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III. Comment des représentations appartenant au domaine scientifique
peuvent-elles soutenir le point de vue raciste, ségrégationniste, et pourquoi
les explications scientifiques, rationnelles ne parviennent pas à lutter
efficacement contre cette interprétation de la réalité humaine ?
“Grande est notre faute, si la misère de nos pauvres découle non pas des lois
naturelles, mais de nos institutions.” C. Darwin Voyage d’un naturaliste autour
du monde
Introduction.
Nous pouvons dire, sans grand risque d’erreur, que nous, les enfants de
l’Occident, sommes les héritiers, de fait, d’une culture et d’une histoire
ethnocentriques et même racistes sur de nombreux points. Cela dit, toutes les
cultures et civilisations partagent ce type d’héritage. Mais parce que nous
sommes des enfants de l’Occident, notre travail portera sur des données
essentiellement occidentales.
A toutes les époques, l’esclavage et le colonialisme, par exemple, sont
intrinsèquement liés à des représentations selon lesquelles l’autre n’est pas ou
pas vraiment humain ou est moins intelligent, moins ingénieux que
“moi/nous”, etc. On cherchera, et l’on trouvera, des critères de distinction
inégalitaire : morphologiques, intellectuels, techniques, religieux, etc. On
décrétera que le volume crânien est un indicateur d’intelligence. On dira que
l’écriture est un signe d’historicité. On affirmera que le développement
technologique est une marque de supériorité. On prétendra que sa religion est
la seule vraie, les autres n’étant que des idolâtries, de telle sorte qu’il faudra
convertir les infidèles, pour leur bien, assurément, et s’ils ne voient pas leur
bien, on les torturera, massacrera... encore pour leur bien, assurément.
Ces pratiques sont fréquentes dans l’histoire humaine mais on omet souvent
de préciser que les critères d’évaluation permettant de juger tels ou tels
groupes humains sont édictés par ceux-là mêmes qui attendent un résultat
flatteur, préétabli, conforme à leur désir.
Il ne s’agit pas, ce serait absurde, de présenter l’Occident comme coupable,
impur, etc. Premièrement parce que ces jugements n’apportent rien à la
réflexion, deuxièmement parce que tous les peuples, dans leur histoire, ont agi
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de manière condamnable, et troisièmement parce que des enfants de
l’Occident ont eux-mêmes pâti de ce type d’évaluations et de pratiques.
Il importe donc d’essayer de comprendre - et comme le dit Spinoza, ne pas se
lamenter, ne pas railler mais comprendre - pourquoi la représentation de
l’autre - étranger ou pas - est-elle si souvent associée à l’affirmation -
consciente ou non - de son infériorité prétendument naturelle et définitive,
légitimée par des arguments pseudo-scientifiques.
Et parce que nous sommes des enfants de l’Occident, notre responsabilité
nous conduit à réfléchir sur ces caractéristiques de notre civilisation.
Ainsi donc, comment des représentations appartenant au domaine scientifique
peuvent-elles soutenir le point de vue raciste, ségrégationniste, et pourquoi les
explications scientifiques, rationnelles ne parviennent pas à lutter
efficacement contre une telle lecture fallacieuse de la réalité humaine ?
Afin de traiter ces difficultés, nous procéderons, comme pour les deux thèmes
précédents (qui nous sont utiles pour ce dernier), par détours, en travaillant les
questions suivantes :
- Que peuvent nous enseigner certains exemples historiques de rapport,
conscients ou non, entre des représentations dites scientifiques et le point de
vue raciste, ségrégationniste ?
- Quels peuvent être les soubassements de ce point de vue fallacieux ?
- Pourquoi les explications scientifiques, rationnelles ne parviennent pas à
lutter efficacement contre cette représentation insoutenable ?
(*) Levi-Strauss Race et Histoire “ La notion d’humanité, englobant, sans
distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine,
est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle semble
avoir atteint son plus haut développement, il n’est nullement certain -
l’histoire récente le prouve - qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou des
régressions. Mais, pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des
dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente.
L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois
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même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites
primitives se désignent d’un nom qui signifie “les hommes” (ou parfois -
dirons-nous avec plus de discrétion - les “bons”, les “excellents”, les
“complets”) impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne
participent pas des vertus - ou même de la nature - humaines, mais sont tout
au plus composés de “mauvais”, de “méchants”, de “singes de terre” ou
“d’œufs de pou”. On va souvent priver l’étranger de ce dernier degré de réalité
en en faisant un “fantôme” ou une “apparition”. Ainsi se réalisent de curieuses
situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les
Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant
que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si
les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à
immerger des Blancs afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur
cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction.”
(**) Pétré-Grenouilleau Olivier Les traites négrières Essai d’histoire globale.
“La dévalorisation du Noir servit donc, objectivement, à légitimer son statut
d’esclave. Mais il fallait en outre justifier le moyen par lequel il pouvait devenir
esclave, c’est-à-dire la guerre pourvoyeuse en captifs. Pour cela, on fit appel à
plusieurs sources. Certains philosophes arabes s’en référèrent à Aristote. Ainsi,
au Xe siècle, al-Farabi indique, dans sa liste des guerres justes, celles dont
l’objectif est d’asservir ceux pour qui “le statut le meilleur et le plus
avantageux au monde est de servir et d’être esclave”. Mais on fit également
appel à des justifications de nature religieuse, et notamment à la fameuse
malédiction de Cham. Selon la Genèse (IX, 20-27) Noé travaillait une vigne. Un
jour il but le vin et s’enivra. L’un de ses fils, Cham, se serait alors moqué de lui,
à la différence des autres frères, Sem et Japhet. Lorsque Noé fut au courant, il
maudit Canaan, le plus jeune des fils de Cham, déclarant qu’il “sera pour ses
frères l’esclave des esclaves”. En Europe, au Moyen Age, nombreux furent les
commentateurs de cette histoire à y voir l’origine de l’esclavage.” (page 31 et
suivantes)
Darwin Voyage à bord du Beagle “Ceux qui considèrent le propriétaire de
l’esclave avec tendresse et l’esclave avec froideur, n’ont sans doute jamais
essayé de s’imaginer à la place de ce dernier ; quelle sombre perspective, sans
le moindre espoir de changement ! Représentez-vous la menace, toujours
suspendue au-dessus de votre tête, que votre femme et vos petits-enfants (...)
vous soient arrachés et vendus comme des bêtes au premier enchérisseur
venu ! Et ces actes sont commis et excusés par des hommes qui prétendent
aimer leur prochain comme eux-mêmes, qui croient en Dieu, et qui prient pour
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que Sa volonté soit faite sur la terre ! Cela fait bouillir le sang, mais aussi frémir
le cœur, de penser que nous autres, Anglais, avons été coupables à ce point,
comme le sont encore nos descendants américains, malgré toutes leurs
fanfaronnades sur la liberté.”
(***) Gould La Mal-Mesure de l’homme “En 1927, Olivier Wendell Homes Jr.
prononça la décision de la Cour suprême qui, dans l’affaire Buck/Bell
confirmait la loi de l’Etat de Virginie sur la stérilisation. Carrie Buck, jeune mère
d’un enfant prétendument débile, avait obtenu un âge mental de neuf ans sur
l’échelle métrique Standfort-Binet. La mère de Carrie Buck, qui avait alors
cinquante-deux ans, avait présenté aux tests un âge mental de sept ans.
Holmes écrivit : Nous avons plus d’une fois que la collectivité peut, pour le bien
de tous, demander à ses meilleurs citoyens de faire don de leur vie. Il serait
étrange qu’elle ne puisse pas demander à ceux qui déjà sapent la force de l’Etat
de consentir à ces sacrifices bien moindres. [...] Trois générations d’imbéciles,
cela suffit. (...) La loi que Holmes entérina avait été appliquée de 1924 à 1972.
Cf. un article paru dans le Washington Post du 23 février 1980 : “Plus de 7 500
personnes stérilisées en Virginie”. Les opérations avaient été effectuées dans
des établissements psychiatriques, principalement sur des hommes et des
femmes de race blanche considérés comme faibles d’esprit et antisociaux,
notamment “des mères célibataires, des prostituées, des petits délinquants et
des enfants présentant des problèmes disciplinaires”.
Avertissement : La position philosophique n’est pas une position de savoir.
C’est une position de réflexion, de méthode sceptique : il s’agit de mettre en
doute les représentations communément admises, de les évaluer à l’aune de
certains concepts faisant eux-mêmes l’objet d’analyse.
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I. Que peuvent nous enseigner certains exemples historiques de rapport,
conscients ou non, entre des représentations dites scientifiques et le point de
vue raciste, ségrégationniste ?
“C’est une chance, pour un savant, que de ne pas apercevoir les faits qui le
gêneraient pour avoir raison.” Jean Rostand (Biologiste)
Le terme de racisme est formé vers 1902, à partir du mot race (subdivision de
l’espèce zoologique, elle-même divisée en sous-races ou variétés, constituée
par des individus réunissant des caractères communs héréditaires). Ce vocable
fait manifestement référence à trois idées : 1. Il y a des races. 2. Il y a une
hiérarchie entre les races. 3. Il faut préserver la pureté - absence de
mélange/de croisement - de la race supérieure.
Le point 1 ne suffit pas à lui seul pour fonder le racisme (Nous préciserons
cette idée capitale plus loin). C’est le point 2 qui l’établit. Le 3 n’étant que la
conséquence du 2.
Kahn Axel Et l’Homme dans tout ça ? “On appelle race l’ensemble des individus
d’une même espèce qui sont réunis par des caractères communs héréditaires.
Le racisme est la théorie de la hiérarchie des races humaines, théorie qui
établit en général la nécessité de préserver la pureté d’une race supérieure de
tout croisement et conclut à son droit de dominer les autres.”
Certaines formes de racisme vont jusqu’à décréter qu’il y a une “race”
humaine et d’autres groupes d’êtres qui ressemblent certes quelque peu aux
hommes mais ne sont pas des hommes en réalité.
On peut, de là, repérer deux expressions du racisme :
- la première affirmant que l’autre est inférieur tout en faisant partie de
l’espèce humaine. Il est alors considéré comme un “sauvage”. La solution
résidera dans une domination civilisatrice de ce dernier.
- La seconde affirmant que l’autre est non seulement ontologiquement
étranger à l’humanité mais de plus impur, de telle sorte que toute proximité
est une souillure : la solution résidera dans l’extermination purificatrice de cet
étranger ontologiquement nuisible à l’humanité.
Cela ne signifie pas qu’avant 1902 le racisme n’existait pas : il n’était pas
théorisé avec précision, en se référant à des données prétendument
scientifiques. Ce qui a été essentiellement fait par Gobineau (1816-1882) avec
la publication en 1856 de l’Essai sur l’inégalité des races humaines. Celui-ci fait
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l’éloge de la race aryenne(*) et prévoit la décadence de LA civilisation résultant
du croisement des races, du mélange des sangs. [(*) Arya (adj. sanscrit “fidèle,
noble”. Populations de langues indo-européennes d’Iran et de l’Inde du Nord,
et qui n’implique aucune race particulière. On en a tiré l’adjectif aryen, qui fut
utilisé à des fins politiques pour qualifier des caractéristiques raciales
imaginaires. Robert 2]
Kahn Axel Et l’Homme dans tout ça ? “Le racisme tel qu’on le connaît
aujourd’hui s’est structuré en idéologie à partir de la fin du XVIIIe siècle, c’est-
à-dire, pour paraphraser Georges Canguilhem(*), en une croyance lorgnant du
côté d’une science pour s’en arroger le prestige. Le racisme a un fondement
qui n’est pas issu des progrès de la biologie. Tout débute par des préjugés, et
lorsque le racisme aura été débarrassé de ses oripeaux scientifiques, on peut
craindre que ceux-ci ne persistent, autrement difficiles à combattre.” (*)
Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie.
Gould S. J. La Mal-Mesure de l’homme “(Catégories aussi dépourvue de
signification biologique que le sont celles de “Blancs” et de “Noirs”) Et
cependant, je ne peux jamais prononcer une conférence sur la diversité
humaine sans m’attirer quelque variante de cette question, dans la période
suivant mon exposé où la parole est à la salle. Mais si l’on m’interroge ainsi sur
les “aptitudes sportives” respectives des différentes “races”, c’est, je crois,
parce que cela sert de substitut plus acceptable à une autre question qui
préoccupe réellement les gens de bonne volonté (et ceux de mauvaise, mais
pour d’autres raisons).
Dans l’ancien temps, lorsque le racisme s’étalait ouvertement, on n’avait pas
de tels scrupules. Lorsque le grand-père du racisme scientifique moderne, le
comte Joseph Arthur de Gobineau, posa une question du même genre sur la
nature des différences, supposées innées et définitives, entre les groupes
raciaux, il ne mâcha pas ses mots. Le chapitre de conclusion du “Livre premier”
de son ouvrage le plus important, Essai sur l’inégalité des races humaines,
s’intitule : “Caractéristiques morales et intellectuelles des trois grandes
variétés.” Voici un extrait : “L’idée d’une inégalité native, originelle, tranchée
et permanente entre les diverses races, est, dans le monde, une des opinions
les plus anciennement répandues et adoptées (...) A l’exception de ce qui s’est
passé dans nos temps les plus modernes, cette notion a servi de base à
presque toutes les théories gouvernementales. Pas de peuple, grand ou petit,
qui n’ait débuté par en faire sa première maxime d’Etat. Le système des castes,
des noblesses, celui des aristocrates (...) n’ont pas d’autre origine. (...) Avec
cette doctrine concordent la répulsion pour l’étranger et la supériorité que
chaque nation s’adjuge à l’égard de ses voisines.”
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On peut aisément résumer la thèse fondamentale de Gobineau : le destin des
civilisations est largement déterminé par la composition raciale, leur déclin et
leur chute étant généralement attribuables à l’altération des races pures par le
métissage. (...) Les races blanches (et surtout les sous-groupes supérieurs des
Aryens) pourraient garder leur position dominante, espérait Gobineau, à la
seule condition qu’elles se gardent de trop se métisser avec les races
intellectuellement et moralement inférieures, les Jaunes et les Noirs. (...)
Cependant, Gobineau avait besoin de preuves pour soutenir ses affirmations.
C’est pourquoi, dans le dernier chapitre de son ouvrage, Gobineau définit la
démarche qui pourrait fournir les données d’observations nécessaires à
soutenir ses conceptions racistes. Il commence par nous expliquer comment il
ne faut pas s’y prendre. Il est inutile de décrire les piètres aptitudes de tel ou
tel individu dans les “races inférieures”, car une telle stratégie est utilisable à
rebours par les égalitaristes, qui peuvent signaler d’éventuels exploits au sein
des groupes ethniques de bas niveau général. Gobineau commence son
dernier chapitre en écrivant : “Selon mon analyse, les diverses branches de la
famille humaine se distinguent donc par des différences permanentes et
inextirpables, à la fois sur le plan moral et physique. Elles sont inégales dans
leurs capacités intellectuelles, dans la beauté des types, et dans le domaine de
la force physique.” (...) “La variété mélanienne est la plus humble et gît au bas
de l’échelle. Le caractère d’animalité empreint dans la forme de son bassin lui
impose sa destinée, dès l’instant de sa conception (...). Le front étroit et fuyant
du nègre semble signaler des capacités de raisonnement inférieures.” (Pour
plus de précisions, voir page 393 et suivantes)
Ces propos font songer aux soi-disant arguments scientifiques contemporains
énoncés par certains de manière sournoise et selon lesquels ce n’est pas un
hasard si les meilleurs sportifs sont des Noirs, etc. Cela est dû à des
caractéristiques naturelles (on n’ose pas dire animales, mais on le pense très
fort ; raciales, bien sûr, mais on n’ose pas le dire, alors on affirme que c’est
“scientifiquement prouvé”. Argument d’autorité. Les performances
intellectuelles, nobles, réellement humaines, étant réservées aux Blancs, bien
sûr). Cela dit, cet exemple montre combien on peut faire dire ce que l’on
désire, secrètement ou non, à un constat. Car il semble que les Noirs ont “en
moyenne un plus grand nombre de globules rouges que les Blancs”, comme le
souligne Axel Kahn dans le livre intitulé L’avenir n’est pas écrit. “Tout cela n’est
que l’expression de la diversité humaine, que nous reconnaissons par
différents traits.” Ce qui est fallacieux, c’est de tirer de cet élément peu décisif
une conclusion générale et dogmatique. Car, comme le souligne Gérard
Lambert (Médecin, journaliste) dans son livre intitulé La légende des gènes :
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“En matière de ségrégation, la singularité génétique des êtres pose un
problème inédit dans la mesure où il n’existe pas un génome humain mais
autant de versions distinctes que d’hommes sur terre, exceptions faites des
vrais jumeaux. (...) L’analyse du génome fournit au mieux des indications
généalogiques mais en aucun cas elle permet de classer les groupes humains
selon des caractéristiques ou des aptitudes particulières. Dans l’avenir, cette
traçabilité deviendra, du fait du brassage des populations, de plus en plus
difficile à établir.”
