le sphinx - 3 preùiers chapitres
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Comme un feu d'artifice
Le Maître d'Œuvre gravissait lentement les derniers mètres qui le séparaient de sa victime.
Il montait d'un pas régulier, profitant de chaque instant. C'était une belle matinée de juin.
L'air chaud et poussiéreux était lourd d'une odeur familière de sève et de terre sèche. Le
chant strident des cigales l'accompagnait. Il se retourna. Tout en bas, la ville était écrasée de
soleil, noyée dans une brume de chaleur. Il avait appris à aimer ce paysage. Il sourit, inspira
profondément et ferma les yeux. Quand il les rouvrit, ce fut pour s'efforcer de graver chaque
détail. C'était la dernière fois.
Plus haut, il croisa un groupe de touristes. Ils s'étaient arrêtés le long du chemin, pour se
reposer un peu. Il les salua poliment mais personne ne lui répondit. Leurs visages rouges
ruisselaient de sueur. Des hommes et des femmes, plutôt âgés. La plupart étaient
encombrés de gros sacs, d'appareils photo, de bâtons de marche. Il eut envie d'échanger
quelques mots avec eux, de leur dire que le sommet était proche, mais il n'en fit rien. Son
temps était compté. Il reprit sa lente ascension.
Il parvint au sommet de l'escalier de pierre brute. Devant la lourde grille entrebâillée, une
pancarte indiquait en lettres dorées: "Cathédrale Notre Dame de La Garde, entrée ouverte
au public de 7h à 19h", puis juste en-dessous : "Interdit aux colporteurs et aux mendiants".
Un homme en habits sales était allongé sur le bas-côté, dans l'ombre relative d'un laurier. Il
dormait. Une bouteille de verre vide, sans étiquette, dépassait de la poche de sa veste.
Posée sur le bord du chemin, sa casquette invitait à l'aumône. Il y déposa une pièce.
Il franchit le portail. La cathédrale lui apparut alors dans toute son insolente beauté.
Des années auparavant, au cours de sa première visite, il avait ressenti un choc physique en
découvrant l'édifice. Aujourd'hui encore, après toutes ces heures passées à l'observer, à le
jauger, une émotion complexe l'étreignait. S'y mêlaient étonnement, humilité, tendresse, et
quelque chose d'autre encore qui se refusait à sa compréhension et le laissait assoiffé.
Ensuite, comme une vague qui balayait tout, venait le jugement esthétique. L'édifice était-il
trop étroit, ou trop haut? Il n'avait jamais su le dire, mais quelque chose dans ses dimensions
le dérangeait. C'était assurément une masse considérable, juxtaposition de lignes de pierres
blanches et noires d’un effet saisissant. Un colosse zébré, gorgé de soleil, classique
d'apparence mais confusément difforme, sensuel, arrogant, magnifique.
Il y avait déjà foule sur le parvis. Dans une irrévérencieuse pagaille, des dizaines de groupes
de toutes nationalités s'agglutinaient autour de pancartes bariolées et numérotées. Le
Maître d'œuvre scruta les visages un à un. Des grappes d'enfants tournoyaient en hurlant
entre les jambes de touristes, l'un avec un sandwiche à la main, un autre parcourant les
pages d'un guide touristique, un autre encore cherchant la meilleure vue pour une
photographie souvenir. En léger contrebas, des cars et des voitures, manœuvrant tant bien
que mal dans l'espace réduit du petit parking, soulevaient des nuages de poussière. Ce lieu
grouillant de vie tranchait avec l'austérité du flanc de la montagne qui avait entouré d'une
paix profonde sa montée solitaire. Pour autant, la popularité du lieu de culte ne gênait pas le
Maître d'Œuvre. Il n'avait jamais été habité par le sentiment religieux. Il lui paraissait
raisonnable qu'on puisse aimer et glorifier le Seigneur aussi sûrement par un rire, même
gras, que par la plus émouvante des prières.
Il fit le tour du bâtiment d'un pas tranquille. Il connaissait l'emplacement de chaque caméra
de sécurité et les ignora soigneusement. Sa barbe blanche et son panama masquaient
largement ses traits.
A l'angle sud-est, où la vue était moins belle et où personne ne s'arrêtait jamais, il contempla
pensivement la base de la façade, cachée par un bosquet d'arbustes.
Puis il reprit sa marche jusqu'à revenir à son point de départ.
La chaleur avait encore augmenté, et la foule sur le parvis continuait de grossir. Secouristes
et ambulanciers étaient sur le qui-vive. L'âge des pèlerins, la fatigue causée par la montée, la
température excessive, le manque d'air par promiscuité, l'excitation du but atteint, tout
concourait à augmenter les risques de syncope, ou pire.
C'était un bel endroit pour mourir.
Pris d'une brusque inspiration, le Maître d'Œuvre suivit un groupe qui se dirigeait vers
l'escalier de la crypte. En passant devant la rambarde, il crut voir une ombre bouger sous les
marches. Protégé par les touristes qui l'entouraient, il fouilla l'obscurité. Personne. Rassuré,
il se fondit dans le groupe suivant.
La guide fit une pause à mi-chemin de l'escalier.
- Fondée au Ve siècle par Saint Jean Cassien, édifiée au XIXe siècle dans l'extravagant style
romano-byzantin, Notre Dame de la Garde domine de sa masse monumentale toute
l'agglomération de Marseille.
Elle se contentait de réciter consciencieusement le texte officiel, à voix haute et claire,
s'accompagnant de gestes amples, visibles de tous.
- C'est la Bonne Mère. Elle est vénérée par toute une région et chantée par les poètes. Chère
au cœur de Marius et Fanny, elle veille chaque jour sur l'activité turbulente de la ville. Elle en
reflète l'excentricité et la démesure, car les Marseillais sont connus pour posséder ces
qualités au plus haut degré (Il y eut quelques rires). Monumentale, inclassable,
exceptionnelle, la Bonne Mère reçoit près de deux millions de visiteurs par an. Elle n'est pas
seulement un lieu de pèlerinage, une étape sur le chemin de Saint Jacques: c'est l’âme de
Marseille, la fierté de tout un pays. Messieurs-dames, je vous en prie, conclut-elle en
reprenant l'ascension.
Parvenus au premier palier, ils traversèrent un pont de bois, au milieu duquel ils firent une
nouvelle halte.
- Comme vous le constatez, on n’accède pas à la cathédrale par une porte, comme partout
ailleurs, mais par un pont. Et si vous regardez bien les chaînes là-haut, vous verrez que le
pont peut être remonté. Et qu'est-ce qu'un pont qu'on peut remonter?
Un garçon leva la main:
- Un pont-levis!
- Exactement, sourit la guide. C'est qu'ici, on ne fait pas les choses comme tout le monde.
Tout d'abord, un pont-levis c'est plutôt de l'ouvrage militaire. On construit un pont-levis
quand on pense que le bâtiment pourrait être l'objet d'une attaque. Or je vous le rappelle,
Notre Dame est un édifice religieux. Bizarre, non? En fait, l'explication est simple. La
cathédrale a été bâtie à une période où l'on aimait puiser son inspiration dans les racines du
passé. C'est l'époque dite "romantique". Voyez par exemple Neuschwannstein en Bavière, ce
château qui ressemble à un château de conte de fées. Il a été construit à la même époque.
Elle se pencha par-dessus la rambarde.
- Vous me direz, il y a une autre voie d'accès. Mais elle est guère moins insolite! Elle consiste
à passer par le restaurant du rez-de-chaussée. Dans le pays, un proverbe dit qu'on ne prie
pas moins bien le ventre vide, mais pas mieux non plus. Maintenant, vous savez pourquoi! A
présent, je vais vous demander encore un petit effort. Il reste quelques marches à gravir
pour arriver au Saint des Saints. Mais croyez-moi, vous ne le regretterez pas.
