mémoire de fin d’études / septembre 2016...l'époque, que cela soit pat martino, django...
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Diplôme d’Etat de professeur de musique Mémoire de fin d’études / septembre 2016
QUELLE EST TA TECHNIQUE ?
Être et manières d’être du guitariste
SAMMARRO Tiziano Promotion 2014 / 2016
2
3
INTRODUCTION
Guitariste formé de manière autodidacte lors de ma jeunesse à travers le blues et le
rock, j’ai décidé peu après mes vingt ans de me professionnaliser. Durant la même période,
un intérêt croissant pour le jazz me décida à m’orienter vers cette esthétique musicale, ainsi
qu’à rejoindre un cursus diplômant en musique jazz au sein d’un Conservatoire à
Rayonnement Départemental en septembre 2006. Ayant pour bagage cette culture blues –
rock initiale, mais alors très peu de culture jazz, j’ai décidé de « prendre le pli » de cette
nouvelle esthétique. J’ai donc souhaité à la fois rentrer dans les exigences de formation
d’un conservatoire au sein d’un cursus de jazz et à la fois rentrer dans l’image que me
projetaient alors les guitaristes illustres de ce genre musical. Mes principales influences de
l'époque, que cela soit Pat Martino, Django Reinhardt, René Thomas ou encore Barney
Kessel ont été considérés comme des « maîtres » au sein de la discipline. La demande
musicale, artistique et technique qui y était rattachée m’a forcé à me construire une
exigence et une discipline de travail auxquelles je me suis plié durant plusieurs années. La
guitare est un instrument avec des modèles de lutherie très variés, qui répondent à sa
présence dans différents styles, dont plusieurs m’ont influencés (notamment le Chicago
Blues que j’avais pratiqué durant de nombreuses années, sous l’influence notamment de
B.B. King, Lucky Peterson ou John Lee Hooker). Je décidai pourtant de me consacrer
spécifiquement à la guitare jazz. Cette discipline fit que je consacrai de longues après-
midis de travail à exercer ma technique instrumentale. Si bien que, le travail allant de plus
en plus croissant, une rupture finit par survenir, près de deux ans après le démarrage de
mes études au sein de ce conservatoire, au printemps 2008. Une après-midi, alors que je
travaillai depuis plusieurs jours une rythmique de jazz – funk à la guitare, et qui exigeait un
travail constant des allers-retours au bras droit, une douleur croissante apparu dans le coude
de ce bras. Malgré le fait que toute douleur est un « signal d’alarme » du corps face à un
risque physique, je n’y prêtai pas plus d’attention. Le lendemain, peu de temps après la
reprise du même exercice, la douleur modérée devint en quelques minutes une douleur très
intense, m’obligeant à arrêter. Ces longues périodes de travaux sans ménagements réels
venaient de provoquer une épicondylite du coude du bras droit (également appelée
« tendinite du coude du bras droit »). Cette blessure dura près de deux ans et m’obligea à
utiliser différents procédés pour en venir à bout. Les traitements médicaux traditionnels ne
donnant que peu de résultats, c’est la consultation de kinésithérapeutes spécialisés pour les
professionnels de la musique, au sein de la Clinique du Musicien à Paris, qui me permit de
surmonter la tendinite. J’appris alors que ce type d’accident était non seulement très
fréquent chez les musiciens, mais également que les résultats les plus probants s’obtenaient
4
par le fait à la fois de repenser la fréquence de jeu (en intégrant les besoins du corps, les
pauses) mais également par la nécessité de repenser la posture du corps vis-à-vis de
l’instrument. J’ai alors réadapté mon jeu, afin de soulager mon bras droit, j’ai changé de
guitare, en évitant les guitares de jazz à caisse et en revenant à des guitares électriques à
caisse pleine, plus fines et plus ergonomiques. J’ai également réduit la tension des cordes, à
la différence des cordes souvent très tendues utilisées en jazz. Enfin, je réintroduisais des
éléments techniques du rock et du blues, tel que le jeu en legato et avec le soutien de
l’amplification, afin de pouvoir maintenir des possibilités techniques suffisamment
importantes, tout en diminuant ma fatigue musculaire. Au bout de deux ans, la tendinite
était terminée et malgré quelques douleurs très rares et très faibles – et que j’arrive
aujourd’hui pleinement à maîtriser et à repousser en quelques jours à peine – j’ai retrouvé
depuis plusieurs années mes capacités. Néanmoins, cet épisode marquant de mon
apprentissage me fit plus que simplement changer de posture et de guitare. Il impliqua pour
moi le début d’une réflexion sur le rapport à la technique des musiciens en général et des
guitaristes en particulier. Ce mémoire s’inscrit donc aujourd’hui dans cette continuité.
Il s’agit alors ici de poser ce qui va être le cœur de notre réflexion : Quel est le
rapport que les guitaristes entretiennent avec leur technique instrumentale ? Et qu’est-ce
qu’être guitariste de nos jours ?
Ce raisonnement qui concerne tout autant le musicien professionnel que le guitariste
en devenir, va engager un approfondissement sur ce qu’est la guitare à travers les
esthétiques musicales populaires nées aux Etats-Unis au XXème siècle et qui se sont par la
suite également développées en Europe. Nous traiterons ainsi tout à la fois du blues, du
jazz, de la country, de la musique folk, de la pop, du rock (et des nombreuses familles
esthétiques qui le constituent) tout comme du hard rock et du metal. Si la période
historique de notre étude concerne le XXème siècle, elle va se concentrer principalement
sur la période allant des années 1930 – et l’émergence de la guitare acoustique dans le jazz
– jusqu’aux musiques amplifiées de la fin des années 1990. Si la guitare se développe
également en milieu rural, notamment à travers le blues et la country, notre étude
concernera pour une large part les musiques qui se sont développées au travers des
phénomènes d’urbanisation des sociétés industrielles et post – industrielles.
Pour mener ce développement, nous allons en premier lieu engager une réflexion
sociale et historique sur les origines de la notion de technique en Europe. Pour appuyer
cette réflexion, nous serons amené à analyser la place que la technique tient dans les
mythes et les cultures anciennes, et les notions philosophiques fortes qui lui restent
attachées. De ces considérations générales, nous verrons ensuite le rapport particulier que
la technique entretient avec l’art. Nous verrons par la suite comment la technique évolue
dans les différents univers rattachés à la guitare. Pour cela, nous analyserons d’abord ce qui
5
structure les manières d’être et d’agir des guitaristes. Au travers de ces manières, nous
énoncerons ensuite les sens et les particularités du fait technique chez le musicien –
guitariste. Puis, nous préciserons les modes par lesquelles ces techniques de la guitare se
construisent. Enfin, nous nous pencherons sur la guitare électrique à caisse pleine et sur les
bouleversements d’approches du jeu de guitare que l’instrument a apporté avec son
émergence durant les années 1950.
Nous terminerons enfin en analysant les risques qu’entraînent un rapport à la
technique non ou mal pensé, et les conséquences en termes de douleurs et de blessures que
ce rapport inapproprié peut engendrer. Nous analyserons pour cela la notion grecque du
pharmakon et ce qu’elle implique. Nous verrons ensuite en quoi cette notion engendre une
double possibilité dans le rapport à la technique. Enfin, nous ouvrirons des pistes de
réflexion pour repenser ce rapport. Nous interrogerons notamment la dimension
pédagogique de l’apprentissage de la guitare aujourd’hui. Car les réflexions et
questionnements qui sont celles du professeur de guitare s’inscrivent au travers des
nombreuses voies possibles offertes par l’instrument : par ces nombreux styles, comment
faire appréhender à l’élève les manières de devenir musicien – guitariste et comment y
éclaircir le rapport à l’instrument, à la musique et, à travers cela, au fait technique ? En
écho répondent les besoins de l’instant posé par l’élève : « Comment accéder aux objectifs
que je me fixe (jouer un morceau, apprendre une esthétique, reprendre les manières de
jouer d’un guitariste qui m’influence…) ? Et au travers de ces objectifs, comment y
développer mon jeu instrumental ? ». Ceci afin d’ouvrir des voies à une réflexion qui, si
elle prend dans notre cas pour exemple l’univers de la guitare et ses spécificités, n’en
concerne pas moins tous les instrumentistes.
6
I. LA TECHNIQUE
A. Prométhée et les origines de la technique
En l’étudiant dans le cadre du développement de l’histoire du monde occidental, la
technique prend ses origines au sein de la Grèce antique. Le terme « technique » dérive du
mot grec Τέχνη, la « tékhnè », dont le sens est « production, fabrication matérielle ». Le
terme donne un adjectif τέχνικός, « tékhnikos », dont le sens se rapporte aux notions d’art,
de savoir-faire et de technique. A ce sens étymologique se rattache un fort sens
symbolique, inscrit dans la mythologie grecque. Il s’agit du mythe de Prométhée et
d’Epiméthée.
Platon, dans Protagoras rappelle le mythe prométhéen. Dans l’ordre cosmogonique
grec, tel que l’a défini Hésiode, la hiérarchie du monde se constitue de haut en bas. Au
sommet de cette échelle vivent les Immortels, c’est-à-dire les dieux olympiens, les divinités
assimilées et autres créatures mythologiques1. En bas se trouvent les animaux, êtres
mortels doués d’instincts. Au dessus des animaux, mais sous les dieux, vit le paradoxe
qu’est l’humanité. Car les êtres humains sont doués d’une Μῆτις, « métis », dont le sens est
« intelligence, ruse, habileté », qui leur donne conscience d’eux-mêmes, autant en tant
qu’individus qu’en tant que communauté. Mais malgré cette habileté, ils sont victimes d’un
partage originel inéquitable. Les dieux ont en effet chargé les frères Titans Prométhée et
Epiméthée de distribuer équitablement au sein des espèces vivantes sur Terre les qualités
nécessaires à la vie. Epiméthée demande à Prométhée de lui permettre de faire seul le
partage, ce à quoi Prométhée accède. Epiméthée réalise alors un partage très inégal,
donnant aux animaux bon nombre d’attributs (vitesse, force, fourrure, griffes…) qui
permettent de vivre au sein de la nature, mais en oubliant les hommes. Les êtres humains,
sans sabots pour marcher, sans fourrure ni carapace pour se protéger, se retrouvent nus.
Prométhée, pour corriger l’erreur de son frère et favoriser l’espèce humaine, entre alors
secrètement dans l’Olympe afin de voler le secret du feu à Héphaïstos et des arts et savoir-
faire à Athéna. Il donne ainsi la technique aux êtres humains. Prométhée tente donc de
rectifier la répartition ratée réalisée par Epiméthée. Une version du mythe postérieur au
rappel platonicien, celle de Pseudo-Apollodore, rappelle d’ailleurs qu’un des premiers
actes de Prométhée, avant même la répartition, est de « redresser » les êtres humains, de les
1 Cette hiérarchisation n’est pas calquée sur un placement physique Ciel - Terre, tel qu’on peut le trouver dans les monothéismes juifs, chrétiens et musulmans. Les Immortels du polythéisme grec vivent dans un univers autre, qui se trouve tant dans le Ciel que sous la Terre.
7
mettre debout. C’est cet acte initial qui permet, selon le philosophe Bernard Stiegler, à
l’Homme de se libérer, d’initier la technique – en découvrant d’abord son corps comme
« premier outil » – et de permettre une « projection organique » : « prolongement des
organiques physiologiques par des organes techniques », qui permettent aux mains de
devenir « fabricatrices » et au cerveau de les commander 2 . Ainsi, la première des
techniques est, comme le rappelle Marcel Mauss, « une technique du corps ». Par le don
prométhéen, les Hommes mettent donc en avant leur créativité pour survivre, vivre et
s’exprimer. Le feu et les savoir-faire constitutifs de l’idée de technique chez les Grecs
permettent l’art tout autant que l’artisanat. Les outils peuvent naître, se développer et se
perfectionner. Ainsi, les êtres humains vont donc au-delà du simple fait de survie face à la
nature, ils arrivent progressivement à la dominer.
Il s’agit ici d’un récit mythologique mais qui comme tout récit originel a vocation à
compenser ce que Bernard Stiegler appelle le « défaut d’origine ». La méconnaissance des
origines des êtres humains a amené à la construction des différentes cosmogonies dans les
différentes cultures mondiales. De nos jours, nous savons justement que remonter l’histoire
des techniques permet de fait de remonter l’histoire des hommes. Ainsi, comme toute
histoire mythique, une part du mythe de Prométhée se rapporte à des faits historiques et
sociaux réels. Le premier d’entre eux est en l’occurrence l’apparition des premiers outils
chez les australanthropes il y a 2 à 3 millions d’années. Il s’agit alors du galet taillé simple
qui évolue progressivement vers le galet biface. Le second changement est la maîtrise du
feu en -400000 avant notre ère, qui permet alors la sociabilisation par la cuisson des
aliments et les repas en commun, ainsi que l’organisation des communautés en tâches
réparties et divisées. Enfin, le lien entre la technique et le feu est rattaché à un élément
d’importance, qui est – dans les sociétés de la Préhistoire et d’au moins une partie de
l’Antiquité – le rapport à la magie. En effet, ce que désigne la tékhnè est autant le savoir-
faire des artisans que l’action magique des oracles, devins, prêtres et prêtresses. Dans des
sociétés où le surnaturel est largement présent dans la vie de tous les jours, les techniciens
sont ceux qui agissent sur le réel : l’artisan agit sur la matière, tandis que le magicien – ou
la personne qui possède l’autorité du lien avec le divin3 – agit sur l’invisible : les âmes, le
destin… Le sociologue et archéologue Henri Hubert et l’anthropologue Marcel Mauss
définissent d’ailleurs ainsi le rapport entre technique et magie :
2 Cours de Bernard Stiegler sur La République de Platon à l’Ecole de Philosophie d’Epineuil-le-Fleuriel (année 2011 - 2012, séance N°7). Le lien internet du cours est indiqué en fin de mémoire dans la rubrique « Documents Internet ». 3 Pour Henri Bergson, magie et religion sont liées de par leur nature d’explication et d’espoir, mais elles diffèrent de par leurs degrés : « (la magie) prétend forcer le consentement de la nature, (la religion) implore la faveur du dieu. Surtout, la magie s’exerce dans un milieu semi-physique et semi-moral ; le magicien n’a pas affaire, en tout cas, à une personne ; c’est au contraire à la personnalité du dieu que la religion emprunte sa plus grande efficacité ». BERGSON Henri, Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, Paris, PUF, 1988, p. 183 - 184.
8
- Il s’agit d’actes collectifs, partagés en groupe (et ce, malgré les formes individuelles qui
peuvent en découler) ;
- Il s’agit de pratiques traditionnelles, réglées et codifiées ;
- Il s’agit d’actes créateurs ;
Pour eux, la magie et la technique se rattachent donc par un « lien généalogique ».
Ce lien s’est donc progressivement détaché, au fur et à mesure que la technique et la
connaissance ont gagné du terrain face aux croyances surnaturelles :
Pour nous, les techniques sont comme des germes qui ont fructifié sur le terrain de
la magie ; mais elles ont dépossédé celle-ci. Elles se sont progressivement dépouillées de
tout ce qu’elles lui avaient emprunté de mystique ; les procédés qui en subsistent ont, de
plus en plus, changé de valeur ; on leur attribuait autrefois une vertu mystique, ils n’ont
plus qu’une action mécanique.4
Nous constatons donc ici que la technique, et son corolaire qu’est la magie, posent
non seulement la question de la maîtrise de la nature mais également pour y accéder, le fait
d’obliger les êtres humains à y travailler de manière conjointe. Ainsi, la technique amène
un fait nouveau majeur, la naissance de l’être social.
Pour Marcel Mauss, nos actes techniques essentiels à notre survie – manger, boire,
dormir – sont construits dans notre rapport collectif à notre environnement. Les autres actes
techniques, que nous nommerons ici « prolongés », se construisent ainsi également.
L’apprentissage d’une technique s’inscrit pour Marcel Mauss dans l’idée d’une
« tradition ». En effet, les techniques sont traditionnelles, car elles font l’objet d’un
processus qui est tout autant imitation, enseignement, apprentissage que transmission.
Ainsi, les sociétés humaines se meuvent comme un organisme global en mouvement,
caractérisé par un « système d’actes » techniques inscrits dans l’espace et dans le temps. La
« cellule » basique de cet organisme constitue le mouvement de cette tradition
d’apprentissage. En sont membres : celui (personne ou groupe) qui transmet la
connaissance et celui (personne ou groupe) qui la reçoit. Tant que l’acte d’apprentissage est
vivant, la cellule se transforme de manière continue, et cette transformation elle-même agit
en cercle sur les individus qui la font vivre. Par ailleurs, ce sont ces actes qui définissent
l’outil, qui n’est qu’objet mort si le technicien ne le manie pas. Nous voyons ici que Marcel
Mauss complète la définition grecque de la tékhnè, en la considérant non seulement comme
une production matérielle, mais également à travers ses pratiques instrumentales ou
matérielles globales. L’historien Bruno Jacomy le démontre d’ailleurs dans son ouvrage 4 HUBERT Henri et MAUSS Marcel « Esquisse d’une théorie générale de la magie », L’année sociologique, 1904, n°7, in MAUSS Marcel, sociologie et anthropologie, 1950.
9
Une histoire des techniques 5 . Il y affirme que la technique est indissociable d’un
environnement global et qu’introduire artificiellement une technique dans un cadre sociétal
qui n’est pas prêt à la recevoir ne lui permet pas d’y perdurer : une simple panne ne peut
être réparée s’il n’y a pas dans le cadre en question un technicien capable d’y remédier. Un
simple boulon défectueux ne peut être remplacé s’il n’y est pas disponible. Bernard
Stiegler pour sa part – en reprenant le principe de capabilité6 de l’économiste Amartya Sen
– associe d’ailleurs le déclassement social plus à une perte des savoirs techniques qu’à une
dévaluation dans l’échelon de classe marxiste traditionnelle de type patron – cadre –
ouvrier – lumpenprolétariat :
Je m'appuie sur la théorie de la «capabilité» chez l'économiste indien Amartya
Sen. Sen remarque au début des années 1970 que si les Bangladais s'en sortent mieux que
les habitants de Harlem, alors qu'ils sont beaucoup plus démunis, c'est parce qu'ils ont des
savoirs. Les habitants de Harlem sont complètement prolétarisés, ils n'ont plus aucun
savoir (…) La prolétarisation, c'est la perte d'un savoir.7
L’apprentissage de la musique et d’un instrument tel que la guitare n’échappe pas à
ce processus collectif, à ce que les Grecs de l’Antiquité nommaient le διάλογος, le
« dialogos » (le dialogue), échange raisonné qui a lieu « à travers le verbe, à travers la
raison » et dans lequel l’autre donne à penser. L’apprentissage d’un instrument, l’accès à sa
maîtrise technique, même s’il peut sembler être une activité solitaire parfois, s’inscrit dans
un cadre d’apprentissage social collectif par l’enseignement, l’imitation, la transmission. Et
même si ce processus peut quelques fois amener à rompre avec cette tradition, il s’inscrit
néanmoins dans son rapport – qu’il soit continu ou en rupture – vis-à-vis elle. Nous
reviendrons en deuxième partie sur cette question, concernant le domaine spécifique de la
guitare.
5 JACOMY Bruno, Une histoire des techniques, Paris, Points Sciences, 1990. 6 Selon Amartya Sen, la capabilité est la capacité d’une personne à évoluer la liberté dont elle peut jouir de manière effective, c’est-à-dire le choix de différentes manières de procéder qu’elle a à disposition parmi ses différents savoir-faire. 7 STIEGLER Bernard, « La disruption, ou quand la technologie va beaucoup trop vite pour les humains », extrait d’interview parue dans L’Obs du 30 juin 2016. Consultable au lien suivant : http://arsindustrialis.org/la-%E2%80%9Cdisruption%E2%80%9D-ou-quand-la-technologie-va-beaucoup-trop-vite-pour-les-humains (consulté le 19 septembre 2016).
10
B. Le besoin de technique
La technique est donc la condition sine qua non de la possibilité de développement
des sociétés humaines, par la maîtrise progressive de la nature et par la possibilité de
société. C’est par ce fait technique qu’est la maîtrise du feu que les outils se diversifient
chez l’homme de Neandertal, entre -100000 et -40000, durant le Paléolithique moyen.
C’est durant cette période de diversification, et avec l’organisation progressivement
complexifiée du temps par l’organisation et la division des tâches, qu’apparaissent les
premières préoccupations esthétiques. Bruno Jacomy remarque que l’homme de Neandertal
recherche des fossiles ou des minéraux spécifiques afin de réaliser des peintures
corporelles. Des premiers symboles géométriques apparaissent sur des pierres ou sur des
os. Vers la fin du Paléolithique moyen, en -35000 apparaît la première flûte, premier
instrument de musique réalisé connu. Le développement technique connaît ensuite une
accélération très importante à partir du VIIIème millénaire avant J.C. La sédentarisation
autour du pourtour méditerranéen et de la Mer Noire a lieu entre -8000 et -6000. Les
premières céramiques apparaissent puis l’agriculture et l’élevage. L’avènement de la
traction animale au IVème millénaire permet de libérer des heures pour réaliser des
activités artisanales. C’est durant ce millénaire de mutations techniques et sociales que
débute le travail du métal (cuivre) en -4000. La roue est découverte vers -3500.
Apparaissent également des instruments à cordes, tel qu’une première « guitare » autour de
-3000 dans les environs de l’Iran actuel. Enfin, apparaît l’écriture en -3300.
L’écriture est une technique fondamentale dans l’évolution humaine, qui sépare la
Préhistoire de l’Histoire. Pour le bassin méditerranéen et le Moyen-Orient, elle fait entrer
l’humanité dans les temps historiques et fait débuter l’Antiquité. L’écriture amène une
véritable révolution linguistique et psychique. Désormais la mémoire humaine a une
extension possible. La première écriture connue (et acceptée comme telle) est l’écriture
cunéiforme. Elle naît en Basse Mésopotamie. Son apparition est d’abord liée à des besoins
de comptabilité des commerces alors en vigueur. Néanmoins, l’extraordinaire potentiel de
la technique de l’écriture est rapidement comprise et exploitée. Dès -2600, l’écriture n’est
plus uniquement utilisée à des fins comptables. Sont alors recueillis par écrit les récits
mythiques de l’époque, dont le plus connu est L’Epopée de Gilgamesh. L’écriture devient
extension de la mémoire des récits mythiques et populaires. Elle annonce déjà la littérature.