Cette représentation raciste s’applique à des peuples, mais s’étend, dans sa
logique, à des groupes humains considérés comme inférieurs : les classes
populaires, les handicapés, les femmes, même s’il ne s’agit pas, au sens strict,
de racisme mais de ségrégation. Le point commun de ces représentations
différentes réside dans l’idée selon laquelle ces êtres sont par nature (ou par
erreur de la nature) - ou par décision divine - des êtres inférieurs. L’idée
implicite essentielle est la suivante : l’autre - parce qu’il n’est pas le même que
moi/que nous, est, par nature/par définition, inférieur. La non-identité (ne pas
être pareil) implique l’inégalité. (Argument spécieux. Nous montrerons plus
loin en quoi.) Je suis/nous sommes donc l’étalon de mesure de la valeur de
l’autre, c’est-à-dire, soit un modèle naturel (inégalités biologiques) résultant
du hasard ; soit un modèle par élection (divine), ce qui est plus flatteur et plus
légitime. Il ne reste plus alors qu’à découvrir/mettre au point des critères
d’évaluation afin de confirmer cette croyance. Il n’y a là, bien sûr, aucune
démarche scientifique, rationnelle.
Ces représentations imaginaires, flatteuses pour ceux qui les énoncent,
humiliantes pour ceux qui les subissent, ont trouvé de réels renforts dans
certaines explications pseudo-scientifiques, justifiant, avant ou après-coup, des
lectures et des actes racistes, consciemment ou non.
Il y a là un élément très important à pointer permettant de distinguer une
démarche réellement scientifique d’une démarche prétendument scientifique.
La méthode scientifique est intrinsèquement liée au doute, à l’hypothèse, à
l’incertitude (cf. texte de Poincaré in thème 1 Evolution/Créationnisme p 27)
de telle sorte que toute proposition est soumise à la critique commune, à la
réfutabilité (Popper). Le résultat n’est pas connu d’avance : la science est une
recherche à la fois méthodique et tâtonnante.
Par contre, dès lors que le résultat prédétermine l’activité de recherche, il ne
s’agit plus de science. Autrement dit, un préjugé raciste, ségrégationniste,
conscient ou non, pourra conditionner un travail, des critères d’évaluation et
un résultat prévu d’avance, consciemment ou non. La démarche est alors au
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service du résultat escompté, résultat exprimant le préjugé raciste,
ségrégationniste, toujours flatteur pour celui qui le pose.
Nous allons repérer dans les documents suivants des exemples de telles
procédures, conscientes ou non, surtout inconscientes, et c’est en cela qu’ils
sont très intéressants, sur plusieurs plans.
Jared Diamond Biologiste de l’évolution et physiologiste. De l’inégalité parmi
les sociétés Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire :
“L’explication la plus courante consiste probablement à supposer, de manière
explicite ou implicite, des différences biologiques parmi les peuples. Après
1500, lorsque les explorateurs européens ont pris conscience de l’existence de
grandes différences entre les populations en matière de techniques et
d’organisations politiques, ils ont postulé que ces différences tenaient à des
capacités innées différentes. Avec l’essor de la théorie darwinienne, les
explications ont été refondues en termes de sélection naturelle et d’évolution.
Sur le plan des techniques, les populations primitives étaient considérées
comme les vestiges de l’évolution de l’humanité depuis ses ancêtres
simiesques. L’éviction de ces populations par les colons des sociétés
industrialisées illustrait la survie des plus aptes. Avec l’essor ultérieur de la
génétique, les explications ont été une fois encore refondues en termes
génétiques, les Européens étant jugés(*) génétiquement plus intelligents que
les Africains et, a fortiori, que les Aborigènes d’Australie. [(*) Par eux-mêmes,
bien sûr, et selon leurs critères, point essentiel souvent occulté, et non par une
fictive parole absolue édictant une vérité éternelle comme cela est
fréquemment sous-entendu derrière l’objectivité affichée du discours
scientifique. Mais la science peut-elle énoncer un discours absolu ?]
De nos jours, divers segments de la société occidentale répudient
publiquement le racisme. Beaucoup d’Occidentaux (la plupart peut-être) n’en
continuent pas moins à accepter en privé ou de manière inconsciente les
explications racistes. (...)
Les spécialistes de psychologie cognitive ont beaucoup étudié les différences
de QI entre populations d’origines géographiques différentes mais habitant
désormais le même pays. En particulier, de nombreux psychologues américains
blancs essaient depuis des décennies de démontrer que les Noirs américains
d’origine africaine sont naturellement moins intelligents que les Blancs
américains d’origine européenne. (...) [cf. The Bell Curve de J Herrnstein et de
C. Murray dont S. J. Gould fait une critique très précise dans son livre La Mal-
Mesure de l’homme p 379 et suivantes.]
Tant que nous ne disposerons pas d’une explication convaincante, détaillée et
acceptée de la configuration de l’histoire, la plupart des gens continueront à se
dire que l’explication biologique et raciste est, somme toute, la bonne.”
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Gould, Paléontologue, La Mal-Mesure de l’homme : “Au cours de l’histoire, on
a utilisé les appels à la raison ou à la nature de l’univers pour entériner les
hiérarchies et justifier leur caractère inévitable. L’éventail des justifications
fondées sur la nature recouvre un grand nombre de possibilités : ce sont, par
exemple, des analogies élaborées entre, d’une part ceux qui détiennent le
pouvoir et toutes les classes hiérarchisées qui leur sont subordonnées et, de
l’autre, la Terre, centre du monde de l’astronomie de Ptolémée(*), et un
ensemble ordonné de corps célestes gravitant autour d’elle ; ou bien des
références à l’ordre universel, à la “grande chaîne des êtres vivants”, longue
série linéaire allant de l’amibe à Dieu, en passant, près de son sommet, par une
suite progressive de races et de classes humaines.”
(*) Le système prévalant au début de la Renaissance était celui de Ptolémée,
astronome de l’école d’Alexandrie du IIe siècle ap. J. C. Son œuvre l’Almageste,
constitue une somme des connaissances astronomiques de l’Antiquité. On y
trouve les observations les plus précises qui puissent être faites à l’œil nu sur
les 1022 étoiles et les 8 planètes connues à l’époque. Sa cosmologie repose sur
des propositions qui relèvent de l’évidence visuelle : le ciel est une vaste
sphère fermée sur laquelle sont fixées les étoiles (les “fixes”) ; la Terre est une
sphère ; en effet, le Soleil ne se lève et ne se couche pas à la même heure pour
tous les habitants, et, sur mer, les sommets des montagnes apparaissent avant
leur base ; la Terre occupe le centre des cieux, sinon on verrait plus d’étoiles
d’un côté des cieux que de l’autre ; la Terre est immobile : elle n’est animée ni
d’un mouvement rectiligne (sinon elle s’éloignerait du centre du monde), ni
d’un mouvement de rotation (sinon les objets s’envoleraient par la force
centrifuge, et les oiseaux n’auraient pas à battre des ailes pour voler vers
l’ouest) ; tout mouvement céleste est un mouvement circulaire uniforme, etc.
Ce système est corrélé par des textes sacrés comme la Bible et paraît
satisfaisant au Moyen-Age. cf. Histoire des méthodes scientifiques de Jean-
Marie Nicolle.
Voici quelques exemples de positions d’hommes politiques, de scientifiques,
de philosophes :
B. Franklin, (1706-1790), Homme politique, bien qu’estimant l’infériorité des
Noirs comme purement culturelle et parfaitement susceptible d’être corrigée,
exprima l’espoir de voir l’Amérique devenir un domaine de Blancs que ne
viendrait souiller aucun mélange de couleurs moins plaisantes : Je souhaiterais
que leur nombre en soit augmenté. Et au moment où nous sommes en train, si
j’ose dire, de récurer notre planète, en déboisant l’Amérique et en permettant à
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ce côté de notre globe de refléter une lumière plus vive aux yeux des habitants
de Mars ou de Vénus, pourquoi devrions-nous (...) assombrir son peuple ?
Pourquoi accroître le nombre de fils d’Afrique en les implantant en Amérique,
alors même que s’ouvre devant nous une occasion fort propice, en excluant les
Noirs et les basanés, d’encourager le développement des Blancs et des Rouges
si beaux ? Observations sur l’accroissement de l’humanité, 1751.
Th. Jefferson (1743-1826), Ecrivain politique, juriste et troisième Président des
Etats-Unis : Je suis donc amené à penser, mais ce n’est là qu’un sentiment, que
les Noirs qu’ils forment une race distincte ou qu’ils aient subi une séparation
due au temps et aux circonstances, sont inférieurs aux Blancs quant au corps et
à l’esprit.
Lincoln (1809-1865), Homme politique américain: Il existe entre les Noirs et les
Blancs une différence physique qui, je le crois, empêchera toujours les deux
races de vivre en termes d’égalité sociale et politique. Dans la mesure où elles
ne peuvent pas vivre ainsi, alors même qu’elles restent ensemble effectivement,
l’une doit être supérieure à l’autre, et comme n’importe qui d’autre je suis
partisan d’attribuer cette position supérieure à la race blanche.
Il serait naïf de notre part de railler ces propos car, comme le souligne
Nietzsche, nul ne ment autant que l’homme indigné ; il s’agit de comprendre
afin d’être plus vigilants au sujet de nos propres préjugés. Et S. J. Gould
souligne ici : “Avant d’évaluer l’influence de la science sur l’idée de race aux
XVIIIe et XIXe siècles, il nous faut d’abord prendre conscience de
l’environnement culturel d’une société [ici américaine] dont les dirigeants et
les intellectuels ne doutaient en rien de la réalité du classement racial. (...) Je
ne cite pas ces déclarations [de B. Franklin, Th. Jefferson et Lincoln] pour
ressortir de vieux cadavres des placards. Au contraire, je fais appel aux
hommes qui ont à juste titre mérité notre respect le plus profond pour bien
montrer que les dirigeants blancs des nations occidentales aux XVIIIe et XIXe
siècles ne mettaient pas en question la réalité du classement racial. Dans ces
circonstances, l’assentiment général donné par les hommes de science à cette
classification traditionnelle est venu d’une croyance partagée par tous et non
de données recueillies pour résoudre une question à l’issue indécise. En un
curieux mécanisme où l’effet devenait la cause, ces déclarations étaient
interprétées comme renforçant de manière indépendante le contexte
politique.
Tous les savants les plus importants se sont conformés aux conventions
sociales. Dans la première définition formelle des races humaines en termes de
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taxonomie moderne, Linné a mêlé les traits de caractère à l’anatomie (Systema
natura, 1758). L’Homo sapiens afer (Le Noir africain), écrivit-il, est “guidé par la
fantaisie” ; l’Homo sapiens europaeus est “guidé par les coutumes”. Des
femmes africaines, il dit : “Feminis sine pudoris ; mammae lactantes prolixae”
(“Femmes sans pudeur, seins produisant du lait à profusion”). Les hommes,
ajouta-t-il, sont indolents et s’enduisent de graisse.”
Il est aisé de montrer qu’il n’y a là aucun propos à caractère scientifique.
Cependant, ces affirmations étaient énoncées comme relevant de la science
alors qu’il s’agit de jugements de valeur, de préjugés, de représentations
imaginaires, affectives. Nous sommes des héritiers de ces représentations
énoncées par “la science” dans une démarche de mutuelle confirmation avec
l’opinion commune (la doxa) : celle-ci provoque une ambiance mentale
commune, pourrait-on dire, rendant possible de tels propos chez des savants
qui, par leurs discours pseudo-scientifiques, confirment cette opinion
commune chargée d’affects inconscients, et ainsi de suite : chaque discours
justifiant l’autre et produisant au bout du compte un seul discours, en cercle,
chargé de préjugés racistes, ségrégationnistes.
“Les plus grands naturalistes du XIXe siècle ne tenaient pas les Noirs en haute
estime. Cuvier parlait des indigènes africains comme de “la plus dégradée (1
page 7) des races humaines, dont les formes s’approchent le plus de la brute,
et dont l’intelligence ne s’est élevée nulle part au point d’arriver à un
gouvernement régulier”. En 1812, Darwin parla du temps à venir où l’écart
séparant l’homme du singe s’accroîtra par l’extinction prévisible des
intermédiaires comme les chimpanzés et les Hottentots. Wallace, qui
découvrit avec Darwin la sélection naturelle, pensait que tous les peuples
disposaient de facultés mentales innées quasi égales et c’est cette croyance
qui l’amena à abandonner la sélection naturelle et à recourir à l’idée de
création divine pour expliquer l’apparition de l’esprit humain. La sélection
naturelle ne peut, selon Wallace, élaborer des organes que pour l’usage
immédiat des animaux qui les possèdent. Le cerveau des sauvages est en
puissance égal au nôtre. Mais ils ne l’utilisent pas totalement, comme le
montre le caractère grossier et inférieur de leur culture. Les sauvages actuels
étant très proches de nos ancêtres humains, notre cerveau a dû développer
ses capacités les plus hautes longtemps avant que nous les mettions à
l’épreuve.”
David Hume (1711-1776), philosophe, était partisan tout à la fois de la création
séparée(*) et de l’infériorité innée des races non blanches : J’incline à penser
13
que les nègres, et en général toutes les autres espèces d’hommes (car il y en a
quatre ou cinq sortes différentes) sont naturellement inférieurs aux Blancs. Il
n’y eut jamais une nation civilisée d’une couleur de peau autre que blanche, (...)
Aucun industriel ingénieux parmi eux, pas d’arts, pas de sciences.”
(*) Avant l’apparition de la théorie de l’Evolution - De l’Origine des espèces
Darwin 1859. cf. Thème 1 : Théorie de l’évolution et Créationnisme -, le
classement racial se justifiait selon deux modalités. L’une soutenait l’unité
biblique de tous les peuples dans la création d’Adam et Eve : le monogénisme.
Depuis la perfection de l’Eden, les races ont poursuivi un processus de
dégénérescence et se sont altérées à des degrés divers, les Blancs ayant subi la
dégradation la plus faible, les Noirs la plus importante. L’autre renonçait aux
allégories bibliques et voyait dans les races humaines des espèces biologiques
distinctes, les descendants d’Adam multiples. En tant que représentants d’une
autre forme de vie, les Noirs ne devaient plus nécessairement participer à
“l’égalité de l’homme” : le polygénisme.