Les derniers degrés étaient effectivement les plus durs. Ils débouchèrent en sueur sur le
palier supérieur, et s'arrêtèrent à peine pour admirer les deux battants de la porte d'entrée,
pourtant somptueusement décorés. Ils entrèrent dans la basilique.
A l'intérieur, l'air était irrespirable.
La nef, qui paraissait deux fois plus vaste à l'intérieur que vue de l'extérieur, était pleine à
craquer d'une foule remuante et bruyante. Il s'écarta de son groupe, glissa discrètement le
long du mur et trouva une position relativement isolée derrière un pilastre de marbre
polychrome.
Il prit d'abord le temps d'observer les visages dans le public. Une ligne continue de pèlerins
passait devant les exvotos incrustés à hauteur d'yeux dans le marbre. D’autres plaques aux
lettres dorées rappelaient les actions de grâce de la communauté évangélique. Une femme
âgée, dont les vêtements et les mains trahissaient l'origine rurale, murmurait une prière
muette, les yeux levés vers la statue de Notre Dame. Un couple tâchait de déchiffrer les
lourds symboles ésotériques et les textes cyrilliques qui serpentaient sur les murs. Une
mère, son nouveau-né dans les bras, parcourait lentement le flanc nord tapissé de tableaux
représentant, selon les cas, des scènes de dévotion ou des tempêtes en mer. Du plafond,
constitué par trois demi-sphères entièrement recouvertes de peinture d’or et de motifs
finement ouvragés, pendaient de longues processions de petits navires, pour la plus grande
joie des enfants, cous tordus vers le ciel, regards avides.
Sans ostentation, le Maître d'œuvre se concentra pendant une minute sur vers le sol tapissé
de carreaux de mosaïques orientales. On aurait dit qu'il priait.
Puis il se leva et se dirigea tranquillement vers la sortie. Dehors, il consulta sa montre. Il avait
le temps. Il se promena nonchalamment sur le belvédère. Contrairement aux badauds qui
admiraient le panorama donnant sur la baie, il s'intéressa longuement à la façade de la
basilique, chaussant ses lunettes de soleil quand il devait fixer un point trop lumineux. A
cette heure et sur cette esplanade de pierre blanche qui reflétait violemment l'intensité des
rayons, personne ne restait longtemps. Malgré le vent léger, il cuisait debout, mais au moins
le lieu était-il relativement désert.
Quand il n'y tint plus, il descendit dans la crypte. Il accueillit avec reconnaissance les
bouffées d'air frais qui, dès l'entrée, lui caressèrent le visage. Quand ses yeux se furent
habitués à la pénombre, il avança dans la travée centrale et s'assit silencieusement. C'était le
seul lieu de recueillement de toute la cathédrale – du moins aux heures de visite. Moins
connue que la basilique, parce que beaucoup plus sobre, la crypte était aussi moins
fréquentée. Sous les voûtes sombres et basses, une vingtaine de personnes étaient assises
sur les bancs. La plupart priaient, tête basse et mains croisées. Il s'abandonna au silence
apaisant.
En quittant la crypte, il passa la main sur l'épaule gauche de la statue de Pie IX. C'était,
paraît-il, un gage de bonne fortune.
Plutôt que de reprendre l'escalier de mille marches osseuses à flanc de colline qu'il avait
emprunté à l'aller, il descendit par l'entrelacs de ruelles qui menaient, via la rue
Vauvenargues puis la rue de la Croix, jusqu'au Vieux Port. Trente minutes plus tard, ayant
entièrement contourné le U des embarcadères, il se trouvait en face, Place Jules Verne. Il
était une heure moins le quart, il avait faim. Dans un fast food asiatique à l'entrée de la
Canebière, il avait acheté une sorte de sandwich à base de légumes et de poulet frit. La
photo sur l'affiche du menu lui avait donné l'eau à la bouche. Il s'accroupit sur la première
marche du large escalier qui montait par gradins successifs vers le quartier du Panier,
décapsula une canette de coca et but à longues gorgées. Tout en ouvrant le papier gras qui
protégeait son sandwich, il balaya l'horizon autour de lui.
La Place était vaste, plantée d'arbres et entièrement dallée. Il avait choisi cet emplacement
longtemps auparavant. Ainsi, il avait un œil sur la ville à sa gauche, en enfilade du Vieux Port
et de la Canebière qui étirait ses jambes presque jusqu'à lui; et sur Notre Dame de la Garde,
juste en face, flèche dressée au sommet de la colline. Le point de vue était parfait.
Il n'était pas seul, ce qui était également une bonne chose. A sa gauche, à une dizaine de
mètres seulement, deux amoureux étaient tendrement enlacés. Ils étaient très jeunes, peut-
être même la fille était-elle mineure. Devant lui, debout sur le trottoir, une femme et ses
trois enfants admiraient le paysage. La petite fille jouait avec quelque chose qu'elle avait
dans la main. Les deux garçons lorgnaient les bateaux d'un air perplexe. Il se retourna. Plus
haut, des adolescents partageaient les reliefs d'un pique-nique. Ils parlaient fort mais ne
semblaient pas vraiment agressifs. Un vieux Monsieur dont le crâne osseux était protégé par
un béret semblait chercher un second souffle à l'ombre d'un platane. La chaleur était de plus
en plus accablante, même sous les arbres. Le Maître d'œuvre but encore une gorgée de
coca. Il était presque l'heure. De la poche de son veston, il sortit un appareil oblong, noir et
lisse. Il en ôta le clapet. Il restait moins d'une minute.
Une dernière fois, il leva les yeux vers la Bonne Mère. Elle resplendissait de soleil au sommet
de son piton calcaire, en plein cœur de la cité qu'elle surplombait sur son esplanade
rocheuse et désolée. Au sommet du campanile, on distinguait parfaitement la statue de la
Vierge Marie. La Bonne Mère, qui protège ses enfants… Il repensa à une jeune fille qu'il avait
remarquée dans la crypte. Un détail lui revint: elle portait des vêtements gothiques, cape et
jean noirs, tee-shirt noir avec des motifs d'elfes et de dragons. Etonnant comme la mémoire
pouvait faire ressurgir des détails anodins aux moments les plus improbables. De quoi se
souviendrait-il, après coup? Quelles images resteraient, quels souvenirs disparaîtraient?
Une alarme vibra dans la poche de son pantalon. Le boîtier noir confirma qu'il ne restait que
quelques secondes. Il eut un léger pincement au cœur, puis, quand l'écran afficha "0", il
débloqua une sécurité, composa un code à quatre chiffres et appuya sur un bouton.
Il ne se passa rien pendant une longue seconde, puis l'horizon se brouilla et, un court instant
plus tard, un son épouvantable ébranla la place. C'était un roulement de tonnerre qui
paraissait venir à la fois du Ciel et des entrailles de la terre. Les vitres tremblèrent, certaines
explosèrent. Terrifiés, des passants se jetèrent au sol. Puis ce fut le silence, aussi
immédiatement qu'était venu le bruit.
Le Maître d'Œuvre se surprit à considérer la situation d'un œil strictement professionnel.
Les trois enfants sur le trottoir se mirent à hurler à tue-tête. Aussitôt après, un cri
d'épouvante, à glacer le sang, s'éleva du haut de la place, bientôt suivi de nombreux
hurlements. "Regarde!" s'époumonait le garçon amoureux. "Regarde! Là! La cathédrale!".
Tout autour, les mêmes cris ou hurlements retentissaient, poussés par des centaines de
bouches grandes ouvertes. Certains tombaient à genoux, d'autres se tordaient les mains,
sans même s'en rendre compte.
