platon : thÉÂtre et philosophie · 2018. 1. 2. · platon un mystique et l’on trouve cela très...
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DEacutePARTEMENT DE PHILOSOPHIE ET DrsquoEacuteTHIQUE APPLIQUEacuteE
Faculteacute Des Lettres Et Sciences Humaines
Universiteacute De Sherbrooke
PLATON THEacuteAcircTRE ET PHILOSOPHIE Fondements nature et viseacutee de la meacutethode dialectique
Maxence GEacuteVAUDAN
Travail preacutesenteacute agrave Benoicirct CASTELNEacuteRAC (directeur de recherche)
Yves BOUCHARD
Mathieu MARION
en vue de lrsquoobtention du grade de
MAIcircTRE EN PHILOSOPHIE
SHERBROOKE QUEacuteBEC CANADA MARS 2017
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REacuteSUMEacute
Afin de comprendre le processus drsquoacquisition de connaissance chez Platon nous
proposons une eacutetude de la dialectique selon un spectre large en se focalisant principalement sur
la nature dramatique des textes du corpus Agrave partir drsquoune analyse des fondement eacuteleacuteates de la
meacutethode antilogique nous tenterons par le biais de la dialogique (ou seacutemantique des jeux) de
comprendre le caractegravere agonistique de la meacutethode proposeacutee par Platon dans ses dialogues Nous
tacirccherons par la suite de faire le lien entre les conclusions intermeacutediaires et la structure geacuteneacuterale
de la meacutetaphysique platonicienne afin de ne pas perdre la coheacuterence du systegraveme pris dans sa
globaliteacute Nous eacutevaluerons la qualiteacute de lrsquooutil interpreacutetatif obtenu agrave travers une lecture du
Gorgias
Mots-cleacutes Platon Parmeacutenide Zeacutenon eacuteleacuteatisme antilogique dialogique joute rheacutetorique
agonistique sophistique Gorgias Banquet Theacuteeacutetegravete Sophiste Politique
ABSTRACT
In order to understand Platorsquos knowledge acquisition process we suggest a wide-range study of
the dialectic mainly focusing on the theatrical nature of his texts From an analysis of the eleatic
foundations of the antilogical method we will try to understand the agonistic feature of the
method given by Plato in his dialogs by using the dialogical logic (or game semantic) Then we
will bind our mid-conclusions and the general structure of Platorsquos metaphysic in order not to
loose the coherence of the whole system We will evaluate the quality of our interpretative tool
through a reading of the Gorgias
Key-words Plato Parmenides Zeno eleatism antilogic dialogic joust rhetoric agonistic
sophistic Gorgias Symposium Theaetetus Sophist Statesman
ii
iii
AVANT-PROPOS
Il serait mensonger de preacutetendre que la reacutedaction de ce travail fut aiseacutee lrsquoobstacle majeur
ayant eacuteteacute en grande partie de deacutefinir clairement la probleacutematique Cela transparaicirct aujourdrsquohui
encore dans la version finale de part lrsquoeacutetendue des theacutematiques abordeacutees En effet le sujet choisi
mdash la dialectique chez Platon mdash est neacutecessairement vaste et recoupe tous les aspects de la
philosophie platonicienne crsquoest par la dialectique que Platon parle de meacutetaphysique de
politique de morale drsquoart du pecirccheur agrave la ligne de lrsquoacircmehellip Il nrsquoeacutetait donc jamais simple de
savoir ce qui constituait pleinement un eacuteleacutement important pour la reacutedaction du travail Or si tout
semble inteacuteressant dans une recherche plus rien ne lrsquoest veacuteritablement Il faut neacutecessairement
mettre en place des critegraveres discriminants clairs sans quoi rien ne progresse Ceci prit du temps
De plus le projet initial portait davantage sur les Eacuteleacuteates que sur Platon agrave proprement parler il y
eut donc un glissement de la lecture allant de la dialectique comme simple support de lrsquoheacuteritage
eacuteleacuteate agrave la dialectique comme cœur mecircme du travail dont lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne serait qursquoun des
angles eacutetudieacutes
Mais il existe un problegraveme plus profond encore Quelques curieux se demandent ce que
peut ecirctre lrsquoactiviteacute drsquoun chercheur en philosophie de lrsquoAntiquiteacute Et apregraves trois ans de travail
dont un an consacreacute en grande partie agrave cette recherche il ne mrsquoest toujours pas aiseacute drsquoecirctre
pleinement en mesure de reacutepondre Que cherche-t-on veacuteritablement Lrsquoobjectif est-il de
retrouver la penseacutee drsquoun auteur ou bien plutocirct de tenter drsquoen faire le plus beau systegraveme
possible Si lrsquoon srsquoen tient agrave cette seconde approche mdash celle du litteacuteraire inscrite dans le
profond sillon de la philosophie continentale mdash alors on voudrait lire Platon comme on lirait
Proust ou Hugo et lrsquoon ne fait rien drsquoautre que du commentaire litteacuteraire On cherche la figure de
style on essaie de tout embellir comme pour faire plaisir agrave lrsquoauteur On termine par faire de
Platon un mystique et lrsquoon trouve cela tregraves joli drsquoimaginer que la philosophie se deacuteveloppe
comme un poegraveme Et ainsi doucement est ajouteacutee une nouvelle pierre agrave lrsquoeacutedifice du miracle
grec fier de participer agrave un si bel ouvrage qui traverse deacutejagrave les acircges depuis des siegravecles
Dans notre cas il fallut se faire violence et tenter de garder le cap comme Ulysse pendant
son retour vers Ithaque ici le lit de Calypso est remplaceacute par les travaux de Luc Brisson de
iv
Jean-Franccedilois Pradeau et de nombreux autres Au deacutetour drsquoune introduction au Parmeacutenide on se
surprend agrave ecirctre seacuteduit par certains propos on recircve drsquoune crypto-cosmologie drsquoune ontologie preacute-
chreacutetienne drsquoune monde des Ideacutees agrave lrsquoimage du Jardin drsquoEacuteden Et lrsquoon commence
progressivement agrave ne plus lire mais agrave deacutesirer le texte Platon serait drsquoailleurs bien plus plaisant
srsquoil avait conceptualiseacute ensemble εἶδος et ἰδέα On cherche agrave plaire on joue sur les mots on
ajoute ccedilagrave et lagrave des majusculeshellip Bref on ne commente plus lrsquooriginal grec mais deacutejagrave une
traduction Fait-on encore de la philosophie Et comme Ulysse lrsquoon pense chaque jour ecirctre
heureux dans un fantastique festin le banquet est gargantuesque les commentaires sont bien
dodus regorgent de belles ideacutees mais degraves lors que le soleil est derriegravere lrsquohorizon on pleure face
au rivage en repensant agrave ce royaume lointain Ce royaume ougrave attend patiemment celle que lrsquoon a
laisseacutee au deacutebut de ce peacuteriple Le roi drsquoIthaque lrsquoappelle Peacuteneacutelope nous lrsquoappelons laquo veacuteraciteacute raquo
Que dit-on encore de vrai sur ces textes incapables de se deacutefendre par eux-mecircmes Dans
lrsquoOdysseacutee il faudra lrsquoaide des dieux pour que le heacuteros reprenne la mer ici-bas les dieux se font
bien discrets Tout au mieux une Muse apparaicirct quelques fois mais lagrave encore elle est le plus
souvent muette
Que le lecteur se rassure nous nrsquoavons fait qursquoune courte escale sur lrsquoicircle drsquoOgygie et
avons mecircme refuseacute lrsquoimmortaliteacute proposeacutee par la deacuteesse Le travail suivant srsquoil preacutesente des
caracteacuteristiques diverses et eacuteparses ne relegraveve que drsquoune seule volonteacute apporter un regard neuf et
original sur la meacutethode dialectique telle que Platon nous la preacutesente Puisse-t-il servir cette
cause
v
Ποτὲ αὐτῆς ἐν ἀγορᾷ καὶ θοἰμάτιον περιελομένης συνεβούλευον οἱ γνώριμοι χερσὶν ἀμύνασθαι laquo Νὴ Δί εἶπεν ἵν ἡμῶν πυκτευόντων ἕκαστος ὑμῶν λέγῃ εὖ Σώκρατες εὖ Ξανθίππη raquo
Un autre jour en pleine place elle lui avait arracheacute son manteau et ses amis lui conseillaient de la punir par quelques gifles laquo Par Zeus dit-il pour que nous nous battions agrave coups de poings et que chacun drsquoentre vous crie laquo Vas-y Socrate vas-y Xanthippe raquo
DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie doctrines et sentences des philosophes illustres II 5
vi
vii
FORMAT DES CITATIONS
Toutes les citations de textes grecs utiliseacutees dans notre travail proviennent de la banque de
donneacutees du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig
Nous faisons coiumlncider chaque passage en langue originale avec sa traduction franccedilaise
Afin drsquoeacuteclairer le lecteur sur les choix de traduction nous augmentons la graisse de la police des
mots importants Agrave chaque groupe de mots mis en emphase dans la langue originale correspond
un groupe de mots mis en emphase dans la traduction franccedilaise selon lrsquoexemple suivant
Τὰ ζῷα τρέχει
Les animaux courent
(AUTEUR Œuvre Section du passage)
Les fragment drsquoHeacuteraclite sont eacuteparses agrave travers lrsquoensemble de la litteacuterature Nous
donnerons dans nos citations le numeacutero du fragment issu du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig puis
en bas de page la reacutefeacuterence textuelle drsquoougrave est issu ce fragment
Concernant les traductions du grec nous avons systeacutematiquement pris le parti de la fideacuteliteacute
aux mots grecs et ne lrsquoavons modifieacutee que pour en rendre le reacutesultat intelligible Nous avons
pleinement conscience que le reacutesultat en franccedilais est parfois drsquoune piegravetre qualiteacute litteacuteraire Le
lecteur nous pardonnera en gardant agrave lrsquoesprit la ceacutelegravebre formule parfois attribueacutee au poegravete
Charles Baudelaire laquo Une traduction est semblable agrave une femme si elle est belle sans doute
nrsquoest elle pas fidegravele raquo
Les citations plus modernes (article monographie etc) suivent le format Chicago-Style
(AUTEUR date page) Les reacutefeacuterences complegravetes se trouvent agrave la fin de notre travail dans la
section REacuteFEacuteRENCES
viii
REMERCIEMENTS Ce travail est le fruit drsquoune vaste reacuteflexion que je conduisis pendant pregraves de trois ans je
ne peux que remercier mon directeur Benoicirct Castelneacuterac ainsi que Mathieu Marion sans qui ce
travail nrsquoaurait jamais vu le jour Le premier fut un guide hors pairs patient et toujours de bon
conseil Le second agrave travers son seacuteminaire agrave Montreacuteal donna agrave mon travail un fantastique eacutelan
Je pense dans un deuxiegraveme temps agrave mon professeur de philosophie de lrsquoAntiquiteacute et
professeur de grec ancien Jean-Joeumll Duhot qui suscita en moi un immense inteacuterecirct pour la
philosophie grecque lors de mes eacutetudes agrave lrsquoUniversiteacute Lyon 3 Jean Moulin Il mrsquoeacutevita ainsi une
eacuteventuelle passion pour la transsubstantiation ou tout autre sujet de meacutetaphysique meacutedieacutevale et
je ne peux que lui en ecirctre greacute
Jrsquoadresse enfin toute ma tendresse agrave ma famille ainsi qursquoagrave mon amie pour leur soutien
inconditionnel
ix
INDEX DES FIGURES
Fig 1 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon selon le modegravele de Vlastos 28
Fig 2 Double neacutegation dans les logiques classique et intuitionniste 30
Fig 3 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon proposeacutee 34
Fig 4 Repreacutesentation logique du deuxiegraveme fragment de Parmeacutenide 37
Fig 5 Repreacutesentation dialogique du principe de non-contraction 76
Fig 6 Repreacutesentation dialogique de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 77
Fig 7 Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent et neacutegation du conseacutequent 77
Fig 8 Table de veacuteriteacute de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 78
Fig 9 Arborescence dialogique semi-contradictoire 102
Fig 10 Arborescence dialogique contradictoire 103
Fig 11 Sortie drsquoune arborescence dialogique contradictoire 104
Fig 12 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias 1 [449a - 452e] 116
Fig 13 Critique de Gorgias par Socrate [451e - 452e] 117
Fig 14 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias [457a - 461a] 120
Fig 15 Table de veacuteriteacute du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122
Fig 16 Arbre du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122
Fig 17 Repreacutesentation arborescente du problegraveme de lrsquoinjustice 138
x
SOMMAIRE
I INTRODUCTION 1 Probleacutematique
2 Meacutethodologie
II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon
3 La meacutethode eacuteleacuteate
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 1 La dialectique chez Aristote
2 La dialectique comme enreacutegimentation
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 1 Contexte drsquoapparition de la dialectique
2 La figure du sophiste
V EacuteTUDES DE CAS 1 Gorgias nature de la rheacutetorique
2 Polos et Socrate mesures et morale
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue
VI CONCLUSION
REacuteFEacuteRENCES
xi
I INTRODUCTION
1 Probleacutematique
Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne
Une main est tendue vers le ciel Lrsquoautre tient la ciguumle sans mecircme daigner la regarder Oui
il va la boire cette coupe mais avant une derniegravere fois continuons agrave discuter Parlons de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme un dernier mythe eschatologique avant de partirhellip Les autres autour
baissent les yeux Le paradoxe est agrave son paroxysme crsquoest en mourant maintenant qursquoil devient
immortel Et jusqursquoagrave ses derniegraveres secondes Socrate megravene la discussion
Lorsque que le chercheur travaille sur les diffeacuterentes œuvres drsquoun auteur de lrsquoAntiquiteacute le
deacutesir premier semble consister agrave trouver un systegraveme coheacuterent dans lrsquoensemble de son œuvre
laquelle ne se reacuteduisant souvent qursquoagrave quelques fragments En croisant ses sources le philosophe
tente ainsi de mettre agrave jour lrsquouniteacute fondatrice agrave lrsquoorigine de lrsquoensemble de la reacuteflexion Le
chercheur est agrave cet instant dans une posture proche du matheacutematicien qui face agrave un nuage de
points tenterait de retracer la courbe pour en retrouver lrsquoeacutequation unique Dans le cas du corpus
platonicien le problegraveme est tout autre Lagrave ougrave certains ne nous laissegraverent que quelques mysteacuterieux
passages Platon confia aux acircges la totaliteacute de sa prolifique œuvre La recherche drsquouniteacute ne
consiste alors plus agrave combler les trous par des speacuteculations mais bien au contraire agrave articuler
ensemble une immense quantiteacute drsquoinformations semblant parfois contradictoires
Bien que la preacutesence du personnage de Socrate apparaisse comme un leitmotiv fiable 1
nous ne pouvons cependant parler drsquouniteacute des thegraveses socratiques Il faut chercher cette uniteacute du
cocircteacute de la forme plutocirct que de fond Par delagrave les sujet abordeacutes ainsi que les thegraveses deacutefendues
lrsquoensemble de ces œuvres sont toutes des illustrations drsquoune certaine puissance de dialoguer Le
dialogue prend place avec le personnage de Socrate ce dernier rencontre divers personnages a
priori persuadeacutes de lrsquoinfaillibiliteacute de leur science Socrate leur fait alors prendre conscience des
bornes de leurs connaissances Ceci passe par la mise en eacutevidence de limites inheacuterentes aux
Socrate est preacutesent dans tous les dialogues de Platon hormis Les Lois1
1
deacutefinitions des notions formuleacutees par ces personnages (lrsquoamitieacute lrsquoamour le beau le juste la
tempeacuterance etc) En partant drsquoune thegravese de deacutepart Socrate propose le plus souvent drsquoarriver agrave la
preuve de lrsquoimpossibiliteacute de soutenir la thegravese initiale Ainsi lrsquoincapaciteacute agrave deacutefinir un terme est un
excellent moyen de voir que lrsquoon ne le comprend pas entiegraverement
Cette meacutethode drsquoexamen nrsquoest pourtant le sujet principal drsquoaucun dialogue certes elle est
un outil systeacutematiquement employeacute mais nrsquoest que vaguement deacutefinie De la mecircme maniegravere
chez les commentateurs y compris de nos jours elle reste une notion relativement peu eacutetudieacutee
pour elle-mecircme Elle demeure le plus souvent consideacutereacutee comme compreacutehensible en soi et ne
requeacuterant pas drsquoeacutetudes approfondies et lrsquoattention des commentateurs se porte bien souvent plus
sur le contenu des argumentations que sur leur fonctionnement
Le caractegravere aporeacutetique
Mecircme si le dialogue en tant que tel nrsquoest jamais le sujet drsquoune des œuvres de Platon nous
devons tout de mecircme remarquer que certains passages font reacutefeacuterence agrave cette meacutethode
Οὐκοῦν καὶ ὅτι ἡ τοῦ διαλέγεσθαι δύναμις μόνη ἂν φήνειεν [αὐτὸ τὸ ἀληθές] ἐμπείρῳ ὄντι ὧν νυνδὴ διήλθομεν ἄλλῃ δὲ οὐδαμῇ δυνατόν
Et aussi que la puissance de dialoguer peut seule faire apparaicirctre [le vrai lui-mecircme] agrave un individu ayant fait lrsquoexpeacuterience des sciences que nous venons de parcourir mais que par aucune autre [puissance] ce ne serait pas possible
(PLATON Reacutepublique VII 533a) 2
Dans la philosophie platonicienne lrsquoobjectif absolu du philosophe est clairement drsquoatteindre la
veacuteriteacute la puissance du dialogue est pour le philosophe lrsquooutil pour atteindre cette derniegravere Le
dialogue devrait conduire en se focalisant sur une notion donneacutee agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute
Force est de constater que cela ne semble pas ecirctre le cas Bien au contraire le corpus platonicien
ne laisse entrevoir le plus souvent que des reacutefutations de thegraveses des opinions divergeant drsquoun
dialogue agrave un autre et surtout des paradoxes et des apories
Laporie est une fin sans reacuteponse satisfaisante cela se remarque aux derniegraveres lignes du
dialogue ainsi qursquoagrave lambiance ressentie En effet hormis dans le Parmeacutenide il nexiste aucun
Sauf indication contraire les traductions grecques seront reacutealiseacutees par nos soins2
2
dialogue se terminant de faccedilon positive par une confirmation deacutefinitive de la veacuteriteacute de la
conclusion Au mieux un consensus provisoire mais dont le caractegravere absolu ne semble pas
veacuteritablement acquis Le dialogue serait dans ce cas un bien mauvais moyen drsquoobtenir un savoir
srsquoil ne pouvait apporter qursquoune connaissance neacutegative des choses Le raisonnement de Socrate le
rend certes capable de dire ce qursquoune notion nrsquoest pas mais il est en revanche incapable
drsquoeacutenoncer clairement et de faccedilon consistante agrave travers le corpus ce qursquoelle est ce problegraveme
nous lui donnons le nom drsquoapophatisme dialectique De plus tel que le dit Platon le dialogue 3 4
nrsquoest pas une puissance ou capaciteacute parmi drsquoautres mais la laquo seule raquo (microόνη id [533a]) meacutethode
srsquooffrant au philosophe en quecircte de veacuteriteacute Lrsquoeacuteventualiteacute selon laquelle lrsquoart du dialogue ne serait
qursquoune meacutethode incomplegravete parmi drsquoautres nrsquoest donc pas envisageable car il nrsquoexiste pour
Platon aucun autre moyen drsquoatteindre la veacuteriteacute
Pour deacutepasser ce paradoxe de lrsquoapophatisme dialectique (crsquoest-agrave-dire lrsquoincapaciteacute
reacutecurrente pour la meacutethode du dialogue drsquoavoir un jugement positif sur le reacuteel tout en eacutetant
pourtant la seule meacutethode capable drsquoen rendre raison selon Platon) nous pouvons orienter notre
recherche vers la meacutethode telle que deacutefinie par Socrate la maiumleutique Ce dernier explique agrave
quelques reprises que son art est similaire agrave celui de sa megravere lrsquoart de la sage-femme 5
Εἶτα ὦ καταγέλαστε οὐκ ἀκήκοας ὡς ἐγώ εἰμι ὑὸς μαίας μάλα γενναίας τε καὶ βλοσυρᾶς Φαιναρέτης [hellip] Ἆρα καὶ ὅτι ἐπιτηδεύω τὴν αὐτὴν τέχνην ἀκήκοας
Pauvre innocent est-ce que tu ignores que je suis fils dune sage-femme tregraves habile et renommeacutee Pheacutenaregravete [hellip] Nrsquoas tu pas aussi entendu que jexerce le mecircme art
(PLATON Theacuteeacutetegravete 149a)
Socrate fait accoucher laquo les acircmes raquo (τὰς ψυχὰς id [150a]) Son travail consiste ensuite agrave
examiner si lrsquoecirctre enfanteacute est plein de laquo fausseteacute raquo (ψεῦδος) ou de laquo veacuteriteacute raquo (ἀληθές) Le
Lrsquoapophatisme est un terme reacutefeacuterant de faccedilon quasi exclusive agrave la theacuteologie neacutegative Nous voulons ici 3
retrouver le sens premier du verbe ἀπόφηmicroι laquo je nie raquo nous prendrons ce mot sans aucune acceptation theacuteologique
Dialectique est agrave comprendre ici comme lrsquoadjectif propre au dialogue4
Dans le sens de la τέχνη grecque5
3
dialogue nrsquoapporterait dans ce cas aucun savoir mais permettrait de controcircler les savoirs acquis
Cependant nous ne faisons ici que deacuteplacer le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique Si la
maiumleutique est lrsquoart drsquoaccoucher les esprits il apparaicirct clairement dans les dialogues que la
maiumleutique socratique est bien souvent steacuterile en termes de contenu elle nrsquoaccouche drsquoaucune
deacutefinition deacutefinitive mais elle eacutenonce et controcircle les hypothegraveses
Le postulat theacuteacirctral
Le lecteur pourra preacutetendre que cela ne repose que sur la contingence des rencontres et
que si Socrate avait eu de la chance il aurait pu trouver un interlocuteur susceptible drsquoenfanter
Cela va alors agrave lrsquoencontre drsquoun aspect fondamental du dialogue un choix litteacuteraire de
repreacutesentation Un dialogue est en soi une production drsquoordre theacuteacirctral il y a des personnages
des tirades (i e le texte prononceacute) un cadre spatio-temporel des deacutecors et des indications
sceacuteniques Lrsquoensemble de ce qui gravite autour des tirades des personnages nous lrsquoappelons
theacuteacirctraliteacute Dans une piegravece de theacuteacirctre la theacuteacirctraliteacute se compose donc de tout ce qui relegraveve de la
mise en scegravene tout ce qui nrsquoest pas prononceacute dans les tirades des personnages Cela ne veut pas
dire pour autant que la theacuteacirctraliteacute ne deacutepend que du metteur en scegravene le texte lui-mecircme contient
deacutejagrave de la theacuteacirctraliteacute il srsquoagit entre autres des didascalies Une didascalie ou indication
sceacutenique est un enseignement contextuel Il ne srsquoagit pas drsquoune tirade mais elle fait pourtant 6
partie du texte de lrsquoœuvre La theacuteacirctraliteacute ne srsquoexprime donc pas uniquement dans la
repreacutesentation mais aussi dans le texte
Nous formulons alors ainsi ce que nous appelons le laquo postulat theacuteacirctral raquo le personnage de
Socrate est un archeacutetype il ne sagit pas dune histoire reacuteelle Socrate pourrait juste sappeler laquo Le
philosophe raquo de la mecircme maniegravere que Platon incarne parfois les thegraveses de Parmeacutenide et de
Zeacutenon en laquo lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Nous sommes dans la repreacutesentation de personnages
caracteacuteristiques En cela lœuvre de Platon tend agrave luniversaliteacute de son discours car au dessus de
la relativiteacute du contexte demeure de faccedilon transcendante un appel agrave luniversel
Lrsquoeacutetymologie de didascalie est drsquoailleurs διδασκαλία signifiant enseignement6
4
Aux questions du caractegravere aporeacutetique des dialogues ainsi que de la steacuteriliteacute de la
maiumleutique nous devons alors affronter un problegraveme drsquoampleur Il ne devient plus possible de
justifier lrsquoabsence de reacuteponse par un simple manque de chance Nous partons du principe que
Platon est maicirctre agrave bord et que le corpus dont nous sommes en possession est suffisamment
complet pour que la repreacutesentation de la dialectique nrsquoy soit pas tronqueacutee La meacutethode socratique
chez Platon est supposeacutee apporter des veacuteriteacutes alors qursquoelle ne semble dans les faits que mettre en
eacutevidence lrsquoerreur et ne conclure que par des apories ou des invitations agrave continuer le travail 7
Quelle est lrsquoorigine de cet eacutecart entre lrsquoobjectif et le reacutesultat de la recherche de veacuteriteacute chez
Socrate Nous pouvons nous demander srsquoil srsquoagit soit drsquoun effet neacutecessaire de la dialectique
auquel cas elle ne serait qursquoun outil intermeacutediaire mais incomplet soit que la dialectique est
victime drsquoune reacutealiteacute transcendante et alors le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique viendrait
drsquoun apophatisme ontologique crsquoest-agrave-dire que lrsquoon ne pourrait rien dire sur lrsquoecirctre de faccedilon
positive chez Platon 8
Dans cette derniegravere eacuteventualiteacute comme dans la premiegravere si la veacuteriteacute nrsquoest pas accessible au
moyen de la dialectique quelle serait alors reacuteellement la nature de lrsquoexercice dialectique pour
Socrate sinon un jeu consistant agrave trouver des contradictions et agrave reacutefuter des adversaires Une
telle activiteacute nrsquoest-elle pas fort ressemblante agrave lrsquoactiviteacute des sophistes
Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge
Agrave la suite des paradoxes que nous venons drsquoeacutevoquer nous pensons qursquoun eacuteleacutement de
reacuteponse se situe dans la nature mecircme du texte de Platon le dialogue Pour bien des
commentateurs le dialogue nrsquoest chez Platon qursquoun choix stylistique pour illustrer une theacuteorie
Ceux-ci pensent que le travail du commentateur revient agrave extraire le contenu philosophique du
texte afin de se deacutefaire du poids litteacuteraire charrieacute par le dialogue Dans cette optique Aristote
Nous ne neacutegligeons pas lrsquoexistence de nombreux dialogue platoniciens ougrave le caractegravere aporeacutetique ne 7
semble pas apparaicirctre de faccedilon eacutevidente Nous pensons par exemple agrave lrsquoApologie le Criton le Pheacutedon mais aussi au Banquet Cependant notre propos est le suivant jamais dans lrsquoœuvre de Platon Socrate ne reacutepondrait agrave la proposition drsquoun interlocuteur laquo cette deacutefinition est correcte et deacutefinitive raquo Demeure alors une sensation drsquoincompleacutetude Lrsquounique exception est le Parmeacutenide sur lequel nous reviendrons abondamment par la suite
Rejoignant ici la position plotinienne en opeacuterant un glissement de lrsquoapophatisme agrave lrsquoaphaireacutetisme8
5
apparaicirct bien plus professionnel puisqursquoil eacutecrit une philosophie de traiteacutes Cependant ferions-
nous le mecircme exercice avec Moliegravere ou Shakespeare Agrave lrsquoeacutevidence non Nous voyons bien
qursquoun reacutesumeacute drsquoHamlet aussi minutieux soit-il nrsquoa plus grand lien avec lrsquoœuvre originale Degraves
lors peut-on raisonnablement croire que cela fonctionnerait de la sorte chez Platon Est-il
possible de comprendre le message du Banquet sans le hoquet drsquoAristophane
Lrsquoensemble du message contenu dans lrsquoœuvre de Platon nous est transmis par le biais du
dialogue Cependant ce message nrsquoest pas purement lineacuteaire et la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les
dialogues perturbe la nature de ce message En consideacuterant les œuvres de Platon non plus comme
de simples eacutenonciations lineacuteaires drsquoideacutees mais plutocirct comme des mises en scegravene repreacutesentant
diffeacuterents moments drsquoune reacuteflexion geacuteneacuterale alors nous pourrons eacutetablir de maniegravere plus correcte
ce que sont les veacuteritables thegraveses ontologiques dans le corpus platonicien
La tradition raconte que Platon aurait commenceacute par eacutecrire des œuvres theacuteacirctrales avant
qursquoil ne les brucirclacirct apregraves avoir rencontreacute Socrate
Ἔπειτα μέντοι μέλλων ἀγωνιεῖσθαι τραγῳδίᾳ πρὸ τοῦ Διονυσιακοῦ θεάτρου Σωκράτους ἀκούσας κατέφλεξε τὰ ποιήματα εἰπώνmiddot laquo Ἥφαιστε πρόμολ ὧδεmiddot Πλάτων νύ τι σεῖο χατίζει raquo9
Eacutetant sur le point de concourir pour la trageacutedie il rencontra Socrate devant le theacuteacirctre dionysiaque et agrave la suite de leur entretien il brucircla ce qursquoil avait eacutecrit en disant laquo Hephaistos vient ici Platon maintenant a besoin de toi raquo
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III [trad GENAILLE])
Si lrsquoanecdote semble peu creacutedible elle est en revanche symbolique De la mecircme maniegravere les
proches de Platon auraient retrouveacute agrave sa mort une piegravece drsquoAristophane agrave cocircteacute de lui Lrsquoœuvre de 10
Platon dans sa totaliteacute est drsquoailleurs une vaste trageacutedie Pensons au prologue drsquoAntigone de Jean
Anouilh
Voilagrave Ces personnages vont vous jouer lhistoire dAntigone Antigone cest la petite maigre qui est assise lagrave-bas et qui ne dit rien Elle regarde droit devant elle
Les guillemets ont eacuteteacute rajouteacute par nos soins pour rendre la citation plus lisibles Celles-ci ne sont pas 9
preacutesentes dans le texte original tireacute du Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig
La source de cette anecdote est lrsquoeacutemission de radio sur France Culture du 11 feacutevrier 2008 intituleacutee laquo Les 10
nouveaux chemins de la connaissance raquo Elle nous est conteacutee par Monique Dixsaut
6
Elle pense Elle pense quelle va ecirctre Antigone tout agrave lheure quelle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermeacutee que personne ne prenait au seacuterieux dans la famille et se dresser seule en face du monde seule en face de Creacuteon son oncle qui est le roi Elle pense quelle va mourir quelle est jeune et quelle aussi elle aurait bien aimeacute vivre Mais il ny a rien agrave faire Elle sappelle Antigone et il va falloir quelle joue son rocircle jusquau bouthellip
(ANOUILH 2008 5)
Degraves les premiers instants nous savons tous que Socrate va mourir Pourtant nous regardons les
dialogues srsquoenchainer lrsquohistoire avancer De la rencontre avec les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave sa
condamnation agrave mort Platon retrace toute la vie philosophique drsquoun personnage lrsquohistoire drsquoun
homme Nous pourrions essayer de comparer les œuvres de Platon aux eacutecrits de lrsquohistorien
Xeacutenophon reacutealiser des travaux drsquoarcheacuteologie afin de savoir si la rencontre entre Socrate et 11
Parmeacutenide eut eacuteteacute possible Quel inteacuterecirct dans un travail de philosophie Tout cela reviendrait agrave
renier le cœur mecircme de lrsquoœuvre de Platon sa puissance litteacuteraire
A fortiori nous avanccedilons lrsquoideacutee selon laquelle la theacuteacirctraliteacute repreacutesente une part importante
du message philosophique y compris de lrsquoexercice dialectique Penser les personnages des
dialogues comme des acteurs jouant un rocircle retourne consideacuterablement les perspectives de
lecture Nous tacirccherons donc dans la suite de notre travail de deacutemontrer en quoi la dialectique
possegravede une part de jeu nrsquoeacutetant pas incompatible avec la recherche de veacuteriteacute Si les œuvres de
Platon sont consideacutereacutees plutocirct comme des piegraveces de theacuteacirctre que des reacutealiteacutes historiques alors la
repreacutesentation dune aporie dans un dialogue ne peut plus ecirctre vue comme un simple constat
deacutechec de la meacutethode du dialogue mais comme un moment obligatoire dans une conception
plus large Les dialogues de Platon ne sont pas des piegraveces en eux-mecircmes mais simplement les
actes drsquoune seule œuvre qursquoil faut comprendre dans sa totaliteacute
Il convient enfin de preacuteciser ce que nous entendons par le personnage de Socrate et
lrsquoadjectif socratique srsquoy rapportant Socrate est un personnage ayant existeacute cela ne fait presque
Il nrsquoest jamais simple de parler de meacutethode historique dans le contexte antique Cependant la 11
meacutethodologie de Xeacutenophon se rapproche de celle de Thucydide dont il compleacuteta lrsquoœuvre Mecircme si le dialogue socratique eacutetait agrave lrsquoacircge classique un style litteacuteraire agrave part entiegravere nous pensons que lrsquoapproche de Xeacutenophon repose sur des eacutevegravenements et des situations probables Platon philosophe et dramaturge joue davantage dans le registre du symbolique
7
aucun doute Cependant nous ne sommes pas ici dans un travail drsquohistorien pur et simple la
philosophie antique nrsquoest pas une archeacuteologie des faits sinon une archeacuteologie de la penseacutee Dans
le cas preacutesent la seule penseacutee que nous choisissons drsquoeacutetudier est celle de Platon Nous
consideacuterons alors davantage Socrate comme personnage litteacuteraire et dramatique plutocirct qursquoen tant
qursquoindividu ayant reacuteellement veacutecu toutes les aventures qui lui sont attribueacutees Cela possegravede sur le
plan meacutethodologique de nombreux avantages le premier eacutetant que la reacutealiteacute historique des faits
ne nous importe guegravere Qursquoimporte que Socrate ne rencontracirct pas Parmeacutenide dans sa jeunesse le
personnage creacuteeacute par Platon a effectivement veacutecu cette rencontre Lrsquoensemble de notre travail
reposera donc sur Socrate personnage dramatique des œuvres de Platon
Notre objectif ne sera autre que de deacutefinir de faccedilon juste la meacutethode agrave lrsquoœuvre dans les
dialogues de Platon Nous deacutefendons lrsquoideacutee selon laquelle notre position de lecture influence les
reacutesultats de la dialectique platonicienne Notre hypothegravese de recherche peut alors se reacutesumer en
une phrase en consideacuterant les œuvres de Platon comme des productions theacuteacirctrales nous serons
agrave mecircme de trouver davantage de reacuteponses que dans le cadre drsquoune lecture traditionnelle Ceci
nous permettra de comprendre drsquoune autre maniegravere sous un nouveau jour les perspectives en jeu
dans les dialogues Certains problegravemes drsquoordres meacutetaphysique et ontologique devraient alors
trouver de nouvelles reacuteponses invisibles jusqursquoici Il est vrai que nos interrogations sur la
dialectique peuvent sembler quelque peu heacuteteacuterogegravenes Notre hypothegravese de travail place tous nos
espoirs du cocircteacute interpreacutetatif Cela apparaicirctra peut-ecirctre arbitraire en risquant de contraindre le
texte agrave se conformer agrave notre theacuteorie Nous devons donc prendre soin de deacutefinir avec rigueur notre
meacutethodologie afin drsquoeacuteviter toute deacuteteacuterioration du sens initial au profit de notre approche
8
2 Meacutethodologie
De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques
Notre travail se divisera en quatre grands moments Notre hypothegravese de deacutepart preacutesuppose
lrsquoexistence de reacuteponses dans lrsquoœuvre de Platon En effet notre recherche nrsquoaurait pas lieu drsquoecirctre
si nous pensions que la dialectique platonicienne eacutetait totalement incomplegravete et que certaines
reacuteponses nrsquoavaient pas eacuteteacute formuleacutees par Platon Nous marquons ici un choix initial fort en
refusant de croire drsquoune part agrave un apophatisme dialectique chez Platon (crsquoest-agrave-dire que la
dialectique nrsquoest pas apte agrave trouver de veacuteriteacutes agrave cause de sa neacutecessaire incompleacutetude) mais aussi
agrave un simple laquo appel agrave la continuation du travail raquo comme si Platon nrsquoavait fourni que la meacutethode
sans reacutesultats Au contraire nous partons de lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique a deacutejagrave atteint son
but (dans les textes) et qursquoil ne tient qursquoagrave nous lecteurs de Platon de comprendre ces reacuteponses
Selon le vieil adage la veacuteriteacute est lrsquoadeacutequation entre lrsquoecirctre et la penseacutee crsquoest-agrave-dire
lrsquoeacutelaboration drsquoun jugement juste Ainsi tout comme un texte sera vrai en vertu de son rapport au
monde une lecture sera vraie selon son rapport au texte Dans un premier temps il srsquoagira pour
nous de deacutefinir preacuteciseacutement ce qursquoest la meacutethode socratique crsquoest-agrave-dire drsquoen comprendre les
regravegles de fonctionnement Nous nuancerons notre deacutefinition en lui imposant comme bornes les
deacutefinitions drsquoautres meacutethodes proches mais diffeacuterentes (eacuteristique antilogique etc) Cette partie
relegravevera clairement drsquoun caractegravere historique srsquoinspirant des grandes theacuteories interpreacutetatives sur
la dialectique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours (de maniegravere non exhaustive mais significative) Notre
modus operandi consiste en lrsquoeacutelaboration drsquoune grille de lecture apte agrave augmenter notre capaciteacute
agrave comprendre le fonctionnement des raisonnements argumentatifs de la dialectique platonicienne
Notre originaliteacute reposera eacutevidemment sur ce que nous avons appeleacute le postulat theacuteacirctral La
position interpreacutetative que nous eacutelaborerons partira de notre hypothegravese de recherche selon
laquelle il ne convient pas de lire Platon comme un bloc monolithique mais comme une
succession de scegravenes ayant chacune un objectif propre Cet outil que nous concevrons est
interpreacutetatif crsquoest-agrave-dire que sa viseacutee nrsquoest autre que drsquoaccroitre notre acuiteacute conceptuelle face au
texte drsquoun dialogue de la mecircme maniegravere que des lunettes augmentent lrsquoacuiteacute visuelle drsquoune
personne myope ou astigmate sans modifier lrsquoobjet regardeacute Lrsquooutil ne modifie pas le contenu du
9
texte il modifie notre perception de celui-ci Ce point nous parait tregraves important dans la mesure
ougrave cette perspective purement interpreacutetative nrsquoest pas simple agrave respecter dans lrsquoeacutelaboration drsquoun
outil interpreacutetatif Chaque systegraveme interpreacutetatif implique des schegravemes logiques de
fonctionnement diffeacuterents Nous devons donc nous assurer dans la mesure du possible que les
schegravemes impliqueacutes par lrsquooutil que nous allons eacutelaborer ne sont pas incompatibles avec les
schegravemes du contexte drsquoeacutecriture Au contraire nous voulons que ceux-ci soient les plus proches 12
possible afin drsquoecirctre en adeacutequation avec la volonteacute de lrsquoauteur Nous profiterons de cette partie
pour eacutevoquer diffeacuterents problegravemes interpreacutetatifs en lien avec la meacutethode dialectique Cette partie
srsquoachegravevera par un choix drsquoordre logique que nous justifierons quant au meilleur moyen de
repreacutesenter les eacutechanges dialectiques
Dans un troisiegraveme temps nous nous attacherons agrave comprendre ce que pourrait ecirctre
lrsquoorigine de la dialectique Pour paraphraser Aristote si notre premier moment aura eacuteteacute consacreacute
agrave la cause mateacuterielle de la dialectique (son fonctionnement propre ses regravegles) le troisiegraveme temps
de notre travail se tournera vers drsquoune part sa cause efficiente et drsquoautre part vers sa cause finale
(en effet la dialectique comme production humaine ou projet permet cette superposition entre
origine et finaliteacute) Nous en profiterons pour tirer les conclusions meacutetaphysiques et plus
preacuteciseacutement ontologiques de nos choix interpreacutetatifs et repreacutesentatifs des moments dialectiques
En effet notre point de deacutepart est que la grille interpreacutetative de lrsquoexercice dialectique affecte
consideacuterablement les reacutesultats meacutetaphysiques Nous ferons alors une analyse eacutelargie des grands
traits meacutetaphysiques du systegraveme platonicien puis tacirccherons de comprendre comment la
dialectique srsquointegravegre dans ce systegraveme Nous serons dans lrsquoobligation de faire une revue des
preacuteoccupations ontologiques de quelques preacutesocratiques afin de comprendre le contexte
drsquoapparition de la meacutethode dialectique proposeacutee par Platon dans ses dialogues Nous nous
pencherons ensuite plus en avant sur les aspects meacutetaphysiques directement en lien avec les
preacutesupposeacutes induits par la dialectique telle que nous lrsquoaurons deacutefinie dans le chapitre preacuteceacutedent
Nous pensons ici agrave R G Collingwood prenant lrsquoexemple drsquoune traduction du grec πόλις par le mot 12
laquo Eacutetat raquo en lrsquoaffligeant de tous les concepts contemporains propre agrave notre concept drsquoEacutetat et agrave observer des erreurs dans les eacutecrits politiques grecs Pour Collingwood cela revient agrave traduire le mot grec τριήρης par laquo bateau agrave vapeur raquo on srsquoeacutetonnerait par la suite des variances conceptuelles et des incoheacuterences suite agrave lrsquousage du mot τριήρης lu comme bateau agrave vapeur dans les textes antiques (COLLINGWOOD 1994)
10
Il ne faut pas perdre de vue que lrsquoobjectif final est drsquoeacutelaborer une position de lecture apte agrave
deacutepasser les difficulteacutes laquo superficielles raquo des dialogues afin drsquoen comprendre le sens profond Il
ne srsquoagit pas pour autant de faire de la sur-interpreacutetation ou de lrsquoinvention
Le dernier moment de notre travail consistera en la mise en application de notre systegraveme
repreacutesentatif agrave un certain nombre de passages issus du corpus platonicien principalement le
Gorgias Lrsquoobjectif sera ici double drsquoune part expeacuterimenter notre outil repreacutesentatif en
laquo condition reacuteelle raquo crsquoest-agrave-dire sur de longs passages ougrave lrsquoenchevecirctrement des ideacutees ne va pas
de soi Notre outil ne prend son sens que dans le cadre de lrsquoanalyse profonde drsquoun passage et de
ses articulations avec les autres passages Drsquoautre part nous pourrons eacutetudier le rapport entre la
dialectique et le projet meacutetaphysique chez Platon Le troisiegraveme moment de notre travail opeacuterera
donc la synthegravese entre nos remarques drsquoordre logique du premier moment de notre travail et les
consideacuterations plus meacutetaphysiques du deuxiegraveme Nous reviendrons par la suite plus
abondamment sur le choix du Gorgias Nous pouvons drsquoores et deacutejagrave eacutevoquer le sujet du dialogue
comme motif principal En effet le troisiegraveme moment de notre travail reposera principalement
sur la distinction entre lrsquoactiviteacute sophistique et lrsquoactiviteacute philosophique Le Gorgias repreacutesente la
suite logique de notre interrogation theacuteorique puisque le dialogue repreacutesente agrave la fois une
reacuteflexion theacuteorique sur le sujet en questionnant la nature de la rheacutetorique mais aussi une
illustration pratique en opposant directement le personnage de Socrate agrave des sophistes
La quasi-totaliteacute de notre travail reposera sur les travaux de Benoicirct Castelneacuterac et de
Mathieu Marion Nous leur empruntons le regard dialogique qui seul permet de donner agrave cette
eacutetude une coheacuterence geacuteneacuterale en faisant de lrsquoexercice du dialogue un moment strateacutegique dont
lrsquoissue est incertaine Ainsi de nombreux eacuteleacutements deacutecoulant de cette analyse (critique des
travaux de Vlastos interpreacutetation du poegraveme de Parmeacutenide lecture des sophistes etc)
srsquoinscrivent en toute logique dans le mecircme sillon De plus nous avons choisi de nous appuyer
sur les reacutecents travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot dont lrsquoanalyse porte sur des centres drsquointeacuterecircts
souvent identiques aux nocirctres Parfois nous nous en inspirons parfois nous nous en deacutetacherons
mais ses travaux permettront toujours de servir de reacutefeacuterentiel surtout dans la deuxiegraveme moitieacute de
notre travail
11
Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique
Le projet que nous preacutesentons ici peut apparaicirctre au lecteur en bien des endroits encore
peu deacutefini vague voire teinteacute drsquoune certaine preacutetention Nous connaissons le danger inheacuterent agrave
notre travail Bien souvent le deacutesir de systegraveme pousse le commentateur agrave creacuteer de vastes
cateacutegories dans lesquelles il tenterait souvent par la violence du sur-commentaire de ranger les
concepts selon un ordonnancement preacuteeacutetabli Lrsquoobjectif est pour nous de retrouver une lecture
coheacuterente de lrsquoensemble du travail que Platon nous propose sans pour autant lui infliger le cadre
a priori de notre volonteacute Nous deacutesirons ainsi formuler une theacuteorie de la dialectique (ou tout du
moins en dessiner les contours) Or la nature mecircme du texte de Platon nous force agrave prendre
lrsquoensemble du corpus en consideacuteration puisque la meacutethode du dialogue srsquoy applique en tout
endroit Si les reacutesultats de notre travail pourront sembler parfois arbitraires nous aimerions alors
insister davantage sur la meacutethode proposeacutee que les reacutesultats en eux-mecircmes
Les travaux de recherche ont pour critegravere de qualiteacute la preacutecision de leur probleacutematique
Dans notre cas celle-ci semble peu deacutelimiteacutee si cela peut ressembler agrave une faiblesse le lecteur
saura y voir la volonteacute drsquoun effort de synthegravese Prenant lrsquoexemple de la biologie lrsquoeacutetude
minutieuse drsquoune cellule ne prend pleinement son sens que replaceacutee dans lrsquoorganisme dans son
ensemble De la mecircme maniegravere la dialectique eacutetant le fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne il
aurait eacuteteacute maladroit selon nous de se contenter de quelques passages Celle-ci ne prend tout son
sens que dans lrsquooptique drsquoun projet plus geacuteneacuteral La philosophie nrsquoest pas une position deacutefinitive
mais plutocirct une posture intellectuelle face au monde pas une reacuteponse mais une faccedilon drsquoaborder
les questions Si chaque dialogue se concentre sur un problegraveme unique les diffeacuterents
raisonnements se chevauchent et interagissent entre eux Comprendre la meacutethode dialectique ne
consiste pas simplement agrave comprendre des moments dialectiques mais comment cette suite de
moments est au cœur drsquoune œuvre totale et efficace
Nous ne pouvons que reconnaitre la vaste porteacutee de notre projet Il est eacutevident que notre
probleacutematique ne srsquoinscrit pas dans une simple question technique mais implique un grand
nombre de reacuteflexions correacutelaires En reacutealiteacute notre travail sera ameneacute agrave traiter un vaste ensemble
de thegraveses platoniciennes (ontologie meacutethode de recherche mythologie implication politique
12
etc) Le lecteur comprendra que notre objectif eacutetant initialement lrsquoeacutelaboration drsquoune meacutethode
syntheacutetique il serait vain de focaliser lrsquoensemble de notre travail sur quelques lignes drsquoun
dialogue Ne pas avoir circonscrit notre recherche agrave un corpus reacuteduit nrsquoest pas une pure
preacutetention mais une reacuteelle volonteacute drsquoeacuteclaircissement et drsquoapprofondissement de la penseacutee
platonicienne dans son ensemble
13
II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE
Socrate joue les beacuteotiens
Ce que nous appelons le postulat theacuteacirctral nous permet de penser le problegraveme de lrsquoorigine
de la dialectique sous un autre angle Si la theacuteacirctraliteacute du corpus de Platon nrsquoest pas un choix
simplement estheacutetique mais un point cleacute de la penseacutee de lrsquoauteur alors nous devons lire
lrsquoensemble des dialogues comme autant de scegravenes drsquoune vaste trageacutedie se terminant par la mort
de Socrate Sur le plan dramatique Le Parmeacutenide de Platon est lrsquoœuvre premiegravere il srsquoagit de la
premiegravere scegravene de cette trageacutedie philosophique Socrate y est jeune non-initieacute agrave la philosophie et
vulneacuterable face agrave la dialectique drsquoexperts tels que Parmeacutenide et Zeacutenon Socrate incarne une
posture de beacuteotien Commencer notre travail par Le Parmeacutenide nrsquoest cependant pas sans
preacutetention lrsquoouvrage est reconnu agrave travers les siegravecles comme lrsquoune des piegraveces les plus obscures
de lrsquoensemble du corpus Mais comprendre drsquoune nouvelle faccedilon Le Parmeacutenide est un moyen
neacutecessaire pour relire Platon En fonction de la lecture qursquoun commentateur fait du Parmeacutenide
toute sa vision du platonisme se trouve modifieacutee Finalement cela repreacutesente pour nous un
avantage meacutethodologique en commenccedilant par Le Parmeacutenide nous serons agrave mecircme de
reconstruire plus facilement la penseacutee de Platon
Il existe une raison nous conduisant agrave commencer notre eacutetude par Le Parmeacutenide En effet
dans sa preacutesentation de la theacuteorie platonicienne Diogegravene Laeumlrce deacuteclare que lrsquoorigine du style du
dialogue remonterait agrave Zeacutenon drsquoEacuteleacutee
Διαλόγους τοίνυν φασὶ πρῶτον γράψαι Ζήνωνα τὸν Ἐλεάτην
On dit que Zeacutenon drsquoEacuteleacutee fut le premier agrave eacutecrire des dialogues
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)
Propos qursquoil reacuteitegravere plus loin en citant un texte disparu drsquoAristote
Ἀριστοτέλης δ ἐν τῷ Σοφιστῇ φησι πρῶτον Ἐμπεδοκλέα ῥητορικὴν εὑρεῖν Ζήνωνα δὲ διαλεκτικήν
14
Aristote dans [son ouvrage] le Sophiste deacuteclare qursquoEmpeacutedocle trouva la 13
rheacutetorique le premier et Zeacutenon la dialectique
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum VIII)
Ces deux citations bien qursquoelles ne puissent constituer une preuve historique deacutemontrent agrave
lrsquoeacutevidence un large courant de penseacutee dans lrsquoAntiquiteacute laissant entendre que le principe du
dialogue voire la meacutethode dialectique seraient lrsquoœuvre de Zeacutenon disciple de Parmeacutenide Sans
toutefois tirer de conclusion hacirctive nous pouvons reconnaitre une certaine coheacuterence entre les
propos de Diogegravene Laeumlrce et notre ideacutee selon laquelle la rencontre avec les eacuteleacuteates repreacutesenteacutee
dans le Parmeacutenide serait agrave lrsquoorigine de la pratique philosophique de Socrate
Enfin srsquoil eacutetait encore neacutecessaire de justifier le caractegravere neacutecessaire de commencer notre
travail par le Parmeacutenide il existe un dernier point pouvant sembler anodin et relevant pourtant
selon nous drsquoune grande importance Comme eacutevoqueacute un peu plus haut face agrave ce sentiment
drsquoimpuissance de la dialectique dans presque tous les dialogues le Parmeacutenide est un des seuls agrave
se terminer positivement (quoique de maniegravere tregraves abrupte) avec la certitude pour les
participants drsquoavoir trouveacute des choses on ne peut plus vraies (Ἀληθέστατα [166c]) Il srsquoagit pour
nous de comprendre ce que peut ecirctre la valeur de cette veacuteriteacute et si agrave la lumiegravere de nos
interpreacutetations lrsquoexercice socratique ne deviendra pas davantage compreacutehensible
Nous traduisons volontairement lrsquoinfinitif εὑρεῖν par le passeacute simple trouva13
15
1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide
La notion drsquoobstacle interpreacutetatif
Le Parmeacutenide est certainement lrsquoun des dialogues de Platon ayant la reacuteputation la plus
forte Il est agrave la fois obscur complexe fastidieux reacutepeacutetitif et dans le mecircme temps au cœur de
toute une interpreacutetation meacutetaphysique de la penseacutee de Platon Cependant puisque notre eacutetude
doit neacutecessairement commencer par ce dialogue il convient de srsquointerroger de prime abord sur
les eacuteventuels problegravemes de lecture risquant de srsquooffrir agrave nous La question est naiumlve qursquoest-ce
qui rend le Parmeacutenide si compliqueacute par rapport aux autres dialogues Sur le modegravele de Gaston
Bachelard dans la Formation de lrsquoesprit scientifique nous deacutecidons de commencer notre eacutetude agrave
partir de la notion drsquoobstacle Quels sont les obstacles empecircchant le lecteur de trouver 14
directement dans ce dialogue des reacuteponses claires promises par la meacutethode socratique
Comment un mecircme ouvrage peut-il tantocirct ecirctre lu comme un traiteacute de cosmologie tantocirct comme
la cleacute de voute de lrsquoontologie platonicienne et pour drsquoautres enfin comme un simple exercice
dialectique
Selon nous bien des obstacles ne se trouvent pas dans le texte ils sont propres au contexte
de lecture Les obstacles en question ne sont pas du cocircteacute du texte mais uniquement du cocircteacute du
lecteur Crsquoest pourquoi nous parlerons drsquoobstacles interpreacutetatifs Ces obstacles sont des
problegravemes propres agrave lrsquoesprit du lecteur celui-ci nrsquoarrive jamais lrsquoesprit vierge de tout preacutejugeacute
lorsqursquoil entame sa lecture Quel travail intellectuel est-il alors neacutecessaire drsquoeffectuer au
preacutealable afin de saisir pleinement la nature et la viseacutee du Parmeacutenide Il ne srsquoagit pas
simplement drsquoun problegraveme de compreacutehension mais de repreacutesentation de la dialectique crsquoest un
exercice se trouvant dans un corpus tregraves eacuteloigneacute de nous autant sur les plans temporel
linguistique que culturel
Nous ne pouvons cependant eacutenumeacuterer de maniegraveres exhaustive lrsquoensembles des obstacles
interpreacutetatifs Nous choisissons donc afin de preacuteciser au mieux notre meacutethodologie de recherche
laquo Quand on cherche les conditions psychologiques des progregraves de la science on arrive bientocirct agrave cette 14
conviction que crsquoest en terme drsquoobstacle qursquoil faut poser le problegraveme de la connaissance scientifique raquo (BACHELARD 2004 15)
16
drsquoeacutevoquer quelques uns des plus repreacutesentatifs drsquoentre-eux Lrsquoenjeu de ce premier moment est
conseacutequent il srsquoagit agrave la fois drsquoadopter la position intellectuelle adeacutequate afin drsquoeacutetudier la
dialectique platonicienne en faisant table-rase de nos preacutejugeacutes de lecture et dans un second
temps drsquointerpreacuteter le texte du Parmeacutenide au plus proche de ce qursquoil pouvait ecirctre dans lrsquoesprit de
son auteur Ce dernier point nrsquoest pas anodin la philosophie de lrsquoAntiquiteacute dans son projet
mecircme est une archeacuteologie de la penseacutee Il ne srsquoagit pas tant de dire ce qui a eacuteteacute eacutecrit ou dit mais
de justifier le sens de ce qui a eacuteteacute dit au moment ougrave cela a eacuteteacute dit Il srsquoagit drsquoun projet de
coheacuterence mais aussi drsquoauthenticiteacute agrave lrsquoimage de lrsquoarcheacuteologue qui ne fait pas que constater la
preacutesence drsquoun objet dans le sol mais lrsquoen sort le nettoie et cherche enfin agrave comprendre
preacuteciseacutement son usage Le temps alternant aussi bien les corps que les mots nous devons garder
agrave lrsquoesprit que les eacutetranges ronds de bronze oxydeacutes et ne refleacutetant rien aujourdrsquohui dans les
museacutees furent jadis drsquoeacutetincelants miroirs
Les obstacles que nous allons maintenant eacutetudier ne sont pas propres qursquoau Parmeacutenide et
srsquoappliquent en partie aux autres dialogues de Platon et certainement agrave drsquoautres textes de
lrsquoAntiquiteacute Demeure un dernier point en suspens qui nrsquoaura pas eacutechappeacute au lecteur srsquoil existe
des obstacles externes nrsquoexiste-t-il pas aussi des obstacles internes Agrave lrsquoeacutevidence oui lorsque
le propos est confus la ponctuation absente (que lrsquoon pense aux fragments drsquoHeacuteraclite dit 15
lrsquoObscur) etc Ceux-ci seront traiteacutes dans la suite de notre travail lors de la lecture de lrsquoœuvre
proprement dite
Lrsquoobstacle historiographique
Le premier de ces obstacles est agrave lrsquoeacutevidence un problegraveme drsquoordre historiographique Agrave
travers lrsquohistoire de la philosophie le fait que telle œuvre soit encore preacutesente plutocirct qursquoune autre
nrsquoest jamais issu du hasard bien que cela soit une eacutevidence il faut prendre le temps de
comprendre les conseacutequences que cela peut avoir dans notre travail Au contraire pendant des
siegravecles la conservation des œuvres ne deacutependait que de la laquo bienveillance raquo de copistes le plus
souvent moines qui inlassablement reproduisaient certains ouvrages plutocirct que drsquoautres Agrave
lrsquoeacutevidence nous pouvons avancer le fait que le fragment drsquoœuvres qui nous est arriveacute du passeacute
Agrave entendre comme laquo produisant la confusion chez le lecteur raquo15
17
correspond agrave ce qui eacutetait le plus recopieacute Agrave lrsquoinverse une œuvre produite en de rares exemplaires
aura surement disparu agrave la suite de quelques incendies de bibliothegraveques et autres ravages Nous
arrivons alors agrave cette premiegravere ideacutee assez eacutevidente certes mais neacuteanmoins cruciale qui est que
lrsquoensemble des fragments antiques aujourdrsquohui accessibles le sont par un jeu drsquointeacuterecircts et de
subjectiviteacutes De maniegravere plus approfondie nous pouvons mecircme affirmer que ce qui est parvenu
jusqursquoagrave nous nrsquoa pu le faire qursquoen plaisant pour des raisons diverses aux instances responsables
de la copie des manuscrits Pour illustrer notre propos nous pouvons dire que la survie des
manuscrits est soumise agrave des lois semblables agrave celles auxquelles sont soumises les espegraveces
animales drsquoapregraves lrsquoeacutevolution darwinienne les œuvres ayant surveacutecu eacutetaient celles les mieux
adapteacutees agrave leur environnement non pas naturel mais ici politique et culturel
Nous pouvons alors eacutevoquer la relation freacutequente mdash voire systeacutematique mdash entre les
instances chargeacutees de la copie des manuscrits et les autoriteacutes religieuses du moment Pour
appuyer notre point un simple constat suffit parmi les corpora les plus fournis de la
philosophie grecque nous trouvons Platon et Aristote tout deux furent reacuteemployeacutes agrave maintes
reprises dans le cadre de diverses theacuteologies (agrave travers le neacuteoplatonisme pour Platon et dans le
cas drsquoAristote par lrsquoœuvre scolastique thomiste entre autres) Il semble aujourdrsquohui difficile de
lire Le Parmeacutenide de Platon sans avoir agrave lrsquoesprit Les Enneacuteades plotiniennes Dans la cinquiegraveme
des Enneacuteades Plotin fonde une meacutetaphysique agrave partir de laquo LrsquoUn raquo (τὸ ἕν) provenant directement
du texte de Platon Il srsquoagit pour Plotin du principe fondamental la premiegravere des hypostases
(ὑπόστασις) Les conseacutequences de cette lecture tregraves particuliegravere se retrouvent encore aujourdrsquohui
dans notre appreacutehension de lrsquoœuvre de Platon En prenant laquo LrsquoUn raquo comme principe
meacutetaphysique dans Le Parmeacutenide lrsquoeacuteventualiteacute mecircme de lrsquoexercice dialectique laisse place agrave un
monologue ontologique
Allant dans notre sens et critiquant une lecture trop plotinienne Luc Brisson soulegraveve ce
problegraveme dans lrsquointroduction de sa traduction du Parmeacutenide et deacuteclare
La lecture du Parmeacutenide ici proposeacutee rompt avec cette interpreacutetation grandiose qui voit dans la seconde partie du Parmeacutenide une description des degreacutes de lrsquoecirctre qui assimileacutes agrave des diviniteacutes procegravedent de lrsquoUn
(BRISSON 2011 9)
18
Sans cet effort nous ne lisons plus vraiment Platon mais le Platon comme le lisait Plotin
Pour reprendre notre approche historiographique nous pouvons avancer lrsquoideacutee que si le
corpus de Platon existe encore ce nrsquoest pas uniquement pour lui-mecircme mais surtout en tant qursquoil
incarne les fondements du neacuteoplatonisme lequel agrave travers Plotin notamment eacutetait en adeacutequation
avec une penseacutee chreacutetienne en pleine formation De facto nous ne lisons pas seulement Plotin
comme un commentateur de Platon mais aussi parfois Platon comme un preacutecurseur de Plotin 16
Subjectiviteacute de la traduction
Dans le cas de la philosophie de lrsquoAntiquiteacute le lecture doit faire face agrave un problegraveme ducirc agrave la
langue drsquoeacutecriture Le traducteur agrave travers des choix lexicaux stylistiques et typographiques
produit une interpreacutetation personnelle de lrsquoœuvre La traduction repreacutesente le deuxiegraveme problegraveme
externe agrave la compreacutehension drsquoun dialogue de Platon La langue grecque bien loin de la langue
franccedilaise ressemble en certains points davantage agrave la langue allemande dans son aspect
interpreacutetatif syntaxe plus flexible et vocabulaire favorable aux neacuteologismes et agrave la creacuteation
lexicale La langue grecque est une langue interpreacutetative en changement pleine de possibiliteacutes
Pour reprendre lrsquoexemple de lrsquoinfluence plotinienne dans le Parmeacutenide nous pouvons
simplement eacutevoquer le choix de certains traducteurs de mettre une majuscule agrave laquo lrsquoUn raquo Il srsquoagit
du choix de Leacuteon Robin (cf ROBIN 1950) entre autres Agrave lrsquoeacutevidence cette majuscule est
purement arbitraire eacutetant donneacute que la distinction de casse nrsquoapparaicirct qursquoau IXegraveme siegravecle avec
lrsquoinvention par les copistes byzantins des minuscules Pourtant Leacuteon Robin insiste sur laquo lrsquoUn raquo
plutocirct que laquo lrsquoun raquo ou seulement laquo un raquo lrsquoarticle deacutefini nrsquoeacutetant pas systeacutematiquement preacutesent
dans le texte grec Ainsi est-il possible de dire que par sa traduction seulement Leacuteon Robin
influence consideacuterablement la lecture en conceptualisant une notion de faccedilon arbitraire Mais si
la majuscule de laquo lrsquoUn raquo peut sembler relever de lrsquoordre du deacutetail notre second exemple sera
sans doute plus convaincant il srsquoagit du concept drsquo laquo Ideacutee raquo ou de laquo Forme raquo Il est important de
se questionner sur ce que nous appelons laquo Forme raquo ou laquo Ideacutee raquo Le concept repose sur deux mots
De la mecircme maniegravere la deacutenomination de laquo Preacutesocratiques raquo engendre une lecture biaiseacutee et 16
anachronique en laissant croire que les premiers philosophes seraient lagrave pour preacuteparer le terrain au Socrate de Platon
19
grecs laquo εἶδος raquo et laquo ἰδέα raquo Nous remarquons lagrave encore le choix du traducteur qui place de
maniegravere presque systeacutematique une majuscule comme pour confirmer au lecteur la preacutesence drsquoun
concept central
En dehors du corpus platonicien ces deux mots signifient lrsquoallure crsquoest-agrave-dire ce que lrsquoon
distingue drsquoune chose Ils deacuterivent drsquoune mecircme racine indo-europeacuteenne celle du verbe ὁράω
(voir observer porter son regard (cf BAILLY 1901)) dont lrsquoinfinitif aoriste est ἰδεῖν donnant
video en latin Drsquoun objet nous identifions sa forme stricto sensu par nos sens et plus 17
preacuteciseacutement par la vue Lrsquoideacutee ou forme nrsquoest donc pas neacutecessairement dans la penseacutee Elle est
perccedilue par nos faculteacutes intellectuelles lorsque nous employons nos sens ce qui nous permet de
reconnaitre un objet Lrsquoideacutee ou forme est donc du cocircteacute du reacuteel au sens de la silhouette crsquoest-agrave-
dire ce que je vois drsquoune chose Ce ne sont pas des termes issus drsquoun jargon philosophique mais
de la vie courante En outre lrsquoutilisation des mots dans le corpus semble ne pas respecter de
regravegle preacutecise les deux termes seraient parfaitement interchangeables Il semble alors peu 18
probable que la theacuteorie centrale drsquoun auteur ne meacuterite pas un terme agrave proprement parler mais
deux termes eacutequivoques interchangeables et issus du langage populaire Nous voyons alors
comment la traduction peut biaiser la lecture en faisant des termes εἶδος et ἰδέα les eacuteleacutements
centraux drsquoune ontologie ideacutealiste
La traduction est une activiteacute subjective et la compreacutehension de lrsquoactiviteacute dialectique
neacutecessite un accegraves au plus proche de la penseacutee et de lrsquoimaginaire de lrsquoauteur Comme nous
venons de le voir par delagrave le problegraveme eacutevident de la polyseacutemie de laquo λόγος raquo laquo εἶδος raquo ou encore
laquo ἀγαθὸν raquo il existe un problegraveme de subjectiviteacute de la part du traducteur qui par ses choix
lexicaux influence le contenu informatif de lrsquoœuvre Au lendemain de deux milleacutenaires de
philosophie profondeacutement chreacutetienne le travail de deacute-construction reste conseacutequent
En replaccedilant le digamma disparu nous retrouvons ϝιδεα conduisant phoneacutetiquement au video latin17
Cela nrsquoest cependant pas lrsquoavis de lrsquoeacutecole neacuteo-kantienne dite laquo de Marbourg raquo repreacutesenteacutee notamment 18
par Hermann Cohen et Paul Natorp Selon ces derniers il existerait une diffeacuterence fondamentale entre lrsquoεἶδος signifiant le concept (Begriff) socratique et lrsquoἴδεα (Idee) platonicienne (cf FRONTEROTTA 2000)
20
Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation
Lire un philosophe nrsquoest pas chose facile Comme le preacutecise Ferdinand Alquieacute dans son
opuscule Qursquoest-ce que comprendre un philosophe lrsquoattitude agrave adopter face agrave un texte de
philosophie nrsquoest jamais claire et est la source de nombreuses confusions agrave travers toute lrsquohistoire
de la philosophie La philosophie ne peut se lire comme de la science pure dans la mesure ougrave 19
la bonne compreacutehension drsquoun texte de philosophie deacutepend toujours drsquoun contexte Ceci nrsquoest pas
le cas drsquoun ouvrage de matheacutematiques par exemple Il est deacutelicat drsquoaffirmer que lrsquoon puisse
veacuteritablement philosopher de maniegravere absolue Pourtant lire un philosophe ce nrsquoest pas non plus
simplement lire lrsquoœuvre drsquoun homme drsquoun point de vue psychologique Nous pensons possible
dans une certaine mesure de dissocier un homme de ses ideacutees Il srsquoagit pour nous drsquoadopter une
posture du juste milieu suivant ainsi les conseils de Ferdinand Alquieacute
La philosophie nrsquoest pas la science elle nrsquoest pas un systegraveme ou un ensemble de systegravemes elle est une deacutemarche et une deacutemarche nrsquoa de sens que parce qursquoune personne effectue cette deacutemarche [hellip] La deacutemarche philosophique nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par des raisons psychologiques ce nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par lrsquohistoire ou agrave partir drsquoun certain eacutetat social
(ALQUIEacute 2005 89)
Les obstacles psycho-historiques deacutecoulent drsquoune prise de position trop unilateacuterale face au
problegraveme eacutevoqueacute Dans le premier cas si le lecteur se place drsquoun point de vue anhistorique alors
le cadre spatio-temporel et lrsquoensemble du contexte drsquoeacutecriture disparaissent Ce processus conduit
dans le cas de la philosophie antique notamment agrave un chronocentrisme du lecteur En reacutefutant
lrsquoaspect humain et la situation drsquoeacutecriture il devient possible drsquoimaginer par exemple que les
propos tenus par Platon concernant les philosophes Eacuteleacuteates furent totalement diffeacuterents de la
reacutealiteacute De la sorte le lecteur part du principe que Platon aurait directement eacutecrit pour lui en
sachant par avance que la penseacutee drsquoun auteur disparaitrait et qursquoil pourrait ainsi facilement la
manipuler Un exemple reacutecent est de voir dans le personnage du Parmeacutenide de Platon un individu
radicalement diffeacuterent du Parmeacutenide historique auteur du poegraveme
laquo [hellip] lrsquoeacutetonnement du philosophe de ne pas ecirctre compris me paraicirct ecirctre la source mecircme de toute la 19
philosophie occidentale raquo (ALQUIEacute 2005 29)
21
Pour reprendre la question reacutecemment poseacutee par John Palmer le Parmeacutenide porte-t-il la trace drsquoune laquo lecture sophistique raquo qui gauchirait la penseacutee de Parmeacutenide au point de rendre impossible ou agrave tout le moins tregraves risqueacute de lrsquoaborder comme un teacutemoignage fiable sur le Parmeacutenide historique
(CASTELNEacuteRAC 2014 436) 20
Cette question bien que leacutegitime neacuteglige en partie le fait que dans le contexte drsquoeacutecriture
les lecteurs de Platon connaissaient aussi le philosophe drsquoEacuteleacutee et qursquoil eut eacuteteacute surprenant de le
mettre en scegravene dans un ouvrage en lui faisant tenir des propos radicalement diffeacuterents des
siens Il serait bien sucircr maladroit de simplement dire que puisque Platon et Parmeacutenide veacutecurent 21
durant des peacuteriodes proches alors les propos de Platon ne peuvent qursquoecirctre lrsquoexacte reproduction
de la penseacutee eacuteleacuteate Cependant dans le cas preacutecis des arguments de Zeacutenon drsquoEacuteleacutee Le Parmeacutenide
et son argumentation sont selon nous la preuve que le deacutebat eacuteleacuteate ne tournait pas autour de
lrsquoexistence ou non du mouvement comme beaucoup le pensegraverent mdash ou le pensent encore mdash
nous aborderons ce point par la suite
Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute
Une lecture trop psychologique peut conduire agrave drsquoautres erreurs de lecture En srsquoappuyant
sur des eacutetudes stylistiques cherchant agrave retrouver lrsquoordre drsquoeacutecriture des dialogues de Platon en
fonction des occurrences lexicales lrsquoargument laquo psychologique raquo conduit agrave consideacuterer
lrsquoensemble de la penseacutee de Platon sur un mode chronologique Par exemple si les eacutetudes
stylistiques tendent agrave confirmer que tel dialogue aurait eacuteteacute eacutecrit dans une peacuteriode de jeunesse
lrsquoargument psychologique va utiliser la biographie de Platon afin de trouver des liens entre lrsquoeacutetat
drsquoesprit psychologique de Platon et le contenu du dialogue Cette lecture psychologique et
chronologique utilisant en parallegravele la biographie de Platon revient agrave chercher du sens dans ce
qui nrsquoen a pas forceacutement (comme le lien eacuteventuel entre un dialogue et un voyage ou un
quelconque eacutevegravenement politique) Si cette technique peut sembler fonctionnelle elle neacuteglige
Benoicirct Castelneacuterac fait reacutefeacuterence agrave lrsquoouvrage de John Palmer Platorsquos Reception of Parmenides (1999)20
Remarquons cependant que les traces de laquo satire philosophique raquo remontent agrave Aristophane 21
contemporain de Socrate Dans Les Nueacutees il fait tenir des propos par Socrate ridicules et contraires agrave ceux rapporteacutes par Platon ou Xeacutenophon Sans doute le contexte politique est-il agrave lrsquoorigine de ce deacutenigrement Nous reviendrons plus en deacutetails sur ce point par la suite
22
cependant que Platon pouvait maitriser diffeacuterents styles agrave sa guise Platon est agrave lrsquoeacutevidence un
eacutecrivain de lrsquoimitation Il ne serait selon nous pas impossible que Les Lois et Le Criton furent
eacutecrits durant la mecircme peacuteriode dans des styles volontairement diffeacuterents 22
Plus encore cette approche neacuteglige volontairement certains eacuteleacutements du texte dans
lrsquooptique de faire rentrer lrsquoœuvre dans un scheacutema preacutedeacutefini En ce qui concerne Le Parmeacutenide
nous pouvons citer la theacuteorie de Gilbert Ryle ce dernier ne pouvait expliquer la critique de la
theacuteorie des Ideacutees dans une peacuteriode aussi tardive de la vie de Platon Il fonda alors une theacuteorie
selon laquelle Platon serait entreacute dans une peacuteriode de doute laquelle lrsquoaurait finalement conduit agrave
se reacutefuter dans Le Parmeacutenide (cf RYLE 1994) Nous voyons ici un problegraveme propre agrave toute
theacuteorie qui dans un deacutesir de coheacuterence preacutefegravere avancer des reacutesultats contre-intuitifs plutocirct que de
revoir sa lecture Lrsquoanalogie avec la theacuteorie psychanalytique est assez simple en vertu de
lrsquoabsence de critegravere de falsifiabiliteacute une theacuteorie ne pouvant ecirctre reacutefuteacutee par aucune expeacuterience
ne peut ecirctre veacuteritablement scientifique 23
Agrave lrsquoinverse une approche nous semblant plus adeacutequate consiste agrave repeacuterer les incoheacuterences
manifestes dans lrsquoensemble du corpus tout en partant du principe que le systegraveme est deacutejagrave
coheacuterent Les incoheacuterences apparaissant dans notre lecture ne viennent alors pas du texte mais de
notre lecture Cette meacutethodologie est plus modeste et rend agrave Platon les cleacutes de la coheacuterence de
son œuvre Certes cette position est arbitraire mais en philosophie la vraisemblance drsquoune
interpreacutetation est directement lieacutee avec la coheacuterence et la simpliciteacute qursquoelle donne agrave lrsquoœuvre
eacutetudieacutee Plus une lecture parvient agrave reacuteunir lrsquoensemble drsquoun corpus et agrave en simplifier les concepts
plus elle devient vraisemblable Agrave lrsquoinverse plus une lecture neacutecessite de faire des deacutetours
logiques sous-entend des aleacuteas dans la lecture ou fait lrsquoimpasse sur certains aspects plutocirct que
drsquoautres et plus cette lecture nous parait invraisemblable Pensons agrave la geacuteomeacutetrie une seule
courbe peut avoir diffeacuterentes eacutequations la plus simple est bien souvent la plus fonctionnelle
Nous ne soutenons pas cette thegravese mais refusons dans notre meacutethodologie toute tentative mdash souvent 22
deacutelicate voire hasardeuse mdash de rapprochement entre le style drsquoun dialogue et une eacuteventuelle peacuteriode de la vie de Platon
Tel que formuleacute par Karl Popper dans Conjectures and Refutations The Growth of Scientific 23
Knowledge en 1963
23
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon
Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon
Le Parmeacutenide est composeacute drsquoun court prologue et drsquoun vaste dialogue diviseacute en deux
parties ineacutegales La premiegravere plus courte restitue une rencontre (historiquement peu probable)
entre Socrate et les deux philosophes drsquoEacuteleacutee Parmeacutenide et son disciple Zeacutenon Elle comporte
une courte introduction puis laisse ensuite place agrave la mise agrave lrsquoeacutepreuve drsquoune theacuteorie des ideacutees (ou
formes) deacutefendue par Socrate La seconde partie est une deacutemonstration de dialectique entre
Parmeacutenide et un jeune homme du nom drsquoAristote Nous consideacutererons dans notre analyse que 24
les arguments deacuteveloppeacutes par les Eacuteleacuteates dans lrsquoœuvre et mecircme dans lrsquoensemble du corpus de
Platon retranscrivent assez fidegravelement la penseacutee de ces philosophes (drsquoapregraves lrsquoobstacle
chronocentriste eacutevoqueacute preacuteceacutedemment) Il convient avant de commencer agrave analyser lrsquoœuvre
dans sa globaliteacute de srsquointerroger sur la nature reacuteelle des arguments eacuteleacuteates afin de replacer le
dialogue de Platon dans un contexte intellectuel Puisque la discussion commence apregraves que
Socrate eut eacutecouteacute Zeacutenon il faut impeacuterativement tacirccher de les comprendre dans toute leur porteacutee
Les propos de Zeacutenon ne nous sont pas directement rapporteacutes mais nous savons que ceux-ci
traitent de la multipliciteacute des ecirctres
πῶς φάναι ὦ Ζήνων τοῦτο λέγεις εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα ὡς ἄρα δεῖ αὐτὰ ὅμοιά τε εἶναι καὶ ἀνόμοια τοῦτο δὲ δὴ ἀδύνατον οὔτε γὰρ τὰ ἀνόμοια ὅμοια οὔτε τὰ ὅμοια ἀνόμοια οἷόν τε εἶναι οὐχ οὕτω λέγεις mdash οὕτω φάναι τὸν Ζήνωνα
Comment entends-tu ceci Zeacutenon si les ecirctres sont multiples il faut quils soient agrave la fois semblables et dissemblables entre eux Or cela est impossible car ce qui est dissemblable ne peut ecirctre semblable ni ce qui est semblable ecirctre dissemblable Nest-ce pas lagrave ce que tu entends mdash Cest cela mecircme reacutepondit Zeacutenon
(PLATON Parmeacutenide 127e [trad modif COUSIN])
Cette ideacutee rejoint les fameux paradoxes de Zeacutenon Nous pouvons prendre pour reacutefeacuterence ce que
rapporte Aristote dans La Physique au livre Ζ Dans lrsquoargument de lrsquoAchille Zeacutenon deacutemontre
Sans rapport certain avec le philosophe de lrsquoOrganon quoi que la date de reacutedaction du dialogue eucirct 24
permis agrave Platon cet anachronisme
24
que laquo jamais (οὐδέποτε [239b14-29]) agrave la course le plus lent (τὸ βραδύτατον) ne pourra ecirctre 25
atteint par le plus rapide (τοῦ ταχίστου) raquo Le mouvement serait alors impossible selon ce critegravere
puisque une distance eacutetant toujours divisible il resterait toujours quelque distance agrave parcourir
avant drsquoatteindre lrsquoarriveacutee Aristote propose une reacutefutation de facto de ce paralogisme le constat
empirique du mouvement
τὸ δ ἀξιοῦν ὅτι τὸ προέχον οὐ καταλαμβάνεται ψεῦδοςmiddot ὅτε γὰρ προέχει οὐ καταλαμβάνεταιmiddot ἀλλ ὅμως καταλαμβάνεται εἴπερ δώσει διεξιέναι τὴν πεπερασμένην
Le fait de supposer que ce qui est devant nest pas rejoint est faux tant quil est devant il nest pas rejoint mais il est cependant rejoint puisqursquoil [Zeacutenon] avouera que la ligne finie est parcourue
(ARISTOTE Physique VI 239b26-29)
Les trois autres paradoxes de Zeacutenon (le stade la dichotomie et la flegraveche) suivent exactement le
mecircme scheacutema et reposent in fine toujours sur la division agrave lrsquoinfini soit drsquoune distance soit drsquoun
moment
Tout en distinguant ces deux seacuteries drsquoarguments [contre le multiple et contre le mouvement] il faut reconnaicirctre qursquoil y a entre elles un lien eacutetroit Crsquoest parce que Zeacutenon a nieacute la pluraliteacute qursquoil nie le mouvement En effet le mouvement suppose le temps et lrsquoespace qui sont des continus crsquoest parce que ces continus ne sont pas composeacutes ou comme dit Zeacutenon ne sont pas multiples que le mouvement y est impossible Le mouvement srsquoil est reacuteel divise le temps et le lieu ougrave il srsquoaccomplit il ne peut donc se produire dans un continu sans parties
(BROCHARD 1926 4)
Aristote les reacutefute de la mecircme maniegravere que pour lrsquoargument dit de lrsquoAchille agrave partir du simple
constat empirique (ie la flecircche atteint la cible)
Lrsquoideacutee selon laquelle Zeacutenon serait ici en train de nier lrsquoexistence du mouvement (argument
anti-cineacutetique) nous semble hautement naiumlve Le bon sens semble contredire lrsquoideacutee selon laquelle
deux hommes prendraient le bateau et traverseraient la mer Meacutediterraneacutee pour finalement
arriveacutes agrave Athegravenes deacuteclarer que tout mouvement est impossible Lrsquoargument anti-cineacutetique
Remarquons au passage lrsquoabsence de tortue25
25
parfois encore deacutefendu reflegravete selon nous un certain deacutedain vis-agrave-vis des penseurs eacuteleacuteates
occultant la porteacutee de lrsquoargumentation reacuteelle 26
Cette lecture fait lrsquoimpasse sur le constat empirique de lrsquoexistence du mouvement (β) que les
Eacuteleacuteates ne pouvaient vraisemblablement pas nier Lrsquoargumentation des Eacuteleacuteates ne peut pas
reposer sur une reacutefutation du mouvement un modegravele anti-cineacutetique sans quoi elle nrsquoaurait
aucune porteacutee intellectuelle Il serait alors peu compreacutehensible que Platon mette en scegravene pour la
premiegravere fois le personnage de Socrate en preacutesence de Parmeacutenide et Zeacutenon Cette naissance
philosophique du personnage de Socrate nrsquoen serait pas une si les Eacuteleacuteates nrsquoavaient pas eu un
rocircle bien plus deacutecisif 27
La question est de savoir comment dans lrsquoun et dans lrsquoautre cette seacuterie de divisions par deacutefinition ineacutepuisable peut ecirctre eacutepuiseacutee et il faut qursquoelle le soit pour que le mouvement se produise Ce nrsquoest pas reacutepondre que de dire qursquoelles srsquoeacutepuisent simultaneacutement
(BROCHARD 1926 4)
Les reacuteponses proposeacutes par la plupart des commentateurs ne reacutepondent jamais agrave la veacuteritable
question Plutocirct que de chercher agrave comprendre le laquo pourquoi raquo des arguments de Zeacutenon ceux-
ci (Aristote le premier) cherchent le laquo comment raquo Crsquoest pour ainsi dire manquer totalement
lrsquoobjectif de Zeacutenon mais aussi et surtout eacuteviter la difficulteacute comment un espace et un temps
continus peuvent ecirctre les supports de pheacutenomegravenes discontinus
Vlastos et le raisonnement apagogique
Maintenant que nous avons mis agrave distance la lecture naiumlve drsquoun eacuteleacuteatisme anti-cineacutetique il
convient neacuteanmoins de srsquointerroger sur une autre lecture plus seacuteduisante cette fois Dans
lrsquointroduction du Parmeacutenide toujours apregraves avoir entendu Zeacutenon tenir une longue liste
drsquoarguments contre la multipliciteacute (plusieurs heures de lecture) Socrate demande agrave ce dernier de
Un grand nombre de commentateurs drsquoAristote surtout semblent ne connaitre de la penseacutee eacuteleacuteate que 26
ce qursquoAristote a pu en dire laquo [] la tesis eleata [] sostiene que todas las cosas estaacuten en reposo [] el ser es infinito e inmoacutevil raquo (BOERI 2006 65)
Notre prise de position est arbitraire mais se justifie par un gain de coheacuterence dans lrsquoœuvre de Platon Il 27
nous semble plus coheacuterent de penser que la premiegravere apparition de Socrate soit un eacutevegravenement marquant et instructif pour le lecteur plutocirct que lrsquooccasion de lrsquoexposeacute drsquoune position naiumlve et insoutenable
26
preacuteciser lrsquoobjectif de son premier argument laquo Si les ecirctres sont multiples (Εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα
[127e]) il faut qursquoils soient et semblables (ὅmicroοια) et dissemblables (ἀνόmicroοια) ce qui est
impossible (ἀδύνατον) car ni les semblables ne peuvent ecirctre dissemblables ni les dissemblables
semblables raquo Lrsquoargument contre la multipliciteacute du discours de Zeacutenon repose donc sur le principe
de non-contradiction Cette contradiction crsquoest lrsquoimpossibiliteacute logique (ἀδύνατον) que quelque
chose soit et ne soit pas En drsquoautres termes il srsquoagit de lrsquoimpossibiliteacute pour tout ecirctre que cet ecirctre
puisse simultaneacutement recevoir un preacutedicat et en mecircme temps ne pas le recevoir
Il est alors possible drsquoadopter une lecture moins naiumlve de lrsquoargumentation de Zeacutenon Si
Zeacutenon a conscience de lrsquoargument empirique de lrsquoexistence du mouvement alors sa conclusion
devient une antilogie La question est alors la suivante Zeacutenon en deacutemontrant lrsquoimpossibiliteacute de
la thegravese du multiple (οὐκ ἔστι πολλά [128a]) est-il en train de soutenir la thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-
dire la thegravese de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (ἓν [hellip] εἶναι τὸ πᾶν) deacutefendue par Parmeacutenide Cette question 28
nrsquoest pas sans importance il srsquoagit drsquoun moment crucial de notre reacuteflexion Le jeune Socrate
considegravere ici mdash agrave juste titre mdash que deacutemontrer une contradiction dans une thegravese consiste agrave
donner raison agrave la thegravese opposeacutee La critique de la multipliciteacute engagerait le soutien de la thegravese
de lrsquouniteacute Agrave cette remarque Zeacutenon reacutepond ceci
ἀλλὰ σὺ μὲν εἶπες τῶν συμβεβηκότων τι ἔστι δὲ τό γε ἀληθὲς βοήθειά τις ταῦτα [τὰ γράμματα] τῷ Παρμενίδου λόγῳ πρὸς τοὺς ἐπιχειροῦντας αὐτὸν κωμῳδεῖν ὡς εἰ ἕν ἐστι πολλὰ καὶ γελοῖα συμβαίνει πάσχειν τῷ λόγῳ καὶ ἐναντία αὑτῷ
Mais tu as rencontreacute juste en un point la veacuteriteacute est que ces [eacutecrits] visent agrave aider le discours de Parmeacutenide contre ceux qui voudraient ridiculiser en montrant que si tout eacutetait un il sensuivrait de nombreuses conseacutequences absurdes et contradictoires
(PLATON Parmeacutenide 128c)
Zeacutenon cherche agrave travers sa liste drsquoarguments agrave deacutemontrer la preacutesence de contradictions dans la
thegravese de la multipliciteacute La dialectique pourrait alors ecirctre un mouvement de recherche de
contradictions dans le but de soutenir une thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-dire le moyen drsquoopeacuterer une
Litteacuteralement laquo que tout est un raquo28
27
reductio ad absurdum En vertu du principe de non-contradiction cela semblerait parfaitement
coheacuterent
En srsquoappuyant sur le principe du tiers exclu il serait possible que lrsquoopposeacute des thegraveses
contredites par Zeacutenon soient celles qursquoil deacutefendrait La premiegravere dialectique platonicienne serait
une meacutethode de raisonnement par lrsquoabsurde Il srsquoagit notamment de la lecture que deacutecida
drsquoadopter Gregory Vlastos
Because it is allowed the waywardness of impromptu debate elenctic argument may take any number of different routes But through its motley variations the following pattern which I shall call standard elenchus is preserved
(1) The interlocutor asserts a thesis p which Socrates considers false and targets for refutation
(2) Socrates secures agreement to further premises say q and r (each of which may stand for a conjunct of propositions)33 The agreement is ad hoc Socrates argues from q r not to them
(3) Socrates then argues and the interlocutor agrees that q amp r entail not-p
(4) Socrates then claims that he has shown that not-p is true p false
(VLASTOS 1994 11)
En transposant le modegravele de Vlastos agrave la premiegravere partie du Parmeacutenide Zeacutenon aurait
conscience de lrsquoexistence du mouvement par le constat empirique ce qui permet drsquoatteindre une
contradiction De cette contradiction deacutecoule la preuve de la thegravese opposeacutee agrave la thegravese initiale via
la reductio ad absurdum Selon Vlastos la neacutegation du mouvement ne serait que la premiegravere
eacutetape du raisonnement
FIG 1 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON SELON LE MODEgraveLE DE VLASTOS
α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α
β not β
β Existence du mouvement
[Issu du constat empirique]
Contradiction perp
Reductio Ad Absurdum not α
28
La transposition que nous effectuons ne respecte pas complegravetement les propos de Vlastos qui
lui-mecircme diffeacuterenciait la dialectique de Zeacutenon de lrsquoelenchus socratique
More objectionable is the assimilation of the elenchus to Zenos dialectic from which it differs in a fundamental respect The refutands in Zenos paradoxes are unasserted counterfactuals [hellip] Socrates on the other hand as we shall see will not debate unasserted premises mdash only those asserted categorically by his interlocutor who is not allowed to answer contrary to his real opinion
(VLASTOS 1994 2)
Cependant les diffeacuterences entre les deux meacutethodes reposent selon lui sur la nature des
hypothegraveses (preacutemisses) Nous remarquons que cela ne perturbe pas notre lecture puisque nous
nous inteacuteressons ici agrave la progression logique du raisonnement plutocirct qursquoagrave la nature de ses
preacutemisses
Nous remarquons alors qursquoen supposant que les Eacuteleacuteates pratiquent la reductio ad
absurdum Vlastos condamne Socrate agrave reproduire le mecircme scheacutema dans les dialogues suivants
Cela pourrait repreacutesenter une solution deacutefinitive au problegraveme du caractegravere aporeacutetique de la
dialectique il suffirait de remonter le cours des contradictions eacutemises pas Socrate et de prendre
les autres preacutemisses accepteacutees par linterlocuteur afin drsquoobtenir le contraire de la thegravese reacutefuteacutee
Vlastos semble ainsi deacutepasser le problegraveme des apories et parvient agrave entrevoir comme par un jeu
de miroirs les mysteacuterieuses thegraveses socratiques Vlastos nomme ce processus laquo elenchos
standard raquo (VLASTOS 1994 11)
Critique de la position de Vlastos
La lecture de Vlastos nrsquoest pourtant pas exempte de difficulteacutes Le principe de
contradiction nrsquoimplique pas neacutecessairement le principe de tiers exclu En drsquoautres termes la
neacutegation drsquoune neacutegation ne constitue pas une preuve de la thegravese initiale Il srsquoagit drsquoun point de
lecture souleveacute par Mathieu Marion agrave la suite notamment des travaux de Jonathan Barnes
Marion justifie son propos agrave partir drsquoune lecture intuitionniste consideacuterant que la double
neacutegation ne peut ecirctre reacuteduite agrave la thegravese initiale
29
FIG 2 DOUBLE NEacuteGATION DANS LES LOGIQUES CLASSIQUE ET INTUITIONNISTE
Pour un intuitionniste montrer que la supposition de A megravene agrave une contradiction permet drsquoaffirmer notA mais montrer que la supposition de notA megravene agrave une contradiction permet seulement drsquoaffirmer notnotA et non par eacutelimination de la double neacutegation que A
(MARION 2014 16)
Cependant Marion ne preacutetend pas non plus que les Grecs eurent pleinement conscience de ces
deux scheacutemas diffeacuterents Il srsquoagit selon Marion drsquoadopter une position intermeacutediaire Dans le
cadre des joutes dialectiques eacuteleacuteates lrsquoobjectif drsquoaffirmer ou drsquoinfirmer une thegravese passe par la
confrontation avec des contradictions ou antilogies Pour cette raison nous nommerons
antilogique le processus argumentatif eacuteleacuteate Dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate une thegravese vraie doit ecirctre
exempte de contradiction En revanche il est faux de dire que pour les Eacuteleacuteates faire deacutecouler
une contradiction conduit agrave une preuve de lrsquoinverse de la thegravese initiale Il nrsquoy a pas
contrairement agrave lrsquoavis de Vlastos un recours au tiers exclu dans le cadre de la recherche
dialectique chez les Eacuteleacuteates
Il srsquoagit preacuteciseacutement du sens de la suite du passage du Parmeacutenide que nous avons vu plus
haut
ἀντιλέγει δὴ οὖν τοῦτο τὸ γράμμα πρὸς τοὺς τὰ πολλὰ λέγοντας καὶ ἀνταποδίδωσι ταὐτὰ καὶ πλείω τοῦτο βουλόμενον δηλοῦν ὡς ἔτι γελοιότερα πάσχοι ἂν αὐτῶν ἡ ὑπόθεσις εἰ πολλά ἐστιν ἢ ἡ τοῦ ἓν εἶναι εἴ τις ἱκανῶς ἐπεξίοι
Cet eacutecrit reacutepond donc aux partisans de la pluraliteacute et leur renvoie leurs objections et plus encore en deacutesirant deacutemontrer qursquoen reacutealiteacute lrsquohypothegravese quil y a de la pluraliteacute conduit agrave des conseacutequences encore plus ridicules que la supposition que tout est un
(PLATON Parmeacutenide 128d)
Double neacutegation avec tiers exclu Double neacutegation sans tiers exclu
notnotA ≣ A notnotA ≢ A
30
Zeacutenon ne nie pas la preacutesence de contradictions dans la thegravese de Parmeacutenide il montre une
preacutesence de contradictions encore laquo plus ridicules raquo (γελοιότερα) dans la thegravese de la 29
multipliciteacute En cela la situation est telle que lrsquoapplication du tiers exclu semble impossible
Zeacutenon ne deacuteclare pas que la thegravese de lrsquouniteacute ne comporte aucune contradiction mais que la thegravese
de la multipliciteacute comporte aussi des contradictions La lecture de Vlastos apparaicirct maintenant
comme trop simpliste Pour appuyer notre point citons la deacuteesse Diotime de Mantineacutee du
Banquet cette derniegravere apprend agrave Socrate que la justesse drsquoune position est une question de juste
milieu Dans le passage suivant Socrate srsquointerrogeant sur la nature de lrsquoEros rapporte les propos
de la deacuteesse La question est de savoir si Eros est beau et bon ou laid et mauvais La reacuteponse de
la deacuteesse se situe dans un intermeacutediaire entre les deux positions
Μὴ τοίνυν ἀνάγκαζε ὃ μὴ καλόν ἐστιν αἰσχρὸν εἶναι μηδὲ ὃ μὴ ἀγαθόν κακόν Οὕτω δὲ καὶ τὸν ἔρωτα ἐπειδὴ αὐτὸς ὁμολογεῖς μὴ εἶναι ἀγαθὸν μηδὲ καλόν μηδέν τι μᾶλλον οἴου δεῖν αὐτὸν αἰσχρὸν καὶ κακὸν εἶναι ἀλλά τι μεταξύ ἔφη τούτοιν
Ne rend pas neacuteceacutessaire que ce qui nest pas beau soit laid et que ce qui nest pas bon soit mauvais Ainsi comprends que pour avoir reconnu que lamour nest ni beau ni bon il ne faut pas le croire laid et mauvais
(PLATON Banquet 202c)
Il srsquoagit drsquoun contre-exemple agrave lrsquoideacutee que le principe de non-contradiction conduirait
systeacutematiquement agrave celui du tiers exclu Diotime ne renie pas le fait qursquoil est impossible que ce
qui est beau soit laid dans le mecircme temps mais il est possible drsquoecirctre dans une position ternaire
ou intermeacutediaire
Pour compleacuteter la critique de Vlastos effectueacutee par Marion nous pouvons simplement
revenir sur la signification reacuteelle de lrsquoapplication du tiers exclu dans lrsquoexercice dialectique En
pensant qursquoune reacutefutation (sens que Vlastos donne agrave lrsquoelenchos) conduit agrave lrsquoinstauration de la
thegravese opposeacutee agrave lrsquohypothegravese de deacutepart alors lrsquointeacuterecirct mecircme du dialogue disparait pour laisser
Lrsquoemploi du superlatif nous permet drsquoenvisager une vision plus probabiliste de la veacuteriteacute chez les 29
Eacuteleacuteates Plus une theacuteorie contient des contradictions moins il est probable que celle-ci soit vraie Lrsquoassertion la plus exempte de contradictions serait la plus pure et donc potentiellement la plus proche de la veacuteriteacute Lrsquoantilogique eacuteleacuteate aurait une approche de la veacuteriteacute comme gain de coheacuterence Nous reviendrons sur ce point dans la suite de notre travail
31
place agrave un dogmatisme laquo masqueacute raquo Lrsquoexercice du dialogue ne serait qursquoun preacutetexte pour avancer
des thegraveses physiques meacutetaphysiques et morales Deux arguments viennent selon nous contredire
cette ideacutee Dans un premier temps le nombre de dialogues Si Platon avait deacutesireacute veacutehiculer des
thegraveses toutes faites lrsquousage reacutepeacuteteacute drsquoune trentaine de dialogues semblerait parfaitement inutile et
mecircme deacuteleacutetegravere pour la compreacutehension de ses thegraveses Il faut au contraire que le style du dialogue
soit un eacuteleacutement important voire neacuteceacutessaire de la meacutethode de recherche platonicienne Dans un
second temps les propos mecircmes de Socrate lorsque celui-ci explique sa meacutethode la
maiumleutique Agrave plusieurs reprises dans le Theacuteeacutetegravete par exemple Socrate rappelle agrave son
interlocuteur qursquoil ne sait rien et qursquoil est steacuterile
ἐπεὶ τόδε γε καὶ ἐμοὶ ὑπάρχει ὅπερ ταῖς μαίαις ἄγονός εἰμι σοφίας καὶ ὅπερ ἤδη πολλοί μοι ὠνείδισαν ὡς τοὺς μὲν ἄλλους ἐρωτῶ αὐτὸς δὲ οὐδὲν ἀποφαίνομαι περὶ οὐδενὸς διὰ τὸ μηδὲν ἔχειν σοφόν ἀληθὲς ὀνειδίζουσιν τὸ δὲ αἴτιον τούτου τόδε μαιεύεσθαί με ὁ θεὸς ἀναγκάζει γεννᾶν δὲ ἀπεκώλυσεν εἰμὶ δὴ οὖν αὐτὸς μὲν οὐ πάνυ τι σοφός οὐδέ τί μοι ἔστιν εὕρημα τοιοῦτον γεγονὸς τῆς ἐμῆς ψυχῆς ἔκγονον
Jrsquoai drsquoailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis steacuterile en matiegravere de sagesse et le reproche qursquoon mrsquoa fait souvent drsquointerroger les autres sans jamais me deacuteclarer sur aucune chose parce que je nrsquoai en moi aucune sagesse est un reproche qui ne manque pas de veacuteriteacute Et la raison la voici crsquoest que le dieu me contraint drsquoaccoucher les autres mais ne mrsquoa pas permis drsquoengendrer Je ne suis donc pas du tout sage moi-mecircme et je ne puis preacutesenter aucune trouvaille de sagesse agrave laquelle mon acircme ait donneacute le jour
(PLATON Theacuteeacutetegravete 150c [trad modif CHAMBRY])
La position de Vlastos implique donc neacutecessairement que de tels passages traitant de la meacutethode
maiumleutique relegravevent drsquoune forme de manipulation de la part du personnage de Socrate
Lrsquoelenchos standard de Vlastos est selon nous une neacutegation du principe du dialogue Notre
critique de la lecture de Vlastos repose drsquoune part sur les propos mecircmes de Socrate dans
diffeacuterents dialogues et drsquoautre part sur la reacutealiteacute litteacuteraire qui est que Platon nrsquoa eacutecrit que mdash ou
presque mdash des dialogues La question qursquoil srsquoagirait alors de poser agrave Vlastos serait simplement
pourquoi des dialogues Si Platon avait deacutesireacute mettre sa penseacutee en traiteacutes pourquoi aurait-il
perseacuteveacutereacute dans le style litteacuteraire du dialogue pourtant si propre agrave la confusion Nous voyons
comment notre hypothegravese de deacutepart conditionne toute lrsquointerpreacutetation de la lecture de Platon En
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placcedilant dans le style du dialogue un sens veacuteritable (ce que semble ne pas faire Vlastos) la
dialectique sort du dogmatisme
Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon
Ce que nous eacutevoquions comme notre hypothegravese du postulat theacuteacirctral permet ici drsquoentrevoir
une reacuteponse claire agrave cette question le dialogue nrsquoest pas un moyen dissimuleacute pour transmettre
des thegraveses mais le cœur mecircme du propos une meacutethode qursquoil srsquoagit maintenant pour nous
drsquoeacutetudier Nous avons refuseacute lrsquoargumentaire naiumlf voulant que Zeacutenon essaierait de deacutemontrer
lrsquoimpossibiliteacute du mouvement Dans un mecircme temps la position de Vlastos nous est aussi
apparue comme deacutenaturant le travail de Platon Il devient alors neacutecessaire pour nous de proposer
une lecture plus coheacuterente agrave partir de nos critiques preacuteceacutedentes
Nous reprochons agrave Vlastos son dogmatisme Il srsquoagit alors selon nous de simplement
arrecircter le raisonnement eacuteleacuteate agrave la mise en eacutevidence drsquoune contradiction sans tirer drsquoautre
conclusion Nous reprenons alors les arguments de Zeacutenon et les mettons en relation avec ce que
nous avons compris plus haut Zeacutenon ne soutient pas mdash directement du moins mdash la thegravese de
lrsquouniteacute de lrsquoecirctre mais deacutesire deacutemontrer que la thegravese inverse (de la pluraliteacute) conduit aussi agrave des
