mesurer les publics numériques ?
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Mesurer les publics numériques ?
Camille Alloing – CEREGE – 2016
Séminaire de l’équipe Pixel – CREM – Université de Lorraine
Contexte
La question du/des public(s) anime les SIC depuis de nombreuses
années (Gimello-Mesplomb et Vilatte, 2015)
Des approches variables en fonction des terrains et contextes :
constitution, nature, appartenance à des collectifs, réception…
Mais elle interroge aussi les médias et organisations, spécifiquement pour « mesurer »
ces publics
Tarde (1901) : la « pensée du regard d’autrui », et les statistiques de la presse comme
« thermomètre » de la « ligne de conduite et de pensée à suivre »
Avec le « numérique » la quantification des publics trouve un outil de taille
Contexte
Distinguer la quantification de la mesure (Desrosières et Kott, 2005)
Mesurer = objet réel
Quantifier = mise en nombre supposant des conventions, négociations,
compromis, traductions, etc.
La quantification « ne fournit pas seulement un reflet du monde, mais ellele transforme, en le reconfigurant autrement »
Les objets quantifiés sont à la fois réels et construits « dès lors qu’ils sontrepris dans d’autres assemblages et circulent tels quels, coupés de leurgenèse, ce qui est après tout le lot de beaucoup de produits. »
(Desrosières, 1993)
Question : en quoi les « mesures » des publics numériques sont
pertinentes ?
Hyptohèses :
Elles ne sont pas adaptées mais construisent voire fabriquent l’objet « public »
Elles établissent un rapport qui est négociable et constamment négocié
Aborder la mesure selon quatre prismes
Performativité
Un énoncé est performatif quand il instaure ce dont il parle (Austin,
1970)
De nombreux usages et interprétations de ce concept (Denis, 2006)
Donner une forme, composer un monde commun
« Qualifier les situations dans lesquelles l’objet sur lequel porte un travailn’est pas simplement constaté ou décrit, mais modifié, voire appelé àexister. » (Muniesa et Callon, 2008)
Commensuration
La commensuration transforme les qualités en quantités, les différences
en grandeur/ampleur (Espeland et Stevens, 1998)
Réduire et simplifier des informations disparates en nombres ou chiffres
qui peuvent être facilement comparés
Produire des standards pour évaluer et réduire la quantité d’information
Aborder la mesure selon quatre prismes
Qualculation
L’évaluation ne passe pas que par le calcul mais aussi par le jugement
Penser l’agencement de ces deux aspects (Cochoy, 2002)
La qualculation suppose des espaces dédiés (Callon et Law, 2005)
Elle consiste à détacher des entités de leur contexte, de les retravailler,
manipuler, transformer, puis de les résumer dans un seul espace
Exemple des plates-formes et de leurs algorithmes (Rieder, 2012)
Conventions
Les conventions sont « des formes culturelles établies collectivementpermettant de coordonner et d’évaluer » (Reynaud et Richebé, 2007)
Cadres interprétatifs produits par des acteurs pour évaluer leur
coordination
Pas seulement un calcul d’utilité, mais aussi un jugement sur la légitimité
des conduites prescrites (Orléan, 2004)
Objets : (e)réputation, émotions et affects numériques, territoires,autorité, captation et traitement de l’information…Thèmes : Innovations numériques, stratégies de communication,crowdfunding, intelligence économique…
Analyses de discours, entretiens, ethnographie, analyses de grandsjeux de données…Approches pragmatiques, compréhensives, socioéconomiques...Terrains organisationnels (entreprises, associations, institutions) et numériques (Twitter, Facebook, etc.)