Le Maître d'Œuvre rangea discrètement son appareil dans sa poche, puis il se leva et marcha
vers le haut de la place, à pas saccadés, comme si lui aussi était pris de panique. Mais il
observait soigneusement autour de lui.
Il parvint à la hauteur du vieil homme au béret. L'homme était horrifié. Les deux bras croisés
sur la poitrine, il murmurait "Bonne Mère! Ô Bonne Mère!". Il tremblait tellement que ses
jambes le lâchèrent. Le Maître d'Œuvre se précipita vers lui, le rattrapant au dernier
moment. Son regard était hagard. La bouche ouverte, il balbutiait des mots incohérents.
"Oui oui, restez tranquille, quelqu'un va venir", dit doucement le Maître d'Œuvre. Il reprit sa
progression.
Les adolescents dévalaient la place en direction du port, laissant sur place la nappe et les
couverts. Une fille le frôla. Son visage était baigné de larmes. Ses cheveux blonds flottaient
au vent, comme une couronne de flammes.
Parvenu Place des Augustines, où sa berline l'attendait, moteur au ralenti, il se retourna et
porta un ultime regard sur son œuvre.
C'était du bon travail. Là où Notre Dame se tenait encore, orgueilleuse et fière, quelques
secondes auparavant, il n'y avait plus qu'un amas de débris en flammes, enveloppé d'un
épais nuage de fumée et de corolles de cendres, qui montaient lentement dans le ciel bleu
azur. De gros morceaux de rochers continuaient de débouler le long de la colline, avant de
heurter violemment les façades des maisons ou des immeubles en contrebas. Pris de
panique, les habitants du quartier d'Estienne d'Orves refluaient en masse vers le Vieux Port,
tandis que sur la Canebière et dans les environs, la Ville semblait pétrifiée. Des milliers de
piétons figés comme des statues de pierre étaient tournés vers le trou obscène et fumeux où
tant de vies et tant de prières avaient disparu en un instant.
Les premières sirènes des pompiers retentirent. C'était l'heure. Il s'engouffra dans la voiture
et fit signe au chauffeur de rouler. Il disparut dans la circulation.
Effets et conséquences
Le Monde – 14 Juin
Au surlendemain de l’atroce attentat qui a presque totalement détruit la cathédrale Notre
Dame de la Garde et provoqué une vague d'indignation partout dans le monde, le bilan des
pertes humaines continue de s’alourdir. Les chiffres officiels font désormais état de 347
morts, 513 blessés – dont une quarantaine dans un état critique – et une centaine de
disparus. Plusieurs centaines de témoins sont suivis par les services psychologiques de la
Ville. Il est malheureusement à craindre que la liste des victimes continue de s’allonger.
Sur place, les équipes de sauveteurs se relaient en permanence pour tenter de retrouver des
survivants, mais aussi pour extraire les cadavres des décombres avant que les risques
d'épidémie ne soient trop importants. C'est une course contre la montre qui est engagée,
une course contre la mort. Avec les heures qui passent, l’espoir s’amenuise. En fin d’après-
midi hier, une femme a pu être arrachée à sa gangue de gravats. Bien qu’en état de choc et
extrêmement fatiguée, elle a témoigné de son calvaire. Au moment où la machine infernale
explosait, quand des tonnes de pierres, de béton et de verre s’effondraient au-dessus de sa
tête, elle a pu s’abriter sous une colonne de granit qui, en tombant, a formé une arche
miraculeuse. C’est cette arche qui, sans doute, lui a sauvé la vie. Tous n’ont pas eu cette
chance. Un peu plus tard, sur les indications de la survivante, un couple et leur petit garçon
ont pu être dégagés. Pour eux, malheureusement, il était trop tard.
(…) De fait, selon l’attachée de presse du Ministre de l’Intérieur, malgré les moyens
extraordinaires déployés pour retrouver la trace du ou des terroristes, aucun indice sérieux
n’est encore remonté à la surface. L’enquête mobilise en permanence sept inspecteurs
chevronnés et des centaines de policiers. Il paraît évident désormais que l’attentat a été
mené avec un soin extrême, tant dans sa préparation que dans son exécution. Si l’on en croit
Alain Barbier, Directeur de l’INVT1 qui s’exprimait hier sur TF1, "La démolition d’un bâtiment
aussi complexe et étendu que Notre Dame de La Garde relève de l’impossible, tout au moins
de l’exploit". Pour Barbier, l’organisation a dû être si méticuleuse qu’il est impossible
d’imaginer qu'il y ait eu une erreur de timing : "Il est évident que les terroristes ont fait
1 Institut National de la Veille sur le Terrorisme
sauter les bombes au moment précis qu’ils avaient choisi, c'est-à-dire en fin de matinée,
heure de grand passage. Ils n’ignoraient pas que la basilique serait noire de monde".
L’Eclair – 17 Juin – Mais que font les politiques? Editorial de Gilles Dervieux
Ne restez pas chez vous bien cloitrés, bien au chaud, sortez vite! Courrez, courrez les yeux
levés vers le ciel, et ne vous arrêtez que quand la nuit étoilée brillera au-dessus de vos têtes!
Sinon quoi ? Sinon qui sait ce qui peut vous tomber dessus ? Un pan de mur ? La structure
embrasée d’un immeuble en flammes ? Le World Trade Center ? Et même la voûte céleste,
qui l’en empêcherait ?
Au sommet de la colline où la Bonne Mère étendait autrefois sa grande silhouette, il n’y a
plus qu’un plateau lunaire, encombré de débris informes. C’est un paysage de ruine et de
désolation qui tord les tripes. "Vous qui entrez, abandonnez toute espérance". Des
décombres émergent, ça et là, des morceaux de charpente métallique où flottent parfois des
restes de tissus brûlés par le feu. Chargé de cendres et de poussière, l’air est infect. Il règne
sur le plateau un silence sépulcral, à peine dérangé par le bruit des pelles et des pioches. Les
hommes travaillent sans un mot, les ordres sont donnés à voix basse, pour ne pas perdre la
plus petite chance d’entendre ne serait-ce qu’un son plaintif qui percerait des profondeurs.
"C’est terrible à dire", m’a confié un secouriste au bord des larmes, "On sait, quand on
marche sur tous ces cailloux, qu’il y a des gens là-dessous. Et comme on sait qu’il doit y en
avoir plus d’une centaine, on se doute bien qu’ils ne sont pas tous morts. Au moment où on
est là à parler, eux sont quelque part en-dessous, à souffrir et espérer".
Parler, pérorer: voilà ce que font les politiques. A commencer par notre pimpante Présidente
de la République. A peine élue en lieu et place de l’Autre, le Déshérité qui s’en est allé queue
et tête basse avant même la fin de son mandat, Catherine Braneyre s'est approprié la
douleur nationale. Présente le jour même sur les lieux du drame, elle a depuis multiplié les
shows télévisés. Elle ne recule décidément devant aucun sacrifice. Hier soir encore,
interviewée par Fox News, elle a pris la pose. Les yeux au bord des larmes, notre ardente
florentine, toute gonflée de calculs, de manigances et de stratagèmes, a pourfendu le Mal à
coups de menaces grandiloquentes et de promesses bravaches.
Qui la croirait, pour un peu? Tout le monde. N'est-ce pas là qu'est niché Satan? On l'imagine
tapi au creux des pierres brisées du plateau maudit. C'est une erreur: Satan n'aime pas les
morts – ils sont déjà à rôtir chez lui, qu'en ferait-il de plus ? Il aime le vivant, il aime les mots
et la colère.