Autour de -2000, la conquête de la Mésopotamie par les Akkadiens voit le sumérien être
remplacé par la langue akkadienne. La première conséquence de cela est le développement
phonétique de l’écriture, dans le but de transcrire l’akkadien. L’écriture est ainsi non
seulement un système de transmission d’informations via des symboles (l’écriture appelle
11
en effet un écrivain et un lecteur), mais elle devient alors aussi une technique rattachée au
langage. Enfin, l’écriture permet progressivement une organisation du sacré, dans le sens
que nous lui donnons aujourd’hui. Les Grecs voient se fixer les récits des origines par la
« Théogonie » d’Hésiode au VIIIème siècle avant J.C. et connaissent les interventions des
dieux dans les actes humains à travers « L’Iliade » et « L’Odyssée » d’Homère, fixés par
écrit au VIème siècle avant J.C. Le judaïsme et le christianisme se forment autour des
textes bibliques (et du Nouveau Testament pour les chrétiens). Plus tard, l’Islam s’inscrira
d’autant plus par le Coran dans l’idée d’une exclusivité d’une parole divine portée par le
texte.
Pendant l’Antiquité, la définition des techniques se répartit en différents domaines,
encore valables de nos jours. Bruno Jacomy les différencie en deux domaines principaux.
D’une part les techniques dites « fines » (métiers à tisser, poterie…) sont celles héritées et
développées depuis les temps préhistoriques. Elles continuent à perdurer et à se
complexifier, et chaque civilisation voit des manières et des modes de faire qui lui sont
propres se développer et s’affirmer. Ainsi, les techniques artistiques et artisanales
égyptiennes, phéniciennes et assyriennes dominent culturellement au VIIème siècle avant
J.C. le bassin méditerranéen. Les Grecs s’en inspirent dans leurs réalisations techniques
culturelles et pratiques. C’est, dans l’histoire grecque antique, la période dite « orientale ».
Cette influence ouvrira la voie à la propre autonomie des réalisations grecques avec
l’avènement de l’époque classique hellénistique à partir du Vème siècle avant J.C.
Les autres techniques qui voient le jour durant l’Antiquité sont les techniques dites
« lourdes ». Elles concernent les exploitations de ressources, les développements urbains et
militaires. Les évolutions techniques durant cette période permettent en effet aux
différentes civilisations du bassin méditerranéen d’évoluer de sociétés rurales disséminées
à des formes d’organisations sociales et politique en parties urbanisées et de plus en plus
centralisées. La période antique voit se réaliser les premières grandes œuvres
architecturales et urbaines. L’Enquête d’Hérodote8 en a porté les témoignages jusqu’à nous.
Ainsi, celui que Cicéron a surnommé le « Père de l’Histoire », nous décrit les « Sept
Merveilles du Monde » : sept réalisations architecturales du monde antique dont les
proportions dépassent alors largement les constructions habituelles. De nos jours, de ces
sept réalisations ne subsiste que la pyramide de Khéops à Gizeh, en Egypte. Mais en dehors
des Sept Merveilles du Monde, d’autres œuvres architecturales et urbaines sont parvenues
jusqu’à nous. Elles témoignent de cette extraordinaire période de développement
technique, que cela soit l’Acropole d’Athènes ou encore le Colisée de Rome.
Le développement de grands centres civilisationnels n’est pas qu’urbain. Il est
également militaire. Comme de nos jours, le développement de la force militaire est l’un
8 HERODOTE, L’Enquête, Livres I à IV et Livres V à IX, Paris, Folio classique, 1985.
12
des principaux domaines de recherche technique. Mais si le perfectionnement de « l’art de
la guerre » est une constante, l’accélération des connaissances techniques libère également
du temps libre. Ce temps libéré va provoquer dans les sociétés d’Europe et du Moyen-
Orient une recherche du ludique et le développement du spectacle. De nouveaux outils se
développent. Différents instruments de musique apparaissent et se perfectionnent. Cette
dualité dans le développement technique entre guerre et jeu va se retrouver ensuite tout au
long des différentes époques historiques, et ce jusqu’à nos jours. Bruno Jacomy l’affirme :
La dualité jeu - guerre, caractérisée ici par les feux d’artifice et les fusées
incendiaires, constituera l’un des traits majeurs des ingénieurs de la Renaissance
lorsqu’ils construiront leurs extraordinaires engins, à la fois machines de fête et chars de
combat.9
Le Moyen Âge démontre que, à l’instar de l’Antiquité, le développement des
échanges et des voies de communication permet la diffusion, l’échange et le
développement des techniques. Si le Moyen Âge a longtemps été vu comme une période de
stagnation voir de recul dans différents domaines, dont la technique, ces propos sont à
nuancer aujourd’hui. Les capacités acquises durant l’Antiquité ne disparaissent pas et sont
ravivées lorsque le besoin s’en fait ressentir. Nous pouvons citer en exemple les
constructions d’édifices laïcs et religieux, qui font appel à de nombreux artisans et ouvriers
qui possèdent des savoir-faire diffus dans les sociétés européennes, et qui descendent
directement des techniques antiques. Œuvres importantes – Bruno Jacomy cite notamment
le cas des constructions des cathédrales – ces réalisations font appel à des savoir-faire
présents dans la société entière. Elles rappellent à quel point, comme nous l’avons vu
précédemment, la technique est un acte social, inscrit dans l’espace et dans le temps et dont
la mise en œuvre nécessite une mise en mouvement d’une large part de l’organisme social.
C’est cette transmission durant le Moyen Âge qui permet durant la Renaissance, la
« redécouverte » (ou plutôt un réveil généralisé), au delà des seules techniques urbaines, du
patrimoine culturel et technique antique.
L’âge classique et les débuts de la civilisation industrielle voient progressivement
la technique apporter une amélioration des conditions de vie. Que cela soit dans la vie de
tous les jours ou dans le travail agricole, le monde voit naître les bases scientifiques et
techniques qui vont bientôt permettre la révolution industrielle. L’environnement social de
l’époque ressent le besoin de ces évolutions, et il devient ainsi « prêt » à l’accueillir.
L’arrivée des machines à vapeur ouvre, techniquement parlant, le XIXème siècle et
l’ensemble des mutations techniques et sociales qui s’y rattachent. C’est le début de la
9 JACOMY Bruno, Une histoire des techniques, Paris, Points Sciences, 1990, p. 106.
13
société industrielle, dont l’existence va évoluer jusqu’au début des années 1960. À partir
des années 1960, et selon les sociologues Daniel Bell aux Etats-Unis et Alain Touraine en
France, l’économie dite « post - industrielle » succède à l’économie industrielle. Elle a
pour caractéristique principale le renversement de ce qui était le pilier de la pensée de la
société industrielle, en l’occurrence une organisation intégrale du corps social autour du
matériel que sont les machines et les forces de travail qui les mettent en mouvement. La
société post - industrielle fait primer les éléments immatériels (données, connaissances,
information) sur le matériel. Ainsi, à plus de 5000 ans de distance, la société numérique
actuelle rejoint la lointaine société sumérienne. La technique de l’écriture a apporté aux
êtres humains la possibilité d’étendre la mémoire en dehors du cerveau. L’informatique
complète cette extension par une possibilité de stockage qui peut sembler quasi infinie, et
avec une possibilité de diffusion des données encore jamais vue jusqu’à présent.
Nous avons jusqu’ici abordé la technique dans les définitions données et par sa
place tant dans la pensée mythologique qu’historique. Nous avons vu le lien indissociable
qu’elle porte avec l’évolution et le développement humain. Nous avons constaté les
changements majeurs dont elle est porteuse dans la vie des êtres, sa capacité à dépasser le
stade de nature et à créer le lien social, sans lequel elle ne peut exister. Afin d’orienter
ensuite notre propos sur la question de ce que sont les techniques dans l’univers de la
guitare, abordons d’abord pour cela la question du rapport de la technique à l’art, dans son
sens global.
C. La technique et l’art
Questionner le rapport de la technique à l’art demande d’abord à redéfinir l’art
dans ce qu’il est, et à en extraire une notion qui le pense dans un acte global, c’est-à-dire
l’esthétique. Dans son ouvrage Psychologie de l’art10, le psychologue Lev Vygotski définit
la « théorie du comportement esthétique » comme un état psychologique global qui saisit et
emplit l’homme tout entier et dont une impression esthétique est le point de départ et le
centre. Cette impression esthétique naît de la création esthétique. Lev Vygotski cite le
théoricien politique Gueorgui Plékhanov, qui affirme :
La nature de l’homme fait qu’il peut avoir des goûts et des notions esthétiques. Les
conditions dans lesquelles il vit déterminent la transformation de cette possibilité en
10 VYGOTSKI Lev, Psychologie de l’art, Paris, Editions La Dispute, 2005.
14
réalité ; ce sont elles qui expliquent que tel homme social (c’est-à-dire telle société, tel
peuple, telle classe) a justement ces goûts et notions esthétiques-là, et non pas d’autres.11
Lev Vygostski rappelle que pour Gueorgui Plékhanov, ce qui détermine la
construction psychologique qui peut mener à création esthétique est un ensemble de
facteurs économiques, sociaux et politiques : l’état des forces productives, autrement dit à
la fois l’état d’avancement technique et les techniciens qui manient les techniques
disponibles dans la société en question ; les rapports économiques, c’est-à-dire quel est le
système économique qui régit ces techniques et dans lequel évoluent les individus ; le
régime politique et social, qui supervise ledit système économique ; le psychisme de
l’homme social, qui se construit dans l’ensemble de ces rapports ; les différentes
idéologies, reflets des différentes constructions psychiques à l’œuvre dans ces sociétés. Lev
Vygotski nuance ces propos en rappelant que si cet ensemble de facteurs permet de penser
le processus qui amène à la réalisation d’une création esthétique, toute analyse ne doit pas
pour autant n’être ramenée qu’à elle. Dit autrement, les facteurs socio-économiques
construisent l’individu, mais le psychisme est également à prendre en compte, simplement
par le fait qu’il permet de se projeter hors du milieu social dans lequel l’individu évolue, et
penser ainsi un ailleurs possible. Cette projection peut par ailleurs s’appuyer sur la
« redécouverte » d’une tradition. Ainsi, lorsqu’à la Renaissance on redécouvre l’esthétique
gréco-romaine, les sociétés européennes n’ont plus grand-chose à voir avec l’organisation
sociale et politique de l’Antiquité. Cependant, « l’emprunt » à l’art antique permet à l’art
de la Renaissance de se construire, se développer et s’affirmer. Ce processus est toujours
largement valable, nous l’avons vu précédemment lorsque les Grecs du VIIème siècle
avant J.C. ont emprunté aux Egyptiens, aux Phéniciens et aux Assyriens leurs manières
esthétiques durant leur période dite « orientale ». Plus largement, et nous en avons de
nombreux exemples dans les sociétés mondialisées actuelles, tout artiste peut reprendre
consciemment ou non à son compte une tradition récente ou ancienne, pour la transfigurer
dans sa propre création. Cela s’exprime dans le cadre de l’univers de la musique avec
l’utilisation d’instruments, de gammes, de rythmes et manières de faire empruntées à un
autre environnement culturel : que cela soit les influences du sitariste Ravi Shankar sur le
guitariste membre des Beatles George Harrison ; la naissance de l’afrobeat par la rencontre
de la musique traditionnelle nigériane avec le funk et le jazz ; ou encore l’intégration du
violon occidental dans les orchestres de musiques traditionnelles arabes.
Cette création esthétique amène donc selon un certains nombres d’éléments à
passer d’une simple réalisation esthétique à ce à quoi l’on donne le qualificatif « d’art ».
Lev Vygostski rappelle d’ailleurs l’idée énoncée par le linguiste russe Aleksandr Potebnja, 11 PLEKHANOV Gueorgui, Œuvres philosophiques, Moscou, Editions du Progrès, 1983, Tome V « De l’art » - « Lettres sans adresse », Première lettre, p. 288 - 289.
15
selon laquelle il y a une analogie directe entre l’activité et l’évolution linguistique d’une
part et l’art d’autre part. Aleksandr Potebnja avance la théorie selon laquelle un mot est
dans sa structure externe une forme sonore. Ce même mot porte dans sa structure interne
une image (son sens immédiat). Et enfin, il est également porteur d’une signification plus
générale. Ces trois éléments se retrouvent dans une œuvre d’art : une statue en pierre
(structure externe) d’un homme barbu portant dans sa main la foudre (structure interne) et
qui représente la puissance divine (signification plus générale ou incarnation d’une idée ou
d’un idéal). Pour Aleksandr Potebnja, l’art est donc un mode de pensée qui aboutit au
même résultat que la connaissance scientifique, en l’occurrence une explication des
phénomènes du monde, mais par une méthode toute autre. De là, l’art est également, à
l’instar de la science, compréhension et connaissance. A cette définition, nous pouvons
compléter par une réflexion menée par Bernard Stiegler. Le philosophe évoque pour sa
part, en dissertant oralement sur les « bonnes et mauvaises fictions » qui se meuvent dans
le réel, l’idée selon laquelle une « bonne » fiction (et par extension une œuvre d’art) a
vocation à produire une « fiction nécessaire » à l’être, c’est-à-dire qui permet à l’humain de
faire la connaissance du concept platonicien « du beau, du juste, du vrai ». Il rajoute en
exemple à cela qu’en théologie, il est parfois dit que « Dieu est une fiction nécessaire »12.
L’artiste qui s’accomplit est donc transmetteur de vérité. Néanmoins, à la différence du
philosophe (médecin de l’âme dans le Phédon, donc par extension le scientifique), ici
apparaît une contradiction socratique. Pour Socrate, le poète (ou artiste) transmet par son
art la connaissance de la Vérité, mais n’en a pas la conscience. Il n’en est que « possédé »
et n’agit que comme un miroir : il reflète les choses sans révéler leur essence profonde.
L’artiste est inspiré mais ne peut expliquer le sens profond du contenu de son inspiration. À
l’inverse, le philosophe (ou l’homme de science) revendique qu’aucun domaine n’échappe
à son savoir. Si sa connaissance ne se veut pas dogmatique, elle offre néanmoins la
possibilité d’un examen critique et dialectique des faits. Socrate discerne ici un trouble.
Pour lui, l’artiste / poète se confond avec le sophiste : il possède la technique du λόγος, le «
logos », le discours, mais ne sait pas porter ses auditeurs à l’essence des choses. À la
différence de l’homme de métier, de l’artisan, qui ne connait que la technique de la branche
dans laquelle il officie, mais qu’il maîtrise parfaitement.
Nous avons ici évoqué le sens possible que l’on peut donner à l’art, ainsi qu’à ses
objectifs. Considérons maintenant l’art d’un point de vue technique. Pour Lev Vygotski
l’art est, dans son sens technique, avant tout une forme qui héberge en son sein des
matériaux. La technique artistique est la maîtrise de cette mise en forme des matériaux.
Cette mise en forme est le principe même de la création artistique. L’acte technique de la
mise en forme artistique, c’est-à-dire l’automatisation des gestes et savoir-faire ainsi que la 12 Cours de Bernard Stiegler sur La République de Platon à l’Ecole de Philosophie d’Epineuil-le-Fleuriel (année 2011 - 2012, séance N°7).
16
mise en lien des matériaux dans l’objectif de réaliser une oeuvre, définissent en lui-même
le procédé artistique. C’est ce processus d’automatisation qui est porté par la technique.
Nous comprenons donc ici que cette maîtrise technique n’est donc pas la fin en soi de
l’artiste mais bien l’outil sur lequel il s’appuie pour arriver à ce qui est l’essence de l’art, à
savoir imprimer un « effet d’étrangeté » aux choses, à rendre la forme plus complexe13. Et
c’est cette notion d’étrangeté qui dissocie donc l’art de l’artisanat. L’artisanat utilise des
techniques associées aux arts mais dans un but différent : il s’agit de mettre en forme un
objet pratique, et non pas de lui donner comme fin en soi l’effet d’étrangeté et tout ce qui
en découle, à savoir connaissance et compréhension.
Interrogeons-nous maintenant sur ce qui d’un point de vue de la stimulation
psychique met l’acte de création artistique en mouvement. Lev Vygotski rappelle de quelle
manière le psychiatre russe Isaak Orchanski définit l’énergie psychique :
Ainsi les trois parties de l’énergie, ou de l’activité psychique correspondent à trois
formes d’activités nerveuses : le sentiment correspond à la décharge, la volonté à la partie
en activité de l’énergie, quant à la partie intellectuelle de l’énergie, en particulier
l’abstraction, elle est liée à la répression ou économie de la force psychique et nerveuse.
(...) Au lieu de la décharge, ce qui prédomine dans les actes psychiques supérieurs, c’est la
transformation de l’énergie psychique vive en énergie de réserve.14
Partant de cette énoncé, nous pouvons considérer que la technique joue ici le rôle
de médium de l’énergie entre son stade initial, correspondant aux trois formes d’activités
nerveuses énoncées, et la création et modulation du réel par la mise en forme des différents
matériaux. Nous avons donc :
Énergie (sentiment, volonté, intellect) > Technique (mise en forme) > Oeuvre artistique.
Si la technique ici a pour rôle de transformer cette énergie, elle a aussi pour rôle de
la canaliser. En effet, le contrôle de l’économie de l’énergie créatrice est un des éléments
qui fonde la maîtrise technique : savoir utiliser la juste énergie nécessaire pour la
transformer et la décupler dans le processus créatif. Par exemple, le rôle de l’électricité
dans le processus technique de la guitare électrique est fondamental : physiquement, le
musicien n’a pas à imposer une dépense d’énergie trop forte pour lui pour produire une
forte puissance sonore. L’amplification prend le relai et joue ce rôle de décupler l’énergie
insufflée. Également, c’est aussi une mauvaise maîtrise de l’énergie qui peut amener à une
13 Ici, il est clair que le matériau revêt son importance. Si le procédé technique amène vers l’œuvre, le matériau utilisé peut également définir à la fois le genre artistique et le procédé à mener. 14 ORCHANSKI Isaak, Le Mécanisme des Processus Nerveux, Saint - Pétersbourg, 1898, p. 536 - 537.
17
surtension physique, qui peut entraîner et provoquer des blessures15. Mais ce qui initie cette
énergie de départ est, pour Lev Vygotski, la catharsis :
En fin de compte, la réaction esthétique se ramène à une catharsis, nous
éprouvons, une décharge complexe de sentiments, une transformation mutuelle de ceux-ci,
et, au lieu de vécus douloureux provoqués par le contenu de la nouvelle, nous avons la
sensation élevée et clarifiante d’un souffle léger.16
En d’autres termes, la création artistique est une catharsis car elle métamorphose et
transcende les sentiments éprouvés au service de la réalisation de l’oeuvre. Ainsi, l’art par
l’effet d’étrangeté qu’elle imprime aux choses, donne au public à vivre cette catharsis à
travers la représentation de l’oeuvre. Le guitariste, dans son processus créatif et dans son
rapport à la technique, n’échappe pas à cette définition, même si celle-ci est bien entendu
largement complétée par les spécificités de l’instrument. Analysons maintenant dans le
chapitre suivant quelles sont ces spécificités qui caractérisent les guitaristes et leurs
différentes techniques, quelles sont leurs manières de faire, comment les techniques de
guitare se structurent et se construisent, et enfin quelles peuvent en être certaines
particularités.
15 Nous reviendrons respectivement sur la question de la technique dans la guitare électrique et sur les risques liés à la technique dans les parties II et III. 16 VYGOTSKI Lev, Psychologie de l’art, Paris, Editions La Dispute, 2005, p. 298.
18
II. LA TECHNIQUE ET LE GUITARISTE
A. Être et manières d’être du guitariste
Nous avons vu dans la première partie que la magie ainsi que les religions
organisent dans les sociétés humaines préhistoriques et de l’Antiquité le rapport au
surnaturel, au divin, et au destin. Les magiciens tentent de faire plier le destin à leur
demande, tandis que les prêtres interfèrent auprès d’une entité supérieure dans le même
but. Ainsi, ces personnes dépositaires d’une autorité magique et / ou surnaturelle en sont
les maîtres, les artisans. Il n’est donc pas anodin que de nos jours des termes venus du
lexique religieux soient détournés et empruntés pour définir un musicien, plus
particulièrement dans la guitare : « gourou de la guitare », « guitar hero »17, « magicien de
la six corde »… De nombreux termes du même genre sont utilisés pour définir le guitariste,
surtout s’il est considéré comme virtuose par ses admirateurs. De même, un guitariste avec
une certaine notoriété qui va « disparaître » de scène durant quelque temps, va souvent être
décrit comme effectuant une « retraite », avec toute la dimension spirituelle et mystique qui
y est rattachée. C’est également le cas pour d’autres instrumentistes, tel le saxophoniste
Sonny Rollins, dont les multiples retraits de la vie publique durant sa carrière se voient
attribuer le même genre de qualificatifs.
Ainsi, ces guitaristes vu comme extrêmement doués sont supposés posséder un
« don », voir plus et se rattacher à une aura divine : « Eric Clapton is God18 » clamait au
milieu des années 1960 un célèbre graffiti à Londres (et qui donna le surnom de « God » au
guitariste britannique). Ainsi, celui qui reçoit un don, tel un jeune roi Arthur recevant son
épée, est supposément un « élu ». Mais élu par qui ? Un dieu ? La nature ? Le destin ? Quel
qu’en soit le grand ordonnateur, ce choix semble assurément avoir une part de surnaturel.
Et de ce fait, le débat pourrait s’arrêter ici. Si tel guitariste est considéré comme un grand
musicien, c’est qu’il possède un don. Ce qui exclue donc les autres, qui ne le possèdent
pas. De cette manière, l’idée du don, de l’inné, semble expliquer ce qui paraît en soi
inexplicable. Se faisant, elle justifie également un ordre hiérarchique : tout comme chaque
société humaine découle d’une organisation fixée par la nature, le divin, et dans laquelle les
voleurs du « feu » magique qu’est la technique ont reçu la place qui leur échoit, tout artiste
placé en haut de la hiérarchie a un mérite qui lui est nécessairement dû. En filigrane 17 L’idée de héros, personnage exemplaire dans les récits humains, émerge et prend une place d’importance à partir des croyances gréco-romaines de l’Antiquité. Nous reviendrons plus précisément en troisième partie sur la définition du terme anglais guitar hero, 18 « Eric Clapton est Dieu ».
