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Yves Sioui Durand
Le Porteur des peines du monde
LEMÉAC
Le Porteur des peines du monde
D O N N É E S D E C A T A L O G A G E A V A N T P U B L I C A T I O N ( C A N A D A )
Sioui D u r a n d , Y v e s . 1951-
N o u s r emerc ions l e C o n s e i l d e s Arls du C a n a d a pour l ' a i d e généreuse a c c o r d é e
à la publ ica t ion de ce l ivre.
P h o t o g r a p h i e de la c o u v e r t u r e : P re s se c a n a d i e n n e
« T o u s droi ts d e t raduct ion e t d ' a d a p t a t i o n , en totali té ou en partie, réservés
pour tous les pays . La reproduc t ion d ' u n ex t ra i t q u e l c o n q u e de c e livre, pa r
q u e l q u e p r o c é d é q u e ce soit , tant é l ec t ron ique q u e m é c a n i q u e , et en par t icul ier
pa r pho tocop ie et pa r m i c r o f i l m , est interdi te s ans l ' au to r i sa t ion écr i t e d e
l ' au t eu r e t de l ' éd i t eur . »
© C o p y r i g h t O t t a w a 1992 par L e m é a c Édi teur Inc.
1124, rue M a r i e - A n n e Est , Mont réa l (Qc) H2J 2 B 7
Dépôt légal — Bib l io thèque na t iona le du Q u é b e c , 3 e t r imest re 1992
Imprimé au Canada
Le por teu r d e s pe ines de m o n d e
( T h é â t r e ; 196)
I S B N 2 - 7 6 0 9 - 0 1 9 8 - X
I. T i t re .
P S 8 5 8 7 . I 6 8 P 6 7 1992 C 8 4 2 ' . 5 4 C 9 2 - 0 9 6 7 7 0 - 1
P S 9 5 8 7 . I 6 8 P 6 7 1992
P Q 3 9 1 9 . 2 . S 5 6 P 6 7 1992
) 2 0 4 5 6 2
YVES SIOUI DURAND
LE PORTEUR DES PEINES DU MONDE
LEMÉAC
C R É A T I O N E T D I S T R I B U T I O N
Le Porteur des peines du monde a é t é c r é é à M o n t r é a l
d a n s u n t e r r a i n v a g u e s i t u é a u c o i n d e s r u e s B l e u r y e t
M a i s o n n e u v e l e 30 m a i e t le 1 e r j u i n 1 9 8 5 , l o r s d u p r e -
m i e r Fest ival d u t h é â t r e d e s A m é r i q u e s , e t a m é r i t é le
p r i x A m é r i c a i n té .
Wes Sioui Durand Huron-Wendat
J o h n Blondin D é n é
Joseph Jean-Pierre Montagnais-Innu
Bernadette Dominique Montagnaise-Innu
Paul Nadjeewan Ojibway
Gordy Simon Ojibway
Barry Sarrasin Ojibway
Pépé Mendoza Péruvien
Jocelyn Bérubé Québécois
Catherine Joncas Québécoise
Invités spéciaux
Michel Ducharme chanteur
Sylvie Tremblay chanteuse
Mise-en-scène Yves Sioui Durand
Scénographie Richard Lacroix
Musique Vincent Beaulne et
Bertrand Beaumont
Eclairages Guy Simard
La t r a d u c t i o n e n l a n g u e m o n t a g n a i s e a é t é r é a l i s é e
p a r G e o r g e s H e n r i M i c h e l .
Depuis , ce d r a m e ri tuel a é té p résen té au Festival In te rna t iona l d ' é t é de Q u é b e c en 1987, au Festival Amér ind i en d ' I N N U NIKAMU en 1987 et au Festival Sound Sympos ium, Terre-Neuve en 1988.
Il a fait l 'ob je t d ' u n e t o u r n é e e u r o p é e n n e en 1989 au Glas tonbury Festival en Angle te r re , au Festival inter-nat ional de Montpel l ie r Danse en France et au Festival in t e rna t iona l d ' é t é de Nantes en France .
P résen té à nouveau à Montréa l d u 10 au 14 septem-bre 1992 en t émoignage de respect p o u r la résis tance des cul tures A m é r i n d i e n n e s e t en diss idence des cé lébra t ions d u 350 e anniversaire de la fonda t ion de Montréa l et du 500 e anniversa i re de la découver te-c o n q u ê t e des Amér iques .
P résen té é g a l e m e n t en oc tobe 1992, à Oaxaca dans le cad re de la p r e m i è r e r e n c o n t r e i n t e r amér i ca ine du théâ t re c o m m u n a u t a i r e i nd igène d ' O a x a c a .
