le cinéma un art cinéma païne (1)
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L'image-rythme par Huberr Damisch
Un siecle aura suff¡ (ou falu-il dire : un siecle aura éré nécessaire ?) pour
que le probleme que le Seprieme Arr a pu poser ases déburs - savoír, précisémenr, si I'on avaír affaire la ou non aun " arr » - fasse I'objer d'un dépla
cemenr donr il imporre de bien mesurer la porrée. Avec pour corol1aire que la ou Walrer Benjamin a pu prérendre que l'invenrion de la phorographie im
posai r de réviser la définirion rec;ue de l'arr, le paradoxe voud rait que nous cherchions aujourd'hui dans le cinéma, rour rejeron qu'il fUr lui-meme de la
phorographie, non pas ranr la confirmaríon des valeurs rradirionnellemenr
associées aI'idée meme d'" arr », que la relance anouveaux frais de quelquesunes des quesrions qui auronr fair, des I'aube de la moderniré, le resson le plus consranr de la réflexion esrhérique. AI'heure ou. les prariques c1assiques,
acommencer par celle de la peinrure, cedenr massivemem la place ades opé
rations qui om pour objer príncipal de baliser le champ désormais impani aux activités déc1arées anisriques, er prérendenr en petvenir I'économie par
un brouillage systématique des fromieres entre les genres, le paradoxe veur que, dans ce conrexre, le cinéma paraisse prendre le reiais des ans rradirionneis er, rour en rravaillam adémemir la rumeur de sa mort, régulieremenr annoncée al'insrar de celle de I'arr lui-meme, qu'il en vienne achercher du coré
du musée des assurances que I'économie de la disrriburion ne saurair lui garantir. A moíns qu'j] ne faille voir les choses arebours, er que ce soir rour au
conrraire le musée qui soir, par défaur, porté areconnairre I'un de ses objers
privilégiés dans cerre prarique anisrique qui semble aspirer, apres un siecle d'exisrence, a une consécrarion donr les aurres arrs - er au premier chef la
peinrure, apparemmenr de rous le plus exposé, dans rous les sens du mor, er pour des raisons qui resrent aélucider - om appris aleurs dépens ase défier ; au poinr d'esrimer, avec Dubuffer (lequel avrai dire n'appréciair guere le cinéma), que I'art aura d'auranr plus de chances d'erre présenr qu'on n'en prononcera pas le nomo
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Le cinema, un art modeme
Dominique Pa'ini, ¡'acruel direcrcur de la Cinémarheque fi-an~ajse, le dé
ciare sans ambages, lui qui n'aura pas cessé de barailler pour que la confusion
soigneusemenr en[[erenue enrre cinémarheque el' musée du cínéma par Icur
créareur, Henri Langlois, abourisse ala fusion de ces deux insrirurions sous le
labe! uniq ue du musée : « La déjeme du cinéma comme art, entreprise ptlr les
critiques, les théoriciem et les historiens depuis longtemps, se confond aujottrd'hui
aIJa la déjeme de la cinémarheque comme muséc ... 7elle est bien la j/.naflté de
ceUe reIJendicalÍon rnwéale : l'autonomie du film eomme ceuvre d'tlrt. ,,1 Mais
« auronomie ", qu'esr-ce adire ? El' « an " ? El' « ceuvre " I El' « musée .. ) Le
cinéma, le ftlm, objers de musée ? Lenjeu serait, en premiere ligne, d'affran
chir le film de ses dérerminarions indus[[ielles el' commerciales, I'introduc
rion des ceuVres au musée ayant pour effer généralcment admis de les sous
rraire a leur foncríon origineIJe - religieuse, polirique, ou de simple ;ouissan
ce ou diverrissemenr - el' d'induire a leur égard des atrirudes el' un regard
neuf Mais c'esr peur-erre aUer un peu vire en besogne que de raxer de " chic
el' mélancolique " la réacrion - en effer trOp bien faire pour rerarder la rrans
formarion de la Cinématheque en musée - qui poree quelques "cinéphiles ..
a regrerter I'époque ou le cinéma apparaissair au regard des insri[Urions (te
musée, l'Universiré) comme un « rnauvais objer ", é[[anger a la culrure l , un
lumpenart comme parlait Clément Gteenberg a propos précisémenr de Du
buffer. Les rappores que le musée entrerient avec le marché de l'arr sont loi n
de la rransparence autaJ1t que de I'indépendance que semble lem prerer
Pai'ni ; el' si la peinrure est paniculieremenr exposée, encore une fois dans rous
les sens du mol', au pojnr d'essuyer l'essentiel d'un feu longremps dirigé
conrre la norion el' les valeurs d'" are» el' qui, par un rerournemenr signiflca
tif, leur porre désormais appui (mais sans pour auranr cesser de viscr la pein
rure), c'esr que celle-ci (la peinrure) est en derniere instance rriburaire des
mouvemenrs spécuJarifs que les insritLlrions nc sonr pas en mesure de comro
ler, alors qu'elle en appelle a une jouissanee essenriellemenr privée. Au lieu
que si le Seprieme Arr ne connall pas le sorr gui csr aujourd'hui celui des arts
dédarés « visuds », aroU[ le moins des prariques picrurales (car iI en va tour
autrement, sinon par conragion, de la lirrérarure, de J'archirecture, de la mu
sique, voire, aun moindre degré de la sculprure), ille daje ace que les condi
rions de sa réception SOnt radicalemenr différemes de celles des autrcs arrs :
le sueces commercial d'un film n'esr I'indice assuré d',lllcune qualiré esrhé
tique parriculiere, tandis qu'en rermes de légil'imarion, les instirul'ions, pour
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L'image·rythme
la pluparr de créarion récente, qui sonr en charge de I'archive du cinéma ne
jouenr pour I'hcure qll'un role [reS secondaire el' pour une bonne parr Jnec
dorique, ou de repechage. Au poinr que l'opérarion qui fuI' celle de Marce!
Duehamp, si elle peut avoir sa petrinence formel1e dans le champ qui esr
celui du cinéma, ne saurair etre d'aucune validiré critique au regard aussi bien
de l'insrirU[ion que d'un arr qui échappe massivemenr - la réacrion « chic"
voudrair qu'on dise : " heureusemenr » - a la juridicEÍon du musée, celle-Ia
que visalr directement I'inrroduction du ready-made. On se rend au musée
pour y voir des rableaux que I'on ne saurait s'offrir : I'expression désormais
surannée qui voulair qll'on ai!le au cinéma pour " se payer une roile " disair
assez la différence qui pouvait erre entre l'abord du film el' ce!ui de la pein
rure. La difIérence économique ; car pour ce qui ese de la forme, ou du fond
(la l'oile sur laquelle le cinéma comme la peinrure développeraienr leurs figures), les ehoses sonr plus compliquées.
Ces remarques, pour banales qu'elles soienr, s'imposenr a la lecrure d'un
livre comme celui danslequel Dominique Pa'ini a recueillj un certain nombre
dc cexres critiques dOM la rédacrion s'étend sur une décennie, en les assonis
sam de commenraires qui disent assez ce que l'originaliré de son pro pos doir
ala posirion qu'il a choisi d'assumer dans le cadre de 1'insriturion dom il a la
charge, autanr gu'a la politique qu'i1 entend y mener. Une posirion qui lui as
sure cerre " bonne disrance ", ni trOp pres, ni trap (oin, saos laquelle iI n'esr
pas de polirique qui vaille. Pas de poliriqlle, mais pas non plus de pensée ; el',
moins encore, de regard sut les choses et les ceuvres.
Si l' on devalr en croire Pa'itlÍ, la « défense » du cinéma devrair done en
passer aujourd'hui pat le musée (mais si le cinéma demande aerre défendll,
el' J I'ene en ram gu'arr, c'esr hien gu'i1 n'a pas arrendu d'e[re introduit au
m usée pour revendic¡uer ce titre ; pas plus que nombre de réalisareurs d'Hol
lywood el' d'ailleurs n'auront atrendu les Cahien du ánéma pour revendiquer
le tirre d'" aureurs ", quoi qu'on doive enrendre par la). Or, sur ce poim en
core, la différenee esr parente entre la siruarion faire, dans le conrexre du
musée, aI'arr comemporain sous ses especes visuelles, el' celle que l'acruel di
recteur de la Cinématheque fran~aise enrend réserver au cinéma. Si, a I'insrar
du musée, une cinémarheque assume bel el' bien des foncrions de conserva
cion el de présemarion, son role sur le plan de la producrion ne saurait erre
qu'insignifiant. La OU le musée, sousrrair qu'il se prérend au marché de I'an.
elHend désormais s'imposer comme un lieu de producrion, sinon comme le
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Le cinérna) un art rnoderne
¡ieu par excellence de la créarion qualifiée d' « anísrique ", er quí la programmerait de pan en pan, une cinémarheque ne connaír en fair de progralllme,
que celui des séances qu'elle organise a I'imention des amateurs, des éru
diams, et des hisroriens, des critiques, voire des cinéastes ou des gens du métier. Ce qui ne signifie aucunement qu'on y vienne comme on irait au cÍné
ma, ni pour y assister au meme gente de programmes.
L" effer-musée " (celui-la auquel vise explicitelllem la politique qui esr celle de Púni a la rete de la Cinémarheque) veur en effer que le film soit chose
qui, non seulcmenr denunde J erre monrrée, projetée, er évenruellemenr réperroriée (comme il en va dans les cinémas dirs, précisément, de répenoire),
mais qui prere au jeu qui esr, ou peut erre celui de I'exposirion. Mais quel sens
donner a la norion d'exposirion, s'applíquanr au cinéma (on n'expose pas un film, on le montre) ? Dans un rexre quí rever les allures d'une auro-analyse
par procurarion, Pa"ini s'inrerroge sur la logique qui présidait aux choix de son
illusrre prédécesseur en mariere de programmes : rout programme, qu'il soÍr celuí d'un jour, d'une semaine ou d'un mois, correspond aune maníere d'ex
posirion remporaíre qui autOríse, ainsi qu'íl peur en aller au musée, tOmes
sorres de rapprochemenrs, de mises en perspecríves, d'exhumarions, mais aussi de renconrres, d'ímerférences er d' échos plus ou moins délibérés, et pas
roujours maírrisables. Linconscienr renanr en l'espece sa partie, COlllme il se doit s'agissanr d'un art quí, plus qu'aucun aurre, sollícíre la mémoire, la mer
en rravail. Aceci pres que si le magnétOscope peur erre I'insrrumenr d'une
confronrarion direcre, la comparaíson ne joue pas au registre du film comme
tel, maís d'une séquence ou d'un plan. Ainsi en va+il, en matíere de cinémJ, d'une mémoire associative donr l'opérarion esr d'auranr plus féconde qu'elle pénetre plus avanr dans la substance filmique : ce qu'on retient d'un film, a premiere vue, c'est souvent un simple dérail, un trait ou un élément qui servira évenruellemem de prétexre a I'élaborarion d'un programme, r3ndís que
I'analyse y rrouvera son départ. Affaire, ici comme la, de montage, ou de míse a plat.
Ou travail qui a pu erre celui de I'hisroíre de l'arr pendant ce meme siecle
Ol! est né le cinéma, Dominique Pa"ini a rerenu l'idée, qui remonte á Aby Warburg, de suivre les pérégrínarions d'un morif d'age en age, et d'ceuvre en
ceuvre, <lussi bien que d'un champ, d'une subsrance d'expression a une aurre,
el de l'image au texre, du texre a l'ímage. Le propos qui serair celui de I'ieo
L'irnage-rythrne
nogr<lphíe débouchant a l'en croire sur rien de moíns qu'un savoir. Mais " savuir ", la encore, en que! sens, er de quelle narure ? Si la recherche ne devaír
"i~~r gu'a rerracer un cheminement (mais non sans nourrir la ficrion d'une fcmo nrée jusqu'a l'origine du morif, a tour le moíns son occunence premierl:), on ne saurair en artendre d'autre bénéfice, en rermes de connaissance,
que documemaire. La figure, éminemmenr rhérorique, qui requierr l'atren
ríOll de Pa'lni, eelle d'une rraversée de la toile OL! d'un passage de l'aurre coré e l'écran, er la ({ méraphore couturiere" alaguelle il a recours, en liaison avec
ceue figure, pour earaerériser ce qu'il rienr pour un projet valable pour le ci
néma er qui voudrair que le rravail donr celui-ci fair l'objer en passe par diverses manieres de coupes ou déeoupes, de rapprochemenrs er de reeouvrem<:nrs, de plis er de fronces, cerre figure, auranr que cene méraphore, en appellenr a tour aurre chose qu,a une « origine », en meme temps qu'e1les
convoquenr dans l' esprit, par une association naturelle, l'image don t Freud a use pour décrire le rravail du reve : celle de I'arelier de rissage, OU les rLls a rravers lesquds court la naverre s'enrrecroisenr par miHiers_ Or sí la réflexion sur
le cinéma, non contenre d'emprunter a l'histoire de I'art, a quelque chose a apprendre a celle-ci, c'esr que, dans ce qui rair sa mariere, sa rexmre la plus intime, le film opere a la chamiere de ces deux méraphores, celle du rissage
er celle de la couture, qu' elle travaiHe a confondre : comme le fait le reve, en ses plis er replis ; comme le fair la peinrure elle-meme, ainsi que le signifiait ,-~.(;J Pontormo, dans sa leme a Benedeno Varchi (<< La peinture n'est rien
qu'un pan de coton tiJsé par ten/a, qui dure peu et est de peu de prix: en retire
t-on la mince pellicuLe (quello ricciolini) qui le reCOrll/re, nuL n'en tient pLus
compte. ,,), mais sans que le montage puisse introduire dans l'espace picrural
d'autres plis ni d'aurres courures que simulranées.
Oans L'/nterprétation des rétJes, Freud introduir, pour décrire les voies er
les procédés q ui sont ceux du reve, une eomparaison avec la peinrure donr le schéma esr en fair emprunré au rexre de Vasari : dans sa Vie de Cimabue,
eelui-cí rappelle comment la peinwre, apres avoir eu longremps recours ades
inscriptions OL! a des phy!acreres pour transmerrre le message qu' elle éraír
censée véhieuler, a su développer, avec Cimabue er plus encore avec Giorro, ses propres moyens d'expression, lesque!s, dans ce qu'ils ont de spéciflque, ne
doivenr plus ríen au langage articulé. Si le film semble constiruer acet égard
un meilleur rerme de comparaison que la peínrure des lors qu'il a, com me le
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Le cinema, un art maderne
reve, la durée pour élémenr, [a quesrion ne s' en pose pas moins de savoir ce
q u'on a gagné avec tui en termes de DarsteLLbarkeit, de tlgurabilité au sens
freudien. A relles enseignes qu'il apparriendrait moins au musée de défendre
le cinéma en ranr qu'arr que de nous aider ay voir un peu plus c!air sur ce
poinr en dIer décisif en mariere arrisrique ; de ce qui intéresse la pJyehé. qu' est-ee que le cinéma est a meme de figurer, par les moyens qui sonr les
siens, qui échapperair aux prises des auo'es ares ¡
Si Freud n'a pas jugé bon d'en appeler a I'exemple du einéma, ce n'est
pas seulemenr que celui-ci érair alors chose trap nouvelle pour avoír rrouvé
son Vasari. Cesr aussi que le einéma répuré « muet» se montrait en fair sin
gulierernent bavard et qu'a l'insrar des prédécesseurs de Cimabue et de Gior
ro, ji faisait le plus grand usage des inrerritres er aurres inrerventions seripru
rales. Tour « architecre du reve » qu'il fút, Feuillade lui-meme n'aura pas eu
recours aux seules ressources visuelles du fIlm, pas plus qu'aux seuls efEers du
monrage qui s'ignorait encore lui-meme. Sans doute P:úni n'esr-il pas le pre
miel" a insister sur l'imporrance des années qui onr vu, a l'heure de la grande
erise de 1929, l'anéanrissement du muet. Mais rares SOllt ceux qui nous don
nenr mieux a comprendre que le Fair pour le einéma d'avoir alors conquis la parole, loin de représenrer pour lui un progres, et moins encore une soluríon,
n' aura fair, aI'heure de la moderniré rriomphante, que relancer la quesrion
par excellence « moderne ", sinon « modernisre » - de sa spéciflciré.
A la nosralgie que nourrissait un Hirchcock pour les nésors d'invenrion
visuelle qui Furent la marque du cinéma muer Fair écho la fascinarion de
nombre de cilléasres pour un arr comme la peinrure qui, non contente de
s'interdire tour recours aux moyens qui sonr eeux du langage arrieulé, en sera
venue, au moment Ol! le cinéma accédait a la parole, a renoncer jusqu'au
principe meme de la figurabilité pour se réfléchir dans ce qui ferair son es
sence pu re menr formelle. En fait d'ontologie, une tradition cri tique q ui re
monte a André Bazin voulait que le einéma parricipát de l' essenee de la pho
tographie et du réa!isme intrinseque qu'on prete naturellement acelle-ei au
titre de doublure ou d'empreinte direcre du monde extérieur. Ce que nous
fair enrendre Pa'ini, c'est qu'il (le cinéma) ne saurait exister en tant qu'art que
sous la condirion pour lui de travailler constamment a démentir l'essence
prioritajrement documenraire qu'on lui prere, aux fins de mieux en découdre
avec la réaliré que Bazin disait etre « sans coutures ". D'ou l'importanee cri
rique d'une releeture des avarars du « réalisme " auranr que de la prise en
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L'image·rythl1le
compre de l'appon formel du rravail des avanr-gardes, que ee soir par le canal
dt" la peinrure ou eeluj de la photographie,
11 a'esr pas jusqu'a la quesrion de l'abstraerion qui n'en soit renouve1ée ;
¡tu óném cornme ailleurs, l'absrracrion ne se réduú pas a ce qu'on donne a a oi! sous ce tjrre, pas plus qu'elle n'esr a penser en termes seulemenr discur
sirs. i\insi qu'il en va en d'aurres domaines, a commencer par les mathémanqlles, elle esr d'abord affaire d'écrirure. Si la référence s'impose la encare a
Godard, e'esr que nul plus que lui ne se sera systémariquement employé a dé
joJút:r le parrage re«u enrre la rransparence du message er l'opaciré du méJlllm. Je n'en reriendrai qu'un exemple, qui rejoint directemenr les analyses
Je Pa"ini : I'un des seuls momenrs, dans Le Mépris, d'échange vérirable (et
llwurrrier) enrre Piccoli el' Bardot est aussi celui Ol! un mOLlvement de camé
r,lll'apparence arbirraire s'impose au regard, quí a rappon a la grande qucstl011 formell e qui est celle du film, ceHe du cinémascope - bon que serait
cdui-ei, eomme le dir sans ménagements Frirz Lang, pour les serpents el' les
Ctltc;rremenrs. Va pour les serpenrs, el' jusqu'a Bardot énuméranr les parries de
~OJ'l corps, couehée, nue, a plat ventre sur le lir. Mais les enterremenrs ? Sans flome Frirz Lang pensait-i1 ¡ei, pluror qu' aux larges seaie paintings des expres
sinllnistes absrrairs américains, a L'Enterrernent d'Ornam de Courber, donr le formar, al'insrar de celui de l'areEer, esr eelui du einémascope. Mais si la ré
F~tcJlee a la peintLLre paraír s'imposer, Godard n'en aura pas moins riré un
p,u(\ remarquable du cadtage étiré qu'impose le cinémascope dans la scene
qlli voir Piccoli el' Bardor affronrés, de profil, devanr une longue fenerre ha I'lzonrale, de part et d'aurre d'une lampe dont l'abar-jour tronqué rever les de
hors srricremenr géométriques d'une pyramide lumineuse. Tandis qu'enrre
eux une vérité (celle du méprjs de la femme pour l'homme) rrouve pour la
premiere Fois as'énoncer explicitemenr, la eaméra se déplace lenremem, sans rupture de champ, d'un personnage a l'aurre, pour s'arrerer alrernarivemenr
sur chaeun d'eux, le remps du déplacement, une dizaine de secondes, éranr
-:15,11 a celui de chacune des srarions ; la célébration en cinémaseope de I'entrrernenr d'un amour n'en rendant que plus sensible l'absrraerion du proeé
d¿. Preuve, eomme le démonrrera Anne Winemsky a Jean-Pierre Léaud en
lui disanr, sur fond de musique, qu'e11e ne l'aime plus, dans une séquenee de
La Chinoise qui esr l'exacre répéririon, sous la lampe mais en formar réduir,
de ceue scene du Mépris, qu'on peur faire deux choses a la fois ; enrendre le
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Le cinéma, un art moderne
message que véhiculenr les mots, si cruels qu'ds soient, et tout alafois, se pre
rer au mouvemenr qui est celui de l'écrirure, musicale ou cinémarographique.
Mais ceci ne serait rien encore si, poussanr plus toin ce qu'on s'obsrine a dénoncer - dans les termes de la plus pure cricique stalinienne - sous le sigle
tenu pour infamanr du « formalisme », le cinéma [le prérendait, darrs sa parr
aujourd'hui la plus acrive, aun statut somme toute értange, que son entrée
au musée ne ferait que confoner. Tour se passe en effet comme si cer an qui
a de longue date appris a jouer de toutes les ressources du son et de la voix.
étair obsrinémenr en quete de ce qui serait son existence visuelte, ou pour
mieux dire scopique, laquelle ne saurait en effer nulle pan mieux trouver a s'affirmer qu'au musée, la ou les choses sont données a voir, ou monrrées,
avanr de ¡'erre alire et plus encore aenrendre (ainsi gu'on va au ci[léma pour
,( voit » un film et non POUt 1'" écouter »). Le cinéma comme art visuel, ou
scopique, jusque dans ce qu'i! peur avoir de parJanr et de sonore ; la parole
(le son) ne reveranr un tour proptemenr cinématographique qu'a entrerenir
avec l'image, jusqu'en voix off, un rappon singulier : comme si, plus encore
que de uouver a s'y insctire, elle devait paralrre en dériver ; aquoi elle ne sau
rait réussir qu'a paniciper elle-méme du proces qui est celui de la figurabili
té, ay erre prise de pan en part, ainsi qu'il peut en aller dans le reve.
Le souci qui habire aujourd'hui le cinéma, dans sa pan la plus accive, de
voir teconnu ce qui fetait sa spécificité suffit alui conférer plus qu'une rouche
de cetre meme modernité donr les arrs plastiques affeccenr pour l'heure de se
dérourner (a I'exception de I'architecrure, dans le champ de laqudle le prurir
déclaté " post-moderne ») apres y avoir trouvé son rerrain d'élecrion, a heu
teusement fait long feu). Une modernité qui revet elle-meme des allmes nou
velles, et radicales, sous l' effet du tempo en effet spécifique q ui est celui du ci
néma, Tempo d'hisroire : le fait - comme n'hésire pas al'écrire Pa'lni - qu'il
aura fallu le trauma de la Seconde Guerre mondiale, et l'infigurable des
camps (auquel le cinéma aura éré le premier a se mesurel', en la personne
d'auteurs comme George Stevens er Alai[l Resnais) pour que s'affirme ce ci
néma de <, voyarrr » dorrr parJait Deleuze, suffir a faire qu'on ne puisse plus
parlet d'Hisroire (et pas seulemenr de l'Histoire du cinéma) aurrement que
sous une forme éclatée, entre singuliet et pluriel, et sous de routes aun'es es
peces que linéail'es. Mais tempo, aussi bien, de l'image elle-meme : une image
qui n'est pas affaire seulemenr de temps, de dmée, de mouvemenr ; une
12
L'image-rythme
unag - er c'est la a mes yeux que se situe l'apport décisif du travail de e 'P..i1ni _ qui a son rythme, sa pulsation, son beat (comme on le dir de ce1ui du
iaa), BCtltdes images teltes qu'elles se succedent sur l'écran, beatdes plans er
d~.s séquences, beatdu montage ; beatdu noir et du blanc, de l'éclat de la lu
miere er de son éclipse ; mais bCtlt aussi bien, des associations auxquelJes prere
la vision elle-meme répétée d'un film, beat des inrerférences et des ruptmes
de niveau qu'elle induir ; beatdu remps jusque dans ce que ce1ui-ci peur avoir,
paradoxalement de « désynchro » ; beat de t'hisroire jusque dans ce que le
[el'me peut avoir aujourd'hui d'anachronique, el' I'idée, de propremenr infI
gurable, H,D.
] DOffill1lque Pdlnl. COflltrtlN. Iflorllrtr. 0;-.1'0" nr. ,-ralnt pm d'édrfier un mHH~e pO~/r l~ tIfJ/mtl. P<JrlS, Ydlow Now. 1992.
p 12·13
1 ,ó,d. p la
13
Dissiper les images
amon amie ]oserte Khannibal
Fréquemment, la vaníté dauteur fait espérer que des textes éaits selon des orcomtaru:es et des commandes di1Jerses, puúsent dessiner une sorte dautoportrait. fe I'espere amon tour.
Une « méthode pour (lO ir ») Les fiLrm apparait durara Les dix années au cours desque!!es ces textes ont été écrits: La comparaiJon. « Nous ne pouvons senrir que p,lr comparaison », diJait André MaLraux des 1922.
fe ne suis pas critique de cinéma et .le ne Lai jamais été. fe nai jamais eu ter/me de le devenir. e'est Le métier de « montTeur de¡iLms ) {animat.eur de cinéclub, exploitant de salle. distributeur. direeteur de lA Cinématheque Felnf"aúe} qlli déc!enche mon envie d'écrire. Programmer des ¡iLms éveiL!e, et obLige a Leui' comparaiJon. CeUe correspondance entre L'écriture et L'exhibition des ¡iLms- 1ft
premiere enregistre les « ressembLanees qui crient )¡ {EatadLe} engendrées par La seconde - deSJine I'enjeu de ces texteJ.
Une photo n/a ébLoui pendant Longtemps. fe L'ai regardée pour La premiere flis dam une des premieres pageJ du cataLogue de L'exposúion organisée par La Fondation MaegJJt, en 1973, en hommage a André MaLraux. Ce dernier y domine un IléritaMe ehamp de reproduetions photographiques d'r;eullres d'art, étaléeJ Jur la moquette de lappartement, confronté a une sorte de disJipation deJ images dortt Gilles Deleuze parLera autrement et uLtérieurement dans son texte LÉpuisé. 1
DisJipation done, rnais montage injini aussi. Non pm un arrét sur image, maÍJ un arrét sur un état de proximité donné entre Les ¡mages. Une autr't? contiguité aurait entratné dautres tissages, d'autTes dépendanees, dautres confluenees imagmaires.
CeUe photographie. devenue depuís un symboLe du Musée imaginaire, me repréJertta la pensée au trcwaiL, du rnoins ceUe actillité préalabLe aLa pensée, qui consiste dan.¡ le domaine des fOrmes, amanipuLer, a coLLer. aprovoque!" Les atti
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le cinéma, \.In art moderne
rtlnees. ParaLteLement a s'a fonetion d'embLerne, ce cliché fut pour moi un embrayeur immédiat, « eria sa ressembLanee " ven une autre icone .' WeLLe.rIKane au miLieu de ses tréJOrJ aeeumuLés dans Xanadu, rr!Usée imaginaire d'un autre odre. Le tll1vr.úL de La figurabiLité s'inaugurait depuis une image qui, déja, en áair précúémenL une forme de cornmentaire.
CeLa fitt décisífdam mon envie d'écrire, de dire La rémin iseence permanente que comtitue Le fait de regarder Les images de ánéma, images inédites dans L'f¡istoire de L'homme, paree qu'e!Lesfurent désorrnais « moulJementées )} a-t-on dit souvent. Mais, ptut-étre, pLus encore, paree qu'eLLes apparurent quand L'homme commen(ait a en saIJoir un peu pLus sur Le fonetionnement du sou¡;enir et sur I'inconscient.
Le cinéma estJóndé sur Le principe d'une image qui en ehasse une tlutre tout en conservant sa mémoire. En partant de ce constat, je prétendis écrire sur Les fiLrns pour miewc servir eette mémoire.
Les textes qui suivent ont été écrits de 15185 el 1996. ILs ont été rasmnbLés s-elon Le projet de réflechir sur une éeriture Liée a Lti programmation des ¡;Lms.
DéLibérément, Les trois textes qui OU1!rent ce recuei! sont consacréJ á. trois figureJ essentieLLes a mes yeux, sinon inventées par Le cinéma moderne, au moins retra1!aiLLées de maniere insútante par ('fLui-á .' L'inaehh;ement, Le miroitemel'lt, Le portrait.
Le chapítre JI eJt eonstitué de textes courts pour rendre pLus évidente La diversité des aspects styLútiques du cinéma moderne et contemporain, et affirmer surtouL L'insuffisanee de reeuL pour concLure.
Le chapitre IJI a pri1!iLégié quatre cinéastes, Louis FeuiLLade" lean Renoir, ¡aeques Becker, Robert Bresson, considérés eomme origines ou préeurseurs du cinéma moderne.
Le ehapitr'e IV est pLus marqué que Les autres par Les responsalJiLités « institutiormeLLeJ ", ceLLeJ de La Cinématheque fi-anraise.
Enfin Le chapitre V veut étre Le commentaire dynamique du " travai! in1!enté" par Le edateur du Musée (imaginaire) du cinéma, Henri LangLois.
D.P
1 Quad t:f I(!J(rr) preces pOkr la (("ti/N!IO!} de Samud Becken, post.fa.c.e d~ Gd¡eS' DeleuM. LÍPII1f¿, ¿dJrl()!1$ de .MmUll 1~:>2
18
Chapitre I Le film, allégorie de la machine-cinéma
¡tÚ SOUIJent été Jidéré par ce qui dam un fiLm, que ce soit du point de vue purernent narratifou simplement optique, ren1!oyaít a la nature méme du cinémfl et pLus précisérnent encore, ason menee &. plus mécanique : le battement réS/.tLtant du défiLé des photogrammes. Et plus souvent encore lorsqu'un film évoquait cette unité eontradietoire de la continuité et de la disconúnuité qui anime
es&. représentation ánématographique. Continuité de l'enchainement des imag et diJcontinuíté de leur suecession. Pour qu'i/ y aít mouvement, il Jaut eette différ-erlee, cette disúnetion absolue entre chaque photogramme qui passe devant Irz finét!'e du projecteur violemmerzt éclairée.
Des échos de cette mécaníque se retrouvent dans fa conception méme du film, incarnés par Les aléas du récit, l'organiJatíon de &. lurniere, la comtruction intellectueLLe. Fréquemment, e'est la présenee « en abíme " de cette dírnerzsion mécafliqu dam son aeeeption « célíbataire JI OU « pieabienrle J) - hypnotíque et éro
e tique _ qui décLenche ehez moi, le songe et l'intérét pour un film, et ce&. indépendarnment de sa IJaleur ou de son importance réel!e. BieLLes, engrerzages, moyeux dentés, peLLieule perftrée et fluide, tension du ruban fiLmique, bruit et battement du pasJr.lge de &. peLLieale dam le projeeteur .' eette deseríption d'un mitre « grand verre JI r¡'est pas un folklore. Cela m'évoque, SOIlvent, le rnod¡:le mé
taphorique de certaim dispositij's de míse en srene. L'imaginaire mécanique du einéma releve d'un Mdre essentiellement mental
et j'aíme retrouver cette pr.dpitatíon - ce « pompage J) comme on Le dit du défaut d'une copie trop neuIJe - a l'échel!e méme du film entíer, de maniere .mueturelle et pas seuLement optique bien entendu. Sam doute y-a-t-il des explieations bio
graphiques.Ma víe de cinéphile a commencé par le ciné-cLub. Aventure épique qui aS50
cíait encore dans les rmnées soixante, le p&.isir de montrer Les films, d'en parla emuite et d'assurer &. projeetíon proprement dite. Les appareil5 seize milLimetres
19
Le cínéma, un art moderne
que/ai souvent utilisés, n'étaient pas encore dotés de systerne de ehargement au
tomatique. JI falittit etre extremernent attentifaux deux légendaires boucles qui
eonflraient au défi/ernent du jilm, sa souple stabilité et la eompemation de lA ten
sion pellieulaire. ManípulAtíon inoubliable. L'outilfantasmatique du cinbna n'a
done pas été lA eaméra, mais avant tout le projeeteur. Aussi n'ai~je.l(.tmais eu envie
de faire des films', de toumer, de diriger des aeteurs ! En revanehe, le geste qui ré
JUrne l'tletivité cinérnatographique ma toujours paru étre eelui qui eomistait a Itzneer la maehine en cabine. Le comrnandement « moteur l ", eeJt celui qui
concerne le projeeteur. . ' Puis scruter l'écran et /aire le point.
Cest aimi que ma premiere aetivité profe.uionnelle au ánéma fut eelle « ¿'ex
ploittmt de salle» - le Studio 43' - et/y fis quelques-unes des premieres projee
tionJ moi-méme. Duehamp, Picabia, Man Ray et Fernand Léger ont oecupé dam
ma cinéphilie autant de plAce que Renoir, Lang, Godard et Eustache. Le dadaíS
me, la j¿,scination pour les « maehineJ de vision " ont été aussi importants dam ma
jórmation que Bazin et it, Politique des Auteurs ¡n ven tée par lA Nouvelle ¡{7gH
fianr¡aise. CelA a déterminé des gotltS dont la cohérence est peut-étre difficilement
perceptible. Cest aimi qu'iI ne me fitt pa,¡ aisé d'impom; par exemple, une visite
du einéma de Robert Bresson selon des wncepts empruntés ala BOlte vene de Du
ehamp2 Bien que marqué par la critique bazinienne, .lai toujotm eu besoin d'un
extérieur pour j¿tire traversa les films par autre choJe qu'eu.\:-rnémes.
Parfois, une Jeule séquenee .le JUbJtitue au film entier et lui donne ti: mes yeux
fmentiel de son intérét ou I'entrée par laquelle iI « s'invite ahre lu ", me digne
de fifi/, miroite... JI m'arrive alors, souvent, d'isoler la Jéquence, « darréter le
jilm '>. Les' séquences susceptibles de me saúir aimi, relevent généralement elles
memes d'une jorme de stase, d'une pose dam le récit, d'une dérive narrative sans
légitimité, par rapport tl lA ligne scénarique eentrale.
JI exúte de grands rnoments de eet Oldre dans le cinérna eitwique avant
méme que le cinéma rnoderne n'impose ses erranees et ses déeonnexions semori-mo
trices déerites par Gilles Deleuze : la visite deJ policiers enquéteurJ dam SOUp~OIlS
et !'intérét invraisemblAble de !'un des deux pour un tableau quelconque, les sé
quenas de jilAture dans Vercigo engendrant la portraiture de Kim Novak tel un
profil de médaille, lA nonehalAnee de Maigret aecompliSJant le tour de la ehambre
d'une JUJpeete dam La Nuit du carrefour3, la séquence d(: marche forcée de Mauvaise graille3 etc. Dans ces Jéquences, autre ehose bat alors, pure pu/Jatíon du
temps (pas question de « troÍJierne serts » ¡ti) au eoun de IAquelle le film sarréte
pour me regarder et j¿lit aimi tableau.
20
Le film, allégoríe de la machine-clnéma
Bien entendu, le texte devenu eanonique de Lacan4 a été rnarquant pour
moi, (Omme pour beaucotlp d'autres. JvJais e'est plus fortement encore at espoir de
Francis Bacon au traven duquel j'ai mieux comprís mon gota pour ces déraille
ments dtl récit: "J'espere toujours etre capable de faire un grand nombre de
figures sans raconter une hisroire. ,,'
1 Ll sa\l~ du SWdlO 43. 43 fue du Fauhourg MO¡Hma.nre, étalf dans les années crenlt, un .... :Ú>:t.rc:c ()ll se prochl1Síliem ¡iO
uaealHl1l<LlC Fornl"del ec Dallo. comedlens íssus de la erad"lon du Cafe·cuncen D.ns les ano«' cln'1 ",e. la prOXlmlCée el" "e~< del Par(l CummunlS<e. pldeo Ko"u,h, ee l. eendallCe g·.uch,s·.n<e des propr<ÚaIr<S d·alor;. expllquen prob.bl ·
IIlOl" 1" progr.mm.IClOn fr¿quenc< des lilms SO'leoques. Avec m<s puenls. ¡'y decouv", les film, du ¿<gel "a[ullen. de
Donsk", e¡ de Tchuukral, ma" .liSSI !ti c1ass'ques d'Eise.ns<el1l ec de poudovk,ne ['U" la ,,\le fUl débap",ee plu,,"u"
fo" (Flonde, N<w.Yorker. .l En 1979. le racheeal el IUI f" retrOUVer son "on' rnyrlIlque des al\n¿es clIlqllanc<. avec I:t
r
COIll[lIICICC de qudqu<5 an"s don< J"c'luos Cuente. sans quc co \ceu n'.u.3It 1m <te Vivan< él l¿de"",,1C pOli[ les unea"es
im.ll(Jls.2 c: eSl ce que le len« dans le eexc< , L·annonCla(lon. figure du mOlle.ge • (Ch"pme 111) en rapproch'''1 le coDcepl duo
nLcnnr.:h,lluplen d~ ~ retJrd en pelnturt ¡¡ de l'orgvJlll's'J.tlOn de I'esp:.l.ce bresso (':
Cf chapme III4. JJcqtl ' Llco". L,vee Xl. L! "n"'''''''. "Les 'l"me concep" rondamenlaux de la ps)'chall,IY5e"· Chapare vm.. LJ
C
llgne et la lurnlbe 1', Seudo 1973 ') FI'!tn(fs BaCON fEurrftu:m av(c), par D:.lVld Sy!vester¡ Sklra, J. 976
21
L) inacheveme nt
5'il faltaír renter de dégager un des plus perits dénominateurs communs
dt: rart moderne, je désignerais la norion d'inachevernentqui me semble une
des inquiétudes communes aux plus grands inventeurs de formes au xx' ~iecle. Ce qui distingue notre siede des précédents, c'est la maniere dont cerre
inquiécude s'est inscrite dans la matiere de l'reuvre et la conscience de l'artiste. De Mallarmé a Nierzsche, de Cézanne aPollock, d'Artaud aGuyorat, la sensarion d'achevemmt d'une reuvre, l'évidence d'harmonie liée asa finítude er
:¡ Ilécessiré sociale de termina one été mises en pieces, volontairement ou in
wlomairement. De Leiris a Blanchot er aGombrich, une lirtérawre cririque a par ailleurs remé d'en rhéoriser les formes mulriples.
Il esr difficile d'imaginet que le cinéma ait pu cOllnaÍtre des reuvres
cionr la dramarique réside dans un inachevemenr comparable au Pierrotde Picasso, ou aux suspens poétiques er rypographiques de Mallarmé. Depuis la Nouvelle Vague, le rappon q u' entrerient un cinéaste avec son film a été sellsiblemenr bouleversé. Entre autres raisons, les relations du scénario ini
rial er du film final om éré bouscu.lées par les improvisarions d'un Godard ou d'un Riverte. Mais surtour, des cinéastes comme Godard er Riverre,
mais aussi Gane!, Akerman, Wenders er Ruiz, parmi d'aurres, om inscrir l' indécidabifité au sein de leur scénario er de leur mise en scene, au couma
ge er au monrage.
Quand er pourquoi finir I Quand et pourquoi couper ou laisser durer
une scene ou un plan-séquence ? Dramariser des manque.r par des ellipses narrarives, différer la fin d' un désir en ne bouclant pas une ficrion, ouvrir une
ceuvre pour que, par ce ratage que consritue un inachevement, la vie s'en
goufrre er finisse d'elle-meme le rtavai1. Utopie morate et choix de sryle. Mais
ne s'agit-i1 pas encore de constater le gouffre qui sépare la représenearion er un réel désirabte ? Le caractere de vesrige de cerrains films ou leur forme" en débris» (rrouvés a la ferraille, dirair Godard) seraient les restes de l'expérien
ce de ce gouffre. Le risque de ne pas rerminer un film ou un livre est une préoccuparion
rare pour le discours esthérique. Le ralenr ne se reconnaÍt qu'a partir de la
condition minimum de l'oeuvre comme objer achevé, doré d'une existence en
soi, qui exclur le suspens, le repenrir, I'ouverture. Aurrement dit, il faut que
\'oeuvre soir boucLée, er la déterminarion économique du cinéma autorise peu
23
Le Cinema, un art moderne
l'inachevemenr. Producrjon, distriburion, diffusion, sonr des phases qui as
surenr la renrabiliré d'un produir devanr sarisfaire un public pour leque! les moindres des qualirés anendues sonr un achevemenr rechnique el' une mal
rrise ficrionndle, une c!oture. Néanmoins, el' bien que son hisroire soir courre par rapporr acelle des
aurres ans, le cjnéma a éré rraversé par les memes remises en quesrion des ha
bitudes el' rourines esrhériques. C esr a la fois avec rerard el' plus rapidemenr
que les quesrions qui se sonr emparées des aurres arrs ont concerné les ci
néastes. Les bouleversemenrs de la représenrarjon linéaire déclenchés de fa<;:on
irrémédíable par le cubisme dans les années dix n'onr pas eu de conséquences immédiares au sein de la représemarion cínémarographique', comparables a celles que l'archirecrure, la sculpture ou meme la mode vesrimenraire om
connu. Le cinéma en érair rour jusre ase consricuer une légirimiré de rdarion spéculaire avec le réel. 11 faudra arrendre la deuxieme parrie des années rren
re pour que les représentarions parrielles et les simulranéirés de poior de vue jmposées par le cubisme irriguem la représenrarion cinémarographique .lvec
Renoir el' Welles. Labsrraction figurarive a de la meme maniere influencé rar
djvemem le cinéma (les « écoles » underground de l'apres-guene) ; les expériences fdmiques des années vingr étanr plus liées aux couranrs formalisres el'
futurisres de ces memes années dont les valeurs mécanisres impliquaienr na
turellement que les arristes s'emparem du cinéma dans le meme remps. En cenr ans le cinéma semble avoir « remonté» l'actualité des quesrions
modernes de I'arr. Sans doure parce que le ryrhme de ces questions posées, et
résolues provisoiremenr, s'esr accéléré dans un monde de communications accrues, mais aussi parce que le cinéma a probablemem bénéflcié de I'expé
rience des aunes arrs dans un conrexte de forces productives inrellectuelles développées. Ce qui peur ainsi expliquer le reIatif synchronisme du cinéma
de Godard de 1960 a 1%8 avec I'inrroducrion du Pop Art en France ou
!'émergence des narrarions novarrices de la Nouvelle Vague el' la proximiré du
Nouveau Roman au milieu des années cinquanre. II n'y a done pas de raisons
qui s'opposeraienr par principe a une confrontaríon du cinéma a I'ínachevemenr que I'on rencontre si fréquemmenr dans les aurres arrs.
Loais FeullLade' le dénouement diffiré On peur émettre I'hyporhese que Feuíllade, dans le meme temps OÜ il
inventair des ressons flcrionnels dom le clnéma c1assique se nourrirair plus
Le film, allegorie de la machina-cinema
¡¡ti\' minair avec ses Vampires et son Fanc6mas la noríon de flCrion défllliti
"'ClneJlr bouclée. La rradition du sérial el' du feullleron relativise bien súr en p;u6 cette hypothese, mais nous ne ressentons pas cette impression de
,lnse inachevemeD[ devanr les fllms de Griffith ou ceux des autres primiranrIÍf~ américains, qui concevaien r avec le feui\leton une écrjw re par épisodes te
lativemenr elos sur eux-memes. Il esr frappanr de consrarer que le génie de
F<:uillade résidait autant dans sa capacité d'inventer de nouvelles aventuteS puur ses héros que dans les risques qu'il prenait vis-a-vis de la compréhensíon
:\u spectareUr en différanr a l'inflni le dénouemenr, se soucianc peu d'une 101
gique dramarique et psychologique.
¡acques Rivette : les finalités incertaines Oéja, Paris rlOUS appartient supposair une malrrise scénogl'aphique el' ur
baine aparrir de renconrres, de rendez-vous el' d'enquetes avottés des qu'en
elenchés. C'esr cette suceession d'inachevemenrs qui, au terme d'un puzzle
f1crionne\, reconsriruair la logique d'un cauchemar. L'Amour fo'u el' Out Orle e sonr deux f¡lms exemplaires de la maniere anri-réléologique avec laquell Ri
verte se lance dans la conceprion el' la réallsarion d'un film. Cesr en parrie sans connaltre les fll1alités dramariques de sa Flction, qui supposenr d'erre dée fmies avanr de se lancer dans l'avenrure du fllm, que Rlvette eommenc a rourner en risquant sur le rournage proprement dit les cnances de bouder. Comme si, pour lui, le fair de commencer un mm érair dair, mais les éner
gies profondes alimenrant le récir lui étaienr inconnues. Si I'inachevement consrirue la matiere premiere des fllms de Rlverre, c'esr au senS 011 Maurice
eBlanchor pouvair dire que le processus d'une reuvre s'incarn entte « La c1ar
té du cornrnencement et L'obseurité de L'origine ».
CfJtmtaL Af¿erman : La fragmentation et La .,ériaLité ve Cene clareé du commenceluenr peur en expliquer le plaisir. L:inache
menr doir trouver une pan de sa réaliré dans la difftcull'é douloureuse de condure, d' en fmir. Avec la fin d'un rexre, c'esr une dimension de soi qui
meutt: l'énergie qui animait l' écriwre disparalr avec la fin de l' éctÍtllre. Com
menr expliquer aurremenr ce qui préside auX flctions de Chanral Akerman dont la volonré de fragmenrarion dans Toute une nuit doir bien, en plus,
s'identifler aun reve nocturne qu'elle ne voudrair pas voir s'achever t Chanral Akerman conS;oir une continuiré d'achevemenrs provisoires, bien que cohé
25
24
Le cinéma, un art moderne
renes en eux-memes, er dérourne ainsi la fatalité méronymique dll récir cioé
marographique c!assique. tinachevé esr ainsi le facreur d'ínveneion d'une
aurre démarche d'approche du réel, démarche pOérique, qui, en rnonrranr les
passerelles invisibles reliane de mulriples accidenrs au sein de l'exisrence de
personnages quí s'ígnorenr, propose une vision du monde moins fragmenrée
que les apparences ne le laissetaienr supposer. Cest bJen l'inachevemenr fic
tionne1 de ces accidenrs qlli permer en définirive la possibiliré d'inrerférences
entre chaque fragmenr de récir. Les Rendez-IJOUS d'Arma n'érair-i1 pas déja, aUll
niveau dramarique plus que tormel, une renrative de mise en sccne sérielle des
élérnellrs de la vie d'un personnage dOI1( les renconrres muttiples renvoyalenr aune fondamentale déceprion )
PÍJilippe Can·el: l'e.xpérience des linútes
Cesr aussí d'une juxraposirion de fragmenrs que semblent relever les
films de Philíppe Garrel. 5'i1 esr un cinéasre qui entrerienr un rappon intirne
avec l' inachevemen r c'est bien Garrel, mais d'u ne man iere cOntradicroire,
ranr son principe meme de t11mage repose sur l'expérience des limires des possíbílirés marérielles er remporel1es de la pellicule. Volon ré d'épuisemene de
ce que peur enregisrrer, en remps, un chargeur er, en [umíere, une peJlicule,
qui nous confronre a ¡'jmpressíon d'inachevemenc de ses tllms. Dans Elle rl
passé tant d'IJeures .rous les sunligÍJts, illaisse, au monrage détlnití f, les «( c1aps »
de démarrage er les « cuts » prononcés achaque de tln de pLln.
Cesr ce principe qui pousse Ganel anlOnrrer la totaliré de ce qui a été tourné, renvoyane ainsi le tllm défmitif aune singuJíere mise bour-a-bour de rushes
provísoires. Rien, dans un fIlm de Garrel, ne parvíenr acOnStÍtller une totaliré
rigide, une masse, er pOurtanr toUt semble relié par des arricuLltíons Jégeres er
mouvanres dont les pivors ne sonr pas pensés comme re/s par le cinéasre. S'jJ y a une logique enrte les ditfétenres séquences er les différenrs momems drall),l
tiques du tIlm, elle esr ínrériellte aGarre] et ne s'ímpose poériquemenr pour le
spectateur que par la forte sincériré affecríve du cinéasre, sans le reCOurs a une
ponctuarion ou ades «( chutes ¡, dramatiques qui auraienr pour foncrions de clore er d'aniculer harmonieusement, habilement chaque séquence.
Cerre caracréristique du cinéma de Garre! produir une sensarion de maladresse, q ui renvoie a l'érat d' enfance. Certe relaríon de la maladresse er de
I'enfance esr sí évídenre pour Garrel que nombre de ses tllms sont des flcríons u
do blement rraversées par le désir de l'enfance (er de l'enfanr) er J'inrerroga_
26
Le film, allégorlE! de la machine·cinéma
ri<'n des origines du cinéma. Chaque tllm de Garrel tenre de réinvenrer sans
..;cssc le cinérna, ou du moins de manifester un consranr érnerveíl1emenr de
'.all[ le rniracle de sa réaljré. Cerre magie perpéruellemenr revécue, er donnée
.1 ~l.lrtager au specrateur a l' occasion de chaque plan, dérourne Garrel du
.~L1\lCj de I'achevement ficrionne1. Comme la mariere de la pellicule, cetre
m;wie dévore la hcrion. o
Philippe Gand esr en ce sens un cinéaste cruel, meme si c'est a l'égard
LIIl corps de son propre film. Cest parce que le spectareur ressenr cerrains
rl1tmques au sein de ses tllms, qu'il est dérangé sino n perturbé. Le manque
et il s'agir souvellr chez Garrel d'un manque qui s'exprime par une non
(.onfOrmiré enrre la linéariré de ses récirs er les apparences de la réalité
[("ollble, mer mal a l'aise er désigne parfois expliciremenr l'objer ou le corps
m.lIlquanr sous la forme d'une ellipse narrative (comme chez Anronion i) ou
f.üUS la forrne pure er simple d'une béance flcríonnelle (la « maladresse .. de
Gane!), d'un rfOU qui provoque chez le specrateur un sentimenr d'impudeur.
Rfloul RlIiz : la rnollstntosité
Derriere la fascinarion pour l'inachevement qui anime l'esrhérique de
Raoul Ruiz, se cachenr une violence, une tOttme, une monsrruosiré. La vír
ruosiré cinémarographique de Raoul Ruiz releve probablemenr alltalH d'Ul1
ra\enr hors du commun que d'une impuissance toure baroque a fixer un
centre de graviré formel ases fllms. Certe virruosiré découle égalemenr d'lIne
morale exigeanre qui le conrrainr aconcentrer le rnaximum de pensée er de
signes pour rendre compre d'une réaliré. Le rtOp plein er la profusion, que le
specr3.reur ressent devanr les tllms de Ruiz, engendrent cerre sensarion de
1ll0nsrfLlosiré, d'auranr plus forre que le cínéaste consrruir souvenr ses tictions
:t parrir de la quere d'un objer manquanr donr I'exemple le plus célebre de
meure le Tableflu IJolé. Une forme ou un erre inachevés, murilés. renvoienr
roujours a la monsrruosité.
Un tllm de Ruiz rienr de la monsrruosiré de l' écorché auquel il manque
ralt des membres ou des parríes d'épiderme. Le cinéasre inrroduisit d'ailleurs
daos ses tlcrions des vistons de chairs déchirées ou rongées par les verso Com
menr ne pas rapprocher l'inachevemenr consritutif des Dcrions ruiziennes de
la diHlculré pour Leonard de Vinci aterminer ses rableaux ? Commenr ne pas
rapptOcher enCOte, chez le peinrre iralien, la science du dessin anatomique
(les écorchés) des inachevements picturaux ' Commenr ne pas rapprocher
27
Le cinéma, un art moderne
enfin les gros plans de plaies ehez Ruiz des écorchés de Yinci ? La monsrruosiré ne révelerair-el1e pas alors l'avidiré d'un « rrop de rée! " (y compris jusre
menr l'avídiré de la seíence anaromique) ? Les consrruerions dramariques des films de Ruiz emprunrenr a la foís á la
« voyance " rimbaldienne, al'enquere policiere, a la recherche scienrifique, a la spéeularion méraphysique ... mais rémoignenr en définírive d'un impossible
aeces au rée!, gouffre avide du cinéma ruizien. Maurice Blanehor décrir bien
ce que pourrair erre le einéma de Ruiz : « Bien des ouvrages nous touchentparce qu'on y voit encore t'empreinte de t'auteur qui s'en est éLoigné trop hdtivement, dans t'impatience d'en jirúr, dam id crainte, s'iL n'en firússait pas, de ne pouvoir revenir aL'air dtl jour. Dam ces CEuvres, trop grtlrldeJ, pLus grandes que ceLu; qui les porte, toujOUTJ se /a issepreJ'Jentir le moment JUpréme, Le point presque centraL olÍ. ton sait que si l'auteur sJ nzaintient, iL nzourra ala táche. .. Mais combien d'autres, aL'attirance irré.rútible du centre, ne peuvent que s'arracher avec une violence sans harnwnie, combien idissent derriere eux, cicatrices de bLessures mal refermées, Les traces de leurs fitites successives, de leur.r retours inconsolés, de Leur va-et-vient aberrartt. Les plus sinceres idi.fJent ouvertement aL'abandon ce qu'iLs ont eux-mérnes aband.onné. D'autres cachent les mines et cette di.rsimulation devient la seule vérité de leur IÚlre. »'
Langdon et Duras: le corps burlesque Cene arreinre au eorps que l'on vérifie chez Ruiz d'une maniere relari
vemenr concepruel1e, meme si elle s'exprime en des gros plans rerrifianrs de
réalisme (par la rejoignanr l' arr grotesque), se rencon rre égalemenr dans l'hisroire du cinéma sous la forme du burlesque. Harry Langdoo demeure le ci
néasre-aereur qui a éré le plus loio dans une mise en scene de son prapre
corps meurrrí, en régression, inachevé. Son alIure physique, er les gags auxqueIs elle donne lieu, expioirenr mures les ambigu'irés sexuelles liées a I'índé
rerminarion spécifique d'un age sirué enrre la naissance er la puberré, qu'il ex
celle a mimer. Il esr peu imaginable que Langdon n'air pas eu eonscienee du senrímenr d'inaehevemenr qu'il aHair produire a rravers son personnage, jus
qu'a fróler l'homosexualiré ou l'androgynie, Mais l'androgynie n'esr-elle pas
la forme exaspérée de l'inaehevemenr, qui confine a la parfaire complémenrarifé des sexes au sein d'un meme erre! Marguerjre Duras a bien senri daos
son film LeJ Enfants ce qu'e!le pouvair rirer du parri pris d'inachevemenr de
son personnage principal, Ernesro, pour mertre en crise le discours totalitai-
Le film, atlégorie de la machine·cinéma
e de l'éducarion. Ernesm esr un personnage [Out droir sorri du cinéma bur
ksque, enfanr sans age er inadapré. S'il faHair paradoxalemenr condure, je erais qu'on pounair renvoyer la
méfiance er la fascination conjuguées pour ce qui esr inachevé a la sphere du I¿sir. lnaehever ne consrirue-r-jl pas une arrirude perverse pour différer la
consumarion d'un désir, avec rOures les peurs qui doivenr en parriciper, peurs
liées a l'échec, a la paresse, done au dandysme ?
1. J'exclus íci les rare{és avarH-gardístes de Fernand Léger, de lvIarcel Duchamp, de Las1.lo
Moholy-Nab'Y'"2. pour laquelle l'absence d'inrenítres n'arrangeair ríen lorsqlle les fellíllecons onr éré redé
couvcrrs dans les années sOI;<ante ala Cínématheque. 3. ivlallrice Bbuchot, L'Espace liuhaire, Gallimard, colkction ¡dées, 1973.
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28
Le cinéma, un art moderne
Le miroitement
Plutar qu'une probJémarique, j'évoquerai ici une obsessio de specran reur. Depuis rres longtemps, je suis revenu en effer Sur une meme impression,
proche de certe sone de renversemenr décrit par Serge Daney a propos de cer
rains films qui semblent nous regarder au [erme de leurs visions mujriples. Voir des films devrair en effer ne plus erre aujourd'hui un acte de perceprio
d'évidences. Face aux aurres types de producrion d'images récentes, le cinén
ma des grands aureurs du passé er que1ques films d'artisres de cinéma inconresrables d'aujourd'hui, sonr - en tout cas devraienr erre a mes yeux _ des
acres pour inguiérer le regard, des acres d'ébranlemenr des cerrirudes percepríves, el' donc mentales.
j'aurais dQ rjrrer : une certaine impression au cinéma. Ou mieux : une cerraine impression de cinéma. Ceree impression pourraír re1ever de ce que
Georges BataiJJe nomme dans sa recherche sur l'érorisme _ el' c'esr peu r-erre ainsj gue je décrirais une érorigue du cinéma - un trouble élémentaire ou encore, un renversement q1.li ch41/ire.
Quelle esr cerre inquiétude aurour de laquel1e je commence déja a trop rourner '
Il s'agir en fair d'un miroiremenr, d'une palpitaríon, d'un barremenr, ou d'un moirage de l'image cinémarographigue qui s'inscrir priorirairemenr Sur tes visages, lllars gui rouche au plus,essentie1 de ce qui fonde le cinéma, sojr le passage incessanr de l'érar d'une figure a une aurre. Ceja concerne l'art du
film en enrier: sa perceprion, l'interprérarion, la dramarurgie, le ryrhme... Le
miroiremenr de l'image cinémarographique, c'esr le « refler » de sa puissance de réversibiJité, de rransformaríon a vue, d'incenirude, d'índiscernabiljré,
donr les plus grands cinéastes Onr parfois su jouer jusgu'a l'angoisse absolue du spectareur.
Cesr le propre de l'image cinématographigue que de conrenir l'incCL'rirude, la réversibiliré, la démulriplicarion des facerres d'une réaliré, le miroite
mene. Le mouvemenr, l'enchal'nemenr inéversible des phorogrammes des que le film eS( lancé Sur la machine aprojerer sonr-i1s a l'origjne de ce faral scjnrillernenr, de cerre farale palpitarion ? Le specrareur doir s'en accommoder.
On sajr que du seul poinr de vue ophra!mologique, le cinéma a dú monrrer « parre blanche » aux médecins de ce débur de siecle. Une cerraine « ci
némarophtalmíe " a meme éré une maladje diagnosriguée du fair du scin
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Le Wm. aJlégorie de la machine·cinéma
riHemenr découlanr de l'alrernance de l' obturarion er de l'éclairemenr du dis
osirif de la projecrion d'images anirnées. Gaumont invenra d'ailleurs une grille en forme d'évenrail, qui se renair de maniere comparahle, afln de s'in
[t~rposer enrre I'ímage projerée er les yeux fragiles. Peut-on voir dans ces anecJores médico-specraculaires les échos de ce qui fonde le plus essenriellement
un des effers principaux de I'image cinémarographique : son miroiremenr enrre ombee er lumiere, son moirage entre présence er absence, sa réversjbiliré entre specracle er effer de réaliré )
Limage de cinéma bar, comme on le dir du co:ur, entre immobiliré el'
mouvemenr q ui s'inquietent muruellemenr. Limage de cinéma bar entre surface er profondeur dans une réussire illusionnisre jamais égalée avan r elle. Mer
leau-Ponry parle jusrement de la surface d'une profondeur, mais sans se référer au cinéma. Pourranr, c'esr le cinéma qu'il parair décrire lorsqu'il dir: « PuiJque le visible est toujourJ derriere, 01.1 aprh, ou entre les aspects qu'on en voit, il n.y ti
acres vas lui que par une expérience qui, cornme lui, soit toute 170rs d'elle-meme. ,,' Si l'on prend « au pied des mors ), la pensée de Merleau-Ponry, la surface
d' une profondeur seraie peur-etre au cinéma une surface lumineuse de I'image
quí donnerair avoir une airernarive sombre, une énergie invisible quj rroue le visible évídent, qui le rrouble er le chavire, pour reprendre les mors de Bataille, soir
un mouvement incessant enrre la plongée el' la résurgence, I'affirmarion simulranée d' une flgurarion ee de sa négarion. Je poinrerai ici les pulsations de l'íma
ge cinémarographique enrre ce qui se montre et ce qui se masque, ce ,( ryrh
mique suspens du sinistre >l seJon les mors de Mallarmé dans son Coup de dés. Ce barremenr, cene palpitarion de l'image, cerre réversibiliré de I'image
en son con[raire, qui viendrair de la rechnique meme de projecrion, j'en per
<;:ois la 10calisarion aux fromieres de deux approches : I'une de naeure phénoménologique, I'aurre de nature sémiologique. Mon ambition serajr, idéale
ment, de faire rravailler ces deux approches pour décrire la norion de flgura
biliré au cinéma. Gilles Deleuze a décrit un érar crisrallin de J'image dOnt les deux faces ne
se confondenr paso Il disringue bien l'indiscernabilité comme illusion objec
tive, d'une pan, er d'aurre pan la confusion entre le réel er J'ímaginaire. De
leuze dir encore : « L'indiscernabilité ne supprirne pas la distinction des deux faces mais la rend inassignable, cIJaqueface prenant le róle de I'autre dans une reI.ation qu'i!faut qualifier de présupposition réciproque, ou de révmibilité.... C'est le Ctlraetere objectifde certaines images ex;stantes, doubles par nature. »¿ Cerre
31
Le cilléma, un art moderne
descriprion approche, saos pour aurant la définir exacremenr, cene norion de miroiremenr. Les images conyues par les grands cinéasres som incenaines,
au-dela de la polysémie COfwenue de route image. Elles miroirenr, se creu
sent, s'anamorphosem, c1ignorenr. Cer effet se rerrouve dans Le Criminel d'Orson \'Velles, nazi planqué poursuivi par Edgar G. Robinson done c'esr la
tache d'en faire cesser précisémenr 1'indiscernabiliré. Cet effer est aussi ce q ui
anime les remperes de jalousie de El er leur repos rapidemenr réemponé par la rourmenre du doure. Cer effer esr encore l'invraisemblable roulis emre I'in
nocence ee la culpabiliré de Dana Andrews chez Frirz Lang (L'!rwraúemblable Vérité). Peur-erre s'agit-il finalement de l'effer de va-et-vienr, de pompage comme on le dir d'une pellicule qui n'assure pas la constance du point, d'un
va-et-viem entre l'humain er j'inhumain dans les films, qui dote ces derniers
d'un pouvoir hypnotique. Est-ce seulemenr un probleme de scénario ? Je crais que l'omologie de
l'écrirure cinémarographique fonde et engendre l'alternance de ces éc1ats et de ces éclipses, de ces certitudes er de ces doutes. Cene alrernance qui rend dra
maturgiquemenr vers la simulranéiré n'est perceptible que dans le remps. Elle
est meme la maeiere du remps. CaJrernance de deux images, de deux couleurs, de deux éclats s'accomplir dans du temps. Le miroitemenr, l'ambigu'ité, l'in
discernabiliré incarnenr certe ,( trame du simultané et du successif" done parle Merleau-Ponry er dom on pourrair dire qu'elle esr ,( l'inéluctable modaltú du visible" (Georges Didi-Huberman). Cimage cinémarographique palpite, bar, se gondole, de I'inrérieur meme de ce qu'elle figure. Elle miroite et échappe a toure saisie perceptive er menraJe univoque. Ne craignanr pas la conrradicrion, j'image échappe au cinéasre bien que ce soir lui qui pose les conditions de la
pulsarion. Le specrareur esr sidéré ; il parricipe au rythme du banement, il in
tervienr sur le ryrhme cardiaque de l'image pour le compre de sa propre per
ception, car tour cela le regarde dans les deux seos de ceere proposirion re!s que
Lacan les énonce dans l'anecdore de la bOlee a sardines : « Elle fI.ottait la dans le soleil, témoigrltrge de l'induJtrie de la conserve, que nous étions par ai/letm chargés d'alimenter. Elle miroitait dans le soleil. )) Et, plus lojn, Lacan dir : « Ce qui eJt lumitre me regarde, et grace acette lumiere au fimd de rnon fEil, queLque chose se peint. ,,3 Quelque chose se fllme, ai-je envie d'ajouter.