Rien ne nous sera épargné. Ce n'est pas seulement la perte des proches. Ce n'est pas
seulement la croix sur le tableau des disparus, ou les restes odieusement méconnaissables.
C'est surtout l'indécence de nos responsables qui se pavanent dans les medias et dont
l'attitude grandguignolesque cautionne la honteuse mollesse d'une police qui, au
surlendemain du drame, n'a toujours pas avancé (voir encadré).
En tout état de cause et sans préjugé, il est temps que les choses changent, et pour cela
comptez sur moi, votre Informateur patenté mais non mandaté, votre dévoué,
Gilles Dervieux.
Le Parisien, 19 Juin
(…) Lentement mais sûrement, le choc fait place à d'autres sentiments, où la colère est en
bonne place. Sur la colline s'étend désormais une affreuse cicatrice. Rester insensible à ce
spectacle est impossible. La manifestation prévue demain pourrait être la plus importante
jamais vue en France. Les boutiques restent fermées sans qu’aucune date de réouverture
n'ait été donnée. Il faudra bien que la vie reprenne son cours. Mais, pour le moment, les
Marseillais pleurent leurs morts et, déjà, des voix s’élèvent pour réclamer justice.
Le Ministre de l’Intérieur est attendu demain après-midi au Parlement pour une session
extraordinaire consacrée aux retombées de l’attentat de Marseille. La séance sera
retransmise en intégralité et en direct sur Canal 14, et partiellement sur d'autres chaînes. Le
Ministre devra notamment justifier des progrès – ou absence de progrès - de l'enquête, et
expliquer la gestion très controversée de l'action humanitaire.
Le Monde – 22 Juin – Un point presse chahuté
Déjà 10 jours depuis l’attentat de Marseille. Un laps de temps suffisant pour fouiller
entièrement les décombres et déclarer la fin des recherches ; pour que les corps retrouvés
soient enterrés ; pour que la Mairie donne son accord à un projet de réhabilitation. 240
heures pour que tout un peuple descende dans la rue et crie son indignation. Pour que
l'ensemble des medias du pays affichent leur unanime haine de la haine. 240 heures pour
pleurer, mais aussi pour s’indigner. Car les meurtriers courent toujours.
Hier soir, 20h15. Des centaines de personnes se sont massées devant la Capitainerie du
Vieux Port, où le procureur Frédérique Deseynes est attendue pour le point presse. Dans la
foule, certains ont perdu un fils, une mère, un ami. Comme Mireille, qui faisait chaque jour la
navette entre la poste et la cathédrale. Par chance, elle était sur la route quand la bombe a
explosé. Mais elle a laissé là-bas ses collègues, ses amies. Elle égrène leurs prénoms un à un,
Chantal, Lucienne, Elizabeth, et se remet à pleurer en se tordant les mains dans un mouchoir
depuis longtemps déchiré. Elle est consolée, tant bien que mal, par d'autres visages
meurtris. Il y a là des survivants désemparés, des proches qui veulent comprendre. D'autres
sont simplement venus pour soutenir, pour aider. Tous demandent des comptes. Dans
l'après-midi, une folle rumeur a couru. Les terroristes ont été démasqués et arrêtés. "C'est
une branche d'Al Qaida", a affirmé quelqu'un. Des algériens, dit un autre. Non, des
pakistanais, nous dit-on plus tard. La fébrilité est palpable, l'attente insoutenable. Un
gendarme en faction est pressé de questions. Il finit par reconnaître qu'il ne sait rien, qu'il
faut interroger les enquêteurs.
Dans la salle presse, l'ambiance est encore plus tendue qu'à l'extérieur. Plus d'une centaine
de journalistes se tassent dans un local prévu pour trente. Qu'importe. On note en se
servant du dos du voisin, on dicte en protégeant le micro dans sa veste. Quand le procureur
et son équipe entrent et montent sur l'estrade, des dizaines de perches se tendent, les
flashes crépitent, puis un profond silence se fait tandis que le procureur fait signe qu'elle va
parler. On attend une révélation.
Peine perdue. Alors qu'elle a tenu le haut du pavé les premiers jours, monopolisant
l'attention et multipliant les interventions dans les medias, le procureur se contente d'une
brève déclaration avant de céder la parole à son officier en charge des opérations, le
commissaire Tarrondo.
Difficile de trouver deux personnalités plus diamétralement opposées que ces deux-là.
Frédérique Deseynes a de l'allure, c'est une femme élégante aux tenues sophistiquées et
voyantes, qui sait habilement éluder les questions difficiles; le commissaire paraît n'avoir pas
dormi ni changé de vêtements depuis plusieurs jours. Mais il ne cherche pas à esquiver. Ses
premiers mots sont pour reconnaître qu'en dépit d'un travail de fourmi, ses hommes n'ont
pas encore trouvé de piste qui permettrait de remonter jusqu'à l'identité du ou des
criminels. D'une voix lasse, il énumère les difficultés rencontrées.
Un terrain bouleversé: "Habituellement, on trouve rapidement quelques indices sur le lieu
d'un crime. Ces indices nous suggèrent des pistes de travail. Comme par exemple un
déclencheur calciné, des traces d’azote ou de propane, ou même un objet laissé par erreur –
la chose est courante. Mais dans le cas présent, tout est enfoui sous plusieurs mètres de
gravats. On ne sait pas précisément où étaient placées les charges, ni même combien il y en
avait". Les précieuses cassettes des caméras de surveillance, dont on a beaucoup parlé ces
deux derniers jours, et qui alimentaient tant d’espoirs, n'ont pas été retrouvées. Il est
probable qu’elles ne le seront jamais.
Une signature indéchiffrable: "Les méthodes employées ne ressemblent à rien de connu.
Nous pouvons d'ores et déjà écarter les terroristes traditionnels, ceux que nous connaissons
bien et dont les frappes portent la signature. Mais cela signifie aussi que cela peut être
n'importe qui d'autre".
L'absence de mobile: "Nous avons reçu des centaines de revendications ou dénonciations
hautement fantaisistes. Nous ne savons pas si la motivation est religieuse, ou culturelle, ou
politique. Il peut également s'agir de l'œuvre d'un fou, ou d'une secte… Aucun mobile n'est à
exclure à ce jour".
Des témoignages inexploitables: "Aucun des quelques 200 interrogatoires auxquels nous
avons procédé n'est directement utilisable". En clair, personne n’a rien vu ou entendu
d’inhabituel avant les explosions. Aucun comportement étrange, fil ou boitier suspect n’a
été repéré par les gardiens. Parmi les visiteurs présents sur place, ce jour-là ou les jours
précédents, personne n’a rien remarqué. Plus encore que les autres, cet aveu d'impuissance
a déclenché une tempête de questions dans la salle. Comment le ou les terroristes ont-ils pu
placer sur les lieux des charges et des systèmes de mise à feu, sans que quiconque remarque
la moindre anomalie dans un bâtiment visité par des milliers de touristes et photographie
sous toutes les coutures ? "Pourtant, nous avons passé des centaines d'heures à examiner
les milliers de photographies ou de films saisis par nos services, ou spontanément versés par
le public à notre connaissance. Rien n'en est sorti, du moins pour le moment".
Silence radio dans les communautés: "Un évènement d'une telle importance génère
habituellement un "bruit" avant même qu'il n'arrive, dans les cercles interlopes de la ville, ou
dans les communautés. Dans notre cas, c'est le calme plat. Pas de bruit avant coureur, pas
de rumeur, pas de légende urbaine. Il n'existe aucun rapport des services de renseignement
ayant fait état d'un risque terroriste de ce type et de cette amplitude au cours des derniers
mois. Sinon, vous pouvez me croire, j'en aurais été averti. Dans cette affaire, tous les
services de l'ensemble des Administrations fonctionnent main dans la main, sous notre
Direction".
