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Les pronoms mɛn, ɛ, an et nkɛ de l’ebrie : morphophonologie et fonctions syntaxiques
Revue de l’ILA Cahiers Ivoiriens de Recherche Linguistique (C.I.R.L.) 37
Les pronoms mɛn, ɛ, an et nkɛ de l’ebrie : morphophonologie et fonctions syntaxiques
Yao Maxime DIDO 1
Université Félix Houphouët-Boigny
Résumé : Dans cet article, nous présentons les changements morpho-phonologiques des
pronoms mɛn ‘je’, ɛ ‘tu’, an ‘il, elle’ et nkɛ ‘lui, elle’ en ébrié, une langue kwa de Côte
d’Ivoire. Les différents faits que nous analysons s’opèrent plus particulièrement dans la
phonologie et la syntaxe. En phonologie, les pronoms mɛn, ɛ et an ont d’autres réalisations
lorsqu’ils s’amalgament avec les morphèmes de TAM. Quant au pronom nkɛ, il est
responsable des changements morpho-phonologiques verbaux qui ont lieu. Ces
changements se traduisent par la labialisation et le changement vocalique. Par ailleurs, nous
étudions les fonctions syntaxiques que ces pronoms peuvent assumer.
Mots-clés : ébrié, Kwa, morphophonologie, complétant, syntagme nominal.
Abstract: In this article we present the morphophonological variations of the pronouns
mɛn ‘I’ ɛ ‘you’ , an ‘s/he’ and nkɛ ‘him, her’ in Ebrie, a kwa language of Ivory coast. This
different facts that we analyze occur especially into phonology and syntax. In phonology,
the pronouns mɛn, ɛ and an have other occurrences when they combine with verb
morphemes. As for the pronoun nkɛ, it governs the verb’s morphophonological changes,
particularly labialisation and vowel changes. In syntax, this pronoun can substitute for a
noun. Besides we will study the different syntactic functions that these pronouns can bear.
Keywords : ebrie, kwa, morphophonology, head, Noun Phrase.
Introduction
L’ébrié est une langue Niger-Congo qui est affiliée à la branche New-kwa selon les
classifications de J. Stewart (1989) et de K. Williamson & R. Blench (2000). Elle forme avec
le mbatto (une autre langue kwa de Côte d’Ivoire) le sous-groupe potou qui est un
embranchement du New-kwa. Elle est parlée par environ 200.000 locuteurs, principalement à
Abidjan. C’est une langue qui n’est pas inconnue des chercheurs puisqu’elle a déjà fait, à
maintes reprises, l’objet d’analyses par des linguistes africanistes tels que G. Dumestre (1970),
C. Kustch-Lojenga (1985), J. Stewart (1993) et R. Bole-Richard (1982, 2008, 2017a et b). Les
travaux qui ont été effectués jusque-là sur cette langue ont porté en grande partie sur la
phonologie mais ces dernières années, quelques descriptions ont été faites sur la phonétique
expérimentale (cf. F. Ahoua (2009) et M. Dido (2010, 2013)). Les résultats des diverses
recherches révèlent que le système phonologique de l’ébrié comporte 33 phonèmes dont 23
phonèmes consonantiques présentés dans le tableau ci-dessous :
pʰ tʰ cʰ kʰ p t c k kp b d ɟ g gb ɓ ɗ j w f/(v) s/(z) h
1didomax7@gmail.com
Y. M. Dido
n°43 Juin 2018 037-048 38
Les phonèmes /v/ et /z/ sont marginaux en ébrié et se retrouvent dans des emprunts plus
ou moins récents.
La consonne /ɗ/ se réalise :
[r] après consonne ;
[ɗ] devant [i, u, r, j, w] ;
[l] devant les autres voyelles orales ;
[n] en contexte vocalique nasal.
L’ébrié ne possède pas de consonnes nasales phonologiques. Les consonnes nasales [m,
n, ɲ, ŋʷ] sont les réalisations phonétiques des phonèmes /ɓ, ɗ , j, w/ comme le montrent les
exemples qui suivent :
(1) a. aɓɛ > mmɛ ‘corde(s)’
b. lɛ > nnɛma ‘chenille(s)’
c. aja > ɲɲa ‘arbre(s)’
d. awɔ > ɛ ŋwɔ ‘chat(s)’
Sur les dix phonèmes vocaliques que compte la langue, sept sont orales et trois sont
nasales.