La craniométrie : “Morton avait une hypothèse à mettre à l’épreuve selon
laquelle on pouvait établir une classification objective des races en se fondant
sur les caractères physiques du cerveau et en particulier sur sa taille. Ce grand
collecteur de données, qui devint polygéniste, s’intéressa surtout aux
indigènes américains. Morton entreprit de classer les races selon la taille
moyenne de leur cerveau et publia trois ouvrages. Ses travaux furent
réimprimés à de multiples reprises au cours du XIXe siècle comme des données
irréfutables sur la valeur mentale des races humaines : Blancs, Indiens, Noirs.
Parmi les Blancs : Teutons et Anglo-Saxons, Juifs, Hindous. Le statut social et la
position de pouvoir occupée par chacun étaient, dans l’Amérique de Morton,
le reflet fidèle de la valeur biologique. Morton avait fourni de pures données
objectives, tirées de la plus grande collection de crânes dans le monde. J’ai
passé (S. J. Gould) plusieurs semaines de l’été 1977 à étudier les données de
Morton : les résumés sont un ramassis d’astuces et de tripotages de chiffres
dont le seul but est de confirmer des convictions préalables. Cependant - et
c’est là l’aspect le plus étonnant de cette affaire - je n’y ai repéré aucune
preuve évidente de supercherie volontaire ; en vérité si Morton avait été
malhonnête, il n’aurait jamais publié ses données d’une manière si franche. La
tromperie volontaire est probablement rare dans le domaine scientifique. Elle
n’est pas très intéressante, car elle ne nous apprend rien sur la nature de
l’activité scientifique. La prédominance du trucage inconscient amène une
conclusion générale sur le contexte social dans lequel s’élabore la science. Car
si les savants peuvent en toute honnêteté s’illusionner comme Morton le fit,
c’est que l’on peut trouver des préjugés partout, même dans les méthodes de
14
mensuration des ossements et dans les additions de chiffres. [Voir page 89 et
suivantes pour davantage de précisions Le polygénisme et la craniométrie aux
Etats-Unis avant Darwin.]
“La deuxième moitié du XIXe siècle ne fut pas seulement l’ère de l’Evolution en
anthropologie ; une autre tendance s’empara des sciences humaines : l’attrait
des chiffres, la croyance en des mesures rigoureuses qui garantiraient une
précision irréfutable et pourraient marquer une transition entre des
suppositions subjectives et une science véritable. L’évolution et la
quantification formèrent une alliance impie ; en un sens, leur union forgea la
première théorie élaborée du racisme “scientifique” - si nous entendons le mot
“science” comme beaucoup l’entendent à tort : comme une thèse s’appuyant
apparemment sur une foison de chiffres. Les sommités de la craniométrie
n’étaient pas des idéologues politiques conscients. Ils se considéraient comme
des serviteurs de leurs chiffres, comme des apôtres de l’objectivité. Et se
faisant, ils confirmèrent tous les préjugés habituels confortant la position des
hommes blancs de sexe masculin [On pourrait dire les WASP White Anglo-
Saxon Protestants] et selon lesquels les Noirs, les femmes et les pauvres
devaient leur rôle subalterne aux durs préceptes de la nature.
La science est enracinée dans l’interprétation créatrice. Les chiffres ont un
pouvoir de suggestion, de crainte et de réfutation ; en eux-mêmes ils ne
précisent pas la teneur des théories scientifiques. Celles-ci sont élaborées
après interprétation des chiffres, mais ceux qui les interprètent sont souvent
prisonniers de leur raisonnement. Ils croient en leur propre objectivité et ne
parviennent pas à percevoir le préjugé qui les incite à choisir une
interprétation parmi toutes celles qui pourraient également être compatibles
avec les chiffres qu’ils ont relevés.”
Autrement dit, il serait erroné de notre part de croire que le travail scientifique
est affranchi de toutes représentations imaginaires, irrationnelles et assuré
d’une objectivité indubitable. La véritable démarche scientifique, rationnelle,
est laborieuse, elle consiste à lutter en soi et à l’intérieur même de son travail
contre ses propres représentations imaginaires, magiques, superstitieuses en
acceptant l’idée qu’il est impossible de se défaire totalement de ses penchants
et que la science n’est pas étrangère, bien au contraire, au travail
d’interprétation, comme de nombreuses autres démarches de recherche. La
science est une lutte toujours inachevée contre nos propres préjugés qui
entravent le progrès de notre connaissance en constituant ce que Bachelard
appelle des “obstacles épistémologiques” (Cf. pour plus de précisions : La
formation de l’esprit scientifique).
15
D’autre part, il est erroné de croire - comme le montre Gould - que le chiffre
est la garantie de la rationalité, de l’objectivité. Car les chiffres, à l’état brut,
n’ont aucun sens, c’est l’interprétation qui donne sens et l’interprétation
procède du travail de la subjectivité humaine.
L’exemple de Paul Broca (1824-1880 - Fondateur de la Société
anthropologique de Paris en 1859) permet de montrer qu’il “utilisait les
chiffres non pas pour faire naître de nouvelles théories mais pour illustrer des
conclusions a priori. Devrons-nous pour autant croire que la science
d’aujourd’hui est différente simplement parce que nous partageons le
contexte culturel de la plupart des hommes de science en exercice et
prendrons-nous l’influence de cet environnement pour la vérité objective ?
Broca fut un savant exemplaire ; personne n’a jamais pris autant de soin
méticuleux pour obtenir des chiffres exacts. De quel droit, et pour quelle autre
raison que nos propres partis pris, pouvons-nous dénoncer les préjugés du
maître de la craniologie ? Broca pensait que la taille du cerveau avait un
rapport (*) avec le degré d’intelligence : En moyenne la masse de l’encéphale
est plus considérable chez l’adulte que chez le vieillard, chez l’homme que chez
la femme, chez les hommes éminents que chez les hommes médiocres, et chez
les races supérieures que chez les races inférieures. (...) Toutes choses égales
par ailleurs, il y a un rapport remarquable (*) entre le développement de
l’intelligence et le volume du cerveau. (1861) Cinq ans plus tard, dans un article
d’encyclopédie sur l’anthropologie, Broca affirme ceci : Ainsi l’obliquité et la
saillie de la face, constituant ce qu’on appelle le prognathisme, la couleur plus
ou moins noire de la peau, l’état laineux de la chevelure et l’infériorité
intellectuelle et sociale, sont fréquemment associés, tandis qu’une peau plus ou
moins blanche, une chevelure lisse, un visage orthognathe sont l’apanage le
plus ordinaire des peuples les plus élevés dans la série humaine. (...) Jamais un
peuple à la peau noire, aux cheveux laineux et au visage prognathe, n’a pu
s’élever spontanément jusqu’à la civilisation. (1866) Broca regrettait que la
nature ait élaboré un tel système. Mais qu’y pouvait-il ? Les faits sont les faits.”
S. J. Gould. (*) “La corrélation, rappelle Gould, évalue la tendance qu’a une
mesure de varier de concert avec une autre. Au cours de la croissance d’un
enfant par exemple, ses bras et ses jambes s’allongent ; cette tendance
commune à changer dans la même direction s’appelle une corrélation positive.
Tous les organes du corps ne présentent pas de corrélations positives
semblables pendant la croissance. (...) Mais de peur qu’on ne s’imagine trop
facilement que la corrélation représente une méthode magique pour déceler
de façon non équivoque la cause des phénomènes liés entre eux, regardons la
liaison entre mon âge et le prix de l’essence pendant ces dix dernières années.
16
La corrélation est presque parfaite, mais personne ne s’aviserait d’y voir une
cause commune. Le fait de la corrélation n’implique rien sur la cause. (...) La
très grande majorité des corrélations dans notre monde sont, sans doute, non
causale. (...) L’hypothèse selon laquelle corrélation équivaut à cause est
probablement l’une des deux ou trois erreurs les plus répandues et les plus
graves du raisonnement humain.”
Or, il ne s’agit pas de “faits objectivement constatés” (Quel peut être le sens
d’une telle formule communément admise ?) par Broca, mais d’interprétations
provoquées par des préjugés ignorés de leur auteur et cependant présents en
son esprit et projetés à son insu sur la représentation de faits. Cela montre
combien nous pouvons, au niveau de la conscience et sur le plan intellectuel,
croire sincèrement que nous avons telle ou telle idée - généreuse - alors que
simultanément nos actes manifestent l’exact contraire. La duplicité n’est pas
ici mensonge, elle est le signe d’une foncière ignorance d’une grande part de
l’activité de notre esprit, chargé de préjugés inconscients hérités et répétés à
notre insu. Ce constat est-il accablant ? Non, car nous pouvons nous entraider,
par la critique mutuelle que l’on pourrait dire bienveillante, à repérer nos
opinions fausses.
“Broca croyait en toute sincérité, je pense (S. J. Gould), que les faits étaient
son unique contrainte et que sa confirmation des classifications traditionnelles
reposait sur la précision de ses mesures, sur le soin qu’il apportait à la mise au
point de procédés reproductibles. J’ai passé un mois entier à lire les principaux
écrits de Broca en m’intéressant tout particulièrement à ses procédés
statistiques. Je me suis aperçu que, dans ses méthodes, il suivait un schéma
précis consistant à franchir l’espace séparant les faits de la conclusion en
utilisant l’itinéraire habituel, mais en sens inverse. Les conclusions arrivaient
d’abord et, dans celles-ci, Broca partageait l’opinion de la plupart des hommes
blancs occupant le devant de la scène à son époque, à savoir qu’eux-mêmes
étaient au sommet par un heureux hasard de la nature et qu’on trouvait au-
dessous d’eux les Noirs, les femmes et les pauvres. Les faits qu’il rapportait
étaient dignes de foi (contrairement à ceux de Morton), mais il les recueillait
de manière sélective puis les manipulait inconsciemment au service de
conclusions arrêtées a priori. Broca utilisait les faits comme des illustrations et
non comme des documents auxquels ils étaient soumis. (Pour plus de
précisions voir page 120 et suivantes.)
Plus tard, il fut sur le point de renoncer à son critère principal, la taille du
cerveau, car dans ce domaine certains peuples jaunes inférieurs obtenaient
d’excellents résultats.
17
La taille du cerveau de nombreux criminels fut une source perpétuelle de
contrariété pour les craniométriciens et les criminologistes. Comment se
faisait-il que des corps non réclamés, des cadavres abandonnés à la charge de
l’Etat, dépassent la crème de la société ?”
“Franz Josef Gall est l’un des fondateurs de la phrénologie, la “science” qui
prétendait juger les diverses facultés mentales d’après la taille des zones du
cerveau.
On avait attribué à des zones spécifiques du cerveau et du crâne un statut
précis. La plupart des critères peuvent se réduire à une seule formule : le
meilleur est à l’avant. Les gens supérieurs devraient avoir plus à l’avant, moins
à l’arrière. “
Un point est à souligner : notre représentation imaginaire de l’espace n’est pas
neutre : les notions de haut, de bas, d’avant, d’arrière et même de gauche (la
sinistra), de droite sont chargées d’affects inconscients tenaces. Il en est de
même de notre représentation imaginaire du temps associant au passé l’idée
d’infériorité et au présent/futur l’idée de progrès, de telle sorte que nous
sommes nécessairement supérieurs à nos ancêtres, etc. Ces représentations
imaginaires se retrouvent par exemple dans une vulgarisation erronée de la
théorie de l’Evolution confondue avec l’idée de progrès au point qu’Homo
sapiens est interprété (par lui-même) comme le sommet de la chaîne des êtres
vivants : image fausse et contraire à la théorie de l’Evolution (la notion
d’évolution a une acception totalement neutre : il n’y a aucune idée de
progression ou de régression mais seulement de variations aléatoires au point
que la formule communément admise de “survie du plus apte” est inadéquate
puisqu’elle laisse supposer implicitement qu’il y aurait quelque atout ou mérite
chez tel ou tel être vivant. Or tel vivant dit “plus apte” dans tel milieu ne
pourrait survivre en un autre milieu. La théorie de l’Evolution a un concept
majeur, celui de contingence, sans nier l’idée de nécessité). Notre
interprétation immédiate du monde, et par suite notre rapport au monde, est
en grande partie déterminée par des repères imaginaires comme
inférieur/supérieur. Les Stoïciens avaient déjà souligné cette donnée, en
parlant d’autre chose : c’est la représentation que nous nous faisons des
choses qui nous affectent et non les choses elles-mêmes. cf. Epictète Manuel
“Ce qui trouble les humains, ce ne sont pas les événements, mais seulement
l’opinion souvent fausse qu’ils en ont” Chapitre I. De même, Spinoza a montré
la puissance du désir dans notre rapport au monde en pointant combien nous
ne désirons pas un objet parce qu’il est bon mais le décrétons bon parce que
nous le désirons. Ethique III Prop. IX Sc.
18
“Broca accepta la classification des groupes humains proposée par Gratiolet
en “races frontales” (Blancs dotés de lobes antérieur et frontal développés au
plus haut point), “races pariétales” (Mongols aux lobes pariétaux
particulièrement proéminents) et “races occipitales” (Noirs chez qui l’arrière
prédomine). Argument favori de Gratiolet : les fontanelles se ferment plus tôt
dans les races inférieures, bloquant ainsi le cerveau dans une gangue rigide et
limitant les effets de toute éducation ultérieure.
Broca avait décrit plusieurs crânes appartenant aux plus anciennes populations
d’Homo sapiens, du type Cro-Magnon, et avait découvert que leur capacité
crânienne dépassait celle des Français contemporains. Par bonheur cependant,
leurs fontanelles antérieures se fermaient les premières, ce qui prouvait,
d’après Broca, que ces ancêtres étaient inférieurs.
Un savant suédois, Anders Retzius, popularisa l’indice céphalique et bâti sur
ces bases une théorie de la civilisation. Il pensait qu’à l’âge de pierre, les
peuples d’Europe étaient brachycéphales (arrondis), et qu’à l’âge de bronze,
des éléments dolichocéphales (longs), Indo-Européens ou Aryens, envahirent
progressivement le continent et remplacèrent les habitants originels plus
primitifs.
La plupart des Français, dont Broca lui-même, étaient brachycéphales. Broca
démontra la fausseté de cette version alors en vigueur en découvrant des
dolichocéphales à la fois parmi des crânes de l’âge de pierre et au sein des
survivants actuels des souches “primitives”.”
On pourrait évoquer l’exemple, étudié par Gould, du “trou occipital” (page
135) : “plus élevé était la race, plus avancé était le trou occipital. Or, si l’on ne
se fonde que sur le crâne seul, le trou occipital des Noirs se trouve plus en
avant... Alors les critères changèrent...”. Ou encore les travaux sur le cerveau
des femmes (page 137). Et enfin (page 142), l’exemple de Maria Montessori
qui a écrit un Traité sur l’anthropologie pédagogique (1913). “Elle mesurait
dans des écoles la circonférence de la tête des enfants et en concluait que ceux
qui avaient une grosse tête étaient promis à l’avenir le plus brillant. Mais elle
réfutait les thèses de Broca sur les femmes...” Elle aurait sans doute été
offusquée par un point de l’affirmation de l’anthropologue allemand Huschke,
en 1854 : “Le cerveau du Noir possède une moelle épinière du même type que
celle que l’on trouve chez les enfants et les femmes et, allant plus loin,
s’approche du type de cerveau que l’on trouve chez les singes supérieurs”.
“La théorie de l’évolution remplaça le créationnisme qui avait été à la base de
l’intense controverse entre les monogénistes et les polygénistes, mais les deux
19
partis s’en accommodèrent fort bien, car cela fournissait un meilleur
fondement rationnel à leur racisme commun. Les monogénistes continuèrent à
établir une hiérarchie linéaire des races selon leur valeur mentale et morale ;
les polygénistes admettaient à présent l’existence d’une ascendance commune
qui se perdait dans les brumes préhistoriques, mais affirmaient que les races
avaient été séparées depuis si longtemps que des différences héréditaires
majeures étaient apparues dans les domaines du talent et de l’intelligence.
