natalie heinich-guerre culturelle et art contemporain _ une comparaison franco-américaine
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8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine
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ColIection Société et Pensées
dirigée par Gérald Bronner
ISBN: 978 2 7056 7063 4
© 2010,HERMANN ÉDITEURS6
m
de la Sorbonne, 75005PARIS
www.editions-hermann.fr
Toute reproduction ou représentation de cet Ouvrage, intégrale
ou partielle, serait illicite sans I'autorisation de I'éditeur et
constituerait une contrefa
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« Il suffit, pour prendre acie d'une évid
de se trouver deoarü une ceuvre qui n 'a
tienne pas une civilisation passée ou
gere. C est une applica tion inaitendu
la parabole évangélique de la paille et
poutre. Chaque civilisation se trouoe
relle, aucune ne s'étonne d' elle-meme
problemes, ou leur occultation, comme
avec auirui Ou plut8t, des que nous p
une [rontiere epatiale ou temporelle,
changeons de criiere. Chez nous, nous
quons une grille sociale, par exempl
quand nous sommes l' étranger, une
nationale; ce qu' un Francais senti
Trance comme un travers petit-bourgeo
semblera, en Amérique, un travers amé
imputable
toute
Amérique comme te
Paul
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Avant-propos
Ce livre présente les résultats d'une
menée en 1996 sur la
cate
Est des États-Uni
le cadre d'un programme de recherche com
franco-américain codirigé par Michele Lamo
professeur de sociologie
a
l'Université de P
et Laurent Thévenot, alors directeur du Gr
Sociologie Politique et Morale de l'École des
Études en Sciences Sociales. Seul un article c
en fut publié, en anglais, dans l' ouvrage
tiré de ce programme-: ce pourquoi il n' a
inutile d'en livrer aux lecteurs francais une
développée.
Au moment OU a été menée cette enquéte,
Unis étaient encore secoués par la «guerre
relle » qui faisait rage depuis une dizaine d
entrainant une réduction drastique des finan
publics de la culture. De méme en France,
a appelé la « crise de l'art contemporain »
au début des années 1990, n'a pas cessé de
de nombreuses publications et prises de
1. From Rejection 01 Contemporary Art to Culiure
Lamont, L. Thévenot (eds), Rethinking Comparative Cultura
Repertoires 01 Eialuation in France and the Uniied States,
University Press, 2000. Les sept autres themes de
portaient sur la mobilisation des valeurs culturelles,
matérielles, les mouvements écologiques, la déontologie
tique, le harcelement seXUE'1,es criteres de notation uni
le champ de
l'édition,
le Rotary Club.
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
Si les belligérants semblent s'étre un peu calmés de
part et d' autre de l'Atlantique, il ne semble pas que
soient résolues, loin de la, les causes profondes d'un
conflit qui, de ce fait, est susceptible de ressurgir a
la premiere occasion. L'essentiel des conclusions
tirées de cette double
enquéte
devrait done
étre
encore valable aujourd'hui. Mais compte tenu de la
méthode d'investigation, circonscrite a un contexte
spatio-temporel et a la documentation susceptible
d'étre recueillie, je n'ai pas tenté d'intégrer des cas
advenus depuis'.
Ce travail prolongeait dans une perspective
comparative une premiere enquéte, réalisée en
France de 1993 a 1995
2
•
Celle-ci s'inscrivait dans la
perspective d'une sociologie de l'art et, plus préci-
sément, de la perception esthétique. Durant la
quinzaine d' années qui ont suivi, cette perspective
s'est infléchie - notamment gráce a ce détour par la
comparaison franco-américaine - dans la direction
1. Mentionnons simplement, pour mémoire, le scandale
provoqué en 1998 par l'exposition Sensation
»
qui, apres
Londres, présentait au musée Brooklyn de New York des eeuvres
de la collection Saatchi ayant pour caractéristique de jouer systé-
matiquement sur le choc sensoriel, la
répulsion,
le
dégoüt
d.
Fabrice Flahutez, L'exposition Sensation au Brooklyn Museum
of Art », in Miguel Egaña,
Du vandalisme. Art et
des truction,
Bruxelles, La Lettre volée, 2005).
2. N. Heinich,
Les rejets de l'art conternporain
»,
Déléga-
tion aux Arts Plastiques du ministere de la Culture, association
ADRESSE, 1995. Les principaux résultats en ont été publiés dans:
Le Triple jeu de l'art contemporain. Sociologie des arts plasiiques,
París, Minuit, 1998;
L'Art
contemporain
exposé
aux rejets. Études de
cas,
París, Jacgueline Chambon, 1998 (réédition
PIuriel » 2007);
Pour en jin
ir
aoec la querelle de l'urt contemporain,
Paris, L'Echoppe.
1999; Fac e
l'art contemporain. LeUre
un
commissaire,
suivi de
Retour sur les retours, París, L'Échoppe, 2003.
Avant p
d'une sociologie des valeurs: un prograrnme
cette enquéte aux États-Unis constitue le pr
ess
ai
de systématisation, et qui aura connu
ternps quelques autres expérimentations sur
rents terrains
1
.
[e n'ai pas cherché a intégrer dans la p
version les réflexions développées depuis
ear de
méme
que cette enquéte de terrain es
tement délimitée par son cadre spatio-temp
méme
l' état de sa problématisation est fonc
l'époque ou elle fut menée : i1 serait donc
de tenter d'y plaquer ce que d'autres terrain
appris entre-temps, sur le plan tant méthodo
(avec, notarnment, l'inadéquation des m
statistiques traditionnelles a la problémati
valeurs) que théorique, avec l'orientation
sociolog
ie
résolument empirique, descri
compréhensive, a la différence des approc
l. Cf. N. Heinich,
L'art contemporain exposé aux
une sociolog
ie
des valeurs ».
Hermes,
n020, 1997 (r
L'Art contemporain exposé aux rejets, op. cit.);
La quere
premiers: un conflit de registres de valeurs ». in Yolai
)ean-Marie Schaeffer
(éds.).
L'Esthétique: EL/rope, Chin
Paris, You-Feng éditeur, 2003; Des objets d'art a
de valeurs: la sociologie aux limites de l'anthropo
Michele Coquet, Brigitte Derlon, Monique Jeudy-Ba
Les Cultures
rouvre
Rencontres el
art
Paris, Bir
MSH éditions, 2005; La Fabrique du patrimoine. De la c
petite cuillere, Paris, éditions de la MSH, 2009; N. He
Verdrager, Les valeurs scientifigues au travail ,
sociétés, vol. XXXVIll, n02, 2006.
2. On en trouvera une présentation succincte dans
Les affinités sélectives
»
in Marc Breviglieri, Clau
Danny Trom, Compétences critiques et sens de la justi
de Cerisy, Paris, Economica, 2009.
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
tantes, soit purement théoriques, soir normatives,
soit explicatives1.
Le point commun de ces différentes approches
sociologiques du rapport aux valeurs est qu'elles
ignorent la dimension contextuelle: qu'il s'agisse de
définir abstraitement ce que sont «les valeurs
ou
de mesurer concretement le degré d'a ttachement des
acteurs
a
telle ou telle valeur, la réflexion ou l'inves-
tigation se font sans prise en compte de la variable
contextuelle (comme on le voit bien avec les théo-
ries du choix rationnel, les théories de la décision,
les théories des jeux). Mon approche, au contraire,
prend au sérieux le fait que l'activation des systemes
de valeurs est fortement déterminée par son contexte.
Cette relativité de la plupart des valeurs au contexte
de leur mise en ceuvre n'implique nullement une
quelconque irrationalité du rapport aux valeurs:
celles-ci nont pas besoin
d'étre
absolues pour obéir
a
une logique, une cohérence interne; simplement,
il faut détacher la notion de logique axiologique de
la notion, plus restreinte, de rationalité, lourdement
parasitée par des présupposés normatifs _ privilege
accordé
a
l'utilité ou
a
l'intéret, au raisonnement
conscient, a la factualité, etc,
Lecontexte (ou la« configuration » dans la terrni-
nologie de Norbert Elias) en lequel s'opere l'affecta-
tion par un sujet d'une valeur a un objet peut étre
défíni
a
différents niveaux: depuis le niveau micro-
sociologique, avec le contexte interactionnel de la
situation concrete, jusqu'au niveau macrosocio-
logique, avec le contexte «Culturel» dun pays et
d'une époque. C'est cette derniere dimension que
j'ai voulu explorer gráce
a
la comparaison entre la
1. Cf. N. Heinich, La sociologie a l'épreuve des valeurs
»,
Cahiers internationaux de sociologie vol
CXXI juillet-décembre 2006.
Avant-
France et les États-Unis, apres avoir travail
France, sur la dimension microsociologique
série de cas précis - expositions temporaires, p
tations de collections dans des musées, comm
publiques... Il en ressort que les logiques
giques a l' ceuvre dans ces deux cultures sont a
semblables - car l'éventail des valeurs et re
de valeurs convoqués est le méme - et différe
car l'accent n'est pas mis sur les
mémes
vale
registres de valeurs. Voila qui permet,
a
nouve
mettre en évidence une certaine rationalité - a
de cohérence interne - des systemes de valeurs
pour autant devoir postuler l'unicité d'une axio
bref, la pluralité n'implique nullement 1'irratio
comme le voudrait une conception normative
chant a
définir une axiologie universelle, v
pour tous et en tous lieux.