Fermées i e
Moyennes e o
Ouvertes ɛ ɛ a a ɔ ɔ Ces phonèmes n’appellent pas de commentaires particuliers dans leurs réalisations.
Le système tonal de l’ébrié se limite à deux tons ponctuels (H) et (B) et un ton modulé
(HB).
Au cours de nos investigations, nous nous sommes aperçu que quatre pronoms avaient
des réalisations particulières lorsqu’ils vont au contact des verbes (cf. sections 2.1 et 2.2). Il a
été également remarqué que dans l’énoncé, ces pronoms occupent les mêmes places que les
noms, d’où l’intérêt des questions sur leurs fonctions syntaxiques.
1. Méthodologie
Les données utilisées pour nos illustrations ont été recueillies en deux phases auprès de
4 locuteurs natifs entre avril et mai 2015 et octobre et novembre 2016. Ces investigations ont
eu lieu pendant les deux séminaires (de lecture et d’écriture) organisé par le CTA (Comité de
Traduction Atchan), qui regroupe des locuteurs natifs dont le rôle est de traduire la Bible en
ébrié. Nous avons d’abord procédé par une enquête de terrain qui a permis de recueillir des
contes, des proverbes et des items tirés d’un manuscrit du dictionnaire ébrié en préparation.
Notre enquête s’est appuyée sur les méthodes d’enquête tirées de Luc Bouquiaux et Jacqueline
Thomas (1971). Dans leur ouvrage, ils donnent quelques recettes pour la réalisation d’une
bonne enquête de terrain que sont : l’enregistrement, le questionnaire, etc.
2. Morphophonologie des pronoms
La morphophonologie est une approche linguistique, à cheval entre la phonologie et la
morphologie, qui étudie la réalisation phonétique des morphèmes d’une langue en fonction des
contextes dans lesquels ils apparaissent. Les premières études de morphophonologie sur l’ébrié
ont été faites par J-Y. Takouo (2006, p. 243-258) qui s’est lui-même inspiré de R. Bôle-Richard
(1982, p. 316). Elles ont porté sur les différentes formes d’amuïssements (élisions
consonantiques et vocaliques) et sur les alternances consonantiques qui se manifestent pendant
la pluralisation des noms. Cependant, dans cet article nous analysons la morphophonologie telle
qu’elle se manifeste avec les pronoms.
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2.1. Morphophonologie des pronoms mɛn, ɛ et an
Avant de présenter les changements morpho-phonologiques qui s’opèrent avec les
pronoms mɛn, ɛ et an, nous voulons d’abord, dans la section qui suit, identifier les morphèmes
de TAM avec lesquels ces pronoms s’amalgament.
- Identification des morphèmes de TAM
Quand un verbe conjugué au progressif ou au futur a comme sujet un nom ou les
pronoms lo ‘1PL’, ɔn ‘2PL’ et wo ‘3PL’, on voit apparaître le morphème de TAM qui est
toujours préfixé au verbe. Au progressif, le morphème de TAM porte un ton polaire, c’est-à-
dire que le ton de ce morphème est en contraste avec le ton du verbe (cf. exemples 2a, 2b et 2c).
(2) a. [jajo etha kpa hɔ ] Yayo mâcher.PROG pain
‘Yayo mange du pain’
b. [lo ena ndɛ] SBJ.1PL boire.PROG boisson
‘Nous buvons de la boisson’
c. [wo etɔ ɓwe] SBJ.3PL dire.PROG parole
‘Ils parlent’
d. [ɔ ma ga] SBJ.2PL FUT s’amuser
‘Vous vous amuserez’
e. [wo eɓa tɔ ɓwe] SBJ.3PL FUT.TAM dire parole
‘Ils vont parler’
- Amalgame entre mɛn, ɛ, an et les morphèmes de TAM
Dans la conjugaison en ébrié, il se crée un amalgame entre les pronoms mɛn, ɛ et an et
les morphèmes de TAM suivant le temps du verbe. Quand un verbe a comme sujets les pronoms
mɛn, ɛ et an, les morphèmes de TAM s’incorporent à ces pronoms et on remarque dès lors leur
présence seulement par les traces tonales sur ces pronoms.