A la question "Etes-vous en train de nous dire que malgré tous les moyens mis en œuvre,
vous n'avez strictement aucune piste aujourd'hui?", il a répondu sans sourciller: "Oui,
Monsieur, c'est exactement ce que j'essaie de vous dire", réponse qui a évidemment
provoqué un véritable tollé. Le procureur Deseynes s'est alors empressée de reprendre le
micro: "Une enquête est une recherche de longue haleine. On essaie dans certaines
directions, on prélève, on analyse, on observe, on compare. Parfois ça s'avère rapidement
positif, parfois pas; mais alors on essaie autre chose. En fin de compte, si on y met le temps
et l'énergie, on finit par trouver. Nous trouverons". Et de citer en exemple un syndrome
psychologique (sic) s’appliquant aux victimes d’attentats, qui ont tendance à refouler les
souvenirs des évènements traumatiques auxquels ils ont été confrontés, jusqu'à ce que leur
inconscient ait "digéré" l'information. "Je ne serais pas surprise que, d'ici à quelque jours,
une bulle remonte à la surface et nous ouvre de nouvelles voies de recherche. Il faut être
patient".
D'une façon ou d'une autre, le contenu de sa déclaration avait dû filtrer hors de la salle, car
quand Frédérique Deseynes sortit quelques secondes plus tard, sa voiture fut copieusement
sifflée et chahutée par la foule massée dans la cour de la Capitainerie. Le procureur en sera
finalement quitte pour quelques éraflures et une belle frayeur. Mais tout porte à croire que
de la patience, beaucoup n'en auront pas.
L'Eclair – 1er Juillet - En exclusivité – L’attentat de Marseille revendiqué dans nos colonnes !
Dans le courrier reçu ce matin par la rédaction de L'Eclair, parmi les factures (trop
nombreuses!) et le courrier des lecteurs (jamais assez volumineux!), se trouvait une lettre
dactylographiée sur une feuille A4 de couleur orangée. Le texte, sibyllin, aurait pu être
produit par n'importe quel illuminé, mais il était précédé d'une ligne qui décrit de façon très
précise un dispositif de mise à feu. L'une de nos sources dans les milieux de l'enquête a
confirmé que le dispositif en question est bien celui utilisé pour l'attentat de Marseille.
Mieux, cette information technique n'a été découverte que très récemment par les
inspecteurs. Elle n’avait pas encore été divulguée à la presse. IL EST DONC TRES PROBABLE
QUE L'AUTEUR DE CE COURRIER N'EST AUTRE QUE L'AUTEUR DE L'ATTENTAT, un individu
nommé "Phix" ou "Le Phix" et qui s'autoproclame "Gardien du Temple Blanc", quoi que cela
signifie.
A dire vrai, il est difficile de dire s'il s'agit véritablement d'une revendication – le sens même
du texte est très mystérieux et devra être interprété par des spécialistes – mais il est fait
mention de désastres, et des "tours païennes" qui s'écrouleront, ce qui évoque
inévitablement les lugubres images du site de Marseille.
EN EXCLUSIVITE DANS L'ECLAIR, nous vous présentons ci-dessous cet étrange texte. Outre la
ligne décrivant le dispositif explosif (que nous avons blanchie pour des raisons de sécurité
évidentes!!!), il comprend une déclaration, une annotation cabalistique et un poème. Le
poème pourrait lui-même être une sorte de code, de clé, mais rien n'est moins sûr – et pour
ouvrir quelle porte? Vous trouverez nos premières analyses en pages 2, 3 et 5, et un dossier
spécial dirigé par Gilles Dervieux en pages intérieures.
Moi, le Phix, Gardien du Temple Blanc, ai porté le Verbe dans la Cité de la Guerre.
Le Principe Universel dit: la Nouvelle Ere approche. La Toile Céleste de Gaya
entrera de nouveau en résonance, ou le monde disparaîtra dans les abîmes. Les
Adeptes bâtiront de nouvelles Voix de Pierre, ou le monde disparaîtra dans les
abîmes.
Le Principe Universel dit: humains, prosternez-vous. Chassez les Artifices, ou le
monde disparaîtra dans les abîmes.
Il y aura 7 Marches: Mūlādhāra, puis Svādhiṣṭhāna, Ājñā, Viśuddha, Anāhata,
Maṇipūra et Sahasrāra. Quand l'Homme aura franchi la 7e marche, les trompettes
retentiront et les tours païennes s'écrouleront. Alors viendra l'Heure des Bâtisseurs.
Le Principe Universel dit: ne craignez pas les crocs de la meute, mais tremblez
devant l'Apocalypse.
La Voie de l'Homme s'est éteinte et doit être ranimée. Les Légions ressuscitées
sortiront de terre et crieront: "Délivrance!". Alors viendra la Nouvelle Ere.
Phix
bm8002, c7x7, ■30,61%
Les Ravages Vus du Ciel
C’est le mea que nul n’entend,
Dieu fut son serment.
Il déchiffrera les récits,
La Ride du manuscrit,
Hermès en lettres de tête
Qui se répètent.
Soumis, sans le sou,
Glaive qui se garde des coups,
Sans noblesse, bas et blême,
Emblème
Portant une juste cause au fol,
Guess What's next?
Juste au-dessus du sol.
Vague qui tout emporte,
Nettoie les légions de cloportes,
Ne laisse qu’une trace en fin de texte.
Lemonde.fr – 2 Juillet – Après les révélations d'hier, L'Eclair saisi par la justice
A peine sorti de presse, l'hebdomadaire L'Eclair2 a été retiré des kiosques et la Direction du
journal devrait faire l'objet de poursuites pour entrave à la justice, divulgation du secret de
l'instruction et atteinte à l'ordre public, a déclaré ce matin le porte-parole du procureur de la
République Frédérique Deseynes. La Société des Journalistes a immédiatement publié un
2 L'Eclair est un hebdomadaire politique de type satirique créé il y a trois ans, en réaction à la supposée
implication du Canard Enchaîné dans l'Affaire Hassenkov qui a provoqué la démission du précédent Chef de l'Etat. Après un bon démarrage, L'Eclair a connu des difficultés et reste très en-deçà des tirages de son illustre confrère.
communiqué de soutien à l'Eclair et à son rédacteur en chef, Gilles Dervieux. Lequel,
convoqué hier après-midi à la PJ marseillaise "comme témoin", n'en était pas encore sorti ce
midi.
Rappelons que la lettre de revendication publiée hier par l'hebdomadaire satirique a
déclenché une tempête médiatique sans précédent. La saisie du journal n'a pas empêché la
lettre d'être immédiatement reprise sur des milliers de supports presse et Internet. Seuls les
medias institutionnels se sont abstenus de reprendre le contenu de l'étrange revendication -
étrange mais authentique comme l'ont confirmé les services du procureur.
De son côté, le commissaire Tarrondo, qui est en charge de l'enquête, a admis que "La
revendication est très crédible", sans aller jusqu'à la retenir définitivement. "Le tempo et
l’objet sont parfaitement en phase : l’auteur a laissé à la police le temps de découvrir le
procédé, sans lui laisser celui de rendre ses conclusions publiques. Cela implique un certain
niveau de connaissance des procédures d’enquête". Il a cependant fait remarquer que la
lettre était adressée nominativement à Gilles Dervieux, ce qui était inhabituel et plutôt
surprenant.