C'est le passage par l'étude des controv
beaucoup plus que des évaluations positive
permet au mieux de mettre en évidence les
rences d'évaluation, et leurs logiques: que ce s
niveau des personnes impliquées, comme je l
fait en France a propos des rejets de l'art cont
rain, ou des « cultures
»
en lesquelles se déploie
controverses, comme le montre la présente enq
faut pour celaen passer par 1'explicitation des v
en jeu: en effet,
a
la différence des goüts, les v
ne sont pas forcément conscientes aux acteurs.
Distinction de Pierre Bourdieu pouvait s'appuy
des enquétes portant sur les goüts personnels,
méthode classique ne peut s'appliquer
a
une i
gation sur lesvaleurs, parce que celles-cisous-te
les évaluations sans que les acteurs aient forc
acces
a
leur propre systeme axiologique, qui n'
besoin d'étre conscient pour étre efficient. Exact
de méme qu'un locuteur sait parler une langu
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
étre capable d' en expliciter les regles grammaticales,
un acteur sait activer un systcmo de valeurs sans
forcément pouvoir le déployer en tant que tel - d' OU
le peu de productivité des enquétes qui demandent
aux enquetés de désigner in abstracto leurs valeurs.
Cette nécessaire explicitation des valeurs rend néces-
saire la perspective compréhensive, préalable obligé a
toute perspective explicative des lors que ce sont non
seulement les causes des évaluations qui sont a décou-
vrir, mais aussi leurs
raisons;
et l' on ne peut pour cela
se contenter d'interroger les acteurs (contrairement a
ce que voudrait l'approche rationaliste des valeurs,
qui exc1ut a priori la dimension non consciente des
actions): la description de l'expérience des acteurs
exige une analyse produite par le chercheur.
Par-dela l'apparente similitude des processus
d'évaluation de l'art contemporain par les non-initiés,
de part et d' autre de l'Atlantique, ce qui est principale-
ment ressorti de l'enquete est lesentiment d'un profond
fossé
«
culturel» entre les deux paysl. Cependant, ce
n'est pas seulement le pays objet de l'investigation _
les États-Unis - qui s'en trouve éc1airé, mais aussi le
pays a partir duquel elle s' est faite -la France. TIn' est
pas en effet, on le sait bien, de meilleure technique de
perception de ses propres valeurs que le dépaysement
- ce dont témoigne aussi, symétriquement, le travail de
1. Cette impression s'est trouvée confirmée par la brillante
analyse du systéms de financement de la cul ture proposée
depuis par Frédéric Marte (De la culture en Amérique, Paris, Galli-
mard, 2006). Il en va de méms, sur un autre plan, avec la compa-
raison par Alain Ehrenberg de l'articulation du psychologique et
du social dans les deux pays
(La Société du malaise,
Paris, Odile
Jacob,2010).
Avant
Michele Lamont, a partir de l'Amérique, sur la
raison des valeurs entre Américains et Francais
Les résultats de l'enquéte francaise ayant
exposés ailleurs, le présent ouvrage est centré s
quéte américaine; de ce fait, la comparaison e
deux pays sera dissymétrique, puisque seuls
francais les plus saillants seront rappelés, et d
tres synthétique'. Mais cette dissymétrie est a
des conditions mémes de l'analyse :menée par
cheur francais peu familier de la culture amé
elle releve d'une interrogation sur les idiosyn
étrangeres beaucoup plus que d'une mise en
équilibrée entre deux situations également fa
ou également singulieres. L'idéal eüt été un
croisé entre un chercheur américain et un ch
francais enquétant chacun sur le pays de l'autr
les plus beaux projets de recherche ne rencontr
toujours leurs conditions de réalisation ...
Contrairement a ce qu' on pourrait attendre
sant d'une enquéte sur l'art, ce livre ne co
pas d'illustrations. La raison en est double.
rement, l' objet de l' enquéte n' e st pas les
d'art, mais les réactions auxquelles elles d
lieu et,
a
travers elles, les ressources éval
partagées par les acteurs; si les enteres d'éval
sont en partie inscrits dans les oeuvres mém
exemple la symétrie, pour ceux qui en font un
de qualité esthétique), en revanche les vale
1. Cf. M. Lamont,
La Morale et l'argent. Les vaLeurs des
France et aux États-Unis, 1992, Paris, Métailié, 1995; La D
travail/eurs, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.
2. Pour une premiere comparaison entre les deux
N. Heinich, Outside Art and Insider Artists: Gaugin
reactions to contemporary art , In VeraZo berg and Joni
(eds),
Outsider Art: Contesting Boundar ie s
in
Contemporary
Cambridge University Press, 1997.
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14 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN
les sous-tendent (par exemple la beauté) n' appar-
tiennent pas aux objets évalués, contrairement a ce
que voudrait la tradition objectiviste de l'esthétique
philosophique, pas plus qu'elles n'appartiennent en
propre a un « sujet » individuel: elles appartiennent
a une grammaire axiologique partagée par les acteurs
au sein d'une méme culture. C'est cette grammaire
que vise notre analyse, laquelle n'a done nul besoin
d'images.
Certes, la mise en ceuvre de cette grammaire
s' appuie sur les «prises» offertes par les objets,
lesquels ont done tout autant leur place, dans la
sociologie de l'évaluation, que les ressources axiolo-
giques des sujets et les propriétés du contexte. 11faut
done bien en passer par une description de ces objets,
qui permette de rendre compte des réactions qu'ils
suscitent. Toutefois - et c'est la la seconde raison qui
motive l' absence d'illustrations -1 art contemporain,
contrairement a l' art classique et a l'art moderne,
se préte tres mal a la reproduction iconographique,
du fait qu'il dépend étroitement de son contexte de
présentation. Ainsi
Fountaín,
le fameux urinoir de
Duchamp, perd l'essentiel de son identité et de ses
capacités d'action - son
agency -
s'il est simplement
reproduit en photo, sans le contexte du Salon de
peinture ou du musée, sans le récit de sa mise en
circulation dans l' espace public. Aussi l' art contem-
porain est-il, expérience faite, un art qui se raconte,
par la description verbale voire le récit, beaucoup
plus qu'il ne se
montre'.
1. Cette proposition a été développée dans N. Heinich, «L'ar-
chive, ceuvre dart entretien avec Christian Boltanski, Sociétés
et représentations, n019, 2005.
L'enquete américaine a bénéficié d' une aid
Fondation Fullbright, ainsi que des services
rel
s
de l'Ambassade de France a New York
a Jacques Soulillou, et du Centre National
Recherche Scientifique. Que soient également
ciés ici touS ceux qui, aux États-Unis, ont acc
fournir les informations et les documents
alimenté ce travail, en particulier Denise Fa
Brian Coldfarb, Arfus CreenwO
od
, Tobbie F
Melby, Elizabeth Weinberg, Martha Wilso
York), Milena Kalinovska, Katy Kline
Andrea Miller-Keller (Hartford), Jennifer
Ann Creen, Marisa Keller (Washington),
O'Eagl
e
, Judith Tannenbaum (Philadelphie).
du recueil de données, cette enquete n'aurai
le [our sans l'initiative et l' énergie de Michel
et Laurent Thévenot, les initiateurs du pr
comparatiste, ainsi que de rous ses particip
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1
méthode
Le propre de l'art contemporain est de joue
les frontieres qui définissent l' ceuvre d' art po
sens commun: frontieres mentales ou cogni
opérant la distinction entre art et non-art, front
matérielles des murs des musées, des galeries e
salles des vente s, des pages des revues spéciali
des catalogues, des livres d' arto Et pour prendr
mesure des déplacements ainsi opérés, il n'est p
meilleur moyen que d'étudier les réactions néga
exprimées face
a
des propositions qui transgres
les références partagées, les catégories co
nément admises: ces rejets en effet révelent
a
l
le travail collectif de construction ou de défense
consensus quant
a
la nature des choses, et la plur
des registres de valeurs organisant le jugement
des objets problématiques.
En enquétant sur les rejets de l' art contempo
en France, au milieu des années 1990, je n'avais
tardé
a
comprendre que je faisais figure d'
nale: lorsque j'expliquais le sujet de ma recherc
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GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN
rencontrais le plus souvent scepticisme ou interroga-
tions, voire réactions d'hostilité, pour peu que les
responsables culturels fussent persuadés qu' étudier
un phénomene revient forcément a le justifier. Ainsi
la directrice d'un centre d'art trouva «
seandaleux »
que le Ministere m'ait commandé une étude sur un
tel sujet car, dit-elle,
« en parler, e'est le faire exister » ;
et une fonctionnaire du Ministere ne voulut pas
croire que la Délégation aux arts plastiques m'ait
commandé une telle enquéte, jusqu'a ce que je lui en
montre le contrat.
Aux États-Unis par contre, le simple énoncé du
sujet suscitait immédiatement une réaction
familiere,
sinon blasée: « Ah, vous voulez parler de la guerre cultu-
relle » C'
est ainsi que j'appris
l'
existence de cette
« eulture war
» qui avait secoué le pays au tournant
des années 1980-1990, opposant libéraux et conser-
vateurs autour de l 'opportunité de soutenir, au nom
de la liberté d' expression, des ceuvres considérées
comme transgressives des valeurs fondamentales.