- Le pronom mɛn
Les changements observés avec le pronom mɛn ‘je’ ont lieu quand le verbe dont il est le
sujet est conjugué au progressif ou au futur.
(3) a. [mɛ ŋwa gbraː] SBJ.1SG courir.PROG vite
‘Je cours vite’
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b. [mɛ ɛ ŋwa mbje] SBJ.1SG\TAM ramasser ordures
‘Je ramasse les ordures’
c. [mɛ ma no khuɓɛ] SBJ.1SG FUT aller village]
‘Je vais aller au village’
d. [ma a no khuɓɛ] SBJ.1SG\FUT aller village
‘J’irai au village’
Comme on peut le voir en 3b et d, l’amalgame entre le pronom et le morphème de TAM
est très perceptible, ce qui n’est pas le cas dans les autres illustrations. Les faits observés ci-
dessus peuvent donc être résumés comme suit :
a) mɛ + è ˃ mɛ b) mɛ + é ˃ mɛ ɛ c) mɛ + ɓa ˃ ma a
- Le pronom ɛ
Les changements morpho-phonologiques du pronom ɛ s’opèrent quand le verbe dont il
est le sujet est conjugué au progressif, à l’habituel et au futur (proche et lointain). Notons qu’en
ébrié l’habituel se manifeste par la présence d’un ton haut flottant qui interfère sur le ton du
sujet du verbe (cf. 4b).
(4) a. [aka edja the] Aka descendre.PROG bas
‘Aka est en train de descendre’
b. [aka dja the] Aka descendre.HAB bas
‘Aka descend habituellement’
En 4b, nous voyons que le ton de la voyelle finale du sujet Aka s’est relevé en un ton
moyen. Ce relèvement est dû à la présence d’un ton haut flottant qui n’est rien d’autre que la
marque de l’habituel.
Les différentes formes morpho-phonologiques du pronom ɛ sont les suivantes :
(5) a. [ɛ ta lepha ] SBJ.2SG injurier.PROG personne
‘Tu injuries une personne’
b. [ɛ ɛ la ɲa ka ] SBJ.2SG\TAM prier Dieu
‘Tu pries Dieu’
c. [ɛ ɓa tha ŋkhu] SBJ.2SG FUT construire maison
‘Tu vas construire une maison’
d. [ɛ ɓa tha ŋkhu] SBJ.2SG FUT construire maison
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‘Tu construiras une maison’
On peut remarquer en 5c et d que le ton du pronom ɛ contraste avec le ton de la marque
du futur [ɓa]. En fait l’ébrié distingue deux futurs à savoir le futur proche et le futur lointain.
Au futur proche, lorsque le sujet du verbe est un nom ou le pronom lo ‘1PL’, ɔn ‘2PL’ ou wo
‘3PL’, la marque du futur est toujours préfixé du morphème de TAM [e] qu’on retrouve
habituellement au progressif.
(6) a. [aka eɓa di khuɓɛ] Aka FUT.TAM arriver village
‘Aka va arriver au village’
b. [lo eɓa tha di] SBJ.1PL FUT.TAM sortir
‘Nous allons sortir’
En revanche, au futur lointain le morphème de TAM disparaît, dans le même temps,
seul le ton des pronoms ɛ ‘2SG’ et an ‘3SG’ devient haut :
(7) c. [ɛ ɓa gɛ ɟɛtɛ ] SBJ.2SG FUT avoir argent
‘Tu auras de l’argent’
b. [a ma di khuɓɛ] SBJ.2SG FUT arriver village
‘Il/elle arrivera au village’
A l’issue des faits observés, la morphophonologie du pronom ɛ peut être résumée
comme suit :
a) ɛ + è ˃ ɛ b) ɛ + é ˃ ɛɛ c) ɛ + ˃ ɛ - Le pronom an
Ce pronom subit des changements lorsque le verbe dont il est le sujet est conjugué au
progressif ou à l’habituel. On rencontre les mêmes faits avec le pronom ɛ.