P E R S O N N A G E S
Le P o r t e u r o u l ' h o m m e - o i s e a u
U n e j e u n e i n d i e n n e M o n t a g n a i s e
D e u x i n d i e n s d e s A n d e s
Le L o u p d e la finance
U n c h a n t e u r d e la f o r ê t d u N o r d ,
M o n t a g n a i s - I n n u
Q u a t r e c h a n t e u r s Oj ibways — g r o s t a m b o u r
P R O L O G U E
La découverte de l'Amérique fut un événement unique
dans l'histoire de l'humanité ; c'est aussi l'origine du
déracinement brutal et tragique des peuples Amérindiens.
Autrefois, ceux que l'on nomme aujourd'hui les Amé-
rindiens habitaient pleinement cette terre, ce pays.
Autrefois, du lever au coucher du soleil, sur les bords du
grand fleuve, chacun de leurs gestes, de leurs chants, de
leurs danses, chacun de leurs outils de pierre et d'os, cha-
cun de leurs canots tenaient dans leur langue à eux,
dans leur vision du monde ; c'était leur manière de vivre,
leur culture.
Cette liberté fut cruellement effacée par l'histoire.
Ce fut l'effacement de. peuples entiers, l'effacement de la
culture et de l'art, l'effacement de la pensée religieuse ;
puis l'abolition forcée de la langue et l'isolement définitif
dans les réserves créées par le gouvernement Canadien.
Malgré la dépossession qui s'ensuivit, malgré une culture
déracinée, malgré les terribles années d'humiliation, mal-
gré le. déchirement des familles et les peurs qu'engendre
l'alcool, malgré les enfants enfermés, abusés dans l'obscur
silence des écoles et des couvents, malgré les indécences
politiques de toutes sortes, les Amérindiens ont agi en
11
« Indiens », comme eux seuls peuvent le faire : ils ont su surviirre.
Us ont survécu, toujours souriants, au ridicule des poub
wow pour touristes, des cabanes de bébelles amérindiennes
« Made-in-Canada », des show indiens, des Tsin-gha-
ghook et des Bill Wabau ; ils ont maintenu intact leur
sentiment pour la Terre.
Voilà ce qui a façonné notre personnalité, notre entête-
ment à survivre ; et voici que, hors des sépultures des
musées, nous sommes à nouveau une richesse humaine
vivante.
Que signifie notre survivance, notre résistance à l'assi-
milation, notre entêtement pour la survie de l'humanité ?
Les Amérindiens sont aujourd'hui la voix ultime de la
terre; ils témoignent dans leur chair, de la blessure
écologique permanente de cette Terre.
La percejition de la totalité sacrée de la création est l'un
des fondements de l'identité Amérindienne.
L'interruption brutale de cette percef)tion rompt les
valeurs essentielles qui unissent l'individu à lui-même et
à son groupe.
L'effet d'envahissement et d'effacement du territoire
physique, politique, culturel et religieux par les « conquis-
tadors » aurait dû sceller définitivement la disparition de
nos peuples.
1 2
Le renverse7ne.nl de nos valeurs religieuses et sacrées,
dénoncées par les missionnaires comme des superstitions
barbares et des sorcelleries, a été l'un des moments les plus
tragiques de notre histoire, confinant ainsi des groupes
entiers à la torture, au désespoir, à la folie.
Mon peuple, les Hurons-Wendats, fut le deuxième après
les Béothuks de Terre-Neuve à connaître les horreurs de la
guerre, de l'éclatement, des épidémies, de la diaspora et de
la quasi disparition.
Le dialogue de l'homme et du monde fonde la connais-
sance et constitue la mémoire fidèle des choses.
Les Amérindiens dialoguaient savamment avec le
monde ; ils étaient à l'écoute du vivant et de la Terre
même.
Tout ce qui est vivant fait partie de nous, nous forme en
quelque sorte.
C'est de la diversité du vivant que témoigne la richesse, de
l'être humain ; tout ce qui meurt, tout ce qui disparaît,
nous déshumanise.
II n'y a pas d'humanité sans liberté.
Les Amérindiens ont un sentiment pour la Terre ; ils
l'appellent « notre mère » ou encore ils disent : « le terri-
toire ».
Le territoire est une notion tout à fait différente de celle
que traduit le mot « terrain ». Le territoire, est beaucoup
13
plus vaste ; il préside à la liberté, il en est la mémoire
immédiate.
Le territoire est le lieu ultime des énergies non domes-
tiquées ; il est lieu et refuge.
Le territoire est ce qui doit rester intouché et libre si nous
voulons conserver notre nature humaine.
On peut sans doute monnayer un terrain, le vendre ;
mais pas le territoire. Le territoire, pour nous, Amé-
rindiens d'aujourd'hui, c'est la mémoire ancestrale et la
garantie réelle de notre propre liberté.