[e
fus méme, au début, vaguement décue d'étonner si
peu, avec un sujet décidément aussi a la mode outre-
atlantique qu'il était peu identifiable, voire malvenu
en
France'.
En contrepartie, j'eus le soulagement de constater
que l'acces aux sources ne présentait lá-bas guere
de difficultés, des lors que mes interlocuteurs (ou,
plus souvent, mes interlocutrices) dans le milieu de
1. Dans son intéressante analyse du mouvement «bobo»
(bourgeois boheme) dans la génération des « baby-boomers
»
le journaliste David Brooks montre eomment l'affrontement des
«
forees bohernes » et des
«
forees bourgeoises » est a l'origine
d'une véritable« guerre eulturelle
».
qui a « bouleversé toute une
génération d' Amérieains » (D. Brooks, Les Bobos. Les « bourgeois
bohémes » 2000, París, Florent Massot, 2000, p. 285).
La méthode
l'
art me considéraient comme une
alliée
dans le
co
rnbat
contre la réaction conservatrice. New Yor
Boston, Washington, Philadelphie: les demandes
rendez-vous aboutissaient, les archives m' étaie
ouvertes, les documents m' étaient envoyés sa
délais.
J
avais, certes, l' atout d'un accent fran
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20 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN
En France, il n'existait guere dans la presse géné-
raliste que quelques articles disséminés, a l'exception
des rares grosses « affaires »1, dont la plus spectacu-
laire avait été, en 1986,celle des « colonnes de Buren
»,
lorsque la cornmande publique de réaménagement
de la cour du Palais-Royal passée a Daniel Buren par
le ministre de la Culture avait Provoqué pendant
plusieurs mois une énorme querelle, aux implica-
tions a la fois politiques, médiatiques, associatives,
citoyennes, artistiques, juridiques. Dans la plupart
des cas, les controverses demeuraient tres locales
- quelques lettres dans un quotidien régional, des
insultes dans un livre d 'or d'exposition. Comment,
dans ces conditions, accéder aux réactions sponta-
nées des non-spécialistes, base de mon corpus?
En effet, je m' étais donné une double contrainte
de méthode: premierement, cibler en priorité les
profanes, puisque je m'intéressais avant tout aux
valeurs de sens cornmun (ce qui excluait les articles
publiés dans les revues ou les colonnes spécialisées,
c'est-a-dire les avis d'experts); et deuxiemement,
travailler exclusivement a partir des réactions spon-
tanément produites en situation réelle, a l'exclu-
sion des questionnaires ou entretiens sollicités pour
l' occasion. Cette seconde contrainte était double-
ment nécessaire: d'une part, elle offre la certitude
que le matériel recueilli est réellement pertinent pour
les acteurs, qui ne se sont pas exprimés que pour
répondre a la demande d'un enquéteur, cornme c'est
le cas dans les enquetes classiques par questionnaires
1. La notion d'
«
affaire» a été problématisée par Luc Boltanski
dans son travail pionnier Sur
«
La dénonciation» (avec Yann
Darré et Marie-Ange Schiltz),
Actes de la recherche en sciences
sociales, n°51, 1984.
La m
ou entretiens
1
; d'autre part, elle permet de resp
l'action propre des contextes d' activation des val
auss
i
importants, pour une sociologie pragmati
que la nature des sujets qui expriment une op
ou des objets a propos desquels elle s'exprime.
D'inspiration plus ethnologique que classique
sociologique, une telle méthode ne permet pas
fois de construire un échantillon représentatif;
interdit-elle toute explicationdes prises de positi
des parametres extérieurs, tels que l'origine soci
niveau d'études ou encorelapositiondans le « cha
selon la perspective aujourd'hui popularisée p
travaux de Pierre Bourdieu; et elle se prive
ment de la prédiction quantifiée des comporte
qu'autorise la méthode des sondages. Mais
pr
ment, le type de sociologiepratiquée ici ne rele
du courant standard de la sociologie explicativ
s'inscrit dans un courant moins reconnu, celui
sociologie compréhensive, qui se donne pour
d'expliciter etd' analyser les logiques auxquelles
sent les acteurs, plus ou moins consciemment2.
C'est dire que les résultats obtenus par le
cheur n' ont, dans cette perspective, aucune
tion normative quant
a
la valeur des ceuvres év
par les acteurs (conformément
a
la regle wébé
de la « neutralité axiologique » du chercheur,
1. Ce point faible de la méthodologie standard a été cri
son temps par Pierre Bourdieu:
d.
« L'opinion publique
pas
» Les temps modernes,
n0318,janvier 1973.
2. Cf. Dominique Schnapper, La Compréhension soci
Oémarche de l analyse typologique,
Paris, PUF, 1999.
compréhensive n'exclut dailleurs pas la rigueur des te
d'échantillonnage, mais ne les réduit pas
a
la «représent
de l'échantillon (fondamentale dans les sondages d'o
en autorisant par exemple les échantillons «contrastés
adaptés
a
de petits corpus.
-
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22 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN
pas a prendre la place de l' e xpert, autrement dit, ici,
du critique d'art); et ils n'ont que marginalement une
prétention prédictive des opinions et des comporte-
ments en fonction de la position dans l' espace social.
En revanche, ils visent a rendre compréhensibles ces
opinions et ces comportements, en restituant leur
cohérence; et ils possedent une certaine capacité
prédictive des réactions en fonction des contextes,
des situations concretes d'interaction - une compé-
tence que
possedcnr
d'ailleurs aussi, plus ou moins
consciemment, les artistes contemporains, dont le
talent consiste pour une bonne part a savoir jouer sur
les capacités de résistance ou de porosité des fron-
ti eres qu'ils s'ingénient a mettre a l'épreuve.
Conformément done
a
cette méthode empirique,
pragmatique et compréhensive, j'avais contacté
directement des responsables de musées ou de
centres d' art (Iancanr parfois aussi des appels a docu-
mentation lors de conférences publiques), et taché
de les mettre en confiance pour qu'ils me cornmu-
niquent des traces matérielles de réactions prove-
nant de spectateurs profanes: en particulier les livres
d' or d' expositions, mais aussi les rares lettres écrites
directement par les visiteurs, ou les éventuels actes
de vandalisme. Les revues culturelles, en revanche,
étaient exclues de mon corpus fran
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24 GUERRE CULTURELLE ET RT CONTEMPORAIN
statistiques existaient déja
1
: reve de sociolo
gue
qu'il
était hors de question de réaliser en Prance, car pou-
qu'il y ait statistiques il faut au mínimum un recueil
de données, et pour qu'il y ait recueil de données il
faut qu'une question soit identifiée comms telle.
L'essentiel de la documentation ayant donc été
réalisé avant moi, íl restait a faire Surplace le travail
de terrain, en eomplétant ces statistiques et ces
récits d'affaires ou ces comptes rendus d'incidents
évoqués dans la presse (au nombre d'une cinquan-
taine) par les aneedotes, les mícroréactions qu'on ne
trouve guers que dans les récírs direets, les livres d'or
d'expositions ou
les
lettres écrites aux musées. Le
décalage des corpus était patent: le corpus fran
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
au níveau moins public des opinions exprimées dans
les livres d' or o u les adresses directes aux institutions
culturelles, alors ressurgissaient les questions spécí-
fiquement artistiques posées par l'art contemporain,
qui formaient l'essentiel du corpus francais. Les deux
entrées dans le sujet, les deux problématiques _ celle
de la politologie, bien adaptée au contexte améri-
cain, et celle de la sociologie de I'art, mieux adaptée
au contexte francais - trouvaient chacune leur perti-
nence selon le parti pris méthodologique adopté.
Décidément, on ne pouvait dissocier les méthodes
d' enquete, les contenus des rejets, et leurs formes.
Les formes des rejets
Simples
«
anecdotes» recueillies sur
« incidents» plus ou moins médiatisés,
«
af
hautement conflictuelles, voire scandales: la
des formes prises par les rejets se déploie d
au public, de l'individuel au collectif, et du «
au « macro ». Les anecdotes relevent esse
ment d'informations transmises de bouche a
ou de notations ponctuelles, souvent sur l
ironique; les incidents ont laissé quelques
dans des documents écrits (lettres, tracts,
entieres dans des livres d' or, entrefilets
presse); les affaire s prennent la forme d'un a
ment public et relativement durable entre de
ments opposés, appuyés par des collectifs, a
d'un méme objet, attaqué par les uns mais
par les autres (le type idéal étant la forme ju
clairement délimitée: que ce soit dans le t
dans l'espace, dans l'identification des deu
en présence, ou dans les formes ritualisées
affrontement); les scandales enfin impliqu
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28 GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
certaine unanimité dans l'indignation, l'adossement
a
des valeurs considérées comme absolues, partagées
par
tous'.
La méthode adoptée oblige a ne travailler que sur
des traces matérialisées, durables: les écrits dans les
livres d'or, les journaux, les lettres aux musées, voire
les pétitions ou les tracts, plutót que les opinions
exprimées oralement en réponse
a
une question; les
actes de vandalisme emegistrés par les administra-
tions; et méme, exceptionnellement, les preces dont
les comptes rendus ont été archivés. En contrepartie
de cette limitation du corpus, on a la certitude que
ces expressions possedent véritablement un sens
et un poids pour les acteurs, qui ont fait l'effort de
produire, en situation, ces gestes, ces paroles, ces
écrits; et elles sont le plus souvent argumentées (a
l'exception des dégradations portées aux ceuvres), ce
qui enrichit considérablement les possibilités dana-
lyse. C'est d' ailleurs la raison pour laquelle l'enquéte
a d' emblée
ciblé
les réactions négatives: non pas,
bien sur, parce qu' elles seraient plus pertinentes,
mais parce que, sur le plan de la méthode, elles
sont beaucoup plus riches, du fait que le rejet - au
moins en matiere d'a rt - s'exprime spontanément et
souvent de facon développée, alors que l'admiration
reste fréquemment muette ou peu argumentée.