(8) a. [a tha di ɲcɛ ] SBJ.3SG sortir.PROG aujourd’hui
‘Il sort aujourd’hui’
b. [a a bo mɛ the] SBJ.3SG\TAM attendre.PROG POSS père
‘Il/elle attend son père’
c. [a dwa nne] SBJ.3SG piquer.HAB igname
‘Il/elle plante de l’igname’
Les faits que nous venons d’observer peuvent être résumés par les règles suivantes :
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a) a + è ˃ a b) a + é ˃ a a
c) a + ˃ a
2.2. Morphophonologie du pronom nkɛ
La morphophonologie de ce pronom s’apparente aux cas des langues Gbé telles que le
Gen (cf. R. Bôle-Richard, 1983). Dans ces langues, ce type de changements morphologiques se
produit en fonction du contexte du pronom objet. J. Ham-Béavon & Ham Joshua diront à propos
du Saxwɛgbe (une langue Kwa-gbé du sud-ouest du Bénin) que :
Quand un verbe est suivi du pronom objet de 3ème personne du singulier, il y a une
coalescence entre le verbe et le pronom, qui peut être réalisé indépendamment, la
réalisation qui en résulte comporte certains traits appartenant à la voyelle de la racine
verbale et certains traits appartenant à la forme phonématique du pronom. (Ham-Béavon
& Ham Joshua, 2013, p. 14)
Cette coalescence entre le verbe et le pronom, également observée en ébrié, s’opère à
travers la labialisation et l’allongement vocalique. Le pronom nkɛ, lorsqu’il va au contact du
verbe, laisse une trace phonique représentée par un archiphonème. Cet archiphonème représente
le trait antérieur que nous choisissons de noter /E/. La combinaison entre la voyelle finale du
verbe et l’archiphonème peut être résumée en trois points.
- Combinaison [i, e, ɛ, ɛ] + /E/
Dans cette combinaison, l’archiphonème /E/ s’harmonise avec la voyelle finale du verbe
en hauteur (Haut, Moyen, Bas) et en résonnance (orale/nasale). Cela peut se traduit par la règle
suivante :
a) i + /E/ > iː b) e + /E/ > eː c) ɛ + /E/ > ɛː d) ɛ + /E/ > ɛ ː
Quand le verbe se terminant par les voyelles [i, e, ɛ, ɛ] s’harmonise avec l’archiphonème
/E/, on remarque la présence de cet archiphonème par une voyelle identique à celles du verbe.
Nous le montrons par les exemples suivants :
(9) a. [aka epi ŋkɛ] Aka mesurer.PROG OBJ.3SG
‘Aka le mesure’
> [aka epii] b. [ajemɛ ephe ŋkɛ] plaie brûler.PROG OBJ.3SG
‘Sa plaie lui fait mal’
> [ajemɛ ephee] c. [ɔ gɛ ŋkɛ]
SBJ.2PL trouver.ACP OBJ.3SG
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‘Vous l’avez trouvé’
> [ɔ gɛɛ] d. [ɛ nɛ ŋkɛ] SBJ.2SG regarder.PROG OBJ.3SG
‘il/elle le regarde’
> [ɛ nɛ ɛ ] La trace du constituant objet ou du pronom nkɛ symbolisée par l’archiphonème /E/ vient
se poser sur la voyelle du verbe, provoquant un allongement vocalique. Cela se produit lorsque
le verbe est au progressif ou l’accompli.