19
apparaît évidemment le sous-entendu selon lequel toute tentative est vaine et condamnée à
échouer pour celle ou celui qui ne possède pas ce don et qui souhaiterait cependant
développer des capacités artistiques.
Il est nécessaire de s’opposer à cette proposition d’explication. L’apprentissage de
la musique est structuré par un environnement, par des opportunités et des contraintes de
différents ordres qui permettent certaines progressions et qui en freinent d’autres. Les
guitaristes n’échappent pas à cela. Il n’y pas « d’élu », il y a des impossibilités et des
possibilités auxquelles différents esprits humains répondent par des capacités, elles-mêmes
structurées par un héritage social, historique et psychique global. Cet ensemble de facteurs
est structuré par ce que nous nommons des « habitus ». Le sociologue Pierre Bourdieu
définit le terme ainsi :
Les structures qui sont constitutives d’un type particulier d’environnement (e. g.
les conditions matérielles d’existence caractéristiques d’une condition de classe) et qui
peuvent être saisies empiriquement sous la forme des régularités associées à un
environnement socialement structuré produisent des habitus, systèmes de dispositions
durables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures
structurantes, c’est-à-dire en tant que principe de génération et de structuration de
pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement « réglées » et « régulières »
sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, objectivement adaptées à leur but
sans supposer la visée consciente des fins et la maîtrise expresse des opérations
nécessaires pour les attendre et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le
produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre.19
Il complète ensuite cette définition en explicitant les schèmes qui se construisent et
se structurent autour de ces habitus :
(…) Un habitus, entendu comme un système de dispositions durables et
transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment
comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possible
l’accomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts analogiques de
schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme (…).20
Ces schèmes constituent ce que le sociologue nomme « un cercle de métaphores ».
Ils structurent l’esprit et permettent un rapport entre l’individu et le monde social dans
19 BOURDIEU Pierre, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Points Essais, 2000, p. 256. 20 BOURDIEU Pierre, Ibid. p. 261 - 262.
20
lequel il évolue, et dans lequel il se structure constamment et se rattache à un groupe.
Ainsi, un guitariste répond à ses propres habitus selon les genres musicaux dans lesquels il
évolue, les structures dans lesquelles il apprend, les rapports qu’il entretient avec ce monde
(jeu, leçons, concerts, enregistrements…). Par exemple, un guitariste classique qui apprend
depuis son plus jeune âge la guitare dans le cadre académique d’un conservatoire va
structurer sa vision d’instrumentiste par rapport à cette manière dans laquelle il s’est formé.
Si également au sein de son entourage familial et / ou d’amis, une acceptation d’une vision
académique de l’apprentissage de l’enseignement prédomine, où une certaine volonté
« d’élitisme » musical semble en jeu, et pour laquelle l’apprentissage académique fait
office de validation « officielle », la structuration de ces schèmes s’en verra d’autant plus
renforcée. Ces habitus de musiciens vont non seulement structurer le psychique du
guitariste classique, mais vont également définir une corporalité particulière : jeu assis,
position droite, pied gauche sur un repose-pied, guitare posée sur la jambe gauche
surélevée, pouce en appui derrière le manche…
À côté de ces pratiques, un guitariste folk21 aura un rapport à la technique différent.
Le jeu sera bien souvent également assis, mais avec une autre position. Le pied gauche ne
sera pas surélevé et la guitare sera posée très souvent sur la jambe droite, tant par un souci
de position assez relâchée dans le rapport corporel à l’instrument, que par rapport aux
dimensions de celui-ci. Le pouce pourra passer au dessus du manche, du fait de sa largeur
plus réduite, et permettre ainsi un jeu de basse avec. L’habitus d’un guitariste folk est
également fort différente. L’instrument est bien souvent appris hors cadre académique de
type conservatoire. À la différence de la guitare classique, ce n’est pas l’instrument qui est
souvent porté en avant mais la voix, la guitare servant ici à l’accompagner. Les chansons
s’apprennent fréquemment par soi-même, dans le cadre de recueils, ou par échange avec
d’autres musiciens. Également, une forte part de symbolique se rattache à l’instrument.
Souvent associée aux musiciens itinérants, liée à une idée de voyages et de rencontres, que
cela soit dans le blues, dans la musique country ou encore dans les chansons folk, la guitare
folk séduit par un ensemble de conceptions qui s’y rattachent. L’habitus d’un musicien folk
s’inscrit alors dans ce champ de manières qu’offre l’instrument : déplacement facile,
répertoire de chansons, styles variés… Bien souvent, un instrument répond à un besoin,
une envie. Cette envie est ici très fortement marquée par l’empreinte sociale rattachée aux
notions de liberté et d’indépendance.
Le guitariste classique et le guitariste folk partagent une structuration de leurs
schèmes de pensée par une pratique de l’instrument en partie collective et en partie
individuelle. Bien entendu, comme nous l’avons vu précédemment, toute technique
21 La guitare dite « folk » est, à l’instar de la guitare classique à cordes en nylon, une guitare acoustique. Elle diffère par de nombreux points de la guitare classique, notamment par ses cordes en bronze, un manche plus fin, et des dimensions de caisse différentes, plus grandes ou plus petites selon les nombreux modèles qui existent.
21
instrumentale se construit socialement. Néanmoins, les pratiques peuvent être en partie
individuelles. C’est souvent le cas d’un guitariste classique, tant par sa pratique que par le
fait de développer et jouer un répertoire pour guitare seule. La pratique d’un guitariste folk
répond souvent à plus de choix : une chanson peut se pratiquer seul, mais également en
duo, en trio, en groupe… Les guitaristes électriques pour leur part, structurent leurs modes
de fonctionnement dans un rapport social qui est bien plus fréquemment collectif. Si la
dimension de l’apprentissage et des pratiques peut garder une part individuelle, la notion de
groupe au sein duquel la musique se fait est ici très forte. Si nous prenons par exemple le
cas d’un guitariste de hardcore22, la dimension musicale s’inscrit de manière très visible
dans une pratique sociale collective. Tout un ensemble de codes régissent non seulement la
musique et la manière de la jouer, mais également les pratiques qui l’entourent : musique,
graphismes typiques du genre (et qui définissent les groupes en fonction, tout autant que la
musique), esprit vu comme un « esprit de famille » par les musiciens, groupe portant un
nom collectif (et nom celui d’une individualité), labels spécifiques, manière d’enregistrer
qui définit le son (et dans laquelle l’importance de la marque sonore de tel ou tel
producteur prédomine)… Nous avons ici tout un ensemble de rapports qui structurent les
liens entre l’individu musicien et le monde artistique et social dans lequel il évolue, et qui
s’influencent mutuellement23. Ainsi, la notion de « Do It Yourself »24 très forte dans ce
milieu musical va influer sur une technique de guitare dans laquelle l’efficacité du punk
originel reste prégnante : jeu debout, guitare tenue bas par la sangle, accords de quintes
simples, volonté d’énergie et de morceaux de courtes durées, musique largement accessible
à jouer à la condition de la pratiquer, utilisation des spécificités de la guitare électrique
(effets, larsen25, puissance sonore de l’ampli)…
À la lumière de ces exemples, nous pouvons comprendre que l’habitus, tel que le
définit Pierre Bourdieu, est donc en d’autres termes « l’habit social » de l’individu. Cet
individu évolue au sein d’un groupe, qui se définit avant tout par sa praxis. Au sein de cette
22 Le hardcore est un genre musical dérivé du punk, qui a émergé aux Etats-Unis et au Royaume-Uni à partir de la fin des années 1970. 23 Les codes sociaux et artistiques du hardcore ne sont bien entendu pas sans rappeler un autre genre qui émerge à la même époque : le mouvement hip-hop. Nous retrouvons dans les deux genres la même notion de « crew », équipe en anglais, où la musique s’inscrit dans un mouvement social et artistique plus global : graphisme, mode vestimentaire, langage, codes sociaux… 24 Le mot d’ordre DIY, Do It Yourself, même s’il a émergé avant le mouvement punk, reste très lié à l’esprit de ce mouvement et à ses sous-courants. Le DIY affiche une volonté de contourner les contraintes de la société capitaliste de consommation et de concurrence, de refuser d’attendre une acceptation de son art par le système marchand et de « faire » soi-même et collectivement les choses : concerts, graphismes, enregistrements, organisation sociale… l’ensemble de la création artistique peut être faite par les artistes et les fans qui les soutiennent, et non en attendant de « s’insérer » dans le système traditionnel du monde du spectacle. 25 L’effet larsen, également appelé « feedback » consiste en un sifflement sonore provoqué par le rapprochement d’une guitare électrique, et de ses micros électromagnétiques, de l’enceinte d’un amplificateur, créant ainsi un effet de boucle sonore qui augmente progressivement et de manière non maîtrisée. À l’origine vu comme un phénomène indésirable, de nombreux guitaristes vont reprendre l’utilisation du larsen dans leur jeu musical. Le guitariste Jimi Hendrix utilisera de nombreuses fois dans son jeu cet effet.
22
praxis, l’individu reproduit une pratique collective (imitation, apprentissage, jeu
collectif…), y compris au sein de ses actes réalisés individuellement. Car si le jeu du
guitariste inclut une part d’action individuelle, elle ne l’est jamais complètement : il y a
nécessité du groupe pour se réaliser. Enfin, cet habitus social et musical peut lui-même être
considéré comme une part de l’habitus plus large des individus qui le pratiquent.
Ainsi, quel que soit le genre abordé, le guitariste inscrit le développement de sa
technique selon des nécessités différentes (la technique de la guitare classique n’est pas la
même que celle de la guitare folk ou de la guitare électrique hardcore). Néanmoins, à
différents degrés les processus d’apprentissage et de sociabilisation se retrouvent. Le
musicien - apprenant copie les actes d’un autre musicien (le professeur, un proche qui
maîtrise l’instrument, un guitariste reconnu sur la scène du genre en question…). Un
ensemble de copies - assimilations se font dans ces séquences et la dimension pédagogique
s’inscrit dans le cadre plus large du milieu social et culturel dans lequel il évolue. Le choix
des parcours s’effectue pour sa part selon les préceptes sociaux, moraux et les manières de
percevoir qui structurent les concepts culturels et sociaux du guitariste. Progressivement
ensuite, le guitariste fait face à un ensemble de mises en pratiques qui structurent tant son
apprentissage que sa sociabilisation au sein du groupe : répétitions, représentation au sein
d’une école ou d’un conservatoire / jeu en public / concert dans une salle, éventuellement
tournées et / ou enregistrements… Dans ce cadre, les rites et manières de faire observées
chez les instrumentistes plus expérimentés sont mises à l’épreuve du terrain et
progressivement assimilés. Enfin, ces différents exemples de techniques de guitare cités,
tous comme nombre d’autres, s’inscrivent dans une diffusion classique des techniques en
société. Ils sont notamment en partie liés aux phénomènes d’urbanisation qui permettent à
partir de la deuxième moitié du XIXème siècle, et d’autant plus au XXème siècle, un
phénomène de resserrement des tissus sociaux, eux-mêmes liés au développement des
structures d’apprentissages (conservatoires, écoles, cours privés), des voies de transport et
de communication (par exemple les chemins de fers, qui jouent avant même l’avènement
de l’ère médiatique un rôle de diffusion important des musiques sur les territoires,
notamment en Amérique du Nord) et des médias et supports (les magazines de musiques et
d’instruments à partir des années 1950, les vidéos à partir des années 1980, puis internet à
partir de la fin des années 1990).
Ainsi, le guitariste - apprenant développe peu à peu son autonomie artistique et
accède à ce que Lev Vygostki nomme « la nature de l’art » : « la même peur, la même
douleur, la même émotion, quand elles sont suscitées par l’art, comportent encore quelques
chose de plus que ce qui y est contenu »26. Dit autrement, l’art contient la possibilité de
transcender par une catharsis un ensemble de sentiments personnels, en utilisant pour cela
26 VYGOTSKI Lev, Psychologie de l’art, Paris, Editions La Dispute, 2005, p. 338.
23
la technique artistique par une action sur des matériaux. C’est le cas du guitariste, qui agit
sur le son, la note, les accords, la masse sonore produite par son instrument (ou à travers
l’amplification de celui-ci). De nombreux effets sont d’ailleurs possibles à la guitare, tant
acoustique (muting 27 , utilisation de la caisse comme élément de percussion…) que
électrique (effet sur l’instrument, pédale d’effet, réglages de l’amplificateur…). Au final,
comme toute forme d’art, le résultat produit dépasse cette quantité matérielle rentrée dans
le processus créatif initial.
L’univers de la guitare, particulièrement lors de sa diffusion massive à partir des
années 1940 à travers le blues, le jazz, le rhythm and blues et le rock, est un univers
particulièrement chargé en symboliques fortes rattachées à l’instrument et à des œuvres
cathartiques qui ont marqué son développement. Les musiques créées à travers la guitare
s’inscrivent dans l’idée même de ce qu’est l’art, c’est-à-dire un acte de création d’un
individu, dont l’oeuvre permet à son sentiment de devenir social et de toucher une
communauté humaine plus ou moins large28. Et ce d’autant plus avec la place qu’ont joué
les médias dans la diffusion des « groupes à guitares », médias qui ont contribués fortement
à créer ce que nous nommerons ici un univers – monde, dont l’instrument est le véritable
astre – symbole. C’est cet attrait qui fera que le jeune Jimmy Page, après avoir déclaré à
l’animateur d’une émission de télé-crochet en 1957 (le guitariste a alors 13 ans), qu’il ne
souhaite pas devenir musicien plus tard mais plutôt « chercheur en biologie », décide au
début des années 1960 de devenir guitariste de studio professionnel. Et c’est encore cet
attrait qui le poussera à quitter l’ennui vite rencontré dans ce rôle pour fonder quelques
années plus tard une formation dans laquelle il pourra développer sa créativité avec
d’autres musiciens : Led Zeppelin. Nous allons maintenant aborder à travers cela le champ
de la guitare durant le XXème siècle, et comment les différentes techniques de guitare s’y
inscrivent.
27 Le « muting » consiste en un jeu en note plus ou moins étouffée par la main gauche ou droite.
28 Pour Lev Vygotski, l’art est une technique sociale du sentiment : « La particularité la plus fondamentale de l’homme, qui le différencie de l’animal, est qu’il apporte et détache de son corps à la fois l’appareil de la technique et l’appareil de la connaissance scientifique, qui deviennent en quelque sorte les outils de la société. De même l’art est une technique sociale du sentiment, un outil de la société, grâce à quoi il entraîne dans le cercle de la vie sociale les aspects les plus intimes et les plus personnels de notre être. Il serait plus juste de dire non pas que le sentiment devient social mais qu’au contraire, il devient individuel sans cesser pour autant d’être social». VYGOTSKI Lev, Psychologie de l’art, Paris, Editions La Dispute, 2005, p. 347.
24
B. Sens et particularités
Nous avons donc vu jusqu’ici que la guitare, en tant qu’outil technique, procède
des mêmes principes que la technique dans son sens large. Il s’agit en effet d’une pratique
sociale partagée en commun et qui se vit à travers un ensemble de symboliques collectives.
La technique de guitare permet en d’autres termes autant la sociabilisation de l’individu
dans une esthétique choisie qu’elle permet à la reproduction sociale du groupe de se faire.
Également, l’entrée dans l’un de ces groupes sociaux fait sens différemment en fonction de
l’esthétique dans laquelle l’on s’engage. Nous l’avons déjà remarqué par les quelques
exemples possibles d’habitus. Comprenons-le maintenant par la technique elle-même.
Comme nous l’avons indiqué, tout un univers – monde s’est construit autour de la guitare
et l’envie de maîtriser cet outil instrumental peut largement et souvent se retrouver dans la
force attractive porté par cet astre – symbole. En effet, l’envie d’apprendre à jouer de la
guitare ne se situe que très peu au début dans le souhait de devenir un guitariste
« technique », voire « virtuose », un « guitar hero » ou quelque autre terme que ce soit.
L’envie de guitare démarre par le fait d’une représentation vue : on a vu quelqu’un parmi
ses proches jouer de l’instrument et chanter une chanson de Bob Dylan, on voit une vidéo
des Beatles à la télévision, on écoute un album de Bruce Springsteen, on assiste à un
concert de blues ou encore, on visionne une vidéo sur internet d’un clip de Bob Marley. On
se confronte ici à différentes esthétiques musicales, mais également à différentes postures
sociales, différents champs symboliques, à des œuvres « qui nous parlent », et dont la
catharsis exprimée par le musicien trouve à différents degrés un écho chez l’auditeur. Et
l’on comprend donc ici que la guitare, à travers ces différents univers n’est pas qu’une
guitare. Outil certes, il porte une connotation symbolique qui le fait dépasser le stade
d’objet mort dont parlait Marcel Mauss pour l’outil technique. La guitare va donc au-delà
de sa stricte valeur marchande et n’est néanmoins pas ramenée qu’à sa stricte valeur
d’usage.
C’est donc un ou des événements fondateurs de ce genre qui « créent » l’envie
initiale. Cette envie débouche sur un apprentissage qui peut prendre différentes formes, en
fonction du genre et des habitus qui gravitent autour. Également, dans le cas des genres
esthétiques rattachés aux musiques populaires d’outre-Atlantique, il arrive fréquemment
qu’on puisse aborder différents styles plus ou moins simultanément lors de la phase de
découverte. Ici la guitare, par les différents champs symboliques qui lui sont associés selon
les esthétiques et les habitus, permet à l’apprenant de se projeter dans tout un ensemble
social. Par l’instrument, on a vocation à « devenir » un être individualisé. Ce que Bernard
Stiegler nomme « l’individuation » : l’apprentissage de la maîtrise technique de
25
l’instrument implique un groupe social à travers lequel on se construit. Mais par ce groupe,
on se distingue, on crée sa propre personnalité et on apprend à exister en tant qu’individu.
Ainsi, le jeu d’un musicien n’est pas seulement une technique en soi, il est également une
manière d’être, un rapport au monde.
C’est ensuite, lorsque le guitariste - apprenant s’investit progressivement dans une
esthétique dans laquelle il se reconnaît de plus en plus, que les différentes techniques
possibles prennent sens différemment. Et ces sens répondent à des besoins spécifiques
d’expression. Par exemple, un guitariste musicien de reggae ne cherche pas à produire de
longs démanchés sur le manche de son instrument. Les subtilités de la technique vont se
situer dans de multiples nuances de jeu qui sont rattachées aux rythmiques du reggae.
Également, la guitare qu’il va jouer répondra par bien des aspects à ces besoins : guitare
acoustique ou électrique, les sons limpides et avec des effets simples travaillant
modérément sur la dimension spatiale du son vont être privilégiés. Nous comprenons bien
aisément que la technique ici n’est jamais à confondre avec une idée de virtuosité. On
cherche à travailler un « groove » spécifique, qui est le cœur de la musique reggae, plus
qu’une quelconque « démonstration ». La technique du guitariste s’inscrit dans une
musique collective. Et s’il y a bien une manière spécifique de jouer le rythme reggae à la
guitare, cette manière s’incorpore et se développe pleinement au sein de la formation
orchestrale. Si l’on pense souvent à des individualités telles que Bob Marley ou Peter Tosh,
il faut rappeler que le reggae est une musique dont l’esprit collectif est puissant : The
Wailers, Inner Circle, ou encore The Gladiators en sont autant d’exemples… La technique
de guitare s’associe donc à un ensemble, qui est musical, mais également culturel et
esthétique.
De même, un guitariste de rock qui s’inscrit dans la tradition de cette musique dans
ce qu’elle fut durant les années 1960 et 1970, va travailler une technique spécifique liée au
jeu en accords et en riff29, avec une improvisation fortement ancrée dans l’héritage du
blues. Ici également, la technique s’inscrit bien souvent dans une perspective plus globale.
Le rock, dans ses différentes variantes, est largement une musique de groupe, avec une
manière de se positionner par rapport au rythme, une construction du riff dans le but de
créer une phrase musicale à la guitare qui marquera la chanson de son empreinte, parfois
même plus que par le chant. La construction technique se situe par rapport à un champ
global, qui varie selon le genre de rock que l’on pratique. Un guitariste de rock adepte d’un
rock « efficace » inspiré de Bruce Springsteen ou des Rolling Stones cherchera
spécifiquement à développer ce travail autour du riff, par un jeu de question – réponse
entre la guitare et le chant, ou avec le reste de la formation. Dans une toute autre forme de
rock, un guitariste adepte de rock noise inspiré de celui des années 1980 – 1990, utilisera 29 Le riff est une phrase rythmique et mélodique plus ou moins longue, qui est ostensiblement répétée dans un morceau. L’utilisation du riff est notamment très populaire dans les musiques blues et rock, ou encore soul - funk.
26
pour sa part les possibilités offertes par l’amplification dans une démarche plus
expérimentale et avant-gardiste. Ici également nous comprenons donc la technique comme
étant au service d’une musicalité spécifique.
À rebours de ces manières d’utiliser la guitare, certaines esthétiques amènent la
technique de guitare sur un champ corporel différent. Ainsi certains guitaristes de blues ou
de country utilisent la technique du slide. Le jeu en slide consiste à utiliser un goulot de
bouteille coupé, le bottleneck de par son appellation anglaise (depuis standardisé et vendu
comme outil musical dans le commerce), sur les cordes de la guitare. Le bottleneck est
glissé sur les cordes de l’instrument, qui est posé sur une jambe en position standard ou
alors de manière horizontale sur les deux jambes. Le fait de glisser cet outil sur les cordes
fait disparaitre la délimitation fixée par les frettes de la guitare et permet d’accéder à des
glissandos, quart de tons et autres possibilités ainsi offertes par ce qui devient une toute
autre manière instrumentale d’appréhender la guitare. Ici, la technique répond au besoin
d’effets sonores de l’instrumentiste et à la possibilité « d’imiter » par les glissés la voix
humaine. Inspiré des techniques employées tant dans les musiques hawaïennes que dans
certaines musiques d’origines africaines, le slide pense de manière tout autre la guitare et
son appréhension. Même l’accordage de l’instrument s’en trouve très souvent modifié, afin
de répondre aux besoins du guitariste de slide. La technique instrumentale est ici au service
du soutien de la voix humaine. Nous voyons donc, par cet exemple, les multiples
possibilités de registres qui s’associent à l’instrument, et à travers eux les nombreuses et
différentes techniques possibles parmi les guitaristes.