Cette question des formes de l'action est fondamen-
tale dans une perspective pragmatique, qui accorde
autant d'importance aux parametres concrets de la
situation réelle qu'aux argumentaires des acteurs ou
1. Sur la distinction entre « scandale » et « affaire
d.
L. Boltanski,
La Souffrance distance. Morale humanitaire, médias et
politique. Paris, Métailié, 1993.
Les formes des r
a
leur position dans l'espace sodaP. C'est elle
permet de remonter inductivement de l'observa
empirique des mobilisations
a
la grammaire axi
gique de sens commun que ces mobilisations réve
_ ou qu' elles permettent d' activer, selon la pr
matique choisie2. Ni macro-enquéte par opin
sollicitées dans un questionnement standardis
traitement statistique, comme dans la méthode
sondages; ni micro-enquéte sur les interactions
tées a une situation donnée, comme dans la mét
ethnométhodologique: la perspective adopté
combine la concrétude des actions produites a
tiative des acteurs dans un certain contexte et
1. L'importance pragmatique des formes de mobilisatio
soulignée notamment par Charles
Tilly,
« Les origines du
toire de l'action collective contemporaine en France et en
Bretag
ne
Vingtieme siecle, n 4, octobre 1984; il suivait
la voie ouverte par C. Wright Mills qui, dans Situated
and Vocabularies of Motive , American Sociological Review,
1940, s'interrogeait sur la facon dont les acteurs justifie
actions. Pour un examen des approches théoriques de l
lisation collective, d. Danny Trom, « Grammaire de la m
tion etvocabulaires de motifs
»
in Daniel Cefaí. Danny T
Formes de l' action collective. Mobilisations dans les arenes p
París,
Editions de l'EHESS,collection
«
Raisons pratiques
2. « La focalisation qui a été proposée sur la confectio
parole revendicative, sur les contraintes qui pesent sur
en forme afin qu'elle soit recevable et acceptable, dépla
sensiblement l'interrogation classique sur les
«
valeu
individus, des groupes ou des catégories sociales en tant
constituent des causes de la mobilisation, vers une ex
des ressources cognitives qui sont a la disposition des p
en vue de fabriquer une cause légitime, de lui assurer un
générale et de conférer une crédibilité a l'activité dans
ellesse trouvent engagées (D.
Trorn. «
De la réfutation
N M Y considérée comme une pratique militante. N
une approche pragmatique de l'activité revendicative
[rancaise de science politique, vol. 49, n01, février 1999,p.
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3
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
une certaine forme, avec la grande échelle d'un
corpus aussi exhaustif que possible, permettant ainsi
de repérer les récurrences dans les arguments et de
reconstruire, par induction, les valeurs qui les sous-
tendent, et leur typologie.
Contrairement
a
ce qu' on pourrait croire, les
scandales au sens propre du terme sont rares en art
contemporain, bien qu'il se définisse essentiellement
par sa capacité a transgresser des frontieras donc,
potentiellement, a choquer. C'est que le contexte de
réception artistique a perdu de son homogénéité,
partagé désormais entre partisans (de moins en
moins nombreux) de l'art classique, amateurs (de
plus en plus nombreux) d'art moderne, et défen-
seurs (en nombre croissant mais encore limités a un
milieu spécialisé) de l'art contemporain. En moins
de deux générations, l'extension du nouveau «para-
digme» de l'art contemporain a des couches de plus
en plus larges en a fait un objet de valorisation collec-
tive, opposant a l'indignation des uns le soutien des
autres. De sorte qu'il ne peut plus guere y avoir
d'unanimité dans l'indignation scandalisée, mais
seulement des affrontements entre partis opposés,
dans le cadre d'« affaires
»,
En ce sens, le scandale
peut
étre
considéré cornme un révélateur des valeurs
partagées,
a
travers leur transgression ponctuelle,
tandis que l'affaire est un révélateur du clivage entre
valeurs, qui ont perdu leur unanimité avec l'exten-
sion et la normalisa tion des transgressions: elle
témoigne d'une perte de généralité dans le rapport
aux valeurs, qui cornmence avec l'art moderne et
s'intensifiera avec l'art contemporaín'.
1. Cf. N. Heinich, « L'Art du scandale. Indignation esthétique
et sociologie des valeurs ». Poliiix, n07l, 2005.
Les f ormes de
Ainsi, les deux plus grandes mobilisations
caines, autour des expositions Mapplethor
Serrano, furent bien des « affaires », au sens
défenseurs de la liberté artistique se mont
aussi indignés par les réactions des opposant
les opposants par ces ceuvres; mais le tres
nombre de personnes mobilisées dans chaque
la publicité nationale donnée aux protestations
fermeture de chacun de ces camps sur des po
déja
formées et n'admettant aucune relativis
rendit bien présent, de part et d'autre, le sen
de scandale. Ce furent, si l'on peut dire, des
dales » en rniroir prenant la proportion d'« af
nationales. On voit ainsi que si la distinction
« scandale » et « affaire» est nécessaire pour
compte des formes différentes prises par l'ín
tion publique, elle ne doit pas
étre
pensée de
discontinue, comme une opposition entre
entités, mais de facon continue ou, si l'on
typologique, comme deux póles organisant le
cement des causes d'indignation.
Aux États-Unis, les póles « incidents » et, s
« affaires» sont a l'évidence beaucoup plus
loppés qu' en France, et ce non par un simp
de méthode, puisque des «anecdotes»
également étre recueillies. Manifestations
création de contre-mouvements, débats publ
télévision: rien de tel en France ou, a de rares
tions pres, les conflits demeurent soit pu
locaux, voire anecdotiques, soit limités a des
cords entre experts quant
a
la pertinence de
esthétiques.
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32 GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
ENTRE AFFAIRE ET SCANDALE
Il n' existe guere dans notre corpus américain que
deux exemples réellement ambigus entre
«
affaire» et
«
scandale
».
En 1989,une résolution de la Chambre
des Représentants condamna l'
Art Institute
de
Chicago et son école pour avoir « permis de présenter
une exposition encourageant le manque de respect envers
le drapeau des États-Unis et abusant du droit
la liberté
d'expression garanti par la Constitution
».
Cette résolu-
tion faisait référence a une ceuvre intitulée What Is
the Proper Way to Display a
U. S.
Flag?
-
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34
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
qu'un groupe de pression
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36 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN
En France toujours, il y eut bien une affaire a
dimension nationale: celle des colonnes de Buren
au Palais-Royal, en 1986,dans un contexte électoral
qui vit s'opposer a un ministre de la Culture socia-
liste un maire de droite, puis un nouveau ministre
de la Culture de droite, dans une situation inédite
de cohabitation entre un Président de la République
socialiste et un premier ministre de droite-. Or il
suffit de rapprocher cette affaire Buren d'une affaire
américaine similaire par son objet pour voir saillir les
différences dans les formes de mobilisation: l'affaire
Serra
a
New York, également au milieu des années
1980,eut pour objet - comme dans le cas de Buren
- une commande publique pour une ceuvre concep-
tuelle in situ: Tilted Are était une immense plaque
dacier installée verticalement sur la Federal Plaza,
qu' elle coupait en deux. La protestation, lancée par
des riverains sous la forme d'une pétition, et relayée
par des responsables administratifs, donna lieu
a un débat public opposant adversaires et défen-
seurs de I'ceuvrs. La question patrimoniale et celle
de l'authenticité artistique - centrales a propos de
Buren - n'y furent que marginalement déployées,
au profit de problemes civiques (propriété de l'es-
pace public) et fonctionnels (entraves
a
l'usage et
a
la circulation des usagers sur la place). L'issue en fut
le démontage de l'installation et, corrélativement, la
défaite de l'artiste, non protégé par le droit moral:
droit moral qui avait permis
a
Buren de l'emporter
1. Cf. N. Heinich, « Les colonnes de Buren au Palais-Royal:
ethnographie d'une affaire », Ethnologie
francaise
n'' 4, 1995
(repris dans L'Art contemporain exposé aux rejets, op . cit.),
«
Persua-
sion civique et expression de I'indignation: les lettres de protes-
tation contre lescolonnes de Buren
»
Utinam. Reoue de sociologie
et d'anthropologie,
n016, 1995.