contradictions En reprenant une fois encore le scheacutema repreacutesentant lrsquoargumentation logique des
arguments de Zeacutenon nous proposons maintenant une lecture dite antilogique dont la derniegravere
eacutetape sera la contradiction (ou antilogie)
Si cette lecture peut sembler tregraves proche de celle de Vlastos elle srsquoen diffeacuterencie sur un
point fondamental Dans le cas preacutesent la mise en eacutevidence de la contradiction ne permet pas de
prouver la thegravese inverse agrave lrsquohypothegravese principale de deacutepart Nous gardons cependant le constat
empirique du mouvement rendant agrave la penseacutee toute son intelligence
33
FIG 3 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON PROPOSEacuteE
La dialectique eacuteleacuteate est une antilogique puisque elle se contente de montrer crsquoest-agrave-dire de
mettre en eacutevidence des contradictions sans pour autant franchir le pas de la conclusion Il nrsquoy a
donc pas agrave proprement parler de Reductio ad absurdum chez les Eacuteleacuteates ou du moins pas en ces
termes
Il srsquoagit maintenant de veacuterifier notre interpreacutetation et de la justifier Dans un premier temps
il devient clair que le problegraveme que nous soulevions chez Vlastos du dogmatisme dialectique
disparaicirct aussitocirct En effet il est impossible de dire que les conclusions agrave la suite drsquoun
raisonnement de cette forme soient des veacuteriteacutes mdash ou tout du moins des veacuteriteacutes positives Mais
nous devons alors faire face agrave un autre problegraveme si ses raisonnements se terminent par des
antilogies la meacutethode eacuteleacuteate est-elle agrave mecircme de trouver quelque chose ou est-elle bloqueacutee dans
ce que nous pourrions appeler un apophatisme meacutethodologique Nous voyons ici comment le
questionnement souleveacute par la lecture des arguments de Zeacutenon nous conduit aux mecircmes
questions que celles que nous posions un peu plus tocirct 30
Pour sortir de ce paradoxe il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoaller tregraves loin Si les arguments de
Zeacutenon semblent condamner agrave rester dans la contradiction la fin mecircme du Parmeacutenide quelques
pages plus loin est au contraire bien plus affirmative
mdash Εἰρήσθω τοίνυν τοῦτό τε καὶ ὅτι ὡς ἔοικεν ἓν εἴτ ἔστιν εἴτε μὴ ἔστιν αὐτό τε καὶ τἆλλα καὶ πρὸς αὑτὰ καὶ πρὸς ἄλληλα πάντα πάντως ἐστί τε καὶ οὐκ ἔστι καὶ φαίνεταί τε καὶ οὐ φαίνεται mdash Ἀληθέστατα
mdash Disons-le donc et ajoutons que agrave ce qursquoil semble soit que lrsquoun existe soit qursquoil nrsquoexiste pas lui et les autres choses relativement agrave eux-mecircmes et les un aux autres
α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α
β not β
β Existence du mouvement
[Issu du constat empirique]
Contradiction perp
Cf supra I 1 laquo Le caractegravere aporeacutetique raquo30
34
sont absolument tout et ne le sont pas paraissent tout et ne le paraissent pas mdash Cela est parfaitement vrai
(PLATON Parmeacutenide 166c-d [trad modif CHAMBRY])
Bien que les arguments de Zeacutenon semblent ne pas deacutepasser la contradiction la meacutethode de
Parmeacutenide dans la deuxiegraveme partie du dialogue est agrave mecircme de trouver des veacuteriteacutes positives La
situation nrsquoest pas propre au Parmeacutenide mais se produit aussi agrave la fin du Sophiste et du
Politique Ces deux dialogues se terminent de maniegravere positive deacutemontrant que lrsquoacquisition
drsquoune veacuteriteacute eacutetait possible selon Platon
Παντάπασι μὲν οὖν
Crsquoest donc tout agrave fait cela
(PLATON Sophiste 268d)
Κάλλιστα αὖ τὸν βασιλικὸν ἀπετέλεσας ἄνδρα ἡμῖν ὦ ξένε καὶ τὸν πολιτικόν
Tu nous as encore de la plus belle faccedilon deacutefini jusqursquoagrave la fin cher eacutetranger lrsquohomme royal et [lrsquohomme] politique
(PLATON Politique 311c) 31
Lrsquohypothegravese preacuteceacutedente que nous avions appeleacutee laquo lrsquoapophatisme dialectique raquo est ainsi
parfaitement reacutefuteacutee Un jugement vrai sur le monde est possible chez Platon et la dialectique ne
peut ecirctre reacuteduite agrave un simple plaisir de reacutefuter des interlocuteurs puisque nous avons des
exemples clairs de deacutefinitions positives et reacuteussies
Le principal point commun de ces trois dialogues est la preacutesence comme interlocuteur
principal soit de Parmeacutenide et de Zeacutenon (originaires drsquoEacuteleacutee) soit de celui que lrsquoon appelle
laquo lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo (Ἐλεάτης Ξένος [216a]) Il devient alors neacutecessaire dans le cadre de notre
eacutetude drsquoapprofondir notre champ de recherche en ne nous cantonnant pas seulement au
Parmeacutenide comme premiegravere occurence socratique du corpus platonicien mais aussi aux autres
eacutecrits eacuteleacuteates
Eacutemile Chambry attribue cette phrase agrave laquo Socrate raquo ce que nous ne faisons pas Nous suivons le 31
Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig et attribuons cette phrase agrave laquo Socrate le jeune raquo (Νεώτερος Σωκράτης) lrsquointerlocuteur principal du dialogue gardant ainsi la coheacuterence de la progression de la discussion jusqursquoagrave sa conclusion
35
3 La meacutethode eacuteleacuteate
Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide
Notre eacutetude des arguments de Zeacutenon eacutevoqueacutes au deacutebut du Parmeacutenide nous conduit agrave
interroger le projet eacuteleacuteate dans son ensemble agrave travers notamment leurs eacutecrits directs Si ce
recours peut sembler ecirctre une digression non neacutecessaire il faut neacuteanmoins se souvenir que dans
lrsquooptique de notre eacutetude de la dialectique socratique nous sommes actuellement face agrave une
situation paradoxale drsquoune part lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate telle que preacutesenteacute par Zeacutenon ne peut pas ecirctre
dogmatique et doit logiquement srsquoarrecircter agrave lrsquoantilogie et drsquoautre part la meacutethode eacuteleacuteate est une
meacutethode que Platon recommande dans lrsquooptique de trouver des veacuteriteacutes Nous devons alors avant
de continuer deacutefinir clairement ce que peut ecirctre la meacutethode eacuteleacuteate sans Platon crsquoest-agrave-dire
principalement la meacutethode telle que preacutesenteacutee dans le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature afin de
comprendre les origines du projet dialectique eacuteleacuteate
Degraves les premiegravere ligne du poegraveme le jeune homme est accueilli par la laquo justice raquo (Δίκη [fr
1]) qui lui ouvre les portes des laquo chemins raquo (κελεύθων) de la laquo nuit raquo (Νύξ) et du
laquo jour raquo (Ἤmicroας) Quelques lignes plus bas la deacuteesse explique au jeune homme que celui-ci doit
apprendre laquo toutes choses raquo (πάντα) agrave la fois le laquo cœur raquo (ἦτορ) laquo circulaire raquo (εὐκυκλέος) et
laquo immuable raquo (ἀτρεmicroὲς) de la laquo veacuteriteacute raquo (Ἀληθείη) et drsquoautre part les laquo opinions raquo (δόξας) des
laquo mortels raquo (βροτοί) hors des laquo croyances vraies raquo (πίστις ἀληθής) La deacuteesse deacuteclare que le
jeune homme laquo doit en juger raquo (χρῆν δοκίmicroως) en laquo naviguant raquo (περῶντα) pour laquo tout raquo (πάντα)
laquo agrave travers tout raquo (διὰ παντὸς) Cette lecture rapide du premier fragment du poegraveme de Parmeacutenide
est lourde de conseacutequences Lrsquoobjectif de la dialectique eacuteleacuteate serait drsquoatteindre le cœur de la
veacuteriteacute Cela confirme ce que nous eacutevoquions plus tocirct il est impossible de penser que la finaliteacute
de la meacutethode se trouverait dans lrsquoantilogie la recherche doit se terminer par une veacuteriteacute Or cette
meacutethode consiste agrave analyser aussi bien les savoirs vrais que les opinions fausses Cette
navigation doit ecirctre faite pour chaque chose agrave travers tous les possibles La meacutethode eacuteleacuteate est
donc une dialectique de la recherche ne devant rien neacutegliger Elle analyse tous les possibles
Le second fragment nous renseigne sur le fonctionnement de cette meacutethode Il nrsquoexiste
pour la deacuteesse que deux laquo voies de recherche raquo (ὁδοὶ [hellip] διζήσιός [fr2]) compatibles avec laquo la
36
penseacutee raquo (νοῆσαι) La premiegravere est laquo qursquoil est raquo (ἔστιν) et laquo qursquoil est impossible de ne pas
ecirctre raquo (microὴ εἶναι) il srsquoagit du laquo chemin de la certitude raquo accompagnant la laquo veacuteriteacute raquo La seconde
voie est laquo qursquoil nrsquoest pas raquo (οὐκ ἔστιν) et laquo qursquoil est neacutecessaire de ne pas ecirctre raquo (χρεών ἐστι microὴ
εἶναι) Cette seconde route est un piegravege que le jeune homme laquo ne doit pas approcher raquo (ἀταρπόν)
Nous remarquons alors une apparente contradiction entre les deux fragments Dans le
premier fragment la deacuteesse deacuteclare que toutes les possibiliteacutes doivent ecirctre envisageacutees Dans le
second fragment elle semble se contredire et demander au jeune homme de ne pas pratiquer la
deuxiegraveme voie Comment peut-on alors concilier les deux injonctions afin de retrouver la
coheacuterence du projet
FIG 4 REPREacuteSENTATION LOGIQUE DU DEUXIEgraveME FRAGMENT DE PARMEacuteNIDE
Il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la variable laquo A raquo Celle-ci est remplaccedilable par toute assertion
Entre les deux propositions nous employons volontairement la conjonction de coordination
laquo et raquo agrave la place du connecteur logique laquo and raquo Dans le cas de lrsquoutilisation de la conjonction
logique laquo and raquo la formule ainsi creacuteeacutee irait agrave lrsquoencontre du principe de non-contradiction puisque
cela conduirait agrave admettre (A andnotA) La meacutethodologie de Parmeacutenide ne recherche pas seulement
ce qui est mais elle recherche ce qui est neacutecessairement De la mecircme maniegravere cette
meacutethodologie recherche eacutegalement ce qui nrsquoest pas neacutecessairement Nous devons ainsi
comprendre la formulation des deux voies comme deux moments distincts de la recherche Crsquoest
pour cette raison que nous donnerons le nom de conjonction meacutethodologique au connecteur en
question sans la valeur logique de la conjonction il signifie que les deux eacutetapes co-existent
ἀγνοοῦσιν γὰρ οἱ πολλοὶ ὅτι ἄνευ ταύτης τῆς διὰ πάντων διεξόδου τε καὶ πλάνης ἀδύνατον ἐντυχόντα τῷ ἀληθεῖ νοῦν σχεῖν
La plupart [des gens] ignorent en effet que sans explorer toutes les voies sans cette divagation il est impossible de tomber sur le vrai pour en avoir lrsquointelligence
(PLATON Parmeacutenide 136d-e)
A laquo Il est raquo
(A ^ not(notA)) et (notA ^ ◻(notA))
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Nous devons maintenant nous interroger sur ce que les paroles du premier fragment
peuvent signifier vis-agrave-vis de la meacutethode proposeacutee dans le deuxiegraveme Contrairement aux ideacutees
courantes nous ne pensons pas que la seconde voie ne doive pas ecirctre exploreacutee Les deux voies
doivent ecirctre arpenteacutees Cependant la premiegravere voie est seule productrice de savoir positif La
seconde voie est productrice de non-savoir elle traite de ce qui nrsquoexiste pas Ce nrsquoest pas pour
autant une mauvaise voie mais cette derniegravere est reacuteduite agrave lrsquoaporie elle relegraveve de lrsquoapophatisme
ontologique (dire ce qursquoune chose nrsquoest pas sans dire ce qursquoelle est)
Certes Parmeacutenide exclut le non-ecirctre comme inintelligible mais cela nrsquoest pas une raison suffisante pour penser que la seconde voie disparaicirct entiegraverement du raisonnement de Parmeacutenide agrave partir du fr 2 Cette voie nrsquoen montre pas moins ce qursquoest une neacutegation et permet de reconnaicirctre que nier lrsquoexistence drsquoun objet de recherche constitue une impasse En effet beaucoup srsquoen faut que Parmeacutenide se prive de la neacutegation dans son poegraveme Lrsquousage de la neacutegation soulegraveve pourtant un problegraveme pour lrsquoeacutenonciation de la veacuteriteacute puisqursquoil est impossible drsquoobtenir une connaissance agrave partir de phrases neacutegatives Cela nrsquoexclut pas que lrsquousage de la seconde voie soit neacutecessaire pour discerner laquoce qui estraquo du contraire voire que les deux voies puissent ecirctre employeacutees alternativement ou de maniegravere concurrente La seconde voie reste une voie de recherche mecircme si elle megravene agrave lrsquoaporie en soutenant laquoce nrsquoest pasraquo il est impossible drsquoavancer Mais cela est deacutejagrave un reacutesultat drsquoune part on y reconnaicirct une impasse et drsquoautre part il semble que seule une affirmation puisse lancer la recherche puisqursquoune neacutegation ne contient en soi aucune information directe sur lrsquoobjet de la recherche
(CASTELNEacuteRAC 2014 444)
La deuxiegraveme voie du poegraveme nrsquoest pas lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoenquecircte sur laquo A raquo mais lrsquoabsence
du preacutedicat drsquoexistence crsquoest-agrave-dire la validiteacute de laquo notA raquo au niveau ontologique Nous pourrions
reacutesumer les propos de la deacuteesse en lrsquoideacutee que lrsquoon ne peut pas enquecircter sur ce qui nrsquoexiste pas Il
ne srsquoagit pas de deacutefendre une thegravese mais drsquoexplorer son contraire Ici la meacutethode ne vise pas agrave
avoir raison face agrave un adversaire mais agrave enquecircter sur toutes les voies afin de trouver un absolu
sans contradiction la veacuteriteacute Les opinions des mortels ne sont pas lrsquousage de la deuxiegraveme voie
mais le mauvais usage des deux premiegraveres La premiegravere voie est le seul chemin menant agrave la
veacuteriteacute mais il ne srsquoagit pas directement de la veacuteriteacute pour autant La deacuteesse nous propose une
meacutethode neacutecessitant encore un travail drsquoanalyse et drsquoentrainement Nous devons ici remarquer le
parallegravele eacutevident entre la meacutethode preacutesenteacute dans le poegraveme de Parmeacutenide et ce que Socrate deacutefinit
38
comme son art laquo maiumleutique raquo Le terme elenchos plus haut deacutefini comme laquo test raquo (par recherche
drsquoeacuteventuelles contradictions contre le terme de laquo reacutefutation raquo proposeacute par Vlastos) consiste dans
en un rejet ou une acceptation opeacutereacute apregraves un test de validation Ce test nrsquoest pas sans rappeler la
dokimasie (δοκιmicroασία) crsquoest-agrave-dire une analyse selon un certain nombre de critegraveres bien deacutefinis
Lorsque le lexicographe Pollux parle de la dokimasie des animaux agrave sacrifier il liste ainsi les
eacuteleacutements importants
Προσακτέον δὲ θύσιμα ἱερεῖα ἄρτια ἄτομα ὁλόκληρα ὑγιῆ ἄπηρα παμμελῆ ἀρτιμελῆ μὴ κολοβὰ μηδὲ ἔμπηρα μηδὲ ἠκρωτηριασμένα μηδὲ διάστροφα
Il faut preacutesenter des victimes qui conviennent pour un sacrifice bien constitueacutees entiegraveres intactes en bonne santeacute exemptes drsquoinfirmiteacutes avec tous leurs membres avec des membres bien conformeacutes elles ne doivent ecirctre ni mutileacutees ni estropieacutees ni amputeacutees de leurs extreacutemiteacutes ni difformes
(FEYEL 2006 36) 32 33
Il srsquoagit pour le philosophe en quecircte de veacuteriteacute de veacuterifier si les assertions respectent les exigences
de la logique comme les animaux doivent respecter les exigences du sacrifice Nous parlerons
cependant plutocirct drsquoelenchos pour deacutesigner lrsquoensemble du processus drsquoeacutevaluation ainsi que la
phase finale drsquoacceptation ou de rejet de lrsquohypothegravese
Dans le cinquiegraveme fragment du poegraveme le poegravete nous dit qursquoil lui est laquo indiffeacuterent raquo (Ξυνὸν
[fr5]) de commencer laquo drsquoun cocircteacute plutocirct que drsquoun autre raquo (ὁππόθεν) car il reviendra en arriegravere
(πάλιν) Nous retrouvons ici la recherche selon les deux meacutethodes Nous pouvons comprendre
que lrsquoune des deux voies conduira neacutecessairement agrave une contradiction (une antilogie) alors que
lrsquoautre voie conduira agrave une veacuteriteacute Il srsquoagit drsquoemprunter tous les chemins possibles afin
drsquoidentifier le seul qui soit exempt de contradiction
Nous pouvons dores et deacutejagrave tirer quelques conclusions sur la meacutethode de recherche eacuteleacuteate
Il faut systeacutematiquement eacutevaluer chaque voie possible Dans le cas drsquoune enquecircte sur A cela
signifie donc drsquoune part laquo srsquoil est vrai que A raquo puis laquo srsquoil est faux que A raquo La deuxiegraveme voie
Drsquoapregraves BETHE E (eacuted) Pollucis Onomasticon (1900) I 29 32
Grec et traduction sont de (FEYEL 2006)33
39
nrsquoest cependant pas suffisante pour eacutetablir un veacuteritable savoir sur le monde savoir que quelque
chose est faux nrsquoest qursquoun premier pas mais il convient par la suite de deacutepasser ce premier
moment pour dire quelque chose de positif Les deux voies sont fonctionnelles mais il existe
neacuteanmoins une hieacuterarchie Dans cette perspective il apparait que le caractegravere aporeacutetique des
dialogues relegraveve de la seconde voie celle du non-ecirctre Arriver agrave une aporie crsquoest ecirctre capable de
dire ce qursquoune chose nrsquoest pas crsquoest donc un progregraves face agrave lrsquoignorance de deacutepart Mais cela
nrsquoest pas suffisant
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique
Nous devons maintenant nous pencher sur un autre aspect de la penseacutee eacuteleacuteate En effet la
recherche selon les deux voies est un eacuteleacutement central de la meacutethode proposeacutee par Parmeacutenide
Cependant il existe un autre eacuteleacutement tout aussi important et donnant lieu agrave de nombreuses
interpreacutetations Il srsquoagit de la fameuse thegravese de laquo lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo Comme nous lrsquoavons vu
preacuteceacutedemment les arguments de Zeacutenon sur le mouvement servaient notamment agrave deacutemontrer que
la thegravese de la pluraliteacute de lrsquoecirctre eacutetait tout aussi invraisemblable mdash sinon plus encore mdash que celle
de son maicirctre Parmeacutenide Il faut alors reconnaitre lrsquoeacutevidence Parmeacutenide soutenait effectivement
une thegravese sur lrsquouniteacute de lrsquoecirctre Encore est-il neacutecessaire de comprendre ce agrave quoi se reacutefegravere
laquo lrsquoecirctre raquo et son laquo uniteacute raquo Cette thegravese est exprimeacutee dans le huitiegraveme fragment moment cleacute de
notre reacuteflexion Le poegravete nous dit que laquo ce qui est raquo (ἔστιν [fr8]) est maintenant laquo tout
entier raquo (ὁmicroοῦ πᾶν) laquo un raquo (ἕν) et laquo continu raquo (συνεχές) Dans ce passage la deacuteesse srsquoadresse au
jeune homme dans le but de lui enseigner ce qursquoest la veacuteriteacute Il ne srsquoagit plus seulement de savoir
ce qui est mais ce qui est vrai Le rapport au discours est primordial souvenons-nous que les
portes de cet enseignement avaient eacuteteacute ouvertes par lrsquoincarnation de laquo la justice raquo (Δίκη [fr1]) au
premier fragment La veacuteriteacute est un jugement pas un constat La connaissance est un effort
intellectuel de discernement entre lrsquoecirctre et le non-ecirctre Enfin lrsquoaction de laquo penser raquo (νοεῖν [fr3])
et lrsquoaction laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont laquo la mecircme chose raquo (τὸ [hellip] αὐτὸ)
La meacutethodologie de la deacuteesse consiste agrave diffeacuterencier ce qui est de ce qui nrsquoest pas Il ne
srsquoagit pas de la reacutealiteacute mais de la veacuteriteacute La veacuteriteacute est une chez Parmeacutenide laquo lrsquoun raquo est le
principe neacutecessaire pour fonder un savoir Si la veacuteriteacute nrsquoeacutetait pas une alors des eacutenonceacutes
40
contraires pourraient ecirctre consideacutereacutes comme vrais Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre vrai est lrsquooccasion de la 34
science pour les Eacuteleacuteates Nous comprenons alors cette uniteacute comme un principe non pas
ontologique ou cosmologique mais logique et eacutepisteacutemologique Lrsquouniteacute ne porte pas sur le
monde mais sur un objet scientifique (objet de science) Il srsquoagit de lrsquoexpression la plus
eacuteleacutementaire du principe de non-contradiction Si une chose est vraie son contraire est
neacutecessairement faux Si nous rapprochons ceci du troisiegraveme fragment citeacute ci-dessus nous
pouvons comprendre que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre rejoint lrsquouniteacute eacutepisteacutemologique Pour qursquoun savoir soit
possible il faut neacutecessairement que lrsquoobjet de ce savoir soit unique non pas que tous les objets
de connaissance sont identiques et immuables mais que les principes de connaissance sont
perpeacutetuels
Dans la penseacutee eacuteleacuteate aucun savoir nrsquoest possible sans lrsquoimmuabiliteacute et la persistance de
lrsquoecirctre Cette penseacutee srsquooppose agrave lrsquoideacutee drsquoune autonomie propre de lrsquoecirctre Cette continuiteacute de lrsquoecirctre
a pour conseacutequence de rendre ce dernier accessible par la penseacutee Le projet rationaliste eacuteleacuteate
rejoint drsquoune certaine maniegravere notre ideacutee contemporaine de deacuteterminisme
Chez les ecirctres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions dexistence de tout pheacutenomegravene sont deacutetermineacutees dune maniegravere absolue Ce qui veut dire en dautres termes que la condition dun pheacutenomegravene une fois connue et remplie le pheacutenomegravene doit se reproduire toujours et neacutecessairement agrave la volonteacute de lrsquoexpeacuterimentateur [hellip] Tous les pheacutenomegravenes de quelque ordre quils soient existent virtuellement dans les lois immuables de la nature et ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions dexistence sont reacutealiseacutees
(BERNARD 1984 13)
Ne faisons pas drsquoanachronisme lrsquoapproche eacuteleacuteate nrsquoest pas comparable agrave celle de Claude
Bernard Cependant il faut selon nous la comprendre dans cet esprit Lrsquoobjet de science est
laquo un raquo parce qursquoil est constant et eacuteternel Mais cela ne signifie pas que tout ce qui est penseacute existe
ou que tout ce qui existe forme une vaste uniteacute cosmologique En gardant agrave lrsquoesprit que le poegraveme
expose une meacutethode (et non pas un reacutecit mythique sur le monde agrave la maniegravere drsquoHeacutesiode) il est
assez clair que le fragment VIII reacuteputeacute comme eacutetant le cœur de lrsquoontologie eacuteleacuteate constitue en
reacutealiteacute un preacutecis drsquoeacutepisteacutemologie Il faut que lrsquoobjet de science soit un sans quoi toute veacuteriteacute ne
Occasion est ici agrave prendre au sens de principe neacutecessaire34
41
serait que temporaire Face au problegraveme de la fondation drsquoun savoir le deacuteterminisme apparaicirct
comme le premier pas eacutepisteacutemologique sans lequel rien ne peut ecirctre dit Lrsquoun parmeacutenidien
comme principe de science est aussi le principe neacutecessaire de la deacutefinition Pour appuyer notre
theacuteorie nous nous reacutefeacuterons agrave un fragment souvent mal interpreacuteteacute du poegraveme de Parmeacutenide le
fragment V deacuteclarant que laquo le fait de penser raquo (νοεῖν) et celui laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont une laquo mecircme
chose raquo (Τὸ γὰρ αὐτὸ) Non pas que Parmeacutenide soit en train de donner une reacutealiteacute agrave tout objet de
penseacutee mais au contraire on ne peut veacuteritablement penser (au sens de connaitre) que ce qui est
(de maniegravere durable) Pour ainsi dire la penseacutee eacuteleacuteate ne nie pas lrsquoexistence du mouvement mais
dans le cadre de sa deacutefinition de laquo ce que doit ecirctre la science raquo (comme activiteacute de connaissance
du reacuteel) il srsquoagit de ne srsquoattacher qursquoaux proprieacuteteacutes eacuteternelles des corps
En bref le poegraveme de Parmeacutenide nrsquoest pas un traiteacute de cosmologie ni drsquoontologie il srsquoagit
drsquoune meacutethode de recherche La premiegravere question est quel est lrsquoobjet rechercheacute Ce que
Parmeacutenide et Zeacutenon nous disent est que la somme des parties drsquoun ecirctre (distance moment etc)
ne peut jamais eacutegaler le tout il existe toujours un je-ne-sais-quoi de plus dans la totaliteacute Ainsi
nous pouvons comprendre que contre les partisans du devenir et de la pluraliteacute de lrsquoecirctre il
existe selon les philosophes eacuteleacuteates une uniteacute de lrsquoecirctre comme objet de science Malgreacute les
divisions multiples il existe toujours une transcendance Penser la diversiteacute crsquoest se donner pour
objectif de deacutefinir lrsquoindeacutefinissable Agrave lrsquoinverse penser lrsquouniteacute derriegravere le multiple crsquoest avoir une
chance de saisir ce qursquoil y a de neacutecessaire dans le reacuteel et ainsi transcender ce dernier La
meacutethode eacuteleacuteate reacutefute en cela la capaciteacute drsquoune deacutefinition en extension agrave ecirctre pleinement
satisfaisante au profit drsquoune deacutefinition en compreacutehension En srsquoattachant agrave lrsquounique derriegravere le
multiple il faut ecirctre capable de saisir ce qui entre toujours mdash et neacutecessairement mdash dans la
constitution de ce que lrsquoon srsquoattache agrave deacutefinir
Cet eacuteleacutement sera primordial dans la penseacutee platonicienne agrave de nombreuses reprises les
interlocuteurs de Socrate tenteront de faire passer un groupe drsquoexemples (deacutefinition en extension)
comme reacuteponse aux questions de Socrate Meacutenon par exemple dans le dialogue eacuteponyme
deacutefinira la vertu en donnant un ensemble de cas diffeacuterents Socrate nrsquoest eacutevidemment pas dupe
Πολλῇ γέ τινι εὐτυχίᾳ ἔοικα κεχρῆσθαι ὦ Μένων εἰ μίαν ζητῶν ἀρετὴν σμῆνός τι ἀνηύρηκα ἀρετῶν παρὰ σοὶ κείμενον
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Jrsquoai lrsquoimpression drsquoavoir beaucoup de chance cher Meacutenon si agrave la recherche drsquoune vertu jrsquoen ai trouveacute tout un essaim aupregraves de toi
(PLATON Meacutenon 72a [trad Castelneacuterac])
Nous sommes ici en preacutesence drsquoun parfait exemple de reacutefutation non pas par contradiction
(recours agrave une antilogie) mais plus en rapport agrave un problegraveme meacutethodologique Si la dialectique
se pose pour objectif de deacutefinir une notion cette deacutefinition ne doit pas ecirctre une suite drsquoexemple
mais la recherche du principe commun agrave tous ces exemples
Demeure une derniegravere interrogation sur le poegraveme pourquoi cette thegravese a-t-elle toujours eacuteteacute
aussi mal comprise Le problegraveme de lrsquointerpreacutetation du projet eacuteleacuteate vient en partie selon nous
de lrsquoabsence de syntaxe deacutefinie dans la langue grecque Dans les hypothegraveses eacutenonceacutees par Platon
dans Le Parmeacutenide reprenant tregraves certainement les theacutematiques abordeacutees par les Eacuteleacuteates la place
de la conjonction laquo si raquo (εἰ) dans lrsquointerrogation laquo srsquoil est un raquo (εἰ ἕν ἐστιν[137c]) nrsquoest pas
parfaitement claire Tantocirct celle-ci se trouve avant la proposition (i e 137c) tantocirct celle-ci se
trouve entre lrsquoobjet et le verbe (i e 142c) Face agrave ce problegraveme Alain Seacuteguy-Duclot propose
lrsquoideacutee selon laquelle Platon reacutealiserait un jeu phoneacutetique et seacutemantique La place de la
conjonction deacutefinirait alors lrsquoobjet sur lequel porterait cette conjonction ce qui aurait pour
finaliteacute de faire osciller le sens du verbe laquo ecirctre raquo (εἶναι) entre un sens copulatif et un sens
existentiel Denis OrsquoBrien reacutesume ainsi lrsquoargument de Seacuteguy-Duclot
Si hen priveacute darticle est placeacute avant la conjonction gouvernant une proposition conditionnelle il est le sujet du verbe pris en son sens existentiel (donc hen ei estin laquo si un est raquo) En revanche si hen priveacute darticle est placeacute apregraves la conjonction il est le compleacutement du verbe pris en son sens copulatif (donc ei hen estin laquo sil est un raquo)
(OrsquoBRIEN 2008 230 [trad SEacuteGUY-DUCLOT])
Cette argumentation rend possibles nos hypothegraveses de lecture Il eacutetait neacutecessaire selon notre
approche que le Eacuteleacuteates fussent capables de distinguer lrsquoecirctre copule de lrsquoecirctre comme preacutedicat
drsquoexistence Cette lecture de Seacuteguy-Duclot permet drsquoappuyer notre propre lecture et justifie ainsi
le projet eacutepisteacutemologique en remplaccedilant la lecture cosmologique Cette interpreacutetation rend gracircce
agrave la penseacutee eacuteleacuteate en geacuteneacuteral en lui permettant drsquoopeacuterer la distinction logique entre la copule est
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le preacutedicat drsquoexistence Nous pouvons alors comprendre que le cœur du problegraveme pour le
Parmeacutenide de Platon nrsquoest pas de savoir srsquoil existe une uniteacute fondamentale (si le laquo un raquo existe)
mais si laquo ce qui est raquo possegravede une uniteacute dans le temps et dans lrsquoespace (si laquo ce qui est raquo est un)
Lrsquoexercice eacuteleacuteate devient ainsi beaucoup plus clair et coheacuterent
Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide
Lrsquoun des eacuteleacutements les plus perturbants lors de la lecture du Parmeacutenide est le fait que cet
ouvrage pourtant consideacutereacute comme ayant eacuteteacute eacutecrit tardivement par Platon semble drsquoembleacutee
reacutefuter la theacuteorie centrale de tout le systegraveme platonicien la theacuteorie des ideacutees Nous avons
preacuteceacutedemment eacutevoqueacute plusieurs problegravemes relatifs agrave cette lecture naiumlve notamment lorsque nous
recensions les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo propres au Parmeacutenide Nous allons cependant revenir 35
sur ce point agrave la lumiegravere de ce que nous avons compris de la meacutethodologie eacuteleacuteate Que lrsquoon ne
srsquoy trompe pas alors que la seconde partie du dialogue (vaste et fatigante) est selon nous drsquoun
inteacuterecirct bien plus heuristique mdash donc meacutethodologique mdash qursquoontologique nous devons cependant
nous attacher tout particuliegraverement agrave ces quelques pages que Platon nrsquoa pas placeacutees ici par
hasard
La reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees alors porteacutee par le jeune Socrate intervient tregraves
rapidement et drsquoune faccedilon assez surprenante Socrate introduit sa theacuteorie agrave partir de laquo la forme en
soi de la ressemblance raquo (αὑτὸ εἶδός τι ὁmicroοιότητος [129a]) et la forme opposeacutee agrave celle-ci de laquo la
dissemblance raquo (ἀνόmicroοιον) Selon Socrate le problegraveme que pose Zeacutenon nrsquoen est pas
veacuteritablement un Pour Socrate il nrsquoest pas impossible qursquoun ecirctre participe agrave la fois de la
ressemblance en soi en ce qursquoil ressemble agrave un autre ecirctre et participe dans le mecircme temps de la
dissemblance en soi pour tout ce qursquoil ne ressemble pas Continuant ainsi son raisonnement il
deacuteclare de la mecircme maniegravere qursquoun ecirctre peut laquo participer raquo (microετέχειν) laquo de lrsquouniteacute raquo (τοῦ ἑνὸς) et
laquo participer aussi raquo (αὖ microετέχειν) laquo des choses multiples raquo (ταῦτα πολλὰ) en mecircme temps Le
raisonnement socratique se porte sur laquo les genres et les espegraveces raquo (τὰ γένη τε καὶ εἴδη) des ecirctres
mdash ce que la posteacuteriteacute appellera les Ideacutees
Cf supra II 1 laquo Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide raquo35
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καὶ περὶ τῶν ἄλλων ἁπάντων ὡσαύτως εἰ μὲν αὐτὰ τὰ γένη τε καὶ εἴδη ἐν αὑτοῖς ἀποφαίνοι τἀναντία ταῦτα πάθη πάσχοντα ἄξιον θαυμάζειν εἰ δ᾽ ἐμὲ ἕν τις ἀποδείξει ὄντα καὶ πολλά τί θαυμαστόν λέγων ὅταν μὲν βούληται πολλὰ ἀποφῆναι [hellip]
et de mecircme pour tout le reste il ne faudrait pas moins seacutetonner si on venait agrave deacutemontrer que les genres et les espegraveces sont en eux-mecircmes susceptibles de leurs contraires mais il ny aurait rien de surprenant agrave ce quon deacutemontracirct que moi je suis agrave la fois un et multiple
(PLATON Parmeacutenide 129c [trad modif COUSIN])
Le sujet ne porte alors plus sur les laquo choses visibles raquo (τοῖς ὁρωmicroένοις [129e]) mais sur les
laquo choses de lrsquointellect raquo (τοῖς λογισmicroῷ [130a])
Agrave lrsquoeacutevidence ce cours passage a eacuteteacute mdash et est toujours mdash consideacutereacute comme lrsquoune des
expressions fondatrice de la penseacutee meacutetaphysique platonicienne La meacutethode est en effet
radicale Il ne srsquoagit plus de srsquointerroger sur ce que lrsquoon voit mais sur ce que lrsquoon peut penser Il
nrsquoy a lagrave rien qui sera reacutefuteacute par la suite La suite est en revanche plus deacutelicate le fait de
distinguer drsquoune part les objets visibles et drsquoautre part les objets de lrsquointellect suscite un vif
inteacuterecirct chez Parmeacutenide Dans cette proto-penseacutee platonicienne Socrate eacutenonce lrsquoideacutee selon
laquelle les objets visibles participeraient drsquoun ou plusieurs genres Il faudrait alors pencher son
esprit davantage sur ces genres que sur les choses visibles La theacuteorie eacutetant poseacutee Parmeacutenide
commence son travail drsquoaccoucheur en questionnant Socrate 36
Parmeacutenide opegravere un deacutecalage drsquoune notion (le beau le juste le bon) vers un individu
(lrsquohomme le feu lrsquoeau la boue le poil la saleteacute) Le deacutecalage que Parmeacutenide opegravere nrsquoest pas
anodin il srsquoagit au contraire drsquoun veacuteritable problegraveme drsquoordre logique et seacutemantique Le grec nrsquoa
pas de verbe autre qursquoecirctre (εἶναι) pour exprimer agrave la fois le fait drsquoexister (lrsquoecirctre au monde) et le
fait de recevoir un preacutedicat (lrsquoecirctre copule) Lorsque lrsquoon dit que laquo cet homme est juste raquo nous
affirmons dans le mecircme temps que laquo lrsquohomme est au monde raquo mdash tout du moins comme objet de
penseacutee mdash mais nous ne pouvons pas pour autant dire que laquo le fait drsquoecirctre juste raquo existe
indeacutependamment drsquoun sujet Pourtant le problegraveme se pose de maniegravere inverse agrave lrsquoesprit de
Par le terme laquo drsquoaccoucheur raquo nous marquons volontairement la paterniteacute eacuteleacuteate de la meacutethode 36
maiumleutique socratique chez Platon
45
Platon puisque ce qui est remis en question nrsquoest pas la capaciteacute que lrsquoesprit a de saisir ces
valeurs transcendantes comme autant de reacutealiteacutes indeacutependantes mdash cela semble au contraire bien
naturel pour Platon mdash mais en revanche drsquoopeacuterer le mecircme processus pour la compreacutehension des
laquo sujets raquo du monde propres agrave recevoir ces valeurs
En effet lrsquoactiviteacute consistant agrave deacutefinir quelque chose (individu ou notion) oblige agrave deacutepasser
cet individu agrave le transcender Or la transcendance des individus nrsquoest pas la mecircme chose que la
transcendance des valeurs En effet lrsquoindividu en tant qursquoecirctre est toujours dans le reacuteel Il
nrsquoexiste pas mdash a priori mdash un individu en dehors du monde En revanche les valeurs sont deacutejagrave
hors du monde et ne peuvent srsquoexprimer que par lrsquoexpression qursquoun sujet du monde peut en
faire Dire que diffeacuterentes personnes participent de lrsquoideacutee drsquohomme ne veut pas dire qursquoil existe
dans un autre monde un homme parfait qui serait le modegravele de tous les hommes Sinon comme
le dit Parmeacutenide il faudrait une ideacutee pour tout ce qui nous entoure et le monde des ideacutees serait
un catalogue infini pour autant que lrsquoon puisse diviser le reacuteel (lrsquoideacutee de main lrsquoideacutee de main
gauche lrsquoideacutee de doigt lrsquoideacutee de pouce lrsquoideacutee drsquoongle lrsquoideacutee de phalange etc)
La reacutefutation de Parmeacutenide est meacutethodologique il est certes possible de diviser le reacuteel
indeacutefiniment (paradoxes de Zeacutenon) mais son eacutetude impose la division par genres et sous-
espegraveces et de postuler une uniteacute fondamentale de ces eacuteleacutements atomiques sans quoi lrsquoeacutetude ne
serait qursquoune reacutegression infinie Cette distinction entre la division naiumlve et la division par genre
est parfaitement illustreacutee par la remarque de lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee dans sa reacuteflexion sur le politique
τοιόνδε οἷον εἴ τις τἀνθρώπινον ἐπιχειρήσας δίχα διελέσθαι γένος διαιροῖ καθάπερ οἱ πολλοὶ τῶν ἐνθάδε διανέμουσι τὸ μὲν Ἑλληνικὸν ὡς ἓν ἀπὸ πάντων ἀφαιροῦντες χωρίς σύμπασι δὲ τοῖς ἄλλοις γένεσιν ἀπείροις οὖσι καὶ ἀμείκτοις καὶ ἀσυμφώνοις πρὸς ἄλληλα βάρβαρον μιᾷ κλήσει προσειπόντες αὐτὸ διὰ ταύτην τὴν μίαν κλῆσιν καὶ γένος ἓν αὐτὸ εἶναι προσδοκῶσιν ἢ τὸν ἀριθμόν τις αὖ νομίζοι κατ᾽ εἴδη δύο διαιρεῖν μυριάδα ἀποτεμνόμενος ἀπὸ πάντων ὡς ἓν εἶδος ἀποχωρίζων καὶ τῷ λοιπῷ δὴ παντὶ θέμενος ἓν ὄνομα διὰ τὴν κλῆσιν αὖ καὶ τοῦτ᾽ ἀξιοῖ γένος ἐκείνου χωρὶς ἕτερον ἓν γίγνεσθαι κάλλιον δέ που καὶ μᾶλλον κατ᾽ εἴδη καὶ δίχα διαιροῖτ᾽ ἄν εἰ τὸν μὲν ἀριθμὸν ἀρτίῳ καὶ περιττῷ τις τέμνοι τὸ δὲ αὖ τῶν ἀνθρώπων γένος ἄρρενι καὶ θήλει Λυδοὺς δὲ ἢ Φρύγας ἤ τινας ἑτέρους πρὸς ἅπαντας τάττων ἀποσχίζοι τότε ἡνίκα ἀποροῖ γένος ἅμα καὶ μέρος εὑρίσκειν ἑκάτερον τῶν σχισθέντων
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Voici Nous avons fait comme si voulant diviser en deux le genre humain on en faisait le partage agrave la maniegravere de la plupart des gens drsquoici qui seacuteparent la race helleacutenique de tout le reste comme formant une uniteacute distincte et reacuteunissant toutes les autres sous la deacutenomination unique de barbares bien qursquoelles soient innombrables qursquoelles ne se mecirclent pas et ne parlent pas la mecircme langue se fondent sur cette appellation unique pour les regarder comme une seule espegravere Crsquoest encore comme si lrsquoon croyait diviser les nombres en deux espegraveces en coupant une myriade sur le tout dans lrsquoideacutee qursquoon en fait une espegravece agrave part et qursquoon preacutetendicirct en donnant agrave tout le reste un nom unique que cette appellation suffit pour en faire aussi un genre unique diffeacuterent du premier Mais on devrait plus sagement et on diviserait mieux par espegraveces et par moitieacutes si lrsquoon partageait les nombres en pairs et impairs et le genre humain en macircles et femelles et si lrsquoon nrsquoen venait agrave seacuteparer et opposer les Lydiens ou les Phrygiens ou quelque autre peuple agrave tous les autres que lorsqursquoil nrsquoy aurait plus moyen de trouver une division dont chaque terme fucirct agrave la fois espegravece et partie
(PLATON Politique 262c-e [trad modif CHAMBRY])
Cela illustre lrsquoambiguiumlteacute de la position eacuteleacuteate contrairement agrave ce que semble croire Vlastos
Zeacutenon ne peut pas reacutepondre agrave ses paradoxes Le problegraveme est toujours preacutesent lrsquoesprit ne peut
se poser que sur des ecirctres conccedilus dans lrsquouniteacute sans quoi aucun savoir ne serait possible Pourtant
lrsquoexpeacuterience semble affirmer que tout est toujours divisible Il y a un eacutecart entre la connaissance
fonctionnant par recherche drsquouniteacute (de principe) et lrsquoeacutetude de la nature (reposant sur les
matheacutematiques) qui nous indique que le reacuteel est indeacutefiniment divisible En drsquoautres termes il
existe un eacutecart fondamental entre lrsquoeacutepisteacutemologie et lrsquoontologie Selon nous crsquoest ce problegraveme
qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit lors de nos lectures de Platon et non pas la question inverse de
ce qursquoest le reacuteel Nous postulons alors une approche eacutepisteacutemologique plutocirct qursquoontologique Il ne
convient plus de dire que Platon parle de laquo ce qursquoest le monde raquo mais de laquo comment il est
possible drsquoavoir une connaissance sur ce monde raquo
Nous souhaitons agrave la suite de notre travail donner de nouveaux eacuteleacutements interpreacutetatifs
quand agrave ce que lrsquohistoire de la philosophie appelle encore laquo une reacutefutation de la theacuteorie des
Ideacutees raquo Il nrsquoy a selon nous reacutefutation que drsquoune approche tregraves naiumlve de la theacuteorie des Ideacutees
Parmeacutenide deacutemontre agrave Socrate qursquoil est neacutecessaire de distinguer les valeurs et les individus et
que la transcendance de ce qui nrsquoest pas au monde sans sujet nrsquoest pas comparable agrave la
transcendance de ce qui y est deacutejagrave En cela Platon anticipe parfaitement lrsquoargument du troisiegraveme
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homme drsquoAristote puisque le fait mecircme de parler de laquo lrsquoIdeacutee drsquohomme raquo semble contradictoire
Rappelons cependant que le Parmeacutenide est lrsquoincipit de lrsquoensemble de la piegravece philosophique Les
positions ne sont pas encore deacutefinies seulement des problegravemes sont poseacutes Nous voyons
cependant comment la trageacutedie philosophique commence par la reacutefutation drsquoune approche
ontologique naiumlve qui sera pourtant par la suite consideacutereacutee comme la theacuteorie centrale de Platon
En gardant agrave lrsquoesprit ce que nous appelions plus haut le danger interpreacutetatif du
laquo chronocentrisme raquo nous comprenons comment Platon est vraisemblablement en train de
reacutepondre agrave drsquoeacuteventuels deacutetracteurs En reacutedigeant le Parmeacutenide il illustre de cette faccedilon comment
sa theacuteorie ne peut se reacuteduire agrave une lecture naiumlve Il met drsquoailleurs volontairement cette derniegravere
dans la bouche drsquoun Socrate non initieacute agrave la philosophie Le Parmeacutenide nrsquoest donc pas un aveu de
faiblesse mais bien au contraire la deacutemonstration de lrsquoeacutecart qursquoil pouvait exister entre la
compreacutehension de la theacuteorie platonicienne par certains et la veacuteritable penseacutee de lrsquoauteur Platon
renvoie lrsquoargument du troisiegraveme homme au temps du jeune Socrate ses deacutetracteurs avaient 37
presque un siegravecle de retard sur sa penseacutee 38
Le laquo parricide raquo du Sophiste
Nous pouvons deacutesormais entrevoir assez clairement lrsquoensemble des eacuteleacutements heacuteriteacutes de la
penseacutee eacuteleacuteate et se retrouvant dans la meacutethode platonicienne de recherche de la veacuteriteacute Un dernier
point en suspend neacutecessite briegravevement notre attention comment expliquer le fameux
laquo parricide raquo du Sophiste En effet lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee deacuteclare deacutepasser la position de Parmeacutenide
Οἶσθ οὖν ὅτι Παρμενίδῃ μακροτέρως τῆς ἀποῤῥήσεως ἠπιστήκαμεν
Le nom laquo troisiegraveme homme raquo (τρίτος ἄνθρωπος) nous vient drsquoAristote (Meacutetaphysique 37
[990b17-1079a13 1039a2] et Reacutefutations sophistiques [178b36])
Lrsquoun des exemples reacutecents de creacutedit donneacute agrave la theacuteorie du troisiegraveme homme comme moyen de reacutefuter la 38
meacutetaphysique platonicienne est de Gail Fine qui en 1995 disait laquo Although these differences between the various versions of the TMA [Third Man Argument] do not affect its logic they may involve different conceptions of forms (are they paradigms are they particulars universals or both) of sensibles (are they imperfect) and of the relation between forms and sensibles (is participation to be explicated in terms of paradigmatism) One possible moral is that whether or not we view forms as paradigms as particulars or as universals or both whether or not we view sensibles as being fully F no matter what form is at issue (the form of man or of large) Plato is still vulnerable to the TMA raquo (FINE 1995 30)
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Sais-tu que nous sommes depuis bien longtemps au-delagrave de lrsquointerdiction de Parmeacutenide
(PLATON Sophiste 258c)
LrsquoEacuteleacuteate commence par montrer diffeacuterents aspects du sophiste en respectant sa meacutethode de
recherche par antilogie Il termine alors par lrsquoideacutee que la sophistique est un art trompeur Or les
sophistes avaient pour coutume drsquoutiliser lrsquoargument mecircme de Parmeacutenide qui disait que le non-
ecirctre nrsquoest pas de sorte qursquoil serait impossible de penser ou de parler faux LrsquoEacuteleacuteate deacutecide donc
drsquoattaquer cette ideacutee par une longue digression mdash si longue qursquoelle donna parfois le sentiment
aux commentateurs drsquoecirctre le sujet principal du dialogue Ce passage nrsquoest pourtant qursquoune grande
parenthegravese qui devra se refermer pour laisser place agrave lrsquoexercice deacutefinitionnel sur le sophiste
commenceacute au deacutebut du dialogue
Lrsquoeacutetranger arrive agrave la conclusion qursquoil existe du non-ecirctre dans le simple fait de ne pas ecirctre
identique agrave autre chose Pour le dire autrement du simple fait que lrsquoAutre est (crsquoest-agrave-dire que
tout nrsquoest pas qursquoun) alors il y a du non-ecirctre dans le fait de ne pas ecirctre identique agrave lrsquoautre Si A et
B sont diffeacuterents alors il y a du non-ecirctre dans la mesure ougrave A nrsquoest pas B Pourtant A et B sont
pleinement et sont soumis agrave la regravegle de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre telle que nous lrsquoavons vue
preacuteceacutedemment Il nrsquoy a pas de contradiction entre lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme objet de connaissance
et lrsquoexistence du non-ecirctre comme relation incorrecte entre deux ecirctres Cette analyse sera
primordiale pour comprendre par la suite la meacutetaphysique platonicienne
Qursquoil y ait en effet une attaque de la penseacutee historique de Parmeacutenide nrsquoest pas le sujet de
notre travail Agrave lrsquoeacutevidence Parmeacutenide eacutetait deacutejagrave acircgeacute quand Socrate eacutetait jeune Nous pouvons
affirmer qursquoil est impossible que Platon ait eu un contact direct avec Parmeacutenide voire mecircme
Zeacutenon Platon ne put qursquoen avoir un heacuteritage lointain agrave travers les poegravemes et les enseignements
de ses maicirctres dont le Socrate historique Ceci pour comprendre que lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate chez
Platon ne peut pas et ne doit pas ecirctre le reflet de la penseacutee de Parmeacutenide plus drsquoun siegravecle
auparavant Platon creacutee un eacuteleacuteatisme nouveau unique propre agrave ses convictions son
enseignement mais aussi son contexte politique et ideacuteologique (reacuteponse agrave des deacutetracteurs par
exemple) Preuve en est le personnage du Sophiste ou du Politique ne porte aucun nom il est
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juste un laquo eacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Ce nrsquoest plus Parmeacutenide ou Zeacutenon qui eux sont nommeacutement
preacutesents dans le Parmeacutenide mais un heacuteritier dont la penseacutee ne srsquoinscrit pas dans un hypotheacutetique
dogme eacuteleacuteatique figeacute depuis le poegraveme du maicirctre
Allant dans le sens de notre interpreacutetation nous prenons pour appui les travaux de Nestor-
Louis Cordero qui mit en eacutevidence de nombreuses modifications dans les manuscrits Selon ce
dernier lrsquoeacutetranger est agrave tort preacutesenteacute comme un laquo disciple raquo (ἑταῖρος [216a]) mais devrait plutocirct
ecirctre compris comme eacutetant au contraire laquo diffeacuterent raquo (ἕτερον) des disciples de Parmeacutenide
Le mot en question est ἕτερον laquodiffeacuterent divers autre queraquo Si nous choisissons ce mot le deuxiegraveme ἑταίρων ne doit pas disparaicirctre car il est le seul qui reste et la traduction du passage serait laquoil est originaire dEacuteleacutee mais (il y a un δε toujours neacutegligeacute) diffeacuterent des compagnons (ἑτέρων au pluriel) de Parmeacutenide et de Zeacutenonraquo Voilagrave agrave mon avis quel est le texte veacuteritable de la page 216a
(CORDERO 1991 31)
De la sorte nous voyons clairement que Platon srsquoinscrit volontairement dans une ligneacutee eacuteleacuteate
tout en se deacutefaisant de lrsquoapproche classique Il gardera la meacutethode antilogique eacuteleacuteate et la
deacutefinition par dichotomies (analyses successives des diffeacuterentes voies) mais il se refuse dans le
mecircme temps agrave se soumettre agrave lrsquoontologie moniste drsquoune lointaine tradition eacuteleacuteate
De la mecircme maniegravere que pour la theacuteorie des Ideacutees dans le Parmeacutenide ce qui est agrave tort
perccedilu comme une reacutefutation ou une contraction dans sa propre penseacutee est en fait une reacuteponse agrave
ceux qui auraient mal compris ce que repreacutesente lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans la penseacutee platonicienne
Platon preacutecise ce qui constitue dans sa penseacutee un concept tel que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (et donc le fait
que le non-ecirctre ne soit pas) Preacutetendre que seul lrsquoecirctre puisse ecirctre penseacute ne signifie en aucun cas
qursquoil soit impossible de concevoir ou exprimer ce qui nrsquoest pas vrai Le mensonge est
parfaitement possible Dire qursquoil nrsquoy a que lrsquoecirctre qui soit (comme objet de science) ne signifie
pas qursquoil nrsquoy ait que de lrsquoecirctre dans les discours des hommes bien au contraire Cela se comprend
drsquoailleurs aiseacutement sans la possibiliteacute de se tromper la recherche philosophique nrsquoaurait aucun
inteacuterecirct puisque toute assertion serait aussitocirct valideacutee du simple fait qursquoelle ait eacuteteacute prononceacutee Il
faut donc ne pas rester dans une lecture naiumlve de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre eacuteleacuteate
50
Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie
Il convient deacutesormais de syntheacutetiser ce que qui fonde le socle eacuteleacuteatique de la dialectique
platonicienne Premiegraverement quel est lrsquoobjet de la recherche en question Chez les Eacuteleacuteates
comme chez Platon par la suite la meacutethode recherche avant tout la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire une
connaissance du reacuteel qui soit neacutecessaire et sans contradictions laquo Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo nrsquoest que la
theacuteorisation de cet objet de recherche Sans uniteacute de lrsquoobjet de recherche la recherche est
impossible
Ce que nous avons nommeacute antilogique consiste en une recherche de coheacuterence crsquoest-agrave-dire
lrsquoeacutelaboration drsquoun systegraveme partant drsquoun concept et tentant de rejoindre des conclusions sans
jamais rencontrer de contradiction Cette dialectique est dite laquo ascendante raquo ou laquo anagogique raquo 39
car partant drsquohypothegraveses et elle remonte vers des principes qui seront finalement vrais (non plus
probables mais certains) Ce cheminement est ascensionnel car en partant des donneacutees du reacuteel
il forge une hypothegravese et lrsquoeacuteprouve selon les lois de la logique En eacutetudiant toutes les possibiliteacutes
la dialectique ascendante arrive parfois agrave un reacutesultat positif Crsquoest notamment le cas dans les
dialogues meneacutes par des Eacuteleacuteates (Parmeacutenide Sophiste Politique) ou suivant rigoureusement
cette meacutethode (Theacuteeacutetegravete) Lrsquoelenchos consiste en un test de validiteacute soit par recherche de
contradiction dans le systegraveme soit de maniegravere plus subtile par la mise en eacutevidence drsquoune
inconsistance dans la meacutethode (i e laquo les abeilles raquo du Meacutenon)
Enfin il ne convient pas de parler de reacutefutation car la reacutefutation sous-entend une prise de
position En deacuteclarant que Socrate reacutefuterait telle ou telle position nous construisons un cadre de
penseacutee restreint dans lequel Socrate deacutefendrait certaines thegraveses de maniegravere masqueacutee Cela va agrave
lrsquoencontre mecircme du principe du dialogue et reacuteduirait les ouvrages de Platon agrave du crypto-
dogmatisme Notre postulat theacuteacirctral nous impose davantage de profondeur dans lrsquoeacutetude et
drsquointerroger le style dialogueacute dans sa complexiteacute Notre lecture ne supprime pas lrsquoeacuteventualiteacute de
reacutesultats positifs dans quelques dialogues (nous en avons deacutejagrave annonceacutes) mais privileacutegie
cependant lrsquoideacutee selon laquelle le reacutesultat comme laquo thegravese platonicienne sous-jacente raquo nrsquoest pas
une neacutecessiteacute sinon une possibiliteacute
Du grec ἀναγωγή signifiant laquo eacuteleacutevation raquo39
51
La dialectique est donc en partie une activiteacute consistant agrave bien diviser pour cateacutegoriser
classer les ecirctres afin de les deacutefinir au mieux Telle est la tacircche de la dialectique que nous
appelons ascendante Une fois lrsquoascension effectueacutee le dialecticien est en mesure de parler
correctement du concept ou de lrsquoecirctre qursquoil interrogeait Lrsquoascension est repreacutesenteacutee par la sortie
du philosophe hors de la caverne Il faut sortir pour se deacutefaire de lrsquoattachement instinctif aux
ombres et monter jusqursquoagrave contempler les ecirctres tels qursquoils sont vraiment Mais cette deacutefinition de
la dialectique semble incomplegravete pour le moment lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne recouvrant qursquoune seule
des facettes de cet art agrave savoir son eacutelan initial La dialectique platonicienne srsquoinscrit pleinement
dans la ligneacutee de lrsquoeacuteleacuteatisme mais ne pourrait srsquoy reacuteduire Il convient deacutesormais de nous 40
inteacuteresser davantage au fonctionnement de la dialectique maintenant que nous avons mis en
lumiegravere les principes sur lesquels elle repose
Il est en reacutealiteacute impossible de deacutefinir clairement ce que repreacutesente la ligne de penseacutee eacuteleacuteate du simple 40
fait que les eacutecrits manquent pour srsquoen faire une claire ideacutee sur tous les sujets (politique art morale etc)
52
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE
Dialogue dialectique et joute
Que la meacutethode socratique baseacutee sur le dialogue soit couramment appeleacutee laquo dialectique raquo
preacutesupposerait une diffeacuterence entre le simple dialogue et la dialectique Plus exactement il y
aurait des moments dialectiques au sein des dialogues De maniegravere geacuteneacuterale la dialectique est
consideacutereacutee comme une meacutethode rigoureuse dont lrsquoobjectif serait lrsquoacquisition drsquoun savoir alors
que le dialogue ne serait qursquoune activiteacute banale et quotidienne ayant pour finaliteacute lrsquoeacutechange
drsquoinformations Pourtant lrsquoeacutetymologie de ce que nous appelons dialectique nous renvoie au grec
laquo διαλέγω raquo et semble ne pas se distinguer clairement du dialogue en geacuteneacuteral Nous retrouvons
drsquoune part la racine λεγ λογ du discours et du raisonnement qui malgreacute sa polyseacutemie
repreacutesente toujours lrsquoideacutee drsquoun travail de deacutetermination du reacuteel par la penseacutee Drsquoautre part le 41
preacutefixe laquo δια raquo implique une notion de rapport drsquoeacutechange et de discrimination par division
Le dialogue est une activiteacute quotidienne toute interaction orale entre deux individus est
une forme de dialogue Pourtant tout dialogue est-il dialectique Dans le dialogue comme dans
la dialectique nous remarquons une pluraliteacute des positions le dialogue est lrsquoœuvre de plusieurs
personnes qui eacutechangent quand le monologue nrsquoest lrsquoaffaire que drsquoune seule Mais ce qui semble
distinguer la dialectique du dialogue semble reacutesider dans sa preacutetention agrave fournir le moyen
drsquoobtenir un savoir speacutecifique La dialectique est alors une forme de raisonnement heuristique agrave
plusieurs Le raisonnement dialectique peut ecirctre qualifieacute drsquoargumentation puisque chaque
individu donne des arguments allant dans le sens de sa penseacutee Plus preacuteciseacutement les participants
de lrsquoexercice dialectique argumentent en deacutefendant une thegravese essayent drsquoen contredire une autre
ou eacutenoncent des hypothegraveses au sujet de certains preacutedicats
Comme nous le remarquions plus haut Platon ne parle pas de dialectique mais plutocirct de
puissance de dialoguer Il semble donc possible que la distinction entre le dialogue et la
Le λόγος est agrave la fois le discours la parole mais aussi lrsquoargumentation la rationalisation Il se 41
comprend geacuteneacuteralement comme une opposition au microῦθος (la parole du poegravete transcendant la rationaliteacute du reacuteel) Nous reviendrons par la suite sur cette opposition
53
dialectique comme meacutethode de recherche soit posteacuterieure agrave la reacutedaction des dialogues de Platon
Le dialogue est deacutejagrave une activiteacute de recherche les interlocuteurs ne parlent pas sans raison Bien
que certains dialogues puissent ecirctre purement informatifs et ne pas reposer sur un
fonctionnement de questions et reacuteponses lrsquointeacuterecirct de la preacutesence drsquoun deuxiegraveme interlocuteur
repose justement sur lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune critique de la thegravese initiale ou tout au moins sur une
eacutevolution entre le point de deacutepart des eacutechanges et lrsquoarriveacutee Quelle diffeacuterence peut-on faire entre
le dialogue et la dialectique Quelle est la validiteacute de la diffeacuterenciation entre le cours normal du
dialogue de lrsquoactiviteacute dialectique
Ces interrogations nous amegravenent agrave mettre en doute la distinction entre la dialectique et le
dialogue Cette mise en doute nrsquoest pas un reniement deacutefinitif sinon le commencement de notre
reacuteflexion Le dialogue consiste en une discussion agrave plusieurs agrave lrsquoinverse du monologue Le
dialogue suppose alors une intervention des diffeacuterents partis dans la conversation Pour conforter
notre ideacutee les premiegraveres phrases de Socrate semblent le plus souvent initier insidieusement la
totaliteacute de lrsquoexercice en abordant naturellement le thegraveme qui sera au cœur du dialogue comme si
ce que nous appelions dialectique nrsquoeacutetait en fait que la simple progression drsquoune discussion
Face agrave cette interrogation nous deacutecidons de reacutepondre agrave la question inverse Nous tacirccherons
de voir comment la dialectique a eacuteteacute deacutefinie puis nous comparerons ceci au contenu des
dialogues Ainsi si une diffeacuterence existe veacuteritablement entre dialogue et dialectique nous serons
agrave mecircme de la confirmer La dialectique est deacutefinie comme un exercice argumentatif Mais le
raisonnement dialectique diffegravere-t-il des autres raisonnements et de quelle maniegravere Quel
rapport entretient la dialectique avec la deacuteduction lrsquointuition ou encore lrsquoinduction
Dans le cours du dialogue la dialectique serait un moment diffeacuterent une meacutethode
potentiellement plus rigoureuse avec un projet deacutefini agrave lrsquoavance Nous pensons pouvoir
distinguer deux diffeacuterences entre dialogue et dialectique la nature (i e le fonctionnement
structurel) et la viseacutee (i e lrsquoobjectif) Cependant nous devons remarquer que la nature drsquoune
meacutethode deacutepend de sa viseacutee et reacuteciproquement sa viseacutee se deacutefinit par sa nature Nous ne
pouvons alors distinguer lrsquoeacutetude du premier de lrsquoeacutetude du second Notre lecture preacutesupposera (agrave
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lrsquoimage drsquoun raisonnement par lrsquoabsurde) lrsquoexistence de moments dans le dialogue Nous les
appellerons joutes dialectiques
Srsquointerroger sur la nature des joutes dialectiques revient agrave srsquointerroger sur la nature de ce
qursquoune joute produit Nous pourrions ecirctre tenteacutes de reacutepondre simplement qursquoune joute
dialectique produit un savoir crsquoest-agrave-dire une connaissance qui puisse servir de veacuteriteacute mais cela
nous apparait insuffisant pour fonder une distinction preacutecise entre dialectique et dialogue De
plus lrsquointuition la deacuteduction ou lrsquoinduction sont autant de meacutethodes permettant lrsquoobtention drsquoun
savoir quel rapport peut entretenir la dialectique avec ces derniegraveres Dans notre cas la question
fondamentale que nous devons nous poser est alors la suivante que pouvons-nous espeacuterer
apprendre agrave la suite drsquoune joute dialectique Quelle peut ecirctre la nature drsquoun savoir eacutemanant
drsquoune joute
Nous voyons la limite meacutethodologique de notre interrogation en regard avec notre projet
geacuteneacuteral Si nous ne savons pas ce que peuvent ecirctre les productions drsquoune joute il semble difficile
de commencer lrsquoeacutelaboration drsquoune grille interpreacutetative pour mettre agrave jour les reacuteponses En effet
cette situation est plus communeacutement appeleacutee laquo cercle vicieux raquo Nous avons besoin de savoir ce
qursquoest une joute afin drsquoeacutelaborer lrsquooutil le plus efficace agrave la compreacutehension de ses reacutesultats et
dans le mecircme temps nous avons besoin de savoir ce que peuvent ecirctre les reacutesultats espeacutereacutes drsquoune
joute afin de la deacutefinir pleinement
Nous proposons de faire le choix drsquoutiliser drsquoautres auteurs que Platon pour comprendre la
dialectique chez ce dernier Drsquoune part nous croyons que srsquoil existe un projet dialectique alors
ses diffeacuterentes expressions partent drsquoune ideacutee commune drsquoautre part la nature de lrsquoexercice
influence neacutecessairement la finaliteacute de celui-ci si bien que le projet de Platon ne peut pleinement
ecirctre interpreacuteteacute uniquement agrave travers drsquoautres auteurs Nous ne reacuteduisons pas toutes les
dialectiques agrave un seul exercice commun dans toute lrsquoAntiquiteacute nous pensons simplement que
cet exercice devait trouver une origine commune et que cette origine doit au moins se retrouver
en partie dans la viseacutee de cet exercice Une fois la viseacutee deacutefinie il sera bien plus aiseacute de voir en
quoi ce projet srsquoexprime de diffeacuterentes maniegraveres drsquoun auteur agrave lrsquoautre Drsquoapregraves ce postulat initial
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les diffeacuterences entre les dialectiques reposeraient principalement sur la nature et la preacutesentation
des reacuteponses
Notre objectif est donc drsquoeacutetablir clairement quelles pouvaient ecirctre la viseacutee et les conditions
drsquoemploi des joutes dialectiques agrave lrsquoeacutepoque de Platon Ceci eacutetant termineacute nous pourrons en
deacuteduire de faccedilon geacuteneacuterale la nature des reacuteponses engageacutees par lrsquoexercice dialectique Enfin nous
pourrons tirer des conclusions sur la meacutethode socratique et eacutelaborer lrsquooutil interpreacutetatif le plus
adeacutequat
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1 La dialectique chez Aristote
Aristote pegravere de la logique
Avant de commencer notre eacutetude sur lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate nous avons dans un premier temps
repeacutereacute et analyseacute ce qui constituait selon nous les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo agrave la lecture du
Parmeacutenide Nous avons pourtant omis volontairement un de ces obstacles qui ne peut ecirctre traiteacute
comme les autres sa nature est plus complexe et requiert davantage de reacuteflexion Il srsquoagit
drsquoAristote ou plutocirct de lrsquoimage drsquoAristote et de lrsquoaristoteacutelisme dans lrsquoesprit des commentateurs
Pour beaucoup drsquoentre eux Aristote est le fondateur de la logique telle que nous la connaissons
Lrsquoideacutee que la logique serait neacutee avec la syllogistique aristoteacutelicienne des Premiers Analytiques
est bien reacutepandue En effet Aristote dans son Organon srsquoest attacheacute agrave deacutefinir preacuteciseacutement
lrsquoensemble des principes logiques de son eacutepoque si bien que celui-ci est consideacutereacute comme laquo le
pegravere de la logique raquo Cela pose cependant un problegraveme drsquoenvergure En attribuant agrave Aristote la 42
paterniteacute des eacuteleacutements de base de la logique (principe du tiers exclu principe de non-
contradiction logique modale etc) ces mecircmes commentateurs font de la dialectique
platonicienne une suite laquo heureuse raquo drsquoarguments sans reacuteelle structure logique sous-jacente
Nous devons alors dans un premier temps deacutemonter le mythe de lrsquoabsence de logique preacute-
aristoteacutelicienne puis dans un second temps nous tacirccherons de comprendre quelle est la place de
la dialectique chez Aristote et ce que ses eacutecrits peuvent nous apprendre dans le cadre de notre
eacutetude Lrsquoeacutecriture platonicienne est pleine de mystegraveres de meacutetaphores de symboles Cela
repreacutesente ce que nous avons appeleacute preacuteceacutedemment la puissance litteacuteraire de Platon Nous
devons cependant remarquer que cette eacutecriture nrsquoaide pas lorsque nous deacutesirons analyser de
maniegravere preacutecise la meacutethode dialectique Face agrave lrsquoexeacutegegravese platonicienne Aristote apparait comme
lrsquoauteur le plus proche sur le plan conceptuel (relation de maicirctre agrave eacutelegraveve) et spatio-temporel Mais
Aristote est aussi systeacutematique dans son eacutecriture les œuvres drsquoAristote ne sont ni des 43
Les recherches contemporaines tendent cependant agrave replacer le travail drsquoAristote dans son contexte et 42
non plus agrave en faire une production geacuteniale ex nihilo Nous espeacuterons œuvrer en ce sens
Aristote tente drsquoeacutecrire un systegraveme deacutefini regroupant tous les champs de la philosophie et srsquoarticulant de 43
lrsquoun agrave lrsquoautre
57
dialogues ni des poegravemes mais des traiteacutes de philosophie Agrave peu de choses pregraves ce modegravele
perdure jusqursquoagrave aujourdrsquohui dans lrsquoactiviteacute philosophique acadeacutemique
Opposition entre Topiques et Analytiques
Nous deacutecidons drsquoeffectuer une lecture des Topiques drsquoAristote dont le sujet est
preacuteciseacutement la dialectique Ce choix dans le cadre de notre eacutetude nrsquoest pas sans risque les
diffeacuterences entre la penseacutee du Stagirite et de celle de Platon sont nombreuses recouvrent tous les
plans et risqueraient drsquoinfluencer notre lecture platonicienne Lrsquoune de ces diffeacuterences justifie
cependant notre choix En effet Aristote nrsquoeacutecrit pas seulement sur la dialectique mais aussi et
surtout sur les syllogismes deacutemonstratifs et deacuteductifs La lecture contemporaine a mecircme une
forte tendance agrave consideacuterer que lrsquoapproche logico-syllogistique drsquoAristote aurait deacutepasseacute la
dialectique platonicienne En drsquoautres termes Aristote serait lrsquoinventeur drsquoune meacutethode
scientifique alors que Platon nrsquoaurait fait que du bavardage dialectique W D Ross le formule
lui-mecircme
La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolue [hellip] Aristote a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes
(ROSS 1930 86 [trad PARODI])
Cette citation de WD Ross est drsquoune tregraves grande importance Si cette hieacuterarchie entre dialectique
et deacutemonstration est aveacutereacutee alors notre lecture de Platon srsquoen verrait profondeacutement changeacutee
Dans cette perspective Socrate serait confronteacute agrave lrsquoaporie parce que sa meacutethode eacutetait deacutefaillante
Aristote aurait trouveacute la solution agrave lrsquoaporie de Platon
Lrsquoideacutee selon laquelle Platon et Aristote srsquoopposeraient nrsquoest pas nouvelle Le premier est
bien souvent deacutecrit comme tributaire drsquoune ideacuteologie ceacuteleste et accompagneacute drsquoun certain deacutegout
de la reacutealiteacute sensible La tradition attribue au second une meacutethode scientifique empirique et
rationnelle Aristote laquo pegravere de la science raquo Il convient de remettre en question cette dichotomie
historique Aristote fait-il lui-mecircme une hieacuterarchie entre syllogisme dialectique et syllogisme
deacutemonstratif
58
Commenccedilons par nous demander quel peut-ecirctre le rocircle des Topiques Un laquo τόπος raquo est en
grec un lieu au sens geacuteographique mais aussi figureacute Les laquo τόποι raquo sont donc les lieux par 44
lesquels il convient de passer dans tout bon cheminement intellectuel Aristote reacutedige donc une 45
suite de lieux intellectuels par lesquels quiconque cherche un certain savoir doit passer Les
Topiques sont donc un manuel agrave lrsquousage des esprits deacutesireux drsquoentreprendre des reacuteflexions
dialectiques Comme la totaliteacute de son corpus ou presque Aristote eacutecrit pour des eacutetudiants ou
tout du moins des personnes en apprentissage La diffeacuterence avec les œuvres de Platon est
grande Platon pense que le savoir neacutecessite un immense effort drsquointerpreacutetation et de
compreacutehension Agrave lrsquoinverse Aristote preacutefegravere adopter la posture deacutejagrave tregraves scolaire du livre de
cours
Il srsquoagit de comprendre de quelle nature est ce savoir Regardons comment Aristote ouvre
lui-mecircme son ouvrage
Ἡ microὲν πρόθεσις τῆς πραγmicroατείας microέθοδον εὑρεῖν ἀφacute ἧς δυνησόmicroεθα συλλογίζεσθαι περὶ παντὸς τοῦ προτεθέντος προβλήmicroατος ἐξ ἐνδόξων καὶ αὐτοὶ λόγον ὑπέχοντες microηθὲν ἐροῦmicroεν ὑπεναντίον
Le propos de notre travail [sera de] deacutecouvrir une meacutethode gracircce agrave laquelle dabord nous pourrons raisonner [agrave partir] dendoxes sur tout problegraveme proposeacute [gracircce agrave laquelle] aussi au moment de tenir nous-mecircmes un discours nous ne dirons rien de contraire
(ARISTOTE Topiques 100a18-21)
Il preacutecise son propos quelques lignes plus loin
Πρῶτον οὖν ῥητέον τί ἐστι συλλογισmicroὸς καὶ τίνες αὐτοῦ διαφοραί ὅπως ληφθῇ ὁ διαλεκτικὸς συλλογισmicroός τοῦτον γὰρ ζητοῦmicroεν κατὰ τὴν προκειmicroένην πραγmicroατείαν
En premier bien sucircr on doit dire ce quest un raisonnement et par quoi ses espegraveces se diffeacuterencient de maniegravere agrave ce quon obtienne le raisonnement dialectique cest lagrave ce que nous cherchons dans le travail que nous nous proposons
(ARISTOTE Topiques 100a21-25)
Comme lorsque nous disons drsquoune assertion qursquoil srsquoagit drsquoun laquo lieu commun raquo44
Nous retrouvons cette ideacutee dans le mot laquo meacutethode raquo constitueacute du grec laquo ὁδός raquo signifiant la route45
59
Le sujet est le syllogisme dialectique mais pouvons-nous pour le mot syllogisme garder la
deacutefinition qursquoAristote en avait deacutejagrave fait dans les Premiers analytiques Nous croyons que cela
est le cas et nous appuyons ce choix sur le fait qursquoAristote reacutepegravete agrave lrsquoidentique la deacutefinition des
Premiers analytiques directement apregraves le passage des Topiques que nous venons de voir Un
laquo syllogisme raquo (συλλογισmicroὸς [100a25]) est un laquo discours raquo (λόγος) dans lequel nous posons
certaines choses afin drsquoen faire laquo reacutesulter neacutecessairement raquo (ἐξ ἀνάγκης) quelque chose drsquoautre agrave
partir de laquo ce qui avait eacuteteacute poseacute raquo (διὰ τῶν κειmicroένων) Il nrsquoy a donc qursquoune seule syllogistique au
sens drsquoensemble de regravegles logiques 46
La dialectique est pour Aristote une meacutethode permettant de raisonner agrave partir drsquoendoxes
afin de pouvoir par la suite soutenir une thegravese sans se contredire Par endoxe nous entendons
lrsquoantonyme de paradoxe crsquoest-agrave-dire ce qui est approuveacute par le plus grand nombre La traduction
latine probabilis est un faux ami car il faut y voir non ce qui est possible mais ce qui est
approuveacute Lrsquoendoxe est donc ce qui est reconnu par les grands hommes nous pourrions dire 47
aujourdrsquohui la communauteacute scientifique Il faut y voir en substance un concept proche de celui de
paradigme Toute la diffeacuterence entre les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques
serait contenue dans la nature des preacutemisses utiliseacutees Les regravegles logiques applicables crsquoest-agrave-
dire les formes valides de syllogismes sont identiques drsquoun syllogisme agrave lrsquoautre Mais si les
syllogismes dialectiques reposent sur des endoxes ces derniers ne produisent aussi que des
endoxes En logique modale nous dirions que ce qui est reconnu du plus grand nombre nrsquoest pas
pour autant neacutecessaire Les conclusions peuvent donc aussi ne pas ecirctre neacutecessaires (ce qui est
valide mdash qui respecte les regravegles de la logique mdash nrsquoest pas neacutecessairement vrai drsquoautant plus que
Nous prenons ici pour reacutefeacuterence le travail de Benoicirct Castelneacuterac qui deacuteclare 46
laquo Albeit the most frequent one the reduction (apagocircgecirc) is only one type of lsquodemonstration through impossibilityrsquo in the Prior Analytics raquo en se basant sur les travaux de Robin Smith (SMITH 1989 p 141ndash142)
Sur ce point de traduction nous suivons agrave la lettre la remarque de Georges Frappier qui fut lrsquoun des 47
premiers agrave remarquer le deacutecalage seacutemantique entre le probabilis latin de Boegravece et le mot laquo probable raquo drsquoaujourdrsquohui (FRAPPIER 1977 115)
60
les endoxes ne sont en fait que les produits de lrsquoinduction du plus grand nombre ) Agrave lrsquoinverse 48
le syllogisme deacutemonstratif produit un savoir puisqursquoil procegravede de preacutemisses vraies Aristote creacuteeacute
une hieacuterarchie avec drsquoune part les syllogisme deacutemonstratifs producteurs de savoir et drsquoautre
part les syllogismes dialectiques producteurs drsquoopinion Les premiers seraient maicirctres dans
lrsquoempire du neacutecessaire les seconds esclaves de lrsquoaccidentel et du contingent
Si ce que nous venons de voir est vrai alors agrave quoi bon eacutecrire les Topiques Comment
justifier lrsquoeacutecriture drsquoun ouvrage mdash le plus long des six composants lrsquoOrganon mdash condamneacute agrave
demeurer infeacuterieur aux Analytiques Au deuxiegraveme chapitre des Topiques Aristote eacutevoque les
utiliteacutes des diffeacuterents syllogismes Il y remarque trois utiliteacutes au syllogisme dialectique
laquo lrsquoexercice raquo (γυmicroνασίαν [101a25]) laquo les entretiens raquo (ἐντεύξεις) et laquo les connaissances de
caractegravere philosophique raquo (φιλοσοφίαν ἐπιστήmicroας)
Pour comprendre en quoi la dialectique est un exercice intellectuel il suffit de voir que la
dialectique est une preacuteparation en vue drsquoeacutechanges scientifiques Les eacuteleacutements du traiteacute contenus
entre les livres II et VII visent agrave deacutevelopper les compeacutetences qui seront neacutecessaires
ulteacuterieurement dans lrsquoexercice scientifique Ceci srsquoexplique par lrsquoidentiteacute des regravegles qui reacutegissent
agrave la fois les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques En bref le topos
dialectique se joint aux topoi deacutemonstratifs parce quils opegraverent agrave partir des mecircmes
raisonnements selon des preacutemisses diffeacuterentes Lrsquoexercice dialectique est un entrainement agrave
lrsquousage des regravegles de la logique mais dans un contexte moins seacuterieux (puisque les preacutemisses ne
sont que probables et non pas certaines comme dans le cas de lrsquoexercice deacutemonstratif) Crsquoest
ainsi qursquoil convient drsquoentendre la notion drsquoentrainement
La seconde utiliteacute concerne les entretiens Il srsquoagit de la rencontre entre un dialecticien et
un scientifique Puisque les deux emploient les mecircme lois logiques (la syllogistique) le
Bien avant de le formuler comme David Hume le fera plus tard les philosophes de lrsquoAntiquiteacute avaient 48
cependant tregraves clairement saisi ce qui allait devenir le laquo problegraveme de lrsquoinduction raquo En proceacutedant du singulier au geacuteneacuteral lrsquoesprit srsquoappuie sur un nombre restreint de possibiliteacutes et en tire une conclusion ayant valeur de regravegle universelle Cependant comme Platon le dira dans le Gorgias (que nous eacutetudierons par la suite) la foule est tregraves largement manipuleacutee et est conduite en eacutechec le nombre nrsquoest en rien garant drsquoune quelconque veacuteriteacute dans la Reacutepublique seul un individu sort de la caverne alors que tous les autres restent dans lrsquoerreur
61
dialecticien peut mettre agrave lrsquoeacutepreuve la position du scientifique Si une position ne tient pas face agrave
la dialectique alors elle nrsquoest pas encore scientifiquement deacutefendable (manque drsquoexplications ou
de preuves) Les entretiens permettent pendant des rencontres entre deux philosophes de mettre
en doute une position deacutefendue par lrsquoun des deux Quand bien mecircme srsquoagirait-il drsquoune preacutemisse
consideacutereacutee comme vraie par le premier il pourrait ne srsquoagir que drsquoune endoxe pour le second le
premier verrait une neacutecessiteacute lagrave ougrave le second ne ne verrait qursquoune possibiliteacute Dans cette
situation le syllogisme dialectique permet donc une laquo mise agrave lrsquoeacutepreuve raquo des positions
deacutefendues
[hellip] apregraves secirctre enquis de lopinion de son adversaire le dialecticien amorce une seacuterie de questions amenant ladversaire agrave approuver une seacuterie de preacutemisses le conduisant agrave conclure le contraire de lopinion donneacutee au deacutepart cest de cette faccedilon que lopinion est dite mise agrave lrsquoeacutepreuve [hellip] Il peut mettre agrave leacutepreuve lopinion elle-mecircme comme nous venons de le dire ou une des preacutemisses de lrsquoadversaire mais en la traitant comme opinion
(FRAPPIER 1977 126)
Cette mise agrave lrsquoeacutepreuve se termine par le scientifique reprenant sa marche possiblement soumis agrave
de nouvelles erreurs mais laquo deacutebarrasseacute raquo par la dialectique des anciennes Agrave lrsquoinverse les
opinions retenues apregraves lrsquoexercice sont des propositions approuvables le scientifique devra en
tenir compte dans sa science (FRAPPIER 1977 125)
Ce qui ne passe pas la mise agrave lrsquoeacutepreuve dialectique est en manque drsquoexplication ou de
preuves Inversement une thegravese qui passe le test entre dans une laquo veacuteraciteacute potentielle raquo
Neacuteanmoins cela ne constitue toujours pas de la science au mieux des points de deacutepart des 49
opinions desquelles on peut mdash ou ne peut pas mdash partir Dans cette perspective la dialectique ne
permet pas la creacuteation drsquoun savoir positif mais plutocirct neacutegatif elle reacutefute ce qui est faux selon ses
propres standards mais ne permet pas pour autant de dire ce qui est vrai La dialectique serait-
Nous avons conscience des limites inheacuterentes agrave notre propos Le mot laquo science raquo repreacutesente 49
eacutetymologiquement un savoir mais le diffeacuterencier de la croyance comme nous le faisons nrsquoest certainement pas une eacutevidence Le lecteur pourra toujours nous objecter que tout savoir aussi scientifique soit-il repose sur la croyance de sa possibiliteacute Nous ne pouvons cependant pas nous permettre pour des raisons meacutethodologiques de reacutediger un lexique entier sur ces notions Nous nous reacutefeacuterons donc par deacutefaut au sens le plus geacuteneacuteral La science est ici lrsquoensemble des savoirs dans le systegraveme drsquoun paradigme coheacuterent la fin de cette coheacuterence eacutetant le deacutebut drsquoune reacutevolution scientifique au sens de Thomas Kuhn
62
elle laquo vide vaine raquo comme le dit Aristote (FRAPPIER 1977 126) Nous voyons eacutemerger ici le
caractegravere informel de la notion drsquoendoxe nous reviendrons sur ce point par la suite
La connaissance des principes premiers
Passons maintenant agrave la troisiegraveme utiliteacute eacutevoqueacutee par Aristote Comment un raisonnement
nrsquoeacutetant pas neacutecessaire peut-il produire des connaissances philosophiques Le passage de
lrsquoἔνδοξα agrave lrsquoἐπιστήmicroη semble profondeacutement contre-intuitif Aristote deacutefinit les principes de
sciences au premier livre des Seconds Analytiques lrsquohypothegravese tout drsquoabord sur laquelle repose
un autre raisonnement Lrsquohypothegravese est conclusion drsquoune science anteacuterieure Lrsquohypothegravese est
possiblement soumise au mecircme examen que la conclusion scientifique dans le deacutebat En
confirmant son hypothegravese comme une conclusion le scientifique confirmera davantage encore
son raisonnement qui ne reposera plus sur du sable mais sur des principes solides et veacuterifieacutes Il y
a bien sucircr le problegraveme de la reacutegression infinie
Cela nous amegravene au second problegraveme lrsquoaxiome Celui-ci laquo ne sera jamais deacutemontreacute mais
sa condition peut ressembler agrave celle de lrsquohypothegravese raquo (FRAPPIER 1977 127) En reacutealiteacute il nrsquoy a
ici pas de grande diffeacuterence lrsquoaxiome eacutetant une hypothegravese explicite inclue dans un systegraveme de
raisonnement la dialectique permet de questionner sa valeur absolue au mecircme titre que les
hypothegraveses
Le veacuteritable changement apparait maintenant avec lrsquoeacutetude des principes premiers
ἔτι δὲ πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ ἑκάστην ἐπιστήmicroην
De plus [ce travail] sert pour les [principes] premiers de chaque science
(Aristote Topiques 101a35)
Ces principes premiers sont anteacuterieurs agrave tout savoir ils repreacutesentent la possibiliteacute mecircme drsquoun
savoir Puisque le syllogisme dialectique repose sur des regravegles il est impossible pour ce dernier
de remettre en cause ses propres principes fondamentaux La dialectique permet donc de par sa
nature investigatrice drsquointerroger ce qui deacutefinit la notion mecircme de savoir scientifique Plus
encore la dialectique permet drsquoaffiner et de repenser les deacutefinitions qui sont les veacuteritables
principes fondateurs de tout savoir puisque ce savoir doit ecirctre communiqueacute agrave autrui La
63
dialectique implique un eacutechange une expression des concepts avec la possibiliteacute constante que
ceux-ci soit eacutetudieacutes La dialectique avance par divisions successives dissociant progressivement
le neacutecessaire du contingent Lrsquoexercice de deacutefinition repose essentiellement sur cette dichotomie
par identification de lrsquoaccidentel Ce qui reste apregraves exercice peut donc ecirctre consideacutereacute drsquoessentiel
ce sur quoi la deacutefinition peut srsquoappuyer (FRAPPIER 1977 129) La mise agrave lrsquoeacutepreuve est donc
neacutecessaire sans quoi le systegraveme serait redondant
Nous pouvons conclure ce premier moment sur la dialectique de maniegravere positive La
dialectique est en effet hieacuterarchiseacutee dans lrsquoœuvre drsquoAristote mais pour des raisons bien
diffeacuterentes de notre postulat de deacutepart Contrairement agrave la citation de WDRoss Les Topiques ne
sont pas laquo suranneacutes raquo au contraire ils repreacutesentent lrsquounique moyen pour srsquoattaquer agrave ce qui vient
avant la science En ce sens la dialectique nrsquoest effectivement pas creacuteatrice de savoir 50
scientifique mais sa meacutethode par endoxes et le respect des regravegles logiques issues de la mecircme
souche que les Analytiques en font lrsquounique moyen de commencer une recherche scientifique De
plus il srsquoagit aussi du seul moyen de remettre en question ce qui apparait agrave la communauteacute
scientifique comme eacutetant des eacutevidences Nous devons cependant garder agrave lrsquoesprit que la
dialectique ne produit aucun savoir deacutefinitif chez Aristote il srsquoagit seulement drsquoune prise de
position reconnue comme fiable dans le contexte du deacutebat scientifique La dichotomie entre
science et dialectique nrsquoeacutetant pas la mecircme chez Platon nous partons du travail que nous venons
de reacutealiser afin drsquoeacutetudier la composition reacuteelle drsquoune joute dialectique et de comprendre ce que
celle-ci peut finalement produire
La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne
Lrsquohistoire de la logique nrsquoest pas sans exemples de projets interpreacutetatifs dont la porteacutee
deacutepassa largement celle de la simple lecture Les conseacutequences eacuteventuelles drsquoun outil mal adapteacute
drsquoun projet mal interpreacuteteacute peuvent ecirctre veacuteritablement deacuteleacutetegraveres pour lrsquoHistoire de la 51
philosophie Agrave la fin du XIXegraveme siegravecle les avanceacutees en matheacutematiques et en logique formelle
Si ce ne sont que des endoxa mais pas agrave comprendre au sens chronologique50
Non pas par lrsquoauteur du projet (qui interpregravete neacutecessairement bien son œuvre) mais par les lecteurs de 51
ce projet
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eacutetaient nombreuses Il semblait alors leacutegitime et feacutecond drsquoaxiomatiser les diffeacuterents champs de la
penseacutee afin drsquoobserver les reacutesultats obtenus Jan Łukasiewicz deacutecida drsquoaxiomatiser la
syllogistique aristoteacutelicienne dans la ligneacutee de lrsquoEacutecole de logique polonaise naissante Son projet
reposait sur le principe drsquoune lineacuteariteacute de la logique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours reacuteciproquement
il devait ecirctre possible selon lui drsquoappliquer des principes contemporains afin de laquo corriger raquo la
syllogistique drsquoAristote
Ainsi la logistique drsquoaujourdrsquohui nrsquoest ni plus ni moins qursquoune suite et une extension de la logique formelle antique Ce nrsquoest pas un courant agrave lrsquointeacuterieur de la logique avec laquelle quelques autres tendances pourraient coexister mais preacuteciseacutement la logique formelle scientifique contemporaine entretient avec la logique antique une relation semblable agrave celle que par exemple les matheacutematiques contemporaines entretiennent avec les Eacuteleacutements drsquoEuclide
(ŁUKASIEWICZ 2010 237 [trad F CAUJOLLE-ZASLAVVSKY])
Nous nrsquoirons pas jusqursquoagrave parler drsquoune erreur de la part de Łukasiewicz mais il faut cependant
reconnaitre lrsquoaspect hautement anachronique drsquoun projet de la sorte
Łukasiewicz a donc fait un choix paradoxal celui drsquoun systegraveme qui utilise intuitivement des regravegles qui ne seront formuleacutees que par [l]es successeurs [drsquoAristote]
(GOURINAT 2011 79)
[Pour Łukasiewicz] la syllogistique drsquoAristote est une axiomatique qui ne se rend pas compte qursquoelle se sert des axiomes que sont les syllogismes car elle ne se rend pas compte que ses syllogismes sont des implications
(GOURINAT 2011 80)
Łukasiewicz nrsquoheacutesite pas agrave laquo corriger le travail drsquoAristote raquo (ŁUKASIEWICZ 2010 130) au regard
de la logique contemporaine Sa restauration ressemble alors davantage agrave un neacuteologisme 52
syllogistico-axiomatique
Notre objectif nrsquoest pas ici de rentrer dans le deacutetail de lrsquoapproche axiomatique de la
syllogistique drsquoAristote opeacutereacutee par Łukasiewicz Nous eacutevoquons lrsquoœuvre de Łukasiewicz afin
drsquoillustrer la borne exteacuterieure de notre travail Nous voulions cependant preacutesenter
Nous pourrions comparer le travail de Jan Łukasiewicz agrave celui drsquoEugegravene Viollet-le-Duc dans le 52
domaine de la restauration architecturale Crsquoest dans ce sens que nous employons le terme de restauration
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lrsquoaxiomatisation de Łukasiewicz afin drsquoeacuteclairer ce qui selon nous est une des raisons de la
mauvaise connaissance et interpreacutetation de la logique grecque En prenant pour modegravele la
logique du systegraveme aristoteacutelicien il apparaicirct que certaines conseacutequences philosophiques furent
deacuteleacutetegraveres pour la bonne compreacutehension de lrsquohistoire de la logique 53
Nous avons vu chez Aristote que le projet dialectique vise lrsquoentrainement la mise agrave
lrsquoeacutepreuve des thegraveses et finalement la remise en question des principes de science Notre objectif
initial est de comprendre la nature des productions dialectiques Premiegraverement nous pouvons
dire drsquoapregraves notre eacutetude aristoteacutelicienne que la dialectique semble produire un certain savoir-
faire dans les entretiens La dialectique est un entrainement agrave la meacutethode deacuteductive et donc agrave la
meacutethode deacutemonstrative en geacuteneacuteral Mais la dialectique permet surtout lrsquointerrogation des
principes de science les principes premiers de la theacuteorie deacutemonstrative Cependant agrave travers
cette interrogation la dialectique nrsquoest productrice que drsquoun savoir drsquoordre neacutegatif la dialectique
ne peut rien asserter positivement elle ne peut que reacutefuter un principe Nous rejoignons ici notre
ideacutee initiale drsquoun apophatisme dialectique Pourtant si lrsquoeacutetude du projet dialectique chez Aristote
peut nous servir de point de deacutepart elle doit ecirctre suivie drsquoune transposition agrave lrsquoœuvre de Platon
Nous allons maintenant nous concentrer sur la nature des joutes dialectiques dans les dialogues
Nous pensons ici aux travaux de Willard Van Orman Quine ou encore de Gottlob Frege dont la lecture 53
de la logique de lrsquoAntiquiteacute nous semble bien souvent anachronique La logique y est consideacutereacutee dans sa continuiteacute historique sans se preacuteoccuper de son aspect contextuel (caractegravere agonistique que nous eacutetudierons dans la suite de notre travail)
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2 La dialectique comme enreacutegimentation
Le tableau de pointage
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et les deux voies de recherche sont les principes fondamentaux qui selon
nous constituent lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate agrave lrsquoœuvre dans la dialectique platonicienne Mais le simple fait
drsquoavoir deacutefini ces principes dans le poegraveme de Parmeacutenide ne permettent pas de dire preacuteciseacutement
comment la dialectique platonicienne fonctionne La suite de notre travail sera donc maintenant
de faire le lien entre la meacutethode eacuteleacuteate mdash que nous appellerons antilogie mdash telle que deacutefinie et
son fonctionnement reacuteel dans les dialogues de Platon Comme eacutevoqueacute preacuteceacutedemment nous ne
parlerons pas drsquoun elenchos standard (Vlastos) qui consisterait en un elenchos reacutefutatif mais
bien plutocirct drsquoun elenchos comme test (dokimasie) par recherche de contradiction Le fait de
trouver une contradiction ne signifie alors pas le soutien attacheacute agrave une autre thegravese inverse Mais
est-ce suffisant pour dire preacuteciseacutement que lrsquohypothegravese de deacutepart propre agrave cette thegravese est fausse
Le raisonnement au cœur de la dialectique eacuteleacuteate repose sur la deacuterivation dimpossibiliteacutes
au moyen de joutes celles-ci se nommant des laquo discours contraires raquo des antilogies De ces
deacuterivations les conclusions agrave tirer sont complexes et ne nous renseignent pas de faccedilon binaire sur
le reacuteel nous lrsquoavions vu avec la precirctresse Diotime de Mantineacutee (Banquet) Lrsquoantilogique eacuteleacuteate
est un entrainement agrave deacuteriver des contradictions agrave partir drsquoune thegravese initiale mais durant
lrsquoexercice dialectique drsquoautres hypothegraveses que la thegravese initiale sont soutenues La repreacutesentation
drsquoune conclusion deacutecoulant drsquoune thegravese initiale est trop simpliste il existe un grand nombre
drsquohypothegraveses intermeacutediaires comme autant drsquoinfeacuterences qui finissent par arriver agrave la conclusion
(le plus souvent une antilogie) Nous consideacuterons que dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate le fait drsquoarriver agrave
une contradiction est simplement le constat que le systegraveme deacutefendu dans son ensemble nrsquoest pas
correct Ce systegraveme est composeacute de lrsquohypothegravese de deacutepart mais aussi de toutes les hypothegraveses
intermeacutediaires Lrsquoensemble de ces hypothegraveses intermeacutediaires forment le laquo tableau de
pointage raquo (MARION 2014 10) 54
Marion emprunte la notion de laquo tableau de pointage raquo (scoreboard) agrave Lewis dans54
LEWIS D 1983 laquo Scorekeeping in a Language Game raquo dans Philosophical Papers Volume 1 Oxford Oxford University Press 233-249
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Questionneur obtient de la sorte des engagements de la part de Reacutepondant aux eacutenonceacutes B1 B2 Bn qui forment avec A le laquo tableau de pointage raquo de Reacutepondant A B1 B2 Bn
(MARION 2014 10)
Le fait de deacuteriver une contradiction en antilogique eacuteleacuteate nrsquoest donc pas une opposition
radicale entre la thegravese de deacutepart (α) et la conclusion (perp) Le tableau de pointage forme un
systegraveme composeacute de toutes les hypothegraveses intermeacutediaires (β1 β2 β3 hellip βn perp) La contradiction
ne porte alors pas uniquement sur la thegravese de deacutepart (α) mais aussi sur chacune des hypothegraveses
intermeacutediaires (βx) Le problegraveme est en fait bien plus complexe Chacune des hypothegraveses
intermeacutediaires est soumise au principe de tiers exclu cependant la contradiction apparaissant
apregraves lrsquoajout de plusieurs hypothegraveses intermeacutediaires il est impossible sur le moment de dire drsquoougrave
le problegraveme vient preacuteciseacutement dans la suite des propositions
Nous pouvons justifier notre propos agrave partir drsquoun passage du Charmide employeacute par
Marion (MARION 2014 17) Dans ce passage le personnage de Critias refuse de se contredire
(reacutefuter son hypothegravese de deacutepart) et preacutefegravere se reacutetracter en partie (sous-entendu revenir en arriegravere
sur les hypothegraveses intermeacutediaires) Noter lecture suggegravere ici que Platon avait conscience de
lrsquoensemble du systegraveme drsquohypothegraveses agrave lrsquoœuvre dans la deacuteduction de preuve
Ἀλλὰ τοῦτο μέν ἔφη ὦ Σώκρατες οὐκ ἄν ποτε γένοιτο ἀλλ εἴ τι σὺ οἴει ἐκ τῶν ἔμπροσθεν ὑπ ἐμοῦ ὡμολογημένων εἰς τοῦτο ἀναγκαῖον εἶναι συμβαίνειν ἐκείνων ἄν τι ἔγωγε μᾶλλον ἀναθείμην καὶ οὐκ ἂν αἰσχυνθείην μὴ οὐχὶ ὀρθῶς φάναι εἰρηκέναι μᾶλλον ἤ ποτε συγχωρήσαιμ ἂν ἀγνοοῦντα αὐτὸν ἑαυτὸν ἄνθρωπον σωφρονεῖν
Mais ceci Socrate reprit-il ne se peut jamais si donc tu penses que ce que jrsquoai dit preacuteceacutedemment conduise neacutecessairement agrave ceci [cette conclusion] jaime encore mieux me reacutetracter en partie et sans rougir avouer que je me suis mal exprimeacute plutocirct que de convenir jamais quun homme puisse ecirctre sage sil ne se connaicirct pas lui-mecircme
(PLATON Charmide 164c-d)
Dans cet exemple Critias opegravere clairement une diffeacuterence entre son point de deacutepart et les
derniegraveres assertions qursquoil vient de tenir Il est donc possible de revenir en arriegravere sur les
hypothegraveses intermeacutediaires sans pour autant remettre en question son hypothegravese initiale
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Comme on peut le voir Critias en tant que Reacutepondant preacutefegravere revenir en arriegravere et reacuteparer son tableau de pointage en rejetant un de ses eacuteleacutements plutocirct que de conceacuteder la contradictoire ce qui deacutemontre que Platon eacutetait parfaitement conscient de cette possibiliteacute et que celle-ci ne le gecircnait nullement
(MARION 2014 17)
Nous venons de voir que la dialectique eacuteleacuteate peut ecirctre comprise sur le principe drsquoun tableau de
pointage comprenant lrsquoensemble des hypothegraveses intermeacutediaires Nous devons maintenant
analyser plus en deacutetails le fonctionnement de lrsquoantilogique eacuteleacuteate En effet Platon choisit de
donner la dialectique eacuteleacuteate comme point de deacutepart de la trageacutedie socratique Si la dialectique
socratique ne se reacutesume pas neacutecessairement agrave la dialectique eacuteleacuteate nous ne pouvons cependant
nier son rocircle initiateur
Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate
Le tableau de pointage ne repreacutesente en reacutealiteacute qursquoune partie du fonctionnement geacuteneacuteral
des joutes dialectiques Ce systegraveme de recherche dialectique que nous appelons antilogique est
reacutegi par un ensemble de regravegles Nous allons maintenant eacutetudier plus en deacutetails lrsquoensemble de ces
regravegles afin de comprendre le fonctionnement preacutecis drsquoune joute eacuteleacuteate Cette interrogation aura
pour objectif de mettre agrave jour la nature preacutecise des productions issues drsquoun exercice dialectique
Mathieu Marion deacutenombre onze regravegles deacutefinissant le deacuteroulement des joutes antilogiques
eacuteleacuteates Nous allons reacutesumer briegravevement le contenu de ces onze regravegles (MARION 2014 9-14) et
voir ce que ces regravegles impliquent Une joute ne peut se faire qursquoentre deux personnes jouant
chacune un rocircle deacutefini Lrsquoun des joueur sera le Questionneur et lrsquoautre le Reacutepondant Le
Questionneur commence la joute en obtenant de Reacutepondant son engagement agrave une thegravese (A)
Cette thegravese est alors supposeacutee pour les besoins de la joute Cela se constate aiseacutement chez