G. Stocking, historien de l’anthropologie (1973) : “les tensions intellectuelles
de ce conflit furent réduites après 1859 par un évolutionnisme au sens large
qui était tout à la fois monogéniste et raciste, qui affirmait l’unité humaine
tout en reléguant le sauvage à peau noire dans un statut très voisin de celui du
singe.”
“Le concept d’évolution a transformé la pensée humaine au cours du XIXe
siècle, poursuit Gould. Presque toutes les questions des sciences de la vie
furent reformulées à la lumière de cette notion nouvelle. Aucune idée ne fut
plus largement diffusée. On en usa et on en abusa, (cf. le “darwinisme
social”(Cf. Notes 1 et a, b, c p. 14), par exemple, qui servit à justifier le
caractère inévitable de la pauvreté). Mais d’autres arguments quantitatifs
apparurent, retombées plus directes encore de la théorie de l’évolution. Par
exemple, la justification évolutionniste de la classification des groupes qui
connut le plus large succès, la thèse de la récapitulation ou bien l’hypothèse
spécifique de la pensée évolutionniste qui affirme la nature biologique du
comportement criminel, l’anthropologie criminelle de Lombroso (selon lequel
“Le nez du criminel est souvent aquilin ; les sourcils sont broussailleux, etc. Cf.
Gould p 162 : “Lombroso élaborait pratiquement toutes ses thèses de manière
à ce qu’elles soient vérifiées(*) dans tous les cas, ce qui eut pour effet de les
rendre vides de sens du point de vue scientifique. Cf. La réflexion de K. Popper
sur la réfutabilité en science, Thème 1 page 22). Ces deux théories reposaient
sur la même méthode quantitative et prétendument évolutionniste, la
recherche des signes de morphologie simienne chez les groupes jugés
indésirables” (Pour plus de précisions voir page 150 et suivantes).
(*) Il y a là quelque analogie avec ce que l’on appelle le Vérificationnisme à
opposer au falsificationnisme de K. Popper montrant qu’on peut établir
expérimentalement la fausseté d’une hypothèse, alors qu’il n’est pas possible
d’en établir la vérité, dans les sciences empiriques/expérimentales, du fait de
l’induction. Lorsque l’hypothèse a passé avec succès un contrôle qui aurait pu
la “falsifier”, il est préférable de parler de corroboration, jusqu’à preuve du
contraire et dans l’état actuel de nos connaissances, plutôt que de vérification.
Cf. La Préface pour le Traité du vide de Pascal.
20
S. J. Gould : “Tout comme la mesure des dimensions crâniennes a représenté
la méthode grossière et guère satisfaisante (de son propre aveu) du racisme
scientifique, la technique plus raffinée des tests mentaux - consistant à
mesurer le subtil intérieur, pour ainsi dire, plutôt que l’extérieur direct - a
constitué, au XXe siècle, le fondement des théories sur l’inégalité humaine.”
Mesure de l’intelligence et théorie de l’hérédité du QI : “En 1904 Alfred Binet
(1857-1911), directeur du laboratoire de psychologie de la Sorbonne, a reçu
mission du ministère de l’Education nationale français de mettre au point une
technique permettant d’identifier les enfants de l’école primaire dont les
difficultés à suivre les cours normaux laissaient penser qu’ils avaient besoin
d’un enseignement adapté. Binet adopta une démarche purement pratique. Le
psychologue nia explicitement que le QI mesurait (*) une caractéristique
biologique interne pouvant être appelée “intelligence générale”. Avant tout, il
pensait que ce trait complexe aux multiples facettes, appelé intelligence, ne
pouvait pas s’exprimer par un seul chiffe, à partir duquel on pouvait classer les
enfants selon une hiérarchie linéaire. Il écrivit en 1905 : Cette échelle (métrique
de l’intelligence) ne permet pas à proprement parler la mesure de l’intelligence
- car les qualités intellectuelles ne se superposent pas comme des longueurs,
elles ne sont pas superposables. En outre, Binet craignait que les enseignants
n’interprètent la note de QI comme reflétant une grandeur innée et
rigidement fixée, au lieu de la considérer comme une jauge permettant
d’identifier les écoliers ayant besoin d’aide particulière. Invoquant l’affaire qui
secouait alors l’opinion publique en France, il écrivit : Il est vraiment trop facile
de découvrir les signes d’arriération chez un individu quand on est prévenu.(**)
Autant opérer comme ces graphologues qui, du temps où l’on croyait Dreyfus
coupable, découvraient dans son écriture les signes d’un traître et d’un espion.
(Pour plus de précisions voir page 183 et suivantes) (** Il s’agit ici de
“prévention” dans le sens de préjugé). Binet se refusa à dégager la signification
du chiffre qu’il attribuait à chaque enfant. L’intelligence est trop complexe
pour qu’un seul nombre puisse la définir. Ce chiffre n’est qu’une moyenne de
plusieurs tests, non une entité en lui-même. Mais comme le souligne J.S. Mill
“Les hommes ont toujours montré une forte tendance à croire que tout ce qui
a reçu un nom doit être une entité ou un être ayant une existence propre.
Quand ils n’ont pu trouver aucune entité réelle répondant à ce nom, ils n’ont
pas, pour autant, supposé qu’aucune n’existe, mais ont imaginé qu’il s’agissait
de quelque chose de particulièrement abscons et mystérieux.” [(*) A. Jacquard
L’avenir n’est pas écrit. “Pour l’intelligence (...) nous avons déjà dit combien
l’idée de “mesure” de l’intelligence nous paraissait absurde ; a fortiori lorsqu’il
21
s’agit de comparer des peuples entre eux. Nous ne pouvons mesurer
l’intelligence, parce qu’il ne s’agit aucunement d’un objet.]
L’interprétation innéiste et antimélioriste de sa démarche, que Binet avait
prévue d’avance et dénoncée à l’avance, est devenue dominante. Ce
retournement - l’établissement de la théorie héréditariste du QI - s’est produit
en Amérique par H.H. Goddard et L. M. Terman qui adaptèrent le test de QI
aux Etats-Unis, sous la forme du test appelé Stanford-Binet.
Goddard : “Dit de la façon la plus carrée, notre thèse est que le déterminant
majeur des conduites humaines est un processus mental unitaire que nous
appelons intelligence ; que ce dernier est conditionné par un mécanisme
nerveux qui est inné ; que le degré d’efficacité pouvant être atteint par ce
mécanisme nerveux, ainsi que le niveau mental ou intellectuel correspondant
chez chaque individu, est déterminé par le type de chromosomes dont ce
dernier a été doté lors de sa conception ; que le niveau de l’intelligence n’est
que peu affecté par les influences rencontrées ultérieurement, à l’exception
des sérieux accidents susceptibles de détruire des parties de mécanisme
nerveux sous-jacent.”
“Les réticences de Binet étaient aussi d’ordre social. Il redoutait
particulièrement que cet instrument, si l’on en faisait une entité, puisse être
perverti et utilisé comme une étiquette indélébile, plutôt que comme un guide
permettant de sélectionner les enfants ayant besoin d’aide. Il s’inquiétait que
des maîtres d’école au “zèle exagéré” puissent se servir du QI comme d’une
excuse commode. (...) Mais Binet était certain d’une chose : quelle que soit la
cause des faibles résultats obtenus en classe, le but de son échelle était de
détecter afin d’apporter de l’aide et des améliorations, non de cataloguer pour
imposer des limitations.
La différence entre les héréditaristes stricts et leurs adversaires ne repose pas,
comme certaines présentations caricaturales le laisseraient accroire, sur le fait
que les résultats obtenus par un enfant seraient entièrement innés ou
totalement fonction du milieu et de l’acquis. Les différences sont plus une
matière de politique sociale et de pratiques éducatives. Les héréditaristes
considèrent leurs mesures de l’intelligence comme des jalons marquant des
limites innées et permanentes. Les enfants qui ont été étiquetés devraient être
triés, soumis à une formation adaptée à leur hérédité et dirigés vers des
professions s’accordant à leurs possibilités biologiques. (...) Comment
pouvons-nous aider un enfant si nous commençons par le déclarer inapte par
sa biologie ? Binet : “(...) l’enfant qui perd en classe le goût du travail risque
fort de ne pas l’acquérir au sortir de l’école.”
L’héréditarisme est caractérisé par le déterminisme biologique et la
réification(*) de l’intelligence.” (*) “chosification”
22
Toutes ces représentations laissent supposer un certain acharnement à vouloir
faire croire qu’il manque, par nature, à l’autre, quelque chose.
“Goddard entreprit son travail au cours du premier accès d’exaltation qui
accueillit la découverte de Mendel (1822-1884) et des premiers fondements
de l’hérédité (cf. Thème 1 : Théorie de l’évolution/Créationnisme). On sait
maintenant que pratiquement tous les caractères les plus importants de notre
corps sont élaborés par l’interaction de nombreux gènes entre eux et avec le
milieu extérieur. A cette époque des toutes premières connaissances
génétiques, de nombreux biologistes croyaient naïvement que tous les traits
humains se comportaient comme la couleur, la taille ou les rides des pois de
Mendel ; ils étaient persuadés que même les organes les plus complexes du
corps étaient dus à l’action d’un seul gène et que les variations de l’anatomie
ou du comportement résultaient de la forme dominante ou récessive de ces
gènes.” [Nous travaillerons ces points au cours du Thème 4, portant sur les
questions épistémologiques, économiques, politiques et éthiques liées à ce
que l’on appelle les OGM.]
Ces représentations erronées justifiaient les projets de limitation de “la
reproduction des débiles”.
“Les raisons du retour périodique du déterminisme biologique sont
sociopolitiques, et guère difficiles à apercevoir : les périodes au cours
desquelles réapparaît le déterminisme biologique recouvrent celles des replis
politiques (particulièrement lorsqu’on appelle à une réduction des dépenses
de l’Etat en faveur des programmes sociaux), ou celles durant lesquelles les
élites dominantes sont saisies par la peur, face aux sérieux troubles sociaux
engendrés par les groupes désavantagés, lesquels peuvent même menacer de
conquérir le pouvoir. Lorsque se manifeste la possibilité du changement social,
la théorie biodéterministe de l’intelligence offre un argument précieux à ces
élites en leur permettant d’affirmer que l’ordre établi, dans lequel certains
figurent au sommet, et d’autres, en bas, correspond exactement à la
répartition en classes des êtres humains en fonction de leurs capacités
intellectuelles innées et inchangeables. Pourquoi dépenser de l’énergie et des
subsides pour essayer d’élever le QI, de toute façon imperméable à
l’amélioration de races ou de classes sociales se trouvant au bas de l’échelle
sociale ? Ne vaut-il pas mieux accepter le triste diktat de la nature et faire des
économies substantielles sur le budget de l’Etat ? (...) (cf. la critique de The Bell
Curve déployée par Gould in La Mal-Mesure de l’homme)
23
Le déterminisme biologique : selon cette doctrine, les normes de
comportement des groupes humains et les différences économiques et
sociales entre eux - en premier lieu les races, les classes et les sexes - sont
issues de distinctions héritées, innées, et la société, en ce sens, est bien un
exact reflet de la biologie. La Mal-Mesure de l’homme présente, dans une
perspective historique, un des thèmes principaux du déterminisme biologique :
l’estimation de la valeur des individus et des groupes par la mesure de
l’intelligence en tant qu’entité séparée et quantifiable. Deux sources
principales de données sont venues tour à tour étayer cette argumentation : la
craniométrie et certains modes d’utilisation des tests psychologiques. (...)
Les déterministes se sont souvent servi du prestige de la science (*) comme
d’une connaissance objective, libre de toute influence sociale et politique. Ils
se sont décrits eux-mêmes comme des propagateurs de la pure vérité et ont
présenté leurs adversaires comme des idéologues à la sensiblerie déplacée et
des utopistes prenant leurs désirs pour des réalités. Louis Agassiz (1850) en
défendant sa thèse qui fait des Noirs une race séparée, écrivait : “Les
naturalistes ont le droit de considérer les questions que posent les rapports
physiques des hommes comme de simples questions scientifiques et de les
étudier sans référence à la politique ou à la religion”. Carl C. Brigham (1923),
préconisant le refoulement des immigrants de l’Europe du Sud et de l’Est ayant
obtenu de faibles résultats aux prétendus tests d’intelligence innée, déclara :
“Les mesures qui devraient être prises pour préserver ou augmenter notre
présente capacité intellectuelle doivent être bien évidemment dictées par la
science et non par des considérations politiques”. (...)”
(*) Il s’agit là d’un argument d’autorité ; ce qui est contraire à la démarche
scientifique comme le montre Pascal dans La Préface pour le Traité du vide.
Il est à noter que c’est justement l’élément nié dans ces propos - la conviction
politique - qui est déterminant.
“Une illusion : la réification, c’est-à-dire notre tendance à transformer les
concepts abstraits en entités (du latin res, “chose”). Nous reconnaissons
l’importance de l’esprit dans nos vies et souhaitons en connaître les
caractéristiques de manière à opérer parmi les individus les divisions et les
distinctions que nous impose notre système politique et culturel. Nous
donnons alors le nom d’intelligence à cet ensemble merveilleusement
complexe de facultés humaines. Ce symbole commode est alors réifié et
acquiert son statut équivoque de chose unitaire. Une fois l’intelligence
devenue entité, les processus classiques de la science imposent pratiquement
qu’on lui cherche une localisation et un substrat physique.
24
Une erreur : la classification, c’est-à-dire notre propension à ordonner les
valeurs complexes selon une échelle graduelle de valeurs ascendantes. Le
progrès et le gradualisme comptent parmi les notions ayant exercé une
influence profonde sur la pensée occidentale.
Mais la classification exige un critère permettant d’attribuer à tous les
individus un statut dans une série unique. Et quel meilleur critère qu’un chiffre
objectif ?
Le point commun de ces deux erreurs a donc été la quantification, à savoir en
l’occurrence la mesure de l’intelligence à l’aide d’un seul chiffre pour chaque
personne. Il s’agit là d’une illusion née du désir d’assigner une valeur chiffrée à
des quantités complexes.
Ce livre La Mal-Mesure de l’homme traite donc du concept d’intelligence
considérée comme une entité unique, de sa localisation à l’intérieur du
cerveau, de sa quantification en un seul chiffre pour chaque individu et de
l’utilisation que l’on a faite de ces chiffres pour établir une classification sur
une seule échelle de valeurs, d’où il ressort invariablement que l’infériorité des
groupes opprimés et désavantagés - races, classes ou sexes - est innée et qu’ils
méritent leur statut.
Les arguments justifiant la classification ont différé au cours des deux derniers
siècles. Au XIXe, c’est la craniologie qui tenait le premier rang des sciences
numériques du déterminisme biologique.
Ce que la craniométrie était au XIXe siècle, les tests d’intelligence le devinrent
au XXe, lorsqu’ils admettent comme postulat que l’intelligence (ou au moins
une part prédominante de celle-ci) est une chose unique, innée, héréditaire et
mesurable.
Le déterminisme biologique est, dans son essence même, une théorie des
limites. Il considère le statut actuel des groupes comme la mesure de ce qu’ils
devraient et doivent être (même si quelques rares individus parviennent à
s’élever grâce à d’heureuses circonstances biologiques).” S. J. Gould
Ces représentations de l’autre montrent ceci : l’autre est évalué en fonction de
critères présentés comme objectifs car chiffrés mais élaborés et choisis par
celui qui se pose en juge de l’autre, au nom de la science, en fonction du
résultat attendu inconsciemment et d’une certaine représentation
inconsciente de l’humain, de l’intelligence, etc. C’est donc, à la base, une
option subjective ignorée qui détermine un prétendu résultat annoncé comme
scientifique car quantitatif. La subjectivité est irréductible car nous sommes
des êtres pensants, parlants, imaginants, désirants. Nul esprit ne peut se
désubjectiviser. Le discours scientifique ne peut donc, rationnellement et
raisonnablement, se poser en discours absolu.