En restant maintenant dans le registre d’une utilisation plus classique de la guitare
électrique, certains guitaristes de hard rock ou de metal développent durant les années 1970
et 1980 un jeu de guitare flamboyant, très expressif et volontairement virtuose, en utilisant
intensément les possibilités proposées par l’amplification. Dans ce cas également, la
guitare en tant qu’outil technique a vocation à répondre aux besoins du musicien. Mais le
niveau d’exigence est ici tel que le besoin d’un outil technique adapté va demander à faire
évoluer la guitare électrique. Ainsi, à la fin des années 1970, le guitariste Edward « Eddie »
Van Halen va construire lui-même pour son jeu une guitare de type Fender Stratocaster,
mais largement modifiée et qui répond à ses besoins : manche fin, radius de la touche
adapté, micros électromagnétiques puissants. Des marques telles que Charvel ou encore
Jackson lui emboitent ensuite le pas et commercialisent ce type de modèle. Ces
Stratocaster modifiées vont être la prolongation des besoins spécifiques de ces
instrumentistes, adeptes de techniques avancées et de virtuosité. Elles vont être pérennes et
donner nom à un genre spécifique de guitare électrique, les « Superstrat »30.
30 Nous reviendrons sur les spécificités techniques développées par le hard rock et le metal en troisième partie. Nous nous y interrogerons également sur certains problèmes posés à travers ces genres dans le rapport à la technique durant les années 1980.
27
D’autres guitaristes, dans différents genres, participent sur le même principe à
l’évolution de leur instrument en fonction des transformations musicales recherchées. Sont
notamment construites sur ces principes les guitares dites « signatures » : fabriquées par
une marque réputée et censées copier les caractéristiques de la guitare d’un artiste endossé
par la firme, certaines ne sont finalement que des instruments relativement banals et dont le
but n’est rien d’autre que commercial. D’autres cependant répondent de manière tout à fait
honnête à cette exigence de reproduction et proposent un instrument largement évolué, tel
que l’artiste qui lui a donné son nom l’utilise. L’exemple qui reste historiquement le plus
célèbre est celui de Les Paul, guitariste de jazz dont la collaboration avec la firme Gibson
va voir naître la Gibson Les Paul, première guitare électrique sans caisse proposée par la
marque, au tout début des années 195031.
Mais de manière plus générale, le besoin d’évolution de l’instrument en fonction
des besoins techniques et musicaux des instrumentistes est permanent. Cela est d’autant
plus notable au XXème siècle lors du développement du monde du spectacle, dans lequel la
musique prend une place de premier ordre. Ainsi, durant les années 1920 et 1930 aux Etats-
Unis, les guitaristes membres des grands orchestres de jazz se trouvent confrontés au
besoin de se faire mieux entendre au sein des formations. Différentes évolutions sont
tentées sur les guitares « archtop »32, en augmentant notamment le volume des caisses.
Également, d’autres types de guitares sont fabriqués, pour tenter de répondre avec plus ou
moins de succès à cette nécessité. C’est le cas par exemple de la guitare dite « Dobro »33.
C’est pareillement le cas en Europe pour les premiers orchestres de jazz européens,
notamment en France, avec l’apparition de la guitare « Selmer - Maccaferri »34. De
manière générale, cette tendance à l’augmentation du volume sonore s’inscrit dans une
évolution générale qui ne se cantonne pas uniquement au jazz. La diversité des
représentations musicales fait que de nombreux styles empruntent ces différentes nouvelles
guitares qui tentent de répondre à ce besoin. Mais c’est l’apparition de la guitare électrique
à caisse durant les années 1930, puis l’invention de la guitare électrique sans caisse, dite
« solid body », à la toute fin des années 1940 qui vont répondre de manière définitive et
convaincante à ce besoin35.
31 Nous y reviendrons dans la sous - partie suivante sur ce modèle de guitare électrique. 32 La guitare acoustique « archtop » est un type de guitare à table et dos bombé, dont la lutherie et l’allure générale s’inspire des violons et violoncelles. La création de la guitare archtop au début du XXème siècle est généralement attribuée à Orville Gibson, fondateur de la Gibson Guitar Corporation. 33 La guitare « Dobro » est une guitare avec un résonateur métallique intégré à la caisse. Elle a été créée durant les années 1920 par les frères John et Emil Dopyera, qui donnent leur nom, par contraction de « DOpyera BROthers », à l’instrument. 34 La guitare « Selmer - Maccaferri » est une guitare de jazz créée par le luthier italien Mario Maccaferri au début des années 1930 pour la marque Selmer. Son utilisation sera notamment popularisée par Django Reinhardt. Les copies des Selmer – Maccaferri produites de nos jours sont les standards de guitares utilisés dans le genre jazz manouche. 35 Nous reviendrons notamment sur les changements techniques majeurs que l’arrivée de la guitare électrique solid body a provoquée.
28
C. Construction des techniques de guitare
Comme nous venons de le voir, la technique se construit en plusieurs temps. Elle
se situe tout d’abord par rapport à un ensemble d’habitus de départ et évolue, se développe
et s’affirme ensuite vis-à-vis de contextes esthétiques dans lesquels elle se transforme et
s’adapte, par lesquels elle est influencée et par rapport auxquels elle agit également.
Comme tout apprentissage technique, la technique de guitare se situe par rapport à un
ensemble d’étapes à franchir. Ainsi, tout jeune guitariste - apprenant s’inscrit par rapport à
son âge d’apprentissage et le niveau d’autonomie et de développement déjà acquis, ce que
Lev Vygotski a nommé dans son ouvrage Pensée et Langage36, la « zone proximale de
développement ». L’apprentissage technique de l’instrument se place par rapport au fait
suivant : que suis-je capable de faire sans aide ? Que pourrais-je réussir à faire si l’on m’y
aide ? Que ne puis-je pas faire pour le moment, même avec de l’aide ? Trois paliers sont
ainsi démontrés qu’il s’agit par l’apprentissage de franchir : l’objectif étant ici que le
deuxième palier devienne à terme le premier palier, et que le troisième devienne le second
etc. Le but est donc l’abstraction, c’est-à-dire le fait d’être capable de théoriser en schèmes
les savoirs obtenus au sein de l’apprentissage, afin qu’une technique maîtrisée sur
l’instrument puisse être généralisée en tant que savoir global et transférable. Pour Jean
Piaget, ces schèmes sont eux-mêmes modifiés si la technique n’opère pas de manière
satisfaisante sur le réel. L’apprentissage a alors lieu, et cette modification du schème est
réinscrite dans la manière de faire. Ainsi, comme toute technique, la technique du guitariste
s’inscrit comme un moyen dans l’action. Pour Damien Hovelaque, la technique
instrumentale permet ainsi les finalités suivantes37 :
- Une abstraction du geste, que l’on recontextualise dans un ensemble global de
mouvements ;
- Une augmentation de la précision du geste réalisé ;
- Une transformation du geste en un acte naturel, ce qui permet ainsi de se libérer de la
nécessité de le penser.
Pour réaliser cela, l’univers de la guitare est aujourd’hui porté par de nombreuses
manières d’apprendre, dont le nombre et la variété des ouvrages répond largement à des
préoccupations esthétiques et techniques parfois très différentes. Pour celle ou celui qui
apprend entièrement ou partiellement en autodidacte, de nombreux magazines de guitare 36 VYGOTSKI Lev, Pensée et Langage, Editions La Dispute, 2013. 37 HOVELAQUE Damien, Enseigner la technique instrumentale, des finalités au bout des doigts. CEFEDEM Rhône-Alpes, Promotion 2007 - 2009.
29
existent, dont certains sont entièrement dédiés à l’apprentissage. Ils proposent nombre de
relevés d’extraits ou de morceaux intégraux. Il arrive souvent qu’ils soient accompagnés de
CD, DVD, ou de liens permettant de visualiser des vidéos d’accompagnement sur internet.
Des relevés de partitions existent également en magasin, écrits en solfège et en tablatures.
En parallèle, de nombreux cours de guitare privés sont disponibles sur le marché ainsi que
des écoles privées de jazz et de musiques actuelles qui complètent ce panel par des offres
revendiquant un cheminement pédagogique pensé et structuré. Enfin, les conservatoires et
écoles de musiques municipales proposent de plus en plus des cursus de même type, dans
lequel le guitariste - apprenant peut également trouver des offres qui répondent à ses
attentes.
Ainsi, nous pouvons nous rendre compte ici que le contexte culturel de la guitare
est à la fois unifié par sa sphère de développement qu’apporte la diffusion des savoirs, mais
également multiplié par les diversités d’influences qui construisent les manières de faire :
rock, blues, jazz, metal, country, jazz manouche sont tout autant d’esthétiques et de styles
de jeu rattachés, avec des origines variées, dont les manières de faire peuvent êtres parfois
très différentes, parfois se recouper. Tout aussi multiples sont les dénominations techniques
qui en découlent : picking, sweeping, legato, tapping, palm muting, comping… À travers
cela, il est aisé de comprendre que la dimension culturelle est essentielle. En effet, un
guitariste qui souhaite apprendre à jouer du blues n’a pas forcément la possibilité de partir
vivre dans le sud des Etats-Unis. Néanmoins, la compréhension des manières de faire
techniques doit être reliée à une connaissance des habitus culturels et sociaux qui
construisent cette musique. De la même manière, apprendre à jouer du sitar n’implique pas
forcément la nécessité d’aller vivre en Inde. Néanmoins, cela comprend le fait
d’appréhender et de se saisir autant que possible des manières de faire, en en comprenant
les habitus originels, afin de se construire en rapport aux cadres qu’ils sous-tendent. Les
musiques indiennes comprennent leur propre rapport au temps, à l’espace, à
l’environnement, et elles possèdent un rôle spécifique dans la société indienne. Ces
facteurs sont tout autant à saisir que la technique proprement dite. Et ceci est d’autant plus
valable pour la guitare, instrument « occidental » mais qui porte en lui des origines diverses
qui impliquent des champs culturels et sociaux multiples et qui sont nécessaires à
appréhender.
Dans ce cadre, l’oralité et l’écrit ont une place spécifique. Tout d’abord, et si l’on
met de côté l’utilisation du solfège dans le cadre de la guitare classique enseignée en
conservatoire, l’utilisation des tablatures entraîne un rapport différent à l’écrit chez les
guitaristes. La tablature pour guitare consiste en une représentation en six lignes
représentant les six cordes de l’instrument (la plus grave en bas, la plus haute en haut). Les
notes jouées sur ces lignes sont représentées par des chiffres sur chacune d’elles, qui
30
correspondent aux cases à fretter sur la guitare. Il s’agit donc d’un système relativement
simple à appréhender, et qui permet au guitariste - apprenant de jouer assez rapidement des
pièces musicales, sans être obligatoirement connaisseur du solfège38. La tablature est un
système de notation très ancien, dont l’utilisation remonte de manière avérée au XVème
siècle. Elle a été à nouveau au premier plan avec l’avènement de la popularité de la guitare
à partir des années 1950. Ainsi, sa facilité d’appréhension, sa diffusion massive à travers
les magazines et relevés de guitare à partir des années 1960 ont influé sur la technique et
les manières d’apprendre des guitaristes39 . La lecture des tablatures s’est également
combinée avec une forte présence de la culture orale de transmission dans de nombreux
genres esthétiques.
Cette transmission a été permise par le contexte global de popularité et de diffusion
populaire de la guitare sous ses différentes formes. Il s’agit ici pour une large part d’une
diffusion « horizontale » des savoirs, que Gilles Deleuze et Félix Guattari illustrent par
l’allégorie du « rhizome » : opposé à « l’arbre » et à sa verticalité, à la notion traditionnelle
d’un rapport maître – élève exclusif, l’apprentissage de la guitare est bien plus multiple. La
diffusion des savoirs de manière horizontale, en « rhizome », permet de se construire en
« carte », les musiciens se liant entre eux par rencontres, magazines, vidéos et partageant
ainsi leurs savoirs. Si le rapport maître - élève peut toujours exister, il n’est alors plus
qu’une possibilité de transmission parmi des modes d’apprentissages plus larges et
multiples. L’arbre ne disparaît pas mais il vit au milieu du rhizome, et se lie également à
lui40.
De cette manière, la tablature est vue par les guitaristes - apprenants comme un
support d’apprentissage, mais dont la finalité reste le « par cœur ». La tablature sert
l’apprentissage technique de l’instrument dans la nécessité d’une pratique comme objectif,
et donc pour y accéder, à travers l’acquisition d’un langage musical et de ses procédés. À la
différence d’une pièce de solfège dans un contexte classique, les tablatures sont utilisées
par les guitaristes non pas pour jouer l’œuvre telle qu’elle est posée sur le papier, mais pour
appréhender et intégrer tout autant l’œuvre elle-même que les manières de la jouer, ainsi
que les sous-entendus implicites qui peuvent mener à élargir le champ du langage. Par
exemple, apprendre un certain nombre de solos joués par le guitariste blues - rock Stevie
Ray Vaughan amène l’apprenant à un certain moment à lier ces solos entre eux. En
filigrane se dessinent les gammes utilisées, les manières d’articuler les phrases, les effets de
38 Il est à noter que certains relevés écrits en tablatures utilisent néanmoins des indication en solfège rythmiques. Dans ce cas, les noires, blanches, croches et autres formes rythmiques possibles sont dessinées au dessus ou en dessous de la partition en tablatures. 39 Le répertoire de la guitare classique n’a pas échappé non plus à cette facilité d’accès qu’offrent les tablatures. Aujourd’hui un nombre de plus en plus important de relevés pour guitares classiques existe également en tablature tout autant qu’en solfège. 40 DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Capitalisme et schizophrénie 2, mille plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 20.
31
jeu, tout autant qu’une sphère culturelle plus large dans laquelle le jeu du guitariste
s’inscrit. Ainsi, du Texas Blues électrique de Stevie Ray Vaughan, le guitariste - apprenant
remonte les fils vers le Chicago Blues originel et ses artistes fondateurs. Plus loin, il peut
remonter vers le blues acoustique et vers les origines plus lointaines encore du genre.
L’apprentissage ici utilise donc la tablature comme un support ponctuel à la mémoire en
développement, plus que comme extension de celle-ci. À terme, une partition en tablature
bien comprise est une partition mémorisée et assimilée.
Cette facilité d’appréhension offerte par les tablatures est directement liée à la
constitution physique de l’instrument. En effet, la guitare, par sa construction de lutherie
même, porte en elle des principes de fonctionnement très anciens. Si elle existe sous des
formes très variées et qui peuvent sembler parfois très contemporaines, la guitare
fonctionne sur le principe originel énoncé par le philosophe grec Pythagore : une corde
tendue et divisée à certaines distances précises produit des sons spécifiques, dont le plus
simple à retenir est très certainement sa division en moitié, qui donne la même note que
celle de la corde tendue mais à son octave supérieure. La division en frettes de la guitare
fonctionne sur ce principe, par découpage en demi-tons. Ainsi, et comme souvent pour des
instruments à cordes frettées, l’appréhension de la guitare s’inscrit dans une approche très
digitale de l’instrument : il est possible d’apprendre une phrase mélodique ou rythmique
sur certaines cases de l’instrument et de décaler l’enchaînement technique appris sur
d’autres cases, pour le reproduire tel quel en plus grave ou en plus aigu. Cette manière
d’appréhender l’instrument se retrouve dans de nombreux genres musicaux associés à la
guitare. Ainsi, dans des esthétiques musicales apparemment « simples » comme par
exemple le punk ou le grunge, l’utilisation du décalage de position en s’appuyant
empiriquement sur les résultats ressentis par l’ouïe a construit bon nombre d’œuvres. Dans
un tout autre registre, un guitariste de jazz tel que Pat Martino a développé une pensée
harmonique, mélodique et technique globale autour de ce principe (et en y incluant
plusieurs système géométriques), et a appelé les guitaristes à se détacher des manières de
faire héritées des conceptions pianistiques, cela afin de prendre pleinement en
considération le potentiel des spécificités de la guitare.
Nous comprenons donc ici que les principes de fonctionnement de la guitare sont
en soi très anciens. C’est peut-être ce principe « antique », fondé comme nous l’avons vu
sur les divisions de la gamme pythagoricienne, qui rend la guitare par bien des aspects
attrayant à la prise en main et populaire. Mais si la guitare s’inscrit dans des principes
anciens, elle a néanmoins subit un changement radical majeur durant le XXème siècle,
avec un instrument qui est par sa conception même une réalisation typique des temps
industriels, à savoir la guitare électrique à caisse pleine, la solid body. Sa lutherie a engagé
un ensemble de savoir-faire radicalement nouveaux, en premier lieu l’utilisation de
32
câblages électriques et la disparition de la caisse de résonnance au profit d’une planche de
bois taillée de manière plus ou moins ergonomique. Mais cette nouveauté, pensée à
l’origine uniquement pour proposer un instrument dont l’amplification permettrait de
mieux se faire entendre au sein d’un orchestre, engendre un instrument totalement
nouveau. Le son amplifié produit ne se résume plus à celui d’une sorte de guitare
acoustique qu’on aurait finalement réussi à amplifier. Il s’agit d’un son nouveau, moins
sensible au larsen (comme l’était la guitare électrique à caisse), plus compressé, avec une
définition et une dynamique de jeu complètement autre. Très rapidement, ce nouveau son
est modifiable par le jeu des réglages sur l’instrument ou sur l’amplificateur ou par
l’adjonction d’effets sous formes de pédales au pied. À partir de là, la musique produite ne
se construit plus seulement sur ces aspects harmoniques et traditionnels, mais également
sur le travail du son, voir de la masse sonore en tant que telle. Ainsi, si certains genres
esthétiques continuent à se développer sur les guitares électriques à caisse (et plus tard sur
les guitares dites « électro - acoustiques »41), et dont les principes de jeux vont rester
proche des guitares acoustiques originelles42, les guitares électriques solid body vont pour
leur part ouvrir de nouveaux pans esthétiques et techniques, et permettre notamment au
rock d’émerger. C’est ce que nous allons étudier maintenant.
D. Particularités de la guitare électrique
À l’instar de la création de l’orgue Hammond43 vis-à-vis de l’orgue d’église
traditionnel dans les années 1930, la création de la guitare électrique solid body à la fin des
années 1940 va bien au-delà de simplement produire une guitare avec un volume plus
élevé. Un nouvel instrument apparaît comme nous l’avons vu, avec ses propres spécificités.
La guitare électrique solid body répond d’abord avec un grand succès à ses objectifs
premiers : le volume et la possibilité de mise en avant du guitariste soliste. Mais très
rapidement la guitare solid body, et le fait qu’il s’agisse d’une nouvelle forme d’instrument
avec des possibilités toutes autres, change la place de cet instrument dans la musique
41 La guitare dite « électro - acoustique » est une guitare acoustique amplifiée par l’adjonction d’un capteur de type « piezzo », qui capte le signal acoustique de la vibration de l’instrument (à la différence des micros électromagnétiques d’une guitare électrique, qui captent le signal magnétique de la vibration des cordes). Le but ici est de réussir à amplifier un signal dont le grain restitué ressemble au plus près à celui d’une guitare acoustique. 42 C’est notamment le cas de la guitare jazz, qui va continuer à être pratiquée durant les années 1950 – 1960 sur des guitares électriques à caisse, dans le souhait de garder un « grain » sonore qui rappelle celui des guitares archtop acoustiques. La guitare électrique solid body prendra pour sa part une place de plus grande importance dans le jazz avec la naissance du jazz – rock à la fin des années 1960. 43 L’orgue dit « Hammond » est un instrument de type clavier électromécanique, créé par Laurens Hammond durant les années 1930, dont l’utilisation a été très répandue jusqu’à nos jours dans de nombreuses musiques nord – américaines, notamment le gospel, le blues, le jazz, la soul et le rock.
33
populaire et offre de toutes nouvelles perspectives de création. Celle-ci permet notamment
la mutation du blues acoustique en blues désormais électrique à travers le genre Chicago
Blues. Un orchestre typique se forme autour de la guitare électrique, et avec elle la basse, la
batterie, le piano, le chant, et très souvent également l’ajout d’un harmonica et / ou de
cuivres. Le son du blues devient plus « dur », et parmi les guitaristes du Chicago Blues
émergent progressivement les premiers solistes de renom. Apparaissent sur le devant de la
scène des guitaristes solistes et chanteurs dont le style de jeu à la guitare va affirmer leur
renommée : Freddie King, Albert King, Muddy Waters, Howlin’ Wolf… Parmi ces jeunes
musiciens, le bluesman B.B. King enregistre à la toute fin des années 1940 plusieurs titres
produits par Sam Philipps, futur créateur du label Sun, firme qui va participer à une
révolution musicale alors en gestation.
Car si la guitare électrique solid body fait muter le blues en Chicago Blues durant
cette période, elle transforme également le Rhythm’n’Blues, genre de blues plus populaire,
commercial et dansant, alors très en vogue. La mise en avant de la guitare électrique
(d’abord à caisse puis solid body) dans ces orchestres transforme radicalement le son, le
rend plus agressif et donne également l’envie d’augmenter le tempo pour produire une
musique très intense, rapidement qualifiée de « sauvage », « rebelle », « sexuelle », voir
« diabolique » par ses détracteurs. Progressivement, le tempo perd son découpage ternaire
hérité du swing et du blues, au profit d’un balancement rythmique oscillant d’abord entre
découpage ternaire et binaire, puis vers un balancement binaire plus affirmé. Tout un
ensemble de musiciens noirs et blancs s’engagent dans cette transformation du
Rhythm’n’Blues vers un genre nouveau, et dans lequel ni le piano ni les cuivres ne sont
plus les instruments dominants mais la guitare44 : Chuck Berry, Bo Diddley, Elvis Presley,
Ike Turner, Eddie Cochran… progressivement naît le « rock’n’roll », et à travers lui une
toute nouvelle famille esthétique dont la multiple descendance arrive jusqu’à nos jours.
Si la guitare électrique solid body met définitivement le guitariste soliste au
premier plan et crée par l’amplification de toutes nouvelles perspectives de jeu, ce
changement s’amorce dès la création de la guitare électrique à caisse. En effet, au tout
début des années 1940, un jeune guitariste participe aux jam-sessions new-yorkaises, au
sein desquelles évoluent également bon nombre de musiciens de jazz qui vont bientôt créer
le bebop et les premiers courants du jazz moderne. Ce jeune musicien est Charlie Christian.