Platon puisque Socrate demande toujours agrave son interlocuteur de deacutefinir telle ou telle notion Le
point de deacutepart sera la thegravese deacutefendue par Reacutepondant La joute a alors pour objectif de voir pour
Reacutepondant srsquoil sera capable de deacutefendre cette thegravese mdash et non pas pour Questionneur de soutenir
une thegravese (contre le dogmatisme de Vlastos)
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La joute est une succession de questions courtes et de reacuteponses affirmatives ou neacutegatives
Ces question sont courtes car elles ne doivent porter que sur une seule assertion agrave la fois afin que
les inscriptions drsquohypothegraveses au tableau de pointage soient le plus claires possible Comme
annonceacute plus haut agrave la thegravese initiale sont ajouteacutees les hypothegraveses reconnues par Reacutepondant
Chaque eacuteleacutement du tableau de pointage est un engagement de la part de Reacutepondant vis-agrave-vis de
Questionneur Le Questionneur ne peut ajouter aucun eacuteleacutement au tableau de pointage tant que
Reacutepondant ne lrsquoa pas conceacutedeacute preacutealablement De la sorte les eacuteleacutements implicites supposeacutes par
Questionneur mais ne figurant pas au tableau de pointage de Reacutepondant ne sont pas
neacutecessairement suffisants pour deacuteriver une contradiction de la joute Reacutepondant est toujours
capable de renier cette hypothegravese implicite de sorte qursquoil faille alors recommencer une joute
Cette regravegle explique aussi laquo lrsquoaveu drsquoignorance raquo (MARION 2014 10) de Socrate impeacuteratif pour
le bon deacuteroulement de la joute Sans cet aveu drsquoignorance Socrate introduirait de lui-mecircme de
nouvelles hypothegraveses deacutetruisant ainsi la proprieacuteteacute du tableau de pointage De plus cette regravegle
introduit aussi une laquo contrainte doxastique raquo (MARION 2014 10) le Reacutepondant doit dire ce qursquoil
pense suivre sa doxa crsquoest-agrave-dire son opinion personnelle
La regravegle suivante est lrsquoinfeacuterence de lrsquoimpossibiliteacute par Questionneur Il srsquoagit du cœur de
lrsquoantilogique eacuteleacuteate Agrave partir de lrsquoensemble des engagements de Reacutepondant Questionneur doit
parvenir agrave infeacuterer une impossibiliteacute (ἀδύνατον) ou une fausseteacute eacutevidente Cette regravegle repose sur 55
le principe de non-contradiction tel que nous lrsquoavions eacutenonceacute plus haut Pour cette raison les
reacuteponses sont reacuteduites agrave laquo oui raquo ou laquo non raquo assurant dans la recherche le caractegravere bivalent des
assertions atomiques Les Eacuteleacuteates avancent drsquoailleurs dans leur raisonnement via les paires de
preacutedicats contradictoires (limiteacute et illimiteacute divisible et indivisible etc)
Nous devons ici faire face agrave un paradoxe Nous avions vu plus haut que lrsquoargument de
Zeacutenon nrsquoest compreacutehensible qursquoen lrsquoabsence du tiers exclu Pourtant la meacutethodologie eacuteleacuteate est
une reacuteduction binaire des assertions de sorte de pouvoir en infeacuterer une contradiction Le principe
de tiers exclu intervient donc dans le raisonnement Nous pouvons sortir de cette impasse si nous
remarquons les deux eacutechelles de grandeur drsquoune joute Au niveau atomique des assertions le
Parmi ces fausseteacutes figurent laquo la reacutefutation lrsquoerreur le paradoxe raquo tel que deacutefini par Aristote dans les 55
Reacutefutations sophistiques [165b12] (MARION 2014 11)
70
principe de tiers exclu fonctionne Une assertion est soit juste soit fausse Il srsquoagit drsquoune logique
bivalente En revanche agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble de la joute il est impossible de reacuteduire la
succession des engagements de Reacutepondant agrave une situation binaire (comme le fait Vlastos)
Chaque engagement atomique peut prendre deux valeurs mais il arrive souvent mdash toujours mdash
qursquoun engagement ne soit pas atomique et repreacutesente en reacutealiteacute une succession drsquoarguments
implicites Les combinaisons sont donc immenseacutement nombreuses leur nombre
vraisemblablement incalculable agrave lrsquoeacutechelle du reacuteel Nous voyons maintenant pourquoi le tiers
exclu ne permet pas le raisonnement par lrsquoabsurde sur lrsquoensemble drsquoun systegraveme mais est
neacutecessaire pour lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage et lrsquoavancement drsquoune joute
Finalement il apparaicirct maintenant que la joute nrsquoest pas une activiteacute neutre il srsquoagit drsquoun
jeu Celle-ci se termine par la victoire de lrsquoun des deux participants Si le Questionneur parvient agrave
infeacuterer une impossibiliteacute drsquoapregraves le tableau de pointage de Reacutepondant et que celui-ci ne peut en
rendre raison alors Questionneur remporte la joute Agrave lrsquoinverse si Questionneur ne parvient pas
agrave infeacuterer une impossibiliteacute Reacutepondant emporte la joute (MARION 2014 12) Nous voyons ici 56
lrsquoaspect contextuel drsquoune joute En effet si dans un tribunal la clepsydre limite drastiquement le
temps de parole il nrsquoen est rien dans une discussion entre amis Afin drsquoempecirccher les joueurs de
perdre volontairement du temps les tactiques dilatoires sont interdites (MARION 2014 12) Il est
aussi interdit drsquoutiliser des sophismes ceux-ci eacutetaient pour la plupart reacutepertorieacutes dans des
manuels et figuraient deacutejagrave dans LrsquoEuthydegraveme dans un ordre fort proche de celui des Reacutefutations
sophistiques (MARION 2014 12) 57
La derniegravere regravegle porte sur le processus drsquoinduction Le Questionneur peut dans le fil de
lrsquoexercice dialectique conceacuteder une universelle affirmative laquo Tous les A sont B raquo Cependant
cela nrsquoest possible que si le Reacutepondant a preacutealablement preacutesenteacute plusieurs instances et si le
Comme crsquoest notamment le cas dans Le Criton Le Gorgias La Reacutepublique56
Marion renvoie ici agrave Dorion (DORION 1995 100) qui eacutetablie la liste suivante de cinq correspondances 57
entre LrsquoEuthydegraveme et les Reacutefutations sophistiques (SE pour Sophisticis Elenchis) 1 E 267c et SE 4 165b31-34 2 E 277a9-b1 et SE 4 166a30-31 3 E 298e4-5 et SE 24 179a39 b14 b39 180a4 4 E 300a et SE 4 166a9-10 5 E 300b et SE 4 166a12-14 10 171a8 a28-30 19 177a12 a25-26
71
Questionneur nrsquoest pas capable de fournir un contre-exemple Dans ce cas seulement
lrsquouniverselle positive est inscrite au tableau des engagements de Reacutepondant La joute nrsquoest donc
pas un long fleuve tranquille au contraire la volonteacute de gagner des deux partis donne un
caractegravere agonistique agrave la joute Le Reacutepondant est en position deacutefensive alors que le
Questionneur est en position offensive
Nous pouvons maintenant conclure cette analyse du fonctionnement des joutes eacuteleacuteates et
de leur influence sur la dialectique socratique Nous voyons clairement que lrsquoantilogique eacuteleacuteate
nrsquoest pas un simple dialogue il srsquoagit drsquoun moment complexe gouverneacute par un ensemble de
regravegles Lrsquoexercice antilogique est parfaitement deacutefini Celui-ci implique un rapport de force entre
deux individus qui srsquoaffrontent pour gagner la joute Nous voyons alors en quoi notre outil
repreacutesentatif logique ne peut pas se reacuteduire agrave une arborescence selon le modegravele de la deacuteduction
naturelle Les arguments avanceacutes par les participants ne convergent pas vers une conclusion de
faccedilon a priori Au contraire les deux partis se divisent et argumentent de sorte que leur
adversaire ne soit plus en situation de deacutefendre sa propre thegravese La dialectique nrsquoest pas une
monologique mais une dialogique de lrsquoargumentation rationnelle Le raisonnement obtenu est un
eacutequilibre entre deux tensions opposeacutees Si la tension est trop forte alors la joute se reacuteduit agrave une
antilogie La suite de notre travail consistera maintenant agrave deacutefinir de faccedilon deacutefinitive notre outil
dialogique de repreacutesentation des joutes dialectiques
72
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux
Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante
Nous venons de le voir la dialectique ne peut se comprendre totalement sans une approche
dialogique Il est non seulement neacutecessaire sur le plan logique drsquoinclure dans les paramegravetres de
lecture la dualiteacute de lrsquoexercice dialectique mais il est surtout impossible de reacuteduire
lrsquoargumentation drsquoune joute de maniegravere monologique sans omettre le contexte de chaque joute
Une joute requiert donc lrsquoacceptation tacite de regravegles crsquoest-agrave-dire diffeacuterentes contraintes
deacutependant soit de la nature mecircme de lrsquoexercice soit du contexte de cet exercice
Lrsquoenchainement hypotheacutetico-deacuteductif des raisonnements en deacuteduction naturelle tente drsquoecirctre
repreacutesentatif de lrsquoavancement drsquoune penseacutee Cependant la deacuteduction naturelle rencontre une
limite dans le cas preacutecis de la dialectique Cette repreacutesentation donne lrsquoillusion drsquoun avancement
lineacuteaire non pas dans le temps mais sur le plan argumentatif En reacutealiteacute la deacuteduction naturelle
ne permet que la repreacutesentation finale de lrsquoargument obtenu mais nrsquoinclut pas les allers-retours
que repreacutesente une joute dialectique telle qursquoillustreacutee par les Eacuteleacuteates et Platon Nous devons donc
terminer le premier moment de notre eacutetude par une mise au point deacutefinitive de ce que nous
entendons par le concept de joute dialectique
Nous le disions plus haut la dialectique se deacutefinit comme un raisonnement argumentatif agrave
plusieurs Il faut donc neacutecessairement ecirctre au moins deux et avoir des thegraveses diffeacuterentes agrave
deacutefendre Dans ce cas la dialectique nrsquoest-elle pas simplement la deacutefense drsquoune thegravese plutocirct
qursquoune autre La dialectique est une activiteacute agrave plusieurs il faut donc y inclure la pluraliteacute des
raisonnements et surtout la maniegravere avec laquelle ces raisonnements deacutependent de la pluraliteacute
En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas une suite de monologues srsquoopposant les uns aux
autres les monologues se reacutepondent srsquoagencent et conduisent la discussion agrave un reacutesultat Ce
reacutesultat nrsquoest donc pas un point drsquoarriveacutee absolu mais est relatif agrave lrsquoactiviteacute dialectique
preacuteliminaire
Nous devons maintenant nous poser la question suivante quelle est la valeur de la veacuteriteacute
du reacutesultat drsquoune joute dialectique Peut-on dire que ce qui reacutesiste agrave lrsquoargumentation dialectique
73
est vrai Agrave lrsquoeacutevidence la critique que nous faisions de lrsquoapproche de Vlastos fonctionne dans sa
reacuteciproque et si le systegraveme est coheacuterent il est cependant possible que la thegravese initiale comporte
une contradiction mais que cette contradiction soit annuleacutee par une autre contradiction issue de
lrsquoun des engagements du tableau de pointage Il est donc impossible de parler de veacuteriteacute au sens
scolastique drsquoadeacutequation de lrsquoecirctre et de la penseacutee Si la veacuteriteacute est un jugement sur le reacuteel une
joute dialectique ne semble produire qursquoune veacuteriteacute infeacuterieure Elle ne produirait mecircme que des
systegravemes argumentatifs en eacutequilibre mais sans rapport direct avec le reacuteel
Nous pouvons alors parler drsquoune veacuteriteacute qui ne serait plus ontologique mais pragmatique
Une veacuteriteacute deacutependant du contexte dialectique une strateacutegie gagnante Cependant cela revient agrave
aborder le problegraveme dans le mauvais sens Ce nrsquoest pas la veacuteriteacute qui ne serait qursquoune strateacutegie
gagnante mais au contraire la strateacutegie gagnante qui jouerait le rocircle drsquoune veacuteriteacute en attendant
potentiellement drsquoecirctre un jour reacutefuteacutee Dans cette optique il convient maintenant de srsquointerroger
sur la nature drsquoune pareille veacuteriteacute nous devons donc observer sous le spectre de la logique
dialogique comment fonctionnent les arguments au sein des raisonnements dialectiques
Questionneur et Reacutepondant
Durant notre eacutetude des regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate nous avons eacutetabli la reacutepartition des
rocircles entre le Questionneur et le Reacutepondant nous garderons volontairement les mecircmes termes
afin de rendre notre argumentation plus coheacuterente et plus compreacutehensible Nous allons emprunter
le modegravele logique deacutejagrave existant de la dialogique ou seacutemantique des jeux
La dialogique nait dans les anneacutees soixante ses deux grands preacutecurseurs sont mdash entre
autres mdash Lorenzen et Conway Une grande part des travaux en seacutemantique des jeux concerne
lrsquointelligence artificielle il srsquoagit de se rapprocher de la reproduction la plus fidegravele drsquoun
entretien entre deux interlocuteurs Cette logique se diffeacuterencie par sa volonteacute de repreacutesenter une
argumentation comme un eacutechange entre diffeacuterentes personnes Lrsquoobjectif nrsquoest donc plus du tout
le mecircme que dans les lectures monologique inspireacutees par la syllogistique aristoteacutelicienne par
exemple La validiteacute drsquoune thegravese ne deacutepend plus drsquoaxiomes ou de formes preacutedeacutefinies Il srsquoagit
pour les participants de trouver une strateacutegie afin de deacutemontrer lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese
74
adversaire ou drsquoempecirccher lrsquoinfeacuterence de cette contradiction Il nrsquoy a donc que deux issues
possibles agrave une joute Soit le Questionneur parvient agrave une impossibiliteacute et il emporte alors la
joute en deacutemontrant que la thegravese de deacutepart eacutetait fausse soit le Questionneur eacutechoue agrave deacutemontrer
lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese et Reacutepondant remporte la joute
Nous voyons que le passage drsquoune repreacutesentation monologique agrave une repreacutesentation
dialogique neacutecessite une approche par questions et reacuteponses Les arguments ne srsquoenchainent pas
de faccedilon absolue comme dans une recherche theacuteorique abstraite mais sont relatifs agrave des
situations ougrave certaines questions impliquent neacutecessairement certaines reacuteponses Agrave chaque
opeacuterateur logique correspond alors une obligation de reacuteponse dont voici la liste 58
La Neacutegation drsquoun terme (notα) implique que le Questionneur reacuteponde par son affirmation (α)
La Conjonction de deux termes (α and β) implique que le Questionneur questionne drsquoabord le premier (1) puis le second (2)
La Disjonction inclusive (α or β) implique que le Questionneur remette en cause lrsquoensemble Dans ce cas le Reacutepondant ayant eacutenonceacute la disjonction nrsquoa qursquoagrave deacutefendre lrsquoun des deux termes au choix (α) ou (β)
Le Conditionnel (α sup β) implique que le Questionneur affirme lrsquoanteacuteceacutedent (α) Srsquoil est impossible pour le Reacutepondant de le nier (notα) alors il doit impeacuterativement deacutefendre le 59
conseacutequent (β)
La Quantification universelle (forallx F(x)) implique que le Questionneur demande agrave 60
veacuterifier lrsquoapplication de la fonction (F) agrave une variable de son choix (x0) Le Reacutepondant doit alors justifier cette application (F(x0))
La Quantification existentielle (existx F(x)) implique que le Questionneur demande un exemple (F(x)) Le Reacutepondant doit alors fournir lrsquoexemple de son choix (F(x0))
Cette liste a pour objectif de montrer comment passer drsquoune logique monologique agrave une
logique dialogique Les connecteurs ne sont plus clairement apparents dans la seconde surtout
Drsquoapregraves (VERNANT 2004 90) Nous avons cependant remplaceacute les termes laquo Opposant raquo et 58
laquo Proposant raquo par laquo Questionneur raquo et laquo Reacutepondant raquo afin de preacuteserver la lineacuteariteacute de notre travail
Le conditionnel est une autre eacutecriture de la disjonction (notα or β)59
La poleacutemique est encore grande au sujet de lrsquousage des quantificateurs par les dialecticiens de 60
lrsquoAntiquiteacute Nous ne deacutesirons pas entrer dans le deacutebat En vertu de la regravegle antilogique drsquoinduction il apparaicirct cependant que les notions drsquouniversaliteacute et drsquoexistence eacutetaient au moins sous-jacentes aux argumentations Cela est suffisant pour que nous eacutevoquions ce cas de figure
75
lorsque ceux-ci sont pris dans le flot du dialogue Notre objectif sera donc maintenant de trouver
comment reacuteduire les dialogues agrave ces confrontations dialogiques sans deacutenaturer ou perdre le
contenu
Repreacutesentation tabulaire
Nous arrivons enfin au terme de notre eacutetude preacuteliminaire lrsquoeacutelaboration drsquoun outil logique
repreacutesentatif propre agrave lrsquoexercice dialectique chez Platon Drsquoapregraves la logique dialogique nous
voyons qursquoune arborescence ne convient pas agrave repreacutesenter fidegravelement le jeu des argumentations
Nous optons pour une repreacutesentation tabulaire Celle-ci aura lrsquoavantage de mettre en vis-agrave-vis les
deux participants de la joute De haut en bas le tableau repreacutesentera la suite des arguments sous
forme de questions et de reacuteponses Nous prenons un exemple extrait de (VERNANT 2004 91)
FIG 5 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DU PRINCIPE DE NON-CONTRACTION
Dans cet exemple nous constatons que le Questionneur a obtenu lrsquoassertion laquo not(p and notp) raquo de la
part de Reacutepondant Questionneur attaque alors la joute en assertant la thegravese opposeacutee laquo (p and notp) raquo
Au troisiegraveme tour le Reacutepondant interroge le Questionneur sur le premier terme laquo 1 raquo de son
assertion laquo p raquo Le Questionneur lui reacutepond en assertant laquo p raquo Au tour suivant le Reacutepondant
interroge laquo 2 raquo le Questionneur sur laquo notp raquo Le Questionneur concegravede alors laquo notp raquo Agrave cet instant
la joute est termineacutee nous constatons que le Questionneur a asserteacute agrave la fois laquo p raquo et laquo notp raquo ce
Ordre des tours Questionneur Reacutepondant
1 not(p and notp)
2 (p and notp)
3 1
4 p
5 2
6 notp
7 p
Victoire de Reacutepondant
76
qui provoque une impossibiliteacute par antilogie Le Reacutepondant est victorieux Sa thegravese de deacutepart
laquo not(p and notp) raquo est donc une strateacutegie gagnante qui devient dans le cadre de cette joute une veacuteriteacute
Lrsquoexemple ici preacutesenteacute peut sembler paradoxal Il srsquoagit tout du moins drsquoun cas particulier
puisque la victoire est deacutefinie par le principe de non-contradiction lui-mecircme au cœur de la joute
Lrsquoexemple suivant (VERNANT 2004 102) est bien plus complexe et repreacutesente la joute
opposant un meacutedecin (Questionneur) agrave sa patiente (Reacutepondant) Nous allons voir comment la
repreacutesentation dialogique tabulaire permet la mise en eacutevidence drsquoun sophisme (ici la neacutegation de
lrsquoanteacuteceacutedent)
FIG 6 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT
Les nombres entre crochets indiquent le tour de la formule viseacutee par lrsquoattaque La thegravese de deacutepart
repreacutesente le sophisme de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Celle-ci srsquoinspire de la neacutegation du
conseacutequent (modus tollens) qui elle est logiquement correcte
FIG 7 NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT ET NEacuteGATION DU CONSEacuteQUENT
Tours Questionneur Reacutepondant
1 [(A sup B) and notA] sup notB
2 (A sup B) and notA
3 1
4 (A sup B)
5 A
6 B
7 2 [2]
8 notA
9 notB [1]
Victoire de Questionneur
Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Neacutegation du conseacutequent
A sup B notA ⊢ notB A sup B notB ⊢ notA
77
Nous allons essayer de comprendre la strateacutegie ici agrave lrsquoœuvre Vernant nous explique que la
proposition (A) signifie laquo lrsquoenfant est atteint drsquoune maladie heacutereacuteditaire raquo et la proposition (B)
signifie laquo le parent est atteint de la maladie heacutereacuteditaire raquo La thegravese de deacutepart du parent
(Reacutepondant) consiste agrave dire que si son enfant nrsquoest pas atteint de cette maladie alors lui (le
parent) nrsquoen souffre pas Analysons la table de veacuteriteacute de la situation
FIG 8 TABLE DE VEacuteRITEacute DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT
Nous avons ici indiqueacute le connecteur principal avec le symbole laquo raquo Nous repeacuterons que le seul
moment ougrave cette formule est fausse correspond au cas laquo notA and B raquo i e la patiente refuse
drsquoadmettre qursquoelle puisse ecirctre atteinte de la maladie heacutereacuteditaire laquo B raquo alors que son enfant ne
souffre pas de cette maladie laquo notA raquo Nous remarquons dans la repreacutesentation tabulaire que les
deux assertions laquo B raquo et laquo notA raquo sont les deux coups joueacutes par le Questionneur La strateacutegie du
meacutedecin est donc gagnante
Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique
Lrsquointeacuterecirct de cette repreacutesentation nrsquoest pas simplement graphique il srsquoagit drsquoune
compreacutehension philosophique radicalement diffeacuterente Premiegraverement lrsquoargumentation dans une
joute deacutevoile un caractegravere pragmatique Lrsquoobjectif nrsquoest pas de trouver un absolu commun mais
de finir vainqueur de la joute
La novation srsquoavegravere essentiellement philosophique Est introduite explicitement la dimension pragmatique en logique Alors qursquoen logique standard la proposition excluait toute dimension eacutenonciative pour se reacuteduire agrave un simple porteur de valeur de veacuteriteacute en logique dialogique chaque proposition est veacuteritablement une proposition eacutemanant drsquoun interlocuteur qui srsquoengage sur elle par un acte drsquoassertion De plus un tel acte de discours prend place dans un jeu dialogique
[(A sup B) and notA] sup notB
1 1 1 0 0 1 0
1 0 0 0 0 1 1
0 1 1 1 1 0 0
0 1 0 1 1 1 1
78
(Dialogspiel) entre proposant et opposant On a affaire agrave un jeu de langage qui relegraveve de la discussion rationnelle Degraves lors chaque proposition prend sens en fonction de son utilisation opeacuteratoire dans le jeu dialogique On ne pense plus en termes drsquoaxiomes mais de systegraveme opeacuteratoire de validiteacute mais de strateacutegie gagnante non plus de repreacutesentation mais drsquoaction
(VERNANT 2004 94)
Le deacutesir de victoire et le caractegravere pragmatique sont deux nouveaux paramegravetres que nous ne
pouvions veacuteritablement observer avant de passer par la repreacutesentation dialogique Agrave cela nous
voyons aussi que cette repreacutesentation met en valeur les erreurs commises par un des deux
interlocuteurs Cela sera drsquoune grande importance dans le cas des dialogues de Platon ougrave le
personnage de Socrate semble parfois diriger voire manipuler ses interlocuteurs Nous pourrons
alors souligner ces moments meacutetalogiques
Le premier moment de notre eacutetude est maintenant termineacute Nous avons analyseacute la
dialectique depuis les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave Aristote (de maniegravere non-exhaustive) afin de comprendre
ce qui pouvait fonder un socle commun Lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans son rapport agrave lrsquoantilogie place
lrsquoexercice dialectique dans un rapport de force que nous ne pouvions repreacutesenter logiquement La
dialectique nrsquoest donc pas strictement diffeacuterente du dialogue dans sa faccedilon drsquoecirctre elle ne
constitue qursquoune enreacutegimentation de celui-ci Notre choix drsquoune repreacutesentation tabulaire tregraves
inspireacutee de la logique dialogique nous apparut comme un compromis permettant de repreacutesenter
les raisonnements logiques dans la temporaliteacute du dialogue en suivant lrsquoordre des tours De cette
repreacutesentation nous avons deacuteduit une nouvelle deacutefinition de la veacuteriteacute chevauchant celle de
validiteacute Dans une joute le concept de veacuteriteacute est assimileacute agrave celui de strateacutegie gagnante
Cependant si chaque joute est un exercice contextuel comment pouvons-nous donner agrave ces
veacuteriteacutes un champ drsquoapplication supeacuterieur agrave celui du dialogue Il semble que la veacuteriteacute drsquoune joute
ne nous apprenne rien ou presque sur le reacuteel Cette veacuteriteacute est purement pragmatique Agrave cet
instant la diffeacuterence entre Socrate et lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoest plus clairement identifiable
79
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE
Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes
La nature des joutes impose agrave ses productions un caractegravere relatif La dialectique ne serait
pas productrice drsquoune veacuteriteacute sur le monde mais drsquoune veacuteriteacute relative au dialogue drsquoapregraves ce que
nous venons de voir Notre objectif initial eacutetait de se munir drsquoun outil capable de mieux
interpreacuteter la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon Cependant nous devons
maintenant faire face agrave un problegraveme drsquoun autre ordre Puisque la dialectique en tant que
raisonnement relatif est lrsquounique outil du philosophe pour Platon comment peut-on diffeacuterencier
le philosophe du sophiste En effet les conclusions du chapitre preacuteceacutedent sont sans appel et
historiquement tregraves paradoxales puisque nous nous trouvons face agrave une conception antireacutealiste
de la veacuteriteacute chez Platon
Notre interrogation ne repose pas ici sur des aspects purement pratiques mdash comme
lrsquoabsence de salaire pour lrsquoun et non pour lrsquoautre mdash mais sur le fond veacuteritable des deux
meacutethodes LrsquoHistoire de la philosophie a longtemps eu tendance agrave deacutenigrer les sophistes au
profit des philosophes ce pheacutenomegravene que nous appelons manicheacuteisme historique ne semblerait
pas fondeacute mdash au regard de notre eacutetude fonctionnelle sur les joutes Si la dialectique ne peut
deacutepasser le simple cadre du dialogue comment peut-on diffeacuterencier le philosophe du sophiste
En vertu de quel principe lrsquoun serait-il meilleur que lrsquoautre Ce problegraveme se posait deacutejagrave agrave
lrsquoeacutepoque de Socrate En effet ce dernier eacutetait consideacutereacute par un grand nombre de ses
contemporains comme un sophiste parmi les autres comme en teacutemoigne la piegraveces les Nueacutees
drsquoAristophane Dans lrsquoexemple suivant Aristophane semble ne faire aucune diffeacuterence entre les
sophistes et la personne de Socrate Socrate serait un sophiste parmi les autres
ΦΕΙΔΙΠΠΊΔΗΣ Αἰβοῖ πονηροί γ᾿ οἶδα Τοὺς ἀλαζόνας τοὺς ὠχριῶντας τοὺς ἀνυποδήτους λέγεις ὧν ὁ κακοδαίμων Σωκράτης καὶ Χαιρεφῶν
PHILIPPIDE Tu veux parler de ces charlatans De ces arrogants ces individus au teint jaune ces va-nu-pieds au nombre desquels est ce mauvais geacutenie de Socrate et Cheacutereacutephon
80
(ARISTOPHANE Nueacutees 104)
Lrsquoun des eacuteleacutements fondamentaux du caractegravere sophistique de Socrate serait sa capaciteacute agrave avoir
deux discours lrsquoun faible et lrsquoautre fort
ΣΩΚΡΆΤΗΣ τί δῆτα πότερα τοῦτον ἀπάγεσθαι λαβὼν βούλει τὸν υἱόν ἢ διδάσκω σοι λέγειν
ΣΤΡΕΨΙΆΔΗΣ δίδασκε καὶ κόλαζε καὶ μέμνησrsquoὅπως εὖ μοι στομώσεις αὐτόν ἐπὶ μὲν θάτερα οἷον δικιδίοις τὴν δrsquoἑτέραν αὐτοῦ γνάθον στόμωσον οἵαν ἐς τὰ μείζω πράγματα
ΣΩΚΡΆΤΗΣ ἀμέλει κομιεῖ τοῦτον σοφιστὴν δεξιόν
SOCRATE Quoi donc Veux-tu plutocirct ramener ton fils [avec toi] ou que je linstruise agrave discourir
STREPSIADE Instruis-le punis-le et souviens-toi de bien lui aiguiser la langue afin qursquoil en ait une [de langue] pour les petites causes et lautre pour les affaires plus graves
SOCRATE Ne sois pas inquiet tu auras chez toi un sophiste habile
(ARISTOPHANE Nueacutees 1105-1110)
Dans cet extrait les deux dialogues eacutevoqueacutes rejoignent la conception drsquoune veacuteriteacute purement
pragmatique Les sophistes peuvent toujours employer soit un discours fort soit un discours
faible Mais si tel est aussi le cas de Socrate comme le sous-entend Aristophane alors la veacuteriteacute
nrsquoaurait aucune valeur Cependant nous ne devons pas perdre drsquoesprit que le personnage de
Socrate repreacutesenteacute par Platon nrsquoa qursquoune faible valeur historique Gardons en vue que nous nous
attachons uniquement agrave comprendre la figure du philosophe chez Platon mecircme si nous le
nommons Socrate
Notre travail a maintenant pour objectif de comprendre les relations que Socrate entretient
avec les sophistes dans les dialogues Nous tacirccherons de voir au niveau dialectique quels
peuvent ecirctre les critegraveres permettant de diffeacuterentier Socrate des sophistes Cette eacutetape est
neacutecessaire dans la mesure ougrave cette distinction conditionnera notre outil repreacutesentatif En mettant
agrave la lumiegravere le critegravere de distinction entre le philosophe et les sophistes nous serons agrave mecircme
drsquoadapter notre outil en conseacutequence
81
Agrave partir de nos hypothegraveses de deacutepart notamment la possibiliteacute de deacutepasser les apories
apparentes de la dialectique socratique nous dirigerons notre eacutetude dans le sens positif drsquoune
distinction possible entre Socrate et les sophistes Lrsquoinverse serait envisageable sur un plan
historique Cependant nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute plusieurs fois la nature theacuteacirctrale des œuvres de
Platon Et dans lrsquoensemble du corpus il nrsquoy aurait eu aucune raison pour que Platon reacutealisacirct une
distinction entre Socrate et les sophistes srsquoil ne pensait pas cette dichotomie fondeacutee Ce moment
de notre eacutetude aura pour objectif de comprendre sur quoi repose la diffeacuterence de traitement opeacutereacute
par Platon entre Socrate et les sophistes Une fois que nous aurons analyseacute ce critegravere de
distinction nous nous en servirons pour affiner notre outil repreacutesentatif de lrsquoexercice dialectique
82
1 Contexte drsquoapparition de la dialectique
Rationalisme et antirationalisme
La distinction entre lrsquoexercice philosophique et la sophistique ne repose pas dans la nature
des joutes Nous devons donc sortir des joutes pour comprendre la dialectique dans un espace
plus grand Nous avons preacuteceacutedemment vu que le projet dialectique se deacutefinissait par sa capaciteacute agrave
remettre en question les principes des sciences les principes premiers Nous deacutecidons de
commencer cette eacutetude par une mise en contexte de la penseacutee platonicienne au sein de lrsquoactiviteacute
philosophique de son temps Quelle est la perspective philosophique propre agrave Platon par rapport
aux autres philosophes de son temps Ici il nrsquoest plus question de theacuteacirctraliteacute mais bien du fond
meacutetaphysique agrave lrsquoorigine de cette activiteacute Il nous semble leacutegitime de consideacuterer au regard de
son impact sur la philosophie occidentale en geacuteneacuteral que Platon eacutetait un penseur diffeacuterent
incarnant une nouvelle maniegravere de pratiquer lrsquoactiviteacute philosophique
Platon nrsquoest pourtant pas le premier philosophe en Gregravece Avant lui drsquoautres pratiquaient
aussi ce que nous appelons aujourdrsquohui la philosophie Dans ce cas quel peut ecirctre lrsquoeacuteleacutement cleacute
de la seacuteparation entre Platon et le reste des philosophes de son temps Cet eacuteleacutement devra drsquoune
part justifier le caractegravere unique de la penseacutee platonicienne mais aussi rendre raison de notre
travail et expliquer en quoi la dialectique socratique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon se
distingue de lrsquoactiviteacute sophistique
Il est de coutume de dire que la distinction fondamentale entre les premiers philosophes et
leurs preacutedeacutecesseurs repose sur un usage speacutecial de la raison le λόγος Le λόγος incarne un projet
rationaliste Il nrsquoest drsquoailleurs pas surprenant de trouver parmi ces premier philosophes des
matheacutematiciens devenus ceacutelegravebres par la suite tels que Thalegraves et Pythagore Mais cet usage de la
raison nrsquoest pas suffisant pour justifier une distinction aussi forte drsquoavec les poegravetes par exemple
Il est impossible de dire que les œuvres homeacuteriques sont deacutenueacutees de λόγος comme toute activiteacute
humaine en geacuteneacuteral Nous devons alors voir la naissance de la philosophie comme un nouvel
emploi du λόγος un projet de rationalisation du monde Cette rationalisation se distingue alors
de ce que les poegravetes pouvaient faire non pas dans la meacutethode mdash il srsquoagit du mecircme λόγος mdash mais
dans le cadre drsquoapplication de cette meacutethode Nous pourrions dire que les poegravetes rationalisent un
83
monde dont ils sont eux-mecircme les deacutemiurges alors que les premiers philosophes mettent le
λόγος au profit drsquoune quecircte diffeacuterente la rationalisation de notre monde
De cette tentative de rationalisation apparaissent rapidement deux pocircles opposeacutes en
tension agrave lrsquoorigine de tous les deacutebats Le premier pocircle (pocircle de lrsquouniteacute) est constitueacute de lrsquoEacutecole
drsquoEacuteleacutee avec principalement Parmeacutenide Zeacutenon et Meacutelissos Le second pocircle (pocircle de la pluraliteacute)
est principalement incarneacute par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese mais aussi Pythagore Deacutemocrite Empeacutedocle
ou Hippocrate Nous allons eacutetudier agrave la suite ces deux Eacutecoles afin de comprendre leurs
interactions mutuelles et leurs influences sur le deacutebat dialectique agrave lrsquoeacutepoque de Platon
La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle
Au projet rationaliste eacuteleacuteate srsquooppose la penseacutee de la contradiction incarneacutee notamment
par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese Pour Heacuteraclite laquo la guerre raquo (τὸν πόλεmicroον [fr80] ) est un principe 61
laquo commun raquo (ξυνόν) Peu apregraves Heacuteraclite deacuteclare que la laquo justice raquo (δίκην) mecircme pratique la
laquo discorde raquo (ἔριν) Dans un autre fragment le penseur drsquoEacutephegravese affirme que laquo toutes les
choses raquo (πάντα [fr8] ) laquo surviennent raquo (γίνεσθαι) laquo du fait de la discorde raquo (κατ ἔριν) 62
Cependant croire que la penseacutee heacuteracliteacuteenne srsquooppose au λόγος est faux
Dans le passage suivant correspondant au premier fragment le penseur drsquoEacutephegravese en
appelle au λόγος mdash vu ici selon nous comme principe de la rationaliteacute Heacuteraclite note alors la
preacutesence manifeste drsquoincoheacuterences entre ce principe exempt de contradictions et le reacuteel toujours
en action
γινομένων γὰρ πάντων κατὰ τὸν λόγον τόνδε ἀπείροισιν ἐοίκασι πειρώμενοι καὶ ἐπέων καὶ ἔργων τοιούτων ὁκοίων ἐγὼ διηγεῦμαι κατὰ φύσιν διαιρέων ἕκαστον καὶ φράζων ὅκως ἔχει
CELSE Origegravene contre Celse VI 4261
ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque Θ 2 1155b462
84
Bien que toutes choses surviennent drsquoapregraves cette raison ils ne semblent y avoir aucun acte de paroles et de faits tels que je les expose distinguant leur nature et eacutenonccedilant comment ils sont
(HEacuteRACLITE drsquoEacutephegravese fr1) 63
Heacuteraclite sans doute agrave partir du constat empirique ne peut reacuteduire le reacuteel agrave lrsquouniteacute Ce qursquoil
appelle laquo discorde raquo repreacutesente lrsquoensemble des interactions agrave lrsquoorigine du mouvement et du
devenir Suivant les hypothegraveses parmeacutenidiennes lrsquouniteacute ne permettrait aucun changement ni
aucun mouvement La penseacutee heacuteracliteacuteenne tente de penser la pluraliteacute du reacuteel et cela ne peut
passer que par une penseacutee de lrsquoalteacuteriteacute Selon Heacuteraclite la laquo discorde raquo repreacutesente lrsquointeraction de
deux entiteacutes disparates primordiales neacutecessaires agrave la possibiliteacute du reacuteel
Mais cette alteacuteriteacute nrsquoest pas exteacuterieure Heacuteraclite tout en ne niant pas le λόγος considegravere
cette alteacuteriteacute au sein mecircme de lrsquoecirctre En effet le λόγος est le principe de non-contradiction de
lrsquoecirctre la discorde apparaicirct agrave cause de la preacutesence de non-ecirctre au cœur de lrsquoecirctre Dans cette
lecture seulement nous pouvons expliquer comment le λόγος garantit la coheacuterence ontologique
dans un contexte de discorde meacutetaphysique
Nous devons opeacuterer une nuance dans notre deacutenomination de position heacuteracliteacuteenne
antirationaliste En ajoutant agrave lrsquoecirctre le non-ecirctre plein de contradictions la position heacuteracliteacuteenne
deacutepasse le cadre du simple conflit rationalisme et antirationalisme cette dichotomie est deacutejagrave
rationaliste Cette opposition entre rationalisme et antirationalisme repose sur une opposition
reprenant la forme du principe de non-contradiction crsquoest-agrave-dire un principe rationaliste
Heacuteraclite deacutepasse cette opposition Il devient alors impossible de contredire Heacuteraclite agrave partir
drsquoune contradiction puisque Heacuteraclite integravegre les contradictions dans son ontologie En cela
lrsquoargumentation eacuteleacuteate ne peut affaiblir la penseacutee heacuteracliteacuteenne Au contraire celle-ci semble
mecircme lrsquoappuyer Chez Heacuteraclite la contradiction nrsquoest plus une deacutefaite dialectique crsquoest une
victoire
Nous semblons bien loin de notre point de deacutepart la dialectique chez Platon Bien au
contraire nous sommes ici au cœur de lrsquoorigine de la dialectique Celle-ci se deacutefinit comme le
SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 13263
85
dialogue initial entre les tenants eacuteleacuteates du principe de non-contradiction reposant sur lrsquouniteacute
onto-eacutepisteacutemologique et les partisans heacuteracliteacuteens de la pluraliteacute
Si le rationalisme ne sait reacutefuter qursquoen deacutecouvrant agrave partit de preacutesupposeacutees rationalistes des contradictions dans la thegravese adverse il ne pourra jamais lrsquoemporter sur lrsquoantirationalisme lequel ne croit aux preacutesupposeacutes du rationalisme ni au principe de non-contradiction Pour espeacuterer contrer lrsquoantirationalisme heacuteracliteacuteen le rationalisme doit engager une argumentation plus complexe que les simples antilogies de Zeacutenon Bien plus il doit se deacutegager du rationalisme parmeacutenidien lui-mecircme lequel conduit finalement [hellip] agrave une autre forme contraire drsquoantirationalisme
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 39)
De ce conflit reacutesulte une tension la dialectique Les deacutebuts de lrsquoHistoire de la philosophie de
lrsquoAntiquiteacute sont intimement lieacutes agrave la naissance du projet rationaliste Cependant lrsquoeacutevolution du
projet philosophique deacutepasse ce projet Le programme platonicien est un effort de retour agrave
lrsquoeacutequilibre depuis cette tension initiale ce qursquoaffirme sans nuance lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee dans la
gigantomachie du Sophiste
De la mecircme maniegravere Proclus dans son Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon deacuteclare
que lrsquoorigine de la philosophie doit se comprendre agrave travers un jeu drsquoinfluence et que la position
de Platon est celle drsquoun intermeacutediaire
Lrsquoeacutecole ionienne srsquooccupe de la physique lrsquoitalienne des intelligibles lrsquoattique tient le milieu
(DUMONT 1991 IV) 64
Cette lecture geacuteographique des fondements de la philosophie et donc de la dialectique nous
permet de comprendre la position si particuliegravere de Platon dans le panorama philosophique de
son eacutepoque
Nous avons vu agrave de nombreuses reprises le vaste heacuteritage leacutegueacute par les Eacuteleacuteates agrave Platon
ceux que Proclus nomme ici laquo lrsquoeacutecole italienne raquo Mais il existe aussi un heacuteritage dont nous
nrsquoavons que tregraves peu parleacute celui de Pythagore qui est aussi agrave comprendre comme faisant partie
de cette eacutecole italienne Pour le second pocircle drsquoinfluence il faut savoir que lrsquoeacutecole ionienne ne se
Citant (PROCLUS In Parmenidem I 12 [trad DUMONT])64
86
borne pas qursquoagrave Thales Anaximandre ou Anaximegravene mais aussi qursquoHeacuteraclite drsquoEacutephegravese est
justement un repreacutesentant de lrsquoeacutecole ionienne En deacutefinissant lrsquoeacuteleacutement constitutif du monde
comme eacutetant laquo le conflit lrsquoaltercation raquo (Πόλεmicroος) il srsquoinscrit parfaitement dans cette recherche
physique initieacute par Thales quelques siegravecles auparavant
Il srsquoagit maintenant pour nous de comprendre comment Platon prend position par rapport agrave
cette heacuteritage heacuteracliteacuteen et deacutepasse cette opposition primordiale entre rationalisme et
antirationalisme Nous connaissons bien sucircr la place que lrsquoeacutecole eacuteleacuteate occupe dans la
dialectique voire dans la meacutetaphysique platonicienne dans son ensemble Cependant il serait
naiumlf de penser que Platon ne srsquoinscrit que dans une seule ligneacutee Un bref passage de Diogegravene
Laeumlrce nous apprend drsquoailleurs que Platon suivit des cours des Eacuteleacuteates ainsi que drsquoun certain
Cratyle disciple drsquoHeacuteraclite bien que la penseacutee de celui-ci semble srsquoecirctre en partie eacuteloigneacutee de
celle du maicirctre drsquoEacutephegravese drsquoapregraves le Cratyle de Platon
Ἐκείνου δ ἀπελθόντος προσεῖχε Κρατύλῳ τε τῷ Ἡρακλειτείῳ καὶ Ἑρμογένει τῷ τὰ Παρμενίδου φιλοσοφοῦντι
Apregraves la mort [de Socrate] il suivit les leccedilons de Cratyle disciple drsquoHeacuteraclide et celles drsquoHermogegravene philosophe de lrsquoeacutecole de Parmeacutenide
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)
Comment pouvons-nous preacuteciseacutement interpreacuteter cet heacuteritage Le dialogue du Cratyle nous
renseigne sur un centre drsquointeacuterecirct crucial de la penseacutee platonicienne la nature du langage Nous
devons cependant ecirctre prudents la majoriteacute des travaux de linguistique prenant ce dialogue pour
exemple semblent deacutenaturer la finesse du trait platonicien pour faire place agrave un dualisme
parfaitement anachronique Agrave de nombreuses reprises nous lisons qursquoHermogegravene soutient lrsquoideacutee
selon laquelle il nrsquoexisterait pas de lien entre signifiant et signifieacute (adoptant ainsi la position de
Saussure avant lrsquoheure) alors que Cratyle serait un partisan du sens intrinsegraveque des mots La
lecture la plus correcte du texte serait selon nous celle proposeacutee par Jean-Louis Vaxelaire
La trame du dialogue est classique deux personnages ayant des vues opposeacutees interpellent Socrate pour qursquoil arbitre leur deacutebat Le thegraveme est indiqueacute par le sous-titre laquo sur la justesse des noms raquo et si lrsquoon suit Baratin amp Desbordes (1981 16) 65
Baratin M amp Desbordes F (1981) Lrsquoanalyse linguistique dans lrsquoantiquiteacute classique mdash I Les theacuteories 65
ParisKlincksieck
87
la langue doit ecirctre conforme aux choses pour les deux protagonistes mais le moyen drsquoy parvenir est distinct Hermogegravene estime que laquo la nature nrsquoassigne aucun nom en propre agrave aucun objet crsquoest affaire drsquousage et de coutume chez ceux qui ont pris lrsquohabitude de donner les noms raquo (Platon 1989 384d-e) alors que pour Cratyle 66
laquo le nom est un ensemble (strictement) deacutetermineacute de lettressons qui nomme (correctement) la chose nommeacutee parce qursquoil correspond agrave la nature de celle-ci et lui est attribueacute raquo (Mouraviev 1985 167) 67
(VAXELAIRE 2014 537)
Quiconque lit le dialogue du Cratyle ne peut qursquoecirctre eacutetonneacute par la reacutepartition des rocircles et des
thegraveses deacutefendues Hermogegravene est traditionnellement preacutesenteacute comme un disciple drsquoEacuteleacutee or ce
dernier est pourtant le repreacutesentant de lrsquoideacutee selon laquelle le langage ne serait qursquoune
convention de sorte que Platon fait drsquoHermogegravene un porte-parole de Protagoras absent du
dialogue mais dont la thegravese sera eacutetudieacutee (comme ce fut le cas dans le Theacuteeacutetegravete) Agrave lrsquoinverse
Cratyle soutient la thegravese drsquoun lien a priori entre la nature du mot et la nature de lrsquoecirctre qursquoil
deacutesigne
Quel peut ecirctre lrsquointeacuterecirct de ce dialogue dans le cadre de notre eacutetude sur la dialectique
Nrsquoest-ce pas la simple illustration drsquoun usage mdash habituel mdash de cette derniegravere pour tenter
drsquoarbitrer deux positions comme dans un grand nombre drsquoautres dialogues Agrave lrsquoeacutevidence oui
il y a de la dialectique dans la structure de lrsquoargumentation Mais cependant ce dialogue plus
que tout autre nous renseigne sur la porteacutee des mots et ce que lrsquoon peut ecirctre en droit drsquoattendre
de ceux-ci Or toute recherche dialectique se fait par le langage crsquoest une activiteacute
neacutecessairement linguistique Cette ideacutee nrsquoest pas nouvelle puisque Paul Janet la deacutefendais deacutejagrave il
y a plus drsquoun siegravecle et demi
Platon (1989) laquo Cratyle raquo Ion Meacutenexegravene Euthydegraveme Cratyle Paris Gallimard p 101-7766
Mouraviev SN (1985) laquo La premiegravere theacuteorie des noms de Cratyle (essai de reconstruction) raquo Studia 67
Di Filosofia Preplatonica Ed M Capasso et al Naples Bibliopolis p 159-72
88
La discussion de Cratyle vient de nous le montrer lrsquoeacutetude des mots peut ecirctre drsquoun grand secours pour la connaissance des essences des choses En rattachant la science des mots agrave la science des reacutealiteacutes Platon fait de la grammaire une science philosophique et dans ce sens on comprend que Proclus ait dit que le Cratyle est un dialogue dialectique On sait de plus lrsquoimportance que lrsquoeacutecole socratique attache agrave la deacutefinition Or la science des deacutefinitions suppose la science du langage
(JANET 1848 53)
Il nous importe alors de comprendre la position qursquoadopte Platon face au repreacutesentant de la
position sophistique de Protagoras Ce que Janet appelle une science des deacutefinitions est bien
selon nous lrsquoeffort dialectique platonicien celui dont lrsquoobjectif sera de dire quelque chose de vrai
sur le monde
Nous passons volontairement la progression du dialogue pour eacutetudier la conclusion
socratique finale position dite laquo intermeacutediaire raquo entre celle drsquoHermogegravene et celle de Cratyle
Comme toujours il est deacutelicat de dire preacuteciseacutement si cette thegravese finale est celle de Platon ou srsquoil
ne srsquoagit que drsquoune illustration de lrsquoexercice du dialogue Socrate conclut en faisant des mots les
laquo images raquo (εἰκὼν[432b]) en utilisant le principe de la laquo repreacutesentation par la peinture raquo (γράmicromicroα
[430e]) des ecirctres Il nous importe de prendre la mesure de cette deacutefinition En faisant des mots
les repreacutesentations fondeacutees mais jamais parfaites des ecirctres il semble que tout lrsquoart deacutefinitionnel
proposeacute par lrsquoexercice dialectique soit voueacute agrave une certaine incompleacutetude Il nrsquoest jamais
totalement possible de saisir par la parole une reacutealiteacute de la mecircme maniegravere qursquoil serait impossible
de saisir parfaitement un modegravele agrave travers une reproduction de ce dernier La nature seacutemantique
de la joute invite alors agrave la prudence les contradictions ne megravenent pas agrave des veacuteriteacutes positives
89
2 La figure du sophiste
Le personnage du Gorgias
Agrave la suite de notre premier chapitre nous avons vu que la diffeacuterence entre Socrate et les
sophistes nrsquoeacutetait pas aussi eacutevidente que nous aurions pu lrsquoimaginer Nous avions convenu que la
dialectique se diffeacuterenciait du dialogue par une enreacutegimentation sur le modegravele de lrsquoantilogique
eacuteleacuteate Cependant ces regravegles srsquoinscrivent dans le cadre drsquoune approche pragmatique de la veacuteriteacute
Deacutes lors la recherche socratique mdash ou dialectique mdash ne se diffeacuterentiait plus de la meacutethode des
sophistes La dialectique nrsquoeacutetait pas tant un art de trouver la veacuteriteacute sinon lrsquoart drsquoavoir toujours
raison Neacuteanmoins au terme de cette mise en contexte et de lrsquoanalyse ontologique constituant
notre second chapitre nous voyons que la recherche drsquoune autre veacuteriteacute mdash crsquoest-agrave-dire
ontologique mdash est bien la viseacutee ultime du projet platonicien
Nous nous proposons maintenant de reacutepondre agrave la question que nous posions plus haut
dans les premiegraveres lignes de ce chapitre sur quoi repose la diffeacuterence entre Socrate et les
sophistes Nous voyons drsquoailleurs que cette interrogation rejoint la question de deacutepart de
lrsquoensemble de notre travail quelle diffeacuterence existe-t-il entre la dialectique et le dialogue En
effet si Socrate ne se diffeacuterentie pas des sophistes alors la dialectique ne se distinguerait en rien
du cours du dialogue lrsquoensemble des œuvres de Platon ne serait que du bavardage ou tout au
plus lrsquoart de donner lrsquoimpression drsquoavoir raison (i e de la rheacutetorique) Pourtant il nrsquoen est rien
la meacutetaphysique platonicienne deacutemontre un systegraveme complexe procircnant une meacutethodologie de
recherche parfaitement deacutefinie
Afin de comprendre sur quoi repose une eacuteventuelle diffeacuterence entre Socrate et ses
contemporains nous deacutecidons drsquoeacutetudier le personnage de Gorgias En effet nous venons de
deacutefinir le projet ontologique de Platon en nous inteacuteressant agrave la viseacutee sophistique nous pourrons
clairement marquer la diffeacuterence entre la figure du philosophe et la figure du sophiste Gorgias
est notamment connu pour son Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature (Περὶ τοῦ microὴ ὄντος ἢ Περὶ
φύσεως) ainsi que pour son Eacuteloge drsquoHeacutelegravene Ces deux textes constituent des teacutemoignages
preacutecieux quant agrave la nature de lrsquoargumentation sophistique nous les mettrons en parallegravele avec
les eacuteleacutements concernant le personnage de Gorgias (et dans une moindre mesure Protagoras)
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preacutesents chez Platon Nous eacutetudierons le premier de ces textes de maniegravere attentive le second
nous servira dans une moindre mesure
Le Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature de Gorgias est un texte complexe et comportant
un grand nombre de difficulteacutes intrinsegraveques mais aussi meacutethodologique En effet ce que nous
appelons Traiteacute sur le non-ecirctre est en fait un discours unique dont les aleacuteas du temps nous
leacuteguegraverent deux versions La premiegravere tireacutee du De Xenophane Zenone et Gorgia est apocryphe
La seconde est extraite du Adversus Mathematicos de Sextus Empiricus Cependant bien que les
deux textes se rejoignent en de nombreux points (dont eacutevidemment le sujet principal) certaines
diffeacuterences dans lrsquoordre des arguments ou les termes employeacutes rendent le niveau de preacutecision de
lrsquoeacutetude plus large que les nuances eacutetudieacutees Nous pouvons neacuteanmoins nous attarder agrave la 68
structure argumentative de ce texte Trois arguments sont ici deacuteveloppeacutes laquo que rien
nrsquoest raquo (οὐδὲν ἔστιν) laquo que srsquoil est quelque chose alors il est insaisissable par lrsquoHomme raquo (εἰ 69
καὶ ἔστιν ἀκατάληπτον ἀνθρώπωι) laquo que srsquoil est saisissable alors il est impossible agrave formuler 70
et incommunicable aux autres raquo (εἰ καὶ καταληπτόν ἀλλὰ τοί γε ἀνέξοιστον καὶ ἀνερmicroήνευτον
τῶι πέλας) Il peut paraitre surprenant de la part drsquoun rheacuteteur tel que Gorgias de structurer son 71
discours par un enchainement drsquoarguments aussi contradictoires En effet si Gorgias deacutemontre
que laquo rien nrsquoest raquo alors agrave quoi bon continuer le discours pour deacutemontrer que laquo srsquoil y a quelque
chose cela est inconnaissable raquo et idem pour le dernier argument Il srsquoagit ici de replacer le
travail de Gorgias dans son contexte et preacuteciseacutement le contexte meacutetaphysique et surtout
ontologique deacutecoulant du cadre eacuteleacuteate tel que nous le deacutefinicircmes plus tocirct Gorgias nrsquoeacutecrit pas son
Traiteacute sans raison il ne srsquoagit pas drsquoune œuvre ex nihilo bien au contraire Les trois arguments
successifs repreacutesentent preacuteciseacutement les trois preacutetentions contenues dans le λόγος du projet
rationaliste
Contrairement agrave un texte comme le Parmeacutenide de Platon ougrave nous pouvons eacutetudier chaque mot les jeux 68
de langage voire les eacuteleacutements phoneacutetiques dans le cas des retranscriptions du traiteacute de Gorgias nous sommes condamneacutes agrave rester mdash au mieux mdash au niveau structurel Toute interpreacutetation plus pousseacutee se doit neacutecessairement de reconnaitre une eacutevidente proportion drsquoarbitraire et de subjectiviteacute
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 6669
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 7770
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 8371
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Le premier de ces arguments est que laquo rien nrsquoest raquo Agrave lrsquoeacutevidence la formule a ducirc choquer
et crsquoest lagrave certainement un des objectifs du sophiste Mais qursquoen est-il reacuteellement Gorgias
deacuteclare-t-il que le monde serait uniquement constitueacute de neacuteant Une telle lecture relegraveve drsquoune
interpreacutetation naiumlve Lrsquoargumentation de Gorgias est constitueacutee drsquooppositions successives de
propositions contradictoires agrave lrsquoimage des Eacuteleacuteates Face aux Eacuteleacuteates Gorgias deacutecide de
combattre ses ennemis (les rationalistes) avec leurs propres armes crsquoest-agrave-dire la rationaliteacute Le
premier argument est reacutesumeacute ainsi par Sextus Empiricus
ὅτι μὲν οὖν οὐδὲν ἔστιν ἐπιλογίζεται τὸν τρόπον τοῦτονmiddot εἰ γὰρ ἔστι ltτιgt ἤτοι τὸ ὂν ἔστιν ἢ τὸ μὴ ὄν ἢ καὶ τὸ ὂν ἔστι καὶ τὸ μὴ ὄν οὔτε δὲ τὸ ὂν ἔστιν ὡς παραστήσει οὔτε τὸ μὴ ὄν ὡς παραμυθήσεται οὔτε τὸ ὂν καὶ ltτὸgt μὴ ὄν ὡς καὶ τοῦτο διδάξειmiddot οὐκ ἄρα ἔστι τι
Quil ny a rien [Gorgias] raisonne de la maniegravere suivante srsquoil y a quelque chose [crsquoest] soit lecirctre ou le non-ecirctre ou bien et lecirctre et le non-ecirctre Drsquoune part lecirctre nest pas comme il leacutetablira ni non plus que le non-ecirctre est comme il lrsquoaffirmera non plus encore que lecirctre en mecircme temps et le non-ecirctre comme [le raisonnement] lrsquoenseignera Il ny a donc rien
(SEXTUS EMPIRICUS Adversus Mathematicos fr 66)
Nous voyons ici clairement comment Gorgias deacutecide drsquoadopter une approche eacutetrangement tregraves
rationnelle mdash voire eacuteleacuteate Son travail ne se diffeacuterencie de Meacutelissos ou de Zeacutenon qursquoagrave travers
cette conclusion agrave la fois ironique et qui semble pourtant justifieacutee laquo rien nrsquoest raquo
Le rien nrsquoest de Gorgias ce nrsquoest pas ce vide ontologique absolu comme si le sophiste
reniait sa propre existence Il srsquoagit du deacuteni de la capaciteacute du projet rationnel agrave saisir le reacuteel
laquo Rien nrsquoest si lrsquoon ne srsquoen tient qursquoau principe de non-contradiction raquo telle serait sans doute la
version complegravete de la conclusion de Gorgias Mais il ne srsquoagit pas seulement de critiquer notre
capaciteacute agrave appreacutehender le reacuteel (ce qursquoil fera dans le deuxiegraveme argument) ou encore de critiquer
notre capaciteacute par le discours agrave retranscrire le reacuteel (ce qursquoil fera dans le troisiegraveme argument) Le
premier argument du laquo rien nrsquoest raquo est une prise de position face agrave ceux qui pensent que lrsquoecirctre est
multiple (Heacuteraclite) ou unitaire (Eacuteleacuteates) Gorgias sort de ce deacutebat reposant sur des illusions car
lrsquoecirctre nrsquoest selon lui rien drsquoautre qursquoune creacuteation de lrsquoesprit Comme le souligne Seacuteguy-Duclot
(cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 51-52) la position de Gorgias transcende mecircme la chose-en-soi
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kantienne il ne srsquoagit plus seulement de savoir ce que lrsquoon est en droit drsquoespeacuterer connaitre drsquoun
reacuteel deacutejagrave existant mais bien plutocirct de cesser de croire qursquoil existe un reacuteel en dehors de nos
perceptions et de lrsquoillusion de reacuteel que nous creacuteons nous-mecircmes 72
Cette lecture an-ontologique du monde place les sophistes les plus extrecircmes mdash Gorgias et
Protagoras notamment mdash au delagrave du deacutebat ontologique Il srsquoagit drsquoune attaque sur la possibiliteacute
mecircme du projet rationnel philosophique Quelle ironie alors que drsquoemployer agrave cette entreprise la
meacutethode des paires de preacutedicats contraires La cible ultime de Gorgias nrsquoest autre que le principe
de non-contradiction Le sophiste est de ce fait intouchable par le philosophe puisque lrsquoarme
unique de ce dernier nrsquoest autre que ce que le sophiste renie En drsquoautres termes reacutefuter un
sophiste crsquoest deacutejagrave jouer son jeu En reacuteduisant une joute agrave des moments de contradictions il nrsquoy
a rien que le philosophe ne puisse faire face agrave celui qui se nourrit de la contraction Lrsquoantilogie
nrsquoest en rien la fin du raisonnement pour un sophiste elle est la preuve de son ultra-relativisme
Politique et rapport aux autres une affaire de contexte
Il faut alors se questionner sur le sens que peut avoir le mot laquo veacuteriteacute raquo pour un sophiste Agrave
lrsquoeacutevidence nous venons de le dire la veacuteriteacute ontologique comme adeacutequation de lrsquoecirctre et de la
penseacutee est reacuteduite agrave neacuteant En effet drsquoune part lrsquoecirctre ne possegravede aucune identiteacute propre et est sans
cesse en eacutevolution mais il en va de mecircme pour le sujet pensant lui aussi sans identiteacute propre et
gouverneacute par le changement Il est alors en toute logique impossible de parler drsquoune adeacutequation
entre un reacuteel illusoire en perpeacutetuel mouvement et un Moi-pensant lui aussi illusoire et en
perpeacutetuel mouvement Nous voyons ici comment la position sophistique ne doit pas ecirctre
confondue avec la laquo simple raquo pluraliteacute heacuteracliteacuteenne Il ne srsquoagit plus de critiquer la propension
de lrsquoesprit agrave unifier le multiple La critique formuleacutee par Heacuteraclite agrave lrsquoencontre des Eacuteleacuteates est
une critique rationnelle du projet rationnel Agrave lrsquoinverse le sophiste voit le reacuteel comme un oceacutean
ougrave les philosophes preacutetendraient pouvoir identifier telle ou telle goute drsquoeau Si nous regardons
seacuterieusement les quelques eacuteleacutements meacutetaphysiques preacutesents chez Gorgias par exemple alors le
La position de Gorgias se rapprocherait peut-ecirctre davantage de celle de George Berkeley et de son 72
laquo esse est percipi aut percipere raquo
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principe drsquoidentiteacute semble ecirctre une illusion pour le sophiste lrsquoecirctre ne peut ni ecirctre un ni ecirctre
pluriel il est un magma amorphe
Cependant nous devons nous interroger sur la viseacutee de lrsquoexercice sophistique Pourquoi le
sophiste est-il sophiste En effet la question peut sembler naiumlve Ce qui permet bien souvent de
distinguer les sophistes des (autres ) philosophes repose en partie sur leur reacutemuneacuteration Un
sophiste demande de lrsquoargent pour partager son art Agrave lrsquoinverse le philosophe œuvre
gratuitement et partage sa science mdash ou plutocirct son doute mdash librement avec ses eacutelegraveves
Lrsquoexemple le plus extrecircme de cette laquo geacuteneacuterositeacute philosophique raquo est certainement le
comportement de Socrate tellement geacuteneacutereux qursquoil partageait ses reacuteflexions agrave tous y compris
ceux qui ne voulaient pas les entendre Nous sommes bien loin des fortunes reacuteclameacutees par ces
rois de la rheacutetoriques que furent Gorgias ou Protagoras pour quelques heures de deacutemonstration
oratoires Nous devons neacuteanmoins admettre que faire reposer notre diffeacuterence entre les sophistes
et les philosophes uniquement sur un critegravere peacutecuniaire nrsquoest pas satisfaisant
La question de lrsquoargent nrsquoest qursquoune reacuteciproque de la distinction essentielle entre
philosophes et sophistes Il srsquoagit de srsquointerroger sur la finaliteacute de lrsquoactiviteacute sophistique Ce nrsquoest
pas un hasard si lrsquoessor de lrsquoactiviteacute sophistique agrave Athegravenes est synchroniseacutee avec lrsquoapparition de
la pratique deacutemocratique Le sophiste tel que nous le preacutesente Platon naicirct de la rheacutetorique de
lrsquoart oratoire du deacutebat Il existe un lien intrinsegraveque entre lrsquoactiviteacute sophistique et le rapport aux
mots au langage
Si nous nous inteacuteressons aux interpreacutetations modernes sur ces derniers (cf SEacuteGUY-
DUCLOT 2014 73) il semblerait que le sophiste accomplisse agrave travers son talent oratoire un
retour agrave lrsquoordre naturel des choses crsquoest-agrave-dire la domination du fort sur le faible En effet la
deacutemocratie a pour conseacutequence de mettre le pouvoir entre les mains de lrsquoensemble du corps
eacutelectoral elle donne le κράτος au δῆmicroος Dans une perspective sophistique cela va agrave lrsquoencontre
de ce que lrsquoon peut constater dans la nature ougrave le faible est toujours domineacute par le fort Cela est
mecircme tautologique puisque est deacutefini comme fort celui capable de dominer lrsquoautre Le fort est
donc condamneacute agrave dominer En revanche avant la domination il nrsquoy a pas de laquo plus fort raquo
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puisque la domination est la condition sine qua non de la force Pensons agrave cette phrase ceacutelegravebre du
theacuteacirctre de lrsquoabsurde
Oui jrsquoai de la force jrsquoai de la force pour plusieurs raisons Drsquoabord jrsquoai de la force parce que jrsquoai de la force [hellip]
(IONESCO 1959 29)
Le plus fort nrsquoest plus fort que parce qursquoil est plus fort Il y a en cela un pragmatisme absolu La
justice reposant sur un respect de lrsquoordre naturel toute domination est alors juste et justifieacutee
Si nous poussons lrsquointerpreacutetation agrave son extrecircme alors sophiste et tyran deviennent
synonymes Le sophiste serait celui qui en deacutemocratie use de son art pour gouverner les autres
Le sophiste nrsquoest deacutemocrate que dans la mesure ougrave la deacutemocratie est lrsquounique endroit ougrave sa
rheacutetorique lui assure sa domination Le sophiste ne serait donc deacutemocrate que pour mieux vivre
en tyran Par son usage habile et deacutetourneacute du langage le sophiste prend le controcircle de ses
contemporains Cependant cela ne repreacutesenterait pas pour lui un usage pervers du discours au
contraire en lrsquoabsence de veacuteriteacute ontologique atteignable par la parole il ne reste que ce rapport
purement pragmatique au langage de domination La perversion se trouve pour le sophiste dans
le discours philosophique en preacutetendant deacutecrire le reacuteel par le langage Au contraire ce que le
sophiste fait nrsquoest rien drsquoautre que lrsquousage le plus pur du discours un moyen pragmatique de
reacuteaffirmation de lrsquoordre des choses entre dominants et domineacutes
Lrsquousage de la rheacutetorique par le sophiste lors des reacuteunions politiques a donc pour objectif premier de subvertir le modegravele deacutemocratique dont lrsquoeacutegalitarisme afficheacute est antinaturel agrave ses yeux pour reacutetablir la loi du plus fort crsquoest-agrave-dire pour lui la loi naturelle La sophistique nrsquoest donc qursquoun mode de restauration de la tyrannie au sein mecircme de la deacutemocratie gracircce agrave ce laquo tyran tregraves puissant raquo qursquoest le langage car le peuple une fois manipuleacute prendra ses deacutecisions non en fonction de laquo lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral raquo mais de lrsquointeacuterecirct drsquoun seul le plus fort
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 74)
Nous devons cependant nuancer cette derniegravere analyse De cette faccedilon nous semblons
donner au terme de sophiste un sens univoque et nrsquoayant pas connu drsquoeacutevolution Pourtant il est
important de rappeler que le sophiste a lui aussi une geacuteneacutealogie Lorsque nous remontons agrave
lrsquoorigine du terme nous remarquons que celui-ci nrsquoa pas toujours eu une face aussi obscure tout
du moins il partageait avec cette derniegravere une autre face plus respectable Le sophiste est avant
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tout sophos crsquoest-agrave-dire savant dans son domaine Agrave ce titre un meacutedecin est aussi sophiste
lorsque le sujet porte sur la santeacute et le pilote est sophiste si le deacutebat srsquointeacuteresse agrave la navigation
Mais ce qui a permis cette transition entre le laquo bon sophos raquo et le laquo mauvais sophiste raquo crsquoest
avant tout le recours au langage comme nous le remarquions plus haut Que le sophos soit expert
est un eacuteleacutement important mais plus encore il est celui capable de justifier drsquoaffirmer son
opinion dans le deacutebat par des arguments y compris des ruses Nous voyons alors comme le
changement moral a opeacutereacute autour de ce terme ambigu
Si nous reprenons maintenant lrsquoexemple que nous eacutevoquions plus haut les conclusions
ontologiques agrave la suite des traiteacutes de Gorgias ne sont pas la cleacute de voute de la compreacutehension
sophistique Le sophiste lui-mecircme ne se sent engageacute par ses propos que le temps drsquoune joute Il
nrsquoest pas neacutecessaire de refaire une laquo meacutetaphysique sur lrsquoecirctre raquo agrave la suite du Traiteacute de Gorgias
alors que ce dernier est juste dans une forme de provocation Le sophiste agrave lrsquoeacutepoque de Platon
critique effectivement les grands principes ontologiques des philosophes de la nature mais
uniquement pour le principe de critique Il est dans une deacutemonstration constante du relativisme
du langage en se faisant systeacutematiquement lrsquoavocat du diable Nous devons cependant
reconnaitre que le rapport au pouvoir est une probleacutematique importante de lrsquoactiviteacute sophistique
la meilleure plaidoirie assure renommeacutee ceacuteleacutebriteacute et argent Nous reacuteservons en revanche
lrsquoanalyse du sophiste-tyran agrave des cas plus extrecircmes mdash voire purement fictif mdash tels que Calliclegraves
Lrsquoensemble du corpus sophistique srsquoeacuteclaire alors agrave la lueur de cette nouvelle lecture Si les
sophistes nrsquoont drsquoune part aucun reacutefeacuterentiel agrave une veacuteriteacute ontologique et drsquoautre part pas drsquoautre
objectif qursquoune renommeacutee maximum alors il devient parfaitement logique que ceux-ci puissent
dire un jour noir et le lendemain blanc Il srsquoagit pour le sophiste de saisir la meilleure occasion
possible pour acqueacuterir de la ceacuteleacutebriteacute crsquoest-agrave-dire du charisme mais aussi de lrsquoargent et des
possessions mateacuterielles
La sophistique deacutepasse la simple rheacutetorique elle ne se contente plus seulement de jouer
avec le langage mais la sophistique nrsquoest pas mdash ou tregraves peu mdash un projet de prise de pouvoir
selon nous
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Le deacutesir de connaissance du philosophe
Le projet philosophique de Platon se deacutefinit par rapport agrave un besoin fondamental le besoin
de connaissance et de veacuteriteacute La philosophie est un deacutesir il ne peut y avoir de recherche que
dans la perspective drsquoun manque Le philosophe commence sa recherche de veacuteriteacute par la
reconnaissance de son ignorance la neacutescience socratique rejoignant ainsi lrsquoeacutetonnement initial agrave
lrsquoorigine de la recherche Srsquoeacutetonner de la nature drsquoune chose crsquoest reconnaitre que lrsquoon ne la
comprend pas complegravetement Lrsquoeacutetonnement est bel et bien le premier pas indispensable agrave la
recherche philosophique
Οὔκουν ἐπιθυμεῖ ὁ μὴ οἰόμενος ἐνδεὴς εἶναι οὗ ἂν μὴ οἴηται ἐπιδεῖσθαι
Celui ne sachant pas qursquoil est priveacute [de quelque chose] ne deacutesire absolument pas ce dont il ignore ecirctre priveacute
(PLATON Banquet 204a)
Mais lrsquoeacutetonnement seul ne suffit pas Il faut une deuxiegraveme eacutetape indispensable deacutesirer combler
ce manque par la science Le constat drsquoignorance seul ne produit rien sinon une abstention une 73
suspension du jugement (ἐποχή) Pour deacutepasser ce premier moment seul le deacutesir de savoir
permet de passer du scepticisme neacutegatif agrave une recherche de la veacuteriteacute La position socratique nrsquoest
qursquoinitialement sceptique Socrate laquo sait qursquoil ne sait rien raquo mais il ne pense pas qursquoil ne pourra
jamais rien savoir Au contraire il apparaicirct chez Platon que la philosophie nrsquoa pas drsquoautre raison
drsquoecirctre que la possibiliteacute drsquoun savoir vrai Le philosophe ne peut deacutesirer que ce qursquoil croit
possible autrement la veacuteriteacute ne serait simplement qursquoun recircve ou un fantasme Socrate est un
sceptique optimiste
Notre interpreacutetation nrsquoest pas ex nihilo Dans le Banquet Socrate deacutefinit lrsquoEacuteros agrave partir
drsquoun reacutecit de la deacuteesse Diotime Nous voyons la dialectique supeacuterieure agrave lrsquoœuvre le mythe est au
service de la compreacutehension des anhypotheacutetiques Le philosophe de Platon est identique agrave lrsquoEacuteros
tel que deacutefini par Diotime pauvre de ne pas ecirctre deacutejagrave combleacute mais riche de sa volonteacute de le
faire Lrsquoeacutetonnement repreacutesente la pauvreteacute initiale neacutecessaire agrave la recherche lrsquoignorant se pense
Nous entendons ici le terme laquo science raquo dans son acceptation la plus geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire une 73
connaissance
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deacutejagrave plein riche de tout ce qursquoil croit savoir Agrave cette pauvreteacute srsquoajoute la richesse du philosophe
sa volonteacute de connaitre Cette identiteacute entre Eacuteros et le philosophe nrsquoest pas sans raison le
philosophe est par deacutefinition lrsquoamoureux de la laquo sagesse raquo (σοφία) De plus ce rapport fondeacute 74
sur lrsquoamour du savoir est agrave lrsquoorigine du projet politique du philosophe En effet il est question
pour le philosophe de feacuteconder et drsquoeacuteduquer mdash gracircce agrave cette σοφία mdash lrsquoacircme de lrsquoaimeacute laquelle
ferait agrave son tour de mecircme avec une autre et ainsi de suite pour atteindre lrsquoimmortaliteacute au sens
geacuteneacutealogique agrave travers une chaicircne une seacuterie de feacutecondations qui assureraient la survie et la
continuiteacute agrave ses penseacutees
Ἔστι γάρ ὦ φίλε Φαῖδρε οὕτωmiddot πολὺ δ οἶμαι καλλίων σπουδὴ περὶ αὐτὰ γίγνεται ὅταν τις τῇ διαλεκτικ τέχνῃ χρώμενος λαβὼν ψυχὴν προσήκουσαν φυτεύῃ τε καὶ σπείρῃ μετ ἐπιστήμης λόγους οἳ ἑαυτοῖς τῷ τε φυτεύσαντι βοηθεῖν ἱκανοὶ καὶ οὐχὶ ἄκαρποι ἀλλὰ ἔχοντες σπέρμα ὅθεν ἄλλοι ἐν ἄλλοις ἤθεσι φυόμενοι τοῦτ ἀεὶ ἀθάνατον παρέχειν ἱκανοί καὶ τὸν ἔχοντα εὐδαιμονεῖν ποιοῦντες εἰς ὅσον ἀνθρώπῳ δυνατὸν μάλιστα
Ceci est vrai mon cher Phegravedre Mais il est encore je pense une bien plus belle maniegravere de srsquooccuper de lrsquoart de la parole crsquoest quand on a rencontreacute une acircme bien disposeacutee drsquoy planter et drsquoy semer avec la science en se servant de lrsquoart dialectique des discours aptes agrave se deacutefendre eux-mecircmes et agrave deacutefendre aussi celui qui les sema discours qui au lieu drsquoecirctre sans fruits porteront des semences capables de faire pousser drsquoautres discours en drsquoautres acircmes drsquoassurer pour toujours lrsquoimmortaliteacute de ces semences et de rendre heureux autant que lrsquohomme peut lrsquoecirctre celui qui les deacutetient
(PLATON Phegravedre 276e-277a [trad modif MEUNIER])
Le projet politique nrsquoest pas exteacuterieur agrave la dialectique La maiumleutique est un moment neacutecessaire
de la recherche de veacuteriteacute Ce passage relativise la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme chez
Platon Lrsquoacircme devient immortelle en atteignant des savoirs intelligibles eacuteternels et crsquoest alors en
cela qursquoelle devient tout aussi eacuteternelle que les savoirs acquis Par exemple si le philosophe
possegravede en son acircme lrsquoideacutee de cercle alors la part de son acircme pleine de cette ideacutee est aussi
eacuteternelle que lrsquoideacutee elle-mecircme Ainsi lorsque le corps meurt il ne subsiste que la part eacuteternelle
de lrsquoacircme la part correspondant aux ideacutees La recherche philosophique est donc une recherche
Le φίλος nrsquoest pas simplement lrsquoami mais il est aussi lrsquoaimeacute ou lrsquoecirctre qui nous plait Le φίλος est lrsquoobjet 74
drsquoune recherche
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drsquoeacuteterniteacute face agrave la contingence du corps Lrsquoascension vers les intelligibles est analogique au
deacutesir du beau En effet le beau est lrsquointelligible rendu visible agrave travers lrsquoecirctre sensible corrompu
Le θυmicroός (irascible) choisit entre lrsquoἐπιθυmicroία (concupiscible) et le νοῦς (rationnel) Le mouvement
philosophique consiste agrave diriger son θυmicroός vers le νοῦς tel que deacutecrit dans lrsquoalleacutegorie des deux
chevaux et du cocher dans le Phegravedre Le philosophe choisit le plaisir supeacuterieur le plaisir
transcendant Le choix de la beauteacute non mateacuterielle conduit le philosophe vers le transcendant (cf
SEacuteGUY-DUCLOT 2004 6)
Afin de produire cette feacutecondation des esprits tous les moyens sont bons agrave de nombreuses
reprises Socrate nrsquoest pas deacutecrit comme un simple serviteur de la veacuteriteacute sinon comme un
individu ironique suscitant honte et malaise chez ses interlocuteurs Alcibiade parle de lui en ces
termes
Πέπονθα δὲ πρὸς τοῦτον μόνον ἀνθρώπων ὃ οὐκ ἄν τις οἴοιτο ἐν ἐμοὶ ἐνεῖναι τὸ αἰσχύνεσθαι ὁντινοῦνmiddot ἐγὼ δὲ τοῦτον μόνον αἰσχύνομαι Σύνοιδα γὰρ ἐμαυτῷ ἀντιλέγειν μὲν οὐ δυναμένῳ ὡς οὐ δεῖ ποιεῖν ἃ οὗτος κελεύει ἐπειδὰν δὲ ἀπέλθω ἡττημένῳ τῆς τιμῆς τῆς ὑπὸ τῶν πολλῶν Δραπετεύω οὖν αὐτὸν καὶ φεύγω καὶ ὅταν ἴδω αἰσχύνομαι τὰ ὡμολογημένα
Jrsquoai eacuteprouveacute pour cet homme seulement ce dont on ne me croirait guegravere capable de la honte il est en effet le seul devant qui je ressente de la honte Je sais que je ne peux rien opposer agrave ce qursquoil me conseille de ne pas faire et pourtant je nrsquoai pas la force apregraves lrsquoavoir quitteacute de reacutesister agrave lentraicircnement de la populariteacute et je le fuis mais quand je le revois jai honte davoir si mal tenu ma promesse
(PLATON Banquet 216b)
En effet la meacutethode socratique se distingue du projet platonicien theacuteorique dans son application
Afin de mettre en eacutevidence ce que lrsquoon ne sait pas Socrate emploie allegravegrement le risible et
lrsquoironie Tout en gardant agrave lrsquoesprit son projet meacutetaphysique sous-jacent agrave la dialectique Socrate
opegravere discregravetement quelques virages afin drsquoamener son interlocuteur preacuteciseacutement ougrave il souffrira
de la prise de conscience de son ignorance De lagrave doit naitre le deacutesir de savoir Socrate ne quitte
jamais son programme que cela soit dans les moments dialectiques mais aussi dans le reste du
dialogue La meacutethode socratique contient une composante meacuteta-logique ressemblant fortement agrave
la rheacutetorique sophistique
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La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique
Contrairement agrave ce que nous avions vu plus haut concernant le caractegravere pragmatique de la
veacuteriteacute dans les joutes dialectiques nous devons maintenant comprendre que ces joutes se placent
dans une optique plus profonde Bien que la meacutethodologie antilogique des joutes reacuteduise la
strateacutegie gagnante agrave une veacuteriteacute contextuelle nous voyons que lrsquoobjectif final du philosophe
repose sur son besoin de veacuteriteacute Les joutes ne sont que quelques moments drsquoun plus vaste projet
En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas uniquement reacuteductible agrave des joutes la dialectique
rejoint lrsquoensemble du projet de recherche de veacuteriteacute y compris le moment le plus eacuteleveacute crsquoest-agrave-
dire la recherche anhypotheacutetique Mais la dialectique inclut aussi ce qui se trouve en amont des
joutes le deacutesir de connaissance La distinction entre Socrate et les sophistes repose
essentiellement agrave cet endroit Les projets divergent bien que les meacutethodes soient parfois tregraves
proches Plus encore la posture sophistique vient seule compleacuteter le projet philosophique gracircce
agrave sa capaciteacute agrave deacutefier tous les fondements du savoir y compris la rationaliteacute et lrsquoeacutevidence du
principe de non-contradiction
En cela le sophiste rejoint le philosophe Les deux diffegraverent drsquoune part sur les meacutethodes
drsquoargumentation (le sophiste emploie volontairement des paralogismes) drsquoautre part sur sa
meacutethodologie psychologique (recours agrave des proceacutedeacutes eacutemotionnels meacuteta-argumentatifs) La
particulariteacute de Socrate est de ne pas se priver drsquoavoir recours aux mecircmes proceacutedeacutes
psychologiques Cependant lorsque Socrate suscite la honte ou le deacutegoucirct ce nrsquoest pas dans une
optique sophistique de clore le deacutebat et laquo de sembler avoir raison raquo Il srsquoagit drsquoune honte
peacutedagogique dont lrsquoobjectif est de deacuteclencher les premiers moments philosophiques chez son
interlocuteur prise de conscience de son ignorance et deacutesir de combler cette ignorance Pour
reprendre la fameuse alleacutegorie le philosophe retourne dans la caverne pour annoncer aux autres
ce qursquoil a vu agrave lrsquoexteacuterieur La finaliteacute de lrsquoexercice individuel philosophique est politique le
philosophe ne peut se contenter de sortir de la caverne il doit y retourner et tacirccher de convaincre
les autres drsquoen sortir
[hellip] καὶ ἐπειδὰν ἀναβάντες ἱκανῶς ἴδωσι μὴ ἐπιτρέπειν αὐτοῖς ὃ νῦν ἐπιτρέπεται [hellip] Τὸ αὐτοῦ ἦν δ ἐγώ καταμένειν καὶ μὴ ἐθέλειν πάλιν
100
καταβαίνειν παρ ἐκείνους τοὺς δεσμώτας μηδὲ μετέχειν τῶν παρ ἐκείνοις πόνων τε καὶ τιμῶν [hellip]
[hellip] mais apregraves srsquoecirctre eacuteleveacutes et avoir contempleacute [le bien] ne leur permettons pas ce quon leur permet aujourdrsquohui [hellip] De rester lagrave-haut reacutepondis-je et de ne pas vouloir redescendre parmi les prisonniers afin de partager avec eux travaux et honneurs [hellip]
(PLATON Reacutepublique 519d)
Ce passage ne doit pas ecirctre mal interpreacuteteacute Croire que Socrate aurait reacuteussi agrave aller contempler les
ideacutees (noeacutesis) serait faux car si tel avait eacuteteacute le cas le dialogue perdrait agrave nouveau son inteacuterecirct et
nous reviendrons agrave une situation proche de celle du dogmatisme de Vlastos eacutetudieacutee plus tocirct
Cependant Socrate a effectivement atteint le premier palier de la recherche la prise de
conscience de son absence de savoir (neacutescience) et du chemin qui lui reste agrave parcourir Pour le
replacer dans lrsquoalleacutegorie de la caverne Socrate nrsquoest pas en haut mais il a reacuteussi agrave deacutefaire ses
chaicircnes et contemple tout le chemin qui lui reste agrave parcourir Il ne serait alors pas correct de
penser que Socrate pratique une dialectique descendante (diareacutesis) quand il joue le rocircle de la
laquo torpille raquo Il nrsquoest agrave cet instant qursquoen train de demander aux autres de srsquoeacutelever avec lui Crsquoest lagrave
un deacutetail primordial que lrsquoalleacutegorie ne repreacutesente pas mais de par le caractegravere dialogique de la
recherche de principe anhypotheacutetique il nrsquoest semble-t-il pas possible de srsquoeacutelever seul Le travail
ne peut ecirctre fait qursquoagrave deux au moins puisque le dialogue est neacutecessaire pour mener agrave bien cette
recherche
Les joutes ne sont pour le philosophe qursquoun moyen pratique permettant drsquoacqueacuterir une
connaissance theacuteorique syntheacutetique et transcendante Le philosophe de Platon ne se contente pas
de mettre au clair des contradictions il les integravegre dans un systegraveme geacuteneacuteral Au lieu de voir une
joute comme un systegraveme entier il fallait interpreacuteter chaque joute comme une uniteacute atomique de
reacuteflexion formant des couples de branches dont les nœuds ne sont que de simples assertions
Nous deacutecidons alors de compleacuteter notre outil repreacutesentatif de la meacutethode socratique par une
structure arborescente sous-jacente inteacutegrant les tableaux dialogiques des joutes aux diffeacuterents
croisements
101
FIG 9 ARBORESCENCE DIALOGIQUE SEMI-CONTRADICTOIRE
Dans cet exemple il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la proposition laquo A raquo Agrave Lrsquoorigine de lrsquoarbre se
trouve donc la question laquo A raquo signifiant laquo est-ce que A est vraie raquo Lrsquoarborescence se divise
alors en deux branches Agrave gauche la recherche sur laquo A raquo passe par un exercice dialogique
soutenant la thegravese laquo A raquo La reacutesultat est une antilogie ce qui deacutemontre que la thegravese laquo A est vraie raquo
implique des contradictions Agrave droite lrsquoexercice dialogique porte agrave lrsquoinverse sur la thegravese laquo notA raquo
Le reacutesultat est une victoire du soutenant de la thegravese laquo notA raquo ce qui permet agrave lrsquoarborescence de
continuer (repreacutesenteacute ici par un trait vertical au sommet de lrsquoexercice dialogique) Ce scheacutema
bien que minimaliste est applicable agrave lrsquoensemble drsquoun raisonnement dialectique
Il faut neacuteanmoins preacuteciser le cadre drsquoapplication de cette meacutethode de lecture En effet dans
le cas preacutesent nos conclusions ne diffegraverent pas veacuteritablement de lrsquoapproche proposeacutee par
Gregory Vlastos et son emploi du tiers exclu Il faut alors ne pas oublier comme nous le
preacutecisions plus haut dans notre travail de prendre en consideacuteration les thegraveses implicites et les
propositions intermeacutediaires
102
FIG 10 ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE
Dans lrsquoexemple preacutesent nous voyons qursquoagrave la question laquo est-que A est vraie raquo aucune reacuteponse
ne convient En effet les deux recherches dialogiques ont conduit agrave des antilogies Il est tout agrave
fait imaginable que deux joutes successives partant de thegraveses opposeacutees aboutissent agrave des
contradictions Nous serions alors dans la situation ougrave Gorgias srsquoexclamerait laquo Rien nrsquoest raquo
puisque ni la thegravese ni lrsquoantithegravese ne semblent acceptables Il faut alors repenser le problegraveme en le
divisant quelles sont les thegraveses implicites de A Aucun raisonnement nrsquoest ex nihilo Il lui faut
toujours une origine des preacutemisses fondamentales De plus dans le cours du raisonnement
drsquoautres propositions sont progressivement valideacutees elles aussi drsquoune maniegravere parfois tregraves
subtile Il faut alors pour le philosophe revenir agrave un autre croisement
En reprenant notre exemple preacuteceacutedent nous pouvons diviser la thegravese laquo A raquo en un ensemble
de propositions secondaires laquo α β γ δ etc raquo Le reacutesultat contradictoire laquo A and notA raquo conduit alors
103
agrave revenir agrave une intersection infeacuterieure afin de questionner lrsquoun de ces propositions secondaires
FIG 11 SORTIE DrsquoUNE ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE
Dans cet exemple le processus de sortie de situation contradictoire va amener le dialogue agrave se
diriger vers le questionnement de la proposition laquo α raquo Ce processus nrsquoest pas neacutecessaire dans les
faits mais il est neacutecessaire sur le plan pragmatique pour continuer le dialogue Srsquoil est devenu
impossible de soutenir laquo A raquo ainsi que laquo notA raquo alors il faut en conclure qursquoune contradiction est
inheacuterente agrave la proposition initiale crsquoest-agrave-dire agrave son systegraveme incluant ses thegraveses implicites En
lrsquooccurence il srsquoagit ici de la proposition implicite laquo α raquo qui va alors ecirctre agrave son tour questionneacutee
Voici un exemple concret Consideacuterons un dialogue entre deux personnages Le dialogue
porte sur la mesure du bord drsquoune riviegravere Les deux personnages partent de cette expeacuterience de
penseacutee je deacutelimite le long de la riviegravere une longueur drsquoun megravetre entre deux points N et S (Nord
Sud) Je vais dans un premier temps consideacuterer cette distance comme mesurant un megravetre (M = 1)
104
Mais je remarque que le bord de la riviegravere nrsquoest pas parfaitement droit alors je vais mesurer
davantage preacuteciseacutement et je vais trouver un peu plus par exemple M = 17 Mais si je
commence agrave mesurer centimegravetre par centimegravetre toujours sur cette mecircme longueur je vais
trouver un reacutesultat encore plus grand par exemple M = 45 Or je peux toujours continuer ce
travail jusqursquoagrave mesurer le tour de chaque grain de sable du bord de cette riviegravere et trouver M =
80 voire M = 250
Une joute srsquoengage alors sur le sujet La proposition laquo A raquo consiste agrave dire que la mesure est
possible puisque le rectangle drsquoun megravetre de longueur et de largeur eacutegale au leacuteger eacutecart lateacuteral du
bord de la riviegravere (EstOuest) a une surface parfaitement mesurable (NS x EO) Dans mon
rectangle de surface NSxEO la distance rechercheacutee ne peut pas deacutepasser une certaine limite
deacutefinie par cette surface Pourtant lrsquoargument de la division infinie des distances (agrave lrsquoimage de
lrsquoargument de Zeacutenon) conduit agrave une contradiction pratique La mesure ne peut pas ecirctre possible
puisque une augmentation de preacutecision de la mesure conduit agrave une augmentation de la longueur
La thegravese laquo A raquo est consideacutereacutee comme contradictoire (cf [FIG 9])
Le lendemain une seconde joute srsquoengage Les rocircles sont alors inverseacutes (Proposant devient
Opposant et vice versa) La thegravese deacutefendue devient alors laquo notA la mesure est impossible raquo Cette
fois lrsquoattaque consistera agrave dire que puisque la surface du rectangle est deacutelimiteacutee la mesure est
neacutecessairement possible puisqursquoune longueur infinie ne peut ecirctre contenue dans un espace fini
Lrsquoargument semble imparable et la joute se termine par une situation aporeacutetique (cf [FIG 10])
La situation pourrait alors rester pendant tregraves longtemps comme boucheacutee deacutenueacutee de toute
solution Et en effet si ces joutes auraient parfaitement pu avoir lieu du temps de Zeacutenon Socrate
ou encore Gorgias la reacuteponse deacutefinitive ne viendra pas avant 1904 soit plus de deux milleacutenaires
plus tard En effet le sueacutedois Helge von Koch deacutemontra geacuteomeacutetriquement la possibiliteacute drsquoune
distance infinie dans une surface finie ce qui est le propre drsquoune courbe fractale Ceci est rendu 75
possible par le fait que les fractales se trouvent dans une dimension intermeacutediaire entre ligne
(dimension 1) et surface (dimension 2) La fractale est drsquoune dimension drsquoapproximativement
126 Dans cette situation nous voyons que la proposition implicite laquo α une distance infinie ne
Le terme de fractale ne sera cependant inventeacute qursquoen 1974 par le Franccedilais Benoicirct Mandelbrot75
105
peut ecirctre contenue dans une surface finie raquo nrsquoest pas neacutecessaire Il y a donc une sortie possible de
la joute par la remise en question de cette proposition implicite et le deacutepart drsquoune nouvelle
arborescence (cf [FIG 11])
Nous nous interrogions au deacutebut de ce chapitre sur la diffeacuterence entre le philosophe et le
sophiste entre Socrate et Gorgias Nous le voyons ce nrsquoest pas tant la matiegravere mais bien la
maniegravere qui diffeacuterencie ces deux personnages Il ne srsquoagit pas drsquoune distinction entre le fond et la
forme mais bien entre ce qui est dit et la volonteacute sous-jacente agrave ce qui est dit La matiegravere
sophistique ressemble agrave srsquoy meacuteprendre agrave la matiegravere philosophique
Autant peut faire le sot celuy qui dit vray que celuy qui dit faux car nous sommes sur la maniere non sur la matiere du dire
(MONTAIGNE Les Essais III 8)
Le philosophe pense qursquoil existe un chemin exempt de toute contradiction il convient alors
de le chercher sans cesse Ce chemin conduit progressivement agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute La
suite des assertions que forment les croisements valideacutes par les tests dialogiques constitue un
discours vrai lrsquoadeacutequation entre la parole et lrsquoecirctre Le sophiste est le plus souvent dans une
approche ne deacutepassant pas le niveau de la joute elle-mecircme Il est dans un exercice de
deacutemonstration de son talent Une recherche qui srsquoeacutetendrait sur plusieurs anneacutees ne lrsquointeacuteresserait
donc pas puisque lrsquoauditoire nrsquoaurait ni la patience ni lrsquointelligence de profiter drsquoun tel spectacle
106
V EacuteTUDES DE CAS
Lrsquoeacutepreuve du dialogue
Apregraves avoir eacutelaboreacute un outil repreacutesentatif en deux temps (dialogique tabulaire des joutes et
arborescence meacutetaphysique) il convient maintenant drsquoemployer ce dernier non plus sur
quelques passages mais agrave une œuvre dans son inteacutegraliteacute Il srsquoagit pour nous de passer du
champs theacuteorique de lrsquoeacutelaboration de lrsquooutil agrave un aspect plus pratique de la mise en application
Les quelques citations que nous avons utiliseacutees auparavant ne confirment pas encore la veacuteraciteacute
de nos propos agrave lrsquoimage drsquoune course ce chapitre constituera pour notre meacutethodologie une
eacutepreuve drsquoendurance
Nous devons agrave preacutesent employer notre meacutethode repreacutesentative des cheminements
intellectuels socratiques agrave lrsquoun des dialogues de Platon Afin de faire drsquoune pierre deux coups il
nous semble meacutethodologiquement plus avantageux de prendre pour support un dialogue mettant
clairement en scegravene le combat de la philosophie et de la sophistique Pourtant la figure du
sophiste agrave travers celles de Gorgias tout comme celle de Protagoras ne saurait ecirctre suffisante
pour appuyer clairement nos thegraveses meacutetaphysiques deacuteveloppeacutees au chapitre preacuteceacutedent
Lrsquoensemble de lrsquoarborescence de la recherche de veacuteriteacute neacutecessite la figure du sophiste dans toute
sa splendeur un sophiste sans limite sans contrainte dont les propos seraient le reflet exact de sa
penseacutee un sophiste allant jusqursquoagrave renier lrsquoideacutee mecircme de morale Dans lrsquoensemble du corpus
platonicien un seul personnage incarne agrave merveille lrsquoensemble de ces principes il srsquoagit de
Calliclegraves Ce personnage preacutetendument fictif nrsquoapparaicirct que dans un seul dialogue le Gorgias
Le Gorgias possegravede un autre grand avantage par rapport agrave drsquoautres dialogues mettant en
scegravene des sophistes Lrsquoensemble des personnages sont veacuteritablement preacutesents contrairement agrave
Protagoras par exemple qui nrsquoest que laquo raconteacute raquo par Socrate dans le Theacuteeacutetegravete Cela nous
permettra drsquoappuyer davantage notre propos concernant le caractegravere theacuteacirctral des dialogues de
Platon Quoique notre meacutethode ne soit pas uniquement consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du Gorgias il nous
semble ici plus clair de prendre pour exemple une œuvre exempte drsquoexceptions Enfin la
progression du dialogue est agrave lrsquoimage de notre propre progression En partant drsquoune question sur
107
la nature de la rheacutetorique crsquoest-agrave-dire sur le fonctionnement des joutes dialectiques la reacuteflexion
se concentre progressivement vers la finaliteacute des actions agrave savoir la justice et le Bien Le plan du
dialogue est assez proche du plan de notre travail avec drsquoune part une reacuteflexion sur la
meacutethodologie formelle des joutes et dans un second temps une approche plus meacutetaphysique de la
question Crsquoest pour ces raisons que nous choisissons drsquoeacutetudier le Gorgias dans le cadre drsquoune
analyse approfondie
Notre eacutetude ne sera pas lineacuteaire et ne portera pas sur lrsquointeacutegraliteacute du dialogue Nous nous
concentrerons sur certains passages ougrave notre meacutethode permettra la mise en eacutevidence drsquoun sens
diffeacuterent de ce qursquoune lecture classique aurait pu proposer Nous devons avertir ici le lecteur le
Gorgias est une œuvre complexe abordant un grand nombre de theacutematiques (nature du tyran
mesures arithmeacutetique et geacuteomeacutetrique art de gouverner etc) Nous nrsquoavons en aucun cas la
preacutetention drsquooffrir ici une analyse complegravete de ce dialogue Mecircme si nous ne pouvons pas faire
abstraction du sens lrsquoanalyse que nous proposons ici a simplement pour viseacutee de permettre la
visualisation concregravete de lrsquoapplication de notre meacutethode agrave un dialogue dans son inteacutegraliteacute
108
1 Gorgias nature de la rheacutetorique
Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e]
Quiconque lit le Gorgias est en droit de srsquointerroger sur la coheacuterence entre le titre et
lrsquoœuvre Gorgias nrsquoest certainement pas le personnage principal du dialogue ni de maniegravere
quantitative ni de maniegravere qualitative Quantitativement il repreacutesente la plus petite part du
dialogue quoique plus ou moins agrave eacutegaliteacute avec Polos mais loin derriegravere Calliclegraves
Qualitativement lrsquoeacutecart est encore plus profond et lrsquoargumentation entre Socrate et Gorgias
semble de surface en comparaison des derniegraveres lignes du texte Alors pourquoi lrsquoavoir appeleacute le
Gorgias Sans doute parce que le personnage de Gorgias constitue le point de deacutepart lrsquoeacutetincelle
neacutecessaire agrave lrsquoembrasement geacuteneacuteral que repreacutesente ce dialogue Il faut commencer par cette
premiegravere interrogation pour justifier lrsquoensemble du raisonnement Finalement le reste nrsquoest que
la suite logique le deacuteroulement presque matheacutematique de cette piegravece de theacuteacirctre en quatre actes
Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduira neacutecessairement agrave srsquointerroger sur lrsquoeacutevaluation de ce que
peut ecirctre le pire et cette derniegravere conduira elle aussi irreacutemeacutediablement agrave la deacutefinition du meilleur
Nous disions plus tocirct citant Anouilh que lrsquoensemble du corpus platonicien eacutetait une vaste mise
en scegravene tragique commenccedilant par le Parmeacutenide pour srsquoachever dans le Pheacutedon Mais le modegravele
reste le mecircme agrave lrsquoeacutechelle plus petite des dialogues Dans le cas du Gorgias la machinerie
tragique se met en place degraves la premiegravere phrase lanceacutee par Calliclegraves 76
Πολέμου καὶ μάχης φασὶ χρῆναι ὦ Σώκρατες οὕτω μεταλαγχάνειν
On dit cher Socrate que crsquoest ainsi qursquoil faut participer agrave une guerre ou agrave une bataille
(PLATON Gorgias 447a)
Il srsquoagit drsquoun dicton de lrsquoeacutepoque qui se rapproche de notre laquo arriver apregraves la bataille raquo
Cependant quand le lecteur connait la suite du dialogue il semble que le vocabulaire choisi
laisse peu de place au doute En arrivant laquo en retard raquo (ὑστεροῦmicroεν [447a]) Socrate a rateacute laquo la
fecircte raquo (ἑορτῆς) et ne peut plus que participer agrave laquo une guerre raquo (Πολέmicroου) ou agrave laquo une
bataille raquo (microάχης) La petite plaisanterie nrsquoest pas choisie au hasard Ainsi commence le dialogue
Agrave entendre ici comme laquo theacuteacirctrale raquo76
109
qui sous ses airs de fausse courtoisie va bientocirct devenir un veacuteritable combat drsquoune part oratoire
puis drsquoordre moral entre la philosophie et la sophistique
Le personnage de Gorgias ne se fait pas attendre pour montrer sa preacutetention et sa haute
estime de lui-mecircme Lors de la deacutemonstration qursquoil donnait peu avant lrsquoarriveacutee de Socrate le
sophiste srsquoengageait agrave laquo reacutepondre agrave toute [question] raquo (πρὸς ἅπαντα [hellip] ἀποκρινεῖσθαι [447c])
que lui poserait son auditoire Cela ravit Socrate qui ne montrait pas de reacuteel inteacuterecirct agrave lrsquoideacutee de
simplement entendre laquo la preacutesentation de nombreuses belles [choses] raquo (πολλὰ γὰρ καὶ καλὰ [hellip]