CAUSE
OBJET
UEU
CONTEXTE
DURÉE
INITlATIVE
RELAIS
MOYENS
RIFOSTE
fUGES
ISSUE
PatriJ110ine
Commande publique
(installation in situ)
Paris
ynique affaire nationale
Plusieurs mois
P~esse, un député
Associations de défense du patri-
moine, riverains, citoyens, press
e
Procédures adlninistratives, caJ11-
pagn
e
de presse, lettres-pétitions,
graffiti
Ministere de la Culture, artistes,
intellectuels
Parlement, experts. artistes,
commission supérieure des mo-
numents historiques, Tribw1al
administratif, Consei l d'État
Jf>
1« :1: '*'
Victoire de l'artiste
(achevement de la conunande)
Les
formes des re
USA
Urbanisme
Comma/1de pu-
?li~ _~
NewYork
Une panni d'au
Sept ans
Rivexains
Responsables
administratifs
Pétition,
débat
public
Artistes, exper
Responsables
politiques, át
Défaite de l'a
(démontage
l'ceuvre)
Cette comparaison met en évidence, tout d'
les différences dans les procédures: plutót ad
trative et technocratique en France, plutót ju
et démocratique aux Etats-Unis, ou le preces
forme courante de traitement du conflit. On
méme coup se préciser le líen entre les formes
par les rejets et les ressources juridiques et po
disponibles aux deux parties. Leur comparais
apparaitre une structure en chiasme: la loi f
est plutót permissive pour les artistes, proté
le droit moral, tandis que l'expression publi
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38 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN
citoyens est fortement encadrée par le droit de la vie
privée, la protection de l'enfance, les lois antiracistes;
alors que la loi américaine, tres permissive pour les
citoyens en vertu du Premier Amendement de la
Constitution garantissant la liberté d'expression, ne
reconnaít aux artistes qu'un droit pécuniaire sur les
bénéfices d'exploitation de leurs ceuvres (copyright),
mais aucun droit moral sur les conditions de leur
présentation au public, sauf dans deux
États'.
Aussi une ceuvre n'est-elle protégée aux États-Unis
qu' a condition d' étre clairement politique, alors qu'elle
ne l'est en France qu'á condition détre reconnue
cornme artistique. La juriste Barbara Hoffman conclut
sa remarquable analyse de l'affaire Serra en montrant
que l'artiste aurait eu gain de cause pour peu que son
oeuvre eút comporté la moindre expression d'une
position politique ou morale; mais son caractero pure-
ment conceptuel et abstrait, en ne permettant pas de la
traiter cornme un support d'expression, rendit impos-
sible sa protection au titre du Premier Amendemenf.
En France, c'est en menacanr l 'État d'un preces pour
atteinte au droit moral de l'artiste a l'achevement de
1. Il
existe depuis 1990 une loi fédérale, le
Visual Artists Rights
Act
(VARA), calée sur la Convention de Berne, qui reconnait un
droit moral de l'artiste pour une durée de cinquante ans: «
droit
d'attribution (droit de revendiquer la condition d auteur) et droit
ti
l in-
tégrité de l'tzuure (droit d'empécher toute modification jugée préjudi-
ciable ou toute destruction d'une ceuore) ».
Elle remplace au niveau
fédéralle California ARA (Art Preservation Act)
de 1979, et le
New
York ARA (Artists Authorship Rights Act)
de 1983 (cf. Sheldon H.
Nahmod, Artistíc Expression and Aesthetic Theory: The Beau-
tiful, the Sublime, and the First Amendment ,
Wisconsin Law
Review,
n0221, 251,1987).
2. Cf. B.Hoffman, Tilted Arc: the Legal Angle , in Sh. Jordan,
Public Art Public Controversy: the Tilted Arc on Trial, op. cit.;
Law
for Art's Sake in the Public Realm , in W. J. T. Mitchell,
Art and
the Pub ic Sphere, op. c it.
Les formes des rej
son ceuvre que Daniel Buren finit par obtenir gain
cause.
Enfin, la forte protection légale des artistes fra
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40 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN
ENTRE PUBLIC ET PRIVÉ
Ainsi les différences de statut juridico-politique
(les ressources légales étant étroitement liées aux
capacités de mobilisation dans des causes politiques)
contribuent largement a rendre compte des diffé-
rences dans les formes des rejets. Ces formes sont
beaucoup plus collectives et publiques aux États-
Unis - grandes affaires, preces, pétitions, manifes-
tations -, car les questions artistiques tendent a y
étre
rabattues sur le problema général de la liberté
d'expression, intéressant tout citoyen et étroitement
encadré par des ressources légales, politiques voire
constitutionnelles. Elles sont plus individualisées et
privées en France - protestations sporadiques des
non-initiés, débats internes aux spécialistes -, car les
interrogations soulevées par les innovations artis-
tiques y sont moins immédiatement connectées avec
des causes civiques susceptibles d'une mobilisation
politisée. C'est pourquoi a été possible de dresser la
liste des principales manifestations en faveur de l'art
contemporain
1
, alors qu'aucun mouvement similaire
n'est a signaler en France, ni pour ni contre la liberté
artistique.
prévu en avril1990 au Contemporary Art Center de Cincinnati »
(p. 266).
1.200 artistes a Chicago, et des rassemblements a Los Angeles,
New York,Philadelphia et Minneapolis en aoüt 1989pour Arts
Emergency Day;
2000manifestants a New York en mai 1990pour
exiger que le congrss autorise le NEA a continuer ses activités
sans restrictions; 400 manifestants a Kansas City en aoüt 1990;
5000 manifestants a Chicago, le lendemain du Labor Day en
1990, Sur le
théme « La créativité est notre plus grande ressource
naturelle » (cf.
S.
Dubin, Arresting images , op. cit., p. 255).
Les formes d
SITUATION JURIDICO-POLITIQUE
USA
Loi permissive pour les
restrictive pour le
First Arne
C
(droits péc
France
Loi restrictive pour les citoyens,
pennissive pour les artistes
Loi sur la propriété PROTECTION
littéraire et artistique DES ARTISTES
(droits pécuniaires et
moraux)
CONTROLE LÉGAL
DE 1'EXPRESSION
PUBLIQUE
Jurísp
limitant
d'ex
Droit de la vie privée,
droit
11
I'image, protec-
tion de l'eníance , loi s
antiracistes ...
Expression protégée pi
artistique
Pas de enteres
explicites
Faible degré d' orga-
nisation des citoyens
pour la défense des
valeurs
CONTROLE PAR
l
ADMINISTRATION
Expression
si
Helms Ams
CONTROLE
PAR 1'OPINION
PUBLIQUE
Fort controle
par les ass
de
Mais parallelement au contexte, le caracter
coup plus «
civique
»
des rejets américains est
a
en relation avec la nature des ceuvres en q
et le degré auquel elles touchent a des valeur
rales et pas seulement artistiques. Il est done
présent d'observer comment se répartit, dans
l'autre pays, la gamme des valeurs défendues
opposants a des ceuvres d' art contemporain.
-
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Les valeurs défendues
«
fe suppose qu'une croix de David placée dans
de chambre plein d' excréments serait une merveil
express ion artistique, pour peu que la lumiére soit
Il est terrifiant de penser qu'une partie de nos imp8t
financer cette soi-disant express ion de l' art au no
liberté d' opinion,
l encontre de toute sensibilité aux
ments d'un grand nombre de personnes » pouva
lire sur le livre d' o r de l' exposition du photogr
Andres Serrano a Philadelphie. Art , beauté,
des finances publiques, sensibilité, sens cor
ce sont des ordres de valeurs tres différents
trouvent convoqués pour argumenter l'indign
face a Piss Christ - la fameuse photo d'un c
immergé dans un liquide jaune. Cette pluralit
arguments n' est pourtant en rien synonym
confusion, d'incohérence ou d'irrationalité. Ess
de clarifie r la garnme des registres de valeurs
jeu dans les réactions a l' a rt contemporain, p
analyse typologique portant non plus sur la
mais sur les contenus des jugements émis
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44 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN
acteurs - ce qu' on pourrait appeler les
«
catégories
implicites » organisant la « grarnmaire axiologique »
cornmune aux participants d'une méme culture'.
MOTIFS D'INDIGNATION
Un premier acces a ce répertoire nous est fourni
par le recensement réalisé par la branche « A rt Save »
(sauvegarde de l'art) de l'association « People for the
American Way»
(partisans du mode de vie améri-
cain), sous le titre « Artistic Freedom Under Attack »
(attaques contre la liberté artistique): recensement
dont l'équivalent francais n'existe pas, faute d' enjeux
similaires en matiere de liberté d' expression . Les
statistiques suivantes ont été réalisées a partir de ces
données, en ne retenant que les cas propres aux arts
1. Méme si le vocabulaire varie d'un chercheur a l'autre et, avec
lui, certains présupposés théoriques ou méthodologiques, la
notion de « catégories implicites » releve du méme type de problé-
matisation que celle de
«
spheres de justice
»
utilisée par Michael
Walzer (d.
Spheres of [ustice. A Defence o f Pluralism and Equa/ity,
Oxford, Blackwell, 1983), celle de « symbolic boundaries » utilisée
par Michele Lamont
(d.
La Morale et l'argent, op. cii.), ou celle de
«
mondes de justification» utilisée par Luc Boltanski et Laurent
Thévenot (d. De la justification. Les Économies de la grandeur, Paris,
Gallimard,1991).
2. Les données, concemant tout le territoire américain (sans
prétention a l'exhaustivité), émanent d' « activistes de l'art » (environ
3000 noms) disposant d'une hot /ine, ainsi que du dépouillement
des annonces, magazines et joumaux. Chaque incident a été
vérifié par les responsables de la publication; n'ont été retenus que
ceux oü un accord pour une exposition a été donné puis retiré, a
I'exclusion done des cas ou une ceuvre n'a pas été sélectionnée-
tout organisme ayant par principe un droit de sélection. N'ont été
considérés comme de la « censure» que les cas ou le gouveme-
ment est impliqué. En 1996 le corpus a été étendu a la pop culture:
émissions télévisées, films, publicités
a valeur
artistique.