Il est le premier à donner une place de premier ordre à la guitare électrique. Il joue sur la
toute première guitare électrique à caisse commercialisée par la firme Gibson, la Gibson
ES-150. Cette guitare, fabriquée à partir de 1936, ne produit d’abord pas chez les
guitaristes qui l’utilisent dans les orchestres de jazz un engouement majeur. En effet, la
potentialité de l’amplification de l’instrument n’est pas encore bien comprise par ses
44 Avec des exceptions bien entendues, comme les pianistes leaders que sont Little Richard ou encore Jerry Lee Lewis.
34
premiers utilisateurs, et la guitare reste cantonnée à un rôle très en retrait. Charlie Christian
en fait pour sa part une utilisation radicalement différente : comprenant les potentialités
offertes par le « sustain45 » augmenté de l’instrument par le biais de l’amplificateur, il
s’inspire du jeu des saxophonistes (notamment du jeu de Lester Young), de leurs longues
phrases marquées par des pauses impromptues, des relances, des notes tenues, et il les
transpose à la guitare. La carrière de Charlie Christian a certes été très courte, le guitariste
luttant contre la tuberculose. Il décède à 25 ans le 2 mars 1942 à New York des
conséquences d’une pneumonie. Néanmoins, par sa courte carrière enregistrée entre 1939
et 1941 au sein de la formation du clarinettiste Benny Goodman et à travers les jam –
sessions new-yorkaises qui vont donner naissance au bebop, le guitariste marque à jamais
la guitare et la musique américaine. Il est élu dès son vivant « meilleur guitariste jazz » par
le magazine Down Beat (il conservera le titre durant trois années consécutives). Le
guitariste ouvre la voix aux futurs guitaristes leaders de la guitare électrique, marque le jeu
de guitare par une nouvelle technique qui fait la part belle aux improvisations (et qui
influencera autant le jazz que le blues et le rock’n’roll), et inspire de nombreux disciples.
Très vite, de nombreux guitaristes - apprenants souhaitent copier sa technique de jeu, et
reproduisent note pour note ses solos. Parmi eux, de célèbres guitaristes de jazz tels que
Barney Kessel ou encore Wes Montgomery débuteront leur apprentissage de l’instrument
de cette manière.
Cette nouvelle voix ouverte une décennie auparavant par Charlie Christian va
pouvoir s’affirmer d’autant plus au début des années 1950 avec l’arrivée de la guitare
électrique solid body. Il est nécessaire ici de préciser les deux premiers fabricants de
guitares électriques solid body, et en quoi leur premiers modèles vont marquer les manières
de faire. Il s’agit des firmes Fender et Gibson.
Léo Fender est durant la deuxième moitié des années 1940 un petit fabricant de
radio et de petits amplificateurs pour guitare électrique à caisse en Californie. Par
différentes expériences avec son collègue Doc Kaufmann, et en voulant tester les qualités
d’un micro électromagnétique, ils créent presque par hasard la première guitare solid body.
Ils accrochent le micro sur une guitare prototype faite d’une planche de bois taillée sans
caisse, dont le but était à l’initial de n’être qu’un support pour tester les micros. Les deux
hommes se rendent vite compte que ledit prototype propose une réaction acoustique et un
rendu sonore très différent des guitares électriques à caisse. De nombreux musiciens locaux
en ont écho, et empruntent la guitare pour leur concert. Les premiers musiciens à l’utiliser
sont très souvent des guitaristes de musique country, qui apprécient le timbre foncièrement
aigu de l’instrument en question et sa très forte résistance au larsen. Ce modèle prototype
commence à subir des évolutions et débouche sur une guitare à un micro nommée 45 Le sustain est un terme anglais (traduit en français par « maintien ») qui désigne la durée de maintien d’une note par un instrument après avoir été jouée.
35
« Esquire », dont le brevet est déposé en 1949. Rapidement, un deuxième micro est ajouté
et l’instrument est d’abord nommé « Broadcaster ». La firme concurrente Gretsch
possédant déjà une batterie sous cette appellation, la guitare est rapidement renommée
« Telecaster », en hommage à l’autre objet alors en pleine diffusion massive, la télévision.
La Telecaster, première guitare électrique solid body commercialisée massivement, reçoit
un succès quasi immédiat. Sa facilité de jeu prolonge les perspectives ouvertes par Charlie
Christian, avec un manche profilé qui développe d’autant plus les possibilités techniques
du guitariste soliste. Rapidement l’instrument dépasse les cercles de la musique country, et
d’autres musiciens de différents styles musicaux l’adoptent. Léo Fender assure par ailleurs
un suivi sur les qualités et défauts de ses instruments, et demande aux guitaristes qui
utilisent la Telecaster un retour sur son utilisation. C’est ce service après-vente efficace qui
permet de faire évoluer la Telecaster vers un second modèle, qui prend en compte ces
retours. C’est la naissance de la Fender « Stratocaster », en 1954.
Si l’époque fait que les musiciens sont à la recherche de nouvelles possibilités
artistiques et techniques, et de ce fait adoptent les innovations proposées par Léo Fender,
ce n’est pas tout à fait le cas de l’industrie de production d’instruments. Il est par exemple
significatif de savoir qu’à la première présentation de la Telecaster au salon NAMM46 de la
toute fin des années 1940, Léo Fender eu à subir bon nombre de moqueries de la part des
collègues de la profession. La première guitare solid body commercialisée eu d’abord de la
part des concurrents de nombreuses remarques acerbes, se demandant parfois même s’il
s’agissait « réellement » d’une guitare. La suite prouva l’incapacité de ces industriels à
comprendre les attentes en terme de besoins artistiques et techniques des guitaristes jouant
sur les différentes scènes musicales états-uniennes de l’époque.
Parmi ces firmes, il y a notamment la Gibson Guitar Corporation. Au début des
années 1950, la célèbre et vénérable entreprise a déjà un demi-siècle d’existence. Elle a
produit dans les décennies précédentes bon nombre d’innovations techniques qui ont
contribuées au développement artistique des musiques nord-américaines. La firme domine
le marché des instruments à cordes et a conscience de son importance, le célèbre slogan de
la société « Only a Gibson is Good Enough47 » étant là pour l’attester. Néanmoins, la
compagnie rate au début le tournant qu’est le besoin d’une amplification de la guitare
électrique de manière suffisante en terme de qualité sonore et de possibilités de jeu. Ceci
est d’autant plus surprenant qu’elle a été durant les années 1930 parmi les premières
compagnies à proposer des instruments à cordes amplifiés. Pour autant, la compagnie ne
pousse pas ses recherches durant les années 1940 au bout de sa logique. Elle va même
jusqu’à éconduire, durant la deuxième moitié des années 1940, le célèbre guitariste Les
46 Le National Association of Music Merchants Show (NAMM) est le plus grand salon des professionnels de l’industrie de la musique aux Etats-Unis. Sa création date de 1901. 47 « Seule une Gibson est suffisante ».
36
Paul qui propose un prototype de guitare jazz fait par ses soins et dont le corps est
partiellement plein48. Mais le succès au début des années 1950 de la petite entreprise
californienne qu’est Fender et de sa Telecaster (et pour laquelle les ingénieurs de Gibson
ne cachent pas leur mépris au début) finit par interpeller. La compagnie décide donc de ne
plus se laisser distancer. Ted McCarty, patron de la compagnie Gibson, rappelle Les Paul.
Le musicien et la firme collaborent ensemble et en 1952 naît la Gibson « Les Paul ».
Modèle signature tout d’abord, elle devient rapidement un standard de la marque. Plus
lourde que la Telecaster, la Gibson Les Paul a un son également plus médium, du fait d’un
assemblage - collage d’une table en érable sur un corps en acajou. Rappelant par
l’esthétique les guitares jazz qui ont fait la renommée de la marque, revendiquant une
certaine « noblesse » de lutherie (notamment par le manche collé, à la différence des
manches vissés des Fender), la Gibson Les Paul est à la fois un instrument d’une réelle
modernité, avec notamment un son qui se démarque de celui des guitares Fender dès le
début, mais également un instrument inscrit dans une tradition revendiquée par Gibson.
Mais ce son particulier ne va pas tout de suite trouver le même succès durant les années
1950 que le son aigu et brillant des guitares Fender. Après des aléas, et une interruption de
la production, la Gibson Les Paul finira néanmoins par trouver un succès très important à
partir du début des années 1960. En effet, plusieurs guitaristes de blues anglais l’adoptent
alors. Le son medium, puissant et avec un sustain très prolongé de la Gibson Les Paul va
alors se diffuser. Il contribuera notamment durant la deuxième moitié des années 1960 à la
naissance du hard rock.
Ainsi les guitares Fender d’une part, et la Gibson Les Paul d’autre part vont
marquer durablement les sons de la guitare électrique, en fixant de cette manière des
standards sonores qui, pour une large part, définissent encore les sons de la guitare
électrique de nos jours. D’autres marques s’engouffrent dans la brèche ouverte par les deux
firmes et proposent rapidement leur propres modèles de guitares solid body, ou copient
plus ou moins les modèles de Gibson et Fender. Les guitaristes y trouvent pour leur part de
nouvelles perspectives de création, dans lesquelles la technique évolue. Ainsi, si Charlie
Christian a posé les bases avec sa guitare électrique à caisse, la guitare solid body ouvre
encore de nouvelles voies. Désormais, le son est traité non plus seulement par des
perspectives de mélodie, de rythme et d’harmonie, mais également pour lui-même. À la
guitare électrique solid body, on commence à travailler la masse sonore. De nouveaux
outils techniques apparaissent et viennent compléter l’instrument : les effets. Tout d’abord
incorporés aux amplificateurs, les effets sont rapidement développés sous formes de
pédales au pied, par lesquelles passe le signal sonore. D’un appui sur un bouton, on
enclenche ou désenclenche l’effet et le son est ainsi modifié. Les premiers effets sont
48 Ce prototype est connu sous le nom de « The Log », la bûche.
37
principalement des effets de réverbération49 ou de delay50. Rapidement, un autre effet se
développe, lorsqu’on se rend compte de la possibilité d’un niveau de signal suffisamment
puissant venant de la guitare par rapport à un amplificateur, qui alors n’arrive pas à
produire une pleine restitution « propre » de ce signal. C’est le naissance de l’effet de
distorsion51, qui va marquer durablement le son de la guitare électrique solid body. Des
enregistrement de guitare légèrement « saturée » apparaissent dès le tout début des années
1950 dans le blues ou certains premiers titres de rock’n’roll. Mais le niveau de saturation
de l’instrument augmente considérablement et prend une place d’autant plus importante
dans l’œuvre jouée, lorsque le chanteur – guitariste Johnny Burnette utilise la « fuzz » dans
son titre « The Train Kept a Rollin’ » en 1957. La fuzz est une distorsion avec un grain
typique des saturations de guitare du début des années 1960, et est alors bientôt produite
sous forme de pédale d’effet. La popularité de ce son va considérablement augmenter
lorsque Keith Richards, un des guitaristes des Rolling Stones, l’utilisera dans le titre
« Satisfaction » en 1965, à travers le célèbre riff de guitare qui marqua la mémoire
collective.
Cette dimension de travail sur le son va être déterminante à un tel point pour les
guitaristes électriques que d’autre effets continueront à se développer durant les années
1970 et 1980. De nos jours encore, de nouveau effets sont encore régulièrement créés. À
l’instar d’un Charlie Christian un quart de siècle plus tôt, un autre guitariste américain va
au milieu des années 1960 synthétiser dans son jeu toutes les perspectives artistiques et
techniques qu’offre alors la guitare électrique solid body. Doté d’une technique peu
commune et mettant à profit les différents aspects de la guitare électrique, Jimi Hendrix va
marquer durablement, et jusqu’à aujourd’hui, les manières d’aborder la guitare électrique
solid body. Le jeune guitariste gagne sa popularité sur la scène musicale londonienne puis à
travers le monde. Il utilise l’ensemble des effets possible de l’instrument : bloc de
trémolo 52 , pédales d’effets, facilités de jeu offertes par le manche de la Fender
Stratocaster53… Également, la période de la deuxième moitié des années 1960 voit le hard
rock entrer en gestation en Grande-Bretagne. Les amplificateurs proposés par différentes
marques britanniques proposent des volumes de plus en plus puissants. Parmi ces firmes,
49 L’effet de réverbération, appelé plus communément « réverbe » crée une simulation de persistance du son dans un espace plus ou moins étendu. Il sert notamment à donner une sensation de « relief » en trois dimensions au son. 50 L’effet de delay (également appelé « écho ») produit une simulation de répétition du signal, qui s’atténue ou non, plus ou moins progressivement et plus ou moins en se dégradant, donnant ainsi une sensation d’écho. 51 L’effet dit de « distorsion » consiste en un écrêtage du signal audio. Le résultat sonore est un son qui « sature », et dont le grain s’éloigne plus ou moins du son d’origine de l’instrument. 52 Le bloc de trémolo, également appelé bloc de vibrato, est un système de chevalet inclinable avec une tige, que l’on trouve sur la Fender Stratocaster ainsi que sur différents autres modèles. Cette inclinaison permet une variation de la fréquence du signal sonore de l’instrument. En l’inclinant plus ou moins légèrement, on obtient un effet d’abaissement plus ou moins important de la note ou de l’accord. 53 Grand utilisateur des guitares Fender Stratocaster, Jimi Hendrix utilisa également d’autres guitares électriques, notamment les modèles Gibson SG et Gibson Flying V.
38
celle fondée en 1962 par Jim Marshall, Marshall Amplification, répond au mieux à ces
exigences. Jim Marshall se rend rapidement compte que bon nombre de guitaristes qui
s’adressent à lui demandent la possibilité d’un son à la fois puissant et gardant un bon
rendu dynamique. D’abord s’inspirant des amplificateurs Fender, Jim Marshall invente
rapidement le « stack », principe d’amplificateur en plusieurs corps (tête d’amplification en
blocs séparés), et qui permet cette augmentation du volume. Jimi Hendrix en tire
pleinement partie : le guitare joue non seulement avec le son, mais également avec son
intensité volumique. Ainsi, le larsen qui était jusqu’à présent vu comme un désagrément est
maîtrisé par le musicien et pleinement incorporé dans son jeu54. Également, la puissance
sonore est un élément de première importance pour ce qui est de la dynamique de jeu. De
nombreux groupes vont par la suite s’engouffrer dans ces nouvelles manières de faire, que
ce soit Led Zeppelin, Cream ou encore Black Sabbath. Des groupes antérieurs à ces
différents changements d’appréhension artistiques et techniques vont eux-mêmes les
prendre en compte, notamment les Beatles lors de l’enregistrement du titre « Helter
Skelter » en 1968, dont la puissance sonore s’inscrit pleinement dans l’esprit de l’époque.
Ainsi, à partir de Jimi Hendrix et des artistes qui fondent les genres hard rock et
metal à la toute fin des années 1960, l’utilisation de la guitare électrique solid body se fixe
sur un ensemble de principes qui définissent jusqu’à nos jours l’instrument. Plus encore, la
guitare électrique solid body s’affirme par une articulation entre la technique et le son qui
se renverse par rapport à celui régissant la guitare acoustique. En effet, sur la guitare
acoustique, on développe différentes techniques afin d’en obtenir des sons différents :
technique de jeu au doigt ou médiator, attaque près du chevalet ou près de la rosace, afin
d’obtenir des sons au grain variés, accordage standard ou non, jeu traditionnel ou utilisant
des artefacts tel que le bottleneck… À l’inverse, sur la guitare électrique, c’est le
développement du son au fur et à mesure de l’évolution de l’instrument qui génère
différentes techniques. Chaque nouveau développement technique en lutherie, en
amplification et en effet apporte une possibilité nouvelle de son. Chacune de ces nouvelles
possibilités appelle une nouvelle manière technique de les maîtriser. Cette approche se
vérifie à chaque étape clé du développement de la guitare amplifiée : apparition de la
guitare électrique à caisse (mise en avant du guitariste soliste et nouvelles manières de
jouer les solos à la guitare), apparition de la guitare électrique solid body (émergence du
rock), développement des premiers amplificateurs et des premiers effets qui modulent le
signal (développement du travail du son parmi les guitaristes), utilisation du volume sonore
(Jimi Hendrix puis développement du hard rock et du metal).
54 Si Jimi Hendrix incorpore et synthétise la manière d’utiliser le larsen dans le jeu de guitare électrique solid body, il n’est néanmoins pas le premier à l’utiliser comme effet sonore. Le premier enregistrement avéré d’un larsen en tant qu’effet voulu semble être le titre « I Fell Fine » des Beatles en 1964.
39
Ce développement continue et vit un tournant à la fin des années 1970 avec
l’émergence du guitariste Edward Van Halen. Développant un style hard rock – metal au
sein de son groupe Van Halen, le guitariste développe un jeu flamboyant et virtuose, qui
hérite par bien des aspects du jeu hendrixien. Il souhaite pour cela avoir un instrument qui
corresponde exactement à ses besoins. Il prend alors en compte les possibilités de
modification offertes par les manières de fabriquer de Fender. En effet, là où la firme
Gibson fabrique des guitares solid body inscrites dans le prestige historique de la marque,
en y attachant une valeur qui n’est pas que celle d’usage mais également marchande,
Fender pour sa part assume pleinement l’industrialisation de l’instrument et en tire profit.
En effet, les guitares Fender sont largement fabriquées en pièces assemblées, avec une
plaque portant les micros vissée dans le corps, des manches vissés également, et des
jonctions corps – manche – électronique entièrement standardisées, ce qui permet
d’échanger les pièces à loisir, et donc de se « fabriquer » soi-même sa propre guitare.
Edward Van Halen récupère donc des pièces et assemble une Stratocaster. Mais le
guitariste souhaite tirer parti du meilleur des deux mondes sonores que sont Fender et
Gibson. Si la forme de l’instrument est celle d’une Stratocaster, le guitariste y pose des
micros électromagnétiques à double bobinage (tel que fabriqués par Gibson), dont la
puissance sonore est plus importante que celles des micros à simple bobinage de Fender.
Également, le radius de la touche est modifié au profit d’un radius plus plat emprunté à
Gibson, ce qui facilite le jeu soliste. Enfin, et ceci est alors une nouveauté absolue, Edward
Van Halen incorpore un bloc de trémolo largement modifié par rapport au système originel
de Fender : il installe un système de blocage des cordes au niveau du bloc et au niveau de
la tête, qui empêche le désaccordage de l’instrument et autorise une utilisation très marquée
des effets de jeu avec ledit bloc55.
De cette évolution « bricolée » par le guitariste, naît un nouveau genre de guitare
électrique au début des années 1980, déjà évoqué dans la partie précédente, la
« Superstrat ». Bien qu’évoquant la Stratocaster dans sa forme et sa dénomination, la
Superstrat s’en différencie, comme nous venons de le voir, sur de nombreux points et
devient le troisième grand standard de la guitare électrique solid body, après les modèles
créés par Fender et Gibson. Elle offre aux guitaristes électriques du hard rock, du metal et
des différents genres de fusion, des possibilités de jeu étendues. Sans pour autant l’initier,
elle répond au besoin d’un outil technique permettant à la virtuosité croissante du hard rock
et du metal de se développer, et contribue à la porter en avant. Si les premiers modèles de
Superstrat sont ainsi modifiés individuellement, des marques tel que Jackson, Kramer,
Charvel ou encore Ibanez en proposent rapidement des versions industrielles. Mais malgré
la reprise en main commerciale de ce principe, s’affirme ici un acte déjà amorcé durant les
55 Le fabricant Floyd D. Rose commercialisera peu de temps après ce principe de trémolo, sous la marque Floyd Rose.
40
années 1960, à savoir la possibilité d’avoir un instrument à prix accessible et qui répond, si
besoin par sa modification, au besoin de création et de technique du musicien. De
nombreux guitaristes vont se revendiquer de ce principe, jusqu’à aujourd’hui. Ainsi Tom
Morello, guitariste de Rage Against The Machine durant la décennie 1990, affirme par
exemple que « le matériel n’a aucune importance ». Pour lui, c’est le fait d’avoir eu un
instrument « bricolé », et produisant des sonorités non « conventionnelles », qui a
largement contribué à produire les compositions du groupe56.
Cette manière de voir est donc valable pour la création et pour la technique qui la
permet. Ainsi, Edward Van Halen a dès lors la possibilité de développer tout un ensemble
de techniques qui marque le jeu des musiciens hard rock et metal des années 1980 : dive
bombing57 très prononcé, effets de palm muting58, attaque en trémolo au médiator, rapidité
de jeu… Mais la technique qui va caractériser plus que tout le jeu du guitariste, et qui va
influencer par la suite de nombreux instrumentistes est le jeu en « tapping » : il consiste à
venir avec la main droite (ou à l’inverse avec la main gauche pour un gaucher) taper avec
le bout du ou des doigts sur les cordes, afin de produire une note, puis relâcher afin de
produire une autre note produite par la vibration de la note relâchée. Si Edward Van Halen
n’est en aucun cas le créateur de cette technique de jeu59, il la popularise et la systématise
dans l’univers de la guitare rock et metal. Cette technique permet à la fois un jeu rapide et
virtuose, avec une énergie du bras droit bien moindre que s’il était réalisé
traditionnellement au médiator ou aux doigts. Également, elle permet de réaliser avec
facilité des sauts de notes très éloignées sur l’instrument, qui étaient jusqu’alors
difficilement accessibles. Enfin, le tapping rompt de manière radicale avec une attaque
traditionnelle de la main droite à la guitare électrique : jouée très souvent au médiator,
parfois aux doigts, la guitare électrique solid body trouve dans le tapping l’un de ses
accomplissements, par l’utilisation du son et de la sensibilité de l’instrument amplifiée au
moindre jeu de doigt. D’autres guitaristes en hard rock et metal, mais pas seulement,
reprendront à leur compte cette manière de faire et les possibilités qu’elle permet. Par
56 Tom Morello, « Gear doesn’t Matter », Guitar Player, Christopher Scapelliti, 2 août 2016. Interview disponible au lien suivant : http://www.guitarplayer.com/artist-videos/1436/tom-morello-tells-guitarists-gear-doesnt-matter/59157 (consulté le 19 septembre 2016). 57 Le « dive bombing » est un effet initié à l’origine par Jimi Hendrix et qui consiste à appuyer progressivement mais très profondément sur la tige du bloc de trémolo. Le résultat obtenu donne la sensation d’une note qui « tombe » littéralement comme une bombe lâchée par un avion de guerre. Jimi Hendrix fait une démonstration remarquable de cet effet lors de son interprétation de l’hymne américaine « Star Splangled Banner » au festival de Woodstock en 1969. Edward Van Halen reprendra et systématisera cette technique de jeu. 58 Le « palm muting » est une évolution du « muting » utilisé en guitare acoustique (que nous avons déjà évoqué). Il consiste, comme pour le jeu en muting à l’acoustique en un jeu en notes plus ou moins étouffées par la main gauche ou droite. La différence principale du palm muting réside dans l’effet sonore caractéristique produit par son utilisation sur la guitare électrique, qui donne un effet de notes détachées avec un grain caractéristique. Le palm muting est utilisé dans plusieurs styles de guitare électrique. 59 La technique de jeu en tapping existe dès le début du XXème siècle à la guitare flamenca, et a été utilisé également par des guitaristes de jazz tel que Jimmie Webster.