ἐπεδείξατο [447a]) comme les sophistes ont coutume de faire En effet la nuance est importante
et deacutefinit drsquoembleacutee la viseacutee du dialogue plus exactement ces quelques phrases reacutesument deacutejagrave en
substance le conflit agrave venir Le rheacuteteur incarneacute ici en la personne de Gorgias ne fait le plus
souvent qursquoun exposeacute un spectacle en quelque sorte lagrave ougrave le philosophe deacutesirerait un
interrogatoire Ceci est drsquoailleurs illustreacute agrave travers la tentative mdash ridicule mdash de Polos deacutesireux
de reacutepondre agrave Cheacutereacutephon agrave la place de Gorgias
mdash Νῦν δ ἐπειδὴ τίνος τέχνης ἐπιστήμων ἐστίν τίνα ἂν καλοῦντες αὐτὸν ὀρθῶς καλοῖμεν
mdash ὦ Χαιρεφῶν πολλαὶ τέχναι ἐν ἀνθρώποις εἰσὶν ἐκ τῶν ἐμπειριῶν ἐμπείρως ηὑρημέναι ἐμπειρία μὲν γὰρ ποιεῖ τὸν αἰῶνα ἡμῶν πορεύεσθαι κατὰ τέχνην ἀπειρία δὲ κατὰ τύχην ἑκάστων δὲ τούτων μεταλαμβάνουσιν ἄλλοι ἄλλων ἄλλως τῶν δὲ ἀρίστων οἱ ἄριστοι ὧν καὶ Γοργίας ἐστὶν ὅδε καὶ μετέχει τῆς καλλίστης τῶν τεχνῶν
mdash Maintenant puisqursquoil [le rheacuteteur] est instruit drsquoun certain savoir comment devons-nous lrsquoappeler avec justesse
mdash Ocirc Cheacutereacutephon de nombreux arts sont trouveacutes expeacuterimentalement chez les hommes agrave la suite drsquoexpeacuteriences Lrsquoexpeacuterience en effet fait avancer notre vie selon lrsquoart alors que lrsquoinexpeacuterience [la fait avancer] selon le hasard Or [les hommes] participent agrave chacun de ces [arts] les uns drsquoune maniegravere les autres drsquoune autre maniegravere mais les meilleurs [hommes participent] aux [arts] les meilleurs Gorgias en fait partie et il participe donc au plus beau des arts
(PLATON Gorgias 448c)
Agrave travers cette confuse tirade Polos essaie de semer le trouble autour de la question initialement
poseacutee Mecircme pour le locuteur grec la succession des termes laquo ἄλλοι ἄλλων ἄλλως raquo est un
moyen pour Platon de souligner comment Polos joue beaucoup avec les mots et qursquoil ne se
110
preacuteoccupe pas reacuteellement du sens Nous sommes lagrave dans une belle deacutemonstration de rheacutetorique
ougrave le public sera impressionneacute par la formule sans pour autant en avoir compris quelque chose
Ne demeure alors dans lrsquoesprit du spectateur que la conclusion agrave savoir que lrsquoart de Gorgias est
le plus beau et que ce dernier fait partie des meilleurs hommes
Comme Socrate le fait remarquer Polos ne reacutepond pas agrave la question mais fait simplement
un discours comme ceux auxquels il est laquo tregraves bien preacutepareacute raquo (καλῶς [hellip] παρεσκευάσθαι
[448d]) La diffeacuterence entre lrsquoactiviteacute du sophiste et lrsquoactiviteacute philosophique est ici marqueacutee non
pas par un raisonnement dialectique deacutejagrave agrave lrsquoœuvre mais simplement par le cours du dialogue
En effet le raisonnement sur la nature de lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoa pas encore pu commencer agrave
cause notamment de lrsquoincapaciteacute de Polos de reacutepondre agrave une question sans en deacutevier Pourtant en
ne sachant pas reacutepondre Platon reacutealise ici implicitement et par le biais de lrsquohumour une
premiegravere approche de lrsquoactiviteacute sophistique Nous pouvons deacutejagrave lire en substance ce que nrsquoest
pas la sophistique agrave savoir un moyen de raisonnement rationnel Le rheacuteteur agrave travers son
habitude des longs discours drsquoapparat nrsquoest finalement pas capable de tenir une discussion plus
de quelques reacuteponses sans ceacuteder agrave la tentation de lrsquoenvoleacutee oratoire Les propos de Polos
rejoignent parfaitement ce pour quoi Socrate ne montrait aucun inteacuterecirct lorsque Calliclegraves eacutevoquait
les laquo nombreuses et belles choses raquo de la preacutesentation de Gorgias Cette reacuteponse de Polos nrsquoest
pas une deacutefinition abstraite de la rheacutetorique mais bien au contraire une deacutemonstration par
lrsquoexemple agrave lrsquoinsu du rheacuteteur
Lrsquoopposition entre le dialogue socratique et la rheacutetorique est mateacuterialiseacutee par la remarque
(sur un ton faussement flatteur) de Socrate
Δῆλος γάρ μοι Πῶλος καὶ ἐξ ὧν εἴρηκεν ὅτι τὴν καλουμένην ῥητορικὴν μᾶλλον μεμελέτηκεν ἢ διαλέγεσθαι
Il mrsquoest eacutevident que Polos drsquoapregraves ce qursquoil vient de dire srsquoest exerceacute agrave [la technique] appeleacutee rheacutetorique plutocirct qursquoagrave dialoguer
(PLATON Gorgias 448d)
Nous devons insister degraves le deacutebut du dialogue sur le talent incontestable de Platon agrave joindre le
fond agrave la forme en opposant non pas seulement les activiteacutes philosophique et sophistique mais
en confrontant aussi les individus leurs repreacutesentants mutuels Lrsquoactiviteacute ne se distingue pas de
111
lrsquoindividu il y a une uniteacute substantielle entre le style de raisonnement et le style de la penseacutee ou
du comportement 77
Polos est mis drsquoembleacutee hors-jeu mdash du moins pour lrsquoinstant Le premier interlocuteur de
Socrate sera donc Gorgias mais il faut au preacutealable deacutefinir les regravegles preacutecises qui reacutegiront cet
entretien lrsquoobjectif eacutetant de ne pas sombrer agrave nouveau dans les tirades vides de sens de Polos
Socrate demande agrave Gorgias de srsquoengager agrave respecter le scheacutema laquo questions-reacuteponses raquo (τὸ microὲν
ἐρωτῶν τὸ δ᾽ ἀποκρινόmicroενος [449b]) et agrave ne faire que laquo de courtes reacuteponses raquo (ἀλλὰ ἐθέλησον
κατὰ βραχὺ τὸ ἐρωτώmicroενον ἀποκρίνεσθαι) agrave lrsquoinverse de lrsquoexemple de Polos Crsquoest uniquement
en respectant ces regravegles que les deux pourront laquo dialoguer raquo (διαλεγόmicroεθα) ensemble Bien que
Gorgias ne se reacutejouisse pas agrave lrsquoideacutee de reacuteduire la longueur de ses reacuteponses Socrate parvient
facilement agrave le faire accepter de se precircter au jeu En faisant paraitre la regravegle de la micrologie
comme un deacutefi reacuteveacutelant le talent de Gorgias ce dernier accepte en vrai professionnel du discours
sucircr que sa concision impressionnera lrsquoauditoire Nous voyons alors comment Socrate en jouant
innocemment avec les affects de ses interlocuteurs parvient agrave transformer doucement le dialogue
en un exercice dialectique Mais Gorgias ne srsquoarrecircte pas lagrave et deacutecide de retourner cet 78
inconveacutenient (impossibiliteacute de noyer son adversaire dans un flot de paroles) en un avantage
Gorgias reacuteduit ses reacuteponses agrave de simples laquo oui raquo ou laquo non raquo conceacutedant ainsi le moins possible agrave
Socrate
Things started in a very hospitable tone Being kindly asked to keep his answers as short as possible Gorgias begins the first game of the dialogue by answering nothing else than ldquoyesrdquo to Socratesrsquo first two questions (449d) When complimented by Socrates for his concision he says that it is answering in a ldquovery appropriaterdquo way (πάνυ ἐπιεικῶς 449d7)
(CASTELNEacuteRAC 2015 5)
Pour entrer dans un raisonnement rationnel de forme dialogique il faut neacutecessairement que
les reacuteponses soient reacuteductibles agrave des propositions vraies ou fausses Dans une reacuteponse longue
comme celle de Polos la conclusion arrive apregraves deacutejagrave un grand nombre de suppositions crsquoest-agrave-
Pierre Hadot parlerait ici de laquo mode de vie raquo (HADOT 1995)77
Remarquons que Socrate nrsquoeacutevoque cependant jamais la dialectique mais seulement le dialogue78
112
dire des propositions qui entreraient dans lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage Cependant si
chaque reacuteponse est de cette forme il ne devient plus veacuteritablement possible de dialoguer puisque
chaque reacuteponse repreacutesenterait agrave elle seule un systegraveme argumentatif entier Lrsquounique moyen serait
alors que lrsquoopposant prenne encore bien plus de temps pour deacutemontrer point par point la fausseteacute
des propos La meacutethode est connue des sophistes puisque comme nous venons de le dire il 79
faudrait toujours plus de temps pour contredire lrsquoensemble du raisonnement que pour simplement
lrsquoeacutecouter Dans le cadre drsquoun deacutebat en assembleacutee reacutegi par la clepsydre pareille technique
srsquoapparente agrave une meacutethode dilatoire Il faudrait tellement de temps pour prouver rigoureusement
la fausseteacute drsquoun monologue que lrsquoadversaire y renonce donnant ainsi lrsquoillusion drsquoun aveu de
faiblesse et par lagrave mecircme du seacuterieux du monologue de persuasion Socrate a donc eu avant mecircme
le deacutebut veacuteritable de lrsquointerrogatoire la bonne ideacutee de supprimer lrsquoune des armes de preacutedilection
du sophiste la macrologie Gorgias devra ecirctre concis dans ses reacuteponses
Nous voyons comment lrsquoironie socratique coupleacutee agrave son aveu drsquoignorance permettent dans
le deacutebut du dialogue de preacuteparer le terrain agrave un exercice philosophique digne de ce nom Lrsquoironie
socratique ne repose pas uniquement sur lrsquoaveu drsquoignorance (qui donne le sentiment agrave
lrsquointerlocuteur drsquoecirctre en position de force alors qursquoil est en reacutealiteacute en retard sur Socrate) et une
demande drsquoeacuteclaircissement sur un sujet donneacute Ici par exemple Socrate dissimule lrsquoexercice de
recherche sous la forme drsquoun jeu en utilisant intelligemment lrsquoarrogance et la preacutetention de ses
interlocuteurs afin notamment de leur faire accepter des contraintes neacutecessaires au bon
deacuteroulement de lrsquoexercice du dialogue Le lecteur se souviendra alors ce que nous disions plus
tocirct concernant les regravegles de lrsquoantilogie eacuteleacuteate Ce moment du dialogue sous couvert drsquoironie
permet une enreacutegimentation du dialogue Cette phase de transition est neacutecessaire et repreacutesente
selon nous le deacutebut de ce que la tradition nommera communeacutement dialectique En effet ce qui se
situe en amont de cette enreacutegimentation nrsquoappartient qursquoau dialogue ou du moins agrave la
preacuteparation psychologique des interlocuteurs ce qui se situe en aval et en deacutecoule logiquement
Agrave cet instant notre critique de la macrologie dans le cadre dialectique peut sembler contradictoire avec 79
les vastes monologues socratiques de la fin du dialogue Nous reviendrons plus tard sur la question de la macrologie et de la juste mesure de la parole
113
constitue la dialectique Il faut remarquer que durant tout le dialogue Socrate doit reacuteguliegraverement
maintenir ses interlocuteurs dans une condition psychologique adeacutequate
Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e]
Nous nous inteacuteressons maintenant agrave la suite du dialogue lrsquoentretien entre Gorgias et
Socrate Cet entretien est une excellente occasion de mettre en application lrsquooutil repreacutesentatif
preacuteceacutedemment deacuteveloppeacute Nous profitons de cet instant pour rappeler briegravevement ce que nous
recherchons Comme expliqueacute plus haut le raisonnement socratique repose sur la meacutethode eacuteleacuteate
de la recherche drsquoantilogies Cela a neacutecessiteacute lrsquousage drsquoun tableau de pointage crsquoest-agrave-dire une
liste de lrsquoensemble des assertions de lrsquointerlocuteur Plus le dialogue avance plus lrsquointerlocuteur
laquo inscrit raquo des assertions sur ce tableau Lrsquoelenchus est alors le moment ougrave deux informations
contradictoires figurent sur le tableau de pointage de lrsquointerrogeacute Socrate saisit lrsquooccasion pour
faire reconnaitre cette position comme impossible deacutefectueuse probleacutematique et donc
insoutenable en vertu des lois de la logique (notamment le principe de non-contradiction)
Lrsquoentretien commence Le point de deacutepart est simple Gorgias preacutetend ecirctre un grand
laquo orateur raquo (ῥήτορα [449a]) Il doit donc posseacuteder une science la laquo rheacutetorique raquo (ῥητορικῆς)
Lrsquoobjectif premier du dialogue est donc de connaitre la nature de lrsquoactiviteacute que lrsquoon appelle
rheacutetorique Socrate fait alors reconnaitre agrave Gorgias que srsquoil est orateur il peut alors former
drsquoautres orateurs crsquoest-agrave-dire transmettre le savoir qursquoil possegravede [449b] Socrate se permet ici
une parenthegravese Il profite de lrsquoexemple preacuteceacutedent donneacute par Polos pour demander agrave Gorgias de
ne pas reproduire la mecircme erreur agrave savoir se perdre dans un monologue trop long Il demande agrave
Gorgias de rester aussi concis que possible dans ses reacuteponses ce que ce dernier accepte (y voyant
ici un deacutefi suppleacutementaire)
ἀλλὰ ποιήσω καὶ οὐδενὸς φήσεις βραχυλογωτέρου ἀκοῦσαι
Je le ferai [reacutepondre par de courtes reacuteponses] et tu reconnaitras que jamais tu nrsquoas entendu parler plus briegravevement
(PLATON Gorgias 449c)
114
Socrate parvient donc par une bonne compreacutehension psychologique de son interlocuteur agrave
introduire une autre regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate qui est lrsquoabsence de technique dilatoire Socrate
demande alors sur quel objet porte la science de Gorgias
[hellip] ἴθι δή μοι ἀπόκριναι οὕτως καὶ περὶ τῆς ῥητορικῆς περὶ τί τῶν ὄντων ἐστὶν ἐπιστήμη
[hellip] vas-y reacuteponds-moi et [dis-moi] au sujet de la rheacutetorique sur quelles choses qui existent porte cette science
(PLATON Gorgias 449d)
Il srsquoagit drsquoune question de τέχνη Gorgias reacutepond que cette science porte laquo sur les
discours raquo (περὶ λόγους [449e]) Cependant cette reacuteponse est incomplegravete et Socrate tente de la
preacuteciser en lui imposant une borne neacutegative Gorgias complegravete en preacutecisant que la rheacutetorique
porte sur les discours qui ne concernent pas une laquo activiteacute manuelle raquo (χειρούργηmicroα [450b]) et
dont toute lrsquoaction et lrsquoaccomplissement passe par la parole Pour la diffeacuterencier des activiteacutes
purement theacuteoriques comme laquo lrsquoarithmeacutetique le calcul ou la geacuteomeacutetrie raquo (ἡ ἀριθmicroητικὴ καὶ
λογιστικὴ καὶ γεωmicroετρικὴ [450d]) Socrate pousse encore Gorgias agrave compleacuteter sa reacuteponse Il
finit apregraves une courte digression par deacutefinir la rheacutetorique comme laquo lrsquoart de la persuasion raquo (τὸ
πείθειν [452e])
La meacutethode est toujours la mecircme les reacuteponses de Gorgias sont incomplegravetes (ce qui est
deacutejagrave une technique dilatoire dans une joute le moins on en dit le moins lrsquoon est reacutefutable)
Socrate en profite et utilise des contre-exemples afin drsquoobliger son interlocuteur agrave preacuteciser sa
penseacutee et de lrsquoengager agrave soutenir quelque chose de veacuterifiable Lrsquoobjectif est de faire admettre un
nombre suffisant drsquoassertions agrave Gorgias afin drsquoavoir le plus drsquoeacuteventualiteacutes de mettre au jour une
contradiction Nous allons scheacutematiser lrsquoeacutetat actuel de lrsquoentretien entre Socrate et Gorgias et
utiliser notre meacutethode de repreacutesentation
115
FIG 12 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS 1 [449a - 452e]
Il y a trois grands moments au cours de la deacutefinition agrave lrsquoinstant [2] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet
comme eacutetant laquo les discours raquo (α) Agrave lrsquoinstant [4] il reacuteduit cela aux laquo discours theacuteoriques raquo (α2)
Lrsquoinstant [6] est un jugement de valeur la digression que nous eacutevoquions plus haut (α2x) que
Socrate neutralise [7] par lrsquoinvocation drsquoautres jugements possibles (f(x) g(x) et h(x)) agrave savoir le
meacutedecin le maicirctre de gymnase et le financier Enfin en [8] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet de la
rheacutetorique comme eacutetant laquo les discours persuasifs raquo (α26) Nous remarquons tregraves clairement le
processus que nous eacutevoquions plus haut qui consiste agrave pousser Gorgias agrave toujours preacuteciser son
propos crsquoest-agrave-dire agrave caracteacuteriser de plus en plus preacuteciseacutement lrsquoobjet de la rheacutetorique (bien que
Gorgias ne soit pas dupe et agisse en connaissance de cause) Ce faisant Gorgias accumule les
possibiliteacutes de contradiction donnant des armes agrave Socrate pour la suite de lrsquoentretien
Cependant hormis la tentative du jugement de valeur en [6] lrsquoavanceacutee se fait de maniegravere
reacuteguliegravere et les tactiques dilatoires ou agrave caractegravere agonistique sont peu preacutesentes Gorgias semble
se prendre effectivement au jeu que lui propose Socrate fier de pouvoir reacutepondre agrave tout et sous
toutes les contraintes (fierteacute volontairement stimuleacutee par Socrate) La suite de lrsquoentretien gagne
en intensiteacute Socrate continue agrave relever certains eacuteleacutements prouvant le caractegravere incomplet de la
Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)
[1] A
[2] α [3] α11 α12 hellip αn
[4] α - α1 = α2 [5] α21 α22 hellip α2n
[6] α2x [7] f(x) g(x) h(x)
[8] α26
A Sur quel objet porte la rheacutetorique α discours
α1 discours portant sur une activiteacute manuelle α11 meacutedecine α12 gymnastique
α2 discours portant sur une activiteacute theacuteorique α21 algegravebre α22 geacuteomeacutetrie
x jugement de valeur α2x les plus belles choses α26 discours persuasif
f(x) ce que certains pensent de x g(x) idem h(x) idem
116
deacutefinition de Gorgias En effet lrsquoopposition que Gorgias deacutesire marquer entre les discours
persuasifs et lrsquoalgegravebre ou la geacuteomeacutetrie nrsquoest pas valide
FIG 13 CRITIQUE DE GORGIAS PAR SOCRATE [451e - 452e]
Pour reprendre notre eacutecriture preacuteceacutedente le rapport (α21 α22) ne α26 nrsquoest pas correct Le rapport
introduit par Socrate est (α21 α22) isin α26 En effet les discours persuasifs constituent un
ensemble dont lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie sont des eacuteleacutements La distinction de Gorgias opposant
lrsquoobjet de la rheacutetorique agrave lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie est donc invalide Les coups [6] et [8] de
Gorgias sont annuleacutes pour cette raison et la question de la distinction poseacutee en [5] est le dernier
coup en jeu Il nrsquoy a donc pas victoire de Socrate mais Gorgias est obligeacute drsquoavancer des eacuteleacutements
compleacutementaires de deacutefinition
Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b]
La nouvelle deacutefinition de Gorgias change le registre du dialogue La rheacutetorique comme
discours persuasif se deacuteroule dans laquo un tribunal un conseil ou une assembleacutees raquo (δικαστηρίῳ
[hellip] βουλευτηρίῳ [hellip] ἐκκλησίᾳ [452e]) et a pour objet laquo le juste et lrsquoinjuste raquo (δίκαιά τε καὶ
ἄδικα [454b]) Une dimension eacutethique entre dans le cours du dialogue Cette notion finira par
prendre la totaliteacute de lrsquoespace crsquoest-agrave-dire devenir la laquo cible raquo de Socrate Ce dernier preacutecise
alors son propos
Οὐ σοῦ ἕνεκα ἀλλὰ τοῦ λόγου ἵνα οὕτω προΐῃ ὡς μάλιστ᾽ ἂν ἡμῖν καταφανὲς ποιοῖ περὶ ὅτου λέγεται
Gorgias Socrate
(α21 α22) ne α26 (α21 α22) isin α26
117
Ce nrsquoest pas toi qui est en cause mais le dialogue je voudrais le voir progresser de faccedilon agrave rendre ce [dont nous] parlons totalement visible pour nous80
(PLATON Gorgias 453b)
Il deacutesire faire progresser la discussion mais nullement mettre en cause la personne de Gorgias
Cette preacutecision a son importance puisque le personnage de Socrate est clairement en train de
chercher par tous les moyens agrave contredire Gorgias Il faut donc rappeler que cette aspect
agonistique nrsquoest pas qursquoillusoire et qursquoil srsquoagit bien plutocirct drsquoune part entiegravere de la meacutethode de
recherche de la veacuteriteacute Socrate insiste sur le fait qursquoil nrsquoanticipera rien de la penseacutee de Gorgias ce
qui explique le fait que Socrate doive sans cesse proposer agrave Gorgias drsquoadmettre ou de refuser les
conseacutequences logiques de ses propos Ceci est en lien direct avec la regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate
que nous avions vu plus haut consideacuterant comme cible possible drsquoune contradiction (elenchos)
une thegravese clairement eacutenonceacutee par le Reacutepondant Ainsi mecircme si Socrate semble parler beaucoup
plus que son interlocuteur il srsquoagit bien drsquoun dialogue et Gorgias nrsquoest en rien un Yes-man 81
comme le supposerait certaines interpreacutetations Gorgias en acquiesccedilant assume la responsabiliteacute
de chaque assertion acquiesceacutee Il est pleinement actif dans le dialogue
Socrate fait distinguer agrave Gorgias la diffeacuterence entre laquo la croyance raquo (πίστις [454d]) qui peut
srsquoaveacuterer ou ne pas ecirctre vraie et laquo le savoir raquo (microάθησις) neacutecessairement vrai Les discours
persuasifs se divisent en deux cateacutegories ceux permettant lrsquoacquisition drsquoun savoir et ceux ne
produisant qursquoune simple croyance La rheacutetorique reconnait Gorgias fait partie de cette
deuxiegraveme cateacutegorie et ne peut produire que la croyance chez son auditoire Elle ne transmet pas
de savoir veacuteritable mais donne lrsquoillusion du vrai au public Ainsi la rheacutetorique ne fait pas
connaitre le juste et lrsquoinjuste Cette ideacutee est drsquoailleurs ce qursquoil deacutefend avec humour et non sans
talent dans son discours Sur le non-ecirctre que nous avons eacutetudieacute peu avant
Le mot visible nrsquoest pas anodin La veacuteriteacute chez les Grecs est un concept neacutegatif ἀλήθεια signifie laquo qui 80
ne peut ecirctre dissimuleacute raquo avec preacutesence de lrsquoα privatif et la racine du verbe λήθω laquo cacher masquer raquo Quand un propos devient clairement visible (καταφανές) crsquoest qursquoil nrsquoy a plus aucun voile drsquoignorance sur celui-ci plus aucune illusion lrsquoobjet est directement regardeacute pour ce qursquoil est Le lien avec le projet meacutetaphysique tel que nous le deacutefinissions plus haut est eacutevident Cela nrsquoest drsquoailleurs pas sans rappeler lrsquoalleacutegorie de la caverne dont lrsquoobjectif principal est drsquoavoir les objets reacuteels clairement en vue
Nous pensons agrave la critique de Gerald Press laquo Besides what is blocked from view when adopting 81
language such as laquo mouth piece raquo or laquo yes-man raquo is our own longing for a neat system or foolproof method instead of a messy conversation raquo (PRESS 2000 102)
118
Par la suite les questions de Socrate font admettre agrave Gorgias que dans le cas des reacuteunions
drsquoassembleacutes il serait bien plus pertinent de demander lrsquoavis drsquoexperts (i e lrsquoavis du meacutedecin
face agrave un problegraveme sanitaire lrsquoavis du constructeur de navires si lrsquoon se preacutepare agrave la guerre ou
enfin lrsquoavis de lrsquoarchitecte pour la construction de remparts) La question de Socrate est claire
dans quel cas devrait-on alors demander lrsquoavis de lrsquoorateur La reacuteponse de Gorgias bien que
compreacutehensible est assez surprenante Celui-ci ayant reconnu qursquoil faille se reacutefeacuterer au plus
compeacutetent dans son domaine deacuteclare qursquoil est cependant commun que lrsquoon srsquoen tienne agrave lrsquoavis
de lrsquoorateur mecircme si ce dernier nrsquoa aucune connaissance du sujet dont il parle Plus encore
Gorgias donne lrsquoexemple de son fregravere meacutedecin et deacuteclare ecirctre plus capable que lui pour
convaincre les malades de suivre ou non un traitement Gorgias deacuteclare mecircme que la rheacutetorique
laquo tient sous sa domination raquo (συλλαβοῦσα ὑφ᾽ αὑτῇ [456a]) laquo toutes les autres 82
puissances raquo (ἁπάσας τὰς δυνάmicroεις) La rheacutetorique ne serait ainsi subordonneacutee agrave aucune autre
discipline
Gorgias reconnait cependant qursquoil existe des orateurs malveillants Mais Gorgias refuse
drsquoassumer la responsabiliteacute car selon lui le maicirctre ne peut ecirctre tenu pour responsable des deacuterives
de son eacutelegraveve Agrave cet instant encore le cours du dialogue est interrompu par Socrate qui preacutecise la
viseacutee de sa meacutethode
τοῦ δὴ ἕνεκα λέγω ταῦτα ὅτι νῦν ἐμοὶ δοκεῖς σὺ οὐ πάνυ ἀκόλουθα λέγειν οὐδὲ σύμφωνα οἷς τὸ πρῶτον ἔλεγες περὶ τῆς ῥητορικῆς φοβοῦμαι οὖν διελέγχειν σε μή με ὑπολάβῃς οὐ πρὸς τὸ πρᾶγμα φιλονικοῦντα λέγειν τοῦ καταφανὲς γενέσθαι ἀλλὰ πρὸς σέ
Pourquoi dis-je cela Il me semble qursquoen ce moment que ce que tu exprimes nrsquoest pas tout agrave fait coheacuterent ni en accord avec ce que tu disais premiegraverement de la rheacutetorique Je crains donc de te reacutefuter jrsquoai peur que tu ne penses que lrsquoardeur qui mrsquoanime vise non pas agrave rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion mais bien agrave te critiquer
(PLATON Gorgias 457e [trad modif CANTO-SPENCER])
Il profite de cet instant pour rappeler une fois encore la diffeacuterence entre son projet et celui de la
sophistique en geacuteneacuteral Socrate semble percevoir une contradiction dans le discours de Gorgias
Litteacuteralement laquo sont rassembleacutees par elle raquo (voix passive) mais il srsquoagit bien de domination ce que 82
confirme la totaliteacute des traductions francophones et anglophones consulteacutees
119
et preacutecise alors que mecircme srsquoil met au jour une contradiction il ne faudra pas interpreacuteter cela sous
un aspect agonistique mais veacuteritablement dans une volonteacute de recherche commune Quoiqursquoil
srsquoagisse drsquoun rappel inteacuteressant des regravegles eacutethiques de lrsquoantilogique lrsquointerruption nous semble
permettre de srsquoassurer que son interlocuteur ne se sente pas tellement vexeacute qursquoil arrecircte
lrsquoentretien ce qui dans lrsquoantilogique est signe drsquoun eacutechec (sans interlocuteur la recherche devient
impossible)
Socrate demande agrave Gorgias de reprendre un nouvel eacutechange agrave partir de ce quil vient de
dire Il lui fait admettre que lrsquoorateur doit neacutecessairement avoir connaissance du juste Or
Gorgias reconnait aussi que celui qui connait le juste ne peut que devenir juste tout comme celui
qui connait la meacutedecine devient meacutedecin Agrave lrsquoeacutevidence cette assertion est loin de comporter un
aspect neacutecessaire mais Gorgias lrsquoaccepte sans broncher La contradiction est donc en place
Lrsquoorateur doit ecirctre juste alors qursquoil existe des orateurs qui ne sont pas justes Nous repreacutesentons
maintenant ce passage de maniegravere simplifieacutee selon notre meacutethode inspireacutee par la seacutemantique des
jeux afin drsquoeacuteclairer ce qui nous semble ecirctre un moment deacutelicat de lrsquoargumentation
FIG 14 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS [457A - 461A]
Ce passage est selon nous bien plus complexe qursquoil ne le laisse paraicirctre Le questionnement
repose sur ce qursquoest lrsquoart oratoire [1] Gorgias deacuteclare que lrsquoart oratoire est tout puissant et
Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)
[1] R
[2] (R gt J ) ⊢ [(R gt J ) sup (RJ ⋀ RnotJ)] [3] R sup KJ
[4] KJ [5] KJ sup notRnotJ
[6] notRnotJ [7a] notRnotJ ⋀ RnotJ
[7b] perp
Victoire de Socrate
R art oratoire J Justice
R gt J lrsquoart oratoire deacutepasse la justice KJ connaissance du juste
Rj lrsquoart oratoire doit connaitre le juste RnotJ lrsquoart oratoire ne connait pas le juste
120
transcende la justice (R gt J) Cette proposition est en fait un agreacutegat drsquoautres propositions 83
Cette transcendance de la justice est la conseacutequence du fait que la rheacutetorique consiste agrave enseigner
le juste et lrsquoinjuste alors que le maitre de rheacutetorique ne peut ecirctre consideacutereacute comme responsable si
ses eacutelegraveves sont injustes Il faut donc neacutecessairement une anteacuterioriteacute de la rheacutetorique sur la justice
(R gt J) sans quoi ces consideacuterations seraient impossibles Gorgias reconnait aussi qursquoil existe des
orateurs justes (RJ) et des orateurs non-justes (RnotJ) puisque la rheacutetorique deacutepasse la justice Il
srsquoagit donc pour Gorgias drsquoune implication ((R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)) Socrate fait alors reconnaitre agrave
Gorgias que la rheacutetorique implique une connaissance de ce que sont les choses justes [3] [4]
Mais Socrate deacuteclare aussi que la connaissance des choses justes supprime lrsquoeacuteventualiteacute drsquoecirctre
injuste [5] ce que Gorgias reconnait [6] Socrate remarque alors que Gorgias est en situation de
contradiction puisqursquoil soutient drsquoune part qursquoil existe des orateurs injustes et drsquoautre part que
lrsquoexistence de pareils orateurs est impossible [7a] Gorgias est donc reacutefuteacute [7b]
laquo οἱ δὲ microεταστρέψαντες χρῶνται τῇ ἰσχύϊ καὶ τῇ τέχνῃ οὐκ ὀρθῶς οὔκουν οἱ διδάξαντες πονηροί οὐδὲ 83
ἡ τέχνη οὔτε αἰτία οὔτε πονηρὰ τούτου ἕνεκά ἐστιν ἀλλ᾽ οἱ microὴ χρώmicroενοι οἶmicroαι ὀρθῶς raquo [457a]
121
Question sur le principe du tiers exclu
Nous voulons maintenant preacuteciser ce que nous disions plus tocirct concernant lrsquousage du tiers
exclu (drsquoapregraves Vlastos par exemple) Socrate pourrait tirer implicitement la conclusion que lrsquoart
oratoire ne transcende pas la justice not(R gt J) ce qursquoil ne fait pas
FIG 15 TABLE DE VEacuteRITEacute DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457a - 461a]
Lrsquoargumentaire de Socrate a pourtant permis de prouver que (RJ ⋀ RnotJ) eacutetait faux Dans le
premier cas ou cela est faux nous voyons que lrsquoensemble de la formule est inconsistante
lrsquoimplication nrsquoest pas valideacutee Dans le second cas lrsquoimplication est juste mais la formule de
deacutepart (R gt J) est cette fois agrave 0 Dans ce cas la formule est valide mais nrsquoest pas vraie puisqursquoil
srsquoagissait de la thegravese de deacutepart de Gorgias La conclusion serait juste si (RJ ⋀ RnotJ) est faux ou
impossible nous avons une preuve de not(R gt J) en accord avec le principe du tiers exclu Il
srsquoagirait donc drsquoune forme de raisonnement par lrsquoabsurde
FIG 16 ARBRE DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457A - 461A]
(R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)
1 1 1
1 0 0
0 1 1
0 1 0
(R gt J) ⊢C [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] [rarr eacutelim] R rarr KJ R
KJ rarr notRnotJ KJ[rarr eacutelim]
RnotJ notRnotJ[⋀ intro]
[not eacutelim]
[not intro]
RnotJ ⋀ notRnotJ
Contradiction perp
Reduction Ad Absurdum
Interdit en antilogique eacuteleacuteatenot(R gt J)
122
Nous remarquons que ce raisonnement serait valide Cependant cela ne serait pas vrai dans le
cadre de la recherche drsquoune veacuteriteacute ontologique au sens eacuteleacuteate un trop grand nombre
drsquohypothegraveses de deacutepart pourrait contenir des erreurs et donc ecirctre la source de lrsquoincoheacuterence
geacuteneacuterale du systegraveme Il ne srsquoagit pas pour Socrate drsquoune pure eacuteristique mais bien drsquoun projet 84
diffeacuterent Dans le contexte de la recherche de veacuteriteacute lrsquoerreur peut ecirctre dans lrsquoensemble de la
phrase de deacutepart (R gt J) ⊢I [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] et non pas seulement dans
lrsquohypothegravese (R gt J) Il serait donc dangereux de deacuteduire directement not(R gt J) sans remettre en
cause lrsquoensemble des autres hypothegraveses constituant le tableau de pointage de Gorgias (bien que
pour la plupart Socrate soit implicitement agrave lrsquoorigine des hypothegraveses) Le raisonnement par
lrsquoabsurde requiert une simplification binaire que lrsquoantilogique de Socrate refuse Pour cette
raison Socrate propose de continuer lrsquoentretien avec Gorgias [461a-b]
Nonetheless on my reading the first round (up to 457c) is a victory for Gorgias Socrates then kindly asks his elder to play another round (457c-458b) Since he pretends being able to answer any sort of question this is something Gorgias cannot refuse (458d-e see also 447c) Then Socrates will catch him in a contradiction (see 457e 461a 462b 463a) He takes no pride in doing so and thinks it would take many other rounds before seeing clearly into the subject
ταῦτα οὖν ὅπῃ ποτὲ ἔχει μά τὸν κύνα ὦ Γοργία οὐκ ὀλίγης συνουσίας ἐστὶν ὥστε ἱκανῶς διασκέψασθαι
ldquo by the dog Gorgias we should spend no small amount of time together before we fully inquire into the subject rdquo (461a7-b2)
(CASTELNEacuteRAC 2015 5)
Nous pouvons deacutesormais conclure cette premiegravere partie sur lrsquoentretien entre Socrate et le
personnage de Gorgias Plusieurs eacuteleacutements importants ont eacuteteacute releveacutes durant cette eacutetude Dans un
premier temps lrsquoironie socratique est un eacuteleacutement neacutecessaire pour deacuteclencher le dialogue il faut
neacutecessairement que le comportement de Socrate suscite une interrogation et donne envie agrave ses 85
eacuteventuels interlocuteurs de se prendre au jeu Pour pousser ses interlocuteurs dans les meacuteandres
drsquoun dialogue Socrate doit donc ruser en jouant sur leurs inteacuterecircts Dans notre exemple nous
avons vu par exemple que Socrate se permit agrave plusieurs reprises de complimenter Gorgias en
Cf supra II 2 laquo Le tableau de pointage raquo84
Lrsquoironie vient du verbe ἔίρων signifiant laquo interroger en feignant lrsquoignorance raquo85
123
preacutetendant que lrsquoexercice qursquoil lui proposait serait tregraves simple pour un orateur de son acabit Ce
passage obligatoire du dialogue et qui parfois revient au cours de lrsquoentretien est eacutetroitement lieacute agrave
la meacutethode maiumleutique la recherche de veacuteriteacute telle que la conccediloit Platon neacutecessite un
engagement personnel Pour Socrate le meilleur moyen drsquoobtenir lrsquoengagement personnel de son
interlocuteur consiste agrave lui donner une impression de faciliteacute Cette faciliteacute est un moyen pour
Socrate drsquoobtenir de ses interlocuteurs une plus grande spontaneacuteiteacute dans leurs reacuteponses
Dans un deuxiegraveme moment nous avons vu comment Socrate introduisit progressivement
un certain nombre de regravegles de discussion certaines avant le deacutebut du questionnement mais
drsquoautres pendant voire agrave la toute fin avant la reacutefutation finale Lrsquoenreacutegimentation du dialogue
vers la dialectique nrsquoest pas une illusion il srsquoagit drsquoune phase neacutecessaire Cette phase est
cependant tregraves variable en fonction de lrsquointerlocuteur de Socrate une grande part du travail
repose sur la psychologie de lrsquointerlocuteur de Socrate Nous pouvons pour justifier notre propos
prendre deux exemples Dans un premier temps lrsquoenreacutegimentation avec Polos passa en grande
partie par une lutte contre la macrologie lrsquoart de faire de longs discours visant agrave perdre son
interlocuteur dans un deacutedale de thegraveses En revanche lrsquoenreacutegimentation avec Gorgias semble bien
plus porter sur le respect mutuel et la bienseacuteance Il semble que Socrate ne deacutesire pas froisser
Gorgias alors qursquoil semble tout autant ne pas se preacuteoccuper de violemment contredire Polos
From the readerrsquos point of view things are getting both darker and funnier with Polos but the arguments are not getting better mostly for two reasons Firstly Polos makes it a matter of pride in his first speech he almost openly calls Gorgias a coward (461b5) and he scorns Socrates as we just saw In a word he is being hubristic Socrates meets him with due irony numerous times
(CASTELNEacuteRAC 2015 6)
Troisiegravemement nous avons remarqueacute comment la seacutemantique des jeux que nous avons
deacutecideacute drsquoemployer pour repreacutesenter certaines argumentations a permis de mettre en lumiegravere
lrsquoaspect strateacutegique de lrsquointerrogation socratique Comme le dit Polos il semble que lrsquoobjectif de
Socrate soit tout entier tourneacute vers la reacutefutation de son adversaire par la mise en eacutevidence drsquoune
contradiction Cependant Socrate ne reacutefute pas agrave proprement parler son adversaire il ne fait que
relever des contradictions Par la suite lorsque les contradictions deviennent trop nombreuses
124
lrsquointerlocuteur de Socrate deacutecide de se retirer de la discussion ou un nouvel interlocuteur fait
irruption Cependant nous ne pouvons pas parler de reacutefutations mais bien plutocirct de
contradiction Il srsquoagit drsquoailleurs du sens premier du terme ἔλεγχος qui avant de signifier
reacutefutation signifie simplement examen
Enfin le dernier moment de cette premiegravere eacutetude fut une deacutemonstration expeacuterimentale de
ce que nous eacutevoquions quant au principe du tiers exclu dans les joutes Lagrave ougrave les interpregravetes
virent le plus souvent des preuves par lrsquoabsurde nous nrsquoavons trouveacute que des contradictions Il
reste alors un pas entre lrsquoantilogie et le reductio ad absurdum pouvant potentiellement ecirctre
franchi en fonction du contexte Ce laquo pas raquo ne peut cependant ecirctre franchi de maniegravere
systeacutematique
125
2 Polos et Socrate mesures et morale
De Gorgias agrave Polos [461b - 466a]
Nous venons drsquoillustrer agrave lrsquoeacutechelle drsquoun entretien (du deacutebut du dialogue jusqursquoagrave la
contradiction) lrsquoaspect strateacutegique drsquoune joute dialectique Notre repreacutesentation a en effet pour
objectif drsquoinsister non pas sur le raisonnement dans son ensemble consideacutereacute comme un bloc
monolithique qui serait admis par deux protagonistes mais bien plutocirct comme un eacutechange
strateacutegique dont lrsquoobjectif final sera pour Socrate ou pour son adversaire la mise en eacutevidence
drsquoune contradiction dans le raisonnement adverse mdash ou de la coheacuterence de sa propre penseacutee
quoique chez Platon le fait de ne pas ecirctre Eacuteleacuteate reacuteduise grandement la probabiliteacute drsquoune tel
eacutevegravenement Cependant notre travail avait aussi pour conclusion lorsque nous nous eacutetions
interrogeacutes sur la diffeacuterence entre Socrate et les sophistes que la meacutethode socratique reposait
chez Platon tout du moins sur un projet drsquoenvergure tout orienteacute vers la recherche drsquoune veacuteriteacute
ontologique (et non plus strateacutegique) Nous allons donc saisir ce deuxiegraveme moment de la lecture
du Gorgias pour illustrer ce que nous appelons lrsquoarborescence de recherche ougrave chaque nœud
serait une joute dialectique Cette combinaison justifiera alors le nom geacuteneacuteral drsquoarborescence-
tabulaire pour notre outil de repreacutesentation En bref apregraves lrsquoeacutechelle microscopique de lrsquoentretien
avec Gorgias nous allons maintenant consideacuterer lrsquoeacutechelle macroscopique de lrsquoentretien avec
Polos en le replaccedilant dans un projet plus vaste
La suite de lrsquoentretien est drsquoailleurs assez diffeacuterente de ce qursquoil eacutetait jusque lagrave Socrate
ayant deacuteclareacute avoir deacutecouvert une contradiction chez Gorgias Polos deacutecide de prendre la relegraveve
Ce dernier srsquoindigne de la meacutethode socratique lrsquoensemble des rappels eacutethiques effectueacutes durant
ce premier moment ne suffisent pas agrave convaincre Polos de la bonne foi de Socrate Polos
reproche agrave Socrate drsquoavoir fait conceacutedeacute des propositions fausses agrave Gorgias afin de le pousser agrave la
contradiction
τοῦτο ὃ δὴ ἀγαπᾷς αὐτὸς ἀγαγὼν ἐπὶ τοιαῦτα ἐρωτήματα ἐπεὶ τίνα οἴει ἀπαρνήσεσθαι μὴ οὐχὶ καὶ αὐτὸν ἐπίστασθαι τὰ δίκαια καὶ ἄλλους διδάξειν
126
[crsquoest] cela qui te reacutejouit drsquoautant plus si crsquoest toi qui y pousse avec tes questions Vraiment te figures tu que lrsquoon contesterait savoir ce que sont les choses justes et les enseigner quand mecircme
(PLATON Gorgias 461c)
Pour Polos la malhonnecircteteacute est manifeste car il est impossible de pouvoir preacutetendre enseigner ce
qursquoest ou ce que nrsquoest pas le juste tout en ne le connaissant pas soi-mecircme Pour cette raison
Polos deacuteclare la contradiction caduque et la justifie par une laquo faiblesse raquo de Gorgias Socrate
deacutecide donc drsquoinviter Polos agrave prendre la place de Gorgias afin de constater si lui aussi tomberait
dans une pareille contradiction
καὶ νῦν εἴ τι ἐγὼ καὶ Γοργίας ἐν τοῖς λόγοις σφαλλόμεθα σὺ παρὼν ἐπανόρθου δίκαιος δ᾽ εἶ καὶ ἐγὼ ἐθέλω τῶν ὡμολογημένων εἴ τί σοι δοκεῖ μὴ καλῶς ὡμολογῆσθαι ἀναθέσθαι ὅτι ἂν σὺ βούλῃ [hellip]
Ainsi en ce moment mecircme si dans nos propos agrave Gorgias et moi il y a quelque chose drsquoinexact corrige-nous tu le dois Et je veux si nous nous sommes mis drsquoaccord sur un point qui te paraicirct faux que tu me fasses rejouer mon coup [hellip]
(PLATON Gorgias 461c-d [trad modif LAFFITTE])
Lrsquoironie socratique est encore une fois une neacutecessiteacute face agrave un personnage indigneacute et en colegravere
lrsquoart de la conversation neacutecessite au preacutealable la reacuteintroduction drsquoune perspective de recherche
commune crsquoest-agrave-dire un inteacuterecirct pour lrsquointerlocuteur de Socrate agrave continuer le dialogue Nous
remarquons ici encore comment cette recherche de veacuteriteacute semble adopter un caractegravere ludique
(au sens premier du terme) La reacutefeacuterence au jeu de pions nrsquoest drsquoailleurs pas un hasard il est clair
que Socrate et les sophistes jouent le mecircme jeu mais pour des motifs diffeacuterents Ce moment peut
donner lrsquoimpression (volontaire) que Socrate nrsquoest plus alors en train de chercher la veacuteriteacute mais
srsquoamuse simplement agrave reacutefuter les thegraveses de ses interlocuteurs agrave la suite (agrave lrsquoimage drsquoun Gorgias
preacutetendant pouvoir reacutepondre agrave toute question) Cette interpreacutetation nrsquoest pourtant que partielle
car il apparaicirct au delagrave de la satisfaction immeacutediate de la reacutefutation que Socrate deacutesire
neacuteanmoins arriver agrave une position finale exempte de toute contradiction La suite du dialogue
appuiera davantage ce point comme nous le verrons
Cependant chose remarquable les rocircles srsquoinversent agrave cet instant et Socrate entre dans la
posture du Reacutepondant Lrsquoobjectif de Platon est compreacutehensible apregraves avoir critiqueacute la position
127
de Gorgias il convient maintenant pour Platon agrave travers la figure de lrsquoauteur drsquoavancer sa thegravese
Comme toujours chez Platon il nrsquoy a pas de hasard en vertu notamment du postulat theacuteacirctral tel
que nous lrsquoeacutevoquions parmi nos hypothegraveses de recherche Cette transition est agrave lrsquoeacutevidence une
rupture manifeste dans la maiumleutique comme art de la recherche de veacuteriteacute Socrate nous montre
alors comment il convient drsquoagir dans une telle situation Il faut flatter lrsquoadversaire et donner
lrsquoillusion que celui-ci a le dessus sur la situation bien souvent les dialogues se concluent par un
malaise chez lrsquointerlocuteur celui-ci nrsquoayant pas eacuteteacute capable de deacutefinir son propre objet Voilagrave
alors tout lrsquointeacuterecirct de ce passage faussement eacutelogieux de Socrate vis-agrave-vis de la jeunesse
qursquoincarne Polos et ougrave Socrate espegravererait voir celui-ci le laquo corriger raquo de ses erreurs Seul le
lecteur naiumlf pourrait prendre ce passage au pied de la lettre Platon joue drsquoailleurs beaucoup de
lrsquoironie socratique pour non seulement eacuteclairer ce que nous disions plus haut mais aussi pour
discreacutediter certains personnages aupregraves du lecteur Ici par exemple Polos apparaicirct clairement
comme un personnage peu enclin agrave la discussion et encore moins agrave discerner lrsquoironie de la
sinceacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence la recherche de veacuteriteacute sur le monde par delagrave les preacutejugeacutes sensibles ne
sera pas simple avec ce personnage Pourtant Socrate se sacrifie Comme il est eacutecrit dans la
Reacutepublique au livre VII le philosophe doit retourner dans la caverne pour sortir les autres de
leur ignorance Crsquoest cela que Socrate reacutealise devant nous en ne renonccedilant jamais au dialogue
mais en lui donnant des regravegles pour que celui-ci ait un sens 86
La regravegle principale que Socrate deacutesire imposer est cruciale elle deacutefinit la condition mecircme
du dialogue la micrologie (que nous opposons agrave la macrologie agrave savoir lrsquoart des longs
discours) Socrate demande agrave Polos de continuer lrsquoentretien par de courtes questions et reacuteponses
condition sine qua non de la recherche dialectique selon lui Comme eacutevoqueacute lors de la premiegravere
intervention de Polos avant lrsquoentretien avec Gorgias les longs discours ne reacutepondent pas aux
questions ils permettent uniquement de perdre lrsquoadversaire (dans un contexte agonistique) dans
les meacuteandres drsquoun raisonnement trop long agrave reacutefuter Il est neacutecessairement plus long de reacutefuter un
raisonnement que drsquoeacutenoncer le raisonnement fallacieux lui-mecircme La macrologie est donc agrave la
Lrsquoenreacutegimentation du dialogue lui donne agrave la fois une direction crsquoest-agrave-dire oriente la recherche et 86
dans le mecircme temps la justifie en lui attribuant une signification Nous jouons alors sur la polyseacutemie du sens en franccedilais Par ces regravegles le dialogue devient senseacute et censeacute
128
fois un moyen de faire perdre le cours du dialogue agrave lrsquoadversaire et aux auditeurs mais aussi un
habile moyen pour gagner du temps car il devient impossible pour lrsquoopposant de prendre assez
de temps pour reacutefuter la totaliteacute de la proposition initiale Pourtant quiconque a lu le Gorgias ne
peut que srsquoeacutetonner drsquoune pareille argumentation de la part de Socrate qui le plus souvent
monopolise la parole et qui finira mecircme le dialogue par ne plus que parler seul face au
deacutesinteacuteressement de Calliclegraves Neacuteanmoins il faut ici garder agrave lrsquoesprit qursquoil srsquoagit avant tout du
principe maiumleutique et que pour cette raison Socrate parle beaucoup mais pas trop
Bien que nous allions revenir dans la derniegravere partie de notre travail sur les monologues
socratiques de la fin du Gorgias nous pouvons deacutejagrave eacutevoquer la raison principale de cette
diffeacuterence de traitement la juste mesure Quand bien mecircme Socrate parlerait parfois beaucoup 87
plus que Polos Gorgias ou Calliclegraves il ne parle jamais trop Socrate est toujours soit dans son
raisonnement soit dans une ironie dont la viseacutee est seulement de maintenir les conditions du
dialogue Agrave lrsquoinverse mecircme srsquoils parlent parfois peu il nrsquoempecircche que les sophistes ne sont pas
agrave chaque intervention dans le sens du dialogue lrsquoobjectif est avant tout pour eux de sortir
victorieux de lrsquoeacutechange Bien au contraire agrave de nombreuses reprises ceux-ci tentent de perturber
lrsquoauditoire et lrsquoadversaire afin de remporter la joute sans se preacuteoccuper de la justesse de leur
propos Plus preacuteciseacutement drsquoapregraves la conclusion de notre premier chapitre sur le fonctionnement
des joutes la veacuteriteacute des sophistes nrsquoest autre qursquoune simple strateacutegie gagnante En cela le simple
fait drsquoecirctre victorieux est un preuve temporaire de la veacuteraciteacute de lrsquoargumentation Cela ne
fonctionne plus chez Platon pour qui la veacuteriteacute nrsquoa drsquoautre juge que le reacuteel lui-mecircme Lrsquoexteacuterieur
de la caverne est le monde le plus reacuteel davantage reacuteel que les ombres projeteacutees sur le fond de la
salle La macrologie du sophiste (au sens geacuteneacuteral) est ainsi une strateacutegie dont lrsquounique objectif
est de deacutestabiliser lrsquoadversaire Crsquoest donc potentiellement une strateacutegie gagnante mais dans
lrsquooptique plus honnecircte de la recherche de veacuteriteacute comme absolu commun reacutesultant drsquoun effort de
dialogue cette macrologie est une consideacuterable perte de temps qursquoil faut impeacuterativement
eacuteradiquer Un bon dialogue repose sur la juste mesure du temps de parole mesure non pas
Agrave ne pas confondre avec la mesure du juste que nous allons aborder par la suite Nous nous inspirons 87
ici et pour la suite de maniegravere pousseacutee des travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot et notamment du chapitre VI de son ouvrage Platon lrsquoinvention de la philosophie deacutejagrave preacuteceacutedemment citeacute dans notre travail
129
arithmeacutetique (dureacutees toujours identiques) mais geacuteomeacutetrique (dureacutees toujours proportionnelles agrave
la neacutecessiteacute du propos) En cela les monologues socratiques de la fin du Gorgias respectent la
juste mesure quoique nous y reviendrons par la suite
Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b]
Nous nous concentrons maintenant sur un passage assez court et qui pourtant requiert une
vaste compreacutehension de lrsquoœuvre de Platon pour ecirctre pleinement abordeacute Apregraves un deacutebat
initialement sur la nature de la rheacutetorique Polos deacuteplace lrsquoobjet vers la puissance des orateurs
dans la citeacute Polos refuse cateacutegoriquement la critique de Socrate et deacuteclare que la supreacutematie de
la rheacutetorique vient de sa capaciteacute agrave rendre un homme tout-puissant dans la citeacute Il srsquoappuie alors
sur lrsquoargumentaire de Gorgias que lrsquoon trouve par exemple dans lrsquoEacuteloge drsquoHeacutelegravene et qursquoil vient
drsquoeacutenoncer (456a- 457c)
[hellip) la puissance eacuteminente de la rheacutetorique qui [] permet [au sophiste] dans le cadre drsquoun deacutebat public de lrsquoemporter sur nrsquoimporte qui y compris un speacutecialiste agrave nrsquoimporte quel sujet
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 171)
Il srsquoagit drsquoun argument de fait la deacutevaluation socratique est contredite par le constat empirique
de la toute puissance des rheacuteteurs dans la citeacute deacutemocratique ce qui a eacuteteacute eacutetabli par Gorgias agrave la
fin de la premiegravere joute Pour le rheacuteteur les plus grands hommes sont dans une citeacute
deacutemocratique les eacutequivalents des tyrans ceux-ci possegravedent droit de vie ou de mort sur les autres
citoyens Cette capaciteacute est lrsquoincarnation drsquoun pouvoir absolu pour Polos Pourtant Socrate
remarque que lrsquoassimilation de la puissance agrave un bien conduit les rheacuteteurs agrave nrsquoavoir aucune
puissance srsquoils ne peuvent atteindre un but valable La joute qui va suivre portera donc sur un
problegraveme de mesure opposant drsquoune part lrsquoargumentation empirique de Polos et lrsquoargumentation
rationnelle de Socrate (cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172)
Socrate va alors jouer le jeu de Polos afin de le contredire sur son propre terrain Il
commence par distinguer la connaissance rationnelle de lrsquoopinion Cet argument nrsquoest pas sans
rappeler le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature dont nous parlions un peu plus tocirct La
meacutethodologie eacuteleacuteate en grande partie agrave lrsquoœuvre dans la maiumleutique socratique passe par cette
130
distinction primordiale entre ce que les mortels croient et la veacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence lrsquoobjectif du
philosophe est de toujours deacutepasser lrsquoopinion afin de preacutetendre agrave une connaissance vraie sur le
monde Or le tyran comme le sophiste ne srsquoen tient qursquoagrave ses opinions et nrsquoa pas de jugement
vrai (au sens platonicien) sur le monde Ainsi ce dernier fait ce qursquoil croit ecirctre bien pour lui
mais nrsquoen a en fait aucune reacuteelle ideacutee Un homme preacutesenteacute comme theacuteorique et deacutepourvu
drsquointelligence laquo se tromperait presque ineacutevitablement et choisirait le pire pour lui raquo (SEacuteGUY-
DUCLOT 2014 172) Ainsi conclut Socrate quand bien mecircme la puissance serait un bien comme
le disait Polos cet homme incapable drsquoagir dans son propre inteacuterecirct serait incapable drsquoaller vers
un quelconque bien Lrsquoobjectif de la joute pour Socrate est donc le suivant prouver que le tyran
souffre drsquoune impuissance radicale (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172) En deacutemontrant ceci Socrate
reacutefutera Polos
Mais Polos refuse une distinction seacutemantique cruciale entre laquo faire ce que bon nous
semble raquo et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo Le rheacuteteur qursquoil est ne la refuse pas simplement mais en
profite pour rabaisser Socrate et traiter son argumentation de laquo pitoyable raquo Lagrave encore le
personnage de Socrate nous donne une leccedilon de patience et drsquoironie Bien plutocirct que de
srsquoeacutenerver Socrate reacutepond agrave Polos avec une fausse politesse eacutevidente Lrsquoobjectif est ici de ne pas
laisser le dialogue sombrer dans lrsquoeacuteristique qui reposerait plus sur des injures que sur des
arguments logiques Socrate parvient mecircme agrave revenir dans la position du questionneur (situation
ideacuteale puisque permettant de conduire lrsquoentretien bien plus facilement) En prenant lrsquoexemple
drsquoun malade prenant un meacutedicament non pas pour le plaisir de boire la potion mais pour son effet
curatif Socrate fait reconnaitre agrave Polos qursquoune action nrsquoest jamais faite pour elle-mecircme mais
seulement en vue de sa finaliteacute De la mecircme maniegravere les marins ne sillonnent pas les mers pour
le simple fait de sillonner les mers mais pour acqueacuterir des richesses Socrate opegravere ensuite une
tripartition entre les choses (dans le sens drsquoactions) quant agrave lrsquoeacutevaluation de leur viseacutee certaines
sont bonnes drsquoautres mauvaises et drsquoautres enfin neutres Polos reconnait cette division Mais
directement apregraves Socrate fait aussi conceacuteder agrave Polos que les actions neutres ne sont en fait
jamais une fin mais un moyen vers un bien Par exemple on ne marche pas pour marcher mais
pour se deacuteplacer aller agrave un endroit Ainsi mecircme si la marche en elle-mecircme est une activiteacute
consideacutereacutee comme neutre sa finaliteacute est celle drsquoune bonne action De la mecircme maniegravere Socrate
131
fait reconnaitre agrave Polos que mecircmes les pires actions telles que faire peacuterir un homme ou lrsquoexiler
ne sont jamais faites dans un autre but que notre propre bien Socrate vient ainsi de deacutefinir
quelque chose drsquoimportant pour la suite toute action bonne neutre ou mauvaise est toujours
accomplie dans le sens de ce que nous pensons pouvoir nous apporter un certain bien Par ce
raisonnement Socrate vient de lier intrinsegravequement toute action avec la volonteacute drsquoun bien
personnel pour lrsquoagent Cet eacuteleacutement est primordial il va permettre la mise en place des
paradoxes socratiques et par la suite la reacutefutation des positions de Polos
La distinction qursquoeffectue Socrate part du principe eacutetabli que toute action vise le bien pour
son agent Si le tyran dans sa toute puissance commet une action qui se reacutevegravele nuisible pour lui
alors il nrsquoa pas pu faire ce qursquoil voulait puisque celui-ci voulait neacutecessairement son propre bien
Nous voyons comment Platon joue avec la volonteacute ponctuelle drsquoune part et la volonteacute finale
drsquoautre part La volonteacute ponctuelle est lrsquoaction que lrsquohomme veut faire agrave un instant donneacute Mais
chaque action reacutesultant de la volonteacute ponctuelle srsquoinscrit dans un projet plus geacuteneacuteral de volonteacute
finale crsquoest-agrave-dire le bien de lrsquoagent En subordonnant toute volonteacute ponctuelle agrave la volonteacute
finale Socrate permet de distinguer clairement laquo faire ce que bon nous semble raquo (volonteacute
ponctuelle) et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo (volonteacute finale) Tout homme veut le bien mais son
ignorance ne lui permet pas toujours drsquoaccorder sa volonteacute ponctuelle et sa volonteacute finale La
critique de Socrate repose donc sur lrsquoignorance du rheacuteteur Le tyran qui ne sait pas peut tout
faire de faccedilon ponctuelle mais pas de faccedilon finale La connaissance du juste est neacutecessaire agrave
lrsquoomnipotence
Le rheacuteteur confond pouvoir et puissance potestas et potentia Le pouvoir est la reacutealiteacute du
tyran il srsquoagit de son champ drsquoaction son intensiteacute dans lrsquoacte En cela le tyran est lrsquohomme
avec le plus de pouvoir Le pouvoir rejoint lrsquoautoriteacute lrsquoeffet immeacutediat sur les autres La
puissance agrave lrsquoinverse est un rapport agrave soi passant par une connaissance du reacuteel Crsquoest agrave la fois un
savoir et une vertu Socrate est le personnage le plus puissant en accordant agrave la perfection ce
qursquoil veut agrave la reacutealiteacute du monde La fin de la puissance nrsquoest pas drsquoexercer un pouvoir sur autrui
mais sur soi Le sophiste absolu incarneacute par la suite par Calliclegraves est maitre de lrsquounivers sans
ecirctre maitre de lui-mecircme il est pur pouvoir La volonteacute de puissance implique de commander agrave ce
132
qui est en soi elle implique drsquoobeacuteir agrave ce qui est plus grand que soi Si nous deacutesirons ici prendre le
temps de la reacuteflexion sur ces notions de pouvoir et de puissance crsquoest avant tout pour insister sur
la faccedilon avec laquelle Platon parvient comme nous lrsquoeacutevoquions plus haut agrave joindre diffeacuterents
plans de sa penseacutee Comme nous lrsquoeacutevoquions la diffeacuterence entre le philosophe et le sophiste
repose dans sa pratique du dialogue sur la preacutesence pour le philosophe drsquoune finaliteacute deacutepassant
lrsquohorizon simple de la victoire de la joute oratoire De la mecircme maniegravere dans le Gorgias il
apparaicirct clairement que la distinction entre la puissance et le pouvoir relegraveve du mecircme problegraveme
Finalement tout ceci pourrait se reacutesumer agrave la partie de lrsquoacircme mise en avant selon le personnage
Dans le cas du philosophe toute lrsquoacircme est tourneacutee vers laquo les choses de lrsquointellect raquo (νοῦς) alors
que le tyran (crsquoest-agrave-dire le sophiste dans ce qursquoil est de plus extrecircme) tourne son acircme vers laquo les
plaisirs mateacuteriels raquo (ἐπιθυmicroία)
Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes
laquo Nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo La conclusion socratique semble intenable En effet
drsquoapregraves lrsquoensemble de ses positions Socrate semble deacutefendre lrsquoideacutee selon laquelle toute action a
pour finaliteacute le bien Mais la situation est indeacutefendable sur le plan juridique Comment peut-on
garder un systegraveme judiciaire reposant sur la responsabiliteacute des actes si toute injustice devient
neacutecessairement involontaire Ce problegraveme nrsquoen est pourtant pas un pour Platon nous deacutecidons
de regarder les thegraveses platoniciennes sous un aspect plus geacuteneacuteral En effet notre approche
dialogique nous a bien souvent conduit agrave ne voir dans les joutes socratiques que des strateacutegies
gagnantes vides de reacutealiteacutes Cependant le moment nous semble ici ideacuteal pour justifier au plan
large (crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble du corpus et non plus seulement drsquoune œuvre prise
isolement) que le personnage de Socrate est le vecteur de thegraveses platoniciennes Ces thegraveses
deacutepassent les apories de surface pour prendre un sens nouveau une fois pleinement remises dans
leur contexte
En vertu des thegraveses eacutenonceacutees dans lrsquoHippias mineur celui qui manque son objectif
volontairement est meilleur que celui qui le fait sans en avoir le choix Par exemple celui qui
court lentement par choix est un meilleur coureur que celui qui court lentement par neacutecessiteacute
133
mdash Ἐν δρόμῳ μὲν ἄρα πονηρότερος ὁ ἄκων κακὰ ἐργαζόμενος ἢ ὁ ἑκών mdash Ἐν δρόμῳ γε
mdash Dans la course celui qui fait un mauvais travail involontairement est plus mauvais que celui qui le fait volontairement mdash Oui dans la course
(PLATON Hippias mineur 374a)
Mais dans ce cas celui qui manquerait volontairement la justice de son action serait plus juste
que celui qui le ferait par erreur Lrsquohomicide volontaire serait par exemple moins grave que
lrsquohomicide involontaire du simple fait que dans le premier cas le criminel aurait eu conscience
de ce qursquoil eucirct fallu faire de juste mais aurait volontairement choisi lrsquoinjustice Nous voyons
combien la discussion entre Polos et Socrate est grave il ne srsquoagit plus simplement de deacutefinir
lrsquoactiviteacute des orateurs dans la citeacute mais de rendre raison drsquoun systegraveme juridique reposant sur
lrsquointentionnaliteacute des actes La distinction repose ici sur les deux termes preacuteceacutedemment citeacutes
laquo volontaire raquo (ἑκών [374a]) et laquo involontaire raquo (ἄκων) Le dialogue de lrsquoHippias mineur ne
propose ici aucune solution et se termine par une aporie Toutefois la difficulteacute est leveacutee dans un
autre dialogue le Protagoras (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 175)
ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι ἀλλ᾽ εὖ ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν
Pour moi je suis agrave-peu-pregraves persuadeacute quaucun sage ne croit que qui que ce soit pegraveche de plein greacute et fait de propos deacutelibeacutereacute des actions honteuses et mauvaises mais ils savent tregraves bien que tous ceux qui commettent des actions de cette nature les commettent involontairement
(PLATON Protagoras 345d-e [trad modif COUSIN])
Le Gorgias se place donc agrave la suite de cette consideacuteration qui est que la volonteacute finale ne peut
ecirctre que le bien Il devient donc impossible de commettre une injustice involontairement ce qui
supprime de facto lrsquoaporie de lrsquoHippias mineur Mais cette solution qui supprime lrsquoinjustice
volontaire ne permet pas dans un systegraveme peacutenal de consideacuterer lrsquoinjustice involontaire comme
moins grave puisque lrsquoinjustice devient neacutecessairement involontaire Nous retrouvons ici lrsquoideacutee
deacutefendue par Aristote dans son Eacutethique agrave Nicomaque
134
ἔτι δὲ τί διαφέρει τῷ ἀκούσια εἶναι τὰ κατὰ λογισμὸν ἢ θυμὸν ἁμαρτηθέντα φευκτὰ μὲν γὰρ ἄμφω δοκεῖ δὲ οὐχ ἧττον ἀνθρωπικὰ εἶναι τὰ ἄλογα πάθη ὥστε καὶ αἱ πράξεις τοῦ ἀνθρώπου ltαἱgt ἀπὸ θυμοῦ καὶ ἐπιθυμίας ἄτοπον δὴ τὸ τιθέναι ἀκούσια ταῦτα
Et de plus quelle diffeacuterence fait-on si elles sont commises contre notre greacute entre les fautes de calcul et les fautes dues agrave lrsquoardeur Elles sont en effet agrave proscrire toutes les deux Or les fautes sans calcul semble-t-il ne sont pas moins humaines De sorte que sont aussi le fait de lrsquohomme les actions qui procegravedent de lrsquoardeur et de lrsquoappeacutetit Il est donc deacuteplaceacute de poser lagrave des actes non consentis
(ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque III 1 1111b1 [trad modif BODEacuteUumlS])
Nous devons alors nous tourner vers le dernier dialogue de Platon pour comprendre
comment sortir deacutefinitivement de lrsquoaporie et reacuteintroduire un systegraveme judiciaire capable drsquoagir
dans la citeacute Il srsquoagit des Lois IX
si nous voulons accorder le laquo nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo et les neacutecessiteacutes du systegraveme peacutenal nous ne pouvons affirmer qursquoil y a agrave la fois une injustice volontaire et une injustice involontaire Il srsquoagit drsquoun problegraveme dialectique tout reacuteside dans le choix de la bonne distinction agrave opeacuterer
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176)
Seacuteguy-Duclot remarque que la distinction ne repose plus sur lrsquoinjustice volontaire ou non mais
sur la notion de laquo dommage raquo (βλάβη [862a]) entre un dommage qui relegraveve de lrsquoinjustice et un
dommage qui nrsquoen relegraveve pas laquo Tout dommage nrsquoest pas une injustice il peut nrsquoecirctre qursquoun
dommage involontaire raquo (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176) Le lecteur devra alors remarquer la
pirouette fantastique opeacutereacutee par Platon qui plutocirct que de deacutemontrer que toute injustice est
involontaire deacutemontre agrave lrsquoinverse que lrsquoinjustice involontaire nrsquoexiste pas Ceci peut alors
sembler paradoxal et aller agrave lrsquoencontre de la thegravese deacutefendue plus tocirct consistant agrave renier
lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune volonteacute meacutechante Bien au contraire en srsquoappuyant sur la distinction que
nous avons preacuteceacutedemment eacutenonceacutee il apparaicirct clairement que tout le raisonnement repose sur les
ambiguiumlteacutes de certains mots La volonteacute nrsquoest pas simplement ce que lrsquoon deacutesire faire de maniegravere
immeacutediate mais ce vers quoi lrsquoon tend de maniegravere finale il srsquoagit de la diffeacuterence que nous
consideacuterions plus tocirct entre volonteacutes finale et ponctuelle Une injustice doit toujours ecirctre
volontaire puisque une injustice est la reacutesultante drsquoune action meacutediteacutee de maniegravere ponctuelle
135
comme moyen drsquoatteindre le bien Lrsquoinjustice est donc la cause drsquoune ignorance de la part de
lrsquoagent incapable de comprendre le lien reacuteel entre son action immeacutediate et ses conseacutequences
ultimes Ecirctre injuste crsquoest ne pas savoir ce qui reacutesultera de notre action Les dommages en
revanche ne sont pas neacutecessairement lieacutes agrave la volonteacute de lrsquoagent Il existe des dommages
involontaires lorsque les conseacutequences de lrsquoaction sont totalement impreacutevisibles En revanche
lrsquoinjustice est toujours volontaire puisque elle est un autre nom pour un laquo mauvais jugement raquo
En suivant notre raisonnement le lecteur pourra ecirctre surpris drsquoy voir surgir un autre
paradoxe apparement plus dur encore agrave deacutepasser Si lrsquoinjustice ne relegraveve pas drsquoune mauvaise
volonteacute mais drsquoune ignorance du bien comment peut-on condamner un homme pour son
ignorance Le problegraveme semble persister et aucun des dialogues eacutetudieacutes nrsquoapporte de reacuteponse agrave
cette question Les lois amegravene un premier eacuteleacutement de reacuteponse Lrsquoinjustice trouve sa source dans
le laquo cœur raquo (θυmicroός [863b] le laquo plaisir raquo (ἡδονή) et lrsquolaquo ignorance raquo (ἄγνοια) Selon Platon
lrsquoinjustice prend place quand lrsquoignorance conduit agrave prendre un plaisir pour le bien Nous pouvons
alors sortir du paradoxe en rapprochant ce raisonnement de ce que nous avions conclu agrave la suite
du livre VI de la Reacutepublique En effet la tripartition de lrsquoacircme et le dualisme ontologique sont la
cause reacuteelle de lrsquoinjustice mais aussi de sa responsabilisation Le cœur comme expliqueacute dans le
Phegravedre est la source du choix de vie chez lrsquohomme Il faut donc que lrsquohomme tourne tout entier
son cœur vers la raison et reacutesiste agrave la distraction de lrsquoeacutetalon noir les deacutesirs
ὅταν δ᾽ οὖν ὁ ἡνίοχος ἰδὼν τὸ ἐρωτικὸν ὄμμα πᾶσαν αἰσθήσει διαθερμήνας τὴν ψυχήν γαργαλισμοῦ τε καὶ πόθου κέντρων ὑποπλησθῇ ὁ μὲν εὐπειθὴς τῷ ἡνιόχῳ τῶν ἵππων ἀεί τε καὶ τότε αἰδοῖ βιαζόμενος ἑαυτὸν κατέχει μὴ ἐπιπηδᾶν τῷ ἐρωμένῳ ὁ δὲ οὔτε κέντρων ἡνιοχικῶν οὔτε μάστιγος ἔτι ἐντρέπεται σκιρτῶν δὲ βίᾳ φέρεται καὶ πάντα πράγματα παρέχων τῷ σύζυγί τε καὶ ἡνιόχῳ ἀναγκάζει ἰέναι τε πρὸς τὰ παιδικὰ καὶ μνείαν ποιεῖσθαι τῆς τῶν ἀφροδισίων χάριτος
Quand la vue dun objet propre agrave exciter lamour agit sur le cocher embrase par les sens son acircme tout entiegravere et lui fait sentir laiguillon du deacutesir le coursier qui est soumis agrave son guide domineacute sans cesse et dans ce moment mecircme par les lois de la pudeur se retient dinsulter lobjet aimeacute mais lautre ne connaicirct deacutejagrave plus ni laiguillon ni le fouet il bondit emporteacute par une force indomptable cause les disgracircces les plus factieuses au coursier qui est avec lui sous le joug et au cocher les entraicircne vers lobjet de ses deacutesirs et apregraves une volupteacute toute sensuelle
136
(PLATON Phegravedre 254a [trad modif COUSIN])
Lrsquohomme est donc responsable de ce vers quoi il se tourne De plus les plaisirs sont une
image deacuteteacuterioreacutee du bien dans le monde sensible Il y a donc une plus faible proportion drsquoecirctre
dans les plaisirs sensibles que dans les strates supeacuterieures des plaisirs intelligibles Lrsquoinjustice est
donc la reacutesultante drsquoune mauvaise orientation de lrsquoacircme conduisant lrsquohomme agrave prendre une image
sensible pour une reacutealiteacute intelligible
Nous en sommes responsables parce que la laquo ligne raquo de lrsquoecirctre est verticale et paradoxalement non lineacuteaire Le bien nrsquoest pas un terme quelconque il correspond au sommet agrave la fois de lrsquoecirctre et de la connaissance et pourtant du fait de la non-lineacuteariteacute nous sommes libres de ne pas le suivre Il y a donc non pas une neacutecessiteacute de connaissance mais un devoir de connaissance
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 180)
Crsquoest drsquoapregraves ce laquo devoir de connaissance raquo que lrsquohomme peut juger et ecirctre jugeacute dans la citeacute Ce
que nous venons drsquoexpliquer ne couvre eacutevidemment pas la totaliteacute de la question morale chez
Platon loin srsquoen faut Cependant nous sommes deacutejagrave en possession de nombreux eacuteleacutements nous
permettant de comprendre de maniegravere plus claire le chemin parcouru Nous pouvons alors
repreacutesenter selon notre modegravele arborescent la totaliteacute du raisonnement effectueacute sur cette question
morale
137
FIG 17 REPREacuteSENTATION ARBORESCENTE DU PROBLEgraveME DE LrsquoINJUSTICE88
Cette repreacutesentation se lit du bas vers le haut La premiegravere aporie apparaicirct dans lrsquoHippias mineur
Socrate srsquoy interroge sur la diffeacuterence entre celui qui manque son but volontairement et celui qui
le manque involontairement Si cela fonctionne dans le cas de la course (un coureur qui va
volontairement lentement est meilleur qursquoun coureur condamneacute agrave ne pas aller vite) Socrate doit
reconnaitre que cela ne fonctionne plus dans le cas de la morale Tout du moins le problegraveme est
Nous utilisons dans cette repreacutesentation le symbole laquo perp raquo pour signaler une antilogie ou toute forme 88
drsquoinvaliditeacute du raisonnement (par exemple lrsquoincapaciteacute de juger un individu) On peut alors parler drsquoaporie plutocirct que drsquoantilogie
138
Hippias mineur
Protagoras
Lois IX
perp
perp
perp
perp
Gorgias
Reacutepublique Phegravedre
Celui qui commet une injustice volontairement est meilleur que celui qui le fait involontairement
Il est impossible de juger les hommes pour leurs actes car personne ne commet lrsquoinjustice volontairement
Toute injustice est
condamnable
Nul ne deacutesire lrsquoinjuste
comme finaliteacute mais
cer ta ins le deacutes irent
comme moyen
Lrsquohomme est responsable
de ce sur quoi il applique
son acircme
poseacute mais il ne trouve pas de reacuteponse satisfaisante Un eacuteleacutement de reacuteponse se trouve alors dans le
Protagoras ce qui permet de deacutepasser lrsquoaporie en eacuteclairant sous un autre jour le problegraveme La
thegravese deacuteveloppeacutee est la mecircme que celle qui sera reprise par la suite dans le Gorgias agrave savoir
qursquoen morale il est impossible de volontairement rater sa cible On ne peut pas viser ce que lrsquoon
ne considegravere pas ecirctre le bien ou agrave lrsquoinverse nos actions ne peuvent que viser ce que nous
consideacuterons ecirctre le bien Le problegraveme de lrsquoHippias mineur est donc en partie reacutesolu le problegraveme
nrsquoexiste pas Cependant une autre aporie fait son apparition dans ce cas comment peut-on
juger les hommes si ceux-ci ne peuvent que viser ce qursquoils considegraverent comme eacutetant le bien
Pour cette raison le Protagoras remplace une aporie theacuteorique par une aporie pragmatique Les
Lois IX nous donnent une reacuteponse mais agrave lrsquoextrecircme opposeacute de nos attentes Il ne srsquoagit plus de
faire la distinction entre injustice volontaire ou involontaire mais entre les dommages reacutesultant
drsquoune injustice ou non Ainsi Platon condamne tout dommage reacutesultant drsquoune injustice ce qui
est lrsquoinverse de ce que le lecteur imagine toute injustice est certes involontaire mais toute
injustice est condamnable La situation semble tout aussi aporeacutetique que preacuteceacutedemment quoique
les choses avancent Le Gorgias sans reacutepondre directement permet neacuteanmoins de percevoir la
penseacutee de Platon en filigrane il existe une distinction entre le moyen et la finaliteacute drsquoune action
On peut vouloir le mal comme un moyen pour arriver agrave ce que lrsquoon pense ecirctre le bien (comme
finaliteacute) Il est alors selon Platon condamnable de deacutesirer une action injuste mecircme dans
lrsquooptique finale du bien Pour justifier cette responsabiliteacute agrave deacutesirer lrsquoinjuste il faut enfin se
tourner vers la theacuteorie de lrsquoacircme dans la Reacutepublique et le Phegravedre Nous remarquons alors ce qui
fait lrsquouniciteacute et lrsquouniteacute de la thegravese platonicienne chaque raisonnement semble isolement
aporeacutetique Pourtant une fois reacuteinteacutegreacutees agrave un projet plus vaste plus large il devient clair que les
apories ne sont que des moments de la reacuteflexion Il est aussi remarquable que lrsquoaporie des Lois
trouve sa solution dans son double theacuteorique la Reacutepublique Lrsquoeacutecriture de Platon nrsquoeacutetait pas
lineacuteaire et toutes les reacuteponses ne se trouvent pas dans son dernier ouvrage Drsquoapregraves notre lecture
la Reacutepublique contient en elle les fondements theacuteoriques servant ainsi de reacuteponse aux autres
apories preacuteceacutedemment souleveacutees
Plus qursquoun simple choix visuel cette repreacutesentation arborescente vise selon nous agrave
montrer comment les apories locales disparaissent agrave lrsquoeacutechelle globale Nous le disions au deacutebut
139
de notre travail Platon est un dramaturge Dans ce cas il convient de lire un dialogue non pas
comme une piegravece entiegravere mais simplement comme une scegravene La succession des apories ou des
difficulteacutes ne repreacutesente pas la fin du raisonnement mais sa condition En cela lrsquoapproche de
Platon est dialectique car chaque problegraveme est consideacutereacute pour lui-mecircme puis replaceacute dans un
scheacutema de compreacutehension globale bien plus profond
140
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue
La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d]
Le dernier moment de notre travail portera sur la partie du dialogue entre Socrate et
Calliclegraves ainsi que sur le rocircle du mythe final dans la dialectique du Gorgias Bien que ce moment
soit le plus long dans le dialogue du Gorgias nous nrsquoy consacrerons pas autant de temps qursquoil
faudrait pour mener une analyse complegravete de ce passage En effet ayant deacutejagrave illustreacute le
fonctionnement de notre outil repreacutesentatif dans les deux preacuteceacutedentes parties nous preacutefeacuterons ici
nous consacrer aux caractegraveres plus uniques de lrsquoentretien entre Socrate et Calliclegraves agrave savoir le
rejet du dialogue par Calliclegraves ainsi que les recours mythologiques de Socrate Il semble en effet
neacutecessaire de srsquointerroger sur la preacutesence drsquoun mythe en guise de conclusion drsquoun dialogue
pourtant toujours plus rigoureux dans son application des regravegles de lrsquoeacutechange dialectique Nous
nous proposons de confronter le sens du mythe avec son contexte narratif afin drsquoen deacuteduire sa
viseacutee mais aussi son fonctionnement
Afin de comprendre la progression du dialogue nous devons dans un premier temps
comprendre les thegraveses avanceacutees par les deux partis Calliclegraves arrive agrave la suite de la reacutefutation de
Polos Ce que remarque drsquoembleacutee Calliclegraves crsquoest la valeur subversive des propos de Socrate
Pour Calliclegraves les thegraveses socratiques ne sont que des positions volontairement choquantes que
personne (pas mecircme Socrate) ne pourrait veacuteritablement consideacuterer comme vraie
Εἰπέ μοι ὦ Χαιρεφῶν σπουδάζει ταῦτα Σωκράτης ἢ παίζει 89
Dit moi Cheacutereacutephon Socrate est-il seacuterieux ou joue-t-il
(PLATON Gorgias 481b)
Il va en toute logique chercher parmi les preacuteceacutedents arguments de Polos la cause de sa
contradiction Cette erreur est en fait la mecircme chez Polos que chez Gorgias quelque temps
avant il srsquoagit drsquoun abus de conformisme (ou un manque de courage) qui les a empecirccheacute de
soutenir leur thegravese par honte laquo Il a eu honte de dire ce qursquoil pensait raquo (αἰσχυνθεὶς ἃ ἐνόει εἰπεῖν
[482e]) Calliclegraves en revanche ne srsquoembarrasse pas de sentiments il est plus laid de subir
Le terme laquo παίζει raquo est assez ambigu Ce dernier signifie agrave la fois jouer (litteacuteralement faire lrsquoenfant 89
laquo παῖς raquo) mais aussi se moquer (suivi de πρός)
141
lrsquoinjustice que de la commettre Cette honte reacutesulte de la preacutesence drsquoun auditoire et donc de la
pression de lrsquoopinion Il est impossible pour Gorgias et Polos de dire que Socrate a tort parce
que de pareils propos seraient risibles mdash voire condamnables mdash sur la place publique
Calliclegraves sort de la contradiction de Polos en invoquant la distinction entre
laquo nature raquo (φύσις [482e]) et laquo loi raquo (νόmicroος) Pour Calliclegraves Socrate piegravege ses interlocuteurs en
confondant nature et loi Ainsi commettre lrsquoinjustice est peut-ecirctre plus laid selon la loi mais pas
selon la nature les hommes fixent de maniegravere conventionnelle ce qui est laid Agrave lrsquoinverse dans
la nature ce jugement ne semble pas exister de la mecircme faccedilon la nature est par deacutefinition un
reacutefeacuterentiel hors des conventions Telle sera la position de Calliclegraves Dans cette perspective la
morale nrsquoest qursquoune ruse des faibles pour prendre le pouvoir sur les forts En fondant une justice
naturelle Calliclegraves deacutefend le droit du plus fort Il termine alors sa thegravese par la conseacutequence 90
ultime de sa position la philosophie nrsquoest qursquoune discipline intellectuelle qui ne saurait ecirctre la
finaliteacute de lrsquoeacuteducation des jeunes dans la citeacute Faire le choix de la philosophie crsquoest faire le choix
de la faiblesse voire laquo drsquoecirctre condamneacute agrave mort si [un individu malveillant] le voulait raquo ( [hellip] εἰ
βούλοιτο θανάτου σοι τιmicroᾶσθαι [486b])
Socrate reacutepond alors en preacutecisant lrsquoestime que ce dernier a pour un interlocuteur de la
qualiteacute de Calliclegraves
Εἰ χρυσῆν ἔχων ἐτύγχανον τὴν ψυχήν ὦ Καλλίκλεις οὐκ ἂν οἴει με ἅσμενον εὑρεῖν τούτων τινὰ τῶν λίθων ᾗ βασανίζουσιν τὸν χρυσόν [hellip]
Si je me trouvais ayant une acircme en or Calliclegraves ne crois-tu pas que je devrais me reacutejouir de trouver quelqursquoune de ces pierres par laquelle ils eacuteprouvent lrsquoor [hellip]
(PLATON Gorgias 486d)
Calliclegraves gracircce agrave ses positions theacuteoriques extrecircmes repreacutesente une chance pour Socrate Il est
lrsquounique moyen pour le philosophe de tester son art dialectique jusqursquoau bout gracircce agrave la
coheacuterence de ses preacutemisses par rapport au problegraveme de Polos Gorgias et Polos avaient fait 91
Il convient ici de remarquer combien la thegravese preacutesenteacutee est extrecircme et ne reflegravete pas ce qui serait une 90
laquo penseacutee sophistique raquo geacuteneacuterale chez Platon Dans La Reacutepublique I Thrasymaque deacutefinit les lois selon une approche qui se fonde davantage sur lrsquoempirisme et le pragmatisme les lois sont passeacutees et preacutevalent en soit elles sont un avantage mdash et non pas parce quelles iraient dans lrsquointeacuterecirct du plus fort
Cf supra I3 laquo La meacutethode eacuteleacuteate raquo la dokimasie comme test de validiteacute91
142
preuve de gegravene agrave lrsquoideacutee drsquoassumer la totaliteacute des conseacutequences logiques de leur position initiale
mdash qui ne portaient pas sur le mecircme sujet Mais Calliclegraves ne craint rien quant agrave lrsquoavantage de la
rheacutetorique pour la vie bonne il se permet drsquoaller au fond de sa penseacutee quitte agrave proposer un
monde sans autre fondement que la force
Comment peut-on comprendre ce rapport entre philosophie et sophistique Il semble
drsquoune part que le philosophe combatte avec ardeur les sophistes ce dernier doit agrave tout prix
eacuteradiquer leurs thegraveses afin de faire reacutegner un ideacuteal de justice dans la citeacute Pourtant il apparaicirct
comme un besoin pour le philosophe de se confronter agrave lrsquoextreacutemisme morale des sophistes afin
drsquoeacutevaluer ses propres thegraveses En drsquoautres termes le philosophe peut utiliser le sophiste car ce
dernier est un excellent moyen de tester la validiteacute des positions du philosophe
Lrsquoenjeu du dialogue pour le philosophe est donc double il faut soigner lrsquoautre de ses
mauvaises opinions en tentant de le convaincre et se soigner soi-mecircme en eacuteradiquant les thegraveses
invalides de notre raisonnement Pour ce faire il faut neacuteanmoins que le sophiste srsquoengage agrave
respecter les regravegles de lrsquoentretien dialectique Crsquoest lagrave toute la difficulteacute pour le philosophe le
seul apte agrave lui apporter un gain en veacuteriteacute est le sophiste mais ce dernier ne se laisse pas
facilement convaincre de participer agrave un tel exercice Il faut donc user de ruse (fausse naiumlveteacute
flatterie) pour conduire le sophiste agrave accepter de jouer le rocircle de lrsquoopposant Mais il faut de plus
user de ruse pour que ce dernier ne transforme pas le dialogue en une eacuteristique sans inteacuterecirct
Lrsquoironie socratique peut ainsi ecirctre deacutefinie comme lrsquoensemble des proceacutedeacutes hors du dialogue
mais qui rendent ce dialogue possible et feacutecond Le philosophe est condamneacute agrave revenir dans la
caverne pas seulement pour convaincre les autres mais pour se convaincre lui-mecircme drsquoecirctre sucircr
qursquoil ne confonde pas une ombre sensible avec une reacutealiteacute du monde intelligible Le sophiste en
vouant un culte aux ombres est le meilleur adversaire pour accomplir cette catharsis
intellectuelle
Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c]
Socrate remarque une ambivalence autour de la notion de force dans les propos de
Calliclegraves ce dernier confond laquo supeacuterieur raquo (τὸ κρεῖττον [488d]) laquo meilleur raquo (τὸ βέλτιον) et
143
laquo plus fort raquo (τὸ ἰσχυρότερον) Si la loi de nature place le pouvoir dans les mains des plus forts
alors la deacutemocratie est une eacutevolution naturelle de ce transfert de force En somme dans une
deacutemocratie il serait faux de dire que le pouvoir est deacutetenu par les faibles puisque la loi de nature
implique neacutecessairement que celui qui ait le pouvoir soit le plus fort Ainsi lrsquoordre de nature ne
peut qursquoecirctre neacutecessairement respecteacute puisque la force devient une condition a posteriori de
lrsquoapplication du pouvoir Pour le dire autrement avoir le pouvoir conduit neacutecessairement agrave ecirctre le
plus fort puisque la deacutefinition du plus fort est justement drsquoecirctre celui qui a le pouvoir La
deacutemocratie ne peut plus ecirctre le pouvoir des faibles la formule devient contradictoire
Il peut sembler ici que Socrate joue sur les mots mais cela nrsquoest pas vain Lrsquoobjectif de
Socrate contre Calliclegraves comme plus tocirct contre Gorgias et Polos est de pousser ses
interlocuteurs agrave preacuteciser le plus leur penseacutee Ainsi devient-il plus simple pour Socrate de mettre agrave
jour une contradiction dans lrsquoensemble des thegraveses de Calliclegraves
En poussant Calliclegraves agrave deacutefinir davantage sa penseacutee et plus preacuteciseacutement agrave deacutefinir avec un
maximum de rigueur son concept de force Socrate entrevoit la possibiliteacute drsquoy trouver une
contradiction pour la suite de lrsquoentretien Nous voyons comment lrsquoexercice du dialogue se
diffeacuterencie du simple discours de lrsquoorateur qui emploie des termes volontairement vagues et peu
deacutefinis afin de ne pas srsquoengager dans les conseacutequences de ses propos Ecirctre preacutecis crsquoest assumer
les conseacutequences logiques de ses propos Il faut donc parler peu mais parler bien (ce qui
srsquooppose agrave la macrologie de Polos par exemple mais pas au monologue de Socrate de la fin du
discours qui bien qursquoeacutetant parfois tregraves longs ne sont jamais trop longs selon Platon autrement
dit rien dans les propos de Socrate nrsquoest superficiel mais tout contribue soit au raisonnement en
lui-mecircme soit aux proceacutedeacutes meacuteta-dialogiques de maintien de lrsquoesprit dialectique)
Suite agrave cette remarque Calliclegraves explique que les plus forts seraient les plus laquo intelligents
et les plus courageux pour diriger une citeacute raquo (τοὺς φρονίmicroους εἰς τὰ τῆς πόλεως πράγmicroατα καὶ
ἀνδρείους [491c]) Cette intelligence comme qualiteacute agrave bien gouverner serait la raison pour
laquelle ces derniers profitent drsquoavantages dans la citeacute Agrave cela Socrate nuance le propos de son
adversaire srsquoil est eacutevident que la gouvernance revienne aux plus aptes agrave gouverner cela ne
devrait en rien justifier que ceux-ci jouissent de privilegraveges Il ne srsquoagit pas de gouverner dans son
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inteacuterecirct personnel mais dans une perspective geacuteneacuterale dans laquo lrsquointeacuterecirct de tous raquo Entre alors une 92
nouvelle preacutecision de la part de Calliclegraves qui dans le cadre du dialogue amegravene en substance le
moyen de la reacutefutation finale (nous devons cependant rappeler combien lrsquoensemble de
lrsquoenchaicircnement du dialogue est en soi une suite neacutecessaire drsquohypothegraveses conduisant
systeacutematiquement agrave la deacutecouverte drsquoune antilogie lrsquoensemble du dialogue est le moyen de la
reacutefutation finale puisque chaque assertion repose sur la preacuteceacutedente et introduit la suivante)
Calliclegraves annonce que ceux qui gouvernent doivent jouir de privilegraveges dans la mesure ougrave il sont
laquo les plus ambitieux les plus deacutetermineacutes raquo Calliclegraves entend par lagrave que la gouvernance ne saurait
ecirctre reacuteduite agrave un simple savoir-faire il faut du deacutesir de la passion (surtout quand on pense au
contexte de la deacutemocratie atheacutenienne et de ses nombreux exemples de coups drsquoeacutetat crimes
politiques etc)
Il se fait alors de plus en plus sentir une certaine lassitude de Calliclegraves voire un
eacutenervement agrave reacutepondre aux thegraveses socratiques Ce moment nrsquoest pas anodin et si le caractegravere de
Calliclegraves preacutefigure son abandon du dialogue par la suite nous deacutesirons ici nous interroger quant
aux causes de cet eacutenervement Une observation du scheacutema dialogique est ici neacutecessaire
Calliclegraves reacutepondant aux questions poseacutees par Socrate fait des assertions Ces assertions ont pour
objectif drsquoecirctre geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire drsquoecirctre agrave mecircme de fonder une theacuteorie qui ne soit pas
restreintes agrave certaines conditions Socrate reacutecupegravere ensuite cette assertion et en teste la validiteacute
en prenant des exemples concrets Bien souvent ces exemples proviennent de la vie courante du
quotidien Le mouvement intellectuel est donc double Dans un premier temps lrsquoesprit srsquoeacutelegraveve
vers des theacuteories geacuteneacuterales (la tradition dirait des Ideacutees) puis dans un second temps lrsquoesprit
redescend et applique au reacuteel ces theacuteories Lrsquoeacutenervement de Calliclegraves survient alors quand
Socrate applique les theacuteories de son interlocuteur agrave des exemples triviaux peu glorieux Alors
que la discussion porte sur des concepts de la plus haute importante comme le bien ou le beau
Socrate confronte les theacuteories ainsi fondeacutees agrave des cas bien particuliers tels que les cordonnier ou
les malades chez le meacutedecin Il y a un retour vers le reacuteel une neacutecessiteacute pour Socrate que la
Lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral eacutevoqueacute ici par Socrate nrsquoest pas sans rappeler ce que sera le laquo bien commun raquo chez 92
Rousseau
145
penseacutee prenne place dans notre monde et ne reste pas seulement au niveau purement theacuteorique
Calliclegraves ne supporte pas ce retour vers le reacuteel et voudrait rester au plan purement speacuteculatif
Il est assez paradoxal de voir comment Platon que la tradition a deacutefini comme le penseur
du ceacuteleste celui qui pointe le ciel du doigt est en fait le philosophe du banal du vulgaire (au
sens latin) La philosophie de Platon nrsquoest pas seulement une contemplation de ce que le monde
devrait ecirctre et ce qursquoimporte comment il est mais bien la penseacutee de ce que le monde est Que
lrsquoon songe agrave Rousseau qui introduit son Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute
parmi les hommes en deacuteclarant laquo Commenccedilons donc par eacutecarter tous les faits raquo (ROUSSEAU
1754) Agrave lrsquoinverse Platon pense le monde dans sa totaliteacute et dans sa reacutealiteacute La philosophie nait
chez Platon de cette friction entre lrsquoinfiniment petit et lrsquoinfiniment grand Si cette friction est
feacuteconde chez le philosophe elle est en revanche tregraves douloureuse pour son adversaire Que nous
pensions une fois encore agrave lrsquoimage de la pierre de touche pour eacutevaluer lrsquoor de lrsquoacircme de Socrate
il convient de rayer lrsquoacircme de Calliclegraves ou de supposer que celui-ci soit plus fort que Socrate
Par la suite Socrate effectue un deacutecalage profond de lrsquoaction de gouverner les autres agrave
celle de se gouverner soi-mecircme Cette ambition comme laquo volonteacute de puissance raquo pour 93
paraphraser Nietzsche nrsquoest-elle pas la preuve drsquoune incapaciteacute agrave reacutesister agrave ses deacutesirs En faisant
de cette laquo ambition raquo la qualiteacute des grands hommes Calliclegraves est dans lrsquoeacuteloge de lrsquointempeacuterance
Or il existe pour Socrate une correacutelation neacutecessaire entre tempeacuterance et justice Degraves lors crsquoest
sur ce nouveau point que la suite du dialogue portera Peut-on gouverner aux autres sans pouvoir
se gouverner soi-mecircme Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduit finalement agrave une eacutevaluation de
lrsquoheacutedonisme comme principe de vie Comme agrave plusieurs reprises dans le dialogue nous voyons
comment se dessine en toile de fond les theacutematiques centrales drsquoautres grands dialogues
theacuteoriques notamment la Reacutepublique et le Phegravedre Il srsquoagit finalement de la question morale de
toute la penseacutee platonicienne qui se pose maintenant vaut-il mieux vivre selon la raison ou selon
Lrsquoideacutee selon laquelle Calliclegraves serait lrsquoincarnation de lrsquouumlbermensch nietzscheacuteen (faisant lrsquoeacuteloge de la 93
Wille zur Macht) nrsquoest pas nouvelle Cette lecture relegraveve pourtant selon nous drsquoune approche biaiseacutee de Nietzsche Si pour se deacutepasser le surhomme doit avoir compris ce qui deacutefinit pleinement laquo lrsquohomme raquo alors il apparaicirct clairement que Nietzsche ne deacutefend en rien une orientation de lrsquoacircme vers les ἐπιθυmicroία mais bien au contraire un rapport agrave la pleine compreacutehension de soi Dans le cas du Gorgias le seul personnage proposant le deacutepassement de soi par la compreacutehension de sa nature est Socrate (Γνῶθι σεαυτόν) Nous devons cependant preacuteciser combien laquo chercher Nietzsche raquo dans Platon est anachronique
146
les deacutesirs Nous connaissons deacutejagrave la reacuteponse que le dialogue apportera il existe pour Platon une
insatiabiliteacute neacutecessaire du deacutesir Il convient alors drsquoexercer son acircme agrave respecter sa partie la plus
noble afin de privileacutegier les plaisirs intellectuels Lrsquoexercice socratique nrsquoest donc pas une simple
recherche de veacuteriteacute mais possegravede aussi mdash et surtout mdash une porteacutee peacutedagogique Bien que les
recours de cette peacutedagogie puissent sembler contre productifs chez certains interlocuteurs la
honte et lrsquoironie ont pour vocation de solliciter chez lrsquoautre lrsquoenvie de la recherche de veacuteriteacute et
lrsquoabandon (dans une certaine mesure) des plaisirs uniquement mateacuteriels mdash ou charnels ce
qursquoillustra Socrate en preacutefeacuterant connaitre lrsquoacircme drsquoAlcibiade plutocirct que son corps et idem avec le
jeune Charmide
Enfin il convient de srsquointeacuteresser au premier recours mythologique du dialogue Socrate
pour illustrer son point prend pour reacutefeacuterence la fameuse image du tonneau des Danaiumldes Le
sage est dans un eacutetat drsquoautosuffisance ses tonneaux sont toujours parfaitement pleins Agrave
lrsquoinverse lrsquohomme deacutecrit par Calliclegraves agrave cause de son ambition radicale et de son deacutesir de
puissance est condamneacute agrave remplir eacuteternellement un tonneau dont le fond est perceacute Si la
meacutetaphore ne semble pas compliqueacutee agrave comprendre dans le contexte du dialogue il nous importe
cependant de comprendre la valeur que ce mythe peut avoir dans le cheminement dialectique Il
faut drsquoailleurs commencer par le plus important Calliclegraves ne sera pas convaincu par ce mythe
Pour ce dernier le plaisir ne consiste pas dans le fait drsquoavoir des tonneaux pleins mais
dans celui de les remplir Il faut donc toujours avoir un tonneau agrave remplir sans quoi cet
laquo asceacutetisme raquo incarneacute par le sage socratique conduirait les objets inertes agrave ecirctre les plus heureux
du monde Mais si le mythe ne permet pas ici de convaincre nous voyons cependant comment ce
dernier tente de persuader Nous caracteacuterisons ce scheacutema mythologique de persuasif Ce mythe
continue lrsquoexercice dialectique car il srsquointegravegre agrave lrsquoeacutevidence dans le cours du dialogue et soutient
une argumentation (agrave lrsquoinverse des mythes drsquoHeacutesiode par exemple qui nrsquoentrent pas dans une
dialectique mais dans un reacutecit du monde) Le mythe sert ici drsquoillustration il prolonge la reacuteflexion
par une image mais ne permet pas drsquoaller plus loin En drsquoautres termes le recours au mythe nrsquoest
pas neacutecessaire sur le plan de lrsquoargumentation mais est un recours psychologique permettant
drsquoillustrer simplement ce que lrsquoesprit peut avoir du mal agrave saisir Bien sucircr toute illustration est
147
incomplegravete puisque celle-ci nrsquoest que lrsquoimage du propos Il nrsquoy a donc pas agrave proprement parler de
gain sur le plan dialectique agrave travers le recours mythologique mais sinon un effort de
repreacutesentation
Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e]
Il existe pourtant un autre niveau de recours mythologique dans les œuvres de Platon Nous
faisons maintenant une ellipse dans le dialogue et voulons nous interroger sur la signification de
lrsquoabandon de Calliclegraves et comprendre comment le mythe eacutenonceacute par Socrate agrave la fin du dialogue
est un prolongement de lrsquoeffort dialectique dans un autre registre Le fait que Calliclegraves arrecircte
lrsquoentretien ne doit pas ecirctre perccedilu comme une deacutefaite de la part de Socrate mais plutocirct comme un
eacutechec Une deacutefaite dans le cadre eacuteristique drsquoune joute implique que les thegraveses deacutefendues laissent
apparaicirctre un caractegravere paradoxal Par exemple Gorgias et Polos ont eacuteteacute deacutefaits par Socrate dans
les premiegraveres parties du dialogue En revanche un eacutechec est la conseacutequence drsquoune incapaciteacute
pour quelqursquoun deacutesireux drsquoatteindre un absolu commun agrave maintenir son interlocuteur dans cette
recherche Pour le dire autrement le deacutepart de Calliclegraves nrsquoest pas la preuve que Socrate nrsquoa pas
raison mais la preuve que Socrate ne peut plus lui faire entendre raison En se murant dans le
silence Calliclegraves utilise son dernier recours contre lrsquoargumentaire de Socrate en refusant la
leacutegitimiteacute de la rationaliteacute Calliclegraves nrsquoest pas silencieux face agrave la personne de Socrate mais
plutocirct face au λόγος comme principe de raisonnement Il nrsquoest donc plus possible pour Socrate
drsquoappuyer davantage son argumentation sur des principes logiques
La position de Socrate est alors deacutelicate Drsquoune part le raisonnement en lui-mecircme est deacutejagrave
termineacute Les objectifs theacuteoriques ont eacuteteacute atteints et la deacutemonstration semble prouver que selon
tous les points de vue la rheacutetorique se doit de se subordonner agrave la justice (il est donc impossible
que la rheacutetorique dans son eacutetat actuel relegraveve drsquoun quelconque savoir mais bien plutocirct de la
flatterie) Drsquoautre part Calliclegraves refuse de continuer le dialogue or Gorgias et Polos ont eux
aussi deacutejagrave eacuteteacute reacutefuteacutes On pourrait alors croire que Socrate pourrait simplement savourer sa
victoire et en rester lagrave Au contraire la reacuteaction de Calliclegraves est un problegraveme de taille pour