Le fondement des droits territoriaux trouve sa substance
dans notre culture et nos pratiques millénaires. Nos droits
sont notre mémoire et notre mémoire est notre territoire.
Le territoire nous révèle notre culture et la manière de
vivre de nos ancêtres ; il vivifie notre langue, il garantit
notre liberté et notre avenir.
Les Amérindiens n 'échappent pas au monde moderne.
Notre survie en tant que nations passe par l'adoption de
comportements modernes qui exigent de nous un effort
hors du commun.
Nous ressentons aujourd'hui même la nécessité d'un
ajustement social et culturel avec la société canadienne,
afin de préserver notre identité.
Nous sommes de nouveau confrontés à deux mondes, à
deux manières d'être et de vivre. Pour pouvoir survivre,
1 4
nous devons relever le défi d'un dépassement, d'une redé-
finition de nous-même.
Je pense que le temps est venu de ré-affirmer le lien essen-
tiel que constitue notre spiritualité et de poser ouvertement
notre survivance comme une vibrant témoignage d'espoir
pour l'humanité.
La dramaturgie Amérindienne est un outil essentiel de
développement culturel. Elle, est un instrument de prise en
charge.
Elle nous propose de défolkloriser la perception de l'art
autochtone en rompant avec l'isolement culturel des
réserves.
La dramaturgie amérindienne plonge ses racines au cœur
de l'histoire et de la tradition la plus authentique et con-
dense ainsi tout l'espace culturel de notre passé, de notre
présent et de notre avenir.
Le P o r t e u r de s p e i n e s d u m o n d e est peut-être né de
cette rencontre inespérée avec un « grand oiseau », avec
ce magnifique épervier qui m'a redonné la vie et dont
origine ma vision, mon don et mon engagement.
Le P o r t e u r d e s p e i n e s d u m o n d e se veut affirmation
et acte d'espoir pour les nouvelles générations.
Renaître au-delà de la misère et de l'alcoolisme. Renaître.
Remonter à la lumière. Vaincre la mort.
Le P o r t e u r de s p e i n e s d u m o n d e est un drame-
rituel puissant qui réunit, au-delà de la mémoire enfouie
15
sous le joug des abaissements, des Amérindiens de
VAmérique du Nord et du Sud pour la ré-appropriation
de la spiritualité comme, territoire imaginaire intact.
R s'agit d'un acte de courage qui nous dévoile le pouvoir
civilisateur de l'homme de culture, de l'artiste créateur, du
« shaman » qui, porté par son amour du monde, mani-
pule forces et symboles au cœur de la puissance réelle du
rêve.
Le Porteur, véritable homme-oiseau, portageur-shaman,
incarne toutes les voix du monde, celles qui nous habitent
pleinement et qui hurlent en nous contre la destruction.
La survivance actuelle des Amérindiens nous enseigne
une pacification, originant de l'Amérique millénaire qui
témoigne de notre sentiment pour la Terre et pour la vie.
N o u s s o m m e s l ' a r b r e d e la f o r ê t
l ' h e r b e d e la T e r r e ,
n o u s s o m m e s le t o n n e r r e d e s g r a n d e s
r ivières et le f leuve d u pays
Ma p a t i e n c e est m o n c o u r a g e
m a m é m o i r e est le c h a n t d e m a
rés i s tance
m o n sang est la d é c h i r u r e d e ce t t e
T e r r e !
Niawé !
Y. S. D.
1 6
La Lumière mourante
Le jour mourant brûle le ciel, la nuit profonde tombe
fraîche comme un lac.
Rouge déchirure.
Les vieux indiens, les anciens disent... le Soleil est un
homme... il vieillit peut-être... il doit être vieux et fatigué
maintenant de partager le monde et sa tristesse sur son
dos.
Le Soleil portage le monde, disent-ils... c'est lui le Porteur
des peines du monde ! Castor géant, il construit le
monde... il est notre maïs, notre nourriture...
Il porte lumière, et ombre, vie et mort ; c'est là sa marche,
son portage, son cercle.
À la tombée de la nuit, il plonge ensanglanté derrière les
hautes montagnes, au plus profond des ténèbres, sous la
terre, avec toute la souffrance du monde.
Souvent, les anciens disent de quelqu'un qui meurt, qu'il
s'est enfoncé... là où le Soleil tombe.
Le Soleil est un homme, enfoncé, enseveli au plus profond
de la nuit, luttant pour se purifier et se délivrer « de ce qui
le tue ». Véritable combat shamanique avec l'opacité de
l'âme pour pouvoir renaître jeune Soleil étincelant, nou-
1 9
velle-lumière-de-l'aube, l'aigle-blanc de l'Est, origine de
vie.
Le vieux Soleil glisse alors entre jour et nuit... il tombe,
disent-ils...