Une enquête interne a également été diligentée par les services de police pour identifier
l'informateur qui a confirmé à l'Eclair la nature du dispositif explosif, sans informer sa
hiérarchie de l'existence de la lettre de revendication et de sa parution imminente. Cette
fuite apparaît comme une nouvelle tâche sur un dossier dont la gestion a déjà été très
critiquée. Des rumeurs persistantes annoncent le remplacement imminent du commissaire
Tarrondo à la tête de l'enquête.
Libération – 4 Juillet – Les Mystères de Phix
(…) Sur le fond, le déchiffrage de la lettre avance lentement.
Le "Temple Blanc" dont le Phix se dit le Gardien ne correspond à aucune organisation
connue. La dénomination évoque la franc-maçonnerie, mais la Grande Loge de France a
catégoriquement condamné l'attentat et exclu l'idée qu'il ait pu être organisé par des Frères.
Le Grand Maître a rappelé que la franc-maçonnerie visait depuis toujours des objectifs
humanistes et que la violence allait à l'encontre de ses principes fondamentaux.
En revanche, il est désormais acquis que le texte s'inspire pour une bonne part du
mouvement New Age. Qu'il s'en revendique semble cependant moins évident – bien qu'il
soit fait mention d'une "Nouvelle Ere", terminologie qui a pu être empruntée à de nombreux
courants. « Il faut d'abord déterminer dans quelle mesure Phix ne cherche pas à nous induire
en erreur », tempère Frédérique Deseynes, qui reconnaît pourtant, en off, que la référence
est suffisamment précise pour donner un nouveau souffle à l’enquête. Jusqu'à présent, la
police privilégiait la thèse d’un attentat islamiste. Marseille est une ville cosmopolite où les
communautés musulmanes – notamment les salafistes, réputés pour leur activisme - sont
fortement représentées. La cible visée par l’attentat – une basilique – aurait pu renforcer
cette hypothèse. La revendication de Phix la remet donc sérieusement en question, sans
toutefois l'écarter définitivement.
Les enquêteurs sont par ailleurs perplexes quand au sens du Poème, et plus encore sur la
brève annotation qui le précède. "Il est difficile de retirer quoi que ce soit de ce galimatias",
reconnaissait l'un d'eux, hier soir sur les ondes de nos confrères de RTL. "La seule chose qui
saute vraiment aux yeux, c'est le "What's next", seul vers en anglais, et placé de telle façon
que la rime est bizarrement interrompue". Le texte est actuellement étudié par les
cryptologues de la DCRI3.
Enfin, on n'en sait pas beaucoup plus sur la signature: « Phix ». Il n'existe pas de « Phix »
dans les annales judiciaires, mais les experts criminologues estiment qu'il pourrait s'agir d'un
nom ou d'un prénom tronqué (comme "Philippe X") pour protéger l'identité du terroriste.
D'autre part, on a découvert, accolée à la signature, une image spécifique de taille très
réduite, apposée au tampon encreur. Il s'agit probablement d'un signe de reconnaissance
destiné à authentifier l'auteur. Ce qui laisse supposer que Phix pourrait ne pas en rester là…
L'hypothèse d'attentats en série fait d'autant plus froid dans le dos que celui de Marseille a
été d'une violence inouïe. Dans les milieux de l'enquête, on avoue à demi-mots qu'une
course contre la montre est engagée pour décrypter le texte de la revendication, qui
apparaît de plus en plus certainement comme une sorte de code décrivant le prochain
attentat. "Si c'est bien le cas, Phix nous invite à un lugubre jeu de piste", a déclaré un
inspecteur.
3 Direction Centrale du Renseignement Intérieur
Symboles
Gettysburg, 3 juillet 1863.
Deux jours plus tôt, les armées sudistes commandées par Robert Edward Lee ont enfoncé les
lignes nordistes, qui se sont repliées vaille que vaille sur la petite colline de Cemetery Ridge.
Là va se dérouler une bataille décisive pour l'avenir de l'Amérique. Dans trente minutes, vers
13h, Lee donnera l'ordre à ses batteries d'ouvrir le feu, puis vers 15h les fantassins de Pickett
monteront au pas de charge à l’assaut des positions ennemies. S’ils parviennent à briser leur
ligne de défense, ce sera la victoire finale. Washington, capitale fédérale, n’est qu’à quelques
kilomètres. Lincoln n'aura pas d'autre choix que de reconnaître la légitime existence des
Etats Confédérés. A tout jamais, il n'y aura pas une Amérique, mais deux nations, l'une
esclavagiste au sud, l'autre abolitionniste au nord.
A quoi aurait ressemblé le monde si les Etats Unis, tels que nous les connaissons, n'avaient
pas existé? L'Allemagne aurait-elle gagné la première Guerre Mondiale? La crise de 29
aurait-elle été évitée? Hitler serait peut-être resté un peintre raté, la seconde Guerre
Mondiale n'aurait jamais eu lieu, et vraisemblablement, se dit Antoine, je ne serais pas né.
Mais en cette fin de matinée de 1863, la charge de Pickett va se muer en déroute. Sur les 12
000 fantassins montés à l'assaut de Cemetery Ridge, seuls 150 atteignent le muret de pierre
qui constitue la première ligne de défense des fédéraux. Ils y laisseront tous la vie. Au total,
7 000 hommes tomberont en moins d'une heure. Un carnage, surtout pour l'époque. Déjà
affaiblie par des semaines de combat au cours desquelles elle a réalisé des prouesses face à
un adversaire supérieur en nombre et en matériel, l’armée sudiste ne se relèvera pas de
cette saignée. Lee ordonnera la retraite quelques heures plus tard. La chance du Sud est
passée. Les derniers mois de la guerre verront les forces confédérées s'affaiblir chaque jour
davantage, jusqu'à la reddition, le 9 avril 1865.
Je suis né parce que Pickett a échoué, et me voici aujourd'hui chargé de refaire l'histoire, et si
possible d'en changer le cours. Amusant! se dit Antoine en souriant. Amusant et dangereux.
A ce stade du Jeu, la victoire était une question de détails. Pas question de se laisser aller à
de charmantes uchronies existentialistes susceptibles de fragiliser, ne serait-ce que
lointainement, sa détermination. Il fit le vide et se concentra à nouveau sur la Carte.
Comment permettre à Lee de remporter la bataille?
Trois mois après que les Organisateurs lui avaient adressé le Rules & Instructions Book et le
manuel d'utilisation du logiciel de simulation, il n'avait toujours pas la réponse. Trois mois
passés à étudier le plan de bataille sous tous ses aspects: forces en présence, topographie,
conditions climatiques, objectifs militaires, faits de guerre, menaces et opportunités… puis à
élaborer sa stratégie.
Ou plutôt ses stratégies, car il n'avait pas définitivement arrêté son choix. Tout dépendrait
de l'attitude de ses adversaires.
Du point de vue strictement militaire, la situation était simple. Placé à la tête des armées du
sud, Antoine/Lee disposait pour l'heure d’une force de combat plus puissante que celle des
nordistes, dirigée par Tannhäuser-Aldrin/Meade. Cette supériorité numérique ne durerait
pas. Antoine n’avait pas d’autre choix que l’attaque. Mais l’histoire avait enseigné que la
tactique de Lee était vouée à l'échec. Il fallait donc imaginer un autre plan de bataille. Et il ne
disposerait pas de beaucoup de temps pour se décider. Dans le simulateur, une seconde
équivalait à 10 secondes de la réalité historique.
La principale difficulté venait de ce que ses adversaires étaient certainement arrivés à la
même conclusion que lui. Ils savaient, tout comme lui, que ses options étaient peu
nombreuses. A moins de mettre sur pied un plan de bataille extrêmement original, donc
risqué, ses mouvements ne les surprendraient pas. D'autant que Tannhäuser et Aldrin
n'étaient pas précisément des débutants.