41
exemple, un guitariste de jazz fusion tel que Stanley Jordan développe également durant la
même période un jeu en tapping complexe, incluant non seulement un jeu mélodique mais
également un jeu en accords inspiré du piano. Nous comprenons donc ici que la technique
du tapping rejoint plus largement l’idée de multitude de manières de faire possible à la
guitare, dont certaines (nous l’avons également évoqué avec le slide) semblent rompre de
manière consciente et délibérée, et à des fins pensées et utiles, avec des approches vues
habituellement comme plus conventionnelles.
Ainsi, la guitare électrique solid body, en quelques décennies à peine, initie une
toute autre manière technique d’appréhender à la fois l’instrument et plus généralement la
musique produite à la guitare. La guitare solid body, selon les traditions dans lesquelles elle
évolue, peut permettre à l’instrumentiste de penser tout autant en notes jouées, en
harmonie, qu’en son et en masse sonore produite. Cette évolution ouvre un ensemble de
perspectives de créations toujours utilisées, expérimentées et développées jusqu’à nos
jours. Un exemple éloquent des ces différences d’approche se trouve par exemple dans le
film documentaire « It Might Get Loud », du réalisateur Davis Guggenheim, sorti en 2008.
Le film voit se rencontrer trois guitaristes, Jimmy Page, The Edge, et Jack White pour une
discussion à bâtons rompus autour de leurs différentes manières d’appréhender la guitare
électrique. On peut y remarquer les différentes possibilités d’approche que les musiciens
ont produit : Jimmy Page, et l’utilisation de la Gibson Les Paul, de ses possibilités de
sustain et du son « lourd » de l’instrument, qui ont contribué grandement à forger
l’esthétique de Led Zeppelin ; The Edge où l’apparente facilité de la technique de jeu se
combine avec un savoir-faire très étendu et subtile de l’utilisation de nombreuses pédales
d’effets, savoir-faire qui a fortement marqué de son empreinte les œuvres de U2 ; Jack
White enfin, où une démarche héritée du punk le fait souvent utiliser des instruments à
moindre coût mais ayant une empreinte sonore très spécifique et marquée, cela afin de
servir un genre « garage blues » que le guitariste a développé au sein des White Stripes et
des Raconteurs.
Ainsi, la guitare électrique solid body ouvre ces nombreuses voies, avec de
multiples techniques donnant sur autant de manières de faire. Par toutes ces possibilités
offertes, la diversité des techniques possibles du guitariste électrique semble libérer son
potentiel créatif. Ce potentiel a pu permettre à la technique de nombreux instrumentistes
d’être poussée à des niveaux de jeu extrêmement avancés. Si nous restons sur l’exemple
d’Edward Van Halen, la musique qu’il a réalisé a nécessité à un certain moment une
technique avancée et systématisée au service d’un genre esthétique. Néanmoins, de
nombreux groupes tentent durant les années 1980 de copier la manière de faire du
guitariste. Une « course » à la technique a semblée alors s’ouvrir, dans laquelle la musique
a été parfois de moins en moins jugée tant sur ses qualités intrinsèques que sur une
42
démonstration de virtuosité exacerbée faite par les guitaristes. Une interrogation naît alors :
la technique semble servir lorsqu’elle libère les possibilités de création et la volonté de
l’artiste. Mais ne dessert-elle pas également le propos lorsqu’elle n’est plus pensée au
service de la création artistique ? Poussée de manière extrême, elle peut même créer des
douleurs, voire des blessures, et ce quels que soient les domaines : musique, mais
également sport, industrie… Comme cela a été évoqué au début de cet écrit, ce fut
notamment mon cas. Un travail mal pensé, extrêmement dur et intensif de la technique de
jeu de guitare électrique à la main droite m’a provoqué une tendinite au coude droit en
2008. Il m’a fallu deux années pour la faire disparaître. Ce fut pour moi le début d’une
prise de conscience et l’amorce d’une réflexion au rapport à la technique de l’instrument.
Le sens du chapitre suivant part donc de ces considérations. Il est en effet nécessaire
d’interroger le cœur de la technique, c’est-à-dire de quelle manière la penser, et dans
quelles perspectives. Car si elle peut servir et desservir, libérer et enfermer, permettre et
blesser, c’est que la technique porte un double acte possible en elle. C’est ce que nous
nommons le « pharmakon » et que nous allons maintenant développer.
43
III. LA TECHNIQUE, PHARMAKON DU MONDE
A. Le pharmakon, remède et poison
Le terme grec φαρµακός, « pharmakos », désigne avant tout dans les sociétés
grecques antiques une victime dans le cadre d’un rite, celle qui est immolée et qui prend
sur elle tous les mots de la société. Ce rôle est assez répandu dans les sociétés
préhistoriques ou du début de l’Antiquité. Il permet, par une charge symbolique, de tenter
d’interférer sur la destinée que la nature nous porte, ou sur le choix des dieux, et d’éloigner
de la communauté humaine le risque du malheur collectif, d’une force maléfique, ou d’une
mauvaise récolte et toute autre calamité naturelle. La victime, par son innocence même,
porte de manière d’autant plus puissante en elle cette expiation collective60. Ainsi, dès son
sens originel, le terme pharmakos porte en lui une ambiguïté : il s’agit d’une action
tragique et dramatique d’une part car elle est l’acte d’un sacrifice humain. Mais d’une autre
part, cette action a vocation à avoir une vertu positive car elle permet par le sacrifice de
purifier et protéger la communauté humaine qui la pratique. Ainsi donc, si l’on prend ce
terme dans son écriture au sens neutre en grec ancien, nous obtenons φάρµακον,
« pharmakon », dont le sens ici est directement double : il signifie un fait et son contraire,
par les termes de « remède, drogue, médicament » et « poison, venin ». Ce n’est d’ailleurs
pas un hasard que la médecine ait repris cette terminologie – que nous retrouvons de nos
jours dans le terme « pharmacie » – car elle exprime l’essence même d’un médicament
utilisé pour nous guérir. En effet, tout antidote porte en lui son action principale, c’est-à-
dire la guérison d’un maux. Mais il porte également toujours un effet secondaire, qu’il faut
savoir endurer, et ne pas se laisser emporter par lui.
Pour Platon, toute technique est alors un pharmakon. Et donc, l’ensemble des
rapports humains étant régit par des techniques, le pharmakon est présent partout dans
notre environnement (et également dans l’apprentissage de la guitare comme nous allons le
voir par la suite). Pour affirmer cette analyse, Platon part de l’apparition de l’écriture. Il
estime dans Le Phèdre que l’écriture est une technique porteuse du pharmakon car elle
cesse d’obliger l’être humain à exercer sa mémoire :
- Socrate : J'ai donc ouï dire qu'il y avait près de Naucratis en Égypte un des
anciens dieux de ce pays à qui les Égyptiens ont dédié l’oiseau qu'ils appellent ibis ; ce
60 Le mot prend même le sens de « malfaiteur » dans la pièce satirique d’Aristophane « Les Cavaliers » écrite autour de -424.
44
démon porte le nom de Teuth ; C'est lui qui inventa la numération et le calcul, la géométrie
et l'astronomie, le trictrac et les dés et enfin l'écriture. Thamous régnait alors sur toute la
contrée (…). Theuth vint trouver le roi ; il lui montra les arts qu'il avait inventés et lui dit
qu'il fallait les répandre parmi les Égyptiens. Le roi demanda à quel usage chacun pouvait
servir ; le dieu le lui expliqua et, selon qu’il lui paraissait avoir tort ou raison, le roi le
blâmait ou le louait (…). Mais quand on en vint à l'écriture : « l'enseignement de l'écriture,
ô roi, dit Theuth, accroîtra la science et la mémoire des Égyptiens ; car j'ai trouvé là le
remède de l'oubli et de l'ignorance. » Le roi répondit : « Ingénieux Theuth, tel est capable
de créer les arts, tel autre de juger dans quelle mesure ils porteront tort ou profit à ceux
qui doivent les mettre en usage : c'est ainsi que toi, père de l'écriture, tu lui attribues
bénévolement une efficacité contraire à celle dont elle est capable ; car elle produira
l'oubli dans les âmes en leur faisant négliger la mémoire : confiants dans l'écriture, c'est
du dehors, par des caractères étrangers, et non plus du dedans, du fond d’eux-mêmes,
qu’ils chercheront à susciter leurs souvenirs ; tu as trouvé le moyen non pas de retenir,
mais de renouveler le souvenir, et ce que tu vas procurer à tes disciples, c'est la
présomption qu'ils ont la science, non la science elle-même ; car, quand ils auront
beaucoup lu sans apprendre, il se croiront très savants, et ils ne seront le plus souvent que
des ignorants de commerce incommode, parce qu'il se croiront savants sans l’être.61
Ainsi, pour Platon, l’écriture est un pharmakon, et les sophistes en sont les
techniciens premiers : ils déforment le sens et le cours de l’Histoire et des connaissances en
fonction du besoin de leur démonstration. L’homme voit donc l’accès à sa mémoire
originelle barrée, par ce qui est un aide-mémoire, et non pas la mémoire elle-même. Le
pharmakon est également porteur de πάθος, de pathos, car il est porteur de désir, d’envie, et
donc de souffrance. En effet, Pandora est dans la suite du mythe prométhéen la création de
la femme, elle est donc pour les Grecs de l’Antiquité porteuse à la fois du désir tout comme
de l’altérité. C’est ce désir / altérité qui, à l’instar du principe de catharsis, moteur de la
technique chez Lev Vygotski, impulse la technique et par là son pendant, le pharmakon.
Cette impulsion nous fait échapper à notre condition de nature. Par le silex taillé nous
échappons au modèle darwinien de sélection et nous domptons la nature et les défauts
qu’elle nous a laissés. Mais ce faisant, nous risquons à chaque instant de tomber dans le
miroir / poison du pharmakon. Car là est le risque, selon Bernard Stiegler62 : le silex taillé
permet de survivre face à la nature, mais il ouvre la voie au massacre d’autres êtres
humains. Nous le constatons également pour notre part avec l’écriture : elle permet de
61 PLATON, Phèdre, 274c-275b, Paris, GF Flammarion, 1992, p. 190 - 191. 62 Cours de Bernard Stiegler sur La République de Platon à l’Ecole de Philosophie d’Epineuil-le-Fleuriel (année 2011 - 2012, séance N°7).
45
soulager et prolonger la mémoire, de transmettre des épopées, tout comme elle peut servir à
propager d’innombrables propos de haine et extrémistes. Le feu créateur que nous avons vu
dans le mythe de Prométhée est l’incarnation même du pharmakon pour les Grecs, rappelle
Bernard Stiegler : il est source de vie (cuisson de la nourriture, chauffage du foyer…) mais
non maîtrisé, il devient destructeur par l’incendie. Bruno Jacomy le dit également, lorsqu’il
évoque la naissance historique de la métallurgie et de la symbolique qui s’y rattache :
Mais le pas à franchir, pour passer de la poterie à la métallurgie, est aussi, et dans
une large part, psychologique. (…) Fondre une pierre pour en tirer un métal malléable
n’est pas chose évidente. Les premiers métallurgistes qui sauteront le pas créeront autre
chose que du métal. Ils donneront naissance à un mythe extrêmement vivace et dont nous
verrons (…) qu’il reste encore des traces tout près de nous.63
Car nous n’avons pas encore évoqué une partie du mythe prométhéen, qui explique
le pharmakon. En effet, lorsque Prométhée vole les pouvoirs du feu et des arts à Héphaïstos
et Athéna pour ensuite les donner aux êtres humains, il a bien conscience de
l’extraordinaire démesure possible, que les Grecs nomment par le terme ὕϐρις, « l’hybris »,
dont ces forces sont chargées. Sans reflexion sur la manière de les contrôler, sans
possibilité de penser la juste mesure nécessaire à leur utilisation, les hommes sont
condamnés à être dépassés par ces pouvoirs. Donner des pouvoirs de création, acte qui est
originellement de l’ordre du divin, aux hommes implique également que les hommes en
viennent à acquiérir le πολιτικός, le « politikόs », le politique qui est justement l’art de
savoir s’organiser et de se gérer en communauté de vie. Et c’est justement l’art que
Prométhée échoue à voler aux dieux, malgré le fait d’avoir réussi à s’introduire dans
l’Olympe. L’humanité se trouve alors malmenée par son hybris, qui prend alors l’ascendant
sur la technique à la place du discernement et de la mesure apportée par la politique.
Pour Platon, la technique / pharmakon est un artefact, présent dans tous les aspects
de l’existence : musique, poésie, théâtre… Bernard Stiegler le dit également :
Tout est pharmakon : l’école est un pharmakon et un jeu social, la famille est un
pharmakon, l’amour est évidemment aussi un pharmakon et un jeu. Qu’est ce que le
pharmakon ? C’est à la fois le remède et le poison selon Platon, lequel dit aussi que toute
technique est un pharmakon, c’est-à-dire que toute technique peut servir soit à construire,
à élaborer, à élever le monde, soit à le détruire (comme Oppenheimer l’a dit à propos de la
bombe atomique, mais c’est vrai de n’importe quelle technique). Le premier objet
technique créé par l’être humain est le couteau, plus exactement un silex taillé : il sert à
63 JACOMY Bruno, Une histoire des techniques, Paris, Points Sciences, 1990, p. 33.
46
tuer aussi bien qu’à construire. Il peut même servir à tuer le père : Totem et tabou (Freud,
1913) raconte comment, grâce à une arme, soit un silex taillé, l’on passe de la horde à la
société, transgression qui passe donc par un pharmakon.64
La question ici n’est pas de « juger » le bien fondé dans l’histoire humaine du
pharmakon. Partant du principe qu’il est au cœur même de tout acte technique, donc au
cœur du tissu social dans lequel la technique se meut, il n’est pas en soi à rejeter. Car le
désir porté par l’être humain fait de l’homme un être porté par ses addictions. Jouer à un
jeu vidéo est une addiction, peindre est une addiction, jouer de la guitare est une addiction.
La technique – et sa gestion à travers le pharmakon – est un outil qui permet d’accéder à
cette addiction et d’en jouir. De ce fait, les pharmakon se multiplient sans cesse. Une
nouvelle guitare est distribuée dans le commerce, par exemple la guitare électrique à caisse
pleine au début des années 1950, et c’est une nouvelle manière technique et musicale de
penser l’instrument qui apparaît. Aujourd’hui, on rajoute une septième voire une huitième
corde grave à l’instrument, à la demande de guitaristes de metal qui souhaitent élargir le
spectre de jeu dans le registre grave de l’instrument, c’est encore une évolution technique
de l’instrument qui se dessine. Suffit-il qu’un guitariste d’un autre style s’empare de cette
guitare à sept ou huit cordes pour l’amener dans son propre genre esthétique, c’est à
nouveau un détournement d’un outil de ce à quoi il était initialement destiné.
Les addictions pour leur part sont bonnes ou mauvaises. Pour Bernard Stiegler,
elles sont bonnes lorsqu’elles s’inscrivent dans le triptyque socratique : tendre vers le beau,
le juste, le vrai. Pour pouvoir s’engager dans cela, le pharmakon doit impérativement être
pensé. Car tout acte ou ensemble d’actes humains avec une technique à son service n’est
pas à l’abri d’une dérive vers des pulsions ou des actions mortifères. Un engagement
politique en faveur de l’égalité n’empêche pas à terme de créer le goulag, la recherche
scientifique et la connaissance n’empêchent pas de mener à la création d’armes de
destructions massives…. De manière prophétique, Henri Bergson le rappelle dès 1932,
treize ans avant le bombardement américain des villes japonaises d’Hiroshima et
Nagasaki :
Au train dont va la science, le jour approche où l’un des adversaires, possesseur
d’un secret qu’il tenait en réserve, aura le moyen de supprimer l’autre. Il ne restera peut
être plus trace du vaincu sur la terre.65
64 STIEGLER Bernard, « Question de Pharmacologie générale : Il n’y a pas de simple pharmakon ». https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2007-3-page-27.htm (consulté le 19 septembre 2016). 65 BERGSON Henri, Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, Paris, PUF, 1988, p. 305.
47
À un niveau bien moindre, jouer (à un jeu, un instrument) peut à sa propre échelle
mener à des blessures, des douleurs, une certaine forme d’autodestruction si le pharmakon
n’est pas pensé. Car malgré le risque, l’envie et le besoin restent puissants. Un sportif
blessé a vocation à se reposer pour guérir de sa blessure. Mais il ressent néanmoins le
besoin de pratiquer, ne serait-ce que de manière modérée, afin de ne pas « perdre » l’envie,
le niveau… La même remarque peut s’appliquer à un musicien. Une blessure nous oblige
d’abord à poser l’instrument. Mais l’envie de rejouer peut rapidement reprendre le
dessus…
C’est donc ici que la question de repenser le pharmakon entre en jeu. Ainsi, la
seule manière de le penser est d’abord de le pratiquer. C’est ce que le guitariste fait dans le
cadre de la sociabilisation de groupe, lors de l’apprentissage, du jeu et de la création en
commun. Car c’est par l’expérience en communauté qu’il est possible d’échanger les
savoirs et les données, et d’appréhender les risques possibles. Rappelons le fait que, à la
différence des animaux dont l’activité d’apprentissage est avant un tout un ajustement
continuel à leur milieu, l’homme apprend pour sa part à penser, c’est à dire à synthétiser
des connaissances à partir de différentes formes d’apprentissages et à les utiliser ensuite
comme outils techniques pour approfondir ses actes et réflexions. Cette capacité de
synthèse, l’homme la trouve dans sa capacité à « transgresser » l’ordonnancement mis en
place par la nature, par sa capacité technique prolongée, qui va – comme nous l’avons déjà
vu – au-delà de ses simples besoins physiologiques naturels.
C’est ainsi que nous pouvons apprendre à maîtriser notre pharmakon, en le mettant
en pratique. Ainsi, vis-à-vis de la guitare, on peut tenter de ne plus toucher à son
instrument, de ne plus le pratiquer, en attendant une hypothétique guérison. Cette guérison
peut en soi très bien arriver, mais elle risque également, par l’attente provoquée,
d’entraîner avec elle un « laisser - aller », voire une dépression du musicien, à cause du fait
de ne pas avoir pratiqué longtemps... Donc ici aussi, tel choix de remède implique son
« double » en poison. De notre point de vue, il est au contraire plus judicieux de repenser
l’approche, tant par l’intellect que par le physique. Il existe notamment des centres de nos
jours qui proposent un travail de « repensée » de l’approche technique66. Ces centres font
réfléchir les musiciens, avec l’aide de spécialiste en kinésithérapie, sur ce qui « n’allait
pas » dans l’attitude corporelle et qui a amené à la blessure. Ils permettent soit de
contourner l’obstacle, soit d’appréhender une autre approche technique, par une
combinaison de plusieurs possibilités de jeu (au vu de la multiplicité des techniques de
guitare possibles, comme nous l’avons développé dans la deuxième partie). Car plus qu’un
fardeau, le pharmakon doit être pensé comme une chance. Le but de la technique n’est pas
66 Nous avons notamment cité au début de cet écrit « La Clinique du Musicien » à Paris.
48
seulement de maîtriser la nature, mais également de libérer l’homme. Henri Bergson le
rappelle :
Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la
mystique appelle la mécanique. (…) Dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce
qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. (…) Le
corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique.
(La mécanique) ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés
à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive
par elle à se redresser, et à regarder le ciel.67
En d’autres termes, le pharmakon n’a jamais à être subi, il appelle à être saisi et
maîtrisé, intellectuellement, physiquement et moralement. Le pharmakon ne peut pas
réaliser cette aspiration libératrice s’il n’est pas pensé constamment en amont, à travers sa
pratique, et à postériori. Une blessure, une douleur, tant psychique que physique, si elle est
pensée peut permettre de rebondir et produire une catharsis. Ce que dit également Bernard
Stiegler :
C’est à partir des défauts que se produisent les processus de compensation qui
créent de l’invention sociale et donc l’individuation. Donc qu’un môme soit « câblé »
d’une manière fragile sur le plan neurophysiologique, c’est une chance ; la force de
Baudelaire, c’était son caractère asocial ; la puissance de Django Reinhardt, c’est d’avoir
perdu deux doigts dans un accident, c’est pour ça qu’il a réinventé la guitare de jazz : son
handicap a été sa chance. Pourquoi ? Parce que le pharmakon vient compenser le
handicap : l’homme en tant qu’être technique est un être « pharmacologique »,
intrinsèquement pharmacologique.68
Pour compléter son propos, un exemplaire similaire existe dans le rock – metal : le
guitariste Tony Iommi, alors qu’il était jeune ouvrier dans une usine de métallurgie, a eu un
accident de travail dans lequel une presse hydraulique lui a sectionné deux doigts de sa
main droite (le musicien étant gaucher, c’est donc sa main droite qui tient le manche de la
guitare). Le jeune guitariste pense que sa carrière de guitariste s’arrête là. Néanmoins, un
de ses amis lui fait entendre un enregistrement de Django Reinhardt, et lui explique que lui
aussi a perdu deux doigts, dans un incendie de roulote. Tony Iommi reprend alors
confiance, et après différentes expérimentations se fabrique lui-même des prothèses en
67 BERGSON Henri, Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, Paris, PUF, 1988, p. 329 - 331. 68 STIEGLER Bernard, « Question de Pharmacologie générale : Il n’y a pas de simple pharmakon ». https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2007-3-page-27.htm (consulté le 19 septembre 2016)
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forme de dé à coudre, qu’il accroche au bout des doigts. Il descend également l’accordage
général de sa guitare électrique, afin d’avoir un tirant plus souple et de pouvoir jouer plus
aisément. Comme pour Django Reinhardt, le pharmakon a ici compensé le handicap de
Tony Iommi. Et comme pour Django Reinhardt, dont l’handicap l’a forcé à repenser ses
positions d’accords par des renversements qui plus tard inspireront les guitaristes de jazz
manouche, le fait de devoir descendre l’accordage de sa guitare électrique dans un registre
plus grave a « créé » le futur son de Black Sabbath, et par extension du metal, dont bon
nombre de futurs guitaristes reprendront le principe d’accordage abaissé.