Les valeurs défend
99
995
996
in;;12~)
(q=~)
,.(\1,=~)
92
45
47
(47%)
(54%)
(66%)
25
12
13
(13%) (14%) (18 %)
._ ._._ 4lfI_. ___ .t;; -
35
13
2
(18%)
(16%)
(3%)
26
7
2
(13%) (8%) .. (3%)
.,~ . :~(.I ,, , - .,.««~~~
~~~,T - ~
19
7
7
(9%)
(8%)
(10%)
plastiques. Les totaux sont supérieurs au nombre
cas,du fait de la multiplicité des motifs (tableau
des protestataires (tableau 2).
ARTISTIC FREEDOM UNDER ATTACK, 1994-96:
MOTIFS
MORALE5EXUELLE*
¡¡;,,,,,,_~T~~~;
VALEUR5CMQUE5***
DROlTS
DE5N1lNORITÉ5* **
DlVER5*****
• «
5exuellement explicite, nudité inappropriée, pornographie,
nité, harcelement, homosexualité
»
**« Blasphématoire, antireligieux, satanique, démoniaque »
***
«
Profanation du drapeau. violence
»
****
«
Raciste, offensant envers les femmes
»
*****
«
Dévoiement des fonds publics, insensibilité aux a
absence de
mérite
artistique, vandalisme
»
Globalement, les motifs
a
caractere sexuell' e
tent largement, avecplus de la moitiédes cas; vi
ensuite la religion, lesvaleurs civiques et les dro
minorités. On observe une baisse du nombre
de 1994
a
1996(mais qui peut étre partiellem
effetde laméthode de recueil),avec une augme
des motifs liés
a
la morale sexuelle, au détrim
valeurs civiques et des droits des minorités.
Quant aux protestataires ayant pris l'in
de la réaction, les plus nombreux sont les in
-
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46
GUERRE CULTURELLE ET T CONTEMPORAIN
isolés, suivis des autorités locales, puis des parents
ou éducateurs, des responsables culturels, des
étudiants ou universitaires, des associations et, enñn,
des commen;:ants.
ARTISTIC FREEDOM UNDER AITACK,
1994-96:
PROTESTATAIRES
Wff W
1995
=128)&,
(n
••H ~~
64 24 18
(32%) (29%) (24%)
,0, ,*
1996
(11::54'
Al;J'ORITÉsErOCALESZ'
PARENTS, ÉDUCATEURS,
22 10
RESPONSABLES RELIGIEUX (11
)
(12
)
••• 'I i- -_ - -w _::.tI;¡ ~ _ 'W: i1I.> ••• ......,tt
ffi
_ ~~~~
RE~iONSABLpS CUL' URELS -
_b ,
00000
24
(12
)
21
~--- _..1L '.o ••••...••...,¡&¡¡' (~~0[Mr(12 ,
10 7
(5%) (8%)
%
2
(3 )
Les irútiatives émanant de parents ou d'éducateurs
augmentent au détriment des étudiants et universí-
taires: indices probables d'une baisse de l'opposition
libérale au nom de la
«pol t oü
correctness
»
et d'une
augmentation des motifs a caractere sexuel. En effet,
l'analyse des corrélations entre types de motifs et
catégories de protestataires montre que les initiatives
émanant de citoyens et d' éducateurs sont tres concen-
trées sur les motifs
a
caractere sexuel, alors que les
Les oaleurs dé
interventions des autorités locales se répartissent
uniformément selon les catégories de motifs.
enfin l'accentuation, en 1996, de la politisation
l'euphémisation des motifs invoqués, notamme
les officiels locaux, avec davantage de
«
usage
proprié des fonds publics» ou, plus elliptique
« inapproprié », « potentiellement offensant
».
Mais qu' en est-il des motifs
a
caractere
tique ou artistique, récurrents dans les cas fra
Il n'en est rien, justement: non qu'ils n'existe
aux États-Unis, mais paree qu'ils ont été d'e
éliminés du recensement. Celui-ci en effet co
une restriction fondamentale: les incidents a
toires
a
la liberté artistique doivent étre «
basé
contenu
»1.
Ainsi, n' ont pas été retenus le cas
sculpture dont la couleur a été changée par l
prise, ou celui d'une ceuvre dans l'espace
dont le maire a déclaré qu'il ne l'aimait pas m
a motivé son refus par les reglements administ
Une telle présélection oriente done considérable
les résultats par rapport a l' enquéte francaise:
forcément les problemes de valeurs morales q
ainsi privilégiés, de sorte que la statístíque ne pe
nous dire des problémes proprement esthétiques.
cette dissymétrie est elle-méme hautement
ficative de l'orientation éthique du problem
Etats-Unis, ou méme les défenseurs de la
artistique ne la défendent que dans la mes
1. « Tous les incidents catalogués ont en commun d'i
une tentative pour limiter I'acces a une forme d'expressi
tique en raison de son point de vue, de son message o
contenu, ou pour interdire I'acces d'un artiste
a
un foru
pression jusqu'alors considéré comme accessible. San
tion, les incidents documentés dans le rapport sont bas
contenu du message de l'ceuvre dart »
(Artistic Freedo
Attack, op. cit.,
1996, n04,
p.
12).
-
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48 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN
les problemes posés sont d'ordre non pas artistique,
mais idéologique ou moral. C'est dire que contrai-
rement a la France, la situation américaine ne releve
pas d'un conflit entre une esthétique (cene de l'art
traditionnel) et une autre (cene de l'avant-garde),
ni méme d'un différend entre esthétique et éthique,
mais d'un conflit entre une éthique (cene des valeurs
morales traditionnelles) et une autre (cene de la
liberté d' expression).
Pour accéder a des valeurs autres que morales
dans les rejets de l'art contemporain, force est done
d' abandonner la problématique de la «
culture war
»
et, corrélativement, les statistiques ainsi que les
grandes affaires médiatisées, pour nous intéresser
a de simples incidents, voire a des anecdotes que
seule l' enquéte de terrain a perrnis de collecter, Mais
il faut du mérne coup renoncer a établir une compa-
raison chiffrée entre les deux pays, faute d'un corpus
suffisamment homogene pour accéder a un possible
recensement: encore une fois, le passage obligé par
des méthodes qualitatives est fonction de la nature
de l'objet, dont le degré de généralisation n'a pas
encore atteint le stade, si l'on peut dire, du « statisti-
quement correct
»,
recensable et quantifiable'.
ARGUMENTS, VALEURS, REGISTRES DE VALEURS
La comparaison des valeurs défendues par les
opposants a l'art contemporain en France et aux
États-Unis va donc s'établir sur la base de leur
fréquence, non pas précisément mesurée - pour les
raisons que l'on vient de voir - mais approximati-
vement évaluée a partir du triple corpus d'affaires,
1. Pour une réflexion historique sur les conditions de perti-
nence du recours a la statistique, d. Alain Desrosieres, La Poli-
tique desg rands nombres, París, La Découverte, 1993.
Les valeurs défen
d'incidents et d' anecdotes, construit soit a partir
donn
ées
publiées (pour les États-Unis), soit a p
des données collectées directement par l' enq
(pour les États-Unis et la France).
Le choix de travailler sur des matériaux s
tanés, a l'exclusion de questionnaires ad hoc, a
contrepartie d' empecher la comparaison s
tique a grande échelle, telle qu' on la connait
les enquetes standards. Il faut done recourir
comparaison plus intuitive, équipée par la farnil
avec 1'une des deux cultures, qui permet de se
plus que de mesurer - les effets d'étrangeté
culture al' autre. L'avantage de cette méthode e
les réactions spontanées des acteurs sur lesq
elle s'appuie fournissent des expressions so
beaucoup plus fartes, voire extremes, que dans
des questionnaires ou des entretiens sollicité
amenent davantage de positions moyennes
impliquées: d' ou la prégnance de cas tres « t
qui feraient obstacle a une visée représentati
prédictive, mais qui favorisent la rnise en reu
la méthode typologique - celle-la meme qu
allons utiliser pour reconstituer les logique
logiques pertinentes en matiere de jugeme
l'art contemporain. En d'autres termes, la m
adoptée n' est pas seulement « empirico-induc
partant des énoncés des acteurs en situation
dégager les constantes -, mais aussi, si l' on pe
«empirico-intuitive
».
Cette infraction aux
de scientificité, telles du moins que la méth
sondages d' opinion nous les a rendues fa
est la rancon d'une perspective construite
en termes de fréquence, comme dans les m
quantitatives, qu' en termes de typicité: si l' o
en capacité de démonstration quantifiée, on
en capacité a reconstituer, dans toute sa pe
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48 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN
les problemes posés sont d 'ordre non pas artistique,
mais idéologique ou moral. C 'est dire que contrai-
rement
a la France, la situation américaine ne releve
pas d'un conflit entre une esthétique (celle de l'art
traditionnel) et une autre (celle de l'avant-garde),
ni méme d'un différend entre esthétique et éthique,
mais d'un conflit entre une éthique (celledes valeurs
morales traditionnelles) et une autre (celle de la
liberté d' expression).