O d e u r d e la m é m o i r e
g o u f f r e d e v a r e c h e t d e g la i se
g o u f f r e d ' e s t u r g e o n s p o u r r i s
g o u f f r e d ' o s s e m e n t s e t d e d é c h e t s
TERRE D'HOCHELAGA
E c o r c e o c é a n e d e la vie
v e n u e o r i g i n e l d e la TERRE
m u r m u r e s d e s r a c i n e s d e la m o r t
d a n s le s a n g d e la s a v o y a n e
J e c r i e
sur les q u a t r e c o r r i d o r s l u m i n e u x
d e l ' h o r i z o n
p o u r la c r é a t i o n s o u f f r a n t e
p o u r la c r é a t u r e s o u f f r a n t e
J ' a p p e l l e
les v i eux d é c h i r e u r s d u ciel
les v i eux d é c h i r e u r s d u cie l
les v i eux d é c h i r e u r s d e l ' h o m m e
les v i eux d é c h i r e u r s d e l ' h o m m e
J ' a p p e l l e
les q u a t r e p i e r r e s s a c r é e s
d e la g u é r i s o n
2 0
le c œ u r d u ciel q u i e s t a u c œ u r d u cie l
le c œ u r d e la T e r r e q u i est a u c œ u r d e
la T e r r e
le c œ u r d u v e n t q u i e s t a u c œ u r d u
v e n t
le c œ u r d e l ' h o m m e q u i est
a u c œ u r d e l ' h o m m e . . .
J ' a p p e l l e l ' h o m m e
le p l u s vieil e n f a n t d u m o n d e
j e vais vous r a c o n t e r
l ' h i s t o i r e d e CELUI
q u i p o r t e T O U T E LA TRISTESSE
TOUTE LA HONTE
DE NOTRE MONDE-
LE VOICI...
C'EST LUI...
IL ARRIVE-
IL ARRIVE...
2 1
SCÈNE I
Le Portageur
Un vieil homme masqué, mi-homme, mi-oiseau apparaît.
Il porte, sur son dos, un immense ballot de portage.
Des indiens Ojibways frappent le tambour.
La Terre sacrée est belle, peinte et parée comme, une femme..
Le Porteur entre au cœur de la Terre sacrée, la terre-du-
réve ; il avance sur la roue-des herbes-de-la-guérison.
Un chant-de-feu le guide. On dirait que ce chant lui
emplit les deux oreilles. C'est comme si son cœur et son
propre souffle dansaient dans son corps, dans son âme
guidés par ce chant.
L'espace rituel est appelé « la terre-du-réve ». Les anciens
utilisaient ces lieux sacrés pour rêver, pour guérir, pour
voyager dans l'au-delà.
La fabrication de la « terre-du-rêve » et sa manipulation
relève de la plus pure continuité de la tradition et remonte
ainsi aux significations des wampums ou colliers de-
porcelaines (ou perle de coquillages) et aux traditions des
peintures de sable des indiens du sud-ouest américain.
Deux gmnds cercles ou roues-des-herbes-de-la-guérison
sont reliés par un grand serpent de plantes qui divise
l'espace en deux moitiés.
2 5
Un ours femelle est dessiné dans la première, moitié ; une
tortue géante dort dans son ventre. Celte tortue est le sym-
bole Hurons-Wendats de la terre d'Amérique.
Dans l'autre moitié, dans la deuxième roue-des-herbes-de-
la-guérison se dresse une plate-forme funéraire tradition-
nelle.
La « terre-du-rêve » est un lieu de pouvoir et d'offrandes ;
sa texture est faite des semences des quatre plantes sacrées
des Hurons-Wendats : le maïs, les fèves, le tabac et In
courge.
Le Porteur des peines du monde, entre au cœur de la pre-
mière roue-des-herbes-de-la-guérison.
Le. chant cesse. Un vent se lève, des corbeaux criards
passent dans le vent au travers du fracas des arbres.
2 6
Le vieil homme-oiseau prend une pierre... puis il se frappe
la poitrine en criant...
LE P O R T E U R O U L ' H O M M E - O I S E A U .
N in n i p i m u t a n i n n u a t u t a n i m i u n u a u
J e p o r t e les misè res d e m o n p e u p l e
N in n i p i m u t a n eshi p i k a n i k a n assi
J e p o r t e les b l e s su res d e c e t t e T e r r e
Il brandit la pierre et la jette au sol. Il s'agenouille et se
penche vers la Terre...
LE P O R T E U R .
N i p e t e n assi, e t e p u e m i k a t
J ' e n t e n d s c r i e r le v e n t r e d e la T e r r e
H écoute, l'oreille tendue :
kassinu t s h e k u a n assit ka u t s h i p a n ,
un i t sh i s s i t akanu
Il d i t : la s o u r c e d e ce t te t e r r e est o u b l i é e
U e p i n a k a n u t auassi t , u t e u m u e assit
ka u t s h i p a n n i t a u
Il dit : la T e r r e est u n e p e r s o n n e q u e l ' o n
p e r c e
et viole e n c r a c h a n t dessus. . .