Socrate Cet acte de violence vient mettre un terme au dialogue et donc agrave la dialectique comme
moyen de recherche drsquoun absolu commun Il ne peut plus y avoir drsquoabsolu commun lorsque lrsquoon
148
est seul Si la deacutemonstration de Socrate est valide il nrsquoen reste pas moins que la recherche
dialectique de veacuteriteacute nrsquoest pas alleacutee jusqursquoau bout crsquoest-agrave-dire jusqursquoagrave lrsquoacceptation par
lrsquointerlocuteur de Socrate de la justesse de ses thegraveses Au contraire Calliclegraves est dans le rejet pur
et simple du travail accompli Le simple fait que le dialogue continue encore avec Socrate seul
simulant la suite drsquoun dialogue en faisant agrave la fois les questions et les reacuteponses prouve combien
pour ce dernier lrsquoexercice du dialogue deacutepasse la simple eacuteristique
Socrate ne propose cependant pas un exercice solitaire Il demande agrave lrsquoensemble de
lrsquoauditoire de lrsquoarrecircter pour lui signaler tout problegraveme ou invraisemblance dans son raisonnement
mdash ceci rendant drsquoailleurs les transitions entre les interlocuteurs successifs possibles (Polos reacuteagit
apregraves Gorgias Calliclegraves srsquoindigne apregraves Polos) Il srsquoagit ici de ce que nous pourrions appeler le
caractegravere neacutecessairement intersubjectif de la recherche de veacuteriteacute Socrate entame alors son
protreptique sous forme de profession de foi puis par un ultime recours au mythe Le terme
protreptique nrsquoest pas un choix anodin il marque la fin de la rationaliteacute du discours Il ne srsquoagit
plus de convaincre mais de persuader En rejetant le discours Calliclegraves a rejeteacute la rationaliteacute
Socrate deacutecide alors de continuer dans un autre registre celui de la persuasion par les sentiments
Crsquoest dans ce cadre protreptique de lrsquoexhortation agrave la vie philosophique que le dernier mythe
srsquoinscrit Le passage eschatologique preacutesenteacute comme hypotheacutetiquement vrai (puisque Socrate y
croit tout en sachant que Calliclegraves lrsquoentendra comme une simple fable) arrive pour ponctuer un
moment drsquoinvitation agrave lrsquointrospection cherchant agrave eacutebranler les sensibiliteacutes
Socrate propose ici drsquoenjamber le passage du λόγος si difficile agrave faire accepter agrave Calliclegraves
en lrsquoinvitant directement agrave entrevoir le plus haut niveau de lrsquoecirctre ougrave siegravege la justice deacutecoulant
directement du bien Agrave ce niveau de compreacutehension le recours au λόγος nrsquoest pas neacutecessaire
crsquoest pour cela que le discours ne peut se faire que sous forme drsquoimages afin drsquoaller directement
toucher lrsquoimaginaire de son interlocuteur Apregraves avoir fait une analyse psychologique de son
interlocuteur Socrate parvient agrave visualiser le lieu du bloquage empecircchant Calliclegraves de
reconnaitre pleinement une justice deacutecoulant du bien Socrate propose donc par le biais du
mythe de contourner ce mur symbolique Calliclegraves est prisonnier du monde des deacutesirs en
preacutesentant agrave Calliclegraves une image de ce que peut ecirctre le bien Socrate y voit le moyen de susciter
149
en lui le deacutesir de justice car lrsquoimage est le vecteur privileacutegieacute des deacutesirs Le mythe nrsquoest pas une
simple illustration du propos Cette fois il ne srsquoagit plus de penser (saisir) lrsquoanhypotheacutetique mais
de le vivre (dimension soteacuteriologique) Ici le mythe nrsquoa pas pour vocation agrave deacutepasser une aporie
mais agrave convertir les acircmes de ses interlocuteurs de nrsquoimporte quel moyen Si le protreptique
semble appartenir au registre des sophistes il nrsquoen est rien Et crsquoest parce que le mythe veut
convertir qursquoil nrsquoest jamais utiliseacutes avec les deacutejagrave convertis crsquoest-agrave-dire les Eacuteleacuteates Ainsi dans le
Parmeacutenide le Sophiste ou encore le Politique il nrsquoest pas neacutecessaire de recourir au mythe
puisque les deux interlocuteurs sont deacutejagrave convaincus du bien fondeacute de la recherche
150
VI CONCLUSION
Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme
Nous lrsquoavons vu agrave plusieurs reprises il est difficile de reacuteduire le systegraveme de Platon agrave un
ensemble de thegraveses sorties de tout contexte Agrave chaque interlocuteur il y aura une discussion et
quand bien mecircme le sujet serait identique entre deux dialogues crsquoest le rapport agrave lrsquoadversaire qui
faccedilonne les propos tenus par Socrate Reacutesultant agrave la fois drsquoune strateacutegie dialogique mais aussi
drsquoune eacutetude psychologique et du contexte de narration la progression du dialogue nrsquoest jamais
lineacuteaire Il faut parfois observer une longue digression avant de retrouver le cours du dialogue
comme nous lrsquoavons vu dans le Sophiste par exemple et dans drsquoautres cas la suite des
interlocuteurs peut mecircme faire changer la nature du dialogue mdash ce que nous avons illustreacute agrave
travers notre eacutetude du Gorgias Enfin le mythe peut parfois ecirctre utiliseacute pour illustrer une position
trop complexe agrave saisir uniquement par la raison ou parfois encore pour continuer de convaincre
lrsquoadversaire lorsque celui-ci semble refuser de continuer le dialogue selon une progression
purement rationnelle Cependant la plupart de ces divergences reacutesultent avant tout du type
drsquoadversaires preacutesents durant la joute Il convient donc lors de la lecture de faire un effort
drsquoanalyse de contexte que Platon nous donne agrave travers la theacuteacirctraliteacute du dialogue (plaisanteries
ironie sentiment de honte etc)
Le second point certainement le plus important de lrsquoensemble de ce travail est le fait que
le dialogue ne soit pas un simple choix de repreacutesentation litteacuteraire mais est un veacuteritable exercice
dont les reacutesultats ne peuvent pas ecirctre connus agrave lrsquoavance Contre Vlastos nous avons agrave plusieurs
reprises appuyeacute cette ideacutee selon laquelle lrsquoissue ne doit pas ecirctre consideacutereacutee comme certaine degraves le
deacutebut du dialogue et que Socrate ne ferait que promener mdash voire manipuler mdash ses interlocuteurs
afin de deacutefendre son propre point (une crypto-penseacutee platonicienne) Au contraire le dialogue se
fait toujours agrave deux (ou plus) et ce que Socrate annonce est toujours le fruit drsquoun rapport de force
entre les diffeacuterents participants du dialogue Notre outil repreacutesentatif est ainsi un meacutelange entre le
caractegravere tabulaire de la joute et lrsquoaspect arborescent drsquoun projet plus profond
151
Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees
Nous nous interrogions initialement sur deux aspects qui nrsquoen forment en reacutealiteacute qursquoun
seul quelle est la nature reacuteelle de la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon et
secondement comment cette dialectique est agrave lrsquoorigine de nombreuse mauvaises interpreacutetation
dans les œuvres de Platon Notre question initiale eacutetait de savoir srsquoil existait une deacutemarcation
claire et preacutecise entre des moments dialectiques et le cours du dialogue Nous nous demandions
si pareille dichotomie reposait sur une reacutealiteacute deacutejagrave preacutesente dans lrsquoesprit de lrsquoauteur ou si celle-ci
eacutetait uniquement le fruit drsquoune interpreacutetation posteacuterieure Le dernier moment de notre reacuteflexion
portait sur la distinction entre les deux figures primordiales du deacutebat le philosophe et le
sophiste Socrate face agrave Gorgias Durant notre travail nous avons agrave plusieurs reprises eacutevoqueacute des
similitudes dans la pratique des joutes oratoires entre philosophes et sophistes Notre deuxiegraveme
moment se terminait drsquoailleurs par cette interrogation cruciale la veacuteriteacute comme strateacutegie
gagnante nrsquoeacuteradique-t-elle pas toute eacuteventualiteacute de diffeacuterentiation entre le philosophe et le
sophiste Ce ne fut qursquoau terme drsquoune eacutetude plus approfondie sur les diffeacuterences de viseacutee entre
sophistes et philosophes que nous sommes parvenus agrave eacutevoquer la finaliteacute dudit exercice comme
critegravere de deacutemarcation fiable entre une dialectique philosophique en quecircte de veacuteriteacute et une
sophistique eacuteristique purement agonistique simplement reacutegie par le deacutesir de vaincre
Chez Platon la philosophie ne se reacutesume pas agrave des thegraveses abstraites que lrsquoon pourrait
deacutefendre de maniegravere totalement exteacuterieure agrave sa propre personne Au contraire il nrsquoy a en
philosophie que de lrsquoad hominem pour la simple raison que la philosophie est avant tout un choix
de vie un engagement dans lrsquoecirctre et dans la citeacute Le dialogue est lrsquounique moyen de jouer (agrave
entendre ici au sens theacuteacirctral) les ideacutees mais aussi les hommes qui les deacutefendent La dialectique de
Socrate nrsquoest pas une simple confrontation drsquoideacutees agrave lrsquoimage des joutes mais un combat entre
des hommes pour ce qursquoils sont ce qursquoils incarnent et ce pour quoi ils se deacutefendent En cela la
philosophie de Platon est toute entiegravere tourneacutee vers la probleacutematique politique Ecirctre philosophe
crsquoest deacutepasser sa condition agrave la fois pour soi mais aussi pour sa citeacute Tout comme lrsquohomme a un
devoir de connaitre le philosophe a un devoir de retourner dans la caverne pour deacutenoncer les
152
ombres Le philosophe est cette torpille deacutecrite dans le Meacutenon qui jouera son rocircle jusqursquoagrave la fin
quand bien mecircme cette fin devrait ecirctre la mort
Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel
Ce travail nous a permis drsquoadopter un regard diffeacuterent sur la dialectique platonicienne agrave la
fois en ce qui concerne sa meacutethode mais aussi dans ses perspectives Cependant un sujet
primordial nrsquoa pas mdash ou peu mdash eacuteteacute abordeacute durant nos recherches celui de la nature de
lrsquoanhypotheacutetique platonicien Plus haut degreacute de lrsquoecirctre connaissance ultime lrsquoanhypotheacutetique est
ce qui vient avant mecircme les principes matheacutematiques Agrave lrsquoeacutevidence il eut eacuteteacute maladroit et vain
de tenter drsquointeacutegrer une eacutetude sur lrsquoanhypotheacutetique dans le cadre de notre travail dont la
theacutematique preacutesentait deacutejagrave un spectre large en tentant de syntheacutetiser agrave la fois les aspects
dialogiques et les perspectives meacutetaphysiques de la meacutethode dialectique Neacuteanmoins nous ne
pouvons passer sous silence la neacutecessiteacute intellectuelle qui srsquoimposerait maintenant agrave nous et
invitons le lecteur agrave se demander si cet anhypotheacutetique est ou nrsquoest pas un savoir de nature
propositionnel Est-il possible selon Platon drsquoeacutenoncer agrave la maniegravere laquo sujet - copule - preacutedicat raquo un
savoir anhypotheacutetique Nous ne pouvons reacutepondre agrave cette question mais pensons qursquoune lecture
attentive du Timeacutee serait inteacuteressante agrave ce titre et permettrait de preacutetendre agrave une vision coheacuterente
de lrsquoensemble du systegraveme ontologique platonicien En effet nous avons choisi de nous
concentrer de maniegravere quasi exclusive sur la part eacuteleacuteate de la penseacutee platonicienne sans entrer
dans le deacutetail de son heacuteritage pythagoricien Cela repreacutesenterait une autre eacutetude agrave laquelle ce
travail aura servi drsquointroduction
153
REacuteFEacuteRENCES
Les textes de reacutefeacuterence sont seacutepareacutes en deux parties les reacutefeacuterences primaires sont
lrsquoensemble des œuvres citeacutees dans notre travail Les reacutefeacuterences secondaires constituent les autres
œuvres neacutecessaire agrave lrsquoeacutelaboration de notre travail mais jamais directement citeacutees
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159
TABLE DES MATIEgraveRES
Reacutesumeacute ii
Abstract ii
Avant-propos iv
Format des citations viii
Remerciements ix
Index des figures x
Sommaire xi
I INTRODUCTION 1 1 Probleacutematique 1
Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne 1
Le caractegravere aporeacutetique 2
Le postulat theacuteacirctral 4
Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge 5
2 Meacutethodologie 9
De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques 9
Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique 12
II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 14 Socrate joue les beacuteotiens 14
1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide 16
La notion drsquoobstacle interpreacutetatif 16
Lrsquoobstacle historiographique 17
Subjectiviteacute de la traduction 19
Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation 21
Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute 22
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon 24
Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon 24
Vlastos et le raisonnement apagogique 26
Critique de la position de Vlastos 29
Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon 33
3 La meacutethode eacuteleacuteate 36
160
Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide 36
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique 40
Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide 44
Le laquo parricide raquo du Sophiste 48
Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie 51
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 53 Dialogue dialectique et joute 53
1 La dialectique chez Aristote 57
Aristote pegravere de la logique 57
Opposition entre Topiques et Analytiques 58
La connaissance des principes premiers 63
La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne 64
2 La dialectique comme enreacutegimentation 67
Le tableau de pointage 67
Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate 69
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux 73
Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante 73
Questionneur et Reacutepondant 74
Repreacutesentation tabulaire 76
Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique 78
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 80 Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes 80
1 Contexte drsquoapparition de la dialectique 83
Rationalisme et antirationalisme 83
La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle 84
2 La figure du sophiste 90
Le personnage du Gorgias 90
Politique et rapport aux autres une affaire de contexte 93
Le deacutesir de connaissance du philosophe 97
La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique 100
161
V EacuteTUDES DE CAS 107 Lrsquoeacutepreuve du dialogue 107
1 Gorgias nature de la rheacutetorique 109
Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e] 109
Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e] 114
Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b] 117
Question sur le principe du tiers exclu 122
2 Polos et Socrate mesures et morale 126
De Gorgias agrave Polos [461b - 466a] 126
Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b] 130
Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes 133
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue 141
La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d] 141
Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c] 143
Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e] 148
VI CONCLUSION 151 Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme 151
Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees 152
Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel 153
REacuteFEacuteRENCES 154 Primaires 154
Secondaires 157
Table des matiegraveres 160
162
REacuteSUMEacute
Afin de comprendre le processus drsquoacquisition de connaissance chez Platon nous
proposons une eacutetude de la dialectique selon un spectre large en se focalisant principalement sur
la nature dramatique des textes du corpus Agrave partir drsquoune analyse des fondement eacuteleacuteates de la
meacutethode antilogique nous tenterons par le biais de la dialogique (ou seacutemantique des jeux) de
comprendre le caractegravere agonistique de la meacutethode proposeacutee par Platon dans ses dialogues Nous
tacirccherons par la suite de faire le lien entre les conclusions intermeacutediaires et la structure geacuteneacuterale
de la meacutetaphysique platonicienne afin de ne pas perdre la coheacuterence du systegraveme pris dans sa
globaliteacute Nous eacutevaluerons la qualiteacute de lrsquooutil interpreacutetatif obtenu agrave travers une lecture du
Gorgias
Mots-cleacutes Platon Parmeacutenide Zeacutenon eacuteleacuteatisme antilogique dialogique joute rheacutetorique
agonistique sophistique Gorgias Banquet Theacuteeacutetegravete Sophiste Politique
ABSTRACT
In order to understand Platorsquos knowledge acquisition process we suggest a wide-range study of
the dialectic mainly focusing on the theatrical nature of his texts From an analysis of the eleatic
foundations of the antilogical method we will try to understand the agonistic feature of the
method given by Plato in his dialogs by using the dialogical logic (or game semantic) Then we
will bind our mid-conclusions and the general structure of Platorsquos metaphysic in order not to
loose the coherence of the whole system We will evaluate the quality of our interpretative tool
through a reading of the Gorgias
Key-words Plato Parmenides Zeno eleatism antilogic dialogic joust rhetoric agonistic
sophistic Gorgias Symposium Theaetetus Sophist Statesman
ii
iii
AVANT-PROPOS
Il serait mensonger de preacutetendre que la reacutedaction de ce travail fut aiseacutee lrsquoobstacle majeur
ayant eacuteteacute en grande partie de deacutefinir clairement la probleacutematique Cela transparaicirct aujourdrsquohui
encore dans la version finale de part lrsquoeacutetendue des theacutematiques abordeacutees En effet le sujet choisi
mdash la dialectique chez Platon mdash est neacutecessairement vaste et recoupe tous les aspects de la
philosophie platonicienne crsquoest par la dialectique que Platon parle de meacutetaphysique de
politique de morale drsquoart du pecirccheur agrave la ligne de lrsquoacircmehellip Il nrsquoeacutetait donc jamais simple de
savoir ce qui constituait pleinement un eacuteleacutement important pour la reacutedaction du travail Or si tout
semble inteacuteressant dans une recherche plus rien ne lrsquoest veacuteritablement Il faut neacutecessairement
mettre en place des critegraveres discriminants clairs sans quoi rien ne progresse Ceci prit du temps
De plus le projet initial portait davantage sur les Eacuteleacuteates que sur Platon agrave proprement parler il y
eut donc un glissement de la lecture allant de la dialectique comme simple support de lrsquoheacuteritage
eacuteleacuteate agrave la dialectique comme cœur mecircme du travail dont lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne serait qursquoun des
angles eacutetudieacutes
Mais il existe un problegraveme plus profond encore Quelques curieux se demandent ce que
peut ecirctre lrsquoactiviteacute drsquoun chercheur en philosophie de lrsquoAntiquiteacute Et apregraves trois ans de travail
dont un an consacreacute en grande partie agrave cette recherche il ne mrsquoest toujours pas aiseacute drsquoecirctre
pleinement en mesure de reacutepondre Que cherche-t-on veacuteritablement Lrsquoobjectif est-il de
retrouver la penseacutee drsquoun auteur ou bien plutocirct de tenter drsquoen faire le plus beau systegraveme
possible Si lrsquoon srsquoen tient agrave cette seconde approche mdash celle du litteacuteraire inscrite dans le
profond sillon de la philosophie continentale mdash alors on voudrait lire Platon comme on lirait
Proust ou Hugo et lrsquoon ne fait rien drsquoautre que du commentaire litteacuteraire On cherche la figure de
style on essaie de tout embellir comme pour faire plaisir agrave lrsquoauteur On termine par faire de
Platon un mystique et lrsquoon trouve cela tregraves joli drsquoimaginer que la philosophie se deacuteveloppe
comme un poegraveme Et ainsi doucement est ajouteacutee une nouvelle pierre agrave lrsquoeacutedifice du miracle
grec fier de participer agrave un si bel ouvrage qui traverse deacutejagrave les acircges depuis des siegravecles
Dans notre cas il fallut se faire violence et tenter de garder le cap comme Ulysse pendant
son retour vers Ithaque ici le lit de Calypso est remplaceacute par les travaux de Luc Brisson de
iv
Jean-Franccedilois Pradeau et de nombreux autres Au deacutetour drsquoune introduction au Parmeacutenide on se
surprend agrave ecirctre seacuteduit par certains propos on recircve drsquoune crypto-cosmologie drsquoune ontologie preacute-
chreacutetienne drsquoune monde des Ideacutees agrave lrsquoimage du Jardin drsquoEacuteden Et lrsquoon commence
progressivement agrave ne plus lire mais agrave deacutesirer le texte Platon serait drsquoailleurs bien plus plaisant
srsquoil avait conceptualiseacute ensemble εἶδος et ἰδέα On cherche agrave plaire on joue sur les mots on
ajoute ccedilagrave et lagrave des majusculeshellip Bref on ne commente plus lrsquooriginal grec mais deacutejagrave une
traduction Fait-on encore de la philosophie Et comme Ulysse lrsquoon pense chaque jour ecirctre
heureux dans un fantastique festin le banquet est gargantuesque les commentaires sont bien
dodus regorgent de belles ideacutees mais degraves lors que le soleil est derriegravere lrsquohorizon on pleure face
au rivage en repensant agrave ce royaume lointain Ce royaume ougrave attend patiemment celle que lrsquoon a
laisseacutee au deacutebut de ce peacuteriple Le roi drsquoIthaque lrsquoappelle Peacuteneacutelope nous lrsquoappelons laquo veacuteraciteacute raquo
Que dit-on encore de vrai sur ces textes incapables de se deacutefendre par eux-mecircmes Dans
lrsquoOdysseacutee il faudra lrsquoaide des dieux pour que le heacuteros reprenne la mer ici-bas les dieux se font
bien discrets Tout au mieux une Muse apparaicirct quelques fois mais lagrave encore elle est le plus
souvent muette
Que le lecteur se rassure nous nrsquoavons fait qursquoune courte escale sur lrsquoicircle drsquoOgygie et
avons mecircme refuseacute lrsquoimmortaliteacute proposeacutee par la deacuteesse Le travail suivant srsquoil preacutesente des
caracteacuteristiques diverses et eacuteparses ne relegraveve que drsquoune seule volonteacute apporter un regard neuf et
original sur la meacutethode dialectique telle que Platon nous la preacutesente Puisse-t-il servir cette
cause
v
Ποτὲ αὐτῆς ἐν ἀγορᾷ καὶ θοἰμάτιον περιελομένης συνεβούλευον οἱ γνώριμοι χερσὶν ἀμύνασθαι laquo Νὴ Δί εἶπεν ἵν ἡμῶν πυκτευόντων ἕκαστος ὑμῶν λέγῃ εὖ Σώκρατες εὖ Ξανθίππη raquo
Un autre jour en pleine place elle lui avait arracheacute son manteau et ses amis lui conseillaient de la punir par quelques gifles laquo Par Zeus dit-il pour que nous nous battions agrave coups de poings et que chacun drsquoentre vous crie laquo Vas-y Socrate vas-y Xanthippe raquo
DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie doctrines et sentences des philosophes illustres II 5
vi
vii
FORMAT DES CITATIONS
Toutes les citations de textes grecs utiliseacutees dans notre travail proviennent de la banque de
donneacutees du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig
Nous faisons coiumlncider chaque passage en langue originale avec sa traduction franccedilaise
Afin drsquoeacuteclairer le lecteur sur les choix de traduction nous augmentons la graisse de la police des
mots importants Agrave chaque groupe de mots mis en emphase dans la langue originale correspond
un groupe de mots mis en emphase dans la traduction franccedilaise selon lrsquoexemple suivant
Τὰ ζῷα τρέχει
Les animaux courent
(AUTEUR Œuvre Section du passage)
Les fragment drsquoHeacuteraclite sont eacuteparses agrave travers lrsquoensemble de la litteacuterature Nous
donnerons dans nos citations le numeacutero du fragment issu du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig puis
en bas de page la reacutefeacuterence textuelle drsquoougrave est issu ce fragment
Concernant les traductions du grec nous avons systeacutematiquement pris le parti de la fideacuteliteacute
aux mots grecs et ne lrsquoavons modifieacutee que pour en rendre le reacutesultat intelligible Nous avons
pleinement conscience que le reacutesultat en franccedilais est parfois drsquoune piegravetre qualiteacute litteacuteraire Le
lecteur nous pardonnera en gardant agrave lrsquoesprit la ceacutelegravebre formule parfois attribueacutee au poegravete
Charles Baudelaire laquo Une traduction est semblable agrave une femme si elle est belle sans doute
nrsquoest elle pas fidegravele raquo
Les citations plus modernes (article monographie etc) suivent le format Chicago-Style
(AUTEUR date page) Les reacutefeacuterences complegravetes se trouvent agrave la fin de notre travail dans la
section REacuteFEacuteRENCES
viii
REMERCIEMENTS Ce travail est le fruit drsquoune vaste reacuteflexion que je conduisis pendant pregraves de trois ans je
ne peux que remercier mon directeur Benoicirct Castelneacuterac ainsi que Mathieu Marion sans qui ce
travail nrsquoaurait jamais vu le jour Le premier fut un guide hors pairs patient et toujours de bon
conseil Le second agrave travers son seacuteminaire agrave Montreacuteal donna agrave mon travail un fantastique eacutelan
Je pense dans un deuxiegraveme temps agrave mon professeur de philosophie de lrsquoAntiquiteacute et
professeur de grec ancien Jean-Joeumll Duhot qui suscita en moi un immense inteacuterecirct pour la
philosophie grecque lors de mes eacutetudes agrave lrsquoUniversiteacute Lyon 3 Jean Moulin Il mrsquoeacutevita ainsi une
eacuteventuelle passion pour la transsubstantiation ou tout autre sujet de meacutetaphysique meacutedieacutevale et
je ne peux que lui en ecirctre greacute
Jrsquoadresse enfin toute ma tendresse agrave ma famille ainsi qursquoagrave mon amie pour leur soutien
inconditionnel
ix
INDEX DES FIGURES
Fig 1 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon selon le modegravele de Vlastos 28
Fig 2 Double neacutegation dans les logiques classique et intuitionniste 30
Fig 3 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon proposeacutee 34
Fig 4 Repreacutesentation logique du deuxiegraveme fragment de Parmeacutenide 37
Fig 5 Repreacutesentation dialogique du principe de non-contraction 76
Fig 6 Repreacutesentation dialogique de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 77
Fig 7 Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent et neacutegation du conseacutequent 77
Fig 8 Table de veacuteriteacute de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 78
Fig 9 Arborescence dialogique semi-contradictoire 102
Fig 10 Arborescence dialogique contradictoire 103
Fig 11 Sortie drsquoune arborescence dialogique contradictoire 104
Fig 12 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias 1 [449a - 452e] 116
Fig 13 Critique de Gorgias par Socrate [451e - 452e] 117
Fig 14 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias [457a - 461a] 120
Fig 15 Table de veacuteriteacute du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122
Fig 16 Arbre du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122
Fig 17 Repreacutesentation arborescente du problegraveme de lrsquoinjustice 138
x
SOMMAIRE
I INTRODUCTION 1 Probleacutematique
2 Meacutethodologie
II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon
3 La meacutethode eacuteleacuteate
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 1 La dialectique chez Aristote
2 La dialectique comme enreacutegimentation
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 1 Contexte drsquoapparition de la dialectique
2 La figure du sophiste
V EacuteTUDES DE CAS 1 Gorgias nature de la rheacutetorique
2 Polos et Socrate mesures et morale
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue
VI CONCLUSION
REacuteFEacuteRENCES
xi
I INTRODUCTION
1 Probleacutematique
Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne
Une main est tendue vers le ciel Lrsquoautre tient la ciguumle sans mecircme daigner la regarder Oui
il va la boire cette coupe mais avant une derniegravere fois continuons agrave discuter Parlons de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme un dernier mythe eschatologique avant de partirhellip Les autres autour
baissent les yeux Le paradoxe est agrave son paroxysme crsquoest en mourant maintenant qursquoil devient
immortel Et jusqursquoagrave ses derniegraveres secondes Socrate megravene la discussion
Lorsque que le chercheur travaille sur les diffeacuterentes œuvres drsquoun auteur de lrsquoAntiquiteacute le
deacutesir premier semble consister agrave trouver un systegraveme coheacuterent dans lrsquoensemble de son œuvre
laquelle ne se reacuteduisant souvent qursquoagrave quelques fragments En croisant ses sources le philosophe
tente ainsi de mettre agrave jour lrsquouniteacute fondatrice agrave lrsquoorigine de lrsquoensemble de la reacuteflexion Le
chercheur est agrave cet instant dans une posture proche du matheacutematicien qui face agrave un nuage de
points tenterait de retracer la courbe pour en retrouver lrsquoeacutequation unique Dans le cas du corpus
platonicien le problegraveme est tout autre Lagrave ougrave certains ne nous laissegraverent que quelques mysteacuterieux
passages Platon confia aux acircges la totaliteacute de sa prolifique œuvre La recherche drsquouniteacute ne
consiste alors plus agrave combler les trous par des speacuteculations mais bien au contraire agrave articuler
ensemble une immense quantiteacute drsquoinformations semblant parfois contradictoires
Bien que la preacutesence du personnage de Socrate apparaisse comme un leitmotiv fiable 1
nous ne pouvons cependant parler drsquouniteacute des thegraveses socratiques Il faut chercher cette uniteacute du
cocircteacute de la forme plutocirct que de fond Par delagrave les sujet abordeacutes ainsi que les thegraveses deacutefendues
lrsquoensemble de ces œuvres sont toutes des illustrations drsquoune certaine puissance de dialoguer Le
dialogue prend place avec le personnage de Socrate ce dernier rencontre divers personnages a
priori persuadeacutes de lrsquoinfaillibiliteacute de leur science Socrate leur fait alors prendre conscience des
bornes de leurs connaissances Ceci passe par la mise en eacutevidence de limites inheacuterentes aux
Socrate est preacutesent dans tous les dialogues de Platon hormis Les Lois1
1
deacutefinitions des notions formuleacutees par ces personnages (lrsquoamitieacute lrsquoamour le beau le juste la
tempeacuterance etc) En partant drsquoune thegravese de deacutepart Socrate propose le plus souvent drsquoarriver agrave la
preuve de lrsquoimpossibiliteacute de soutenir la thegravese initiale Ainsi lrsquoincapaciteacute agrave deacutefinir un terme est un
excellent moyen de voir que lrsquoon ne le comprend pas entiegraverement
Cette meacutethode drsquoexamen nrsquoest pourtant le sujet principal drsquoaucun dialogue certes elle est
un outil systeacutematiquement employeacute mais nrsquoest que vaguement deacutefinie De la mecircme maniegravere
chez les commentateurs y compris de nos jours elle reste une notion relativement peu eacutetudieacutee
pour elle-mecircme Elle demeure le plus souvent consideacutereacutee comme compreacutehensible en soi et ne
requeacuterant pas drsquoeacutetudes approfondies et lrsquoattention des commentateurs se porte bien souvent plus
sur le contenu des argumentations que sur leur fonctionnement
Le caractegravere aporeacutetique
Mecircme si le dialogue en tant que tel nrsquoest jamais le sujet drsquoune des œuvres de Platon nous
devons tout de mecircme remarquer que certains passages font reacutefeacuterence agrave cette meacutethode
Οὐκοῦν καὶ ὅτι ἡ τοῦ διαλέγεσθαι δύναμις μόνη ἂν φήνειεν [αὐτὸ τὸ ἀληθές] ἐμπείρῳ ὄντι ὧν νυνδὴ διήλθομεν ἄλλῃ δὲ οὐδαμῇ δυνατόν
Et aussi que la puissance de dialoguer peut seule faire apparaicirctre [le vrai lui-mecircme] agrave un individu ayant fait lrsquoexpeacuterience des sciences que nous venons de parcourir mais que par aucune autre [puissance] ce ne serait pas possible
(PLATON Reacutepublique VII 533a) 2
Dans la philosophie platonicienne lrsquoobjectif absolu du philosophe est clairement drsquoatteindre la
veacuteriteacute la puissance du dialogue est pour le philosophe lrsquooutil pour atteindre cette derniegravere Le
dialogue devrait conduire en se focalisant sur une notion donneacutee agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute
Force est de constater que cela ne semble pas ecirctre le cas Bien au contraire le corpus platonicien
ne laisse entrevoir le plus souvent que des reacutefutations de thegraveses des opinions divergeant drsquoun
dialogue agrave un autre et surtout des paradoxes et des apories
Laporie est une fin sans reacuteponse satisfaisante cela se remarque aux derniegraveres lignes du
dialogue ainsi qursquoagrave lambiance ressentie En effet hormis dans le Parmeacutenide il nexiste aucun
Sauf indication contraire les traductions grecques seront reacutealiseacutees par nos soins2
2
dialogue se terminant de faccedilon positive par une confirmation deacutefinitive de la veacuteriteacute de la
conclusion Au mieux un consensus provisoire mais dont le caractegravere absolu ne semble pas
veacuteritablement acquis Le dialogue serait dans ce cas un bien mauvais moyen drsquoobtenir un savoir
srsquoil ne pouvait apporter qursquoune connaissance neacutegative des choses Le raisonnement de Socrate le
rend certes capable de dire ce qursquoune notion nrsquoest pas mais il est en revanche incapable
drsquoeacutenoncer clairement et de faccedilon consistante agrave travers le corpus ce qursquoelle est ce problegraveme
nous lui donnons le nom drsquoapophatisme dialectique De plus tel que le dit Platon le dialogue 3 4
nrsquoest pas une puissance ou capaciteacute parmi drsquoautres mais la laquo seule raquo (microόνη id [533a]) meacutethode
srsquooffrant au philosophe en quecircte de veacuteriteacute Lrsquoeacuteventualiteacute selon laquelle lrsquoart du dialogue ne serait
qursquoune meacutethode incomplegravete parmi drsquoautres nrsquoest donc pas envisageable car il nrsquoexiste pour
Platon aucun autre moyen drsquoatteindre la veacuteriteacute
Pour deacutepasser ce paradoxe de lrsquoapophatisme dialectique (crsquoest-agrave-dire lrsquoincapaciteacute
reacutecurrente pour la meacutethode du dialogue drsquoavoir un jugement positif sur le reacuteel tout en eacutetant
pourtant la seule meacutethode capable drsquoen rendre raison selon Platon) nous pouvons orienter notre
recherche vers la meacutethode telle que deacutefinie par Socrate la maiumleutique Ce dernier explique agrave
quelques reprises que son art est similaire agrave celui de sa megravere lrsquoart de la sage-femme 5
Εἶτα ὦ καταγέλαστε οὐκ ἀκήκοας ὡς ἐγώ εἰμι ὑὸς μαίας μάλα γενναίας τε καὶ βλοσυρᾶς Φαιναρέτης [hellip] Ἆρα καὶ ὅτι ἐπιτηδεύω τὴν αὐτὴν τέχνην ἀκήκοας
Pauvre innocent est-ce que tu ignores que je suis fils dune sage-femme tregraves habile et renommeacutee Pheacutenaregravete [hellip] Nrsquoas tu pas aussi entendu que jexerce le mecircme art
(PLATON Theacuteeacutetegravete 149a)
Socrate fait accoucher laquo les acircmes raquo (τὰς ψυχὰς id [150a]) Son travail consiste ensuite agrave
examiner si lrsquoecirctre enfanteacute est plein de laquo fausseteacute raquo (ψεῦδος) ou de laquo veacuteriteacute raquo (ἀληθές) Le
Lrsquoapophatisme est un terme reacutefeacuterant de faccedilon quasi exclusive agrave la theacuteologie neacutegative Nous voulons ici 3
retrouver le sens premier du verbe ἀπόφηmicroι laquo je nie raquo nous prendrons ce mot sans aucune acceptation theacuteologique
Dialectique est agrave comprendre ici comme lrsquoadjectif propre au dialogue4
Dans le sens de la τέχνη grecque5
3
dialogue nrsquoapporterait dans ce cas aucun savoir mais permettrait de controcircler les savoirs acquis
Cependant nous ne faisons ici que deacuteplacer le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique Si la
maiumleutique est lrsquoart drsquoaccoucher les esprits il apparaicirct clairement dans les dialogues que la
maiumleutique socratique est bien souvent steacuterile en termes de contenu elle nrsquoaccouche drsquoaucune
deacutefinition deacutefinitive mais elle eacutenonce et controcircle les hypothegraveses
Le postulat theacuteacirctral
Le lecteur pourra preacutetendre que cela ne repose que sur la contingence des rencontres et
que si Socrate avait eu de la chance il aurait pu trouver un interlocuteur susceptible drsquoenfanter
Cela va alors agrave lrsquoencontre drsquoun aspect fondamental du dialogue un choix litteacuteraire de
repreacutesentation Un dialogue est en soi une production drsquoordre theacuteacirctral il y a des personnages
des tirades (i e le texte prononceacute) un cadre spatio-temporel des deacutecors et des indications
sceacuteniques Lrsquoensemble de ce qui gravite autour des tirades des personnages nous lrsquoappelons
theacuteacirctraliteacute Dans une piegravece de theacuteacirctre la theacuteacirctraliteacute se compose donc de tout ce qui relegraveve de la
mise en scegravene tout ce qui nrsquoest pas prononceacute dans les tirades des personnages Cela ne veut pas
dire pour autant que la theacuteacirctraliteacute ne deacutepend que du metteur en scegravene le texte lui-mecircme contient
deacutejagrave de la theacuteacirctraliteacute il srsquoagit entre autres des didascalies Une didascalie ou indication
sceacutenique est un enseignement contextuel Il ne srsquoagit pas drsquoune tirade mais elle fait pourtant 6
partie du texte de lrsquoœuvre La theacuteacirctraliteacute ne srsquoexprime donc pas uniquement dans la
repreacutesentation mais aussi dans le texte
Nous formulons alors ainsi ce que nous appelons le laquo postulat theacuteacirctral raquo le personnage de
Socrate est un archeacutetype il ne sagit pas dune histoire reacuteelle Socrate pourrait juste sappeler laquo Le
philosophe raquo de la mecircme maniegravere que Platon incarne parfois les thegraveses de Parmeacutenide et de
Zeacutenon en laquo lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Nous sommes dans la repreacutesentation de personnages
caracteacuteristiques En cela lœuvre de Platon tend agrave luniversaliteacute de son discours car au dessus de
la relativiteacute du contexte demeure de faccedilon transcendante un appel agrave luniversel
Lrsquoeacutetymologie de didascalie est drsquoailleurs διδασκαλία signifiant enseignement6
4
Aux questions du caractegravere aporeacutetique des dialogues ainsi que de la steacuteriliteacute de la
maiumleutique nous devons alors affronter un problegraveme drsquoampleur Il ne devient plus possible de
justifier lrsquoabsence de reacuteponse par un simple manque de chance Nous partons du principe que
Platon est maicirctre agrave bord et que le corpus dont nous sommes en possession est suffisamment
complet pour que la repreacutesentation de la dialectique nrsquoy soit pas tronqueacutee La meacutethode socratique
chez Platon est supposeacutee apporter des veacuteriteacutes alors qursquoelle ne semble dans les faits que mettre en
eacutevidence lrsquoerreur et ne conclure que par des apories ou des invitations agrave continuer le travail 7
Quelle est lrsquoorigine de cet eacutecart entre lrsquoobjectif et le reacutesultat de la recherche de veacuteriteacute chez
Socrate Nous pouvons nous demander srsquoil srsquoagit soit drsquoun effet neacutecessaire de la dialectique
auquel cas elle ne serait qursquoun outil intermeacutediaire mais incomplet soit que la dialectique est
victime drsquoune reacutealiteacute transcendante et alors le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique viendrait
drsquoun apophatisme ontologique crsquoest-agrave-dire que lrsquoon ne pourrait rien dire sur lrsquoecirctre de faccedilon
positive chez Platon 8
Dans cette derniegravere eacuteventualiteacute comme dans la premiegravere si la veacuteriteacute nrsquoest pas accessible au
moyen de la dialectique quelle serait alors reacuteellement la nature de lrsquoexercice dialectique pour
Socrate sinon un jeu consistant agrave trouver des contradictions et agrave reacutefuter des adversaires Une
telle activiteacute nrsquoest-elle pas fort ressemblante agrave lrsquoactiviteacute des sophistes
Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge
Agrave la suite des paradoxes que nous venons drsquoeacutevoquer nous pensons qursquoun eacuteleacutement de
reacuteponse se situe dans la nature mecircme du texte de Platon le dialogue Pour bien des
commentateurs le dialogue nrsquoest chez Platon qursquoun choix stylistique pour illustrer une theacuteorie
Ceux-ci pensent que le travail du commentateur revient agrave extraire le contenu philosophique du
texte afin de se deacutefaire du poids litteacuteraire charrieacute par le dialogue Dans cette optique Aristote
Nous ne neacutegligeons pas lrsquoexistence de nombreux dialogue platoniciens ougrave le caractegravere aporeacutetique ne 7
semble pas apparaicirctre de faccedilon eacutevidente Nous pensons par exemple agrave lrsquoApologie le Criton le Pheacutedon mais aussi au Banquet Cependant notre propos est le suivant jamais dans lrsquoœuvre de Platon Socrate ne reacutepondrait agrave la proposition drsquoun interlocuteur laquo cette deacutefinition est correcte et deacutefinitive raquo Demeure alors une sensation drsquoincompleacutetude Lrsquounique exception est le Parmeacutenide sur lequel nous reviendrons abondamment par la suite
Rejoignant ici la position plotinienne en opeacuterant un glissement de lrsquoapophatisme agrave lrsquoaphaireacutetisme8
5
apparaicirct bien plus professionnel puisqursquoil eacutecrit une philosophie de traiteacutes Cependant ferions-
nous le mecircme exercice avec Moliegravere ou Shakespeare Agrave lrsquoeacutevidence non Nous voyons bien
qursquoun reacutesumeacute drsquoHamlet aussi minutieux soit-il nrsquoa plus grand lien avec lrsquoœuvre originale Degraves
lors peut-on raisonnablement croire que cela fonctionnerait de la sorte chez Platon Est-il
possible de comprendre le message du Banquet sans le hoquet drsquoAristophane
Lrsquoensemble du message contenu dans lrsquoœuvre de Platon nous est transmis par le biais du
dialogue Cependant ce message nrsquoest pas purement lineacuteaire et la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les
dialogues perturbe la nature de ce message En consideacuterant les œuvres de Platon non plus comme
de simples eacutenonciations lineacuteaires drsquoideacutees mais plutocirct comme des mises en scegravene repreacutesentant
diffeacuterents moments drsquoune reacuteflexion geacuteneacuterale alors nous pourrons eacutetablir de maniegravere plus correcte
ce que sont les veacuteritables thegraveses ontologiques dans le corpus platonicien
La tradition raconte que Platon aurait commenceacute par eacutecrire des œuvres theacuteacirctrales avant
qursquoil ne les brucirclacirct apregraves avoir rencontreacute Socrate
Ἔπειτα μέντοι μέλλων ἀγωνιεῖσθαι τραγῳδίᾳ πρὸ τοῦ Διονυσιακοῦ θεάτρου Σωκράτους ἀκούσας κατέφλεξε τὰ ποιήματα εἰπώνmiddot laquo Ἥφαιστε πρόμολ ὧδεmiddot Πλάτων νύ τι σεῖο χατίζει raquo9
Eacutetant sur le point de concourir pour la trageacutedie il rencontra Socrate devant le theacuteacirctre dionysiaque et agrave la suite de leur entretien il brucircla ce qursquoil avait eacutecrit en disant laquo Hephaistos vient ici Platon maintenant a besoin de toi raquo
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III [trad GENAILLE])
Si lrsquoanecdote semble peu creacutedible elle est en revanche symbolique De la mecircme maniegravere les
proches de Platon auraient retrouveacute agrave sa mort une piegravece drsquoAristophane agrave cocircteacute de lui Lrsquoœuvre de 10
Platon dans sa totaliteacute est drsquoailleurs une vaste trageacutedie Pensons au prologue drsquoAntigone de Jean
Anouilh
Voilagrave Ces personnages vont vous jouer lhistoire dAntigone Antigone cest la petite maigre qui est assise lagrave-bas et qui ne dit rien Elle regarde droit devant elle
Les guillemets ont eacuteteacute rajouteacute par nos soins pour rendre la citation plus lisibles Celles-ci ne sont pas 9
preacutesentes dans le texte original tireacute du Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig
La source de cette anecdote est lrsquoeacutemission de radio sur France Culture du 11 feacutevrier 2008 intituleacutee laquo Les 10
nouveaux chemins de la connaissance raquo Elle nous est conteacutee par Monique Dixsaut
6
Elle pense Elle pense quelle va ecirctre Antigone tout agrave lheure quelle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermeacutee que personne ne prenait au seacuterieux dans la famille et se dresser seule en face du monde seule en face de Creacuteon son oncle qui est le roi Elle pense quelle va mourir quelle est jeune et quelle aussi elle aurait bien aimeacute vivre Mais il ny a rien agrave faire Elle sappelle Antigone et il va falloir quelle joue son rocircle jusquau bouthellip
(ANOUILH 2008 5)
Degraves les premiers instants nous savons tous que Socrate va mourir Pourtant nous regardons les
dialogues srsquoenchainer lrsquohistoire avancer De la rencontre avec les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave sa
condamnation agrave mort Platon retrace toute la vie philosophique drsquoun personnage lrsquohistoire drsquoun
homme Nous pourrions essayer de comparer les œuvres de Platon aux eacutecrits de lrsquohistorien
Xeacutenophon reacutealiser des travaux drsquoarcheacuteologie afin de savoir si la rencontre entre Socrate et 11
Parmeacutenide eut eacuteteacute possible Quel inteacuterecirct dans un travail de philosophie Tout cela reviendrait agrave
renier le cœur mecircme de lrsquoœuvre de Platon sa puissance litteacuteraire
A fortiori nous avanccedilons lrsquoideacutee selon laquelle la theacuteacirctraliteacute repreacutesente une part importante
du message philosophique y compris de lrsquoexercice dialectique Penser les personnages des
dialogues comme des acteurs jouant un rocircle retourne consideacuterablement les perspectives de
lecture Nous tacirccherons donc dans la suite de notre travail de deacutemontrer en quoi la dialectique
possegravede une part de jeu nrsquoeacutetant pas incompatible avec la recherche de veacuteriteacute Si les œuvres de
Platon sont consideacutereacutees plutocirct comme des piegraveces de theacuteacirctre que des reacutealiteacutes historiques alors la
repreacutesentation dune aporie dans un dialogue ne peut plus ecirctre vue comme un simple constat
deacutechec de la meacutethode du dialogue mais comme un moment obligatoire dans une conception
plus large Les dialogues de Platon ne sont pas des piegraveces en eux-mecircmes mais simplement les
actes drsquoune seule œuvre qursquoil faut comprendre dans sa totaliteacute
Il convient enfin de preacuteciser ce que nous entendons par le personnage de Socrate et
lrsquoadjectif socratique srsquoy rapportant Socrate est un personnage ayant existeacute cela ne fait presque
Il nrsquoest jamais simple de parler de meacutethode historique dans le contexte antique Cependant la 11
meacutethodologie de Xeacutenophon se rapproche de celle de Thucydide dont il compleacuteta lrsquoœuvre Mecircme si le dialogue socratique eacutetait agrave lrsquoacircge classique un style litteacuteraire agrave part entiegravere nous pensons que lrsquoapproche de Xeacutenophon repose sur des eacutevegravenements et des situations probables Platon philosophe et dramaturge joue davantage dans le registre du symbolique
7
aucun doute Cependant nous ne sommes pas ici dans un travail drsquohistorien pur et simple la
philosophie antique nrsquoest pas une archeacuteologie des faits sinon une archeacuteologie de la penseacutee Dans
le cas preacutesent la seule penseacutee que nous choisissons drsquoeacutetudier est celle de Platon Nous
consideacuterons alors davantage Socrate comme personnage litteacuteraire et dramatique plutocirct qursquoen tant
qursquoindividu ayant reacuteellement veacutecu toutes les aventures qui lui sont attribueacutees Cela possegravede sur le
plan meacutethodologique de nombreux avantages le premier eacutetant que la reacutealiteacute historique des faits
ne nous importe guegravere Qursquoimporte que Socrate ne rencontracirct pas Parmeacutenide dans sa jeunesse le
personnage creacuteeacute par Platon a effectivement veacutecu cette rencontre Lrsquoensemble de notre travail
reposera donc sur Socrate personnage dramatique des œuvres de Platon
Notre objectif ne sera autre que de deacutefinir de faccedilon juste la meacutethode agrave lrsquoœuvre dans les
dialogues de Platon Nous deacutefendons lrsquoideacutee selon laquelle notre position de lecture influence les
reacutesultats de la dialectique platonicienne Notre hypothegravese de recherche peut alors se reacutesumer en
une phrase en consideacuterant les œuvres de Platon comme des productions theacuteacirctrales nous serons
agrave mecircme de trouver davantage de reacuteponses que dans le cadre drsquoune lecture traditionnelle Ceci
nous permettra de comprendre drsquoune autre maniegravere sous un nouveau jour les perspectives en jeu
dans les dialogues Certains problegravemes drsquoordres meacutetaphysique et ontologique devraient alors
trouver de nouvelles reacuteponses invisibles jusqursquoici Il est vrai que nos interrogations sur la
dialectique peuvent sembler quelque peu heacuteteacuterogegravenes Notre hypothegravese de travail place tous nos
espoirs du cocircteacute interpreacutetatif Cela apparaicirctra peut-ecirctre arbitraire en risquant de contraindre le
texte agrave se conformer agrave notre theacuteorie Nous devons donc prendre soin de deacutefinir avec rigueur notre
meacutethodologie afin drsquoeacuteviter toute deacuteteacuterioration du sens initial au profit de notre approche
8
2 Meacutethodologie
De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques
Notre travail se divisera en quatre grands moments Notre hypothegravese de deacutepart preacutesuppose
lrsquoexistence de reacuteponses dans lrsquoœuvre de Platon En effet notre recherche nrsquoaurait pas lieu drsquoecirctre
si nous pensions que la dialectique platonicienne eacutetait totalement incomplegravete et que certaines
reacuteponses nrsquoavaient pas eacuteteacute formuleacutees par Platon Nous marquons ici un choix initial fort en
refusant de croire drsquoune part agrave un apophatisme dialectique chez Platon (crsquoest-agrave-dire que la
dialectique nrsquoest pas apte agrave trouver de veacuteriteacutes agrave cause de sa neacutecessaire incompleacutetude) mais aussi
agrave un simple laquo appel agrave la continuation du travail raquo comme si Platon nrsquoavait fourni que la meacutethode
sans reacutesultats Au contraire nous partons de lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique a deacutejagrave atteint son
but (dans les textes) et qursquoil ne tient qursquoagrave nous lecteurs de Platon de comprendre ces reacuteponses
Selon le vieil adage la veacuteriteacute est lrsquoadeacutequation entre lrsquoecirctre et la penseacutee crsquoest-agrave-dire
lrsquoeacutelaboration drsquoun jugement juste Ainsi tout comme un texte sera vrai en vertu de son rapport au
monde une lecture sera vraie selon son rapport au texte Dans un premier temps il srsquoagira pour
nous de deacutefinir preacuteciseacutement ce qursquoest la meacutethode socratique crsquoest-agrave-dire drsquoen comprendre les
regravegles de fonctionnement Nous nuancerons notre deacutefinition en lui imposant comme bornes les
deacutefinitions drsquoautres meacutethodes proches mais diffeacuterentes (eacuteristique antilogique etc) Cette partie
relegravevera clairement drsquoun caractegravere historique srsquoinspirant des grandes theacuteories interpreacutetatives sur
la dialectique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours (de maniegravere non exhaustive mais significative) Notre
modus operandi consiste en lrsquoeacutelaboration drsquoune grille de lecture apte agrave augmenter notre capaciteacute
agrave comprendre le fonctionnement des raisonnements argumentatifs de la dialectique platonicienne
Notre originaliteacute reposera eacutevidemment sur ce que nous avons appeleacute le postulat theacuteacirctral La
position interpreacutetative que nous eacutelaborerons partira de notre hypothegravese de recherche selon
laquelle il ne convient pas de lire Platon comme un bloc monolithique mais comme une
succession de scegravenes ayant chacune un objectif propre Cet outil que nous concevrons est
interpreacutetatif crsquoest-agrave-dire que sa viseacutee nrsquoest autre que drsquoaccroitre notre acuiteacute conceptuelle face au
texte drsquoun dialogue de la mecircme maniegravere que des lunettes augmentent lrsquoacuiteacute visuelle drsquoune
personne myope ou astigmate sans modifier lrsquoobjet regardeacute Lrsquooutil ne modifie pas le contenu du
9
texte il modifie notre perception de celui-ci Ce point nous parait tregraves important dans la mesure
ougrave cette perspective purement interpreacutetative nrsquoest pas simple agrave respecter dans lrsquoeacutelaboration drsquoun
outil interpreacutetatif Chaque systegraveme interpreacutetatif implique des schegravemes logiques de
fonctionnement diffeacuterents Nous devons donc nous assurer dans la mesure du possible que les
schegravemes impliqueacutes par lrsquooutil que nous allons eacutelaborer ne sont pas incompatibles avec les
schegravemes du contexte drsquoeacutecriture Au contraire nous voulons que ceux-ci soient les plus proches 12
possible afin drsquoecirctre en adeacutequation avec la volonteacute de lrsquoauteur Nous profiterons de cette partie
pour eacutevoquer diffeacuterents problegravemes interpreacutetatifs en lien avec la meacutethode dialectique Cette partie
srsquoachegravevera par un choix drsquoordre logique que nous justifierons quant au meilleur moyen de
repreacutesenter les eacutechanges dialectiques
Dans un troisiegraveme temps nous nous attacherons agrave comprendre ce que pourrait ecirctre
lrsquoorigine de la dialectique Pour paraphraser Aristote si notre premier moment aura eacuteteacute consacreacute
agrave la cause mateacuterielle de la dialectique (son fonctionnement propre ses regravegles) le troisiegraveme temps
de notre travail se tournera vers drsquoune part sa cause efficiente et drsquoautre part vers sa cause finale
(en effet la dialectique comme production humaine ou projet permet cette superposition entre
origine et finaliteacute) Nous en profiterons pour tirer les conclusions meacutetaphysiques et plus
preacuteciseacutement ontologiques de nos choix interpreacutetatifs et repreacutesentatifs des moments dialectiques
En effet notre point de deacutepart est que la grille interpreacutetative de lrsquoexercice dialectique affecte
consideacuterablement les reacutesultats meacutetaphysiques Nous ferons alors une analyse eacutelargie des grands
traits meacutetaphysiques du systegraveme platonicien puis tacirccherons de comprendre comment la
dialectique srsquointegravegre dans ce systegraveme Nous serons dans lrsquoobligation de faire une revue des
preacuteoccupations ontologiques de quelques preacutesocratiques afin de comprendre le contexte
drsquoapparition de la meacutethode dialectique proposeacutee par Platon dans ses dialogues Nous nous
pencherons ensuite plus en avant sur les aspects meacutetaphysiques directement en lien avec les
preacutesupposeacutes induits par la dialectique telle que nous lrsquoaurons deacutefinie dans le chapitre preacuteceacutedent
Nous pensons ici agrave R G Collingwood prenant lrsquoexemple drsquoune traduction du grec πόλις par le mot 12
laquo Eacutetat raquo en lrsquoaffligeant de tous les concepts contemporains propre agrave notre concept drsquoEacutetat et agrave observer des erreurs dans les eacutecrits politiques grecs Pour Collingwood cela revient agrave traduire le mot grec τριήρης par laquo bateau agrave vapeur raquo on srsquoeacutetonnerait par la suite des variances conceptuelles et des incoheacuterences suite agrave lrsquousage du mot τριήρης lu comme bateau agrave vapeur dans les textes antiques (COLLINGWOOD 1994)
10
Il ne faut pas perdre de vue que lrsquoobjectif final est drsquoeacutelaborer une position de lecture apte agrave
deacutepasser les difficulteacutes laquo superficielles raquo des dialogues afin drsquoen comprendre le sens profond Il
ne srsquoagit pas pour autant de faire de la sur-interpreacutetation ou de lrsquoinvention
Le dernier moment de notre travail consistera en la mise en application de notre systegraveme
repreacutesentatif agrave un certain nombre de passages issus du corpus platonicien principalement le
Gorgias Lrsquoobjectif sera ici double drsquoune part expeacuterimenter notre outil repreacutesentatif en
laquo condition reacuteelle raquo crsquoest-agrave-dire sur de longs passages ougrave lrsquoenchevecirctrement des ideacutees ne va pas
de soi Notre outil ne prend son sens que dans le cadre de lrsquoanalyse profonde drsquoun passage et de
ses articulations avec les autres passages Drsquoautre part nous pourrons eacutetudier le rapport entre la
dialectique et le projet meacutetaphysique chez Platon Le troisiegraveme moment de notre travail opeacuterera
donc la synthegravese entre nos remarques drsquoordre logique du premier moment de notre travail et les
consideacuterations plus meacutetaphysiques du deuxiegraveme Nous reviendrons par la suite plus
abondamment sur le choix du Gorgias Nous pouvons drsquoores et deacutejagrave eacutevoquer le sujet du dialogue
comme motif principal En effet le troisiegraveme moment de notre travail reposera principalement
sur la distinction entre lrsquoactiviteacute sophistique et lrsquoactiviteacute philosophique Le Gorgias repreacutesente la
suite logique de notre interrogation theacuteorique puisque le dialogue repreacutesente agrave la fois une
reacuteflexion theacuteorique sur le sujet en questionnant la nature de la rheacutetorique mais aussi une
illustration pratique en opposant directement le personnage de Socrate agrave des sophistes
La quasi-totaliteacute de notre travail reposera sur les travaux de Benoicirct Castelneacuterac et de
Mathieu Marion Nous leur empruntons le regard dialogique qui seul permet de donner agrave cette
eacutetude une coheacuterence geacuteneacuterale en faisant de lrsquoexercice du dialogue un moment strateacutegique dont
lrsquoissue est incertaine Ainsi de nombreux eacuteleacutements deacutecoulant de cette analyse (critique des
travaux de Vlastos interpreacutetation du poegraveme de Parmeacutenide lecture des sophistes etc)
srsquoinscrivent en toute logique dans le mecircme sillon De plus nous avons choisi de nous appuyer
sur les reacutecents travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot dont lrsquoanalyse porte sur des centres drsquointeacuterecircts
souvent identiques aux nocirctres Parfois nous nous en inspirons parfois nous nous en deacutetacherons
mais ses travaux permettront toujours de servir de reacutefeacuterentiel surtout dans la deuxiegraveme moitieacute de
notre travail
11
Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique
Le projet que nous preacutesentons ici peut apparaicirctre au lecteur en bien des endroits encore
peu deacutefini vague voire teinteacute drsquoune certaine preacutetention Nous connaissons le danger inheacuterent agrave
notre travail Bien souvent le deacutesir de systegraveme pousse le commentateur agrave creacuteer de vastes
cateacutegories dans lesquelles il tenterait souvent par la violence du sur-commentaire de ranger les
concepts selon un ordonnancement preacuteeacutetabli Lrsquoobjectif est pour nous de retrouver une lecture
coheacuterente de lrsquoensemble du travail que Platon nous propose sans pour autant lui infliger le cadre
a priori de notre volonteacute Nous deacutesirons ainsi formuler une theacuteorie de la dialectique (ou tout du
moins en dessiner les contours) Or la nature mecircme du texte de Platon nous force agrave prendre
lrsquoensemble du corpus en consideacuteration puisque la meacutethode du dialogue srsquoy applique en tout
endroit Si les reacutesultats de notre travail pourront sembler parfois arbitraires nous aimerions alors
insister davantage sur la meacutethode proposeacutee que les reacutesultats en eux-mecircmes
Les travaux de recherche ont pour critegravere de qualiteacute la preacutecision de leur probleacutematique
Dans notre cas celle-ci semble peu deacutelimiteacutee si cela peut ressembler agrave une faiblesse le lecteur
saura y voir la volonteacute drsquoun effort de synthegravese Prenant lrsquoexemple de la biologie lrsquoeacutetude
minutieuse drsquoune cellule ne prend pleinement son sens que replaceacutee dans lrsquoorganisme dans son
ensemble De la mecircme maniegravere la dialectique eacutetant le fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne il
aurait eacuteteacute maladroit selon nous de se contenter de quelques passages Celle-ci ne prend tout son
sens que dans lrsquooptique drsquoun projet plus geacuteneacuteral La philosophie nrsquoest pas une position deacutefinitive
mais plutocirct une posture intellectuelle face au monde pas une reacuteponse mais une faccedilon drsquoaborder
les questions Si chaque dialogue se concentre sur un problegraveme unique les diffeacuterents
raisonnements se chevauchent et interagissent entre eux Comprendre la meacutethode dialectique ne
consiste pas simplement agrave comprendre des moments dialectiques mais comment cette suite de
moments est au cœur drsquoune œuvre totale et efficace
Nous ne pouvons que reconnaitre la vaste porteacutee de notre projet Il est eacutevident que notre
probleacutematique ne srsquoinscrit pas dans une simple question technique mais implique un grand
nombre de reacuteflexions correacutelaires En reacutealiteacute notre travail sera ameneacute agrave traiter un vaste ensemble
de thegraveses platoniciennes (ontologie meacutethode de recherche mythologie implication politique
12
etc) Le lecteur comprendra que notre objectif eacutetant initialement lrsquoeacutelaboration drsquoune meacutethode
syntheacutetique il serait vain de focaliser lrsquoensemble de notre travail sur quelques lignes drsquoun
dialogue Ne pas avoir circonscrit notre recherche agrave un corpus reacuteduit nrsquoest pas une pure
preacutetention mais une reacuteelle volonteacute drsquoeacuteclaircissement et drsquoapprofondissement de la penseacutee
platonicienne dans son ensemble
13
II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE
Socrate joue les beacuteotiens
Ce que nous appelons le postulat theacuteacirctral nous permet de penser le problegraveme de lrsquoorigine
de la dialectique sous un autre angle Si la theacuteacirctraliteacute du corpus de Platon nrsquoest pas un choix
simplement estheacutetique mais un point cleacute de la penseacutee de lrsquoauteur alors nous devons lire
lrsquoensemble des dialogues comme autant de scegravenes drsquoune vaste trageacutedie se terminant par la mort
de Socrate Sur le plan dramatique Le Parmeacutenide de Platon est lrsquoœuvre premiegravere il srsquoagit de la
premiegravere scegravene de cette trageacutedie philosophique Socrate y est jeune non-initieacute agrave la philosophie et
vulneacuterable face agrave la dialectique drsquoexperts tels que Parmeacutenide et Zeacutenon Socrate incarne une
posture de beacuteotien Commencer notre travail par Le Parmeacutenide nrsquoest cependant pas sans
preacutetention lrsquoouvrage est reconnu agrave travers les siegravecles comme lrsquoune des piegraveces les plus obscures
de lrsquoensemble du corpus Mais comprendre drsquoune nouvelle faccedilon Le Parmeacutenide est un moyen
neacutecessaire pour relire Platon En fonction de la lecture qursquoun commentateur fait du Parmeacutenide
toute sa vision du platonisme se trouve modifieacutee Finalement cela repreacutesente pour nous un
avantage meacutethodologique en commenccedilant par Le Parmeacutenide nous serons agrave mecircme de
reconstruire plus facilement la penseacutee de Platon
Il existe une raison nous conduisant agrave commencer notre eacutetude par Le Parmeacutenide En effet
dans sa preacutesentation de la theacuteorie platonicienne Diogegravene Laeumlrce deacuteclare que lrsquoorigine du style du
dialogue remonterait agrave Zeacutenon drsquoEacuteleacutee
Διαλόγους τοίνυν φασὶ πρῶτον γράψαι Ζήνωνα τὸν Ἐλεάτην
On dit que Zeacutenon drsquoEacuteleacutee fut le premier agrave eacutecrire des dialogues
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)
Propos qursquoil reacuteitegravere plus loin en citant un texte disparu drsquoAristote
Ἀριστοτέλης δ ἐν τῷ Σοφιστῇ φησι πρῶτον Ἐμπεδοκλέα ῥητορικὴν εὑρεῖν Ζήνωνα δὲ διαλεκτικήν
14
Aristote dans [son ouvrage] le Sophiste deacuteclare qursquoEmpeacutedocle trouva la 13
rheacutetorique le premier et Zeacutenon la dialectique
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum VIII)
Ces deux citations bien qursquoelles ne puissent constituer une preuve historique deacutemontrent agrave
lrsquoeacutevidence un large courant de penseacutee dans lrsquoAntiquiteacute laissant entendre que le principe du
dialogue voire la meacutethode dialectique seraient lrsquoœuvre de Zeacutenon disciple de Parmeacutenide Sans
toutefois tirer de conclusion hacirctive nous pouvons reconnaitre une certaine coheacuterence entre les
propos de Diogegravene Laeumlrce et notre ideacutee selon laquelle la rencontre avec les eacuteleacuteates repreacutesenteacutee
dans le Parmeacutenide serait agrave lrsquoorigine de la pratique philosophique de Socrate
Enfin srsquoil eacutetait encore neacutecessaire de justifier le caractegravere neacutecessaire de commencer notre
travail par le Parmeacutenide il existe un dernier point pouvant sembler anodin et relevant pourtant
selon nous drsquoune grande importance Comme eacutevoqueacute un peu plus haut face agrave ce sentiment
drsquoimpuissance de la dialectique dans presque tous les dialogues le Parmeacutenide est un des seuls agrave
se terminer positivement (quoique de maniegravere tregraves abrupte) avec la certitude pour les
participants drsquoavoir trouveacute des choses on ne peut plus vraies (Ἀληθέστατα [166c]) Il srsquoagit pour
nous de comprendre ce que peut ecirctre la valeur de cette veacuteriteacute et si agrave la lumiegravere de nos
interpreacutetations lrsquoexercice socratique ne deviendra pas davantage compreacutehensible
Nous traduisons volontairement lrsquoinfinitif εὑρεῖν par le passeacute simple trouva13
15
1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide
La notion drsquoobstacle interpreacutetatif
Le Parmeacutenide est certainement lrsquoun des dialogues de Platon ayant la reacuteputation la plus
forte Il est agrave la fois obscur complexe fastidieux reacutepeacutetitif et dans le mecircme temps au cœur de
toute une interpreacutetation meacutetaphysique de la penseacutee de Platon Cependant puisque notre eacutetude
doit neacutecessairement commencer par ce dialogue il convient de srsquointerroger de prime abord sur
les eacuteventuels problegravemes de lecture risquant de srsquooffrir agrave nous La question est naiumlve qursquoest-ce
qui rend le Parmeacutenide si compliqueacute par rapport aux autres dialogues Sur le modegravele de Gaston
Bachelard dans la Formation de lrsquoesprit scientifique nous deacutecidons de commencer notre eacutetude agrave
partir de la notion drsquoobstacle Quels sont les obstacles empecircchant le lecteur de trouver 14
directement dans ce dialogue des reacuteponses claires promises par la meacutethode socratique
Comment un mecircme ouvrage peut-il tantocirct ecirctre lu comme un traiteacute de cosmologie tantocirct comme
la cleacute de voute de lrsquoontologie platonicienne et pour drsquoautres enfin comme un simple exercice
dialectique
Selon nous bien des obstacles ne se trouvent pas dans le texte ils sont propres au contexte
de lecture Les obstacles en question ne sont pas du cocircteacute du texte mais uniquement du cocircteacute du
lecteur Crsquoest pourquoi nous parlerons drsquoobstacles interpreacutetatifs Ces obstacles sont des
problegravemes propres agrave lrsquoesprit du lecteur celui-ci nrsquoarrive jamais lrsquoesprit vierge de tout preacutejugeacute
lorsqursquoil entame sa lecture Quel travail intellectuel est-il alors neacutecessaire drsquoeffectuer au
preacutealable afin de saisir pleinement la nature et la viseacutee du Parmeacutenide Il ne srsquoagit pas
simplement drsquoun problegraveme de compreacutehension mais de repreacutesentation de la dialectique crsquoest un
exercice se trouvant dans un corpus tregraves eacuteloigneacute de nous autant sur les plans temporel
linguistique que culturel
Nous ne pouvons cependant eacutenumeacuterer de maniegraveres exhaustive lrsquoensembles des obstacles
interpreacutetatifs Nous choisissons donc afin de preacuteciser au mieux notre meacutethodologie de recherche
laquo Quand on cherche les conditions psychologiques des progregraves de la science on arrive bientocirct agrave cette 14
conviction que crsquoest en terme drsquoobstacle qursquoil faut poser le problegraveme de la connaissance scientifique raquo (BACHELARD 2004 15)
16
drsquoeacutevoquer quelques uns des plus repreacutesentatifs drsquoentre-eux Lrsquoenjeu de ce premier moment est
conseacutequent il srsquoagit agrave la fois drsquoadopter la position intellectuelle adeacutequate afin drsquoeacutetudier la
dialectique platonicienne en faisant table-rase de nos preacutejugeacutes de lecture et dans un second
temps drsquointerpreacuteter le texte du Parmeacutenide au plus proche de ce qursquoil pouvait ecirctre dans lrsquoesprit de
son auteur Ce dernier point nrsquoest pas anodin la philosophie de lrsquoAntiquiteacute dans son projet
mecircme est une archeacuteologie de la penseacutee Il ne srsquoagit pas tant de dire ce qui a eacuteteacute eacutecrit ou dit mais
de justifier le sens de ce qui a eacuteteacute dit au moment ougrave cela a eacuteteacute dit Il srsquoagit drsquoun projet de
coheacuterence mais aussi drsquoauthenticiteacute agrave lrsquoimage de lrsquoarcheacuteologue qui ne fait pas que constater la
preacutesence drsquoun objet dans le sol mais lrsquoen sort le nettoie et cherche enfin agrave comprendre
preacuteciseacutement son usage Le temps alternant aussi bien les corps que les mots nous devons garder
agrave lrsquoesprit que les eacutetranges ronds de bronze oxydeacutes et ne refleacutetant rien aujourdrsquohui dans les
museacutees furent jadis drsquoeacutetincelants miroirs
Les obstacles que nous allons maintenant eacutetudier ne sont pas propres qursquoau Parmeacutenide et
srsquoappliquent en partie aux autres dialogues de Platon et certainement agrave drsquoautres textes de
lrsquoAntiquiteacute Demeure un dernier point en suspens qui nrsquoaura pas eacutechappeacute au lecteur srsquoil existe
des obstacles externes nrsquoexiste-t-il pas aussi des obstacles internes Agrave lrsquoeacutevidence oui lorsque
le propos est confus la ponctuation absente (que lrsquoon pense aux fragments drsquoHeacuteraclite dit 15
lrsquoObscur) etc Ceux-ci seront traiteacutes dans la suite de notre travail lors de la lecture de lrsquoœuvre
proprement dite
Lrsquoobstacle historiographique
Le premier de ces obstacles est agrave lrsquoeacutevidence un problegraveme drsquoordre historiographique Agrave
travers lrsquohistoire de la philosophie le fait que telle œuvre soit encore preacutesente plutocirct qursquoune autre
nrsquoest jamais issu du hasard bien que cela soit une eacutevidence il faut prendre le temps de
comprendre les conseacutequences que cela peut avoir dans notre travail Au contraire pendant des
siegravecles la conservation des œuvres ne deacutependait que de la laquo bienveillance raquo de copistes le plus
souvent moines qui inlassablement reproduisaient certains ouvrages plutocirct que drsquoautres Agrave
lrsquoeacutevidence nous pouvons avancer le fait que le fragment drsquoœuvres qui nous est arriveacute du passeacute
Agrave entendre comme laquo produisant la confusion chez le lecteur raquo15
17
correspond agrave ce qui eacutetait le plus recopieacute Agrave lrsquoinverse une œuvre produite en de rares exemplaires
aura surement disparu agrave la suite de quelques incendies de bibliothegraveques et autres ravages Nous
arrivons alors agrave cette premiegravere ideacutee assez eacutevidente certes mais neacuteanmoins cruciale qui est que
lrsquoensemble des fragments antiques aujourdrsquohui accessibles le sont par un jeu drsquointeacuterecircts et de
subjectiviteacutes De maniegravere plus approfondie nous pouvons mecircme affirmer que ce qui est parvenu
jusqursquoagrave nous nrsquoa pu le faire qursquoen plaisant pour des raisons diverses aux instances responsables
de la copie des manuscrits Pour illustrer notre propos nous pouvons dire que la survie des
manuscrits est soumise agrave des lois semblables agrave celles auxquelles sont soumises les espegraveces
animales drsquoapregraves lrsquoeacutevolution darwinienne les œuvres ayant surveacutecu eacutetaient celles les mieux
adapteacutees agrave leur environnement non pas naturel mais ici politique et culturel
Nous pouvons alors eacutevoquer la relation freacutequente mdash voire systeacutematique mdash entre les
instances chargeacutees de la copie des manuscrits et les autoriteacutes religieuses du moment Pour
appuyer notre point un simple constat suffit parmi les corpora les plus fournis de la
philosophie grecque nous trouvons Platon et Aristote tout deux furent reacuteemployeacutes agrave maintes
reprises dans le cadre de diverses theacuteologies (agrave travers le neacuteoplatonisme pour Platon et dans le
cas drsquoAristote par lrsquoœuvre scolastique thomiste entre autres) Il semble aujourdrsquohui difficile de
lire Le Parmeacutenide de Platon sans avoir agrave lrsquoesprit Les Enneacuteades plotiniennes Dans la cinquiegraveme
des Enneacuteades Plotin fonde une meacutetaphysique agrave partir de laquo LrsquoUn raquo (τὸ ἕν) provenant directement
du texte de Platon Il srsquoagit pour Plotin du principe fondamental la premiegravere des hypostases
(ὑπόστασις) Les conseacutequences de cette lecture tregraves particuliegravere se retrouvent encore aujourdrsquohui
dans notre appreacutehension de lrsquoœuvre de Platon En prenant laquo LrsquoUn raquo comme principe
meacutetaphysique dans Le Parmeacutenide lrsquoeacuteventualiteacute mecircme de lrsquoexercice dialectique laisse place agrave un
monologue ontologique
Allant dans notre sens et critiquant une lecture trop plotinienne Luc Brisson soulegraveve ce
problegraveme dans lrsquointroduction de sa traduction du Parmeacutenide et deacuteclare
La lecture du Parmeacutenide ici proposeacutee rompt avec cette interpreacutetation grandiose qui voit dans la seconde partie du Parmeacutenide une description des degreacutes de lrsquoecirctre qui assimileacutes agrave des diviniteacutes procegravedent de lrsquoUn
(BRISSON 2011 9)
18
Sans cet effort nous ne lisons plus vraiment Platon mais le Platon comme le lisait Plotin
Pour reprendre notre approche historiographique nous pouvons avancer lrsquoideacutee que si le
corpus de Platon existe encore ce nrsquoest pas uniquement pour lui-mecircme mais surtout en tant qursquoil
incarne les fondements du neacuteoplatonisme lequel agrave travers Plotin notamment eacutetait en adeacutequation
avec une penseacutee chreacutetienne en pleine formation De facto nous ne lisons pas seulement Plotin
comme un commentateur de Platon mais aussi parfois Platon comme un preacutecurseur de Plotin 16
Subjectiviteacute de la traduction
Dans le cas de la philosophie de lrsquoAntiquiteacute le lecture doit faire face agrave un problegraveme ducirc agrave la
langue drsquoeacutecriture Le traducteur agrave travers des choix lexicaux stylistiques et typographiques
produit une interpreacutetation personnelle de lrsquoœuvre La traduction repreacutesente le deuxiegraveme problegraveme
externe agrave la compreacutehension drsquoun dialogue de Platon La langue grecque bien loin de la langue
franccedilaise ressemble en certains points davantage agrave la langue allemande dans son aspect
interpreacutetatif syntaxe plus flexible et vocabulaire favorable aux neacuteologismes et agrave la creacuteation
lexicale La langue grecque est une langue interpreacutetative en changement pleine de possibiliteacutes
Pour reprendre lrsquoexemple de lrsquoinfluence plotinienne dans le Parmeacutenide nous pouvons
simplement eacutevoquer le choix de certains traducteurs de mettre une majuscule agrave laquo lrsquoUn raquo Il srsquoagit
du choix de Leacuteon Robin (cf ROBIN 1950) entre autres Agrave lrsquoeacutevidence cette majuscule est
purement arbitraire eacutetant donneacute que la distinction de casse nrsquoapparaicirct qursquoau IXegraveme siegravecle avec
lrsquoinvention par les copistes byzantins des minuscules Pourtant Leacuteon Robin insiste sur laquo lrsquoUn raquo
plutocirct que laquo lrsquoun raquo ou seulement laquo un raquo lrsquoarticle deacutefini nrsquoeacutetant pas systeacutematiquement preacutesent
dans le texte grec Ainsi est-il possible de dire que par sa traduction seulement Leacuteon Robin
influence consideacuterablement la lecture en conceptualisant une notion de faccedilon arbitraire Mais si
la majuscule de laquo lrsquoUn raquo peut sembler relever de lrsquoordre du deacutetail notre second exemple sera
sans doute plus convaincant il srsquoagit du concept drsquo laquo Ideacutee raquo ou de laquo Forme raquo Il est important de
se questionner sur ce que nous appelons laquo Forme raquo ou laquo Ideacutee raquo Le concept repose sur deux mots
De la mecircme maniegravere la deacutenomination de laquo Preacutesocratiques raquo engendre une lecture biaiseacutee et 16
anachronique en laissant croire que les premiers philosophes seraient lagrave pour preacuteparer le terrain au Socrate de Platon
19
grecs laquo εἶδος raquo et laquo ἰδέα raquo Nous remarquons lagrave encore le choix du traducteur qui place de
maniegravere presque systeacutematique une majuscule comme pour confirmer au lecteur la preacutesence drsquoun
concept central
En dehors du corpus platonicien ces deux mots signifient lrsquoallure crsquoest-agrave-dire ce que lrsquoon
distingue drsquoune chose Ils deacuterivent drsquoune mecircme racine indo-europeacuteenne celle du verbe ὁράω
(voir observer porter son regard (cf BAILLY 1901)) dont lrsquoinfinitif aoriste est ἰδεῖν donnant
video en latin Drsquoun objet nous identifions sa forme stricto sensu par nos sens et plus 17
preacuteciseacutement par la vue Lrsquoideacutee ou forme nrsquoest donc pas neacutecessairement dans la penseacutee Elle est
perccedilue par nos faculteacutes intellectuelles lorsque nous employons nos sens ce qui nous permet de
reconnaitre un objet Lrsquoideacutee ou forme est donc du cocircteacute du reacuteel au sens de la silhouette crsquoest-agrave-
dire ce que je vois drsquoune chose Ce ne sont pas des termes issus drsquoun jargon philosophique mais
de la vie courante En outre lrsquoutilisation des mots dans le corpus semble ne pas respecter de
regravegle preacutecise les deux termes seraient parfaitement interchangeables Il semble alors peu 18
probable que la theacuteorie centrale drsquoun auteur ne meacuterite pas un terme agrave proprement parler mais
deux termes eacutequivoques interchangeables et issus du langage populaire Nous voyons alors
comment la traduction peut biaiser la lecture en faisant des termes εἶδος et ἰδέα les eacuteleacutements
centraux drsquoune ontologie ideacutealiste
La traduction est une activiteacute subjective et la compreacutehension de lrsquoactiviteacute dialectique
neacutecessite un accegraves au plus proche de la penseacutee et de lrsquoimaginaire de lrsquoauteur Comme nous
venons de le voir par delagrave le problegraveme eacutevident de la polyseacutemie de laquo λόγος raquo laquo εἶδος raquo ou encore
laquo ἀγαθὸν raquo il existe un problegraveme de subjectiviteacute de la part du traducteur qui par ses choix
lexicaux influence le contenu informatif de lrsquoœuvre Au lendemain de deux milleacutenaires de
philosophie profondeacutement chreacutetienne le travail de deacute-construction reste conseacutequent
En replaccedilant le digamma disparu nous retrouvons ϝιδεα conduisant phoneacutetiquement au video latin17
Cela nrsquoest cependant pas lrsquoavis de lrsquoeacutecole neacuteo-kantienne dite laquo de Marbourg raquo repreacutesenteacutee notamment 18
par Hermann Cohen et Paul Natorp Selon ces derniers il existerait une diffeacuterence fondamentale entre lrsquoεἶδος signifiant le concept (Begriff) socratique et lrsquoἴδεα (Idee) platonicienne (cf FRONTEROTTA 2000)
20
Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation
Lire un philosophe nrsquoest pas chose facile Comme le preacutecise Ferdinand Alquieacute dans son
opuscule Qursquoest-ce que comprendre un philosophe lrsquoattitude agrave adopter face agrave un texte de
philosophie nrsquoest jamais claire et est la source de nombreuses confusions agrave travers toute lrsquohistoire
de la philosophie La philosophie ne peut se lire comme de la science pure dans la mesure ougrave 19
la bonne compreacutehension drsquoun texte de philosophie deacutepend toujours drsquoun contexte Ceci nrsquoest pas
le cas drsquoun ouvrage de matheacutematiques par exemple Il est deacutelicat drsquoaffirmer que lrsquoon puisse
veacuteritablement philosopher de maniegravere absolue Pourtant lire un philosophe ce nrsquoest pas non plus
simplement lire lrsquoœuvre drsquoun homme drsquoun point de vue psychologique Nous pensons possible
dans une certaine mesure de dissocier un homme de ses ideacutees Il srsquoagit pour nous drsquoadopter une
posture du juste milieu suivant ainsi les conseils de Ferdinand Alquieacute
La philosophie nrsquoest pas la science elle nrsquoest pas un systegraveme ou un ensemble de systegravemes elle est une deacutemarche et une deacutemarche nrsquoa de sens que parce qursquoune personne effectue cette deacutemarche [hellip] La deacutemarche philosophique nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par des raisons psychologiques ce nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par lrsquohistoire ou agrave partir drsquoun certain eacutetat social
(ALQUIEacute 2005 89)
Les obstacles psycho-historiques deacutecoulent drsquoune prise de position trop unilateacuterale face au
problegraveme eacutevoqueacute Dans le premier cas si le lecteur se place drsquoun point de vue anhistorique alors
le cadre spatio-temporel et lrsquoensemble du contexte drsquoeacutecriture disparaissent Ce processus conduit
dans le cas de la philosophie antique notamment agrave un chronocentrisme du lecteur En reacutefutant
lrsquoaspect humain et la situation drsquoeacutecriture il devient possible drsquoimaginer par exemple que les
propos tenus par Platon concernant les philosophes Eacuteleacuteates furent totalement diffeacuterents de la
reacutealiteacute De la sorte le lecteur part du principe que Platon aurait directement eacutecrit pour lui en
sachant par avance que la penseacutee drsquoun auteur disparaitrait et qursquoil pourrait ainsi facilement la
manipuler Un exemple reacutecent est de voir dans le personnage du Parmeacutenide de Platon un individu
radicalement diffeacuterent du Parmeacutenide historique auteur du poegraveme
laquo [hellip] lrsquoeacutetonnement du philosophe de ne pas ecirctre compris me paraicirct ecirctre la source mecircme de toute la 19
philosophie occidentale raquo (ALQUIEacute 2005 29)
21
Pour reprendre la question reacutecemment poseacutee par John Palmer le Parmeacutenide porte-t-il la trace drsquoune laquo lecture sophistique raquo qui gauchirait la penseacutee de Parmeacutenide au point de rendre impossible ou agrave tout le moins tregraves risqueacute de lrsquoaborder comme un teacutemoignage fiable sur le Parmeacutenide historique
(CASTELNEacuteRAC 2014 436) 20
Cette question bien que leacutegitime neacuteglige en partie le fait que dans le contexte drsquoeacutecriture
les lecteurs de Platon connaissaient aussi le philosophe drsquoEacuteleacutee et qursquoil eut eacuteteacute surprenant de le
mettre en scegravene dans un ouvrage en lui faisant tenir des propos radicalement diffeacuterents des
siens Il serait bien sucircr maladroit de simplement dire que puisque Platon et Parmeacutenide veacutecurent 21
durant des peacuteriodes proches alors les propos de Platon ne peuvent qursquoecirctre lrsquoexacte reproduction
de la penseacutee eacuteleacuteate Cependant dans le cas preacutecis des arguments de Zeacutenon drsquoEacuteleacutee Le Parmeacutenide
et son argumentation sont selon nous la preuve que le deacutebat eacuteleacuteate ne tournait pas autour de
lrsquoexistence ou non du mouvement comme beaucoup le pensegraverent mdash ou le pensent encore mdash
nous aborderons ce point par la suite
Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute
Une lecture trop psychologique peut conduire agrave drsquoautres erreurs de lecture En srsquoappuyant
sur des eacutetudes stylistiques cherchant agrave retrouver lrsquoordre drsquoeacutecriture des dialogues de Platon en
fonction des occurrences lexicales lrsquoargument laquo psychologique raquo conduit agrave consideacuterer
lrsquoensemble de la penseacutee de Platon sur un mode chronologique Par exemple si les eacutetudes
stylistiques tendent agrave confirmer que tel dialogue aurait eacuteteacute eacutecrit dans une peacuteriode de jeunesse
lrsquoargument psychologique va utiliser la biographie de Platon afin de trouver des liens entre lrsquoeacutetat
drsquoesprit psychologique de Platon et le contenu du dialogue Cette lecture psychologique et
chronologique utilisant en parallegravele la biographie de Platon revient agrave chercher du sens dans ce
qui nrsquoen a pas forceacutement (comme le lien eacuteventuel entre un dialogue et un voyage ou un
quelconque eacutevegravenement politique) Si cette technique peut sembler fonctionnelle elle neacuteglige
Benoicirct Castelneacuterac fait reacutefeacuterence agrave lrsquoouvrage de John Palmer Platorsquos Reception of Parmenides (1999)20
Remarquons cependant que les traces de laquo satire philosophique raquo remontent agrave Aristophane 21
contemporain de Socrate Dans Les Nueacutees il fait tenir des propos par Socrate ridicules et contraires agrave ceux rapporteacutes par Platon ou Xeacutenophon Sans doute le contexte politique est-il agrave lrsquoorigine de ce deacutenigrement Nous reviendrons plus en deacutetails sur ce point par la suite
22
cependant que Platon pouvait maitriser diffeacuterents styles agrave sa guise Platon est agrave lrsquoeacutevidence un
eacutecrivain de lrsquoimitation Il ne serait selon nous pas impossible que Les Lois et Le Criton furent
eacutecrits durant la mecircme peacuteriode dans des styles volontairement diffeacuterents 22
Plus encore cette approche neacuteglige volontairement certains eacuteleacutements du texte dans
lrsquooptique de faire rentrer lrsquoœuvre dans un scheacutema preacutedeacutefini En ce qui concerne Le Parmeacutenide
nous pouvons citer la theacuteorie de Gilbert Ryle ce dernier ne pouvait expliquer la critique de la
theacuteorie des Ideacutees dans une peacuteriode aussi tardive de la vie de Platon Il fonda alors une theacuteorie
selon laquelle Platon serait entreacute dans une peacuteriode de doute laquelle lrsquoaurait finalement conduit agrave
se reacutefuter dans Le Parmeacutenide (cf RYLE 1994) Nous voyons ici un problegraveme propre agrave toute
theacuteorie qui dans un deacutesir de coheacuterence preacutefegravere avancer des reacutesultats contre-intuitifs plutocirct que de
revoir sa lecture Lrsquoanalogie avec la theacuteorie psychanalytique est assez simple en vertu de
lrsquoabsence de critegravere de falsifiabiliteacute une theacuteorie ne pouvant ecirctre reacutefuteacutee par aucune expeacuterience
ne peut ecirctre veacuteritablement scientifique 23
Agrave lrsquoinverse une approche nous semblant plus adeacutequate consiste agrave repeacuterer les incoheacuterences
manifestes dans lrsquoensemble du corpus tout en partant du principe que le systegraveme est deacutejagrave
coheacuterent Les incoheacuterences apparaissant dans notre lecture ne viennent alors pas du texte mais de
notre lecture Cette meacutethodologie est plus modeste et rend agrave Platon les cleacutes de la coheacuterence de
son œuvre Certes cette position est arbitraire mais en philosophie la vraisemblance drsquoune
interpreacutetation est directement lieacutee avec la coheacuterence et la simpliciteacute qursquoelle donne agrave lrsquoœuvre
eacutetudieacutee Plus une lecture parvient agrave reacuteunir lrsquoensemble drsquoun corpus et agrave en simplifier les concepts
plus elle devient vraisemblable Agrave lrsquoinverse plus une lecture neacutecessite de faire des deacutetours
logiques sous-entend des aleacuteas dans la lecture ou fait lrsquoimpasse sur certains aspects plutocirct que
drsquoautres et plus cette lecture nous parait invraisemblable Pensons agrave la geacuteomeacutetrie une seule
courbe peut avoir diffeacuterentes eacutequations la plus simple est bien souvent la plus fonctionnelle
Nous ne soutenons pas cette thegravese mais refusons dans notre meacutethodologie toute tentative mdash souvent 22
deacutelicate voire hasardeuse mdash de rapprochement entre le style drsquoun dialogue et une eacuteventuelle peacuteriode de la vie de Platon
Tel que formuleacute par Karl Popper dans Conjectures and Refutations The Growth of Scientific 23
Knowledge en 1963
23
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon
Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon
Le Parmeacutenide est composeacute drsquoun court prologue et drsquoun vaste dialogue diviseacute en deux
parties ineacutegales La premiegravere plus courte restitue une rencontre (historiquement peu probable)
entre Socrate et les deux philosophes drsquoEacuteleacutee Parmeacutenide et son disciple Zeacutenon Elle comporte
une courte introduction puis laisse ensuite place agrave la mise agrave lrsquoeacutepreuve drsquoune theacuteorie des ideacutees (ou
formes) deacutefendue par Socrate La seconde partie est une deacutemonstration de dialectique entre
Parmeacutenide et un jeune homme du nom drsquoAristote Nous consideacutererons dans notre analyse que 24
les arguments deacuteveloppeacutes par les Eacuteleacuteates dans lrsquoœuvre et mecircme dans lrsquoensemble du corpus de
Platon retranscrivent assez fidegravelement la penseacutee de ces philosophes (drsquoapregraves lrsquoobstacle
chronocentriste eacutevoqueacute preacuteceacutedemment) Il convient avant de commencer agrave analyser lrsquoœuvre
dans sa globaliteacute de srsquointerroger sur la nature reacuteelle des arguments eacuteleacuteates afin de replacer le
dialogue de Platon dans un contexte intellectuel Puisque la discussion commence apregraves que
Socrate eut eacutecouteacute Zeacutenon il faut impeacuterativement tacirccher de les comprendre dans toute leur porteacutee
Les propos de Zeacutenon ne nous sont pas directement rapporteacutes mais nous savons que ceux-ci
traitent de la multipliciteacute des ecirctres
πῶς φάναι ὦ Ζήνων τοῦτο λέγεις εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα ὡς ἄρα δεῖ αὐτὰ ὅμοιά τε εἶναι καὶ ἀνόμοια τοῦτο δὲ δὴ ἀδύνατον οὔτε γὰρ τὰ ἀνόμοια ὅμοια οὔτε τὰ ὅμοια ἀνόμοια οἷόν τε εἶναι οὐχ οὕτω λέγεις mdash οὕτω φάναι τὸν Ζήνωνα
Comment entends-tu ceci Zeacutenon si les ecirctres sont multiples il faut quils soient agrave la fois semblables et dissemblables entre eux Or cela est impossible car ce qui est dissemblable ne peut ecirctre semblable ni ce qui est semblable ecirctre dissemblable Nest-ce pas lagrave ce que tu entends mdash Cest cela mecircme reacutepondit Zeacutenon
(PLATON Parmeacutenide 127e [trad modif COUSIN])
Cette ideacutee rejoint les fameux paradoxes de Zeacutenon Nous pouvons prendre pour reacutefeacuterence ce que
rapporte Aristote dans La Physique au livre Ζ Dans lrsquoargument de lrsquoAchille Zeacutenon deacutemontre
Sans rapport certain avec le philosophe de lrsquoOrganon quoi que la date de reacutedaction du dialogue eucirct 24
permis agrave Platon cet anachronisme
24
que laquo jamais (οὐδέποτε [239b14-29]) agrave la course le plus lent (τὸ βραδύτατον) ne pourra ecirctre 25
atteint par le plus rapide (τοῦ ταχίστου) raquo Le mouvement serait alors impossible selon ce critegravere
puisque une distance eacutetant toujours divisible il resterait toujours quelque distance agrave parcourir
avant drsquoatteindre lrsquoarriveacutee Aristote propose une reacutefutation de facto de ce paralogisme le constat
empirique du mouvement
τὸ δ ἀξιοῦν ὅτι τὸ προέχον οὐ καταλαμβάνεται ψεῦδοςmiddot ὅτε γὰρ προέχει οὐ καταλαμβάνεταιmiddot ἀλλ ὅμως καταλαμβάνεται εἴπερ δώσει διεξιέναι τὴν πεπερασμένην
Le fait de supposer que ce qui est devant nest pas rejoint est faux tant quil est devant il nest pas rejoint mais il est cependant rejoint puisqursquoil [Zeacutenon] avouera que la ligne finie est parcourue
(ARISTOTE Physique VI 239b26-29)
Les trois autres paradoxes de Zeacutenon (le stade la dichotomie et la flegraveche) suivent exactement le
mecircme scheacutema et reposent in fine toujours sur la division agrave lrsquoinfini soit drsquoune distance soit drsquoun
moment
Tout en distinguant ces deux seacuteries drsquoarguments [contre le multiple et contre le mouvement] il faut reconnaicirctre qursquoil y a entre elles un lien eacutetroit Crsquoest parce que Zeacutenon a nieacute la pluraliteacute qursquoil nie le mouvement En effet le mouvement suppose le temps et lrsquoespace qui sont des continus crsquoest parce que ces continus ne sont pas composeacutes ou comme dit Zeacutenon ne sont pas multiples que le mouvement y est impossible Le mouvement srsquoil est reacuteel divise le temps et le lieu ougrave il srsquoaccomplit il ne peut donc se produire dans un continu sans parties
(BROCHARD 1926 4)
Aristote les reacutefute de la mecircme maniegravere que pour lrsquoargument dit de lrsquoAchille agrave partir du simple
constat empirique (ie la flecircche atteint la cible)
Lrsquoideacutee selon laquelle Zeacutenon serait ici en train de nier lrsquoexistence du mouvement (argument
anti-cineacutetique) nous semble hautement naiumlve Le bon sens semble contredire lrsquoideacutee selon laquelle
deux hommes prendraient le bateau et traverseraient la mer Meacutediterraneacutee pour finalement
arriveacutes agrave Athegravenes deacuteclarer que tout mouvement est impossible Lrsquoargument anti-cineacutetique
Remarquons au passage lrsquoabsence de tortue25
25
parfois encore deacutefendu reflegravete selon nous un certain deacutedain vis-agrave-vis des penseurs eacuteleacuteates
occultant la porteacutee de lrsquoargumentation reacuteelle 26
Cette lecture fait lrsquoimpasse sur le constat empirique de lrsquoexistence du mouvement (β) que les
Eacuteleacuteates ne pouvaient vraisemblablement pas nier Lrsquoargumentation des Eacuteleacuteates ne peut pas
reposer sur une reacutefutation du mouvement un modegravele anti-cineacutetique sans quoi elle nrsquoaurait
aucune porteacutee intellectuelle Il serait alors peu compreacutehensible que Platon mette en scegravene pour la
premiegravere fois le personnage de Socrate en preacutesence de Parmeacutenide et Zeacutenon Cette naissance
philosophique du personnage de Socrate nrsquoen serait pas une si les Eacuteleacuteates nrsquoavaient pas eu un
rocircle bien plus deacutecisif 27
La question est de savoir comment dans lrsquoun et dans lrsquoautre cette seacuterie de divisions par deacutefinition ineacutepuisable peut ecirctre eacutepuiseacutee et il faut qursquoelle le soit pour que le mouvement se produise Ce nrsquoest pas reacutepondre que de dire qursquoelles srsquoeacutepuisent simultaneacutement
(BROCHARD 1926 4)
Les reacuteponses proposeacutes par la plupart des commentateurs ne reacutepondent jamais agrave la veacuteritable
question Plutocirct que de chercher agrave comprendre le laquo pourquoi raquo des arguments de Zeacutenon ceux-
ci (Aristote le premier) cherchent le laquo comment raquo Crsquoest pour ainsi dire manquer totalement
lrsquoobjectif de Zeacutenon mais aussi et surtout eacuteviter la difficulteacute comment un espace et un temps
continus peuvent ecirctre les supports de pheacutenomegravenes discontinus
Vlastos et le raisonnement apagogique
Maintenant que nous avons mis agrave distance la lecture naiumlve drsquoun eacuteleacuteatisme anti-cineacutetique il
convient neacuteanmoins de srsquointerroger sur une autre lecture plus seacuteduisante cette fois Dans
lrsquointroduction du Parmeacutenide toujours apregraves avoir entendu Zeacutenon tenir une longue liste
drsquoarguments contre la multipliciteacute (plusieurs heures de lecture) Socrate demande agrave ce dernier de
Un grand nombre de commentateurs drsquoAristote surtout semblent ne connaitre de la penseacutee eacuteleacuteate que 26
ce qursquoAristote a pu en dire laquo [] la tesis eleata [] sostiene que todas las cosas estaacuten en reposo [] el ser es infinito e inmoacutevil raquo (BOERI 2006 65)
Notre prise de position est arbitraire mais se justifie par un gain de coheacuterence dans lrsquoœuvre de Platon Il 27
nous semble plus coheacuterent de penser que la premiegravere apparition de Socrate soit un eacutevegravenement marquant et instructif pour le lecteur plutocirct que lrsquooccasion de lrsquoexposeacute drsquoune position naiumlve et insoutenable
26
preacuteciser lrsquoobjectif de son premier argument laquo Si les ecirctres sont multiples (Εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα
[127e]) il faut qursquoils soient et semblables (ὅmicroοια) et dissemblables (ἀνόmicroοια) ce qui est
impossible (ἀδύνατον) car ni les semblables ne peuvent ecirctre dissemblables ni les dissemblables
semblables raquo Lrsquoargument contre la multipliciteacute du discours de Zeacutenon repose donc sur le principe
de non-contradiction Cette contradiction crsquoest lrsquoimpossibiliteacute logique (ἀδύνατον) que quelque
chose soit et ne soit pas En drsquoautres termes il srsquoagit de lrsquoimpossibiliteacute pour tout ecirctre que cet ecirctre
puisse simultaneacutement recevoir un preacutedicat et en mecircme temps ne pas le recevoir
Il est alors possible drsquoadopter une lecture moins naiumlve de lrsquoargumentation de Zeacutenon Si
Zeacutenon a conscience de lrsquoargument empirique de lrsquoexistence du mouvement alors sa conclusion
devient une antilogie La question est alors la suivante Zeacutenon en deacutemontrant lrsquoimpossibiliteacute de
la thegravese du multiple (οὐκ ἔστι πολλά [128a]) est-il en train de soutenir la thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-