25
Un dernier exemple : “Cuvier évoquait une femme Hottentote en concluant
qu’elle avait des caractères d’animalité : une façon de “saillir ses lèvres”, etc.
Le corps humain, comme le souligne Gould, peut être mesuré de mille
manières distinctes. Tout chercheur convaincu a priori de l’infériorité d’un
groupe peut choisir un échantillonnage restreint de mesures pour illustrer les
affinités de ces personnes avec les singes. Ce procédé fonctionnerait tout aussi
bien pour les Blancs. Mais nul n’a jamais tenté de l’employer de la sorte. Les
Blancs, à titre d’exemple, ont des lèvres minces - particularité anatomique
qu’ils partagent avec les chimpanzés - alors que la plupart des Africains ont des
lèvres plus épaisses, donc... plus “humaines”.”
Que peuvent donc nous enseigner ces exemples historiques de rapport,
surtout inconscients, entre des représentations dites scientifiques et le point
de vue raciste, ségrégationniste ?
- D’adord, le prestige du discours scientifique ou prétendu tel présenté et
accepté comme garant de la vérité pure i.e. objective comme si “l’esprit
scientifique” pouvait s’abstraire de toutes déterminations inconscientes,
affectives, irrationnelles et de préjugés sociaux, politiques,
racistes/ségrégationnistes. Ce prestige rend le discours
raciste/ségrégationniste extrêmement tenace parce qu’il bénéficie, à tort bien
sûr, de la caution scientifique fonctionnant là sur le mode de l’argument
d’autorité.
- Ensuite, le prestige superstitieux des chiffres. Gould insiste sur ce point : “La
mystique de la science fait de ceux-ci le critère ultime de l’objectivité. (...) Voilà
ce que Léonce Manouvrier, la brebis galeuse non déterministe du troupeau de
Broca, et excellent statisticien écrivit des données de Broca sur la petite taille
du cerveau des femmes : Les femmes faisaient valoir leurs illustrations et leurs
diplômes. Elles invoquaient aussi des autorités philosophiques. Mais on leur
opposait des chiffres que ni Condorcet, ni Stuart Mill, ni Emile de Girardin
n’avaient connus. Ces chiffres tombaient comme des coups de massue sur les
pauvres femmes, accompagnés de commentaires et de sarcasmes plus féroces
que les plus misogynes imprécations de certains Pères de l’Eglise. Des
théologiens s’étaient demandé si la femme avait une âme. Des savants furent
bien près, un certain nombre de siècles plus tard, de lui refuser une intelligence
humaine.
Et Gould de conclure : “Si, comme je pense l’avoir montré, les données
quantitatives subissent l’influence des contraintes culturelles comme tout
autre aspect de la science, elles ne peuvent pas, pour elles seules, revendiquer
le droit de la vérité finale.”
26
- Mais aussi, la représentation flatteuse de ces affirmations. Nous avons pu en
effet constater que le discours énoncé, prétendument fondé sur une étude
objective des faits, était toujours conforme aux intérêts, plus ou moins
conscients, de la personne le soutenant. De telle sorte qu’une femme pourra
défendre une soi-disant position scientifique à connotation raciste mais
récusera cette même position lorsqu’elle soutient une affirmation sexiste.
- Et puis la force de nos préjugés, que nous ignorons - sinon ils ne seraient pas
des préjugés mais des erreurs rectifiées - que l’on pourrait intituler l’ignorance
dogmatique consistant à croire que l’on sait et que l’on dit vrai justement
parce que l’on ignore que l’on ignore certains préjugés inconscients. Cf. Ce que
nous dit Platon dans l’Apologie de Socrate. Cf. Gould (p 59) : “Dans la plupart
des cas exposés dans ce livre, on peut être quasiment assuré que les
préventions [i.e. préjugés] ont agi à l’insu des savants eux-mêmes, persuadés
qu’ils étaient de poursuivre une vérité sans tâche.” (Et page 65 etc.)
- Et enfin, les intérêts économiques et politiques des classes dominantes qui se
voient justifiés par de prétendues preuves scientifiques. Un point est à noter, à
savoir l’incessant travail de justification - en invoquant la science et/ou la
religion, les deux alibis préférés - de la part de tous ceux qui, dans l’histoire,
ont dominé les autres. Comme s’ils avaient un besoin crucial de se justifier.
Mais au regard de quelle instance leur donnant mauvaise conscience ? Les
opprimés ? Peut-être pas, car ils sont souvent eux-mêmes persuadés, plus ou
moins consciemment, de la véracité d’une telle représentation. Une instance
Autre ? Fort probablement. Un tel besoin de justification, par la science et/ou
la religion, montre que le discours ségrégationniste/raciste est fragile et que
ses défenseurs ne doivent pas, eux-mêmes, être fort convaincus par ce
discours pour avoir besoin de déployer tant de “preuves”.
Comme le souligne Descartes : “pas de précipitation, pas de prévention” i.e. de
préjugés. Conseil aisé à comprendre et à admettre mais très difficile à
appliquer tant notre esprit est “vieux de ses préjugés” (G. Bachelard), tant les
représentations archaïques sont puissantes en notre esprit. Aucun de nous
n’est immunisé - par quelle magie le serait-il ? - contre les représentations
imaginaires archaïques qui se déploient en son esprit à son insu.
Ces exemples nous montrent que même de bonne foi, même en ayant une
formation scientifique, un esprit peut, à son insu, déployer des représentations
plus ou moins racistes. Pourquoi ?
Que des représentations consciemment et officiellement racistes sous-tendent
des recherches faussement scientifiques n’est pas surprenant : c’est très grave,
27
mais ce n’est pas étonnant car la fin justifiant, pour certains, les moyens, ceux-
ci n’hésiteront pas à utiliser le masque de la science, et/ou de la religion, pour
prétendre justifier leur domination, au nom de la raison scientifique, et/ou de
Dieu, en persuadant, par des procédés sophistiques, fallacieux, certaines
personnes, flattées par ce discours leur faisant croire qu’elles sont supérieures
à d’autres - c’est-à-dire des élues de la Nature (?) ou d’un prétendu Dieu - et
qu’elles agissent dans leur intérêt alors qu’elles agissent contre leur intérêt
véritable et dans le seul intérêt de leur idole.
Mais que des représentations insidieusement racistes sous-tendent, à l’insu de
leur défenseur, des recherches scientifiques est plus inquiétant. Comment
comprendre une telle position de l’esprit. Peut-on être raciste à son insu ?
[NOTES : 1. Herbert Spencer (1820-1903) défend une théorie de l’évolution qui
lui est propre. Il envisage l’évolution dans une vaste synthèse, qui s’étend des
espèces végétales et animales aux sociétés humaines. Une “loi” domine sa
conception, la “loi” de Baer “Le développement de tout organisme consiste en
un changement de l’homogène vers l’hétérogène” tirée de l’observation du
développement de l’embryon, que Spencer étend à l’évolution des espèces et
à l’organisation sociale. De même que l’embryon passe de formes primaires à
des formes complexes, les sociétés passent des formes primitives à des formes
complexes et différenciées. [Nous avons là un exemple, fâcheux, d’abstraction
et d’extrapolation : à partir d’une donnée (le développement de l’embryon)
isolée/abstraite d’une totalité complexe et appliquée/extrapolée à d’autres
domaines, Spencer prétend énoncer une représentation universelle. Nous
avons aussi une vague illustration du raisonnement par analogie. cf. Thème 2 :
Humain/Animal]. Concernant les causes de cette évolution, pour les espèces
vivantes, Spencer est lamarckien : il croit à l’hérédité des caractères acquis [Ce
qui rend possible l’idée d’un déterminisme biologique]. A propos des sociétés
humaines, le mécanisme principal d’évolution est fondé sur la compétition
entre individus et “la survie du plus apte”. [Ce qui permet de justifier le
maintien des inégalités sociales, reflet fidèle des inégalités naturelles,
“inextirpables” dirait Gobineau. Mais pour accepter une telle représentation
de la société humaine il faut démontrer deux points, liés : 1. que l’humain n’est
qu’un animal (cf. thème 2 : Humain/Animal) ; 2. qu’il n’y a aucune différence
mais au contraire une identité totale entre les sociétés, les lois humaines et le
milieu naturel.] Cette idée, Spencer ne l’emprunte pas à Darwin. C’est plutôt
l’inverse qui s’est produit. Dans la cinquième édition de l’Origine des espèces,
Darwin introduit la formule de la “survie du plus apte”, qu’il tient de Spencer.
[Formule ambiguë, comme cela a été signalé plus haut. Il en est de même de la
formule suivante, qui peut avoir des connotations anthropomorphiques et
finalistes : la “sélection naturelle”, élaborée par Darwin à partir de celle utilisée
28
par les éleveurs : “sélection artificielle”. Mais Darwin s’est expliqué sur ce point
en soulignant combien il avait conscience de l’insuffisante rigueur scientifique
de ces formules, qu’il ne faut pas admettre à la lettre.]
Spencer : “Les traits du caractère intellectuel du sauvage (...) se retrouvent
chez l’enfant des civilisés.”
A la fin du XIXe siècle, l’idée d’évolution s’est imposée dans les sciences du
vivant comme en anthropologie. L’évolution est vue comme un processus très
général où des organismes vivants (végétaux, animaux, sociétés humaines,
cultures, issus d’une origine commune, se développent et se différencient par
ramifications successives. L’évolution, c’est le passage du simple au complexe,
de l’inférieur au supérieur, du chaos à l’ordre, de l’organique au spirituel, des
animaux à l’homme, des sociétés sauvages au monde civilisé. [Une telle
représentation, plus imaginaire que rationnelle, a des présupposés obscurs :
en quoi une société humaine est-elle un “organisme vivant” ? La notion
d’évolution n’est-elle pas, à tort, confondue avec celle de progrès, de finalité ?
N’y a-t-il pas une idée, en rien manifeste, que l’écoulement du temps est
facteur de progrès ? En d’autres termes, n’y a-t-il pas une croyance cachée en
une finalité elle-même dissimulée ? D’autre part, n’est-il pas erroné et
réducteur de penser les sociétés humaines sur le mode exclusif de la biologie ?
Autrement dit, le souci, tout à fait louable, de rationalité, ne conduit-il pas à
son contraire dans ce que l’on appelle la sociobiologie, ou certaines de ses
dérives (voir note a) ?
En anthropologie, l’évolutionnisme social et humain va connaître une destinée
très différente. Dans les années 40, au moment où la théorie synthétique de
l’évolution (cf. thème 1 : Evolution/Créationnisme) s’impose en biologie,
l’évolutionnisme connaît un déclin brutal dans les sciences humaines. Les
variantes du darwinisme social (eugénisme (note b), anthropologie physique),
aux relents racistes, subissent un profond discrédit. L’idée selon laquelle les
sociétés évolueraient des “races inférieures” aux “races supérieures”, ou des
peuples “primitifs” aux sociétés “civilisées”, selon une marche continue et
irrévocable, est assimilée peu à peu à une vision colonialiste et impérialiste de
l’histoire. [Nous retrouvons là la confusion pointée en thème 2 :
Humain/Animal entre différence et inégalité liée à une représentation magique
de l’écoulement du temps interprété comme un nécessaire facteur de progrès
au point qu’au nom de ce que Cournot appelle “la religion du progrès” tout est
permis (cf. Thème 1 : Evolution/Créationnisme page 31). Ce n’est que dans les
années 70, avec le développement de l’éthologie humaine, de la sociobiologie
(note c), de l’écologie humaine, puis à partir des années 80, d’une psychologie
évolutionniste que réapparaissent des tentatives visant à ancrer l’humain et le
29
social dans le monde vivant. in Sciences humaines n°119 août-septembre
2001.
Note a. Sociobiologie : “Depuis sa naissance officielle, en 1975, l’année où
Edward O. Wilson, professeur à l’Université de Harvard, lui consacra un grand
livre controversé, la sociobiologie hante la pensée biologique contemporaine.
Son fondateur parle de cette discipline comme “étant l’étude systématique de
la base biologique de tout comportement social”. (...) “L’une des fonctions de
la sociobiologie consiste donc à reformuler les fondements des sciences
sociales de manière à permettre leur inclusion dans la Synthèse Moderne. Il
reste à voir s’il sera possible de “biologiser” les sciences sociales de manière
satisfaisante”. (...) La sociobiologie se considère donc comme une branche du
darwinisme, revue par la théorie synthétique de l’évolution et s’appuyant
notamment sur l’éthologie comparée - la science du comportement animal et
humain - et la génétique des populations.” (...) Les darwinistes sociaux (note
c), les néo-darwinistes et certains généticiens et biologistes spécialistes de
l’évolution ont postulé l’extension du darwinisme à la société humaine.” Denis
Buican Le darwinisme et les évolutionnismes
Quels sont les présupposés de base de la sociobiologie ? J. P. Gasc in La misère
de la sociobiologie “Se fondant sur l’étude du comportement des animaux
sauvages et sur l’étude, beaucoup plus conjecturale, de la base génétique de
ce comportement, il est affirmé que tout individu est entièrement déterminé
dans son comportement comme dans sa morphologie. Dans la mesure où
l’homme est un animal, il existe donc une “nature humaine” qui s’exprime
diversement dans chaque individu sans qu’aucune influence extragénétique
puisse en modifier la trajectoire.” (Pour plus de précisions, voir page 54 et
suivantes)(Cf. Thème 2 Humain/Animal).
Note b. Eugénisme : Terme inventé en 1883 par Francis Galton (1822-1911)
qui préconisa une réglementation des mariages et du nombre d’enfants par
famille en fonction des dons héréditaires des parents. “Le glas du vieil
eugénisme a sonné aux Etats-Unis davantage à cause de l’usage particulier
qu’Hitler fit des arguments en vogue sur la stérilisation et la purification de la
race que par les progrès réalisés dans nos connaissances sur la génétique.” Cf.
Gould La Mal-Mesure de l’homme
A. Forel Homme et Fourmi. Comparaison de la société des fourmis à celle de
l’Homme. Programme humain praticable 1923. Dans sa brochure, A. Forel
justifie son eugénisme radical et révèle qu’il a lui-même fait procéder à des
castrations, aboutissement ultime d’une pensée soumise à la culture scientiste
si prégnante à la fin du XIXe siècle et au “darwinisme social” qui nourrira une
30
sociobiologie ouvertement fasciste. Extraits : “Il n’existe pas d’antithèse entre
la “nature” et la “civilisation”. Toute cette dernière s’est élevée chez l’homme
sur une base naturelle, sur la croissance de notre cerveau et de ses fonctions.
Tout ce qui est artificiel chez nous, correspond à une surélévation graduelle
des bases naturelles héréditaires. Nous n’avons qu’une chose de plus à faire :
découvrir les parasites nocifs de la civilisation et les détruire à mesure. La
nature héréditaire s’en est chargée elle-même dans les anciens temps, en
faisant promptement disparaître les individus incapables par sélection
naturelle, pour conserver les meilleurs. (...) apprenons à faire une bonne et
utile sélection artificielle et rationnelle eugénique. Pour cela, songeons aux
moyens de multiplier les meilleurs, ainsi que de stériliser les incapables et les
nuisibles. C’est donc un devoir social sacré (...) Sous le titre de Pourquoi, quand
et comment doit-on interner des personnes dans des asiles d’aliénés, j’avais
écrit dans le rapport de la Société zurichoise pour le patronage des aliénés,
certaines idées qui, aujourd’hui, sont devenues fort actuelles. J’écrivais (...) :
“Je ne veux ici mentionner sans résoudre la question de savoir s’il ne serait pas
meilleur et plus humain d’anéantir, par une mort sans douleur, les exemplaires
les plus épouvantables du cerveau humain, tant criminels qu’aliénés. Il en est
de même de la question d’empêcher la reproduction de ces individus.” in Si les
lions pouvaient parler Essais sur la condition animale ainsi que La pensée
hiérarchique et l’évolution.