Coscillation de l'jmage cinémarographique esr le résuirar de ce complexe
formé de la srructure signifianre du film ee des imensirés de regard du spec
tateur. Tout ese donné par le film, le miroitemene ese a la fois la condition er
32
Le film, allégorie de la machine-cínema
[.1 mariere du récir. Mais il esr aussi virtuel, a la « discrérion " du specrareur,
Jonr les inquiérudes du voir ne recouvrenr jamais absolument celles voulues
par le cinéasre. Je disringue cinq régimes d'alrernance, de mirojremenr de l'image ciné
matographique : la méramorphose, l'absorprion, le dédoublement ou le re
flct, le ravissement, la diffracrion.
La métamorphose Le premier rype de miroiremenr, d'alternance perceprive, esr un des plus
communs pour inrroduire la quesrion du figurable. Je l'emprunee au domai
ne quasi légendaire de la physiognomonie er aux effees d'hybridarion entre
l'humain er son paradigme le plus évidenr, l'animaliré. La théorie physiognol11onisee suppose que chaque es pece d'animaux a
une figure correspondant a ses propriérés et a ses passions. Les élé menes de ces figures se rerrouvent cha l'homme. Chomme qui possede les memes
rrairs a, par conséquenr, un caraceere analogue. Exemple : le lion puissant et généreux a la poirrine large, les épaules amples er les exrrémirés grandes. Les
personnes dorées de re!s signes sone courageuses et forres. On se souviene que BaJzac décrir la quasi-roealiré des personnages de sa
Comédie humaine selon ce principe de rapprochements physiognomonisres. Baudelaire en évoque les effers dans son essaí sur les caricaeurisres. Granville et
Daumier urilisenr abondamment les effers d'animalisarion du corps er du visage humain. Mais au-dela du XJX' siecle, les peinrres André Masson er Salva
dor Dali, ou encore paefois Picasso, urilisenr les procédés physiognomonisres. Lhomme animalisé dans la culture occidentale évoque fréquemmenr la
déchéance. Daos la lirrérarure (Kafka bien sur), ou au cinéma, c'esr le signe
avanr.coureur de la more. Er c'esr peut-erre cene dépendance de la mon qui explique qu'un César Lombroso recommande au criminologue l'érude des
animaux domestiques er l'observarion des" chiens voleurs er des chevaux ré
rifs Cene fascination pour I'hybride, c'esr-a-dire l'incerrirude entre deux>l.
gentes, l'animal er l'humain, engendre la eerreur qu'inspire tour personnage
muranr. Cest l'indistinceion entre deux genres, l'alrernance, la moire subrile,
suggérée, a peine perceprible entre la bere er l'homme, qui est plus inquié
ranee encore que l'homme devenu définirivemenr béte ; le loup-garau ,( mi·
roire » peu... La Bete de la Belle non plus. En revanche, chez Murnau, on peur repérer un rel effer dans la pareie de
33
Le cinéma, un art moderna
son ceuvre pounanr la plus éloignée de sa période [Omanrique alJemande. NOJferatu esr lié de mulriples manieres a l'animaliré. FattJt égalemenr. Mais
c'eSt dans L'Aurore que l'on peut encore relever des telations enrre animal er
humain qui dépassenr la simple coexisrence vraisemblable ou mythologique. Ainsi, lors du départ sur le hc de Janer Gaynor et de Geotge O'Brien, Mur
nau mer en ceuvre un étrange repenrir de I'action. Lors de nombreuses visions, j'ai [QujoutS été inrtigué par cerre séquence donr je n'ai compris que récemmenr I'enjeu.
Janet Gaynor et George O'Bfien se ptéparent pour aller ala ville et « af
Fretenr )} en quelque sone leur barqueo Janer Caynor s'attarde pour catesser un chien rres agité, qui manifesre avec véhémence sa fldéliré. I1 veu r suivre le
couple. O'Brien monre dans la barque non sans jeter un coup d'ceil en arriere vers Janer Gaynor. Celle-ci le rejoinL Le couple quirre le perit embarcade
re. Le chien, roujours aboyanr, rompt son anache er s'élance vers le lac. II plonge er tejoinr la barqueo Elle le recueille. Cest alors que Ceorge ü'Brien
se transforme de maniere hallucinanre : le fronr s'abaisse.le visage s'assombrit et paralt s'allonger par le nez. Le regard s'obscurcit, le dos se voute, [Out
le corps se ramasse et deviem informe. Bataille autait pu décrire cene méramorphose. ü'Brien devienr sauvage, comme conraminé par I'animalité qui l'a lirréralemenr ramapé. Ainsi, Murnau urilise délibérémenr ici un
procédé physiognomoníste en incarnanr le désir de meurrre par la COntagion animale.
Rien ne justifte réellement cer aller et rerour entre le lac et la niche d u chien, n'érair jusrement la producrion d'une flgure er son miroiremenL
Il esr tres frappanr d'observer le changemenr a vue de Ceorge ü'Brien donr le specrareur connalr déja les senrimenrs al'égard de Janer Gaynor. Mais c'esr le procédé qu'emprunre Murnau pour le figurer qui me paraü pass ion
nanr : une méramorphose discrere, a peine perceprible. Cene discrérion confere précisémenr ala méramorphose son miroiremenr, son moirage. I'hybridiré pluror que l'absol ue transformarion. Cest une méramorphose inflme qui s'évanouir apeine parvienr-elle jusqu'a notre inrellecrion.
Il n'esr pas indifférenr que l'effer désigné dans cerre séquence appanienne aMurnau, cinéaste sur qui la profonde inf!uence de la culture romanríque
du XIX' siecle, er plus parriculieremenr de Coerhe, s'esr excercée jusque dans sa période hollywoodienne.
La direcrion du jeu de Janer Gaynor n'esr pas moins remarquable.
34
Le film, allégorie de la machine·cínéma
Lorsque Q'Brien s'absenre pour remerrre le chien asa niche, son visage eS(
extraordinairemenr mobile, mais excluanr pounanc (Ome ruprure violente
en rre chaque sen ri menr qui émerge dans son regard. Selon l'expression consa
crée, elle ,( passe par rous les érars », mais selon un égal principe de subrilité. d'inflmes variarions.
Nous reCrouve[Ons ulrérieuremenr cec invenraire des sentiments, qui dé
fllenr er se condensenr dans le cemps er qui renvoienc le visage a la foncríon d'un miroir ou d'un écran afacectes inhnies.
L'immobiliré er I'apparenre indifférence peuvenr méme envahir le visage cr, plus encore, absorber les miroicemenrs de l'ame.
L'absorption On peuc s'inrerroger sur ceCre proposirion. Absorber paraí't en effet l'an
tinomie de miroirer. Ce n'esr pounanc pas un paradoxe. Je désigne ainsi ce
qui se rencontre au cinéma dans l'ordre articulé du caché er du montré, de j'enfoui er du révélé, de l'opacicé er de la cransparence, de l'inconnu dans le connu, du hors-la-Ioi sous la conformjré sociale. Je pense a I'articulation
conrradiccoire de l'énigmarique er de la (( bonhomie ", de l'érranger er du familier, de l'érranger absorbé dans le familier.
Le cinéma a offen de nombreux personnages de herion entre la maticé et la brillance, entre le ref!er er le poreux. Ce fue probablement une carJctéristique du cinéma franc;:ais des années crenre-quaranre, plus communémem
nommé depuis Georges Sadoul « réaliste-poétique ». Cette formule voulail
peut-erre dite. apres (Our, ceC effer de battemenc alternacif ou simu!cané, entre le gisemenr de la lumiere un peu trop vive pour etre réellement celle du bonheLlr de vivre er l' engloucissemenr sans fond de la laideur morale er sociale.
Michel Simon ou Jules Berry onc parfois écé ces hommes entre l'évidence cyniquemenr aFflchée er la rorsion mentale; chez Carné. chez Duvivier, plus ra
rement mais un peu égalemenc chez Renoir (Le Crime de Momieur Langeou La Béte humaine), plus rardivemenr chez C1ouzor eC Becker.
Raimu, dans L'Étrange Monsieur v,.'ctor de Jean Grémillon, esr un de ces
personnages qui n'apparriennenc sans dome qu'au cinéma franc;:ais. Victor
Gardanne esr en apparence un honnere bourgeois, commerc;:anr bien rranquille de Toulon. II esr en fair un redoucable receleur qui emploie des perires Frappes. Enrre les employés c1andescins ec sa femme, inrerprérée par la brave
Madeleine Renaud. lo in de ses escapades aériennes du Cíel e.ft a1JO/.lj', Raimu.
35
Le cinéma, un 3rt moderne
trop clownesque et trop pitre, trop bon, humain uop hllmain, assure SOLLS
son masq ue 11 la lo urde pate rerriflante, sous ses rraies béronnés par le ca
mouflage social, un incessant va-et-vienr sur une passerelle périllel1~e. Raímu
inrerprere un exceptionnel monstre d'hypocrisie, un menreur de haure volée.
Il televe de cerre catégorie du« monstrueux vraisemblable ", de ces « monsrres
nés viables ", dom parle Baudetaire a propos des figures invenrées par Goya. L'homme qu'il a laissé condamner a sa place s'évade du péoirencier er se réfugie chez lui avec l'espoit de revoir soo flls. Dans l'angoisse que le rerour de
j'innocent entraí'ne la tévision du proces er dévoite le vérirable assassin, c'esr
a-dire tui-meme, Raimu préfere héberger et cacher Blanchar au risque de compliciré. Ce de mier tisque n' est d'ail1eurs pas l' un des moindres prérextes
au jeu ambigu de Raimu. On est frappé par l'immobilieé et le gel brusques de la face de Raimu a
un momenr donné, qui auronomisem le conrenu de ses paro les et l'expres
sion de son visage. Raimu propose avec ferveur er obsrination son aide aPierre Btanchar. Mais le masque dir la meoace : regard retriblemenr flxe, pau
pieres a demi fermées, glaciarion de la sllrface enriere du visage.
Raimu esr rour au long du film un menteur : ses parotes démenrenr les expressions de son visage er inversemenr. Il y a flnatemenr au cinéma une ca
régorie de personnages ventriloques chez qui on ne per<;:oit plus les relations enrre leurs paroles er le mouvemenr physique de leurs levres. Conrre tome arrenre, le Raimu de Grémillon rejoim la Darrieux d'Ophuls, autre menreuse,
que j'évoquerai bienrot.
Le visage de Raimu esr une pate ; mieux, une gelée. Quelle en est la particularité ) Ptécisémenr cette conjugaison de la mollesse er du miroirement,
mais un miroiremenr pa,reux, un uemblemenr pllHQr, du sombre gangsrer
qui gí'e sous le paisible bourgeois, de l'érraoger et de l'énigmatique qui te
montem ~ous l' enflure paremelle. Plus rerrible encore ese l'oscillarion entre le
pathétique et te cynisme qui marquenr al! finat la physionomie de Raimu, confondu et emporré par la police. Devane ce visage ultime, comme a bien d'aurres moments du film de Grémillon, j'ai souvent pensé ace courr mo
nologue inrérieur d'Isabelle Hupperr, maquillane, donc faisanr miroiter, le vi
sage de Roland Amstl!rz au cours de la partouze bureaucrarique dans Sauve
qui peut (la uie) de Jean-Luc Godard : «fe regardaís eette lace d'iuoire et j'y dis
cernais l'expression d'un sombre orgueil, d'une fizrouche puissance, d'une terreur
abjecte et aussi d'un désespoir immense et sans rernede. "
36
Le film, allegorie de la machine-cinéma
Le dédoublernent Le mensonge esr la chose la mieux parragée par les personnages de ciné
ma: une maniere de dédoublemenr, une perire schize comme on parle d'une
c,:rtaine « perire morr ». Cesr le sorr de Madarne de... d'Ophuls. Danielle Darrieux esr enrrainée daos le devenir amoureux, divisé enrre le bonheur ee la plainre d'amour, enrre le couple er la solirude du couple. Auranr de divi
sions, auranr de facerres opposées de l'érar amoureux, qui engeodrenr touS les verriges er appellen r la versariliré. Darrieux esr un personnage volaril, incons
rant. Comme le Raimu de Grémillon, elle menr, elle menr a rous les momenes de sa vie. Darrieux parrage avec Raimu cerre capaciré de créer l'an
goisse chez l' au rre du fair qu'a tour insranr elle diff'ere d' elle-meme. Son inconnu esr en elle, el' non pas réalisé dans une double vie cachée. Enrre vérité
er mensonge, Madame de ... se perd er perd son mari, son amanr er son bijourier. Une menreuse esr un sujer divisé, un erre mulriplié, sériel, tout en
surface, dérisoire er paradoxal. Cesr un sujer qui rangue, scinrille er se dédouble daos un inflni labyrinthe de miroits. Lorsque le personnage de Mel
dame de... cesse ¿'émerrre son scinrillemenr, ce n'esr pas la nuit du désespoir
qui tombe, relle que celle évoquée par Isabelle Hupperr chez Godard. Cesr au conrraire une lumiere a l'inrensiré conseanre, suspendue dans la complai
sance mélancolique comme celle dans laquelle se réfugie Darrieux. Au-dela d'objers férichisés par I'amour malade de Darrieux er qui assu·
renr en ourre la Huidiré du récir, les fameuses boucles d'oreilles, qui circuleor
enrre de mulriples propriéraires et qui les compromerrenr rous, sonr les allé
gories du miroiremenr ophulsien. Miroiremenr baroque bien enrendu. On a die toUr ce qu'il fallair dire du baroque chez Ophllls. Peue-erre n'a-r-on pas
rappelé en revanche ceree remarque d'Eugenio d'Ors, célebre analysre de I'art
baroque, qui parair commenrer NJadarne de... lorsqu'il remarque que « le ca
rt/ctere du baroqu.e est normal ou lil fizut parler de rnaÚldie, /est au. j'em ou Mi
chelet disait : "La femme esr une éremelle malade. "»q
Si les facerres des diamanrs sur les boucles d'oreilles sont les allégories du
film, c'esr parce qu'elles sonr des teliefs en rrompe-l'ceil qui s'opposenr au lisse du visage de Darrieux, a!' absence qui la gagne progressivement, a l'in
différence qui va, arerme, envahir son visage. La pene de reperes découle auranr du lisse que du relief excessif. Chez Ophuls, le fluide er le lisse sonr les
échos er les envers opriques du dédale. L'indifférence esr la facetre enca¿ran
re, le chanfreín raillé du miroir opaque qu'esr l'hypnose.
37
Le cínéma, un art moderne
Darrieux vienr de recevoir un choc, comme si un prinClpe de réaliré s'érair brusquemenr imposé aelle, conrre elle. Son mari, Charles Boyer, la sé
pare de son amanr Virrorio De Sica, au Cours d'un des nombreux bals qll'el
le fréqucnre ason insu. Boyer inrertere donc bruralemenr, pour la premiere fois dan s un cadre social, au sein d'une relarion amoureuse que Darrieux vír
comme une évasion du monde réei. Les boucles d'oreiJles cessenr momelHa
némem de passer de main en main. Charles Boyer les momre J De Sica. Il
" boucle », si j'ose dire, er bloque pour un remps la circularion férichisanre er
narrarive des bijoux. Boyer invite Darrieux a quirrer le bal er víenr de lui
conseiller sarcasriquemem : « PuiJque vous .ravez Ji bien mentir, s4chez tlUJJi diJsfmuLer. )1
Un long plan-séquence esr nécessaire pou!' accompagner le vérirable coma dans lequel Darrieux enrte depuis qu'elle a éré arrachée aDe Sica. Cesr
so liS hypnose qu'elle rerourne vers lui pendanr que Boyer disparah all ves
rlaire. Son visage s'esr figé. Darríeux esr passée en quelques minures d'une ex
pression d'insouciance a l'indifférence au monde. Peu de différence, soir...
Pourram, c'esr ce qui fair le miroiremenr de Darrieux, insensible miroircmenr
comparable a ceux des verres raillés si fréquenrs daos les décors des films
d'Ophuls, qui reflerenr en la décalanr légeremenr l'organisarion spariale du
monde. lis rransformenr la perspecrive en construcrion cubisre. Nous rerrou
verons lI!rérieuremenr les facéries du cubisme chez un aucre grand cinéasre qui joue avec l'indiscernable, Alfred Hirchcock.
Darrieux revienr a De Sica, elle se perd dans ses mensonges anrériellrs,
elle se dédouble al'infini. Le couple brisé accompli[ en rerour le rrajer inirial de Darrieux. Les dellx visages sonr dans un comparable dérachemene Pouc
Darrieux, le coma ou l'hypnose grandir. Pour De Sica, ce sonr les conve
nances diplomariques qui le figene Les deux amanrs se parlenr en arricuianr
le moins possible er en gardanr leur impassibiliré. De Sica prononce des
phrases définirives: jJ esr déja loin, dir-d. Les deux personnages paraíssenr eux
allssi des venrríloques . Les parales som les reflers miroirallts de la surface des corps er des visages.
Ophuls excelle asuivre ses personnages dans leur course, dans leur dame el' les suspend presque fugirivemenr avanr de les lancer a nouveau dans Ull
rombillo n qui n'a pas cessé a I'arriere-plan. Mais le suspens du 11l0uvemeor
chez Ophuls esr encore du mouvemene Ainsi, enrre deux rravel1ings, la pause
esr breve er illusoire. Elle esr une figure srarionnaire faussemem au reposo Les
38
Le film, allégorie de la machine-cínéma
prisrnes du mensonge agírent l'image dans son calme apparenr, par d'inflmes
pu!sarions, celles de I'hysrérie de Darríeux.
Le raVfssement
Depuls la mélancolie finale dans laquelle sombre Darrieux, eJ1(rons dans
une aurre mélancolie : celle qui terrasse Joan FOJHaine au débur de SouPfons d' Alfred Hitchcock, apres qu' elle a perdu la trace de Cary Grant, rencontré
dans un rrain. Des certe premiere rencontre, il s'agir égalemenr d'une hyp
nose qui gagne Joan Fontaine.
Tour ce que révelera Cary Granr uJrérieuremerrt esr d'emblée condensé
lors de sa premicre apparirion devanrJoan Fonraine au terme d'un fUnnel fer
roviaire. Norons d'ailleurs que Granr réapparaiua souvenr depuis I'obscuriré,
d'une maniere mysrérieuse, sans que Fonraine s'y atrende, relun bloc d'abi
me au dérour d'un plan. Lors de ce coup de foudre, car c'en est un, Cary
Gran t alterne aux yeux de Joan Fonraine la candeur enfanrine, la froidellr, le
jeu, la ruse, la générosité humorisüque, le culor du voyou ou de 1'escroc,
l'éclar du séducreur, le sombre rerranchemenr du calculareur. Tour cela avec
une rapidité épollsrouHante du facies.
En cours de lecture d'un manuel de psychologie de l'enfant, Joan Fon
raine esr arrachée de sa concenrration, instanranément artirée, ínrriguée, fas
cinée er soumise deniere ses lunerres acerre émission de miroitemenrs. Les
verres de ses (unerres qui míroirenr, traduisenr bien le littéral aveuglemenr de
Fonraine devane I'allllre « brillan re " de Grane Un peu plus rard, lorsqu'elle le rerrouvera, Joan Fonraine arrangera sa roiletre au rerme d'une érteime re
fusée er son míroir de poche fera alors scínriller son visage par ses reflers.
Les lllnetres connaissent un son dramarurgique singulier. Scrupllleuse
mene vissées sur son nez, elles sone abandonnées jusqu'il la fIn du film. Apres
leur role de masque c1ignotanr dans le compartimenr du rrain, Fonraine les
pose deux fois, ostensiblemenr, Sur des sígnes qui renvoienr aCary Grant :
sU( I'image reproduite de ce dernier dans un magazine mondain er sur le ré
légramme qu'illuí envoie pour la prévenir de sa présence aun ba!'
Joan Fonraine remerrra donc ses lunerres lors d'une séquence-c1é ala fin
du film. Emre les aléas du visible et du discernable, le f¡]m d'Hitchcock
semble pris dans I'étau de deux érars opriques qui ne cessenr d'alterner, de va
rier (Out au long du récít er qui, de surcroit, encadrenr le film enrier. Comme
si le specrareur éraír pris Jui-meme dans l'incenirude'oprique de Joan Fonrai
39
Le cinema, un 3rt modeme
neo De la premiere érrejnre filmée de tres loin sur la colline au débur dll film,
a la quasi semblable érreime finaJe au bord de la falaise filmée en plan rap
proché, Souprom parait n'avoir accompli qu'un recadrage du a un inrerl1li
nable rravelling oprique sur un couple qui esr passé par roures les étapes de
l'indiscernabiJiré entre la passion er la hanrise de l'aurre. La passion de loan
Fontaine pour Cary Granr pourralr meme s'aJimenrer de certe incerrirude
qu'e11e nourrir a Son égard, de ce va-er-vient entre le ner et le rrouble, le Fa
milier er I'étranger, /'enfanr er le dandy-gigolo. Cerre palpirarion ou cerre incessanre réversibiliré de la perceprion er des senrímems de loan Fontaine qui
pOUfrair dépendre de sa vue incerraine, conramine rour le film d'un barre
menr er le prend dans un encheverrement d'hyporheses indéflniment re mises
en cause. Cet enrre1acs entralne bien au-delil du rheme légendairelllenr arra
ché a Hirchcock, ce1ui de I'innocence er de la culpabiliré. Dans So IIp(Ons,
['aurre n'esr pas un aurre radical, j] engendre un moment d'hésirarion, ce tres
impressionnanr momenr d'hésirarion enrre le familier er l'érranger, devanr
"inconnu qui émane du supposé connn, alremance déja évoquée avec le
Raímu de Grémilloo. Chez Hirchcock, c'esr un moment d'oscillarion du sujet qui s'inrerroge sur ce qu'j] pet<;:oir, er cerre hésirarion esr facreur de han
rise. Ce soup<;:on de Joan Foncaine envers Cary Granr Sur ses vérirabJes inremions a son égard n'esr, ainsi, guere éloigné d'un phénomene médusanr que tradllit bien le verbe se ravifer.
Se raviser, aurremenr dir « réviser son acre premier " er simulranémeor « erre ravi» ; se reroumer er erre séduir; un acre er un éeat inrimemem melés.
Joan Fon raine se ravise comme si elle érair devenue l'objer du regard de Méduse que pourrair erre, apres tour, Cary Granr.
Mais on peur voir dans le comporremenr de loan Fonraioe un écho de /' Un!Jeimlich, norion que Freud empruma pour désigner ce retour sur ce qui esr le plus proche, le plus (amilier, le plus cher er qui n'évire pas néanmoins
de se laisser saisir par ce qui nous est le plus inq uiéran r er le plus érranger.
Hirchcock mee égalemenc en place cerre ambiguúé miroiranre enrre le vernacuiaire, I'inrime, le (amiljer quj peuvent etre, dans le meme insrclnr,
I'occulte, le caché, /'inquiéram, comme dans un visage maniérisre adouble
lecrure, COmme dans ces porrrairs qui, par un jeu d'oprique, vus de gauche
montrenr un visage aimable et vus de droire Jaissenr apparaltre une figure
monstrucuse. Cesr le sujer d'une nouvel1e d'Edgar Poe, inrírulée jusremenrLes Ll/nettes.
40
Le film, allégol"ie de la machlne-cinéma
C'est donc, égalemenr, le sujet de Soup(ons. Er ce sujet, bien enrendu,
Hi tchcock en avaj¡ une pleine conscience puisqu'il en déploie la quasí-théo
rie aI'imérieur meme de son reuvre.
IJ ya dans Souprons une séquence sur laquelle peu se sonr arrerés, ranr
elle esr ala fois anodine er jnrriganre. Séquence inou·je qui conrríbue par cer
rains aspects afreiner le récir er simulranémenr ale condure par anriciparion,
rendanr dérisoire, sinon impossible, roure fin rassuranre, minanr rour espoir
d'en savoir plus pour le specrareuL Cene séquence esr surrour une sone de si
gna(Ure hi rchcockienne, une maniere de « Hitcj,cock/ecit", Hirchcock J'a faír.
loan Fonraine re<;:oir la visire de deux inspecreurs de police. Le specrareur esr depuis longremps habitué er presque lassé de la versariliré des senrimenrs
que la jeune femme porre a Cary Grant. Elle doure, se rassure, s'inqui(:re de
nouveau pour reromher dans la langueur amoureuse avanr d'erre encore rar
rrapée par l'inquiétude. Ce va-er-vienr, ce « ravissement .. incessanr de loan
Fontaine est du a la mulriplicarion des facetres de Cary Grant qui l'hypnoti
senr, auranr qu'a sa propre (ragiliré psychologique er perceprive. Elle en esr
meme conduire aI'acceptarion du fameux verre de lait empoisonné. Le spec
rareur, lui, en esr tevenu, si j'ose dire, ace moment du film, du crédir qu'il
porte aloan Fonrajne. C'est le specrareur qui doure ason roUL .. Er c'esr alors
que les deux inspecreurs surgissenr. ..
Fascination inconsidérée, disrraerion incompréhensible... Commenr dé
fioir le comporremenr incroyable d'un des deux inspecteurs donr I'arrention
esr rerenue, capturée par un tableau accroché dans le vesribule ? Comporre
menr en dehors de toure vraisemblance eu égard a la discrérion er a I'impas
sibiliré de rigueur pour des inspecteurs en service qui doivenr observer les ré
acrions de loan Fonraine a I'annonce de la morr de I'ami de son mari. Les
deux inspecreurs sone bien venus pour cerre observarion : au cours de I'en
rrerien, ['inspecreur disrrair se dérourne de la fenerre pour surprendre une at
ritude signiflanre de Fonraine. lnvraisemblance narrarive enfin, tanr l'inréret que porre I'inspecreur au
rableau esr déconnecté de I'acrion. Lors de leur déparr, Hjrchcock renouvel
le cerre dérive scopique, cette hypnose picturale de I'un d'enrre eux, décjdé
ment difficilemenr dérournable. Qu'aper<;:ojr-on sur ce rableau ? Une narure morre, une rabie dressée
d'usrensiles décorarifs familiers er représenrés selon une rechnique référanr
délibérémenr au cubisme : aFf1rmarion er géomérrisarion des facerres des vo
41
le cinema. un art moderne
lumes, refus volonraire de la perspecrive, accenruarion des conrours sombres des surfaces. Ainsi, le rableau qui rerienr l'arrencion de "inspecreur esr-il un
piege pour son regard, un rableau qui démulriplie er érale les facerres du réel,
a la maniere du cubisme, en enrraínanr « les formes cohérentes dam I'enchevé
rrement et le perpétuel cache-cache des ambigui"tés insolubles ", ainsi qu'Ernsr Gombrich déflnir le cubisme. Un rableau cubisre, dir encore ['aureur de L'Art
et (¡¡lusion, « a pour objeetlfde 110US provoquer acette construetion d~ypot(¡h('.,·,
qui sont chaque fois détruites par quelque contradiction, de sorte que nos emzis
d'intetprétation se succedent. ») Voila, au fond, une bonne descriprion du film
de Hirchcock. Ce rableau devanr lequel se planre l'ínspecreur, de maniere dé
raisonnable er burlesque, esr au plein sens du rerme sympromal, soir un
« sig-ae incompréhensible et pourtant, sinwltanément, si plastiquernent figuré ". Cesr ainsi que Freud décrir le sympróme, comme le rappelle Djdi-Huber
man dans Devant l'image. G
Ce rableau aux allures cubisres esr l'allégorie plasrique de I'inrrigue. Il esr luj-meme une inrricarion de plans, de formes er de facerres, un miroiremenr.
JI appelle une accommodarion perceprive -l'inspecreur s'y essaie - qui ren
voie a celle de Joan Fonraine er a celle du specrareur, donr la vision du film sollicire une égale inrensiré inrerprérarive er perceprive. Ce rableau er I'hyp
nose qu'il engendre relevenr de la délusion, se/on le mor de Huberr Damisch,
er inrroduisenr a un poinr de vue cririque sur le film. Certe anecdore incongrue, rranchanr avec fa pesanreur angoissanre quí
envahir la vie de Joan Fomaine, esr donc un élémenr ((irique car d'une absotue érrangeré, maís cerre anecdore hors du récir esr en meme remps le dévoi
lemenr d'une organisarion signifianre, que l'élémenr cririque a pour charge de faire surgir, mais discreremenr, conrradicroiremenr, de fa<;on que le sens devienne énigme.
La déconnexion de ce courr momenr par rapporr au récir le dissimule
aux yeux du specrareur. Mais l'inrensiré de son éaangeré, son insisrance a s'exrraire du récir, en un mor son miroiremenr, sinon son éclar, appelle le
specrareur, rerourne le film vers lui. Enriré sémiorique a double face, engen
dranr ala fois gesre inurile er acre rrap insisranr, ce rableau arrrape-regard renvoie au film enrier comme piege miroiranr er hypnorisanr.
Ce rableau d'allure cubisre redouble les effers de réversibiliré er de dé
mulriplicarion des faeerres eonrradicraires, imprévisibles er indiscernables de
Cary Granr aux yeux de Joan Fonraine. Ce rableau redouble égalemenr les in
42
Le film, allegone de la machine-cinéma
eerrirudes de la vision de cerre derniere donr les variations clignotantes peuvenr s'idenrifier métaphoriquement au travail de la figurabilité el a son pro
ces inrerminable. Je n'insisre pas sur les jnflmes méramorphoses du visage de Joan Fontai
[le qui, comrne cellli de Janet Gaynor dans L'Aurore, passe par raus les érars
de la suspieion, de la ((aime, de la cornpassion, de l' angoisse et de la tendresse
pendanr le récir de la mort de son ami. Je veux en revanche remarquer que \'imerminable du rravail de la flgurabiliré est ulrimement inserir dans le plan
finaL dom le paysage qui lui sert de décor est un immense fond peinr, proeédé que l' on retrouvera dans le plan final de Marnie. Si, dans ce dernier film, c'esr a la cure, cornme proces d'une impossible guérison, que renvoie le si
mulacre rrop flgé de la toile peinre, e' esr donc au travail de [a figurabilité que
renvoie cerre bnde coiffée de nuages arrerés et scrupu[eusement peints. Dans le rour dernier plan, en voirure, le bras de Cary Grant ellrome les
épaules de Joan Fonraiue une derniere fois pour le spectareur. Mais ce dernier reconnaír un gesre qu'il a déja vu répéter plusieurs fois, et c'esr une relance
inquíéranre qu'jl per<;oit, plllto( qu'une conc!llsion heureuse, un mOLlvemeLH rappe\é au sein d' un monde arreté, une image q ui représente la contradíction
er quí, de ce fair, miraite. Treme années plus rard, apres le renversement prodllit par le einéma mo
derne, Luis Buñuel parvienr ala meme fausse conclusion flnale.
La d7:/frf1Ction a) Séquence de la maison de campagne : Angela Molina disparalr dans
la salle de bains, Carole Bouquer réapparaír. b) Séquence de vio1ence de Fernando Rey sur Conchita. Carole Bouqllet re
joinr l'bomme aune terrasse. Ils entrent dans un pavillon. Molina esr a l'inrérieur. De la passion de Joan FOLHaine acelle de Fernando Rey, il n'y a qu'un
pas, er de Hirchcock a Buñuel, on sait depuis longremps les évidentes passe
relles. Dans son dernier film, Cet Obscur Objet du dhir, la Conchita empwn
rée au roman de Pierre Louys, La Femme et le pantin, esr un personnage
mírairanr par excellence, d'auraur qu'il esr interprété al(ernarivemenr, icí, par deux acrrices. Il miraire enrre la disponibilité et le refus, entre [e eapriee er la
norme. Comme le dir Jean-Pierre Oudan lors de la sortíe du film, « penonrte
ne regarde l'autre lti d'ou il est supposé le voir et il n'y a pas de véritable objet de
43
Le Cínéma, un art moderne
désír dans le seul regútre de fa voyure. ,/ C'erair déja, en que1que Sorte, le problerne de Joan Fonraine...
Le regard de Fernando Rey sur Conchita esr le regard d'un fou. Peur-etre Joan Fontaine esr-elle fol1e égalemenr pour roujours voir rrop raed la vériré des acres de Cary Grant ¡ Mais Fernando Rey, lui, ne voit plus rien du roue.
11 est au-dela de la passion, au-dela de la fascination. 11 ha/lucine Conchira
comme objer de son désir et n'en pe[(;:oit plus les variarions (lui la fondem comme sujeto Fernando Rey esr, lui, sur-accornmodé !
Le specrareur esr soumis a la diffraerion du personnage de Conchira dont l'homme, emporré par le désir sexuel, ne pen;:oir pas les moirages de l'individuarion. Conchira esr un personnage mis en morceaux a la mesure du
morcellemenr du corps qui fonde la projecrion éfOtique de Fernando Rey.
La diffracrion esr le mode violenr du miroitemenr. Diffracrion, de dii fi--aetus, de díffiingere, merrre en morceaux.
Le récie du [¡1m de Buñuel ese parsemé d'explosions, de desrrucrions, de violences policieres, d'arremars terroristes. La disconrinuiré est donnée
comme le mode d'articularion des élémenrs qui composent le réel. Apres la fluidiré de Murnau, de GrémiJJon, d'Ophuls er de Hitchcock nous enrrons
avec Buñuel dans le régime de la brisure, de la déchirute, de la disconrinuiré qui caracrérisent la moderniré. Tour ce qui pouvait faire foncrion de surure
chez les cinéasres précédents paraÍe relégué au rang d'un cinérna transparenr sans retoue.
Buñuel iosralJe le spectareur dans la fonction d'un regardeur actif done l'accommodation perceptive et dramarurgique esr mise arude épreuve. Nous
sommes loin du moirage subril, des effers clignorams discrets, de la pulsarion infra-mince qui émane d'une inrensité, d'une concentrarion du jeu de l'ac
reur par exemple. Chez Buñud, le miroirement esr devenu cetre brurale interchangeabili ré des corps er des visages sans ressemblance, le passage d'un personnage de ficrion d' un corps al'autre, sans rransirion.
En 1927, Buñuel remarq ue déja daos un de ses premiers rexres ctiriques : " L'intuítíon dtl film, I'embryon photogénz'que palpúe déjli. dans cette opé
ratíon nornmée découpage. Segmentation. Créaúon. Sáw"on d'une chose pOltr se
transformer en une autre. »" On !le saurair mieux dire. Avec Buñuel, c'esr le specrareur qui rravaille, comme c'esr le regardeur qui fair le rableau selon D
uchamp. Cese le specrateur qui fair le monrage. Le cinéasre [1it tour pour rompre, pour affronter les visages er les corps. Lorsque Fernando Rey se pré
44
Le film, allégoríe de la machlne-cinéma
pare asa premie re nuir avec Conchita, Buñuel esr attenrif aux détails des rac
cords... mais c'esr pour mieux brutaliser le regard du speerareue. Le peignoir
noir esr sorri d'un sac dans un plan au sein duquel on vient de quirter Ange
la Molina. Fernando Rey porre le meme peignoir en accueillanr Carole Bouquet. .. Dans l' autre séquence, Carole Bouquer disparaír avec un sac blanc ;
Angela Malina appataír avec un sac noir... L'accornmodarion esr rude, mais le
spectateur devra s'y faire ou se déraurnee. 11 s'habirue vire, fmalemenr, aux
blessures de la perception cinématographique, la moindre de celles-ci n'étanr pas la disconrinuiré essenrielle aI'aer du ftlm, c'esr-a-díre le monrage qui surure les sautes du temps er de I'espace.
Le einéma moderne n'est pas du coté du spectateur. I11'invire au rravail
plutar qu'au plaisir, aux ressassernents de la crise interminable plurat qu'aux fins heureuses.
Comme Cary Grant, Fernando Rey voudrair bien enJacer, enfin dans la
paix, les épaules de Conchira, lors du deenier plan du film II pense en effer que celle-ci esr guérie et que son sexe l'accueillera. La clóture de celui-ci ne
paraJt plus qu'un mauvais sonvenir, senlement dígne de métaphores COUfU
rieres ou de magasins d'anriquirés. Mais Conchira refuse ce que Joan Fonraine désirait rant. Buñuel ne croir plus au rrompe-I'ceil des railes peinres pour d¡fférer la fin de la croyance. Ce sont des flammes nihilisres qui miroitenr dé
sorrnais en lieu er place des images, devenues insufflsantes pOUf transformer le réel.
l. M.u:ncé Merl.ec¡u-PolHv, Lt plSfMr ,'f I'm!!tJlbl~. ~L eNrdacs - le chlíl.,Srnel>, CaHllHJrc\. 1964.
2 Cdle.s Dtlellze. L 'ufla!,t'-r01J/H, Cmt:Jna 2. édlllOns Je MÍmm, 1985.
:3 Jacql1~:) LlCail. Lt' 5hmn{lu'(. LI\!re Xl, ·,Les qJj~:Hre conceprs fOfl(bmem1ux de l.:l psych,.\na[yse», Seudo 1973.
4 EugeniO d'Ors. Du b(lloqur. Gd.t1uI1.ard. 1968.
5 f-Tl)sr Gombrtch, L'/[rt I'f lil/uswn, Gcllllmard. 1987
6. Ccorg('$ Dldi-Hubennall, DtfJil1Jt /'ltllttgr, ¿.dlflom dt ML.l1Ult, 1990
7 Jcan-Plerre Oudarr. Cf,hters du cmbnfl, noO- 281, oCLDbre 1977
8 L\ll.~ 13uiiud. Ctlh,rrs L/U cmimll. nO 223. JOlll 1970
45
Le cínéma, un art moderne
Le portrait
Vertlgo esr un des films les plus fameux qui urilisem un pomajr peíne au
ceorre de leur récit. Porrrair a panir duque! rour s'enclenche ou au con tI'aíre, peu r
etre, tour régresse. Le porrrair peim dans un film esr en effer un fréquem prérex
re ades allers er rerours rempore1s. Sans doure n'esr-ce pas un hasard si la fIgure
de la spirale esr daos Vértigo un rheme visuel qui symbolise les veniges de James
Srewarr. Ma..is la spirale renvoie aussí a cerre illusion altemaríve de la vísion er de
la pensée, soír poinr de fUire vers le fUtur, soir poinr de chure vers le passé. Oouble
illusion qui selon la volomé du specrareur, se creuse, ou viem au devam du re
gard. La spirale pourrair erre aussi la figure géomérrique qui dir la récurrence, la répéririon, le rerour du meme, la copie, le pomaie. Hirchcock y a-r-jl pensé) Des
le générique, un visage en rres gros plan esr déraillé se10n ses orífices príncipaux.
Bouche, nez, ceíl d'OU s'exrralem des figures rournoyames. Vertigo peur faí re pen
ser acerre aurre machine aJrernarive pour la vision que sonr LeJ Ménines er que
Miche1 Foucaulr définíssait ({ comme une coqui/fe en héfice qui offi-e tout fe cycfe de h. re-présentation. Aimi se jerme h. lJOfute ou pfutot par cate furnihe effe /Ott1Jre. " On peur avancer que Vertigo esr égalemem une réilexion sur la représentarion en ram que celle-el est représenrarion de la représemarion, se10n des rermes voisíllS
de ceux qu' urílise Foucaulr dans son reXte ({ Les Suivanres » qui Ouvre Les lvfots et feJ e/Joses.
1
La consrrucrion dramarique du film, répéririve en deux panies dísrincres, er I'obsession de James Srewarr qui vise a rerrouver une femme disparue
en remodelanr une aurre femme, ínvirem le specrareur avoír en Vértigo une pa
raboJe de I'acriviré arrisrique. Le portrair peim qui obsede Ja premiere femme, Made1eine, esr pour peu de chose dans cerre parabole. Comme dans de nom
breux aurres films hol1ywoodiens, ce pomajr esr de médíocre facture, er iI parair
meme paradoxal que le géníe de Hirchcock se soir sarisfair d'une relle image. Cartenrion du cinéasre se porrair sans doure ailleurs. Ou alors, il fallr précisémenr que
ce porrrair peinr nexÍJte pas pour que le discours du film s'organise :lurremenr qu'en des relmes de dignes références ou de nobles cirarions plasriqlles.
Ce qlli frappe d'embJée dans la consrrucrion dramarique de Vertlgo c'esr sa non-clorure, ou, si j'ose dire, sa méronymie infernale. La premiere séquence du
film ressemble aune séquence de film d'avenrures policieres que J'on aurair pris en COurs d'aeríon. En paraissam déja commencé pendanr le générique, le film
s'offre comme un préJevemenr d'un segmenr dans une chaíne drarnatÍque qui
46
Le film, allégorie de la machine-cinéma
J'excede. La fin du film répete la fin de la premiere parrie, la chure de Judy rap
peHam la premiere d1ure de la fausse Madeleine. Le specrareur ressent ainsi une
forre sensarion d'ouverture aux deux bouts du Elm. La spirale, fIgure ne ftnis
sam jamaís d' auro-alimenrer sa révolmion, symbolise bien le film en son enrier. 1
Cerre forre affirrnarion d'un enchainemem non dos de séquences renvoie le film
a une sone d' accrochage qui releve autant de la conriguúé qui préside ala gale
ríe de rableaux que d'une dynarnique dramatLlrgique. Mais pour mieux faire
comprendre cerre notion de conriguúé, de bour a bout er pourtanr d'évolurion
f:lrale, j'emprunte certe fameuse fIgure dire ({ spirale de Fraser " er que comrnen
re Ernsr Gombrich dans l'Art el f'iffusionl, a la fois anticipation er sérialiré,
cercJes concenrriques emboítés, répérés, er pounanr emponés par I'abime.
Vértigo esr aussi le récir d'un piege, organisé par le scénario : ce1ui dans lequel rombe Scorrie, rémoin inconscient er impuissanr d'un meurrre. Mais
Scorrie esr vicrime d'un aurre piege, d'un aurre « piege aregard " dirair Lacan,
qui monrre que, en ranr que sujer, Scortie esr dans un trompe-I'ceil, Iirtéralemenr appelé, er ici représenré comme pris, dompté.
Le double sraru r de Verngo fait de ce tllm une ceuvre majeure de I'art mo
derne. O'une pan, le récir agír avec force sur I'imaginaire du specrateur en faisanr
vivre ace deroier par Scortie interposé une expérience de dévoilernent rraumari
sanre. D'aurre pan, l' archirecrUte du tllm, telle que décrite par Éric Rohmer, pro
pase une vérirable métaphore de la représenrarion artisrique er invire aune ré
flexion sur tes relations qu'enrreriennent le réel er sa reproducrion. Une repro
ducrion qui, en s'incarnant, repousserair le rée1. Mimétisme, reconnaissance, illu
sion, remémorarion, mutes ces notions propres aux relations qui régissenr l' ceuvre
d'art er son specrareur sont inscrires dans la construcrion dramarique du tllm.
Le sujer de Vertigo seraÍr ainsi esthérique, et paralrrait illusrrer les deux pos
sibiJirés de I'image, les deux versions de I'imaginaire telles que Maurice Blanchot
les a déflnies' er qui proviendraienr du fair que la mort est tanto' fe trallaif de la lJérité dam fe monde _. ici dans le film la vraie mon est nécessaire pour que Scot
rie comprenne - tantot h. perpétuité de ce qui ne supporte ni cOJnmencement nifin -- ¡ci, le film, son apparence de segmem fllrnique sans rerme, chaque séquence
paraissanr prélevée au hasard d'un fIlm déja cornmencé avanr son générique.
Seul, Éric Rohmer, en 1959 lors de la sortie du tllm en France, déftnir déja
y,'ért¡go comme une parabo1e et I'integre aune trilogie formée par Fenetre .;ur cour er L'Hornme qui en sa1Jait trop.> Larchirecrure er la paralysie sont communes 3UX
47
Le cínéma. Un art moderne
rrois films. Le mibeu de Vértigo esr consrirué, coujours selon Rohmer, par le eemps, non plus ce1ui d u pressenrimenr orieneé Yers I'avenir mais dirigé au
con rraire vers le passé : le rernps de la réminiscence. Le reSSorr de raction n'esr
pas consrirué par la marche des passiorn; Ou quelque trag/que moral dir encore
Rohmer, mais par un processus absrrair, mécaIlique, areiflcje!, exrérieur. Ce n'esr me
pas I'hom qui dans les rrois fllms précirés consrjrue l'élémene moreur, ce n'esr pas non plus le desrin dans le sens ou on I'enrend depuis les Crecs, mais la forme
meme de ces erres Forme1s que sone l'espace er le remps. Rohmer approche de rres pres cerre jdée que le sujer de Vértigo serair [¡nalemene les condirions de sa
propre forme, !'écrirure cinémarographjque, er plus généralemene, la représenra
cion. Apropos de Fenetre sur COur, Rohmer nore dans le mérne rene, que le pho
cographe COume le dos au vrai solei! er ne vojr que des ombres sur la paroi de la
caverne. Enfin, pour Vértzgo, il remarque que Scorrie esr renvoyé d'une appa
rence a une apparence. Dans ce beau rexre, ineirulé « L'hélice er I'idée ", Rohmer
insisre donc Sur la dimension forme11e er abs[raire du [¡1m qui lui évoque la spi
rale ou plus exacremene la figure de I'hélicoide. Mais il insisre aussi sur le recour
vers le passé aparrir duque! rous les enjeux du [¡1m sonr fondés, rane dra.rnarur
giquemenr - les secrers enfouis - que rhéoriquemenr : d'ou viene la représenra
rion ' Idées er formes suivene la méme roure, dir Rohmer pour dore Son rexre.
Vértigo esr en effer organisé selon un quadruple rerour en arriere. Le premier, ce sone les simulacres des faneasmes de Madeleine qui veur rer(Ouver le
couvenr qui I'obsede. Le second, c'esr l'obsession de Scorrie qui veur recréer
Madeleine. Le rroisieme retouf en auiere, esr le rerour de Scorrje au couvenr pour confondre les deux personnages de femme, ludy er Madeleine. La pen
sée de Scorrie se manifesre non « plw comme éc!aireur de ce qui doit étre, comme avant-garde, comme novation mais comrne réitération défórmée, regards, répétitions convulsées et mortifiées, comme découvreur d'une image quíll1LI pas voulu voir, dont iI s'est détoumé et qu'i! connaitpour I'r:woir désirée. ,,6 A propos
de dérour, je renvoie au symérrique évitemene de regards enrre Scorrie er Madeleine lors de leur premiere renconrre dans le bar.
Enfin, un quarrieme recour en arriere sur les orígines mythiques de la représentaríon. I-Ijrchcock dir avec Vértzgo que le cinéma esr J'hériríer de la peineure,
que le cinéma c'esr de la peinrure en proposanr « non pos un chemin parcoum dans le sens inverse, mais en reconsÚtuant la voie par laquelle, non poim du corps rnais de quelque chos
eque Merleau-Ponty appe/Ie la chair du monde, apu surgir; le poim ori
48
Le film, allégorie de la machine-cinéma
gil1el de la vision. ,,7 Le venige, dans Vértigo, esr amanr cdui quí eneraine le corps
de Scorrie que le retouc ace gesre inaugural dans la culrure occidenrale, le por
rrait comme acriviré fondarrice de la peíntuee. « Au commencemenr érair le por
traie. .. » pourrais-je ineiruler mon propos, en pensanr d'une parr aI'affirmaríon
célebre de Pline l'Ancien, « On commenra par cerner d'un trait le contour de tombre Jmmaine" ; d' autre pan aHirchcock qui fair de sa mise en scene dans Vértigo. une
mise en po[[ralr, spéciflanr ainsi le rype de passion que nourrir le personnage
principal, passion faire de eites er d'échanges symboliques, passion guere éloignée
de la fascinarion dans laquelle le specrareur se riene devane les effigies fdmiques.
Une mise en scene qui seraje mise en porrrair. Dans la langue íra1ienne le
mor pomair, au conrraíre du franc;:aís, de I'anglais, er de I'allemand, rittrato, in
dique un rerour, un rerrair, un rerour sur, la capaciré du peinere de rerracer, de
rerfOuver un homologon. Er c'esr de cela dont iI s'agir pour Scorrie : rerfOuver
une image iniriale qui ne luj esr apparue que pouc lui érre volée, etre peís entre
la mélancolie d'une perte er le souhair rrompeur de morr d'une réappariríon,
« vivre une rencontre avec un erre n'ayant déja plus d'autre vie que celle du retour. ,,8
Donc, au commencemenr érair le porrrair. Souvenons-nous du gesre lé
gendairemene inaugural de la peineure qui se confond avec le premier pomaie.
Dans La Premiere Ombre 9, Agnes Minazzoli rappel1e synehériquemenr qu'une
légende veur que la peinture soir née de I'ombre, d'une ombre ponée sur un
mur er du rracé qui I'enroura. Une jeune fiHe voulur aínsi garder I'image de
son amane sur le poine de parrir. L'ímage porre absence er présence, ombre er
lumiere, elle les réconcilie ou souligne leuc conflir. Cesr précisémenr ce que je
veux poineer dans Vértigo, ce reuacemenr, ce rerrair, er lci plus exacremenr la
restaurarion par Scoctie d'un vísage perdu, er qui fait du film en son enríer une
pOrtralrure, une mise en scene qui s'idenrioe aI'acre du ponraje en tanr qu'ac
re de représenearion apattír d'un contour rerracé d'apres I'ombre projerée d'un
profil. Rohmer sentir bien que c'éraír la le propos absrrair de Hirchcock. « Le.í ombres sucddent aux ornbre.í, les simulacres aux simulacres» écrir-i1 encore. C'esr
donc supposer que le réci( de Vértigo esr indíssociable d'une lucidi ré esrhérique
du cínéasre sur les origínes de I'aer de la peinrure er de ¡'art [Que coure. Cinq
séquences résumenr ce passage du visage au poruair er du poruair a I'ombre.
Premiere vision dans le bar Il faur remarquer dans cerre premiere séquence plusieurs rrairs qui ca
49
Le cinéma. un 3rt moderne
racrérisem la mise en scene de Hitchcock er qui inscrivenr d'emblée l'appari
rion de Madeleine sur un registre inélucrable, celui du flgé, celui du pomaie.
Le premier de ces traies est ce mouvemenr d'appareil qui, conrre toure aeren
re, ne se dirige pas vers Madeleine poue raccoeder avec la visée clu rcgard de
Scottie, mais qui s'éloigne au contraire, se rerranche au plus loin des poinrs
de vision du bar, se rérracre. Autremenr dir, ce recul de la caméra associe cene
premiere apparition de Madeleine a une mise adisrance, selon « Le paradoxaL retrait d'un portrait qui ne víent anous que pour nous hre dérobé. »10 Délíbéré
menr, la caméra quirte la vision subjective de Scortie, et paraír se merere en
lieu er place de norre regard. Qui dir porrrair dir échange d'une image pour un visage. Les échanges sonr nombreux dans Vertigo, enrre des femmes, entre
du réel et du reve, er icí, emre un regard er norre o::il, enrre un ponrait er norre visage comme dans un miroir que serair en déflnirive le cinéma.
Le second erait ese la tres scrupuleuse artemion de Hirchcock pour impo
ser en profll la premiere image du visage de Madeleine, souligné par une ful
guranre auréole. Comme la Simoneera, la figure de Madeleine ese divinisée, déeachée du fond er prend la valeur d'une sorce d'objer sacré. Par le profll, er cela
elepuis la Renaissance, le porrrair observe une conceprion généralisanice.
Meme inelividuel, le pomaie représenre ainsi un rype idéalisé. Aussi Scortie ne peur-il rencomrer le regard de Madeleine, ou alors íln'y aurair plus ni divin ni
prom. " Regarder, suppose un évitement perpétueL du regard de f'autre", rappelair Jean Clair qui remarquair égalemenr que le ponrair, comme la leme volée d'Edgar Poe, " tire son pouvoir non pas d'erre regardé, consulté, mais au conlraíre de pouvoir étre mis de cóté ou d'étre mis en souffiunce dans un suspens qui est transcendantaL a .la fimction. »11 Mise de coré ou éviremenr des regards, c'esr ce qui
caraceérise la premiere renconrre de Scoteie er de Madeleine. C'esr a une mise
en scene faire " ponraicure» alaquelle on assisre des la premiere renconere, I'ins
criprion el' une profondeur par une mise adistance, un retrair er un profi1.
Seconde vúion chez Le fleurúte Remarquons rapidement le meme parti pris de mise adisrance par I'en
eremise elu miroír qui déflnir une circularion enrre le regard de Sconie er norre place de specrareur.
Cetre fois, la foncrion du miroir esr plus évidenre bien qu'elle air déji! éré évoquée lors de la sonie du couple clevanr un miroir du bar. Remarquons
50
Le fil m, allégorie de 13 machine-cinéma
enfll1, la direction d'acreurs par le cinéaste, qui impose aKim Novak de présenter expliciremenr son profll au regard de James Srewan aínsi qu' au neme.
Le mor profll vient du lacin FiLurn er on peur sourire au fait que les nois
séquences qui figenr la représenrarion de Madeleine s'aniculenr au long d'une fllarure, celle de Scottie qui rente de percer le mysrere de Madeleine. FíLum engendre bordure, conrour, détour, détourner, faire le tour, profil, profilo,
profiler, dessiner les conrours.
TroiJierne viJion au cimetiere Le disposírif de mise a disrance esr de plus en plus forremenr marqué
dans le jeu des comédíens er par leur place respecrive dans l'espace. Scottie,
littéralement, coume aurour, conrourne, se rapproche de Madeleine aurant
qu'il paratr s' en éloigner (aurre effer de spirale). Son ttajer releve d' un serrís
sage, mor qui associe le cadrage circulaire du médail\on ou du camée auque! s'ajoure ici, cornme « logiquemenr", une connoraríon funéraire. II faur norer la parriculariré de l'écrirure hi[chcockienne qui, si elle paraír répéririve
(memes effers de mise adistance, insisrance sur le visage présenté de prom a la caméra), n'en évolue pas moins dramariquemenr. La filarure mene Sconie rres progressivemenr du vivanr au non vivanr comme s'a fallait que ceHe mise en scene pour erre ceHe d' un portrair, ait rendez-vous avec la mort cal' ,( Úl ressemblance n'est pas un moyen d'imita lauie mais pLutot de ILl rendre inaecessibLe, de l'étabLir dam un doubLe fixe qui, Lui, échappe a la vie. Les figures vivantes, Les hommes, sont sans ressembILmce. JL faut attendre f'apparenee cadavérique, ceue idéaListltion par Úl mort, cette éterniJation de la fin pour qu'un étre prenne cette beauté rruUeure qui est sa propre ressembILmce, ceue vérité de Lui-méme dam un reflet.
Un portrait, on s'en est peu apeu aperfu, n'est pas reJJembiant parce qu'iL se Jerait sembLabLe auvisage, maiJ La ressembLance ne com mence et y¡'exÍJte quíwec Le portrait et en Lui seuL, eLLe est son O"uure, .la gLoire ou sa disgrdce, eLLe est Liée a La condition d'ceuvre exprimant ce fait que Le vúage n'est prIs La, qu'iL est absent, qu'iL n'apparait qu'a partir de f'absence qui e.lt préá.lérnent La ressembLance, et eette absence est mwi La forme dont Le temps se .ltlÍsít quand s'éLoigne Le monde et
que de Lui iL ne re.lte pLus que cet écart et cet éLoignemen t. ,,12
Quatrieme vision au musée Hirchcock " enchaine » la rombe, idenriflée par une phque nominarive, avec le
porrr;Ur accroché aune eimaise, idemifié comme porrrait précisémenr du fair d'un
51
Le film, .lIégorie de l. maChine-cínéma Le cinéma, un art moderne
cartel. Cest Huberr D,unisch qui rappel1e, dans son Origine de la pmpecti1Je ", que pour quJ y :lit pomair, il faur qu'il y alt un nom qu'on épingle, indépenchmmem
du fair quun ponrair peur se dispenser d'un renvoi aun modele en chair er en os.
En quatre parties aniculées au long d'une filature (enrre ehaque (ieu,
Scortie reprend sa voiture pour suivre Madeleine), Hitchcock organise son récir se/on le prjncipe de consrrucrjon d'un collier. On sair le role que cet
objer joue ulrérieuremem pour confondre les deux femmes. Judy se uahir définirivemenr cae elle rappelle a Sconie, par le pon d' un collier, le pomair de I'ancerre, évacuam ainsi de sa mémoire la figure de Madeleine. Cerre pour
suire qui répere les memes disposírífs dramatiques et p1asriques, connalr pounanr une évolurion (nous rerrouvons ainsi ce rheme de la fausse spirale
faire de cercles auronomes er qui pounam aspire vers un centre). Le terme de
la filarme est ce portrait du musée que nous voyons peu dans son imégraliré
tanr le véritable pomait esr ailleurs, déja consritué dans le remps dramarur
gique quí a précédé cene anívée dans la galerie. Nous ne verrons surrour de ce ponrajr peine, quj est d'une bien médjocre facrure, que deux dérails.
eun a une foncrion d'enchalnemem narrarif et de passerelle visuelle entre
Madeleine er le pomaír, c'est le bouquet de fleues quí relie égalemenr les séquences précédemes en un naín dramatique inímerrompu : bar, Heurisre, cimetiere, musée. Lauere dérail esr la volure de cheveux férichisanr Madeleine aux
yeux de Scottie. Ce second détail réimrodujr la séquence linéaire de filarure, marquée par un semjmene monifhe croissane, au sein de la spira.le vorace du
scénario qui enrealne les personnages irrésistjblemenr vers une chure ¡:arale.
Un pomaír peine dans un film peur donc en cachee un aurre. Dans Vi-ytigo, rels ces jeux vjsuels des images devinerres, un aurre pomair esr caché dans les plís de
la ficrjon, dans la verrigineuse méronymíe des phorogrammes. Cesr avanr tOur le
disposirif de la mise en sce:ne qui « fair » po[rrair dans Vi-rtigo, qui ,( esr » pomaie.
Cinquieme 1Júion, L'hoteL Au commencemenc érair le poruaír, au commencemenr de Vértigo érair
un porrrair, au commencemene du cinéma érair la peinrure, au commence
mene de la peineure érair l'ombre d' un profil. e enchalnemenr esr ainsi rout auranr rhéorique que narrarif.