dire la thegravese de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (ἓν [hellip] εἶναι τὸ πᾶν) deacutefendue par Parmeacutenide Cette question 28
nrsquoest pas sans importance il srsquoagit drsquoun moment crucial de notre reacuteflexion Le jeune Socrate
considegravere ici mdash agrave juste titre mdash que deacutemontrer une contradiction dans une thegravese consiste agrave
donner raison agrave la thegravese opposeacutee La critique de la multipliciteacute engagerait le soutien de la thegravese
de lrsquouniteacute Agrave cette remarque Zeacutenon reacutepond ceci
ἀλλὰ σὺ μὲν εἶπες τῶν συμβεβηκότων τι ἔστι δὲ τό γε ἀληθὲς βοήθειά τις ταῦτα [τὰ γράμματα] τῷ Παρμενίδου λόγῳ πρὸς τοὺς ἐπιχειροῦντας αὐτὸν κωμῳδεῖν ὡς εἰ ἕν ἐστι πολλὰ καὶ γελοῖα συμβαίνει πάσχειν τῷ λόγῳ καὶ ἐναντία αὑτῷ
Mais tu as rencontreacute juste en un point la veacuteriteacute est que ces [eacutecrits] visent agrave aider le discours de Parmeacutenide contre ceux qui voudraient ridiculiser en montrant que si tout eacutetait un il sensuivrait de nombreuses conseacutequences absurdes et contradictoires
(PLATON Parmeacutenide 128c)
Zeacutenon cherche agrave travers sa liste drsquoarguments agrave deacutemontrer la preacutesence de contradictions dans la
thegravese de la multipliciteacute La dialectique pourrait alors ecirctre un mouvement de recherche de
contradictions dans le but de soutenir une thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-dire le moyen drsquoopeacuterer une
Litteacuteralement laquo que tout est un raquo28
27
reductio ad absurdum En vertu du principe de non-contradiction cela semblerait parfaitement
coheacuterent
En srsquoappuyant sur le principe du tiers exclu il serait possible que lrsquoopposeacute des thegraveses
contredites par Zeacutenon soient celles qursquoil deacutefendrait La premiegravere dialectique platonicienne serait
une meacutethode de raisonnement par lrsquoabsurde Il srsquoagit notamment de la lecture que deacutecida
drsquoadopter Gregory Vlastos
Because it is allowed the waywardness of impromptu debate elenctic argument may take any number of different routes But through its motley variations the following pattern which I shall call standard elenchus is preserved
(1) The interlocutor asserts a thesis p which Socrates considers false and targets for refutation
(2) Socrates secures agreement to further premises say q and r (each of which may stand for a conjunct of propositions)33 The agreement is ad hoc Socrates argues from q r not to them
(3) Socrates then argues and the interlocutor agrees that q amp r entail not-p
(4) Socrates then claims that he has shown that not-p is true p false
(VLASTOS 1994 11)
En transposant le modegravele de Vlastos agrave la premiegravere partie du Parmeacutenide Zeacutenon aurait
conscience de lrsquoexistence du mouvement par le constat empirique ce qui permet drsquoatteindre une
contradiction De cette contradiction deacutecoule la preuve de la thegravese opposeacutee agrave la thegravese initiale via
la reductio ad absurdum Selon Vlastos la neacutegation du mouvement ne serait que la premiegravere
eacutetape du raisonnement
FIG 1 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON SELON LE MODEgraveLE DE VLASTOS
α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α
β not β
β Existence du mouvement
[Issu du constat empirique]
Contradiction perp
Reductio Ad Absurdum not α
28
La transposition que nous effectuons ne respecte pas complegravetement les propos de Vlastos qui
lui-mecircme diffeacuterenciait la dialectique de Zeacutenon de lrsquoelenchus socratique
More objectionable is the assimilation of the elenchus to Zenos dialectic from which it differs in a fundamental respect The refutands in Zenos paradoxes are unasserted counterfactuals [hellip] Socrates on the other hand as we shall see will not debate unasserted premises mdash only those asserted categorically by his interlocutor who is not allowed to answer contrary to his real opinion
(VLASTOS 1994 2)
Cependant les diffeacuterences entre les deux meacutethodes reposent selon lui sur la nature des
hypothegraveses (preacutemisses) Nous remarquons que cela ne perturbe pas notre lecture puisque nous
nous inteacuteressons ici agrave la progression logique du raisonnement plutocirct qursquoagrave la nature de ses
preacutemisses
Nous remarquons alors qursquoen supposant que les Eacuteleacuteates pratiquent la reductio ad
absurdum Vlastos condamne Socrate agrave reproduire le mecircme scheacutema dans les dialogues suivants
Cela pourrait repreacutesenter une solution deacutefinitive au problegraveme du caractegravere aporeacutetique de la
dialectique il suffirait de remonter le cours des contradictions eacutemises pas Socrate et de prendre
les autres preacutemisses accepteacutees par linterlocuteur afin drsquoobtenir le contraire de la thegravese reacutefuteacutee
Vlastos semble ainsi deacutepasser le problegraveme des apories et parvient agrave entrevoir comme par un jeu
de miroirs les mysteacuterieuses thegraveses socratiques Vlastos nomme ce processus laquo elenchos
standard raquo (VLASTOS 1994 11)
Critique de la position de Vlastos
La lecture de Vlastos nrsquoest pourtant pas exempte de difficulteacutes Le principe de
contradiction nrsquoimplique pas neacutecessairement le principe de tiers exclu En drsquoautres termes la
neacutegation drsquoune neacutegation ne constitue pas une preuve de la thegravese initiale Il srsquoagit drsquoun point de
lecture souleveacute par Mathieu Marion agrave la suite notamment des travaux de Jonathan Barnes
Marion justifie son propos agrave partir drsquoune lecture intuitionniste consideacuterant que la double
neacutegation ne peut ecirctre reacuteduite agrave la thegravese initiale
29
FIG 2 DOUBLE NEacuteGATION DANS LES LOGIQUES CLASSIQUE ET INTUITIONNISTE
Pour un intuitionniste montrer que la supposition de A megravene agrave une contradiction permet drsquoaffirmer notA mais montrer que la supposition de notA megravene agrave une contradiction permet seulement drsquoaffirmer notnotA et non par eacutelimination de la double neacutegation que A
(MARION 2014 16)
Cependant Marion ne preacutetend pas non plus que les Grecs eurent pleinement conscience de ces
deux scheacutemas diffeacuterents Il srsquoagit selon Marion drsquoadopter une position intermeacutediaire Dans le
cadre des joutes dialectiques eacuteleacuteates lrsquoobjectif drsquoaffirmer ou drsquoinfirmer une thegravese passe par la
confrontation avec des contradictions ou antilogies Pour cette raison nous nommerons
antilogique le processus argumentatif eacuteleacuteate Dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate une thegravese vraie doit ecirctre
exempte de contradiction En revanche il est faux de dire que pour les Eacuteleacuteates faire deacutecouler
une contradiction conduit agrave une preuve de lrsquoinverse de la thegravese initiale Il nrsquoy a pas
contrairement agrave lrsquoavis de Vlastos un recours au tiers exclu dans le cadre de la recherche
dialectique chez les Eacuteleacuteates
Il srsquoagit preacuteciseacutement du sens de la suite du passage du Parmeacutenide que nous avons vu plus
haut
ἀντιλέγει δὴ οὖν τοῦτο τὸ γράμμα πρὸς τοὺς τὰ πολλὰ λέγοντας καὶ ἀνταποδίδωσι ταὐτὰ καὶ πλείω τοῦτο βουλόμενον δηλοῦν ὡς ἔτι γελοιότερα πάσχοι ἂν αὐτῶν ἡ ὑπόθεσις εἰ πολλά ἐστιν ἢ ἡ τοῦ ἓν εἶναι εἴ τις ἱκανῶς ἐπεξίοι
Cet eacutecrit reacutepond donc aux partisans de la pluraliteacute et leur renvoie leurs objections et plus encore en deacutesirant deacutemontrer qursquoen reacutealiteacute lrsquohypothegravese quil y a de la pluraliteacute conduit agrave des conseacutequences encore plus ridicules que la supposition que tout est un
(PLATON Parmeacutenide 128d)
Double neacutegation avec tiers exclu Double neacutegation sans tiers exclu
notnotA ≣ A notnotA ≢ A
30
Zeacutenon ne nie pas la preacutesence de contradictions dans la thegravese de Parmeacutenide il montre une
preacutesence de contradictions encore laquo plus ridicules raquo (γελοιότερα) dans la thegravese de la 29
multipliciteacute En cela la situation est telle que lrsquoapplication du tiers exclu semble impossible
Zeacutenon ne deacuteclare pas que la thegravese de lrsquouniteacute ne comporte aucune contradiction mais que la thegravese
de la multipliciteacute comporte aussi des contradictions La lecture de Vlastos apparaicirct maintenant
comme trop simpliste Pour appuyer notre point citons la deacuteesse Diotime de Mantineacutee du
Banquet cette derniegravere apprend agrave Socrate que la justesse drsquoune position est une question de juste
milieu Dans le passage suivant Socrate srsquointerrogeant sur la nature de lrsquoEros rapporte les propos
de la deacuteesse La question est de savoir si Eros est beau et bon ou laid et mauvais La reacuteponse de
la deacuteesse se situe dans un intermeacutediaire entre les deux positions
Μὴ τοίνυν ἀνάγκαζε ὃ μὴ καλόν ἐστιν αἰσχρὸν εἶναι μηδὲ ὃ μὴ ἀγαθόν κακόν Οὕτω δὲ καὶ τὸν ἔρωτα ἐπειδὴ αὐτὸς ὁμολογεῖς μὴ εἶναι ἀγαθὸν μηδὲ καλόν μηδέν τι μᾶλλον οἴου δεῖν αὐτὸν αἰσχρὸν καὶ κακὸν εἶναι ἀλλά τι μεταξύ ἔφη τούτοιν
Ne rend pas neacuteceacutessaire que ce qui nest pas beau soit laid et que ce qui nest pas bon soit mauvais Ainsi comprends que pour avoir reconnu que lamour nest ni beau ni bon il ne faut pas le croire laid et mauvais
(PLATON Banquet 202c)
Il srsquoagit drsquoun contre-exemple agrave lrsquoideacutee que le principe de non-contradiction conduirait
systeacutematiquement agrave celui du tiers exclu Diotime ne renie pas le fait qursquoil est impossible que ce
qui est beau soit laid dans le mecircme temps mais il est possible drsquoecirctre dans une position ternaire
ou intermeacutediaire
Pour compleacuteter la critique de Vlastos effectueacutee par Marion nous pouvons simplement
revenir sur la signification reacuteelle de lrsquoapplication du tiers exclu dans lrsquoexercice dialectique En
pensant qursquoune reacutefutation (sens que Vlastos donne agrave lrsquoelenchos) conduit agrave lrsquoinstauration de la
thegravese opposeacutee agrave lrsquohypothegravese de deacutepart alors lrsquointeacuterecirct mecircme du dialogue disparait pour laisser
Lrsquoemploi du superlatif nous permet drsquoenvisager une vision plus probabiliste de la veacuteriteacute chez les 29
Eacuteleacuteates Plus une theacuteorie contient des contradictions moins il est probable que celle-ci soit vraie Lrsquoassertion la plus exempte de contradictions serait la plus pure et donc potentiellement la plus proche de la veacuteriteacute Lrsquoantilogique eacuteleacuteate aurait une approche de la veacuteriteacute comme gain de coheacuterence Nous reviendrons sur ce point dans la suite de notre travail
31
place agrave un dogmatisme laquo masqueacute raquo Lrsquoexercice du dialogue ne serait qursquoun preacutetexte pour avancer
des thegraveses physiques meacutetaphysiques et morales Deux arguments viennent selon nous contredire
cette ideacutee Dans un premier temps le nombre de dialogues Si Platon avait deacutesireacute veacutehiculer des
thegraveses toutes faites lrsquousage reacutepeacuteteacute drsquoune trentaine de dialogues semblerait parfaitement inutile et
mecircme deacuteleacutetegravere pour la compreacutehension de ses thegraveses Il faut au contraire que le style du dialogue
soit un eacuteleacutement important voire neacuteceacutessaire de la meacutethode de recherche platonicienne Dans un
second temps les propos mecircmes de Socrate lorsque celui-ci explique sa meacutethode la
maiumleutique Agrave plusieurs reprises dans le Theacuteeacutetegravete par exemple Socrate rappelle agrave son
interlocuteur qursquoil ne sait rien et qursquoil est steacuterile
ἐπεὶ τόδε γε καὶ ἐμοὶ ὑπάρχει ὅπερ ταῖς μαίαις ἄγονός εἰμι σοφίας καὶ ὅπερ ἤδη πολλοί μοι ὠνείδισαν ὡς τοὺς μὲν ἄλλους ἐρωτῶ αὐτὸς δὲ οὐδὲν ἀποφαίνομαι περὶ οὐδενὸς διὰ τὸ μηδὲν ἔχειν σοφόν ἀληθὲς ὀνειδίζουσιν τὸ δὲ αἴτιον τούτου τόδε μαιεύεσθαί με ὁ θεὸς ἀναγκάζει γεννᾶν δὲ ἀπεκώλυσεν εἰμὶ δὴ οὖν αὐτὸς μὲν οὐ πάνυ τι σοφός οὐδέ τί μοι ἔστιν εὕρημα τοιοῦτον γεγονὸς τῆς ἐμῆς ψυχῆς ἔκγονον
Jrsquoai drsquoailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis steacuterile en matiegravere de sagesse et le reproche qursquoon mrsquoa fait souvent drsquointerroger les autres sans jamais me deacuteclarer sur aucune chose parce que je nrsquoai en moi aucune sagesse est un reproche qui ne manque pas de veacuteriteacute Et la raison la voici crsquoest que le dieu me contraint drsquoaccoucher les autres mais ne mrsquoa pas permis drsquoengendrer Je ne suis donc pas du tout sage moi-mecircme et je ne puis preacutesenter aucune trouvaille de sagesse agrave laquelle mon acircme ait donneacute le jour
(PLATON Theacuteeacutetegravete 150c [trad modif CHAMBRY])
La position de Vlastos implique donc neacutecessairement que de tels passages traitant de la meacutethode
maiumleutique relegravevent drsquoune forme de manipulation de la part du personnage de Socrate
Lrsquoelenchos standard de Vlastos est selon nous une neacutegation du principe du dialogue Notre
critique de la lecture de Vlastos repose drsquoune part sur les propos mecircmes de Socrate dans
diffeacuterents dialogues et drsquoautre part sur la reacutealiteacute litteacuteraire qui est que Platon nrsquoa eacutecrit que mdash ou
presque mdash des dialogues La question qursquoil srsquoagirait alors de poser agrave Vlastos serait simplement
pourquoi des dialogues Si Platon avait deacutesireacute mettre sa penseacutee en traiteacutes pourquoi aurait-il
perseacuteveacutereacute dans le style litteacuteraire du dialogue pourtant si propre agrave la confusion Nous voyons
comment notre hypothegravese de deacutepart conditionne toute lrsquointerpreacutetation de la lecture de Platon En
32
placcedilant dans le style du dialogue un sens veacuteritable (ce que semble ne pas faire Vlastos) la
dialectique sort du dogmatisme
Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon
Ce que nous eacutevoquions comme notre hypothegravese du postulat theacuteacirctral permet ici drsquoentrevoir
une reacuteponse claire agrave cette question le dialogue nrsquoest pas un moyen dissimuleacute pour transmettre
des thegraveses mais le cœur mecircme du propos une meacutethode qursquoil srsquoagit maintenant pour nous
drsquoeacutetudier Nous avons refuseacute lrsquoargumentaire naiumlf voulant que Zeacutenon essaierait de deacutemontrer
lrsquoimpossibiliteacute du mouvement Dans un mecircme temps la position de Vlastos nous est aussi
apparue comme deacutenaturant le travail de Platon Il devient alors neacutecessaire pour nous de proposer
une lecture plus coheacuterente agrave partir de nos critiques preacuteceacutedentes
Nous reprochons agrave Vlastos son dogmatisme Il srsquoagit alors selon nous de simplement
arrecircter le raisonnement eacuteleacuteate agrave la mise en eacutevidence drsquoune contradiction sans tirer drsquoautre
conclusion Nous reprenons alors les arguments de Zeacutenon et les mettons en relation avec ce que
nous avons compris plus haut Zeacutenon ne soutient pas mdash directement du moins mdash la thegravese de
lrsquouniteacute de lrsquoecirctre mais deacutesire deacutemontrer que la thegravese inverse (de la pluraliteacute) conduit aussi agrave des
contradictions En reprenant une fois encore le scheacutema repreacutesentant lrsquoargumentation logique des
arguments de Zeacutenon nous proposons maintenant une lecture dite antilogique dont la derniegravere
eacutetape sera la contradiction (ou antilogie)
Si cette lecture peut sembler tregraves proche de celle de Vlastos elle srsquoen diffeacuterencie sur un
point fondamental Dans le cas preacutesent la mise en eacutevidence de la contradiction ne permet pas de
prouver la thegravese inverse agrave lrsquohypothegravese principale de deacutepart Nous gardons cependant le constat
empirique du mouvement rendant agrave la penseacutee toute son intelligence
33
FIG 3 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON PROPOSEacuteE
La dialectique eacuteleacuteate est une antilogique puisque elle se contente de montrer crsquoest-agrave-dire de
mettre en eacutevidence des contradictions sans pour autant franchir le pas de la conclusion Il nrsquoy a
donc pas agrave proprement parler de Reductio ad absurdum chez les Eacuteleacuteates ou du moins pas en ces
termes
Il srsquoagit maintenant de veacuterifier notre interpreacutetation et de la justifier Dans un premier temps
il devient clair que le problegraveme que nous soulevions chez Vlastos du dogmatisme dialectique
disparaicirct aussitocirct En effet il est impossible de dire que les conclusions agrave la suite drsquoun
raisonnement de cette forme soient des veacuteriteacutes mdash ou tout du moins des veacuteriteacutes positives Mais
nous devons alors faire face agrave un autre problegraveme si ses raisonnements se terminent par des
antilogies la meacutethode eacuteleacuteate est-elle agrave mecircme de trouver quelque chose ou est-elle bloqueacutee dans
ce que nous pourrions appeler un apophatisme meacutethodologique Nous voyons ici comment le
questionnement souleveacute par la lecture des arguments de Zeacutenon nous conduit aux mecircmes
questions que celles que nous posions un peu plus tocirct 30
Pour sortir de ce paradoxe il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoaller tregraves loin Si les arguments de
Zeacutenon semblent condamner agrave rester dans la contradiction la fin mecircme du Parmeacutenide quelques
pages plus loin est au contraire bien plus affirmative
mdash Εἰρήσθω τοίνυν τοῦτό τε καὶ ὅτι ὡς ἔοικεν ἓν εἴτ ἔστιν εἴτε μὴ ἔστιν αὐτό τε καὶ τἆλλα καὶ πρὸς αὑτὰ καὶ πρὸς ἄλληλα πάντα πάντως ἐστί τε καὶ οὐκ ἔστι καὶ φαίνεταί τε καὶ οὐ φαίνεται mdash Ἀληθέστατα
mdash Disons-le donc et ajoutons que agrave ce qursquoil semble soit que lrsquoun existe soit qursquoil nrsquoexiste pas lui et les autres choses relativement agrave eux-mecircmes et les un aux autres
α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α
β not β
β Existence du mouvement
[Issu du constat empirique]
Contradiction perp
Cf supra I 1 laquo Le caractegravere aporeacutetique raquo30
34
sont absolument tout et ne le sont pas paraissent tout et ne le paraissent pas mdash Cela est parfaitement vrai
(PLATON Parmeacutenide 166c-d [trad modif CHAMBRY])
Bien que les arguments de Zeacutenon semblent ne pas deacutepasser la contradiction la meacutethode de
Parmeacutenide dans la deuxiegraveme partie du dialogue est agrave mecircme de trouver des veacuteriteacutes positives La
situation nrsquoest pas propre au Parmeacutenide mais se produit aussi agrave la fin du Sophiste et du
Politique Ces deux dialogues se terminent de maniegravere positive deacutemontrant que lrsquoacquisition
drsquoune veacuteriteacute eacutetait possible selon Platon
Παντάπασι μὲν οὖν
Crsquoest donc tout agrave fait cela
(PLATON Sophiste 268d)
Κάλλιστα αὖ τὸν βασιλικὸν ἀπετέλεσας ἄνδρα ἡμῖν ὦ ξένε καὶ τὸν πολιτικόν
Tu nous as encore de la plus belle faccedilon deacutefini jusqursquoagrave la fin cher eacutetranger lrsquohomme royal et [lrsquohomme] politique
(PLATON Politique 311c) 31
Lrsquohypothegravese preacuteceacutedente que nous avions appeleacutee laquo lrsquoapophatisme dialectique raquo est ainsi
parfaitement reacutefuteacutee Un jugement vrai sur le monde est possible chez Platon et la dialectique ne
peut ecirctre reacuteduite agrave un simple plaisir de reacutefuter des interlocuteurs puisque nous avons des
exemples clairs de deacutefinitions positives et reacuteussies
Le principal point commun de ces trois dialogues est la preacutesence comme interlocuteur
principal soit de Parmeacutenide et de Zeacutenon (originaires drsquoEacuteleacutee) soit de celui que lrsquoon appelle
laquo lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo (Ἐλεάτης Ξένος [216a]) Il devient alors neacutecessaire dans le cadre de notre
eacutetude drsquoapprofondir notre champ de recherche en ne nous cantonnant pas seulement au
Parmeacutenide comme premiegravere occurence socratique du corpus platonicien mais aussi aux autres
eacutecrits eacuteleacuteates
Eacutemile Chambry attribue cette phrase agrave laquo Socrate raquo ce que nous ne faisons pas Nous suivons le 31
Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig et attribuons cette phrase agrave laquo Socrate le jeune raquo (Νεώτερος Σωκράτης) lrsquointerlocuteur principal du dialogue gardant ainsi la coheacuterence de la progression de la discussion jusqursquoagrave sa conclusion
35
3 La meacutethode eacuteleacuteate
Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide
Notre eacutetude des arguments de Zeacutenon eacutevoqueacutes au deacutebut du Parmeacutenide nous conduit agrave
interroger le projet eacuteleacuteate dans son ensemble agrave travers notamment leurs eacutecrits directs Si ce
recours peut sembler ecirctre une digression non neacutecessaire il faut neacuteanmoins se souvenir que dans
lrsquooptique de notre eacutetude de la dialectique socratique nous sommes actuellement face agrave une
situation paradoxale drsquoune part lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate telle que preacutesenteacute par Zeacutenon ne peut pas ecirctre
dogmatique et doit logiquement srsquoarrecircter agrave lrsquoantilogie et drsquoautre part la meacutethode eacuteleacuteate est une
meacutethode que Platon recommande dans lrsquooptique de trouver des veacuteriteacutes Nous devons alors avant
de continuer deacutefinir clairement ce que peut ecirctre la meacutethode eacuteleacuteate sans Platon crsquoest-agrave-dire
principalement la meacutethode telle que preacutesenteacutee dans le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature afin de
comprendre les origines du projet dialectique eacuteleacuteate
Degraves les premiegravere ligne du poegraveme le jeune homme est accueilli par la laquo justice raquo (Δίκη [fr
1]) qui lui ouvre les portes des laquo chemins raquo (κελεύθων) de la laquo nuit raquo (Νύξ) et du
laquo jour raquo (Ἤmicroας) Quelques lignes plus bas la deacuteesse explique au jeune homme que celui-ci doit
apprendre laquo toutes choses raquo (πάντα) agrave la fois le laquo cœur raquo (ἦτορ) laquo circulaire raquo (εὐκυκλέος) et
laquo immuable raquo (ἀτρεmicroὲς) de la laquo veacuteriteacute raquo (Ἀληθείη) et drsquoautre part les laquo opinions raquo (δόξας) des
laquo mortels raquo (βροτοί) hors des laquo croyances vraies raquo (πίστις ἀληθής) La deacuteesse deacuteclare que le
jeune homme laquo doit en juger raquo (χρῆν δοκίmicroως) en laquo naviguant raquo (περῶντα) pour laquo tout raquo (πάντα)
laquo agrave travers tout raquo (διὰ παντὸς) Cette lecture rapide du premier fragment du poegraveme de Parmeacutenide
est lourde de conseacutequences Lrsquoobjectif de la dialectique eacuteleacuteate serait drsquoatteindre le cœur de la
veacuteriteacute Cela confirme ce que nous eacutevoquions plus tocirct il est impossible de penser que la finaliteacute
de la meacutethode se trouverait dans lrsquoantilogie la recherche doit se terminer par une veacuteriteacute Or cette
meacutethode consiste agrave analyser aussi bien les savoirs vrais que les opinions fausses Cette
navigation doit ecirctre faite pour chaque chose agrave travers tous les possibles La meacutethode eacuteleacuteate est
donc une dialectique de la recherche ne devant rien neacutegliger Elle analyse tous les possibles
Le second fragment nous renseigne sur le fonctionnement de cette meacutethode Il nrsquoexiste
pour la deacuteesse que deux laquo voies de recherche raquo (ὁδοὶ [hellip] διζήσιός [fr2]) compatibles avec laquo la
36
penseacutee raquo (νοῆσαι) La premiegravere est laquo qursquoil est raquo (ἔστιν) et laquo qursquoil est impossible de ne pas
ecirctre raquo (microὴ εἶναι) il srsquoagit du laquo chemin de la certitude raquo accompagnant la laquo veacuteriteacute raquo La seconde
voie est laquo qursquoil nrsquoest pas raquo (οὐκ ἔστιν) et laquo qursquoil est neacutecessaire de ne pas ecirctre raquo (χρεών ἐστι microὴ
εἶναι) Cette seconde route est un piegravege que le jeune homme laquo ne doit pas approcher raquo (ἀταρπόν)
Nous remarquons alors une apparente contradiction entre les deux fragments Dans le
premier fragment la deacuteesse deacuteclare que toutes les possibiliteacutes doivent ecirctre envisageacutees Dans le
second fragment elle semble se contredire et demander au jeune homme de ne pas pratiquer la
deuxiegraveme voie Comment peut-on alors concilier les deux injonctions afin de retrouver la
coheacuterence du projet
FIG 4 REPREacuteSENTATION LOGIQUE DU DEUXIEgraveME FRAGMENT DE PARMEacuteNIDE
Il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la variable laquo A raquo Celle-ci est remplaccedilable par toute assertion
Entre les deux propositions nous employons volontairement la conjonction de coordination
laquo et raquo agrave la place du connecteur logique laquo and raquo Dans le cas de lrsquoutilisation de la conjonction
logique laquo and raquo la formule ainsi creacuteeacutee irait agrave lrsquoencontre du principe de non-contradiction puisque
cela conduirait agrave admettre (A andnotA) La meacutethodologie de Parmeacutenide ne recherche pas seulement
ce qui est mais elle recherche ce qui est neacutecessairement De la mecircme maniegravere cette
meacutethodologie recherche eacutegalement ce qui nrsquoest pas neacutecessairement Nous devons ainsi
comprendre la formulation des deux voies comme deux moments distincts de la recherche Crsquoest
pour cette raison que nous donnerons le nom de conjonction meacutethodologique au connecteur en
question sans la valeur logique de la conjonction il signifie que les deux eacutetapes co-existent
ἀγνοοῦσιν γὰρ οἱ πολλοὶ ὅτι ἄνευ ταύτης τῆς διὰ πάντων διεξόδου τε καὶ πλάνης ἀδύνατον ἐντυχόντα τῷ ἀληθεῖ νοῦν σχεῖν
La plupart [des gens] ignorent en effet que sans explorer toutes les voies sans cette divagation il est impossible de tomber sur le vrai pour en avoir lrsquointelligence
(PLATON Parmeacutenide 136d-e)
A laquo Il est raquo
(A ^ not(notA)) et (notA ^ ◻(notA))
37
Nous devons maintenant nous interroger sur ce que les paroles du premier fragment
peuvent signifier vis-agrave-vis de la meacutethode proposeacutee dans le deuxiegraveme Contrairement aux ideacutees
courantes nous ne pensons pas que la seconde voie ne doive pas ecirctre exploreacutee Les deux voies
doivent ecirctre arpenteacutees Cependant la premiegravere voie est seule productrice de savoir positif La
seconde voie est productrice de non-savoir elle traite de ce qui nrsquoexiste pas Ce nrsquoest pas pour
autant une mauvaise voie mais cette derniegravere est reacuteduite agrave lrsquoaporie elle relegraveve de lrsquoapophatisme
ontologique (dire ce qursquoune chose nrsquoest pas sans dire ce qursquoelle est)
Certes Parmeacutenide exclut le non-ecirctre comme inintelligible mais cela nrsquoest pas une raison suffisante pour penser que la seconde voie disparaicirct entiegraverement du raisonnement de Parmeacutenide agrave partir du fr 2 Cette voie nrsquoen montre pas moins ce qursquoest une neacutegation et permet de reconnaicirctre que nier lrsquoexistence drsquoun objet de recherche constitue une impasse En effet beaucoup srsquoen faut que Parmeacutenide se prive de la neacutegation dans son poegraveme Lrsquousage de la neacutegation soulegraveve pourtant un problegraveme pour lrsquoeacutenonciation de la veacuteriteacute puisqursquoil est impossible drsquoobtenir une connaissance agrave partir de phrases neacutegatives Cela nrsquoexclut pas que lrsquousage de la seconde voie soit neacutecessaire pour discerner laquoce qui estraquo du contraire voire que les deux voies puissent ecirctre employeacutees alternativement ou de maniegravere concurrente La seconde voie reste une voie de recherche mecircme si elle megravene agrave lrsquoaporie en soutenant laquoce nrsquoest pasraquo il est impossible drsquoavancer Mais cela est deacutejagrave un reacutesultat drsquoune part on y reconnaicirct une impasse et drsquoautre part il semble que seule une affirmation puisse lancer la recherche puisqursquoune neacutegation ne contient en soi aucune information directe sur lrsquoobjet de la recherche
(CASTELNEacuteRAC 2014 444)
La deuxiegraveme voie du poegraveme nrsquoest pas lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoenquecircte sur laquo A raquo mais lrsquoabsence
du preacutedicat drsquoexistence crsquoest-agrave-dire la validiteacute de laquo notA raquo au niveau ontologique Nous pourrions
reacutesumer les propos de la deacuteesse en lrsquoideacutee que lrsquoon ne peut pas enquecircter sur ce qui nrsquoexiste pas Il
ne srsquoagit pas de deacutefendre une thegravese mais drsquoexplorer son contraire Ici la meacutethode ne vise pas agrave
avoir raison face agrave un adversaire mais agrave enquecircter sur toutes les voies afin de trouver un absolu
sans contradiction la veacuteriteacute Les opinions des mortels ne sont pas lrsquousage de la deuxiegraveme voie
mais le mauvais usage des deux premiegraveres La premiegravere voie est le seul chemin menant agrave la
veacuteriteacute mais il ne srsquoagit pas directement de la veacuteriteacute pour autant La deacuteesse nous propose une
meacutethode neacutecessitant encore un travail drsquoanalyse et drsquoentrainement Nous devons ici remarquer le
parallegravele eacutevident entre la meacutethode preacutesenteacute dans le poegraveme de Parmeacutenide et ce que Socrate deacutefinit
38
comme son art laquo maiumleutique raquo Le terme elenchos plus haut deacutefini comme laquo test raquo (par recherche
drsquoeacuteventuelles contradictions contre le terme de laquo reacutefutation raquo proposeacute par Vlastos) consiste dans
en un rejet ou une acceptation opeacutereacute apregraves un test de validation Ce test nrsquoest pas sans rappeler la
dokimasie (δοκιmicroασία) crsquoest-agrave-dire une analyse selon un certain nombre de critegraveres bien deacutefinis
Lorsque le lexicographe Pollux parle de la dokimasie des animaux agrave sacrifier il liste ainsi les
eacuteleacutements importants
Προσακτέον δὲ θύσιμα ἱερεῖα ἄρτια ἄτομα ὁλόκληρα ὑγιῆ ἄπηρα παμμελῆ ἀρτιμελῆ μὴ κολοβὰ μηδὲ ἔμπηρα μηδὲ ἠκρωτηριασμένα μηδὲ διάστροφα
Il faut preacutesenter des victimes qui conviennent pour un sacrifice bien constitueacutees entiegraveres intactes en bonne santeacute exemptes drsquoinfirmiteacutes avec tous leurs membres avec des membres bien conformeacutes elles ne doivent ecirctre ni mutileacutees ni estropieacutees ni amputeacutees de leurs extreacutemiteacutes ni difformes
(FEYEL 2006 36) 32 33
Il srsquoagit pour le philosophe en quecircte de veacuteriteacute de veacuterifier si les assertions respectent les exigences
de la logique comme les animaux doivent respecter les exigences du sacrifice Nous parlerons
cependant plutocirct drsquoelenchos pour deacutesigner lrsquoensemble du processus drsquoeacutevaluation ainsi que la
phase finale drsquoacceptation ou de rejet de lrsquohypothegravese
Dans le cinquiegraveme fragment du poegraveme le poegravete nous dit qursquoil lui est laquo indiffeacuterent raquo (Ξυνὸν
[fr5]) de commencer laquo drsquoun cocircteacute plutocirct que drsquoun autre raquo (ὁππόθεν) car il reviendra en arriegravere
(πάλιν) Nous retrouvons ici la recherche selon les deux meacutethodes Nous pouvons comprendre
que lrsquoune des deux voies conduira neacutecessairement agrave une contradiction (une antilogie) alors que
lrsquoautre voie conduira agrave une veacuteriteacute Il srsquoagit drsquoemprunter tous les chemins possibles afin
drsquoidentifier le seul qui soit exempt de contradiction
Nous pouvons dores et deacutejagrave tirer quelques conclusions sur la meacutethode de recherche eacuteleacuteate
Il faut systeacutematiquement eacutevaluer chaque voie possible Dans le cas drsquoune enquecircte sur A cela
signifie donc drsquoune part laquo srsquoil est vrai que A raquo puis laquo srsquoil est faux que A raquo La deuxiegraveme voie
Drsquoapregraves BETHE E (eacuted) Pollucis Onomasticon (1900) I 29 32
Grec et traduction sont de (FEYEL 2006)33
39
nrsquoest cependant pas suffisante pour eacutetablir un veacuteritable savoir sur le monde savoir que quelque
chose est faux nrsquoest qursquoun premier pas mais il convient par la suite de deacutepasser ce premier
moment pour dire quelque chose de positif Les deux voies sont fonctionnelles mais il existe
neacuteanmoins une hieacuterarchie Dans cette perspective il apparait que le caractegravere aporeacutetique des
dialogues relegraveve de la seconde voie celle du non-ecirctre Arriver agrave une aporie crsquoest ecirctre capable de
dire ce qursquoune chose nrsquoest pas crsquoest donc un progregraves face agrave lrsquoignorance de deacutepart Mais cela
nrsquoest pas suffisant
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique
Nous devons maintenant nous pencher sur un autre aspect de la penseacutee eacuteleacuteate En effet la
recherche selon les deux voies est un eacuteleacutement central de la meacutethode proposeacutee par Parmeacutenide
Cependant il existe un autre eacuteleacutement tout aussi important et donnant lieu agrave de nombreuses
interpreacutetations Il srsquoagit de la fameuse thegravese de laquo lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo Comme nous lrsquoavons vu
preacuteceacutedemment les arguments de Zeacutenon sur le mouvement servaient notamment agrave deacutemontrer que
la thegravese de la pluraliteacute de lrsquoecirctre eacutetait tout aussi invraisemblable mdash sinon plus encore mdash que celle
de son maicirctre Parmeacutenide Il faut alors reconnaitre lrsquoeacutevidence Parmeacutenide soutenait effectivement
une thegravese sur lrsquouniteacute de lrsquoecirctre Encore est-il neacutecessaire de comprendre ce agrave quoi se reacutefegravere
laquo lrsquoecirctre raquo et son laquo uniteacute raquo Cette thegravese est exprimeacutee dans le huitiegraveme fragment moment cleacute de
notre reacuteflexion Le poegravete nous dit que laquo ce qui est raquo (ἔστιν [fr8]) est maintenant laquo tout
entier raquo (ὁmicroοῦ πᾶν) laquo un raquo (ἕν) et laquo continu raquo (συνεχές) Dans ce passage la deacuteesse srsquoadresse au
jeune homme dans le but de lui enseigner ce qursquoest la veacuteriteacute Il ne srsquoagit plus seulement de savoir
ce qui est mais ce qui est vrai Le rapport au discours est primordial souvenons-nous que les
portes de cet enseignement avaient eacuteteacute ouvertes par lrsquoincarnation de laquo la justice raquo (Δίκη [fr1]) au
premier fragment La veacuteriteacute est un jugement pas un constat La connaissance est un effort
intellectuel de discernement entre lrsquoecirctre et le non-ecirctre Enfin lrsquoaction de laquo penser raquo (νοεῖν [fr3])
et lrsquoaction laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont laquo la mecircme chose raquo (τὸ [hellip] αὐτὸ)
La meacutethodologie de la deacuteesse consiste agrave diffeacuterencier ce qui est de ce qui nrsquoest pas Il ne
srsquoagit pas de la reacutealiteacute mais de la veacuteriteacute La veacuteriteacute est une chez Parmeacutenide laquo lrsquoun raquo est le
principe neacutecessaire pour fonder un savoir Si la veacuteriteacute nrsquoeacutetait pas une alors des eacutenonceacutes
40
contraires pourraient ecirctre consideacutereacutes comme vrais Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre vrai est lrsquooccasion de la 34
science pour les Eacuteleacuteates Nous comprenons alors cette uniteacute comme un principe non pas
ontologique ou cosmologique mais logique et eacutepisteacutemologique Lrsquouniteacute ne porte pas sur le
monde mais sur un objet scientifique (objet de science) Il srsquoagit de lrsquoexpression la plus
eacuteleacutementaire du principe de non-contradiction Si une chose est vraie son contraire est
neacutecessairement faux Si nous rapprochons ceci du troisiegraveme fragment citeacute ci-dessus nous
pouvons comprendre que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre rejoint lrsquouniteacute eacutepisteacutemologique Pour qursquoun savoir soit
possible il faut neacutecessairement que lrsquoobjet de ce savoir soit unique non pas que tous les objets
de connaissance sont identiques et immuables mais que les principes de connaissance sont
perpeacutetuels
Dans la penseacutee eacuteleacuteate aucun savoir nrsquoest possible sans lrsquoimmuabiliteacute et la persistance de
lrsquoecirctre Cette penseacutee srsquooppose agrave lrsquoideacutee drsquoune autonomie propre de lrsquoecirctre Cette continuiteacute de lrsquoecirctre
a pour conseacutequence de rendre ce dernier accessible par la penseacutee Le projet rationaliste eacuteleacuteate
rejoint drsquoune certaine maniegravere notre ideacutee contemporaine de deacuteterminisme
Chez les ecirctres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions dexistence de tout pheacutenomegravene sont deacutetermineacutees dune maniegravere absolue Ce qui veut dire en dautres termes que la condition dun pheacutenomegravene une fois connue et remplie le pheacutenomegravene doit se reproduire toujours et neacutecessairement agrave la volonteacute de lrsquoexpeacuterimentateur [hellip] Tous les pheacutenomegravenes de quelque ordre quils soient existent virtuellement dans les lois immuables de la nature et ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions dexistence sont reacutealiseacutees
(BERNARD 1984 13)
Ne faisons pas drsquoanachronisme lrsquoapproche eacuteleacuteate nrsquoest pas comparable agrave celle de Claude
Bernard Cependant il faut selon nous la comprendre dans cet esprit Lrsquoobjet de science est
laquo un raquo parce qursquoil est constant et eacuteternel Mais cela ne signifie pas que tout ce qui est penseacute existe
ou que tout ce qui existe forme une vaste uniteacute cosmologique En gardant agrave lrsquoesprit que le poegraveme
expose une meacutethode (et non pas un reacutecit mythique sur le monde agrave la maniegravere drsquoHeacutesiode) il est
assez clair que le fragment VIII reacuteputeacute comme eacutetant le cœur de lrsquoontologie eacuteleacuteate constitue en
reacutealiteacute un preacutecis drsquoeacutepisteacutemologie Il faut que lrsquoobjet de science soit un sans quoi toute veacuteriteacute ne
Occasion est ici agrave prendre au sens de principe neacutecessaire34
41
serait que temporaire Face au problegraveme de la fondation drsquoun savoir le deacuteterminisme apparaicirct
comme le premier pas eacutepisteacutemologique sans lequel rien ne peut ecirctre dit Lrsquoun parmeacutenidien
comme principe de science est aussi le principe neacutecessaire de la deacutefinition Pour appuyer notre
theacuteorie nous nous reacutefeacuterons agrave un fragment souvent mal interpreacuteteacute du poegraveme de Parmeacutenide le
fragment V deacuteclarant que laquo le fait de penser raquo (νοεῖν) et celui laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont une laquo mecircme
chose raquo (Τὸ γὰρ αὐτὸ) Non pas que Parmeacutenide soit en train de donner une reacutealiteacute agrave tout objet de
penseacutee mais au contraire on ne peut veacuteritablement penser (au sens de connaitre) que ce qui est
(de maniegravere durable) Pour ainsi dire la penseacutee eacuteleacuteate ne nie pas lrsquoexistence du mouvement mais
dans le cadre de sa deacutefinition de laquo ce que doit ecirctre la science raquo (comme activiteacute de connaissance
du reacuteel) il srsquoagit de ne srsquoattacher qursquoaux proprieacuteteacutes eacuteternelles des corps
En bref le poegraveme de Parmeacutenide nrsquoest pas un traiteacute de cosmologie ni drsquoontologie il srsquoagit
drsquoune meacutethode de recherche La premiegravere question est quel est lrsquoobjet rechercheacute Ce que
Parmeacutenide et Zeacutenon nous disent est que la somme des parties drsquoun ecirctre (distance moment etc)
ne peut jamais eacutegaler le tout il existe toujours un je-ne-sais-quoi de plus dans la totaliteacute Ainsi
nous pouvons comprendre que contre les partisans du devenir et de la pluraliteacute de lrsquoecirctre il
existe selon les philosophes eacuteleacuteates une uniteacute de lrsquoecirctre comme objet de science Malgreacute les
divisions multiples il existe toujours une transcendance Penser la diversiteacute crsquoest se donner pour
objectif de deacutefinir lrsquoindeacutefinissable Agrave lrsquoinverse penser lrsquouniteacute derriegravere le multiple crsquoest avoir une
chance de saisir ce qursquoil y a de neacutecessaire dans le reacuteel et ainsi transcender ce dernier La
meacutethode eacuteleacuteate reacutefute en cela la capaciteacute drsquoune deacutefinition en extension agrave ecirctre pleinement
satisfaisante au profit drsquoune deacutefinition en compreacutehension En srsquoattachant agrave lrsquounique derriegravere le
multiple il faut ecirctre capable de saisir ce qui entre toujours mdash et neacutecessairement mdash dans la
constitution de ce que lrsquoon srsquoattache agrave deacutefinir
Cet eacuteleacutement sera primordial dans la penseacutee platonicienne agrave de nombreuses reprises les
interlocuteurs de Socrate tenteront de faire passer un groupe drsquoexemples (deacutefinition en extension)
comme reacuteponse aux questions de Socrate Meacutenon par exemple dans le dialogue eacuteponyme
deacutefinira la vertu en donnant un ensemble de cas diffeacuterents Socrate nrsquoest eacutevidemment pas dupe
Πολλῇ γέ τινι εὐτυχίᾳ ἔοικα κεχρῆσθαι ὦ Μένων εἰ μίαν ζητῶν ἀρετὴν σμῆνός τι ἀνηύρηκα ἀρετῶν παρὰ σοὶ κείμενον
42
Jrsquoai lrsquoimpression drsquoavoir beaucoup de chance cher Meacutenon si agrave la recherche drsquoune vertu jrsquoen ai trouveacute tout un essaim aupregraves de toi
(PLATON Meacutenon 72a [trad Castelneacuterac])
Nous sommes ici en preacutesence drsquoun parfait exemple de reacutefutation non pas par contradiction
(recours agrave une antilogie) mais plus en rapport agrave un problegraveme meacutethodologique Si la dialectique
se pose pour objectif de deacutefinir une notion cette deacutefinition ne doit pas ecirctre une suite drsquoexemple
mais la recherche du principe commun agrave tous ces exemples
Demeure une derniegravere interrogation sur le poegraveme pourquoi cette thegravese a-t-elle toujours eacuteteacute
aussi mal comprise Le problegraveme de lrsquointerpreacutetation du projet eacuteleacuteate vient en partie selon nous
de lrsquoabsence de syntaxe deacutefinie dans la langue grecque Dans les hypothegraveses eacutenonceacutees par Platon
dans Le Parmeacutenide reprenant tregraves certainement les theacutematiques abordeacutees par les Eacuteleacuteates la place
de la conjonction laquo si raquo (εἰ) dans lrsquointerrogation laquo srsquoil est un raquo (εἰ ἕν ἐστιν[137c]) nrsquoest pas
parfaitement claire Tantocirct celle-ci se trouve avant la proposition (i e 137c) tantocirct celle-ci se
trouve entre lrsquoobjet et le verbe (i e 142c) Face agrave ce problegraveme Alain Seacuteguy-Duclot propose
lrsquoideacutee selon laquelle Platon reacutealiserait un jeu phoneacutetique et seacutemantique La place de la
conjonction deacutefinirait alors lrsquoobjet sur lequel porterait cette conjonction ce qui aurait pour
finaliteacute de faire osciller le sens du verbe laquo ecirctre raquo (εἶναι) entre un sens copulatif et un sens
existentiel Denis OrsquoBrien reacutesume ainsi lrsquoargument de Seacuteguy-Duclot
Si hen priveacute darticle est placeacute avant la conjonction gouvernant une proposition conditionnelle il est le sujet du verbe pris en son sens existentiel (donc hen ei estin laquo si un est raquo) En revanche si hen priveacute darticle est placeacute apregraves la conjonction il est le compleacutement du verbe pris en son sens copulatif (donc ei hen estin laquo sil est un raquo)
(OrsquoBRIEN 2008 230 [trad SEacuteGUY-DUCLOT])
Cette argumentation rend possibles nos hypothegraveses de lecture Il eacutetait neacutecessaire selon notre
approche que le Eacuteleacuteates fussent capables de distinguer lrsquoecirctre copule de lrsquoecirctre comme preacutedicat
drsquoexistence Cette lecture de Seacuteguy-Duclot permet drsquoappuyer notre propre lecture et justifie ainsi
le projet eacutepisteacutemologique en remplaccedilant la lecture cosmologique Cette interpreacutetation rend gracircce
agrave la penseacutee eacuteleacuteate en geacuteneacuteral en lui permettant drsquoopeacuterer la distinction logique entre la copule est
43
le preacutedicat drsquoexistence Nous pouvons alors comprendre que le cœur du problegraveme pour le
Parmeacutenide de Platon nrsquoest pas de savoir srsquoil existe une uniteacute fondamentale (si le laquo un raquo existe)
mais si laquo ce qui est raquo possegravede une uniteacute dans le temps et dans lrsquoespace (si laquo ce qui est raquo est un)
Lrsquoexercice eacuteleacuteate devient ainsi beaucoup plus clair et coheacuterent
Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide
Lrsquoun des eacuteleacutements les plus perturbants lors de la lecture du Parmeacutenide est le fait que cet
ouvrage pourtant consideacutereacute comme ayant eacuteteacute eacutecrit tardivement par Platon semble drsquoembleacutee
reacutefuter la theacuteorie centrale de tout le systegraveme platonicien la theacuteorie des ideacutees Nous avons
preacuteceacutedemment eacutevoqueacute plusieurs problegravemes relatifs agrave cette lecture naiumlve notamment lorsque nous
recensions les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo propres au Parmeacutenide Nous allons cependant revenir 35
sur ce point agrave la lumiegravere de ce que nous avons compris de la meacutethodologie eacuteleacuteate Que lrsquoon ne
srsquoy trompe pas alors que la seconde partie du dialogue (vaste et fatigante) est selon nous drsquoun
inteacuterecirct bien plus heuristique mdash donc meacutethodologique mdash qursquoontologique nous devons cependant
nous attacher tout particuliegraverement agrave ces quelques pages que Platon nrsquoa pas placeacutees ici par
hasard
La reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees alors porteacutee par le jeune Socrate intervient tregraves
rapidement et drsquoune faccedilon assez surprenante Socrate introduit sa theacuteorie agrave partir de laquo la forme en
soi de la ressemblance raquo (αὑτὸ εἶδός τι ὁmicroοιότητος [129a]) et la forme opposeacutee agrave celle-ci de laquo la
dissemblance raquo (ἀνόmicroοιον) Selon Socrate le problegraveme que pose Zeacutenon nrsquoen est pas
veacuteritablement un Pour Socrate il nrsquoest pas impossible qursquoun ecirctre participe agrave la fois de la
ressemblance en soi en ce qursquoil ressemble agrave un autre ecirctre et participe dans le mecircme temps de la
dissemblance en soi pour tout ce qursquoil ne ressemble pas Continuant ainsi son raisonnement il
deacuteclare de la mecircme maniegravere qursquoun ecirctre peut laquo participer raquo (microετέχειν) laquo de lrsquouniteacute raquo (τοῦ ἑνὸς) et
laquo participer aussi raquo (αὖ microετέχειν) laquo des choses multiples raquo (ταῦτα πολλὰ) en mecircme temps Le
raisonnement socratique se porte sur laquo les genres et les espegraveces raquo (τὰ γένη τε καὶ εἴδη) des ecirctres
mdash ce que la posteacuteriteacute appellera les Ideacutees
Cf supra II 1 laquo Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide raquo35
44
καὶ περὶ τῶν ἄλλων ἁπάντων ὡσαύτως εἰ μὲν αὐτὰ τὰ γένη τε καὶ εἴδη ἐν αὑτοῖς ἀποφαίνοι τἀναντία ταῦτα πάθη πάσχοντα ἄξιον θαυμάζειν εἰ δ᾽ ἐμὲ ἕν τις ἀποδείξει ὄντα καὶ πολλά τί θαυμαστόν λέγων ὅταν μὲν βούληται πολλὰ ἀποφῆναι [hellip]
et de mecircme pour tout le reste il ne faudrait pas moins seacutetonner si on venait agrave deacutemontrer que les genres et les espegraveces sont en eux-mecircmes susceptibles de leurs contraires mais il ny aurait rien de surprenant agrave ce quon deacutemontracirct que moi je suis agrave la fois un et multiple
(PLATON Parmeacutenide 129c [trad modif COUSIN])
Le sujet ne porte alors plus sur les laquo choses visibles raquo (τοῖς ὁρωmicroένοις [129e]) mais sur les
laquo choses de lrsquointellect raquo (τοῖς λογισmicroῷ [130a])
Agrave lrsquoeacutevidence ce cours passage a eacuteteacute mdash et est toujours mdash consideacutereacute comme lrsquoune des
expressions fondatrice de la penseacutee meacutetaphysique platonicienne La meacutethode est en effet
radicale Il ne srsquoagit plus de srsquointerroger sur ce que lrsquoon voit mais sur ce que lrsquoon peut penser Il
nrsquoy a lagrave rien qui sera reacutefuteacute par la suite La suite est en revanche plus deacutelicate le fait de
distinguer drsquoune part les objets visibles et drsquoautre part les objets de lrsquointellect suscite un vif
inteacuterecirct chez Parmeacutenide Dans cette proto-penseacutee platonicienne Socrate eacutenonce lrsquoideacutee selon
laquelle les objets visibles participeraient drsquoun ou plusieurs genres Il faudrait alors pencher son
esprit davantage sur ces genres que sur les choses visibles La theacuteorie eacutetant poseacutee Parmeacutenide
commence son travail drsquoaccoucheur en questionnant Socrate 36
Parmeacutenide opegravere un deacutecalage drsquoune notion (le beau le juste le bon) vers un individu
(lrsquohomme le feu lrsquoeau la boue le poil la saleteacute) Le deacutecalage que Parmeacutenide opegravere nrsquoest pas
anodin il srsquoagit au contraire drsquoun veacuteritable problegraveme drsquoordre logique et seacutemantique Le grec nrsquoa
pas de verbe autre qursquoecirctre (εἶναι) pour exprimer agrave la fois le fait drsquoexister (lrsquoecirctre au monde) et le
fait de recevoir un preacutedicat (lrsquoecirctre copule) Lorsque lrsquoon dit que laquo cet homme est juste raquo nous
affirmons dans le mecircme temps que laquo lrsquohomme est au monde raquo mdash tout du moins comme objet de
penseacutee mdash mais nous ne pouvons pas pour autant dire que laquo le fait drsquoecirctre juste raquo existe
indeacutependamment drsquoun sujet Pourtant le problegraveme se pose de maniegravere inverse agrave lrsquoesprit de
Par le terme laquo drsquoaccoucheur raquo nous marquons volontairement la paterniteacute eacuteleacuteate de la meacutethode 36
maiumleutique socratique chez Platon
45
Platon puisque ce qui est remis en question nrsquoest pas la capaciteacute que lrsquoesprit a de saisir ces
valeurs transcendantes comme autant de reacutealiteacutes indeacutependantes mdash cela semble au contraire bien
naturel pour Platon mdash mais en revanche drsquoopeacuterer le mecircme processus pour la compreacutehension des
laquo sujets raquo du monde propres agrave recevoir ces valeurs
En effet lrsquoactiviteacute consistant agrave deacutefinir quelque chose (individu ou notion) oblige agrave deacutepasser
cet individu agrave le transcender Or la transcendance des individus nrsquoest pas la mecircme chose que la
transcendance des valeurs En effet lrsquoindividu en tant qursquoecirctre est toujours dans le reacuteel Il
nrsquoexiste pas mdash a priori mdash un individu en dehors du monde En revanche les valeurs sont deacutejagrave
hors du monde et ne peuvent srsquoexprimer que par lrsquoexpression qursquoun sujet du monde peut en
faire Dire que diffeacuterentes personnes participent de lrsquoideacutee drsquohomme ne veut pas dire qursquoil existe
dans un autre monde un homme parfait qui serait le modegravele de tous les hommes Sinon comme
le dit Parmeacutenide il faudrait une ideacutee pour tout ce qui nous entoure et le monde des ideacutees serait
un catalogue infini pour autant que lrsquoon puisse diviser le reacuteel (lrsquoideacutee de main lrsquoideacutee de main
gauche lrsquoideacutee de doigt lrsquoideacutee de pouce lrsquoideacutee drsquoongle lrsquoideacutee de phalange etc)
La reacutefutation de Parmeacutenide est meacutethodologique il est certes possible de diviser le reacuteel
indeacutefiniment (paradoxes de Zeacutenon) mais son eacutetude impose la division par genres et sous-
espegraveces et de postuler une uniteacute fondamentale de ces eacuteleacutements atomiques sans quoi lrsquoeacutetude ne
serait qursquoune reacutegression infinie Cette distinction entre la division naiumlve et la division par genre
est parfaitement illustreacutee par la remarque de lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee dans sa reacuteflexion sur le politique
τοιόνδε οἷον εἴ τις τἀνθρώπινον ἐπιχειρήσας δίχα διελέσθαι γένος διαιροῖ καθάπερ οἱ πολλοὶ τῶν ἐνθάδε διανέμουσι τὸ μὲν Ἑλληνικὸν ὡς ἓν ἀπὸ πάντων ἀφαιροῦντες χωρίς σύμπασι δὲ τοῖς ἄλλοις γένεσιν ἀπείροις οὖσι καὶ ἀμείκτοις καὶ ἀσυμφώνοις πρὸς ἄλληλα βάρβαρον μιᾷ κλήσει προσειπόντες αὐτὸ διὰ ταύτην τὴν μίαν κλῆσιν καὶ γένος ἓν αὐτὸ εἶναι προσδοκῶσιν ἢ τὸν ἀριθμόν τις αὖ νομίζοι κατ᾽ εἴδη δύο διαιρεῖν μυριάδα ἀποτεμνόμενος ἀπὸ πάντων ὡς ἓν εἶδος ἀποχωρίζων καὶ τῷ λοιπῷ δὴ παντὶ θέμενος ἓν ὄνομα διὰ τὴν κλῆσιν αὖ καὶ τοῦτ᾽ ἀξιοῖ γένος ἐκείνου χωρὶς ἕτερον ἓν γίγνεσθαι κάλλιον δέ που καὶ μᾶλλον κατ᾽ εἴδη καὶ δίχα διαιροῖτ᾽ ἄν εἰ τὸν μὲν ἀριθμὸν ἀρτίῳ καὶ περιττῷ τις τέμνοι τὸ δὲ αὖ τῶν ἀνθρώπων γένος ἄρρενι καὶ θήλει Λυδοὺς δὲ ἢ Φρύγας ἤ τινας ἑτέρους πρὸς ἅπαντας τάττων ἀποσχίζοι τότε ἡνίκα ἀποροῖ γένος ἅμα καὶ μέρος εὑρίσκειν ἑκάτερον τῶν σχισθέντων
46
Voici Nous avons fait comme si voulant diviser en deux le genre humain on en faisait le partage agrave la maniegravere de la plupart des gens drsquoici qui seacuteparent la race helleacutenique de tout le reste comme formant une uniteacute distincte et reacuteunissant toutes les autres sous la deacutenomination unique de barbares bien qursquoelles soient innombrables qursquoelles ne se mecirclent pas et ne parlent pas la mecircme langue se fondent sur cette appellation unique pour les regarder comme une seule espegravere Crsquoest encore comme si lrsquoon croyait diviser les nombres en deux espegraveces en coupant une myriade sur le tout dans lrsquoideacutee qursquoon en fait une espegravece agrave part et qursquoon preacutetendicirct en donnant agrave tout le reste un nom unique que cette appellation suffit pour en faire aussi un genre unique diffeacuterent du premier Mais on devrait plus sagement et on diviserait mieux par espegraveces et par moitieacutes si lrsquoon partageait les nombres en pairs et impairs et le genre humain en macircles et femelles et si lrsquoon nrsquoen venait agrave seacuteparer et opposer les Lydiens ou les Phrygiens ou quelque autre peuple agrave tous les autres que lorsqursquoil nrsquoy aurait plus moyen de trouver une division dont chaque terme fucirct agrave la fois espegravece et partie
(PLATON Politique 262c-e [trad modif CHAMBRY])
Cela illustre lrsquoambiguiumlteacute de la position eacuteleacuteate contrairement agrave ce que semble croire Vlastos
Zeacutenon ne peut pas reacutepondre agrave ses paradoxes Le problegraveme est toujours preacutesent lrsquoesprit ne peut
se poser que sur des ecirctres conccedilus dans lrsquouniteacute sans quoi aucun savoir ne serait possible Pourtant
lrsquoexpeacuterience semble affirmer que tout est toujours divisible Il y a un eacutecart entre la connaissance
fonctionnant par recherche drsquouniteacute (de principe) et lrsquoeacutetude de la nature (reposant sur les
matheacutematiques) qui nous indique que le reacuteel est indeacutefiniment divisible En drsquoautres termes il
existe un eacutecart fondamental entre lrsquoeacutepisteacutemologie et lrsquoontologie Selon nous crsquoest ce problegraveme
qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit lors de nos lectures de Platon et non pas la question inverse de
ce qursquoest le reacuteel Nous postulons alors une approche eacutepisteacutemologique plutocirct qursquoontologique Il ne
convient plus de dire que Platon parle de laquo ce qursquoest le monde raquo mais de laquo comment il est
possible drsquoavoir une connaissance sur ce monde raquo
Nous souhaitons agrave la suite de notre travail donner de nouveaux eacuteleacutements interpreacutetatifs
quand agrave ce que lrsquohistoire de la philosophie appelle encore laquo une reacutefutation de la theacuteorie des
Ideacutees raquo Il nrsquoy a selon nous reacutefutation que drsquoune approche tregraves naiumlve de la theacuteorie des Ideacutees
Parmeacutenide deacutemontre agrave Socrate qursquoil est neacutecessaire de distinguer les valeurs et les individus et
que la transcendance de ce qui nrsquoest pas au monde sans sujet nrsquoest pas comparable agrave la
transcendance de ce qui y est deacutejagrave En cela Platon anticipe parfaitement lrsquoargument du troisiegraveme
47
homme drsquoAristote puisque le fait mecircme de parler de laquo lrsquoIdeacutee drsquohomme raquo semble contradictoire
Rappelons cependant que le Parmeacutenide est lrsquoincipit de lrsquoensemble de la piegravece philosophique Les
positions ne sont pas encore deacutefinies seulement des problegravemes sont poseacutes Nous voyons
cependant comment la trageacutedie philosophique commence par la reacutefutation drsquoune approche
ontologique naiumlve qui sera pourtant par la suite consideacutereacutee comme la theacuteorie centrale de Platon
En gardant agrave lrsquoesprit ce que nous appelions plus haut le danger interpreacutetatif du
laquo chronocentrisme raquo nous comprenons comment Platon est vraisemblablement en train de
reacutepondre agrave drsquoeacuteventuels deacutetracteurs En reacutedigeant le Parmeacutenide il illustre de cette faccedilon comment
sa theacuteorie ne peut se reacuteduire agrave une lecture naiumlve Il met drsquoailleurs volontairement cette derniegravere
dans la bouche drsquoun Socrate non initieacute agrave la philosophie Le Parmeacutenide nrsquoest donc pas un aveu de
faiblesse mais bien au contraire la deacutemonstration de lrsquoeacutecart qursquoil pouvait exister entre la
compreacutehension de la theacuteorie platonicienne par certains et la veacuteritable penseacutee de lrsquoauteur Platon
renvoie lrsquoargument du troisiegraveme homme au temps du jeune Socrate ses deacutetracteurs avaient 37
presque un siegravecle de retard sur sa penseacutee 38
Le laquo parricide raquo du Sophiste
Nous pouvons deacutesormais entrevoir assez clairement lrsquoensemble des eacuteleacutements heacuteriteacutes de la
penseacutee eacuteleacuteate et se retrouvant dans la meacutethode platonicienne de recherche de la veacuteriteacute Un dernier
point en suspend neacutecessite briegravevement notre attention comment expliquer le fameux
laquo parricide raquo du Sophiste En effet lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee deacuteclare deacutepasser la position de Parmeacutenide
Οἶσθ οὖν ὅτι Παρμενίδῃ μακροτέρως τῆς ἀποῤῥήσεως ἠπιστήκαμεν
Le nom laquo troisiegraveme homme raquo (τρίτος ἄνθρωπος) nous vient drsquoAristote (Meacutetaphysique 37
[990b17-1079a13 1039a2] et Reacutefutations sophistiques [178b36])
Lrsquoun des exemples reacutecents de creacutedit donneacute agrave la theacuteorie du troisiegraveme homme comme moyen de reacutefuter la 38
meacutetaphysique platonicienne est de Gail Fine qui en 1995 disait laquo Although these differences between the various versions of the TMA [Third Man Argument] do not affect its logic they may involve different conceptions of forms (are they paradigms are they particulars universals or both) of sensibles (are they imperfect) and of the relation between forms and sensibles (is participation to be explicated in terms of paradigmatism) One possible moral is that whether or not we view forms as paradigms as particulars or as universals or both whether or not we view sensibles as being fully F no matter what form is at issue (the form of man or of large) Plato is still vulnerable to the TMA raquo (FINE 1995 30)
48
Sais-tu que nous sommes depuis bien longtemps au-delagrave de lrsquointerdiction de Parmeacutenide
(PLATON Sophiste 258c)
LrsquoEacuteleacuteate commence par montrer diffeacuterents aspects du sophiste en respectant sa meacutethode de
recherche par antilogie Il termine alors par lrsquoideacutee que la sophistique est un art trompeur Or les
sophistes avaient pour coutume drsquoutiliser lrsquoargument mecircme de Parmeacutenide qui disait que le non-
ecirctre nrsquoest pas de sorte qursquoil serait impossible de penser ou de parler faux LrsquoEacuteleacuteate deacutecide donc
drsquoattaquer cette ideacutee par une longue digression mdash si longue qursquoelle donna parfois le sentiment
aux commentateurs drsquoecirctre le sujet principal du dialogue Ce passage nrsquoest pourtant qursquoune grande
parenthegravese qui devra se refermer pour laisser place agrave lrsquoexercice deacutefinitionnel sur le sophiste
commenceacute au deacutebut du dialogue
Lrsquoeacutetranger arrive agrave la conclusion qursquoil existe du non-ecirctre dans le simple fait de ne pas ecirctre
identique agrave autre chose Pour le dire autrement du simple fait que lrsquoAutre est (crsquoest-agrave-dire que
tout nrsquoest pas qursquoun) alors il y a du non-ecirctre dans le fait de ne pas ecirctre identique agrave lrsquoautre Si A et
B sont diffeacuterents alors il y a du non-ecirctre dans la mesure ougrave A nrsquoest pas B Pourtant A et B sont
pleinement et sont soumis agrave la regravegle de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre telle que nous lrsquoavons vue
preacuteceacutedemment Il nrsquoy a pas de contradiction entre lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme objet de connaissance
et lrsquoexistence du non-ecirctre comme relation incorrecte entre deux ecirctres Cette analyse sera
primordiale pour comprendre par la suite la meacutetaphysique platonicienne
Qursquoil y ait en effet une attaque de la penseacutee historique de Parmeacutenide nrsquoest pas le sujet de
notre travail Agrave lrsquoeacutevidence Parmeacutenide eacutetait deacutejagrave acircgeacute quand Socrate eacutetait jeune Nous pouvons
affirmer qursquoil est impossible que Platon ait eu un contact direct avec Parmeacutenide voire mecircme
Zeacutenon Platon ne put qursquoen avoir un heacuteritage lointain agrave travers les poegravemes et les enseignements
de ses maicirctres dont le Socrate historique Ceci pour comprendre que lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate chez
Platon ne peut pas et ne doit pas ecirctre le reflet de la penseacutee de Parmeacutenide plus drsquoun siegravecle
auparavant Platon creacutee un eacuteleacuteatisme nouveau unique propre agrave ses convictions son
enseignement mais aussi son contexte politique et ideacuteologique (reacuteponse agrave des deacutetracteurs par
exemple) Preuve en est le personnage du Sophiste ou du Politique ne porte aucun nom il est
49
juste un laquo eacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Ce nrsquoest plus Parmeacutenide ou Zeacutenon qui eux sont nommeacutement
preacutesents dans le Parmeacutenide mais un heacuteritier dont la penseacutee ne srsquoinscrit pas dans un hypotheacutetique
dogme eacuteleacuteatique figeacute depuis le poegraveme du maicirctre
Allant dans le sens de notre interpreacutetation nous prenons pour appui les travaux de Nestor-
Louis Cordero qui mit en eacutevidence de nombreuses modifications dans les manuscrits Selon ce
dernier lrsquoeacutetranger est agrave tort preacutesenteacute comme un laquo disciple raquo (ἑταῖρος [216a]) mais devrait plutocirct
ecirctre compris comme eacutetant au contraire laquo diffeacuterent raquo (ἕτερον) des disciples de Parmeacutenide
Le mot en question est ἕτερον laquodiffeacuterent divers autre queraquo Si nous choisissons ce mot le deuxiegraveme ἑταίρων ne doit pas disparaicirctre car il est le seul qui reste et la traduction du passage serait laquoil est originaire dEacuteleacutee mais (il y a un δε toujours neacutegligeacute) diffeacuterent des compagnons (ἑτέρων au pluriel) de Parmeacutenide et de Zeacutenonraquo Voilagrave agrave mon avis quel est le texte veacuteritable de la page 216a
(CORDERO 1991 31)
De la sorte nous voyons clairement que Platon srsquoinscrit volontairement dans une ligneacutee eacuteleacuteate
tout en se deacutefaisant de lrsquoapproche classique Il gardera la meacutethode antilogique eacuteleacuteate et la
deacutefinition par dichotomies (analyses successives des diffeacuterentes voies) mais il se refuse dans le
mecircme temps agrave se soumettre agrave lrsquoontologie moniste drsquoune lointaine tradition eacuteleacuteate
De la mecircme maniegravere que pour la theacuteorie des Ideacutees dans le Parmeacutenide ce qui est agrave tort
perccedilu comme une reacutefutation ou une contraction dans sa propre penseacutee est en fait une reacuteponse agrave
ceux qui auraient mal compris ce que repreacutesente lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans la penseacutee platonicienne
Platon preacutecise ce qui constitue dans sa penseacutee un concept tel que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (et donc le fait
que le non-ecirctre ne soit pas) Preacutetendre que seul lrsquoecirctre puisse ecirctre penseacute ne signifie en aucun cas
qursquoil soit impossible de concevoir ou exprimer ce qui nrsquoest pas vrai Le mensonge est
parfaitement possible Dire qursquoil nrsquoy a que lrsquoecirctre qui soit (comme objet de science) ne signifie
pas qursquoil nrsquoy ait que de lrsquoecirctre dans les discours des hommes bien au contraire Cela se comprend
drsquoailleurs aiseacutement sans la possibiliteacute de se tromper la recherche philosophique nrsquoaurait aucun
inteacuterecirct puisque toute assertion serait aussitocirct valideacutee du simple fait qursquoelle ait eacuteteacute prononceacutee Il
faut donc ne pas rester dans une lecture naiumlve de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre eacuteleacuteate
50
Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie
Il convient deacutesormais de syntheacutetiser ce que qui fonde le socle eacuteleacuteatique de la dialectique
platonicienne Premiegraverement quel est lrsquoobjet de la recherche en question Chez les Eacuteleacuteates
comme chez Platon par la suite la meacutethode recherche avant tout la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire une
connaissance du reacuteel qui soit neacutecessaire et sans contradictions laquo Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo nrsquoest que la
theacuteorisation de cet objet de recherche Sans uniteacute de lrsquoobjet de recherche la recherche est
impossible
Ce que nous avons nommeacute antilogique consiste en une recherche de coheacuterence crsquoest-agrave-dire
lrsquoeacutelaboration drsquoun systegraveme partant drsquoun concept et tentant de rejoindre des conclusions sans
jamais rencontrer de contradiction Cette dialectique est dite laquo ascendante raquo ou laquo anagogique raquo 39
car partant drsquohypothegraveses et elle remonte vers des principes qui seront finalement vrais (non plus
probables mais certains) Ce cheminement est ascensionnel car en partant des donneacutees du reacuteel
il forge une hypothegravese et lrsquoeacuteprouve selon les lois de la logique En eacutetudiant toutes les possibiliteacutes
la dialectique ascendante arrive parfois agrave un reacutesultat positif Crsquoest notamment le cas dans les
dialogues meneacutes par des Eacuteleacuteates (Parmeacutenide Sophiste Politique) ou suivant rigoureusement
cette meacutethode (Theacuteeacutetegravete) Lrsquoelenchos consiste en un test de validiteacute soit par recherche de
contradiction dans le systegraveme soit de maniegravere plus subtile par la mise en eacutevidence drsquoune
inconsistance dans la meacutethode (i e laquo les abeilles raquo du Meacutenon)
Enfin il ne convient pas de parler de reacutefutation car la reacutefutation sous-entend une prise de
position En deacuteclarant que Socrate reacutefuterait telle ou telle position nous construisons un cadre de
penseacutee restreint dans lequel Socrate deacutefendrait certaines thegraveses de maniegravere masqueacutee Cela va agrave
lrsquoencontre mecircme du principe du dialogue et reacuteduirait les ouvrages de Platon agrave du crypto-
dogmatisme Notre postulat theacuteacirctral nous impose davantage de profondeur dans lrsquoeacutetude et
drsquointerroger le style dialogueacute dans sa complexiteacute Notre lecture ne supprime pas lrsquoeacuteventualiteacute de
reacutesultats positifs dans quelques dialogues (nous en avons deacutejagrave annonceacutes) mais privileacutegie
cependant lrsquoideacutee selon laquelle le reacutesultat comme laquo thegravese platonicienne sous-jacente raquo nrsquoest pas
une neacutecessiteacute sinon une possibiliteacute
Du grec ἀναγωγή signifiant laquo eacuteleacutevation raquo39
51
La dialectique est donc en partie une activiteacute consistant agrave bien diviser pour cateacutegoriser
classer les ecirctres afin de les deacutefinir au mieux Telle est la tacircche de la dialectique que nous
appelons ascendante Une fois lrsquoascension effectueacutee le dialecticien est en mesure de parler
correctement du concept ou de lrsquoecirctre qursquoil interrogeait Lrsquoascension est repreacutesenteacutee par la sortie
du philosophe hors de la caverne Il faut sortir pour se deacutefaire de lrsquoattachement instinctif aux
ombres et monter jusqursquoagrave contempler les ecirctres tels qursquoils sont vraiment Mais cette deacutefinition de
la dialectique semble incomplegravete pour le moment lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne recouvrant qursquoune seule
des facettes de cet art agrave savoir son eacutelan initial La dialectique platonicienne srsquoinscrit pleinement
dans la ligneacutee de lrsquoeacuteleacuteatisme mais ne pourrait srsquoy reacuteduire Il convient deacutesormais de nous 40
inteacuteresser davantage au fonctionnement de la dialectique maintenant que nous avons mis en
lumiegravere les principes sur lesquels elle repose
Il est en reacutealiteacute impossible de deacutefinir clairement ce que repreacutesente la ligne de penseacutee eacuteleacuteate du simple 40
fait que les eacutecrits manquent pour srsquoen faire une claire ideacutee sur tous les sujets (politique art morale etc)
52
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE
Dialogue dialectique et joute
Que la meacutethode socratique baseacutee sur le dialogue soit couramment appeleacutee laquo dialectique raquo
preacutesupposerait une diffeacuterence entre le simple dialogue et la dialectique Plus exactement il y
aurait des moments dialectiques au sein des dialogues De maniegravere geacuteneacuterale la dialectique est
consideacutereacutee comme une meacutethode rigoureuse dont lrsquoobjectif serait lrsquoacquisition drsquoun savoir alors
que le dialogue ne serait qursquoune activiteacute banale et quotidienne ayant pour finaliteacute lrsquoeacutechange
drsquoinformations Pourtant lrsquoeacutetymologie de ce que nous appelons dialectique nous renvoie au grec
laquo διαλέγω raquo et semble ne pas se distinguer clairement du dialogue en geacuteneacuteral Nous retrouvons
drsquoune part la racine λεγ λογ du discours et du raisonnement qui malgreacute sa polyseacutemie
repreacutesente toujours lrsquoideacutee drsquoun travail de deacutetermination du reacuteel par la penseacutee Drsquoautre part le 41
preacutefixe laquo δια raquo implique une notion de rapport drsquoeacutechange et de discrimination par division
Le dialogue est une activiteacute quotidienne toute interaction orale entre deux individus est
une forme de dialogue Pourtant tout dialogue est-il dialectique Dans le dialogue comme dans
la dialectique nous remarquons une pluraliteacute des positions le dialogue est lrsquoœuvre de plusieurs
personnes qui eacutechangent quand le monologue nrsquoest lrsquoaffaire que drsquoune seule Mais ce qui semble
distinguer la dialectique du dialogue semble reacutesider dans sa preacutetention agrave fournir le moyen
drsquoobtenir un savoir speacutecifique La dialectique est alors une forme de raisonnement heuristique agrave
plusieurs Le raisonnement dialectique peut ecirctre qualifieacute drsquoargumentation puisque chaque
individu donne des arguments allant dans le sens de sa penseacutee Plus preacuteciseacutement les participants
de lrsquoexercice dialectique argumentent en deacutefendant une thegravese essayent drsquoen contredire une autre
ou eacutenoncent des hypothegraveses au sujet de certains preacutedicats
Comme nous le remarquions plus haut Platon ne parle pas de dialectique mais plutocirct de
puissance de dialoguer Il semble donc possible que la distinction entre le dialogue et la
Le λόγος est agrave la fois le discours la parole mais aussi lrsquoargumentation la rationalisation Il se 41
comprend geacuteneacuteralement comme une opposition au microῦθος (la parole du poegravete transcendant la rationaliteacute du reacuteel) Nous reviendrons par la suite sur cette opposition
53
dialectique comme meacutethode de recherche soit posteacuterieure agrave la reacutedaction des dialogues de Platon
Le dialogue est deacutejagrave une activiteacute de recherche les interlocuteurs ne parlent pas sans raison Bien
que certains dialogues puissent ecirctre purement informatifs et ne pas reposer sur un
fonctionnement de questions et reacuteponses lrsquointeacuterecirct de la preacutesence drsquoun deuxiegraveme interlocuteur
repose justement sur lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune critique de la thegravese initiale ou tout au moins sur une
eacutevolution entre le point de deacutepart des eacutechanges et lrsquoarriveacutee Quelle diffeacuterence peut-on faire entre
le dialogue et la dialectique Quelle est la validiteacute de la diffeacuterenciation entre le cours normal du
dialogue de lrsquoactiviteacute dialectique
Ces interrogations nous amegravenent agrave mettre en doute la distinction entre la dialectique et le
dialogue Cette mise en doute nrsquoest pas un reniement deacutefinitif sinon le commencement de notre
reacuteflexion Le dialogue consiste en une discussion agrave plusieurs agrave lrsquoinverse du monologue Le
dialogue suppose alors une intervention des diffeacuterents partis dans la conversation Pour conforter
notre ideacutee les premiegraveres phrases de Socrate semblent le plus souvent initier insidieusement la
totaliteacute de lrsquoexercice en abordant naturellement le thegraveme qui sera au cœur du dialogue comme si
ce que nous appelions dialectique nrsquoeacutetait en fait que la simple progression drsquoune discussion
Face agrave cette interrogation nous deacutecidons de reacutepondre agrave la question inverse Nous tacirccherons
de voir comment la dialectique a eacuteteacute deacutefinie puis nous comparerons ceci au contenu des
dialogues Ainsi si une diffeacuterence existe veacuteritablement entre dialogue et dialectique nous serons
agrave mecircme de la confirmer La dialectique est deacutefinie comme un exercice argumentatif Mais le
raisonnement dialectique diffegravere-t-il des autres raisonnements et de quelle maniegravere Quel
rapport entretient la dialectique avec la deacuteduction lrsquointuition ou encore lrsquoinduction
Dans le cours du dialogue la dialectique serait un moment diffeacuterent une meacutethode
potentiellement plus rigoureuse avec un projet deacutefini agrave lrsquoavance Nous pensons pouvoir
distinguer deux diffeacuterences entre dialogue et dialectique la nature (i e le fonctionnement
structurel) et la viseacutee (i e lrsquoobjectif) Cependant nous devons remarquer que la nature drsquoune
meacutethode deacutepend de sa viseacutee et reacuteciproquement sa viseacutee se deacutefinit par sa nature Nous ne
pouvons alors distinguer lrsquoeacutetude du premier de lrsquoeacutetude du second Notre lecture preacutesupposera (agrave
54
lrsquoimage drsquoun raisonnement par lrsquoabsurde) lrsquoexistence de moments dans le dialogue Nous les
appellerons joutes dialectiques
Srsquointerroger sur la nature des joutes dialectiques revient agrave srsquointerroger sur la nature de ce
qursquoune joute produit Nous pourrions ecirctre tenteacutes de reacutepondre simplement qursquoune joute
dialectique produit un savoir crsquoest-agrave-dire une connaissance qui puisse servir de veacuteriteacute mais cela
nous apparait insuffisant pour fonder une distinction preacutecise entre dialectique et dialogue De
plus lrsquointuition la deacuteduction ou lrsquoinduction sont autant de meacutethodes permettant lrsquoobtention drsquoun
savoir quel rapport peut entretenir la dialectique avec ces derniegraveres Dans notre cas la question
fondamentale que nous devons nous poser est alors la suivante que pouvons-nous espeacuterer
apprendre agrave la suite drsquoune joute dialectique Quelle peut ecirctre la nature drsquoun savoir eacutemanant
drsquoune joute
Nous voyons la limite meacutethodologique de notre interrogation en regard avec notre projet
geacuteneacuteral Si nous ne savons pas ce que peuvent ecirctre les productions drsquoune joute il semble difficile
de commencer lrsquoeacutelaboration drsquoune grille interpreacutetative pour mettre agrave jour les reacuteponses En effet
cette situation est plus communeacutement appeleacutee laquo cercle vicieux raquo Nous avons besoin de savoir ce
qursquoest une joute afin drsquoeacutelaborer lrsquooutil le plus efficace agrave la compreacutehension de ses reacutesultats et
dans le mecircme temps nous avons besoin de savoir ce que peuvent ecirctre les reacutesultats espeacutereacutes drsquoune
joute afin de la deacutefinir pleinement
Nous proposons de faire le choix drsquoutiliser drsquoautres auteurs que Platon pour comprendre la
dialectique chez ce dernier Drsquoune part nous croyons que srsquoil existe un projet dialectique alors
ses diffeacuterentes expressions partent drsquoune ideacutee commune drsquoautre part la nature de lrsquoexercice
influence neacutecessairement la finaliteacute de celui-ci si bien que le projet de Platon ne peut pleinement
ecirctre interpreacuteteacute uniquement agrave travers drsquoautres auteurs Nous ne reacuteduisons pas toutes les
dialectiques agrave un seul exercice commun dans toute lrsquoAntiquiteacute nous pensons simplement que
cet exercice devait trouver une origine commune et que cette origine doit au moins se retrouver
en partie dans la viseacutee de cet exercice Une fois la viseacutee deacutefinie il sera bien plus aiseacute de voir en
quoi ce projet srsquoexprime de diffeacuterentes maniegraveres drsquoun auteur agrave lrsquoautre Drsquoapregraves ce postulat initial
55
les diffeacuterences entre les dialectiques reposeraient principalement sur la nature et la preacutesentation
des reacuteponses
Notre objectif est donc drsquoeacutetablir clairement quelles pouvaient ecirctre la viseacutee et les conditions
drsquoemploi des joutes dialectiques agrave lrsquoeacutepoque de Platon Ceci eacutetant termineacute nous pourrons en
deacuteduire de faccedilon geacuteneacuterale la nature des reacuteponses engageacutees par lrsquoexercice dialectique Enfin nous
pourrons tirer des conclusions sur la meacutethode socratique et eacutelaborer lrsquooutil interpreacutetatif le plus
adeacutequat
56
1 La dialectique chez Aristote
Aristote pegravere de la logique
Avant de commencer notre eacutetude sur lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate nous avons dans un premier temps
repeacutereacute et analyseacute ce qui constituait selon nous les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo agrave la lecture du
Parmeacutenide Nous avons pourtant omis volontairement un de ces obstacles qui ne peut ecirctre traiteacute
comme les autres sa nature est plus complexe et requiert davantage de reacuteflexion Il srsquoagit
drsquoAristote ou plutocirct de lrsquoimage drsquoAristote et de lrsquoaristoteacutelisme dans lrsquoesprit des commentateurs
Pour beaucoup drsquoentre eux Aristote est le fondateur de la logique telle que nous la connaissons
Lrsquoideacutee que la logique serait neacutee avec la syllogistique aristoteacutelicienne des Premiers Analytiques
est bien reacutepandue En effet Aristote dans son Organon srsquoest attacheacute agrave deacutefinir preacuteciseacutement
lrsquoensemble des principes logiques de son eacutepoque si bien que celui-ci est consideacutereacute comme laquo le
pegravere de la logique raquo Cela pose cependant un problegraveme drsquoenvergure En attribuant agrave Aristote la 42
paterniteacute des eacuteleacutements de base de la logique (principe du tiers exclu principe de non-
contradiction logique modale etc) ces mecircmes commentateurs font de la dialectique
platonicienne une suite laquo heureuse raquo drsquoarguments sans reacuteelle structure logique sous-jacente
Nous devons alors dans un premier temps deacutemonter le mythe de lrsquoabsence de logique preacute-
aristoteacutelicienne puis dans un second temps nous tacirccherons de comprendre quelle est la place de
la dialectique chez Aristote et ce que ses eacutecrits peuvent nous apprendre dans le cadre de notre
eacutetude Lrsquoeacutecriture platonicienne est pleine de mystegraveres de meacutetaphores de symboles Cela
repreacutesente ce que nous avons appeleacute preacuteceacutedemment la puissance litteacuteraire de Platon Nous
devons cependant remarquer que cette eacutecriture nrsquoaide pas lorsque nous deacutesirons analyser de
maniegravere preacutecise la meacutethode dialectique Face agrave lrsquoexeacutegegravese platonicienne Aristote apparait comme
lrsquoauteur le plus proche sur le plan conceptuel (relation de maicirctre agrave eacutelegraveve) et spatio-temporel Mais
Aristote est aussi systeacutematique dans son eacutecriture les œuvres drsquoAristote ne sont ni des 43
Les recherches contemporaines tendent cependant agrave replacer le travail drsquoAristote dans son contexte et 42
non plus agrave en faire une production geacuteniale ex nihilo Nous espeacuterons œuvrer en ce sens
Aristote tente drsquoeacutecrire un systegraveme deacutefini regroupant tous les champs de la philosophie et srsquoarticulant de 43
lrsquoun agrave lrsquoautre
57
dialogues ni des poegravemes mais des traiteacutes de philosophie Agrave peu de choses pregraves ce modegravele
perdure jusqursquoagrave aujourdrsquohui dans lrsquoactiviteacute philosophique acadeacutemique
Opposition entre Topiques et Analytiques
Nous deacutecidons drsquoeffectuer une lecture des Topiques drsquoAristote dont le sujet est
preacuteciseacutement la dialectique Ce choix dans le cadre de notre eacutetude nrsquoest pas sans risque les
diffeacuterences entre la penseacutee du Stagirite et de celle de Platon sont nombreuses recouvrent tous les
plans et risqueraient drsquoinfluencer notre lecture platonicienne Lrsquoune de ces diffeacuterences justifie
cependant notre choix En effet Aristote nrsquoeacutecrit pas seulement sur la dialectique mais aussi et
surtout sur les syllogismes deacutemonstratifs et deacuteductifs La lecture contemporaine a mecircme une
forte tendance agrave consideacuterer que lrsquoapproche logico-syllogistique drsquoAristote aurait deacutepasseacute la
dialectique platonicienne En drsquoautres termes Aristote serait lrsquoinventeur drsquoune meacutethode
scientifique alors que Platon nrsquoaurait fait que du bavardage dialectique W D Ross le formule
lui-mecircme
La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolue [hellip] Aristote a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes
(ROSS 1930 86 [trad PARODI])
Cette citation de WD Ross est drsquoune tregraves grande importance Si cette hieacuterarchie entre dialectique
et deacutemonstration est aveacutereacutee alors notre lecture de Platon srsquoen verrait profondeacutement changeacutee
Dans cette perspective Socrate serait confronteacute agrave lrsquoaporie parce que sa meacutethode eacutetait deacutefaillante
Aristote aurait trouveacute la solution agrave lrsquoaporie de Platon
Lrsquoideacutee selon laquelle Platon et Aristote srsquoopposeraient nrsquoest pas nouvelle Le premier est
bien souvent deacutecrit comme tributaire drsquoune ideacuteologie ceacuteleste et accompagneacute drsquoun certain deacutegout
de la reacutealiteacute sensible La tradition attribue au second une meacutethode scientifique empirique et
rationnelle Aristote laquo pegravere de la science raquo Il convient de remettre en question cette dichotomie
historique Aristote fait-il lui-mecircme une hieacuterarchie entre syllogisme dialectique et syllogisme
deacutemonstratif
58
Commenccedilons par nous demander quel peut-ecirctre le rocircle des Topiques Un laquo τόπος raquo est en
grec un lieu au sens geacuteographique mais aussi figureacute Les laquo τόποι raquo sont donc les lieux par 44
lesquels il convient de passer dans tout bon cheminement intellectuel Aristote reacutedige donc une 45
suite de lieux intellectuels par lesquels quiconque cherche un certain savoir doit passer Les
Topiques sont donc un manuel agrave lrsquousage des esprits deacutesireux drsquoentreprendre des reacuteflexions
dialectiques Comme la totaliteacute de son corpus ou presque Aristote eacutecrit pour des eacutetudiants ou
tout du moins des personnes en apprentissage La diffeacuterence avec les œuvres de Platon est
grande Platon pense que le savoir neacutecessite un immense effort drsquointerpreacutetation et de
compreacutehension Agrave lrsquoinverse Aristote preacutefegravere adopter la posture deacutejagrave tregraves scolaire du livre de
cours
Il srsquoagit de comprendre de quelle nature est ce savoir Regardons comment Aristote ouvre
lui-mecircme son ouvrage
Ἡ microὲν πρόθεσις τῆς πραγmicroατείας microέθοδον εὑρεῖν ἀφacute ἧς δυνησόmicroεθα συλλογίζεσθαι περὶ παντὸς τοῦ προτεθέντος προβλήmicroατος ἐξ ἐνδόξων καὶ αὐτοὶ λόγον ὑπέχοντες microηθὲν ἐροῦmicroεν ὑπεναντίον
Le propos de notre travail [sera de] deacutecouvrir une meacutethode gracircce agrave laquelle dabord nous pourrons raisonner [agrave partir] dendoxes sur tout problegraveme proposeacute [gracircce agrave laquelle] aussi au moment de tenir nous-mecircmes un discours nous ne dirons rien de contraire
(ARISTOTE Topiques 100a18-21)
Il preacutecise son propos quelques lignes plus loin
Πρῶτον οὖν ῥητέον τί ἐστι συλλογισmicroὸς καὶ τίνες αὐτοῦ διαφοραί ὅπως ληφθῇ ὁ διαλεκτικὸς συλλογισmicroός τοῦτον γὰρ ζητοῦmicroεν κατὰ τὴν προκειmicroένην πραγmicroατείαν
En premier bien sucircr on doit dire ce quest un raisonnement et par quoi ses espegraveces se diffeacuterencient de maniegravere agrave ce quon obtienne le raisonnement dialectique cest lagrave ce que nous cherchons dans le travail que nous nous proposons
(ARISTOTE Topiques 100a21-25)
Comme lorsque nous disons drsquoune assertion qursquoil srsquoagit drsquoun laquo lieu commun raquo44
Nous retrouvons cette ideacutee dans le mot laquo meacutethode raquo constitueacute du grec laquo ὁδός raquo signifiant la route45
59
Le sujet est le syllogisme dialectique mais pouvons-nous pour le mot syllogisme garder la
deacutefinition qursquoAristote en avait deacutejagrave fait dans les Premiers analytiques Nous croyons que cela
est le cas et nous appuyons ce choix sur le fait qursquoAristote reacutepegravete agrave lrsquoidentique la deacutefinition des
Premiers analytiques directement apregraves le passage des Topiques que nous venons de voir Un
laquo syllogisme raquo (συλλογισmicroὸς [100a25]) est un laquo discours raquo (λόγος) dans lequel nous posons
certaines choses afin drsquoen faire laquo reacutesulter neacutecessairement raquo (ἐξ ἀνάγκης) quelque chose drsquoautre agrave
partir de laquo ce qui avait eacuteteacute poseacute raquo (διὰ τῶν κειmicroένων) Il nrsquoy a donc qursquoune seule syllogistique au
sens drsquoensemble de regravegles logiques 46
La dialectique est pour Aristote une meacutethode permettant de raisonner agrave partir drsquoendoxes
afin de pouvoir par la suite soutenir une thegravese sans se contredire Par endoxe nous entendons
lrsquoantonyme de paradoxe crsquoest-agrave-dire ce qui est approuveacute par le plus grand nombre La traduction
latine probabilis est un faux ami car il faut y voir non ce qui est possible mais ce qui est
approuveacute Lrsquoendoxe est donc ce qui est reconnu par les grands hommes nous pourrions dire 47
aujourdrsquohui la communauteacute scientifique Il faut y voir en substance un concept proche de celui de
paradigme Toute la diffeacuterence entre les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques
serait contenue dans la nature des preacutemisses utiliseacutees Les regravegles logiques applicables crsquoest-agrave-
dire les formes valides de syllogismes sont identiques drsquoun syllogisme agrave lrsquoautre Mais si les
syllogismes dialectiques reposent sur des endoxes ces derniers ne produisent aussi que des
endoxes En logique modale nous dirions que ce qui est reconnu du plus grand nombre nrsquoest pas
pour autant neacutecessaire Les conclusions peuvent donc aussi ne pas ecirctre neacutecessaires (ce qui est
valide mdash qui respecte les regravegles de la logique mdash nrsquoest pas neacutecessairement vrai drsquoautant plus que
Nous prenons ici pour reacutefeacuterence le travail de Benoicirct Castelneacuterac qui deacuteclare 46
laquo Albeit the most frequent one the reduction (apagocircgecirc) is only one type of lsquodemonstration through impossibilityrsquo in the Prior Analytics raquo en se basant sur les travaux de Robin Smith (SMITH 1989 p 141ndash142)
Sur ce point de traduction nous suivons agrave la lettre la remarque de Georges Frappier qui fut lrsquoun des 47
premiers agrave remarquer le deacutecalage seacutemantique entre le probabilis latin de Boegravece et le mot laquo probable raquo drsquoaujourdrsquohui (FRAPPIER 1977 115)
60
les endoxes ne sont en fait que les produits de lrsquoinduction du plus grand nombre ) Agrave lrsquoinverse 48
le syllogisme deacutemonstratif produit un savoir puisqursquoil procegravede de preacutemisses vraies Aristote creacuteeacute
une hieacuterarchie avec drsquoune part les syllogisme deacutemonstratifs producteurs de savoir et drsquoautre
part les syllogismes dialectiques producteurs drsquoopinion Les premiers seraient maicirctres dans
lrsquoempire du neacutecessaire les seconds esclaves de lrsquoaccidentel et du contingent
Si ce que nous venons de voir est vrai alors agrave quoi bon eacutecrire les Topiques Comment
justifier lrsquoeacutecriture drsquoun ouvrage mdash le plus long des six composants lrsquoOrganon mdash condamneacute agrave
demeurer infeacuterieur aux Analytiques Au deuxiegraveme chapitre des Topiques Aristote eacutevoque les
utiliteacutes des diffeacuterents syllogismes Il y remarque trois utiliteacutes au syllogisme dialectique
laquo lrsquoexercice raquo (γυmicroνασίαν [101a25]) laquo les entretiens raquo (ἐντεύξεις) et laquo les connaissances de
caractegravere philosophique raquo (φιλοσοφίαν ἐπιστήmicroας)
Pour comprendre en quoi la dialectique est un exercice intellectuel il suffit de voir que la
dialectique est une preacuteparation en vue drsquoeacutechanges scientifiques Les eacuteleacutements du traiteacute contenus
entre les livres II et VII visent agrave deacutevelopper les compeacutetences qui seront neacutecessaires
ulteacuterieurement dans lrsquoexercice scientifique Ceci srsquoexplique par lrsquoidentiteacute des regravegles qui reacutegissent
agrave la fois les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques En bref le topos
dialectique se joint aux topoi deacutemonstratifs parce quils opegraverent agrave partir des mecircmes
raisonnements selon des preacutemisses diffeacuterentes Lrsquoexercice dialectique est un entrainement agrave
lrsquousage des regravegles de la logique mais dans un contexte moins seacuterieux (puisque les preacutemisses ne
sont que probables et non pas certaines comme dans le cas de lrsquoexercice deacutemonstratif) Crsquoest
ainsi qursquoil convient drsquoentendre la notion drsquoentrainement
La seconde utiliteacute concerne les entretiens Il srsquoagit de la rencontre entre un dialecticien et
un scientifique Puisque les deux emploient les mecircme lois logiques (la syllogistique) le
Bien avant de le formuler comme David Hume le fera plus tard les philosophes de lrsquoAntiquiteacute avaient 48
cependant tregraves clairement saisi ce qui allait devenir le laquo problegraveme de lrsquoinduction raquo En proceacutedant du singulier au geacuteneacuteral lrsquoesprit srsquoappuie sur un nombre restreint de possibiliteacutes et en tire une conclusion ayant valeur de regravegle universelle Cependant comme Platon le dira dans le Gorgias (que nous eacutetudierons par la suite) la foule est tregraves largement manipuleacutee et est conduite en eacutechec le nombre nrsquoest en rien garant drsquoune quelconque veacuteriteacute dans la Reacutepublique seul un individu sort de la caverne alors que tous les autres restent dans lrsquoerreur
61
dialecticien peut mettre agrave lrsquoeacutepreuve la position du scientifique Si une position ne tient pas face agrave
la dialectique alors elle nrsquoest pas encore scientifiquement deacutefendable (manque drsquoexplications ou
de preuves) Les entretiens permettent pendant des rencontres entre deux philosophes de mettre
en doute une position deacutefendue par lrsquoun des deux Quand bien mecircme srsquoagirait-il drsquoune preacutemisse
consideacutereacutee comme vraie par le premier il pourrait ne srsquoagir que drsquoune endoxe pour le second le
premier verrait une neacutecessiteacute lagrave ougrave le second ne ne verrait qursquoune possibiliteacute Dans cette
situation le syllogisme dialectique permet donc une laquo mise agrave lrsquoeacutepreuve raquo des positions
deacutefendues
[hellip] apregraves secirctre enquis de lopinion de son adversaire le dialecticien amorce une seacuterie de questions amenant ladversaire agrave approuver une seacuterie de preacutemisses le conduisant agrave conclure le contraire de lopinion donneacutee au deacutepart cest de cette faccedilon que lopinion est dite mise agrave lrsquoeacutepreuve [hellip] Il peut mettre agrave leacutepreuve lopinion elle-mecircme comme nous venons de le dire ou une des preacutemisses de lrsquoadversaire mais en la traitant comme opinion
(FRAPPIER 1977 126)
Cette mise agrave lrsquoeacutepreuve se termine par le scientifique reprenant sa marche possiblement soumis agrave
de nouvelles erreurs mais laquo deacutebarrasseacute raquo par la dialectique des anciennes Agrave lrsquoinverse les
opinions retenues apregraves lrsquoexercice sont des propositions approuvables le scientifique devra en
tenir compte dans sa science (FRAPPIER 1977 125)
Ce qui ne passe pas la mise agrave lrsquoeacutepreuve dialectique est en manque drsquoexplication ou de
preuves Inversement une thegravese qui passe le test entre dans une laquo veacuteraciteacute potentielle raquo
Neacuteanmoins cela ne constitue toujours pas de la science au mieux des points de deacutepart des 49
opinions desquelles on peut mdash ou ne peut pas mdash partir Dans cette perspective la dialectique ne
permet pas la creacuteation drsquoun savoir positif mais plutocirct neacutegatif elle reacutefute ce qui est faux selon ses
propres standards mais ne permet pas pour autant de dire ce qui est vrai La dialectique serait-
Nous avons conscience des limites inheacuterentes agrave notre propos Le mot laquo science raquo repreacutesente 49
eacutetymologiquement un savoir mais le diffeacuterencier de la croyance comme nous le faisons nrsquoest certainement pas une eacutevidence Le lecteur pourra toujours nous objecter que tout savoir aussi scientifique soit-il repose sur la croyance de sa possibiliteacute Nous ne pouvons cependant pas nous permettre pour des raisons meacutethodologiques de reacutediger un lexique entier sur ces notions Nous nous reacutefeacuterons donc par deacutefaut au sens le plus geacuteneacuteral La science est ici lrsquoensemble des savoirs dans le systegraveme drsquoun paradigme coheacuterent la fin de cette coheacuterence eacutetant le deacutebut drsquoune reacutevolution scientifique au sens de Thomas Kuhn
62
elle laquo vide vaine raquo comme le dit Aristote (FRAPPIER 1977 126) Nous voyons eacutemerger ici le
caractegravere informel de la notion drsquoendoxe nous reviendrons sur ce point par la suite
La connaissance des principes premiers
Passons maintenant agrave la troisiegraveme utiliteacute eacutevoqueacutee par Aristote Comment un raisonnement
nrsquoeacutetant pas neacutecessaire peut-il produire des connaissances philosophiques Le passage de
lrsquoἔνδοξα agrave lrsquoἐπιστήmicroη semble profondeacutement contre-intuitif Aristote deacutefinit les principes de
sciences au premier livre des Seconds Analytiques lrsquohypothegravese tout drsquoabord sur laquelle repose
un autre raisonnement Lrsquohypothegravese est conclusion drsquoune science anteacuterieure Lrsquohypothegravese est
possiblement soumise au mecircme examen que la conclusion scientifique dans le deacutebat En
confirmant son hypothegravese comme une conclusion le scientifique confirmera davantage encore
son raisonnement qui ne reposera plus sur du sable mais sur des principes solides et veacuterifieacutes Il y
a bien sucircr le problegraveme de la reacutegression infinie
Cela nous amegravene au second problegraveme lrsquoaxiome Celui-ci laquo ne sera jamais deacutemontreacute mais
sa condition peut ressembler agrave celle de lrsquohypothegravese raquo (FRAPPIER 1977 127) En reacutealiteacute il nrsquoy a
ici pas de grande diffeacuterence lrsquoaxiome eacutetant une hypothegravese explicite inclue dans un systegraveme de
raisonnement la dialectique permet de questionner sa valeur absolue au mecircme titre que les
hypothegraveses
Le veacuteritable changement apparait maintenant avec lrsquoeacutetude des principes premiers
ἔτι δὲ πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ ἑκάστην ἐπιστήmicroην
De plus [ce travail] sert pour les [principes] premiers de chaque science
(Aristote Topiques 101a35)
Ces principes premiers sont anteacuterieurs agrave tout savoir ils repreacutesentent la possibiliteacute mecircme drsquoun
savoir Puisque le syllogisme dialectique repose sur des regravegles il est impossible pour ce dernier
de remettre en cause ses propres principes fondamentaux La dialectique permet donc de par sa
nature investigatrice drsquointerroger ce qui deacutefinit la notion mecircme de savoir scientifique Plus
encore la dialectique permet drsquoaffiner et de repenser les deacutefinitions qui sont les veacuteritables
principes fondateurs de tout savoir puisque ce savoir doit ecirctre communiqueacute agrave autrui La
63
dialectique implique un eacutechange une expression des concepts avec la possibiliteacute constante que
ceux-ci soit eacutetudieacutes La dialectique avance par divisions successives dissociant progressivement
le neacutecessaire du contingent Lrsquoexercice de deacutefinition repose essentiellement sur cette dichotomie
par identification de lrsquoaccidentel Ce qui reste apregraves exercice peut donc ecirctre consideacutereacute drsquoessentiel
ce sur quoi la deacutefinition peut srsquoappuyer (FRAPPIER 1977 129) La mise agrave lrsquoeacutepreuve est donc
neacutecessaire sans quoi le systegraveme serait redondant
Nous pouvons conclure ce premier moment sur la dialectique de maniegravere positive La
dialectique est en effet hieacuterarchiseacutee dans lrsquoœuvre drsquoAristote mais pour des raisons bien
diffeacuterentes de notre postulat de deacutepart Contrairement agrave la citation de WDRoss Les Topiques ne