LE P O R T E U R .
Elle di t : qu i m ' a d é c h i r é e ?
d e q u e l d r o i t dis-tu q u e j e t ' a p p a r t i e n s ?
27
qui es-tu ?
es-tu celui qui m e blesse ?
o ù s o n t m e s e n f a n t s ?
la r o u t e d u ven t
e m p o r t e l eurs c e n d r e s . . .
On entend les outardes portées par le vent... elles rient
peut-être... comme les esprits de nos enfants emportés par
la mort.
2 8
SCÈNE II
La Parade funéraire
Une jeune indienne... elle vient portant contre sa poitrine
une dérisoire poupée de maïs... peut-être aussi son enfant
à elle...
Elle regarde la foule.
Ses longs cheveux noirs tombent sur ses épaules. Son corps
magnifique est peint avec les couleurs de la mort... Des
bracelets de perles de verre jaunes et oranges ornent ses
chevilles.
Elle, marche... accompagnée par les indiens des Andes qui
soufflent dans leurs longues flûtes en frappant la terre
avec, leurs pieds.
Combien de nos enfants meurent-ils ainsi ?
Un cloche d'église fend, fer contre fer, la nuit de nos mur-
mures...
Combien de fois avons-nous vu nos enfants mourir ainsi,
accrochés a la poitrine de trop jeunes mères.
Le glas de fer déchire nos chants. La parade de la mort
s'ébranle, naïve, maladroite, irréelle.
31
Elle évoque ce génocide lent des indiens de l'Amérique,
actuelle : ceux du Guatemala, ceux du Pérou, et ceux
d'Amazonie, etc.
Le Porteur, l'homme-oiseau ouvre avec des feuilles de
tabac brûlantes,le chemin des os... il nous conduit au
pays des morts.
Est-ce n o u s qu i a l l ons
au pays de s m o r t s ?
Est-ce n o u s t ous
qu i d i spa ra i s sons
ensevel is a u c œ u r de la T e r r e ?
P o u r q u o i d e v o n s n o u s m o u r i r ?
la T e r r e s ' ouv re p o u r n o u s
la c e n d r e d e n o s a n c ê t r e s est sur n o u s
N 'y a-t-il q u ' u n e T e r r e a r d e n t e d e d o u l e u r
S o m m e s - n o u s e n t r é s d a n s l ' o m b r e ?
Le vent des plûtes se tait. Nous sommes parvenus aux
rivages de la mort. Ici, nos ancêtres dorment ; leurs os
nourrissent la Terre, cette Terre fertile noyée dans l'esprit.
Cette jeune indienne qui porte pour la dernière fois son
enfant mort, ultime jouet de sa pauvreté parmi les feuilles
de tabac brûlantes.
Cette jeune indienne n 'est-elle pas semblable à la vierge
catholique de l'église, avec son enfant mort qui pend entre
ses bras ?
3 2
La parade cesse. La jeune femme sème alors dans les
entrailles de la terre ce petit corps de maïs... nous sommes
sans futur !
Seul le vent gémit parmi les arbres et le désordre des cor-beaux criards, emportés.
3 3
SCÈNE HI
Le Loup de la finance
La lune immense se renverse dans le présage. Un loup
hurle, ivre de lumière.
Le. Loup de la finance, riche conquérant de l'ouest améri-
cain, coxuboy de cabaret, véritable personnage de bande
dessinée, se tient debout sur un baril d'huile.
Il porte un magnifique chapeau de coxuboy en paillettes
argentées ; des liasses de billets de banque pendent de ses
poches.
C'est lui, le Loup de la finance, le loup financier du
monde de. l'homme blanc. Il possède tout. Tout est à lui, la
Terre, la ville, les humains.
Une musique de discothèque l'accompagne.
R chasse l'indien de ses terres. Il chasse même les morts
indiens de leur cimetière... Il détruit les semences de notre
survie ; changer l'indien en homme blanc, en faire un
homme enseveli sous la ville...
R s'adresse au Porteur :
LE L O U P DE LA F INANCE.
Sors d u v e n t r e d e la t e r r e
H o m m e d e m a ï s
Sor s d u v e n t r e d e la T e r r e
3 7
LA TERRE TOUTE ENTIÈRE
DÉSORMAIS M'APPARTIENT
t o n d e s t i n t o u t e n t i e r
m ' a p p a r t i e n t . . .