Les deux femmes, Madeleine er Judy, n'en fom qu'une el' c'esr Judy, la se
conde femme rédujre a son profil minimal, qui acheve les incenitudes de 5cor
rie, qui confirme les rroubles d'une ressemblance qui pounajr faire dire aJudy
52
ce que Giletre dir aNicolas poussin dans Le Chefd'a;uIJre inconnu de Balzac,
" tes yeux ne me diJmt pLus rien, tu ne pemes pLus á. moi et cependant tu me regardes. ,,14 Aurre hisroire, ehez Balzac, d' échange d'une femme avec une aune. Chez Edgar Poe, bien sur, on rrouve ¡'écho de cerre inrerchangeabiliré, ces jeux
imaginaires enrre répéririon er retour du meme : « Mais eLLe mourut, et de mes propres rntúm je La portai asa tornbe, et je rÍJ d~un amer et Long rire, quand, dan.í Le crweau oil.je déposai la seconde, je ne découuris aucune trace de l.a premiere. ,,1;
En d'aunes (ermes, le pomair aecomplir ici son cérémonial. Judy, rrair pour
rrair, esr le pomair de Madeleine qui érair déja elle-meme pomaje. De pomair
il n'y aurair donc que pomair de pomair, représenrarjon de représenration. Un porrrait ne se légirimerair rel que du fair d'erre inséré dans une chalne, dans un
synopsis consrirué d'effigies qui, comme dans une galerie de musée, none pas besoin de se ressourcer a des modeles vivanrs er crédibles pour erre porrrairs. C'esr-a-dire qu'un pomair ne vaudrair que d'erre inséré dans une répéririon régie
par une loi paradigmarique créarrice de ressemblance. Ce rerme aueinr par Scortie, cerre révélarion a navers cerre ombre originelle rerrouvée, qui se donne égalemenr cornme l'enjeu de la pensée plasrique de Hirchcock, s'idenrifle a une ma
niere de guél'ison. Dans Vi-rtigo, son verrige cesse du fair qu'il fair L'expérience du réel, en ranr que ce dernier se montee comme un inrerminable différé, repoussé,
manqué, préflguré lors d'une premiere renconrre. Le verrige cesse parce que Scotrie fajr l'expétience qu'il ny a rien au bour de la chure, que derriere l'ímage invenrée, il n'y a que L'ombre découvene, que l'image risque « de nous renlJoyer non pLus él La chose absente rnais aL'absence cornme présence, au doubLe neutre de
l'objet en qui L'appartenance au monde s'eJt dissipée. }}I&
1 Mlchd Follc.\llh, Lt~ Al/OH rt I~~ cho.(t!S. GaHímard. i 966 2 O',llltreS 5t'~11leI1Ce,~ evoq\l~[()IT{ osrenslbkmenr la splrale : les cercks du S¿qUQ1J fossdlS¿.
, [en" Gomo",:h L Al'! " 1'''/USlOII. G,llhmard. \ 987 4 M.\Ilncc manchor. L 'EJfaa f¡frtrtlJrt (In d!!tx vaSJ01'/.i de I'rmaglll(JÍre). Galhm¡1.rd. 1987,
') Éric Rohrner. .. l Hdlce ~( \'ld¿t:: ". Cr,hn"n dI'. Cmé"/ll. [\(> 93. m¡1fS 1959
G. Je.m Cldlr. Mid,,,,. CJIlIIl\ud. 1989 7 J,lcq\le, Lacm. Ú Si",i>lrJlf', Livre Xl. " Les <¡llamo eoncep" tOl1dalllelHaux d. lo p,ych'"laly,. ". Pan,. Seul\. 1973
8 M.ltln~c B1JI1l:ht.H- 0f nI
? i\~[l.CS M 111.\lZ.O~I. La PrrWJlrrt' orllbrt:, éd\tlons de i\1ICnlli:. 1990 \0. J<;H1 Clw. " Le "I>-a. " ", collfúencc du 14 ¡anvicr 1991 du (yde • Tro" pOlLr "on ". MI1S"e dlL Louvrev
11 Je,"\ Clm uf' (1/.
12 M.llllH.. e BIJ.nchoI. L'Amín!, G,llitn,ard, 1971. }.; (-{liben DamlsLh. Orlgmt: di! la prrsplC/1IJr., Flammanon, 191)';
\4 Honoré dé B~hd(., Ll' Cht{-d'lLuvre (TICOf/lm, Cllm,u), 1990
15 EcJg~rd A PO(. HHWlr¿J f.XJf(l()rdlflftUlJ. « MordlJ ¡J,
1(, L 'fJftlf/' !JltirtllTe. oro CH.
53
Chapitre 11 Le cinéma moderne comme méthode
Ce goút pour les séquences « débrayées » du récit, telles cet!es auxqueftes je
m'cmache df1nS le chapitre précédent, .r'explique sanJ doute du /ait de mon entrée
en ánéphitie par le cinéma moderne. C'est depuís la pmpeetiue dépravée de
eeluí-á queje suÍJ (( remonté »jusqu'au einéma de lage c!assique. Le cinémfl mo
derne comme re,tre, cOrrlme rnéthode, comrne critere de gotit.
Le numéro 160 des Cahiees du cinéma, notweau format, alJec Moníca Vitti
en COtwerture (encore jaune O, lu peu d'années apré sa parution, a été déciJif
C'est une des premieres /1UlmftstationJ du cinémfl moderne se commentant,
conscíent de lui-merne.
Ltlutre rencontrefut cet!e aSJociant Henri LangfoiJ et Phi/íppe Carrel aI'oc
casion de fa projeetion a la Cinématheque de Marie poue mémoire, qui venait
d'obtenir en 1968 le grand prix du Festit)al d'Hyeres. C'est ma premiere étape de
ce parcours irwersé, la premiere foís que je remontaí.r le temps. je lJis done un soir Nosferatu le vampiee de Murnau. C'était a 19 heures.
A la SétlflCe de 21 heures de Id méme soirée, LangloÍJ présenta le film de Carrel
en élJoquant la continuité « murnalcierme». Carrel parut alors )'Ur la scene .' il
ressemblait aHutter avec son boléro, ses ¡arges' manches de chemi.re et ses (( bottes
cuissardes». Une figure inouie, digne du symbolúme expmsionniste du film de
Murnau. Plusfondarnentttlement, apres la projection de Marie pour mémoire, .le reui.riormai mentalement Nosfeeam. Tout faisait sens plus fortement encore :
les efJets d'obturation (optiques et ceux obtenus par le décor), fa con/usion entre
les séquences dittmes et noctttmes, le rythme du montage, I'hypnose du muet...
Autant de procédures estbétiques et dramaturgiques de ce einéma dorlt je pris la
mesure et fa spécificité expre55Í1)e depuÍS' un cinémfl sorti de « f'innocence », né du
rl/lIsée du cinérna (la Cinérfltltheque), le cinéma moderne. je n'em de eme, des
Ion, de repérer les marques de ce dernier at)ant sa progressiue constitution a lafin
des armées quarante./
.Le groupe dit « Zanzibar » - Det)al, Boissonnas, Rayna/, Baulez et surtout
55
Le cinema) un art moderne
Garrel2 - m'ínvita adécouvrir le cinéma muet. Eustache me flt visita les années
trente. Je fais partie de la premiere génération qui a découvert le cinérna muet el
celui de f'ilge clas.fique depuís le cinéma moderne, une génération dora le Festiva!
d'Hyeres fút le rendez-vouJ. L'autre film marquant fia Paris nous appa[[iem, dont la namztion visczit?z
diffirer; ?z contourner (la figure du cercle Jtructure le film), aúzachever. Le .film
de Rivette devint mon (( idéal moderne !>.
Pour un certain nombre de cinéphifes, le frÍJson antonioníen f'emporta donc
sur le frisson ftrdien : labandon myj·térieux d'un personnage apparemment central dam L'Avventura mrpassaít en secottSse esthétique le quadrille de My Dar
ling Clemencine ... Un cinéma hanté díégétiquement par loubli, et inspiré
pourtant par f'histoire du cinéma. L'oubfi, inscrít dans la structure meme du film moderne, héritage de f'égarement díst7tlit de !'Irene rossef!íníenne (Europe 51),
J'Uccédaít dialectiquement aux clcw·iques. Aux deux pble.f que décrivait Pascal Bonitzer 3, j.M.S. et j.L. G., j'eu.f spon
tanément la tentatíon d'ajouter le.f ínitiales indúcutabfement complémentaire.f de
mon point de vue : j.D. P. Uean-Daniel Pollet). Alors /accomplissait une trinité, dont lafigure tutélaire commune, .fecretement ínspiratrice pour le.f trois cinéa.ftes
incarnant la plw radicale modernité, étaít HOIderlin. Son méditati:fHyperion, me semblaú trouver un écho dans Le Mépris, Méditerranée et La Mort d'Em
pédocle : qu'est-ce-que pemer un héritage spirituel et esthétique de maniere cri
tique?
Hon ce trío, quelque" duos, quefques pas de deux, ont nourri mon idéal de la comparaíson. La méthode d'un Rohmer OH d'un Schm:ter fut une aide pré
cieuse pour déclíner f'hérítage piaura!. Cozarinsky et Kiaro.ftami, de leur cóté, invitent apenser le temps de la re
préJentatíon dans la per.pective du projet benjaminíen : rechercher le maintenant dans le pmsé.
Ceue questíon du temps obsede les cinéastes moderne.f. Lehman et Monster .font
deux essayístes czux antipodes f'un de laun'e, quejassociai un jour : f'intemúnable
dérive de f'un est-elle si antagonÍJte avec les cadres fitfgurants de l{¡fLtre ? ReJte la (( tabu!':1. rasa!> de U1a r!Jo 1, moderne entre les modernes. ..
J J" L~ pa~sa~.e en Fr;.¡nce ". ChapHrc IU 2. AcepIJrdf de Paaick Dev:,}l, Un film de: Syl'1Hu BOls,sonn;.¡s, Dero.. ¡OoI de J.ack1e K1YI1J.l. LI: Clnrrmuegmpl)(' de MlChel I3auJa. Le 8a(('{.l/t dI frfJ!rr!. [ti Clcorrlce fruém'wrt', L(l Conr/lltmtJolI <le Phillppe Garrcl SOIl( les flíms les plLl~ m'Jn..Jll(ml:~
de ce " couranl .,
1. CnhlrYj du cmlJrJl;, n(J 264, 1976.
Luchino Visconti : les béances de Ludwig
Ces Lrente dernieres années, qui onr vu fleurir [OUS les modes de lecrure
cricique et tomes les [héories du fIlm, ne sonr pas parvenues aépuiser l'ap
proche esthé[ique de l' o;:uvre de Luchino Viscomi : un cinéma qui empmnte au [héaue, a l'opéra, a la peinrure. En cela, Visconri semble préfigurer « 1'impureté » que revendiquent aujourd'hui certains artistes scénographes
pour qui le mélange de mulúples appons doit pulvériser rous les discours sur
la spécifici,é du médium Le Ludwig, monrré aParis en 1983 dans la version qui approche l'inté
gralité de ce que Visconti a peu,-eue souhairé, oblige la criúque fran<;:aise a un constar d'impuissance. Nous n'avons pas encore su rirer 1'enseignement d'une o;:uvre qui releve autanr d'un classicisme poussé aux limites de la pe
santeur académique que d'une formidable lucidí[é sur les effers de réel qu'en
gendre le dispositif cinématographique. En faít de pesanteur académique, on s'aper<;:oit que Visconti es[ au
con rraire un cinéaste dont l'économie narrative (1' absolue nécessité de chacun
des élémems participan[ au réeit) es, troublée auX yeux des spenatems par les
effets de miroir, de contaminarion. Aurremenr dit, les leurres baroques que [',miste ne cesse de démultiplier n'induisenr pas l'accep[ation immédiatc d.e Ce[Le écriture. Quant a la lucidi[é et aux effers de miroir, c'esr [Oute l'o;:uvre quj réfléchi[ ces deux themes de fIlm en film : la lucidité de Visconri sur son
ma[ériau bien súr, mais aussi celle, terrible, des personnages sur leur devenir
hiswrique e, social en écho a lem cynisme amoureux. Senso esr le film qui ouvre cette période jusqu'a [,ultime lnnocent, [¡1m totalemenr incompris el
méconnu lors de sa sortie. Terminons-en avec le uadiúonnel ref[ain de la décadence visconrienne.
Tout est déja décadent dans les rerrnes iniriaux d'un film de Visconti. Le film
n'en di[ pas le processus. En revanche, ce sont les condiúons poliriques e[ af
fec,ives pour que les personnages en formulen r 1'inéluctabiliré que Viscomi décrit en usanr délibérémem d'un sryle proche de l'emphase, répéritif er mélo
d.ramatÍque. D'OU les effets de miroir dom il joue au mépris des signes arbi
[raires et conventionnels du réa1isme e[ de la reconsrirution hiswrique, eL au profJ[ du souci cultivé apporté ala repwducrion des sys[emes de représenration
dom [elle époque (le Risorgimento ou la Baviere de Louis ll ...) se dotait pour
se tefléter e[ se comprendre (le mélod,ame ou la consrrucúon symphonique de
57
56
Le cinéma, un art moderne
la narrarion). Économie narrarive, lucidiré, réflexion sur ]e réalisme cinémaro
graphiq ue, re/s sonr les héritages étroiremem imbriqués, laissés par un cinéasre q u'j] [ludra bien un jour consídérer comme un arrisre résolumenr moderne.
Si Louis TI esr dans la fiJiarion de Franz (Senso), de Manin (Les DilmnéJ) , de Konrad (Violence et pa.sJion) , par la lucidiré donr ]e cynísme désespéré qui
en découle renvoie a une SOrte de posr-byronisme (ou a la pensée poéríqlle d'lln Heine), Ludwig, le film, n'en demeure pas moins singulier au sein de
l'oeuvre. Dans aUCun aurre, Visconri 11'a éré aussi 10in dans la relaríon du po
litique er du sexue/, pour dire la crise l'adicale d'un humanisme fondé sur le
pouvoir. Sans doure Louis II de Baviere se prete-r-a un peu rrop simp1emenr
aux discours marxisanrs sur le passage enrre dellx mondes, l'arisrocrarie er ]a
bourgeoisie. Mais Visconri rravail1e plus le symbolique que ]e poliríque, car c'esr dans le champ du symbole que Louis Ir agir (ou s'absrienr. .. ).
Ludwigesr un f¡]m sur la béance, le rrou, celui de]a femme que Louis II use
reF de pénétrer, méraphoriguemenr mis en relation avec la place du pou
voir q u'i] refuse, de la méme maniere, de prendre. Cerre version « complere "
permer de vérifier (au sens ou Georges Pou]er parle de vérification d'oeuvre)
le projer idéoJogique er formel de Visconti. Le scandale de Louis Ir, le rrollble
qu'il dée/enche dans cerre fin du XIX' siecle, c'esr par I'absence, la rerraire qu'i1
les produir, désignanr ainsi I'hysrérie d'un monde donr les moreurs indissociables sonr la pénérrarion et la possession.
La béance, le rrou, a rravers les caries denraires de Louis er la grorre wagnérienne au sein de laqllelle i1 se réfugie, hanrenr le film (les cháreaux ne sonr
scandaleux que parce qu'ils sonr vides... ) et conduisenr Visconri aadoprer sysrémariquemenr un style : le rravelling oprique, aurremenr dir le « ZOom ". En
efFer, pas un seul plan-séquence n'échappe a la regle d'un eFFer de zoom-dvanr
qui rend inurile la sompruosité des décors raremenr découverrs en plan d'ene
sembl er qui n'en hnir pas de redoubler formellemenr les impossibles acres sexuels er po]jriques de Louis : pénérrer, posséder, inuestir. InueJtir I'espace politigue, fl/mique et inveJÚréconomiquement. Cess les dépenses vaines. er
Ludwig est une oeuvre admirable par certe cohérence a laquelle Visconti nous a roujours habirués, entre le sujer d'un film er le choix d'lln sty]e d'écriru
re h1mique. Une visjon de roUfes les réatisarions de cer aureur aussi célebre que
méconnu, démolltre, au-dela de l'élégance, combien ce choix fUf roujours spé
óhgue achaque projet. Pas d'oeuvre majeure qui ne soit J. el1e-méme son propre systeme. N'esr-ce pas la une certirude apportée par I'an moderne ?
58
Le cinema moderne comlne methode
Jean-Daniel Pollet, Jean-Luc Godard : la vocation des poetes
Le choc de Méditerrr.mée esr inracr. Le film de Jean-Daniel Poller de
meure cer objer rond, elos, qui se refuse aI'interprérarion, er simulranémenr
tes encourage roures. BreF, un galer ou un savon fdmigue, s'i! faut évoquer
Ponge. Film agiré inrériellremenr par le cycle des séquences, revenanr comme
l' irréfragable ressac qui échoue su r la greve. A la narure priorirairemenr mé
ronymjque de l'opérarion du monrage répondenr les méraphores engendrées
par le recouvremenr perceprif er concepruel des morifs. La durée du fllm
s'abolír dans cene impression d'équivalence des plans : l'eau onduIanre de la
mer, les gradins du théáue, les rerrasses d'oJiviers, les srries des colonnes an
tiques sonr des calques réciproques. L'insolire rable d'opérarion devienr rahle
de monrage sur laquelle se fondenr le visage de matbre er le visage endormi.
Au-dela, la rabIe d'opérarion devienr charLor de rravelling ou axe de panora
mique, enchalnanr I'errance dans les ruines d'un parc de villa abandonnée et
le défIlement des palais vénirjens. Le commentaire de Philippe Sollers sou
ligne cer exrraordinaire effer de Jubstitution généralisée. Ainsi, c' esr de cinéma
donr il s'agir dans Méditerranée. de cerre opération de remplacemenr ou de déJégarion enrre le spectareur er le personnage de hcrion qui esr ici man
guanr. Alors, dans ce vide, incerraine er e/ignorante comme la perite hOlre
florranre lacanienne, la place du specrareur demeure vacanre, en ruine. La
moderniré « anri-humanisre ,,1 s'esr repue dans les années soixanre de cerre
cruvre gui conserve un pouvoir inenramé de fascinarion sinon d'hypnose.
Mais c' est le propre des grandes oeuvres que de s' enrichir de lecrures nouvelles
er meme de les susciter. Il faur donc revoir le fIlm, encore el' de nombreuses
fais, el' resrer ouverr acerre « mémoire inconnue qui jiút obstinément vers de.f
époqueJ de plus en plus lointaineJ et acette impression d'ancienneté qui augrnen
te" selon Sollers.
En effer, l'anríguiré esr obsédanre dans Méditerran ée. Elle invire ase dé
rourner du seul [oncrionllement forme! du fIlm er as'arracher a ce que mon
trent les images. Une guesrion les hanre ainsi que leur commenraire : aquoi
serr I'Anriquiré er gue faire aujourd'hui de cerre mémOlre qui nous regarde '
Cest en défll1irive la me me quesrion, devenue légendaire, de Hólderlin :
« De quelpoint de vue ftut-il comidérerl'Antiquité ?» Vers 1799, le poere al
lemand, amoureux d'une Crece idéale, pose cerre quesrion pour ouvrir sa re
cherche sur le rheme qui anime une part considérable de sa vie et qui irrigue
59
Le cínéma, Un art moderna Le cínéma moderne comme méthode
le Iyrisme des Jerrres d'Hyperion : « Quel est eelui que la splendeur terrible de
l'Antiquité ne renverse poim eormne l'ouragan la fórét. .. » Hyperion /oue aBelIarmjn I'exaltarjoo gui nalt de la conremplarjon « de quelque temple eomaeré
a un Zem oublié, parmi les lauriers roses et les pervenehes " er réfléchjr aI'éphémere humain, a« sa splendeur apeine plus présente désormais que le débns d'un temple ou que I'irnage d'un mort d.am la rnérnoire. »2
Peut-on mieux décrire le film de Pollet > Méditerranée serajt-iJ la reprise de ceete méditarion romanrique et au [ond, rres humanisre > Méditerranée se
rair-il une moderne élégie 'lui conduisit Pollet, aI'instar de Hólderlin, achercher refuge dans Llne anriquiré originel1e er sacrée )
On a beaucoup écrir Sur Méditerranée pour en dire la nouveauté, la ruprure, la subversjon idéologigue et esthétique. Mais la sensibiliré « srrucruralisre}) de sa réceprjon n'a-r-elle pas dérourné et réduir Son jnrerprétatjon )
Revenons aHólder1in et asa guesrion, inripit d'un texre inachevé, Fragment comparable aux ruines marmoréennes gui le firenr rever: « Nous révons
d'originrdité, d'indépendanee, nous eroyons dire des choses nouvelles, alors qu'iI s'agú de simple réaetion, une SOrte de douce revanche sur notre sujétion á l'égtlrd
de l'Antiquité. On dirait vraiment qu'il n'y a guáe d'autre ehoix que d'etre écrasé sous le poids de l'aequú, du positif011 d'opposer notre énergie vivante. ,,\
Revoir le film trente années apres, permet de mieux mesurer le projer poérigue de Jean-Daniel Pollet apropos du Fondement amigue er indissocia
blemem mythologique de I'imaginaire moderne. En ourre, le cinéasre démonrre la proximité contaminanre de I'Antiquiré par rappor[ au chaos
comemporain ou ce g ui nous apparaír tel. « Le pire, e'est que l'Amiquité semble tout a/tút opposée a notre instinct spontané qui tend ti firmer I'infórme, aper
nerfiction le spolltané, le nature~ et eelui qui est né pour I'art préflre nature!lement ce qui est brut, incuite, enfántin, plutót qu'une matih·e déja firmée qui anticipe sur ce qutl entendfórmer lui-méme), dit encoreJ;t6lderlin. Palmyre, Bas
sae ee le Dieu Horus jouxtent, par la contiguúé imposée du montage, la mé
rallurgie monumenrale er la clini'lue monifere du xx' siec1e. Venise, le rire barbare de la corrida ou un parc abandonné d' une villa baroque assurent les
chalnoos manguanes. « On y est, on y marche» prévienr er renchérir le C0111
menraire de Sollees. La eeprise des séquences, leur « programmarion ", releve
d'un mystérieux cycle musical. La contaminaríon analogigue entee les 1110tiFs esr si Forte qu'on pourraír la croÍte absolument voulue. La mise a mort du
taureau, le visage de la momie er les bunkers engendrenr d'autres associarions
60
mentales, d' autres ríres, d'autres camages. Ces idées autres, excédanr le film,
sanr oombreuses, pourranr produites par un nombre limité de paroles er de
figures répétées. Elles logen t dans les espaces enrre les plans-séquences, au mi
lieu d'eux. Méditerranée esr un archipe~ pour reprendee cene image hólderli
nienne, dont la visite des Jles gui le composent eSe une combúlatoire. Le sens
est enrre les lles, au milieu d'el1es comme la Méditerranée est le milieu des
rerres. Tour est hors remps er pourrant irrémédiablemenr daos notre remps. Le fdm esr emponé dans cerre alremance, gui évoque la surFace agitée de la mer, entre la représentation profaoe (des images proches du regard touris
tique) et la représenration quasi-religieuse (des images qui invitenr au recueillemenr). C' esr ce qui lui confere son exceprionnelie érrangeté dans le ci·
néma moderne : tour échappe a I'anecdore, le regard du specrateur est pris dans une sone de rranscendance formelle et poérique. « TUut doit changer de diJnension" prévienr encore le commentaire de Sollers.
Et c'esr vrai : ce rameur, vieillard a la barbe sombre Fait nalrre (revenir ?) en nous le souvenir de Charon, passeur des ámes sur les marais de I'Arché
roo. Comme cenaines odes d'Hólderlin, Méditermnéeest un film-poeme, en
serré entre le sommeil 'luí eFFace et le reve qui visionne. II queee les dieux dans un monde déserté par eux depuis longeemps.
Le film de Pollet a été considéré 10rs de sa découverte comme un film uni'lue, sans précédent, sans postérité imaginable, un « film non identifié " dans le ciel tres théorique du cinéma moderne, sorte d'étalon dans l'atr du
fIlm pour rour ce 'luí s'oFFre a la médirarion. Treme années plus tard, iI conserve la caracrérisrique ¿'une ceuvre mélancolique. Méditenanée est une
mélancolie, refler d'une part imporranre des rravaux de Pollet marqués par
l'arrirance pOli[ le sud mythologique, pour la Crece en pafticulier (Bassae, L'Ordre, Troú jours en Grece...).
Sans filiarion, soit. Pourtant Méditerranée fait songer ad'autres films et
cela n' a sans doure pas été suffisamment souligné en son temps. Ainsi ces Fan
rasrigues plans de mer done le gris argenté de fin de jour er leur cadrage, sonr les échos du sublime générigue de Au bord de la rner bleue de Boris Barnet.
Commene ne pas peoser encore aLa jetée de Chris. Marker lorsgue les images F¡xes inrerviennent comme des flashes de la mémoire ? Comment ne pas son
ger enfin a Huit ee brouillard er au plus récenr Providence d'Alain Resnais dont
les rravellings inguiéeanrs rencontrent ceux qui courent le long des villas ee des
blockhaus médirerranéens ? Le vérirable sujet de Méditerranée est dans cetre
61
Le cilléma, un art moderl1e Le cínéma mOderne comme méthode
médirarion SU r les ruines, a la fois passerelles er fossoyeuses de la mémoire.
Du sujer de Méditerranée, Jean-Luc Godard a parlé sans détour'1, sans le
dérour des considérarions suucrurales qui furenc les enrrées pr ivilégiées par
les cornmencaires critiques de la fIn des années soixance.\ « Que sflvons-nou.r de la Crece aujourd'hui... >l. e esr la premiere phr<lse de son caurc rexre consa
cré au fllm de Poller et on ne peur manquer de la rapprocher de la quesrioll
d'Holderlin. Godard concinlle er déplie son incerrogarion d'ollverture : « Que scLVOnJ-nous eles pieels agiles d'Atalante... des diseours ele Péric!es... A quoí pensait Timon d'Athenes en grimpant auforum ... Et cet écolier de 5parte pend.ant que le renclrd mangeait son ventre. ÉlargissortJ le débat... Que Stl1JOnJ-f/OUS ele nousmemes, hormis que noUJ sommes nés la ¡¡ya des mi!!ien d'tlrmées... ».
POllrquoi Godard voit-il et con<;:oir-il autremenc Méditerranée ? Er sur
tour, pourquoi s'arrache-r-il tant ason sujet poérique et « iconographique ", la Grece anrique )
Cene meme année 1963 ou Poller fair son tllm, Godard adapre le mman
d'Alberco Moravia, Le Mépris. Répétitions et cycles séquenriels, clóture er in
différence du visage de Bardot, plans plein-cadre de la mer, accenrs lyriques
de la musique de Georges Delerue, passion odysséenne, mélancolie cinéphi
lique incarnée par la présence de Fritz Lang, confrontaríon de l'anriquiré rny
rhologíque avec le monde conremporaiJl domesrique ... Ces parci pris théma
riques er srylisriq lles rimene avec la construcrion sérielle, la paleur du visage
féminin endormi, les envolées subliman tes de la musique d'Aneoine Duha
mel, la coneemp1arion des flors méditerranéens et entln la quere mytholo
gique du film de Poller. Dans les deux ólms, un nombre restreine d'unités sé
quenrielles er un meme moirage enere le profane er le sacré. Lun opere par
les rapprochemenrs d'une écrirure quasi-idéogtammatique. Lautre organise
par les procédures linéaires de la tlcrion, I'enchevetrement tres rossellinien de
la crise d'un couple avec le consrar de I'absence des Dieux. Les deux tllms se
répondenr par leur lumiere et plus parriculierement, le tllm réalisé par Lang
dans le tllm de Godard, rourné bien sur, par ce dernier. Commenr ne pas etre
rcoublé par la surprenante analogie entre les sratues anriques filmées par Go
dard er celles tllmées par Poller, entre ces plans généraux de mer renvoyant
dans les deux reuvres a une me me inrerrogation sur la béance di vine I Les
plans de cene odyssée « lango-godardienne » pOllrraienr erre reversés tels quels dans la conremplarion médírerranéenne de Poller.
Ainsi, en 1963, pendanr que ce dernier scrute notre bassin marin
62
comme un contineot menral, Jean-Luc Godard invite Fritz Lang a incarner
~on propre role dans son Elm. Le cinéasre allemand, " revenu » d'Hollywood,
épris de la myrhologie grecque, adapte Homere. Le borgne adapte le monde
inventé par l'aveugle, « monde réel appartenant i:t une civilisatíon qui s'est développée en aceord et non en opposition avec fa nature, et la beauté de l'Odyssée résirle justement dans cette aoyance en fa réalité comme elle esto » Ú
II esr probable que Godatd malrrisa cerre référence. Parmi les cirations
innoduites daos les dialogues entre Lang et Piccoli, il en est une a laq ueUe
Godard attachair de l'imporrance el' qui ne tlgure pas dans le roman de Mo
ravia. Cene ciration esr empruntée a Hólderlin. Dans un enrretien paru a l'occasion de la sonie du tllm 7, Godatd insisra volontiers sur cet emprunt a la Vocation du poete: « Cest un texte tres étrange de Holderlin parce qu'íl est ineompréhensible... Cest un texte qui /appelle Vocation du poete, et Lang symbolise dam Le Méptis le poete, l'cmiste, le créateur. Cétait bien, done, qu'iI diJe une poésie sur fa vocation du poete. Que ce texte soit étrange, c'est certain, je ne le comprends pas. Et Lang ne le comprenel pas non plus. 11 a rajouté: «Érrange, mais
vrai» . C;;tl c'est lu; qui le dit, fa le regarde... ».
Le texre de Holder/in est ainsi rraduit dans le Elm el' dit par l' acrrice
Georgia Moll : « Maú l'homme, quand i! le fatlt, peut demeurer sans peur devant Dieu. Stl eandeur le protege et il n'a besoin ni d'annes, ni de rUses, jusqu'á l'heure oú I'absence de Dieu vient i:t son aide. }, B
Daos le petit débat philologique que rappelle Lang a ptopos des deux
versions de ces vers écrirs par Holderlin, se dir en effet la pensée divisée du
poete concemant le sens d'un monde déserré par les Dieux. 00 saisit aisé
mem le profit qu'en tire le cinéaste du Mépris pour décrire le cinéma déserré
de ces aurres Dieux modernes que fnrent GriHlth, Rossdlini el' Lang. Toute
la mise en scene de Godard est, on s'en souvient, surdérerminée pat la divi
nisarioo de Lang.
En 1963, le regatd tourné vers la Méditerranée est pour .lean-Daniel Pol
ler, prétexte ala quere mélancolique d'un paradis évanoui dont les Dieux ne
s'éraient pas encore terirés vers la dimension de I'1mmuable. Méditerranée ré
moigne d'une utopie minée par une temporalicé qui la contredit er que le
monrage traduir. Mais néanmoins, ce teve - deui! plutót qu'utopie ' - viene
de I'Anriquité et de ses myrhes : un accotd hors du temps, une paix divine,
un désir de conrinuité harmonieuse et sans faille enrre l'éterneJ er l'éphéme
re, les hommes er les Dieux, les vivanrs, les starues el' les mons, le sourire el'
63
Le cinema, un art moderna
le tire barbare, la nature er les cieux, la pierre er la chair, J'eau er le feu. Mediterranée possede un générique de débur, une origine, er n'a pas de fIn J11ar
quée. Tour esr appelé a conrinuer. .. Poller, Hyperion moderne, tente de sub
sriruer ason regard, un monde qui saccorde ases désirs. Médirerranée est /'histoire de ce rnonde.
En 1963, le regard rourné vers la Médírerranée est, pour ]ean-Luc Godard, le prétexte d'un comparable constar d'absence er de pene. Dans Cinecitta en ruines, déserrée par les Cinéasres-Dieux, le cinéaste a deux reres Go
dard-Lang, Empédode moderne, reve de Saturne et de ]upiree réconciliés, nature er are indisrincrs. Fidele acetre Grece d'Ho au regard de laque1le mere Hollywood serair san Hespérie, Lang croir encore, ala denunde de Godard, au fait que le ánéma puúse tOtljoun subsrituer tI son regard un monde qui sf.lCcorde ason désir.
Le Mépris est ¿'histoire de cette croyance.
1. Le 'pectareur p;:rdu no 'um..." pdS íI (.,11.", f'l"dre ¡"ureuc egalemenr. MM'!<fTll"a fue. enrce durc« eh"s., rheo. ,jques. l. <nan/f""e de ce; abandons g¿nécj!lSes. subvecSlon., d'ul1e con«pllon boucgeolSe. Idóallsc< "e hum.llllSlo de l.L:r6¡¡jon J.ft'islJqtJe.
SllJYJnres2 Holdec!tn. HypmoJ/ ou tEr"'''r d, Grh,. CE"",,,. sou, 1, drrecllon de Ph,{'ppe Jaceocrer, l, Pler;ldc 1967 p. 14 ~ '"
3, Hóldec!ln. op [Jt, 1;.;""'. p. 594. 4' Cahu>n QII (11ltlm", n<.l lBI. (~VfJer 1967
Jt<t/)-Pjefr~ r-ay~5 Dans le meme l1um<rO des Clhim dI( m'¿mll. vo" par exemp!e les «xces de Je.11 ftlc",do!). de lv/J,celln Pb."" or de
m. p /76.6. Propos de fcrez Lang dan, Le Miprs Llre en parncuJ"e le po~me d'Holder/ln. N,m",,, Arr 01< St""rl1e N ¡"p'm. "p.
7 ;"''''-lllt' God¡;rd par Jean Collee. Seghers. j %3.
8 D,"s l'edHlol1 de.' Cl:uvres d'Holderlcn publl¿" ddl¡; La P!él,de 'Oll.' l. ¿ire<:clon d< PhJ1lppe JjCCo¡!'er. le poeme <;¡ 'LId"'e par Roben Rovlnl. le, ve" Concertlés SO!1l' ",nsr [¡adllres , .. /v/m, I'homml' Ciffi-Ollf(' UU/ f,'! ranJ pelff SOn dl {.
oQ'tlJ)/d ti 11' /({{(l. $(1 slrnpll(/t¿ /1' garde. S/(m h~-soln tI~IrJ11eJ '" dI' rlljn Ir [~mps QHr a "lal/t¡"1' tlr d!t'II u chL/flg(~ en tltdl' »
64
Le cinema moderne comme methode
Jean-Marie Straub et Daniele Huillet : le front d'Empédocle
Pourquoi adaprer ce rene ( Pourquoi Holderlin ? Pourquoi Hól
derljn deux [ois, l'adapration de la premiere version er de la rroisieme version d' Ernpédoc!e inachevée ) Qu'esr-ce que cela veur dire ? En d'aurres rermes, au-deta du récir, quelle esr l'acrualiré du sujer des deux Holder/in-film ... )
Pour résumer des hyporheses de réponses aces quesrions, j'avancerai que
Jean-Marie Srraub er Daniele Huiller associenr de maniere inédire myrholo
gie er écologie. Pour les cinéasres de De la Nuée ala RéJistance er de I,'op tot,
trop t(ud, deux fllms proches par leur rherne des deux Holderlin-films, proré
ger la narure er cesser son massacre esr indissociable d'un regard susceprible
de rendre le paysage aux dieux er aux personnages mythologiques, acreurs des (¡crions originelles er fondarrices de norre cu\rure.
L'indifférence de l'homme pour la narure esr l'écho de son oubli myrhologigue. Cerre rhese n'exclur pas de s'en prendre a la folie du profir qui
anéantir le monde narurel l mais elle vise rour auranr une conceprion « innocenre)} de la narure : un es pace vide, une réserve piéronniere ee sans mé
moire. Pour Jean-Marie Srraub er Daniele Huiller, le cinéma esr une acriviré écologique qui consisre a réinrroduire des personnages dans un paysa
ge. 1 Bien gu'ils dénienr roure préoccuparion picturale a leur démarche, i1s conrinuenr en quelque sorre I'inrerdépendance de la narure et de l'imagi
naire myrhologique que la peinrure de paysage a incarnée jusqu'a l'aube du XIX< siecle.
Hólderlin fajr parrie des arrisres qui, au cours de ce dernier siecJe, rémoignenr de cerre rup rute enrre la myrhologie - des récirs conférant un sens aL! monde - ee le paysage, représenrarion de la naeure. Dans le rexre, Empé
docle rappelle a Manes cerre nosralgie d'un monde petdu, duquel il a éré coupé depuis [' enfance pour diriget la ciré.
Au momenr meme OU les scenes myrhologiques deviennenr indépen
danres des paysages déserrés de roure figure, Holderlin rémoigne d'un désir de rerour vers l'Un, fusionnanr homme er nature, récirs rragiques er
paysages.J
65
Le cinéma. Un art moderne
Les Srraub rrouvenr en Hóldedin le poere-philosophe qui désig cerre omme nealrériré enrre i'h er la narure préparanr ala desrrucrion sysrémaríque de
cerre derniere aujourd'hui. Le dépeup(emenr divin er myrhoJogique releve
pOur Holderlin, er deux cenrs ans plus rard pour les Straub, d'une meme jn
quiétude. Hólderlin écrir vers 1804 un poeme, L'Archipel, et décrir cer étar de la narUre rerournée au silence, aJ'absence des hommes et de leurs invenrions myrhologiques, vidée de roue perso nage4 :n
« '" tI; p0tirtant, tu le sem solitaire, et, d.a1JS l'ombre
des nuits taciturnes
Le rocherpeut entendre ta pfainte, et ta vague en tolere, souvent,
Se S(JlI!('ve, et, volant ven lazUl; litit le triste Jéjour des mortels.
Cm- teJji./J préferés, car tes nobles en/án ts ne Joflt plUJ prh de toi,
uiE"x 1 t'ont vénéré, qui savaient atttrefóis COuronner de beaux temples
Et de be/les cités ton rivage. Et ton C(ENr ajJligédésormais
T¡{'územent les appelle. Ah / de mime quí'!fáut aw; héroJ deJ cOUronl1es,
¡Ifizut ,;fUx divins éléments la gloire que donnent les hommes !. ;J)
us nsNo ne sallfio rrouver un meilleur ehanr ala nécessiré du paysage !Jü
bit; PO"' j"n-M,c;, S',"ob" D,oiék Huilh, 1, ",ood, "" "'Ni P" u,,, résisrance (rheme majeur de leur <:euvee) qui releve auranr du sOllci écolo
gique que d u rourmenr myrhologique. Le monde a cessé de se représenrer habité, al'aube d'lI11 siec1e au COurs duque! une c1asse sociale eue besoin d'une représenrarion (et d'un réel) qui séparair J'hisroire des ho el' la narure,
mmesSOlt, la peinture d'hisroire er la peinrure de paysage. La narure ne devair plus erre gardée par les dieux er les hommes, er elle risque l'anéancissemenr. Cesr ue ainsi (1 Jean-Marie Srraub er Daniele Huiller « cOl}[jnuenr » J'<:euvre deHolder/in
66
Le cinéma moderne comme méthode
Ce qui frappe d'emblée avec les dellx HdlderLin-jilm,ler, rérroacrivemenr éctlire rous leurs fdms anrériell(S, e'esr le caraerere arehéologigue de la mise
en scene, qu'il fauclrair déf¡nir comme une mise en site, comme en rémoigne
le choix rres mérieuleux du lieu de rournage.
Le sire esr un espaee margué par I'absenee. Les hommes du passé er les dieux onr disparu. Ils sonr présenrs sous forme de rraees archireerllrales ou de
sratues moree1ées, décapirées. Le sire est un espace vidé de rollre figure gue seule l'acriviré menrale repeuple, que sellle I'acrivité poérigue réanime, que seule la mise en Scene cinématographigue (epeuple er réanime.
Le tÍnéma des Srraub exprime cer abandon généralisé, ce devenir-sire irrémécliable de rous les lieux du monde. Les personnages y fonr des irrupriofJs brueales
inarrendues. D'ou viennenr-ils ~ De gue! aiHeurs géographique er myrhologique ;>
La soumission de la mise en scene au rexre n'explique pas seule cerre irruprion, qui renvoie au dynamisme violene des sculprures de Barlaeh au générigue.
Ce mocle d' apparirion des personnages rappelle, en fair, l'évidence divine el' magique des premiers mors du Dionysos des BacchanteJG : « Hék6 : me voila, je suis venu. J>
La pose des corps esr érudiée bien avanr la prise. Une cerraine rigidiré aeeenrue leur earacrere lapidaire, signe de eerre désolidarisarion, aun moment
donné, enrre le paysage er les personnages. Chaque plan gui commenee ae
rualise ce momenr donné, sans amre jusriflcarion pour l'apparirion des personnages que cerre nécessiré d'accomplir un acre de parole.
Si la mise en scene des SrrauG esr accusée légendairemenr « d'immobi
lisme ", e'esr qu' elle s'ínvenre depuis un momenr de saisissemenr o riginajre donr les cinéasres renrenr une maniere de prolongatt'on, d'érirement. C' esr, en
fajr, I'enrreprise poérique par excellenee : apporrer aee momenr de saisissemenr le remps de l'écrirure (puis de la lecrme) ou celui de la mise en scene
(puis de sa vision). D'ou l'inrérer des Srraub pOllr les ceuvres en suspens, pour
la fin inaehevée du Moi'se et Aaron d'Arnold SchcenGerg ou pour ces deux versions inachevées d' Empédocle.
La mise en scene des Scraub recele ainsi quelque ehose de « pompéien ".
Dans Noir Péché, ce momenr d'origine esr eelui d' un divoree, figé par des
causes non volcaniques bien que l'Ema soir rres proche, mais résu1ranr de causes pI us humaines, culrurelles er ({ poliriques » : I'irruprion d' une conscien
ce ({ moderne " qui mir une ftn bwrale aeerre unité de la narure er de la pensée, d u visible er du lisible.
67
Le cínéma, un art moderne
Lc cadrage ne se soumer pas au mouvement des personnages ; II dépend du sire. Aussi la rere d'Empédocle re!eve-r-eHe de ce que les grecs anciens
nommaienr Kara, une rere métonymique, valanr pour tour le corps-' Le ca~
drage inébraniable, Empédos (1), rranche la rere du pnilosophe. La tere, loge
menr de la pensée, esr aiHeurs, hors-cnamp, cr avec elle le corps enrier esr exi\¿
hors du paysage,
Cese dans I'emploi que les Straub fonr du panoramique que l'on vérihe égalemenr cene dépendance du filmage et d'un ¡¡eu choisi, élu. Ce dernier devient un lieu fondareur, unique, sané.
Les flancs de l'Eroa, les monragnes qui l'enwurenr, consriruem un cirque pour la rragédie. La rotarion du panoramique aparrir d'un poinr cen
rral esr la seule mobiliré possible donnée a la caméra pour découvrir le paysage au sein duque! Empédocle veur se dissoudre. Par ail1eurs, c'esr ce qui ac
croir cerre sensarion d'un « site filmique », ¡ieu idéal pour la découverte, mor
qui associe exemplairemenr la fouille et la vue.
Les panoramiques sonr lenrs ; ils fonr couár le rísque au specrareur de perdrc roure auention au rexte pour !'entrainer dans la conremplarion. Mais
il s'agit de cerre conremplaríon aeríve qui se mesure avec la densiré du rexre er que quelques rares peintres - parfois Ruisdaei, souvenr Poussin, Cézanne
roujours - ont su meUre en relaríon avec la sensarion du remps qui passe grace aux modulations de la lumiere.
Nous nous souviendrons longremps de ces mouvemenrs norilOnraux sur les címes de l'Etna, croúés, rythmés par les variarions de la lumiere dues aux
nuées mouvanres. Le peinrre conremporain Jean-Michel Alberola, lui aussi anaché aux souvenirs myrhologiques qui animent I'acre picrural, rappelait a propos de Bonnard : « La tumiere fa ne tient jamai.r en place, (a bouge tout te
ternps paree que c'est du temps. »
Dans Noir Péché, les panoramiques onr une aurre foncrion. Grice á eux le einéma fair ¡aee au paysage, lui fait fi'ont, relle fronr immense d'Empédocle (celu¡ d'Andréas von Raueh) que les Suaub filmenr osrensinlement eoml11e le symbole de sa décision inéluctable.
Dans cerre frontalicé redoublée, le paysage er le visage se conraminenr
dramariquernent cr formellement. La résidenr la significarion du film ee l'aerualieé du rexce de Holdedin, dans l'affronremenr de ces deux surfaces - pay
sage ee visage, narure ee homme - enrre lesquelles le regard er l'éeoure du
speetareur sonr sollicieés pour rebondír.
Le ciném3 moderne comrne me\hode
Le vIsible er te tisibte, te fllm ee le rexte sone ainsi mIS au. travail. Comme
1<' p"dden" [,10" de Jean-M,,,e Snaub "Da,,"le Huilh N,,, Pi,hi e"
une réflexion sur la culcure.
\ .. Oct,ll1K\Lles. ,\,wal CJnl1t> ". el1\155<on réal,,¿e p'" p A. 130""mg pendan< le fes"val de Cl1111<' 1~8~, aLl eours c or
\ocluelk lean-Mm Straub ltl" un dl'co"" anll-caPltah"c cotakme exouque en ce; Lemp' fi.",\e; .. e2. L., relblSlO 'Llral( plutO' h ¡ol1Cúo opposée' con"",cr la d'5parúloo d", personnages d.ns le P'Y',gt ((;u,,,,oph
n en.mrdles "l gumO . inc<ndl<s. explo'loo> atOmlque,. J'AJménJe, le Llbm.l M'nJloba, le Me<lque. les blldes Sir"
lértS ve3 Cesr) le pe.in<re C. D. Fn<drích qUI l¿molg ¡onement. aUCOllr des memes Anntes. d'une représema[LOO de la n'"
dercuplée eC pour n\lellX encore "gnJf'lec ce si1<\1<e. 1, figure huma,,'" - qLland elle e,t présen<e - eH conremp1a<J . solumenr d,S50Clee du pay,age r¿duL! a¡'état d'¡m specracle pfan el aLlX dfecs p;lnoramlque>.urLes dl<\l.' el le; ¡,crn5
,lino> ne
e ec
4 Cene dl"oClallon personnageiparsag< hanre d'allrrt; f¡jnu de lean-Mane Straub er Danl ¡-¡ulll . VOIr 1'¡[l\'<I\1 tIques son< «mplacó par des 'pe(taCeu", prolongCl1\ems daos le rableau tnem , du spect\"eele dLl tableau
de.s popll\lllom pars;l,,'''' .u débUI de Trap rer. trop I{/I·d. ";;oclé atl' raooromlques ae pay,ages bre<oos.
~ Holderlll\. a·/IIms. rradocnon )"on T,rdlell. La PI.iI.de. \967. e 6 )ean-Pterre Vernant. M]'h< ti. m¡gédÍl'. dtl/x, La Découv<n , 1986
7 lt':,.¡n-Pterre Veflum. op (Ir
69
68
Le cinem a, un art moderne
Le cadrage ne se soumer pas au mouvemenr des personnages ; il dépend
du sire. Aussi la rere d'Empédode releve-r-e1le de ce que les grecs anciens
nommaienr Kara, une rere méronymique, valanr pom tour le corps.7 Le ca
drage inébranlable, Ernpédos (1), rranche la rere du philosophe. La rete, loge
menr de la pensée, esr ailleurs, hors-cbamp, er avec dIe le corps enrier esr exilé
hors du paysage.
Cesr dans I'emploi que les Srraub fom du panoramíque que I'on vérifle
également cerre dépendance du filmage er d'un lieu choisi, élu. Ce demier
devienr un lieu fondareur, unique, sané.
Les flancs de l'Erna, les monragnes qui I'enrourenr, consrituenr un
cirque pom la rragédie. La rotaríon du panoramique a partir d'un poínr cen
tral esr la seu le mobiliré possible donnée a la caméra pour découvrir le pay
sage au sein duque! Empédode veut se dissoudre. Par ailleurs, c'est ce qui ac
crolr cerre sensarion d' un « site filmique ", líeu idéal pour la découverte, mor
qui associe exemplairemem la fouille er la vue,
Les panoramiques som lenes; ils fonr courir le risque au specrareur de
perdre toute atrention au rexre pour I'enerainer dans la coneemplarion. Mais
il s'agir de cerre conremplarion aerive qui se mesure avec la densiré du rexre
er que quelques rares peimres - parfois Ruisdad, souvenr Poussín, Céunne
toujours - one su mertre en relarion avec la sensarion du remps qui passe
grace aux modularions de la lumiere.
Nous nous souviendrons longremps de ces mouvemenrs horizonrJux sur
les elmes de l'Ema, croisés, ryrhmés par les variarions de la lumiere dues aux
nuées mouvanres. Le peinere conremporain Jean-Michel Alberola, lui aussi
atraché aux souvenirs myrhologiques qui animene I'acre pictura!' rappebir a propos de Bonnard : « La furniere Fa ne tient jamais en place, Fa bouge tout fe
ternps parce que test dtl temps. »
Dans Noir Péché, les panoramiques om une aune foncrion. Grace á eux
le cinéma fait ¡tlte au paysage, lui fait front, relle frone immense d'Empédocle
(ce!ul d'Andréas von Raucb) que les Srraub filmenr osrensiblemenr comme le
symbole de sa décision inélucrable.
Dans cerre fronealité redoublée, le paysage er le visage se conraminenr
dramatiquemenr et formdlemem. La résidenr la signitlcarion du fllm et l'ac
lualiré du rexte de Haldedln, dans I'affrontement de ces deux surfaces - pay
sage et visage, narure er homme - entre lesquelles le regatd et l'écoute du
spectateur sonr sollicirés pOllr rebondír.
68
Le cinéma moderne comme méthode
Le visible er le lisible, le l'ilm er le texre sonr ainsi mis au travail. eomme
les précédenrs ftIms de }ean-Maríe Snaub er Danie1e Huiller, Noir Péché esr
une réflexion sur la culru re,
1 "OeC.llllqucs. speelal C.nnes ". ¿m,,"Ol1 reah,ée par P A Iloutang pendanr
le Fe""al de e,nnes 1989, au c(""; de
Ia,\udle ]e>n-M.ne Srr.ub um un diseours anu.cap".hw IOlalemen¡ exouque en ces temps fUrlles 2. L, r¿IéVls,on ""'"" plm la ronwon opposee con".1t"' la <llSpa"'lon rb persomuges dans le p'ayS"ge (o¡astrophe;
ótl1a",¡elle, er guerneres, ",cendles. exploSton; arom'que" ¡'Arménle. le Lib.n, le Manlloha, le MeXlque.les ¡'ndes glTon'
dlnes..> ) C. D. Frtedrieh 'luí "mo'gne rorrement. aurollr des mémes onnees. ¿'une représe,1\,lUOl1 de la n""treCeS[ le pe ve umed¿peuplée eL poor mle'"' eneore "gmf¡cr ce silenee. la f¡gLtre huma",e .• quand elle w présente - est comemplau , .lb
solumenl dlSioelée do p"ysage t¿dlllr i ¡'éca' d"tm ,peerade phn <t auX eHw panoramlques. Les d,eux ct les lleros .11uques SOl1t remplacés par des speetareurs, pro\ongemenrs dan, le tablea1\ meme. du speerareLlr du tablean 4. Cerre d",De,aLlon personnagelpa)"age hante ¿'amres rtll\ls de lean-Mane Straub et Dan,.le Hu.llec . VOl[ I·LllVenca,,.e
des popubtlol15 P"Ysaniles al! debuc de Trop IJt. trop rard, assoc,é "ux panoramlqucs de pay,ages bretons.
) Holder\l\l. (E,nms, u.1dueLlon ]ean Tarl1teu. L. Plé,.de, 1967 G )e'll1-Pie Vemanr. Mythe el lragid't. ",/Ix. La Découvene. 1986
rre
Je.,\n-Plcrre Vem:.lnt. op. en
69
Le c¡néma, un art moderne
Étie Rohmet : le Jeurte
La renraríon esr grande, devanr tour nouveau film de Roh , de ne voir mer
que répéririons OL! " broderie » SUr un meme rheme, que reprise des memes obsessíons. Pmtline el fa pfage, exemplaíre de son sryle, parviem pOUrtam a étoIlner. C'esr que chaque nouveau [dm de Rohmer se présenre Comme un
cornmenraire, un prolongemenr er un « grossiss » (sur le mode de l'absemenc rraerion picrurale) de ce qui érair resré en suspens dans ses fll anrérieurs.
ms Un film de Ronmer suppose un déja-su chez. le spectareur quanr au sryle.
C'esr Sans doure un cas unique dans le cinéma moderne que ces variarions subriJes que /'aureur produir, moins Sur ses personnages flcrionnels que ron
rerrouverair de film en film, que par rapporr it ses effers d'écrirure. D'aurres cinéasres comme Bresson er Godard savenr perpéruer une éerirure filmique
qui consrirue en soi une signarure. Ce/a exíge des choix rigides quam au rrai
remenr de cerrajns signiflanrs : voix des acreurs, mOl1lage, ere. .. Chez 1\011
mer, la signartlte résjde dans la courtoísie des dialogues, plus encore dans n
I'abstracrío de 1'irinéraire dramarit¡ue de son ou ses personnages principaux er dans ¡eur volonré de démonsrrarion morale.
Paufine el fa pfage ne déroge en rien au sryle rohOlérjen. Par cerrains as
pecrs, ceHe Paufine en exaspere meme la mécanique er parvien r pOtlrran r ,1 éronner, ranr Rohmer rravaille Sur la rénuiré des variaríons de film afilm, plu
rar que Sur le « bouc1age » specraculajre d'une anecdore d'une relarjve minceul" drarnarjque.
gePm"ine el fa pfli conrinue donc la quere morale. Plus délibérémel1r en
Core, le cínéasre organise des parcours de personnages qui vjsem ir. la ~OUve-raíneré (celuí inrerpréré par Fédor Arbne esr un des premiers a;Iccomplir la quasi toraljré de ses projers).
La souveraineré rohmérienne esr consrÍtuée par le désir d'applicarion d'une loi, par la sarisfacrion de respecrer un cadre préexisranr, par le plaisir de rrner se confo ades ordres er ades missions. Figure exemplaire du libertin, le húos (ou l'héroine) rohmérien vir son exisrence Comme un <lccomplissemenr
d'échéances er un dépassemenr de conrrainres qu'iI s'esr flxées pOllr lui
rneme. Chez Rohmer, on désire l'ordre et on jouir d u hasard impossible. Tour
imp',v" ""gi",o, d,,,, uo i<io'"á, ""'im,,,,,) '" ',"",fo,m' en dé,i.;ion, :. ¡Josreriori, par le Lmgage do nr le rappof( 3 la vériré re/eve plus d'Ull ({ bo
nh,,,, d'exP'''''ino " qu, d'un, impo"ibl, ""'io"'/i,,';oo. i.< F./ p"'réd,", m
70
Le cinéma moderne comme methode
de Rohmer, Le Beau Mariage, érair exemplaire de ce foncrionnemenr et la fa
culré de légirimer, apres coup, une siwarlon d'échec amoureux confine, dans
Pauline ala p!4ge, ir la caricarure.
Ce qui fascine, chez Rohmer, c' esr la possibiliré de rrouver, dans le der
llier de ses fllms, la réponse au mysrere du foncrionnemenr des précédenrs.
On peur merne avancer que chaque film nouveau esr un commenraire el' une
sysrématisarion de ce qui a pu consriwer une suspension dramarique, Ull per
sonnage inachevé ou une dérive flcrionnel1e sans rerombée, dans un fIlm an
rérieUL Ces non-résolurions fonr rerour par surprise.
Ainsi Paulinea faplageesr !'expérimentarion, al'échelle d'un ftlrn enrier,
de !'effer de leurre, qui n'esr pas nouveau dans les films de Rohmer. La jeune
filie, Béarrice Romand, qui dérournair momenranémem Jean-Claude Brialy
de son obsession pOllr Le Genou de Claire er la perverse éwdianre des Burres
Chaumonr dans La Fernrne de I'aviateur; consriruaient ces momenrs de leur
re. Le personnage de Pauline n'esr pas, lui, un dérour momenrané. Bien que
nc concenrranr pas I'essenriel des pulsions amoureuses quí s'encheverrenr
dans le film, elle en esr une sarre de consran re spectatrice er un passage obli
gé, donc un dérour pour le specrareur dom elle représenre un prolongemenr
dans le fllm. En peinrure, c'esr bien le role du leurre de permerrre !'enrrée dans le ra
bleau er conrradicroiremenr la dérive du regard. Aurremenr dir, un comOlen
raire de l' ocuvre sur elle-meme er ce qui la dérourne, a!'insrat d'un magni
fique rableau de Bellini au musée Pini de Florence, OU la scene d'adorarion
esr dérournée par la présence d'une femme accroupie dans le coin inférieur
droir, er qui rec;:oir auram de lumiere que le groupe cenrral bien qu'elle en soir
radicalemem séparée.
Le pro pos de Rohmer s' esr ainsi déplacé. Cerre troisieme livraison ap
parrenanr ala série Cornédies et Proverbes esr bien 10in des Contes rnoraux, donr la rrajecroire des personnages principaux ne dérivair que pour mieux dé
monrrer le mérire d'un irinéraire circulaire revenir a une décision iniriale
(mariage, couple, célibar endurci ... ). Les Cornédies et Proverbes se concenrrenr
sur ce momenr (ou sur ce personnage) de dérive, de leurre, comme si I'ocuvre
de Rohmer devair mainrenanr se nourrir de ses propres réserves, de ses
propres inachevemenrs, dans un infini repenrir qui doir bien parriciper d'une
maniere quelconque de la personnaliré chrérienne du cinéasre, mais aussi de
son goQr pour I'absrraerion.
71
Le cinéma, un art moderne
C'esr donc adeux niveaux que le specrareur esr appelé : la fascinarion perverse pour le dérour (la remarion) er la rendance croissanre aI'absrracrion.
Rohmer paraír conduire Son ceuvre selon un effet de grossissemem progressif de certaines caractéristiques présenres dans ses films précédenrs, q ui le
mene a une plus grande absrraerion. Sa démarche se jusrifie de moins en
moins par la 6nesse d'analyses psychologiq ues er par des prérextes socio10giques ; elle s'autonomise au conO'aire a travers des variatioos sur un nombre
limiré de mOreurs flcrionnels (le l11ensonge, la conquere amoureuse, la preuve photographique ... ).
CeS( peur-erre du formalisme de Marisse gue Rohmer se rapproche le plus (tndépendamment de la reproducrion d'un Marisse dans la chambre de
Pauline) atravers cerre maniere inimírable daos le cinéma moderne de mlfer,
pfaquer des personnages Sur des Fonds vierges (ici fa plage... ), de les découper grossieremenr (psychologiquemenr... ), d'insister sur la nerreré et la sinuosité
de leur rrajecroire (voir la ligne de COorOUr des papíers collés marissiens qui
conjuguenr neeeeeé ee sinuosiré) ee de les croiser selon un va-er-viene répéri
rif. A I'image de Marisse enfin, Rohmer paraír Faire des films qui se suffr~em apartir d'íngrédienrs donnés des le départ. Rien ou peu esr injeeré au COLas
du film. Sí ce n'esr une phoro ou, ce qui revienr au meme, une Feneue (le
cadre dans le cadre de Marisse) qui, apporranr une informarion perrl/(ballte,
se don ne
comme un " MacGuFfin " pour plusieurs personnages.
Dans de nombreuses images marissiennes et, en pareiculier, les dessíns er les collages, c'eSr de la meme maniere que les flgures ceorrales Sont iJ. dles
memes Jeur propre cad re. Rohmer égalemenr, dans les fi1ms duque! ce qui eSr représenré er la mise en représenrarion semblem parriciper du méme gesre.
Inrroducrions dramarígues franches, inciJées, rrajecroires croísées aangle droÍr, disparirion de la profondeur, voila ce qui, au-dela de rous les masques
de farces psycho-dramariques doO( sonr aFfublés les personnages rohmériens,
conjure les eHers de réel de J'image photographique par I'absrraerion de !.l géomérríe savanre d'un récir.
Le cinéma moderne comme methode
Werner Schroeter : clnéast "eones
Wetner Schroerer rémoigne daos ses premiers films (La Mort de Maria fi.1alibmn, Wi/foUJ Spring.l) de l'épuisement de mus les récits er en manipule
les restes: des sysremes de représemarion vides dont le marériall fllmigue al
lait se charget de démultiplier les mécanismes de leurre et les essences céré
moniales.
II exaspere la scénographie du cube rhdrral : pose des corps uairée selon
des regles de composieion empruntées ala peinrure religieuse du XVIlc siede,
er utilisarion de l'opéra comme sysreme de représentation évacuanr mure <, re
chure» dans I'analogie avec le vécu.
Le récit et le vécu d'une part, les codes atbirraires gui les transposenr et
les sainrs comme prétextes ficrionnels d'aucre part, relevenr chez Werner
Schroerer d'une quéte consranee qui I'a mené adeux films qui font rerour a la culrure médirerranéenne er aI'hérirage rossellinien : Le Regne de Haple.\' er
Palermo. Le Jour deJ idiots intervienr comme une accélération, enrichie, de la
meme démarche esthérique. Si Werner Schroeter nous parle de folie dans
son dernier film, il ne s'agit pas d'une idée devenue banale el' " modernis
te l> ; Schroeter est en faie un des grands maniéristes du cinéma par ce dis
cours sur la représentarion a laquelle il soumer, en parciculier, le corps des
acteurs. La grande tradition maniériste florenrine er émilienne de la deuxie
me moitié du XVI' siede semble consriruer une référence essentielle (Pon
rormo, Parmigiano ... ).
Ainsi, la déformation de I'espace filmé, la chorégraphie des corps er lenr
érirement, sont auranr d'élémenrs maniérisres larins gui répondent au remur
de l'expressionnisme dans le cinéma allemand des années soixante-dix.
Ce parti pris esehérique n'esr ni gramÍr ni prétenriellx. II participe du dis
cours du film, sur lui-meme ee plus généralemenr sur la eréaeion.
11 ese frappanr de remarc¡uer que pour réaliser ce film sur la volonté d' en
fermemenr (celle de Carole Bouquet), Schroeter insísre au contraire sur la dúpersion er I'écfatemmt des élémen ts inrernes au cadre au moyen d'objectifs glli
élatgisseor déuresurémenr I'espace filmé. Ce qui concourt areprésenrer un espace ouvetr au sein duque/le personnage ptincipal incarne une dOllble pro
blémarique : la jOlie (fictionnelle) du personnage - sa vololHé d' enfermemenr
conrrariée - er la maítrÍJe (représentative) de l'actrice - sa dialculté a rester
73
Le cinéma, un art moderne
al! cenrre d'un réseau de /ignes ínsrables er fuyanres. Do ble prob/érnariqueu q ui pose d'ernbJée la re1arion rnéraphoríq ue enrre 1'espace de la folie er l'espace de la représenrarion. Les murs de I'asile quí s'effondrenr a la fin du film
ne fonr qu'ajourer a la méraphore er la condur en renvoyanr I'asile aI'espace i1/usoíre du srudlo. Le rrairemenr des cadrages er des focales démol1rre le déregJemenr raisonné des sel1S qui présíde á la créario : volonré d'erre fou er nFo/ie de la volomé.