Un constat : le besoin pour les acteurs de donner du sens à l’agir et aux expressions des publics connectés… Et ce en s’adaptant aux évolutions du web et de ses dispositifs
Des objets, terrains et méthodes
1993 annonce le début d’un « Internet grand public » (Paloque-Berges,2015)
Un public qui ne s’appuie pas sur les conventions légitimes des pionniers : il participemais contribue peu
La mesure sur/par le web en 4 périodes : avant 2000
Un public imaginé qui accompagne le développement de la publicité
« L’internaute mesuré est un produit vendu aux annonceurs » (Jouet, 2004)
Recherche d’une personnalisation : le site web comme espace de qualculation
Mesure de l’audience : Pages vues, visites, visiteurs, géolocalisation, taux de clics, logs (transfert de
fichiers, d’erreur, référentiel, agent) Panels d’internautes (type Médiamétrie)
Les « clics » sont commensurés comme de la participation pour comparer les sitesweb et vendre de l’espace publicitaire
L’objet « public » est appelé à exister par les mesures de l’audience
Les associations publicitaires normalisent ces mesures
Un « web des citations » et de la « connaissance »
Le moteur de recherche comme médiation… et espace de qualculation
La mesure sur/par le web en 4 périodes : 2000 à 2005
Google et la bibliométrie : le lien pour organiser le web, l’audience pour mesurerl’attention
La citation est sincère, elle mesure objectivement la subjectivité (Brin et Page, 1998)
Le public participe à produire de la pertinence et de l’autorité… Les résultats sontdonc pertinents et font autorité pour le public
La citation devient un moyen de classement objectif à partir de considérationssubjectives
Les conventions légitimes sont principalement établies par un seul acteur
Les autres suivent, et les praticiens font du référencement « naturel »
Un « web de l’opinion »… ou social… ou « 2.0 »
Le modèle de la plate-forme comme espace de qualculation
La mesure sur/par le web en 4 périodes : 2005 à 2010
Incitation à l’expression de soi et de ses opinions
Captation et calcul des données : personnalisation accrue
Approches affinitaires : du lien au graphe
La recommandation comme mécanisme central
L’influence comme un objectif recherché
La (e)réputation et ses mesures comme « emblématiques » decette période
La (e)réputation pour appréhender la mesure des publics
Performativité
Qualculation
Commensuration
Conventions
Des indicateurs de réputation numérique
Pour les usagers Par les praticiens
Un agencement d’éléments
statistiques produits par les
plates-formes
Qui ne sont pas réellement
fiables
Pas d’étalonnage de la
mesure, incertitude élevée
Dont l’interprétation reste
négociable… et génère de
l’interaction
Mais qui produisent de
l’autorité
Des méthodes de calcul de ces indicateurs
Par les plates-formes
Fonctionnement en boite noire : ne pas jouer avec les
algorithmes (Alloing et Marcon, 2015)
Modèles statistiques qui influent sur la production d’indicateurs
Jugements des concepteurs afin de pondérer ce qui doit être
visible et par qui
Naturalisation des indicateurs : référencement naturel,
impressions, portée organique, influence…
Passage de la quantification à la « mesure » de phénomènes
« naturels »
Evaluer et comparer des perceptions et opinions
Problématique
persistante : évaluer
« l’opinion publique
numérique » et lui
donner du sens
Problème de contexte
Une commensuration
effectuée par des prestataires
ou des plates-formes : le
sentiment analysis
Analyses différenciant
difficilement les actes
locutoires (signification),
illocutoires (force) et
perlocutoires (effets)
Risques de
l’automatisation, et limites
du profilage
Des conventions pour les organisations
Nombreux discours sur ce qu’est ou n’est pas de la
(e)réputation
Uniformisation des pratiques observables et prescrites
Publics « numérisés » favorisant une pragmatique du chiffre
De conventions légitimes à une norme locale et internationale
Depuis 2010 (et surtout maintenant) : un web expérientiel ?
Internet mobile, objets connectés, réalité augmentée ou virtuelle,
wearable devices…
Dans les discours destinés aux organisations : passage de la
compréhension et de l’influence du public, à l’évaluation de son
expérience
Dans les discours : psychologisation accrue du public
De celui qui lit, puis cite, puis s’exprime, à celui qui « vit »
Apparition de « métriques affectives » (Pierre et Alloing, 2015/16)
Mesurer l’irrationnel et favoriser la pulsion
De la « multitude » à la « singularisation » ? De l’interaction à la
réception ?
Les 6 émotions “universelles” : le corps dans l’écran…
La mesure devient possible ?
Des “datas” émotionnelles
traitées par des modèles
neuronnaux ?
(Kramer et al., 2014)
Des technologies de
reconnaissance
Des affects plus que des
émotions ?
Des mesures émotionnelles et affectives ?
D’autres approches
Dominique Boullier (2016) Dominique Cardon (2015)
Synthèse : des mesures pour fabriquer…
Des comportements :
Approches behavioristes par les traces
Grammatiser le déclaratif pour le rendre calculable
Des sujets
Gouvernance algorithmique qui désubjectivise (Rouvroy et Berns, 2012)
Nécessité d’insérer des éléments qualitatifs pour passer de l’audience au public
Car les modèles managériaux supposent la personnalisation de la relation
Du contexte
Limites de la collecte de données : décontextualisation (méthodes d’interface - Marres et
Gerlitz, 2016), et restrictions (API)
Nécessité de mesures normées pour produire de la comparaison
Une économie
De l’attention : favoriser l’orientation => le public doit développer une « écologie de
l’attention » (Citton, 2014)
De la pulsion : favoriser l’écologie cognitive => injonction à « être soi-même » =>
« capitalisme affectif » ?