Note c. “Darwinisme social” : Gould : “L’expression “darwinisme social” est
souvent employée pour désigner n’importe quelle sorte d’explication des
différences entre les êtres humains sur des bases de biologie évolutive, mais sa
signification se rapportait, à l’origine, à une théorie particulière de la
structuration de la société industrielle en différentes classes, en vertu de
laquelle, notamment, il existait une classe inférieure de pauvres en
permanence, composée de personnes héréditairement sous-douées et
condamnées inévitablement à ce destin pour cette raison biologique. (...)The
Bell Curve ne contient aucun argument nouveau, ni ne présente aucune preuve
irrésistible pour étayer son social-darwinisme (...).” Critique de The Belle Curve
de Herrnstein et Murray in La Mal-Mesure de l’homme.
P. Tort : “ La théorie de Darwin aura (...) de nombreux partisans, moins pour ce
qu’elle apporte de nouveautés comprises, que parce qu’elle semble prête à
s’accorder aux idéologies concurrentialistes qui constituent l’air que respire cet
hémi-siècle. Elle rencontrera, sur son chemin, une résistance décroissante à
mesure que s’affermira une autre révolution, industrielle et libérale celle-là,
accomplie dans l’univers de la production, des pratiques sociales et des
relations de marché, et mobilisant des conceptions apparemment analogues.
31
(...) Les entrepreneurs industriels avaient besoin d’une théorie naturaliste du
progrès, des rapports de production, de l’individualisme dynamique et du
triomphe des meilleurs. Les philosophes économistes du XVIIIe siècle,
l’embryologie de von Baer, la thermodynamique, et, plus globalement encore,
l’évolutionnisme biologico-sociologique de Spencer apporteront ces
ingrédients. C’est Spencer qui, par son “système de philosophie synthétique”,
première “sociobiologie” constituée de l’Occident libéral, fournira la matrice
idéologique des suivantes. Le darwinisme et, en particulier, la théorie de la
sélection naturelle y joue un rôle opportuniste et déformé. Mais la nouveauté
scientifique qu’ils renferment est exploitée par ceux qui ne retiennent de
Darwin, pour justifier leurs choix moraux et politiques, que les thèmes de
“survie” ou de “triomphe des plus aptes”, et de l’élimination corrélative des
“moins aptes”, confondus avec les moins méritants. Autrement dit sa
réduction par Spencer. C’est à travers ces idées-là que le monde entier, à des
rares exceptions, reçu le darwinisme. Après 1860, on isola les thèmes de la
compétition, de la concurrence vitale et de la lutte pour la vie, du triomphe ou
de la survie des plus aptes, de la transmission cumulative des avantages, de
l’élimination des moins aptes, et on les appliqua sans aucune hésitation à la
société humaine. Des penseurs de tous bords s’y laisseront prendre : des
libéraux, pour lesquels le “darwinisme social” donne un fondement naturel à la
loi du marché, jusqu’à Marx qui, dans un revirement critique, attribuera dès
1862 la même intention plus ou moins consciente à Darwin, avant d’être suivi
dans son interprétation par Engels. Tous pensent effectivement que le
“darwinisme social” a été inventé par Darwin et se trompent. (...) Pour Darwin,
en effet, l’évolution intellectuelle humaine s’accompagne d’une diminution des
activités instinctives en général, (...) C’est ce que j’ai appelé l’effet réversif de
l’évolution : de l’animal à l’Homme, l’évolution ne connaît pas de rupture mais
une torsion, qui renverse l’hégémonie des principes de la lutte individuelle
pour l’existence et de la survivance du plus apte, et intègre les valeurs de la
civilisation sans pour autant quitter le cadre du continuisme matérialiste. (...)
En France, la philosophie universitaire consacre Spencer comme le
représentant central de l’évolutionnisme, fût-ce pour le critiquer à l’occasion.
Au cœur de tous ces débats d’autant plus acharnés que leurs acteurs sont
accrochés aux mêmes erreurs de méthode (systématisation analogique,
arbitraire des exemples, découpage opportuniste des séquences de
phénomènes, fragmentation des logiques, émiettement des citations), Darwin
est absent, ou n’est qu’un emblème.” Darwinisme social : la méprise in Si les
lions pouvaient parler Essais sur la condition animale ainsi que La pensée
hiérarchique et l’évolution.]
32
II. Quels peuvent être les soubassements du point de vue raciste,
ségrégationniste ?
On peut penser que la détermination essentielle de la posture raciste,
ségrégationniste (consciente ou non) - selon laquelle, d’une manière ou d’une
autre, l’autre est inférieur c’est-à-dire plus ou moins étranger à, en deçà de
l’humanité (qu’il s’agisse de race ou d’autre chose, la logique est similaire) -
réside dans les points suivants, parmi d’autres (économiques, politiques) : un
impérieux désir de se croire supérieur à l’autre, associé à :
- une peur de l’autre - séquelle probable d’un passé infantile qui ne passe peut-
être pas, ou trop peu - cet autre dont on ne sait ce qu’il pense et désire, dont
les actes à notre égard peuvent être imprévisibles voire dangereux.
- Une autre peur d’un autre cette fois-ci en soi. La peur de “la bête”
intime/étrangère, la peur du pulsionnel en soi, plus ou moins soupçonné
comme potentiellement dévastateur, que l’on préfère projeter sur l’autre,
servant alors d’écran, de bouc-émissaire. On attribue ainsi à l’autre ce qui est
en soi et que l’on refuse de reconnaître, on le dénonce alors en l’autre pour
mieux se persuader que l’on en est exempt, on le combat en l’autre jusqu’à
vouloir l’éradiquer, (Cf. Thème 2 Humain/Animal). On dira que ceux des “races
inférieures”, ou bien les classes populaires, ou encore les femmes, et à
certaines périodes de l’histoire, les malades mentaux, sont des êtres
“sauvages”, “barbares”, déterminés par des forces animales, difficiles à
dompter, etc.
- Un désir, probablement vestige de ce même passé, de se croire le meilleur
pour compenser un sentiment enfantin d’infériorité et pour se croire le
préféré... des grands. Il faut se sentir très petit pour être animé par un
impérieux désir de se croire plus grand, plus fort, plus intelligent que l’autre,
en un mot se croire supérieur. Celui qui serait sûr de lui n’éprouverait pas ce
tenace désir d’avoir autour de lui des êtres inférieurs afin d’asseoir sa
prétendue supériorité, il pourrait vivre dans un monde d’égaux (à ne pas
confondre avec des “identiques”. D’autre part, un monde d’égaux n’exclut ni
l’autorité, ni la hiérarchie. Nous verrons ces points en conclusion).
- Un désir, inconscient, de se placer en bonne posture face à une instance
Autre transcendant le monde, et de se présenter à elle comme un être
supérieur aux autres et méritant par suite une place d’exception : celle d’élu.
- Et probablement un amour infantile de soi, “de son chez soi”, conduisant à un
certain rejet de l’autre, et au pire à de la haine, toujours destructrice.
33
La position ségrégationniste, raciste, stricte ou élargie, distingue toujours
moi/nous et les autres, sur le mode supérieur/inférieur ; et ce moi/nous se
place en étalon de mesure, modèle à partir duquel il va jauger les autres et les
exclure de l’humanité, partiellement ou totalement, en les déclarant : pas tout
à fait ou pas du tout humain. Mais il est aisé de montrer que c’est toujours à
partir de lui - au nom de quoi ? - ou de critères qu’il a établis en fonction du
résultat escompté - justifier sa prétendue position d’exception - qu’il énonce
son propos circulaire : J’établis une échelle d’évaluation qui me permettra de
conclure que tel et tel ne sont pas conformes aux critères, pour ensuite
conclure qu’ils ne sont pas conformes aux critères. Les personnes subissant
elles-mêmes cette procédure peuvent l’infliger à d’autres ; cela leur permettra
de se sentir ainsi, quand même, supérieures à d’autres, etc.
Peut-être pouvons-nous dire aussi que la position raciste, ségrégationniste
veut “le même” tout en le refusant et refuse “l’autre” tout en le désirant. Et
c’est peut-être là l’une des difficultés majeures.
Cette position veut “le même” en ce sens que l’individu
raciste/ségrégationniste rejette tout ce qui lui est autre, étranger, différent
comme étant l’incarnation de l’infériorité, de la souillure dont il faut se laver
soit en le “civilisant”, c’est-à-dire en réalité en le ramenant à soi-même (LE
modèle de civilisation), soit en l’exterminant dans sa radicale insupportable
altérité.
Revenir au même, à soi, dans les deux cas, par des procédés différents. Mais
simultanément, cette position conduit le raciste/ségrégationniste à craindre
voire refuser que l’autre devienne le même - ce qui d’ailleurs est impossible du
fait de la singularité de chacun et de chaque peuple, etc. - au point d’avoir
besoin qu’il reste autre. Car enfin, si l’autre devient le même, par rapport à qui
pourra alors se situer la prétendue supériorité du raciste/ségrégationniste se
retrouvant entouré d’égaux, plus que cela d’identiques/mêmes (ce qui est
impossible) ? Si donc l’autre “sauvage”, “barbare” est “civilisé” - c’est-à-dire
ramené à soi-même présenté comme LE modèle -, il faudra conserver des
marques distinctives inégalitaires, c’est-à-dire préserver une altérité
nécessairement inégalitaire pour l’individu raciste/ségrégationniste
(confondant à tort différence et inégalité car incapable de penser la différence
autrement qu’en terme d’inégalité, parce qu’il en a psychiquement
farouchement besoin pour se distinguer, se poser, s’affirmer - en niant
l’autre.). Le raciste/ségrégationniste désire donc que l’autre reste autre (pour
lui autre = inférieur), tout en lui reprochant d’être autre (= pas le même). Et
c’est peut-être dans ce reproche que se localise sa jouissance. Adresser
inlassablement ce reproche à l’autre afin de justifier (toujours devant les
34
autres et l’Autre) et de savourer sa haine, sa domination, et les humiliations
infligées à l’autre. Et si l’entreprise d’extermination parvenait à supprimer tous
“les autres” - ce qui est impossible - au point qu’il n’y en ait plus, la population
restante faite des “mêmes purs” se retrouverait sans “autres” pour se croire
supérieure. A qui en effet pourrait-elle se mesurer, s’il n’y a plus d’autres, en
fixant des critères en sa faveur, pour se prétendre ontologiquement supérieure
(aux autres devant l’Autre) ? Alors, probablement comme dans la fiction
évoquée plus loin, d’aucuns trouveraient, à l’intérieur de cette population de
“mêmes”, des “autres” pas si “purs” qu’ils le prétendent, et une nouvelle
altérité nécessairement inégalitaire (puisque la représentation
raciste/ségrégationniste est enfermée dans son incapacité à penser l’altérité/la
différence autrement que sur le mode de l’inégalité) naîtrait, désirée et haïe,
dans cette jouissance mortifère.
On peut noter par là que celui qui hait est fondamentalement attaché à l’objet
de sa haine et que la position raciste, ségrégationniste est intenable sans les
autres et l’Autre : les autres pour se croire supérieurs à eux et l’Autre pour se
montrer à lui comme supérieur aux autres afin de s’en croire l’élu.
Le raciste/ségrégationniste a besoin de l’autre pour se situer, mais de manière
négative et même négatrice : c’est son travail de négation/destruction de
l’autre qui l’affirme, mais son travail ne peut avoir de fin, comme celui de
Sisyphe, car s’il parvenait réellement à nier/détruire l’autre, il ne pourrait plus
s’afficher supérieur. Le raciste/ségrégationniste est prisonnier de son
incapacité à penser l’altérité autrement qu’en terme d’inégalité. Il fait le
contresens tenace chez nous tous, et mortifère, qui consiste à confondre
identique et égal, différent et inégal. Or, l’autre humain n’est et ne peut
être/devenir identique, il peut, par contre, être reconnu comme égal et
différent. Le racisme/ségrégationnisme n’est alors plus possible.
Dautre part, comme on le souligne souvent, la posture raciste/ségrégationniste
est fort probablement l’expression d’une ignorance de l’autre, une peur de
l’inconnu, de l’étrange étranger, etc. Mais c’est certainement, avant tout et
surtout, une ignorance de soi, d’une part de soi hantée par les préjugés
chargés d’affects inconscients, mêlée à un refus d’une part de soi, par peur,
par haine de cette partie de soi faisant l’objet d’un farouche déni (le corps
animal, pulsionnel, odorant, désirant interprété comme une bassesse, alors
que l’intellect est un signe d’élévation. Cf. Thème 2 Humain/Animal). Le Noir,
l’Ouvrier, la Femme, le Fou, l’Esclave, etc. sont, d’une manière ou d’une autre,
assimilés à l’Animal imaginé, présenté comme un être obscur, inintelligent,
35
instinctif, sans initiative, grossier, sale, sauvage, indomptable, “incivilisable”,
imprévisible, étranger au logos (On se demandera s’ils ont une âme, puis,
n’osant plus s’exprimer ainsi, on parlera d’insuffisante intelligence, et d’une
manière plus édulcorée encore, plus “correcte politiquement”, on parlera
d’insuffisante logique, etc.). Alors, s’il s’agit d’une “sale bête”, il faut
l’éradiquer, sinon, on peut essayer de la domestiquer, avec plus ou moins de
paternalisme et une certaine indulgence condescendante pour cet être
inférieur qui “n’a pas été gâté par la Nature” - ou Dieu (et l’on cherchera, et
trouvera, des passages dans l’Ancien Testament ou en un autre texte religieux,
justifiant ce point de vue) -. On voit là qu’il n’y a aucun argument rationnel,
scientifique, mais seulement des représentations imaginaires chargées
d’affects et de préjugés inconscients s’exprimant, à l’insu de celui qui les
énonce, dans certains de ses actes, choix, propos : on rejettera le noir,
inquiétant, le bas, vil, l’arrière, en retard, la gauche, sinistre, etc., sans se
rendre compte qu’on l’a présenté tel pour mieux l’exclure de l’humanité
effective, pour mieux l’inclure dans la catégorie des êtres que l’on peut
exploiter sans scrupules, à titre d’objet utilitaire ou de distraction.
La reconnaissance effective de l’égale dignité de tous les êtres humains aurait
des conséquences incommensurables sur les plans éthiques, politiques,
économiques. Comme le précise Kant, en parlant d’autre chose, nous ne
serions alors pas seulement cultivés, civilisés mais, et c’est l’essentiel,
moralisés. Cf. Idée d’une Histoire universelle du point de vue cosmopolitique.
Cette posture raciste/ségrégationniste est probablement implantée dans des
facteurs relevant essentiellement de notre infantilisme si difficile à dépasser si
nous n’y prenons garde. Mais pour accorder à cette position archaïque des
atours intellectuellement recevables par d’autres et par l’Autre, d’aucuns
peuvent veiller à produire de prétendues justifications scientifiques. Cela dit,
on pourrait penser que les progrès dans les connaissances actuelles autant sur
le plan des sciences de la nature que des sciences humaines permettent
d’élaborer un argumentaire convaincant contre toutes les formes de racisme.
Et pourtant, ce n’est pas le cas. Pourquoi ?