C'esr au sein de cer univers en désordre (1'así/e en révo1 re er l'organisation formeJ1e éc1arée) que l'írinéraire de Carole Bouquer (en tam que per
sonnage er en rant qu'acrríce) releve moins de la Folie cornrne maladie que dl! désir d'exísrer envers er COntre tous dans l'asile er dans I'image.; Une meme
dou1eur quí conduir aune évideme jouíssance, non seuJemenr d' exister datIJ l'image rnaís 1írréra/emenr de s'ériger en image (de) saime.
De l'é/évarion fina/e de Palermo, on passe aínsi, dans Le }our des idiots, a une rhérnaríque plus proehe de la jouíssance mysríque de la Saime Thérese du Bernin que de la béarirude qu¡ habite les peímures des Carmels.
Si Werner Schroerer rejoinr une rradiríon maniérisre quanr asa maniere de traiter les eorps, le eadre er la consfruerlon des élémems, son film }aísse percevoir par aiileurs des aeeenrs pré-renaissanrs, gorhiques : la figure eenrra
le de la fierion (Carole/Carol) conrredir roure perspeerive vraisernblable (photographique, psych%gique er socia/e) de l'espaee envíronnanr.
Telles les vierges d'un Bernardo Daddí, d'un Fabríano ou d'un Taddeo Gaddi, Carole/Caro/ Fait « Fronr ", se dl'esse Souveraine, er pal'víenr á empecher rour espaee srrueturé, hormís ce/uí de son eorps raíde er triomphant.
Lévanouissemenr final des murs de l'así1e, dérisoires surFaces absrraÍtes, démonrre-r-iJ définírivement Le peu d'imponance que Schroerer acccorde a l'aneedote (íeí la folie, ailleurs I'imm igrarion) pOur révé/er sa nature profon
de de eréateur d'ieones ' Les 10ngs p/ans fixes, dans ses premiers f/1ms, Sur les visages de cantarríces mysrérieuses er aurres vam ps romanriques prendraiemainsi tout leur sens.
aur 1 !i F nOrer l. "oloncJlfe conFu$lon en(te le prénom de ¡'ac¡rlC< e< ce!u, du per;On¡ldge . Carole tr Carol
74
Le cinéma moderne comme methode
Edgardo Cozarinsky : le flaneur
La flanerie eOnvienr aI'a:uvre de Cozarinsky que l'on peur visirer en em
prunranr le ehemin d' en trées thémarig ues ou figurarives, er a l'insrar de son Vüudou urbain l , en osanr certains rapprochernents, en effecruanr une sorre de
l110nrage - procédé de manipularion qui n'esr pas éuanger a Edgardo Cozarinsky lui-meme.
Les personnages, réels ou ficrionne1s, sur lesquels Cozarinsky a bari ses
fill1ls rémoignenr de sa fascinarion pour les etres menanr un combar soliraire. Un film l'inscrir dans son rirre meme : La Guare d'un seu! homme. Dans Bou!evardJ du crépuscu!e, c'esr aussi la solirude de Le Vigan ; daos Pour mé
rnoire, c'esr le combar des Klarsfeld eontre les nazis er COl1tre roubli ; dans Sarah, e'esr l' orgueil ca mbarif de Sarah Bernhardr conu'e l'établissemenr rhéarral; dans Poirm de suspensíon, c'esr eneore une guerre d'un seul homme
dollt il s'agir ; daos Les Apprentis sorcias, e'esr I'isolemenr des exilés argenrins. Dans les films de Cozarinsky, les personnages sonr reuanchés daos leur so/irude, dans une guerre, leur guerreo Leur vie esr fajee de rerranchemenr aUr¡UH
que d'exil.
Aurre élément consranr er plus évidenr encore dans tes fitms de Cozarinsky, celuí qui leUl' donne une inconresrable uniré au-dela du seul conrenu
documenraire: la ville. On pourrair méme avancer que Cozariosky filme une obsessjon urbaine. Car une vílle pour lui esr déja le monde enríer. L'urbaniré
¡ÚS( pas un érJr socio-archireerutal, mais un vérirable imagínaire srrucruré comme un rreillis de rues, de places, de passages, de blocs d'immeubles, de
ponrs, de carretours. Le journal d'Ernst .Jünger, mariere du commenraire de La Guare d'un seu!homme, esr d'ailleul's celui d'un f1áneur urbain. Quanr aux
Apprenti.\ sorciers, c'esr rout auranr le poinr de vue de Cozarinsky sur une ville
qu'í\ aime er admire, que sa vision du son des exilés larino-américains. Lorsqu'il racome la vie de Sarah Bernhardr, il ryrhme les données biographiques
de ('aerríce par un documenr d'archives sur son correge Funéraire rraversanr París. Car la ville d'amour de Cozarinsky, e'ese bien enrendu París qui entre
oans un véritable paradígme semímenral avec Buenos Aires.
La Guerre d'un seu! homme er Lej' Apprentís sorcias s'assemblenr en dipryque parisien _. donr les deux volees, ['invasion nazie, d'une pan, I'exil,
o'aurre pan, fonr irrésisriblemenr songer aWalrer Benjamin. Dipryque plus eomplexe qu'il n'y paraít, au-dela de la seule référence parisienne, cal', a tra
75
Le Cinema, Un art moderna
vers ces deux films, deux POilHS de vue s'OpposelH en renvoyanr acleux viSiOllS urbaj nes fondarnenrales : les envahísseurs nazís de La Guerre dím seul
homrne, qui occupenr, pour affltmer ¡eur pouvoir, les líeux les plus en vue, grandes places er Iarges avenues, et les exiJés laríno-américains des ApprentiJ
sorciers, qui, au contraire, pOur échapper au pouvoír, se réfugienr clans la ville,
a10rs assímilée a un labyrinrhe, Ol! Cozarinsky produ¡r un erfet cle vérirable prjse de possession amouteuse : Parjs semble luí appanenír. Par cerrains as
peCts on peUt considérer Les Apprentis sorciers COmme un écho allX Dialogues
d'exilésde Raoul Rlliz (1eque1 figure d'ailJeurs dans le film de Cozarinsky), Ol!
y voi r aussi une version exilo-argenrine du Paris nous appartient de Jacques
Rivetre. Une meme ficrion du complor er un meme o/pe de monrage enche
verrene la vje d'une comrnunauté clandesrine er la consrrucrion d'une hcrion
(Danton de Büchner chez Cozarinsky, Périclh de Shakespeare chez Riverte). JI esr amusant de constarer ce qui diffhe enrre le Paris de Riverre er celui de
Cozatinsky. Les ponrs, par exemple. Le premíer a une necre prédiJecrion pOLlr la passereI1e des Arrs ; le second nourrir une passion parriculíere pour le pone
Alexandre LII. üurre la série de flashes amourellX sur les sClllprures a la fin des Apprentís jorcien, Cozarinsky commence le dernier chapitre de Vaudou
ur6ain, clone le sujee esr le désir d'écrire Sur Buenos Aires, par une déclararion d'amour inaerendue pour le pone Alexandre LIJ. Dans La Guerre d'un seu/ hom
me, le méme pone ese arpenré par les rourisres nazis.
Au-de1i1 d'une vraíe proximiré enrre les deux films qui peur s'expliquer par 1'inrérer que porrair alors le cinéaste exilé aux premiers films de la Nou
veJle Vague, on peue, par l'ineermédiaire de Charles Péguy, lancer un aurre
pom entre Riverre er Cozarinsky. L'épigraphe de París nous appartient esr une phrase de Péguy : « Paris r/appartiem a penorme", Péguy a admjrablemenr
parlé de la guerre et de la mémoire, de I'hisroire er de l'anecdore : « L'Histoire est toujottrs des grandes manceuvres, la mémoire est toujours de la guerreo L'Hú
toire s'occupe de levénement mais elle nestjamaú dedam. La mémoire, le vieillú
sement, ne s'occupe pas toujours de levénement mais iI est toujoun dedanJ. Et Itl
mémoir-e et le vieillúsement Sont le royaume méme de Dieu, qui est donné attx
vio/ents, maiJ qui r/est pas donné aux ha6ile.r. L'hútoire ,¡'est pas o6jective Otl .fu6
jective, elle est longitudinale. Elle paJSe au long, Cest dire qrúlle paJSe a coté. ,,1
N'ese-ce pas un commenraire exemplaire du poinr de Vlle de Cozarinsky SUr I'Hisrojre gu'il développe dans des fll ms aussi différenrs que La Guerre d'un Jeul ÍJonune, BoulevardJ du crépuscule, CÍJaJtel, un sentimem de bOnÍJeur,
76
Le clnéma moderne comme methode
ou Les Apprentis sorciers: le cours de l'Hiscoire ídencífié a un boulevard qu'on
arpente.
Dans ce parallele avec Riverte, par-dela le seul Paris nous appartient, un
aurre aspecr mérire d'eue souligné, La relarion que les deux cinéastes entre
r¡ennenr avec la flcríon esr ambigue, conrraríée. Dans Vaudou urbain, Coza
rinsky manie cerre ambigu'jré en urílisanr une petmanenre variation de pro
noms personnels, le " il ", rres barchésien d u V~yage sentirnenttd, le " nous " de L'Album des carteJ postales, le « ru )} de Shang/1ai Blues, le « je " de eneap
Thrill. .. Commenr un técit peur-il prendre au sein d'une relle aromisarion clu
sujet ~ Cozarinsky regle d'ailleurs la ses compres avec la fICrion roma
nesqlle : « A quoi bon écrire si ce n'est poUt' raconter I'extraordinaire, pour ex
pLorer un territoire mI. pourraient coexister la ¡rose de Karen BLixen et les romam
de gare Les pLus méprisés ? Peut-etre [Hisroire immorrel1e est-iL Le seuL réát qu'iI
vtdtút la peine d'éaire ,. et Le Marin de Gibraltar Le uul qu'iI vaut La peine de
récrire. Ports exotiques, flrtunes fantasques, juifi errants, ftmmes nomades, rna
rins convoqués pour réaLiser le roman d'un azltre 011 pour repartir afin que ceUe
fiction puisse se tramer librement. Romanesque, novellerisb ... Oil cornmence la
nuance péjorative, OU finit la définition du désir ? Est-ce vraiment irnportrmt ?., \ Chez Cozarinsky, I'impossjbilicé meme de la ficcion deviene a::uvre,
comme s'íl reprenair a son compre ces mors de Michel Leiris exuairs de De
la Littérature considérée comme une tauromacÍJieet cirés jusremenr dans Vaudou
ur6ain : « Du point de vue strietement eJtÍJétique, iL /agíssait pour mOl de
condeme¡; alúat presque brut, un ensembLe defait.r et d'images queJI' me refit
Jais ti e.xploiter en laissant travailler dessus mon imagination ,. en somme: la né
gatíon d'un roman, »
Dans Langage Tcmgage, Leíris dir encore : « Plaisir quen écrivant j'éprou
ve ti manipuler le langage potlr le rntmipuler sans prétendre émettre acÍJaque im
tttnt une sentence décisive, mais, au-deLa de cette sati~fizction, espoir de.fizire venir
clU jour quelques vérités et de LeJ donner en partage ... ,,4
Esr-ce danc un simple hasatd si Cozarinsky, aureur d'un arride inritulé
« journdl d'un manipulateur ", revendique luí aussi expliciremenr la mani
pularia 11 I « Ces images qui arrivent d'ailleurs, des le dé6ut, icú re.fJenti le 6esoín
de les inclure dans meJfilms, de lesfrotter ad'autres irrltlges de sources différentes,
ti des sons nouveaux. Déjti, dan:; mor/. premia essai de cinéma (Points de sus
pension, 1971), il Y avait une citation du Nosferaru de A1urnau. Dans La
Guerre d'un seul homme (1981), les images trouiJées étaient Le seul matériau t1.
77
le cínéma, un art moderne
éla.60rer. Dans Boulevards du crépuscu/e (1992), elleJjouent sOUs des' aspeas divers (vieilles aetualités, extraitJ de .jilms de .jietion), mélczngéeJ' /i. frie!' propreo
images qUl~ elles aussi, revétent des masques ditprentJ (journal de voyage, entre
Úen plus ou moinJ miJ en scene), de Jorte que leur entrecroi.rement, pelJ/bis planaplan, devient inextriCCl6le. ,,5
Manipu/ateur d'images rrouvées, jI esr aussi un flaneur au sens baudeLliríen, ou benjaminíen, un fláneur qui herborise le birume. 11 esr vrai que Co
zarinsky parrage ce senrimenr er cerre perceprion de la vílle avec ce grand
monteur de cirarions el' de rexres rrouvés qu'esr le Wa/rer Benjamin de Paris,
capitale du XIX' siee/e. F/áneries el' lecruces se meJent, s'encheverrenr : re! Bau
delaire quj rraque la rime dans les rues de Paris, Cozarins1c [rouve des ciray
rions d' archives. El', daos Vaudotf urbaín, iI se plaír aremp1acer les río-es des chapirres par des cirarions (plus exacremene, les rirres des chapí tres SOl1( enrre
parenrheses ec sonr précédés de cirarjons en épjgraphes). C'esr dire l'ímpor
cance que Cozarinsky leur accorde. II parle a rravers la parale des aurfes, ra
COnte sa vje en cacomanr celle des aunes. 11 faudrair d'ailJeurs s'íneerroger Sur les re!arions que Cozarinsley insraure emre les dossiers qu'il OUvre ec Son évenruelle aurobiographie. Tous ses hlms, ou presque, sonr les journaux imimes d'un manipulareur, el' sa prarique de I'archive releve de la cirarion amanr que de la piece aconvicrion er de la confession.
Le seos premier du mor espagnol « citar» esr « dO rendez-vous ». nner Crer serair donc, au fond, une prarique urbaine. Dans BoulevardJ d crépUJcule, la ciraríon esr l'archive el' elle crée une relarion incerraine encre le u main
[enam e[ ce qui a éré. Pour Benjamin, la círarion esr I'image lue, c'esr-a-dire dans le maintenant de la connairs·abilité. « Elle porte au demier degré le sceau
du moment critique, du momen: dangerellx qui est lefondement de tottte lecture. ., Benjamin a die aussi vouloir « porter l'art de citer sans guillemetJ' a la plus
haute perfiction. »6 C'esr le meme enrrecroisemem inexrricable done parley
Cozarinsk , ce manipu/areur q ui en somme serair un rrap grand leeteur pOur faire luí-meme, déhnirivemem, de la hcrion.
L I/audo" urht1fo, ChrjStlJn BOllrgols. 1989.
2. Charle, Nguy• (El/v,.," 'JI prOfr, La Pbade. Galll d mar
3 "Jouro.1 d'un m.nipulareur " il! ArI PrN Numero 'pécml Ho!'! S<rte n° ! 4." Un 'econd ,úlc pour le (lJlema ". 1993. 4. M1chel Le"", ¿tU,gag, Tangag< 01/ t'e que!es mor, U" due"" Golflll1<1rd. 198\ 5. ~ ]ollrna! cf'Utl mnnipu!areur '!, op, r."Íl
rer(, W.ll 13eo)oll1ln. ['ari<, <"J"'id, du XlXár,< Hecle. Cere 1990
78
Le c\néma moderne cOmme méthode
Abbas Kiarostami : et la réalité continue
La confronrarion avee le rée! esr le sujer méme d u film Et la vie continue
(1991) d'Abbas Kiarosrami, posé rhéoriquemenr auranr qu'incarné dans des
sensarions prod uires par la mariere el' la lumiere du monde. L' han subir en
1990 un grave tremblemenr de rerre. Abbas Kíarosrami pan avec son fils,
dans les rrois jours qui suivenr, sur les routes explosées, a rravers des paysages bouleversés. Ce voyage d'une seule journée esr répéré cinq lllois plus rard dans des condirions parrie!lemem srabilisées, er cela consrirue le rournage du film.
Jamais sans dome depuis Rosse!lini, un film ne s'érair auranr confondu
avec un voyage. Le film comme voyage, le voyage comme film. Le Príx Rossellini que le film a par ailleurs reyu cette année esr exemplairemenr jusre, ranr
Allernagne clnnée zero, Voyage en itr.tlie er india reviennem a la mémoire, bien
que Ki;uosrami soir aux anripodes culrure!les, scénariques er esrhérigues d'un des cinéasres qui invenra le cinéma moderne européen dans les années cin
guante. Pounanr ils om en commun certe " malrrise improvisée » du film comme regard_ Les deux cinéasres parragem la q utre d' une uniré entre le compre rendu de l'expérience sensoriel1e produirc par la confrontarion a des obsrac!es réels (Ol\ parfairement reconsrirués ou « enrichis » sans amoindris
semem du regard documenraire) er un quesrionnemem sur le film lui-méme
en ram qu'iJlusion oprique er dramarigue. Cerre quesrion rhéorigue rraverse tour le cinéma moderne, mais n'érair pas revenue avec une relle force er une
relle réussire depuis la Nouve!le Vague franyaise, qui conjuguair le double en
seignemem de Roberto Rossdlini et d'André Bazin. Dans Et la vie contínue,
Kiarostamí n'a pas de croyance aveugle en une réaljré « prére aporrer » pour
le regard. Le décalage emre la carasrrophe er le rournage du tllm esr de plusieurs mois. Cenaines scenes om donc éré recollSriruées, relle camp de réfugíés. Les prérexres du voyage pointem mieux encore la disrance du cinéasre.
Cene rraversée esr ala fois un reporrage géographique, un retOur sur un film anrérieur (qu'en sonr-devenus les acreurs n, un acre aurobiographique inríme, un va-er-viem entre généraríons (pere er Sls). Le specrarcur esr dans I'im
possibiliré de rompre cer enchainemenr des objecrifs du film. Le film enrier releve de l'enchaínemem : ce!uj qui srrucrure les séguences, celui quí arricu
le les renconrres des personnages, celui, plus méraphorique, gui fair rever a un rapis (pourquoi pas persan l).
79
Le cín éma, un art moderne
Le couple pere-flls esr immédiaremenr la délégarion du regard dLI specrareur dans le film. Tour esr vu a travers eux, les limites du cacire recouvrenr
celles du pare-brise de l'auromobile. POLIr Abbas Kiarostami, fllmer c'esr regarder, regarder avec insisrance des multitudes de points dans le paysage qui, enchaínés, fonr ce panorama er cerre surface indéhnimenr er illusoiremenr
mobiles er péné[rables. La voiture avale les kitomerres Comme la caméra en
registre, avec la meme avidicé, les images. Filmer er regarder se confondenr al!
poinr que la caméra s'idenrifie presgue JUX repenrirs d u mouvemenr oculaire er aux fixarions inconscienres (le beau plan d'aller e[ rerour Sur les boureilles
de Coca-Cola). L'écrirure du film esr ainsi résolument al'opposé d'une cerraine « maniere décorarive " conremporaine gui privilégie le plan par plan.
Pour affirmer ce gl1ssemenr des apparences, Abbas Kiarosrami joue de maniere rres renoirienne avec les renconrres er les croisemenrs de person
nages. LauromobiJisre er les paysans gu'il dépasse se Iivrenr ainsi aune vérirabIe" course de relais )) narrarive. Les fardeaux passenr des mains des marcheurs ala galerie de la voirure er rappel1enr ces objets qui passenr de mains en mains chez Renoir, assuranr la regle du jeu d'un montage effacé.
Plus I'auromobilisre avance, plus il se heurre aux ruines, ala dévastarion, aux conséquences humaines er géoiogigues du séisme. Au-dela des forces de vie rriomphanres gue le cinéasre s'arrache anous décrire _ avec humour par
fois (la coupe du monde de foor distrair de l'épouvanre) _, la descriprion de la terre blessée engendre la marérialisarion de la réali té. Ce rype d'inversion ese d'aillems une marque srylistique du cinéasre. Le mensonge érair le sujer explicite de rous ses films précédenrs er la mérhode délibérémenr paradoxale d'une quere de vériré sociale er imime (celle du faux phorograpbe dans Le Passage¡~ celle du faux cinéasre dans C/.ose up, celle des enfanrs memeurs er apeurés des Devoin du soir).
Oans Et la lJie continue - rirre en prise avec le message moral er l'écrirure du film -, I'événemenr sismique inexplicable er bien concrer marque le
monde de rraces qui expérimenrem autJnr sa relariviré que sa réalité. Ces béances er ce chaos monsrrueux, hors de I'échelle humaine, désesperenr de
roucher le réel mais, rraversés, ils constjruenr une expérience de la vériré. Rossellini er Kiarosrami divergenr ace poinr. L'enfanr de Allemagne année zéro
saute dans ce vide. Le voyage du « héros » kiarostamien risse par-dessus les plajes du monde.
80
Le cinema moderne COmme méthode
La [Qralité du rrajet releve ici ala fois du rerour el' de la pénérration, au
rrement dir la sensarion d'une profondeur créée par le voyage-fllm, renforcée
par l'idée meme de déchirure de la [erre gui troue le paysage nature\ el' ur
bain. Et la lJie continue esr ainsi la démonstration de l'illusion spectatorielle du cínéma : la profondeur n'esr gu'oprigue, temporelle er dramaturgique. Le
fllm esr la [raducrion plasrigue er symbolique de la réalité. On peur en véri
fier la conscience chez Kiarostami lorsgue ce1ui-ci déclare : ".fe cmis beaucoup aux t'd".ees qu on trouve a '1" " d'. un autre su/et ou . d'. un autre filt m.}' C'mteneur esr
te sens de l'enguere sur le film précédent dans Et la uie continue. Les f1lms eux-memes sont enchainés dans l'oellvre d'Abbas Kiarosrami.
Mais J'extraordinaire séguence finale résume mieux encore la démonstration esrhétique, véritable enjell du détollr par le réel Ol! le cinéaste se
montre plus subtilemenr rossellinien. Apres I'impossibíliré pour I'auromobile de gravir une ulrime pente, elle disparair dll champ de la caméra, et Kia
rosrami opere alors un [[eS lent zoom arriere gui contribue asupprimer route profondeur au paysage montagneux. La distance focale aplarit opriquemen.t l'espace er parair verricaliser la surface dll monde qlli, jllSgll'ici, apparaissait comme {( décollverre .. horizonrale. C'est a un vérirable renversement de la fronralité du monde que Kiarostami sOllmet le specrareur, er gui rappelle ce rableau de Ollbuffer intirulé La Route des hommes, done l'espace esr exemplairement écrasé conrre le plan de la roile.
Un homme conrinue de marcher. Gravir-il une penre réelle ou se déplace-r-il du bas en haut d'une image anamorphosée? I:alltomobile revienr dans le champ, réussir certe fois son ascension er dépasse le marcheur.
Cetre vision dll monde fait songer acelle d'lln rapis dont les arabesques décorarives se sllbsrirueraienr aux re!iefs du monde, dont la chaine el' la rrame
résulreraienr de ces jeux du rissage, croisé ici entre un marcheur et une alltomobile. Ce long plan-séquence dir ainsi, méraphoriqllement er réelle
menr - mais ace moment du film il s'agir de la réaliré de la représenrarion -, l'ir(édllcrible planéité de la reproducrion filmiglle du monde. Cerre vérif1ca
tíon théoriglle valair bien les risgues d'un rel voyage.
le Cinema, un art moderne
Sara Driver: les nouveaux rnysteres de New York
Qui esr Sara Driver? Elle ese née a New York en 1956. Apres des études
d' archéologie er de litréramre c1assique, elle écrir en 1977 sa premiere piece de rhéácre, What the het! Zetd.d Sayre, qu'elle mer en scene égalemene. Com
pagne de Jim Jarmusch, elle esr la direccrice de pcoducrion de Perrnanent lit,calion er produir Stranger than Paradise.
Steepwatk a été réalisé en 1985. Son sujet est la ville de New York,
comme pour beaucollp de cinéasres qui y sone nés er qui y puisenr une éner
gie ficrionnelle inépuisable. Le personnage principal du film, c1avisre dans une imprimerie, se rrouve melé J. une rocambolesque avenrure ala suire de la
rraduction d'un mystétieux manuscrir chinois. D'emblée, on comprend que Sara Driver rente une arricu1ation de deux préoccuparions : l' une narrati ve, [' auue plasrique.
La cinéaste construit son film en référence disnere ala tradition du " sériai )', le feuilleron urbain fanrastique du cinéma muer. Disparicion de per
sonnages, kidnappeurs er asiatiques grima<;:ants, manuscrir ésorérique volé er príncesse eurasienne ll1enacée par le secrer qu'elle dérienr ... Tous les élémenrs ficrionne1s sont réunis dans le décor contemporain de I'Easr-Side er de ses
lofrs. Mais on comprend égalemenr que Sara Driver fera de ce récir l' occasio n
d'une mise en images inédite du décor urbain new-yorkais contaminé par l' espace scriptural chinois, transformanr les buildings en idéogrammes, Sll
perposanr la verricaliré de l'archirecture a ceUe de I'écriwre chinoise. Cerre
opération subrile de décalque réve!e les refoulés consrirutifs d'une ville, en parriculier son caracrere oriental. Sara Driver recrouve Michael Cimino er son
Année dtl Dragon mais joue avec les signes plurar qu'avec des COll1munautés erhniques qui s'aH¡'onrenr. Sa mérhode évoque Roland Barrhes remarquanr le
porrrair" japonisé), d'un visage d'occidenral des lots qu'il flgute au sein d'une
page de joumal écrir en japonais. Lécrirure conramine le vis,lge, la vi!le devien t un idéograrnme (ce n' esr bien enrendu pas un hasard si l' acrivité et le
cadre professionnels du personnage principal re!i:veor de l'écriture).
Ces nouveaux Mysteres de New Yorf¿ auxquels Sara Driver nous convie
n'en reconsrituent ni le scénario ni le décot. Ce soo( des enchalllemeors de conséquel1ces rninimales que les personnages produisent er qui elltrainenr le
spectateur dans un univers purement menral au sein duquell'explicarion des phénomenes n'esr plus rarionnel1e, mais releve du n~ve ou de la spéculation
82
Le cinéma moderna comme mélnode
poérique. La fin du film voir d'ailleurs les deux personnages principaux core
acore, ['une dormanr, l'aurre, son enfant, les ycux bandés par un kidnappeut
involonraire.Ce que revendique le fIlm de Sara Driver, au-dela de sa beauté spéci
fique, esr imporranr pour le einéma de demain. Dans le contexre du sauvcra
ge de ce que le cinéma a éré depuis pres de cent anS, Sara Driver esr une ci
néasre pour qui le cinéma esr cosa mentate: une aventure inrérieure. e esr pré
cisémenr le sujer du film. Par des voies stylistiques ((eS afhrmées et différenres, des cinéasres
comme Garre/' Godard, Oliveira, Srraub-Huillet (Amerika) er Tarkovski in
ventent ce cinéma depuis plusieurs années. lis proposenr au spectareur une expérience de vision qui ne dépend plus de la surprise dramarique. Lexpé
rience paradoxale alaquelle le spectareut est invité consiste ane plus (Our atrendre des images sur l' écran, mais ales visionner une seconde fois dans une mémoire quasi-simulranée. Le meil1eur du cinéma contemporaln doir s'ap
préhender les yeux fermés. Les Elms des cinéasres que j' ai évoqués sonr des
,( sleepwalks " qui exigent des specrareurs qu'ils soienr des voyants. C'esr de cela dont parle le fIlm de Sara Driver: de sommeil éveillé, de voyance, de hxité du regard cOl1remplarif pour que l'acuiré de ce regard inrérieur per<;:oive la
ténuiré de ce qui bouge dans le réel hors de soi.
Le cméma, un art moderne
Borr:¡¡ Lehman ; la tour du temps
Vasre projer rérralogique, Babel devrair durer vingr-quacre heures. Fin
1986, un premier épisode esr conc1u, Lettre ames anús m"tés en Be(r¡;ique, jour
nal Filmé el' aucoporrrair du cinéasre a rravers un voyage immobile el' imaginaire qui " babélise ), quelque quarre cems personnages.
Babel, e'esr avanr rour un homme qui marche dans la ville, d'amis en amis, de cafés en galeries, de librairies complices en copains qui reviennenr
du Mexique. Boris Lehman mérire bien le b,ún de pieds qu'il s'accorde avanr la fln de cerre longue promenade pédesrre.
Babel, C,esr done ['histoire d'un hom me quí voyage, physiquemenr er
non pas seulemenr menralemenr, comme iI serair sarisfaisanr pOLLC I'esprir de le concevoir. Les exodes immobiles om éré nombreux depuis Rayrnond
Roussel. IIs sone meme deven us les sréréocypes, aleur rour, de la moderniré
litréraire er cinémarographique. Baris Lehman échappe aussi au second sréréOlype : J'errance.
Pourranr, iI esr vrai que le cinéasre glisse a /'oreille d spectareur queu " quand il sera alié panour, il sera ILLi Ce qui résume en peu de mors cerre as>l.
sociarion d u voyage el' de la connaissance de soi que Vicror Segalen rhéorisa.
Mais Babel esr plus que cela encore, el' je crois que ce fllm esr le premier de son aureur qui réussir aarrejndre cer équj]ibre rare _ celu; des" pre01ieres ),
ceuvres accomplies - enrre malcrise de l'expression el' aurhenriciré inenramée.
Boris Lehman n'esr pas indjfférenr au progres de la mairrise rechnique dOlll
Babel esr le signe d'une érape majeure, excluanr par ailleurs la moindre 2r
reinre a la liberré d'écrirure ajnsi qu'a l'acuiré de son sujer. Babel esr pour la
Belgique l'équivalenr de Milestone de Roberr Kramer ou de La Mamrtn et la ptttain de lean Eusrache. Cerre premiere parrie, Lettre ames arnis restés en Belgique, esr le consrar senrirnenral d'une vie er d'une ville, une recherche des flls
qu'i! faur tisser pour conrinuer de vivre cerre vie el' d'!labirer cerre ville. Une
générarion el' un pays. Des hom mes er des remmes se renconrrenr, seuJs el'
pourranr renrés par le grégaire tendre. Nous sornmes les rémoins de dialogues
commencés avanr le film er néanmoins nous sommes immédiaremenr concernés, en connivence des les premii::res paroles.
Un cerrain désordre pourrair résuJeer de ces renconrres irnpressionniMcs. Mais tour esr rendu vers une finaliré géographique er poérique. Le film s'or
ganise dramariquemenr aUCOur d'une volonré de parrir (voila qui esr rres
84
Le cinema moderna COmme méthode
beige ... ), er les prépar3rifs différanr ce pwjer en émoussenr le désir (('exrraor
dinaire séquence de l'agence de voyages), rendenr dérisoire la décision du dé
pan er angoissanre la perspecrive remporelle er spariale du voyage. Si ce film
esr cenrré, comme aI'habirude, sur son aureur, illui échappe roralemenr en
déflnirive: I'inrime devienr finion, l'égorisme devienr romanesque. Babel esr
un exemple rres remarquable de cerre méramorphose d'un documenraire sur
soi, aurremenr di¡ d'un journal inrime filmé en un récir imaginaire absolu.
Boris Lehman inrerprere un personnage qui se nomme Boris Lehman.
Er cela n' esr pas de la rhéroriq ue, Cal' si le cinéasre s' ausculre e r se fair aus
culrer (y compris médicalemenr), i1 réussir le passage de la premiere person
ne aune nominarion impersonnelle el' allégorique. Au rerme du film, c'esr a
l'auscultaríon de la Belgique que le specrareur a eu la sensarion d'erre inviré
pendanr ces reois heures que dure la premiere parrie de BabeL. Esr-ce un ha
sard (au-dela de I'hommage a Edmond Bernhard) si le ftlm commence au
sommer de la colline-monumenr de Warerloo, pélerinage la"ique embléma
riq ue des Belges ~
Le mouvemenr que le film opere du regisrre personne! au regisrre rnéra
phorjque émeur, cal' le specrareur accomplir menralemenr le rerour au re
gisree inirial. Cesr ce mouvemenr qui fair de Babel une ceuvre d'arr achevéc,
quel1e que soir par ailleurs la référence a la myrhique rour inachevée. II faur
conserver a resprir la figure de spirale de cene consrrucrion légendaire plural'
que I'idée de I'élévarion inrerminable.
Rien avoir avec la cure assorrie du meme adjecrif. La spirale esr la forme
secrere du film - les renconrees des memes personnages, les démarches « ad
minisrrarives )' répérées - el' égalemenr de I'oeuvre enriere du cinéasre donr
Babel esr une synrhese, Enhn, Boris Lehman aime inrensémenr rous ces hommes el' ces femmes
qui font son monde. Aussi esr-il frappanr que ces « acreurs >l de la vie du ci
néasre-marcheur soienr parriculieremenr beaux. La présence de [a beauré, la
sensibiliré aux insranrs de bonheur (musique, chant, soleíl, remps qui s'écou
le) rivalisenr avec la parano"ia, le pessimisme er l'anxiéré de vivre. Cerre ren
sion, plus évidenre que dans les précédenrs films entre ces deux poles, gran
dir I'a[[ du cínéasre.
85
Le cinéma, un art moderne
Ruud Monster : le cadre et J'attente
Along tlJe road esr le rirre commun d'une série de neu[ fllms [[eS Courrs,
eJ1[re guatre et huir minures, sones de spors parfois tres « srraubiens ", donr le sens suspendu n'exeIur pas un humollf rénu, « concepruel ". Ces fllms
pourraienr erre urilisés comme jnrerludes, inrerrompanr J'hémorragje des
jmages d'une guelcongue rélévision du monde. Mais, aillsi mis boue abour, iJs entrainenr le specraeeur dans un étrange désir de voir.
Ruud Monsrer esr un cinéasre ho1Jandais et cela se voir. Le paysage joue dans son rravaíl un role primordial er on ue peue s'empecher de penser ades
peínrres eeJs gue Ruisdael ou Van Goyen, gui mulriplierenr les paysages jusgu'a afflrmer leur obsession indépendammenr du souci documentaire. Cesr
la meme église perdue dans la plarirude du paysage que semble avoir peine
Ruisdae1. Cesr le meme lac ou étang donr Van Goyen semble avoir peinr route sa vie les berges ee les barques. Ruud Monsret' ne filme pas fOujours un
<( morif» ideJ1[igue mais chaque film s'ouvre par le meme eravel1ing sur llne
toure er une voix de femme qui chame, renvoyanr aínsi chacun de ces f1lms aun regard unígue de voyageul' dOl1[ les halres sonr préeexres a l'expérience d'une vision, a1'applicarion d'une mérbode singuliere d'appréhension de b réalité; arrendre, suspendre, favoriser J'émergence de« degrés zéro» de la dramaturgie au cceur de la réaliré.
L'école hollandaise d u XVll< siec1e nous avai t habi rués a cerre atmude des areisres de dramariser au mínimum l'absrracrion FormeUe du paysage
par la présence, par exemple, d'un groupe de personnages minuscules, décenrré par rappore aux lignes de force de la composirion. (hez Ruud
Monster, cerre dramawrgie minimale s'exprime de maniere encare plusconcepruelJe.
Une des séguences exemplaires esr ceHe dans JaguelJe un pOllr rraverse diagonalemenr le cadre de J'image. Au rerme d'une minure ou plus de durée
de ce plan-séguence, un plongeur caché sur le pom saure soudain dans la riviere produisanr ainsi, dans rous les sens du rerme, une « chLlte » Formell er
edramarigue. Évoquons éga1ement ce cadrage tres cJassique sur la campagne hol1andaise ee ses moulins... Puis la caméra Commence un surprenanr panoramique-rraveJling gui révele rapidemenr la fixarion de J'appareil aux aib
!nemes d'un moulin, faisanr ainsi accomplir a J'image des révolutions compleres Sur elJe-meme. L'absrracrion plasrique et le regard documenraire sanr
86
Le cinéma moderne comme méthode
"ssociés par les effers visuels qui découlenr des accidenrs de la réaliré ... ou des .lCcidenrs auxguels le cinéasre feint d'erre confronré. Le einéma de Ruud Monsrer réfléchir ainsi sur lui-meme er sur les paradoxes d'lln cinéma mo
dc:rne q ui a souvenr eonfondu les aléas insolites du réeJ er les srrarégies de la
mise en scene. Cirons encore ce cadrage inrriganr d'un cjmeriere, er l'horizon de chan
riers glli occupenr la moirié supérieure de l'image. Une femme fleurir une combe. L'arrelHian du specrateur esr caprée par cerre présence humaine quj
bouge légeremel1( par rapporr aux aurres élémenrs composanr l'image. Ce
n'esr qu'all bour d'une minure qu'appara'ir sur la droire un engin monsrrueux
destiné a exrraire la rerre des chanriers. La surprise du specrateur résulte au
ranr de cerre anecdate visuelle que de ne l' avoir pen;:lle que tardivemenr dans le cad re, alors que l'engin, sorre d'insecre glouton, y érair engagé depuis plu
sieurs seeondes. Cesr en eFFer le leurre comparable aux ptocédés des peinrres do n r les composirions diffhenr la lJÍJion de cerraines parries du rableau.
Termino ns enfin par l'évocarion de ce magnifique cad rage sur le basrin
gage d'un bareau. Progressivemenr, la main couranre, gui prorege du vide les passagers, esr envahie par un nombre impressionnanr de mouertes. La enco
re, dellx visées du cinéasre se conjuguenr pour ptoduire sur le specrareUt deux
stupeurs. Le plan esr rransformé sans l'inrervenrion du disposirif cinématographiglle propremenr dir, er les condirions de cerre rransformarion n'one éré évidenres gue rres rard par rapporr au commeneement du processus. On se souvienr de ce que Hirehcock a su rirer de ces effers de rerard au sein d'une
ficrion, combinés avec des momenrs apparents de passiviré du merreur en scene. Ce qui esr passionnanr dans la démarche de Monsrer, c'esr cerre enrre
prise de prélevement de morceaux du foncrionnemenr filmique classique, er
leur autonomisarion comme patries absrraires d'un récir qui les excede dans l'imaginaire. Chacun des neuf films composanr ALong the road figurerair aisé
ment, rel quel, dans le '( béton >, d'un film de fierion quelconque. Mais les
neuf, ainsi ex[raits, permertenr au specrareur de rerrouver le plaisir d' un ci
nérna pur donr le suspense s'idenrifie avee le suspenso Un cinéma de l'artenre récompensée. Esr-ce l'avanr-garde qui ravive une morale du spenacle I
87
Le Cln éma, un art maderne
Chatltal AkerlTlan : D'Ouest
Curieuse époque que celle si peu sensible a la moire, aux airernances d'une avemure esrhérique. POurtanr iJ sembJe bien que J'écJecri~me ne soir pas érranger a I'ceuvre des ;"I([isres du xx' siecJe.
Curieuse époque qui exceJJe a rour prévoir, a rout présager er adécider par
avance de l'incérer ou de la réussire d'une ceuvre ala mesure d'un cadre imangible dans lequeJ on inscrir dogmariquemenr er par aVance le rravail d'un arrisee.
Les commenraires critiques Sur le dernier film de ChancaJ Akerman Sonr
l'exempJe de ces blocages évaJuarifs. A priori, ce fJm ne pouvaie erre dAkerman ...
ranc ses condjrions de producrion excluaienr roure possibiJiré de mar<lue singuliere.
Chancal Akerman esr une figure majeure du cinéma moderne : raréFacrion des eFfers, fascinaríon urbaine, chorégraphie des corps amoureux, ri
gueur minimalisre du cadrage, inrerrogarion des siruarions conremporaínes
de l'enFermemenr. Les specedeeUrs et les cririques onr tendance a toujours
trop arrendre la répéririon, la rassuranre reconducrion des memes efEe de esstyle, sans mesurer que cerre arrence peur engendrer l'écouffemen r pOur un ar
tjsre. Les memes ne manquenc pas de regretrer, de reprocher la Fossilisarion, I'aurocirarion, le maniérisme er les recerres srylisrjques. Chal\(al Akerl11an esr
une cinéasre done le sryle esr assez aisémenr repérdble, m,lis plus complexe que ne le laisse supposer une prérendue « maniere Akerman )j.
D'Estesr le film qui précede Un divan aNew York. IJ ese radical er lyrique, minimal er rer[Qrisanr. Commenr imaginer qu'Akeeman puisse oifrir deux années
plus rard une ~uvre donc la référence n'esr plus I'anxiéré socia1e er culrurelle de
l'Europe posr-communisre mais la naissance de l'arnour enrre une jeune danseuse
parisienne er un psychanaJysre new-yorkais ? Les rravellings sysrématiques ee les plans fixes de mures déserces quasi-srraubiens, ne préfiguraienc pas les mouvemenrs
fIuides de caméra aI'inrérieur d'apparremencs pirroresques, ou déJibérémenr sréréotypés, reconseirués aBabeJsberg. De la misere qui menace I'Esr, Chanca1 AJeer
man ese passée sans prévenir ala fueiliré de I'Ouesr' C'esr probablemelH inadmissible au 110m d'une Polirique des Aureurs devenue décidémenr rres correc¡e.
ChancaJ AJeerman avair déja démoneré Son ra1elH de Cilléasre de comédje, sinOll meme, de cinéasre comique : Golden EighúeJ (1985), apú:s une merveilleuse
maguerre du meme film: La Galerie. Lapparremenr de Samy Frey (Le Dérnénage_ ment, J992) er de nombreux momenrs d'aurres filrns onc convaincu de ce ra/ene capable de [ransFormer des siruarions aurarciques en car3Srrophes leeatoniennes.
88
Le cinema moderne camine méthode
Curieuse époquc done: Chancal Akerman varie, réapparair film apres
film de maniere résolumenr inarrendue, er se heune a I'incompréhension er
j I arrenre nécessairemenr dé<¡:ue.
Alors, hur-il reparrir azéro avec son ceuvre et consídérer ce demier film en
oublianr mornenranémenr ceux qui I'onc précédé? Momencanémenr seulemenr,
car iI ya Fon aparier que cerre innocence volonrarisre du specrareur s'oppose a I'oeuvre enrier. Car, au fond, iJ y a dans ce Divan une meme radicaliré, une
m¿me enrreprise de réducrion minimaJisre. Ce n'esr plus le paysage européen,
bouleversé par la chure du communisme, qui esr soumis il. une écrírure radica1e,
c'ese un genre cínémarographique, disparu luí aussi. La cinéasre emprunre le
gente de la " screwbaJl cornedy » des années rreme hollywoodiennes er lui fair
subir les lois du cinérna moderne européen gui n'esr pas loín d'erre un genee en
ram que rel pour les cínéasres américains conremporains fascinés par I'Europe.
lmpossible de ne pas penser aLubirsch, dir-on > Mais, apres rour, pour
quoi ' La référence ala " screwball comedy » esr-elle suffisante ' En fair, les re
Jarions srylisriques sonr plus profondes. Comme Lubirsch, et parriculieremenr
dans Trouble in Paradise, il s' agir moins d' une renconrre des corps (ici préeisé
ment, c'esr plurar leur cwísement er leur mise adisrance) que celle de leur ex
(ensíon immobilíere. On connalt /'imaginaire immobilier de Chanral Aker
man, vérirable poérique de l'espace. C'est souvent la rensíon ee la relarion entre
des espaces que la cínéasre montre. La Charnbre, jeanne Dielman, I'apparre
menr de Sarny Frey er celui de L'Homrne a la lJalise (1983), les chambres d'ha
rel d'Anna... C'esr de scénographie donr elle se peéoccupe princípalemenr. lei
ce sonr deux expériences - I'Amérícaín a Paris er la Fran<¡:aise a New
York - d' appropriaríon d' un espace par des corps érrangers. e esr donc enco
re une chorégraphíe qu'elle filme. Sommes-nous alors sí ¡oin de ses films an
rérieurs> Esr-ce un hasard si Chantal Akerman renconrra un jour Pina Baush ? Ce sonr deux aurarcies quí s'affronrenr dans Un divan a New York.
Meme si l'Américain er la Fran<¡:aise ne sonr pas vraiment des aurarciques. La
mise en scene d'Akerman alrerne deux espaces fermés. Clorure accenruée par
I'effer <, srudio ", jusqu'il. l'érouFfement des deux personnages, dont la déli
cieuse libéraríon finaJe s'effecruera par .... le balcon (lyrique mouvemenr-ar
riere de la caméra pour quirrer les deux corps enfin réunis).
Que! esr, au Fond, le vérirable sujer du ftlm ' Une nouve1!e foís, le coup
de foudre amoureux, bien que peu de films de la réalisarrice de TOute une nuit
(1982), ce film· falr d'érreintes brurales, en aien r Fair fwntalemenr leuI sujeL
89
Le cinéma, un art moderne
TOute une nuit ou Portrait d'une jetme filie de la fin des années SO¡úll1te tI Bruxelles (1993), Sone des films snr I'ériremene, la ddararion, le ralenri rem
pore] qui résulre de la chure en passion. Ce sonr égalemenr des [¡Ims sur le desrin de la parole dans l'avenrure amoureuse.
Pour ]ulierre Binoche, d,mseuse, la parale 1'emporre ici aupres des « parienrs "
sur les effers apaisanrs de la mairrise de soi savanre du psychanalyste professionne1
(les visires « médicales }) rappel1enr les visires « amoureuses " de ]eanne Dielman).
En revanche, le psychanalysre, enclin a. dérecrer parrouc du langage, perd l¡rrérale
mene ses 1110rs pour dire son choc amoureux. Du vol de ses bagages asa déglingue
vesrimenraire, son coup de foudre se rraduir d'ailleurs par un effondremenr géné
ralisé. Faur-il rappe/er que Chaneal Akerman, femme de parale, cinéasre d'écriru
re done le livre consritue un évidenr fondemenr culrurel er spirirue!, doir en savoir
long sur ce qui peur ruiner ainsi l' expression ' Aimer ane plus pouvoir parlero
Un divan a NeUJ .York esr une hisroire d'amour comme le cinéma conremporain n' en offre désormais que raremenr ; Chaneal Akerman sair dé
crice - comme le savaienr les cinéasres de genre hol!ywoodiens _ l' émoi
amoureux, I'innocence ou la méconnaissance de I'amour de I'aurre, l'anxiéré
de ne pas erre aimé de l'aurre ala mesure de son propre élan, les quiproguos
er les usurparions involomaires qui déclenchenr la passion, les signes exrérieurs de ce déchéance }) qui accompagnenr la rombée en amoue.
Un d¡van aNew .York esr une oeuvre blessée. Les aléas de la pcoducrion n' onr p robablemenr pas servi l'aisance de la cinéasre. Mais les rrouvail!es dra
maeurgiques sonr si nombreuses qu'on ne parvienr pas a repérer les blessures du film. Ainsi, ce long rravelling sur les deux personnages qui ne se sonr pas
encore découverrs er gui marchenr dans I'apparremenr new-yorkais séparés
par les clausrras en verre dépoli. La dilatarion tempordle de la renconrre s'ac
Compagne ici d'un émouvanr effee visuel, comme si I'informe, le flou, marérialisaienr le Suspens dans le processus de découverre de l'aurre.
Cerre élégance plasricienne n'apparriem gu'a la cinéasre de D'Et. I...:insealbrion-vidéo apartir de ce film, a la Galerie narionaJe du ]eu de Paume;, athrma
s'j] en érair besoin, l'union érroiee dans son are, d'un voyage ou d'un récir er
d' une conceprion rres plasrique er archirecrurale de la mise en scene. Pourguoi
supposer que, soudain, Chanral Akerman se soir rrahie « en passanr aI'ouesr,,
ce qui, en effer, signifie aujourd'hui aussi peu que jadis, de choisir la liberré ?
1. Du 10 octohre .u 26 novembre 1995 Catalogue de I'<"'fx"'"on : Chan(JI Akerman . ¿·Est. dU "ora de l. fi",on. Relimon des Mu.:;ees n,wonaux, Walker .A.r( C~ncl:r. 1995.
90
Le cinema moderne comme mélhode
Andy Warhol : le plus simple appareil
Le premier film que Warhot ronrne en 1963, Sleep, rassemble d'embtée
toUS les parri pris des fitms utrérieurs : « 1'immobilité ralenrie ", le pian fixe,
1.1 répéririon er surrour la nudiré des acreurs. Impossible de disringuer ces
quarre panis prís, indissociables d'une meme ohsession de la simpliciré. Cesr
un des rhemes qui reviene fréquemmenr dans ses nombreux enrreciens ainsi
que dans son journal : « Je choÍJis toujourJ ce qu'iIya de plUS" simple, paree que si e'est le plu" simple, c'est généralement le meitleur", déc1arair-il dans les années
so ixanre aux Grhiers du cinéma. D'ou ce qui m'aucorise adéfinir son cinéma
comme « te plus simple appareil " en insisranr sur le douhle sens de cene mé
rapllore quí renvoie auranr a l'érar dénudé des corps gu'a. la réducrion minimalisre de son esrhérique.
Sleep dure six heures er ne comprend gue peu de variaríons. Encore que
ce film paraisse agiré, comparé aEmpireou Eat. Warbol profire du sommeil
du poete Jobn Giorno pour faire la « géographie de son corps » (rirre d'un
tltm de Witlard Maas) er conrempler ses re/iefs. Le noir er blanc, la cadence
ralenrie a 16 images/seconde er les arrers sur l'image invi(enr a une interro
garíon des venus plasriques du cinéma. Des ce premíer long mérrage, Warho]
afflrme son poior de vue de peinrre, meme er sunour quand il filme. fe la
majeure panie de ses fllms ulrérieurs rappelle qu'au.dela (ou a parrir) de la
rascinarion érotigue, Warhol conrínue une rradirion de la conremplarion er
I'érude ptastique que le xx< siec1e a perpérué avec Marisse er Picasso. Cer hé
rirage picrural cbssíque esr d'ailleurs osrensíblemenr marqué dans Steep par
les angles de filmage guí anamorphosenr le corps selon des principes
consl rucrifs évoguanr Caravage ou Manregna. Sleep annonce égalemenr le
gour du ci nhsre pour le fragmenr, pOllr te corps morce!é, er c'est précisémenr
t:t que réside le vérirable regard « rrouble " du peinrre-cinéasre. SJJOulder 09(4), cenrré sur l'épaule de la chorégraphe Lucinda Child, ou Jaylo! Mead's Ass 09(4), qui déraille les fesses du cinéasee Taylor Mead, sonr deux films gui découpenr des parries du corps, révélanr moins un férichisme sadisanr
qu'une sone de srase désérorisanre. Du fait de la longueur des plans. Ou il esr
démonrré que l' écorisarion esr aussi une affaire de durée de regard.
La nudiré chez Warhol esr en fair inversemenr proporrionnelle al'écoris
me. On peur opposer acer apparenr paradoxe des films comme Colteh (1964) ou Blow Job (1964). Mais précisémenr, « on ne voir rien " dans ce dernier film
91
Le cinéma, un art moderoe
puisque la réussire de la feHarion dont proflte le jeune homme n'est vériflable
que sur son visage. Cesr la répéririon, la sérialiré gui désexualisenr la représentation. Bien gue peu de eouples soienr nus dans KiJJ (1963), I'enehaine
menr des érreintes n'appelle gucre les specrareurs a des envies eom parables. Passée la fi'akheur voyeurisre des premieres images, KtSS enrraíne vers d'aurres
aventures pour l'esprit. Warhol flr des rirages sur papier de phorogrammes de
Kiss et il insista ainsi sur !'enjeu plasrigue de déréalisation de son einéma. Er e'esr bien ee qui disringue les fllms de Paul Morissey gui onr proflré d'une
ambiguúé de signarure pendanr longremps du fair de ¡eur produeriol1 par
Warho1. Comme le remarqua justemenr Oominigue Noguez, (, dans Flesh
(J 968) i/Y est question de « ehair » non de nudité... ou alors i/ sf.lgit de nudite
finalisée, prete ti. fa consommation Jo::ueffe. » Laereur fétiche loe DaIlessandro y ese en effer eomplaisammenr déshabillé pour aceomplir ses passes.
The loves o/Ondine (1967) ou Loymome Cowboys sonr des fll plusms '( narrarifs " que les premiers plus eonremplatifs. Ils Sonr pourranr plus « in
noeenrs }) que eeux réaJisés par Morissey seu!. Lonesome Cowboys monrre d'érranges eowboys aux euls nus er exploire les analyses pseudo-psyehanaly_ riques sur les ambivalenees sexuelles des virils héros du Far Wese, du moins
re1s que Hollywood les a imaginés. Le dialogue esr quasi exclusivemenr consa
eré ades « hisroires de fesses }) mais e'ese le fll mage gui fair encore la différenee. Plus gu'un einéasre á la malrrise complere du eycle de réalisarion d'un
film - du seénario au monrage - WarhoJ a éré avanr rour un fllmeur, un regardeur (son héririer franyais est inconrestablemenr Philippe Garrel). Cesr
sans doure la raison pour laque/le le nu fur un morif si présenr dans ses images, s'opposant a son arrirude absorbée légendaire ee aSon détaehemenr
ératique ; une absenee au monde que masquair volonrairemenr la folie mondaine. Ainsi, eomme Maree! Duchamp, un de ses maírres, donr les « nus
vice» er la mariée mise dans le meme érar, agirent irréversiblemenr sur la fonerion représenrarive de l'arr, Andy Warhol f¡r du nu un leurre, le « rémoin
oeulisre» d'une froide spéeulation absrraice sinon frigide. Les gros plans sans eible ptéeise, sans parries du eorps oseensiblemenr visées dans Lonesome COI.U
boys
« raranr » ee déeevanr tour voyeurisme, sonr comme les effets de la pose dans laquelle I'arriste, qui voulair erre une maehine, aimait se monrrer : I'in
différenee. A moins que la nudité n'air éré la figurarion d'une eatégorie barthésienne que l'arrisre pop affecrionnair égalemenr : le neucre.
92
Chapltll'e ILI Une autre histoire du cinéma franr;ai,s
Faut-i/ considéra le cinéma moderne comme une rupture ? Le nier refeve
rait d'un certain rélJisionnisrne critique. Pourtant, valoriser La rupture opérie par
L, Nozt1Jefle Vague par exemple - point de vue mI' lequel tout le monde /entend
aujourd'hui (?) - r/a msé de me préoccuper. Mesprogrammations et les textes qui
les accompagnaient ont souvent hé des oeeasions de réinterroga autrement f'hú
toire du cinéma.
AinJi, une hypothese ancienne est souvent revenue qui a méme just~fié !t, création du Studio 43 : la Nouve/le Vttgue franretise a été beaucoup plus marquée
qu'on ti uoulu f'admettre et le dérnontrer par le cinéma fianfaiJ des années tren
te, y compris les cinéasl"es de f'est européen, exiféJ momentanément en France dalls
ces mimes années.
Les inflttences sur leJ artúto contemporaim Je reperent parfóis dans une gé
nératioll antérieure a cefle des « pereJ » direetJ contre lesquels, en généra!, ¡¡ cOlluient de s'imurger pour exista et inventer. L'influence saute pmJois une géné
ration : des grands-pCres aux petitJ enftnts I
Bien entmdu, ceUe loi ne peut rnéCilrtiquement Je vérifier; maÍJ je me .wis
Jouuent attaché á. comprendre f'éuolution d'apparence eLassique, incompréhensible
pour certaim critiqueJ, de La mise en Jcene chez FranfoÍJ Truffiut et¡acques Ri
uette, f'intérh déclaré d'Éric Rohmer pour Maree! Carné, les réftrenas constantes
de ¡acqueJ Demy au cinémafran):aÍJ de eomédie ehantée de!" annéeJ trente, y corn
pris par le ehoix des aeteurs, dont Danielle Darrieux est f'embferne. Cette dernie
re interprétLl avant la guerre, avee Pierre N/ingand, des comédies ( parféeJ-chtln
tees », transformant la ballalité du langage eoumnt en un réeitatl! ondulant et
que Demy connut probablement dam ICJ cinémm de Nantes (Mademoiselle Mo
zan de Yvan Noé, J935). Un tel rappel ou rapprochement /il avait été fáit en mn
temps mm complexe, aurait pu épargner bien deJ sUlprÍJes nr.úve.1" en déeouurant
Les Parapluies de Cherbourg. De.r ¿Iéments srylistiques du cinéma fianfais des année.1" trente sont done re
93
Le cinéma, un art rnoderne
montés. sam quon.y prenne garde, et jai eu parfóiJ le goút provocateu/" de mpprocher desf;lms que la doxa rnoderniste, héritiere des Cahiers du cinéma, irt
terdisait. Sinon, comment comprendre une petrt du ánéma de jean Eustache. beaucoup plus régionaliste et populiste, et moins essentiellement renoirien ? Et
peut-on alors imaginer que le dix-neuviemúrne thélitral (y compris musiced) ele
Ro/m'Jer ait été touché par le sujet dtl. Quai des brumes, parce que Pel1éas ec Mé
lisande serait c/U .fónd !lne des gremdes références secretes qui structure leftlm de Ctlrné ) Ce sont ces confrontations de figures alaquelle j'ai toujoun elimé me li
vrer; J compris en revoyant le Falbalas de jacques Becker JOf.tS un éclairage 01'11
rique et ji·eudo-hoffrnemnien.
JI ne /agit pas d'ignorer I'histoire du ánéma et sa chronologie. je miJ. en revanche, obsédé par la permanence de certains parametres stables qui constituent
lart du film en France : /'importan ce du décor depuú Andr'é Antoine Olt la ma
niere d'insérer un personnage dam un décor depuis Louis Feui/lade. Aspects de la
mise en scene qui nefont pas partie réellement du style d'un cinéllJte maú quiperdurent et réapparaissent sans avoir été sérieusement étudiés : le jullen Duvtt/ier des armées trente ne doit paJ hre ignoré pour revotr jean-Pierre klelvi/le par
exemple. du .(tút que la référence américaine a marqué le style des deux cinéastes (bien que le second cút une autre distance avec un degr! maniérúte supplémentaire). JI aura fa/lu pourtant quimtre les deux, passe et trépasJ"e un tUltre cinérna
« noir ", .(tlit d'une noirceur plus éthique qu'esthétique (Henri-Georges C/ouzot,
Claude Autant-Lara, Yves Allégret) pour que I'imprégnation soit erwiJageelble ./ttJ"que dam Tirez sur le pianisce de Trt.~ffir.ut ou A bom de souffle dont on a trop dit les seules injluences américaineJ directes.
Apparition et disparition : Louis Feuillade
1. Si ron évoque la modernité de Louis Feuillade (1874-1925), c'esr ¿, son
iwu qu'on la lui concede. La prudence cririque dispense le créareur des Vam
pires de la conscience de cene moderniré. Moderne ou d'avanr-garde, mais
sans le savoir. .. Ec bien afflrmons au concraire que Louis Feuillade fut un ar
risre vraimerH moderne, c'esr-a-dire au sens Ol! íI ne viendrair aresprír de per
sOüne de conresrer cer écac er cerce mission a la peinrure de Paul Cézaüne.
Biographiquemenr, il enuetim d'ailleurs avec le peinrre aixois un meme
arrachemenr a lIne cerre narale du sud de la France. Er il y reviendra (Qurner
au reune de l'expérience de la grisaille de la capirale. Pour épuiser la compa
raison avec Cézanne, sans aurres juscificarions que celles q ui permenenr de
convaincre de la moderniré de Feuillade, il faur remarquer que les novations
de ce dernier s'afflrmerenr en dépic d'une moraliré édifianre, des convenrions
sociales er des émois celigieux er parriotiques de nombre de ses films. Le Mal
esr aux commandes de la f1crion dans Fantómas el' le soufre anarchiste parse
me Les Vampires, comme la sexualiré fonda la représenrarion des « premieres
années " de Paul Cézanne.
2. Le cinéma de Louis Feuillade, c' esr une l/iteJSe de narrarion q ui con fcre une singularicé majeure ason style : des récics roujours en ébauche er ache
vés comme relso Louis Feuillade cherchair, expérimenrair. Cela résulrair, il est
vrai, du souci de la renrabíliré er de la nécessiré de fournir des images heb
domadairemenr. Mais c' esr probablemenr cene dem ande insriturionne!Je
(l'enrreprise Gaumonr) el' économique (répondre ala concurrence de raché
el' des Américains) qui créair les condirions objecrives de l' expérimentarion.
De se maine en semaine, Louis Feuillade devair adaprer, rransformer, re
nouve1er, accélérer, au fur er a mesure des résulrars des projecrions publiques,
pOllr faire apparalrce un nouvel épisode. Ce cinéma relevair de la conrrainre
la plus inou"ie, mais la conceprion du récir en épisodes appelajr reprises er re
penrIrs. 3. Chez Feuillade, rour esr conrraste. Enrre les bons el' les méchanrs,
entre le noir el' le blanc (a I'époque de leul' réalisarion les copies éraienr virées
au violine ou au bleu), enrre les apparremenrs er la rlle, enrre l'obscuriré el' la
lumiere, enrre I'illégaliré el' le ch5.rimenr ou le pardon ... Au-dela du mani
chéisme habitue! du feuiJleron « apache " el' du mélodrame, Louis Feuillade
insrirue une franchise des coupes (enrre les plans, enrre les lumieres... ), une
95
Le cinéma, un art moderne
bruraliré du passage d'un érar a un aurre - conscienr ou drogué, riehe Ou
ruiné, ennemi morrel ou parenr - que la sensibiliré conremporaine, noram
mene le peinere Jean Le Gac, per<;oir comme une écrirure poérique. Sí <lU
jourd'hui, c'esr cerre derniere qui l'emporre sur la nosralgie du feuilleron, e' eSr parce que Feuillade aeeenrue les affronremenrs er aíguise les anrago
nismes jusqu'a leur inversion. lous les renversemenrs sone virruels el' prers a s'aeeomplir. Le reeours fréquenr au maquiIJage er au rravesrissemellr rraduir I'imminenee de brusques basculemenrs sociaux, moraux er affecrifs.