T u n ' a s p l u s d e t e r r e
tu n ' a s p l u s d e n o m
tu n ' a s p l u s rien
va-t-en. . . va-t-en. . .
tu n ' a s p l u s d e n o m
tu n ' a s p l u s d e T e r r e
TU N'AS PLUS RIEN
va-t-en. . . va-t-en. . .
Chassé du ventre de la Terre, défiossédé de son identité,
l'homme-oiseau, le Porteur des peines du monde devient
la marionnette vivante du Loup de la finance.
R danse, secoué, manipulé,comme par magie, envoûté
par l'illusion de l'argent...
La musique infernale déchire la nuit...
L E P O R T E U R .
ALL IS DOUBLE
LITTLE DOLL
ALL IS DOUBLE
TOUT EST DOUBLE
p e t i t e p o u p é e
t o u t est d o u b l é
3 8
les a n i m a u x e t les h o m m e s
les p l a n t e s e t les h o m m e s
ALL IS DOUBLE
LITTLE DOLL
ALL IS DOUBLE
T o u t est d o u b l é
la vie la m o r t
le t e m p s l ' a r g e n t
Soudainement, la lune s'obscurcit en inversant sa
lumière puis à nouveau son visage blanc et neigeux
déchire les fumées de la nuit...
L'homme-oiseau est ainsi illuminé par la vision lu-
naire... passé et futur se confondent dans la prophétie...
L E P O R T E U R .
J e vois.. . j e vois.. .
d a n s l ' œ i l i m m e n s e d e la l u n e
les t e n t e s p e r d u e s d é c h i r é e s
a b a n d o n n é e s a u lo in d a n s la n e i g e
les h o m m e s e t les f e m m e s
s o n t assis d a n s les t é n è b r e s
ils s o n t c o u v e r t s d e c e n d r e s . . .
ALL IS DOUBLE
LITTLE DOLL
ALL IS DOUBLE
3 9
La musique infernale reprend de plus belle.
Le Loup de la finance, pareil au maître de piste d'un grand cirque, pareil au meneur-de-jeu des bingos minables, invite l'homme- oiseau à tenter sa chance dans le grand monde civilisé...
R lui jette des billets de banque au visage...
LE LOUP DE LA FINANCE.
WELCOME
ENTRE... dans le CRAND MONDE CIVILISE ENTRE... dans la GRANDE VILLE MAGIQUE ENTRE... IN THE BIG MAGIC CITY
tu n'as plus rien tu n'as plus de nom tu n'as plus de terre
tout désormais m'appartient
AH... AH... AH... AH...
ENTRE... ENTRE... DANS LA GRANDE MÉCANIQUE
THIS IS A TRUE STAGE
TO REACH THE TOP
ENTRE... ENTRE-DANS LE GRAND BUILDING HUMAIN-TOUT M'APPARTIENT
AH... AH... AH... AH...
4 0
L'homme-oiseau entre alors à nouveau dans le premier cercle-des-herbes-de-la-guérison...
Une pluie de déchets s'abat des étoiles ; les quatre Lunes
solsticielles et équinoxialles se vident...
Les quatres Lunes vomissent une pluie de déchets sur la Terre sacrée.
Le Porteur des peines du monde s'effondre... désormais
« indien-des-vilks », sans identité, perdu, seul et défait...
La vie est violée sous l'envoûtement de la consomma-tion...
VOIX DE FEMME.
VOUS VIEILLARDS ÉTERNELS
AUX COEURS DE PLASTIQUE
VOUS QUI RÊVEZ DE LA LUXURE INFINIE
AU SOMMET DE VOS TOURS DE VERRE
VOUS LES ARTISANS DU POUVOIR
QUI DOMESTIQUEZ L'HOMME
LA TERRE MOURANTE N'EST-ELLE PAS
VOTRE ULTIME CAPRICE ?
La musique est suspendue...
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SCÈNE IV
La Purification
Des craquements jaillissent de la nuit... des voix fusent, inquiétantes...
Le feu jaillit de la terre et enserre le premier cercle-des-
herbes-de- la guérison...
Le Porteur des pànes du monde est emprisonné par un
cercle de feu, au cœur de la terre mourante, de la terre
anéantie... au cœur du désespoir le plus profond...
Nous sommes au fond de nous-mêmes, sans identité, avec
seulement la honte de nous-mêmes qui brûle dans la nuit
la plus noire...
UNE INDIENNE.
Uapatanit tshekuanu rue tekuanit tshimissimikutit
Montre-leur ce que tu as dans ton sac
Uapatanit tshekuanu nte tekuanit tshiteit Montre-leur ce que tu as sur le cœur
Uapatanit nenu eshpishan tshikassinita munnu
tshetshi nistutakau Montre-leur ta lourde blessure HURLANTE
afin qu'ils puissent voir...
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Dans ce lieu désolé, où rôde la mort réelle, le Porteur nous
dévoile sa charge deportageur, c'est la mort réelle, sa pro-
pre mort !