- Combinaison [u, o, ɔ, ɔ] + /E/
Dans cette combinaison, la voyelle finale du verbe se maintient sous forme de
labialisation [w]. Cela peut être représenté par la règle suivante :
a) u + /E/ > wi b) o + /E/ > we c) ɔ + /E/ > wɛ d) ɔ + /E/ > wɛ
La règle ci-dessus est traduite par les illustrations suivantes :
(10) a. [mɛ bo jajo] SBJ.1SG attendre.ACP Yayo
‘J’ai attendu Yayo’
> *[mɛ bo e] → [mɛ bwe] ‘Je l’ai attendu’
b. [mɛ phɔ ŋkɛ ji] SBJ.1SG offrir.PROG OBJ.3SG chose
‘Je lui offre quelque chose’
> *[mɛ phɔ ɛ ji] → [mɛ phwɛ ji] c. [akhɛ hɔ jipɔ] Aké prendre.ACP enfant
‘Aké a pris l’enfant’
> *[akhɛ hɔ ɛ ] → [akhɛ hwɛ ] ‘Aké l’a pris’
- Combinaison [a, a] + /E/
Dans cette combinaison la voyelle finale du verbe s’amalgame avec l’archiphonème /E/ comme formulée dans la règle qui suit :
a) a + /E/ > ɛ b) a + /E/ > ɛ
Cette règle est représentée par les illustrations ci-dessous :
(11) a. [ɛ bja ŋkɛ] SBJ.2SG blaguer.ACP OBJ.3SG
‘Tu lui as fait une blague’
> *[ɛ bja ɛ] → [ɛ bjɛ] ‘tu l’as blagué’
Y. M. Dido
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b. [mɛ the chwra ŋkɛ] POSS père battre.ACP OBJ.3SG
‘Son père l’a battu’
> *[mɛ the chwra ɛ] → [mɛ the chwrɛ] c. [n tra ma ŋkɛ] SBJ.3SG\ACP chasser .ACP OBJ.3SG
‘Il/elle l’a chassé’
> *[n tra ma ɛ ] → [n trɛ mɛ ] d. [gba na ŋkɛ] chien mordre.ACP OBJ.3SG
‘Le chien l’a mordu’
> *[gba na ɛ ] → [gba nɛ ]
3. Fonctions syntaxiques des pronoms
Les pronoms occupent généralement les mêmes places que les noms dans l’énoncé.
Selon M. Houis (1977, p. 37), ce sont des constituants syntaxiques aptes à s’insérer dans
l’énoncé comme médiateurs d’un contexte signifié : c’est-à-dire dans l’énoncé ils représentent
des constituants nominaux auxquels ils réfèrent. Certains de ces pronoms sont des acteurs du
discours. Ils peuvent donc assumer les mêmes fonctions que les noms. Les quatre pronoms que
nous analysons assument diverses fonctions syntaxiques selon qu’ils sont antéposés ou
postposés aux noms dans l’énoncé.
3.1. Fonctions des pronoms mɛn, ɛ et an
Les pronoms mɛn et ɛ représentent des participants au discours. Ce genre de pronoms
sont nommés ‘allocutifs’ par Houis (1977, p. 39) à cause de leurs occurrences et leurs fonctions.
Le pronom an ‘il’ quant à lui remplace le nom, d’où son nom de pronom substitutif (cf. Houis,
idem).
- Fonctions syntaxiques du pronom mɛn
Ce pronom assume trois fonctions diverses. Il peut d’abord être sujet d’un verbe comme
le montre les exemples suivants :
(12) a. [mɛ ɛ gbo cɔ ] SBJ.1SG\TAM fumer.PROG poisson
‘Je fume du poisson’
b. [mɛ no biɟa ] SBJ.1SG aller.ACP Abidjan
‘Je suis allé à Abidjan’
Il peut ensuite être objet d’un verbe :
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(13) [ɓo ɟɛtɛ se mɛ ] prendre.IMP argent donner OBJ.1SG
‘Prend l’argent pour me le donner’
Enfin dans le syntagme complétif ce pronom peut être complétant, donc en position de
tête de syntagme.
(14) a. [mɛ hɔ sɛ tɛ ŋkho] POSS frère faire grandeur ‘Mon frère est grand’
b. [ɛ chwra mɛ mi] SBJ.2SG battre.ACP POSS enfant
‘Tu as battu mon enfant’
- Fonctions syntaxiques du pronom ɛ
Comme le pronom mɛn, le pronom ɛ assume diverses fonctions selon qu’il est antéposé,
postposé ou à l’intérieur d’un syntagme nominal. Premièrement, il peut être sujet :
(15) a. [ɛ ɓa lo khuɓɛ] SBJ.2SG FUT aller village
‘Tu vas aller au village demain’
b. [ɛɛ tɔ ɓwe thuɓɔ] SBJ.2SG\TAM dire.PROG parole beaucoup
‘Tu parles beaucoup’
Deuxièmement il peut assumer les fonctions d’objet et de complétant mais dans ce cas
il se réalise hɛ ‘OBJ.2SG’.