Lévidenee des anragonismes dir la réversibiliré du rée1. Linexorabiliré du
dénouemenr des épisodes (Fanromas insaisissable) esr adoueie par I'avenemenr porenriel du conrraire de chaque chose. Au bloc de cerrirude narrarive que eonsrirue I'épisode, s'oppose une mulrirude de siruarions en suspens ou rour
laisse supposer que rour esr possible autrernent, irnrnédiaternent. Ran<;on de
j'improvisarion ¡ Dans Fantornas, un rideau méral1ique se leve brusquemenr, déeouvranr sans rransirion le décor de la rue aux yeux du personnage el' du speerareu(. Linrérieur er 1'exrérieur, l'ombre er la lumiere sone dans une ex
eeprionnelle relarion de tramfi./.Jion (pour fller une méraphore vampiresque).
Cesr Philippe Garrel, dans Marie pour mémoireen 1967, qui saura rerrouver cerre magie du cinéma el' l'émerveillemenr des cinéasres primirifs qui rendaienr évidenr le passage dans l'envers des ehoses. Bien avanr, Murnau avair 11U
égalemenr ce qui unir la réversibiliré de la réaliré el' les vampires ... jusqu'aux ef~ fers de la pellíeule de son Nosftratu. Feuillade esr le premier einéasre de hcrion
qui regarde la réaliré comme un champ d'apparitions, déja la er improbables.
4. II y a toujours une sonie dérobée. Les malfaireurs en om besoin pour s'évader el' re!ancer la ficrion pour un épjsode supplémenraire. Armoires rru
quées donr le fond masque la béance d'un mur, rableaux qui obstruenr le goulor d'un couloir, cheminées er bouches d'aérarion gui rejoignenr les égours, rrappes gui permerrem de chojr directemenr dans une Dion-Bouron ou une
Panhard-Levassor décaporées. La décorarion surchargée des apparremenrs
bourgeois de la « Bel1e Épogue » parair n'avoír qu'une fonecion de leurre au
prohr des issues dérobées, des djsposicifs de parois coulissan tes el' des bibliorhegues en rrompe-I'ceil.
II faur bien gue ces échappées exisrenr rane l'espaee encombré des bureaux parriculiers el' des sombres salons limire l'évolurion du corps des ac.
[eurs. Les exrérieurs serone d'auranr plus ensoleillés er ouverrs. Laérarion releve du propre er du figuré, armosphérigue el' narrarive.
96
Une autre hlstoire du cinéma franlfaís
Au-dela, ce gui se dérobe rémoigne que Louis Feuillade enregistre un réel rrufré de píeges, visuels el' sonores - relles les insrallations d' espionnage
sophisciguées que les bandes adverses utilísenr -, organisé pour favoriser
I'évanescence des corps. 5. Feu illade n'a pas crainr de f1lmer l'espace théatral dans Fantomas er Les
Vampires, bien qu'ayanr résolumenr abandonné le Film Esrhérigue. 11 en a
proclamé lui-meme la nécessiré : « De mérne qu'iLfaut au cinéma des aeteurs
de cinéma, j'ai toujours pensé qu'il Lui jaLLait aussi des auteurs spéciaLúés dans cet
art : Les adaptations heureuses de pieces Ol./. de rornans céLebres sont exception
neLLes. .,1
Lenjeu esr donc ailleurs pour Feuillade en fllmanr du théatre. II a pressemi ce que le personnage de Fanromas porrait en lui el' qui appe/air un personnage cinémarographique : un acreur doué de la faculté de mise en scene.
Pour s'évader lors d'un des épisodes, Famomas remplace un acreur qui in ter
prere sur scene un prisonnier dans sa cellule. La substitution s' efFectue sous
les yeux des specratenrs du rhéarre dans le ftlm el' des spectareurs du fIlm.
Cette séq uence esr l'illusrrarion parfaite des propos de Feuillade. Laeteur de
cinéma remplace ¡ci, tres symboliquemenr, I'acteur de rhéatre. Un plan cadre la scene rhéarrale a parrir d'une loge er démultiplie, emboire les espaces de re
présenrarion al'intlni.
Pour s'évader, Fanromas urilise ou consrrnit également des espaces de représenrarion. Ne construir-il pas des murs dans un apparremenr pour les dé
truire ensuire afln d'accrédüer une perspicacité de dérective improvisé' Le fair que Fanromas soir un archírecre de reve a l'intérieur du tllm a
l'irmar du merreur en scene renforce aurant la réaliré de l'illusion que les illu
sions de la réaliré. 6. II Y a des rravellings el' des panoramiques chez Feuillade. Leur rrace
dans nos mémoires esr proporrionnelle a leur rareré. Comment oublier ces
rravellings dans le méuo parisien aérien ~ Nos yeux écarquillés serutenr les dé
tails Jrchirecturaux et urbains qui permerrent la reconnaissance et mesurent le remps passé depuis cet enregistremenr doeumenraire. Quand la caméra
bouge dans un film de Feuillade, c'esr moins son mouvement qui sidere que ce gu'elle découvre, déja la. Te! lieu exisre-t-il encore, se demande-t-on ? Mais cerre sidération n'esr pas érrangere ala hcríon. Un simple documentaire de la
méme épogue ne produit pas le méme effer. Cest par effraction gue le réel
mobilise I'arrentíon du spectareur. Par accidento
97
Le cinema, un art moderne
Si le cinéma de Feuillade nous hallucine par son audace documenraire,
c'esr aussí parce que cerre derniere n'esr pas un plus ou un reste de Ll fleríon.
Elle ne s'opposair pas encore a la finion ; mieux, elle érair la condition pour que cene derniere advienne.
La mise en scene des Vampires, de Fantómas ou de Tih-Minh esr per
méable a tous les accidems de la réaliré er les récupere a son profir. Aussi les
plan s généralemem fixes des films de Feuillade n' entrainenr-ils pas nécessairemenr une uniré d'acrion. Tour peur survenir lors d'un plan rourné dans la
rue, « qui se profonge et sepuise en une aetion non fillctiormée " mais qui ho
mogénéise rour ce qui survienr dans une « densité de fa durée. ,,2 Ainsi, ce long
plan au cours er au sein duquel un rramway avance lenrement de gauche a droite et devienr un cache alrernarif er progressif de 1'espace 3U bénéflce de
1'aerion. Des personnages apparaissenr er disparaissenr, et trois aerions au
moins ccexisrenr dans cer espace-remps conrinu, ryrhmé par le rrajer du rram
way, vérirable décor mobile er poncruarion dans la continuité du plan flxe.
Accidenr ou pani pris de mise en scene, peu importe ... Cesr cene ir
ruprion inattendue du rramway qui organíse de fair le monrage a I'intérieur
du plan. Le danger réside dans ce qui risque de boucher la vue. Et ce risque
d' aveuglemenr dynamise er mer sous rension le découpage du film, son ryrh
me. En plus des jeunes héro'ines, riches hérírieres, rradirionnelles convoitises
de bandits, c'esr le champ du regard rour emier qui esr menacé. Chez Feuilla
de, le scopique rivalise avec le diégétique. De cene rivaliré, nair le suspense.
Quand vim le parlam, seulle SOtt des jeunes héririeres préoccupa les ci
néastes. On perdit alors beaucoup de cerre rension fondarrice du cinéma, enrre les aven rures du regard er celles d u récir.3
1 R..Ippone p~r Francis LaGS5ln. 111 PO/ir une COfllrt.JJ/SiOIrt' du UI"Óf!(J. lnsurul LllmlcrdAuC's )urJ, 1994 2 CLIlI<Ít.: QUler. SOutJ!'JlUS e'crllli, Cahiers du Cl[)éllHI1G~.dlrm:.lrd, 1981.
~. Sel¡) H lrchcock corHI(J\l~rJ cerie [enSIOn, ces .1.vcnlures-l¡¡, done FmÍ'rrr w! COur ~c Verugr; serom k~ cÍld;-J'(J:;llvrc- m~ ~l~l);dss"blc:s
98
Une autre histoire du ciném3 fran((8lS
Le passage en France :
Fritz Lang. Robert Siodmak, Víctor Trivas, Billy Wilder
1933-1934 sonr deux années décisives pour le cinéma fran<;:ais du point
de vue sry(isriqlle. Ce sonr plus parriculieremenr les années de prodllcrion des
f1lms suivanrs : La Crise est finie de Roben Siodmak, LiLiom de Frirz Lang,
Dans fes rues de Víetor Trivas er Mauvcúse Crtline de Billy Wilder. Quarre ci
néasres en exil passent par la Franee Ol! ils fom un film. Seul Siodmak en réa
lisera plusieurs. Chacun d'eux dépose dans le pays de René Chir - référence
absolue de ces années-la - une graine, si j'ose dire, qui eomaminera profon
démenr le réalisme cinémarographique fran<;:ais.
j'aimerais faire un rapide rerour sur le cinéma fran<;:ais du début des an
nées uente, nécessaire pour comprendre J'inrervenrion de ces cinéasres. Lévé
nemenr essenriel des années 1929, 1930 er 1931, e'est l'anéantissement du
cinéma muer. La rumeur annonee que le einéma amérieain parle, ee qui en
traine en France 1'arret de nombreux films muers en cours de rournage. On
chasse rour accenr étranger : I'un des plus adulés des acteurs fran<;:ais de
J'époque, Ivan MosjouiUne, d'origine russe, esr toralemenr oublié en deux ou
([ois ans, er meurr en 1939 dans un modesre hopiral ... Plus eneore que les
grandes vedeues, ce sonr les seconds roles) qui consriruent mur le décor hu
main du cinéma fran,;;:ais, qui sonr rouchés: les acreurs peu rompus au rhéarre
sonr oubliés randis que Sacha Guirry er Marce! Pagnol connaissenr le succes.
Dans un conrexre d'imense co-producrion franco-allemande, des que le
parlam se mer en place, le cinéma fran,;;:ais, selon I'expression de Raymond
Chirar, esr « un ánéma qui chante et qui dame. »1 Quelques ceuvres viennenr
rom pre certe prod ucrion de films-opére rres : Siodmak réalise en Allemagne
TumuLtes ou Autour d'une ertquete, deux films de 1931 ; on peut cirer aussi des
f1lms plus noirs, plus inquiétanrs, plus uagiques, eomme celui de Serge de Po
tigny, Coup de fiu a f'au.be. Dans ee eontexre, le théarre uiomphe ; Jean Gi
raudoux monte, Louis Jouvet s'invenre, Gasron Bary fair d'ailleurs songer aun
cenain maniérisme baroque d'Ophuls, Copeau ou Dullin revendiquenr a
cene époque des rigueurs tres modernistes, er Georges Piroeff s' aff¡rme... Des
1932, le cinéma enregisrre pourranr les nuages de la sociéré fran,;;:aise : au sein
¿'une producrion légere er essenriellemem parisienne, quelques grands fairs
crimine!s resrés rres célebres - l'hisroire des sceurs Papin par exemple - en
c1enchenr un cinéma polieier a la fran<;:aise. Linfluence de Georges Simenon
99
Le ciném a. un art moderne
va donner au cinéma fran~ais que!ques caracrérisriques esrhériques rres spécifiques, qui ne sonr pas sans relarion avec l'exil des Allemands en France. Ce ci
néma inspiré de Simenon sera eres pluvíeux, monrranr des campagnes blafardes er embrurnées, des bises glacées : climarologiquel11enr, c'esr un cinéma tres parriculier : Le Chien jalme, de .lean Tarride (1932), La Nuit du ctlJTefour de lean Renoir, les deux plus grandes adaprarions de Simenon. Lorsque ce der
nier décrir Maigrer comme un " ras n, c'esr vraimenr cela: Abe! Tarride chez. lean Tarride, ee Pieere Renoir chez lean Renoir. Ajourons aussi le film de lulien Duvivier en 1933, Ltl Tete d'un homme.
On peur distinguer rrois grandes dominanres dans le cinéma franc;:ais de 1932-33. La premiere : on rue beaucoup, y compris chez les grands. La OJienne, de Renoir, ou meme La Petite Lúe, de lean Grémillon, SOI1t rres fonemenr marqués par le crime. Deuxieme dominanre : on s'amuse de fa~on exuaordi
nairemenr bere. Milron, dir « Bouboule », homme de café-concerr ou de cabaret, esr le grand comique de J'époque, et Fernande! commence une tres longue
carriere de erouflOn er de films de caserne ... Troisieme dominanre : ou cherche pour le cinéma un aurre cenrre que París, exorique mais quand meme bien
franc,:ais. Ce sonr les films médirerranéens de André Hugon, Roben Péguy, Marc Allégrer er Marcel Pagnol, jusqu'a des films comme }tmin de Marseifle de
Maurice Tourneur ou TOni de lean Renoir en 1935 : il y a la rour un dévelop
pemenr du cinéma qui chanre er quí parle avee I'aecenr... Le rhéarre, aeerre époque, imprime une marque rres profonde, pour le pire er pour le l11eílleur.
Pour le pire, lacques de Baroncelli, Gasron Rave! ou Vieror Tourjansky (bien que Baroncelli soir iJ, reeonsidérer pour sa période muerre) adaprenr des aureurs
comme Henry Bernsrein, Hel1lY Baraille, Armand de Caillaver, dans de lourds imérieurs d'ou la caméra sorr raremenr. Renoir esr lui aussi forrernenr marqué
par le rhéaere : Georges Feydeau pour On purge bébé, Roger Ferdinand pour Chotmd et compagnie, er Georges de La Fouchardíere pour La Chienne. Cesr
pourram Renoir qui fair exploser l'espace, la durée er la lumiere du rhéiiere, avec
Boudu stUtvé des eauxer La Nuit du carrefOur en 1932, jugé esrhériquernenr inacceprable iJ, cene époque pour son caraerere rechniq uemenr « raré ».
1/ faur allssi évoquer l'apparirion du poplllisme rres spécifique de René Clair, qui va devenir au fil de ces années l'éralon de la qualiré arrisrique du cinéma franyais. Lorsque les cririques parlenr des films de Siodmak, Wilder, Tri
vas el Lang, c'esr pour les cornparer a ceux de René Clair. René Clair empechera rres longremps, prariquemenr jusqu'iJ, aujourd'hui, roure forme de rééva
100
Une autre histoire du cinéma franc;:ais
¡uaríon un peu sérieuse de l'apporc de ces émigrés : SOU.í Les toits de Parú bien
sur, avee des expériences sur le son rour a fair passionnanres, Le Mi/Lion, Qttatorze }udLet er Anous La Liberté. Proehe d'une rendcesse de calendrier des Posres,
ce populisrne se rerrouve dans Le RO.íier de lv/adame HtlSSon (Dominique Ber
nard-Deschamps, 1931), mais aussi dans Dans Les rues de Vieror Trívas, meme
si ce!ui-ei esr rebalayé par rour le réalisme socialisre. Ace poplllisme cépondenr
évidemmenr lean Vigo er surrour Georg Wilhelm Pabsr quí, en A1lemagne, réalise QUl1.tre de L'infanterie er La 'Tragédie de la mine, avant de venic en France.
En 1934, les premíeres grandes émeures faseisces secouenr la France, ec le cinéma y esr sensible: I'anri-parlemenrarisme' esc tres présem dans des films
comme Le Pere Lampion de Chrisrian-laque ou Aux urnes, citoyens I de lean Hérnard, er rous les seandales de l'époque cranspirenr dans un film comme Ces N/esJieurJ de La Santé de Pierre Colombier. Le Reiehscag brúle, et des einéasres rels Raymond Bernard ou Léon Poirier rournenc Les Croix de boiJ ou Vadun, soltvenirs d'lJiJtoire. II faur se souvenic du fond de crise éeonomique génécale que l' Europe conna:lr al' aube des années rreore, ec du raz-de-marée que le diseours
historique a désigné par la métaphore de la « pesre brune" : Mussolíni en 1922,
le Régem Paul er son parri narional en Yougoslavie en 1932, Salaz.ar au Porrugal en 1933, écrasemenr violenr, brural, sanglanr du Mouvemenr des Asruries
en Espagne en 1934, dissolurion du Parlemenr en Esronie en 1933, le dicrareur
Ulmanis gouvernanr avec le rirre de Führer en Lertanie en 1933, dicrarure coyale du Roi Boris et du Général Georgíev en Bulgarie en 1934, Doj[fuss en Auuiche er bien sur prise du pouvoir par le Chanee!iec Hitler en 1933. Ce raz
de-marée eonrrainr un certain nombre d' arristes a se réfugier dans la poinre exrreme de !'Europe occidenrale, encore épargnée, laissanr derriece eux d' ailleurs
un eerrain nombre d'expériences révolurionnaires (le mouvement sparral<Ísre
par exemple). Ces cinéasres rrouvent en Fcance un conrexre d' affronremenrs so
eiaux que les herions litréraires et cinémarographiques imegcenc ; apparaissenr des pecsonnages nouveaux, des proléraires, er un cerrain nombre de récits
épiques á finalicé sociale donr les avenruriers sonr beaucoup plus désespérés que
eeux que le einéma avair courume de montrer. Ces émigrés, qui sonr-ils ) C'esr Kurr Bernhardr, qui deviendra Curris
Bernhardr á Hollywood, e' esr Billy Wilder, ce son r les opérareurs eomme Eligen Sehüffran, le malrre d'Henri Alekan, Kurc Kuranr, Rudolph Maré,
Hermann Kosrerlitz qui deviendra Hel1lY Koscer a Hollywood, e'esr Bertalt
Breehr qui esr aParís en 1933, Hanns Eisler, Perer Lorre qui va erre soumi~Q~
101
Le cinémal un 3rt lI10derne
des clJnpagnes xénophobes qui le suivronr j usqu'aux États-Unis, Fran'l \X'axman qui deviendra l'un des musiciens les plus imporrants d'Hollywood en [[<)_
vaillanr avec Hirchcock, Walsh, Hawks, c'est G.W Pabst, Max Ophuls. ce
sont les éCtjvains Walter Reich el' Lustig. D'aLltres émigrés s'y ajoutenr. cj. néastes d'arigine russe qui avaienr fui le bolchevisme dam les années 1917 J 1920 ee s'étaienr éeablis aBerlin au i1s avaienr créé une commu nauté russe. pa
rallele d'ailleurs acelle de Paris établie au[Our de Mosjoukine, d'Alexandte Ka
menka el' de sa maíson de production Albatros: Anarole Lirvak était J Beriin, Fedor Ozep aussi, on les rerrouve aParis. Lorsque mus ces créateu tS a[[ívelH.
René Clair dit : « La situ.ation créée par !'arrilJée en rnasse deJ cinéaJtes venus d'Allemagne sur un marché o]). regne le chornage est u.ne situation d!fficile. » ;
Pour ces émigrés, politisés pour la pluparr, juifs, adversaires du naeional-sociaJisme, les raisons sonr évidenres de quitrer l'Allemagne pour la Ftance, au-de/a
de la proximité géographique. Par ailleurs, la France a une tradition de terre d'accueil. el' des rappom tres étroies sone noués entre les deux indusrries. Depuis Caligan; les fil ms allemands ont été systématiquemenr VllS aParís, avec succes, ee de
puis le parJanr, les f1lms en double version, aJlemande el' franc;:aíse, Sonr fréquenrs.
La France ee l'Allemagne sonr les deux seuls pays qui, bien apres J'effondremenr du cinéma scandinave, ont une fotte revendication d'an face J Hollywood. Les
cinéastes aJlemands sonr formés ala tres dure école de la UFA, et s'adapteru assez
facilemenr dans les srudios franc;:ais, OU ils s'imposenr tres vite. La monrée de I'extreme-droíte va coucher rapidemenr les studios, el' Lang temarque qu'il a en faír été accepté aconrre-cceur apres avoir été adulé avant de venír.
Les fllms de ces exilés om été, globalemenr, des échecs commerciaux. Et la tr<1diríon franc;:aise, dans le pire sens du moe « franc;:ais », a latgement cOlHti
bué adiminuer le role de ces f1lms. lis n'occupenr pas daus l'hiscoite la place qu'ils métitenr. Les raisons de l'échec, en tout cas, ne som pas dans la mé
connaissance du cinéma franc;:aís par les cinéasres en queslion : le public hexa
gonal éeaít HeS sensibllisé a la culrure allemande, el' les cinéastes en question con naissaíent tres bien la France (Lang y avait déja séjourné en 1913-14). Les
deux raisons majeures sonr la crise économique qui, a partir de 1932-33,
cOliche le cinéma, el' Surtout la xénophobie anri-allemande er l'antisém ítisme
exm~melnent violenr, avec le role tres impottanr de I'Accion Franyaise dans le rnilíell cjnématographique. Un Uvre de Paul Morand, acerre époque, bance la dou!ce, contienr une descríption tres féroce du monde dll cinéma, « ¿¡{}ré tlux escmcs alLen1tlndr et jttifs d'Europe centraLe. " Morand dit encore que son
102
Une autre histoire du cinéma tranrrais
livre est fait pou r défendre « ces rtlres producteurs et metteurs en .leene franf'iús, tlmis d'une éLite, dont le nom sonne neto " On assiste, paralleJemellt, a l'avenemem d'un mouvemenc cotpotatisee fran<;:ais dans le cinéma.
Parmi touS les émigtés dom j'ai parlé, cenains ne feront pas de film ee passetolH assez vite aux États-Unis. Siodmak, lui, décíde de rester en France en
dépit du chomage el' de toutes les difflculrés de ptod lIceion er réalise La Crise est finie... avec son frere, Kurt Siodmak, comme scénatiste, Ftanz Waxman
comme musicien, Eugen Schüfftan a I'image. Siodmakfait partie des cinéastes
qui s'adaptenr admirablement bien au systeme fl'an<;:aís. Il prend Danielle Dar
rieux el' Madeleine Ozetay. Danielle Dattieux est, depuis son ptemiet film en 1931, Le Bal, dom le scénatio avait éeé éctie pat Kul't Siodmak, en pleine gloite; elle est d'ailleuts, duram toutes ces années, la plus grande et la plus belle des
actrices franc;:aises. Siodmak prend égaJemem Albert Préjean, qui ese a ce moment-Ia le gran d acteut fran<;:ais, révélé par René Chit dans SOtlS Les toits de París. Siodmak est un cinéaste qui s'adapee, mais qui nansporte avec lui sa cul
ture allemande, a lite emre les images... En aJlam voir La Crise e.rt finie, disenr les joutnaux de l'époque, on oublie la ctise. Le film ese effeceivemem un divet
tissemenr de quaJiré, qui preche la méthode Coué comre le matasme économique. Tom le monde le compare au Million de René Clair, el' le juge digne d'Hollywood. Il esr fondé SUl' l'apologie du « systbne O », ala fran<;:aise.
Le film eSt rres matqué pat l'envie de faite, avec les moyeos ftanc;:ais,
Go!d Diggers el' des effel's a la Busby Berkeley, taeés si on les mesute aux résultars holJywoodiens. En revanche, demeurem treS iméressanres dans ce film ceteaines idées visuelles reptises des jeux de décors el' des animations de mationnenes du Bauhaus, inspirées des mises en scene d'Oskat Schlemmet. Die
elle-meme, dessinée par un certain nombre de décoraeeurs de formation alle
mande, a une facture plastique qui évoque de fac;:on étonname la peimure exptessionniste allemande d'avam-guette.
FtÍtz Lang devait d' aueam mjeux connaltte ce populisme a la ftanc;:aise
qu'il a eu a París, pour sutvivre. une activil'é de peimre de cartes poseales ee
de caticatutiste qui lui om ptobablemem donné une connaissance culturelle, une sensibilité a un cenain réalisme pittotesque franc;:ais. Ftitz Lang refuse de
travailler pout Goebbels el' anive en Ftance avec une réputaeion nes importante. LiLiom est son ptemier film non-allemand, el' son demiet film euro
péen avam son retout en Allemagne a la fin des années cinquante. Cest un film produit pat Erich Pommet, lui aussi émigté allemand, qui monte la Fox
103
le cinema l un art moderne
Europa en France. Film rres langien par bien des aspecrs : un conseil de pegre évogue celui de M, le clan de mauvais gan;:ons dans 1'ombre fair penser a;\1tl
buse, Les Artúgnées ou Les Epions; Liliom, le personnage principal, inrerpré
ré par Charles Boyer, meun, se releve, ressuscire er monre au ciel, rappelanr
aiosi la fa<;:on don t se leve le héros des TroiJ lumieres. Mais ce gui frappe SUl"
rour, c'esr I'urilisarion du cinéma dans le film l pour servir la vériré, qui sera le disposirif du récir suivanr, son premier film américain, Fwy
On a raconré les dures condirions de rravajl qu'ímposair Lang al'épogue, sa mériculosiré légendaire qui s'opposair a l'agiration rres désordonnée, selon
lui, des srudios fran<;:ais. Lorre Eisner remarquair égalemenr qu'il y avair un
eulor incroyable, de la parr de Lang, a faire mourir son héros au milieu du film; c'esr ainsi qu'el1e explique l'échec du film. [i1iom ese une piece de Ferene Mol nar, jouée aParis par les Piraeff avanr l'arrivée de Lang. Le t'llm esr
J'exemple frappanr er parfois sréréorypé d'une conjugaison emre un réalisme
métaphysique, fantasrique, visionnaire (rwis mors de Jean-Michel Palmier),
représenrarif de la culrure aJlemande, et un style populisre fran<;:ais, un im
pressionnisme forain, proches de René Chic. On peut d'ailleurs pencher en faveur de la germaniré en suggéraor que la monrée au ciel de Li/iom er Son survol de la vi/le viennene sunour du Faustde Murnau.
Ce film manifesre un inréret pour la fere foraine gui se conjugue rres exemp1airernenr avec l'image de la ville ; I'urbanité, le " consrrucrivisme ), de
la ville sone les apports de ces exilés. Vicror Trivas esr rres peu connu. Né a Saior-Perersbourg en 1894, il mellrr aNew York en 1970. C'esr un cinéasre
assez mysrérieux, quí col1abora ade nombreux f1lms, er i1 esr difficiJe d'expli
quer pourquoi sa carriere ne démarre pas : je riens Dans les mes, en J933, pour
J'un des films les plus imporranes du cinéma fran<;:ais du débur des années rren
te, comme une ceuvre exemplaire de ce métissage esrhériqlle, de cerre exportarian d'influences, er d'une dérerminarion décisive pour un cenain style du
cinéma fran<;:ais apres 1935, nommé depuis Georges Sadoulle " réalisme poé
rique ». On ne se souvieor en général de Trívas que pour un film réaJisé en Allemagne en 1931, quí lui a d'adleurs valu son exil, No mar/s !and, film mjJi
ram pacifisle qui fut completemen r dérruit par la censu re nazie. Trivas avair
une double compérence: de décorareur d'abord, qui se vérifie [OUt au long de
Dmls les mes, er qui explique sa sensibiliré aux courants p/astiques des années
vingr er rreme (iI parrícipe d'ajJleurs, a ce ri((e, au Jearme Ney de Pabst en
1927). Par ailJeurs, íl a éré scénariste : il a travaillé avec la communauré des ci
104
Une autre his10lre du cinéma fran y31S
néastes russes émigrés en Allemagne (Ozep, Granovski), avec Raymond Ber
nard, el sunour, aux Éraes-Unís, avec Orson WelIes avec gui il écrit le scéna
rio du Crimine!, ainsí qu'avec Otto Pteminger pour Mark Dixon, détective. 11
teviendra en Allemagne dans les années cinquanre pour y rournee un film que
I'on peur ouolier, La hmme nue et Si:ztan, avec Michel Simon.
Al'opposé d'un Siodmal< quí proclame que « la crise est flllie", Trivas sou
ligne \a crise er s'y insralle. On approche la une premiere alrernarive d'atrirude
des cinéasres émigrés en France, qui passe par le sujer et le scénario des films.
Remarquables soor les saures de conrinuité temporelle de ce film (la séquence
des baisers esr I'une des plus belles que je connaisse), quí renvoient au monea
ge des années vingr incluanr des ellipses audacieuses. Par ailleurs toure la réali
ré esr retravaillée plasriquemenr, et le réalisme délibérémem poétisé est marqué
par une cetraine modernité consrfUctivisre. Cela dir, Dans leJ mes s'integre aussi
a llne tendance relarívement récenre en 1932, qui est le film d' adolescenrs, en
crise existemielle de préférence : Marc AJlégret réalise Les BeauxJours en 1935 et Le Lacauxd.amesen 1934, avecJean-PierreAumont, Georges Lacombe rour
ne Jeunesse en 1934, Vicror Tourjansky Hóte! de.f étudiantJ en 1932, et dans les
memes années les Préverr écrivenr un de leurs premiers scénarios, Jeune.r,¡e
d'abord. C'est également le sujer de Jvfauvaúe Graineer de Liliom.
Le perso nnage d' adolescent est l'occasion d' une certaíne consrruction
scénarique. Les cinéasres émigrés ont en commun une visée idéologique, c'esr-a-díre une sone de mise anu progressive d' une existence fausse sur le
plan moral er social dont le film sera la révélarion. C' esr effecrivement le sché
ma narrarif de Dans les rues, de Liliom, de Jvfauvaise Graine et de tous les
aurres films, plus graves, de Siodmak en France comme PiegeJ par exernple.
Sí Liliom peur erre considéré comme une sorte de compromis synthérique
entre le pítroresgue fran<;:ais et le fantastique ombrageux germanique, DanJ!n
rues, en revanche, est l'exempIe de l'anrinomie entre une esrhétique marquée
par une objectiviré fonctionnalisre, héritiere de Weimar (récupérée plus rard
par le téalisme socialisre), et une esrhétique fran<;:aise fondée sur la liberté de
I'acreur, jusqu'au caborinage, qui conrredit 1'abstractíon formelle.
11 y a daos la fa<;:on dont Billy Wilder construit ses p[ans dans Jvfatwaise
Gmine, I'arr du phoro-momage de Moholy-Nagy ou de Herbert Bayer. Une
durée esr nécessaire pour que prenne l'absrracrion plasrique des images. Ot [' ac
teur-personnage fran<;:ais dévore le temps en occupanr tout I'espace scénique er
diégérique. La confronearíon fut tres vive eI1rre les réalisareurs émigrés et le « srar
105
Le cinéma l un art moderne
s)'seem» feanc,:ais au sein dugue! eriomphair Guirry. Seu] Renoir fera de cecre anrinomie, enere image er acreur, une dialecrique, un sryle d'écrirure 'lui fair son
génie, er done La Bite humaine esr la réussire exemplaire. Cesr la raison pour Jaguel/e les cririques ec les hisrariens - Francis Courrade par exemple ,_ remar
quent une meme particulariré des cinéasres émigrés : la remporaliré ryrhmique de leurs films.~ D'ou le soulagemenr de la cririque avec Lfi Crise e,rt¡mie, au ryth
me rapide. Daos une séguence de Dan,¡ le,r mes, il esr clair tIue Vicrar 1j'ivas s'inréresse, sinon plus, ala ville comme composirion qu'au personnage-acreur qui
fuir. On voit d'aiJleurs rn~s bien tour ce gue Marce! Carné er d'aurres emprun
reronr - tout ce qu'ils laisseronr égalemenr _. ala virruosiré plasrique de ce qu'on a eu courume d'appeler la « nouvelle objecriviré allemande ".
On peur noter l'influence gu'onr eue des opérareurs eomme Eugen SchüfFran, poere du brouil1ard, qu'on appe!air « Papa tlimée » dans les srudios.
II a largemenr conrribué, avec ses ombres rasanres er ses lumieres filtrées, amarguer forremem le cinéma des émigrés de cerre époque. Il a formé un couple légendaire avec Ophuls, en cinq films parmi lesguels La Tendre Ennemie, ou c'esr
luí, die-on, qui a éré l'invemeur des murs-miroirs, vérirables surfaces réfléchis
sanres (Schüffran a signé la phora de La Crise est finie, mais aussi de Quai des brumes). Rudi Maté a éré I'opérareur de Cad Theodor Dreyer pour La. Pa.uion de Jeanne d'Are er Vampyr. Il fait plusieurs flIms avec, comme cadreur, Louis Née gui sera ensuire celui d'Armand Thirard er d'Agosrini : c'esr ainsi que les opérareurs franr;:ais sonr formés al'école allemande. Rudi Macé fait Liliorn er
Dam le,r rues. Kurt Kuram fair Le Jour se leve er La Bite Intfncúne. Franz Planner, un grand opérareur allemand, vienr aussi acerre époque-Ja apres avoir rour
né avec Murnau, ainsi que Orro HeUer. Ces exílés, pOUI la pluparr, vonr parrir pour les ttars-Unís. Franz Waxman signe la musigue de Lel Gúe est finie, de
L¡¡iom, de Mauvaise GrrÚne. En Amérique, iJ composera la musigue de Frankenstein de James Whale, de Fury, de films de Frank Borzage, de Wilder de nouveau avec Sunset Boulevard, d'Hirchcock pour Fenetre sur eour.
Il y a eu, dans les années 1933-34, deux formes d'exil arristigue, selon la relation gu'entreciennenr les arrisres avec le conreXre culrurel narional qui les
accuei1Je, la France en l'occurrence. Soir le systeme visue1, menral, préexisranr et/ou exporté s'impose de force comme une conraminarion, une rransformarion de la culrure d'accueil. Cesr, de roure évidence, une cerraine brucaliré
milieanre - celle du « réalisme socialisre" chez Vicror Trivas, Soutenue par la musique de Hanns Eisler - gui laisse des traces tres marquances dans le ciné
106
Une 3utre histolre du cil1éma franl1alS
lila franyais par de multiples canaux. Soir (er c'ese ce cas de figure qui m'inl(resse le plus) on a affaire a une cerraíne perméabiliré qui esr en faje une
i~Hrne de tésisrance : c' eSt la perméabiliré de BiUy Wilder a un monde nou
veau, une aelaprabiliré exceprionnelle que I'on rerrouve craeluire u!rérieuremenr dans sa f1lmographie, el' qui emprunre ades genres rres differenrs (films noirs, comédies rres loufoques, drames a la psychologie pesance, etc). Cesr
d'ailleurs le lor commun de rous les exilés de l'Europe de l'Esr que de roucher
un peu a rous les genres. Lorsque Billy Wilder passe par la France, soit un pays done l'i ndustrie du cinéma esr moins forre elu poinr ele vue produerion
de séries, aurremenr dir de genres codifiés gui appellenr che? le specrareur une
fidélisarion commerciale, iI emprunre poucranr rour ce gui marche en Fran
ce, et en parriculier le couple Pierre Mingand-Danielle Darrieux, qui fera pas mal de comédies chantanres a la maniere de Jacques Demy.
Billy Wilder dir de Mauvaise Graim: « Cest une sorte de film d'aVllntgarde. }) C'esr son premier long mérrage, er il devra artendre neuf ans pour en [aire un second (en revanche il écrira rreize scénarios). La Gaumonr en fera
un remake en ) 936. Le film « senr » le Fronr Populaire, avec ses scenes de plein air er de ¡oisirs. Mauvaise grainecroise, selon des lois plus objecl'ives que
subjecrives ou voloneaires, des aspecrs expérimenraux du cinéma fran<;:ais, qui fonr de ce dernier, des cene épogue, un cinéma de prorotypes. En parriculier,
il croise Renoir er coures les expériences armosphérigues de La Nuit du earrefóur. Les séquences nocrurnes de poursuil'e chez Renoir el' chez Wilder l'é
1110ignenr d' une Eberré inédire er inou'ie de faire eles poursuires o u l'on ne
voir rien (et guand je dis « rien », c'esr vraimenr rien : raur jusre un fanallumineux sur le bord de la roure - er r;:a dure). Ce n'esr pas le cinéma dominaneo Chez Wilder, on consrare ainsi de eres inhabiruelles détives narratives,
des effers de phorogénie, une grande poros iré ala durée er une sensibili ré ace que j'appellerais avanr l'heure « l'image-remps », pour reprendl'e I'expression
de Gilles Deleme, une image-eemps gui mine déja J'image-aerion c1assique. Une séquence de marche apied dans le fdm de Billy WiJder dure une minu
re quaranre-cinq, séquence srraubienne, avec « du venr dans les voiles " du micro, un venr manifesre, dans une mise en scene étirée q ui prel'e une im
mense arrelHion al'armosphere, aI'ail', au c!imar. II s'agir, seJon les tetmes ele
DeJeuze, d'une siruacion purement oprique er sonore, qui rranche avec l'ima
ge-acrion du réalisme dominanc de l'époque. Cene séquence esl' fondée sur un principe d'étiremenr de la durée, alors que c'esr un fIlm rapide dont le
107
Le cinéma, un art moderne
ryrhme anricipe sur ce!ui des ttuvres postérieures de Wilder. Cette séquence esr ouverre aux accidents de la réaliré visuelle el' sonore.
Pour décrire ce passage d'un régime cinématographique a l'aurre, aurre
menr dir de l'image-acrion a ['image optique-sonore pure, Deleuze évoque
précisémenr les balades dans les films, au sein desquelles les liaisons sensori
motrices son l' relachées. Je vois dans cette séq uence de Mauvaise Graine une
graine, si je puis dire, d'un nouveau régime de réalisme que l'on ne peut ré
duire ala seule esrhétique franc,:aise du plein air, ou a une cerraine maniere de
conduire les acreurs comme chez Renoir. Cette séquence du film de Billy
Wilder me fair songer a cette autre description de Gilles Deleuze concernant le néo-réalisme d' OsseHione de Luchino Yisconri. Deleuze y décrir une situation qui ne se prolonge pas directement en action : « ELLe n'est pLUJ sensori-motrice, cornrne dam Le réaLúrne, mais dabord optique et sonore, itllJeJ·tie par Les ser;s avant que Laction se forme en eLLe et en utiLúe ou en affronte Les éLéments. On dirait que Laction¡Iotte dans La situation pLus qr/e/Le ne Lacheve ou ne La re.uerre. .,5
Ainsi certains cinéastes venus d'Allemagne ou d'Aurriche, entre aurres, ap
porten l' avec eux une plasrieité visue!le spécifique, celle du constructivisme qui,
lorsqu'elle renconrre la tendance « réalisre el' impressionniste » franc,:aise, dé
clenche, avant l'heure de la modernité d' apres-guerre, des situations filmiques
donr les parricularirés opriques el' sonores s'opposenr déja, bien que rres discreremenr, aux siruarions sensori-morrices fortes du réalisme rraditionnel ou d'un certain réalisme socialiste courant al'époque. Aurrement dir, c'est un apparent
paradoxe qui m'intéresse ici : lorsqu'un cerrain réalisme a la franc,:aise (y compris de convenriol1, chez, René Clair ou Marce! Pagnol, ou naruralisre chez
Georges Lacombe, ou meme teinl'é de romanrisme chez Jacques Feyder ou Marc Allégrer) se confronte au regard formalisre du construcrivisme, cerre
confrontarion fair émerger les premiers signes de l'esrhétique moderne qui ex
ploirel'a de fa~on étonnante el' inédite [es temps morts de la banaliré existen
rielle. Mais pour qu'un rel cinéma de « voyanr", comme dir roujours Delellze,
remplace définitivement le cinéma d'action, il faudra le trauma de la guerre, les génocides de la solution finale, el' plus tard la bombe atomique.
1 R,lymonJ Chlr<lr. LI (,/flbno frl1.lJ~tW dl~J a1/l/((s trente. HaLJer. 1983 2. Ll eic,Hlon de Rcn¿ Claír t;:S~ repnse par R,el)"nlond Chlra~. 0t. Cfl
~ Lorlt" Elsncr, Fral, fAng. Cahlcrs du cinemd./Cmemacheqlle fran)a¡s~. 198-4
4 Fran<..:ts Counade. Lt:J MtJ!ld'CIU"IJ du cilllllJlJ.frttrlflílJ, Alalll Moreilu, 1978. 5 Cdlcs DeJeu2t:. L'I'nflg~-rt.mp$, Cméma 2. ednions: de Mínul(' ~985
108
Une autre histoire du Cinema fran<;ais
Le dessin et la couleur : Jea,n Renoi r
Sí toure l'ttuvre de Jean Renoir, qualif¡ée fréquemrnent - sous forme de
reproche égalemenr - de désinvolte, de bticolée, est rraversée par la dialectique amateurlprofessíonnel, l'improvisation en consriruerait en fair la mé
rhode privilégiée. La Nuit du carrefour, demeuré pendanr de nombreuses années un film méconnu el' parfois meme minoré dans l' ttllVre de Renoír,
illustre par excellence les relations qu'entreeiennent l'amareurisrne el' le pro
íessionnalisme au cinéma. Le sujet privilégié de Renoir étanr ftnalemenr les frontieres poreuses
enrre la vraie vie el' sa repl'ésentarion, on comprend aisémenr que le désordre
des limires incerraines entre le spectacle el' la vie produise ce sentiment d'imprécision ou d' outrance (selon Rohmer). El' 1'0n sait, depuis longremps. que cerre míse en risque de sa propre maírrise n'est qu'un effer supplémenraire de
maitrise el' la réaffirmation d'une souveraineté. Le systeme Renoir déve!oppe de maniere exemplaire l'opposirion entre
improvisaríon el' organisation préalable. sous-rendanr souvent implicirement "opposiríon entre amareurisme ee professionnalisme. Ce sysreme s'inscrir dans une tradirion « liberrine » rres franc,:aise, bien au-deJa d'une colorarion
dlle ades sujers dix-huieiemisres, mais réslllrant, plutot, d'une mise sous l'ension par le film merne des couples risqueLmaitrise. vitesse/longlleur des plans
séquences, acnevé/i nachevé, linéariré/syncope, cou pies d' oppositions que
nous rerrouvonS dans La Nuit du ca rrefour. Les exégeses renoiriennes el' les propos de Renoir lui-meme onr rrop bana
lemenr repris une idée de l'improvisarion opposée ala malrrise, de l'organisarion
scénarique opposée aux aléas de la situaríon du tournage, oppositions quí, dé
clínées, renvoient a celle, plus massive el' impensée, du travaiJ el' du plaisir. André Brunelin dit, apropos de La Nuit du carr4our: « Cormne tOl/jotlrJ
avec Renoir, c'était du bricoLage, 1L était nécessaire de ¡;lire des décors avec n'ánporte quoi, ilfaLILu't peindre, rafistol.er aUJ'si... ,,1 Pierre Leprohon a beaucoup contribué a une rnyrhologie renoirienne inspirée de la « rbéorie du bouchon » ebere
aAugusce, le peinrre, pere du cinéasee : un laisser-aller au gré des gouts du jour ou des contrainres. Apropos de Tire tlufLanc, Leprohon, el' d'aurres apres lui,
onr résumé la réalisation el' la mise en scene renoiriennes al'improvisaríon.! On
a parlé encore du dédain de la technique de la pan de Renoir, ala diftérence de Canee el' d'Epsrein. Renoir lni-meme a souvenr dit que les progres techniques
109
Le cínema. un art moderne
n' avaient pas arnélioré le cinématographe, et les pmpos de ses co!laborareurs onr passablement gauchi sa véritable re1arion aI'improvisacion.
Dans un rexre admirable3, un de ses plus beaux amon sens, André Bazin
déflnit Jean Renoir comme « cinéaste franf'ais » 11 la mesure de cerre relarion singuliere du cinéma avec l'impmvisarion. Ce qui esr savoureux dans ce lexte
par ailleurs, c'est la légendaire méraphore utilisée par BaTÍn pour elore son artiele, « Le JOUci de Renoir de draper La robe Jans couture de La réaLité)) que l'on
ne peut manquer de rapprocher du reproche fréquent formulé aI'encontre de Renoir, cinéasre au style « décousu ».
Reprenons le texre de Bazin : « A La d~fférence de René Citlh~ tout dan.> L'homme comme dans L'{Eti1Jre sembl.ait contradictoire au cinéma américain, aseJ normes de travaiL comme a.ron styLe. Renoir, c'était Le ánéma frtlrlfaiJ dam ce quavaient de meiLLeur ses méthodes artúanaLes, seJ possibiLités d·improvi.ration, son désordre méme. MUS Les témoignages de seJ coLl.aborateurJ Le confirmaient : iL Lui jedLait travaiLLer dans L'inspiration du moment a'vec une totaLe Liberté; seJ pLm savoureuses trou'vaiLLes surgi.f5'aient dans Le jéu de Laction grace au cLimat moraL qu'iL savait faire régner dans Jon équipe. »
Apro pos de Boudu sau'vé deJ eaux, Bazin dit encore : « IL eJt Le mtL metteur en scene atl monde qui puúse se permettre de traiter apparemment Le ánéma avec cette dé.¡invoLture... 5'iL faLl.ait quaLifier d'un mol Lart de Renoi¡~ on pourrait Le définir comme une eJthétique du décaLage... .fe r/irai pas jwqua dire que Les' meiLLeurs moments de Boudu sont ceux Otl. tout es·t Le pLusjtlUX, mais si Les sommets de L'ITu'vre de Renoir Jont souvent admirables par Lajustesse et Le réaLiJme du ton, iir doivent pa/jbis au.ui un écÚlt ébLoui.uant tI deJ contreJens dramatiques soigneusernent entretenUJ. »
Bazin. dans cer arriele, parle égalemenr de la désinvolrure de Renoir a 1'égard de ce que les specrateurs riennent pour I'essenriel : le scénarío el' l'ínrerprérarion : « LeJ invraúembLanceJ de d¿taiLí puLLuLent danJ L'ITuvre de ce réClLúte, de méme que LeJ erreurJ de distribution. » El' Bazin résume enfin cet art du
décaLage qu'il faír dépendre ou découler de l'improvisarion el' de la désinvolrure, en une pieturaLité e.uentieiLe, q ui ne serair pas définíe par la com posirion
de la phorographie, les cadrages el' les valeurs, mais dans les qualirés du regard
ee le parti pris des apparences. Bazin illusrre cene picturaLité e.fJentieLLe par I'analogie entre l'inrerprération des acteurs au cinéma el' la couleur dans la peinrure. Apres avoir l'appe1é commem Renoil' con<;:oit une disrl'iburion a coté des roles el' un jeu acoté du dialogue, Bazin di l' : " Renoir dirige ses aeteurs
110
Une autre histoire du cínéma franr;ais
comme s'iL Les cúmait pLus que leI scerm qu'iLrjouaient, etplUJ La scene que Le s'CéJUuio. D'oú Le déCflLage entre tinterprétation et Le propos dmrnatique dont eLLe détoume en jtút notre attention. 11 JernbLe qu'eLLe - L'interprétation - ne se préoccupe que partieLLement de coi'ncider avec lui - Le propos dramatique - eornrne une couLeur quí débOlderait sur Le dessin. " Je voudrais insister sur ces derniers
llIors : une couLeur qui débordemit Jur le dmin. Lombre du pere, Angusre Renoir, figure majeure de l'impressionnisme
picrural, a autorisé toures les facilirés compararjves enrre le cinéma du fils el' ce mouvement. Beaucoup de comparaisons vulgaires ont par la suire inrerdit
de revenir réellemenr sur la quesrion de la dimension plastique du cinéma de Renoir, depuis précisémenr cet horizon de l'improvisarion (el', pourquoi pas,
de la désinvolrure). Jacques Rivette avair ouvert la possibiliré d'une autre renconrre de Re
noir avec la peinrure : en reprenam le (ine du célebre essai de Paulhan, Bmque Le patron4, pour titrer son film consacré aRenoir dans la série Cinéa.íte.f de notr'e tempJ, Renoir Le patrono s Mais personne ne revinr sur certe ouverture qu'aurorisait Rivette, qui comprir, apres Bazin, ce que Renoir devair e.uentielLement ala peinture. Cette derniere, plutot qu'une origine de son inspiration, n'a éré, en fair, qu'un rerme ultime de sa création, une relation sublimée
par les dérours memes que Renoir fir pour la différer, sinon la conrourner,
comme vision du monde. La remarque de Bazin, apropos de la couleur qui déborderair du dessin,
m'a finalement renvoyé aun autre peinrre en apparence treS éloigné de l'es
prir el' de l' aH renoiriens, el' plus encore de l'impressionnisme, mais en revanche conremporain de Renoir, Hemi Matisse. 11 m'est d' ailleurs apparu
érrange que personne n'y air songé plus 1'01', rant l'improvisarion marqua tes deux artisres au cours d'une époque 00. le jaz,z el' l'abstraction pictLlrale s'im
posaient ou naissaienr en Europe. Henri Marisse déclara a propos de sa
Danse : " Aimi, pendant trois' am, j'avrús dú reconeevoir constamrnent mon a'uvre eomrne un metteur en scene. Quandje tra'vaiLLe c'est uraiment une sorte de
cinémrl perpétueL ,,(, En 1932-33. Jean Renoir a trenre-huir ans, jI est a['aube de sa maturi
ré De La CfJierme aLa RegLe du jeu en 1939, va s'épanouir le génie du ci
néasre. Il esr conremporain de la maruriré de Marisse qui, elle, est déja tres
producrive d.epuis au moins deux décennies el' irrigue profondément le
monde de I'art. Matisse a soixanre-quatre ans.
111
Le cinéma, un art moderne
Darrs ses Écrits et propos sur l'art, Marisse a rassemblé plusieurs renes
sous un rirre génétique qui est jusremenr ce1ui de " l'éternel cor!flit du deHirl et de la couleur. .. Je cite Matisse : « lvIon dessin et rna peinture se séparent. " Plus loin : « Avez-vous trouvé dans mon tab/eau (Luxe, calme et volupré) un accord parfiút entre le caractere du dessin et le cartletere de la peinture ? Se/on moí, íú me paraissent différents l'un a l'alltre et mhne abso/ument contmdictoires. L'un, le deJJin, dépend de la plastique linéaire et sculptumle et l'atltre, la peinture, dépend de la plaJtique colorée. " CA Paul Signac, 1905)
ParalleJemenr au rapprochemenr qui m' a roujours paru évidem eorre le tableau de Marisse, Luxe, calme et volupté er le film de Renoir, Le Déjeuner sur l'herbe, po Lmam éloignés dans le remps, j'aimerais réinrerroger la relarion
entre l'inrerprérarion er la scene chez Renoir, a la lumiere de la relarion que Marisse instaura enrre dessin et couleur. Assez rapidemenr, au fur er amesure
des lecrmes comparées, il apparair qu'il s'agir la d'une comradicrion fondarri
ce, commune aux deux arrisres. Tour le srarur de l'improvisaríon, depuis le poinr de vue de cerre rension, se pare d'une aurre significarion plus complexe.
Conrinuons norre lecrure de Marisse selon cerre meme opposirion couleurldessin, qui glisse vo!onriers pour le peinrte a l'opposjtion jmprovisa
rionirravail er recouvre de maniere implicire er convenue I'oppositíon ama teur/ professionnel.
Marisse écrir en 1948 : « Travai/ler mon modele jusqua ce que je taie suffisarnment en moi pour pouvoir irnproviser, kr.isser courir ma main en parvenant t'r. respecta kr. grandeur et fe caractere s'acré de toute chose vivan:e. " On croir enrendre
Renoir avec cerre fin de phtase. Maüsse dir en 1971 a Aragon : « l'ai trtlvaíllé pendant des années pour qu'on dise : Matisse, ce r/est que ra... " En 1948, de nou
veau, Marisse confie aHemi Clifford : « l'ai toujours mayé de dissimuler meJ ef fórts, j'ai toujours souhaité que mes reuvm aient la légereté et !tI gaieté du príntemps qui ne laisJe jarnais .íOupronner le travai! qu'il a eoúté. le cmins done que les'jeunes, en ne /Joyant que l'apparente fizcílité et les négligences du dmin, se servent de cela comme d'une excuse pour s'e dispenser de eertains effirts que je juge nécessaires. "
On ne peur manquer de comparer ce soucÍ de Marisse vis-a-vis des générarions fumres influencées par lui, avec la lecrure que feronr les cinéasres
de la Nouvelle Vague de la norion d'improvisaríon dans l'ceuvre de Renoir. Peu de temps apres leurs premieres mises en prarique des rhéories renoi
riennes, les cinéasres de la Nouvelle Vague onr vire eorrevu l'improvisarÍon
comme un sréréotype insuffisanr pour déflnir réellemenr le cinéma du « pa
112
Une autre his10ire du cinéma 1fan~alS
HOn)} (du moins si I'on se contenre d'opposer improvisarion el' prépararion). En 1931, Jean Renoir eonflait au journal Pour vOUS': « La tec!mique, voiLa
le mot terrible en art I 11faut erI avoir, mais il en fizut a tel point, qu'on sait dors la dúS'imula. ,,7 Les idées, bien sur, sonr communes acelles de Marisse lors
qu'íl veur dissimuler ses efforts, er renvoient aune forre conceprion commune de la dialeerique entre [,improvisarion d'une parr, le rravail er les dissimu
larions du savoir-faire d'aurre part, que Matisse résume ainsi : « cette ma/trise
de la rnain, que j'ai obligée aoublier les geJtes acquis. »
Renoir répond, si j'ose dire, plus dairemenr encore : « L'improvisation, il faut la fizire aux répétitions, pas en tournage. " 11 préeise aussi sa volon ré de cacher le travail ; je le cil'e roujours : « JI est évident que ce q14i .le plarait devant la caméra dépenda;t autant de l'impro/Júation des aeteurs que de ma pmpre volonté ; mais enfin noUí étions toUJ' pénétrés du Hljet... " Er plus loin dans ce méme enrrerien, Renoir ajoute : « Remarquez que j'improvise S'ouvent dans mes films, que j'écris toujours un scénario abs'olument rigoureux au départ ; je ne le
mis pas, mais je l'écris, et je l'écris souvent plusieurs fóÍS'· " A propos d' Une partie de campagne er des Bas-Fonds, Renoir dir aussi que
ces deux films « i!lustrent bien ce qu'(il) peme des rapport)' entre le scénario et la prise de vues. Ces rapports sont caractérúés par un manque de fidélité apparent. 11 ya un monde entre le plan et le résultat fina!. " Plus loin : « Un scénario, pOUT moi, ~'a n'est qu'un outi! que !'on change au fuI' et amesure que ton progresse vers un but qui, lui, ne doit pas changer. Ce but, !'auteur le porte en lui .íOuvent (1 son
imu, mais faute de ce but, le résultat demeu re superficie!. »
Marisse avair une conscience rres aigue du fonerionnement de sa pra
rique de peinrre. 11 dir : « Les choses qu'on acquiert consciemment nous perrnettent de noUS exprimer inconsciemrnent avec une certaine riehesse. » Ou encore :
« On se met en état de création par un travail conscient... Ce sont les' études qui
permettent au peintl'e de lainer a!ler l'inconscient. » Ces reprises d'un ¡neme scénario par Renoir, qu'il récrir plusieurs fois el'
qui le conduir aune liberté véritablemenr conquise, évoquenr roujours Matisse apropos de son épuisemenr : « Et c'est seulement lon'que j'ai la sensation d'erre épuisé par ce travail, q14i peut durer plusieurs séances, que, l'esprit clarifié, je puis laisser a!ler ma p/ume avee confiance. j'ai alors le sentiment que mon émotion /exprime par le moyen de l'éeriture plastique. » André Baún rappelle précisémenr commenr Renoir « au préalable, remanie, triture le scénario avant de
le remodeler une derniere fois sur le plateau ».
113
Le cinema, un art moderne Une autre histoire du cinema franqais
Cesr airlsi, dam cerre relatíon puissanre mise en ceuvre entre, d'une pan,
ce rravail préalable er secrer, ces efforts répécés er laboriellx, cette ru mi Ilation
du monde donr parle Merleau-Ponty, e[ d'aune part, certe capaciré de ne pas
conduire mais d'etre conduit (pour cirer encore Matisse), c'est donc dans cetre
reiarion conrradicroire que s'abolissent l'un dans l'autre, chez Renoir comme
chez Marisse, la maí'rrise er la désinvolture, l'organisarion préalable d u savoirfaire et I'improvisation.
Cesr la figure de l'arrisre Illi-merne, sa marque, l'arresrarion de sa pré
sence, sa malrrise en déflni tive qui apparalt dans cette [ension entre la discipline du travail er la disponibiliré a l'improvisariorl.
La mahrise seraje alors, erl d'autres termes, celle d'un aller er rerour enrre
ces deux poIes que l'on oppose rrop souvenr. Pour cerre aucre conceprion de
la maí'trise, j'emprumerais aMaurice Merleau-Ponty, en rempla<;:anr les deux
mots « peinrre » et « tableau» par « cinéaste)) et « film» : la vision de Renoir
« neJ·t pLus regard sur un dehors, reLatíon phyJique-optique" seuLement avec Le
monde. Le monde n'est pLus devant Lui par représentation : c'est pLutot Le cinéas
te qui naít dans Les choseJ comme par concentration et vemte aJoí c/u vúibLe, et
Le fiLm finaLement ne .re ra¡porte ti quo; que ce soit parmí Les choJeJ empiriques
qua condilion d'etre d'abord "autofi'guratif" ; iL r/est JpeetacLe de queLque chose
qu'en étant "spectacLe de rien'; en crevant la "peau de.r choJes"pour montra COí17
ment Ln ehoses se fimt ehoses et Le monde monde. ))8
La séquence de I'interrogatoíre d'Else par le commíssail'e Maigret dans
La Nuú du carrefimr est tres caracrérísrique de cetre picturaLité eHenúeLLe qui
consíste a faire co'incider la couleur et le dessin, l'interprérarion er la scene,
aurremenr dir, j'improvisariorl et I'organisation préalable. Yoila une scene qui
est totalemem éerire, programmée, « projerée » par la musique, par le temps
déflni d'un air la.ngoureux que Renoir conserve intégralemem comme une
ligne sinueuse, une al'abesque (pour fjler le souvenir marissien), dont il va
s'agir simu1rarlémenr de remplir de couleur les creux, les retours et les surfaces
temporelles erlgendrées. Matisse disait aGastorl Diehl en 1954: « NfaiJ Le des
JÍn terminé, qutmdj'ai entrepriJ de mettre I.a couLeUi; ti me¡aLLut changer touteJ
Les fOrmes p1'élJUes. » lension entre cerre ligne musicale er cette couleur que re
présenre le jeu des acreurs qu'il cOrlvienr de ne pas faire déborder(se1on la for
mule de Bazin), d'ajuster I'une a l'auu'e selon les Jois d'une expérimenrarion
donr Renoir rl'avair pas a priori calé totalemem les dellx dimensions comme
avec un sYSteme de calque. D'üLI ce surprenant étírement de la scene, cecre
114
langueur, le dés~uvremenr des acreurs, leur enance, leur dérive, l'inurilité de
cercains de leurs gesres, l'arret sans raison apparenre de Maígrer sur les objers,
dés~uvrement qui se confond avec une sorce de maladresse dans le jeu de
Pierre Renoir soumis a la loi intangible d'une durée musicale qui impose sa
con [[allne.
L'improvisation ne serair rien d'autre que le résulrar dialecrique d'une loi
que le cinéasre s'imposerait a lui-meme. La maniere de Renoir ne résiderait
pas dans Urle maitríse surplombanre, ni dans un regard sur le dehors comme
dir Merleau-Ponty, mais dans une place occupée par le cinéasre en un poim
oscillam a l'intérieur meme de I'~uvre en rrain de s'accomplir. Ce que La
RegLe dujeu développera en représenranr le metteur en scene dans le role d'un
rnerreur en scene chargé « d'entretenir .wig1'leusement Les contresens drarnatiques
pour en tirO' des écLats éblouissants» (Bazin). En d'autres rermes, le style de Re
noir consisre aol'ganiser, acréel' les condirions scénographiques de l'impro
visation, ametrre en scene I'improvisatiorl.
Chez Jean Eusrache, héririer renoirien, on rerrouve un fort écho de cette
pratique dialectique de l'improvisaríon : en particulier dans La Maman et I.a putain done plusieurs scenes sonr con~ues selon les mémes principes srylis
tiques, notammen t la séquence dans laquelle la chanson d'Édirh Piaf joue II n
role comparable de programmarion du temps er engendre un meme dés~u
vrement des acreurs, un jeu comparable entre dessin er couleur, un meme
risque pris ame([[e en ~uvre dans la mise erl scene l'éternel conflit entre la
scene el' I'interprétation. La chanson de Piaf esr aussi mélancoliqlle que le
rarlgo de Renoir. Eustache, en bon héririer rhéorique, répete d'ailleurs plu
sieurs foís cerre expérience avec des cbansons de Damia et de Fréhel.
Évoquons aussi les quesrions du ratage, les accidenrs de rournage qui Orlr
développé une sorre de légende autour de La Nuú du carre/Our. Déja en
1932, dans la revue Pour vous, le journaliste Claude Yermo re! soulignair ¡'ex
cepríonnelle performance de Jean Renoir qui n'avait pas craim « etoJer photo
graphier du vrai brouiLLard, de La vraie fUtit, une víeiLfe maison qui ne sent pas
La peinture fmíche. QueLLe gageure l» concluait le journalisre. 9 Plus encore que
d' autres [¡Ims de Renoir acerte époque (La Chienne et Boudu sauvé des eaux) ,
La Nuit du carrefóur propose une expérience c1imarique hors du commun au
cinéma, Ol!. se conjuguent vent, pluie, nuir et brume.