Synthèse : des mesures pour repenser les catégories d’analyse
D’un web de sites à un web de personnes… et ensuite ? (Le Béchec et Alloing,
2016):
Sortir de la gouvernance statistique en ne cherchant plus l’individu mais en observant
des attributs
Analyser les transpositions (des communautés ou des territoires par exemple)
Eviter le « risque performatif » : le chercheur participe à créer la catégorie « public » là
où elle n’est pas
De la réception à la propagation
Les éléments de mesure ne permettent pas d’appréhender le contexte de réception
Au mieux, ils permettent de comprendre comment circulent voire se propagent les
informations/documents/contenus/signes (Le Béchec, 2010)
Prendre en compte le « syndrome transcontextuel » des infrastructures (Star, 2010 ;
Pierre, 2013) : tension entre des usages localisés et des infrastructures standardisées
Conclusion : repenser la gouvernance statistique des publics numériques
Interroger ces mesures et processus de quantification comme outils de
gouvernances
Exemples : indicateur chinois, Uber, algorithmes de trading….
Questionner le rôle des publics dans la fabrication de ces mesures
Digital labor
Interroger les effets qu’elles produisent sur les publics
« Les statistiques cherchent en effet à inciter les individus à atteindre des objectifschiffrés ; elles visent ainsi au dépassement de soi, à orienter les comportementsindividuels vers les pratiques les plus efficaces » (Desrosières, 2014)
Anxiété, mise en scène de soi, lien social, consommation de l’information…
Au final : le public numérique existe « car » ou « donc » il est mesurable ?
(Schrödinger, 2.0)
Merci de votre attention cher « public » !
calloing@poitiers.iae-france.fr
Bibliographie (avec mise en forme non-normée…)
• AUSTIN, John Langshaw. Quand dire, c’est faire, trad. Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970.
• CALLON, Michel et LAW, John. On qualculation, agency, and otherness. Environment and Planning D: Society and Space, 2005, vol. 23, no 5, p. 717-733.
• CITTON, Yves. Pour une écologie de l'attention. Seuil, 2014.
• COCHOY, F., 2002, Une sociologie du packaging ou l'âne de Buridan face au marché, Paris, Presses Universitaires de France
• DE TARDE, Gabriel. L'opinion et la foule. Paris, Alcan, 1901.
• DESROSIERES Alain, Kott Sandrine, « Quantifier », Genèses 1/2005 (no 58), p. 2-3
• DESROSIÈRES, Alain. La politique des grands nombres: histoire de la raison statistique. La découverte, 1993.
• ESPELAND, Wendy Nelson et STEVENS, Mitchell L. Commensuration as a social process. Annual review of sociology, 1998, p. 313-343.
• GIMELLO-MESPLOMB, Frédéric et Jean-Christophe Vilatte, « Les recherches sur les publics en Sciences de l’Information et de la Communication », Revuefrançaise des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 7 | 2015
• JOUET, Josiane. Les dispositifs de construction de l'internaute par les mesures d'audience. Le Temps des médias, 2004, no 2, p. 160-174.
• KRAMER, Adam DI, GUILLORY, Jamie E., et HANCOCK, Jeffrey T. Experimental evidence of massive-scale emotional contagion through social networks.Proceedings of the National Academy of Sciences, 2014, vol. 111, no 24, p. 8788-8790.
• LE BÉCHEC, Mariannig. Territoire et communication politique sur le «web régional breton». 2010. Thèse de doctorat. Université Rennes 2; UniversitéEuropéenne de Bretagne.
• MARRES, Noortje et GERLITZ, Carolin. Interface methods: Renegotiating relations between digital social research, STS and sociology. The SociologicalReview, 2016, vol. 64, no 1, p. 21-46.
• MUNIESA, Fabian et Michel Callon. « La performativité des sciences économiques ». CSI WORKING PAPERS SERIES 010. 2008. <halshs-00258130>
• ORLÉAN, André. L’économie des conventions: définitions et résultats. Analyse économique des conventions, 2004, vol. 2, p. 1-81.
• PALOQUE-BERGES, Camille., « L’imaginaire du « grand public » au tournant du Web (1993-1997) », Revue française des sciences de l’information et de lacommunication [En ligne], 7 | 2015, mis en ligne le 05 octobre 2015, consulté le 10 novembre 2016. URL : http://rfsic.revues.org/1478
• REYNAUD Jean-Daniel, RICHEBÉ Nathalie, « Règles, conventions et valeurs. Plaidoyer pour la normativité ordinaire», Revue française de sociologie 1/2007(Vol. 48), p. 3-36.
• RIEDER, Bernhard, « Probability at Work: Information Filtering as Technique » (October 1, 2012). Available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=2517272
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