sont pas laquo suranneacutes raquo au contraire ils repreacutesentent lrsquounique moyen pour srsquoattaquer agrave ce qui vient
avant la science En ce sens la dialectique nrsquoest effectivement pas creacuteatrice de savoir 50
scientifique mais sa meacutethode par endoxes et le respect des regravegles logiques issues de la mecircme
souche que les Analytiques en font lrsquounique moyen de commencer une recherche scientifique De
plus il srsquoagit aussi du seul moyen de remettre en question ce qui apparait agrave la communauteacute
scientifique comme eacutetant des eacutevidences Nous devons cependant garder agrave lrsquoesprit que la
dialectique ne produit aucun savoir deacutefinitif chez Aristote il srsquoagit seulement drsquoune prise de
position reconnue comme fiable dans le contexte du deacutebat scientifique La dichotomie entre
science et dialectique nrsquoeacutetant pas la mecircme chez Platon nous partons du travail que nous venons
de reacutealiser afin drsquoeacutetudier la composition reacuteelle drsquoune joute dialectique et de comprendre ce que
celle-ci peut finalement produire
La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne
Lrsquohistoire de la logique nrsquoest pas sans exemples de projets interpreacutetatifs dont la porteacutee
deacutepassa largement celle de la simple lecture Les conseacutequences eacuteventuelles drsquoun outil mal adapteacute
drsquoun projet mal interpreacuteteacute peuvent ecirctre veacuteritablement deacuteleacutetegraveres pour lrsquoHistoire de la 51
philosophie Agrave la fin du XIXegraveme siegravecle les avanceacutees en matheacutematiques et en logique formelle
Si ce ne sont que des endoxa mais pas agrave comprendre au sens chronologique50
Non pas par lrsquoauteur du projet (qui interpregravete neacutecessairement bien son œuvre) mais par les lecteurs de 51
ce projet
64
eacutetaient nombreuses Il semblait alors leacutegitime et feacutecond drsquoaxiomatiser les diffeacuterents champs de la
penseacutee afin drsquoobserver les reacutesultats obtenus Jan Łukasiewicz deacutecida drsquoaxiomatiser la
syllogistique aristoteacutelicienne dans la ligneacutee de lrsquoEacutecole de logique polonaise naissante Son projet
reposait sur le principe drsquoune lineacuteariteacute de la logique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours reacuteciproquement
il devait ecirctre possible selon lui drsquoappliquer des principes contemporains afin de laquo corriger raquo la
syllogistique drsquoAristote
Ainsi la logistique drsquoaujourdrsquohui nrsquoest ni plus ni moins qursquoune suite et une extension de la logique formelle antique Ce nrsquoest pas un courant agrave lrsquointeacuterieur de la logique avec laquelle quelques autres tendances pourraient coexister mais preacuteciseacutement la logique formelle scientifique contemporaine entretient avec la logique antique une relation semblable agrave celle que par exemple les matheacutematiques contemporaines entretiennent avec les Eacuteleacutements drsquoEuclide
(ŁUKASIEWICZ 2010 237 [trad F CAUJOLLE-ZASLAVVSKY])
Nous nrsquoirons pas jusqursquoagrave parler drsquoune erreur de la part de Łukasiewicz mais il faut cependant
reconnaitre lrsquoaspect hautement anachronique drsquoun projet de la sorte
Łukasiewicz a donc fait un choix paradoxal celui drsquoun systegraveme qui utilise intuitivement des regravegles qui ne seront formuleacutees que par [l]es successeurs [drsquoAristote]
(GOURINAT 2011 79)
[Pour Łukasiewicz] la syllogistique drsquoAristote est une axiomatique qui ne se rend pas compte qursquoelle se sert des axiomes que sont les syllogismes car elle ne se rend pas compte que ses syllogismes sont des implications
(GOURINAT 2011 80)
Łukasiewicz nrsquoheacutesite pas agrave laquo corriger le travail drsquoAristote raquo (ŁUKASIEWICZ 2010 130) au regard
de la logique contemporaine Sa restauration ressemble alors davantage agrave un neacuteologisme 52
syllogistico-axiomatique
Notre objectif nrsquoest pas ici de rentrer dans le deacutetail de lrsquoapproche axiomatique de la
syllogistique drsquoAristote opeacutereacutee par Łukasiewicz Nous eacutevoquons lrsquoœuvre de Łukasiewicz afin
drsquoillustrer la borne exteacuterieure de notre travail Nous voulions cependant preacutesenter
Nous pourrions comparer le travail de Jan Łukasiewicz agrave celui drsquoEugegravene Viollet-le-Duc dans le 52
domaine de la restauration architecturale Crsquoest dans ce sens que nous employons le terme de restauration
65
lrsquoaxiomatisation de Łukasiewicz afin drsquoeacuteclairer ce qui selon nous est une des raisons de la
mauvaise connaissance et interpreacutetation de la logique grecque En prenant pour modegravele la
logique du systegraveme aristoteacutelicien il apparaicirct que certaines conseacutequences philosophiques furent
deacuteleacutetegraveres pour la bonne compreacutehension de lrsquohistoire de la logique 53
Nous avons vu chez Aristote que le projet dialectique vise lrsquoentrainement la mise agrave
lrsquoeacutepreuve des thegraveses et finalement la remise en question des principes de science Notre objectif
initial est de comprendre la nature des productions dialectiques Premiegraverement nous pouvons
dire drsquoapregraves notre eacutetude aristoteacutelicienne que la dialectique semble produire un certain savoir-
faire dans les entretiens La dialectique est un entrainement agrave la meacutethode deacuteductive et donc agrave la
meacutethode deacutemonstrative en geacuteneacuteral Mais la dialectique permet surtout lrsquointerrogation des
principes de science les principes premiers de la theacuteorie deacutemonstrative Cependant agrave travers
cette interrogation la dialectique nrsquoest productrice que drsquoun savoir drsquoordre neacutegatif la dialectique
ne peut rien asserter positivement elle ne peut que reacutefuter un principe Nous rejoignons ici notre
ideacutee initiale drsquoun apophatisme dialectique Pourtant si lrsquoeacutetude du projet dialectique chez Aristote
peut nous servir de point de deacutepart elle doit ecirctre suivie drsquoune transposition agrave lrsquoœuvre de Platon
Nous allons maintenant nous concentrer sur la nature des joutes dialectiques dans les dialogues
Nous pensons ici aux travaux de Willard Van Orman Quine ou encore de Gottlob Frege dont la lecture 53
de la logique de lrsquoAntiquiteacute nous semble bien souvent anachronique La logique y est consideacutereacutee dans sa continuiteacute historique sans se preacuteoccuper de son aspect contextuel (caractegravere agonistique que nous eacutetudierons dans la suite de notre travail)
66
2 La dialectique comme enreacutegimentation
Le tableau de pointage
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et les deux voies de recherche sont les principes fondamentaux qui selon
nous constituent lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate agrave lrsquoœuvre dans la dialectique platonicienne Mais le simple fait
drsquoavoir deacutefini ces principes dans le poegraveme de Parmeacutenide ne permettent pas de dire preacuteciseacutement
comment la dialectique platonicienne fonctionne La suite de notre travail sera donc maintenant
de faire le lien entre la meacutethode eacuteleacuteate mdash que nous appellerons antilogie mdash telle que deacutefinie et
son fonctionnement reacuteel dans les dialogues de Platon Comme eacutevoqueacute preacuteceacutedemment nous ne
parlerons pas drsquoun elenchos standard (Vlastos) qui consisterait en un elenchos reacutefutatif mais
bien plutocirct drsquoun elenchos comme test (dokimasie) par recherche de contradiction Le fait de
trouver une contradiction ne signifie alors pas le soutien attacheacute agrave une autre thegravese inverse Mais
est-ce suffisant pour dire preacuteciseacutement que lrsquohypothegravese de deacutepart propre agrave cette thegravese est fausse
Le raisonnement au cœur de la dialectique eacuteleacuteate repose sur la deacuterivation dimpossibiliteacutes
au moyen de joutes celles-ci se nommant des laquo discours contraires raquo des antilogies De ces
deacuterivations les conclusions agrave tirer sont complexes et ne nous renseignent pas de faccedilon binaire sur
le reacuteel nous lrsquoavions vu avec la precirctresse Diotime de Mantineacutee (Banquet) Lrsquoantilogique eacuteleacuteate
est un entrainement agrave deacuteriver des contradictions agrave partir drsquoune thegravese initiale mais durant
lrsquoexercice dialectique drsquoautres hypothegraveses que la thegravese initiale sont soutenues La repreacutesentation
drsquoune conclusion deacutecoulant drsquoune thegravese initiale est trop simpliste il existe un grand nombre
drsquohypothegraveses intermeacutediaires comme autant drsquoinfeacuterences qui finissent par arriver agrave la conclusion
(le plus souvent une antilogie) Nous consideacuterons que dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate le fait drsquoarriver agrave
une contradiction est simplement le constat que le systegraveme deacutefendu dans son ensemble nrsquoest pas
correct Ce systegraveme est composeacute de lrsquohypothegravese de deacutepart mais aussi de toutes les hypothegraveses
intermeacutediaires Lrsquoensemble de ces hypothegraveses intermeacutediaires forment le laquo tableau de
pointage raquo (MARION 2014 10) 54
Marion emprunte la notion de laquo tableau de pointage raquo (scoreboard) agrave Lewis dans54
LEWIS D 1983 laquo Scorekeeping in a Language Game raquo dans Philosophical Papers Volume 1 Oxford Oxford University Press 233-249
67
Questionneur obtient de la sorte des engagements de la part de Reacutepondant aux eacutenonceacutes B1 B2 Bn qui forment avec A le laquo tableau de pointage raquo de Reacutepondant A B1 B2 Bn
(MARION 2014 10)
Le fait de deacuteriver une contradiction en antilogique eacuteleacuteate nrsquoest donc pas une opposition
radicale entre la thegravese de deacutepart (α) et la conclusion (perp) Le tableau de pointage forme un
systegraveme composeacute de toutes les hypothegraveses intermeacutediaires (β1 β2 β3 hellip βn perp) La contradiction
ne porte alors pas uniquement sur la thegravese de deacutepart (α) mais aussi sur chacune des hypothegraveses
intermeacutediaires (βx) Le problegraveme est en fait bien plus complexe Chacune des hypothegraveses
intermeacutediaires est soumise au principe de tiers exclu cependant la contradiction apparaissant
apregraves lrsquoajout de plusieurs hypothegraveses intermeacutediaires il est impossible sur le moment de dire drsquoougrave
le problegraveme vient preacuteciseacutement dans la suite des propositions
Nous pouvons justifier notre propos agrave partir drsquoun passage du Charmide employeacute par
Marion (MARION 2014 17) Dans ce passage le personnage de Critias refuse de se contredire
(reacutefuter son hypothegravese de deacutepart) et preacutefegravere se reacutetracter en partie (sous-entendu revenir en arriegravere
sur les hypothegraveses intermeacutediaires) Noter lecture suggegravere ici que Platon avait conscience de
lrsquoensemble du systegraveme drsquohypothegraveses agrave lrsquoœuvre dans la deacuteduction de preuve
Ἀλλὰ τοῦτο μέν ἔφη ὦ Σώκρατες οὐκ ἄν ποτε γένοιτο ἀλλ εἴ τι σὺ οἴει ἐκ τῶν ἔμπροσθεν ὑπ ἐμοῦ ὡμολογημένων εἰς τοῦτο ἀναγκαῖον εἶναι συμβαίνειν ἐκείνων ἄν τι ἔγωγε μᾶλλον ἀναθείμην καὶ οὐκ ἂν αἰσχυνθείην μὴ οὐχὶ ὀρθῶς φάναι εἰρηκέναι μᾶλλον ἤ ποτε συγχωρήσαιμ ἂν ἀγνοοῦντα αὐτὸν ἑαυτὸν ἄνθρωπον σωφρονεῖν
Mais ceci Socrate reprit-il ne se peut jamais si donc tu penses que ce que jrsquoai dit preacuteceacutedemment conduise neacutecessairement agrave ceci [cette conclusion] jaime encore mieux me reacutetracter en partie et sans rougir avouer que je me suis mal exprimeacute plutocirct que de convenir jamais quun homme puisse ecirctre sage sil ne se connaicirct pas lui-mecircme
(PLATON Charmide 164c-d)
Dans cet exemple Critias opegravere clairement une diffeacuterence entre son point de deacutepart et les
derniegraveres assertions qursquoil vient de tenir Il est donc possible de revenir en arriegravere sur les
hypothegraveses intermeacutediaires sans pour autant remettre en question son hypothegravese initiale
68
Comme on peut le voir Critias en tant que Reacutepondant preacutefegravere revenir en arriegravere et reacuteparer son tableau de pointage en rejetant un de ses eacuteleacutements plutocirct que de conceacuteder la contradictoire ce qui deacutemontre que Platon eacutetait parfaitement conscient de cette possibiliteacute et que celle-ci ne le gecircnait nullement
(MARION 2014 17)
Nous venons de voir que la dialectique eacuteleacuteate peut ecirctre comprise sur le principe drsquoun tableau de
pointage comprenant lrsquoensemble des hypothegraveses intermeacutediaires Nous devons maintenant
analyser plus en deacutetails le fonctionnement de lrsquoantilogique eacuteleacuteate En effet Platon choisit de
donner la dialectique eacuteleacuteate comme point de deacutepart de la trageacutedie socratique Si la dialectique
socratique ne se reacutesume pas neacutecessairement agrave la dialectique eacuteleacuteate nous ne pouvons cependant
nier son rocircle initiateur
Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate
Le tableau de pointage ne repreacutesente en reacutealiteacute qursquoune partie du fonctionnement geacuteneacuteral
des joutes dialectiques Ce systegraveme de recherche dialectique que nous appelons antilogique est
reacutegi par un ensemble de regravegles Nous allons maintenant eacutetudier plus en deacutetails lrsquoensemble de ces
regravegles afin de comprendre le fonctionnement preacutecis drsquoune joute eacuteleacuteate Cette interrogation aura
pour objectif de mettre agrave jour la nature preacutecise des productions issues drsquoun exercice dialectique
Mathieu Marion deacutenombre onze regravegles deacutefinissant le deacuteroulement des joutes antilogiques
eacuteleacuteates Nous allons reacutesumer briegravevement le contenu de ces onze regravegles (MARION 2014 9-14) et
voir ce que ces regravegles impliquent Une joute ne peut se faire qursquoentre deux personnes jouant
chacune un rocircle deacutefini Lrsquoun des joueur sera le Questionneur et lrsquoautre le Reacutepondant Le
Questionneur commence la joute en obtenant de Reacutepondant son engagement agrave une thegravese (A)
Cette thegravese est alors supposeacutee pour les besoins de la joute Cela se constate aiseacutement chez
Platon puisque Socrate demande toujours agrave son interlocuteur de deacutefinir telle ou telle notion Le
point de deacutepart sera la thegravese deacutefendue par Reacutepondant La joute a alors pour objectif de voir pour
Reacutepondant srsquoil sera capable de deacutefendre cette thegravese mdash et non pas pour Questionneur de soutenir
une thegravese (contre le dogmatisme de Vlastos)
69
La joute est une succession de questions courtes et de reacuteponses affirmatives ou neacutegatives
Ces question sont courtes car elles ne doivent porter que sur une seule assertion agrave la fois afin que
les inscriptions drsquohypothegraveses au tableau de pointage soient le plus claires possible Comme
annonceacute plus haut agrave la thegravese initiale sont ajouteacutees les hypothegraveses reconnues par Reacutepondant
Chaque eacuteleacutement du tableau de pointage est un engagement de la part de Reacutepondant vis-agrave-vis de
Questionneur Le Questionneur ne peut ajouter aucun eacuteleacutement au tableau de pointage tant que
Reacutepondant ne lrsquoa pas conceacutedeacute preacutealablement De la sorte les eacuteleacutements implicites supposeacutes par
Questionneur mais ne figurant pas au tableau de pointage de Reacutepondant ne sont pas
neacutecessairement suffisants pour deacuteriver une contradiction de la joute Reacutepondant est toujours
capable de renier cette hypothegravese implicite de sorte qursquoil faille alors recommencer une joute
Cette regravegle explique aussi laquo lrsquoaveu drsquoignorance raquo (MARION 2014 10) de Socrate impeacuteratif pour
le bon deacuteroulement de la joute Sans cet aveu drsquoignorance Socrate introduirait de lui-mecircme de
nouvelles hypothegraveses deacutetruisant ainsi la proprieacuteteacute du tableau de pointage De plus cette regravegle
introduit aussi une laquo contrainte doxastique raquo (MARION 2014 10) le Reacutepondant doit dire ce qursquoil
pense suivre sa doxa crsquoest-agrave-dire son opinion personnelle
La regravegle suivante est lrsquoinfeacuterence de lrsquoimpossibiliteacute par Questionneur Il srsquoagit du cœur de
lrsquoantilogique eacuteleacuteate Agrave partir de lrsquoensemble des engagements de Reacutepondant Questionneur doit
parvenir agrave infeacuterer une impossibiliteacute (ἀδύνατον) ou une fausseteacute eacutevidente Cette regravegle repose sur 55
le principe de non-contradiction tel que nous lrsquoavions eacutenonceacute plus haut Pour cette raison les
reacuteponses sont reacuteduites agrave laquo oui raquo ou laquo non raquo assurant dans la recherche le caractegravere bivalent des
assertions atomiques Les Eacuteleacuteates avancent drsquoailleurs dans leur raisonnement via les paires de
preacutedicats contradictoires (limiteacute et illimiteacute divisible et indivisible etc)
Nous devons ici faire face agrave un paradoxe Nous avions vu plus haut que lrsquoargument de
Zeacutenon nrsquoest compreacutehensible qursquoen lrsquoabsence du tiers exclu Pourtant la meacutethodologie eacuteleacuteate est
une reacuteduction binaire des assertions de sorte de pouvoir en infeacuterer une contradiction Le principe
de tiers exclu intervient donc dans le raisonnement Nous pouvons sortir de cette impasse si nous
remarquons les deux eacutechelles de grandeur drsquoune joute Au niveau atomique des assertions le
Parmi ces fausseteacutes figurent laquo la reacutefutation lrsquoerreur le paradoxe raquo tel que deacutefini par Aristote dans les 55
Reacutefutations sophistiques [165b12] (MARION 2014 11)
70
principe de tiers exclu fonctionne Une assertion est soit juste soit fausse Il srsquoagit drsquoune logique
bivalente En revanche agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble de la joute il est impossible de reacuteduire la
succession des engagements de Reacutepondant agrave une situation binaire (comme le fait Vlastos)
Chaque engagement atomique peut prendre deux valeurs mais il arrive souvent mdash toujours mdash
qursquoun engagement ne soit pas atomique et repreacutesente en reacutealiteacute une succession drsquoarguments
implicites Les combinaisons sont donc immenseacutement nombreuses leur nombre
vraisemblablement incalculable agrave lrsquoeacutechelle du reacuteel Nous voyons maintenant pourquoi le tiers
exclu ne permet pas le raisonnement par lrsquoabsurde sur lrsquoensemble drsquoun systegraveme mais est
neacutecessaire pour lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage et lrsquoavancement drsquoune joute
Finalement il apparaicirct maintenant que la joute nrsquoest pas une activiteacute neutre il srsquoagit drsquoun
jeu Celle-ci se termine par la victoire de lrsquoun des deux participants Si le Questionneur parvient agrave
infeacuterer une impossibiliteacute drsquoapregraves le tableau de pointage de Reacutepondant et que celui-ci ne peut en
rendre raison alors Questionneur remporte la joute Agrave lrsquoinverse si Questionneur ne parvient pas
agrave infeacuterer une impossibiliteacute Reacutepondant emporte la joute (MARION 2014 12) Nous voyons ici 56
lrsquoaspect contextuel drsquoune joute En effet si dans un tribunal la clepsydre limite drastiquement le
temps de parole il nrsquoen est rien dans une discussion entre amis Afin drsquoempecirccher les joueurs de
perdre volontairement du temps les tactiques dilatoires sont interdites (MARION 2014 12) Il est
aussi interdit drsquoutiliser des sophismes ceux-ci eacutetaient pour la plupart reacutepertorieacutes dans des
manuels et figuraient deacutejagrave dans LrsquoEuthydegraveme dans un ordre fort proche de celui des Reacutefutations
sophistiques (MARION 2014 12) 57
La derniegravere regravegle porte sur le processus drsquoinduction Le Questionneur peut dans le fil de
lrsquoexercice dialectique conceacuteder une universelle affirmative laquo Tous les A sont B raquo Cependant
cela nrsquoest possible que si le Reacutepondant a preacutealablement preacutesenteacute plusieurs instances et si le
Comme crsquoest notamment le cas dans Le Criton Le Gorgias La Reacutepublique56
Marion renvoie ici agrave Dorion (DORION 1995 100) qui eacutetablie la liste suivante de cinq correspondances 57
entre LrsquoEuthydegraveme et les Reacutefutations sophistiques (SE pour Sophisticis Elenchis) 1 E 267c et SE 4 165b31-34 2 E 277a9-b1 et SE 4 166a30-31 3 E 298e4-5 et SE 24 179a39 b14 b39 180a4 4 E 300a et SE 4 166a9-10 5 E 300b et SE 4 166a12-14 10 171a8 a28-30 19 177a12 a25-26
71
Questionneur nrsquoest pas capable de fournir un contre-exemple Dans ce cas seulement
lrsquouniverselle positive est inscrite au tableau des engagements de Reacutepondant La joute nrsquoest donc
pas un long fleuve tranquille au contraire la volonteacute de gagner des deux partis donne un
caractegravere agonistique agrave la joute Le Reacutepondant est en position deacutefensive alors que le
Questionneur est en position offensive
Nous pouvons maintenant conclure cette analyse du fonctionnement des joutes eacuteleacuteates et
de leur influence sur la dialectique socratique Nous voyons clairement que lrsquoantilogique eacuteleacuteate
nrsquoest pas un simple dialogue il srsquoagit drsquoun moment complexe gouverneacute par un ensemble de
regravegles Lrsquoexercice antilogique est parfaitement deacutefini Celui-ci implique un rapport de force entre
deux individus qui srsquoaffrontent pour gagner la joute Nous voyons alors en quoi notre outil
repreacutesentatif logique ne peut pas se reacuteduire agrave une arborescence selon le modegravele de la deacuteduction
naturelle Les arguments avanceacutes par les participants ne convergent pas vers une conclusion de
faccedilon a priori Au contraire les deux partis se divisent et argumentent de sorte que leur
adversaire ne soit plus en situation de deacutefendre sa propre thegravese La dialectique nrsquoest pas une
monologique mais une dialogique de lrsquoargumentation rationnelle Le raisonnement obtenu est un
eacutequilibre entre deux tensions opposeacutees Si la tension est trop forte alors la joute se reacuteduit agrave une
antilogie La suite de notre travail consistera maintenant agrave deacutefinir de faccedilon deacutefinitive notre outil
dialogique de repreacutesentation des joutes dialectiques
72
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux
Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante
Nous venons de le voir la dialectique ne peut se comprendre totalement sans une approche
dialogique Il est non seulement neacutecessaire sur le plan logique drsquoinclure dans les paramegravetres de
lecture la dualiteacute de lrsquoexercice dialectique mais il est surtout impossible de reacuteduire
lrsquoargumentation drsquoune joute de maniegravere monologique sans omettre le contexte de chaque joute
Une joute requiert donc lrsquoacceptation tacite de regravegles crsquoest-agrave-dire diffeacuterentes contraintes
deacutependant soit de la nature mecircme de lrsquoexercice soit du contexte de cet exercice
Lrsquoenchainement hypotheacutetico-deacuteductif des raisonnements en deacuteduction naturelle tente drsquoecirctre
repreacutesentatif de lrsquoavancement drsquoune penseacutee Cependant la deacuteduction naturelle rencontre une
limite dans le cas preacutecis de la dialectique Cette repreacutesentation donne lrsquoillusion drsquoun avancement
lineacuteaire non pas dans le temps mais sur le plan argumentatif En reacutealiteacute la deacuteduction naturelle
ne permet que la repreacutesentation finale de lrsquoargument obtenu mais nrsquoinclut pas les allers-retours
que repreacutesente une joute dialectique telle qursquoillustreacutee par les Eacuteleacuteates et Platon Nous devons donc
terminer le premier moment de notre eacutetude par une mise au point deacutefinitive de ce que nous
entendons par le concept de joute dialectique
Nous le disions plus haut la dialectique se deacutefinit comme un raisonnement argumentatif agrave
plusieurs Il faut donc neacutecessairement ecirctre au moins deux et avoir des thegraveses diffeacuterentes agrave
deacutefendre Dans ce cas la dialectique nrsquoest-elle pas simplement la deacutefense drsquoune thegravese plutocirct
qursquoune autre La dialectique est une activiteacute agrave plusieurs il faut donc y inclure la pluraliteacute des
raisonnements et surtout la maniegravere avec laquelle ces raisonnements deacutependent de la pluraliteacute
En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas une suite de monologues srsquoopposant les uns aux
autres les monologues se reacutepondent srsquoagencent et conduisent la discussion agrave un reacutesultat Ce
reacutesultat nrsquoest donc pas un point drsquoarriveacutee absolu mais est relatif agrave lrsquoactiviteacute dialectique
preacuteliminaire
Nous devons maintenant nous poser la question suivante quelle est la valeur de la veacuteriteacute
du reacutesultat drsquoune joute dialectique Peut-on dire que ce qui reacutesiste agrave lrsquoargumentation dialectique
73
est vrai Agrave lrsquoeacutevidence la critique que nous faisions de lrsquoapproche de Vlastos fonctionne dans sa
reacuteciproque et si le systegraveme est coheacuterent il est cependant possible que la thegravese initiale comporte
une contradiction mais que cette contradiction soit annuleacutee par une autre contradiction issue de
lrsquoun des engagements du tableau de pointage Il est donc impossible de parler de veacuteriteacute au sens
scolastique drsquoadeacutequation de lrsquoecirctre et de la penseacutee Si la veacuteriteacute est un jugement sur le reacuteel une
joute dialectique ne semble produire qursquoune veacuteriteacute infeacuterieure Elle ne produirait mecircme que des
systegravemes argumentatifs en eacutequilibre mais sans rapport direct avec le reacuteel
Nous pouvons alors parler drsquoune veacuteriteacute qui ne serait plus ontologique mais pragmatique
Une veacuteriteacute deacutependant du contexte dialectique une strateacutegie gagnante Cependant cela revient agrave
aborder le problegraveme dans le mauvais sens Ce nrsquoest pas la veacuteriteacute qui ne serait qursquoune strateacutegie
gagnante mais au contraire la strateacutegie gagnante qui jouerait le rocircle drsquoune veacuteriteacute en attendant
potentiellement drsquoecirctre un jour reacutefuteacutee Dans cette optique il convient maintenant de srsquointerroger
sur la nature drsquoune pareille veacuteriteacute nous devons donc observer sous le spectre de la logique
dialogique comment fonctionnent les arguments au sein des raisonnements dialectiques
Questionneur et Reacutepondant
Durant notre eacutetude des regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate nous avons eacutetabli la reacutepartition des
rocircles entre le Questionneur et le Reacutepondant nous garderons volontairement les mecircmes termes
afin de rendre notre argumentation plus coheacuterente et plus compreacutehensible Nous allons emprunter
le modegravele logique deacutejagrave existant de la dialogique ou seacutemantique des jeux
La dialogique nait dans les anneacutees soixante ses deux grands preacutecurseurs sont mdash entre
autres mdash Lorenzen et Conway Une grande part des travaux en seacutemantique des jeux concerne
lrsquointelligence artificielle il srsquoagit de se rapprocher de la reproduction la plus fidegravele drsquoun
entretien entre deux interlocuteurs Cette logique se diffeacuterencie par sa volonteacute de repreacutesenter une
argumentation comme un eacutechange entre diffeacuterentes personnes Lrsquoobjectif nrsquoest donc plus du tout
le mecircme que dans les lectures monologique inspireacutees par la syllogistique aristoteacutelicienne par
exemple La validiteacute drsquoune thegravese ne deacutepend plus drsquoaxiomes ou de formes preacutedeacutefinies Il srsquoagit
pour les participants de trouver une strateacutegie afin de deacutemontrer lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese
74
adversaire ou drsquoempecirccher lrsquoinfeacuterence de cette contradiction Il nrsquoy a donc que deux issues
possibles agrave une joute Soit le Questionneur parvient agrave une impossibiliteacute et il emporte alors la
joute en deacutemontrant que la thegravese de deacutepart eacutetait fausse soit le Questionneur eacutechoue agrave deacutemontrer
lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese et Reacutepondant remporte la joute
Nous voyons que le passage drsquoune repreacutesentation monologique agrave une repreacutesentation
dialogique neacutecessite une approche par questions et reacuteponses Les arguments ne srsquoenchainent pas
de faccedilon absolue comme dans une recherche theacuteorique abstraite mais sont relatifs agrave des
situations ougrave certaines questions impliquent neacutecessairement certaines reacuteponses Agrave chaque
opeacuterateur logique correspond alors une obligation de reacuteponse dont voici la liste 58
La Neacutegation drsquoun terme (notα) implique que le Questionneur reacuteponde par son affirmation (α)
La Conjonction de deux termes (α and β) implique que le Questionneur questionne drsquoabord le premier (1) puis le second (2)
La Disjonction inclusive (α or β) implique que le Questionneur remette en cause lrsquoensemble Dans ce cas le Reacutepondant ayant eacutenonceacute la disjonction nrsquoa qursquoagrave deacutefendre lrsquoun des deux termes au choix (α) ou (β)
Le Conditionnel (α sup β) implique que le Questionneur affirme lrsquoanteacuteceacutedent (α) Srsquoil est impossible pour le Reacutepondant de le nier (notα) alors il doit impeacuterativement deacutefendre le 59
conseacutequent (β)
La Quantification universelle (forallx F(x)) implique que le Questionneur demande agrave 60
veacuterifier lrsquoapplication de la fonction (F) agrave une variable de son choix (x0) Le Reacutepondant doit alors justifier cette application (F(x0))
La Quantification existentielle (existx F(x)) implique que le Questionneur demande un exemple (F(x)) Le Reacutepondant doit alors fournir lrsquoexemple de son choix (F(x0))
Cette liste a pour objectif de montrer comment passer drsquoune logique monologique agrave une
logique dialogique Les connecteurs ne sont plus clairement apparents dans la seconde surtout
Drsquoapregraves (VERNANT 2004 90) Nous avons cependant remplaceacute les termes laquo Opposant raquo et 58
laquo Proposant raquo par laquo Questionneur raquo et laquo Reacutepondant raquo afin de preacuteserver la lineacuteariteacute de notre travail
Le conditionnel est une autre eacutecriture de la disjonction (notα or β)59
La poleacutemique est encore grande au sujet de lrsquousage des quantificateurs par les dialecticiens de 60
lrsquoAntiquiteacute Nous ne deacutesirons pas entrer dans le deacutebat En vertu de la regravegle antilogique drsquoinduction il apparaicirct cependant que les notions drsquouniversaliteacute et drsquoexistence eacutetaient au moins sous-jacentes aux argumentations Cela est suffisant pour que nous eacutevoquions ce cas de figure
75
lorsque ceux-ci sont pris dans le flot du dialogue Notre objectif sera donc maintenant de trouver
comment reacuteduire les dialogues agrave ces confrontations dialogiques sans deacutenaturer ou perdre le
contenu
Repreacutesentation tabulaire
Nous arrivons enfin au terme de notre eacutetude preacuteliminaire lrsquoeacutelaboration drsquoun outil logique
repreacutesentatif propre agrave lrsquoexercice dialectique chez Platon Drsquoapregraves la logique dialogique nous
voyons qursquoune arborescence ne convient pas agrave repreacutesenter fidegravelement le jeu des argumentations
Nous optons pour une repreacutesentation tabulaire Celle-ci aura lrsquoavantage de mettre en vis-agrave-vis les
deux participants de la joute De haut en bas le tableau repreacutesentera la suite des arguments sous
forme de questions et de reacuteponses Nous prenons un exemple extrait de (VERNANT 2004 91)
FIG 5 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DU PRINCIPE DE NON-CONTRACTION
Dans cet exemple nous constatons que le Questionneur a obtenu lrsquoassertion laquo not(p and notp) raquo de la
part de Reacutepondant Questionneur attaque alors la joute en assertant la thegravese opposeacutee laquo (p and notp) raquo
Au troisiegraveme tour le Reacutepondant interroge le Questionneur sur le premier terme laquo 1 raquo de son
assertion laquo p raquo Le Questionneur lui reacutepond en assertant laquo p raquo Au tour suivant le Reacutepondant
interroge laquo 2 raquo le Questionneur sur laquo notp raquo Le Questionneur concegravede alors laquo notp raquo Agrave cet instant
la joute est termineacutee nous constatons que le Questionneur a asserteacute agrave la fois laquo p raquo et laquo notp raquo ce
Ordre des tours Questionneur Reacutepondant
1 not(p and notp)
2 (p and notp)
3 1
4 p
5 2
6 notp
7 p
Victoire de Reacutepondant
76
qui provoque une impossibiliteacute par antilogie Le Reacutepondant est victorieux Sa thegravese de deacutepart
laquo not(p and notp) raquo est donc une strateacutegie gagnante qui devient dans le cadre de cette joute une veacuteriteacute
Lrsquoexemple ici preacutesenteacute peut sembler paradoxal Il srsquoagit tout du moins drsquoun cas particulier
puisque la victoire est deacutefinie par le principe de non-contradiction lui-mecircme au cœur de la joute
Lrsquoexemple suivant (VERNANT 2004 102) est bien plus complexe et repreacutesente la joute
opposant un meacutedecin (Questionneur) agrave sa patiente (Reacutepondant) Nous allons voir comment la
repreacutesentation dialogique tabulaire permet la mise en eacutevidence drsquoun sophisme (ici la neacutegation de
lrsquoanteacuteceacutedent)
FIG 6 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT
Les nombres entre crochets indiquent le tour de la formule viseacutee par lrsquoattaque La thegravese de deacutepart
repreacutesente le sophisme de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Celle-ci srsquoinspire de la neacutegation du
conseacutequent (modus tollens) qui elle est logiquement correcte
FIG 7 NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT ET NEacuteGATION DU CONSEacuteQUENT
Tours Questionneur Reacutepondant
1 [(A sup B) and notA] sup notB
2 (A sup B) and notA
3 1
4 (A sup B)
5 A
6 B
7 2 [2]
8 notA
9 notB [1]
Victoire de Questionneur
Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Neacutegation du conseacutequent
A sup B notA ⊢ notB A sup B notB ⊢ notA
77
Nous allons essayer de comprendre la strateacutegie ici agrave lrsquoœuvre Vernant nous explique que la
proposition (A) signifie laquo lrsquoenfant est atteint drsquoune maladie heacutereacuteditaire raquo et la proposition (B)
signifie laquo le parent est atteint de la maladie heacutereacuteditaire raquo La thegravese de deacutepart du parent
(Reacutepondant) consiste agrave dire que si son enfant nrsquoest pas atteint de cette maladie alors lui (le
parent) nrsquoen souffre pas Analysons la table de veacuteriteacute de la situation
FIG 8 TABLE DE VEacuteRITEacute DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT
Nous avons ici indiqueacute le connecteur principal avec le symbole laquo raquo Nous repeacuterons que le seul
moment ougrave cette formule est fausse correspond au cas laquo notA and B raquo i e la patiente refuse
drsquoadmettre qursquoelle puisse ecirctre atteinte de la maladie heacutereacuteditaire laquo B raquo alors que son enfant ne
souffre pas de cette maladie laquo notA raquo Nous remarquons dans la repreacutesentation tabulaire que les
deux assertions laquo B raquo et laquo notA raquo sont les deux coups joueacutes par le Questionneur La strateacutegie du
meacutedecin est donc gagnante
Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique
Lrsquointeacuterecirct de cette repreacutesentation nrsquoest pas simplement graphique il srsquoagit drsquoune
compreacutehension philosophique radicalement diffeacuterente Premiegraverement lrsquoargumentation dans une
joute deacutevoile un caractegravere pragmatique Lrsquoobjectif nrsquoest pas de trouver un absolu commun mais
de finir vainqueur de la joute
La novation srsquoavegravere essentiellement philosophique Est introduite explicitement la dimension pragmatique en logique Alors qursquoen logique standard la proposition excluait toute dimension eacutenonciative pour se reacuteduire agrave un simple porteur de valeur de veacuteriteacute en logique dialogique chaque proposition est veacuteritablement une proposition eacutemanant drsquoun interlocuteur qui srsquoengage sur elle par un acte drsquoassertion De plus un tel acte de discours prend place dans un jeu dialogique
[(A sup B) and notA] sup notB
1 1 1 0 0 1 0
1 0 0 0 0 1 1
0 1 1 1 1 0 0
0 1 0 1 1 1 1
78
(Dialogspiel) entre proposant et opposant On a affaire agrave un jeu de langage qui relegraveve de la discussion rationnelle Degraves lors chaque proposition prend sens en fonction de son utilisation opeacuteratoire dans le jeu dialogique On ne pense plus en termes drsquoaxiomes mais de systegraveme opeacuteratoire de validiteacute mais de strateacutegie gagnante non plus de repreacutesentation mais drsquoaction
(VERNANT 2004 94)
Le deacutesir de victoire et le caractegravere pragmatique sont deux nouveaux paramegravetres que nous ne
pouvions veacuteritablement observer avant de passer par la repreacutesentation dialogique Agrave cela nous
voyons aussi que cette repreacutesentation met en valeur les erreurs commises par un des deux
interlocuteurs Cela sera drsquoune grande importance dans le cas des dialogues de Platon ougrave le
personnage de Socrate semble parfois diriger voire manipuler ses interlocuteurs Nous pourrons
alors souligner ces moments meacutetalogiques
Le premier moment de notre eacutetude est maintenant termineacute Nous avons analyseacute la
dialectique depuis les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave Aristote (de maniegravere non-exhaustive) afin de comprendre
ce qui pouvait fonder un socle commun Lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans son rapport agrave lrsquoantilogie place
lrsquoexercice dialectique dans un rapport de force que nous ne pouvions repreacutesenter logiquement La
dialectique nrsquoest donc pas strictement diffeacuterente du dialogue dans sa faccedilon drsquoecirctre elle ne
constitue qursquoune enreacutegimentation de celui-ci Notre choix drsquoune repreacutesentation tabulaire tregraves
inspireacutee de la logique dialogique nous apparut comme un compromis permettant de repreacutesenter
les raisonnements logiques dans la temporaliteacute du dialogue en suivant lrsquoordre des tours De cette
repreacutesentation nous avons deacuteduit une nouvelle deacutefinition de la veacuteriteacute chevauchant celle de
validiteacute Dans une joute le concept de veacuteriteacute est assimileacute agrave celui de strateacutegie gagnante
Cependant si chaque joute est un exercice contextuel comment pouvons-nous donner agrave ces
veacuteriteacutes un champ drsquoapplication supeacuterieur agrave celui du dialogue Il semble que la veacuteriteacute drsquoune joute
ne nous apprenne rien ou presque sur le reacuteel Cette veacuteriteacute est purement pragmatique Agrave cet
instant la diffeacuterence entre Socrate et lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoest plus clairement identifiable
79
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE
Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes
La nature des joutes impose agrave ses productions un caractegravere relatif La dialectique ne serait
pas productrice drsquoune veacuteriteacute sur le monde mais drsquoune veacuteriteacute relative au dialogue drsquoapregraves ce que
nous venons de voir Notre objectif initial eacutetait de se munir drsquoun outil capable de mieux
interpreacuteter la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon Cependant nous devons
maintenant faire face agrave un problegraveme drsquoun autre ordre Puisque la dialectique en tant que
raisonnement relatif est lrsquounique outil du philosophe pour Platon comment peut-on diffeacuterencier
le philosophe du sophiste En effet les conclusions du chapitre preacuteceacutedent sont sans appel et
historiquement tregraves paradoxales puisque nous nous trouvons face agrave une conception antireacutealiste
de la veacuteriteacute chez Platon
Notre interrogation ne repose pas ici sur des aspects purement pratiques mdash comme
lrsquoabsence de salaire pour lrsquoun et non pour lrsquoautre mdash mais sur le fond veacuteritable des deux
meacutethodes LrsquoHistoire de la philosophie a longtemps eu tendance agrave deacutenigrer les sophistes au
profit des philosophes ce pheacutenomegravene que nous appelons manicheacuteisme historique ne semblerait
pas fondeacute mdash au regard de notre eacutetude fonctionnelle sur les joutes Si la dialectique ne peut
deacutepasser le simple cadre du dialogue comment peut-on diffeacuterencier le philosophe du sophiste
En vertu de quel principe lrsquoun serait-il meilleur que lrsquoautre Ce problegraveme se posait deacutejagrave agrave
lrsquoeacutepoque de Socrate En effet ce dernier eacutetait consideacutereacute par un grand nombre de ses
contemporains comme un sophiste parmi les autres comme en teacutemoigne la piegraveces les Nueacutees
drsquoAristophane Dans lrsquoexemple suivant Aristophane semble ne faire aucune diffeacuterence entre les
sophistes et la personne de Socrate Socrate serait un sophiste parmi les autres
ΦΕΙΔΙΠΠΊΔΗΣ Αἰβοῖ πονηροί γ᾿ οἶδα Τοὺς ἀλαζόνας τοὺς ὠχριῶντας τοὺς ἀνυποδήτους λέγεις ὧν ὁ κακοδαίμων Σωκράτης καὶ Χαιρεφῶν
PHILIPPIDE Tu veux parler de ces charlatans De ces arrogants ces individus au teint jaune ces va-nu-pieds au nombre desquels est ce mauvais geacutenie de Socrate et Cheacutereacutephon
80
(ARISTOPHANE Nueacutees 104)
Lrsquoun des eacuteleacutements fondamentaux du caractegravere sophistique de Socrate serait sa capaciteacute agrave avoir
deux discours lrsquoun faible et lrsquoautre fort
ΣΩΚΡΆΤΗΣ τί δῆτα πότερα τοῦτον ἀπάγεσθαι λαβὼν βούλει τὸν υἱόν ἢ διδάσκω σοι λέγειν
ΣΤΡΕΨΙΆΔΗΣ δίδασκε καὶ κόλαζε καὶ μέμνησrsquoὅπως εὖ μοι στομώσεις αὐτόν ἐπὶ μὲν θάτερα οἷον δικιδίοις τὴν δrsquoἑτέραν αὐτοῦ γνάθον στόμωσον οἵαν ἐς τὰ μείζω πράγματα
ΣΩΚΡΆΤΗΣ ἀμέλει κομιεῖ τοῦτον σοφιστὴν δεξιόν
SOCRATE Quoi donc Veux-tu plutocirct ramener ton fils [avec toi] ou que je linstruise agrave discourir
STREPSIADE Instruis-le punis-le et souviens-toi de bien lui aiguiser la langue afin qursquoil en ait une [de langue] pour les petites causes et lautre pour les affaires plus graves
SOCRATE Ne sois pas inquiet tu auras chez toi un sophiste habile
(ARISTOPHANE Nueacutees 1105-1110)
Dans cet extrait les deux dialogues eacutevoqueacutes rejoignent la conception drsquoune veacuteriteacute purement
pragmatique Les sophistes peuvent toujours employer soit un discours fort soit un discours
faible Mais si tel est aussi le cas de Socrate comme le sous-entend Aristophane alors la veacuteriteacute
nrsquoaurait aucune valeur Cependant nous ne devons pas perdre drsquoesprit que le personnage de
Socrate repreacutesenteacute par Platon nrsquoa qursquoune faible valeur historique Gardons en vue que nous nous
attachons uniquement agrave comprendre la figure du philosophe chez Platon mecircme si nous le
nommons Socrate
Notre travail a maintenant pour objectif de comprendre les relations que Socrate entretient
avec les sophistes dans les dialogues Nous tacirccherons de voir au niveau dialectique quels
peuvent ecirctre les critegraveres permettant de diffeacuterentier Socrate des sophistes Cette eacutetape est
neacutecessaire dans la mesure ougrave cette distinction conditionnera notre outil repreacutesentatif En mettant
agrave la lumiegravere le critegravere de distinction entre le philosophe et les sophistes nous serons agrave mecircme
drsquoadapter notre outil en conseacutequence
81
Agrave partir de nos hypothegraveses de deacutepart notamment la possibiliteacute de deacutepasser les apories
apparentes de la dialectique socratique nous dirigerons notre eacutetude dans le sens positif drsquoune
distinction possible entre Socrate et les sophistes Lrsquoinverse serait envisageable sur un plan
historique Cependant nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute plusieurs fois la nature theacuteacirctrale des œuvres de
Platon Et dans lrsquoensemble du corpus il nrsquoy aurait eu aucune raison pour que Platon reacutealisacirct une
distinction entre Socrate et les sophistes srsquoil ne pensait pas cette dichotomie fondeacutee Ce moment
de notre eacutetude aura pour objectif de comprendre sur quoi repose la diffeacuterence de traitement opeacutereacute
par Platon entre Socrate et les sophistes Une fois que nous aurons analyseacute ce critegravere de
distinction nous nous en servirons pour affiner notre outil repreacutesentatif de lrsquoexercice dialectique
82
1 Contexte drsquoapparition de la dialectique
Rationalisme et antirationalisme
La distinction entre lrsquoexercice philosophique et la sophistique ne repose pas dans la nature
des joutes Nous devons donc sortir des joutes pour comprendre la dialectique dans un espace
plus grand Nous avons preacuteceacutedemment vu que le projet dialectique se deacutefinissait par sa capaciteacute agrave
remettre en question les principes des sciences les principes premiers Nous deacutecidons de
commencer cette eacutetude par une mise en contexte de la penseacutee platonicienne au sein de lrsquoactiviteacute
philosophique de son temps Quelle est la perspective philosophique propre agrave Platon par rapport
aux autres philosophes de son temps Ici il nrsquoest plus question de theacuteacirctraliteacute mais bien du fond
meacutetaphysique agrave lrsquoorigine de cette activiteacute Il nous semble leacutegitime de consideacuterer au regard de
son impact sur la philosophie occidentale en geacuteneacuteral que Platon eacutetait un penseur diffeacuterent
incarnant une nouvelle maniegravere de pratiquer lrsquoactiviteacute philosophique
Platon nrsquoest pourtant pas le premier philosophe en Gregravece Avant lui drsquoautres pratiquaient
aussi ce que nous appelons aujourdrsquohui la philosophie Dans ce cas quel peut ecirctre lrsquoeacuteleacutement cleacute
de la seacuteparation entre Platon et le reste des philosophes de son temps Cet eacuteleacutement devra drsquoune
part justifier le caractegravere unique de la penseacutee platonicienne mais aussi rendre raison de notre
travail et expliquer en quoi la dialectique socratique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon se
distingue de lrsquoactiviteacute sophistique
Il est de coutume de dire que la distinction fondamentale entre les premiers philosophes et
leurs preacutedeacutecesseurs repose sur un usage speacutecial de la raison le λόγος Le λόγος incarne un projet
rationaliste Il nrsquoest drsquoailleurs pas surprenant de trouver parmi ces premier philosophes des
matheacutematiciens devenus ceacutelegravebres par la suite tels que Thalegraves et Pythagore Mais cet usage de la
raison nrsquoest pas suffisant pour justifier une distinction aussi forte drsquoavec les poegravetes par exemple
Il est impossible de dire que les œuvres homeacuteriques sont deacutenueacutees de λόγος comme toute activiteacute
humaine en geacuteneacuteral Nous devons alors voir la naissance de la philosophie comme un nouvel
emploi du λόγος un projet de rationalisation du monde Cette rationalisation se distingue alors
de ce que les poegravetes pouvaient faire non pas dans la meacutethode mdash il srsquoagit du mecircme λόγος mdash mais
dans le cadre drsquoapplication de cette meacutethode Nous pourrions dire que les poegravetes rationalisent un
83
monde dont ils sont eux-mecircme les deacutemiurges alors que les premiers philosophes mettent le
λόγος au profit drsquoune quecircte diffeacuterente la rationalisation de notre monde
De cette tentative de rationalisation apparaissent rapidement deux pocircles opposeacutes en
tension agrave lrsquoorigine de tous les deacutebats Le premier pocircle (pocircle de lrsquouniteacute) est constitueacute de lrsquoEacutecole
drsquoEacuteleacutee avec principalement Parmeacutenide Zeacutenon et Meacutelissos Le second pocircle (pocircle de la pluraliteacute)
est principalement incarneacute par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese mais aussi Pythagore Deacutemocrite Empeacutedocle
ou Hippocrate Nous allons eacutetudier agrave la suite ces deux Eacutecoles afin de comprendre leurs
interactions mutuelles et leurs influences sur le deacutebat dialectique agrave lrsquoeacutepoque de Platon
La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle
Au projet rationaliste eacuteleacuteate srsquooppose la penseacutee de la contradiction incarneacutee notamment
par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese Pour Heacuteraclite laquo la guerre raquo (τὸν πόλεmicroον [fr80] ) est un principe 61
laquo commun raquo (ξυνόν) Peu apregraves Heacuteraclite deacuteclare que la laquo justice raquo (δίκην) mecircme pratique la
laquo discorde raquo (ἔριν) Dans un autre fragment le penseur drsquoEacutephegravese affirme que laquo toutes les
choses raquo (πάντα [fr8] ) laquo surviennent raquo (γίνεσθαι) laquo du fait de la discorde raquo (κατ ἔριν) 62
Cependant croire que la penseacutee heacuteracliteacuteenne srsquooppose au λόγος est faux
Dans le passage suivant correspondant au premier fragment le penseur drsquoEacutephegravese en
appelle au λόγος mdash vu ici selon nous comme principe de la rationaliteacute Heacuteraclite note alors la
preacutesence manifeste drsquoincoheacuterences entre ce principe exempt de contradictions et le reacuteel toujours
en action
γινομένων γὰρ πάντων κατὰ τὸν λόγον τόνδε ἀπείροισιν ἐοίκασι πειρώμενοι καὶ ἐπέων καὶ ἔργων τοιούτων ὁκοίων ἐγὼ διηγεῦμαι κατὰ φύσιν διαιρέων ἕκαστον καὶ φράζων ὅκως ἔχει
CELSE Origegravene contre Celse VI 4261
ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque Θ 2 1155b462
84
Bien que toutes choses surviennent drsquoapregraves cette raison ils ne semblent y avoir aucun acte de paroles et de faits tels que je les expose distinguant leur nature et eacutenonccedilant comment ils sont
(HEacuteRACLITE drsquoEacutephegravese fr1) 63
Heacuteraclite sans doute agrave partir du constat empirique ne peut reacuteduire le reacuteel agrave lrsquouniteacute Ce qursquoil
appelle laquo discorde raquo repreacutesente lrsquoensemble des interactions agrave lrsquoorigine du mouvement et du
devenir Suivant les hypothegraveses parmeacutenidiennes lrsquouniteacute ne permettrait aucun changement ni
aucun mouvement La penseacutee heacuteracliteacuteenne tente de penser la pluraliteacute du reacuteel et cela ne peut
passer que par une penseacutee de lrsquoalteacuteriteacute Selon Heacuteraclite la laquo discorde raquo repreacutesente lrsquointeraction de
deux entiteacutes disparates primordiales neacutecessaires agrave la possibiliteacute du reacuteel
Mais cette alteacuteriteacute nrsquoest pas exteacuterieure Heacuteraclite tout en ne niant pas le λόγος considegravere
cette alteacuteriteacute au sein mecircme de lrsquoecirctre En effet le λόγος est le principe de non-contradiction de
lrsquoecirctre la discorde apparaicirct agrave cause de la preacutesence de non-ecirctre au cœur de lrsquoecirctre Dans cette
lecture seulement nous pouvons expliquer comment le λόγος garantit la coheacuterence ontologique
dans un contexte de discorde meacutetaphysique
Nous devons opeacuterer une nuance dans notre deacutenomination de position heacuteracliteacuteenne
antirationaliste En ajoutant agrave lrsquoecirctre le non-ecirctre plein de contradictions la position heacuteracliteacuteenne
deacutepasse le cadre du simple conflit rationalisme et antirationalisme cette dichotomie est deacutejagrave
rationaliste Cette opposition entre rationalisme et antirationalisme repose sur une opposition
reprenant la forme du principe de non-contradiction crsquoest-agrave-dire un principe rationaliste
Heacuteraclite deacutepasse cette opposition Il devient alors impossible de contredire Heacuteraclite agrave partir
drsquoune contradiction puisque Heacuteraclite integravegre les contradictions dans son ontologie En cela
lrsquoargumentation eacuteleacuteate ne peut affaiblir la penseacutee heacuteracliteacuteenne Au contraire celle-ci semble
mecircme lrsquoappuyer Chez Heacuteraclite la contradiction nrsquoest plus une deacutefaite dialectique crsquoest une
victoire
Nous semblons bien loin de notre point de deacutepart la dialectique chez Platon Bien au
contraire nous sommes ici au cœur de lrsquoorigine de la dialectique Celle-ci se deacutefinit comme le
SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 13263
85
dialogue initial entre les tenants eacuteleacuteates du principe de non-contradiction reposant sur lrsquouniteacute
onto-eacutepisteacutemologique et les partisans heacuteracliteacuteens de la pluraliteacute
Si le rationalisme ne sait reacutefuter qursquoen deacutecouvrant agrave partit de preacutesupposeacutees rationalistes des contradictions dans la thegravese adverse il ne pourra jamais lrsquoemporter sur lrsquoantirationalisme lequel ne croit aux preacutesupposeacutes du rationalisme ni au principe de non-contradiction Pour espeacuterer contrer lrsquoantirationalisme heacuteracliteacuteen le rationalisme doit engager une argumentation plus complexe que les simples antilogies de Zeacutenon Bien plus il doit se deacutegager du rationalisme parmeacutenidien lui-mecircme lequel conduit finalement [hellip] agrave une autre forme contraire drsquoantirationalisme
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 39)
De ce conflit reacutesulte une tension la dialectique Les deacutebuts de lrsquoHistoire de la philosophie de
lrsquoAntiquiteacute sont intimement lieacutes agrave la naissance du projet rationaliste Cependant lrsquoeacutevolution du
projet philosophique deacutepasse ce projet Le programme platonicien est un effort de retour agrave
lrsquoeacutequilibre depuis cette tension initiale ce qursquoaffirme sans nuance lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee dans la
gigantomachie du Sophiste
De la mecircme maniegravere Proclus dans son Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon deacuteclare
que lrsquoorigine de la philosophie doit se comprendre agrave travers un jeu drsquoinfluence et que la position
de Platon est celle drsquoun intermeacutediaire
Lrsquoeacutecole ionienne srsquooccupe de la physique lrsquoitalienne des intelligibles lrsquoattique tient le milieu
(DUMONT 1991 IV) 64
Cette lecture geacuteographique des fondements de la philosophie et donc de la dialectique nous
permet de comprendre la position si particuliegravere de Platon dans le panorama philosophique de
son eacutepoque
Nous avons vu agrave de nombreuses reprises le vaste heacuteritage leacutegueacute par les Eacuteleacuteates agrave Platon
ceux que Proclus nomme ici laquo lrsquoeacutecole italienne raquo Mais il existe aussi un heacuteritage dont nous
nrsquoavons que tregraves peu parleacute celui de Pythagore qui est aussi agrave comprendre comme faisant partie
de cette eacutecole italienne Pour le second pocircle drsquoinfluence il faut savoir que lrsquoeacutecole ionienne ne se
Citant (PROCLUS In Parmenidem I 12 [trad DUMONT])64
86
borne pas qursquoagrave Thales Anaximandre ou Anaximegravene mais aussi qursquoHeacuteraclite drsquoEacutephegravese est
justement un repreacutesentant de lrsquoeacutecole ionienne En deacutefinissant lrsquoeacuteleacutement constitutif du monde
comme eacutetant laquo le conflit lrsquoaltercation raquo (Πόλεmicroος) il srsquoinscrit parfaitement dans cette recherche
physique initieacute par Thales quelques siegravecles auparavant
Il srsquoagit maintenant pour nous de comprendre comment Platon prend position par rapport agrave
cette heacuteritage heacuteracliteacuteen et deacutepasse cette opposition primordiale entre rationalisme et
antirationalisme Nous connaissons bien sucircr la place que lrsquoeacutecole eacuteleacuteate occupe dans la
dialectique voire dans la meacutetaphysique platonicienne dans son ensemble Cependant il serait
naiumlf de penser que Platon ne srsquoinscrit que dans une seule ligneacutee Un bref passage de Diogegravene
Laeumlrce nous apprend drsquoailleurs que Platon suivit des cours des Eacuteleacuteates ainsi que drsquoun certain
Cratyle disciple drsquoHeacuteraclite bien que la penseacutee de celui-ci semble srsquoecirctre en partie eacuteloigneacutee de
celle du maicirctre drsquoEacutephegravese drsquoapregraves le Cratyle de Platon
Ἐκείνου δ ἀπελθόντος προσεῖχε Κρατύλῳ τε τῷ Ἡρακλειτείῳ καὶ Ἑρμογένει τῷ τὰ Παρμενίδου φιλοσοφοῦντι
Apregraves la mort [de Socrate] il suivit les leccedilons de Cratyle disciple drsquoHeacuteraclide et celles drsquoHermogegravene philosophe de lrsquoeacutecole de Parmeacutenide
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)
Comment pouvons-nous preacuteciseacutement interpreacuteter cet heacuteritage Le dialogue du Cratyle nous
renseigne sur un centre drsquointeacuterecirct crucial de la penseacutee platonicienne la nature du langage Nous
devons cependant ecirctre prudents la majoriteacute des travaux de linguistique prenant ce dialogue pour
exemple semblent deacutenaturer la finesse du trait platonicien pour faire place agrave un dualisme
parfaitement anachronique Agrave de nombreuses reprises nous lisons qursquoHermogegravene soutient lrsquoideacutee
selon laquelle il nrsquoexisterait pas de lien entre signifiant et signifieacute (adoptant ainsi la position de
Saussure avant lrsquoheure) alors que Cratyle serait un partisan du sens intrinsegraveque des mots La
lecture la plus correcte du texte serait selon nous celle proposeacutee par Jean-Louis Vaxelaire
La trame du dialogue est classique deux personnages ayant des vues opposeacutees interpellent Socrate pour qursquoil arbitre leur deacutebat Le thegraveme est indiqueacute par le sous-titre laquo sur la justesse des noms raquo et si lrsquoon suit Baratin amp Desbordes (1981 16) 65
Baratin M amp Desbordes F (1981) Lrsquoanalyse linguistique dans lrsquoantiquiteacute classique mdash I Les theacuteories 65
ParisKlincksieck
87
la langue doit ecirctre conforme aux choses pour les deux protagonistes mais le moyen drsquoy parvenir est distinct Hermogegravene estime que laquo la nature nrsquoassigne aucun nom en propre agrave aucun objet crsquoest affaire drsquousage et de coutume chez ceux qui ont pris lrsquohabitude de donner les noms raquo (Platon 1989 384d-e) alors que pour Cratyle 66
laquo le nom est un ensemble (strictement) deacutetermineacute de lettressons qui nomme (correctement) la chose nommeacutee parce qursquoil correspond agrave la nature de celle-ci et lui est attribueacute raquo (Mouraviev 1985 167) 67
(VAXELAIRE 2014 537)
Quiconque lit le dialogue du Cratyle ne peut qursquoecirctre eacutetonneacute par la reacutepartition des rocircles et des
thegraveses deacutefendues Hermogegravene est traditionnellement preacutesenteacute comme un disciple drsquoEacuteleacutee or ce
dernier est pourtant le repreacutesentant de lrsquoideacutee selon laquelle le langage ne serait qursquoune
convention de sorte que Platon fait drsquoHermogegravene un porte-parole de Protagoras absent du
dialogue mais dont la thegravese sera eacutetudieacutee (comme ce fut le cas dans le Theacuteeacutetegravete) Agrave lrsquoinverse
Cratyle soutient la thegravese drsquoun lien a priori entre la nature du mot et la nature de lrsquoecirctre qursquoil
deacutesigne
Quel peut ecirctre lrsquointeacuterecirct de ce dialogue dans le cadre de notre eacutetude sur la dialectique
Nrsquoest-ce pas la simple illustration drsquoun usage mdash habituel mdash de cette derniegravere pour tenter
drsquoarbitrer deux positions comme dans un grand nombre drsquoautres dialogues Agrave lrsquoeacutevidence oui
il y a de la dialectique dans la structure de lrsquoargumentation Mais cependant ce dialogue plus
que tout autre nous renseigne sur la porteacutee des mots et ce que lrsquoon peut ecirctre en droit drsquoattendre
de ceux-ci Or toute recherche dialectique se fait par le langage crsquoest une activiteacute
neacutecessairement linguistique Cette ideacutee nrsquoest pas nouvelle puisque Paul Janet la deacutefendais deacutejagrave il
y a plus drsquoun siegravecle et demi
Platon (1989) laquo Cratyle raquo Ion Meacutenexegravene Euthydegraveme Cratyle Paris Gallimard p 101-7766
Mouraviev SN (1985) laquo La premiegravere theacuteorie des noms de Cratyle (essai de reconstruction) raquo Studia 67
Di Filosofia Preplatonica Ed M Capasso et al Naples Bibliopolis p 159-72
88
La discussion de Cratyle vient de nous le montrer lrsquoeacutetude des mots peut ecirctre drsquoun grand secours pour la connaissance des essences des choses En rattachant la science des mots agrave la science des reacutealiteacutes Platon fait de la grammaire une science philosophique et dans ce sens on comprend que Proclus ait dit que le Cratyle est un dialogue dialectique On sait de plus lrsquoimportance que lrsquoeacutecole socratique attache agrave la deacutefinition Or la science des deacutefinitions suppose la science du langage
(JANET 1848 53)
Il nous importe alors de comprendre la position qursquoadopte Platon face au repreacutesentant de la
position sophistique de Protagoras Ce que Janet appelle une science des deacutefinitions est bien
selon nous lrsquoeffort dialectique platonicien celui dont lrsquoobjectif sera de dire quelque chose de vrai
sur le monde
Nous passons volontairement la progression du dialogue pour eacutetudier la conclusion
socratique finale position dite laquo intermeacutediaire raquo entre celle drsquoHermogegravene et celle de Cratyle
Comme toujours il est deacutelicat de dire preacuteciseacutement si cette thegravese finale est celle de Platon ou srsquoil
ne srsquoagit que drsquoune illustration de lrsquoexercice du dialogue Socrate conclut en faisant des mots les
laquo images raquo (εἰκὼν[432b]) en utilisant le principe de la laquo repreacutesentation par la peinture raquo (γράmicromicroα
[430e]) des ecirctres Il nous importe de prendre la mesure de cette deacutefinition En faisant des mots
les repreacutesentations fondeacutees mais jamais parfaites des ecirctres il semble que tout lrsquoart deacutefinitionnel
proposeacute par lrsquoexercice dialectique soit voueacute agrave une certaine incompleacutetude Il nrsquoest jamais
totalement possible de saisir par la parole une reacutealiteacute de la mecircme maniegravere qursquoil serait impossible
de saisir parfaitement un modegravele agrave travers une reproduction de ce dernier La nature seacutemantique
de la joute invite alors agrave la prudence les contradictions ne megravenent pas agrave des veacuteriteacutes positives
89
2 La figure du sophiste
Le personnage du Gorgias
Agrave la suite de notre premier chapitre nous avons vu que la diffeacuterence entre Socrate et les
sophistes nrsquoeacutetait pas aussi eacutevidente que nous aurions pu lrsquoimaginer Nous avions convenu que la
dialectique se diffeacuterenciait du dialogue par une enreacutegimentation sur le modegravele de lrsquoantilogique
eacuteleacuteate Cependant ces regravegles srsquoinscrivent dans le cadre drsquoune approche pragmatique de la veacuteriteacute
Deacutes lors la recherche socratique mdash ou dialectique mdash ne se diffeacuterentiait plus de la meacutethode des
sophistes La dialectique nrsquoeacutetait pas tant un art de trouver la veacuteriteacute sinon lrsquoart drsquoavoir toujours
raison Neacuteanmoins au terme de cette mise en contexte et de lrsquoanalyse ontologique constituant
notre second chapitre nous voyons que la recherche drsquoune autre veacuteriteacute mdash crsquoest-agrave-dire
ontologique mdash est bien la viseacutee ultime du projet platonicien
Nous nous proposons maintenant de reacutepondre agrave la question que nous posions plus haut
dans les premiegraveres lignes de ce chapitre sur quoi repose la diffeacuterence entre Socrate et les
sophistes Nous voyons drsquoailleurs que cette interrogation rejoint la question de deacutepart de
lrsquoensemble de notre travail quelle diffeacuterence existe-t-il entre la dialectique et le dialogue En
effet si Socrate ne se diffeacuterentie pas des sophistes alors la dialectique ne se distinguerait en rien
du cours du dialogue lrsquoensemble des œuvres de Platon ne serait que du bavardage ou tout au
plus lrsquoart de donner lrsquoimpression drsquoavoir raison (i e de la rheacutetorique) Pourtant il nrsquoen est rien
la meacutetaphysique platonicienne deacutemontre un systegraveme complexe procircnant une meacutethodologie de
recherche parfaitement deacutefinie
Afin de comprendre sur quoi repose une eacuteventuelle diffeacuterence entre Socrate et ses
contemporains nous deacutecidons drsquoeacutetudier le personnage de Gorgias En effet nous venons de
deacutefinir le projet ontologique de Platon en nous inteacuteressant agrave la viseacutee sophistique nous pourrons
clairement marquer la diffeacuterence entre la figure du philosophe et la figure du sophiste Gorgias
est notamment connu pour son Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature (Περὶ τοῦ microὴ ὄντος ἢ Περὶ
φύσεως) ainsi que pour son Eacuteloge drsquoHeacutelegravene Ces deux textes constituent des teacutemoignages
preacutecieux quant agrave la nature de lrsquoargumentation sophistique nous les mettrons en parallegravele avec
les eacuteleacutements concernant le personnage de Gorgias (et dans une moindre mesure Protagoras)
90
preacutesents chez Platon Nous eacutetudierons le premier de ces textes de maniegravere attentive le second
nous servira dans une moindre mesure
Le Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature de Gorgias est un texte complexe et comportant
un grand nombre de difficulteacutes intrinsegraveques mais aussi meacutethodologique En effet ce que nous
appelons Traiteacute sur le non-ecirctre est en fait un discours unique dont les aleacuteas du temps nous
leacuteguegraverent deux versions La premiegravere tireacutee du De Xenophane Zenone et Gorgia est apocryphe
La seconde est extraite du Adversus Mathematicos de Sextus Empiricus Cependant bien que les
deux textes se rejoignent en de nombreux points (dont eacutevidemment le sujet principal) certaines
diffeacuterences dans lrsquoordre des arguments ou les termes employeacutes rendent le niveau de preacutecision de
lrsquoeacutetude plus large que les nuances eacutetudieacutees Nous pouvons neacuteanmoins nous attarder agrave la 68
structure argumentative de ce texte Trois arguments sont ici deacuteveloppeacutes laquo que rien
nrsquoest raquo (οὐδὲν ἔστιν) laquo que srsquoil est quelque chose alors il est insaisissable par lrsquoHomme raquo (εἰ 69
καὶ ἔστιν ἀκατάληπτον ἀνθρώπωι) laquo que srsquoil est saisissable alors il est impossible agrave formuler 70
et incommunicable aux autres raquo (εἰ καὶ καταληπτόν ἀλλὰ τοί γε ἀνέξοιστον καὶ ἀνερmicroήνευτον
τῶι πέλας) Il peut paraitre surprenant de la part drsquoun rheacuteteur tel que Gorgias de structurer son 71
discours par un enchainement drsquoarguments aussi contradictoires En effet si Gorgias deacutemontre
que laquo rien nrsquoest raquo alors agrave quoi bon continuer le discours pour deacutemontrer que laquo srsquoil y a quelque
chose cela est inconnaissable raquo et idem pour le dernier argument Il srsquoagit ici de replacer le
travail de Gorgias dans son contexte et preacuteciseacutement le contexte meacutetaphysique et surtout
ontologique deacutecoulant du cadre eacuteleacuteate tel que nous le deacutefinicircmes plus tocirct Gorgias nrsquoeacutecrit pas son
Traiteacute sans raison il ne srsquoagit pas drsquoune œuvre ex nihilo bien au contraire Les trois arguments
successifs repreacutesentent preacuteciseacutement les trois preacutetentions contenues dans le λόγος du projet
rationaliste
Contrairement agrave un texte comme le Parmeacutenide de Platon ougrave nous pouvons eacutetudier chaque mot les jeux 68
de langage voire les eacuteleacutements phoneacutetiques dans le cas des retranscriptions du traiteacute de Gorgias nous sommes condamneacutes agrave rester mdash au mieux mdash au niveau structurel Toute interpreacutetation plus pousseacutee se doit neacutecessairement de reconnaitre une eacutevidente proportion drsquoarbitraire et de subjectiviteacute
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 6669
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 7770
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 8371
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Le premier de ces arguments est que laquo rien nrsquoest raquo Agrave lrsquoeacutevidence la formule a ducirc choquer
et crsquoest lagrave certainement un des objectifs du sophiste Mais qursquoen est-il reacuteellement Gorgias
deacuteclare-t-il que le monde serait uniquement constitueacute de neacuteant Une telle lecture relegraveve drsquoune
interpreacutetation naiumlve Lrsquoargumentation de Gorgias est constitueacutee drsquooppositions successives de
propositions contradictoires agrave lrsquoimage des Eacuteleacuteates Face aux Eacuteleacuteates Gorgias deacutecide de
combattre ses ennemis (les rationalistes) avec leurs propres armes crsquoest-agrave-dire la rationaliteacute Le
premier argument est reacutesumeacute ainsi par Sextus Empiricus
ὅτι μὲν οὖν οὐδὲν ἔστιν ἐπιλογίζεται τὸν τρόπον τοῦτονmiddot εἰ γὰρ ἔστι ltτιgt ἤτοι τὸ ὂν ἔστιν ἢ τὸ μὴ ὄν ἢ καὶ τὸ ὂν ἔστι καὶ τὸ μὴ ὄν οὔτε δὲ τὸ ὂν ἔστιν ὡς παραστήσει οὔτε τὸ μὴ ὄν ὡς παραμυθήσεται οὔτε τὸ ὂν καὶ ltτὸgt μὴ ὄν ὡς καὶ τοῦτο διδάξειmiddot οὐκ ἄρα ἔστι τι
Quil ny a rien [Gorgias] raisonne de la maniegravere suivante srsquoil y a quelque chose [crsquoest] soit lecirctre ou le non-ecirctre ou bien et lecirctre et le non-ecirctre Drsquoune part lecirctre nest pas comme il leacutetablira ni non plus que le non-ecirctre est comme il lrsquoaffirmera non plus encore que lecirctre en mecircme temps et le non-ecirctre comme [le raisonnement] lrsquoenseignera Il ny a donc rien
(SEXTUS EMPIRICUS Adversus Mathematicos fr 66)
Nous voyons ici clairement comment Gorgias deacutecide drsquoadopter une approche eacutetrangement tregraves
rationnelle mdash voire eacuteleacuteate Son travail ne se diffeacuterencie de Meacutelissos ou de Zeacutenon qursquoagrave travers
cette conclusion agrave la fois ironique et qui semble pourtant justifieacutee laquo rien nrsquoest raquo
Le rien nrsquoest de Gorgias ce nrsquoest pas ce vide ontologique absolu comme si le sophiste
reniait sa propre existence Il srsquoagit du deacuteni de la capaciteacute du projet rationnel agrave saisir le reacuteel
laquo Rien nrsquoest si lrsquoon ne srsquoen tient qursquoau principe de non-contradiction raquo telle serait sans doute la
version complegravete de la conclusion de Gorgias Mais il ne srsquoagit pas seulement de critiquer notre
capaciteacute agrave appreacutehender le reacuteel (ce qursquoil fera dans le deuxiegraveme argument) ou encore de critiquer
notre capaciteacute par le discours agrave retranscrire le reacuteel (ce qursquoil fera dans le troisiegraveme argument) Le
premier argument du laquo rien nrsquoest raquo est une prise de position face agrave ceux qui pensent que lrsquoecirctre est
multiple (Heacuteraclite) ou unitaire (Eacuteleacuteates) Gorgias sort de ce deacutebat reposant sur des illusions car
lrsquoecirctre nrsquoest selon lui rien drsquoautre qursquoune creacuteation de lrsquoesprit Comme le souligne Seacuteguy-Duclot
(cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 51-52) la position de Gorgias transcende mecircme la chose-en-soi
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kantienne il ne srsquoagit plus seulement de savoir ce que lrsquoon est en droit drsquoespeacuterer connaitre drsquoun
reacuteel deacutejagrave existant mais bien plutocirct de cesser de croire qursquoil existe un reacuteel en dehors de nos
perceptions et de lrsquoillusion de reacuteel que nous creacuteons nous-mecircmes 72
Cette lecture an-ontologique du monde place les sophistes les plus extrecircmes mdash Gorgias et
Protagoras notamment mdash au delagrave du deacutebat ontologique Il srsquoagit drsquoune attaque sur la possibiliteacute
mecircme du projet rationnel philosophique Quelle ironie alors que drsquoemployer agrave cette entreprise la
meacutethode des paires de preacutedicats contraires La cible ultime de Gorgias nrsquoest autre que le principe
de non-contradiction Le sophiste est de ce fait intouchable par le philosophe puisque lrsquoarme
unique de ce dernier nrsquoest autre que ce que le sophiste renie En drsquoautres termes reacutefuter un
sophiste crsquoest deacutejagrave jouer son jeu En reacuteduisant une joute agrave des moments de contradictions il nrsquoy
a rien que le philosophe ne puisse faire face agrave celui qui se nourrit de la contraction Lrsquoantilogie
nrsquoest en rien la fin du raisonnement pour un sophiste elle est la preuve de son ultra-relativisme
Politique et rapport aux autres une affaire de contexte
Il faut alors se questionner sur le sens que peut avoir le mot laquo veacuteriteacute raquo pour un sophiste Agrave
lrsquoeacutevidence nous venons de le dire la veacuteriteacute ontologique comme adeacutequation de lrsquoecirctre et de la
penseacutee est reacuteduite agrave neacuteant En effet drsquoune part lrsquoecirctre ne possegravede aucune identiteacute propre et est sans
cesse en eacutevolution mais il en va de mecircme pour le sujet pensant lui aussi sans identiteacute propre et
gouverneacute par le changement Il est alors en toute logique impossible de parler drsquoune adeacutequation
entre un reacuteel illusoire en perpeacutetuel mouvement et un Moi-pensant lui aussi illusoire et en
perpeacutetuel mouvement Nous voyons ici comment la position sophistique ne doit pas ecirctre
confondue avec la laquo simple raquo pluraliteacute heacuteracliteacuteenne Il ne srsquoagit plus de critiquer la propension
de lrsquoesprit agrave unifier le multiple La critique formuleacutee par Heacuteraclite agrave lrsquoencontre des Eacuteleacuteates est
une critique rationnelle du projet rationnel Agrave lrsquoinverse le sophiste voit le reacuteel comme un oceacutean
ougrave les philosophes preacutetendraient pouvoir identifier telle ou telle goute drsquoeau Si nous regardons
seacuterieusement les quelques eacuteleacutements meacutetaphysiques preacutesents chez Gorgias par exemple alors le
La position de Gorgias se rapprocherait peut-ecirctre davantage de celle de George Berkeley et de son 72
laquo esse est percipi aut percipere raquo
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principe drsquoidentiteacute semble ecirctre une illusion pour le sophiste lrsquoecirctre ne peut ni ecirctre un ni ecirctre
pluriel il est un magma amorphe
Cependant nous devons nous interroger sur la viseacutee de lrsquoexercice sophistique Pourquoi le
sophiste est-il sophiste En effet la question peut sembler naiumlve Ce qui permet bien souvent de
distinguer les sophistes des (autres ) philosophes repose en partie sur leur reacutemuneacuteration Un
sophiste demande de lrsquoargent pour partager son art Agrave lrsquoinverse le philosophe œuvre
gratuitement et partage sa science mdash ou plutocirct son doute mdash librement avec ses eacutelegraveves
Lrsquoexemple le plus extrecircme de cette laquo geacuteneacuterositeacute philosophique raquo est certainement le
comportement de Socrate tellement geacuteneacutereux qursquoil partageait ses reacuteflexions agrave tous y compris
ceux qui ne voulaient pas les entendre Nous sommes bien loin des fortunes reacuteclameacutees par ces
rois de la rheacutetoriques que furent Gorgias ou Protagoras pour quelques heures de deacutemonstration
oratoires Nous devons neacuteanmoins admettre que faire reposer notre diffeacuterence entre les sophistes
et les philosophes uniquement sur un critegravere peacutecuniaire nrsquoest pas satisfaisant
La question de lrsquoargent nrsquoest qursquoune reacuteciproque de la distinction essentielle entre
philosophes et sophistes Il srsquoagit de srsquointerroger sur la finaliteacute de lrsquoactiviteacute sophistique Ce nrsquoest
pas un hasard si lrsquoessor de lrsquoactiviteacute sophistique agrave Athegravenes est synchroniseacutee avec lrsquoapparition de
la pratique deacutemocratique Le sophiste tel que nous le preacutesente Platon naicirct de la rheacutetorique de
lrsquoart oratoire du deacutebat Il existe un lien intrinsegraveque entre lrsquoactiviteacute sophistique et le rapport aux
mots au langage
Si nous nous inteacuteressons aux interpreacutetations modernes sur ces derniers (cf SEacuteGUY-
DUCLOT 2014 73) il semblerait que le sophiste accomplisse agrave travers son talent oratoire un
retour agrave lrsquoordre naturel des choses crsquoest-agrave-dire la domination du fort sur le faible En effet la
deacutemocratie a pour conseacutequence de mettre le pouvoir entre les mains de lrsquoensemble du corps
eacutelectoral elle donne le κράτος au δῆmicroος Dans une perspective sophistique cela va agrave lrsquoencontre
de ce que lrsquoon peut constater dans la nature ougrave le faible est toujours domineacute par le fort Cela est
mecircme tautologique puisque est deacutefini comme fort celui capable de dominer lrsquoautre Le fort est
donc condamneacute agrave dominer En revanche avant la domination il nrsquoy a pas de laquo plus fort raquo
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puisque la domination est la condition sine qua non de la force Pensons agrave cette phrase ceacutelegravebre du
theacuteacirctre de lrsquoabsurde
Oui jrsquoai de la force jrsquoai de la force pour plusieurs raisons Drsquoabord jrsquoai de la force parce que jrsquoai de la force [hellip]
(IONESCO 1959 29)
Le plus fort nrsquoest plus fort que parce qursquoil est plus fort Il y a en cela un pragmatisme absolu La
justice reposant sur un respect de lrsquoordre naturel toute domination est alors juste et justifieacutee
Si nous poussons lrsquointerpreacutetation agrave son extrecircme alors sophiste et tyran deviennent
synonymes Le sophiste serait celui qui en deacutemocratie use de son art pour gouverner les autres
Le sophiste nrsquoest deacutemocrate que dans la mesure ougrave la deacutemocratie est lrsquounique endroit ougrave sa
rheacutetorique lui assure sa domination Le sophiste ne serait donc deacutemocrate que pour mieux vivre
en tyran Par son usage habile et deacutetourneacute du langage le sophiste prend le controcircle de ses
contemporains Cependant cela ne repreacutesenterait pas pour lui un usage pervers du discours au
contraire en lrsquoabsence de veacuteriteacute ontologique atteignable par la parole il ne reste que ce rapport
purement pragmatique au langage de domination La perversion se trouve pour le sophiste dans
le discours philosophique en preacutetendant deacutecrire le reacuteel par le langage Au contraire ce que le
sophiste fait nrsquoest rien drsquoautre que lrsquousage le plus pur du discours un moyen pragmatique de
reacuteaffirmation de lrsquoordre des choses entre dominants et domineacutes
Lrsquousage de la rheacutetorique par le sophiste lors des reacuteunions politiques a donc pour objectif premier de subvertir le modegravele deacutemocratique dont lrsquoeacutegalitarisme afficheacute est antinaturel agrave ses yeux pour reacutetablir la loi du plus fort crsquoest-agrave-dire pour lui la loi naturelle La sophistique nrsquoest donc qursquoun mode de restauration de la tyrannie au sein mecircme de la deacutemocratie gracircce agrave ce laquo tyran tregraves puissant raquo qursquoest le langage car le peuple une fois manipuleacute prendra ses deacutecisions non en fonction de laquo lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral raquo mais de lrsquointeacuterecirct drsquoun seul le plus fort
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 74)
Nous devons cependant nuancer cette derniegravere analyse De cette faccedilon nous semblons
donner au terme de sophiste un sens univoque et nrsquoayant pas connu drsquoeacutevolution Pourtant il est
important de rappeler que le sophiste a lui aussi une geacuteneacutealogie Lorsque nous remontons agrave
lrsquoorigine du terme nous remarquons que celui-ci nrsquoa pas toujours eu une face aussi obscure tout
du moins il partageait avec cette derniegravere une autre face plus respectable Le sophiste est avant
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tout sophos crsquoest-agrave-dire savant dans son domaine Agrave ce titre un meacutedecin est aussi sophiste
lorsque le sujet porte sur la santeacute et le pilote est sophiste si le deacutebat srsquointeacuteresse agrave la navigation
Mais ce qui a permis cette transition entre le laquo bon sophos raquo et le laquo mauvais sophiste raquo crsquoest
avant tout le recours au langage comme nous le remarquions plus haut Que le sophos soit expert
est un eacuteleacutement important mais plus encore il est celui capable de justifier drsquoaffirmer son
opinion dans le deacutebat par des arguments y compris des ruses Nous voyons alors comme le
changement moral a opeacutereacute autour de ce terme ambigu
Si nous reprenons maintenant lrsquoexemple que nous eacutevoquions plus haut les conclusions
ontologiques agrave la suite des traiteacutes de Gorgias ne sont pas la cleacute de voute de la compreacutehension
sophistique Le sophiste lui-mecircme ne se sent engageacute par ses propos que le temps drsquoune joute Il
nrsquoest pas neacutecessaire de refaire une laquo meacutetaphysique sur lrsquoecirctre raquo agrave la suite du Traiteacute de Gorgias
alors que ce dernier est juste dans une forme de provocation Le sophiste agrave lrsquoeacutepoque de Platon
critique effectivement les grands principes ontologiques des philosophes de la nature mais
uniquement pour le principe de critique Il est dans une deacutemonstration constante du relativisme
du langage en se faisant systeacutematiquement lrsquoavocat du diable Nous devons cependant
reconnaitre que le rapport au pouvoir est une probleacutematique importante de lrsquoactiviteacute sophistique
la meilleure plaidoirie assure renommeacutee ceacuteleacutebriteacute et argent Nous reacuteservons en revanche
lrsquoanalyse du sophiste-tyran agrave des cas plus extrecircmes mdash voire purement fictif mdash tels que Calliclegraves
Lrsquoensemble du corpus sophistique srsquoeacuteclaire alors agrave la lueur de cette nouvelle lecture Si les
sophistes nrsquoont drsquoune part aucun reacutefeacuterentiel agrave une veacuteriteacute ontologique et drsquoautre part pas drsquoautre
objectif qursquoune renommeacutee maximum alors il devient parfaitement logique que ceux-ci puissent
dire un jour noir et le lendemain blanc Il srsquoagit pour le sophiste de saisir la meilleure occasion
possible pour acqueacuterir de la ceacuteleacutebriteacute crsquoest-agrave-dire du charisme mais aussi de lrsquoargent et des
possessions mateacuterielles
La sophistique deacutepasse la simple rheacutetorique elle ne se contente plus seulement de jouer
avec le langage mais la sophistique nrsquoest pas mdash ou tregraves peu mdash un projet de prise de pouvoir
selon nous
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Le deacutesir de connaissance du philosophe
Le projet philosophique de Platon se deacutefinit par rapport agrave un besoin fondamental le besoin
de connaissance et de veacuteriteacute La philosophie est un deacutesir il ne peut y avoir de recherche que
dans la perspective drsquoun manque Le philosophe commence sa recherche de veacuteriteacute par la
reconnaissance de son ignorance la neacutescience socratique rejoignant ainsi lrsquoeacutetonnement initial agrave
lrsquoorigine de la recherche Srsquoeacutetonner de la nature drsquoune chose crsquoest reconnaitre que lrsquoon ne la
comprend pas complegravetement Lrsquoeacutetonnement est bel et bien le premier pas indispensable agrave la
recherche philosophique
Οὔκουν ἐπιθυμεῖ ὁ μὴ οἰόμενος ἐνδεὴς εἶναι οὗ ἂν μὴ οἴηται ἐπιδεῖσθαι
Celui ne sachant pas qursquoil est priveacute [de quelque chose] ne deacutesire absolument pas ce dont il ignore ecirctre priveacute
(PLATON Banquet 204a)
Mais lrsquoeacutetonnement seul ne suffit pas Il faut une deuxiegraveme eacutetape indispensable deacutesirer combler
ce manque par la science Le constat drsquoignorance seul ne produit rien sinon une abstention une 73
suspension du jugement (ἐποχή) Pour deacutepasser ce premier moment seul le deacutesir de savoir
permet de passer du scepticisme neacutegatif agrave une recherche de la veacuteriteacute La position socratique nrsquoest
qursquoinitialement sceptique Socrate laquo sait qursquoil ne sait rien raquo mais il ne pense pas qursquoil ne pourra
jamais rien savoir Au contraire il apparaicirct chez Platon que la philosophie nrsquoa pas drsquoautre raison
drsquoecirctre que la possibiliteacute drsquoun savoir vrai Le philosophe ne peut deacutesirer que ce qursquoil croit
possible autrement la veacuteriteacute ne serait simplement qursquoun recircve ou un fantasme Socrate est un
sceptique optimiste
Notre interpreacutetation nrsquoest pas ex nihilo Dans le Banquet Socrate deacutefinit lrsquoEacuteros agrave partir
drsquoun reacutecit de la deacuteesse Diotime Nous voyons la dialectique supeacuterieure agrave lrsquoœuvre le mythe est au
service de la compreacutehension des anhypotheacutetiques Le philosophe de Platon est identique agrave lrsquoEacuteros
tel que deacutefini par Diotime pauvre de ne pas ecirctre deacutejagrave combleacute mais riche de sa volonteacute de le
faire Lrsquoeacutetonnement repreacutesente la pauvreteacute initiale neacutecessaire agrave la recherche lrsquoignorant se pense
Nous entendons ici le terme laquo science raquo dans son acceptation la plus geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire une 73
connaissance
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deacutejagrave plein riche de tout ce qursquoil croit savoir Agrave cette pauvreteacute srsquoajoute la richesse du philosophe
sa volonteacute de connaitre Cette identiteacute entre Eacuteros et le philosophe nrsquoest pas sans raison le
philosophe est par deacutefinition lrsquoamoureux de la laquo sagesse raquo (σοφία) De plus ce rapport fondeacute 74
sur lrsquoamour du savoir est agrave lrsquoorigine du projet politique du philosophe En effet il est question
pour le philosophe de feacuteconder et drsquoeacuteduquer mdash gracircce agrave cette σοφία mdash lrsquoacircme de lrsquoaimeacute laquelle
ferait agrave son tour de mecircme avec une autre et ainsi de suite pour atteindre lrsquoimmortaliteacute au sens
geacuteneacutealogique agrave travers une chaicircne une seacuterie de feacutecondations qui assureraient la survie et la
continuiteacute agrave ses penseacutees
Ἔστι γάρ ὦ φίλε Φαῖδρε οὕτωmiddot πολὺ δ οἶμαι καλλίων σπουδὴ περὶ αὐτὰ γίγνεται ὅταν τις τῇ διαλεκτικ τέχνῃ χρώμενος λαβὼν ψυχὴν προσήκουσαν φυτεύῃ τε καὶ σπείρῃ μετ ἐπιστήμης λόγους οἳ ἑαυτοῖς τῷ τε φυτεύσαντι βοηθεῖν ἱκανοὶ καὶ οὐχὶ ἄκαρποι ἀλλὰ ἔχοντες σπέρμα ὅθεν ἄλλοι ἐν ἄλλοις ἤθεσι φυόμενοι τοῦτ ἀεὶ ἀθάνατον παρέχειν ἱκανοί καὶ τὸν ἔχοντα εὐδαιμονεῖν ποιοῦντες εἰς ὅσον ἀνθρώπῳ δυνατὸν μάλιστα
Ceci est vrai mon cher Phegravedre Mais il est encore je pense une bien plus belle maniegravere de srsquooccuper de lrsquoart de la parole crsquoest quand on a rencontreacute une acircme bien disposeacutee drsquoy planter et drsquoy semer avec la science en se servant de lrsquoart dialectique des discours aptes agrave se deacutefendre eux-mecircmes et agrave deacutefendre aussi celui qui les sema discours qui au lieu drsquoecirctre sans fruits porteront des semences capables de faire pousser drsquoautres discours en drsquoautres acircmes drsquoassurer pour toujours lrsquoimmortaliteacute de ces semences et de rendre heureux autant que lrsquohomme peut lrsquoecirctre celui qui les deacutetient
(PLATON Phegravedre 276e-277a [trad modif MEUNIER])
Le projet politique nrsquoest pas exteacuterieur agrave la dialectique La maiumleutique est un moment neacutecessaire
de la recherche de veacuteriteacute Ce passage relativise la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme chez
Platon Lrsquoacircme devient immortelle en atteignant des savoirs intelligibles eacuteternels et crsquoest alors en
cela qursquoelle devient tout aussi eacuteternelle que les savoirs acquis Par exemple si le philosophe
possegravede en son acircme lrsquoideacutee de cercle alors la part de son acircme pleine de cette ideacutee est aussi
eacuteternelle que lrsquoideacutee elle-mecircme Ainsi lorsque le corps meurt il ne subsiste que la part eacuteternelle
de lrsquoacircme la part correspondant aux ideacutees La recherche philosophique est donc une recherche
Le φίλος nrsquoest pas simplement lrsquoami mais il est aussi lrsquoaimeacute ou lrsquoecirctre qui nous plait Le φίλος est lrsquoobjet 74
drsquoune recherche
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drsquoeacuteterniteacute face agrave la contingence du corps Lrsquoascension vers les intelligibles est analogique au
deacutesir du beau En effet le beau est lrsquointelligible rendu visible agrave travers lrsquoecirctre sensible corrompu
Le θυmicroός (irascible) choisit entre lrsquoἐπιθυmicroία (concupiscible) et le νοῦς (rationnel) Le mouvement
philosophique consiste agrave diriger son θυmicroός vers le νοῦς tel que deacutecrit dans lrsquoalleacutegorie des deux
chevaux et du cocher dans le Phegravedre Le philosophe choisit le plaisir supeacuterieur le plaisir
transcendant Le choix de la beauteacute non mateacuterielle conduit le philosophe vers le transcendant (cf
SEacuteGUY-DUCLOT 2004 6)
Afin de produire cette feacutecondation des esprits tous les moyens sont bons agrave de nombreuses
reprises Socrate nrsquoest pas deacutecrit comme un simple serviteur de la veacuteriteacute sinon comme un
individu ironique suscitant honte et malaise chez ses interlocuteurs Alcibiade parle de lui en ces
termes
Πέπονθα δὲ πρὸς τοῦτον μόνον ἀνθρώπων ὃ οὐκ ἄν τις οἴοιτο ἐν ἐμοὶ ἐνεῖναι τὸ αἰσχύνεσθαι ὁντινοῦνmiddot ἐγὼ δὲ τοῦτον μόνον αἰσχύνομαι Σύνοιδα γὰρ ἐμαυτῷ ἀντιλέγειν μὲν οὐ δυναμένῳ ὡς οὐ δεῖ ποιεῖν ἃ οὗτος κελεύει ἐπειδὰν δὲ ἀπέλθω ἡττημένῳ τῆς τιμῆς τῆς ὑπὸ τῶν πολλῶν Δραπετεύω οὖν αὐτὸν καὶ φεύγω καὶ ὅταν ἴδω αἰσχύνομαι τὰ ὡμολογημένα
Jrsquoai eacuteprouveacute pour cet homme seulement ce dont on ne me croirait guegravere capable de la honte il est en effet le seul devant qui je ressente de la honte Je sais que je ne peux rien opposer agrave ce qursquoil me conseille de ne pas faire et pourtant je nrsquoai pas la force apregraves lrsquoavoir quitteacute de reacutesister agrave lentraicircnement de la populariteacute et je le fuis mais quand je le revois jai honte davoir si mal tenu ma promesse
(PLATON Banquet 216b)
En effet la meacutethode socratique se distingue du projet platonicien theacuteorique dans son application
Afin de mettre en eacutevidence ce que lrsquoon ne sait pas Socrate emploie allegravegrement le risible et
lrsquoironie Tout en gardant agrave lrsquoesprit son projet meacutetaphysique sous-jacent agrave la dialectique Socrate
opegravere discregravetement quelques virages afin drsquoamener son interlocuteur preacuteciseacutement ougrave il souffrira
de la prise de conscience de son ignorance De lagrave doit naitre le deacutesir de savoir Socrate ne quitte
jamais son programme que cela soit dans les moments dialectiques mais aussi dans le reste du
dialogue La meacutethode socratique contient une composante meacuteta-logique ressemblant fortement agrave
la rheacutetorique sophistique
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La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique
Contrairement agrave ce que nous avions vu plus haut concernant le caractegravere pragmatique de la
veacuteriteacute dans les joutes dialectiques nous devons maintenant comprendre que ces joutes se placent
dans une optique plus profonde Bien que la meacutethodologie antilogique des joutes reacuteduise la
strateacutegie gagnante agrave une veacuteriteacute contextuelle nous voyons que lrsquoobjectif final du philosophe
repose sur son besoin de veacuteriteacute Les joutes ne sont que quelques moments drsquoun plus vaste projet
En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas uniquement reacuteductible agrave des joutes la dialectique
rejoint lrsquoensemble du projet de recherche de veacuteriteacute y compris le moment le plus eacuteleveacute crsquoest-agrave-
dire la recherche anhypotheacutetique Mais la dialectique inclut aussi ce qui se trouve en amont des
joutes le deacutesir de connaissance La distinction entre Socrate et les sophistes repose
essentiellement agrave cet endroit Les projets divergent bien que les meacutethodes soient parfois tregraves
proches Plus encore la posture sophistique vient seule compleacuteter le projet philosophique gracircce
agrave sa capaciteacute agrave deacutefier tous les fondements du savoir y compris la rationaliteacute et lrsquoeacutevidence du
principe de non-contradiction
En cela le sophiste rejoint le philosophe Les deux diffegraverent drsquoune part sur les meacutethodes
drsquoargumentation (le sophiste emploie volontairement des paralogismes) drsquoautre part sur sa
meacutethodologie psychologique (recours agrave des proceacutedeacutes eacutemotionnels meacuteta-argumentatifs) La
particulariteacute de Socrate est de ne pas se priver drsquoavoir recours aux mecircmes proceacutedeacutes
psychologiques Cependant lorsque Socrate suscite la honte ou le deacutegoucirct ce nrsquoest pas dans une
optique sophistique de clore le deacutebat et laquo de sembler avoir raison raquo Il srsquoagit drsquoune honte
peacutedagogique dont lrsquoobjectif est de deacuteclencher les premiers moments philosophiques chez son
interlocuteur prise de conscience de son ignorance et deacutesir de combler cette ignorance Pour
reprendre la fameuse alleacutegorie le philosophe retourne dans la caverne pour annoncer aux autres
ce qursquoil a vu agrave lrsquoexteacuterieur La finaliteacute de lrsquoexercice individuel philosophique est politique le
philosophe ne peut se contenter de sortir de la caverne il doit y retourner et tacirccher de convaincre
les autres drsquoen sortir
[hellip] καὶ ἐπειδὰν ἀναβάντες ἱκανῶς ἴδωσι μὴ ἐπιτρέπειν αὐτοῖς ὃ νῦν ἐπιτρέπεται [hellip] Τὸ αὐτοῦ ἦν δ ἐγώ καταμένειν καὶ μὴ ἐθέλειν πάλιν
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καταβαίνειν παρ ἐκείνους τοὺς δεσμώτας μηδὲ μετέχειν τῶν παρ ἐκείνοις πόνων τε καὶ τιμῶν [hellip]
[hellip] mais apregraves srsquoecirctre eacuteleveacutes et avoir contempleacute [le bien] ne leur permettons pas ce quon leur permet aujourdrsquohui [hellip] De rester lagrave-haut reacutepondis-je et de ne pas vouloir redescendre parmi les prisonniers afin de partager avec eux travaux et honneurs [hellip]
(PLATON Reacutepublique 519d)
Ce passage ne doit pas ecirctre mal interpreacuteteacute Croire que Socrate aurait reacuteussi agrave aller contempler les
ideacutees (noeacutesis) serait faux car si tel avait eacuteteacute le cas le dialogue perdrait agrave nouveau son inteacuterecirct et
nous reviendrons agrave une situation proche de celle du dogmatisme de Vlastos eacutetudieacutee plus tocirct
Cependant Socrate a effectivement atteint le premier palier de la recherche la prise de
conscience de son absence de savoir (neacutescience) et du chemin qui lui reste agrave parcourir Pour le
replacer dans lrsquoalleacutegorie de la caverne Socrate nrsquoest pas en haut mais il a reacuteussi agrave deacutefaire ses
chaicircnes et contemple tout le chemin qui lui reste agrave parcourir Il ne serait alors pas correct de
penser que Socrate pratique une dialectique descendante (diareacutesis) quand il joue le rocircle de la
laquo torpille raquo Il nrsquoest agrave cet instant qursquoen train de demander aux autres de srsquoeacutelever avec lui Crsquoest lagrave
un deacutetail primordial que lrsquoalleacutegorie ne repreacutesente pas mais de par le caractegravere dialogique de la
recherche de principe anhypotheacutetique il nrsquoest semble-t-il pas possible de srsquoeacutelever seul Le travail
ne peut ecirctre fait qursquoagrave deux au moins puisque le dialogue est neacutecessaire pour mener agrave bien cette
recherche
Les joutes ne sont pour le philosophe qursquoun moyen pratique permettant drsquoacqueacuterir une
connaissance theacuteorique syntheacutetique et transcendante Le philosophe de Platon ne se contente pas
de mettre au clair des contradictions il les integravegre dans un systegraveme geacuteneacuteral Au lieu de voir une
joute comme un systegraveme entier il fallait interpreacuteter chaque joute comme une uniteacute atomique de
reacuteflexion formant des couples de branches dont les nœuds ne sont que de simples assertions
Nous deacutecidons alors de compleacuteter notre outil repreacutesentatif de la meacutethode socratique par une
structure arborescente sous-jacente inteacutegrant les tableaux dialogiques des joutes aux diffeacuterents
croisements
101
FIG 9 ARBORESCENCE DIALOGIQUE SEMI-CONTRADICTOIRE
Dans cet exemple il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la proposition laquo A raquo Agrave Lrsquoorigine de lrsquoarbre se
trouve donc la question laquo A raquo signifiant laquo est-ce que A est vraie raquo Lrsquoarborescence se divise
alors en deux branches Agrave gauche la recherche sur laquo A raquo passe par un exercice dialogique
soutenant la thegravese laquo A raquo La reacutesultat est une antilogie ce qui deacutemontre que la thegravese laquo A est vraie raquo
implique des contradictions Agrave droite lrsquoexercice dialogique porte agrave lrsquoinverse sur la thegravese laquo notA raquo
Le reacutesultat est une victoire du soutenant de la thegravese laquo notA raquo ce qui permet agrave lrsquoarborescence de
continuer (repreacutesenteacute ici par un trait vertical au sommet de lrsquoexercice dialogique) Ce scheacutema
bien que minimaliste est applicable agrave lrsquoensemble drsquoun raisonnement dialectique
Il faut neacuteanmoins preacuteciser le cadre drsquoapplication de cette meacutethode de lecture En effet dans
le cas preacutesent nos conclusions ne diffegraverent pas veacuteritablement de lrsquoapproche proposeacutee par
Gregory Vlastos et son emploi du tiers exclu Il faut alors ne pas oublier comme nous le
preacutecisions plus haut dans notre travail de prendre en consideacuteration les thegraveses implicites et les
propositions intermeacutediaires
102
FIG 10 ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE
Dans lrsquoexemple preacutesent nous voyons qursquoagrave la question laquo est-que A est vraie raquo aucune reacuteponse
ne convient En effet les deux recherches dialogiques ont conduit agrave des antilogies Il est tout agrave
fait imaginable que deux joutes successives partant de thegraveses opposeacutees aboutissent agrave des