Nous comprenons donc ici que le pharmakon porte en lui cette double possibilité.
À la fois médicament et poison, libération et oppression, le dépassement libérateur qu’il
propose ne peut être réalisé que s’il est pensé. C’est également le cas dans toute technique
instrumentale et la guitare, comme nous avons commencé à l’entrevoir, n’échappe pas à
cette règle. Abordons donc maintenant cet aspect : en quoi chez le musicien, et plus
spécifiquement chez le guitariste, la maîtrise technique – et à travers elle le pharmakon –
peut servir ou dans certains cas parfois desservir.
B. La technique sert et dessert
Un célèbre film issu de la culture rock est « This is Spinal Tap », réalisé par Rob
Reiner et sorti en 1984. Il raconte sous la forme d’un faux documentaire, les aléas d’un
groupe de heavy metal imaginaire, Spinal Tap. Dans cette comédie, de nombreuses scènes
(inspirées ou non de faits réels) racontent les différentes déconvenues qui peuvent arriver à
un groupe de rock. En même temps, le film dévoile tout une symbolique caricaturale (mais
également largement inspirée de la réalité), et revendiquée par le groupe, autour de clichés
vestimentaires, de poses machistes, de pochettes sexistes de très mauvais goût, ainsi que
d’une attitude scénique typique des groupes de l’époque, notamment autour du jeu de
guitare. Une des scènes du film restée célèbre voit l’un des deux guitaristes leaders montrer
au réalisateur sa collection de guitares et d’amplificateurs. Il montre notamment une
Gibson Les Paul Standard datée de 1959, l’année qui suivit l’année de création du modèle
et donc supposément très couteuse. Il lui demande d’écouter le sustain de l’instrument. Le
réalisateur répond ne rien entendre, car en effet la guitare n’est ni branchée, ni jouée. Le
guitariste impassible lui rétorque qu’il l’entendrait s’il la jouait. Il continue en lui montrant
un amplificateur à lampes Marshall à deux corps, que l’on suppose très puissant au vu de la
grandeur de l’ampli. Il lui montre les boutons de réglages et lui fait remarquer que les
boutons, au lieu d’aller jusqu’à 10 comme il est d’habitude, vont ici jusqu’à 11. Le
50
guitariste le justifie en indiquant que c’est à cause de cela que le groupe a une puissance
inégalée. Le réalisateur lui demande alors pourquoi ne pas avoir simplement des
amplificateurs dont les réglages iraient jusqu’à 10, mais dont la puissance initiale en
wattage serait plus importante, ce qui au final donnerait le même résultat. Le guitariste
marque une pause de réflexion, pour finalement lui répondre que « oui, mais celui-ci va
jusqu’à 11 ».
Cette anecdote fictive résume cependant bien un état d’esprit réel. De nombreux
groupes d’une certaine période du hard rock et du metal ont pratiqué une certaine
« course » à la fois à la puissance sonore tout comme à la technique. Cette recherche se
justifie bien entendu par le fait qu’il s’agit ici de musique de la famille du rock et que la
question de la puissance sonore est un aspect fondamental du genre, comme nous l’avons
déjà vu précédemment. Mais la question technique pose déjà une certaine ambiguïté. Le
rock revendique une relative « simplicité » d’accès technique dans ses origines (simplicité
qui sera revendiquée comme un retour aux sources, que ce soit par le punk rock durant la
deuxième moitié des années 1970 ou par le grunge à partir de la fin des années 1980).
Néanmoins, au Royaume-Uni apparaît durant la première moitié des années 1960 un
nouveau courant musical au sein de la pop britannique naissante, le British Blues Boom. Il
s’agit de la découverte (ou redécouverte) par de jeunes musiciens britanniques des artistes
de blues afro-américains. Passionnés par le genre, ils vont rapidement en donner leur
propre version. De nombreux groupes naissent, comme les Yardbirds, les Rolling Stones ou
encore les Animals. À travers ce nouveau courant, la guitare, dont le rôle était déjà
important dans le rock’n’roll depuis le début des années 1950, prend une place
prédominante. Apparaissent sur le devant de la scène des guitaristes tels qu’Eric Clapton,
Jeff Beck, ou encore Jimmy Page. Avec eux, naît le personnage du « guitar hero ». Il s’agit
d’un titre officieux attribué à quelques guitaristes, dont le style musical et technique
dépasse le cadre généralement connu. Comme nous l’avons déjà évoqué, le plus connu
d’entre eux durant cette période est bien entendu Jimi Hendrix. Rapidement, le blues
électrique joué par ces musiciens voit son volume sonore augmenter, et des groupes tels
que Cream, The Jimi Hendrix Experience, et Led Zeppelin posent les bases du hard rock
naissant. Les évolutions allant alors très vite, à côté du hard rock d’autres groupes
apparaissent, avec un son encore plus agressif et une esthétique plus sombre, comme Deep
Purple ou Black Sabbath. De cette évolution naît le genre « metal ».
Le hard rock et le metal gardent du British Blues originel une référence puissante
au blues dans les riffs et les jeux de guitare dont les solos empruntent largement aux
gammes blues69. Néanmoins, le concept de technicité à la guitare est poussé de plus en plus
loin. Des emprunts à la technique et aux musiques classiques et baroques se font également
69 Du moins, en ce qui concerne le metal des années 1970.
51
sentir, notamment chez Richie Blackmore, guitariste de Deep Purple. Dès lors, le fait de
pousser les limites techniques de l’instrument devient sans fin. Cette évolution fait naître le
style de metal « néo - classique » : genre qui puise à la fois dans la virtuosité instrumentale
et les arrangements classiques et baroques, tout en les mariant aux structures harmoniques
et à la puissance de jeu du metal. L’un des plus illustres représentants du style est le
guitariste suédois Yngwie Malmsteen, qui émerge sur la scène heavy metal au début des
années 1980. Revendiquant les influences à la fois de Jimi Hendrix et du violoniste
romantique italien Niccolò Paganini, il développe une technique de guitare qui fera
beaucoup d’émules : son album « Yngwie J. Malmsteen’s Rising Force » est considéré
comme l’album qui « définit » le genre metal néo - classique. De nombreux guitaristes
virtuoses vont s’en inspirer, tel que Jason Becker ou encore Patrick Rondat. Plus
généralement, à côté du metal néo - classique, le fait d’approcher la technique à la guitare
par une virtuosité poussée à l’extrême, en s’inscrivant dans le metal (et parfois dans le
genre jazz fusion) va avoir pour nom « shred » ou « shredding »70. Parmi eux, nombreux
développent un jeu virtuose, mais maintiennent une empreinte hard rock plus marquée par
l’esprit rock originel. Le plus important d’entre eux, comme nous l’avons vu, est sans
conteste Edward Van Halen, dont la systématisation du jeu de tapping à la guitare, ainsi
que de nombreux autres effets de jeu avec le bloc de tremolo de l’instrument, vont
durablement influencer les guitaristes électriques des années 1980.
Mais le genre a également de nombreux détracteurs, certains voyant dans cette
manière extrême d’appréhender la guitare électrique une approche qui n’a plus beaucoup à
voir ni avec l’esprit du rock des origines, dont le but était musicalement d’aller à
l’essentiel, ni même avec le British Blues, les influences du blues ayant parfois quasi-
disparues. Ainsi, de manière plus ou moins consciente, à l’opposé des différents courants
du metal et du hard rock tant dans l’esthétique musicale que dans l’attitude globale, émerge
peu à peu à partir de la deuxième moitié des années 1980 aux Etats-Unis un nouveau
courant musical. Ce courant, dont le nom « grunge » apparaitra autour de 1987 - 1988,
vient majoritairement de la ville de Seattle et de l’Etat de Washington. Le grunge s’inspire
autant des groupes underground du rock alternatif déjà existants tel que Sonic youth ou les
Pixies que du metal du début des années 1970, celui qui se rapproche plus du son « heavy
blues » de Black Sabbath que des ouvertures classiques de Yngwie Malmsteen. Également,
ils renoue avec une spontanéité d’approche technique héritée du punk de la décennie
précédente, tout en s’inscrivant également dans la tradition des paroliers américains, de
Leadbelly à Woody Guthrie. Le grunge raccroche la musique rock à ses origines
populaires, où la virtuosité technique n’a qu’une importance relative. Le niveau technique
des musiciens n’est plus ce qui est important, comme ce fut le cas du temps des shredders.
70 « Shred » signifie « déchiqueter » en anglais. Le guitariste qui le pratique est par extension appelé « shredder ».
52
Au contraire, on revendique parfois ici une technique qui est en quelque sorte de ne pas en
avoir. Cette revendication permet une approche de la musique plus ouverte, dans laquelle le
but n’est pas de se concurrencer mutuellement mais de produire une musique, un « son »
qui a quelque chose à exprimer et dont l’expression même est ouverte à toutes et à tous.
Cette attitude n’est pas sans rappeler la position du punk durant la deuxième moitié des
années 1970 qui revendiqua face au « rock des stades » qu’étaient devenu les Rolling
Stones ou Led Zeppelin un retour à une musique simple, efficace et jouée dans des
contextes de petites salles. De nombreux punks revendiquèrent alors l’héritage du premier
rock’n’roll des années 1950, en en reprenant certains codes stylistique ou en réinterprétant
certains titres71.
Au début des années 1990, entre le hard rock et le heavy metal d’une part, et le
grunge d’autre part, l’incompréhension est totale. Citons en exemple une interview
d’Yngwie Malmsteen au milieu des années 1990 pour un journal de guitare français, qui lui
fait alors subir un blind test musical. À l’écoute d’un titre de Nirvana, Yngwie Malmsteen,
sans aucune retenue, traite la musique en question de tous les noms, à tel point il trouve
cela mauvais et incompréhensible musicalement. Lorsque le journaliste lui apprend qu’il
s’agit du célèbre trio de Seattle, le guitariste suédois tombe dans une incrédulité totale et ne
comprend pas comment il est possible de donner du crédit à cette musique.
Le même genre de différences se produit également entre des groupes de
générations proches. Pour reprendre l’exemple de Nirvana, mais cette fois-ci avec le
groupe de hard rock Guns N’Roses, nous avons affaire à deux approches des musiques rock
et, à travers cela, des techniques de jeu et de compositions. Derrières les médiatiques
« batailles d’ego » entre le chanteur Axl Rose et le chanteur - guitariste Kurt Cobain, ce
sont de notables différences d’approches qui ont lieu. Concernant la guitare, si Slash,
guitariste soliste des Guns N’Roses, est certes un musicien moins marqué par une technicité
exacerbée, il reste cependant dans la tradition des guitaristes virtuoses qui ont fait le hard
rock. Face à cela, les solos de Kurt Cobain s’inscrivent à l’inverse dans une démarche
d’une simplicité dépouillée, et pensée comme telle. Ils se placent dans le cadre global de la
musique de Nirvana, à savoir une simplicité au service d’un esprit de composition qui
puise à la fois dans l’énergie du punk et dans la tradition folk d’un Neil Young. Le but est
ici non pas de faire une « démonstration » d’un solo plein d’emphase, mais de faire vivre
une musique qui se veut à la fois porteuse d’une rage par son énergie électrique, et qui peut
tout à la fois se jouer simplement et être interprétée de manière dépouillée sur une guitare
71 D’autres genres musicaux ont vu en leur sein la même contestation de la technique virtuose érigée en préalable impératif. C’est notamment le cas du mouvement free jazz au sein du jazz. Dans le cadre des mouvements de luttes pour les droits civiques des afro-américains, de nombreux musiciens du free jazz se sont opposé au fait de concevoir le jazz comme une musique devant répondre à des critères hérités d’un académisme « blanc » occidental.
53
acoustique 72 . Nous pouvons constater la même remarque sur les techniques de
compositions. Le titre November Rain des Guns N’Roses est écrit sous une forme en
plusieurs parties, avec piano, flûte, violons, violoncelles et chœurs, en plus des instruments
habituels du groupe que sont les guitares électriques, basse, batterie et chant.
L’enchaînement évoque le rock symphonique ou l’opéra-rock et le morceau est marqué par
un long final typique du hard rock de cette époque. A contrario, parmi les compositions de
Nirvana, un titre tel que Come as You Are marque les esprits avec un riff de guitare simple
mais qui reste en tête et un enchaînement introduction – couplet – refrain – couplet –
refrain – solo très classique. Le solo de guitare pour sa part se contente de reprendre la
mélodie de la voix. Butch Vig, producteur de l’album « Nevermind », déclara d’ailleurs que
le solo de Kurt Cobain était là pour « compléter la mélodie de la chanson » et non pas pour
faire une « démonstration pour la frime »73. Cette déclaration résume à elle seule l’état
d’esprit de nombreux musiciens du courant grunge.
Ce rapport à la technique qui s’inscrit dans une manière exacerbée n’est néanmoins
pas l’apanage des guitaristes électriques de hard rock et metal. Dans la musique jazz
manouche par exemple, la question se pose également. Si l’on considère Django Reinhardt,
Bernard Stiegler a eu raison de souligner que c’est le défaut d’une technique standard
possible qui a permis au guitariste de surmonter son handicap, de maîtriser son pharmakon,
de transgresser la gestuelle communément admise et, par là, de réinventer la guitare jazz
acoustique. Également, si l’on écoute attentivement sa discographie, nous pouvons
constater que relativement peu de morceaux enregistrés par Django Reinhardt ont été joués
à des tempos très élevés. La plupart des morceaux sont joués à des tempos dits médium,
médium-up ou bien sous forme de ballades. L’expression musicale du guitariste est
empreinte de beaucoup de respiration et la construction des solos de guitare se veut à la
fois très mélodique et inventive. Les démonstrations techniques, sans pour autant être
absentes, ne semblent pas être ce que le guitariste mettait systématiquement en avant. Au
contraire, leur utilisation parcimonieuse semble d’autant plus s’inscrire dans une démarche
pensée, et les quelques envolées lyriques présentes en deviennent d’autant plus marquantes,
par leur utilisation réfléchie et non systématique. Pourtant, dans ce que nous nommons le
jazz manouche de nos jours, musique qui se veut héritière du style de Django Reinhardt,
vient de suite à l’esprit un genre musical dans lequel la virtuosité prédomine.
Il y a bien évidemment une erreur factuelle à corriger ici. Le jazz manouche n’a en
aucun cas été « inventé » par Django Reinhardt. Le guitariste a pratiqué durant toute sa
carrière, depuis le Quintet du Hot Club de France jusqu’à ses derniers enregistrements
avec Martial Solal et Pierre Michelot, une musique jazz, qui a évoluée depuis le swing
72 Nirvana fera une brillante démonstration de ces racines folk revendiquées, lors du difficile exercice des concerts « Unplugged » de la chaine de télévision musicale MTV, enregistré en novembre 1993. 73 BERKENSTADT Jim et CROSS Charles R., Classic Rock Albums : Nevermind, Schirmer Books, p. 71.
54
jusqu’à une réinterprétation personnelle des codes stylistiques du bebop. Bien entendu, les
influences venues des genres manouches et tziganes se font sentir dans le jeu du guitariste,
qui a grandi musicalement dans ces univers. Cela crée certes donc un style de jeu unique à
la guitare, qui est le fait d’une individualité artistique. Mais ce style n’ouvre alors pas
encore à sa suite une école esthétique, du moins de son vivant. Le jazz manouche est pour
sa part une réinterprétation de la musique de Django Reinhardt et du violoniste Stéphane
Grappelli, par des musiciens issus des communautés manouches, sinté et tziganes (mais pas
seulement). Le premier disque de jazz manouche « historique » est d’ailleurs souvent cité
comme étant « Manouche Partie » de l’accordéoniste Jo Privat, accompagné par les
guitaristes Matelot Ferret et Jacques Montagne. Il a été enregistré en deux sessions, en
1960 et en 1966, soit une décennie après le décès de Django Reinhardt, survenu en 1953.
Le jazz manouche, tel que nous le connaissons aujourd’hui, subit donc l’influence du
guitariste, mais également celle d’éléments venus de la musique musette (via les
accordéonistes), et bien entendu des musique manouches et tziganes plus traditionnelles,
dont les guitaristes apportent leurs propres savoir-faire techniques. L’emphase stylistique,
les montées et descentes de gammes, les nombreuses fioritures, et une manière typique
d’attaquer les notes, puissante et précise, construisent le genre. Également, le répertoire
s’enrichit de nombreux autres thèmes musicaux venus de ces différentes influences. Bien
entendu, la technique s’en trouve modifiée. Tout d’abord, les guitaristes de jazz manouches
reprennent en effet les accords utilisés par Django Reinhardt, construits par lui sur des
positions renversées afin de surmonter son handicap des annulaires et auriculaires
recroquevillés sur eux-mêmes74. Mais, ils utilisent également tous leurs doigts. Si l’on
souhaite garder dans le jeu certaines formes d’accords joués par Django Reinhardt, tant par
« respect » d’une manière de faire que par le fait que le son rythmique s’est construit sur
ces renversements, on n’hésite pas non plus à les faire évoluer parfois. Également, le jeu du
soliste est différent. Si quelques guitaristes « puristes » souhaitent jouer exactement comme
Django Reinhardt, en n’utilisant que leur index et leur majeur de la main gauche, la plupart
d’entre eux diversifient néanmoins leurs jeux en utilisant tous les doigts.
Tous ces critères débouchent donc sur une manière de faire qui, si elle s’inspire de
l’illustre guitariste manouche, n’en est certainement pas la copie conforme. Pour autant,
une différence notable, comme nous l’avons constaté plus haut, est dans le rapport à la
virtuosité. Si dans le jazz, la question concurrentielle est présente, la musique de Django
Reinhardt et de Stéphane Grappelli reste attachée à l’expression musicale par son rendu
final, et non par la démonstration technique de pure forme. On ne peut pas toujours le
74 Django Reinhardt a eu ces deux doigts en partie brulés lors d’un incendie de roulote durant sa jeunesse. Mais contrairement à une croyance répandue, il n’a ni perdu ses deux doigts, ni perdu intégralement leur usage. Son annulaire et son auriculaire gauche sont certes refermés sur eux-mêmes, il ne pouvait pas les rouvrir. Néanmoins, il pouvait les poser et donc les utiliser dans certaines positions de jeu.
55
constater pour le jazz manouche, qui s’en veut l’héritier. Si certains guitaristes semblent
rester attachés à un jeu emprunt à la fois de musicalité, d’emphase mais également de
respiration, d’autres musiciens développent un jeu très chargé en note, parfois trop pour
certains de leurs détracteurs. Les critiques portées autrefois au hard rock et au metal se
retrouvent en écho dans les critiques portées à certains musiciens de jazz manouche :
manque de respiration, démonstration excessive, « frime »…
Dans le jazz plus traditionnel ou dans le jazz-rock et le jazz fusion, les mêmes
débats continuent jusqu’à nos jours à diviser les amateurs du genre. Des guitaristes comme
Al di Meola ou John McLaughlin revendiquent ouvertement leur technique parfaitement
maîtrisée et leur envie de jouer une musique avec de nombreuses notes, des tempos
rapides, des formes rythmiques et harmoniques complexes. D’un autre côté, d’autre
guitaristes tels que John Scofield ces dernières décennies, ou Grant Green dans les années
1960 et 1970, ont plus ouvertement revendiqué une approche épurée, avec une volonté de
recherche de la « bonne » note, au détriment d’un discours ouvertement trop chargé. Ces
questions se sont bien entendues retrouvées parmi d’autres instrumentistes, en dehors de la
guitare. Ne pouvant accéder au niveau technique d’un Dizzy Gillespie, le trompettiste
Miles Davis décida d’aborder différemment sa technique instrumentale, notamment en
développant un travail sur le son, et sur la manière de l’appréhender.
Il ne s’agit donc pas ici de « juger » le bien fondé ou non de telle ou telle utilisation
de la technique en guitare selon les styles abordés. Il est bien évident que chaque genre
musical a une exigence de jeu qui varie en fonction du besoin recherché. Il n’y a pas à
choisir une manière ou une autre, mais il faut ajuster son exigence technique au discours, à
l’expression qui la cadre. Dans le cas d’un guitariste - chanteur de répertoire de musique
« pop », une virtuosité démonstrative et exacerbée à la guitare n’aura en général pas sa
place. Sa technique ne se situe pas dans un jeu démonstratif, mais dans les subtilités d’un
jeu qui soutient la voix et / ou qui se lie avec les autres membres du groupe dans lequel il
joue éventuellement. Également, un guitariste soliste de country blues acoustique
développera une technique de jeu au slide qui aura pour objectif de provoquer un échange
en question – réponse avec la voix et les autres instrumentistes. Il s’agit alors ici de
reproduire, dans un contexte solo ou de petite formation, les principes de question -
réponse que l’on trouve souvent dans les chants d’églises afro-américains aux Etats-Unis.
À l’inverse, un guitariste amateur de jazz fusion aura le souhait de maîtriser une technique
très poussée, car la musique qu’il pratique est pensée ainsi. Pour le dire autrement, la
technique n’est donc pas à juger, elle est à penser. Voici pour cela un exemple personnel :
lors d’un examen devant un jury de conservatoire il y a quelques années, dans le cadre d’un
passage de cycle, un membre du jury, clarinettiste de jazz, m’a fait une remarque
déroutante après ma représentation. Il me dit : « c’est très bien, tu as beaucoup de
56
technique à la guitare. Mais tu joues un peu comme les chasseurs vont à la chasse ». Lui
demandant ce qu’il entendait par là, il précisa : « oui, tu lances chacune des tes phrases
comme si tu criais « pull ! » et ensuite tu leur « tires » dessus. Je veux dire par là que tu
enchaînes beaucoup de phrases très denses, très techniques. Mais tu dois apprendre à
respirer ». Me conseillant ensuite d’écouter et d’étudier Grant Green, j’ai mis un certain
temps à comprendre le sens réel de ses propos. Après avoir suivi ses conseils, et après
l’avoir de nouveau rencontré l’année suivante, j’en reparlais avec lui. Nous tombâmes
d’accord sur le fait suivant : il ne s’agit pas de critiquer le fait d’utiliser « trop » de
technique en soi. Il s’agit de penser la technique, et donc à travers elle, penser la musique
que l’on joue. Pour cela, il s’agit de repenser le rapport que le guitariste entretient avec elle.