De ce seul point de vue, le professionnalisme de Renoir ne s'incarne pas
dans les regles habiruelles au cinéma. Chacun sait que le professionnalisme
115
Le cméma, un art moderne
d'un rournage passe priorirairemenr par !'arrente d'un climat serein et limpi
de. quirte afeindre ulrérieuremenr, par le tirage phorographiqlle ou des filtres,
le mauvais rernps. On peur acceprer l'hyporhese d'un choix délibéré de Renoir
pour inrégrer un climar parricu!ieremenr conrraire au routnage du film: l'at
mosphere dll roman, Comme d'aurres de Simenon, appel1e ce magma humi
de. Mais de la a se rjsquer a une reUe « gagellre ", comme le dit VermoreI. cela
releve de la pan de Renoir d'un véritable affronremenr avec les éléments. Des
rournages onr été légendairement retardés er tepoussés, dans I'hisroire du ci
néma, pour raisons c1imariques, a cornmencer, dans l'o:uvre meme de Renoir,
par Une pattie de eClmpagne, resré inachevé pour des raisons éconorniqlles aggravées par des conditions climariques désasneuses. On COllnalt, grace <111 ré
moignage de Pieue Braunberger, la capacité une nouvelle fois démollrrée par Renoir d'improviser, jusqu'a ehanger dans Une partie de emnpClgne le scén.lrio
er l'hisroire du fair des réalirés armosphériques. Orage, venr et pluie Sonr venus en cours de rournage perrurber le Cours du récit et sa conclusion.
La Nuit du can-efOur affirme égalemenr un parti pris d'inrégrer dans SOIl
sryle phorographique er narrarif le c!imar le plus exécrable selon les erireres du professionnalisme cinémarographique : pluie, venr, brolLillard, crachin incessanr, nuir profonde d'hiver sans lune, carrefour bruyanr de quaue fOures,
!claxons, décor d'uo garage encambré de débris automobiles mena<;:anr de
choir bruyammenr. ourillage sonore, pétarades de motos, salles enfumées par une rabagie incessanre. Renoir fl}me linéralemenr ce qui gene la visjon er par
voie de conséquence ce qui gene une compréhension de ('inrrigue, mais qui
oe devait guere gener, en revanche, Simenon qui prir une part active J. la conceprion du film. Cerre opaciré oprique et sonore rraduir plus fldelemenr
que les adaprarions ulrérieures de Simenon cene épaisseur humide de I'armosphere de ses inrrigues provinciales.
Ce qui esr passionnanr dans La Nuít du carrefOur - er j'en connais peu d'aurres exempIes dans le cinéma - c'esr cerre opacité généralisée de la ma
riere fllmique dans laquel1e son er image sonr pris. Car la mariere visuelle imprécjse, qui rend les conrours de la réaliré incerrains er la Illmiere raréflée, ré
pond a la mariere audirive, [rairée égalemenr selon de vérirables fondus en
chalnés sonores : paro les apeine audibles du fair de J'éloignemenr de [eur espace d'émission. paroles recouverres par le bruir d'ul1 morellr ou ¿'un objet
qui chure 101lrdemenr, sensibiliré sonore pare use due au brouiltard si épais
qu'il en érouffe les feliefs. Au slumato, si I'on peut dire, de la phorographie ré
116
Une autre histoire du cinéma franyais
pond l'inaudible, du moins le difficilement audible. Seuls les Straub, peut
etre, aurres héririers renoiriens, onr rerrouvé cerre disponibiliré aux bruirs er
au climat du monde, er continué la tradition d'une sensibiliré al'épiderme
visible et sonore du rée!, en captanr le vent, la circularion automobile et bien
d'autres nuisances habirueUement filtrées et « nettoyées ", comme le dit le jar
gon, par le professionnalisme technique. Par cene soumission armosphérique
de La Mút du earrefour, Renoir « Fllme flou " comme on dit souvenr, depuis
Marce! Proust, de Vermeer qu'il " peinr flou ».
Une séquence (du plan de la (Qrtue a Maigrer fumant la pipe dans le
salon d'Else) esr construite sur le principe d'opposirion du floll e[ du net, de
la lumíere er de I'ombre, du vide er du plein, de la disparition er de l'appari
ríon (donr le rideau est une sone de métaphore), de la limpidiré lumineuse
er de la fumée irradiant ou atténuanr la lumiere. D'aiUeurs les personnages en
parlem eux-memes en s'invitant 11 Eumer. Ce qui, bien sur, est exrraordinaire,
c'est l'opposition de la silhouerre noire de Maigrer qui émane d'un plan ab
solument flou, aeelle, lumineuse, d'Else, parfairement définie au sens pho
rographiq ue de ce renne, faite de con o"astes entre le noi r des bas et de la robe
el' sa peau brillante de blancheur. Maigrer, flou, s'oppose a Else, nerre. Je ne
connais pas de séquence plus érotique de ce fait, dans le cinéma de Renoir et
tour simplemenr dans le cinéma de cene époqlle.
On a parfois évoqué les insuffisances techniqlles, la gtisaille de la prise
de vues, le flottement des travellings qui concourenr finaJemenr, selon Claude Beylie, au « charme rrouble ») du film,lo En fait, Beylie ne crait pas si bien
dire, cal' La Nuit du cam:fou.r esr en efEet « filmé trouble ". On pourrair dé
tourner et quelque peu réduire la ponée de la formule de Siegfried Kracauer
au proht du film de Renoir : ,( LeJ photographíes dissoliJeJ"lt aimi les rapport.r ava I'environnement et Jub.rtituent le noír, le gris et le Mane au jet! des couleurs extérieureJ. ,,11 Mais c'est comme si, en effer, La Nuitdu CClrrdou.r porrait bien
son riHe au-deta de son sujet : le flIm paraít tourné au moyen d'une chambre
obscure qui décolore et rrouble les contours, qui dépolit la réalité, en me per
metranr de jouer sur le mor dépolir pour dire la particulariré optique mais
aussi ce qui releve de I'impolite.r.re idéologique que préciseront les personnages
interprérés par Michel Simon dans les deux films qui suivenr immédiaremenr
La Nuit dtl carr40ur : Bottdtt er La Chienne. Cerre perception obscure de la réaliré, plus encore qu'une perceprion
d'une réalité obscure, fur remarquée par les cririques aI'époque de la sonie
117
~
Le cinéma, un art moderoe
dll film . .lean Barreyre, en 1932, urilise, dans le journal Pour \/oUJ, une méra
phore significarive pour définir ce rrouble regard : « Songez que pre.rque toute
cette a!Jentu.re se passe la nuit et saus un cíel presque tOl~jours pluvieux, et que
nous ne sommesjamais lassés de ces teintes no.yées ou de ces grisaifles (voila quí
rappelJe Kracauer el' sa díssolurion) ; [... ] On ne peut rechercher et vamere plus
brillamment, conrinue Barreyre, de plus grandes difficulté.r; grace ti l'I7abileté dti
rnetteur en scene, nous voyons ce film avec desyeux d'oiJetlU nocturne. ,,12 Lasso
ciarion des deux acres conjugués, rechercheret lJaincre, définít bien la métho
de Renoir. El' je suís plus frappé encore par cette ímage des yeux d'oiseau noc
turne, comme si un regard mystérieux, celui de la rortLle peut-etre, créait la nuir dans ce carreFour.
Le seul équivalenr, acetre meme époque, d'un tel parri pris de dissolution oprique esr ltámpyr de Cad Theodor Dreyer. 11 n'esr pas indifférent de
rapprocher a l' occasion de ce momenr crucíal de I'hisroire du cinéma, le pas
sage du muet au sonore, ces deux géants quí, en expérimenranr les venus nouvelles du cinéma sonore, « filmaíent Rou ». Ce floll, ce sfitJnato pour re
prendre une formule picrurale, produjr dans les deux films « plutot qu'une évi
dence forme/le, u.n hat diffus d'émergence», ainsí que le définír André Chastel
a propos dll if/4mato léonardien. 'J Renoir cléclara qll' il avait « essayé de¡aire dti
Sirnenon par I/mpression de boue quí colle au pied, par le brouíllard qui bloque
la !Jue. " El' il convint qu'íl avait peut-ette exagéré t'obscuriré non selllement dans les plans mais aussi dans le scénario el' les dialogues. (II convient de sou
ligner qu'une piece aconviction de l'enquete de Maigret sera un portrair 1'aruré, le vísage rend u flou par un graetage).
Au couple improvisaríon et malrrise, recouvranr bien sur celui d'amateur et proFessionne1, j'ajourerais le couple du flou el' du net qui Ouvre grand les
porres pour d'aurres opposírions, dont celle, massive, du beau el' du laíd, du
réussí el' du raré, mais aussi du syncopé et d u linéaire. Le générique de débur
de La Nuit du carrefour est fabriqué selon ce príncípe : I'aír musical dll film esr inrerrompu par díverses explosíons et aurres btuírs de garage.
On a souvent glosé sur les légendaires bobines manquanres du fl1m. Dans la revue Télériné en 1953, l'historíen lean Mirry, par ailleurs acreur du
film, dir avoir égaré rroís bobines du film. lean-Luc Godard reprend cerre
anecdore dans son commenraire du film.le Une variante de cerce hísroíre esr
rapporrée dans la biographie écrite par Célía Berrinls, qui rappol'ce que rrois
bobines furenr gachées pluror qu'égarées, el' que la pellicule fur réurí/isée en
118
Une autre histoire du cinéma fran~aís
surímpression. Pierre Braunbcrger, qui participa au film pour une parr en
productjon, raconte que, lors de la premiere projection, il constara des inco
hérences donr il parla a Renoir en lui confianr sa crainte qu'une bobine ait
éré oubliée lors du monrage. Renoir nia vivement el' revendiqua pleinement
son film dans cet érar. Braunberger démonrra finalement qu'íl manqllair le
rournage de cerraines scenes du scénario original, quí correspondaient aune
vingtaine de pages el' Renoir reconnut flOalemenr que la scripte avait peurerre samé ces pages par inadvenance. 16 Beaucoup de commenrareurs ala sor
tie du ftlm se sont rerrouvés sur cerre obscuriré du récit (ce fue également le
cas d'un aurre film, américain celui-la, Le Gmnd Sommeíl de Howard
Hawks).
En 1963, Renoir évoqua l'incohérence dll film, non rerminé faLlte d'argent
suffisanr. Pourrant, il ajoura que l'incohérence étair probablemenr due plutor a la" méthode employée pour le tourner, une espece de commedia dell' arre ». ABru
nelin, Renoír confia méme que, aI'époque du rournage, le film n'érait pas plus
clair pour lui que pour les specrateurs ; « je crois que persorme n'y comprenait rien,
moi le premia. » lean-Georges Au.riol, a propos de La Chienne, reprocha le
coré décousu de la construction et du montage.J7 C'esr dire combien se joue
renr consrammenr, dans I'reuvre de Renoir, les oppositions amareuriprofes
sionnel, raré/réussi, inachevé/achevé, fini/non-fini.
En 1962, la revue Premier PLan qualiEte ainsi La Nuit du carrefiJUr ;
« Peut-etre faut-iI étre un spectateur au second degré (celuí qui tire plaisir des im
perfictions mérne, qui aúne voir un film ébauché, camme en train de se ¡aire)
po14r apprécier cette nuit de dé.rordre et de chaos, de crime et d'érotÍJme, d'IJUmour
et d'íntuition. ),18 Le meme auteur, resré anonyme, évoque ensuite les imper
fections du son, ere. Ce que je rctíens de cerre courte remarque, c'est la rela
tion entre inachevement et rarage, donr Francís Ponge résumair un jour la dépendance stylisriq ue ; « L'ébauche veut un achevement qui tourne ti I'échec. » 19
Bíen entendu, l'aveuglemene et la surdiré des commenraíres sur le f1lm ne dé
coulent pas du seul brouiUard filmé et du brouhaha enregístré, mal enregis
rré a-r-on dir.
Lébauche, I'inachevement el' I'échec sont constirurifs du style er du sujer
du film. Dans le cas de certe Nuit du carrefour et de Renoir en 1932, I'allure
d'ébauche et le sentiment d'inachevement ne sone pas les résultats d'actes
manqués, du type « bobínes égarées )'. Je pense pluror, avec Claude Lorin,
que La Nuit du carrefour est « I'affirmation tatonnante, trébuchante et imper
119
Le clnéma, un art moderne
tinente d'un style en gestation. "lU Ce film dégage une puissance pluror qu'un
affaiblissement, une naissance plutor qu'une dégénérescence. Er l'aneedore
des bobines qui manquenr, complaisammenr reprise depuis soixanre ans, ce
reproche de grisaille et d'inaudibiliré, cerre condescendance arrendrie pour le
bricolage de Jean Renoir, me paraJr recouvrir la difficulré d'imerroger b ques
rion tlnale de l' impiration renoirienne.
Une autre séquence de La Nuit du carrefOur résume assez bien les limires
expérimenrées par Renoir : [,improvisarion, le ftlmage Aou, une cerraine gau
cherie volonraire, une urilisarion de la nuir qui excede le seul enjeu d'un mys
tere narra¡jf mais qui constirue pour le cinéaste une expérience f¡dele a sa
conceprion esrhérique globale : l'ceuvre comme risque, comme conflir avec
les forces nocrurnes, comme affrontemenr avec le chaos invisible, autant de
violences qui définissenr I'inspiration renoirienne au-de!a d'une conceprion
académique du cinéma incarnée par un scénario boudé, une luminosiré au
service des acreurs, une imerprérarion déliée. Cecre séq uence esr celle de la
rradil'ionnelle poursuire qui ciar en général un film policier au momenr du
dévoilemenr des coupables. Plul'al' que d'un dévoilemem, c'esr d'un obscur
cissement dom il s' agir.
Dans ses souvenirs, Renoir dit : « Quand la nuit hait mystérieuse asouhait,
nOl/S révei!liom les dormeun et a!lions toumer. » Pour introduire son chapirre sur
l'inspiration, Maurice Blanchot écrir que « L'a:uvre attire qui sy consacre vas le
point Olf e!le es·t al'épreuve de l'impoHibilité. Expérience q¡Ú est proprement noc
turne, qui est ceHe meme de la ruút. »21 Dans le fllm de Renoir, 1'acmé drama
tique du film, OU tOut se résume el' se conclur, se confond avec un aurre poim auque! le cinéma se confrome a son impossibiliré meme, la nuir. Cerre sé
guence de la poursuite automohile esl' inou·ie, tam elle est déceprive el simul
eanémenr conforme au programme qu'annonce le ritre du film. Elle en est le
terme ultime, contraire aune évolution convenrionnelle vers la ItI miere, ram la
cora.!ité du film a progressivement disparu daos cene obscuriré brouillardeuse.
Cese encore Maurice Blanchot qui parle d'insouciance lorsque André
Bazin parle, lui, de désinvolture. Blanchor décrir en effer, dans L'Erpare !itté
mire (dans le chapirre consacré a L'!nspiraúon) , le mauvemenr de I'insou
ciance al! l'ceuvre esr sacrifiée : « La loi derniere de l'a:uvre eJt enfreinte, l'rpuvre
est trahie en fiweur d'Eitrydice, de tombre. » Ce fi[m de Renoir esr, en effer, sa
crifié a[' ambre el' ala nui t.
On pourrair réfléchir a l'acre d'lnsouciance qu'est fmalemenr, er cou
120
Une autre histoire du cinéma franC;:ilis
jours, ['acre créarif. 11 y a en effer un nécessaire sacr¡flce insoucianr de la graviré qui préside ala « volonté d'art» préalable a['acre créarif. Caccomplisse
mem de ce dernier esr un gouffre, une sone d'aveuglemem momenrané, une
enrrée dans une nuir que [' on peut nommer aussi improvisarion. Ces deux
rendances de [' inspi ratian renoirienne, la mise a l' épreuve de l'impossibiliré
cinématagraphique et l'insouciance, deux rendances en apparence camradic
mires, sont les deux formes de ce sacrifice, dans lequelle mérier du cinéasre
s'abime au pro:fit de ce qu'il faur bien appeler I'are
1 Al1drt G. Gcune!Hl. jr.{CqUf5 B(.'ck::r Oi! Id (r(Jet de l'homme, Cf11hna GO, nO 48. )ltllle( 1960.
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Cin¿rJJfr.S dt 1/orre umps, d~ )J.lltne BaltO el André.) Lab<lrrhe:. 6 CeHe (¡CaClon el 1cs :5UIVaD.leS 501"'( e:xH,llleS de . He:nn M,H1sse, tcritJ er propo> l/U fa(i, Herm<1J1n, 1972
7 Ccw:: uL'l.llOI1 er les SlIl\'<!nli;;S son( excr(l.J(ts de deux ouvrages
J""a n RenOIL 1v1/1 VJt', mn jJhm, FlatT\rnarlOn, 1974 Je'" RenDir. En/Ye"(liJ r( proPOI, C"hl<rs elu (memo. Hors Sene, 1979 (E""wm "vtC LO\llS Skorecki publ1e d.n> io
n" 1)), I\Ul 196") 8. Ma\lrlco Merl<au-PoIHY. L"(f,f (11'''1''''' G"lltmard. 1964. \) C:IJllJ~ Yermare\' POlir Vou;, 28 .lvnl 1. 932. 10 Cldude BevlJe, jl'tlf/ RtJ"iOu, CUiémti d'f1lf}ourd'huf n° 2. nouvdk séne, n1a¡-)um 197).
\ t SI(:gffleJ. l(r<lcauer, Dé' Ca/rgcín á Hola, L'Áge d'homme, 197.3
J.1 Jell1 B,l,.rre~'rc, Po!/r Vous, 2B avnl 1932. 1~ André ChJ>lcl. L;1r! ni/llet!. Flatntn,non. ]982
!L¡ J(:jll.Llll Cod.lrd, e¡¡t/laS du r.mimd, 1971 1') Celta Bl.::flll\, I((JIJ Rtnou, Llbr<lJrlf' J.cadérnlqlli:: Ptfrm, 1986 16 P(f'rr~ Braun'berger Jnlervlc,vé plr ]a<.:qu.es Gerber, edmons Ju. ctnm: Georgc:..~ Pompldoll, 198~ 17 Je:;}I1~Cc:orgC:$ Auno!. Lti Rrv(tl~ dll cmema, novembre 1931. réedHH.)TI LherJIHIlICr. 1979.
18 PrtJ!J/u 1'Itw. ,peCtal Rellon. n' 22·23-24.1962. 19 rr1n(l~ POllg~, ¡Hilhr"!drs. GJjhrnard, 196 l 20 CLnlde Lornll. L 'lJ/lfchevi, Cr,l'i$eC, 1984. 2 \ M,lllnce BLlIKhoc. L '[JIU/f( lirterfilre, Galllmard. 19')5.
121
Le cinénla. un 3rt moderna
San s I'ombre d'un pli : Jacques Becker
On pourrair voir Falba/m (1944) aujourd'hui avec de graves considéra
rions hisrorico-sociales : l'Occuparion, le mílieu de la mode er la {( mysogi
nie » de Clarence, le srarur social er imaginaire de la fernme darrs la sociéré
des années quaranre ...
Mais le cirréma appelle d'autres « programmatious » moins socio 10giques. Rapprocher !es fllms, rerwuver I'origine er suivre le desrin d'une
image de [dm, de film en film, de film en texte. De I'iconographie au sa
VOiL .. Ce rr'esr peur-erre que ce que I'hisroire de I'arr a enseigné pendant
ce siecle au cours duquelle cinéma esr né. Pourrant, cer enseignemenr de
meure encore un projer d'avenir pour le cinéma, donr la mérhode pourrait
erre emprunrée méraphoriquement a la prarique de la courure : rappro
chemenrs, recouvremenrs, pliages, fron¡;:ages, césures imperceptibles enrre
les rissus ...
Une esrhérique du [tlm relevanr d'un montage qui force les parentés rhé
matiques, qui réduit les indifférences stylisriques er qui joinr les images er la
pensée.
Falbatas a éré diffusé de nombreuses fois a la rélévisiorr er le rnagnéro
scope! a permis de revenir er de s'arrerer sur ceHe séquence flnale de la chure
du héros, le coururier Ciarence, a rravers la fenerre illuminée rel un écran
opaque de cinéma. Lorrgtemps, il étair permis de confondre dans cetre image
la réaliré er l'ombre projerée. Longremps, il était difficile de distinguer I'in
versíon que mer en scene Jacques Becker : soudain la fenetre esr envahie par
la lumiete er se découpe projerée sur le mur opposé du salon, le visage apeu
ré de Philippe Clarence revient une ulrime fois, le mannequin est morce1é
éroriquemenr en deux plans fulguranrs, comme happé par [a vítesse du dé
roulemenr des phorogrammes. Ce ne sonr que les ombres de Cfarence er du
mannequin qui ritubenr avanr le basculemenr fatal des deux corps hors du monde.
Devenu démenr d'amour, Clarence passe de I'autre córé de la lumiere.
Son rayonnemenr séducteur n'érair donc jusqu'jci qu'un envers de la lumiere, un soleil noir. ....
Clarence se jette er disparair dans un écran. Plus rard, le Michel-Ange
des Carabiniers s'abímera aussi dans un écran. Antérieuremenr, dans Le .Iour se leve, Jean Gabin se débarrait dans un comparable rerranchement memal er
122
Une 3utra histoire du cinema fr3fll:;3is
o...:rceptif Mais de Carné aGodard, íl s' est passé bien des cboses dans le ci
;léma, dont Becker pourrait avoir été un des passeurs. Jacques Becker bénéfl
cie d'une reconnaissance encore rrop discrete dans l'avenemem du cinéma moderne pour lequel se pose myrhiquemenr (topos épuisé ?) cerre quesrion
du seuil écraníque qu'íl faut ou non franchir. Les décors duJour se leve recréenr l'illusion d'une véritabte rue que sur
plombe une véritable chambre. Renforcée par le miroir démulripliant un es
p;lce irrémédiablemenr scénique, la chambre enferme déflnitivemenr Gabin.
Luí ne saure pas.Al'opposé, l'espace du s;llon de Clarence esr ostensiblemenr aboli par la
mise en scene de Becker pour se réduire acerre surface divisée géomérrique
menr par l'ombre projetée de la fenerre. Cest la guerre déclarée al'il1usion.
La réaliré fllmée n'est que surface, (' fenetre ouverre sur le monde» soir, mais
c'est un monde-gouffre qui se substitue a la représenrarion. Enfln, la salle de cinéma eles Carabínim émerveille Míchel-Ange et
l'illusion \'invite avoir au-dela de l'écran. Michel-Ange fait l'expérience phy
sique d'un écran bien rée\, dispensé de toure métaphore : il ne le traverse pas,
il chute ;lvec le voile comme pour une défenesrration. Et l'image projetée
continue de se mouvoir. L'enchainement des films er des idées porte légirimement de ces Ca rabí
níers aRossellini (donr il en était un des adaprateurs). "Voyage en Italíe rrOus obsede [Qus pour des raísons voisines : quand les choses basculent-el1es,
quand s'inversent-elles dans la réaliré ? Dans le raccord des plans er des pho
togrammes ) Pell(-On vérifier, isoler le passage sur le photogramme d'un érar du rée\ a un autre ) Le cinéma COflserve-t-il et pem-il resriruer cerre « dialec
rique a ['arrer )J dont parle Walrer Benjamin ?1 Dans Falbalas er le "Voyage, il
s'agit de deux séquences donr la fonction de clorure dramaturgique est large
ment excédée par la réfiexion onrologique qu'elles amorisent. Avallr le film de Rossellini dont on s'accorde aujourd'hui adire qu'il inau
gure la modernité cinémarographique, Becker (er avec lui, Ophuls, Tati, Bres
son) mine l'édifice classique en proposant un récit dont il faut chercher la née
cessiré dans les plis du mootage et non dans la vraisemblabilité psychologiqu
des personnages. Des plis narratifs aceux des étoffes... Autorísons-nous la méta
phore. Falba/as: le rirre évoque pour moi le rourbillon des éroffes que l'on drape en Haure Couture (la mere de Becker y a travaillé et l'élégance du cinbste eSI
bien connue) ou encore le rourbiJlon hystérique de Philippe Clarence.
123
le cinéma, un 3rt moderne
Falbalas serait-jl, au fond, un Vértigo ala franc;:aise ~ Becker urilise comme
le fera Hirchcock une scene de bar pour enclencher de maniere décisive une re
lation fondée sur la fascinaríon, une quasi-hypnose. Mais Micheline Presle n' esr
pas rrairée comme Kim Novak Presle est un écran pour le regard projectif de
Raymond Rouleau/Clarence. Toujours une question d'écran, de voile. Novak
est en revanche un profil serti par le regard de biais et a la dérobée de James SrewartlScorrie. La, c'est une question de médaille, de rdieE, de spirale.
Les deux films onr en commun le theme du retour sidéranr d'une figu
re de femme. Le rapprochement des deux OCuvres fait brusquement songer
que Micheline meurr une premiere fois « aux yeux et al'inconscient» de Cla
rence. Cela explique-r-il la fixarion hagarde du regard de ce dernier lorsque
Micheline revient pour la confecrion de sa robe de mariée ) Clarence n'aime
en fair Miche!ine, qu'en rant qu'elle revient, morte une premiere fois, comme
la Madeleine de Vérttgo. Scortie tente de reconstituer 1'image d'une femme en
conformiré avec une autre précédemment disparue. Clarence tenre de faire
co'incider l'image de Michdine avec celle d'un mannequin qui incarne pour lui la seule évidenre dépendance ..
Deniere I'agitarion fébrile du mondain, on découvre en Clarence un
personnage mélancoliq ue dévoré par le don juanisme, er le film captive pour
sa proximiré avec la description d'une folie. Clarence est « fou "d'amour, em
poné par cetre « belle indifjirence des hystériques» selon l'expression de Char
cor rapponée par Freud. Dans le meme livre, Métaprychologie, Freud s'attache
jusrement dans un des artides qui le composem.L-a définir la rnélancoJie et a disringuer celle-ci du deuil. Ce texte peut s'appliquer au pel'sonnage imaginé
par Beclcer : « Dans totete une série de cas, iI est marúfiste qu'elle (la mélancolie) peut etre elle aussi une réaction d h pene de !'objet aúné. .. 017. se croit obligé de rnaintenir I'hypothese d'une telle pene rnais on ne peutpas dairement reconnait¡-e ce qui a été peidu, et Ion peut adrnettre aplusfOrte raison que le mr/.hde lui non plus ne peut saisir consciemrnent ce qu'ila perdu. D'ailleurs ce pourrait encore étre le cas lon'que la perte qui occasionne la rnélancolie est connue du rnalade, celuieí sachant sans doute qui iI a perdu rnaiJ non ce qu'i! a perdu en ceUe personne. ,,1
AJors que perd réel1emem Clarence? Qu'a-t-il a perdre? Becker construit I'authenricité, la vérité de son personnage apartir d'élémenrs conrradicroires.
Le cornan naturaliste sait rendre compte, chez un personnage de flction, de ce
qu'on nornme couramment, son « épaisseur psychologique ». Mais 1'originali
té du personnage de CIarence dans ce film dén ué d'effers nacuralisres, ne rési
124
Une autre hlstOlre du cinéma franqais
de pas dans sa complexité afflchée. Cest plutat dans la relation entre ses in
rention!> er ce qu'il fait en déftnitive, que s'anéanrir toure cerrirude sur Cla
rence et sur ce qui fait le prix de ('exisrence « ases yeux ". AJors, que voient
Clarence er Micheline, emportés dans une cornrnune hypnose, dans un récí
proque aveuglemenr ? Serait-ce précisément la conclusion narcíssique de la mélancolie, du mojns en ce qui concerne Clarence ?
Cest pellt erre, tout simplement, le non-vouloir voir d'une période quí
rransparalr ainsi. Les aveugles avaient le beau role... Donne-moi tes yeux fut
pour Sacha Guitry, apeu d'années ou peu de rnois pres, le prétexre d'un film
pour dire le reu<lnchemenr petceprjf et moral pendant la période de l'Occu
pation. Becker insiste sur ces moments Ol! les regards se flgent, dérivent er
suggetent la disparition de la vie sur la surface des visages. Clarence rencontre
Micheline pour la premiere fois au terme d'une descenre d'ascenseur quasi
infernale, enrre ombres er lumieres : premiere chure de Clarence associée a Michdine dont le regard esr déja flxe et sans visée. Elle perdra encore son re
gard au cours du film: séduire chez Clarence, hypnorisée " en famille » par
le va-et-vieIH du ping-pong, hallucinée aux Tuileries lor!> de la dérnonstration
cynique de Clarence.
Si Clarence est appelé aun devenit-pantjn4, Mjcheline esr attirée vers un
devenir aussi inanimé, celui d'un mannequin, d'un automate. Cela engendre
sans doure !'inquiétanteétrangetéde Clarence qui se communique au film tout
entiee. Cest un trait particulier d'un autre film de ces années que d'etre em
prunr ou émetreur de cet effet. Les Dames du bois de BouLogne a été tourné la
merne année que Falbalas. Les deux fllms sont intirnemenr liés par une com
mune élégance - vesrimenraire, décorarrice, lumineuse et ryrhmique. Bresson
et Becker ont alors un meme intéret pour I'inanimé, pour d'étranges marion
necres hurnaines. Maria Casares I'a confirrné dans cee enrrerien de 1958 OU elle
décrit la direclÍon d'acteuts de Btesson dans Les Darnes du bois de Boulogne: « Mai.r alor.r que devenait le comédien ? Un robot, une marionnette .t >l'
Maria Casares est au fond une « socur » de Raymond Rouleau : don jua
njsme, diabolisme, rnanipulation, magnérisarion. Freud, encore, déflnir certe
jnq uiétan re érrangeté comme « cet état tout afait nouveau, et aquoi notre attente n'était certainernent pas préparée >l. Pour Clarence, c'est l'état amoureux
q ui est ce r éta r no uveau ... « Serait étrangernent inquiétant tout ce qui devait rester un sec¡-et, dans I'ornbre. ,,6 Al' égal de Rouleau/Clarence, Ca!>ares/Hélene est
un personnage fair d'alrernances, de cycles, que les miroirements de lumiere
125
le cinema, un art moderne
sur le visage renvoienr a l'indécidable er a J'inconsrance, OLL encare, au
conrraire, ala ténaciré obsessionnelle er sadíque qui découle de cerre idenri
ficarion du moi a1'0bjer abandormé: Hélene de Bresson er Clarence de Becker, mus deux ambivalenrs, enrre une trap numaíne souffrance el' leur gel
d'automate meunrier ou suicidaire.
Dans sa description de l' « ínquiétance étrangeté », Freud se réfere al'écrivain
romantique Hoffmann er plus paniculierement ason come L'Hormne al! silbfe.
Tentons cet aurre rapprochemenr : Clarence el' Natnanael, !'amoureux de la poupée Olimpia. Clarenee, créareur de corps, qui dir des femmes qu'elles
sont des" méeaniques extraordinaires '}, esr indissociablemem accompagné d'une sorre d'ülimpia, mannequin sur lequel se prajette son désir. Micheli
ne la crair d'ailleurs vivante el' C/arence le démenr vivement, trop vivement : « Non, eile nt morte 1» Clarence n' aime les femmes que marres er c'est bien
depuis le retour d'une premiere morr ases yeux que Mieheline se dore d'une
secrete désirabilité. Le féricnisme de C!arenee esr ainsi fortemenr marqué el'
on peur y voír en oU(re ce qui anime des metteurs en scene rels que ceux que j'ai déja évoqués : Hiccncock. Bresson, Becker lui-meme.
Mais revenons au Narhanad d'Hoffmann, inattendu modele du Claren
ce de Becker. Narhanael se détourne de Clata, son amante bien vivante, el' reve d' enlaeer la poupée Olimpia : « Le délire le saúit alon et confondit toutes
st:s penséeJ. Hui, hui, hui l .. s'écria+il en pirouettant. 7Ourne, tourne, cacle de
feu !... tourne, be/le poupée de bois... allom, valsom gaiernent !... gaiement belle , I paupee .... »
Puis, apres un nouveau courr répir de bonheur avec la vivame Clara, la démence le reprendo Dans la plus haute galefle d'une mur d'un Hótel de
ville, Narhanad veur préeipirer Clara dans le vide en la confondanc avec la poupée Olimpia (autre rroublanre rencontre avee le « verrige)} nitchcockien).
Elle est sauvée par son frere Lorhaire dOlH le désespoir s'est heurré dans un
premier temps aux portes fermées isolant Narhanad dans son délire - comme Rousseau se neurre a l'enfermemenr dément de Clarence : « Nathill1a¿1, resté
Jeul mI' la ga/erie, la parcourait en toUJ' sem et bondÍJJait dans les ain en s'écriant:
Tourne, eerde de feu I Taurne I - La (oule s'était a.rsemb/ée ases criJ, et, du mi
lieu d'eile, on voyait Coppelius qui dépaJsait ses voisim de ftl htluteuF dejO épaules.
On vou/ut monter au clocher pour /emparer de !'imensé... (Nathanael) se préci
pita par desms fa galerie. Des que Nathanaél se trouvrr étendu sur le payé, la tete brisée, etc. »
126
Une autre hlstoíre du Clnéma fran~ais
Cetre « scene }) finale de L'Homme au sable évoque irrésisriblement la
scene flrlale de FalbaltlS, le personnage de Coppelius exeepré. Le selHiment
d'inquiérante érrangeté que dégage le personnage de Clarence, « Fougueux ee exalré ,,7 , ne serair donc pas fortuir. Pour f¡ler une ultime fois la méraphore
eoutmiere, il nouS revenait d'en reconstiruer le « patron ».
1 LK mófllew,cope 1 enGendré la paSSlon dCI d¿,.,l pl\Ologc.mnlJ"'lue ,omme le [lVr" d'an ,elui du dC<all cmprunle :,
1.1 reprC5C'I1(;1ClOn pJCnl ra\e rma n 2 " Ulle Imtlg . //1/ 'O", ..>1m. N ee el! qua l / /lulrifO/5 ,eneon'" 1, MrJilll''''/II1 ¿m". 1111 ¿(I"" pa," ja 1m,' (ol/mil",re .
e E" drmel'« ,,'r>}Ie'. 1''''1/1[< es! {ti dll¡{CCllqllt ,1 l'arri! C"r ttlnd". que 1" TC/dlJaI/ dI' prmnl mle< f"l'({Js¿ "" IlIIm!!"!! /<I'''pO,el/c. I'omilllle. /d rrLItIOI/ d, {'¡lumjo', (//1« le Mtlilll(J1"nl prúem ni d",iee'''fuf re 1/ ¡:sI /"" qllrlqu, eho){ q'" JI' d"'·m>!e.
It,,'i) Ut¡e JnU1r/ 5l1{"("fldét' " (P(fYlf, mp!ifrh: du XIX' slhl.r, Ccrf, 1989L ) ).tp;mund Frelld, j\4¿,({pf}r}¡ol{Jglf, ~ De\Hl et méhu)Cob:.: ", FollO GJ.HlLnllrd. 1968 4 Le mel.!.1eo)¡que, ,don heud, 'J1lenda érre J<tó dcho" er pUn!. C\sr ce qUl "mve oC Cllr<llce. 50ft! .vel "lokllce
p:..lf ROllsse,HI, son .:1m] IrOf'npe. M,1[1::1. C,l5,i.~e.s mrervle\...·.ee. rar RtU/¡I)... T':!lIJ'SIf)11~Culém{/, n(¡ 416. nl:.H5 1958,
G 5Jgl1l~lnd Fn':Lld. L llJqU/lttlr!f( itrrll!gtti r!t Iit¡{res. esSt:;:J. fO\lo Galllrn;trd. 1988 7. Les ckrn¡.ers tnors dLl (;~)l'ii:e: d'Hof[111".lnn : '" Le fOLlglteux: eI n.::;l./(e NuchanJd .).
127
Le cinéma, un art moderne
L'annonciation, figu re du montage : Robert Bresson
Les relarions emre les acres de peindre el' les acres de fllmer onr oeeupé
pas mal de remps de parole el' d'écrirute dans les années quarre-vingr. S'íl étalr légiríme, duranr ces années, d'inrerroger les inrerférences enrre la fierion ei
némarographique er I'aerivité píc[lirale, les cririques er les chercheurs n'onc
finalemenr que raremem dépassé le rerrain de la flgurarioll. Jaeques Aumom a été I'un des rares aureurs a réfléchír la complexité des renCOllrres entre ei
néma er peínrure. 1
Oans son film Les Dames du bois de BouLogne (1944-45), Roben Bresson offre l'exemple d'une rransformarion d'un morif pietural ineontestablement
ehargé de remporaliré, en une dramarurgie qui se développe, par déflnition, dans la durée. Ce morif esr celuí de I'Annonciarion dom I'hísroire de la pein(lire donne une rres grande variété d'incerprérarions, du quarorzieme a la fin
du seizieme síecle, 11 s'agir d'une imporraríon, d'une rransfusion de cenaines codifiearions pícruraies dans le cinéma. J'incerrogerai ce morif en rermes de
temporalité. Si le cinéma renconrre er « récupere )J ce dialogue angélique, e' esr
paree que ce dernier esr rravaíllé lui-meme par la quesrion du remps, parce gu'il conúent dti temps.
Le cinéma esr, lui, réellemenr un aI[ du remps, avanr d'erre un an de
I'espace. Lespace, son illusion cinémarographiée, sa foncrion dramarique, n'exisre pas en dehors du remps du réeir el' de la durée du film. Récir er film
sonr des remporalirés disrincres, qui créem un espace perceprible el' imagi
naire ala foís, qu'on appelle, depuis pas mal d'années, espaee diégérique. Un film esr avanr tour l'empreinre d'une-aurée. Bien que la peinrure aie voulu sí
gnifier le remps, elle ne peur recourir gu'a des signes cOl1venrionnels ou a des
méraphores pour y parvenir. Meme si le panorama du XIX' siecle peur re1ariviser eerte affirmation, la peinture ne peur reproduíre du remps, elle n' est pas du temps.
Ceree différence irréductible enrre les deux disciplines de représemarjon
anisriq ue ne cesse pourrant d' obséder les cinéastes depuis le débur du cin éma. C'esr parfois dans l'organisarion meme du récir, dans I'absorprion d'une
scene dam une aurre, dans la créariOIl d' ablmes narrarifs, dam le momage er
dans l'arricularion des difFérenres parries d'un film que la peinrure el' le ciné
ma se rencontrenr réellemem, c'esr-a-díre eoncepruellemem el' poérique
menr. Le rheme du picrurai au einéma esr eomprís ici en ram qu'énergie nar
128
Une autre hOlstoire du cinéma franetais
rarlVe, musiealíré du récir, scénographie particuliere du déplaeemem des acreurs, volupré fOme moderne d'un cinéma qui donne a voir la mise en scene
de son inrention anisrique. rai choisi Les Dames du boiJ de BouLogne pour des raisons diversemenr
subjecrives. L une d' enrre elles sunour esr la persisranre im pression d' inquiét[trlte étrangeté que ce film a roujours produir sur moi, impression, par défi
nirion, inexpliquée. Mais je peux, aujourd'hui, loealiser son origine dans le personnage d'Hélene (Maria Casares). e esr en effer un personnage étrangement inquiétant au sens OU il releve pour le speerareur d' une « incertitude in
teiLectueLLe désorientante 1>. Maria Casares, pour les personnages quí l'enrourenr, esr égalemenr désorienrame, érrangemenr inquiéranre. C'esr parriculie
remenr vrai aupres d'Élina Labourderre (Agnes), jeune femme donr la candeur esr prere a effacer, avirginaliser, son sratur d' enrralneuse : elle esr « ré
angélisable ». Agnes doure el' se rassure airernativemenr sur les rnobiles d'Hélene. Ces effers de dignoremenr, de miroirement, dans ces va-er-vienr du doure, ne sonr pas érrangers au caracrere mysrérieux, ínhumain, angélique ou
maléftque, sinon saranique, du personnage d'Hélene. Ces efFers de miroiremenr du personnage se confirmenr dans ce momenr qui suir la confession in
versée entre elle er Paul Bernard. Ce1ui-ci vienr la voir, manifesremenr avec l'idée de dire aMaria Casares qu'il veur la quiner ; elle commence, lui die
qu' elle veur le quirrer, el' il saisir la balle au bond. Le visage de Casares passe de la lumiere aI'obscurité, puis anouveau s'édai
re pour replonger dans la nuir, apres que le faisceau lurnineux produir par la porre a disparu. Ce barremem renvoie a une meme inquiéranre érrangeré, parrículieremenr acerre menrion que Freud fair, en recouram dans son rexre aSchel
ling, de « cet état tout afait nou/Jeau, et aquoi notre attente r/était certainemer¡t pas préparée. )) Freud dir encore que serair unheimLich « tout ce qui de/Jait resta un secret, d[lns tombre, et qui en est sorti. »2 .le pense bien enrendu ici ala fois a ce que
Casares vienr de découvrir (Paul Bernard gardair secret la fin de son amour pour
elle) el' a ce que Bresson mer en scene, enrre ombre er lnmiere, pour l'exprirner. Au-dela d'une confldence sur mes raisons inrimes d'arrachemenr ace film, j'ai
voulu relier ici une certaine rerteur personnelle, renace, vis-a-vis de ce film, avec
la relarion que Freud opere enrIe I'inquiérante érrangeré el' cerre inversion rnyrhologique, qu'il emprunre dans ce méme rexre au poere Heine : « Les Dieux de/Jierment des démorlS apres que &ur reLigion s'est écrouLée. » Casares esr en efFer in
décidable enrre femme réelle el' personnage infernal, enrre humaine el' inanimée,
129
Le Cinéma, un art moderna
er ces ambiguités sonr d'aurres inquiérantes érrangetés. Dans le numéro 3 des
Cahiels du ánéma, André Bazin écrir que « BmJOn a spéculé sur le dépaYJe1nent d'un conte réaliste dam- un autre conte réaliste. » II remarque plus lo in que" ces réalismes se détnúsem ['un lautre» ee que" la réalité de la pluie, le bruissement d'une cascade, celuí de la terre qui /échappe d'une pofiche brisée, le trot ¿'un cheval sur les pavés; ne /opposent pas seul.ement ala simplification du décOl; lr. la convention des costumes el, plus encare, alt ton littéraire et anachronique des dialogues. La néceSJité de leur intrusion nest pas celle de i'antithese dramatique ou du contraste décoratif ¡ir sont la pour leul" ind~lflrence et leur parftite étrangeté, comme le grain de sable d.ans la machine pour en gripper le mécanisme. »
Maria Casares est donc ange er/ou démon, d'oo cee emprunt au dispositif plasrique qu'esr J'Annonciation, meme si Bresson lui fair subir quelques
aménagements er queJques inversions. Mais alors, si I'Annonciaeion n'ese plus ce colloque angélique, légendaire, cerre confrontarion de deux espaces (pro
fane er divin), que devienr I'Annonciatio n en tanr que dispositif codé apres qu'on I'a vidé, ou inversé ?
Le dispositif annonciarif désigne la représentation picturale du momenr de I'Hisroiee Sainre OU la Vierge Marie re¡;;:oie I'annonce de son élection poue engendrer le fils de Dieu. rai employé le terme « dispositif» parce que cerre Annonciarion a eépondu a une codification précise en termes d'espace, de
places er de pOstures des aceeurs. Elle induit la lumiere, les rappotts entre I'inrérieur er I'extérieur, le dehors et le dedans, et I'inscription, en eermes plastiques, du sens du développemenr d'un événemenr. Cest la mesure meme de
la précision de ce disposirif qui a autorisé toures les variations. Cer épisode de I'Histoiee Sainre ese, paradoxalement, peu commenré pae rappore asa posté
riré iconographiq ue dans l'hisroire d_~. l' are. On rrOllve dans 1'É1JClngile se/on Ú¡c la description suivanre : « Le sixieme moiJ, I'Ange GabrieL jiu envoyé par Dieu dam une ville de Galilée du nom de Ni.lz.areth, aune viergefiancée el un homrne du nom de ./oseph, dans la maison de David, et le nom de la vierge était Marie. » L'Annonciarion a éré plus patticlllieremenr commenrée pae les Dominicains et les Franciscains, et la Toscane a éré le berceau privilégié, au cours
du Quaretocenro, des exégeses concernam cette rencontre détetminante pour la cohérence myehologique, anneau essenriel du récjt évangélique. Il articule
le divin er l'humain par un récit fondateur de notre culture, et d détermine ce récjr jusqu'a son dénouement, en jouanr de certe poeeuse frontiere entre profane er sacré, entre hom mes er anges.
130
Une autre histoire du cinéma franetais
L'espace entre ¡'Ange et la Vieege donne lieu ades représentations tres variées. Soir cet espace esr rroué, soir il est délibérémenr ohstrué par un mur, mais
on erouve aussi J' association des deux : obseruction d'un mur entre la Vierge et
l' Ange, et en meme remps ouveerure don t les portes ou les fenceres, pat
exemple, constieuent tres souvent des moyens archieeceucaux pour la structura
tion de cer espace. La colonne, par la fonction de surure qu'elle esr amenée a
renie (elle oppose er unit, exclut et introduit), occupe une place srcucturante majeure dans ce disposirif Les pein tres connaissaient la signiflcarion symbo
lique d'une colonne a proximité de la Vierge : rous les textes exégéeiques om
courume de rappeocher la colonne de l'existence virruelle du Chrisr, au sein meme de l'Annonciaeion qui n'est pourtant que J'insranc de la décision de son
engendremen t. Les pein rres ne se sont pas pour auranr limieés a cerre seule capacité signiflante. Les colonnes om sucroue cetee fonction plaseique d'organisa
eion d'un passage entre deux espaces, ce!ui, d¡vin, de J'Ange et ce!ui, profane, de la Vierge Marie, mere eres humaine du Chrise. Passage, c'esr-a-dire transfu
sion, tension pour passer de ['un vers 1'aun'e, de l'un dans J'autre, J'un absorbant, recouvrant, abolissam J'autre. Passage d'espace bien sur, mais aussi passa
ge de temps. Car ce qui fascine dans ce dispositif unique dans J'histoire de la
représemaeion, c'est cene présence du eemps qui ajoute encore a son érrangeré.
L'Annonciarion que les colonnes paraissene stabiliser, architeceurer, eenvoie éga
lemenr a1'écoulement instable, non enrégimentable, d'une durée dont les colonnes on t poue cache de rythmer et de justiJier l'énonciarion d'un message. Je
dis bienjustifier, comme on le dir de l'impression d'un texre: on sait le róle du eexre écrir dam les peinrures du Quacrrocenro, les Annonciations en patticulier.
L'Annonciaeion est avant tout message, accompllssement, dans le temps, d'un verbe qui s'averera fécond neuf mois plus tardo La colonne introduir
doublemenr la remporalicé dans cette représenration. Elle symbolise le Christ déja la, et sa naissance ultérieure. Elle contient, en cela, un fUwr préflgueé.
Par ailleurs, la colonne ryehme la lecrure du dévot ou de J'amateur d'art en
imposant un trajer pour le regard, done une durée. L'Annonciation peime par Piera della Francesca a la particularité de peé
senter une colonne monumenrale, occupant quasimenc tout le champ perceptif enrre l'Ange et Marie. L'historien d'art Roberto Longhi a remarqué
cette avancée brurale de la colonne, qui s'imerpose lieréealemenr enrre le re
gard du speceareut et J'arriere-plan sur leque! flgurenc Marie et l'Ange. La co
lonne impose au regard un trajet qui implique de rebondir d'abotd sue cet
131
le cinéma, un art mOderna
obseacie, poue mieux revenir a Marie er rejoíndre J'Ange. E[fee de dédale qui est incontesrab/emene une pene de temps pour la vision, mais un gaín de matiere-temps pour la représemation. Piero della Francesca [ur Sans dOll(e le
pein tre que la passion perspecriviste mena bien au-de1a d'une con'luete ill imirée de l'espace. Je peme anssi a un autre tableau du meme pein[(e, cene [a
meuse conversarion ou Sone représemés a droire trOls personnages 'lui par/ene
ee agauche une flagelJaeio n : de nombreux hisroriens d'an se Sone accordés pour dire 'lu'il y avait la, inscrite d'une [a<;:on sans doure un peu JJ1écanique, une figurarion d u temps.
Le motif de l'Annoncíation ne pOurtait-il pas erre résumé comme une inlassable tentatíve de mise en figuraüon d'un seuil [ranchi et pOUrtam demeu
ré imace, mais néanmoins irréversiblemeor méeamotphosé, intéríeuremem rransfonné, aJ'image de ce 'lui adviene ala Vierge ? Méramorphosé par quoi >
Par de l'invisible, par du temps écoulé, meme si ce!ui-ci ne releve plus exacre
mene de la nOrLon linéaire d'un événemenr. Cest ace niveau égalemenr que se produit 1'étrangeté des Annonciarions : dans le dispositif plasrique meme,
se répere un engendremem magique (ce!ui du Chrísr), comparable a cer aurre engendtement, imaginaire et perceptif, 'lu'est le cinématograph , 'luí par le
e montage rend homogene 1'espace, et fluide le temps. La norian de seuil ou de cadre a pour [onction de virtualiser le temps passé (ou le remps a venir) d'une
image par rappon a sa voisine. Apropos de ceete transformarion ínrérieure, Roberr Bresson note: « C'est f'i.ntérieur qui commtlnde. .fe sais que cefa peutpamitre paradoxaf d<.lnJ' un art qui est tout extérieur. Maisj'ai uu des jifms OÚ tora
fe monde COurt el qui sont fents, dautres OU fes perJonntlges ne /agitem p/JS et qui
som mpides. .fai con,rtaté que fe ~ythme des image.r est impuissant acorriger toute fenteur intérieure. Seufs fes ntEuds qui se nouem et se dénouent a tintérieur des
personnages donnent
au fifm son tnouvement, son vrai mouvernent. C'est ce mouvement que je m'efJOrce de rendre apparent par quefque cho _ ou que/que comse6inaiJon de choses - qui ne soit pas seufemem un diafogue. "j
Lors de la visite d'Hélene a Agnes er a sa mere, Bresson reprend, en le déve!oppant tempore/temene, scénographi'luemem er dramarurgiquemene, le
dispositif piCtural de J'Annonciation. Cene séquence 'lui paraJt rres évidenee dramariquement, tres fluide, tres linéaíre, releve en [ait d'une grande com
ptexieé. Car les solutlons de mise en scene adoptées ici par Roben Bresson
SOJ1t toutes centrées sur J'un des fondemenes majeurs du récit cinématogra_ phique, c'esr-a-dite le passage des personnages d'un espace aun aucre, le pas
132
Une autre hís10ire du cinema franyais
sage d'nn espace dans un autre, ropologiquemene, perceprivemenc er dramarurgiquemene. Maria Casares rend visire a une relarjon ancienne, bourgeoise
décbue qui prostitue sa filie. Elle velH se servir de cerre derniere pour se ven
ger de son ex-aman e. Toure la míse en scene de Bresson concourr a monteer une alliance, asuggérer un complor enere la mere de la jeune fi!le el' Maria
Casares. II s' agie pour Bresson de fusionnee deux espaces-désirs canrradicwlres en un seul, wur en maincenanr cene rensíon opposée. On rerrouve
dans la construction de cetre séquence le schéma de l'Annonciation, dilaré
dans le temps. Ce que le regard du specrareur du rableau de Piera della Fran
cesca [aisair par llli-meme en buranc sur la colonne esr ici accomplí par le monrage cinématographíque, au prix bien sur d'un cerrain nombre d'inversions iconographíques significaríves. La premiere, évidenre, esr que la Vierge qui re<;:oit esr une mere maquerelle prere atour pour survivre marériellemenr. En second lieu, l'Ange 'luí visite er quí annonce esr une créature maléfiqLJe
donr la noirceur des verernencs et le regard évoquent le saranisme, un erre done la derníece apparirion, figée, ala fin du film, ainsi que sa disparieion la
térale ultime, tres soumise au cadre d'une virre auromobile, renforcenr I'ap
parence quasi inarrímée. Maria Casares y esr plus rerrifianre que jamais, par l'immobilité de son corps er de son visage. Troisieme inversion : la naíssance annoncée ese plutót une renaissance sociale c1oirrée, celle d'une danseuse. Pluror que l'ouverture prédire vers le monde (ceUe du Chrisr), c'est un enfer
mement qui est présagé ici, puisque Maria Casares compee « réangéliser " Agnes en I'enfermanr. Enfin, qu.arríeme inversion iconographique : ta génu
flexion - pose récurrenre de la Vieege (er parfois de l'Ange) dans le dispositif annonciarif - de la mere maquereIle au sein des resees de la rabIe répandus au
sol er des bris de verre causés par le déséqllilibre du danseur.
Le film esr rres marqué par d' aurres « annonces )} auxquelles Bresson ap
porte un soín rour solenne! dans leur mise en scene. Cest diee que le dispositif annonciarí[ qui organise cerre séquence n' est pas forruít. Le film esr d'ail1eurs
encadré par deux révélaríons sur-mises en scene par Bresson, deux annonces
aux effets dévasrareurs. Au débur du film, on I'a dit, Casares révele la fin de ses senciments aJean (Paul Bernard), el' c'ese ce demier qui, soulagé, annonce la
méme chose. En fin de film, Casares révete aPalll Bernard qll'Élina Labourderre (Agnes) est une grue. Tour le film esr l' organisarion obsessionnelle menée
par Casares pour se venger. Pour Saint Thomas d'Aquin, la Vierge esr visirée
par l'Ange pour réparer la narure. Casares la vengerair plutor...
133
Le cinema, un art moderne
La séquence de la vísire d'HéJene aAgnes esr enchainée de la maniere suivame. Maria Casares arríve, soigneusemem cadrée par un companimenr de la
pone virrée du salon : ce type de cadrage revienr plusíeurs foís daos le film, er
I'on peur par/er de la vérirable « passion cadr;lnre » de Bresson. Ensuire, Agnes danse, se révolre, macule le visage du dansellr avec sa cigarene. Le danseur
chure en un mouvemenr qui parair syncopé, ram le raccord exceIle aenchalner
la chure de maniere flllíde. Ce n'esr pas une des 1110indres érrangerés de cerre
séquence que d'accenruer une fluidíré de l'espace qui confine ala dénaruralisa
rion, a la déJinéarisarion, malgré rous les dérails réalisres rassemblés dans la scene. Hélene, roujours posrée derriere la porte virrée, n'entre pas, selon un
principe d'organísarion spariale idenri'lue acelui qui préside ai'Annonciarion :
iI ya/;l une rension entre franchissemenr virtuel er, simulranémem, mise adis
canee. La mere s'agenouiJJe pour réparer les dégárs dus ala chure du glléric10
er, dans cerre posirion, apen;:oi r Hélene. Elle se releve, víenr dans sa direcrion er n
la rejoinr dans le cOllloir. Les deux femmes marchenr ensemble, rapprochées, er passenr devanr deux grands cad res vides, posés sur le sol, 'luí sonr comme le
signe absrrair er symbolique de touce la scene, sone de lirréral Jogogramme qui
résume, ala límire, le probleme esrhérique que résour Bresson : l'embolremenr
de deux espaces - deux cadres vides - qui rendenr ase confondre ; caches décalés, osrensiblemenr filmés deux fois par Bresson, osrensiblemenr posés Sl\t le
parCOurs des personnages, er quí arrestenr l'imentioJl de i'aureur, SOrte d'équivalenr d'un Bre.fSon ficit, se/on le mode de signature fréquenr des peinrres d
u xrv siec1e, ou d'un Bresmn étr.út lit, ala maniere d'un Van Eyck qui érair la, de
vam Son couple des AmolRní, ou d' un Poussín qui s'autoportrairise devanr des cad res qui, eux aussi, rendem ase recouvrir er as'emboirer.
Les deux femmes emrenr dans une chambre : l'espace leur esr enfin devenu commun. La mere recouvre le lir du péché, qu'on peur inrerprérer avec
amusemenr comme un rappeI du lir de la Vierge fi-équemmenr insraJJé aI'arriere-plan des Annonciarions. Les deux femmes dialoguenr. Casares esr ftlmée
comme une figure picrurale divíne, « en gloire "" avec des ombres décorarives archirecrurales rres symérriques. Norons enfin la saveut du dialogue, comme
s'j) fallaír une orienrarion définitive ; la mere: (i Vóus étes un {lnge. " _ Hélene :
« .fe suú un ange, Agues est un r.lrI.ge, nous .mmmes tom des anges. " Toure J'articularion narraríve de cerre séquence (son monrage) eS( Con<;:ue seIon un dis
posírif picrura1 donr aucune référence iconique n'anesre J'emprunr délibéré, ce
'lui lui confere sa rres spécifique érrangeré. Une relle séquence, chez UIl autre
134
Une autre histoire du cinema tranc;ais
cinéasre, aurair fair l'objer d'une rres courre scene d'enchatnemem, pour assu
rer le caraerere vraisemblable des lieux. Bresson, au conrrairc, dilare ce mo
menr Ol! se melenr la gráce hiérarique er le voyeurisme férichisre, comme s'af
froorenr er se conjuguenr le divin er le profane dans I'Annonciarion.
Une autre scene participe de la meme référence annonciarive : ceile de la lerrre
d'aveu d'Élina Labourderre que celle-ci accroche au pare-brise de la voirure de Paul
Bernard ; la Jeme s'envole, er revíenr se plaquer enrre les mains de la jeune femme,
camme le verbe écrir quí rraverse !'espace des rableaux des Annoncíarions.
Se boucle ainsi l' inquiétame étrangeté d'un film donr on découvre que sa
cause résiderait auranr dans la reprise er le rerournemenr d'une codificarion pic
rurale d'un mysrere, au sein de son sysreme de monrage, que dans l'allure des
personnages er la lumiere qui les baigne. La plus grande alchimie mysréríeuse
demeure encore de faíre du remps avec de I'espace. Mais apres rour, ce/a ne ré
sume-t-il pas le cinérna classíque aS011 zénirh, cinéma dir de la rransparence, en
oublianr un peu rrop souvenr que cerre rransparence résulreraír d' une dialec
tique entre ouven er fermé, enrre l'ouverture de l'espace er le signe de sa propre
c!órure ? Cinéma rransparenr er cinéma de cadre, cinéma rigoureux, sinon mé
riculeux, er cinéma férichisre : une diaJecrique se joue dans ces années-Ia, rapi
demenr oubliée d'ailleurs, recouverre par un cinéma académique quí irnmédia
remenr va ptendre comme une mousse glauque, noire, er qui rrouve ala fin des
années quaranre er au débur des années cinquante ses représenranrs en Yves Al
légrer ou Henri-Georges ClouZüL Chez Bresson, cer arr remarquable apporré
au moneage des espaces entre eux, a leut méramorphose er a leur rransmuta
tion, engendrera un aurre cinéma, un cinéma fantasríque er spéciflquemenr
franc;:ais, ce/ui de Cocreau par exemple. Mais il alimenrera égalemenr la pensée
de Bazin, done l'écran~¡enétreouverr sur le monde signifiera une croyance rres
rhéorique en un monde accordé aI'onrologie de I'arr cinémarographique. Pas
ser d'un espace dans un aurre fur sans doure I'un des problemes que la peinru
re eut arésoudre depuis roujours. LAnnonciation en fur un prérexre figurarif
exemplaire. Passer d'un espace dans un autre, c'esr l'ordre du jour, égalemenr,
dans la tres grande Hisroire, au momenr du rournage des Dames du bois de Bou
logne. C'esr en effer la Libérarion, seuil hisrorique décisif.
1 lJ,Lqut:s AUOlOOL L crd !nferTfltriIJ.b!e, Ségula, 1989. 2. Slgf11l111d Freud, L'1nqut¿tan!c étTl7J1gnl f.lllurrts nStW, FollO GalllnlJ.rd, 1988. 1. Robcn Bresson. l"./OI(J s¡.¡r ti: ¡;mhlUlfogrllphe. Ga~llm.Hd, 1975.
135
\
Chapitre IV Un moderne art des ruines
fai été tres IJite conscient du caractere d'archilJe des jilms : aruhropologique,
urbaine, cuftureffe. Tóut jilm porte en lui cette dimension au-delit de son projet
dramaturgique attesté.
La fOrce darchive d'un ./ilm découle du fiút qu'i! est un récit, de la jiction,
et que cest par effi-action que le réel capture le regard et nourrit la mémoire. Cest
par accident, en tant qu'i! risque d'étre manqué, que le réel devient archive au ánéma, " eontre )) la .fiction. C'est sans doute Itt raison pour laqueffe jai toujours
été jáxiné par le Paris de la jin des armées vingt, au détour d'un plan d'extérieUi~
dans les jilms pesamment bourgeois de ces années de plomb du cinéma franrais.
Un jilm est une archilJe du monde, a un moment donné, grace au réel qui émet
un écfat miroitant au plus profOnd d'une séquence décourageante d'ennui dr¡J
matique : des badauds, une lumiere dans un angle de mes, un reflet dam une vi
trine qui renvoie f'agitation de la IJí!le du fir.it de l'inattention de lopérateur, un
aléa du trajic urbain qui obstrue le plan . .. Paradoxalement, cest ce que décrit
fufíen Gracq en le déplorant: au ánéma, « dans l'image la plus rigoureusement composée er expurgée, la plus súremenr signiflcative, la caméra, dans le cadre de son rectangle, accueilJe un fouillis d'objers ... captutés en état de rotale non-panicipa¡ion par la pellicule sensible. ))/
Pourtant, l'imprévu, f'éphémere. fa jUgacité sont ce qu'ily a peut-erre de plus pré
cieux dans tart dufilm : son ambigui'té entre fa ma/trise et fa perméabifité a « tacá
dent». Certaines secondes (ou plus 9, équúJalent cinématographique du « punctum »
barthésien, seront toujoursplusfórtes qu~~me kmgue t!ctualité qui cumne le sentiment de
ne pas en voir I1ssez. .. Lecfatjitfgurant cambie !'(J!i!, le mssasie d'une lJérité plus grande
en ce qui conceme fa vie concrete. enregi.rtrée ason imu.