LE PORTEUR.
n i p u n i n n u i m a k u a n
t s h i i a n a t n t e
t s h i k u n e n i t e n a n u
LA M O R T e s t u n e P E R S O N N E
et c ' e s t n o u s - m ê m e s . . .
Lentement, il sort une bouteille d'alcool et il boit... il
s'effondre...
UNE VOIX DE FEMME.
m i s h a u t a p u e i s k u t e u a p u i
m i s t a m i n a n u n
e k u e i t e n i t a k a u e n n i m a t t s h i n
a p u t s h e k u a n i t a p i t s h i a n
n u a s h e k u e n i p a t
i s h k u t e a p u i n i p a t a u t s h i t i n n i u n a n u
i s h k u t e u a p u i t s h i m a t s h i t u t a k a n u
m i a m k a u a p i s h i t
ka ish i p i k u n a k i n n u - a s s i n u
UNE AUTRE VOIX.
Il y a t e l l e m e n t d e b o i s s o n
les g e n s e n b o i v e n t t e l l e m e n t
q u ' i l s e n MEURENT
La douleur nous brûle, la déchirure de la dépossession
nous dévore,, l'alcool nous tue.
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SCÈNE V
L'Esprit du Cerf ou le maître des caribous
L'esprit rôde, puissant.
La Terre de la toundra vibre comme un tonnerre sous la
force de sa course, de son souffle.
UNE VOIX D'HOMME.
Tshitapamek tshitapamek eukuean ne
Papakuasik'w atikua katipenimat
UNE AUTRE VOIX.
REGARDEZ REGARDEZ
C'est PAPAKUASIK'W
le m a î t r e d e s c a r i b o u s . . .
C'est mon grand-père qui chante-
Un vieil indien Montagnais-Innu chante en s'accompag-
nant de son t e u i k a n , son tambour. R chante un chant-
de-rêve. R chasse la force-du-rêve au travers l'orage et le
tonnerre de son tambour.
Mon grand-père rêve, il appelle Papakuasik'w...
C'est lui le maître-des-caribous, l'animal pur et libre...
c'est lui la beauté et la justesse de l'esprit qui danse...
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C'est le Porteur des peines du monde,l'homme-oiseau qui,
transformé, danse avec sa branche caribou sur la Terre
sacrée...
Il danse, magnifique autour du « cercle-des-herbes-de-la-
guérison », autour de cette nourriture sacrifiée... il danse
en lutte avec la mort.
C'est Papakuasik'w, le caribou magique qui chante...
C'est cela, la religion indienne !... le chant du rêveur et la
danse de l'esprit sont notre force ultime, la volonté de
notre souffle.
PAPAKUASIK'W.
Tshekuan uet minin ?
Pourquoi bois-tu ?
LE PORTEUR.
Nimin usham innu um nin eku innut
miam atum eutuan
Je bois parce que je suis indien
je bois pour oublier la tristesse de la Terre
qui me tue...
PAPAKUASIK'W.
ekuan ishpish kassinita
ne sois pas triste...
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tshipuamun nte tshikuneniten menuat tshimeskanam ishinakun tshetshi mishkutshipinin nte uetuten
kassinu ma ka natuut auen shutshenitakushut
un chasseur doit vivre comme un chasseur il faut changer les chasseurs sont des hommes très puissants il y a un vrai chemin pour le rêve de l'indien
cette terre est notre Terre... c'est la Terre de l'indien
Ce texte est récité pendant la danse du caribou.
PAPAKUASIK'W.
Écoute... je suis ton grand-père je suis très puissant
Écoute mon chant
j'ai beaucoup de puissance tu es un indien qui marche
sur le cercle-des-herbes-de-la guérison
Écoute... prends ma puissance
danse avec moi danse avec moi...
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SCÈNE VI
Le Chemin des étoiles
Nous sommes parvenus au sommet de la vision, et nous
sommes arrivés devant notre ombre.
Le poids de notre mort réelle, « de ce qui nous tue », a été
déposé puis dévoilé et révélé-
Un autre voyage commence...
Le Porteur des peines du monde transporte son double ;
squelette percé de deux torches de feu...
R traverse le fleuve, de la nuit, en équilibre sur le grand
serpent céleste...
Un immense serpent déplantés sacrées coupe l'espace ri-
tuel en le divisant en deux moitiés ; il symbolise, le chemin
des étoiles, la Voie Lactée.
Retourner à la vie. Renaître. Remonter à la lumière.
Notre soleil, le voilà, c'est lui qui marche avec courage
reconquérir sa lumière.
Ici, à ce moment, il n'y a plus de spectacle ; nous sommes
au cœur du danger... c'est ici le chemin courageux des
shamans, c'est le chemin de nos ancêtres... il s'agit alors
d'un acte de courage véritable.