Bien qu’il ne les ait jamais rencontrés physiquement, il les connaissait parfaitement. Il avait
déjà joué deux fois contre Aldrin (une partie épique de World Extension, et un championnat
du monde de Scrabble), et une fois au Mah-jong contre Tannhäuser, dans un Tournoi Elite.
Antoine ignorait qui ils étaient véritablement – Tannhäuser et Aldrin n'étaient que des
pseudonymes, lui-même ayant choisi celui d'Œdipe – et où ils vivaient. Peut-être occupaient-
ils le même appartement, ou bien étaient-ils distants de plusieurs milliers de kilomètres.
Rien ne prouvait qu'ils étaient des hommes, comme leur pseudo le suggérait. En raison des
critères de sélection pour Jouer sur GameZone, ils avaient très probablement plus de trente
ans (lui-même en avait trente deux), mais ce n'était qu'une probabilité…
Antoine avait reçu plusieurs rapports détaillés sur le comportement en jeu du duo. Il
s'agissait de documents non officiels, transmis par ses amis du réseau, spectateurs de parties
précédentes. Tannhäuser était opiniâtre, lent, tenace, peu imaginatif mais retors et obstiné.
Sa vision stratégique était limitée mais son sens tactique, indéniable. A l'inverse, Aldrin était
capable d'improvisations géniales, de stratagèmes brillants, mais son manque de patience en
faisait un adversaire peu redoutable lorsqu'il jouait en solo, et son classement mondial était
médiocre.
Le duo était donc admirablement complémentaire.
L’heure du début du combat se rapprochait. A 13h, le mode pause serait désactivé, les
Joueurs pourraient prendre la main sur les troupes et donner leurs ordres.
L'Ecran de Combat était divisé en plusieurs secteurs. Sur celui de droite, les spectateurs
échangeaient des messages et chattaient. Les paris étaient lancés. La cote d’Antoine était
nettement plus faible que celle de ses adversaires. En effet l'Histoire le désignait comme la
future victime. Il était impossible de s'emparer du bastion ennemi par la force brute, mais ne
pas agir était aussi inconfortable car les renforts nordistes allaient affluer continuellement,
tandis que lui-même ne pourrait compter sur aucun soutien. Enfin, le niveau d'indiscipline de
ses Généraux – paramétré tel qu'observé au cours de la bataille réelle – constituait un
problème préoccupant, dans la mesure où il affecterait sensiblement la qualité d'exécution
de son plan. Ce qui restreignait encore sa marge de manœuvre. Mais tout compte fait, la
position de challenger était bonne à prendre. Il lui appartenait de prendre l'initiative, ce qui
lui convenait.
Il avait découvert GameZone plusieurs années auparavant, et s'y était inscrit de la seule
façon possible: en étant invité par un Membre. Le site était caché derrière d'autres sites.
Pour y accéder, il fallait cliquer sur un lien invisible d'une page de publicité pour un produit
nettoyant, puis entrer un identifiant et un mot de passe. Une liste de "chambres" était alors
proposée. A chaque chambre correspondait un Jeu. Pour entrer dans la chambre, il fallait
résoudre une énigme. Soit pour jouer, soit pour observer. Leur difficulté dépendait de la
volonté des Organisateurs à plus ou moins filtrer les participants et les spectateurs.
Nul ne savait qui avait créé le site de GameZone, ni à qui il appartenait – ni même s'il avait
un propriétaire. Les Membres étaient triés sur le volet dans une population de joueurs
chevronnés, quelle que soit leur origine ou les jeux dont ils s'étaient fait une spécialité.
Chaque Membre disposait d'une réserve de Crédits dont l'importance variait en fonction de
son implication, de son ancienneté et de son classement. Les Crédits ne pouvaient être
utilisés que pour parier au cours d'une partie, pour accéder directement comme spectateur
à un Jeu - sans avoir à répondre à l'énigme du sas – ou pour obtenir d'un autre Membre de
l'aide dans le développement d'un nouveau Jeu.
Les parties les plus réputées, celles dont l'accès était le plus difficile, étaient les
Reconstitutions historiques. Celle de Gettysburg avait demandé plus de neuf mois de travail
à plusieurs Membres. Elle figurait parmi les plus impressionnantes – mais d'autres avaient
demandé une énergie encore plus considérable. Pour ce type de parties, les Organisateurs
passaient un accord avec des sponsors, sociétés privées exceptionnellement autorisées à
afficher leur partenariat avec GameZone le temps du Jeu, et qui contribuaient généralement
à financer le temps consacré par les Organisateurs à sa création. Pour ces sociétés, il
s'agissait moins de faire de la publicité que de poser une option sur une production
prometteuse, en vue de l'industrialiser.
Pour Gettysburg, seuls une dizaine de Joueurs avaient été invités à disputer le Tournoi.
Aucun ne s'était désisté. L'ordinateur avait ensuite tiré au hasard et choisi Tannhäuser
contre Antoine. Tannhäuser avait demandé à être assisté par Aldrin, ce qu'Antoine et les
Organisateurs avaient accepté. Si la partie s'avérait concluante, il n'y en aurait pas de
seconde. Le Jeu serait "rangé au placard" ou revendu à l'industrie du jeu vidéo. Mais il était
rare que la première partie soit parfaite. On découvrait des bugs plus ou moins
handicapants; certains spectateurs apportaient des précisions historiques, d'autres
formulaient des idées pour donner plus d'intensité aux combats; d'autres encore
suggéraient des améliorations visuelles. Les Organisateurs modifiaient certains paramètres
et une seconde joute, mettant aux prises deux nouveaux protagonistes, était organisée. Le
nom de "Tournoi" était donc largement exagéré, puisqu'il était rare que le vainqueur d'un
duel dispute une seconde manche. Cependant, les Organisateurs attribuaient en fin de
compte un titre de "Champion du Tournoi" à celui ou celle qui, sur l'ensemble des parties
disputées, avait donné le plus de frissons au public. Ce titre était particulièrement recherché,
et pas seulement pour le prestige qu'il procurait. Le nombre de Crédits accordé à un
Vainqueur lui donnait un accès libre à l'ensemble des Jeux de GameZone pendant une très
longue période. Pour un Joueur, le titre de Champion d'une Reconstitution était le Graal qui
couronnait une carrière.
Sur l'écran de combat, la zone réservée au chat se mit à clignoter. Des caractères rouges
défilèrent – le couleur d'Aldrin.
- Salut, Œdipe. Alors, tu es prêt ? Tu te donnes quelles chances de gagner?
Antoine consulta l’horloge. Il ne restait qu'une poignée de secondes avant le start. Il se
demanda ce qui pouvait motiver le fantasque et imprévisible Aldrin à chercher le dialogue.
- Aucun homme n'est jamais assez fort pour ce calcul, répondit-il.
- Même toi, Œdipe? Mais dis-moi, alors: pourquoi as-tu choisi ce pseudo idiot?
Antoine tiqua. Le coin supérieur droit annonçait que près de 80 000 visiteurs assistaient à la
partie. "Les Jeux du Cirque à Rome", pensa Antoine, puis il écrivit sa réponse:
- Parce que je tue les bêtes à cornes. Ceux qui ont plus de chance au jeu qu'en amour.
Sa réponse déclencha des "lol" dans la zone spectateurs. L'horloge virtuelle afficha 13:00.
L'image du champ de bataille s'anima soudain.
La simulation était d'une exceptionnelle qualité. Sur la colline, une brise venant de l'est
caressait chaque brin d'herbe. Les feuillages des arbres se balançaient doucement. La bâche
d'un chariot renversé claquait au vent. Dans le ciel d'un bleu limpide, une formation
d'oiseaux migrateurs passait lentement. On entendait siffler un merle, et au loin, une cloche
sonna.
