point de vue méthodologique, voici comment nous élaborons le repérage des
divers processus. Pour Lerbet Sérini, « - la co-action a pour marqueur linguistique
« nous ». Fédérant à la fois « je », « tu », « il » 305 . Dans notre recherche, le marqueur
« nous » est effectivement une caractéristique de la co-action, mais il ne fédère que
« je », « tu », « vous » et « moi ». Si nous reprenons le tableau de la relation « je » /
« autre », en y repérant les marqueurs logiques qui nous apparaissent dans la situation
de communication, nous obtenons ceci :
304 Varela , 1989, « Invitation aux sciences cognitives » p 115. 305 Lerbet Sérini, « la relation duale, p 117.
209
« je » /
« autre »
« je » « autre »
Monde des
choses et du
« Je-Cela »
Zone I
« Moi », « je », liés à un verbe
actif.
Zone II
« Ceci », « cela », « celui », « celle »,
associés à un verbe moyen.
Monde de la
relation et du
« Je-Tu »
Zone III
« Tu », « Nous », « Vous »,
liés à un verbe actif.
Zone IV
« Eux », « ils », « les autres »
associés à un verbe moyen
- Les processus de subjectivation, présents dans les zones I et III du tableau de
l’interaction « je / autre » - cf p 189 - sont marqués par la présence de pronoms qui
désignent « je » ou « tu » ou les deux avec « nous ». (Le processus de réciprocité est
également un processus de subjectivation puisqu’il s’agit d’une recherche du « je » de
l’identique, du semblable, dans la relation à autrui.. La construction d’un « je » ou d’un
« nous » est visible de notre position de modélisateur. Cependant, cette visibilité n’est
possible que de ce positionnement singulier qui est le nôtre. Lorsqu’un interlocuteur
utilise un indicateur, il n’en est pas particulièrement conscient , or l’intention est au
cœur de l’acte de langage, dans une diathèse active. Si nous pensons que cette action est
intelligente, c’est au sens piagétien. C’est-à-dire qu’elle n’implique pas une prise de
conscience de l’acte lui-même. Il pourrait s’agir de l’intelligence sensible et immédiate,
individuelle ou collective.
210
- Les processus d’objectivation qui caractérisent les processus présents dans les
Zones II et IV sont marqués par les indicateurs renvoyant à un objet externe au sujet, ou
renvoyant le sujet à l’extérieur de l’action, comme objet de l’action C’est-à-dire
désignant une chose : ceci, cela . Il ne peut s’agir que d’un individu distinct de soi-
même et de celui auquel « je » s’adresse : celle, celui . Il peut aussi être question d’une
entité collective distincte de la référence collective « nous ». Elle exclut de l’interaction
le « je » et le « tu ». Dans cette relation d’objectivation, nous retrouvons la fonction
indiciaire du signe qui porte toujours sur le renvoi à une seconde instance : eux, les
autres. L’objet dont il s’agit dans la zone II du tableau dans le processus d’objectivation
est de l’ordre de « l’objet dynamique » de Peirce. En effet, du point de vue
phénoménologique, c’est-à-dire de l’apparition d’un sens, il s’agit d’abord de proposer
un objet comme un index, comme un cela. Dans la zone IV, l’amorce d’une réflexivité
se fait. L’objet est médiateur de la relation. Le « qui » se révèle mais indirectement. Il
ne s’agit pas encore d’un acte de RE-Connaissance, mais de CO-naissance. C’est
pourquoi nous parlons d’altérité. « Je » construit l’autre, en le distinguant de lui-même.
Il le fait naître à côté de Soi. Il l’objectivise comme objet immédiat. L’autre est connu
comme un autre que Soi. L’instance collective « nous » qui désigne, en Zone III du
tableau de la relation « je / autre », « moi + vous » devient, en zone IV, « moi + eux » :
l’objet est alors perçu comme savoir de niveau deux. Ce processus d’altérité est à
rapprocher de l’objet dynamique chez Peirce. Il faut objectiver l’autre pour qu’il
devienne à son tour un autre sujet.
C’est seulement dans la fonction symbolique du signe, lorsque l’objet et le sujet se
rencontrent, que la généralisation de l’expérience individuelle et collective peut faire se
RE-Connaître les hommes entre eux. Nous venons donc de distinguer, de rompre et
d’analyser le lien social ;il nous faut maintenant faire tenir ensemble ces deux instances
d’une même dynamique.
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