Cette croyance en lart du.f1lm comme un art de I'effiaction, a probabiement
a.Hocié en moi Famomas, Paris nous appartient et Marie pour mémoire. Depuis mes responsabífités ala direaion de la Cinématheque fran(aiJe1, cet
imaginaire de larchive .rest transfOrmé en un véritabie imaginaire de la ruine.
137
Le cinéma, un art moderne
Ava souvent, le sentiment de vivre au m¡.'fúu d'un champ de/ouilles d'oit émergent desftagments de films, des morceaux de temps oub/iés.
Beaucoup de films, appartenant au pa.ssé le plus éloigné, parvl.ámem lncomplet.r. JIs produisent alors un étrange effit, en engendrant une reverie ql.o" rappelle parfOis celle décrite par les auteurs romamiques. Et jai souvent assoáé mor¡
gOlft pour le JUspens narratifet pour I'inachevement tl. ce troub/e reJsenti devam les ruines, devant I'incomplet, le lamnaire.
Une passerelle relie poétiquement Ilnachevé modeme al'incomplet archivistique. Dautant que mon expérience de producteurJ ma souventfiút songer qu'un
film meme terminé r/était químe pan infime de ce qu'ilfizllait convoquer pO/.lr sa 'réttlisilúon (temps, images enregútrées, tmvai¿ tensions humaines.. .). Cette
consáence du ./tút qu'unfilm serait, al{ fimd, toujours une cfulnce, ce qui échapperaú illf. naufrage (selon le mot de Duras), le qualifie a la fiú comme Un oDjet mo
deme et comme un objet « trouvé a la firraille >i (Godard) et dont le modele de I'irnaginaire antique repréJente le pilradigrne noble (voá Le Mépris dont cest le
sujet manifiste et cinéphilique et les versions d'Empédacle des Straub dont cest le sujet latent et philosophique).
Si le cinéma na jamaú été la synthese de tous les arts, comme il a été dit si SOIf.Vent a;-~;/.;;; ;¡~. ;.~ -histotr~,~ iTeñ'?'eSte 'iilDJ.11f1.lim,Lquelc¡tte chosepar cene re
-Iation aUJJTfrfj-r¡¿mf~.avecir.:'fing![lm'airt;:.)'incorrl.f¿jn,eLuda efe!.J!.z!.onception et la réalísa!,ion dr.í.-.fiJmJ...ell.X~memei. Or iI ya, dans lacte de program-;;;;r:;.ne
púls70n~ecrete qui vúe arépondre, acompenser cette incomplétude. Programmer
engendre autant de coutures que de déchirures, comb/emcnt autant quaceentua
tion des gouffies, confluence alltant que déteetion du díssemblable, réJUrrectíon des.films a"ttant que mise en évidence du mutilé, du ruiné.
ArtaVilzd Pelee/lian est un cinéa.rte né de cet imaginaíre de la ruine cinématographique. Ses courts métmges paraissent des accommodements de restes .filmiques, ftagments retrouvés dans un « chutier >i de salle de montilge et montés selon une rythmique musicale répétitive et enthante. Cette conception du cméma
sapparente au collage, ancétre du faund faarage contemporain, et continue la tradítion des avant-gardes hístoriques des années- vingt-trente, mais dénuée de tout erltÍJollsitlsme idéologique.
lil pratique réguliere de la prog;ammaúon mefit visionner lesfilms autrernent que .relon les principes de la Politique des Auteurs et certainsfilms' prirent de I'im
portance ti mesyeux selon d'autres críteres que ceux découlant déune certaine ontologie dalirte qui mavaítpro{ondément marquéjUJqualors.
"
'138 ;" ./
Un moderne art des ruines
Le travaiL de la figumbiLité cinématographique me captiva doréntlVtlnt au
point d'éveiller paljois mon intéretpour des film sprobablement mineurs au nom d'un dehors paradigrnatíque. La scupture, l'art du portraú'¡ OU encore lara
besque de Matisse, fitrent, par exemple, parmí ces deiJors, ces límites extérieures
aux .filrm mais e.\périmentées a i'intérieur de chacun d'entre eux et qui les faisaient exploser en tant que systemes dos.
JI ne s'agÍJsait pas de comparer les films ou de les mesura aux autres disciplines artiJtiques sr:lon un projet « culture! }) étouffant. 11 sagissait plutót de rendre
lesfilms « expo.fflbles }) dans le dispositíj,' plus métaphorique qu'il n'y paraissait, de I'enchainernent de la programmatíon.
Jai trouvé cÍJez Godard ceUe alternance qui tna toujours divisé, entre d'une
part une conception réaliste et épiphanique du cinéma, et dautre part son « contraire }) qui s'incarne dans la pulsation, le dignotement au sens quasi-op
tique, entre peinture et pÍJotographie, texte et cinéma.
C'ette distance prise avec une certaine píété bazinienne me conduisit aécríre ¿:ms une revue pluridisciplinaire (Ar( Press, adominante arts plastiques) pLutOt que dans une revue de cinéma OU la transversalité entre Les arts était moins prati
quée. Au fond, je dus me garder atltant de la piété déja nornmée, que des séductions du décorat¡j,' de l'ornementation du « cinérna .fiLmé }) et de la picturaLisation. C'est
pourtant ceUe voie étroite que jai choisi d'emprunte;; considérant qu'eLle conftitue
une actualité critíque et théorique en cetufin des années quatre-vil'lgt-dix, avec des cinéastes teLr que Víctor Erice, Atom Egoyan, Lars \Ion Trier, David Cronenberg et
Michael Haneke. Ce demier cinéarte olfre une tentaáve d'issue ti la fataLité « chic }) de la mort du cinéma, une alternative a la méditatíon nostaLgique dont Wenden feúsait son « petÚ commerce }) phiLosophico-esthétique dans Les années qu.atre-vingt
et qui attendait d'etre canalisée vers dautres cieux théoriques auxquels, peut-étre,
Serge Dimey naura pas vraimmt eu le temps de croire. Comme celtti d'Egoyan, Le cinéma d'Haneke introduit dans un age nouveau
de la reconstitution d'une « aura cínématographique }) pour !.aquelle La reproduc
tibilité et La diffúsíon des images créent les paradoxaLes conditions.
! Jull{;n Gucq, En /Hom (~JI árwtJ.nt, Jesé Coro, 1980 2 O<I'UI' j 991 1 Jidvr" de Juliel lleno. j 986. NOIr pichide )"31l-Ma"t StrJub el Danielc Hll/Ilel, 1985 el de nombreux docunJWlaJrC,
5l1T ['.In dans le co:!dre des prOJUCtlOlb ,ll1dlO-vlSudles ciu Musét: du Louvre d~ 1988 rl. 1991 -1 ChapHre 1
139
/
La résurgence du fragment
" Le BeClu est cornmt un DifU, un morcerl1t de Ber/u ('st le Ber/u entie!'. ..
Augllste Rodio
Duranr de nombreuses années, pour les pionniers des archives, la conservaríon er la présenration des reuvres cinémarographiques ne concernaient que des films complers. 1/ s'agissaít de retrouver, de préserver et de monrrer des films dans leur complérude maximale. Une sone d'idenriré s'est donc irnpliciternenr érablíe entre un fIlm compler et un film préservé.
_ Le morceau d'un film ísolé, le fragrnenr film~n'a pas eu pendant longtemps de sraturmúseologrque. "Pourtanr, une hisroire du cinémaa-été
-tentée-~~; mécMnaissant, finai~nr, des pans consídérables de la production cinémarographíque mondiale, réduite al'état de tésidus d'ensembles dé[[uirs, de morceaux mystérieusemenr épatgnés de la destruction physico-chímique, bref réduire al'érat de ~uines filmiques.
UNE hisroire. On sait aujourd'hui qu'j] yen a plusieurs possibles. Néanrnoins, cene premiere hísroire a été éerire ala mesure de ce quí étaü jntégral au de ce que l'on esrjrnajt intégral, meme provisoirement.
Mais depuis une douzaine d'années, les archives se sonr préoccupées de J'histoire du cinéma des années dix, des premjeres années vingr et « des premiers temps» (avam 1910). Er jI n'est pas rare que cerrains festivals consacrés ala redécouvene du« cinéma rettouvé» programment des fragments de films parfois infimes. On ne peut jamais affirmet, pour les premiers temps du cínéma, le caracrere définirif de la pene.
Comme les vestiges matmoréens d'époques antíques, des films Japidaires onr été dotés d'une valeur culrurelle er cultuelJe au-dela de ce qu'ils paraissaienr mérírer du seul point de vue de leur fiction, de leur réussite dramaturgique, de leur mise en scene, de la Polirique des Auteurs dans laquelJe ils devaienr s'insérer. Car les films incomplers sont tirés hors de l'appréciation habiruel1e relevanr du jugement de gour. Cesr une aucre vérité que désigne le fragmenr d'un film perdu, rel~tiyement étrangere aune esthétique rigoureusem~nt plaronicienne n{¿~ar~anrÜ"h~autéqu'a l'aune de la complérude et de:
l'aclle~emi~r:"Lasuspension qu'impose l'interruprion remporelle et narrative l d'un film incompler, déjoue le role de l'íntention d'art dans J'appréciarion
1")7.<1 1/, . ,,-,0' í' . \ v", v'" ..../'~, .... ..J I :
r';41' ( .'
Le clnéma 7 un art moderne
qualirarive de J'cellvre iniriale. En premier lieu, parce que le morceau de film
sauvegardé, " dramarise » I'hisroire du film comme objer er compense ainsi,
selon une sone de rransFerr au bénéfice de la pellicule, la Frusrrarion dramarurgiq ue qui découle des Jacunes narrarives. En second lieu, le meme mor
ceau de film impose de nouvelles va/eurs donr on pourrair rcouVer la des
criprion chez I'hisrorien d'arr Alo'is Riegl : une" va/cur objective d'hi.stoire» er
une" va/eur subjective d'tmcienneté >,J ; en d'aurres rermes, le savoir sur I'ceuvre
objecrivé er ce qui demeure encore inquiétantdans l'ceuvre bien que muri/ée. Riegl opposair rédibiroiremenr ces deux valeurs er se reFllsair aconcevoir que
la conremplarion poérique des ruines puisse coexisrer avec le savoir archéologiqlle. D'allrres, donr Cesare Brandi", défendirenr au coonaire la bipo/ariré esrhérique er hisroriq ue de l' ceuvre fragmenraire resraurée comme condi rion d'acó:s asa vériré : resraurer releverair alors d'une acrion auranr philologique que cririque.
Quoi qll'il en soir aujourd'hui de l'issue de ce poinr importanr de phiJosophie, I'inrérer porté aux « haures époques » du cinéma a dérangé les rourines de la cinéphilie rradirionnel1e er créé dans les cinémarheques un nou
veau ¡ype de relarion a ce qu'elles conservenr. Com me les grands m usées d' art
ou les glyprorheques, les cinémarheques se préoccupenr aujourd'hui de films
donr la ruineesr l'érar mais cela n'engendre plus l'indiFtérence ni l'inrén'r dit féré. Au conrraire, c'esr en ranr quefi/ms en ruines que des col1ecrions condui
senr les hisroriens du cinéma, les chercheurs er les cinéphiles a acceprer de voir exposer la dégradarion er la Fragmenrarion en ranr qu'opérarions Conservarrices. Les cinémarheques se sonr découvertes alors, comme d'aurres insrirurions, Fondées sur la conservarion de reliques.] Le film partid cessa d'erre
une érape pour la connaissance de l'arr cinémarographique, secretemenr cachée er souvenr mal préservée, mais devinr un rerme. La mutilarion tur peryue cornrne achevemenr.
Si le monde du cinéma découvrir ason rour cerre érrange expérience perceprive er inrel1ecrue1le qui nalr de la vision d'un tragmenr auquel il semble
que rien ne manque, néanmoins l'origine er J'issue inconnlles d'un récir en images ryrhmiquemenr monrées engendrenr la Frusrrarion er la sensarion
brurale de l'incomplérude. Mais ainsi que le remarquair Michel Serres, les gesres qui dérruisenr les srarues ressemblenr aux gesres qui sculptenr pour
créer. La ruprure d u passage d' un plan a un aurre plan a Faie acceprer im pJiciremenr le fragmenr filmique. Le cinéma esr apres rour un des arts les plus
- _.~ _.. _---- _._--
,..--, r '142\ , /
Un modeme art des ruines
tondés sur la relarian eone des parries relativemenr Jlltonomes (la séC¡llence, le-prañ) er l'ceuvre en son entíer {le mñ2!.~--~ ~
Lart du film est a la tois un aet er un loisir commercialisé, ayant inrégré,
plus dirficiJemenr que les aurres arrs, l'incompler er les etters d'inachevemenr. Alors que des la Renaissance, le non finito a été accepré comme un mode de
figuraríon inHlleocé par la découverre er le « recyclage » plasrique er poérique des ruines4, André Chasrel rappeta qu'en Fait, le monde de la Renaissance ne
supportait pas la vue de l'objer ruiné. D'ou la pratique courante qui consisrait acom plérer les srarues murilées (Cellini).
Le gour er l' enchanrement poériques pour la ruine sonr par excellence
des disposirions romantiques. Parmi les poeres, on peur considérer que c'esr Baudelaire le premier critique et théoricien de l'art aadmettre, a« conFesser "
son inrérer, dir-il a1'occasion du SaJon de 1859, pOUt I'exposirion du murilé. De Winckelmann - le beau idéal dans la peáecrion du tragmenr - au
Rilke commenrateur de Rodin, I'incompler, le tragmenr, le mUtilé ne cesserene pas de ccoltee en. présence dans les musées, dans l'imaginaire des anistes er la rhéorie de 1'arr.
Mais un film oe peur se concevoir ruiné pOUt erre présenré, projeré. Des que cela tut pourtanr envisagé, le fragmenr filmique justifiant un soin paniculier dans le bur d' etre projeré, rencon rra le gour moderne pour I'inachevé et ['esquisse.
Le non .finito n'a été envisageable dans l'art du film que d'un poinr de vue formalisre (d'Anronioni a Riverre er Ruiz), sinon maniéré, dans le ciné
ma moderne. Cela explique, sans doure, le peu d'arrenrion marérielle er poé
tique des responsables des cinémarheques (partois " conservateurs " dans leurs
gours ónéphiliqlles) pour les ruines de cerrains films, considérées longremps seulemenr comme des regrers, sinon des hoores, qu'il taHair cacher ou oublier. Mais, c'esr de plus en plus dans cer érar que les films perdus jusqu'a ce jour
ou oubliés, sont rerrouvés. Cela dir, ce n'esr pas au nom de la moderniré que les parcons de cinémarheques s'en préoccupenr désormais (au conrraire O, La
seule absence des jnrertirres constirue déja un premier étar de ruine. Que dire
des bandes rres incompleres, rerrouvées ces dernieres années, de Vicrorin Jasser (Protéa, 1913), de Maurice Tourneur (Le Friquet, 1913) ou du Film d'Aa
iralien ' A l'insrar des ensembles sculpruraux lacunaires, des films sonr au
jourd'hui reconnus comme des ceuvres « apan enriere ", ai-je envie de dire,
143
""9P Le ctnéma, un art moderne
Un moderne art des ruines
bien qu'íncomplers, en ruines. Accommodés (The River de Frank Borzage,
1928, murilé, ou 1, Claudius de Josef von Srernberg, 1937, inachevé) ou non
(de nombreux primirifs Parhé par exemple), les fragmenrs fllmigues valenr a la [ois pour eux-memes el' pour les ensembles perdus J.uxquels jls apparrien
nenr. IIs sonr devenus des élémenrs individualisés el' « accompUs » er pourranr dépendanrs de toralírés non présenrables. La présence absenre de ces [0
talirés tenforce I'indívidualisarion de ces fragmenrs el' aurorise, invire meme,
a les monrrer aléa[Qiremenr - sans souci d'un surplomb programma
rique - dans le désordre, en " réserve » chaorique précédanr la programmarion des fllms complers.>
Cesr ainsi qu'un vérirable « imaginaire des ruines» a envahi les cinémarheques, encouragé par I'a[renrion des Érars el' de cerraines insrirurions internarionales pour le parrimoine cinémarographique, immense « réservoir d'ímages », mémoire d'un xx' siecle bienror achevé. D'ou une cerraine cohé
rence enrre cene valorisarion du film en ruines er {es norions récenres de pa
((imoine er de mémojre cinémarographiques. Cal' I'extrair fragmenrajre re
rrouvé esr, avam [Qut, un signe mémorable, paradoxaJe manifesrarion mOI1l{
mentaled'un film perdu. Le fragrnenr fllmique esr, en quelque sorre, exdu du registre du visible cal' marqué du sceau de la mémoire. En ram que manifestarion du mémorable, le fragmenr releve de (rerourne a ) ['esq uisse er favorise I'acceprabi/iré esrhérique de J'inachevemenr (I'esquisse esr ce qu'on exhu
me de la vérité de !'ceuvre en raJ1[ qu'elle est mémoire d'une srrucrure, érape inachevée, recouverre par l'ceuvre meme).
Un renversemenr amusan l' esr d' ail1eurs observable ces derniers remps : l'imporrance d'une resraurarÍon n'esr pas loin de se l1lesurer aJ'aune de la ful
gurance d'un fragmenr rerrouvé, d'une séquence en lambeaux, d'un phoro
gramme sompweusemenr resrirué dans ses couleurs d'origine, d'un éc!ar pelliculaire évanescent mais monumenralisé par J'orchesrrarion musicale gui ac
compJ.gne sa présenrarion. Le [air de présemer des « f1lms en ruines» (avanr
une programmarion de films complers restaurés), engendre des ef[ers de vériré sur des wralirés absemes el' perdues. En paraphrasanr Théophile Gaurierr.,
on peur suggérer que de nombreux fiJms paraissant " aimi JnutiléJ, passent aisémem pour des chefi-d'a:uvre. » Antoine Bourdelle écrivit un jour a Rodin :
« Au moins, di.rparues, les a:uvreJ sont aímées avec un souvenir grandiose, tandis que restaurées, ellesfirment notre time el serrent notre c()?ur. »/ On pou rrair parfois en dire autanr pOur 1'arr du film.
144
Si I'accommodernem muséographico-musical des ruines de films a son
éq uivalem dans les scénographies rn uséales, élégan tes er sophistiquées q ui magniflent le resson de verre étrusque ou le buste mutilé d'une Aphrodite
arhénienne, il s' agir néanmoins d'une évolution considérable aJ' échelle de la responsabilité des cinémathécaires chargés de conserver el' de montrer.
Les commémorarions du centenaire du cinéma om sans doute favorisé
cer érar d'esprir nouveau vis-a-vis du mutilé el' de l'incomplet. De l'incompler a I'inachevé, aurremenr dit, du mémorable a J'esquisse, le passage poé
rique esr Franchi légirimemenr. Aussí, quel que soir mon doure polémique
évoqué plus haut, on ne peut nier l'imporrance du cinéma moderne sur la sensibiliré des responsables des cinématheques pour que ces derniers aiem
inclu les ruines fllmiques dans leurs préoccupations. La « déconsrrucrion narrarive », les déconnexions sensorÍ-motrices décrites par Gilles Deleuze, les fi
gures du vide el' de l'errance, les remises en cause du starll[ central d'un per
sonnage conducreur du récit, aurant de procédures esthétiques qui ont engendré ce senrimenr d'inachevement dans les films du cinéma moderne. Les
récemes conceprions patrimoniales el' muséographiques du cinéma n'onr pu qu'erre marquées par ce cinéma jusque dans le gour des resraurareurs. De la meme maniere, Poussin n'a-r-il pas été restauré avec la connaissance des
aplats élecrriquernenr colorés de WarhoJ ? Le gout conremporain - la rélévi
sion, le cinéma moderne, le clip - influe égalemenr sur les rnérhodes de resrirurion des films des premiers temps : interrirres, ryrhme el' raccords, colo
rarion reconsrituée, valorisation du fragmenr. lnversernenr, les rnodalirés muséologiques onr engendré a leur tour des
styles er des écrirures filmiques singulieres, comme les présentarions dans les déparremenrs anriques des musées ou le Forum romaín excavé onr engendré
les oeuvres de l'arr moderne marquées par l'hisroriographíe mélancolique. 8
Les redécouvenes par les cinéastes modemes du cinéma du passé dans les cinémarheques, onr marqué leur esthétique. De Rivetre, découvranr les sé
rials de Feuillade, sans inrerritres, incomplets et projerés en conrinuiré, au ftund/ootage des cinéastes expérimenraux, les ruines cinérnarographiques en
rretiennenr des relations acrives avec le cinéma moderne depuis les années soÍxaure. Cer an des ruines esr lié au désasrre, a l'eftondrement, a la décons
rrucrion, au chaos. On sait, depuis Schlegd ou Holderlin, les relations enrre
le désordre des découverres archéologiques, le chaos des premiers champs de
fouilles, er le mode fragmentaire de J'écriwre romanrique qui n'est autre que
145
~
Le cinéma, un art moderne
l' origine de l'écrirure moderne du xx' siecle. Les Fragments de l'AthmaeurrI et
Hyperion arrestem de cerre influence. Je crois jusrifié de tramposer cet événe
men¡ du siecle précédenr dans la période de nos récemes années cinquJnre
soixanre. La premiere tenrarive de « fouille cinématographiq ue ., opérée par
Henri Lang!ois pourrajr avojr marqué profondémem la Nouvelle Vague er
plus encore la posr-Nouvelle Vague, celle de Garre1 er Eusrache, chez Iesq ue1s
la découverre de I'hisroire du cinéma s' est accomplje d'une maniere plus « ro
mamique ", moins concepruelle que chez leurs prédécesseurs9 , et cela peur ex
pliquer I'ordonnance non-linéaire de leur esrhérique.
L incomplet a fair rever. Puis l' inachevé a fair penser er créer. Désormajs,
l'incompler fair penser ason rour. Ainsi « l'imagjnaire des ruines., a-t-ij éré
un rheme obsédanr des fictions du cinéma depuis ses origines, souveIH
comme simple décor dans le Film d'An, le péplum, le film de guerre holly
woodien, le néo-réalisme jralien ... De ces grands moments de Lm du film, il
serair aisé d'exrraire des cas, rissam de mulriples fils rhéoriques ou iltusrrarifs.
Par exemple, Dans les ruines de Carthage (1910), de Victorin Jasser, est
traversé par la fascination pour les ruines er par la recherche de la mélancolie
specraculaire des les premiers temps du cinéma de ficrion. A!'aurre bour, Jv/éditermnée (I963) de Jean-Daniel Pollet, poime avancée du cinéma moderne,
« réfléchir" la ruine en ranr que poérique structuranre. Réalisé la meme année
que Le Mépris, le film de Pollet esr un écho ala méditarion godardienne sur
le cinéma : la rencomre des ruines médirerranéennes avec le cinéma c1assiqlle
révolu, sous les rriples auspices de Frirz Lang, de CinecirriJ. abandonnée et
d'Holder/in, aureur d'Hyperion, poere des ruines. D'Allenulg-ae année zéro
(Robeno Rossellini, 1947) aAllemagne neufzéro (jean-Luc Godard, 1990),
c'esr bien d'une nansmission de ruines qu'il s'agir, de celles du Berlin de
l'apres-guerre acelles de l'effondremenr communisre, du néo-réalisme au ci
néma moderne, de la morr d'un enfanr, emponé par le cynisme du monde
« nouveau ", al'égJremem de l'espion Lemmy Caution désemparé par la djs
paririon des fromieres idéologiques et géographiques. Le décor des deux fllms
esr Berlin ruiné, rasé par les alliés, puis orphelin de son mur.
Godard a roujours fait délibérément oeuvre de « recyclage " et d'hom
mage. Ainsi, son travail, intitulé Histoire(s) du cinéma, esr l'enrreprise qui
concerne le plus direcremem les cinémarheques contemporaines cal' elle arti
cule préservarion er monsrrarion de maniere inédite. Les Hútoire(s) dll ciné
146
Un moderne art des ruines
rna sont des programmarions de nombreux exnairs de fllms, comme si Go
dard avai( « trom'é » de somptueux et amiques fragmenrs filmiques et qu'd
les avair rassemblés selon des principes qui transformenr er qui mé(amo(
phosenr.Modeme an des rUlnes, « fo uille >l inédÍre, « tombeau pour l'cea », le re
port er le monrage vidéo constituenr un « monrage-arrractÍon » d'un type
nouveau qui exttaÍr les films hors d' une hiswire linéaire er (éléologique, pour
les remomer selon une autre logique. Les fragmems des films SO[l[ arrachés a leur « sire >l inirial _ celui du visible - pour erre reversés dans celui du mé
morable, comme c'esr le cas des fragmenrs amiques monrrés dans un musée.
Godard compose un musée imaginaire qui évoque irrésistiblemenr celui
d'André Malraux.\O 11 réve1e en quoi la programmaüon des cinémarheques esr
régénérarrice d'aura au profi( de l'art du ftlm, adéfaut de la pellicule perdue.
1 Alol' Rleg1. Q//e<!!om de ftyle, Haz"n, 1992. 2 Ce;Hc Ilrandi. Orlg!ll( d" drarne b,,,oqu' (illrlt"lIId, Fbmmanon. 1985 el Trona d,1 mtauro. fln.udl. 1963.
3 CJJ<llogue Le Corp... en mora'ftUX, R¿unlon des Musées Naoonaux. 1989. mtlr 4 Kenn«h Clark. <' l. ~)('¡","d, des ",,/pleu,", ",odm'" d''''po,er U" ton, comme UNO ",//"re d'",' rompitl, poo n 'aI)OI'
F"",,r; rJU le JO!" JI ritO 'Ull!que ,wail JUf/J¿ru tn b,ouze pluro' qu'e" 71trI,bre ¡mJé '. Hi"O!r< de 1,m. 1956. 5 Cm ce qll'a ,""'plfe ~nc de KUYl'er 'I·époque ou il étal( d¡recteur du Nederland Film MlI>,um avec ,es ensemble,
" Bti; .nd Pleres ". (ollecnolls de fr.gme nrs en ré,,<ve. présemées • bour " bour " sans re<:herche narraflve "U ,e.oad
de~ré Cm en re"anche. de ce derniel púim de vue, qu'esc con,u en 19% á la Cinémarheque fran,me par Al""' Ftel
scher, un film de moncagc de frJ.gmen[~~ inriwié Un mOl/de ag Jl ¿
G In Lt Monnrur du 1·' seprembn: 1883 7 Cll¿ ddllS le cualogu<: Le Corps (.'fI morceaJ.fX, o; ut 8 Jea Oalf, " LII ","d"/IIré ,It r""mrml prémé"'''/! qu" txpió"" ret IIY! d!< frllgmwr el 11 olllóm'" res ¿""rIJ", ¿,II1, /It IIOJ-
n Itllgu d"uJN: JlUll! ptrdue" ", Mét./uJt. 1987 9 VOlr 1< film ,k l'hll,ppo Garre!' Les Mi/llJt,'m de I'arr (1988). 10. POllr André Malmlx, c'éla;, la reproducllon phocograph,que <JllI tUI pe,mll lIn compa¡,.ble rrpon-múnrage grice 'L< Ilvrt'" On SCll( en ouue les r:.tpporrs qui ul1lrénr coouJ,.(.hcrom:mtm tv1-.llrallx el God'Jrd.
147
Le cinéma l un art moderne Un moderne art des ruines
Un héritier de I'avant-garde ?
Nous connaissons depuis quelques années les cinq films Courrs qu'Arravazd Pelechian a réalisés dans les années soixanre. Mais doir-on dire « réalisés ", ranr ces films paraissenr minurieusemenr composés er provenir d'une
expérience meneale rare dans l' arr cinémarographique ' Excluanr la narraríon classique, le dialogue, le commeneaire ainsi que les acreurs, les irnages des
fllms de Pelechian excluene égalemene rour rémoignage sur le rée1. Ces images semblenr néanmoins avojr déja servi a cerre foncrion mais dans un remps ré
volu, dans d'aurres films. Répéririfs, précipirés ou ralenrjs par des rensions
érrangeres a roure diégese, les plans-séquences sonr prélevés dans des archives
ou réalisés par le cinéasre lui-meme. Cela demeure mysrérieux er jncerrain. Ce qui est évidenr, en revanche, c'esr la sensarjon que donnenr ces fillTIs d'avoir éré mCtremenr « projerés " avanr d'erre rournés.
Pe1echian visionne inrérieuremenr ses films avanr de les fabriquer, il en esr un specrareur mental préalable - ce qui explique probablemen r cerre longue gesrarion pour leur réalisation. Jamais l'expression « roumer un
film" n'a amanr renvoyé ace gesre d'uu arrisan de la mariere mentale qui pé
trit, sculpee er « roume " dans le remps. Aussi faur-il ne pas craindre d'évoquer les moulins a prieres apropos des films de Pelechian.
Le moneage de Nous, des SaÍJons ou de Notre siecle assocíe la répérition, la relarion, l' érourdissement er l'en rrée en soi, le rournoíemenr forme! cenrri
fuge er le repli mental cenrrípere, la performance physique er la condensaríon
de la priere. Un film de Pelechian esr voisin de I'exercice spiriruel, une mise en mouvemenr de la pensée grace a la mise en mouvemenr des images. S'il n'étair arménien Pelechian serair derviche rourneur. Les images du monde
sone" mises en orbire " au sens Ol! Francis Ponge a emp/oyé cerre expression pour défini r sa créative méthode en écriture. Il esr donc légirime que Pelechian
raconee la eonquere de I'espace dans Notre Júc!e se!on un mode de récir qui
mer l'écrirure cinémarographique en apesanreur, sans débur ni fin, en inver
sane les rermes er les origines. Le ralenr poéríque du cinéasre est d' exiger de
la srruerure meme de la composirion filmique qu'eJ1e soir documenraire au
deJa d'une image qui ne cesserair de c1amer son innocence vis-J.-vis du rée1. Nous repose sur des principes de fusion, de coagularion enrre les plans er sur
des relarions aJ1égoriques entre images de foules er d'océans pour chanter
I'idenriré d'un peuple. Les Sai.rom sone organisées selon une spirale inrermi
156
nable pour exprimer une vision cosmogonique inalrérable. Notre sieefe dorwe cerre sensarion d'arrachemenr du réel au prix d'une cerraine viresse dans
l'ageneemenr d'images d' archives de la conquere de l'air er de l'espace déja myrhologiques au xx' siecle.
Mais le cinéma d'Arravazd Pelechian re1eve-r-iJ d'un hérirage du fururis
me de Verrov ou du lyrisme dialecrique d'Eisensrein ? S'il n'y esr pas érran
ger, il serair rres réducteur de l'inscrire dans cerre seule rradirion er cela pour rrois raisons majeures. Si Eisensrejn a généreusemenr emprunré des références
picrurales pour la composirion de ses plans, c'esr plmar a l'échelle du Fllm en
riel' que se concrétisenr les conceprions plasriques de Pelechian. Les plans du film du cinéasre arménien ne re\evenr pas d'jnfluences picrurales ou manié
ristes. lis sone pluror banals dans la majeure parrie des caso Mais le principe de répéririon des memes images conjugué avec les inversions droite-gauche ou posirif-négarjf, inrroduisenr le specrareur a une esrhérique de ¡'icane reli
gieuse : symérrie er hiératisme. Aussi n' esr-ce pas forrni r si plusieurs rhemes
mysriques reviennenr fréquemmenr, en parricu[ier celui de l'homme er du
mouron, dépendanrs l'un de l'aurre physiquemenr er symboliquemenr. Le sacrifice ¿'Isaac différé pour erre remplacé par celui d' un agneau esr-dl' allégo
rie a laguelle il faur songer pour résumer le cinéma de Pelechian, fondé lui aussi sur le différé, la rérenrion ' Une seconde raison ne limire pas ce cinéas
re a la rradition du monrage des années vingr. Pelechian s' esr déja expliqué sur son ambirion de manipuler le remps, d'en abolir la perceprion ordinaire. Ses fllms sone des expériences de mise sous rension d'énergies conrrai res :
fui res írréfragables vers le furur er simulranémenr, bégaiemenr des images, retour du film sur lui-meme, ruprures de ryrhme par des plans noirs ou des
chures musicales qui mulriplienr les fausses flns. Aurremenr dir, l'esthérique
de Pelechian se refuse au progres er invire le specrareur a une vision circulaire de l'univers dénuée de dynamisme. On rerrouve íci la vision des peino-es
d' icones, mais c' esr égalemenr ce que redécouvrenr les astronautes de norre
siecle, explorareurs de la rorondiré de la rerre, vérificareurs de ce que les hommes savaienr depuis longtemps. Aussí le film esr-iJ consrruir selon le
principe d'une spirale sans fin. Cene circulariré des films de Pelechian esr ac
cenruée par des prologues er des épilogues mysrérieux, sans relarion direcre avec le développemenr du film propremenr dir. Cer encadremenr rienr auranr
de la consrrucrion du poeme qui s'ouvre el' se clar par les memes mors que de
la musique sYlllphonique. Le lyrisme de Pe1echian s'amplifle au sein du film
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Le clnéma, un art mOderna Un moderne art des ruines
et ne tend pas aen sonir pour servir dam la réaliré aun changemem de poim de vue ídéologique comme y invirair le promoteur du « Kino-Glaz », Dziga
Vertov. Un film de Pelechian esr dos er n'implique aucune revendicarion diaieerigue. En l'Opposanr au monrage selon Koulechov, Pe1echian définÍr d'aílleurs son monrage comme « une rétrottetion, un effit en retour qui boucle la Jéquence ou le film JUr lui-rnéme. "
Ce qui oppose avec le plus d'évidenee encore son cinéma au einéma des avanr-gardes hísroriques, e'esr une ¡yrhmique du moneage qui ne nalr pas
dam le mouvemem des plans enrre eux eomme dans L'Hornme a la caméJa par exemple. lei, le mouvemenr esr dans le plan. Les plans sone d' ail!euts ehoisis selon un eritere gui paraJt erre eelui de l'agitaríon inrerne maximum.
Ce qui rend tes films de Peleehian, a propremenr parler, inmonrables. En effer, eomment raeeorder des mouvemenrs auronomes qui s'inearnenr dans
des etres er des ehoses sans eonrexre eommun t Le sryle Peleehian se earaetérise par un momage d'une mariere en mouvemem perpétuel er non un montage d'images srables. Les morceaux du monde eomposés par Peleehian sonr
comparables ades morceaux de musique assemblés et le momage deviem íei démonrage, eomme on le dir de la mer, démonrée, sans eesse reeommencée. Comre touce arreme, ses films rerrouvem la sérénité au-dessus des emballemems er des massaeres du monde, par eetre conriguúé brurale de mouvemenrs qui s'annulem er figem le sens.
A l'aube des années q uarre-vingt-dix, les arristes fonr un rerour marquanr au CÍnéma. Anavazd Peleehian esr de ceux qui donnene anoire que le einéma aborde biemor son deuxieme siecle eomme i1 avait eommeneé son premier : muer er musical. Si Pe1eehian se plaít a rappe1er que la vie d'un homme reproduit d'une eertaine maniere I'hisroite de l'humaniré, pations que quelques oeuvres reproduisem I'hjsroire d'un acr.
La trace et I'aura
" La diffirence entre cinéml¡ et télélJlslOí'l . quand on va 1m cínéma on lelle ItI té/e et les aereurs 50nt pluJ grand, que nous. Ji la télélJtsiofl on btlifse la réte er le5 aeteurs sont plus pefits. »
Jean-Luc Godard
" Sentir l'mm¡ d'une chme, C'e.ri Ilti conftrcr le pou/Joir de lelJO' le.!' yellx. »
. _ /'? Wairer Benjarnjnf':) 'er <? , .F--'
...........-:c/c
¿J(,if::'~,,/~ .. ~ / I '--
Míehael Haneke propose, avee une eecraine dureté seénarique, un état des images eonremporaines. Il emptunre les voies d'un véritable ré~it de fair
. " vIO l {l-, '-.:"
divers, er fair le e,hoir d'un personnage passeur d'jdées, bien qu'en re~r,lir_'-l_Cf' 1 t'_, '<-, ! ~--íl"-"Jr ,,,_JI .......... .-' enaee.' -, _ ., ~
Bermy's video s'inserit dans un ensemble de films réeents qui refusenr la fin de l'hiswire du cinéma eomme la fin de l'hiscoite (out eoutt. Si on fait l'hypothese, avee Jean-Lue Godard, que les deux hisroires s'idenriftent I'une a l'aurre (au xx' siec!e), intertoger le devenir de I'une, e'esr interroger eelui de l'autre.
Je tiens Bermy's video eomme une des preuves que plusieuts cinéastes européem (Vieror Erice, Atom Egoyan) emptunrent ouverremenr des hyporheses esthériques pour définir le einéma - sa singularité arrisrique - a une produetion des jmages qui va bien au-dela de l'étape ultime de la reprodueribilité que I'on eroyajt arreinte dans les années vjngr et (tente. Au cours de ces années, les einéasres s'atraeherenr en effet adévojler ou a imaginer le nonhumajn quí siégeait dans l'humain. La maehjne, l'arehjteerure gardaienr eneore des téférenees humaines, rel le robor de Métropolis. Dans les années quarre-vingr-dix, ce n'est plus le fanrasme, eraint et désiré a la fois, de l'homme-m achine qui traverse les films, e'est l'horreur froide er définitive de la maehine-image quí menace les films.
Ce rexte fair se répondre un film, Bermys video, er les écrjrs de Walrer Benjamin auxquels l'édjrion fran<;:aise a donné aeces ces dernieres années : París, capitale du XIX siecle, Sur que!ques tfJemes baudelairiens, L'CEuvre d'art ir.
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Le cinema, un art moderne Un moderne art des ruines
I'ere de Ja reproductibilité teclmique l, el' plus parl'iculieremem cette « théotie
de I'aura >, dont le cinéma conremporain me parair bien soucieux, aI'ere des doutes concernanr sa pérennil'é. .
Dans les années 1970-1980, apres avoir éré moderne, le cinéma sembla ne connairre que la farallté maniériste (anamorphose er recyclage des genres) ou la rechute académique (scénario bouclé et déeors). Mais
la croyanee en sa soumission ala l'éaliré el' la méfiance envers I'inrention d,arr le défendirent Contre une dérive maniériste, académique ou encore publieitaire. Cette résistance aenvisager le cjnéma comme un art exclusivemenr réalisre a probablement contribué a inSl'aurer une saine Fracture esthétique. D'une parr, des cinéasres qui resl'itueJ)t une perceprion du
monde a un moment donné, selon une remporaliré qui dramatise un senrimenc poignanr du présent. D'autre part, des producteurs d'images (eommenr nommer ce métier )) pour lesquels le monde paraie d' emblée disponible pour le découpage « story-boardé ", bOllt about de plans surcadrés e t sur-éclai rés q ui co ngédient tou te ac tllalisation du représen té. Les premiers sonl' issus de l'hisl'oire du cinéma. Mais celle-ci n'est pas
'x:monolithique. Elle a connu au conrraire une évidente tension, repérable des les artides de Bazin, entre les cinéasl'es pour qui la confrontation avec la réaliré dérermine le résultar narrarif (Feuillade, Rossellini, Rohmer) el' les cinéasres dont un projet formel (Formaliste) dérermine, conceptuellemenr er préalablemenr, le regard sur le monde (Eisensrein, Welles, Resnais). Cette histoire serair ainsi Strucrurée par un anragonisme qui se serait aHirmé tout en s'émoussant au fur el' amesure qu'apparaissaienr des cinéasres qui relevent des deux poles ala fois (Griffith, Re
noif, Bergman, Godard). O' ai11eurs, la moderni ré cinématographique réside sans doure dans la révélation er la compréhension de cer écartelernent autant que dans son exploiration narrative dans les fllms des années soixante: le cinéma iralien post-néo-réalisre, la Nouvelle Vague franyaise, les nouveaux cinémas marqués par les figures parernelles et milirantes de Godard er Pasolini.
La seconde catégotie de cinéasres, que, sans volonté polémique, je cherche a nommer et a déflni r, apparair dans les an nées qual're-vingt, produire par une crise qui vide les salles el' par un cinéma moyen européen, « Formaré)> pour la difFusion domesrique télévisuelle. Le rerour d'un cerrain gigantisme américain enfantin (Steven Spielberg et George Lucas) a proba
160
blement mobilisé de nouveaux producl'eurs, plus fascinés par Disneyland que par Hollyvvood (Luc Besson, Jean.-Jacques Annaud). Le développement du marché de I'atr et la séduction publiciraire ont fait le reste. Ce sont deux phénomenes plus inretdépendanrs qu'iI n'y paralt et qui onr marqué une autre cal'égorie de producreurs voisine des précédenrs : un cinéma décorarif revendiquanr une caurion culrure!le el' engoncé dans les références plasríques (Dav~d. Lynch, Jean-Jacques Beineix, Pel'el-_Gi~enawayL
Exisre-t-il une voie, meme étroite, qui dérangerait l'alternal'ive entre la radicaliré cinéphilique, fondée sur I'idée d'un conrrat « namre! )> enrre le cinéma et le monde (contrar de type finalement tres hégelien, qui exphquerair l'épisode militant de certe cinéphilie), el' un gout « son et lumiere " qui remplacerair définirivement l'écoute et le regard, depuis les animaux anl'hropomorphes de Luc Besson et Jean-Jacques Annaud, jusqu'aux humains monsrrueux de David Lynch et Perer Greenaway ?
J'envisage cerre voie avec des cinéasres apparus récemment - Arnaud Desplechin, Atorn Egoyan, Vic(Qt Erice, Michael Haneke - dont les fllms
empoignenr le mal, integrent ce qui trouble onrologiquernenr le cinéma er 'I'informe au rerme de son premier siede d'exisrence.
Soit, en ptemier lieu, la surveillance vidéo comme nouvelle étape d'une mémoire lJo!ontaire" et illimitée, producrrice de cerre image pauvre,
nu//e et sílencieUJ'e donr parle Maurice Blanchor3 el' qui a contaminé définitivement la production télévisuelle. Cal' jJ esr évidenl' que l'époque d' une rélévision hériciere des lois narraríves du cinéma est largement ré
volue. C'est la surveil!ance, dénuée de malrrise humaine, qui l'a remplacée. Le changemenr de canallui-meme esr inl'égré a la télé-vision de survejllance, puisque le passage d'un espace surveil!é a un autre, sur un meme écran vidéo, est programmé informariquement. Aussi le plan final du film de Haneke, Benny's video, esr-il le constar aigu d'un monde sous surveillance, donr chaque parcelle de devenir esr irrémédiablemenr emegistrée. La vue elle-meme y est devenue surveillance par l'obsession ludique de Benny : une caméra braquée sur la rue et un écran remplacenr la fenerre de sa chambre. Et si Benny a commis le pire, un meurrre, incom préhensible pour son pere raisonneur, c'esl' qu'il aurair été, selon ce dernier, momenranémenr « sans surveillance >l. La dénoncial'ion flllale des parents résu! te de cerre permanen te soumission du monde a la surveillance (la caméra a enregisrré leur dialogue par la porte entrouverte),
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Le cinéma, un art moderne Un moderne art des ruines
comme SI chaque mouvemenr de la maciere ee chaque acre des hommes étaienr les preuves préalablemene consetvées d'un délir non encore ac
compli. Folie cauchematdesque qui dépasse les machinations farales de Lang er d'Hirchcock. Pour une pan, le sujer de Benny's video esr l'horreur qui découlerair de l'absence de moments manquants dans la mémoire du
monde. Que serair (que sera) I'écrirure de l'hiscoire, I'imaginaire poé
rique, s'il advenair qu'il ne manquár rien a la conservation du remps éCOLl
lé ? Le einéma, pounant, pataissaie étre alié si loin déja dans l'enregisrtement du changement ...
Le cinéma esr une écrirure a la mesure d'une élection de fragmenrs remporels er de leur enchalnement selon une orga¡úsarion rythmée qui crée I'illusion (ou le seneiment) du présene lors de la projection, relle est une des démonstrarions de Haneke. Le cinéma esr are a la mesure de ce détour, de
ce rerrait du réel, pour en construire une vériré a destinarion du specrareur. ¡(Benny, en revanche, esr en bour de chaine, il esr un reuninal d'images, il
manipule ces dernieres comme des signes réfracraires a mute actualité, mal
gré le direcr éventue! de leur émission. Benny esr asservi aux « irnages visueLLes ou auditives naissam et /évanouúsant att moindre ge.rte, presque a un signe. » Elles ne sone plus pout lui « que des sortes de .iOurces ott des origine.i. ,,4
Dans le panorama du cinéma contemporain esquíssé plus haut, ce film, réalisé par nn cinéasre allemand qui ttavaille en Autriche, intervienr de ma
niere brurale er saluraire. Le style narratif. d'apparence appliquée, une cenai
ne pesanreur démonstrarive liée ala reprise des mémes séquences (mais cetre
reprise panicipe précisémenr du propos du film), le silence des personnages el' quelques effers de pose formalisre empechenr de c!asser le film. Haneke appelle, a I'insrar d'Arom Egoyan, le soup<;on d'erre contaminé par ce dont iI fair la mise en sce:ne cririque : la glaciarion audio-visuelle, I'hypnose carho
dique. Son expérience rhéanale el' sunour rélévisuel1e doit pourrant rerenir
I'attenrion, car il urilise le cinéma pour observer ce qui succede au cinéma, el' s'inrerroge avec c1atté sur ce qui oppose le cinéma er la télévision.
Peu de cinéasres sonr allés aussi loin pour en dire ainsi l'irréconcilíabilité. Buñuel, Bergman ou Rohmer, par exemple, onr récupéré un cenain
nombre de caracreres de la réalisarion er de la diffusion rélévisuelles afin de violenrer la narrarion académique. Mais I'enjeu de Haneke est pluror
d'afftrmer le cinéma comme att, er il est vrai qu'un tel enjeu est souvenr soup<;on né de graviré culrurelle. s Pourrant, il n'esr pJ us possi bIe aujour
162
d'hui de concevoir un arr comme détournemenr romanrique ou dandy d'expressions artistiques mineures. Ríen a démurner, en effer, du flux ré
lévisuel, comme ce fut possible avec la séríe B pour la Nouvelle Vague.
Prendte au pied de la leme la métaphore de la fluidité décrivant la diffusion ininterrompue des images, enregisrrer, accumuler dans le barrage ma
gnéroscopique er manipuler la resrirution, appartienr a un champ de créa
¡jon plus plastique que narrarif. Des arrisres s'illusrrent d' ailleurs dans ce domaine depuis une vingtaine d'années, mais cerre urilisation n'esr pas le
propos du film, ni le mien. Que dit Michael Haneke ? Il pan d'un constat déja fait par d'aurres : la
rélévision dépend des rythmes du réel randis que le cinéma organise le
remps; la continujré est spécifiquemenr rélévisuelle et s'oppose au caractere
consrruir de la durée cinématographique. Le cinéasre autrichien s'atrache a ce que l' enregistrement des images
engendre et a leur restiturion répétée au-dela de leur émission initiale. La répéririon - revoir ti volonté, c'est aussi le sens de ceHe mémoire dite vo
lontaite - est l'objer d'une réHexion rres originale, et 00 ne peut ignorer, bien enrendu, ce qui unir dans le film, le meurrre du cochon visionné pi usieurs fois, le meurtre de la fdlerte revisionné apres coup par les parenrs et les sd:nes répétées du fajr de leur enregisrrement-survejllance (par exemple
le dialogue des parents sur la mejlleure méthode pour se débarrasser du corps de la fillette, dialogue « revu » par les policiers). Cesr dite que la dis
rinction entre I'apparition iniriale, « unique » de l'image et sa reprise répé
tée, fonde le poinr de vue de Haneke sur le cinéma comme are. Ce n'esr pas
cnose nouvelle : « LC!.. ~~pétition rL..e c~aJ!g!!. rjen darlJ' (objet lJ!~i.-J~ répe!!.!...mais ~!!~ chan.gF _q,!!~lqJJ.~ _ch.fJ-K d4rts ¡'esprit qui la comemp!-;~'>,~~J!la!Slu_a.iLD.Jlyjd _-t!.l!r!1.~dans son Traité de la nature humaine. Le persoo nage de Benny ne confond pas pathologiquement la réalicé er sa représenration mais plus subrilemenr, ne disringue plus nettement I'enchalnemenr, le passage des fron
tieres enrre différents états de la représentation que brouille l'enregisrremenr rélé-vidéo : I'image initiale se confond avec ses répétitions, le loinrain
el' le proche s'annulent, ainsi que le propre er le sale (el' une série de confu
sions paradigmatiques s'installe, comme celles entre le sang et le laü, entre
les images el' la nourriture). La léthargie de Benny esr, en fait, un retrair mélancolique dont la né
gligence indifférenre le fait passer, sans transition conscienre, du filmage de
163
'+"
le cinéma, un art moderne
la mon du cocho n au meuttte de la filleue. Le renaíc résulte d'une déréali
sarion gu'engendre la répéticion d'une meme image anéamissant roure dis
cance avec le monde ec au sein de celuj-ci. Benny est donc un des premiers
personnages mélancoliques d'un cÚléma a venir, personnage cousin, par cer
cains aspecrs, de ceux d'Arnaud Desplechjn (La Sentine!le, titre sans hasard) et d'Arom Egoyan : « Ámes ala jóis exaltéeJ et mélancoliqueJ, fttigu.ées de tout ce qui se mesure, de tout ce quí est pa.uage, d'un terme enfin, aquelque disltince qu 012 le p!<J.Ce. ,,6
II s'agit de cela dans Benn/r video: une histoire d'abolition des passages
et des discances qui distinguenr I'a[[ de ce qui n'en esr pas, le cinéma et la télévidéo sur Fond imp!icice de conf!it idéologico-hisrorique prégnam pour l'Au
rriche, enrre innocence et culpabilité (voir encore La Sentirlelle). Benny s"enFerme dans ['air sombre ec la somnolence, sympromes de la mélancolie, er qui
culminent lors de son voyage accompli en aveugle en Égypre (maniere de gé
néraliser au passage, le regard touristique occidental). La cohérence mélancolique du personnage de Benny va jusqu'a s'incarner dans lIne vengeance fi
nale : personnage saturnien exrrait brutalemelH de la bile noire de sa chambre
rélé-vidéo, il dénonce passivemem ses parents qu i l'om réveillé (voir son re
tour halluciné dans la chambre éclairée par le jour, wus moniteurs éteints). Ce qui impotre, alors, ne réside pas dans la descriprion du silence gla
cial d'une sociéré prere a répéter une histoire Faire de mensonges et d'oublis (encore qu'il soit diFflcile d'ignorer le conrexte autcichien er un scéna
rio qui donne avoit un couple uni dans la dissimularion d'un meurtre, de surcrolr accompli par une générarion nouvelle). Le message pourrair erre qualifié, abon drait, de pesane. Ce qui importe, ce SOIH la passiviré ec la lassieude mélancoliques de Benny qui me paraissenr pcéciser des préoccupations plus esrhétiques que potitiques : gue faire apres la modernicé)
Qu'esc-ce que l'aft moderne aptes gu'on en eut démontré la perte de toute aura) Qu'engendrent pOLlr le cinéma, exemplaire de ['an a l'ere de sa re
producribiliré technique, le développemem de la rechnologie vidéo, de la reproduetion célévisuelle ulrra-fluide du monde et de sa répéririviré porenriel!emenc infinie )
« Toutes les parties d'une ceuvre doivent travai!!er ", dit Paul Valéry er, justemene, rien n'est proposé au hasard par Haneke : de la profession commu
nicanre du pere, a celle de la mere dans une emreprise de reproduction d'oeuvres d'an (on en voir la présence envahissanre sur les murs du salon et
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Un moderne art des ruines
dans [' insisrance sur la memion d'Andy Warhol). Le film décrir un monde obsédé par la reproduction (au-dela de la seule productÍon arristique), par
l' abolirion des distan ces er par la recherche (éro uffan re) de proximiré : les rélécommandes des appareils, la mise sur une meme porrée visuelle er racrile, sur un meme écran, de la rLle voisine et de l'image des antipodes rransmise
par satellire ... La distance et la proximiré sont au coeur du propos esrhérique
du film.' Ainsi Hanek~ dis[i~K~e-t-il aV~~I.<~J.lFatioJd~ fi1nur.L'ª diffusion , télé-vidéo, en rant .~premier instaure du loinraíp. ;:'I~1) " -,._"?
Es~-~l;ltors de magasi~s anamorphosés, porres-d'ascenseur et d'aéroporr
ca upalH l' espace, grille de la patÍnoire, sont urilisés comme aUtanr de_cadres
er de caches pour afflrmer la spé~i6cir~ 9.u regarq _c:~néITl_~(Qg~aphiq~e :_crée~ uf!ejJ_s¿~_~.<:~-:'- ia·C!ramaturgie-." qui rend dépend~;;-[s l'und~rautre fes--
p-ace er le remps, l'u~ résulrat et condition d'exiscence de l'aurre. Le ciné\~ ma se différencie ainsi de roures les aurres machines aproduire er il trans
mettre des images. Cest ce qui le « recharge ", en comparaison,'F~ar
flstlque. Voila ce qu'avance Haneke. Alors que la moderniré arrisrique du xx'
siec\e a éré déflnie depuis Benjamin par \a décroissance d' aura due a la reproductibilité technique, un arr qui en a éré le premier arrisan, le cinéma,
reconquierr une dimension aurarique inarrendue. Dans Bermy's video, la ré
péririon de la restirurion rélé-vidéo er la proximité a laquelle elle coneraint rechnologiq uemem, s'opposenr au cinéma, en raison de son pouvoir d'effa
cemenr de roure illusion de l'espace-temps dramawrgique. Benjamin afflrmair que « !'abJence d'i!!usions et le déclin de !'aura étaient des phénoi1únes
ídentiques. .,8
Le cinéasre illustre ainsi l'hypothese de la rélé-vídéo comme machine
a produire de l'oubli. La répétition, rendue illimirée par l'enregisrrement, efface rour semimenr d'apparition unigue. A l'opposé, la projecrion du
film donnair encore l'illusion du « momen! de foudre )} de l'a::uvre d'arr (Mal!armé) ou la « fulguration d'un événemene unique )} (Blanchor). La proximiré de I'image, due a sa disponibíliré télé-vidéographiée, abolir
toute distan ce et supprime du meme coup toute mémoire autre que celle
ultra-volomaire de la bande magnérique. De cerre absence, naír la mélancolie de Benny : [a manipulatíon vidéo des images esr oublieuse de leur ap
paririon unique, celle done la projecrion cinémarographique parvienr encore a produire l'étrangeté loineaine. Avons-nous mesuré que le cinéma
165
i+J
Le cinéma. un art moderne Un moderne art des ruines
éeale a ce poínr fondé sur I'apparirion disranre done il eevenair a I'imagi
naire du spectareur d'organiser les mesures variables er méramorpho
sanees? Une nore en marge du rexre principal de Benjamín consacré a
L'CEuvre dart a Lere de sa reproductibífité technique, résume bien cerre
idée : ,( A me.rure que se séculariJe la vaLeur cuftureffe de !'image, on se représer/te de¡afon pLus indéterminée Le subJtrat de ce qui fait d'eLLe une rtdité qui n'e.>t donnée qu'une seuLe ¡bis. »9 Le phénomene de la repeoducribiliré s'esr
accru avec les possibilirés de I'eneegiseeemenr rélé-vidéo ee n'a gue plus sé
cularisé la valeue culrurelle de l'image, au poine de rransformee le specra
reue en un reeminal, condamné non plus a voir mais a visionner. Vision
ner inrrodujr a la banalisarion du regard. Cesr le sens de la découverre du
meucrre de la flllerte par les parenes, au hasaed du visionnemeor d'une
bande vidéo, er guj conduír a la disparirion d'un corps en morceaux...
Benny's video, comme La Sentineffe ou les fllrns d'Egoyan, nous inrroduir
ainsi dans un momene nouveau de l'hisroire arrisrigue, au-de1a du constae de
la pecre d'aura des acrs eechnigues done Walrer Benjamín flxa les reois causes:
la multiplicarion élaegie des exempJaires, l'alignemenr accru entee réaliré er
specrareur, I'effacemene des rraces de eirue/s. Haneke readuir ces causes a rra
vees les anecdores du eécie, mais sucrour dans la mise en sd:ne. Pae la condui
re des acreues, les décors, les passages entre difféeents supporrs d'jmages, Benny's video ese peobablemene le premiee film gui rire proflr de la pensée de Ben
jamin poue renree une eéfiexion globale sur la producrion audiovi~uelle de
cene fin de siecle apartie du poine de vue du cinéma comme balcoo épíseé
mologigue. Aussi, Benny ese-i1 un peesonnage symboligue, ange chanrant aé
eiennemenr une sonare de Bach, innocene er meurreier a la fois, " carmibaLe rnélancoLíc¡ue » gui " cache et réveLe Le dhir dannuLer ce q¡Ú jépare ou distingue >.10 par cene faculté inoui'e er démulriplíée qu'offre la rélé-vidéo de manipuler les images.
Apropos de ce cannibalisme, Haneke mer délibérérnenr en relarion le
rraieemene des images opéré par Benny er ses acres dans la vie q lIoridienne,
done ceux, nombreux, gui se rapporrenr ala nourrirure ll , avee sa nudiré, sa
tere rasée, er enfln, avec son voyeurisme sexue/ rourné vees sa mere. Aurane
de signes qui décrivenr la rransgression d'un manque er la resraurarion de ce
dernier dans une pulsion spéculaire. 11 Les morivarions du meucree de la filler
re, a prioei geaeuie, pourraiene ainsi relever de certe auree desceipejon du can
nibalisme pae Fedida, voloncé de se ptéserver de la pene d'un objer tour en
166
le déeruisane pour le maineelllr vivane. Les eíes eépérés pour suppejmee les
hurlemenrs de douleu r renvoienr aux rerours en arriere peariqués sur le ma
gnétoscope, er peuvenr erre inreeprérés, eux-memes, comme des signes d' une
pulsion de eésurrecrion de l'image unique en ranr qu'" événement, repos s¡Lencieux d'une ,hose fermée. »iJ Le film de Michae1 Haneke esr un encheveree
menr exceprionnellemenr réussi enrre le eécie d'un faie divees re1arivemene
banal (les meurcres d'enfanrs par des enfanrs onr éeé feéquenrs ces dernieees
années) er un sujer donr l'enjeu esrhérigue ese considéeable. Ce que l'on
croyaír fconrieee indépassable esr flnalemene pulvéeisé, gu'il s'agisse de I'in
nocence meurrriere ou de la fin de farr.
Au reeme d'un siede d'exiseence, le plus représenraeif des arrs rechniques,
le cinéma, eesponsable majeur, avec la phorogeaphie, du dédi n de l' auea de
J'arr moderne, « eésisre )} comme la conflrmaríon du " renouveLLement d'une trame .ringu/i(:re d'espace et de temps »14, ee s'oppose ace quí paeaissaír lui suc
cédee, la reace rélé-vidéo. Cerre derniece poueeair erre en effer déflnie, en obseevane ses effers dans le film de Haneke, ,( comme L'apparition d'une proximité, queLque Lointain que puisse etre ce qui La /aíssé. » Aloes que l'auea cinéma
rographiq ue demeuee « L'apparition d'un Lointain queLque proche que puú.>e etre ce qui L'évoque. Avec La trace nous notlS emparom de La ,hose,. avec L'aura e'est eLLe c¡ui se rend maitresse de nous. )} I S
Benny fair I'expéeience de cer écarr qui ese aussi un deuil. Haneke dé
menr deux morrs de l'are. Le consear des années rrenre accusaur les rechniques
cínémarogeaphiques esr eepoussé ; le cinéma eécupere eérroacrivemenr de
l'aura ... On peur aínsi compeendee plus essenriellemenr les eaísons des « eessourcemencs aurariques >. de la derniece période de l'oeuvee de Jean-Luc Go
daed : picrueal avec Passior!, musical avee Prénom Carmen, eeligieux avec fe vou.> saLue Marie, lirréraiee avec Soigne ta droite ee enfln cinémarogeaphique
avec Détective er surrour NouveLLe Vague. La seconde more de rare, plus « régionale », celle du cinéma, s'en rrouve du
meme coup égalemenr démenrie. Benny's video esr une sorrie de l'impasse posr
moderne imposée pae l'oeuvre de Wim Wenders dans les années qllarre-vingr.
l. \'V,llce-r Benpmltl, Pans. t.·lljJÍlfllt tlu '(I\k slec/e. Cerf. 1990 . SUf qUflq/{!s ThCrm~s btludr!airttHi, MéJ¡'lfJon~~, Denod· COl)c!ller. 1983, L'CE.ulJr~ Jluf fi ¡'h( dro lit !rprollu(tl/ulu! ¡ec:hn¡quf. ESS3lS 2, Médl;'ltIOn.s. Denod-Golltb ter. 1983 2 \X!jlra 13f'ni~l.mln. SUI fjuf/qurs thhfJ('J bt1J1Jt/IDrU!lu. op en
3 M""nco Blal1chot. L'Amilfi. Callimard, 1971
167
Le cínéma. un 3rt moderne
Ij {Jau] V,i.l.~r)'. La Louquttl-dt.'I'ub,qJltti, GdJllrn<HJ, La. Pléidde. (l:.llvres, CUlllt: 2,19')7
5 Que SdVel\[ d~ J'an eonte:rnporain. ceux qUlllundesrenr can( de déthnce; Leurs r¿(~r~nco;;S parJJ5SeJl [ rrup SOUyenl (;_
l(gers d.ms Ulle: \l'JSlon d(X-neLJVI~m.ls[e " er off¡c¡eJle de ¡'an, confonéc ~ar Rivcrrc e~ PlaLu Le rdus de L:¡ ll()líOJl d'..H
llSte i..her. ks .oH~mcs, ré:ele aussJ Une profollde meconndlssann" Ju SCatuI des ;)[t1SleS cOlllcmporalH5. EIICr..:. M'HHelro.