(16) a. [m phɔ hɛ ji] SBJ.3SG\ACP offrir.ACP OBJ.2SG chose
‘Il/elle t’a offert une chose’
b. [ɓo aɟi se hɛ the]
prendre.IMP respect donner POSS père ‘Donne du respect à ton père’
- Fonctions syntaxiques du pronom an
Contrairement aux deux autres pronoms, le pronom an n’assume que la fonction sujet.
A l’accompli Il se réalise [ɛ], forme qui se prononce bouche fermée comme une nasale
syllabique.
(17) a. [a kɔ ja] SBJ.3SG abattre.PROG arbre
‘Il/elle est en train d’abattre un arbre’
b. [ŋ kɔ ja]
SBJ.3SG\ACP abattre.ACP arbre
‘Il/elle a abattu un arbre’
c. ɲ che mɛ ca SBJ.3SG\ACP appeler POSS mari
‘Il/elle a appelé son mari’
Y. M. Dido
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Ce pronom, du fait de sa relation homorganique avec la consonne initiale du verbe, se
prononce [n] devant [d, l, t, th], [m] devant [b, ɓ, p, ph], [ɲ] devant [j, ɟ, c, ch] et [ŋ] devant [k,
kh, w, kp, gb] (cf. exemple 17b).
3.2. Fonctions syntaxiques du pronom nkɛ
- Nature et fonction diverses du pronom nkɛ
Le pronom nkɛ est reconnu d’office comme assumant la fonction objet puisqu’il peut
remplacer un nom en fonction d’objet, d’où son nom de pronom substitutif suppléant (cf. M.
Houis (1977, p. 39)). Son rôle est de se substituer à un signifié pour éviter une répétition du
constituant ou du syntagme qui véhicule ce signifié. Les exemples qui suivent montrent la
fonction première de ce pronom :
(18) a. [mɛ ɛ che jajo]
SBJ.1SG\TAM appeler.PROG Yayo
‘J’appelle Yayo’
b. [mɛ ɛ che ŋkɛ] SBJ.1SG\TAM appeler.PROG OBJ.3SG
‘Je l’appelle’
Dans l’exemple 18b, on peut voir que le nom Yayo est remplacé par le pronom nkɛ.
En plus d’être objet, on retrouve souvent ce pronom en position de sujet. Nous le voyons
dans les exemples suivants :
(19) a. [loɓa tha ŋkhu phu]
Loba bâtir.ACP maison finir ‘Loba a fini de bâtir la maison’
b. [ŋkɛ tha ŋkhu phu]
OBJ.3SG bâtir.ACP maison finir
‘Il a fini de bâtir la maison’
On voit dans ces énoncés que le nom Loba est remplacé par le pronom nkɛ qui assume
aussi la fonction sujet.
Le pronom nkɛ peut également être complétant d’un syntagme complétif où il joue le
rôle de pronom possessif. Il est donc la tête de ce syntagme :
(20) a. [ŋkɛ ɓi lo wuɟi] OBJ.3SG enfant aller.ACP voyage
‘Son enfant est allé en voyage’
b. [ŋkɛ mma ɟɛtɛ ] OBJ.3SG mère argent
‘L’argent de sa mère’
- Emplois réfléchis du pronom nkɛ
En ébrié, le pronom nkɛ fonctionne sémantiquement comme un pronom réfléchi ou
réflexif. Les énoncés ci-après l’attestent :
(21) a. Alo a dit à Yayo qu’il a vu sa mère au marché
b. l’enfant a dit à son ami qu’il viendra à Abidjan
Dans ces énoncés il est difficile, lorsqu’on ne connaît pas le contexte d’énonciation, de
savoir à qui renvoient les pronoms (mis en italique). Cette incompréhension est causée par une
ambiguïté qui existe dans toutes les langues qui n’ont pas de pronoms réflexifs comme le
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français, l’anglais etc... Il y a cependant beaucoup d’autres langues (l’ébrié y compris) dans
lesquelles cette ambiguïté est levée. Pour éviter cette confusion, le locuteur ébrié oppose au
pronom nkɛ les pronoms mɛn ‘POSS’ et an (n) ‘SBJ.3SG’. Dans l’exemple suivant on peut faire
la distinction entre le pronom nkɛ et d’autres pronoms :
(22) a. [alɔ kra ma jajo le ŋ wu mɛ mma aɟɛgɔ ] Alo dire.ACP Yayo COMP SBJ.3SG\ACP voir.ACP POSS mère marché
‘Alo a dit à Yayo qu’il a vu sa mère au marché’
Dans l’énoncé qui précède, les pronoms n et mɛn réfère au sujet Alɔ.