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Une musique grandiose envahit l'espace, les chants et le tambour accompagnent le porteur des peines du monde dans sa marche de purification vers le jour.
Le Porteur de notre culture, l'homme-oiseau, nous a révélé toutes les peines de la Terre ; ce qui nous menace et qui nous détruira à jamais, nous et nos enfants.
LE PORTEUR.
Nishinituk nishimituk uitshik'w tshetshi shutshishiian nui apistan tshishutshi unuau tsheshi asteieshushiian nte pet uetiteian
J'ai besoin de votre force donnez-moi votre force pour que je puisse finir mon voyage...
Le Porteur s'adresse ici aux humains-du-bord-du-monde, aux spectateurs.
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SCÈNE VII
La Danse, de V'aigle-blanc ou la naissance du jour
La gueule, de l'immense serpent vomit un feu, c'est le feu
de l'aube.
Une plate-forme funéraire se dresse au cœur du deuxième
cercle-des-herbes-de-la-guérison. Deux grandes ailes de bois
s'échappent de la plate-forme ; des feuilles de tabac et des
cheveux humains y sont suspendus, agités par le vent.
L'homme-oiseau saisit son double... il vient se délivrer du
poids de sa propre mort en l'offrant au sommet de cette
pyramide d'arbres.
Puis, le sifflement d'une flèche enflammée déchire la nuit
définitive et allume le brasier solaire, vainqueur des
ombres.
Le feu vivant de l'aube danse...
LE PORTEUR.
Ô GRAND AIGLE
maître de la vie et de la mort
pour la dernière fois sur cette terre il se peut qu 'une petite racine de l 'arbre sacré vive encore
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Ô GRAND AIGLE
que l 'arbre sacré refleurisse
ÉCOUTE-MOI
non pour moi-même mais pour mon peuple
ÉCOUTE-MOI
afin qu'il guérisse dans le cercle sacré de la délivrance
Ô GRAND AIGLE
FAIS QUE MON PEUPLE VIVE1
HEY... HEY... AH... AH...
1 . P r i è r e d u S i o u x B l a c k E l k , h o m m e s a c r é d e l a n a t i o n d u S i o u x - L a k o t a .
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Le Porteur s'est alors transformé, en jeune aigle blanc.
Un jeune aigle blanc danse sur la Terre sacrée.
Le vol du magnifique épervier symbolise la blanche
lumière du jour renaissant ; il est cette lumière pure de
l'Est qui pénètre notre esprit et lave notre cœur.
Le chant du tambour indien résonne puissamment.
L'aigle s'envole ... dans un déchirement de tonnerre et
d'éclairs, il disparaît.
Seules se consument, au cœur du brasier solaire, les cen-
dres de la mort.
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Yves Sioui Durand est né le 11 mai 1951 à Québec. Il est descendant Huron-WendaL Les Hurons-Wendats habi-taient au m o m e n t du contact avec les Européens leurs terres ancestrales de la région des Grand-Lacs. Ils furent parmi les premiers peuples amérin-diens à subir la diaspora et la
quasi-disparition en Amérique du Nord.
Yves Sioui Durand vit toute son enfance à la réserve du vil-lage Huron (Wendake) non loin de la ville de Québec qu'il quitte à la mort de sa mère. Il est aujourd'hui créa-teur, artiste engagé envers le m o n d e Amérindien et la société contemporaine au sein de laquelle il vit et travaille.
Dramaturge, acteur et metteur en scène, il est aussi le p ionnier du théâtre Amérindien au Québec et fondateur des productions ONDINNOK.
Précurseur, il l'est à la fois dans le m o n d e autochtone canadien et dans la société contemporaine. Il a le courage de s'affirmer et de vivre son indianeté positivement.
De plus, il a tissé des liens étroits avec de nombreux artistes autochtones canadiens. Il s'efforce de faire connaître la spécificité amérindienne québécoise au reste du pays.
A c h e v é d ' i m p r i m e r
en ju i l l e t 1992 s u r les p r e s s e s
d e s A t e l i e r s G r a p h i q u e s M a r e V e i l l e u x Inc .
C a p - S a i n t - I g n a c e . Q u é .
Ce drame réunit, au-delà de la mémoire en-
fouie sous le joug des abaissements, des
Amérindiens de IAmérique du Nord de du Sud
pour la ré-appropriation de la spiritualité comme
territoire imaginaire intact.
Il s'agit d'un acte de courage qui nous dévoile
le pouvoir civilisateur de l'homme de culture, de
l'artiste créateur, du «shaman» qui, porté par son
amour du monde, manipule forces et symboles au
cœur de la puissance réelle du rêve.
ISBN : 2 -7609-0198-X
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