Une fiction peut illustrer ce problème : si un groupe d’individus racistes
parvenait à produire des clones (Cf. Thème 5) d’eux-mêmes, on pourrait
penser, à première vue, qu’il n’y aurait plus de racisme possible puisque les
clones seraient les copies “des purs”. Mais rien n’est certain, car ces individus
racistes/ségrégationnistes pourraient développer à l’égard de leurs clones une
forme de racisme/ségrégationnisme : nous sommes les originaux/les
36
modèles/les purs (la “race supérieure”), vous n’êtes que des copies, donc des
êtres de seconde zone. Etes-vous d’ailleurs des humains ? N’êtes-vous pas
plutôt nos créatures ? Et puis nous savons que le clone n’est pas la copie
conforme de “l’original”, il y a toujours quelques différences dues aux erreurs
lors de la duplication...
Un dernier document, extrait de l’ouvrage de G. Lambert La légende des
gènes, illustre ces difficultés p. 62 : “ (...) la dangerosité des illusions
scientifiques lorsqu’elles se chargent de régler les problèmes sociaux. Le mot
eugénisme est inventé en 1883 par F. Galton dans le sens de “bien né”. (...) En
1904, il définit plus précisément cette notion comme “l’étude des facteurs
socialement contrôlables qui peuvent élever ou abaisser les qualités raciales
des générations futures, aussi bien physiquement que mentalement”. (...) En
1869 il publie Hereditary Genius, un ouvrage dans lequel il expose ses travaux
sur le degré de liaison entre les variations individuelles du niveau d’intelligence
et conclut que cette dernière peut être transmise d’une génération à l’autre.
(...) Galton est persuadé que la sélection naturelle n’opère plus dans nos
sociétés et que, faute d’un combat salutaire pour la vie, le genre humain se
dégrade. Cette idée de dégénérescence se retrouve de façon constante dans
toutes les thèses eugénistes. Elle s’inscrit dans le contexte de la révolution
industrielle avec son lot de misère, (...). Elle correspond par ailleurs à une
tentative de transposition de la théorie de l’évolution à la sphère sociale, ce
qui ne signifie pas pour autant que Charles Darwin adhérait aux thèses de son
cousin (...). La réduction de l’être humain à la valeur de son héritage biologique
constitue la clef de voûte de l’eugénisme. En d’autres termes, l’efficacité
supposée des stérilisations ou de l’élimination radicale des individus déviants
pour améliorer la qualité d’une société repose d’abord sur une foi aveugle
dans le déterminisme génétique. (...) En Europe l’idéologie de Galton trouve
une audience attentive. En 1912, le premier congrès international sur
l’eugénisme est organisé à Londres. On note parmi les vice-présidents la
présence de W. Churchill qui avait secrètement proposé, deux ans auparavant,
la stérilisation de 100 000 handicapés mentaux. Dans les années 30 H. Müller,
l’ancien collaborateur de Morgan, travaille dans un laboratoire soviétique où il
berce l’espoir de convaincre Staline d’adopter son plan de politique eugéniste.
(...) Des législations eugénistes sont adoptées en Suisse (1928), au Danemark
(1929), en Allemagne (1933), en Suède et en Norvège (1934), en Finlande
(1935) et en Estonie (1936). En 1933, le prix Nobel de médecine est remis à
Morgan (absent à la cérémonie) par le Dr. F. Henschen, qui déclare : “sans vos
travaux la génétique humaine moderne et l’eugénisme seraient
inenvisageables ; l’eugénisme reste sans doute un objectif d’avenir”. C’est
37
dans l’Allemagne nazie que les événements vont prendre la tournure la plus
dramatique : loi du 14 juillet 1933 qui recense les malades passibles de
stérilisation forcée. Elle est globalement calquée sur ce qui est déjà fait aux
Etats-Unis et dans d’autres pays d’Europe. Entre 1933 et 1945 elle a fait 350
000 à 400 000 victimes. En août 1939, Hitler préconise l’opération T4 qui
autorise l’extermination des malades mentaux. (...) [On peut découvrir le beau
livre de Christa Wolf Trame d’enfance]
En 1963, un an après avoir reçu le prix Nobel, F. Crick (1916-2004), l’un des
découvreurs de la molécule d’ADN, déclare : “Aucun enfant nouveau-né ne
devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests
portant sur sa dotation génétique ; s’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit
à la vie”. (...)
Ils attribuent à la science une mission qui n’est pas la sienne, celle de régler
des problèmes de société, des comportements humains profondément
enracinés dans leurs dimensions psychologique, culturelle, sociale et
politique.” (Voir Thème 2 Humain/Animal)
Supposition pessimiste : n’y a-t-il pas toujours des raisons (fausses) d’être
raciste ? Ces fausses raisons relèvent-elles de l’erreur ?
III. Pourquoi les explications scientifiques et rationnelles ne parviennent pas
à lutter efficacement contre ce point de vue raciste, ségrégationniste ?
Quelles sont les explications scientifiques, rationnelles, permettant de montrer
que l’interprétation raciste/ségrégationniste est fausse ? En quoi ces
arguments scientifiques ne sont pas, en réalité, efficaces contre le discours
raciste ?
Quelques exemples :
S. J. Gould Darwin et les grandes énigmes de la vie “La taxonomie est l’étude
des classifications. Nous appliquons des règles taxonomiques rigoureuses à
toutes les formes de vie, mais, quand nous arrivons à [notre] espèce, nous
éprouvons tout d’un coup de sérieuses difficultés. On divise généralement
notre espèce en races. Et, suivant les règles de la taxonomie, toute subdivision
d’une espèce est une sous-espèce. Les races humaines sont donc des sous-
espèces de l’Homo sapiens. Au cours des dix dernières années [édition 1977],
l’habitude de diviser les espèces en sous-espèces a été progressivement
38
abandonnée, dans bien des domaines, à mesure que l’introduction de
techniques quantitatives faisait naître de nouvelles méthodes de recherche sur
les variations géographiques à l’intérieur des espèces. (...) J’affirme que la
classification raciale de l’Homo sapiens constitue une approche démodée de la
différenciation à l’intérieur d’une même espèce. En d’autres termes, je rejette
la division des êtres humains en races au même titre que je préfère ne pas
distinguer de nombreuses sous-espèces chez les escargots d’Inde occidentale
qui sont l’objet de mes recherches personnelles.
On a déjà réfuté de nombreuses fois la classification raciale, (...) Pourtant, ces
idées n’ont pas été acceptées, parce que la pratique taxonomique d’il y a dix
ans favorisait encore la distinction en sous-espèces. (...) Les variations
géographiques vont de soi, pas les races. On ne peut pas nier que l’Homo
sapiens soit une espèce très différenciée, et personne ne contestera que la
couleur de la peau soit le signe le plus visible de ces variations. Mais la
variabilité n’entraîne pas automatiquement la division en races.
Les espèces occupent une place déterminée dans la hiérarchie taxonomique.
Dans le cadre de la biologie, chaque espèce représente une unité “réelle” dans
la nature. Elle se définit en fonction de sa place, “population d’organismes se
reproduisant, ou susceptibles de se reproduire, en circuit fermé et partageant
le même type de gènes”. Au-dessus de l’espèce, on rencontre une
classification quelque peu arbitraire. Il arrive que le genre de l’un soit la famille
de l’autre. (...) Au-dessous de l’espèce, il n’y a que la sous-espèce. Dans
Systematics and the Origin of species (1942), Ernest Mayr a défini cette
catégorie : “La sous-espèce, ou race géographique, est une subdivision
géographique de l’espèce distincte génétiquement et taxonomiquement, des
autres subdivisions de l’espèce.” Il faut remplir deux conditions : 1. une sous-
espèce doit être identifiable par les caractéristiques de sa morphologie, de sa
physiologie ou de son comportement, c’est-à-dire qu’elle doit être
“taxonomiquement” (donc, génétiquement) distincte des autres sous-espèces ;
2. une sous-espèce doit occuper une partie du territoire local d’une espèce.
La sous-espèce diffère des autres catégories taxonomiques sur deux points
fondamentaux : 1. ses limites ne sont ni fixes ni définies, car le représentant
d’une sous-espèce peut se reproduire avec un représentant de toutes les sous-
espèces de son espèce ; 2. cette catégorie n’est pas nécessaire. Tout
organisme doit appartenir à une espèce, toute espèce doit appartenir à un
genre, tout genre à une famille, et ainsi de suite. Mais il n’est pas nécessaire de
diviser les espèces en sous-espèces. La sous-espèce est une catégorie de
convenance. Elle n’est utilisée que lorsque nous croyons qu’elle peut nous
aider à comprendre la variabilité en divisant les espèces en groupes délimités
géographiquement. De nombreux biologistes pensent actuellement qu’il est
39
non seulement incorrect, mais aussi dangereux de plaquer une nomenclature
formelle sur les systèmes dynamiques de variabilité que l’on observe dans la
nature.” (Voir page 253 et suivantes)
Axel Kahn Et l’Homme dans tout ça ? “Le concept scientifique de race
n’apparaît qu’au XVIIIe siècle. Il est déjà perceptible au milieu du siècle sous la
plume de Linné, dont la classification systématique des êtres vivants s’étend
aux hommes rangés en six catégories, qui deviendront des races : les
“Monstrueux” (c’est-à-dire les personnes malformées que Linné assimile à une
race à part entière), les Hommes sauvages, les Africains, les Européens, les
Américains et les Asiatiques.”
“Les races humaines n’existent pas, au sens que l’on donne au mot “race”
lorsque l’on parle de races animales. Un épagneul breton et un berger
allemand appartiennent, par exemple, à deux races différentes qui obéissent
peu ou prou aux trois caractéristiques définissant, par ailleurs, les variétés
végétales : distinction, homogénéité, stabilité. (...) Rien de tout cela ne
s’applique aux populations humaines. Par exemple, c’est une augmentation
continue de la pigmentation cutanée que l’on observe du Nord au Sud (...).
Certains ont proposé que la sélection des peaux claires dans les régions les
moins ensoleillées a permis d’améliorer la synthèse cutanée de la vitamine D,
facteur antirachitique essentiel, normalement stimulée par la lumière.”
Albert Jacquard et A. Kahn L’avenir n’est pas écrit “Notre patrimoine
génétique humain est à 98,4 % identique à celui du chimpanzé, en tout cas
pour ce qui concerne les régions “codantes”, c’est-à-dire celles où sont situés
les gènes qui codent les protéines. Evidemment, dans les régions non géniques
- ce que nous appelons l’ADN poubelle (ou junk DNA) (*), nous sommes très
différents, les chimpanzés et nous. Mais, dans ces régions là, deux hommes le
sont également. C’est d’ailleurs parce que le junk DNA se révèle variable d’un
individu à l’autre que nous pouvons réaliser les empreintes génétiques (...) Par
contre, si nous considérons nos gènes à proprement parler, qui remplissent
tous une fonction biologique, tous les hommes se révèlent alors à 9 999 pour
10 000 identiques. (...) Le génome étant combinatoire nous ne sommes donc
pas biologiquement identiques. (...) La diversité génétique se révèle plus
importante au sein d’un même groupe ethnique qu’entre la moyenne de deux
ethnies distinctes. (*Le junk DNA, précise Kahn, représente 98 % de l’ADN, les
gènes n’occupent donc qu’une infime partie de la double hélice. Les séquences
répétitives semblent s’être répétées de manière égoïste, sans aucune utilité.
50 % de tout l’ADN humain ne sert à rien (...). Or, comme l’évolution élimine
seulement ce qui est nuisible, elle n’a pas éliminé ces séquences... En outre, il
40
n’est pas dit que de telles séquences soient totalement inutiles : il semble que
leur présence, en des points précis du génome, ait créé des conditions
favorables à l’expression de certains gènes. Remarque de Jacques Testart
OGM, quels risques ? : “L’ADN est surtout composé de parties apparemment
non codantes (les “introns”, un peu vite taxés "d'ADN poubelle” parce qu’ils ne
serviraient à rien).) [Cf. Thème 4]
La recherche de races dans l’espèce humaine est inefficace. La raison en est
simple : seule une longue évolution peut permettre qu’un groupe se sépare
d’un autre, et fonde une race à part entière. Pour qu’un groupe se sépare
d’une population donnée, il faut qu’il s’isole durant un nombre de générations
équivalant à l’effectif total du groupe. (...) Nous pourrions dire, à ce moment-
là, qu’il s’agit d’une race distincte ; mais elle ne serait ni meilleure ni moins
bonne que le reste de la population humaine : elle serait juste un peu
différente. Il doit s’agir d’un isolement absolu ; il suffit d’un minuscule petit
apport extérieur pour que tout soit remis en cause. C’est la raison pour
laquelle une telle configuration de séparation absolue, sur des centaines de
générations, ne se rencontre pas. Cela étant, dans l’histoire de l’humanité, il se
peut très bien que des races aient existé. Il y a vingt mille ans, les habitants
d’une zone retirée ont pu rester suffisamment isolés pour former une race ;
mais comme les populations ont des échanges de gènes, d’éventuelles races
de ce type ont disparu.
Oublions les gènes de couleur de la peau, lesquels sont globalement liés au
niveau de production de la mélanine, et imaginons plutôt que nous ayons tous
une grosse lettre gravée sur le front indiquant notre groupe sanguin. Moi
j’aurais un B, vous un A ; si bien que d’éventuelles “races” seraient définies en
fonction de cette lettre. (...) Quelques gènes se manifestent, effectivement,
tels que les gènes de la paupière (les Chinois ont des paupières différentes des
nôtres) ; ou bien les gènes de la couleur de la peau : ce sont des
caractéristiques qui nous sautent aux yeux, mais elles sont finalement de peu
d’importance. Et je (A. Jacquard) ne vois pas pourquoi nous marquerions de
l’intérêt pour ces quelques gènes “visibles”.”
On peut noter, après la lecture de ces documents, trois points :
1. Il est vain et dangereux de s’acharner à montrer qu’il n’y a pas de races
humaines car ce travail admet implicitement le discours raciste selon lequel s’il
y a des races alors il y a inégalité entre les races. Même s’il y avait des races
humaines le racisme ne serait pas pour autant légitime car il confond de
manière irrationnelle différences (les variations naturelles) et inégalités. Si les
Néandertaliens - appartenant probablement à une autre espèce que la nôtre -
existaient, que faudrait-il conclure ?
41
Autrement dit, l’existence ou non de races et même d’espèces ne constitue en
rien un argument pour ou contre le racisme... Ce ne sont pas les races qui font
problème, c’est le discours raciste. Et la science n’a pas d’argument valable
contre ce discours parce que ce n’est pas un discours scientifique.
Kahn : “Fonder l’antiracisme sur l’inexistence des races humaines
biologiquement distinctes revient à reconnaître que si jamais elles existaient
alors le racisme serait légitime !”
2. D’autre part, aucun argument scientifique ne convaincra le
raciste/ségrégationniste de son “erreur” car les progrès scientifiques sur ces
données montrent que le discours raciste opère un déplacement des
arguments pseudo-scientifiques vers les notions de culture, de différences
jusqu’à conclure qu’il est impossible de s’entendre tant nous sommes
différents, qu’il faut vivre séparément, chacun dans sa culture. Il n’y a parfois
même plus de référence explicite à une quelconque inégalité raciale, il y a une
insistance tenace sur les notions de différence, d’altérité radicale,
d’incommunicabilité : “chacun chez soi”. Et ce parce que nos cultures, nos
civilisations et surtout nos religions seraient incompatibles...
3. Enfin, certaines campagnes de lutte contre le racisme laissent penser
qu’elles sont déterminées par un présupposé plus ou moins conscient que l’on
pourrait énoncer ainsi : la personne déployant une interprétation
raciste/ségrégationniste est dans l’ignorance et l’erreur. Si elle avait accès à
des connaissances rationnelles et des explications scientifiques elle ne serait
plus raciste/ségrégationniste car elle pourrait alors repérer le caractère
indéfendable de son propos.