Pour accéder a des valeurs autres que morales
dans les rejets de I'art contemporain, force est done
d'abandonner la problématique de la
«
culture war
»
et, corrélativement, les statistiques ainsi que les
grandes affaires médiatisées, pour nous intéresser
a de simples incidents, voire a des anecdotes que
seule l'enquéte de terrain a permis de collecter.Mais
il faut du méme coup renoncer a établir une compa-
raison chiffrée entre les deux pays, faute d'un corpus
suffisamment homogeno pour accéder a un possible
recensement: encore une fois, le passage obligé par
des méthodes qualitatives est fonction de la nature
de l'objet, dont le degré de généralisation na pas
encore atteint le stade, si l'on peut dire, du « statisti-
quement correct recensable et quantifiabla'.
ARGUMENTS, VALEURS, REGISTRES DE VALEURS
La comparaison des valeurs défendues par les
opposants a I'art contemporain en France et aux
États-Unis va done s'établir sur la base de leur
fréquence, non pas précisément mesurée - pour les
raisons que l'on vient de voir - mais approximati-
vement évaluée a partir du triple corpus d'affaires,
1. Pour une réflexion historique sur les conditions de perti-
nence du recours
El
la statistique, cf. Alain Desrosieres, La Poli-
tique des grands nombres, Paris, La Découverte, 1993.
Les valeurs défe
d'incidents et d 'anecdotes, construit soit a parti
données publiées (pour les Etats-Unis). soit a
des données collectées directement par l' en
(pour les États-Unis et la France).
Le choix de travailler sur des matériaux
tanés, a l'exclusion de questionnaires ad hoc, a
contrepartie dempécher la comparaison s
tique a grande échelle, telle qu' on la connait
les enquétes standards. Il faut donc recourir
comparaison plus intuitive, équipée par la famil
avec l'une des deux cultures, qui permet de se
plus que de mesurer - les effets d'étrangeté
culture a l'autre. L'avantage de cette méthode e
les réactions spontanées des acteurs sur lesq
elle s' appuie fournissent des expressions so
beaucoup plus fortes,voire extremes. que dans
des questionnaires ou des entretiens sollicité
amenent davantage de positions moyennes o
impliquées: d' ou la prégnance de cas tres «
ty
qui feraient obstacle a une visée représentati
prédictive, mais qui favorisent la mise en ceu
la méthode typologique - celle-la méme que
allons utiliser pour reconstituer les logiques
logiques pertinentes en matiere de jugeme
l'art contemporain. En d'autres termes, la mé
adoptée n' est pas seulement « empirico-inducti
partant des énoncés des acteurs en situation p
dégager les constantes -, mais aussi, si l'on peu
« empirico-intuitive
».
Cette infraction aux n
de scientificité, telles du moins que la métho
sondages d' opinion nous les a rendues fami
est la rancon d'une perspective construite
en termes de fréquence, comme dan s les mét
quantitatives, qu' en termes de typicité: si l'on
en capacité de démonstration quantifiée, on y
en capacité a reconstituer, dans toute sa perti
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50 GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
la cartographie des deux espaces axiologiques pratí-
qués par les acteurs - américains et francais.
C'est la l'objectif du tableau général inti tulé
« Fréquence comparée des valeurs enjeu », Il est orga-
nisé en deux colonnes, mettant en regard les cas fran-
cais et les cas américains, avec un a trois astérisques
selon leur fréquence dans l'un et l'autre corpus, et
la mention d'un nom propre pour les affaires les
plus typiques. Les rejets sont classés d' abord selon
le registre de valeurs (en majuscules), puis selon la
valeur invoquée (en gras), pour laquelle est spéci-
fiée la dénonciation-type (entre parentheses). Par
exemple: la valeur de beauté, relevant du registre
ESTHÉTIQUE et ayant comme expression typique
«ce n'est pas beau
apparaít rarement dans l'un
et l'autre pays (un astérisque); on la trouve dan s
l'affaire PAGES en France et l'affaire RIEVESCHL
aux États-Unis. Nous allons voir ainsi s' élaborer
pas a pas la typologie des « registres de valeurs
a
partir des «valeurs » inductivement repérées dans
les rejets recueillis par l'enquéte, et avec l'aide des
observations déja réalisées sur d' autres terrains de
recherche.
Cette typologie des registres de valeurs est en
partie compatible avec le modele des « économies de
la grandeur» proposé par Luc Boltanski et Laurent
Thévenot. Elle n'a pas l'ambition d'étre portée,
comme ce modele, par une théorie des «cités»
commandant les différents ordres de justification,
mais par une catégorisation intuit ive des ressources
évaluatives offertes aux acteurs, antérieurement a
toute justification. Son spectre est done plus large,
puisqu' elle porte non seulement sur les justifications
des actions, mais aussi sur l'évaluation des objets et
des personnes. Cette perspective autorise du méme
coup une description des valeurs sollicitées par
Les ualeurs défe
les acteurs a la fois plus fine et plus proche du
comm
un
, déployant des catégories d'argumenta
que le modele de Boltanski et Thévenot n'intégr
qu'a titre secondaire, étant donné sa compacité e
haut degré de formalisation.
Notre modele axiologique recoupe celu
Boltanski-Thévenotpour quatre registres: le re
«domestique
renvoyant a la proximité; le re
«fonctionnel» (monde« industriel
»
dans leur mo
renvoyantal'exigencede commodité,d'utilité ou e
de sécurité; le registre «réputationnel»
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
Les valeurs dé
FRÉQUENCE COMPARÉE DES VALEURS EN JEU
DOMESTIQUE
_ proximité
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54 GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
Notre typologie prend également en compte les
différences d' objet du jugement, dont nous allons voir
qu' elles sont déterminantes en matiere d' apprécia-
tion artistique: celle-ci en effet peut porter sur l'ceuvre
proposée par l'artiste (exemple: «c'est pas beau »), ou
sur la personne de l'artiste
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56
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
plus ou moins « légitime
»
dans la hiérarehie prOpre
au monde cultivé'.
Au sornmet de eette hiérarehie done, les attaques
foealisées non pas sur le eontenu des ceuvrr-, (ce
qu'elles représentent, ou leur «signifié ») mais sur
leur forme (la rnaníerc de représenter, ou leur« signi-
fiant ») ne sont pas reeensées, nous l'avons vu, par
les statistiques américaines. Elles apparaissent toute-
fois au niveau moins « durci » des aneedotes; mais
elles sont manifestement plus rares qu'en Franee, et
utilisées, nous allons le voir, de facon quelque peu
différen te.
ESTHÉTIQUE
«
C'
est pas beau
»;
« Ii's ugly
»: paradoxalement,
l'appel a la valeur de beauté n'est pas fréquent, dans
l'un eornme dans l'autre corpus. Soit, en effet, elle
parait trop subjeetive pour argumenter une protesta-
tion; soit elle perd de sa pertinenee au profit d' enjeux
relatifs non plus a la valeur esthétique de l'ceuvre,
mais a sa nature artistique. En effet, si les transgres-
sions
«
modernes
»
portent, a l'intérieur des eadres
artistiques eonvenus, sur les eodes de représentation,
e'est-a-dire lesnormes du beau (la question étant alors
de savoir si l'artiste sait ou ne sait pas bien peindre,
ou seulpter), les transgressions
«
eontemporaines
».
elles, portent plus radicalement sur les eadres mémes
permettant de qualifier un objet eornme ceuvre, e'est-
1. Sur l'opposition entre
«
régime de singularité » et
«
régime
de communauté» comme
modalités
générales de qualification
(au double sens de définition et d'évaluation), cf. N. Heinich,
La G/oire de Van Gogh. Essai d'anthropologie de l'admiration,
Paris,
Minuit, 1991. Sur I'oppositíon CEuvre/personne, cf. « Entre
CEuvreet personne: i'arnour de l'art en régime de singularité»,
Communication, n064, 1997.
L'ceuore et so
f¡-dire sur la définition ontologique de l'art (l
tion étant alors de savoir si ron a bien affair
artiste, et a une ceuvre d' art)'. Aussi les protest
se eoneentrent-elles avant tout sur des questi
catégorisation (est-ce ou n'est-ce pas de l'art?)
que d'évaluation (quelle valeur cela a-t-il ?).
en Franee, on ne trouve done que quelques
protestations au nom de la beauté dans les livr
amérieains:
« Il est malheureusement plus facil
unique que de transmettre lesentiment de la beauté
un visiteur sur le livre d' or du
List Visual Arts
de Boston, stigmatisant ainsi la prééminenee
valeur d' originalité
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58 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN
1300 personnes exigeant la « relocation » de Tilted Are
- était rédigée ainsi: « Nous soussignés estimons que
l' ceuore d' art
intitulée
Tilted Are constitue une
obstrur:
tion la place et devrait étre dép lacée en un lieu plus uppro-
prié. (Ceux dont le s noms figurent avec un astérisque* ne
trouvent aucun mérite artistique l' ceuvre de Serra
»). Ici,
c'est l'argument fonctionnel qui étaye la protestation
publique, tandis que l' argument esthétique _ rédigé
de facon ambigue, entre disqualification de la valeur
esthétique et contestation de la nature artistique de
l' CEuvre- est réduit a un codicille entre parentheses,
un astérisque apposé aux noms des signataires
1•
Et
parrni les opposanrs convoqués a s'exprimer Iors
du débat public, seul un juge arnene explicitement
l' argument de la beauté, regrettant que l' ceuvrs porte
atteinte a l'esthétique de la place: « Tilted Are masque
totalement la beauté architecturale de l' esplanade, le [acob
K. Javits Federal Office Building, et soustrait la vue
d' u n grand nombre de personnes la beauté, la s implicité et
l' ouverture de la place et de lafontaine
»,
L'une des seules affaires (locale) engagée prin-
cipalement au nom de l' esthétique concerne la
commande publique passée a Gary Rieveschl en
1989pour la ville de Concord en Californie du Nord-.