b. [alɔ kra ma jajo le ŋ wu ŋkɛ mma aɟɛgɔ ] Alo dire.ACP Yayo COMP SBJ.3SG\ACP voir OBJ.3SG mère marché
‘Alo a dit à Yayo qu’il a vu sa mère au village’
Par contre dans l’énoncé 22b, le pronom n est mis pour le sujet Alɔ tandis que le pronom
nkɛ se rapporte au nom Yayo.
En somme, suite aux faits observés en 22a à d, nous pouvons retenir que le pronom nkɛ
a des emplois réfléchis. Dans des énoncés où il est employé avec le pronom mɛn il va toujours
se référer au constituant objet. Il faut toutefois préciser que les pronoms nkɛ et mɛn, même s’ils
ont le même signifié n’assume pas forcément les mêmes fonctions. Nous avons vu que nkɛ peut
être sujet, objet et même tête de syntagme alors que le pronom mɛn quant à lui se limite à la
fonction de complétant. Le pronom mɛn peut cependant assumer la fonction objet à condition
d’être focalisé (cf. 23b) :
(23) a. [mɛ the ɓa ɲcɛ ] POSS père venir.ACP aujourd’hui
‘Son père est venu aujourd’hui’
b. [mɛ nɔ a ma] POSS FOC SBJ.3SG venir.PROG
‘C’est lui/elle qui vient’
Conclusion
Cet article a permis de faire ressortir les phénomènes morphophonologiques de quatre
pronoms dans leur relation avec les verbes. Ces phénomènes ont été sous-tendus par diverses
règles phonologiques à savoir l’amalgame, l’allongement vocalique et la labialisation. Nous
pouvons alors retenir qu’en ébrié les changements morphophonologiques qui affectent les
pronoms se font de deux façons possibles. D’une part par l’amalgame des pronoms sujet de
1SG, 2SG et 3SG avec des morphèmes de TAM limités à certains aspects (accompli, habituel,
futur…) et d’autre part par la voyelle finale du verbe, quel que soit le temps de ce verbe (parlant
du pronom nkɛ). Au niveau fonctionnel, nous retenons que syntaxiquement ces pronoms
assument diverses fonctions selon qu’ils sont antéposés ou postposés aux verbes et lorsqu’ils
apparaissent dans un syntagme complétif où ils sont toujours en position de tête syntagmatique.
Cependant, cette étude, étant loin d’être complète, nous entendons dans un prochain article nous
intéresser à d’autres phénomènes morphophonologiques manifestés notamment dans la
négation, la morphologie etc...
Abréviations utilisées
ATR : Advanced Tongue Root
ACP : Accompli
COMP : Complémenteur
FOC : Morphème de focalisation
FUT : Futur
HAB : Habituel
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IMP : Impératif
OBJ : Objet
PL : Pluriel
POSS : Possessif
PROG : Progressif
SBJ : Sujet
SG : Singulier
TAM : Temps Aspect Mode
1/2/3 : renvoient aux personnes grammaticales (1ère/2ème/3ème personne).
Références bibliographiques
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d’Ivoire, Cologne, Rüdiger Köppe.
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d’Ivoire, Tome 1, Abidjan, ACCT, p. 307–357.
BOLE-RICHARD Rémy, 2008, « Systématique des tons du Camanncan ou Ebrié », 26ème
congrès de la SLAO, Winneba, p. 1–12.
BOLE-RICHARD, Rémy, 2017a, Introduction à l’écriture et à l’orthographe de l’ébrié,
Abidjan, Edilis.
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