Au même instant à Paris, vers 22h30, Jasmine, Christopher et Mario, trois ados du quartier
Batignolles, se retrouvèrent comme chaque soir devant la grille du parc Cardinet, à deux pas
du boulevard Berthier. Quelques années plus tôt, toute la zone, anciennement occupée par
les hangars de la SNCF et une multitude d'usines et d'ateliers, avait fait l'objet d'ambitieux
programmes de réaménagement, d'abord en complexe Olympique, puis après l'échec de la
candidature parisienne aux JO, en immeubles dits de "logements sociaux". Mais la Mairie
socialiste avait perdu les élections municipales et tout avait été remis en question. Faute
d'un projet consensuel, le parc Cardinet restait donc cet immense terrain vague zébré de
rails rouillés, peuplé de bâtiments délabrés, entouré de clôtures et ceint de murs de briques
couverts de tags.
Ils longèrent le parc sur une centaine de mètres, jusqu'à une ruelle sombre. Ils s'assurèrent
que personne ne les observait, puis ils se glissèrent furtivement par une brèche qu'ils avaient
pratiquée dans le grillage plusieurs semaines auparavant. Dissimulée derrière des
broussailles, l'ouverture échappait à la vigilance des cantonniers.
Une fois à l'intérieur de la zone interdite, il valait mieux ne pas traîner. Leur refuge était situé
à l'autre extrémité du parc. Ils se mirent aussitôt en mouvement, avançant rapidement
malgré leurs besaces. Elles étaient chargées de trésors: barres chocolatées, MP3, jeux vidéo,
coca et cigarettes. La belle vie, loin des parents, loin des règles idiotes imposées par les
adultes.
Ils étaient excités et nerveux. La nuit, le parc grouillait de SDF et de junkies. Il y avait aussi
des bandes de jeunes décidés à en découdre avec d'autres bandes pour la possession de ce
territoire désolé de friches industrielles envahies par les broussailles et les herbes folles. Une
fois dans le refuge, ils se savaient à l'abri. Non pas qu'il offrit une protection contre un
éventuel agresseur, mais parce qu'il était si bien caché, niché au sein des ruines d'une vieille
fabrique entièrement recouverte de terre et de ronces, que jusqu'alors personne ne l'avait
approché à moins de cent pas.
Il faisait noir, cette nuit-là. Ils avançaient à la lueur de leurs torches, silencieusement et aussi
vite qu'ils en étaient capables, sur un mauvais chemin où, à tout moment, ils risquaient de
trébucher sur une racine, un squelette de mobylette ou un entrelacs de fougères. Soudain,
alors qu'ils longeaient la clairière à l'éolienne, Christopher, qui menait le groupe, s'arrêta
brusquement.
- Quoi? Qu'est-ce qu'il y a? murmura Mario, le cœur battant la chamade.
Christopher se contenta de tendre le bras vers l'éolienne. C'était une vieille machine qui
trônait au milieu d'un champ d'herbes jaunes. Elle avait été installée au début des années 80
mais n'était plus utilisée depuis longtemps. Il n'en restait que la structure de métal tordu de
20 mètres de hauteur, dont plus d'une barre menaçait de tomber. Pourtant, ses pales
rouillées et déformées tournaient encore par grand vent, comme ce soir. Elle émettait une
plainte lugubre. Mais ce n'était pas cela qui avait attiré l'attention de Christopher. L'éolienne
avait été transformée.
En un horrible arbre de Noël.
Elle était entièrement illuminée par des guirlandes d'ampoules et des projecteurs au sol. Elle
brillait de mille feux, aussi impressionnante que la Grande Roue de la Foire du Trône.
L'armature était entièrement emmaillotée dans une étrange toile d'araignée dont les fils
grossiers étaient faits de matières et de couleurs indéfinissables. Ses pieds s'enfonçaient
dans une dune blanchâtre d'où émergeaient ça et là des objets aux contours improbables.
Ils s'approchèrent.
Ils comprirent d'abord que ce qu'ils avaient pris pour une toile était une simple illusion
d'optique. Placés où ils étaient maintenant, à moins de vingt mètres de la structure, ils
voyaient que l'éolienne était recouverte de bouts de bois brisés et de rubans de papier
lacérés, couverts de motifs colorés. Ils s'approchèrent encore, jusqu'à toucher la base de la
structure. Elle était tapissée d'un matelas d'un bon mètre d'épaisseur de cailloux et de blocs
de pierre ou de métal, et d'une épaisse couche de poussière grise.
Un cri épouvantable transperça la nuit tranquille. Ils sursautèrent et Jasmine hurla. Mais ce
n'était que la roue +
qui, poussée par une rafale, avait gémi un court instant.
- Bordel de merde! jura Christopher.
- Regarde, qu'est-ce que c'est que ça?
Mario désignait un objet qui émergeait du sol cendré. Sa forme était reconnaissable: un
bras, brisé au niveau du poignet. Non loin de là, ils reconnurent une tête d'albâtre, éclatée et
le nez brisé, mais portant toujours une belle chevelure bouclée. Plus loin, une main
agrippant un disque; puis une épaule de marbre, et ailleurs un pied sur son socle. Là, une
plaque de pierre sculptée représentant Dieu sur son trône, entouré de figurines dont la
plupart avait été effacées à coups de marteau ou de burin. En soufflant sur la poussière,
Jasmine distingua la scène partiellement épargnée d'un moine capturé par des démons dans
un grand filet. Il y avait aussi des concrétions métalliques, et des objets de cuivre qu'on avait
visiblement passé dans une broyeuse infernale. Alors ils comprirent qu'ils foulaient un
cimetière de statues et de sculptures, et ils levèrent les yeux.
Les rubans de papiers colorés qui enveloppaient la vieille éolienne étaient des fragments de
toiles, des peintures horriblement déchirées, et les bouts de bois, des morceaux de cadres
désarticulés. Jasmine leva la main vers l'une des charpies qui pendait tristement et
tournoyait sous l'effet du vent. On y voyait encore les traits d'un homme portant un chapeau
haut de forme, assis à une table avec des cartes à la main. A quelques mètres d'elle,
Christopher tentait de reconstituer une image à partir de plusieurs lanières: un homme
revêtu d'une cuirasse, accueilli par des indigènes aux bras chargés d'or, avec en arrière-fond
trois grands navires. C'était comme un arbre à cartoons. Mario s'était longuement arrêté sur
une représentation terrible d'un squelette levant une épée sur un homme agenouillé devant
un gibet, lequel faisait penser à une longue fleur sans pétale. Il contourna le pilier de
l'éolienne jusqu'à un ruban rouge et noir, plus épais que les autres.
- Hé! Mais je connais, ce truc là! Je l'ai vu en classe!
L'étoffe était d'une douceur exquise. Elle portait de nombreuses traces de brûlure – du
même feu qui en avait consumé la plus grande partie, car Mario tenait de toute évidence un
reliquat de ce qui avait dû être une immense tapisserie – mais les motifs se dessinaient
encore nettement sur les parties saines.
- Et je sais comment elle s'appelle! C'est La Dame à la Licorne!
Pour une raison qu'il ne put s'expliquer, il eut soudainement envie de pleurer.
Au même instant, sur le blog de Gilles Dervieux, rédacteur en chef de L'Eclair, un internaute
publia un post de quelques lignes. Quelques secondes plus tard, un moteur Google
déclencha une alerte dans toutes les salles de presse abonnées au service. Le contenu du
post fut immédiatement repris sur des centaines, puis des milliers de sites d'information. En
quelques secondes, la nouvelle avait fait le tour du monde.
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