Intitulée
Concord Heritage Gateway
-
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60 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN
affaire similaire rencontrée en France, les opposants
a la commande publique ne purent obtenir gain de
cause: la fontaine de Bernard Pages, en forme d'accu-
mulation de bidons de pétrole, demeura installée Sur
la place principale de LaRoche-sur-Yon,malgré une
intense campagne dans lapresse locale, d'abord quasi
exc1usivement négative puis, peu a peu, ouverte aux
partisans de l'ceuvre
1
.
Outre l'absence de relation
avec le contexte local, appelant des critiques de type
purificatoires au nom de l'intégrité du lieu, c'est la
trivialité industrielle du matériau qui, exactement
comme a Concord, suscita des indignations exprí-
mées principalement dans le registre esthétique _ cas
exceptionnel done en matiere d'art contemporain, en
France comme aux États-Unis.
HERMÉNEUTIQUE
L'argument de labeauté a donc cessé d'étre central
en matiere d'art contemporain, en tout cas du cóté des
experts, qui l'abandonnent volontiers aux profanes.
EnFrance, il tend a
étre
supplanté par l'argument de
la signification, du sens contenu dans l'ceuvre:c'est le
registre «herméneutique
».
impliquant non plus une
perception immédiate mais une interprétation, dont
les ressorts sont imputés non a l'activité cognitive de
celui qui juge mais aux propriétés de l'ceuvre méme.
C'est de ce registre que relevenr typiquement, sous
forme négative, les fréquents
«
ea ne veut rien dire
».
Sous forme positive, un exemple frappant est fourni
par l'affaire Huang a Beaubourg: faceaux opposants
qui mettaient en jeu la sensibilité a la souffrance
animale, les commissaires de l'exposition avaient
1. Cf. N. Heinich, « Esthétigue, déception et mise en énigme:
la beauté contre l'art contemporain , Art Présence, n016,octobre
1995(repris dans L'Art contemporain exposé aux rejets, op. cit.).
l.ceuore et so
argué non de la beauté de l'ceuvre, ni de son i
tion dans une tradition avant-gardiste (registr
tique: beauté et art), mais de sa symbolique m
politique (1'ceuvre comme symbole de la paix
saire entre les especes).
Dans le corpus américain, cerecours a l'her
tique existe, mais n'est que peu présent: «Je
compris. Mais ra ne concerne san s doute que moi
d'or du List Visual Arts, Boston). En outre, lor
«
sens » est invoqué, il semble d' emblée concu
forme d'une intentionnalité personnelle con
c'est-a-dire rabattu sur le «message» que l
en personne aurait voulu faire passer, plut
par exemple, sur la capacité de l'ceuvre a sym
des phénomenes propres a son époque. On
bien dans cette réaction du président Geral
a une sculpture de Calder: «Je dois dire que
pas vraiment compris, et ne comprends toujours
que M. Calder a essayé de nous dire
».
Il s'agit
rabattement de l' art sur la dimension idéol
faisant de la création un moyen parmi d
pour exprimer volontairement et consciemme
opinion: phénornene qui peut paraítre naif au
francais, habitué a des interprétations faisant j
symbolique inconsciente des ceuvres par ra
une société tout entiere.
On voit ainsi se profiler une différence
cessera de s'affirmer au cours de l'analys
interrogations, récurrentes dans les deux pa
les limites de l'art, semblent davantage ax
France sur des valeurs « autonomes ». propres
moderne et contemporain (sa capacité spécifi
symbolisation, son « sens »),alors qu' aux Éta
elles débouchent immédiatement sur des pro
tiques plus «hétéronomes », relevant de p
éthiques et politiques (1'intention idéologi
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62 GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
I'artiste, son « message ». qui serait éventuellement
exprimable par d'autres voies).
ESTHÉTIQUE/ PURIFICATOIRE
« On diraii une de ces sculptures de camelote que des
artistes carnés appellent de l'art
»
protestait un habitant
de Concord a propos de l'installation de Rieveschl;
un autre: « On dirait que les fous se sont échappés de
l'asile
»:
et un autre encore: « Des máts en a lu rniniurn
Le centre-oille n'est pas un pare industriel des hautes iech-
nologies », De telsarguments n' operent plus par une
évaluation continue de la valeur de l'ceuvre (plus ou
moins belle, plus ou moins chargée de sens), mais
par un classement discontinu, de part et d'autre
de la frontiera entre ce qui releve de l'art et ce qui
n'en releve pas - 1'ordure, la folie, l'industrie.
«Ce
n'est pas de l'art
»:
c'est la question de 1'authenticité
artistique qui se joue la, avec la question de savoir
si l'ceuvre proposée est conforme a la définition
fondamentale de l'art, et si l' artiste en est vraiment
un. On est a la jonction du registre esthétique (I'art)
et du registre purificatoire (l'authenticité, la pureté
de la proposition eu égard a sa catégorie d' apparte-
nance), avec des criteres visant a la fois, et de facon
souvent indissociable, l'ceuvreet l'artiste, l'objet et la
personne de son auteur.
Cet argument est tres important dans le corpus
francais, ou nombre d' ceuvres operent aux limites
de l'authenticité, et ou la question de la nature _
artistique ou non - des propositions amenées en art
contemporain est posée de facon récurrente dans
les argumentaires des protestataires. On le trouve
également invoqué dans plusieurs incidents
améri-
cains: en
1983
a Boulder (Colorado), un projet de
création par Andrea Blum dune sculpturedans un
parc, comportant trois pavillons en béton, suscite des
L'reuvre et son a
débats publics aboutissant
a
son abandon; en
a Tacoma(Washington), des citoyens, furieux c
deux sculptures abstraites au néon de Stephen
nakos installées gráce
a
un financement munic
votent leur retrait; en
1986 a
Cleveland (Ohio)
sculpture de Claes Oldenburg, commandée po
siege d'une entreprise et consistant en un én
tampon encreur portant le mot FREE en lettr
5, 5 metres de haut, fait l'objet d'une campagn
protestations lorsque l'entreprise propose de l'
a la ville; et des incidents analogues ont été rec
a
propos d'installations multi-media,
a
George
(Delaware), Las Vegas (Nevada), ou Silver S
(Maryland).
La mise en cause de la nature authentique
artistique de la proposition peut se limiter
a
négation non argumentée:
«
Ce n'esi pas de l'a
Elle joue volontiers sur le theme de la nudité d
dans le conte d' Andersen Les Habits neufs de l'E
reur, référence paradigmatique de ce type de pr
tations: ce sont les innocents qui posséderaie
vérité (le roi est nu, il
n'y
a pas d'art), alors q
savants qui s'extasient sur les ceuvres seraien
gogos ou des snobs bernés par des imposteurs'.
Mais il existe aussi tout un répertoire da
ments susceptibles d'étayer l'accusation en ré
mant la délicate frontiere entre art et non art, re
si problématique - depuis les fameux readyrna
1. Sur les attendus et les implications de cette figure ty
de la protestation contre l'art contemporain, d. Dario Ga
Un iconoclasme moderne. Théorie et pratique du vandalisme
tique, Lausanne, Éditions den-bas, 1983, et The Destrucii
Art. iconodosm and uandalism since the Frenen Reuolution, Lo
Reaktion books, 1997, ainsi que N. Heinich, Le Triple jeu
contemporain, op. cit.
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64 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN
Marcel Duchamp - par la nature méme des Proposi-
tions relevant de l'art contemporain. Le «ce n'est pas
de l art
»
abonde dans l'une et l'autre cultures, mais
semble y étre argumenté de facon un peu différente.
En France, fréquentes sont les accusations portant
sur le sérieux
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66 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN
facilement eonfondues, l'une entramant foreément
l'autre.
Il
suffirait ainsi d'établir qu'un objet est beau
pour admettre qu'il est de l'art, et inversement. C'est
ainsi par exemple que se présentent les argumentaires
des experts lors du proees Robert Mapplethorpe
a
Cineinatti en 1989,lorsque le eonservateur du musée
futjugé pour avoir exposé des images du célebrephoto-
graphe montrant des aetes homosexuels extrémes.
L'assimilation entre valeur esthétique et nature artis-
tique permit aux experts de botter en touehe les protes-
tations eontre la nature supposée pornographique
des images en question, en insistant sur les qualités
plastiques de la eomposition: si e'est beau, alors e'est
foreément de l'art, done cela éehappe
a
la législation
eoneernant l'obseénité, et il faut le soutenir.
«
Le procu-
reur, Frank Prouty, argua que ces photographie s représen-
tant ce que le
New YorkTimes qualifiait de
«
pénétration
anale et pénienne al' aide d'objets inhabituels » n' avaient pas
de valeur
artistique -
argument essentiel dans les accusa-
tions d'obscénit
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