Or, un double constat s’impose : premièrement, les connaissances
scientifiques et les argumentations rationnelles montrant que l’interprétation
raciste/ségrégationniste est irrecevable sont nombreuses et pourtant cette
représentation est tenace ; deuxièmement, les exemples étudiés ci-dessus
précisent à quel point les chercheurs dans le domaine scientifique, même de
bonne foi, peuvent véhiculer à leur insu cette représentation au point de la
justifier par de prétendus arguments scientifiques.
Il est donc notable que les explications rationnelles, scientifiques ne peuvent
convaincre le sujet raciste/ségrégationniste de son erreur. Parce que ce n’est
pas une erreur. On pourrait dire en effet qu’une erreur résulte d’une privation
de connaissance, d’un dysfonctionnement dans le raisonnement pour
différentes raisons (inattention, ignorance de certains paramètres, etc.) et ce
de manière involontaire chez le sujet qui cherche le vrai.
42
Mais dans la position raciste/ségrégationniste, de quoi peut-il s’agir, dans la
mesure où le sujet “ne veut rien savoir” ? Autrement dit, même face aux plus
forts arguments, la position raciste/ségrégationniste demeure. C’est pourquoi
l’on peut parler non pas d’erreur mais d’une certaine forme d’illusion (de déni)
exprimant un désir. Le désir farouche de se croire supérieur, le plaisir sadique
d’humilier l’autre. Face à ce désir de domination humiliante de l’autre, la
connaissance rationnelle, la vérité ne peuvent rien. Elles ne sont opératoires
que lorsqu’il s’agit de corriger une erreur car dans ce cas le sujet veut le vrai.
Mais lorsque le sujet ne veut pas le vrai mais désire une satisfaction provenant
du sentiment, même illusoire, d’être supérieur, la vérité n’a aucun pouvoir. Le
mensonge à soi est plus fort.
Ce constat n’est pessimiste qu’en apparence. Il souligne surtout ceci : notre
désir, intime et cependant surtout inconscient, peut nous conduire à accepter
ou soutenir des idées qui ne sont en rien défendables d’un point de vue
rationnel mais qui flattent certaines de nos représentations. Nous sommes
sensibles à tout discours nous présentant comme les meilleurs, les plus
intelligents, etc. Toute ambition scientifique, rationnelle doit être
éminemment vigilante sur ce point. Sans doute devons-nous nous rappeler la
formule de Socrate : “Connais-toi toi-même” et la réflexion de Platon sur la
sophistique, cette sorte de “cuisine” qui est opératoire à deux conditions :
l’ignorance de l’auditoire dans le domaine concerné et son désir d’être “flatté”.
Gorgias 462
Si ce constat n’est pessimiste qu’en apparence c’est parce qu’il permet de
repérer ceci : certes, face à une personne farouchement raciste ou
ségrégationniste aucun argument scientifique, rationnel n’est efficace car son
désir est trop fort, la personne aura toujours recours à un “oui mais” lui
permettant incessamment de se dérober ; par contre, le repérage de ces
représentations en chaque humain et le déploiement d’un discours
fondamentalement égalitaire c’est-à-dire affirmant de manière claire l’égale
dignité de chacun, auprès des enfants, peuvent être opératoires.
Et, comme cela a été pointé plus haut, une telle position éthique, la seule
rationnelle, aurait des conséquences politiques, économiques et écologiques, à
l’échelle planétaire, incommensurables. Il faudrait, par exemple, mettre en
place des financements permettant une réelle “égalité des chances”, accepter
d’acheter de nombreux produits plus chers, de ne plus installer certaines
industries polluantes dans certains pays ou encore de ne plus déverser nos
déchets dans ces pays, etc. Tout cela sera déclaré utopique par ceux-là mêmes
qui bénéficient de la position confortable “d’élus”. (On peut lire, pour plus de
précisions, les travaux de Jean Ziegler, rapporteur spécial des Nations Unies
43
pour le droit à l’alimentation, L’Empire de la honte, Les nouveaux maîtres du
monde).
Nous pouvons dire que l’organisation mondiale actuelle reste
fondamentalement ségrégationniste et raciste. Nous pouvons supposer que la
représentation raciste, ségrégationniste permet de justifier cette organisation
mondiale, de manière sous-jacente. Car enfin, si l’autre - proche ou lointain -
était réellement reconnu dans son égale dignité, nombre de faits seraient
absolument insupportables alors qu’ils sont admis.
Cela dit, nous pouvons constater une double faiblesse dans cette position
raciste/ségrégationniste : premièrement, ce n’est qu’en s’adressant à/en
parlant d’un humain que le discours raciste s’acharne à essayer de montrer
qu’il n’en est pas un, montrant par là qu’il en est un (le raciste ne va pas
s’obstiner à montrer qu’une chose ou un animal n’est pas humain) ;
secondement, ce discours manifeste un étrange et permanent besoin de
justifications (pseudo-religieuses/pseudo-scientifiques) face aux autres, à
l’Autre, comme s’il savait combien il est intenable.
Alors, faut-il renoncer à lutter contre les représentations racistes ?
Certainement pas. Dabord parce qu’elles sont rationnellement indéfendables,
éthiquement insoutenables et ensuite parce que ce serait un “argument
paresseux” (Leibniz) que de conclure, à partir de ce constat partiel, qu’il n’y a
rien à faire. Il y a autre chose à faire. Et peut-être que la ligne droite n’est pas
le plus court, ni le meilleur chemin en ces matières.
En parvenant à déterminer pourquoi les explications rationnelles ne sont pas
opératoires on peut déjà déterminer ce qui est inutile de faire, pour essayer de
préciser ce qu’on pourrait faire.
En guise de conclusion...
John Stuart Mill “De tous les stratagèmes utilisés pour éviter de prendre en
considération l’influence que la société et la morale exercent sur l’esprit
humain, le plus lâche est celui qui attribue la diversité des comportements et
des personnalités à des différences naturelles innées”. Cela revient à rendre
“la nature complice du crime d’inégalité politique” pourrait compléter
Condorcet.
44
Il semble donc erroné de rechercher des arguments scientifiques contre le
racisme, il n’est par contre pas vain d’étudier Homo sapiens, sans pour autant
l’identifier à l’Humain : du point de vue de la théorie de l’Evolution, des
sciences de la nature, nous nous étudions en tant qu’Homo sapiens, c’est-à-
dire être vivant, animal, mammifère, etc. Mais la connaissance d’Homo sapiens
ne peut saturer le discours sur l’Humain, objet d’étude des sciences humaines.
C’est pourquoi la sociobiologie, par exemple, paraît, d’emblée, insuffisante ;
c’est pourquoi aussi toute référence exclusive au déterminisme
biologique/génétique se révèle insatisfaisante (cf. Thème 2 Humain/Animal et
Thème 4 sur les OGM). D’autre part, étudier Homo sapiens d’un point de vue
scientifique, selon la théorie de l’Evolution par exemple, c’est ne faire
intervenir aucun jugement de valeur dans la mesure où de ce point de vue
Homo sapiens est analysé comme tout autre animal, or, dans la nature, il n’y a
pas de valeurs, il n’y a que des êtres vivants (d’un point de vue biologique), et
c’est notre imagination, notre affectivité qui projettent sur le vivant des
jugements de valeurs : le lion, roi des animaux, le renard, rusé, etc. Mais dans
la nature, seuls des êtres singuliers existent et, de ce point de vue, un lion n’est
pas toujours le plus fort... quelques virus peuvent le terrasser, etc. Enfin, les
progrès dans la connaissance scientifique, même s’ils apportent de sérieux
arguments contre toute forme de racisme, de ségrégationnisme ne permettent
pas de lutter efficacement contre le discours raciste qui opère alors un
déplacement : on ne parlera plus “d’inégalités raciales”, on parlera de
“cultures différentes” incompatibles, nécessairement vouées au “choc des
civilisations”.
Kahn “La biologie n’a aucunement la capacité de déterminer, encore moins de
prouver quelles sont les bases de la morale. Elle n’a pas non plus la possibilité
d’apporter un fondement scientifique à la conviction philosophique de l’égale
dignité des êtres.”
Une chose est sûre, nous sommes tous animés par des représentations
erronées, fallacieuses, par des préjugés, inconscients. Voilà pourquoi la
méthode sceptique, appliquée à ses propres opinions, est une obligation
salutaire toujours inachevée. C’est ce que nous rappelle Bachelard (1884-
1962) : “La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe,
s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de
légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ;
de sorte que l’opinion a, en droit*, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne
pense pas (...) Elle est le premier obstacle à surmonter.” (* Par définition,
pourrait-on dire.)
45
Il nous reste donc à réfléchir sur le concept d’égalité et plus précisément
“d’égale dignité humaine” de chacun d’entre nous. (cf. texte de Kant sur le
respect, en conclusion du thème 1 : Evolution/Créationnisme.)
La notion d’égalité est souvent, à tort, confondue avec celle
d’identité/mêmeté. Or affirmer que les humains sont égaux ce n’est pas dire
qu’ils sont pareils, ce n’est pas nier leurs différences (notre singularité est
manifeste, nos différences sont évidentes) ; ce n’est même pas nier les notions
de hiérarchie, d’autorité, etc. Affirmer que les humains sont égaux c’est poser
l’idée - la seule défendable - que chacun de nous n’est pas plus, pas moins un
humain qu’un autre, que si je suis humain alors l’autre l’est, et s’il l’est, je le
suis, car nous sommes semblables. Aucun de nous n’est plus ou moins Humain
(comment mesurer l’Humanité - le degré d’Humanité - d’une personne ? Sur
quelle balance pourrait-on peser l’Humanité de chacun d’entre nous ?!) : on
est humain ou on ne l’est pas (en ce cas on est minéral, végétal, animal, chose,
etc. c’est-à-dire non pas un être inférieur mais une réalité autre que la réalité
humaine. Seule mon imagination peut me conduire à croire, stupidement, que
je suis supérieur(e) à un caillou, une plante, un éléphant, une table... Nous
sommes incomparables, incommensurables c’est-à-dire sans commune
mesure. Donc toute comparaison est vaine).
De quel droit un humain peut-il prétendre qu’un autre ne l’est pas, pas assez,
etc. ? Aucun. Il n’y a aucun argument. Le signe le plus manifeste déjà signalé
est le suivant : ce n’est qu’au sujet d’un humain que je peux m’acharner à
tenter de montrer qu’il n’en est pas un ; donc il en est un. Ma tentative de
négation se solde par une affirmation. Et au nom de quoi ? Ceux qui contestent
l’égale dignité de chaque humain cherchent caution auprès d’une instance
Autre : Dieu, la Nature, la Science, etc. Mais ce ne sont que des alibis.
Parce qu’on n’ose plus parler comme nos Anciens le faisaient en disant que les
Noirs, les femmes, les esclaves, etc. n’ont pas d’âme, qu’ils sont hors Logos ; on
dira, de manière plus convenue, qu’ils sont moins intelligents, ou qu’ils n’ont
pas la même intelligence (retour voilé de l’âme), ou qu’ils sont moins
“logiques” (retour caché du logos). On dira la même chose, autrement, avec
une référence plus ou moins dissimulée à l’animalité (nécessairement
négative, cf. Thème 2 Humain/Animal).
Cela dit, poser l’idée d’égale dignité humaine de chacun d’entre nous, ce n’est
en rien nier, comme d’aucuns le prétendent - en justifiant par là leur refus
(suspect ?) du concept d’égalité - les différences et les rapports hiérarchiques
d’autorité (à ne pas confondre avec les rapports de domination) : les
différences de sexes, de peuples, par exemple, (c’est le concept d’identité qui
exclut l’idée de différences ; le concept d’égalité au contraire l’inclut) ; les
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rapports hiérarchiques déterminés par la responsabilité accordant autorité sur
l’autre : les parents, les professeurs, les chefs d’établissement, etc. ne sont pas
ontologiquement supérieurs aux enfants, élèves, enseignants, etc. mais leur
fonction leur impose des responsabilités leur donnant autorité sur... On peut
donc être des égaux du fait de l’égale dignité de chacun tout en étant dans un
rapport hiérarchique d’autorité, celle-ci étant liée à la responsabilité du sujet
du fait de sa fonction. Plus on a de responsabilités et plus on a d’autorité. Et
c’est cette autorité, légitime, due à la fonction officiellement établie et
reconnue, qui assure de bonnes relations entre les personnes, toutes
assujetties/soumises (mises sous), selon leur spécificité, aux règles (règlement
intérieur), à la Loi.
Il est certain que si l’idée d’égalité est confondue avec celle d’identité il n’y a
plus alors de différences de statuts possibles : le mirage/le délire de l’identité
s’exprimerait dans l’indistinction, l’absence de limites entre homme/femme,
animal/humain, objet/sujet, etc. Une telle absurdité ne mérite pas qu’on s’y
attarde mais seulement qu’on la pointe.
La reconnaissance de l’égale dignité de chacun d’entre nous exige que l’on
accepte de renoncer à une pitoyable et flatteuse illusion qui consiste, d’une
manière ou d’une autre, à se croire supérieur, mais cette reconnaissance est
dans notre intérêt véritable sur le plan éthique, politique, économique et
désormais écologique.
Mais voulons-nous notre intérêt véritable, voulons-nous vivre bien, ensemble,
voulons-nous la paix (qui n’est pas à confondre, souligne Spinoza, avec
“l’absence de conflits” c’est-à-dire “le désert”) ? C’est une autre question.
Ce travail, tout comme le Thème 2 Humain/Animal, et plus encore le Thème 5
Clonage humain, permet de souligner ceci : il est impossible et immoral de
(prétendre) définir l’humain/un humain. Impossible car l’humain n’est pas une
chose dont on pourrait faire l’inventaire des propriétés mais un sujet du désir
pouvant advenir à son désir ; immoral car ce serait prétendre pouvoir le
connaître (comme on peut connaître une chose) et le figer dans une définition
se révélant être la négation même de sa liberté de sujet du désir capable de
s’inventer, autant qu’il est possible pour un être de la finitude, nécessairement
assujetti à la Loi que le fait humain (Cf. Atelier philo prochain : La Loi).
Ecoutons Jean Ziegler : “Chaque jour, sur la planète, environ 100 000
personnes meurent de faim ou des suites immédiates de la faim. (1) 826
millions de personnes sont actuellement chroniquement et gravement sous
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alimentées ; 34 millions d’entre elles vivent dans les pays économiquement
développés du Nord ; le plus grand nombre, 515 millions, vivent en Asie où
elles représentent 24 % de la population totale. Mais si l’on considère la
proportion des victimes, c’est l’Afrique subsaharienne qui paie le plus lourd
tribut : 186 millions d’êtres humains y sont en permanence gravement sous-
alimentés, soit 34 % de la population totale de la région. La plupart d’entre eux
souffrent de ce que la FAO appelle la “faim extrême”, leur ration journalière se
situant en moyenne à 300 calories au-dessous du régime de la survie dans des
conditions supportables. (...) La destruction de millions d’être humains par la
faim s’effectue dans une sorte de normalité glacée, tous les jours, et sur une
planète débordant de richesses. (...) La faim persistante et la sous-alimentation
chronique sont faites de main d’homme. Elles sont dues à l’ordre meurtrier du
monde.” Les nouveaux maîtres du monde Préface.
(1) Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO),
World Food Report 2000, Rome, 2001.
Il ne s’agit surtout pas, à la lecture de ce passage, de se laisser accabler par un
sentiment de culpabilité, passion triste paralysante, il s’agit de comprendre
pour agir mieux.
***
Thème 4 : Que sont les organismes dits génétiquement modifiés ou OGM ?
Résultent-ils d’un franchissement de “la barrière des espèces” ? Cette barrière
est-elle objective ou conventionnelle ? Ce franchissement constitue-t-il un
danger ? En quoi les partisans des OGM et leurs opposants expriment un
certain rapport à la Nature et une certaine représentation de la Science ? De
quels enjeux économiques, politiques et éthiques peut-il s’agir ?
Mme Perroud, professeure de philosophie
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