LehmdJl. RUIl._ Akernl.lD e:lllretlt:nnem des p"sserdle$ J.Ycc les pla.<;[lcíens (jtll re[h~rchenr ¿galemen¡ en re[Our des COIHJ.CLS dVec les cJnfJsrcs. La ddialice eDvtrs I'arr chel les ,( gens de ClnernJ p dévol!cralt-tlle un rClOur du rdol¡[(' rOrporJ.líHc tr syndícJI Ol! du 'J. merier" mél.lS masqué par une nOHalgJC rés:srantC'» du cm¿mJ modernt ? <t
6 .M.,¡dame de Seae!. Dr fa ladra/un wnf!dérlr d,w) S(5 rappon; t/VL'( fts /1"15JIlJl/lOns J()CltI!Cj, GJ.lIimJrJ, LJ. PJel:lde. 1972
7 \'V'alrer Ben¡;H11JJl : '< De Jom trI )our, le b~S(){1( 5 'in/pose daw.lJlttlgr de pOfJ'/t/rr dt l'ob)(1 1,/ pluf grdude proXIJ"Jur/ pOJJ!Mt dl/N( límilf?/ ti Jur(.olll da!IJ!a I"!'produ{'lJOJi lO tn L '(Eullre d~l'" ti ¡he de J'fl reprodllcubt/J/¿ t~(hmq{(e, ES5<1!.5 2. op (!t
8 VOH JUS,l JeClJl Baudnilard á propos du secret, le Crlnit p./rftlll, CJc..dogue de 1,1 BIf':lln,¡le de VenJ.:ii;;. 1?~3 '1 {)!.'ftf#
nl!On de (J!!lmol/ cmlmalogmpl)lq¡¡(.' Du nmeL mi prJr!rJfIl, du pnr/11J11 ¡'¡ fa cOIl/eul' r! ri Ir! gtlnW)(: rfcmdlt Jt's el1ets spéadw., f'1Í!uSJon 5 ru (Jr a/kt d(/ fil tic la performance. pj,a d~ /IIdr, plJlJ dt/!Ipj(, plus de ,,!cuce _ pluJ dímflge Norrs ,rliOIlJ IltTt !tI p/u., hall/e ,¡¿{infIJO)}. ven (d pafr("II()}} l171mlr d( li!na!!!. Qru, dI( COIIP, f( rll (JI ¡1m UI/i:, 1; finE ti';!/(:, J<llllr/e df Jt'(/JJI!CU;
Plu; Ol! J 'approfhc dr IrJ diji11iliOJ? ahso!uc dr If/ paftct/orJ opérarlOn}}('/!e d"I'ullflge, plf(.r fe pnd S/l.l'!II.¡.~r1}i({' ti t/!J(HUJ!
9 'XI j]re:r Ben¡am1n. op al
10 PJtnc: Fedída. L J1bsence. fr (¡(llfjjbrt/t m(/fIf}CO!Ujur:, Gallmldrd. 1978.
] 1 Bel1ny dó( I"nterrogatoirot de SOn ptre par ceLCe dem:ll1de- . o; j'(tI ¡mm 12. VOlr lJ conJe~31On duro-fllmée en Ie-rrasse d<" ¡'hotel egypúCll Oll le dédoubLemem mlrCllr et vJdeo d~ I'llld:.lucIJOll voyeunsre ví.s-~-\'IS de b mer~ <bJls .I.a saBe de b:lJn3.
U MJUflCe BIOlncho(, L'E'pa", i,t!érrllT/', G11limarJ, 1955
14 \XIdl[er Bel)l<lmm. Ptrlt"f H/stO/N d~ ltlph()!ograph¡~, E$stlJ~ 1. M¿JIJ[lQns, Denod~GonllHa, 1')8~. 15 Pti"NS, Ctlplfa!e dJl XIX S1ede, op ClL
168
Chapitre V Programmer, écrire
Henri LangLoiJ meurt en 1977 JL me parait évident en cette fin des années soíxante-díx, que maLgré Le nombre a.uez comidérabLe des JaLLes dart et d'essai, son ceuvre est interrompue : montrer Les fiLms seLon des mpproehements et des comparaúom qui constituaient arnes yeux une véritabLe méthode de (( conservatíon ¡!
mnémoteehnique. Ma fi-équentatíon de La Cínématheque et Le jeu expérimentaL qui consútait a
revoir deux ou troís jiLms a La Lumíere de Leur proximité, me donna done envie douvrir une saLLe de cinérna. fe voulais en jáit maya en grandeur réeLLe ce que je ne jáisaiJ que JUppos-er par L'écriture ou a i'occasion d'activités de ciné-cfub ou de stages de jormation de cinéphiLes dans Les Mtúsom de La Culture. Le Studio 43 sera consacré au JeuL cinérna .fran(ais, non par réflexe patriotique et proteetionniste rnais parce queje L'ai toujours eomidéré cornrne Le cinéma natíonaL Le pLus marqué par Le prototype et l'expé1~irnentation. De fa.uet et FeuiLlade aCuitr) Bresson et Renoir jusqua La NouveLLe Vtzgue et LactueLLe jémeur deJ années quatre-vingt-dix, Le cinéma ,franraís ti tottjourJ revétu Les apparences d'un cinérna dartÍJtes (Serge Daneya utiLisé L'expressíon de « cíné-artistes ,,), un cínéma de renouveLiement ínteme r'r L'intérieur d'une identité nationaLe tres définie et relativement restreinte.
La prograrnmation d'une saLLe de cinéma est rapidement de'/Jenue une jorme d'écriture, une (( programmation-attraction » qui confire du sem tlUX fiLms du seuLjttit qu 'iLs sont aJJociés l C'était queLque ehose que j'avais égaLement découvert par mafréquentation des musies : deux tahieaux rapprochéJ, par hasard ou ptlrú pris, j{¡isaient parfoiJ des étinceLieJ, s'embrasaient. ¡'en conciuai que Les jiLms pouvaient entretenir des relations comparabLes.
LOrJquon Ln programme dam L'intentíon de Lesfaire découvrir ou de !eJ revoir, ce ne mntjamtlÍs Les fiLms proprement dits que Lon choúit, cest !eur souvenú: La programmatíon est une activité mentaLe (et Littéraire) qui associe des sOllvenirs defiLrm.
Ainsi, je vis constamment avec une nébuLeuse de fiLms dans La tete. Pour des raisom rnystérieuses, et dont j'ignore souvent Les raisom biographique et théma
169
'45
Le cinéma, un art moderne
tique. certlJ.ins s'entrechoquent. Ces rencontres peuvent demeurer longtemps préconscientes, maú un jour, elles accedent a leurformulation. Et ce ne sont pas des film.> que I'on revoit I.dors, ce sont des relations entre les films - équivalents des « silences ¡¡ de Malraux - qui renvoient ades souvenirs, ala précision vI./.riable, dorlt on ne sait jamais tres bien pourquoi ils se .wnt instt.lurés tels. Cette remontée {Le.> films a la rnémoire, sous la forme de leur a.uociation en ele petites constellatiom, est stirnulante, anti-patrirnoniale, sansji'ontieres, et pounrzit étre comparée t.lu fimctionnernent du mot d'esprit, du jet/. de mots. ¡merire, sur les pages d'un prograrnme, les titres de ces filrns associés et les montrer ainsi, constitue I'action de base d'une archive de films.
La vocation d'outil de mémoire, de « monument », pour une cinématheque, s'incarne prioritairement dam la programmation.
1 Dan! le <':J.5 prese:nt. le VOU1;U5 rdl¿c:hlr sur l'eXJHenCe et la v:.l1ldltt de ['!dée d'un" seyle: frJnC;;;'I$ ",lu-deJa des fupHlres
ll)ven[ét.~ pJl' 1:,1 <.:ririque.
170
....
Portraít du programmateur en chiffonnier
" N01f.J ne pouvom .ren/Jr que par comparaúon. ')
André Malraux
On a souvenc évoqué les programmations de Henri Langloís, ses mon
rages légendaires moncrés lors d'une unique soírée. sans apporrer pour auranr
beaucoup de précisíon aleur sujer sinon de la piéré, de vagues souvenirs er des regrets pour un age d'or révolu de la Cinémacheque.
Un documenr pourtanr m'a roujours ínrrigué. Édité par la Cinémacheque franc;aise, rédigé el' conc;u par Langloís, publié a l'occasion du xx' anníversaire
de la Cinémarheque pour accompagner sa programmaríon du 1 ocrobre 1956 au 31 mars 1957, il s'intitulaít : « 25 ans de cinéma ». Jour apres jour, ce do
cument déeline une programmacion de films au rychme de rroís séances journalieres : 18 heures 30, 20 heures 30 er 22 heures 30. Il fair alterner des [rílo
gies de films sans relations thémariques apparenres el' des hommages ades aureurs hisroriques. Quelques phoros illusrrenr ce documenr quí ressemble plus
a un polycopié amateur qu'a la somptueuse plaquetce d'une insriturion prestig¡euse
Henri Langlois adorait étabUr des listes de films, manie treS partagée dans le monde des cinéphiles. Maís pour Langlois, cerre activité excédait la simple
conrem plarion de son panrhéon personnel : l'établíssemenr de listes représentair l'ouril pour consrruíre des programmations, organiser des rétrospecrives ou des cyles ceorrés autour d'un auteur ou d'une école narionale, chercher des
wnes de conracr entre les films, des passereJles enrre les aureurs, dégager des consrantes au-dela des périodes sagemenr découpées par les premiers hisro
ríens du cinéma quí tenrere nr, comme Jean Mírry ou Georges Sadoul que Langlois connaissair bien, de catégoriJer J'hisroire du cinéma.
Cesr une légende non fondée que d'évoquer aujourd'huí l'índifférence dídacrique de Langlois. Au conrraire, celui-ci aimait enseígner el' rransmenre
J'hisroire du cinéma donr íl pouvaic encote se prévaloir d'une vue surplom
banre. Langlois avaít pourranr déja le semimenr d'un point de vue non ex
haustif sur l'hisroire du cinéma: « En 1934, c'eJt-a-dire deux ans avant la erét.ltion de It.l C¿nérnatheque, un jeune hornme de vingt anJ pouvait avoir tout conJ'lU
171
~
Le cinéma, un art moderne Prog rammer, écrire
et tout vu, puisqu'iL sujJisait d'avoir fréquerlté Les saLLes de qutlrlÍer dans son e11
fince et dans Jan adoLescence ,. par la Sltite, cet homme a pu voir Les principaux fiLms produits ace .10m: QueL est done Lejeune homme aujourd'hui qui Pfut disposer d'une pareiLLe vision ? ,,1 Je crois pounanr que cette expérience fur possible jusqu'aux années soixante.ll esr désormais impossible de connalrre I'ensemble
de la production actuelle en plus du siecle passé de l'histoire du cinéma.
En m'attardanr sur les pages de ce documem, je fus intrigué par les choix
de programmation qui m'apparurent comme des combinaisons, des jeux
moins hasardeux on conringenrs que je ne le croyais et que ne l'avaienr Ctu
ceux qui se plaisaient achanrer les venus sensualisres, non réf1échies, sponranées de Langlois.
Par exempIe, le 6 ocrobre 1956 sont présenrés : Don Quichotte, Georg
Wilhelm Pabst (1933) ; lvan Le TerribLe, Sergue'i Eisenstein (1943-44) ; OtheLLo, Orson Welles (1951).
La réunion de ces erois personnages légendaires dégage une vision de parano'ia ou la fanrastique puissance de ces monsrres a s'invenrer des menaces
auto-desrrucrrices est a la fois morrice d u pouvoir et cause d' une facale démenee englourissanre. Le hasard fair-il bien les choses ) D'aurres programmations me frapperenr.
Le 30 octobre : Les Trois Laru:ier.r du BengaLe, Henry Harhaway (1935) ;
Le.!' FLibustiers, Cecil B. DeMille (1938) ; Pacific Express, DeMille (1939) BeHe
expédirion d'un soir pour vivre ala Cinémarheque en compagnie des avenruriers el' des conquetes.
Le 20 décembre : SyLvie et Les fintbmes, Claude Aurane-Lara (1945) ; La Nuit ftmastique, MarceJ L'Herbier (1942) ; JuLiette ou. la dé des songes, Marce! Carné (1951).
Ou le 21 décembre: Mr Wu de William Nigh, avec Lon Chaney (1925) ;
L'Hornme qui rit, Paul Leni (1928) ; OtheLLo de Dimitri Buchowerzki (1923) avec Emil Jannings el' Werner Kraus. Exrraordinaire rapprochemenr aurour du masque, de la grimace el' de la laideur séducrrice.
Le 4 ocrobre : Chez Les rnangeurs d/Jornrnes, André Amoine ; La Foré! J(1
crée el' Les Hommes de Lage de pierre, deux films de Pierre-Dominique Gaisseau ; Les FiLs de L'eau, Jean Rouch.
Peu de hasarcl dans le choix de ces programmations.
172
Ce docLlmenr a valeur de dérnonsuation d'une mérhode qui implique les quesrions suivan tes: qu'esr-ce que programmer des films ) Comment produi
re de la pensée avec des films ~ Commenr constituer une mémoire de cinéma
qui échappe a la seule conceprion de l'archive ? En d'aurres rermes : en quoi réside la spécificiré muséale de la programmation d' une cinématheque )
Langlois ne réalisa pas ce documenr au hasard. II appona un soin pani
culier aux texres et aux phoras ainsi qu'a leur mise en page. L'écriture n'était pas la passion ni l'obsession de Langlois. Il s'agissair plntot pour lui d'exposer de maniere inédire vingt-cinq ans de cinéma selon une mérhode faire de jignes
synchroniques, de comparaisons er de rapprachemenrs. A la fois pour convaincre que les plus grands cinéastes éraient apan enriere des artisres du
xx siecle (y compris en les comparant aux peinrres : Rossellini aRembrandr, Dovjenko a Cézanne) er pour inverset certains enchaínemenrs fossi)isés par les
discours paresseux d'une critique déja académique qui reconduisait des dia
chronies trap évidentes et des fausses ressemblances. Ce document qui couvre
une assez longue période d'acrivirés de la Cinémarheque peut etre lu comme un vérirable livre. Si Langlois n'écrivit pas de livre, au sens c1assique de ce
rcrme, ce document fur problablemenr son seullivre, aux c1és secreres, au pro
pos cohérent. Mais comme pour certains texres de Jean Epstein, de MoholyNagy ou d'aurres rhéorieiens des années vingt-rrente, le sens des textes écrirs
par Langlois (mais non systématiquement signés) est inséparable de sa mise en page, de son organisation typographique er des iHusrrations. Lassociarion des films fair elle-meme image.
Langlois s'esr roujours arreré au seuil de la théorie. Pourrant, la programmarion a été pour lui une vérirable écrirure, un montage, un rravail de figura
biliré cinématographique. En melanr aux hommages des films qui leur étaient
roralemenr érrangers, Langlois voulait-il indiquer des influences ? Il ne justi
f,ait jamais ses rapprochements. Au spectareur de faire le rravail, et a cette
époque, c'étair chose courante que de passer sa journée a la Cinématheque,
selon la formule consacrée, bien que les commenraires dans les revues de cinéma aurour des rétrospectives ne laissenr aucun témoignage sur cerre expérience d'immersion cinématographique. Langlois était-il conscient du fair que
ses proposil'ions ne pouvaienr inviter qu'aux inrerprétations a posteriori? Si les prograrnmarions éraient des monrages, Langlois recherchait-il un sens préala
blemenr c1arifié ? Nous ne le saurons jamais. Mais ce qui m'importe davanrage, c'est ce document rel qu'il esr encore possible de l'interpréter aujourd'hui.
173
~
Le cinéma, un art moderne Programmer, éCflre
Dans I'introduction, il n'est pas fait menrion des choix ni de leur relarion.
Langlois s' anache seulement aévaquer le danger que caurt encare le cinéma :
la desuucrion des copies, 1'indifférence des pouvoirs publics vis-a-vis de la conservatian et enhn le décalage qui exisre chez les acreurs (privés ou publics)
du milieu de l'art entre l'intérer qu'ils porrenr aTobey ou aPicasso el' leul' mé
connaissance de Dreyer ou Mumau. Sauver el' conserver les films, voila ce qui préoccupait Langlois avanr tout.
Apres ce long plaidoyer en faveur de la préservarion des films, les journées s'égrennent duram six mois. Un certain 18 ocrobre 1956, évidence roman
rique el' cham lyrique se dégagent de chacun des films, mais plus encore de leur mise en relation L'Aurore (1927) de Friedrich W. l'vlumau, Ombres blanciJe.r dam les mers du sud (1928) de Woody S. Van Dyke el' Horne .íweet home (1914) de David W Griffith. Ces rrois films dialoguenr, rimenr, for
menr uue espece de « chanr du texte ", pour reprendre la formule de Nierzsche, apartir d'un effer de momage dont la vision en une seule soirée dé
voile el' induit des poims de vue inédits sur chacun des fllms, les édaire, les interprete en quelque sorteo Lorsqu'on lir un programme qui énumere, en les rapprochanr, certains hlms, a la maniere donr les cimaises d'un musée rapprochenr des tableaux, films et tableaux deviennenr alors indissociables dans
la mémoire du fait des effets de sens el' d'assonance plasrique ou dramarur
gique que cerre proximité engendre.
Ese-ce le hasard qui conduisie au choix du lendemain, le 19 ocrobre : Le Monde perdu d'Harry Hoy! (1925), King Kong (1933) de Cooper el' Schoedsack
el' La Fin du monde d'Abe! Gance (1931) ? Capocalypse el' l'age d'or confondus par Hollywood, confrontés au cinéare franc;:ais mégalomaniaque, les mondes per
dus el' la En du monde. Langlois ne jouait-il qu'avec les seuls rirres des films, sans
souci de leur sujer propre ou de leur proximiré esrhériqlle ?Pourquoi pas, en efter ' Autrement dit, la programmacion seraje-elle conc;:ue comme jeux de mors
q ui réeroagiraiem sur les films el' favoriseraienr - sinon forceraienr - l'éOler
gence inatteudue de liens, a la maniere des calembours lacaniens ? Program
marion coOlme associarion d'idées qui ne craindrair pas de « laissel' venir les
fllOls al'esprit» selon les principes d'une écrirure auromarique. Ainsí le 10 fé
vrier sone montrés: Cabiria de Giovanni Paserone (1914), La Femme du PiJamon d'Ernse Lubitsch (922) et La Nouvelle Baby/one de Gregori Kozinrsev el'
rIya Trauberg (1929), Le peplum italien el' le giganrisme de l'UFA résonnenr avec I'héroj'sme révolurionnaire par le jeu qu'induisenr les rirres : l'héro'ine de
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D'Annunzio dialogue avec la femme du Pharaon el' Babylone complere la rime rernaire. Mais il es! inréressanr de remarqner que l' associarion de ces rrois
fllms esr singuliere el' éc!airanre au-de1a des seuls rirres el' des rimes ftction
neHes el' myrholagiques. Car si le passage de l'Iralie aI'AJlemagne rappelle ou
éc!aire l'évolurion el' l'exporrarion d' un style monumental internarional dans
les années vingr - que Langlois a d'ailleurs rres explicitemenr démonrré dans son musée -, il rapproche égalemenr le film de Pasrrone el' ses innovations
d'écrirure pour conquérir I'émotion du public des expériences de narration
épique des fondareurs de la FEKS qui se traduisenr dans La NOU1!e//e Baby/orle en un récir audacieusemenr srfUcruré et poliriquement édifiant. Les programmarions de Langlois éraienr riches d' en.reignementJ.
Revenons a la soirée du 18 occobre 1956 : L'Aurore, OmbreJ blaruhes el' Home Sweet horne, Ces rrois films n'onr apparemment rien en commun ni
t'époque (le ftlm de Griffirh esr de 1914), ni le style des cinéasres, ni le détail des
scénarios. Mais si le specrareur du 18 acrobre l'egarda ces trais films dans la conrinuiré, Ulle incontesrable communauré devait pourtant s'en dégager, jouant
a la fois de la simple ressemblance el' de la parenté interne. Quand Langlois fit ses choix, se souvinr-il que Van Dyke, réa!isareur de OrnbreJ blancheJ fut présenté aGriffirh en 1916 el' devint son assiseanr, puis un de ses meilleurs amis jusqu'a
la fin de ses jaurs ? Plus étrangement encore, OmbreJ bbJUheJ répond a L'Aurore comme paradigme de !aboll. OmbreJ MancheJ a en effet éré réalisé par Van Dyke el' Flaherty. Ce dernier quitra la réalisation du Elm au terme d'une crise de
producrion resrée légendaire a Hollywood qui préfigura la contradicrion entre fiction el' documenraire lors du rournage de Iabotl, Apres cetre crise, vers la fin
de 1928, Vall Dyke rerournera dans le Paciftgue pour rerminel' Ombm bbncheJ el' Murnau s'embarquera pour les iles l\1arquise. La MGM el' son nabab Louis
B. l'víayer, producreur commun de Van Dyke el' l\lurnau, désiraienr exploirer le
ftlon exorico-rropical. Une relarion esr donc rissée entre Murnau el' Van Dyke par le canal flahenien el' l'uropie exorico-arcadienne. Mais le lien entre les rrois
ftlms se resserre a nouveau. Comme L'Aurore el' Ombres blancheJ, Home Sweet home esr un récir chantanr le combar al'issue incertaine des tentarions du lucre,
de la chair el' des leurres de la civilisarion urbaine. Le prologue de Home Swcet home raconte l'hisroire d'un bomme qui quitte son foyer, femme el' mere, pour devenir acreur el' combe sous l'emprise fascinanre d'une femme farale qui I'en
derre. N'esr-ce pas précisémenr le danger auque! s'expose George O'Brien avec
l\1agarer Livingsron au débur de L'Aurore I
175
~
Le cinema, un art moderna Programmer, éCrlre
Le 13 novembre, Langlois présenre Grande Dame d'un jotlr de Frank Capra (1933), Comme Les g:rands de Frank Borzage (1934) er Notre pain quotidien de King Vidor (1934). Rien encare, en apparence, ne jusrifie de réunir
ces rrois films américains sinon leur dare de réalisarion commune: 1933-34. Trois fllms sur la crise, sur la misere de la grande dépression. Ce ne serair déja pas sí mal de ne considérer cerre [[iade qu'au nom du cinéma hollywoodien
de réponse flamboyanre er de ({ récupérarion » romanriq ue face a la crise. Mais ay regarder de plus pres, les rrois films ríssenr de eres su brils réseaux
d'influence réciproque selon des principes de rranslarion paradígmarique que
la cinéphilie des specrareurs de 1956 pouvair ressenrir, me me de maniere dif
fuse. J'insisre sur le mor transLation: il rend bien compre de ces déplacemenrs
de film a film er de ces jeux qui ouvrenr la programmarion a l'ímagínarion érudire en confronram des fIlms plurór érrangers les uns aux aurres du poínr de vue stylisrique - comme Capra, Borzage, Vidor - dans un meme gesre de monseraClon.
D'emblée, Grande Dame d'un jou.r rémoigne de la grande crise américaine des années [[eme, sans oprer nerremenr enrre 1'oprimísme er le pessimisme.
Lenjeu vérirable de Capra esr auere, cenrré sur une communauré de loufoques - comme dans bien d' aurres de ses films - qui se livrenr a la parodie.
Pauvres et voyoux jouenr aux bourgeois richissimes le remps d'une soírée pour sauver de la home une vieille clocharde aux yeux de sa fllle qu i la croir une
gtande de ce monde. Les miséreux parodienr les riches. Or, le fllm de Borza
ge releve tteS exactemenr du meme principe dramarurgique : des gosses jouem a la guerre selon le protocole des adulres. Ainsi, pour le spenareur des deux
films, Capra et Borzage rapporrenr la parodie a un principe cruel de réaliré. Mais quel eSt le role dans cerre eriade du film de Vidor ~
Son inrroduction, absolumenr borzagienne, jusrífle le rapprochemenr. Non par rapporr a Comrne Les grands présenré ici, mais par rapporr aun aurre film de Borzage, anrérieur d'une année : Ceux de La zone (1933). La séquence
d'ouverrure du fllm de Vidor pourrait idéalemenr s'ínrégrer dans ce film du
peinrte de l'inrimiré amoureuse comme Sadoul aimair a définir Borzage. Le
couple de Vidor réuni dans le foyer pauvre rappelle irrésisriblemenr la sirua
rion de Spencer Tracy et de Lorena Young dans Ceux de La zone, avec les
memes anemíons anecdotiques accordées aux aspecrs ménagers associées a l' affection rude et lyrigue qui cimenre le couple. Ainsi se crée la rime passion
name de cene journée du 13 novembre, par déplacemenr, légere rranslarion,
176
glissemenr nuancé entre les aureurs dom la mémoíre des f1lms s'associe pour
le specrareur cinéphile aux proposirions du monrreur, vérirable ({ accrocheur» de fllms sur les cimaises de l'écran. Ces associarions menrales dévoilen r, au
dela du simple jeu cinéphilique, des parenrés stylisriques er dérournenr les films de leur prérendue vocarion a reflérer J' aír du rem ps er la sociéré.
Langlois programme pour dévoiler er confromer des JtyLes. Le 22 novembre, il propose Le Brasier ardentde 1van Mosjoukine (1923), L'Étudiant de Prague dans la version de Henrik Galeen (1926) er La Chute de La Maison U,her de .lean Epsrein (1928).
Ces f11ms produisenr ensemble une rres forre impression en raison d'une
figure stylisrique privilégiée par ces rrois cinéasres er donr l' usage ne releve pas seulemenr d'une mode de l'époque : mouvement a la foís syncopé er rerrif'¡anr,
accompli par un personnage qui passe du ner au flou, du plan généra1 (ou amé
ricain) au gros plan. Lorre Eisner décrir précisémenr dans son Écran démoniaque cerre figure a propos du Nosfiratu de Murnau daranr de 1922: « Murr/tUt crée L'atrnosphere d'épouvante par Les rnou-vements des acteurs ven La caméra : La fórme hideuse du vampire a-vance, tllJec u.ne l.eJ1t~ur exaspérante, de /o. profóndeur extreme d'un pl.a.n vers un autre oú iL dellient Joudain gigantesque. Murnau a J¡úJi
toute La puissance visueLI.e qui émane du rnontage, et iL dirige ¡.lIJec une virtuosité véritabLernent géniaLe ceUe gamme de p/o.m, dosant L'avance dtl vampire en montrant pel-d.lrlt queLques secar/des L'effit que Ja ¡me produit sur Le jeune homme te17ífié. Au ¡ieu de nous présenter g;radueLLement tout Le trajet, iL rompt L'approche par une porte fermée brusquement afin darreter /o. terribLe apparition. .. ,,2 Les rrois films urili
sent cerre figure done Lorre Eisner remarque l'excellence chez Murnau. Le rheme ceneral de ces rrois [¡lms esr celui de la vampirisarion : le char
me quelque peu saranique du dérecrive de Mosjoukine, la peinrure de Debu
courr qui éreinr la vie de Marguerire Gance, le miroir qui avale l'ímage de l'érudiant de Prague possédé par le démon er dénué de refler. Échos plasriques er rhémariques inou'is en dépir d'univers absoJumenr hérérogenes : celui baro
co-mondain du « russe blanc » Mosjoukine, celui du franyais modernisre,
amareur d'expériences perceprives er fasciné par Edgar Poe er enfin le créareur a11emand émule du déja loinrain expressionnisme. Pourranr, les films se ré
pondene selon les lois d'une « hérérologie " cinéphilique pom reprendre ce néologisme de Georges Baraille déflnissanr une science des écarrs dépendanrs.
Mais quelle érair la méthode de Langlois ? Sans doure les souvenirs d'ímpres
sions prodnires lors de visions anrérieures le conduisenr-il a rapprocher des
177
TLe cinéma, un art moderne
Ftlms selon une communauré de lumiere, de themes ou d' époques diégétiques. Pour le spectareur, voir les films en continuité lui permet de bénéficier de cerre
visée heutisrjque de la programmation.
Apropos de La OlUte de la Maison Usher, Langlois afflrmait que sa pho
rographie étair digne des plus grands chefs-d'reuvre du cinéma altemand. Mais certe seule référence suffir-elle a expliquer la force de renconrre entre les uni
vers de Galeen el' Epstein ) Au-dela des échos plastiques assez frappams qui
évoquenr la peinrure romanrique allemande, el' C.D. Friedrich en parriculier,
ce som les sujets memes des films qui se répondem, se croisem et donnem le
senriment d'une liaison patadigmatique entre eux. Présentés ainsi, ces films s'opposaiem a l'illusrration mécanique des écoles nationales au profit, par as
sonances perceptives, d'un plus essentiel moirage, d'une plus fondamenrale
palpirarion srrucrutale. lci, les rrois ftlms se confromem aune meme question poétique a laquel
le le cinéma a toujours excellé ase mesurer : les allers el' recours emre les corps el' leul' reflet. Plus que le rheme du double, c'est celui du passage du réel au
virtuel auque11es rrais films s'atrachenr en exploranr les modes divers de mise
en scene comme si, précisémem, ces films inquiétaíent la mise en scene
comme procédure de passage du corps téel au COtpS vjrruel, de I'acteur au per
sonnage, de I'homme réel a l'homme revé dans Le Braúer ardalt, de l' épouse
au modele peinr dans La Chute de la Maison UsiJer, de l' amouteux rraosi a son double maléfique dans L'Étudiant de Prague. Les trois petsonnages réperem de
maniere rroublanre une meme ficrion de l'absorption spéculaire Ol! le person
nage est dévoré par son reflet et s'accomplit dans une seconde dimension paraHeJe ala réalité : le reve chez Mosjoukine, la peinrure chez Epsrein, le mi roir chez Galeen.
Toujours dans cetre rroublanre dialeerique srrucrurale, Langlois propose le 28 octobte : Dr: jekyll et Mr. Hyde de Rouben Mamoulian (1931), Blande Vémt.r de Josef von Srernberg (1932) et Sérénade a trois d'Ernst Lubitsch
(l9.33). De maniere comparable, Langlois joue (ou paraJt jouer) avec de fausses pistes ,( au premier degré » alors que cette triade, au-dela des rapprochemems
superficie1s, trouble el' inquiere les gentes cinémarographiques eux-memes.
Premiere remarque: une meme acrrice, Miriam Hopkins, et un meme ac[eur, Fredric March, se rerrouvenr chez Mamouljan et Lubirsch. Deux
femmes, intetprétées par une meme acrrice, sonr divisées entre deux hommes,
emre deux facetres de la masculiniré, deux versions de l'imaginaire sexuel : Je
178
kyll et Hyde, Match et CoopeL Au centre de cette programmation, Sternberg
articule el' démultiplie cetre déchirure commune a deux films opposés stylistiquement arous poims de vue. Blonde VénuJs'ouvre sur Marleoe dédoublée en
femme et singe - écho aDI: jekyll et Mr. Hyde incarnanr I'humanisme bourgeois en proie al'animalité asociale el' sexuelle. Marlene esr eHe-meme divisée
entre deux hommes qu'elle aime dont l'un, inrerprété par Herberr Marshall,
fair irrésisriblemem penser aJekyll dans son laboratoire. Seconde remarque: l' explosion des genres cinématographiques 11 I'ioté
rieur de ces trois filrns. Le monstrueux et la cruauté contaminem le mélodtame flamboyam de Sternbetg ainsi que la comédie sophistiquée el' libenine de
Lubitsch dom les deux rivaux amouteUX se dotem du coup d' un trouble inquiétam - que rraduit d'ailleurs le pomail' des deux endol'mis, dessiné par Mi
riam Hopk.ins. Pout qui a vu ces film s en continuité, il esr impossible désormais d'ou
blier leur aJliance. Chaque 111m demeure associé aux deux aurres dans la rnémoire. Trois cinéastes de ¡'Esr européen aux rares ressemblances stylistiques
sont ici tapprochés, btutalement, par un coup de force doO( les aeteurs Hop
kins el' March sant les véhicules.
Bruraliser les fi1ms, les rordre, enHammer leur signification, les détourner
d u projet de leu t auteur pour en dévoiler la folie - réprimée par le dispositif in
dustrie! et moral d'Hollywood - qui s'exalre (s' exhale ?) des que la programmation monte les 111ms cornme des amactions eisensteiniennes el' bouleverse, de
maniere írréversible, les catégoríes, le c1assement des gentes et des styles. Cette progtammation, que je qualifierai volontiers de programmaríon-atttacrion,
constirue selon moí une des premieres expérimentations, sans doute incons
ciente de ses enjeux, d' un travail sur la figurabilité cinématogtaphique. Langlois a été formé dans les années trente, années au colltS desquelles
cerraines revues d'art sont traversées par un vent anti-académique qui consis
te, entre autres, a bou1everser les relations entre textes et images el' afaire des
illustrations un vérirable texte iconographique autooome (Baraille et sa revue Documents' par exemple). Mais iI faut surrout rappeler le tole que joua La Revue du ánéma de Jean-Georges Auriol daos la formaríon du gout des aonées
trente chez les amateuts de cinéma. Les relations que Langlois établit entre les films soo( tégies par aurant
d'objecriviré que de subjectivité. Comment définir sa mérhode ? Comment
179
---Le Cinema, un art moderne Programmerl écrire
expliquer ces renconrres aUCfement qu'en rerrnes de hasards heureux - ils sone
trop nombreux - au de contrainres imposées par la collecrion disponible ¡
Lhisrorien d'are Orro Pachr cire Friedrich Kainz : " Nous entendo115' par intuition Itt maniere dora fonctionne tappare;1 logique, intellectuel, quand iI est inséré dans un contexte esthétique. JI /agit alon d'actesperceptifi qui saisissent immédiatement Jur un mode IJisuel des unités organisées. ,,3 La no rion d' intuitíon me paraJr décrire assez bien le mode opéraroire de Langlois lorsqu'il invenrair
ses programmations, jetai r sur le papier des listes de films a projerer qui de
vaienr défiler rapidemene dans sa mémoire comme des phorogrammes, acres
perceptifs instamanés, {( c1ins d'ceil fulguran rs " saisissant les films en unirés
organisées, films-consrellations lui apparaissanr par bouffées, par nuées, fIgures associées qui surgissenr er se rroublem, miroirenr enrre la ressemblance
réel1e des sujers des film s er l'inruirion de leurs paremés srylisriques. Cerre al
rernance du proche er du loinrain que traduisenr tes programmarions de Lan
glois, ce cboc, engendre a mes yeux une poérique, une producrion de l'in
conscienr, qui s'incarne en des" ressemblances q ui criem », pour reprendre
l'expression de Baraille, et qui arres re d'un gOlJ.( paniculier pour " bire cabrer leurs conflirs intérieurs ), (Eisenstein).~
Langlois aurair donc aimé une pédagogie de l'bisroire esrbétique du ciné
ma fondée sur le choc er la surprise. La réaliré est conforme á la légende : il fi r
régner dans la présenrarion des ftlms le disparate. Or le disparare n'esr pas l'ab
sence de re!arions ; Langlois crée des rapporrs visue!s er dramariques qui, selon
les mors de Walrer Benjamin, « ouvrenr » er " inquierem " les films par !'ana
chronisme de leur conriguúé er la " fulgurance " des effets engendrée par cene
comigulré. Cerre conceprion du choc - er il n'y a de connaissance que fulgu
rante, roujours selon Benjamin -, empruntée au cinéma lui-meme, invire a
une lecrure cririque renouve!ée des films. Cerre lecture cririque, Langlois ne
pouvait l'écrire comme un écrivain de cinéma rradirionnel ; sa concepríon cri
tique étair trop violeme sinon explosive. 5a mérhode fondée sur le
choc - comme on le dir de deux pierres que l'on enuechoque pour en faire
jaillir une étincelle - esr demeurée indéchiffrable, non transmissible jusqu'a ce
qu'un mode opéraroire inédir pour monter les fllms soír invenré : le monrage
el' la reproductibiliré vidéo, que Jean-Luc Godard plus parriculierement ucili
sera pour ínrroduire une explosion rempore1le définirive, quelques décennies
plus tard, dans la conrinuiré hisrorique, une vérirable désimégrarion qui per
mil' a l' objer hisroriq ue cinéma de commencer aerre pensé réellement.
Langlois a posé les rermes inauguraux d'une pensée figurale propre au ciné
ma, « une pensée, comme dir Godard, qui finme une forme qui peme. ),5 11 ne l'a
donc pas théorisée ni rransmise pour des raisons qui onr tenu ases modalités d'ex
périrnemarion. Langlois n'exploita pas ses propres intuitions ; il rfOuvair son as
souvissemem imeUecruel dans le seul choix des films er non dans l'évaluarion du
résulrar de leur rapprochemem. 11 a dir souvenr qu'il navait pas le temps de re
voir les films qu'il programmai(. Cela m'évoque, pour mieux comprendre cet acre
de sélecrion el' d' association qu'esr la programmarion se!on Langlois, ce courr
rexre de Banhes intirulé " Comparaison er raison " dans son livre Roland Barthes par lui-méme; " JI n'imJente pas, iI ne combine pas, iI trtlns&.te : pour lui, comparaíson est mison : il prend p&.isir adéporter tobjet, par une sorte d'ímagination qui est plus hornologique que métaphorique (on compare des' sJstemes, non des inulges) ... iI opere par glissernent total, iI carme. },G La ptogrammation de Langlois releve plus
en effer de relations entre sysremes dramaturgiques er parfois symboliques que
d'images proprement dites. Mais le rexre de Roland Banhes éc1aire ce principe de
déporrement, de rranslation observés dans les choix de Langlois.
Quelles peuvenr eue aujourd'hui les expériences comparables de monra
ge d'ceuvres qui engendrent de relles contagions donr « les coneenus se perdent
les uns daos les aurtes ), comme dit Bataille dans L'Expérience intérieuri ? Ce
principe de montage renvoie bien enrendu aux années treme (Benjamin et son
fameux Lúm des PaHages par exemple). Faur-il attendre les années soixanre-dix
quand jusremenr Roland Barrhes con~oit ses Frag;tnents d'ur! discours amoureuX', livre qui, comme son tirre l'indique, esr coosrirué de morceaux el' d'em
pruntS lirréraires, monrés, rapptochés, arriculés, dialectisés ? Barthes reven
dique d'ailleurs, dans son inttoducrion, le príncipe du montage. Dosto'ievski,
PIaron, Heine, Ptoust, Flauberr, Gide er Gcerhe SOnt ainsi « montés» de la page 33 ala page 36 (pout prendre au hasard).
On rrouve peu de commentaires, dans les Cahiers du cinéma ou d'aurres
revues de cinéma des années cinquante, sur les programmations de la Ciné
matheque fran<;:aise. On peuc pourrant supposer que la découverte de la rota
liré des sérials de Feuillade projerés en continuité, sans intertitres, influen<;:a le
cinéma de fuvene. Paris noUJ appartient el' Out one auraíenr-ils pu se conce
voír sans cerre renconrre avec une durée filmique ínédite, résulrar de la pré
sentaríon d'épisodes sans interruprion des Vampires ¡
Ce n'est qu'en 1979 qu'il est possible de trouver dans les propos d'un ci
néaste de la Nouvelle Vague une référence aux programmarions de Langlois er
180 161
ya
Le cínéma, un art moderne Programmer, écrire
11 leur mérhode. Lors du « Congres du Cinéma lndépendanr er d'Avanr-garde »
en 1979, congres qui commémorajr son ancerre renu en 1929 aLa Sarraz, Jean
Luc Godard s'esr livré a une réflexjon-débar sur le rheme « Les cjnémarheques
er I'hisroire du cinéma » en compagnie de Freddy Buache. De Langlois. Go
dard dir qu'il érair un « crirjque vivane )J : « JL na pas beaucoup écrit mals cest queLqu'un qui savait voir JI s41Jait montrer ks cllOses et ¡¡ 47Jait une pratique. .. JL Y avait un coté productif chez LangLoÍJ qui jáit qu'if netaít pas simpLement un conseruateur jI. Plus rard Godard ajou re : « Les fiLms ne sont, amon avis, presque pLus VUJ, puisque «vu», pour moi, veut dire : posJibifité de comparer ; mais comparer det/x choses, pas compara une ¡mage et Le .wtwenir qu'on en a ; compara deux images, et au moment ot't on Les voit, indiquer certaim rapports)J. Godard se ljvre
a rénumérarion des djfficu[rés marérielles pour réaliser ce vc:eu er conclu r : « Or aujourd'hui existe /a vidéo. Lesfi.Lms peuvent etre mis sur ¡Jidéo et comparés».
Dans les déburs des années quarre-vingr-dix, Godard se ljvre a une sérje
d'enrreriens sur Franee Culrure.9 II reviene sur cerre quesrjon de la présenrarion
des fihns comme condirion d'une hisrojre du cinéma: « Defa~on.fappante, k fiLm pouvait se raconter Lui-merne, tout autrement que les autres arts, et dam k montage seuLernent ily avait une histoire, ou des tentatúJes d'histoim, qui par/aient Leurpmpre langue. On peut mettre un Goya apres un Greco, et les deux ¡mages racontent que/que choJe Jam' nécessiter de légende. NuLle part aiffeurs on ne voit ceLa. La Littérature ne peutpas le jáire :je nai jamais 'IJU d'hÍJtoire de La Littérature qui présente Jimpfement un Cer7Jantes et un Sartre cote acote. C;a, c'est du cinéma. Pour tui, petit apetit, ce/a pourraít se jáire, et ce príncipe étabLúait une hi.rtoire cinématographique. )J
Plus lojn, Godard conrinue : « BacheLard, Canguifhem Jont tous des Opértlteun de rapprochements que !'on ne jáisait pas avallt eux et grace au.xqueLs 011
/aperroit qu'on peut raconter un peu mieux. Le rapprochement est un vrai travad d'analjJe et de romancier aUJsi, comme ceLui de Copernic ou de GaLiLée. » Er Go
dard ajoure : « Le sOlmenir queje garde de LangLois ,z mes débuts, aLon qu'iL travaiffait déja depuis Longtempj~ cest qu'i! mejaisait découvrir une histoire dont perJonne ne rr¿'atJait parLé. En j 950, je cormaissais un certain nombre de choses dtl monde modeme, j'étais un jeune homme qui commen~ait aetre attiré par Le ánéma. MaiJ ja; vu queLque chose dont ni mes parentJ, ni f'écoLe, ni mes amis ne mavaiertt parlé. le savais que deJ ji.Lrm existaient, j'en a1Jais 7Jtt queLques-uns et/ai vu dans ce que montrait LangLoiJ, dans ce qu'iI projetait, autre chose : .le Lai senti, ou jen ai Le souvenir.. ), Cer " aurre chose» que Jean-Luc Godard a vu, on le
rrouve précisémenr dans sa série Histoire(¡) dtl cinéma.
162
Dans celles-ci, on devine la filiaríon commune á Godard er aLanglois :
Le Musée imaginaire de Malraux. lu Comme ce dernier, Godard er Langlois
onr soumis les F¡[ms a de comparables méramorphoses, one fair de l'hisroire
du cinéma une bisroire sans progreso un anri-desrin. Grii.ce ala reproducribi
liré phorographique, Malraux a brassé sepr mille années d'images, sans légiri
miré aurre que les assonances des formes; Godard urilise la reproducribiliré
vidéo pour brasser er comparer les films. Du poinr de vue de ce mode d'écri
cure fondé sur le monrage, sur le passage d'une c:euvre 11 une au[re, on peur
évoquer aussj l'influence d'Aragon sur Godard. Aragon, cer aurre pOfre des
passages parisiens, écrir dans Le Paysan de Paris: «le 7Jeux bien etre pendu si ce paSJage est autre chose qtt'une méthode pour m'affranchir de certaines contrainteJ. )J 11
Te! esr le projer pour Godard aujourd'hui, er pour Langlois hier; uriliser
des passages pour s' affranchir de cerraines conrrainres (done la disponibiliré
des films n'esr pas la moindre). Il s'agir de couvrir une hisroire du cinéma au
moyen des resres du cinéma, des « [¡lms déchers » si j'ose dire, " rrouvés a la
poubelle », sauvés de l'hisroire apocalyprique d'un arr incerrain, que Langlois
décrir comme quasi sinisrré er qu'un cerrain modele d'hisrorien, comparable a un chiffonnier, peur écrire. Benjamin évoque cerre figure du chiffonnier
comme méraphore de son acriviré d'hisrorien qui n'amasse que des fragmenrs,
vieux chjffons de l'hisroire : « Méthode de travad: montage Littéraire. le nai rien adire. SeuLement a rnontrer le ne 1Jais rien dérober de précieux, ni m'approprier aucune formuLe Jpiritueffe. Mais Les haifLons, Les déchets, eu.x~ .le ne veux pas Les inventorier, maiJ Leur rendre justice de fa JeuLe já~Ort pOJsibfe : Les utiliser: Il esr» 12
rroublanr d'observer que la figure de chiffonnier a éré parfois urilisée pour dé
[tnir, caricacuralemenr, Langlois er son désordre légendaire. Les films préser
vés, vieux chiFFons, mOrceaux d'une hisroire en haillons, en seraienr les hasards
échappanr ala conrrainre.
Je reviens volonrairemenr au rirre de ce rexre. Pour Langlois, ji s'agissair
d'exposer conrraimes er hasards en perires consrellarions - ou conflagra
rjons - desrinées 11 monrer les films enrre eux pour invirer aune inrerprérarion
fulgurante. La programmarion des films exprime « un erre la desfiLrm qui est rerre de Leur enrre » pour paraphraser une phrase fameuse de Heidegger
concernane jusremene l'inrerprérarion des phénomenes (<< L'interprétation des phénomenes rapprocherait dalJ4ntage du phénorrtene teL qu'i! se présente si effe (1(:
nait adire: f'étre La est f'étre de cet "entre"»I\).
163
~
Le cinéma, un art moderne
Entre les films, e'esr J'obsession de Jean-Luc Godard qui appelle de ses v<r.ux dans ses Histoire(r} du cinéma une leerure de I'hisroire du cioéma seJon des correspondanees aux échos rres baude/ajriens.
Ce qui me frappe dans eerre re!arion enrre les programmarions de Langlois er les vidéos de Godard, e' ese le passage de l'encl'lainement des fil ms ala
surimpression des films - passage d'un foncrionnemenr méronymique de la
programmarion a un foncrionnemenr de type beaueoup plus méraphorique dans le mootage vidéo. Comme si, chez le cinéasre, s'affirmait une volomé délibérée, rres conseienre, de raeeommoder J'hisroire en haillons de I'art du film,
er que le rravail inrellecruel d'inrerprérarion n'érair plus suffisanr pour reeoudre, combler penes et oublis, ouvrant aune dimension résurreerionnelle er
rédemprriee du eioéasre. JI faudrair done la vidéo, baio fluidifianr ou Iinceul
funebre selon eerrains, pour sururer l'hisroire du cinéma er faire de cerre his
roire le constat mélaneolique de sa disparirion : on ne retrouvera jamais plus ce qui manque. Et ce serair eer « anri-destin )', en qudque sone, qui aU(Qriserair a faire de J'hisroire, a éerire « des). hisroires. La prograrnmarion renverrair
done aun art d'aecommoder les res res done Langlois er Godard seraiem pour le einéma ces erres mystérieux, eomme le dit Baudelaire des chiffonniers, qui « cornpulsent leJ archiveJ de la déhauche, le capharnaiim des rehuts et ftnt un tria
ge, un choix intelligent. ,,11 Le ehiffonnier, eerre figure de passeur enrre la liqui
daríon rorale et I'uropie d'un (Qujours possible sauverage inrégraJ, me paralt assez bien définir, en fair, au-dela du seul programmareur, le einéphile.
l. Heno LJllglols. Tro/J unrJ tllh (/~ CllIbm1. Cahu~r.s du cJn¿ma/CtnémJ.{h~qlle (ran<;;'l.Jse. 198Cl
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184
JttUI"S
Montage photographique d'A!ain Heischer a partir de La. Nu.it du cllrre/our.
hi(m1l~J11 dI( dor/n1T A.ftrbul( (Lt) IFrllz u,,¡U' 104
TEtt d rm bonlr"t' (LII) (JlliJel) Duvl\'J~r) . 100
Trh-MmfJ fLoUIS f-ellllbdeJ . 98 Tlrttrfr f/dllcUe"Jn RenOlr). 109
Tm2.slIr " jlutlf/)f({Fr;.msoIS T fufF.tuc) 94
Tom(Jean RenOlr). 100
Tou!t WI( IlIfIf{Charllal Akerm.,nl . 25. 90 rmgtd/~d"It1 m/llt' (!..JI) (G.\(.',Pab.n) JO\
TrolJ ;0",5 al Grrrt'Ui.>'J.n-Danrel Pollel): 6 J
Index des noms cités
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Ale,," (Heun) : 101 AlIegr<L (,,,1.,,,, 100. lOS. 108
AlIo~"r (y,.,) 94. 135 AIlIS¡UIZ (Rol.uldJ '36 A,,,J,,w, (Dan.) . .12
A/lll,'~ld (Je3n·J:lCClue!) 161 AIlIO¡l\e (Alldré> . 1)4. 172 AnIOI~IOI)1 U....llC.hel.lIl~do): 27.143 AquIIl (S;UlH Tholll~.s en J 33 Aragon (Lo, ...) 112. 18:1 Arraud rAnlOltlll) : 23 Atkme (Ftd<>r) iO
Alllllonf (jü<.ques) 128 AllnlOllr {Je:.ln'PJtrrel lOS Allrlol Ueall-Georgesl 119.179
Alllall!-LJr,~ (C!allde) . 94. 172
B:Jch ()e'Jn·~eb~l$llt'n) . 166 B~H;helard (G.lslon) 182 Il;¡<:.on (Fr;¡IKIS) 21
1l.It"dHonor' M) \3. 53 8altior (BngllleJ I l. 62
B.nl.\,h {Erm:c) 67 B,lfl1('{lBor/s) ()I
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B,lI:.ll11e (Henn'). lOO B:l~ (Cmon) ~~
B.'udela"e (0,,1..) J.\ .1(,. 143. IS:}. 184 S,)'" (H"bercl 105
B.'1'" lAndre) 10.20.79. 110. 11 \, IIJ, 114.115 120. \JO. 135. Iq9. 160 B«k"r 1j.«qU<l¡ lB. 35. 94. 122, 12,J 124 125. 12(,
Le cinéma, un art moderne
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Counade (FratlCls} 10G CourUlsky (EJ~¡)rdo) S¡'l Cronenberg (D'1\Ild) 1N
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Dem\' (J.u.:.ques). 9.3. 107 D<.:spkdlH) U\.rll..IUd) . IGI. 164 De SIGl {VlIlono} .18 De Vmó (Uon:lrd) 28 Olehl (C •• slon) lll¡
DH~trlch (M.ulelle) . 1i? DltlJ· Hube! lll;IU (Ge-úrgrs) 32.-42 Dos(oh~v.skJ ¡Flodor Mlkh~i1o\'I(ch)' 181
Do'·)el1'o (Alok..n"r P"rovlfel.1 : 17; Dr".r IC,,1 Theodo,) (06. 118. 171 Drlrer ($.l.r,)) 82, 8_~
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EgOfJil IAlom). 139. 159. 161. 162, 164. 1(,(,
Elsensrelll {~rguei} IS7. 160. 172. 180 Erskr IH,,,n,) 101. 101. 106 EI.sner {Lorte} . :77
Ep~lein (je-Ju). 109. 173. 177, 178 EnceIY,clOr): 139. IS9. 161 EII;[:lehe (Jea,,) 20. S6. 84. 94.115.146
FJb!l:.lno {Fr::H'h:rsco dI Ccnnle da) 74
Fedld.l {PICItc) 16i
FerJll1.anJ (Roger) )00 Feu,l"de ILo",,} 10. IS. 24. 94. 9S, %. 97 98. 1'5. 160. 169. 181 r¡.·, ,k,,;) u (Ccorg~}. 100
Fe)'f..ler (Jacquesl t08
H"h.m (Roben) 175
f-LlUbtrt lGIIs(J.\'d. 181
fO'le'''''' (Jo,... ) . J9. 40. 41. 42. 4.1. 44. 45 Fora (john) lotr8
FOUl.::lUfr (M Id)<.:1) 'íG. 154 FOlH.:hJrdJere lGcorges de la) 100 f ..nw,a (P,ero "ello) [ll. 132. Il.\ rrehe-I 115 FreuJ IS'glllllnd) 9.10.40.42.124,125. 12(1. iI9 FreJ {S.l.I\W) 88. 89 Fnedm.:h (G O) 178
C.b,u (jeoul 122. U.l G.l.l (le:~lIle}. I)G
C,dd, (T.•deol 74
Index
G:hS.itau (I)lerre~OomJOlqueJ 172 Gale:tn (Hellrtk)' 177. 178 G"I,Jee (C;:¡lde-o Galllfl. dIe). 182
C""ce(Abel) 109.174 C:u", (M:lJgnerite) 177 Gm<l (Ph,lrpp<) . 23. 26. 27. 5S. S6. 8.l.
92. %.146 C,"",r (Th~oph,le) . 144 G;llImonr (l.lonl : '31 GJtllOf (j,mec) 34,4.1 C,de(André) : 181
Clorno (Jo!lnl: 'JI C,ono (d, Bondon.) 9. 10
ClraudoUlc Ue;m} . 99
\'",1"d Oean-Luc} 11.20.2:1.24 .\6. .\7 S6. 59. 62. 6.1. 64. 70. 83. 11 S. 123, 118.
139. 146. 147. 159. 160. 167. 180. (81.
182 183.184 Gu,bbel, (Joseph P,uli . 103
Gn'lhe (]011." WolfgaoR von). 34. 181 Gombnch (Ernsrl : 2.1. 42. 47
Cor. (Fr"1Clsco Jel . 36. 182 Coyel\ OJn van) . S<i Cr"q (Juhen)' \37 Cr,n.vdlo[p'lfl<k) . .13 Croo! (úuy) 19. 40. 41. 42. 41. 44. 45 Gmno"k, (A1eXJl) 105 Greco (Dome:nlkos Theotoxopoulos. da l<) 182
Cr(ell~W'4Y (Pl'l~rJ . tGI Cr«nberg (Clém~'¡ 6
Cré,,,,lIon O<>n) 35.36.37.10.44.100
C"l1Ilh (0;"',,1 W"k) 25.63. 150. 160. 174. 17S GUll~' (Sach,) 99. 106. 125 148. IG? Gu)'o¡,¡r IPlerre) . 23
H.lneko (MI<b..1) 119. 159. 161. 162. 1(,.1.161. I(,S. 166. 167 - - HJ(h;¡w;:¡y (Henry) . t 72
H,y,""w. (Sessue) 152 H.wkJ (How"J) . 102. 119
H<rd'¡>,g<r (M,,,,n) 183 HellldHetnrrch) ;8.129,181
Hell" (Ono) : 106 Hém"d (J<>n) : 101 I-Iltchcock (Alfred) . 10..\8..19. 40. 41. 42.
4.l. 44. 46. 48. 49. 50. 51. 52. 53. 87. 102.
106.124.126.162 HolTm¡¡nn (Ernsrl l26
Holdeelin (F"od"d'l . 59. GO 61.62. 6.l. (,S. (>6. 68. 145, 146 Hoplons (M Jrlam) li8.1i9
HoY' IH.lfryl 174 rlu,11e1 (D"nre!e) 6S. G6. (,7. 68. 69. 83. 117.138
Hngon <AnJré) : 100 Hume (O",d) . 163 Hupperr (I..belle) . 16.37
189
JoU)les (Henil) 152 j.mnllsch film) 82 I:.JSS('[ (Vlclonn). 143. 146, lú9 Jalllungs (EHI,tl) . 172 Jouver (LOU1S) ~9
jung('{ tErosl) 75
K,Jk¡ (frallz) 3:1
lG,nz (Frrcdrrch) : 180
K:l.menlu (AJex,allJee) 102 J(;2fosram, (Abb..):){, 79.80.81 Kosrer (Henry}: 101 KOSlC'tlul. (Hercn.llln) 101 Koulechov (Lev) I 58
Kowusev (Cregon) 174 Kraclller (SlegfnedJ . 117. 118 Kramer (Roben) 84 KrJus (\\{(rner) 172 KLJrJllr (Kun) 101. 106
Llbou,do"e(Elinal . 129. 135 Lacm Uac'1ues~ . 2 I..n. 47 LICOll1ne (Ceorges) 10~, lOS
Llng (Fr"z) . 1 l. 18.20. -'2. 62. 6.l. 64. ~9.
100.102.103.104.146.162 Llllgdoll (.H:Jtry) 28 L1nglo,; (Henrr) 6. S5. 146. 149. 1S4.
169.171. 172 17l, 171. 176. 177. 178. 179.180.181,162.183.184 I....e<lud (Jean-Plerrd 11 l<doux IJ,eques) 148. 149 LCgcr lFern;.lnd) 20
l<hm." (Bom) . S6. 84 85 LClfls (M lche!) . 2.3, 77
Leni (Pa,,\) .172 L~prolJon (Plene) : 109
L'Herbler ~MarcelJ : 171
L,on (Roger) . I52
L'fV'.k IAn..ole) . 102
LI"lIll{~ton (MJ.rg,arn) 175 Lomhroso <C""'r) . 13 Longh¡ (Roberco) . !jI Lonn (Cbuclo) . 119
LDrrc (reler) 101 Louys Wlerte} 43 Lub"",h IEen,¡) . 89. 174. 178. 17')
Lucas <Georg"i . 160 I.tllrz.-."--Ior:u· 152 Lu",~(HCJ 102
L)'nch (D""JI 161
M..,IWill .. ,d) 91 M.lll;.,¡rJllé {5Iephaoe) 2j. .:i 1, \ 65 M.dritllX (Anoré). \7. 147, 170, 171. 18) MJ1110uh;I1I (Rouben) 178 M.lncegn:.1 (A.nJrc:¡) 91
¡'1>reh rFreJr,ei . 178. 179 M.Hker (Chm) 6i M~rshall (Hernen) 179
Le cinéma, un art moderne
Chapitre I1J Une autre histoire dn cinéma fra.ll~ais 93
- Apparirion er disparition : Louis Feui1Jade (lB95, N° 10, ocrobre 1991) 95 - Le passage en France: Fria Lang, Roben Siodmak, Vicrar Trivas, Billy WiJder (Le.; cinéa...tes en exil- ExiM,., ¡mmipi,. : le... cinéaste... " déplads ", Conférences du College
J
d'hiscoire de ¡'aH cinématographique, Cinéma¡heque franpise, aucomne 1992) 99 - Le dessin er la couJeur : Jean Renoir (ProftssionneLr et amateu.rs: la maitrúe, Conférences du College d'hlscotre de l'arr cinéenarographique, Cinémarheque fran<;aise, hiver 1994) 109 - Sans !'ambre d'un pli : Jacqlles Becker (Cinématheqlle, N°7, prinremps 1995) 122 .' L'annonciarion, figure du enomage : Roberr Bresson
\ (Le Nlontage dans tOllS se,' états, Conférences du College d'hisroire de J'an: cinémacographique, Cilléma¡he.que fran<;aise, prinremps 1993) 128
Chapitre N Un moderne art des ruines 137
- La résurgence du fragenem (C'inémarheque, N° 10, auromne 1996) ...................................................................... 141 - La cinéphilie au risque dtl parrimoine (Cahim du ánéma, N° 498, janvier 1996) ................................................................... 148 - Un héri riel' de l'ava.nr-garde (Art Pms, N° 165, 1992) 156 - La trace er I'aura (Art Press, numéro spécial, « Un second sikle pour le cinéma », 1994) J59
Chapitre V Prograrnmer, écrire ....................................................................................................... 169
• Pomatt du programm;lreur en chiffonnier (Pour /tn ánéma comparé - InfluenccJ' et répétltioflS, Conférenccs d'hislOire de l'aJ( cinémarographique, Cinémarheqlle fran<;aise, 1996) 163
Index des films cités 186 Index des noms cités 188oO
Crl.dw photograplllques :
p. 14: Paris MarchlM. Jarnoux p. 15 : phorogram mes CinélTIarheque fran<;ais~
p. 185 : momage pholographique d'Ahtin Fkischer apafllr de La Nuit dll cJrrejour.
Achové d'irnl'rtJ1l¿ lo 16 Janvier 1997 sur les presses do Norm.ndie Roro lml'ression
Dépór lég.J : janvler 19')6
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BIBLIOTECA
". r-....~". oAutor ~\~ .IQ...,\)\ l,,¡'\(QY"a ..J
Titol __ ~_(>..~bA._ .J)W .~:J~ Signatura·_6Q_tD.8)~.]?~\ _.....
Registre DC_t.e2 85¿;~.
Prorroga Dala de retorrl
Dala de l'Iuq;illlent
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