C. Repenser le rapport
Pour rejoindre notre propos actuel, le fait de penser la technique, et par elle la
musique jouée, est la manière de maîtriser notre propre pharmakon. Donner ce
« supplément d’âme » évoqué par Henri Bergson à la technique instrumentale permet au
guitariste de ne pas se laisser porter par un hybris dévastateur qui, loin de le libérer,
l’emprisonne dans un rapport mortifère à la technique, dans laquelle la musique est au final
oubliée. Car, si nous nous abstenons de juger le rapport à la technique des uns et des autres,
à la lumière de ce que les instrumentistes peuvent rechercher, il est possible et nécessaire
de s’interroger sur ce qu’il en advient, au vu de la musique pratiquée. En revenant à
l’exemple du metal, force est de constater que nombre de groupes du genre ont
radicalement rompu avec l’esthétique et l’esprit « Spinal Tap » durant les années 1990. Un
certain nombre ont souhaité revenir à une musique porteuse de sens, et dans laquelle la
technique instrumentale à la guitare reste au service de la musique, sans forcément poser le
besoin d’une démonstration technique intempestive. Également, l’arrivée de la musique
grunge au début des années 1990 est vécu comme une déferlante musicale qui, nous
l’avons vu, porte un état d’esprit à l’inverse de celui des groupe de hard rock et metal de la
décennie précédente. De ce fait, de nombreux groupes de metal ont ressenti le besoin de se
réinventer durant les années 1990 et ont ouvert la voie à des rencontres stylistiques
beaucoup plus variées et moins portées sur un jeu démonstratif à tout prix. Cette même
décennie a également rompu avec l’utilisation de systèmes d’effets très complexes. La où
les guitariste électriques des années 1980 utilisaient des racks d’effets75, beaucoup de
guitaristes de la génération suivante reviennent à la simplicité : une pédale d’effet à deux
75 Un système dit de « multi – effets » est une machine électronique qui contient en elle de nombreux effets disponibles.
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ou trois boutons de réglages maximum, qui ne produit qu’un seul son spécifique. Cette
manière de faire sera d’ailleurs poussée à son paroxysme par le mouvement stoner metal,
avec des représentants tel que Kyuss ou encore Electric Wizard. Le stoner metal se
caractérise par des riffs hypnotiques et relativement simples techniquement, l’utilisation
d’un registre grave extrêmement dense, une énergie sonore pure et presque « primitive »,
un chant qui s’inscrit dans la lignée des voix trainantes du hard rock et du metal du début
des années 1970, et par une référence récurrente au psychédélisme de la décennie 1965 –
1975. Ce genre qui émerge durant les années 1990, et dont la sobriété musicale ainsi que la
simplicité des concerts renouent avec un contact direct du public et des musiciens, en font
un style musical qui rompt intégralement et définitivement avec l’esprit des guitaristes
shredders de la décennie 1980.
Ainsi, nous revenons à nouveau au fait suivant : chaque technique, et la guitare n’y
échappe pas, est un pharmakon. Chaque utilisation humaine de cette technique la met en
mouvement et par là, réveille le pharmakon. Ce « médicament » remède et poison à la fois,
donne au musicien la possibilité à chaque instant de transgresser les règles, de les
transcender, et par elles de se sublimer. C’est ainsi qu’un Charlie Christian tira le premier
son potentiel de la guitare à caisse amplifiée, première guitare électrique. C’est ainsi que
deux décennies après, Jimi Hendrix fit de même en transcendant les potentialités de la
guitare électrique solid body. Edward Van Halen compléta cette approche une dizaine
d’années après.
C’est donc ici que se joue le rôle du professeur d’instrument. Le professeur de
guitare, par son expérience, par sa connaissance de la contextualisation historique de
l’instrument et part les actes et réflexions menées, a vocation de permettre à l’élève de
donner du sens à son apprentissage. Apprendre la guitare, réussir à maîtriser l’instrument
peut donner un sentiment de « puissance » à l’élève, qui est tout à fait juste en soi. La
maîtrise de l’instrument « permet » la création, et donc provoque cette part de « puissance
créatrice ». Néanmoins, cette possibilité de création s’inscrit dans un ensemble d’actes
sociaux plus larges que le professeur peut éclairer. L’élève se construit ainsi en tant
qu’individu au sein de l’univers – monde de la guitare. Il se rattache à un groupe social plus
ou moins large, le cours, l’école, les musiciens du quartier, son groupe de musique, les
forums de guitares sur internet… Bien que membre d’un groupe d’individus, c’est à travers
lui qu’il s’affirme, qu’il construit sa confiance en soi. Au travers de cette construction, le
professeur veille à ce que non seulement l’élève développe sa propre individualité
artistique, mais qu’il y trouve également une véritable joie dans l’acte d’apprentissage, ce
que Philippe Meirieu nomme « le plaisir d’apprendre ». Action en vue de développer une
autonomie créatrice, la démarche d’apprentissage de la guitare, comme de tout instrument,
s’inscrit plus globalement dans ce processus de sociabilisation, d’individuation, et de
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recherche de bonheur et d’épanouissement personnel. Le rôle du professeur est donc ici de
veiller à tout cela, et non pas seulement à la juste réalisation d’un apprentissage strictement
« mécanique ». Enfin, concernant l’art de la musique, l’enseignant peut avoir pour rôle
d’inscrire la guitare dans son histoire. Nous avons énuméré un certain nombre de faits
historiques et des exemples de déviances dans laquelle la technique a pu prendre à certains
moments le pas sur la création artistique. Il s’agit donc ici de faire prendre conscience à
l’élève que la création est un tout, où la technique ne se définit que selon la pratique
artistique dans laquelle on s’engage. Elle n’est pas la pratique artistique, mais le moyen de
la servir. Également, il s’agit pour le professeur d’en montrer la grande diversité : les
pratiques artistiques de la guitare sont multiples, et par conséquent les rapports à la
technique le sont également. Un guitariste en développement prend ainsi conscience de la
diversité des langages. Entre un morceau de guitare jazz exécuté à très haut tempo et avec
des phrases virtuoses, entre un thème de Radiohead où le rythme médium et la mélodie
épurée sont prétextes à une « ambiance sonore » mélancolique et minimaliste, entre un
morceau de hard rock d’AC/DC où les solos de guitare électrique sont à la fois puissants et
très marqués par le blues, ou encore entre une ballade folk de Simon and Garfunkel où la
guitare accompagne et répond au chant, il y a ici autant de langages, de diversité de
création et de manières d’appréhender la technique. Et cela s’inscrit, avant même d’en
aborder l’aspect purement mécanique, dans une pensée, une réflexion sur chacune de ces
musiques, et sur les manières de les jouer. Pour le relier à l’exemple personnel évoqué au
chapitre précédent, c’est ici tout le sens des propos du membre du jury de conservatoire à
mon encontre. Me demander de ne pas seulement « enchaîner » démonstrativement des
phrases musicales sur mon instrument, mais également « d’apprendre à respirer », sous-
entend une question : pourquoi respirer ? Car tout genre musical, à travers ses différentes
manières de faire, ses tempos possibles, ses pensées artistiques qui le traversent, ou à
contrario par le fait d’en vouloir « briser » certaines conventions pour l’amener sur d’autres
terrains, implique pour cela d’en penser les différents sens et manières.
Il s’agit donc de donner du sens. Car si certains guitaristes - apprenants s’engagent
dans des esthétiques qui demanderont de travailler une technique qui se niche dans la
subtilité du jeu en accords, dans la recherche sonore, dans des riffs simples et efficaces,
d’autres au contraire iront peut-être vers des esthétiques portées par des techniques
virtuoses. Le rôle du professeur ici n’est pas de bloquer un tel projet, mais de lui donner du
sens et une réflexion. À un jeune élève qui aspire à cette virtuosité, il s’agira non pas de le
refreiner mais d’accompagner son travail vers cela. Il y a bien entendu l’aspect de
l’apprentissage mécanique, par le jeu, les exercices, les exemples… Mais il y a également
une réflexion par la recontextualisation, la connaissance de l’histoire du genre et de ses
artistes, une réflexion sur l’évolution qui l’a traversé… Comme nous avons pu le voir avec
59
mon propre cas, il m’a été possible d’apprendre, à travers une formation jazz de
conservatoire, énormément de technique. Mais cette technique a d’abord été peu pensée,
peu contextualisée, ce qui a amené à cette réflexion d’un membre du jury. Cette question
peut également se poser pour certains guitar heroes dans le hard rock et le metal, comme
nous l’avons vu : la virtuosité technique sert-elle toujours le propos artistique ? Il s’agit
dans ce cas pour un professeur de réfléchir à comment accompagner l’apprentissage d’une
technique tendant à la virtuosité par l’élève. Dit autrement : comment est-il possible pour
l’élève de la penser et de la contextualiser ? Il s’agit ici de faire comprendre qu’une
technique virtuose est au service de la force d’un propos, et non pas au service d’une
technique pour elle-même. La technique, aussi poussée puisse-t-elle être, a vocation à
servir le propos artistique. Pour le comprendre, la contextualisation reste nécessaire. Nous
avons vu dans cet écrit le nombre de courants qui ont modelé ce qu’est de nos jours la
guitare. Il s’agit pour l’élève de s’y inscrire, lors de son propre développement et de
comprendre le lien plus large de l’instrument avec les contextes artistiques, politiques,
sociaux… Également, un fait majeur ressort : ces ensembles de courants ont ouvert, comme
nous l’avons vu, d’innombrables possibilités et manières de faire à la guitare. Il ne s’agit
donc pas « d’obliger » à copier une manière de faire d’un musicien illustre. Au contraire, il
s’agit de comprendre qu’en certaines circonstances, c’est le fait d’aller à l’encontre des
habitudes qui a ouvert de nouvelles voix et de nouveaux procédés possibles : l’exemple du
tapping reste éloquent. La guitare est un instrument de la famille des instruments à cordes
pincées. On attaque une corde avec le doigt ou avec un médiator tandis que l’autre main
pose des accords ou des notes. Faire venir les deux mains sur le manche transforme
radicalement le sens initial de l’instrument : les cordes deviennent frappées. Une autre
manière de faire s’est ainsi ouverte, apportant avec elle d’innombrables possibilités
nouvelles de création. Vu comme révolutionnaire au moment de sa systématisation par
Edward Van Halen dans le cadre de la guitare électrique solid body, le tapping aujourd’hui
est rentré dans la « panoplie » du guitariste hard rock / metal. Il s’agit donc d’éclairer le fait
que l’élève, en tant qu’aspirant - guitariste, a la possibilité d’assimiler des manières de
faire, mais aussi de réinventer par lui-même ses propres voix.
Nous revenons donc ici encore au rapport à la technique et à la nécessité de
comprendre ce que l’on vise à travers elle. La technique est intrinsèquement liée au
contexte dans lequel elle se développe et a pour vocation de servir uniquement la création
artistique. Car comme nous l’avons vu, de nombreux genres esthétiques incluent des
rapports à la création musicale extrêmement variés. Ainsi, nous comprenons ici que ce qui
peut être une « juste » technique ne se définit que par rapport à l’art qu’elle contribue à
mettre en œuvre. Ne pas le comprendre nous ramène à nouveau au mythe de Prométhée,
évoqué au début de cet écrit. Le mythe nous rappelle que courir après une maîtrise
60
technique non réfléchie et non modérée par une juste mesure au service de ce à quoi l’on
aspire, risque à chaque instant de faire tomber l’être sous la part « empoisonnée » du
pharmakon. Il peut sembler possible de maîtriser mécaniquement la technique de la guitare.
Mais sans la penser, c’est en fait elle qui domine l’instrumentiste. Le professeur a donc
entre autre pour rôle de rappeler à l’élève que la technique est là pour non seulement
maîtriser notre création, mais surtout à travers elle pour nous permettre de nous libérer. En
d’autres termes, elle n’est là en définitif que pour rendre possible notre catharsis, pour
permettre notre art.
61
CONCLUSION
Comme nous l’avons vu au travers de ce mémoire, la technique est l’élément
déterminant qui a permis à l’espèce humaine de pouvoir survivre face à la nature et de
prospérer. Dès les mythes anciens, les hommes comprirent l’inéquitable place qu’ils
héritèrent au sein du monde : dotés d’une haute capacité intellectuelle, mais de peu de
protection face à l’ordre naturel, ils ont eu à se redresser, à libérer leur mains et, à travers
elles, à libérer leur cerveau. Ceci a permis à l’espèce humaine de modifier son
environnement afin de pouvoir y survivre d’abord, puis d’y vivre. La technique a ouvert le
champ d’une maîtrise progressive de l’environnement et a fait par là également reculer ce
qui était alors de l’ordre d’une vision du monde dominée par le surnaturel, le divin et le
destin. Inscrit dans un rapport social, dans le dialogos, le développement du fait technique
a permis l’émergence des connaissances, des civilisations et par elles, des faits culturels. La
musique s’est ainsi construite, comme toute forme d’art, en tant que résultante d’une
maîtrise de matériaux sonores, dans le but de donner un « effet d’étrangeté » aux œuvres
ainsi réalisées. La création artistique au travers de l’instrument - outil qu’est la guitare,
n’échappe pas à ce principe. La technique du guitariste sert à transformer et canaliser son
énergie créatrice, pour donner sens à sa catharsis, pour permettre l’œuvre, et enfin pour
rendre cette œuvre sociale.
Comme tout être social, le guitariste ne se construit pas seul et « en dehors » du monde,
mais bien au contraire en son sein. Il répond à un ensemble d’habitus qui le définissent
dans sa construction sociale et artistique. Ces habitus, il peut ou non s’en éloigner au fur et
à mesure de son développement, mais ils définissent un cadre initial à son évolution. Ainsi,
la construction technique de l’instrumentiste échappe au présupposé d’un quelconque
« don ». Au contraire, elle se construit en rapport à tout un ensemble d’opportunités et de
contraintes, à travers lesquelles les différentes aptitudes et habiletés des uns et des autres se
développent. Cette construction est sociale, et est liée au milieu, à l’environnement, ainsi
qu’aux manières de s’exercer, d’apprendre et de pratiquer. Des phénomènes d’observation,
d’imitation et d’autonomisation progressive se font et construisent l’artiste - musicien en
devenir. Egalement, l’esthétique par laquelle le musicien « entre » dans l’univers de la
guitare fait également sens et influe sur sa construction. Ainsi, le guitariste apprend à
« agir » sur le matériau musical. Il maîtrise non seulement peu à peu ses capacités
techniques, qui permettent la création artistique, mais également il se construit une manière
d’être, un lien particulier au monde. Progressivement, des étapes sont franchies et des
schèmes structurent la manière d’appréhender à la fois la technique de l’instrument et le
fait créatif qui en découle. Les gestes deviennent précis, naturels et sont pensés dans un
62
ensemble global d’exécution. L’apprentissage de la guitare se développe d’autant plus que
la popularité de l’instrument fait que, depuis les années 1950, de nombreux supports variés
d’apprentissage se sont développés. C’est durant ces mêmes années qu’est apparue la
guitare électrique solid body et dont le développement et la diffusion massive ont contribué
à la fois à la naissance du rock et à un nouveau rapport au son : la musique est désormais
pensée tout autant en notes, accords et rythmes, qu’en masse sonore que l’on peut travailler
et modeler à souhait par l’utilisation de nombreux effets. Ainsi, de nombreuses techniques
nouvelles sont progressivement apparues avec ce nouvel instrument, et elles continuent à
être développées jusqu’à nos jours.
Cependant, la démultiplication des possibilités techniques a parfois ouvert une « course »,
fondée sur une démonstration virtuose de plus en plus poussée, où l’on a pu se demander si
elle servait toujours le propos artistique. Ce fut notamment le cas de certains guitaristes de
hard rock et metal des années 1980, tout comme ce fut le cas de certains instrumentistes de
jazz fusion et de jazz manouche durant les mêmes périodes. Par rapport à cela, nous avons
éclairci le fait suivant : la technique porte en elle le pharmakon, remède et poison. La
technique peut tout autant servir le propos artistique que le desservir, en fonction de
comment elle est pensée. Toute technique étant en soi un pharmakon, la technique de
guitare l’est également. De par sa double fonction, le fait de savoir penser et transcender le
pharmakon est bénéfique : il permet au guitariste de repenser ses possibilités et
impossibilités techniques, et peut par là impulser l’acte créatif vers d’autres voies possibles.
Ne pas le penser peut entrainer le risque de se laisser dominer par le pharmakon, de perdre
le sens que l’on donne à sa création, malgré la maîtrise strictement mécanique que l’on
possède. Le rôle du professeur de guitare peut intervenir ici. Il éclaire le sens de
l’apprentissage de l’élève. A la fois développement d’une personnalité artistique et bonheur
d’apprendre, l’apprentissage de la guitare se construit dans un processus social
d’acquisition des connaissances. En fonction des esthétiques dans lesquelles l’élève
s’inscrit, le rôle de l’enseignant est à la fois d’amener à la maîtrise technique, tout en
sachant la contextualiser socialement et historiquement, contexte sans lequel la technique
n’a pas de sens. Ainsi, de par sa maîtrise de la nature, c’est-à-dire par l’instrument les
sons, la technique de guitare dans sa manière d’être pensée ne diffère pas des autres
techniques. Sa vocation n’est pas d’amener à acquérir un sentiment de domination pour lui-
même. Elle reste le médium entre l’énergie créatrice et l’œuvre crée, et amène à la
libération de l’être - musicien au travers de ce processus.
63
BIBLIOGRAPHIE
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• BOURDIEU Pierre, « Esquisse d’une Théorie de la Pratique », Paris, Points Essais,
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• MAUSS Marcel « Techniques, Technologie et Civilisation », PUF, Quadrige,
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• PIAGET Jean, L ‘équilibration des structures cognitives, Paris, PUF, Paris, 1975.
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original : Πρωταγόρας. Traduction de Emile Chambry). 508 p.
• PLATON « Le Banquet – Phèdre », Paris, GF Flammarion, 1992 (titre original :
Συµπόσιον - Φαίδρα. Traduction de Emile Chambry). 217 p.
• VYGOTSKI Lev, « Pensée et Langage », Paris, Editions La Dispute, 2013 (titre
original : « мысль и язык ». Traduction de Françoise Sève). 546 p.
• VYGOTSKI Lev, « Psychologie de l’art », Paris, Editions La Dispute, 2005 (titre
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DOCUMENTS INTERNET
• Le site de l’ASSOCIATION INTERNATIONALE POUR UNE POLITIQUE
INDUSTRIELLE DES TECHNOLOGIES DE L’ESPRIT, fondée par STIEGLER
Bernard, 2018 – 2012:
http://arsindustrialis.org (consulté le 19 septembre 2016)
• Site du CAIRN.INFO, site internet de sciences humaines et sociales regroupant les
maison d’éditions : Belin, De Boeck, La Découverte et Erès, 2010 – 2014 :
http://www.cairn.info (consulté le 19 septembre 2016)
• HOVELAQUE Damien, « Enseigner la technique instrumentale, des finalités au
bout des doigts ». CEFEDEM Rhône-Alpes, Promotion 2007 – 2009. 29 p. :
http://www.cefedem-rhonealpes.org/?q=enseigner-la-technique-instrumentale-des-
finalités-au-bout-des-doigts (consulté le 19 septembre 2016)
• MAUSS Marcel, « Les techniques du Corps », document produit en version numérique par TREMBLAY Jean-Marie, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi (Canada) dans le cadre de la collection: « Les classiques des sciences sociales », 2002. 23 p. :
http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/6_Techniqu
es_corps/techniques_corps.pdf (consulté le 19 septembre 2016)
• STIEGLER Bernard, cours sur « La République » de Platon à l’Ecole de
Philosophie d’Epineuil-le-Fleuriel, 2011 – 2012, séance N°7 :
Première partie : https://www.youtube.com/watch?v=la_v8P2lQZo
Deuxième partie : https://www.youtube.com/watch?v=welQJra_Ncg
(consultés le 19 septembre 2016)
66
VIDÉOS
• MASSOT Joe et CLIFTON Peter, « Led Zeppelin : The Song Remains the Same »,
DVD, Warner Bros, 2000
• GUGGENHEIM David, « It Might Get Loud », DVD, First International
Production, 2014
• SMEATON Bob, « Hear My Train A Comin’ », DVD, Sony Music Entertainment
Italy SPA, 2013
• WADLEIGH Michael, « Woodstock », DVD, Black Hill Pictures, 2006
• REINER Rob, « This is Spinal Tap », DVD, Studiocanal, 2009
67
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION p. 3
I. LA TECHNIQUE p. 6
A. Prométhée et les origines de la technique p. 6
B. Le besoin de technique p. 10
C. La technique et l’art p. 13
II. LA TECHNIQUE ET LE GUITARISTE p. 18
A. Être et manières d’être du guitariste p. 18
B. Sens et particularités p. 24
C. Construction des techniques de guitare p. 28
D. Particularités de la guitare électrique p. 32
III. LA TECHNIQUE, PHARMAKON DU MONDE p. 43
A. Le pharmakon, remède et poison p. 43
B. La technique sert et dessert p. 49
C. Repenser le rapport p. 56
CONCLUSION p. 61
BIBLIOGRAPHIE p. 63
DOCUMENTS INTERNET p. 65
VIDÉOS p. 66
68
Tiziano SAMMARRO
QUELLE EST TA TECHNIQUE ? Être et manières d’être du guitariste
Il s’agit ici d’une réflexion sur le rapport entretenu par les guitaristes à leur technique instrumentale. À
travers ce rapport se pose la question de ce qui fonde le guitariste en tant qu’être, à la fois instrumentiste et
individualité artistique. Pour cela, et après un rappel historique du rôle de la technique dans le
développement humain, nous appréhendons la place que la technique instrumentale prend selon les différents
univers de la guitare, nous en interrogeons les spécificités et tentons d’en comprendre les développements.
Enfin, il s’agit également d’interroger le sens artistique et pédagogique réel de certaines pratiques
techniques, à travers la notion de pharmakon.
Mots-clés : Guitare, Technique, Pharmakon, Individuation, Son.
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