contradictions Nous serions alors dans la situation ougrave Gorgias srsquoexclamerait laquo Rien nrsquoest raquo
puisque ni la thegravese ni lrsquoantithegravese ne semblent acceptables Il faut alors repenser le problegraveme en le
divisant quelles sont les thegraveses implicites de A Aucun raisonnement nrsquoest ex nihilo Il lui faut
toujours une origine des preacutemisses fondamentales De plus dans le cours du raisonnement
drsquoautres propositions sont progressivement valideacutees elles aussi drsquoune maniegravere parfois tregraves
subtile Il faut alors pour le philosophe revenir agrave un autre croisement
En reprenant notre exemple preacuteceacutedent nous pouvons diviser la thegravese laquo A raquo en un ensemble
de propositions secondaires laquo α β γ δ etc raquo Le reacutesultat contradictoire laquo A and notA raquo conduit alors
103
agrave revenir agrave une intersection infeacuterieure afin de questionner lrsquoun de ces propositions secondaires
FIG 11 SORTIE DrsquoUNE ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE
Dans cet exemple le processus de sortie de situation contradictoire va amener le dialogue agrave se
diriger vers le questionnement de la proposition laquo α raquo Ce processus nrsquoest pas neacutecessaire dans les
faits mais il est neacutecessaire sur le plan pragmatique pour continuer le dialogue Srsquoil est devenu
impossible de soutenir laquo A raquo ainsi que laquo notA raquo alors il faut en conclure qursquoune contradiction est
inheacuterente agrave la proposition initiale crsquoest-agrave-dire agrave son systegraveme incluant ses thegraveses implicites En
lrsquooccurence il srsquoagit ici de la proposition implicite laquo α raquo qui va alors ecirctre agrave son tour questionneacutee
Voici un exemple concret Consideacuterons un dialogue entre deux personnages Le dialogue
porte sur la mesure du bord drsquoune riviegravere Les deux personnages partent de cette expeacuterience de
penseacutee je deacutelimite le long de la riviegravere une longueur drsquoun megravetre entre deux points N et S (Nord
Sud) Je vais dans un premier temps consideacuterer cette distance comme mesurant un megravetre (M = 1)
104
Mais je remarque que le bord de la riviegravere nrsquoest pas parfaitement droit alors je vais mesurer
davantage preacuteciseacutement et je vais trouver un peu plus par exemple M = 17 Mais si je
commence agrave mesurer centimegravetre par centimegravetre toujours sur cette mecircme longueur je vais
trouver un reacutesultat encore plus grand par exemple M = 45 Or je peux toujours continuer ce
travail jusqursquoagrave mesurer le tour de chaque grain de sable du bord de cette riviegravere et trouver M =
80 voire M = 250
Une joute srsquoengage alors sur le sujet La proposition laquo A raquo consiste agrave dire que la mesure est
possible puisque le rectangle drsquoun megravetre de longueur et de largeur eacutegale au leacuteger eacutecart lateacuteral du
bord de la riviegravere (EstOuest) a une surface parfaitement mesurable (NS x EO) Dans mon
rectangle de surface NSxEO la distance rechercheacutee ne peut pas deacutepasser une certaine limite
deacutefinie par cette surface Pourtant lrsquoargument de la division infinie des distances (agrave lrsquoimage de
lrsquoargument de Zeacutenon) conduit agrave une contradiction pratique La mesure ne peut pas ecirctre possible
puisque une augmentation de preacutecision de la mesure conduit agrave une augmentation de la longueur
La thegravese laquo A raquo est consideacutereacutee comme contradictoire (cf [FIG 9])
Le lendemain une seconde joute srsquoengage Les rocircles sont alors inverseacutes (Proposant devient
Opposant et vice versa) La thegravese deacutefendue devient alors laquo notA la mesure est impossible raquo Cette
fois lrsquoattaque consistera agrave dire que puisque la surface du rectangle est deacutelimiteacutee la mesure est
neacutecessairement possible puisqursquoune longueur infinie ne peut ecirctre contenue dans un espace fini
Lrsquoargument semble imparable et la joute se termine par une situation aporeacutetique (cf [FIG 10])
La situation pourrait alors rester pendant tregraves longtemps comme boucheacutee deacutenueacutee de toute
solution Et en effet si ces joutes auraient parfaitement pu avoir lieu du temps de Zeacutenon Socrate
ou encore Gorgias la reacuteponse deacutefinitive ne viendra pas avant 1904 soit plus de deux milleacutenaires
plus tard En effet le sueacutedois Helge von Koch deacutemontra geacuteomeacutetriquement la possibiliteacute drsquoune
distance infinie dans une surface finie ce qui est le propre drsquoune courbe fractale Ceci est rendu 75
possible par le fait que les fractales se trouvent dans une dimension intermeacutediaire entre ligne
(dimension 1) et surface (dimension 2) La fractale est drsquoune dimension drsquoapproximativement
126 Dans cette situation nous voyons que la proposition implicite laquo α une distance infinie ne
Le terme de fractale ne sera cependant inventeacute qursquoen 1974 par le Franccedilais Benoicirct Mandelbrot75
105
peut ecirctre contenue dans une surface finie raquo nrsquoest pas neacutecessaire Il y a donc une sortie possible de
la joute par la remise en question de cette proposition implicite et le deacutepart drsquoune nouvelle
arborescence (cf [FIG 11])
Nous nous interrogions au deacutebut de ce chapitre sur la diffeacuterence entre le philosophe et le
sophiste entre Socrate et Gorgias Nous le voyons ce nrsquoest pas tant la matiegravere mais bien la
maniegravere qui diffeacuterencie ces deux personnages Il ne srsquoagit pas drsquoune distinction entre le fond et la
forme mais bien entre ce qui est dit et la volonteacute sous-jacente agrave ce qui est dit La matiegravere
sophistique ressemble agrave srsquoy meacuteprendre agrave la matiegravere philosophique
Autant peut faire le sot celuy qui dit vray que celuy qui dit faux car nous sommes sur la maniere non sur la matiere du dire
(MONTAIGNE Les Essais III 8)
Le philosophe pense qursquoil existe un chemin exempt de toute contradiction il convient alors
de le chercher sans cesse Ce chemin conduit progressivement agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute La
suite des assertions que forment les croisements valideacutes par les tests dialogiques constitue un
discours vrai lrsquoadeacutequation entre la parole et lrsquoecirctre Le sophiste est le plus souvent dans une
approche ne deacutepassant pas le niveau de la joute elle-mecircme Il est dans un exercice de
deacutemonstration de son talent Une recherche qui srsquoeacutetendrait sur plusieurs anneacutees ne lrsquointeacuteresserait
donc pas puisque lrsquoauditoire nrsquoaurait ni la patience ni lrsquointelligence de profiter drsquoun tel spectacle
106
V EacuteTUDES DE CAS
Lrsquoeacutepreuve du dialogue
Apregraves avoir eacutelaboreacute un outil repreacutesentatif en deux temps (dialogique tabulaire des joutes et
arborescence meacutetaphysique) il convient maintenant drsquoemployer ce dernier non plus sur
quelques passages mais agrave une œuvre dans son inteacutegraliteacute Il srsquoagit pour nous de passer du
champs theacuteorique de lrsquoeacutelaboration de lrsquooutil agrave un aspect plus pratique de la mise en application
Les quelques citations que nous avons utiliseacutees auparavant ne confirment pas encore la veacuteraciteacute
de nos propos agrave lrsquoimage drsquoune course ce chapitre constituera pour notre meacutethodologie une
eacutepreuve drsquoendurance
Nous devons agrave preacutesent employer notre meacutethode repreacutesentative des cheminements
intellectuels socratiques agrave lrsquoun des dialogues de Platon Afin de faire drsquoune pierre deux coups il
nous semble meacutethodologiquement plus avantageux de prendre pour support un dialogue mettant
clairement en scegravene le combat de la philosophie et de la sophistique Pourtant la figure du
sophiste agrave travers celles de Gorgias tout comme celle de Protagoras ne saurait ecirctre suffisante
pour appuyer clairement nos thegraveses meacutetaphysiques deacuteveloppeacutees au chapitre preacuteceacutedent
Lrsquoensemble de lrsquoarborescence de la recherche de veacuteriteacute neacutecessite la figure du sophiste dans toute
sa splendeur un sophiste sans limite sans contrainte dont les propos seraient le reflet exact de sa
penseacutee un sophiste allant jusqursquoagrave renier lrsquoideacutee mecircme de morale Dans lrsquoensemble du corpus
platonicien un seul personnage incarne agrave merveille lrsquoensemble de ces principes il srsquoagit de
Calliclegraves Ce personnage preacutetendument fictif nrsquoapparaicirct que dans un seul dialogue le Gorgias
Le Gorgias possegravede un autre grand avantage par rapport agrave drsquoautres dialogues mettant en
scegravene des sophistes Lrsquoensemble des personnages sont veacuteritablement preacutesents contrairement agrave
Protagoras par exemple qui nrsquoest que laquo raconteacute raquo par Socrate dans le Theacuteeacutetegravete Cela nous
permettra drsquoappuyer davantage notre propos concernant le caractegravere theacuteacirctral des dialogues de
Platon Quoique notre meacutethode ne soit pas uniquement consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du Gorgias il nous
semble ici plus clair de prendre pour exemple une œuvre exempte drsquoexceptions Enfin la
progression du dialogue est agrave lrsquoimage de notre propre progression En partant drsquoune question sur
107
la nature de la rheacutetorique crsquoest-agrave-dire sur le fonctionnement des joutes dialectiques la reacuteflexion
se concentre progressivement vers la finaliteacute des actions agrave savoir la justice et le Bien Le plan du
dialogue est assez proche du plan de notre travail avec drsquoune part une reacuteflexion sur la
meacutethodologie formelle des joutes et dans un second temps une approche plus meacutetaphysique de la
question Crsquoest pour ces raisons que nous choisissons drsquoeacutetudier le Gorgias dans le cadre drsquoune
analyse approfondie
Notre eacutetude ne sera pas lineacuteaire et ne portera pas sur lrsquointeacutegraliteacute du dialogue Nous nous
concentrerons sur certains passages ougrave notre meacutethode permettra la mise en eacutevidence drsquoun sens
diffeacuterent de ce qursquoune lecture classique aurait pu proposer Nous devons avertir ici le lecteur le
Gorgias est une œuvre complexe abordant un grand nombre de theacutematiques (nature du tyran
mesures arithmeacutetique et geacuteomeacutetrique art de gouverner etc) Nous nrsquoavons en aucun cas la
preacutetention drsquooffrir ici une analyse complegravete de ce dialogue Mecircme si nous ne pouvons pas faire
abstraction du sens lrsquoanalyse que nous proposons ici a simplement pour viseacutee de permettre la
visualisation concregravete de lrsquoapplication de notre meacutethode agrave un dialogue dans son inteacutegraliteacute
108
1 Gorgias nature de la rheacutetorique
Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e]
Quiconque lit le Gorgias est en droit de srsquointerroger sur la coheacuterence entre le titre et
lrsquoœuvre Gorgias nrsquoest certainement pas le personnage principal du dialogue ni de maniegravere
quantitative ni de maniegravere qualitative Quantitativement il repreacutesente la plus petite part du
dialogue quoique plus ou moins agrave eacutegaliteacute avec Polos mais loin derriegravere Calliclegraves
Qualitativement lrsquoeacutecart est encore plus profond et lrsquoargumentation entre Socrate et Gorgias
semble de surface en comparaison des derniegraveres lignes du texte Alors pourquoi lrsquoavoir appeleacute le
Gorgias Sans doute parce que le personnage de Gorgias constitue le point de deacutepart lrsquoeacutetincelle
neacutecessaire agrave lrsquoembrasement geacuteneacuteral que repreacutesente ce dialogue Il faut commencer par cette
premiegravere interrogation pour justifier lrsquoensemble du raisonnement Finalement le reste nrsquoest que
la suite logique le deacuteroulement presque matheacutematique de cette piegravece de theacuteacirctre en quatre actes
Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduira neacutecessairement agrave srsquointerroger sur lrsquoeacutevaluation de ce que
peut ecirctre le pire et cette derniegravere conduira elle aussi irreacutemeacutediablement agrave la deacutefinition du meilleur
Nous disions plus tocirct citant Anouilh que lrsquoensemble du corpus platonicien eacutetait une vaste mise
en scegravene tragique commenccedilant par le Parmeacutenide pour srsquoachever dans le Pheacutedon Mais le modegravele
reste le mecircme agrave lrsquoeacutechelle plus petite des dialogues Dans le cas du Gorgias la machinerie
tragique se met en place degraves la premiegravere phrase lanceacutee par Calliclegraves 76
Πολέμου καὶ μάχης φασὶ χρῆναι ὦ Σώκρατες οὕτω μεταλαγχάνειν
On dit cher Socrate que crsquoest ainsi qursquoil faut participer agrave une guerre ou agrave une bataille
(PLATON Gorgias 447a)
Il srsquoagit drsquoun dicton de lrsquoeacutepoque qui se rapproche de notre laquo arriver apregraves la bataille raquo
Cependant quand le lecteur connait la suite du dialogue il semble que le vocabulaire choisi
laisse peu de place au doute En arrivant laquo en retard raquo (ὑστεροῦmicroεν [447a]) Socrate a rateacute laquo la
fecircte raquo (ἑορτῆς) et ne peut plus que participer agrave laquo une guerre raquo (Πολέmicroου) ou agrave laquo une
bataille raquo (microάχης) La petite plaisanterie nrsquoest pas choisie au hasard Ainsi commence le dialogue
Agrave entendre ici comme laquo theacuteacirctrale raquo76
109
qui sous ses airs de fausse courtoisie va bientocirct devenir un veacuteritable combat drsquoune part oratoire
puis drsquoordre moral entre la philosophie et la sophistique
Le personnage de Gorgias ne se fait pas attendre pour montrer sa preacutetention et sa haute
estime de lui-mecircme Lors de la deacutemonstration qursquoil donnait peu avant lrsquoarriveacutee de Socrate le
sophiste srsquoengageait agrave laquo reacutepondre agrave toute [question] raquo (πρὸς ἅπαντα [hellip] ἀποκρινεῖσθαι [447c])
que lui poserait son auditoire Cela ravit Socrate qui ne montrait pas de reacuteel inteacuterecirct agrave lrsquoideacutee de
simplement entendre laquo la preacutesentation de nombreuses belles [choses] raquo (πολλὰ γὰρ καὶ καλὰ [hellip]
ἐπεδείξατο [447a]) comme les sophistes ont coutume de faire En effet la nuance est importante
et deacutefinit drsquoembleacutee la viseacutee du dialogue plus exactement ces quelques phrases reacutesument deacutejagrave en
substance le conflit agrave venir Le rheacuteteur incarneacute ici en la personne de Gorgias ne fait le plus
souvent qursquoun exposeacute un spectacle en quelque sorte lagrave ougrave le philosophe deacutesirerait un
interrogatoire Ceci est drsquoailleurs illustreacute agrave travers la tentative mdash ridicule mdash de Polos deacutesireux
de reacutepondre agrave Cheacutereacutephon agrave la place de Gorgias
mdash Νῦν δ ἐπειδὴ τίνος τέχνης ἐπιστήμων ἐστίν τίνα ἂν καλοῦντες αὐτὸν ὀρθῶς καλοῖμεν
mdash ὦ Χαιρεφῶν πολλαὶ τέχναι ἐν ἀνθρώποις εἰσὶν ἐκ τῶν ἐμπειριῶν ἐμπείρως ηὑρημέναι ἐμπειρία μὲν γὰρ ποιεῖ τὸν αἰῶνα ἡμῶν πορεύεσθαι κατὰ τέχνην ἀπειρία δὲ κατὰ τύχην ἑκάστων δὲ τούτων μεταλαμβάνουσιν ἄλλοι ἄλλων ἄλλως τῶν δὲ ἀρίστων οἱ ἄριστοι ὧν καὶ Γοργίας ἐστὶν ὅδε καὶ μετέχει τῆς καλλίστης τῶν τεχνῶν
mdash Maintenant puisqursquoil [le rheacuteteur] est instruit drsquoun certain savoir comment devons-nous lrsquoappeler avec justesse
mdash Ocirc Cheacutereacutephon de nombreux arts sont trouveacutes expeacuterimentalement chez les hommes agrave la suite drsquoexpeacuteriences Lrsquoexpeacuterience en effet fait avancer notre vie selon lrsquoart alors que lrsquoinexpeacuterience [la fait avancer] selon le hasard Or [les hommes] participent agrave chacun de ces [arts] les uns drsquoune maniegravere les autres drsquoune autre maniegravere mais les meilleurs [hommes participent] aux [arts] les meilleurs Gorgias en fait partie et il participe donc au plus beau des arts
(PLATON Gorgias 448c)
Agrave travers cette confuse tirade Polos essaie de semer le trouble autour de la question initialement
poseacutee Mecircme pour le locuteur grec la succession des termes laquo ἄλλοι ἄλλων ἄλλως raquo est un
moyen pour Platon de souligner comment Polos joue beaucoup avec les mots et qursquoil ne se
110
preacuteoccupe pas reacuteellement du sens Nous sommes lagrave dans une belle deacutemonstration de rheacutetorique
ougrave le public sera impressionneacute par la formule sans pour autant en avoir compris quelque chose
Ne demeure alors dans lrsquoesprit du spectateur que la conclusion agrave savoir que lrsquoart de Gorgias est
le plus beau et que ce dernier fait partie des meilleurs hommes
Comme Socrate le fait remarquer Polos ne reacutepond pas agrave la question mais fait simplement
un discours comme ceux auxquels il est laquo tregraves bien preacutepareacute raquo (καλῶς [hellip] παρεσκευάσθαι
[448d]) La diffeacuterence entre lrsquoactiviteacute du sophiste et lrsquoactiviteacute philosophique est ici marqueacutee non
pas par un raisonnement dialectique deacutejagrave agrave lrsquoœuvre mais simplement par le cours du dialogue
En effet le raisonnement sur la nature de lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoa pas encore pu commencer agrave
cause notamment de lrsquoincapaciteacute de Polos de reacutepondre agrave une question sans en deacutevier Pourtant en
ne sachant pas reacutepondre Platon reacutealise ici implicitement et par le biais de lrsquohumour une
premiegravere approche de lrsquoactiviteacute sophistique Nous pouvons deacutejagrave lire en substance ce que nrsquoest
pas la sophistique agrave savoir un moyen de raisonnement rationnel Le rheacuteteur agrave travers son
habitude des longs discours drsquoapparat nrsquoest finalement pas capable de tenir une discussion plus
de quelques reacuteponses sans ceacuteder agrave la tentation de lrsquoenvoleacutee oratoire Les propos de Polos
rejoignent parfaitement ce pour quoi Socrate ne montrait aucun inteacuterecirct lorsque Calliclegraves eacutevoquait
les laquo nombreuses et belles choses raquo de la preacutesentation de Gorgias Cette reacuteponse de Polos nrsquoest
pas une deacutefinition abstraite de la rheacutetorique mais bien au contraire une deacutemonstration par
lrsquoexemple agrave lrsquoinsu du rheacuteteur
Lrsquoopposition entre le dialogue socratique et la rheacutetorique est mateacuterialiseacutee par la remarque
(sur un ton faussement flatteur) de Socrate
Δῆλος γάρ μοι Πῶλος καὶ ἐξ ὧν εἴρηκεν ὅτι τὴν καλουμένην ῥητορικὴν μᾶλλον μεμελέτηκεν ἢ διαλέγεσθαι
Il mrsquoest eacutevident que Polos drsquoapregraves ce qursquoil vient de dire srsquoest exerceacute agrave [la technique] appeleacutee rheacutetorique plutocirct qursquoagrave dialoguer
(PLATON Gorgias 448d)
Nous devons insister degraves le deacutebut du dialogue sur le talent incontestable de Platon agrave joindre le
fond agrave la forme en opposant non pas seulement les activiteacutes philosophique et sophistique mais
en confrontant aussi les individus leurs repreacutesentants mutuels Lrsquoactiviteacute ne se distingue pas de
111
lrsquoindividu il y a une uniteacute substantielle entre le style de raisonnement et le style de la penseacutee ou
du comportement 77
Polos est mis drsquoembleacutee hors-jeu mdash du moins pour lrsquoinstant Le premier interlocuteur de
Socrate sera donc Gorgias mais il faut au preacutealable deacutefinir les regravegles preacutecises qui reacutegiront cet
entretien lrsquoobjectif eacutetant de ne pas sombrer agrave nouveau dans les tirades vides de sens de Polos
Socrate demande agrave Gorgias de srsquoengager agrave respecter le scheacutema laquo questions-reacuteponses raquo (τὸ microὲν
ἐρωτῶν τὸ δ᾽ ἀποκρινόmicroενος [449b]) et agrave ne faire que laquo de courtes reacuteponses raquo (ἀλλὰ ἐθέλησον
κατὰ βραχὺ τὸ ἐρωτώmicroενον ἀποκρίνεσθαι) agrave lrsquoinverse de lrsquoexemple de Polos Crsquoest uniquement
en respectant ces regravegles que les deux pourront laquo dialoguer raquo (διαλεγόmicroεθα) ensemble Bien que
Gorgias ne se reacutejouisse pas agrave lrsquoideacutee de reacuteduire la longueur de ses reacuteponses Socrate parvient
facilement agrave le faire accepter de se precircter au jeu En faisant paraitre la regravegle de la micrologie
comme un deacutefi reacuteveacutelant le talent de Gorgias ce dernier accepte en vrai professionnel du discours
sucircr que sa concision impressionnera lrsquoauditoire Nous voyons alors comment Socrate en jouant
innocemment avec les affects de ses interlocuteurs parvient agrave transformer doucement le dialogue
en un exercice dialectique Mais Gorgias ne srsquoarrecircte pas lagrave et deacutecide de retourner cet 78
inconveacutenient (impossibiliteacute de noyer son adversaire dans un flot de paroles) en un avantage
Gorgias reacuteduit ses reacuteponses agrave de simples laquo oui raquo ou laquo non raquo conceacutedant ainsi le moins possible agrave
Socrate
Things started in a very hospitable tone Being kindly asked to keep his answers as short as possible Gorgias begins the first game of the dialogue by answering nothing else than ldquoyesrdquo to Socratesrsquo first two questions (449d) When complimented by Socrates for his concision he says that it is answering in a ldquovery appropriaterdquo way (πάνυ ἐπιεικῶς 449d7)
(CASTELNEacuteRAC 2015 5)
Pour entrer dans un raisonnement rationnel de forme dialogique il faut neacutecessairement que
les reacuteponses soient reacuteductibles agrave des propositions vraies ou fausses Dans une reacuteponse longue
comme celle de Polos la conclusion arrive apregraves deacutejagrave un grand nombre de suppositions crsquoest-agrave-
Pierre Hadot parlerait ici de laquo mode de vie raquo (HADOT 1995)77
Remarquons que Socrate nrsquoeacutevoque cependant jamais la dialectique mais seulement le dialogue78
112
dire des propositions qui entreraient dans lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage Cependant si
chaque reacuteponse est de cette forme il ne devient plus veacuteritablement possible de dialoguer puisque
chaque reacuteponse repreacutesenterait agrave elle seule un systegraveme argumentatif entier Lrsquounique moyen serait
alors que lrsquoopposant prenne encore bien plus de temps pour deacutemontrer point par point la fausseteacute
des propos La meacutethode est connue des sophistes puisque comme nous venons de le dire il 79
faudrait toujours plus de temps pour contredire lrsquoensemble du raisonnement que pour simplement
lrsquoeacutecouter Dans le cadre drsquoun deacutebat en assembleacutee reacutegi par la clepsydre pareille technique
srsquoapparente agrave une meacutethode dilatoire Il faudrait tellement de temps pour prouver rigoureusement
la fausseteacute drsquoun monologue que lrsquoadversaire y renonce donnant ainsi lrsquoillusion drsquoun aveu de
faiblesse et par lagrave mecircme du seacuterieux du monologue de persuasion Socrate a donc eu avant mecircme
le deacutebut veacuteritable de lrsquointerrogatoire la bonne ideacutee de supprimer lrsquoune des armes de preacutedilection
du sophiste la macrologie Gorgias devra ecirctre concis dans ses reacuteponses
Nous voyons comment lrsquoironie socratique coupleacutee agrave son aveu drsquoignorance permettent dans
le deacutebut du dialogue de preacuteparer le terrain agrave un exercice philosophique digne de ce nom Lrsquoironie
socratique ne repose pas uniquement sur lrsquoaveu drsquoignorance (qui donne le sentiment agrave
lrsquointerlocuteur drsquoecirctre en position de force alors qursquoil est en reacutealiteacute en retard sur Socrate) et une
demande drsquoeacuteclaircissement sur un sujet donneacute Ici par exemple Socrate dissimule lrsquoexercice de
recherche sous la forme drsquoun jeu en utilisant intelligemment lrsquoarrogance et la preacutetention de ses
interlocuteurs afin notamment de leur faire accepter des contraintes neacutecessaires au bon
deacuteroulement de lrsquoexercice du dialogue Le lecteur se souviendra alors ce que nous disions plus
tocirct concernant les regravegles de lrsquoantilogie eacuteleacuteate Ce moment du dialogue sous couvert drsquoironie
permet une enreacutegimentation du dialogue Cette phase de transition est neacutecessaire et repreacutesente
selon nous le deacutebut de ce que la tradition nommera communeacutement dialectique En effet ce qui se
situe en amont de cette enreacutegimentation nrsquoappartient qursquoau dialogue ou du moins agrave la
preacuteparation psychologique des interlocuteurs ce qui se situe en aval et en deacutecoule logiquement
Agrave cet instant notre critique de la macrologie dans le cadre dialectique peut sembler contradictoire avec 79
les vastes monologues socratiques de la fin du dialogue Nous reviendrons plus tard sur la question de la macrologie et de la juste mesure de la parole
113
constitue la dialectique Il faut remarquer que durant tout le dialogue Socrate doit reacuteguliegraverement
maintenir ses interlocuteurs dans une condition psychologique adeacutequate
Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e]
Nous nous inteacuteressons maintenant agrave la suite du dialogue lrsquoentretien entre Gorgias et
Socrate Cet entretien est une excellente occasion de mettre en application lrsquooutil repreacutesentatif
preacuteceacutedemment deacuteveloppeacute Nous profitons de cet instant pour rappeler briegravevement ce que nous
recherchons Comme expliqueacute plus haut le raisonnement socratique repose sur la meacutethode eacuteleacuteate
de la recherche drsquoantilogies Cela a neacutecessiteacute lrsquousage drsquoun tableau de pointage crsquoest-agrave-dire une
liste de lrsquoensemble des assertions de lrsquointerlocuteur Plus le dialogue avance plus lrsquointerlocuteur
laquo inscrit raquo des assertions sur ce tableau Lrsquoelenchus est alors le moment ougrave deux informations
contradictoires figurent sur le tableau de pointage de lrsquointerrogeacute Socrate saisit lrsquooccasion pour
faire reconnaitre cette position comme impossible deacutefectueuse probleacutematique et donc
insoutenable en vertu des lois de la logique (notamment le principe de non-contradiction)
Lrsquoentretien commence Le point de deacutepart est simple Gorgias preacutetend ecirctre un grand
laquo orateur raquo (ῥήτορα [449a]) Il doit donc posseacuteder une science la laquo rheacutetorique raquo (ῥητορικῆς)
Lrsquoobjectif premier du dialogue est donc de connaitre la nature de lrsquoactiviteacute que lrsquoon appelle
rheacutetorique Socrate fait alors reconnaitre agrave Gorgias que srsquoil est orateur il peut alors former
drsquoautres orateurs crsquoest-agrave-dire transmettre le savoir qursquoil possegravede [449b] Socrate se permet ici
une parenthegravese Il profite de lrsquoexemple preacuteceacutedent donneacute par Polos pour demander agrave Gorgias de
ne pas reproduire la mecircme erreur agrave savoir se perdre dans un monologue trop long Il demande agrave
Gorgias de rester aussi concis que possible dans ses reacuteponses ce que ce dernier accepte (y voyant
ici un deacutefi suppleacutementaire)
ἀλλὰ ποιήσω καὶ οὐδενὸς φήσεις βραχυλογωτέρου ἀκοῦσαι
Je le ferai [reacutepondre par de courtes reacuteponses] et tu reconnaitras que jamais tu nrsquoas entendu parler plus briegravevement
(PLATON Gorgias 449c)
114
Socrate parvient donc par une bonne compreacutehension psychologique de son interlocuteur agrave
introduire une autre regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate qui est lrsquoabsence de technique dilatoire Socrate
demande alors sur quel objet porte la science de Gorgias
[hellip] ἴθι δή μοι ἀπόκριναι οὕτως καὶ περὶ τῆς ῥητορικῆς περὶ τί τῶν ὄντων ἐστὶν ἐπιστήμη
[hellip] vas-y reacuteponds-moi et [dis-moi] au sujet de la rheacutetorique sur quelles choses qui existent porte cette science
(PLATON Gorgias 449d)
Il srsquoagit drsquoune question de τέχνη Gorgias reacutepond que cette science porte laquo sur les
discours raquo (περὶ λόγους [449e]) Cependant cette reacuteponse est incomplegravete et Socrate tente de la
preacuteciser en lui imposant une borne neacutegative Gorgias complegravete en preacutecisant que la rheacutetorique
porte sur les discours qui ne concernent pas une laquo activiteacute manuelle raquo (χειρούργηmicroα [450b]) et
dont toute lrsquoaction et lrsquoaccomplissement passe par la parole Pour la diffeacuterencier des activiteacutes
purement theacuteoriques comme laquo lrsquoarithmeacutetique le calcul ou la geacuteomeacutetrie raquo (ἡ ἀριθmicroητικὴ καὶ
λογιστικὴ καὶ γεωmicroετρικὴ [450d]) Socrate pousse encore Gorgias agrave compleacuteter sa reacuteponse Il
finit apregraves une courte digression par deacutefinir la rheacutetorique comme laquo lrsquoart de la persuasion raquo (τὸ
πείθειν [452e])
La meacutethode est toujours la mecircme les reacuteponses de Gorgias sont incomplegravetes (ce qui est
deacutejagrave une technique dilatoire dans une joute le moins on en dit le moins lrsquoon est reacutefutable)
Socrate en profite et utilise des contre-exemples afin drsquoobliger son interlocuteur agrave preacuteciser sa
penseacutee et de lrsquoengager agrave soutenir quelque chose de veacuterifiable Lrsquoobjectif est de faire admettre un
nombre suffisant drsquoassertions agrave Gorgias afin drsquoavoir le plus drsquoeacuteventualiteacutes de mettre au jour une
contradiction Nous allons scheacutematiser lrsquoeacutetat actuel de lrsquoentretien entre Socrate et Gorgias et
utiliser notre meacutethode de repreacutesentation
115
FIG 12 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS 1 [449a - 452e]
Il y a trois grands moments au cours de la deacutefinition agrave lrsquoinstant [2] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet
comme eacutetant laquo les discours raquo (α) Agrave lrsquoinstant [4] il reacuteduit cela aux laquo discours theacuteoriques raquo (α2)
Lrsquoinstant [6] est un jugement de valeur la digression que nous eacutevoquions plus haut (α2x) que
Socrate neutralise [7] par lrsquoinvocation drsquoautres jugements possibles (f(x) g(x) et h(x)) agrave savoir le
meacutedecin le maicirctre de gymnase et le financier Enfin en [8] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet de la
rheacutetorique comme eacutetant laquo les discours persuasifs raquo (α26) Nous remarquons tregraves clairement le
processus que nous eacutevoquions plus haut qui consiste agrave pousser Gorgias agrave toujours preacuteciser son
propos crsquoest-agrave-dire agrave caracteacuteriser de plus en plus preacuteciseacutement lrsquoobjet de la rheacutetorique (bien que
Gorgias ne soit pas dupe et agisse en connaissance de cause) Ce faisant Gorgias accumule les
possibiliteacutes de contradiction donnant des armes agrave Socrate pour la suite de lrsquoentretien
Cependant hormis la tentative du jugement de valeur en [6] lrsquoavanceacutee se fait de maniegravere
reacuteguliegravere et les tactiques dilatoires ou agrave caractegravere agonistique sont peu preacutesentes Gorgias semble
se prendre effectivement au jeu que lui propose Socrate fier de pouvoir reacutepondre agrave tout et sous
toutes les contraintes (fierteacute volontairement stimuleacutee par Socrate) La suite de lrsquoentretien gagne
en intensiteacute Socrate continue agrave relever certains eacuteleacutements prouvant le caractegravere incomplet de la
Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)
[1] A
[2] α [3] α11 α12 hellip αn
[4] α - α1 = α2 [5] α21 α22 hellip α2n
[6] α2x [7] f(x) g(x) h(x)
[8] α26
A Sur quel objet porte la rheacutetorique α discours
α1 discours portant sur une activiteacute manuelle α11 meacutedecine α12 gymnastique
α2 discours portant sur une activiteacute theacuteorique α21 algegravebre α22 geacuteomeacutetrie
x jugement de valeur α2x les plus belles choses α26 discours persuasif
f(x) ce que certains pensent de x g(x) idem h(x) idem
116
deacutefinition de Gorgias En effet lrsquoopposition que Gorgias deacutesire marquer entre les discours
persuasifs et lrsquoalgegravebre ou la geacuteomeacutetrie nrsquoest pas valide
FIG 13 CRITIQUE DE GORGIAS PAR SOCRATE [451e - 452e]
Pour reprendre notre eacutecriture preacuteceacutedente le rapport (α21 α22) ne α26 nrsquoest pas correct Le rapport
introduit par Socrate est (α21 α22) isin α26 En effet les discours persuasifs constituent un
ensemble dont lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie sont des eacuteleacutements La distinction de Gorgias opposant
lrsquoobjet de la rheacutetorique agrave lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie est donc invalide Les coups [6] et [8] de
Gorgias sont annuleacutes pour cette raison et la question de la distinction poseacutee en [5] est le dernier
coup en jeu Il nrsquoy a donc pas victoire de Socrate mais Gorgias est obligeacute drsquoavancer des eacuteleacutements
compleacutementaires de deacutefinition
Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b]
La nouvelle deacutefinition de Gorgias change le registre du dialogue La rheacutetorique comme
discours persuasif se deacuteroule dans laquo un tribunal un conseil ou une assembleacutees raquo (δικαστηρίῳ
[hellip] βουλευτηρίῳ [hellip] ἐκκλησίᾳ [452e]) et a pour objet laquo le juste et lrsquoinjuste raquo (δίκαιά τε καὶ
ἄδικα [454b]) Une dimension eacutethique entre dans le cours du dialogue Cette notion finira par
prendre la totaliteacute de lrsquoespace crsquoest-agrave-dire devenir la laquo cible raquo de Socrate Ce dernier preacutecise
alors son propos
Οὐ σοῦ ἕνεκα ἀλλὰ τοῦ λόγου ἵνα οὕτω προΐῃ ὡς μάλιστ᾽ ἂν ἡμῖν καταφανὲς ποιοῖ περὶ ὅτου λέγεται
Gorgias Socrate
(α21 α22) ne α26 (α21 α22) isin α26
117
Ce nrsquoest pas toi qui est en cause mais le dialogue je voudrais le voir progresser de faccedilon agrave rendre ce [dont nous] parlons totalement visible pour nous80
(PLATON Gorgias 453b)
Il deacutesire faire progresser la discussion mais nullement mettre en cause la personne de Gorgias
Cette preacutecision a son importance puisque le personnage de Socrate est clairement en train de
chercher par tous les moyens agrave contredire Gorgias Il faut donc rappeler que cette aspect
agonistique nrsquoest pas qursquoillusoire et qursquoil srsquoagit bien plutocirct drsquoune part entiegravere de la meacutethode de
recherche de la veacuteriteacute Socrate insiste sur le fait qursquoil nrsquoanticipera rien de la penseacutee de Gorgias ce
qui explique le fait que Socrate doive sans cesse proposer agrave Gorgias drsquoadmettre ou de refuser les
conseacutequences logiques de ses propos Ceci est en lien direct avec la regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate
que nous avions vu plus haut consideacuterant comme cible possible drsquoune contradiction (elenchos)
une thegravese clairement eacutenonceacutee par le Reacutepondant Ainsi mecircme si Socrate semble parler beaucoup
plus que son interlocuteur il srsquoagit bien drsquoun dialogue et Gorgias nrsquoest en rien un Yes-man 81
comme le supposerait certaines interpreacutetations Gorgias en acquiesccedilant assume la responsabiliteacute
de chaque assertion acquiesceacutee Il est pleinement actif dans le dialogue
Socrate fait distinguer agrave Gorgias la diffeacuterence entre laquo la croyance raquo (πίστις [454d]) qui peut
srsquoaveacuterer ou ne pas ecirctre vraie et laquo le savoir raquo (microάθησις) neacutecessairement vrai Les discours
persuasifs se divisent en deux cateacutegories ceux permettant lrsquoacquisition drsquoun savoir et ceux ne
produisant qursquoune simple croyance La rheacutetorique reconnait Gorgias fait partie de cette
deuxiegraveme cateacutegorie et ne peut produire que la croyance chez son auditoire Elle ne transmet pas
de savoir veacuteritable mais donne lrsquoillusion du vrai au public Ainsi la rheacutetorique ne fait pas
connaitre le juste et lrsquoinjuste Cette ideacutee est drsquoailleurs ce qursquoil deacutefend avec humour et non sans
talent dans son discours Sur le non-ecirctre que nous avons eacutetudieacute peu avant
Le mot visible nrsquoest pas anodin La veacuteriteacute chez les Grecs est un concept neacutegatif ἀλήθεια signifie laquo qui 80
ne peut ecirctre dissimuleacute raquo avec preacutesence de lrsquoα privatif et la racine du verbe λήθω laquo cacher masquer raquo Quand un propos devient clairement visible (καταφανές) crsquoest qursquoil nrsquoy a plus aucun voile drsquoignorance sur celui-ci plus aucune illusion lrsquoobjet est directement regardeacute pour ce qursquoil est Le lien avec le projet meacutetaphysique tel que nous le deacutefinissions plus haut est eacutevident Cela nrsquoest drsquoailleurs pas sans rappeler lrsquoalleacutegorie de la caverne dont lrsquoobjectif principal est drsquoavoir les objets reacuteels clairement en vue
Nous pensons agrave la critique de Gerald Press laquo Besides what is blocked from view when adopting 81
language such as laquo mouth piece raquo or laquo yes-man raquo is our own longing for a neat system or foolproof method instead of a messy conversation raquo (PRESS 2000 102)
118
Par la suite les questions de Socrate font admettre agrave Gorgias que dans le cas des reacuteunions
drsquoassembleacutes il serait bien plus pertinent de demander lrsquoavis drsquoexperts (i e lrsquoavis du meacutedecin
face agrave un problegraveme sanitaire lrsquoavis du constructeur de navires si lrsquoon se preacutepare agrave la guerre ou
enfin lrsquoavis de lrsquoarchitecte pour la construction de remparts) La question de Socrate est claire
dans quel cas devrait-on alors demander lrsquoavis de lrsquoorateur La reacuteponse de Gorgias bien que
compreacutehensible est assez surprenante Celui-ci ayant reconnu qursquoil faille se reacutefeacuterer au plus
compeacutetent dans son domaine deacuteclare qursquoil est cependant commun que lrsquoon srsquoen tienne agrave lrsquoavis
de lrsquoorateur mecircme si ce dernier nrsquoa aucune connaissance du sujet dont il parle Plus encore
Gorgias donne lrsquoexemple de son fregravere meacutedecin et deacuteclare ecirctre plus capable que lui pour
convaincre les malades de suivre ou non un traitement Gorgias deacuteclare mecircme que la rheacutetorique
laquo tient sous sa domination raquo (συλλαβοῦσα ὑφ᾽ αὑτῇ [456a]) laquo toutes les autres 82
puissances raquo (ἁπάσας τὰς δυνάmicroεις) La rheacutetorique ne serait ainsi subordonneacutee agrave aucune autre
discipline
Gorgias reconnait cependant qursquoil existe des orateurs malveillants Mais Gorgias refuse
drsquoassumer la responsabiliteacute car selon lui le maicirctre ne peut ecirctre tenu pour responsable des deacuterives
de son eacutelegraveve Agrave cet instant encore le cours du dialogue est interrompu par Socrate qui preacutecise la
viseacutee de sa meacutethode
τοῦ δὴ ἕνεκα λέγω ταῦτα ὅτι νῦν ἐμοὶ δοκεῖς σὺ οὐ πάνυ ἀκόλουθα λέγειν οὐδὲ σύμφωνα οἷς τὸ πρῶτον ἔλεγες περὶ τῆς ῥητορικῆς φοβοῦμαι οὖν διελέγχειν σε μή με ὑπολάβῃς οὐ πρὸς τὸ πρᾶγμα φιλονικοῦντα λέγειν τοῦ καταφανὲς γενέσθαι ἀλλὰ πρὸς σέ
Pourquoi dis-je cela Il me semble qursquoen ce moment que ce que tu exprimes nrsquoest pas tout agrave fait coheacuterent ni en accord avec ce que tu disais premiegraverement de la rheacutetorique Je crains donc de te reacutefuter jrsquoai peur que tu ne penses que lrsquoardeur qui mrsquoanime vise non pas agrave rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion mais bien agrave te critiquer
(PLATON Gorgias 457e [trad modif CANTO-SPENCER])
Il profite de cet instant pour rappeler une fois encore la diffeacuterence entre son projet et celui de la
sophistique en geacuteneacuteral Socrate semble percevoir une contradiction dans le discours de Gorgias
Litteacuteralement laquo sont rassembleacutees par elle raquo (voix passive) mais il srsquoagit bien de domination ce que 82
confirme la totaliteacute des traductions francophones et anglophones consulteacutees
119
et preacutecise alors que mecircme srsquoil met au jour une contradiction il ne faudra pas interpreacuteter cela sous
un aspect agonistique mais veacuteritablement dans une volonteacute de recherche commune Quoiqursquoil
srsquoagisse drsquoun rappel inteacuteressant des regravegles eacutethiques de lrsquoantilogique lrsquointerruption nous semble
permettre de srsquoassurer que son interlocuteur ne se sente pas tellement vexeacute qursquoil arrecircte
lrsquoentretien ce qui dans lrsquoantilogique est signe drsquoun eacutechec (sans interlocuteur la recherche devient
impossible)
Socrate demande agrave Gorgias de reprendre un nouvel eacutechange agrave partir de ce quil vient de
dire Il lui fait admettre que lrsquoorateur doit neacutecessairement avoir connaissance du juste Or
Gorgias reconnait aussi que celui qui connait le juste ne peut que devenir juste tout comme celui
qui connait la meacutedecine devient meacutedecin Agrave lrsquoeacutevidence cette assertion est loin de comporter un
aspect neacutecessaire mais Gorgias lrsquoaccepte sans broncher La contradiction est donc en place
Lrsquoorateur doit ecirctre juste alors qursquoil existe des orateurs qui ne sont pas justes Nous repreacutesentons
maintenant ce passage de maniegravere simplifieacutee selon notre meacutethode inspireacutee par la seacutemantique des
jeux afin drsquoeacuteclairer ce qui nous semble ecirctre un moment deacutelicat de lrsquoargumentation
FIG 14 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS [457A - 461A]
Ce passage est selon nous bien plus complexe qursquoil ne le laisse paraicirctre Le questionnement
repose sur ce qursquoest lrsquoart oratoire [1] Gorgias deacuteclare que lrsquoart oratoire est tout puissant et
Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)
[1] R
[2] (R gt J ) ⊢ [(R gt J ) sup (RJ ⋀ RnotJ)] [3] R sup KJ
[4] KJ [5] KJ sup notRnotJ
[6] notRnotJ [7a] notRnotJ ⋀ RnotJ
[7b] perp
Victoire de Socrate
R art oratoire J Justice
R gt J lrsquoart oratoire deacutepasse la justice KJ connaissance du juste
Rj lrsquoart oratoire doit connaitre le juste RnotJ lrsquoart oratoire ne connait pas le juste
120
transcende la justice (R gt J) Cette proposition est en fait un agreacutegat drsquoautres propositions 83
Cette transcendance de la justice est la conseacutequence du fait que la rheacutetorique consiste agrave enseigner
le juste et lrsquoinjuste alors que le maitre de rheacutetorique ne peut ecirctre consideacutereacute comme responsable si
ses eacutelegraveves sont injustes Il faut donc neacutecessairement une anteacuterioriteacute de la rheacutetorique sur la justice
(R gt J) sans quoi ces consideacuterations seraient impossibles Gorgias reconnait aussi qursquoil existe des
orateurs justes (RJ) et des orateurs non-justes (RnotJ) puisque la rheacutetorique deacutepasse la justice Il
srsquoagit donc pour Gorgias drsquoune implication ((R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)) Socrate fait alors reconnaitre agrave
Gorgias que la rheacutetorique implique une connaissance de ce que sont les choses justes [3] [4]
Mais Socrate deacuteclare aussi que la connaissance des choses justes supprime lrsquoeacuteventualiteacute drsquoecirctre
injuste [5] ce que Gorgias reconnait [6] Socrate remarque alors que Gorgias est en situation de
contradiction puisqursquoil soutient drsquoune part qursquoil existe des orateurs injustes et drsquoautre part que
lrsquoexistence de pareils orateurs est impossible [7a] Gorgias est donc reacutefuteacute [7b]
laquo οἱ δὲ microεταστρέψαντες χρῶνται τῇ ἰσχύϊ καὶ τῇ τέχνῃ οὐκ ὀρθῶς οὔκουν οἱ διδάξαντες πονηροί οὐδὲ 83
ἡ τέχνη οὔτε αἰτία οὔτε πονηρὰ τούτου ἕνεκά ἐστιν ἀλλ᾽ οἱ microὴ χρώmicroενοι οἶmicroαι ὀρθῶς raquo [457a]
121
Question sur le principe du tiers exclu
Nous voulons maintenant preacuteciser ce que nous disions plus tocirct concernant lrsquousage du tiers
exclu (drsquoapregraves Vlastos par exemple) Socrate pourrait tirer implicitement la conclusion que lrsquoart
oratoire ne transcende pas la justice not(R gt J) ce qursquoil ne fait pas
FIG 15 TABLE DE VEacuteRITEacute DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457a - 461a]
Lrsquoargumentaire de Socrate a pourtant permis de prouver que (RJ ⋀ RnotJ) eacutetait faux Dans le
premier cas ou cela est faux nous voyons que lrsquoensemble de la formule est inconsistante
lrsquoimplication nrsquoest pas valideacutee Dans le second cas lrsquoimplication est juste mais la formule de
deacutepart (R gt J) est cette fois agrave 0 Dans ce cas la formule est valide mais nrsquoest pas vraie puisqursquoil
srsquoagissait de la thegravese de deacutepart de Gorgias La conclusion serait juste si (RJ ⋀ RnotJ) est faux ou
impossible nous avons une preuve de not(R gt J) en accord avec le principe du tiers exclu Il
srsquoagirait donc drsquoune forme de raisonnement par lrsquoabsurde
FIG 16 ARBRE DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457A - 461A]
(R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)
1 1 1
1 0 0
0 1 1
0 1 0
(R gt J) ⊢C [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] [rarr eacutelim] R rarr KJ R
KJ rarr notRnotJ KJ[rarr eacutelim]
RnotJ notRnotJ[⋀ intro]
[not eacutelim]
[not intro]
RnotJ ⋀ notRnotJ
Contradiction perp
Reduction Ad Absurdum
Interdit en antilogique eacuteleacuteatenot(R gt J)
122
Nous remarquons que ce raisonnement serait valide Cependant cela ne serait pas vrai dans le
cadre de la recherche drsquoune veacuteriteacute ontologique au sens eacuteleacuteate un trop grand nombre
drsquohypothegraveses de deacutepart pourrait contenir des erreurs et donc ecirctre la source de lrsquoincoheacuterence
geacuteneacuterale du systegraveme Il ne srsquoagit pas pour Socrate drsquoune pure eacuteristique mais bien drsquoun projet 84
diffeacuterent Dans le contexte de la recherche de veacuteriteacute lrsquoerreur peut ecirctre dans lrsquoensemble de la
phrase de deacutepart (R gt J) ⊢I [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] et non pas seulement dans
lrsquohypothegravese (R gt J) Il serait donc dangereux de deacuteduire directement not(R gt J) sans remettre en
cause lrsquoensemble des autres hypothegraveses constituant le tableau de pointage de Gorgias (bien que
pour la plupart Socrate soit implicitement agrave lrsquoorigine des hypothegraveses) Le raisonnement par
lrsquoabsurde requiert une simplification binaire que lrsquoantilogique de Socrate refuse Pour cette
raison Socrate propose de continuer lrsquoentretien avec Gorgias [461a-b]
Nonetheless on my reading the first round (up to 457c) is a victory for Gorgias Socrates then kindly asks his elder to play another round (457c-458b) Since he pretends being able to answer any sort of question this is something Gorgias cannot refuse (458d-e see also 447c) Then Socrates will catch him in a contradiction (see 457e 461a 462b 463a) He takes no pride in doing so and thinks it would take many other rounds before seeing clearly into the subject
ταῦτα οὖν ὅπῃ ποτὲ ἔχει μά τὸν κύνα ὦ Γοργία οὐκ ὀλίγης συνουσίας ἐστὶν ὥστε ἱκανῶς διασκέψασθαι
ldquo by the dog Gorgias we should spend no small amount of time together before we fully inquire into the subject rdquo (461a7-b2)
(CASTELNEacuteRAC 2015 5)
Nous pouvons deacutesormais conclure cette premiegravere partie sur lrsquoentretien entre Socrate et le
personnage de Gorgias Plusieurs eacuteleacutements importants ont eacuteteacute releveacutes durant cette eacutetude Dans un
premier temps lrsquoironie socratique est un eacuteleacutement neacutecessaire pour deacuteclencher le dialogue il faut
neacutecessairement que le comportement de Socrate suscite une interrogation et donne envie agrave ses 85
eacuteventuels interlocuteurs de se prendre au jeu Pour pousser ses interlocuteurs dans les meacuteandres
drsquoun dialogue Socrate doit donc ruser en jouant sur leurs inteacuterecircts Dans notre exemple nous
avons vu par exemple que Socrate se permit agrave plusieurs reprises de complimenter Gorgias en
Cf supra II 2 laquo Le tableau de pointage raquo84
Lrsquoironie vient du verbe ἔίρων signifiant laquo interroger en feignant lrsquoignorance raquo85
123
preacutetendant que lrsquoexercice qursquoil lui proposait serait tregraves simple pour un orateur de son acabit Ce
passage obligatoire du dialogue et qui parfois revient au cours de lrsquoentretien est eacutetroitement lieacute agrave
la meacutethode maiumleutique la recherche de veacuteriteacute telle que la conccediloit Platon neacutecessite un
engagement personnel Pour Socrate le meilleur moyen drsquoobtenir lrsquoengagement personnel de son
interlocuteur consiste agrave lui donner une impression de faciliteacute Cette faciliteacute est un moyen pour
Socrate drsquoobtenir de ses interlocuteurs une plus grande spontaneacuteiteacute dans leurs reacuteponses
Dans un deuxiegraveme moment nous avons vu comment Socrate introduisit progressivement
un certain nombre de regravegles de discussion certaines avant le deacutebut du questionnement mais
drsquoautres pendant voire agrave la toute fin avant la reacutefutation finale Lrsquoenreacutegimentation du dialogue
vers la dialectique nrsquoest pas une illusion il srsquoagit drsquoune phase neacutecessaire Cette phase est
cependant tregraves variable en fonction de lrsquointerlocuteur de Socrate une grande part du travail
repose sur la psychologie de lrsquointerlocuteur de Socrate Nous pouvons pour justifier notre propos
prendre deux exemples Dans un premier temps lrsquoenreacutegimentation avec Polos passa en grande
partie par une lutte contre la macrologie lrsquoart de faire de longs discours visant agrave perdre son
interlocuteur dans un deacutedale de thegraveses En revanche lrsquoenreacutegimentation avec Gorgias semble bien
plus porter sur le respect mutuel et la bienseacuteance Il semble que Socrate ne deacutesire pas froisser
Gorgias alors qursquoil semble tout autant ne pas se preacuteoccuper de violemment contredire Polos
From the readerrsquos point of view things are getting both darker and funnier with Polos but the arguments are not getting better mostly for two reasons Firstly Polos makes it a matter of pride in his first speech he almost openly calls Gorgias a coward (461b5) and he scorns Socrates as we just saw In a word he is being hubristic Socrates meets him with due irony numerous times
(CASTELNEacuteRAC 2015 6)
Troisiegravemement nous avons remarqueacute comment la seacutemantique des jeux que nous avons
deacutecideacute drsquoemployer pour repreacutesenter certaines argumentations a permis de mettre en lumiegravere
lrsquoaspect strateacutegique de lrsquointerrogation socratique Comme le dit Polos il semble que lrsquoobjectif de
Socrate soit tout entier tourneacute vers la reacutefutation de son adversaire par la mise en eacutevidence drsquoune
contradiction Cependant Socrate ne reacutefute pas agrave proprement parler son adversaire il ne fait que
relever des contradictions Par la suite lorsque les contradictions deviennent trop nombreuses
124
lrsquointerlocuteur de Socrate deacutecide de se retirer de la discussion ou un nouvel interlocuteur fait
irruption Cependant nous ne pouvons pas parler de reacutefutations mais bien plutocirct de
contradiction Il srsquoagit drsquoailleurs du sens premier du terme ἔλεγχος qui avant de signifier
reacutefutation signifie simplement examen
Enfin le dernier moment de cette premiegravere eacutetude fut une deacutemonstration expeacuterimentale de
ce que nous eacutevoquions quant au principe du tiers exclu dans les joutes Lagrave ougrave les interpregravetes
virent le plus souvent des preuves par lrsquoabsurde nous nrsquoavons trouveacute que des contradictions Il
reste alors un pas entre lrsquoantilogie et le reductio ad absurdum pouvant potentiellement ecirctre
franchi en fonction du contexte Ce laquo pas raquo ne peut cependant ecirctre franchi de maniegravere
systeacutematique
125
2 Polos et Socrate mesures et morale
De Gorgias agrave Polos [461b - 466a]
Nous venons drsquoillustrer agrave lrsquoeacutechelle drsquoun entretien (du deacutebut du dialogue jusqursquoagrave la
contradiction) lrsquoaspect strateacutegique drsquoune joute dialectique Notre repreacutesentation a en effet pour
objectif drsquoinsister non pas sur le raisonnement dans son ensemble consideacutereacute comme un bloc
monolithique qui serait admis par deux protagonistes mais bien plutocirct comme un eacutechange
strateacutegique dont lrsquoobjectif final sera pour Socrate ou pour son adversaire la mise en eacutevidence
drsquoune contradiction dans le raisonnement adverse mdash ou de la coheacuterence de sa propre penseacutee
quoique chez Platon le fait de ne pas ecirctre Eacuteleacuteate reacuteduise grandement la probabiliteacute drsquoune tel
eacutevegravenement Cependant notre travail avait aussi pour conclusion lorsque nous nous eacutetions
interrogeacutes sur la diffeacuterence entre Socrate et les sophistes que la meacutethode socratique reposait
chez Platon tout du moins sur un projet drsquoenvergure tout orienteacute vers la recherche drsquoune veacuteriteacute
ontologique (et non plus strateacutegique) Nous allons donc saisir ce deuxiegraveme moment de la lecture
du Gorgias pour illustrer ce que nous appelons lrsquoarborescence de recherche ougrave chaque nœud
serait une joute dialectique Cette combinaison justifiera alors le nom geacuteneacuteral drsquoarborescence-
tabulaire pour notre outil de repreacutesentation En bref apregraves lrsquoeacutechelle microscopique de lrsquoentretien
avec Gorgias nous allons maintenant consideacuterer lrsquoeacutechelle macroscopique de lrsquoentretien avec
Polos en le replaccedilant dans un projet plus vaste
La suite de lrsquoentretien est drsquoailleurs assez diffeacuterente de ce qursquoil eacutetait jusque lagrave Socrate
ayant deacuteclareacute avoir deacutecouvert une contradiction chez Gorgias Polos deacutecide de prendre la relegraveve
Ce dernier srsquoindigne de la meacutethode socratique lrsquoensemble des rappels eacutethiques effectueacutes durant
ce premier moment ne suffisent pas agrave convaincre Polos de la bonne foi de Socrate Polos
reproche agrave Socrate drsquoavoir fait conceacutedeacute des propositions fausses agrave Gorgias afin de le pousser agrave la
contradiction
τοῦτο ὃ δὴ ἀγαπᾷς αὐτὸς ἀγαγὼν ἐπὶ τοιαῦτα ἐρωτήματα ἐπεὶ τίνα οἴει ἀπαρνήσεσθαι μὴ οὐχὶ καὶ αὐτὸν ἐπίστασθαι τὰ δίκαια καὶ ἄλλους διδάξειν
126
[crsquoest] cela qui te reacutejouit drsquoautant plus si crsquoest toi qui y pousse avec tes questions Vraiment te figures tu que lrsquoon contesterait savoir ce que sont les choses justes et les enseigner quand mecircme
(PLATON Gorgias 461c)
Pour Polos la malhonnecircteteacute est manifeste car il est impossible de pouvoir preacutetendre enseigner ce
qursquoest ou ce que nrsquoest pas le juste tout en ne le connaissant pas soi-mecircme Pour cette raison
Polos deacuteclare la contradiction caduque et la justifie par une laquo faiblesse raquo de Gorgias Socrate
deacutecide donc drsquoinviter Polos agrave prendre la place de Gorgias afin de constater si lui aussi tomberait
dans une pareille contradiction
καὶ νῦν εἴ τι ἐγὼ καὶ Γοργίας ἐν τοῖς λόγοις σφαλλόμεθα σὺ παρὼν ἐπανόρθου δίκαιος δ᾽ εἶ καὶ ἐγὼ ἐθέλω τῶν ὡμολογημένων εἴ τί σοι δοκεῖ μὴ καλῶς ὡμολογῆσθαι ἀναθέσθαι ὅτι ἂν σὺ βούλῃ [hellip]
Ainsi en ce moment mecircme si dans nos propos agrave Gorgias et moi il y a quelque chose drsquoinexact corrige-nous tu le dois Et je veux si nous nous sommes mis drsquoaccord sur un point qui te paraicirct faux que tu me fasses rejouer mon coup [hellip]
(PLATON Gorgias 461c-d [trad modif LAFFITTE])
Lrsquoironie socratique est encore une fois une neacutecessiteacute face agrave un personnage indigneacute et en colegravere
lrsquoart de la conversation neacutecessite au preacutealable la reacuteintroduction drsquoune perspective de recherche
commune crsquoest-agrave-dire un inteacuterecirct pour lrsquointerlocuteur de Socrate agrave continuer le dialogue Nous
remarquons ici encore comment cette recherche de veacuteriteacute semble adopter un caractegravere ludique
(au sens premier du terme) La reacutefeacuterence au jeu de pions nrsquoest drsquoailleurs pas un hasard il est clair
que Socrate et les sophistes jouent le mecircme jeu mais pour des motifs diffeacuterents Ce moment peut
donner lrsquoimpression (volontaire) que Socrate nrsquoest plus alors en train de chercher la veacuteriteacute mais
srsquoamuse simplement agrave reacutefuter les thegraveses de ses interlocuteurs agrave la suite (agrave lrsquoimage drsquoun Gorgias
preacutetendant pouvoir reacutepondre agrave toute question) Cette interpreacutetation nrsquoest pourtant que partielle
car il apparaicirct au delagrave de la satisfaction immeacutediate de la reacutefutation que Socrate deacutesire
neacuteanmoins arriver agrave une position finale exempte de toute contradiction La suite du dialogue
appuiera davantage ce point comme nous le verrons
Cependant chose remarquable les rocircles srsquoinversent agrave cet instant et Socrate entre dans la
posture du Reacutepondant Lrsquoobjectif de Platon est compreacutehensible apregraves avoir critiqueacute la position
127
de Gorgias il convient maintenant pour Platon agrave travers la figure de lrsquoauteur drsquoavancer sa thegravese
Comme toujours chez Platon il nrsquoy a pas de hasard en vertu notamment du postulat theacuteacirctral tel
que nous lrsquoeacutevoquions parmi nos hypothegraveses de recherche Cette transition est agrave lrsquoeacutevidence une
rupture manifeste dans la maiumleutique comme art de la recherche de veacuteriteacute Socrate nous montre
alors comment il convient drsquoagir dans une telle situation Il faut flatter lrsquoadversaire et donner
lrsquoillusion que celui-ci a le dessus sur la situation bien souvent les dialogues se concluent par un
malaise chez lrsquointerlocuteur celui-ci nrsquoayant pas eacuteteacute capable de deacutefinir son propre objet Voilagrave
alors tout lrsquointeacuterecirct de ce passage faussement eacutelogieux de Socrate vis-agrave-vis de la jeunesse
qursquoincarne Polos et ougrave Socrate espegravererait voir celui-ci le laquo corriger raquo de ses erreurs Seul le
lecteur naiumlf pourrait prendre ce passage au pied de la lettre Platon joue drsquoailleurs beaucoup de
lrsquoironie socratique pour non seulement eacuteclairer ce que nous disions plus haut mais aussi pour
discreacutediter certains personnages aupregraves du lecteur Ici par exemple Polos apparaicirct clairement
comme un personnage peu enclin agrave la discussion et encore moins agrave discerner lrsquoironie de la
sinceacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence la recherche de veacuteriteacute sur le monde par delagrave les preacutejugeacutes sensibles ne
sera pas simple avec ce personnage Pourtant Socrate se sacrifie Comme il est eacutecrit dans la
Reacutepublique au livre VII le philosophe doit retourner dans la caverne pour sortir les autres de
leur ignorance Crsquoest cela que Socrate reacutealise devant nous en ne renonccedilant jamais au dialogue
mais en lui donnant des regravegles pour que celui-ci ait un sens 86
La regravegle principale que Socrate deacutesire imposer est cruciale elle deacutefinit la condition mecircme
du dialogue la micrologie (que nous opposons agrave la macrologie agrave savoir lrsquoart des longs
discours) Socrate demande agrave Polos de continuer lrsquoentretien par de courtes questions et reacuteponses
condition sine qua non de la recherche dialectique selon lui Comme eacutevoqueacute lors de la premiegravere
intervention de Polos avant lrsquoentretien avec Gorgias les longs discours ne reacutepondent pas aux
questions ils permettent uniquement de perdre lrsquoadversaire (dans un contexte agonistique) dans
les meacuteandres drsquoun raisonnement trop long agrave reacutefuter Il est neacutecessairement plus long de reacutefuter un
raisonnement que drsquoeacutenoncer le raisonnement fallacieux lui-mecircme La macrologie est donc agrave la
Lrsquoenreacutegimentation du dialogue lui donne agrave la fois une direction crsquoest-agrave-dire oriente la recherche et 86
dans le mecircme temps la justifie en lui attribuant une signification Nous jouons alors sur la polyseacutemie du sens en franccedilais Par ces regravegles le dialogue devient senseacute et censeacute
128
fois un moyen de faire perdre le cours du dialogue agrave lrsquoadversaire et aux auditeurs mais aussi un
habile moyen pour gagner du temps car il devient impossible pour lrsquoopposant de prendre assez
de temps pour reacutefuter la totaliteacute de la proposition initiale Pourtant quiconque a lu le Gorgias ne
peut que srsquoeacutetonner drsquoune pareille argumentation de la part de Socrate qui le plus souvent
monopolise la parole et qui finira mecircme le dialogue par ne plus que parler seul face au
deacutesinteacuteressement de Calliclegraves Neacuteanmoins il faut ici garder agrave lrsquoesprit qursquoil srsquoagit avant tout du
principe maiumleutique et que pour cette raison Socrate parle beaucoup mais pas trop
Bien que nous allions revenir dans la derniegravere partie de notre travail sur les monologues
socratiques de la fin du Gorgias nous pouvons deacutejagrave eacutevoquer la raison principale de cette
diffeacuterence de traitement la juste mesure Quand bien mecircme Socrate parlerait parfois beaucoup 87
plus que Polos Gorgias ou Calliclegraves il ne parle jamais trop Socrate est toujours soit dans son
raisonnement soit dans une ironie dont la viseacutee est seulement de maintenir les conditions du
dialogue Agrave lrsquoinverse mecircme srsquoils parlent parfois peu il nrsquoempecircche que les sophistes ne sont pas
agrave chaque intervention dans le sens du dialogue lrsquoobjectif est avant tout pour eux de sortir
victorieux de lrsquoeacutechange Bien au contraire agrave de nombreuses reprises ceux-ci tentent de perturber
lrsquoauditoire et lrsquoadversaire afin de remporter la joute sans se preacuteoccuper de la justesse de leur
propos Plus preacuteciseacutement drsquoapregraves la conclusion de notre premier chapitre sur le fonctionnement
des joutes la veacuteriteacute des sophistes nrsquoest autre qursquoune simple strateacutegie gagnante En cela le simple
fait drsquoecirctre victorieux est un preuve temporaire de la veacuteraciteacute de lrsquoargumentation Cela ne
fonctionne plus chez Platon pour qui la veacuteriteacute nrsquoa drsquoautre juge que le reacuteel lui-mecircme Lrsquoexteacuterieur
de la caverne est le monde le plus reacuteel davantage reacuteel que les ombres projeteacutees sur le fond de la
salle La macrologie du sophiste (au sens geacuteneacuteral) est ainsi une strateacutegie dont lrsquounique objectif
est de deacutestabiliser lrsquoadversaire Crsquoest donc potentiellement une strateacutegie gagnante mais dans
lrsquooptique plus honnecircte de la recherche de veacuteriteacute comme absolu commun reacutesultant drsquoun effort de
dialogue cette macrologie est une consideacuterable perte de temps qursquoil faut impeacuterativement
eacuteradiquer Un bon dialogue repose sur la juste mesure du temps de parole mesure non pas
Agrave ne pas confondre avec la mesure du juste que nous allons aborder par la suite Nous nous inspirons 87
ici et pour la suite de maniegravere pousseacutee des travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot et notamment du chapitre VI de son ouvrage Platon lrsquoinvention de la philosophie deacutejagrave preacuteceacutedemment citeacute dans notre travail
129
arithmeacutetique (dureacutees toujours identiques) mais geacuteomeacutetrique (dureacutees toujours proportionnelles agrave
la neacutecessiteacute du propos) En cela les monologues socratiques de la fin du Gorgias respectent la
juste mesure quoique nous y reviendrons par la suite
Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b]
Nous nous concentrons maintenant sur un passage assez court et qui pourtant requiert une
vaste compreacutehension de lrsquoœuvre de Platon pour ecirctre pleinement abordeacute Apregraves un deacutebat
initialement sur la nature de la rheacutetorique Polos deacuteplace lrsquoobjet vers la puissance des orateurs
dans la citeacute Polos refuse cateacutegoriquement la critique de Socrate et deacuteclare que la supreacutematie de
la rheacutetorique vient de sa capaciteacute agrave rendre un homme tout-puissant dans la citeacute Il srsquoappuie alors
sur lrsquoargumentaire de Gorgias que lrsquoon trouve par exemple dans lrsquoEacuteloge drsquoHeacutelegravene et qursquoil vient
drsquoeacutenoncer (456a- 457c)
[hellip) la puissance eacuteminente de la rheacutetorique qui [] permet [au sophiste] dans le cadre drsquoun deacutebat public de lrsquoemporter sur nrsquoimporte qui y compris un speacutecialiste agrave nrsquoimporte quel sujet
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 171)
Il srsquoagit drsquoun argument de fait la deacutevaluation socratique est contredite par le constat empirique
de la toute puissance des rheacuteteurs dans la citeacute deacutemocratique ce qui a eacuteteacute eacutetabli par Gorgias agrave la
fin de la premiegravere joute Pour le rheacuteteur les plus grands hommes sont dans une citeacute
deacutemocratique les eacutequivalents des tyrans ceux-ci possegravedent droit de vie ou de mort sur les autres
citoyens Cette capaciteacute est lrsquoincarnation drsquoun pouvoir absolu pour Polos Pourtant Socrate
remarque que lrsquoassimilation de la puissance agrave un bien conduit les rheacuteteurs agrave nrsquoavoir aucune
puissance srsquoils ne peuvent atteindre un but valable La joute qui va suivre portera donc sur un
problegraveme de mesure opposant drsquoune part lrsquoargumentation empirique de Polos et lrsquoargumentation
rationnelle de Socrate (cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172)
Socrate va alors jouer le jeu de Polos afin de le contredire sur son propre terrain Il
commence par distinguer la connaissance rationnelle de lrsquoopinion Cet argument nrsquoest pas sans
rappeler le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature dont nous parlions un peu plus tocirct La
meacutethodologie eacuteleacuteate en grande partie agrave lrsquoœuvre dans la maiumleutique socratique passe par cette
130
distinction primordiale entre ce que les mortels croient et la veacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence lrsquoobjectif du
philosophe est de toujours deacutepasser lrsquoopinion afin de preacutetendre agrave une connaissance vraie sur le
monde Or le tyran comme le sophiste ne srsquoen tient qursquoagrave ses opinions et nrsquoa pas de jugement
vrai (au sens platonicien) sur le monde Ainsi ce dernier fait ce qursquoil croit ecirctre bien pour lui
mais nrsquoen a en fait aucune reacuteelle ideacutee Un homme preacutesenteacute comme theacuteorique et deacutepourvu
drsquointelligence laquo se tromperait presque ineacutevitablement et choisirait le pire pour lui raquo (SEacuteGUY-
DUCLOT 2014 172) Ainsi conclut Socrate quand bien mecircme la puissance serait un bien comme
le disait Polos cet homme incapable drsquoagir dans son propre inteacuterecirct serait incapable drsquoaller vers
un quelconque bien Lrsquoobjectif de la joute pour Socrate est donc le suivant prouver que le tyran
souffre drsquoune impuissance radicale (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172) En deacutemontrant ceci Socrate
reacutefutera Polos
Mais Polos refuse une distinction seacutemantique cruciale entre laquo faire ce que bon nous
semble raquo et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo Le rheacuteteur qursquoil est ne la refuse pas simplement mais en
profite pour rabaisser Socrate et traiter son argumentation de laquo pitoyable raquo Lagrave encore le
personnage de Socrate nous donne une leccedilon de patience et drsquoironie Bien plutocirct que de
srsquoeacutenerver Socrate reacutepond agrave Polos avec une fausse politesse eacutevidente Lrsquoobjectif est ici de ne pas
laisser le dialogue sombrer dans lrsquoeacuteristique qui reposerait plus sur des injures que sur des
arguments logiques Socrate parvient mecircme agrave revenir dans la position du questionneur (situation
ideacuteale puisque permettant de conduire lrsquoentretien bien plus facilement) En prenant lrsquoexemple
drsquoun malade prenant un meacutedicament non pas pour le plaisir de boire la potion mais pour son effet
curatif Socrate fait reconnaitre agrave Polos qursquoune action nrsquoest jamais faite pour elle-mecircme mais
seulement en vue de sa finaliteacute De la mecircme maniegravere les marins ne sillonnent pas les mers pour
le simple fait de sillonner les mers mais pour acqueacuterir des richesses Socrate opegravere ensuite une
tripartition entre les choses (dans le sens drsquoactions) quant agrave lrsquoeacutevaluation de leur viseacutee certaines
sont bonnes drsquoautres mauvaises et drsquoautres enfin neutres Polos reconnait cette division Mais
directement apregraves Socrate fait aussi conceacuteder agrave Polos que les actions neutres ne sont en fait
jamais une fin mais un moyen vers un bien Par exemple on ne marche pas pour marcher mais
pour se deacuteplacer aller agrave un endroit Ainsi mecircme si la marche en elle-mecircme est une activiteacute
consideacutereacutee comme neutre sa finaliteacute est celle drsquoune bonne action De la mecircme maniegravere Socrate
131
fait reconnaitre agrave Polos que mecircmes les pires actions telles que faire peacuterir un homme ou lrsquoexiler
ne sont jamais faites dans un autre but que notre propre bien Socrate vient ainsi de deacutefinir
quelque chose drsquoimportant pour la suite toute action bonne neutre ou mauvaise est toujours
accomplie dans le sens de ce que nous pensons pouvoir nous apporter un certain bien Par ce
raisonnement Socrate vient de lier intrinsegravequement toute action avec la volonteacute drsquoun bien
personnel pour lrsquoagent Cet eacuteleacutement est primordial il va permettre la mise en place des
paradoxes socratiques et par la suite la reacutefutation des positions de Polos
La distinction qursquoeffectue Socrate part du principe eacutetabli que toute action vise le bien pour
son agent Si le tyran dans sa toute puissance commet une action qui se reacutevegravele nuisible pour lui
alors il nrsquoa pas pu faire ce qursquoil voulait puisque celui-ci voulait neacutecessairement son propre bien
Nous voyons comment Platon joue avec la volonteacute ponctuelle drsquoune part et la volonteacute finale
drsquoautre part La volonteacute ponctuelle est lrsquoaction que lrsquohomme veut faire agrave un instant donneacute Mais
chaque action reacutesultant de la volonteacute ponctuelle srsquoinscrit dans un projet plus geacuteneacuteral de volonteacute
finale crsquoest-agrave-dire le bien de lrsquoagent En subordonnant toute volonteacute ponctuelle agrave la volonteacute
finale Socrate permet de distinguer clairement laquo faire ce que bon nous semble raquo (volonteacute
ponctuelle) et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo (volonteacute finale) Tout homme veut le bien mais son
ignorance ne lui permet pas toujours drsquoaccorder sa volonteacute ponctuelle et sa volonteacute finale La
critique de Socrate repose donc sur lrsquoignorance du rheacuteteur Le tyran qui ne sait pas peut tout
faire de faccedilon ponctuelle mais pas de faccedilon finale La connaissance du juste est neacutecessaire agrave
lrsquoomnipotence
Le rheacuteteur confond pouvoir et puissance potestas et potentia Le pouvoir est la reacutealiteacute du
tyran il srsquoagit de son champ drsquoaction son intensiteacute dans lrsquoacte En cela le tyran est lrsquohomme
avec le plus de pouvoir Le pouvoir rejoint lrsquoautoriteacute lrsquoeffet immeacutediat sur les autres La
puissance agrave lrsquoinverse est un rapport agrave soi passant par une connaissance du reacuteel Crsquoest agrave la fois un
savoir et une vertu Socrate est le personnage le plus puissant en accordant agrave la perfection ce
qursquoil veut agrave la reacutealiteacute du monde La fin de la puissance nrsquoest pas drsquoexercer un pouvoir sur autrui
mais sur soi Le sophiste absolu incarneacute par la suite par Calliclegraves est maitre de lrsquounivers sans
ecirctre maitre de lui-mecircme il est pur pouvoir La volonteacute de puissance implique de commander agrave ce
132
qui est en soi elle implique drsquoobeacuteir agrave ce qui est plus grand que soi Si nous deacutesirons ici prendre le
temps de la reacuteflexion sur ces notions de pouvoir et de puissance crsquoest avant tout pour insister sur
la faccedilon avec laquelle Platon parvient comme nous lrsquoeacutevoquions plus haut agrave joindre diffeacuterents
plans de sa penseacutee Comme nous lrsquoeacutevoquions la diffeacuterence entre le philosophe et le sophiste
repose dans sa pratique du dialogue sur la preacutesence pour le philosophe drsquoune finaliteacute deacutepassant
lrsquohorizon simple de la victoire de la joute oratoire De la mecircme maniegravere dans le Gorgias il
apparaicirct clairement que la distinction entre la puissance et le pouvoir relegraveve du mecircme problegraveme
Finalement tout ceci pourrait se reacutesumer agrave la partie de lrsquoacircme mise en avant selon le personnage
Dans le cas du philosophe toute lrsquoacircme est tourneacutee vers laquo les choses de lrsquointellect raquo (νοῦς) alors
que le tyran (crsquoest-agrave-dire le sophiste dans ce qursquoil est de plus extrecircme) tourne son acircme vers laquo les
plaisirs mateacuteriels raquo (ἐπιθυmicroία)
Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes
laquo Nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo La conclusion socratique semble intenable En effet
drsquoapregraves lrsquoensemble de ses positions Socrate semble deacutefendre lrsquoideacutee selon laquelle toute action a
pour finaliteacute le bien Mais la situation est indeacutefendable sur le plan juridique Comment peut-on
garder un systegraveme judiciaire reposant sur la responsabiliteacute des actes si toute injustice devient
neacutecessairement involontaire Ce problegraveme nrsquoen est pourtant pas un pour Platon nous deacutecidons
de regarder les thegraveses platoniciennes sous un aspect plus geacuteneacuteral En effet notre approche
dialogique nous a bien souvent conduit agrave ne voir dans les joutes socratiques que des strateacutegies
gagnantes vides de reacutealiteacutes Cependant le moment nous semble ici ideacuteal pour justifier au plan
large (crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble du corpus et non plus seulement drsquoune œuvre prise
isolement) que le personnage de Socrate est le vecteur de thegraveses platoniciennes Ces thegraveses
deacutepassent les apories de surface pour prendre un sens nouveau une fois pleinement remises dans
leur contexte
En vertu des thegraveses eacutenonceacutees dans lrsquoHippias mineur celui qui manque son objectif
volontairement est meilleur que celui qui le fait sans en avoir le choix Par exemple celui qui
court lentement par choix est un meilleur coureur que celui qui court lentement par neacutecessiteacute
133
mdash Ἐν δρόμῳ μὲν ἄρα πονηρότερος ὁ ἄκων κακὰ ἐργαζόμενος ἢ ὁ ἑκών mdash Ἐν δρόμῳ γε
mdash Dans la course celui qui fait un mauvais travail involontairement est plus mauvais que celui qui le fait volontairement mdash Oui dans la course
(PLATON Hippias mineur 374a)
Mais dans ce cas celui qui manquerait volontairement la justice de son action serait plus juste
que celui qui le ferait par erreur Lrsquohomicide volontaire serait par exemple moins grave que
lrsquohomicide involontaire du simple fait que dans le premier cas le criminel aurait eu conscience
de ce qursquoil eucirct fallu faire de juste mais aurait volontairement choisi lrsquoinjustice Nous voyons
combien la discussion entre Polos et Socrate est grave il ne srsquoagit plus simplement de deacutefinir
lrsquoactiviteacute des orateurs dans la citeacute mais de rendre raison drsquoun systegraveme juridique reposant sur
lrsquointentionnaliteacute des actes La distinction repose ici sur les deux termes preacuteceacutedemment citeacutes
laquo volontaire raquo (ἑκών [374a]) et laquo involontaire raquo (ἄκων) Le dialogue de lrsquoHippias mineur ne
propose ici aucune solution et se termine par une aporie Toutefois la difficulteacute est leveacutee dans un
autre dialogue le Protagoras (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 175)
ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι ἀλλ᾽ εὖ ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν
Pour moi je suis agrave-peu-pregraves persuadeacute quaucun sage ne croit que qui que ce soit pegraveche de plein greacute et fait de propos deacutelibeacutereacute des actions honteuses et mauvaises mais ils savent tregraves bien que tous ceux qui commettent des actions de cette nature les commettent involontairement
(PLATON Protagoras 345d-e [trad modif COUSIN])
Le Gorgias se place donc agrave la suite de cette consideacuteration qui est que la volonteacute finale ne peut
ecirctre que le bien Il devient donc impossible de commettre une injustice involontairement ce qui
supprime de facto lrsquoaporie de lrsquoHippias mineur Mais cette solution qui supprime lrsquoinjustice
volontaire ne permet pas dans un systegraveme peacutenal de consideacuterer lrsquoinjustice involontaire comme
moins grave puisque lrsquoinjustice devient neacutecessairement involontaire Nous retrouvons ici lrsquoideacutee
deacutefendue par Aristote dans son Eacutethique agrave Nicomaque
134
ἔτι δὲ τί διαφέρει τῷ ἀκούσια εἶναι τὰ κατὰ λογισμὸν ἢ θυμὸν ἁμαρτηθέντα φευκτὰ μὲν γὰρ ἄμφω δοκεῖ δὲ οὐχ ἧττον ἀνθρωπικὰ εἶναι τὰ ἄλογα πάθη ὥστε καὶ αἱ πράξεις τοῦ ἀνθρώπου ltαἱgt ἀπὸ θυμοῦ καὶ ἐπιθυμίας ἄτοπον δὴ τὸ τιθέναι ἀκούσια ταῦτα
Et de plus quelle diffeacuterence fait-on si elles sont commises contre notre greacute entre les fautes de calcul et les fautes dues agrave lrsquoardeur Elles sont en effet agrave proscrire toutes les deux Or les fautes sans calcul semble-t-il ne sont pas moins humaines De sorte que sont aussi le fait de lrsquohomme les actions qui procegravedent de lrsquoardeur et de lrsquoappeacutetit Il est donc deacuteplaceacute de poser lagrave des actes non consentis
(ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque III 1 1111b1 [trad modif BODEacuteUumlS])
Nous devons alors nous tourner vers le dernier dialogue de Platon pour comprendre
comment sortir deacutefinitivement de lrsquoaporie et reacuteintroduire un systegraveme judiciaire capable drsquoagir
dans la citeacute Il srsquoagit des Lois IX
si nous voulons accorder le laquo nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo et les neacutecessiteacutes du systegraveme peacutenal nous ne pouvons affirmer qursquoil y a agrave la fois une injustice volontaire et une injustice involontaire Il srsquoagit drsquoun problegraveme dialectique tout reacuteside dans le choix de la bonne distinction agrave opeacuterer
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176)
Seacuteguy-Duclot remarque que la distinction ne repose plus sur lrsquoinjustice volontaire ou non mais
sur la notion de laquo dommage raquo (βλάβη [862a]) entre un dommage qui relegraveve de lrsquoinjustice et un
dommage qui nrsquoen relegraveve pas laquo Tout dommage nrsquoest pas une injustice il peut nrsquoecirctre qursquoun
dommage involontaire raquo (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176) Le lecteur devra alors remarquer la
pirouette fantastique opeacutereacutee par Platon qui plutocirct que de deacutemontrer que toute injustice est
involontaire deacutemontre agrave lrsquoinverse que lrsquoinjustice involontaire nrsquoexiste pas Ceci peut alors
sembler paradoxal et aller agrave lrsquoencontre de la thegravese deacutefendue plus tocirct consistant agrave renier
lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune volonteacute meacutechante Bien au contraire en srsquoappuyant sur la distinction que
nous avons preacuteceacutedemment eacutenonceacutee il apparaicirct clairement que tout le raisonnement repose sur les
ambiguiumlteacutes de certains mots La volonteacute nrsquoest pas simplement ce que lrsquoon deacutesire faire de maniegravere
immeacutediate mais ce vers quoi lrsquoon tend de maniegravere finale il srsquoagit de la diffeacuterence que nous
consideacuterions plus tocirct entre volonteacutes finale et ponctuelle Une injustice doit toujours ecirctre
volontaire puisque une injustice est la reacutesultante drsquoune action meacutediteacutee de maniegravere ponctuelle
135
comme moyen drsquoatteindre le bien Lrsquoinjustice est donc la cause drsquoune ignorance de la part de
lrsquoagent incapable de comprendre le lien reacuteel entre son action immeacutediate et ses conseacutequences
ultimes Ecirctre injuste crsquoest ne pas savoir ce qui reacutesultera de notre action Les dommages en
revanche ne sont pas neacutecessairement lieacutes agrave la volonteacute de lrsquoagent Il existe des dommages
involontaires lorsque les conseacutequences de lrsquoaction sont totalement impreacutevisibles En revanche
lrsquoinjustice est toujours volontaire puisque elle est un autre nom pour un laquo mauvais jugement raquo
En suivant notre raisonnement le lecteur pourra ecirctre surpris drsquoy voir surgir un autre
paradoxe apparement plus dur encore agrave deacutepasser Si lrsquoinjustice ne relegraveve pas drsquoune mauvaise
volonteacute mais drsquoune ignorance du bien comment peut-on condamner un homme pour son
ignorance Le problegraveme semble persister et aucun des dialogues eacutetudieacutes nrsquoapporte de reacuteponse agrave
cette question Les lois amegravene un premier eacuteleacutement de reacuteponse Lrsquoinjustice trouve sa source dans
le laquo cœur raquo (θυmicroός [863b] le laquo plaisir raquo (ἡδονή) et lrsquolaquo ignorance raquo (ἄγνοια) Selon Platon
lrsquoinjustice prend place quand lrsquoignorance conduit agrave prendre un plaisir pour le bien Nous pouvons
alors sortir du paradoxe en rapprochant ce raisonnement de ce que nous avions conclu agrave la suite
du livre VI de la Reacutepublique En effet la tripartition de lrsquoacircme et le dualisme ontologique sont la
cause reacuteelle de lrsquoinjustice mais aussi de sa responsabilisation Le cœur comme expliqueacute dans le
Phegravedre est la source du choix de vie chez lrsquohomme Il faut donc que lrsquohomme tourne tout entier
son cœur vers la raison et reacutesiste agrave la distraction de lrsquoeacutetalon noir les deacutesirs
ὅταν δ᾽ οὖν ὁ ἡνίοχος ἰδὼν τὸ ἐρωτικὸν ὄμμα πᾶσαν αἰσθήσει διαθερμήνας τὴν ψυχήν γαργαλισμοῦ τε καὶ πόθου κέντρων ὑποπλησθῇ ὁ μὲν εὐπειθὴς τῷ ἡνιόχῳ τῶν ἵππων ἀεί τε καὶ τότε αἰδοῖ βιαζόμενος ἑαυτὸν κατέχει μὴ ἐπιπηδᾶν τῷ ἐρωμένῳ ὁ δὲ οὔτε κέντρων ἡνιοχικῶν οὔτε μάστιγος ἔτι ἐντρέπεται σκιρτῶν δὲ βίᾳ φέρεται καὶ πάντα πράγματα παρέχων τῷ σύζυγί τε καὶ ἡνιόχῳ ἀναγκάζει ἰέναι τε πρὸς τὰ παιδικὰ καὶ μνείαν ποιεῖσθαι τῆς τῶν ἀφροδισίων χάριτος
Quand la vue dun objet propre agrave exciter lamour agit sur le cocher embrase par les sens son acircme tout entiegravere et lui fait sentir laiguillon du deacutesir le coursier qui est soumis agrave son guide domineacute sans cesse et dans ce moment mecircme par les lois de la pudeur se retient dinsulter lobjet aimeacute mais lautre ne connaicirct deacutejagrave plus ni laiguillon ni le fouet il bondit emporteacute par une force indomptable cause les disgracircces les plus factieuses au coursier qui est avec lui sous le joug et au cocher les entraicircne vers lobjet de ses deacutesirs et apregraves une volupteacute toute sensuelle
136
(PLATON Phegravedre 254a [trad modif COUSIN])
Lrsquohomme est donc responsable de ce vers quoi il se tourne De plus les plaisirs sont une
image deacuteteacuterioreacutee du bien dans le monde sensible Il y a donc une plus faible proportion drsquoecirctre
dans les plaisirs sensibles que dans les strates supeacuterieures des plaisirs intelligibles Lrsquoinjustice est
donc la reacutesultante drsquoune mauvaise orientation de lrsquoacircme conduisant lrsquohomme agrave prendre une image
sensible pour une reacutealiteacute intelligible
Nous en sommes responsables parce que la laquo ligne raquo de lrsquoecirctre est verticale et paradoxalement non lineacuteaire Le bien nrsquoest pas un terme quelconque il correspond au sommet agrave la fois de lrsquoecirctre et de la connaissance et pourtant du fait de la non-lineacuteariteacute nous sommes libres de ne pas le suivre Il y a donc non pas une neacutecessiteacute de connaissance mais un devoir de connaissance
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 180)
Crsquoest drsquoapregraves ce laquo devoir de connaissance raquo que lrsquohomme peut juger et ecirctre jugeacute dans la citeacute Ce
que nous venons drsquoexpliquer ne couvre eacutevidemment pas la totaliteacute de la question morale chez
Platon loin srsquoen faut Cependant nous sommes deacutejagrave en possession de nombreux eacuteleacutements nous
permettant de comprendre de maniegravere plus claire le chemin parcouru Nous pouvons alors
repreacutesenter selon notre modegravele arborescent la totaliteacute du raisonnement effectueacute sur cette question
morale
137
FIG 17 REPREacuteSENTATION ARBORESCENTE DU PROBLEgraveME DE LrsquoINJUSTICE88
Cette repreacutesentation se lit du bas vers le haut La premiegravere aporie apparaicirct dans lrsquoHippias mineur
Socrate srsquoy interroge sur la diffeacuterence entre celui qui manque son but volontairement et celui qui
le manque involontairement Si cela fonctionne dans le cas de la course (un coureur qui va
volontairement lentement est meilleur qursquoun coureur condamneacute agrave ne pas aller vite) Socrate doit
reconnaitre que cela ne fonctionne plus dans le cas de la morale Tout du moins le problegraveme est
Nous utilisons dans cette repreacutesentation le symbole laquo perp raquo pour signaler une antilogie ou toute forme 88
drsquoinvaliditeacute du raisonnement (par exemple lrsquoincapaciteacute de juger un individu) On peut alors parler drsquoaporie plutocirct que drsquoantilogie
138
Hippias mineur
Protagoras
Lois IX
perp
perp
perp
perp
Gorgias
Reacutepublique Phegravedre
Celui qui commet une injustice volontairement est meilleur que celui qui le fait involontairement
Il est impossible de juger les hommes pour leurs actes car personne ne commet lrsquoinjustice volontairement
Toute injustice est
condamnable
Nul ne deacutesire lrsquoinjuste
comme finaliteacute mais
cer ta ins le deacutes irent
comme moyen
Lrsquohomme est responsable
de ce sur quoi il applique
son acircme
poseacute mais il ne trouve pas de reacuteponse satisfaisante Un eacuteleacutement de reacuteponse se trouve alors dans le
Protagoras ce qui permet de deacutepasser lrsquoaporie en eacuteclairant sous un autre jour le problegraveme La
thegravese deacuteveloppeacutee est la mecircme que celle qui sera reprise par la suite dans le Gorgias agrave savoir
qursquoen morale il est impossible de volontairement rater sa cible On ne peut pas viser ce que lrsquoon
ne considegravere pas ecirctre le bien ou agrave lrsquoinverse nos actions ne peuvent que viser ce que nous
consideacuterons ecirctre le bien Le problegraveme de lrsquoHippias mineur est donc en partie reacutesolu le problegraveme
nrsquoexiste pas Cependant une autre aporie fait son apparition dans ce cas comment peut-on
juger les hommes si ceux-ci ne peuvent que viser ce qursquoils considegraverent comme eacutetant le bien
Pour cette raison le Protagoras remplace une aporie theacuteorique par une aporie pragmatique Les
Lois IX nous donnent une reacuteponse mais agrave lrsquoextrecircme opposeacute de nos attentes Il ne srsquoagit plus de
faire la distinction entre injustice volontaire ou involontaire mais entre les dommages reacutesultant
drsquoune injustice ou non Ainsi Platon condamne tout dommage reacutesultant drsquoune injustice ce qui
est lrsquoinverse de ce que le lecteur imagine toute injustice est certes involontaire mais toute
injustice est condamnable La situation semble tout aussi aporeacutetique que preacuteceacutedemment quoique
les choses avancent Le Gorgias sans reacutepondre directement permet neacuteanmoins de percevoir la
penseacutee de Platon en filigrane il existe une distinction entre le moyen et la finaliteacute drsquoune action
On peut vouloir le mal comme un moyen pour arriver agrave ce que lrsquoon pense ecirctre le bien (comme
finaliteacute) Il est alors selon Platon condamnable de deacutesirer une action injuste mecircme dans
lrsquooptique finale du bien Pour justifier cette responsabiliteacute agrave deacutesirer lrsquoinjuste il faut enfin se
tourner vers la theacuteorie de lrsquoacircme dans la Reacutepublique et le Phegravedre Nous remarquons alors ce qui
fait lrsquouniciteacute et lrsquouniteacute de la thegravese platonicienne chaque raisonnement semble isolement
aporeacutetique Pourtant une fois reacuteinteacutegreacutees agrave un projet plus vaste plus large il devient clair que les
apories ne sont que des moments de la reacuteflexion Il est aussi remarquable que lrsquoaporie des Lois
trouve sa solution dans son double theacuteorique la Reacutepublique Lrsquoeacutecriture de Platon nrsquoeacutetait pas
lineacuteaire et toutes les reacuteponses ne se trouvent pas dans son dernier ouvrage Drsquoapregraves notre lecture
la Reacutepublique contient en elle les fondements theacuteoriques servant ainsi de reacuteponse aux autres
apories preacuteceacutedemment souleveacutees
Plus qursquoun simple choix visuel cette repreacutesentation arborescente vise selon nous agrave
montrer comment les apories locales disparaissent agrave lrsquoeacutechelle globale Nous le disions au deacutebut
139
de notre travail Platon est un dramaturge Dans ce cas il convient de lire un dialogue non pas
comme une piegravece entiegravere mais simplement comme une scegravene La succession des apories ou des
difficulteacutes ne repreacutesente pas la fin du raisonnement mais sa condition En cela lrsquoapproche de
Platon est dialectique car chaque problegraveme est consideacutereacute pour lui-mecircme puis replaceacute dans un
scheacutema de compreacutehension globale bien plus profond
140
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue
La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d]
Le dernier moment de notre travail portera sur la partie du dialogue entre Socrate et
Calliclegraves ainsi que sur le rocircle du mythe final dans la dialectique du Gorgias Bien que ce moment
soit le plus long dans le dialogue du Gorgias nous nrsquoy consacrerons pas autant de temps qursquoil
faudrait pour mener une analyse complegravete de ce passage En effet ayant deacutejagrave illustreacute le
fonctionnement de notre outil repreacutesentatif dans les deux preacuteceacutedentes parties nous preacutefeacuterons ici
nous consacrer aux caractegraveres plus uniques de lrsquoentretien entre Socrate et Calliclegraves agrave savoir le
rejet du dialogue par Calliclegraves ainsi que les recours mythologiques de Socrate Il semble en effet
neacutecessaire de srsquointerroger sur la preacutesence drsquoun mythe en guise de conclusion drsquoun dialogue
pourtant toujours plus rigoureux dans son application des regravegles de lrsquoeacutechange dialectique Nous
nous proposons de confronter le sens du mythe avec son contexte narratif afin drsquoen deacuteduire sa
viseacutee mais aussi son fonctionnement
Afin de comprendre la progression du dialogue nous devons dans un premier temps
comprendre les thegraveses avanceacutees par les deux partis Calliclegraves arrive agrave la suite de la reacutefutation de
Polos Ce que remarque drsquoembleacutee Calliclegraves crsquoest la valeur subversive des propos de Socrate
Pour Calliclegraves les thegraveses socratiques ne sont que des positions volontairement choquantes que
personne (pas mecircme Socrate) ne pourrait veacuteritablement consideacuterer comme vraie
Εἰπέ μοι ὦ Χαιρεφῶν σπουδάζει ταῦτα Σωκράτης ἢ παίζει 89
Dit moi Cheacutereacutephon Socrate est-il seacuterieux ou joue-t-il
(PLATON Gorgias 481b)
Il va en toute logique chercher parmi les preacuteceacutedents arguments de Polos la cause de sa
contradiction Cette erreur est en fait la mecircme chez Polos que chez Gorgias quelque temps
avant il srsquoagit drsquoun abus de conformisme (ou un manque de courage) qui les a empecirccheacute de
soutenir leur thegravese par honte laquo Il a eu honte de dire ce qursquoil pensait raquo (αἰσχυνθεὶς ἃ ἐνόει εἰπεῖν
[482e]) Calliclegraves en revanche ne srsquoembarrasse pas de sentiments il est plus laid de subir
Le terme laquo παίζει raquo est assez ambigu Ce dernier signifie agrave la fois jouer (litteacuteralement faire lrsquoenfant 89
laquo παῖς raquo) mais aussi se moquer (suivi de πρός)
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lrsquoinjustice que de la commettre Cette honte reacutesulte de la preacutesence drsquoun auditoire et donc de la
pression de lrsquoopinion Il est impossible pour Gorgias et Polos de dire que Socrate a tort parce
que de pareils propos seraient risibles mdash voire condamnables mdash sur la place publique
Calliclegraves sort de la contradiction de Polos en invoquant la distinction entre
laquo nature raquo (φύσις [482e]) et laquo loi raquo (νόmicroος) Pour Calliclegraves Socrate piegravege ses interlocuteurs en
confondant nature et loi Ainsi commettre lrsquoinjustice est peut-ecirctre plus laid selon la loi mais pas
selon la nature les hommes fixent de maniegravere conventionnelle ce qui est laid Agrave lrsquoinverse dans
la nature ce jugement ne semble pas exister de la mecircme faccedilon la nature est par deacutefinition un
reacutefeacuterentiel hors des conventions Telle sera la position de Calliclegraves Dans cette perspective la
morale nrsquoest qursquoune ruse des faibles pour prendre le pouvoir sur les forts En fondant une justice
naturelle Calliclegraves deacutefend le droit du plus fort Il termine alors sa thegravese par la conseacutequence 90
ultime de sa position la philosophie nrsquoest qursquoune discipline intellectuelle qui ne saurait ecirctre la
finaliteacute de lrsquoeacuteducation des jeunes dans la citeacute Faire le choix de la philosophie crsquoest faire le choix
de la faiblesse voire laquo drsquoecirctre condamneacute agrave mort si [un individu malveillant] le voulait raquo ( [hellip] εἰ
βούλοιτο θανάτου σοι τιmicroᾶσθαι [486b])
Socrate reacutepond alors en preacutecisant lrsquoestime que ce dernier a pour un interlocuteur de la
qualiteacute de Calliclegraves
Εἰ χρυσῆν ἔχων ἐτύγχανον τὴν ψυχήν ὦ Καλλίκλεις οὐκ ἂν οἴει με ἅσμενον εὑρεῖν τούτων τινὰ τῶν λίθων ᾗ βασανίζουσιν τὸν χρυσόν [hellip]
Si je me trouvais ayant une acircme en or Calliclegraves ne crois-tu pas que je devrais me reacutejouir de trouver quelqursquoune de ces pierres par laquelle ils eacuteprouvent lrsquoor [hellip]
(PLATON Gorgias 486d)
Calliclegraves gracircce agrave ses positions theacuteoriques extrecircmes repreacutesente une chance pour Socrate Il est
lrsquounique moyen pour le philosophe de tester son art dialectique jusqursquoau bout gracircce agrave la
coheacuterence de ses preacutemisses par rapport au problegraveme de Polos Gorgias et Polos avaient fait 91
Il convient ici de remarquer combien la thegravese preacutesenteacutee est extrecircme et ne reflegravete pas ce qui serait une 90
laquo penseacutee sophistique raquo geacuteneacuterale chez Platon Dans La Reacutepublique I Thrasymaque deacutefinit les lois selon une approche qui se fonde davantage sur lrsquoempirisme et le pragmatisme les lois sont passeacutees et preacutevalent en soit elles sont un avantage mdash et non pas parce quelles iraient dans lrsquointeacuterecirct du plus fort
Cf supra I3 laquo La meacutethode eacuteleacuteate raquo la dokimasie comme test de validiteacute91
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preuve de gegravene agrave lrsquoideacutee drsquoassumer la totaliteacute des conseacutequences logiques de leur position initiale
mdash qui ne portaient pas sur le mecircme sujet Mais Calliclegraves ne craint rien quant agrave lrsquoavantage de la
rheacutetorique pour la vie bonne il se permet drsquoaller au fond de sa penseacutee quitte agrave proposer un
monde sans autre fondement que la force
Comment peut-on comprendre ce rapport entre philosophie et sophistique Il semble
drsquoune part que le philosophe combatte avec ardeur les sophistes ce dernier doit agrave tout prix
eacuteradiquer leurs thegraveses afin de faire reacutegner un ideacuteal de justice dans la citeacute Pourtant il apparaicirct
comme un besoin pour le philosophe de se confronter agrave lrsquoextreacutemisme morale des sophistes afin
drsquoeacutevaluer ses propres thegraveses En drsquoautres termes le philosophe peut utiliser le sophiste car ce
dernier est un excellent moyen de tester la validiteacute des positions du philosophe
Lrsquoenjeu du dialogue pour le philosophe est donc double il faut soigner lrsquoautre de ses
mauvaises opinions en tentant de le convaincre et se soigner soi-mecircme en eacuteradiquant les thegraveses
invalides de notre raisonnement Pour ce faire il faut neacuteanmoins que le sophiste srsquoengage agrave
respecter les regravegles de lrsquoentretien dialectique Crsquoest lagrave toute la difficulteacute pour le philosophe le
seul apte agrave lui apporter un gain en veacuteriteacute est le sophiste mais ce dernier ne se laisse pas
facilement convaincre de participer agrave un tel exercice Il faut donc user de ruse (fausse naiumlveteacute
flatterie) pour conduire le sophiste agrave accepter de jouer le rocircle de lrsquoopposant Mais il faut de plus
user de ruse pour que ce dernier ne transforme pas le dialogue en une eacuteristique sans inteacuterecirct
Lrsquoironie socratique peut ainsi ecirctre deacutefinie comme lrsquoensemble des proceacutedeacutes hors du dialogue
mais qui rendent ce dialogue possible et feacutecond Le philosophe est condamneacute agrave revenir dans la
caverne pas seulement pour convaincre les autres mais pour se convaincre lui-mecircme drsquoecirctre sucircr
qursquoil ne confonde pas une ombre sensible avec une reacutealiteacute du monde intelligible Le sophiste en
vouant un culte aux ombres est le meilleur adversaire pour accomplir cette catharsis
intellectuelle
Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c]
Socrate remarque une ambivalence autour de la notion de force dans les propos de
Calliclegraves ce dernier confond laquo supeacuterieur raquo (τὸ κρεῖττον [488d]) laquo meilleur raquo (τὸ βέλτιον) et
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laquo plus fort raquo (τὸ ἰσχυρότερον) Si la loi de nature place le pouvoir dans les mains des plus forts
alors la deacutemocratie est une eacutevolution naturelle de ce transfert de force En somme dans une
deacutemocratie il serait faux de dire que le pouvoir est deacutetenu par les faibles puisque la loi de nature
implique neacutecessairement que celui qui ait le pouvoir soit le plus fort Ainsi lrsquoordre de nature ne
peut qursquoecirctre neacutecessairement respecteacute puisque la force devient une condition a posteriori de
lrsquoapplication du pouvoir Pour le dire autrement avoir le pouvoir conduit neacutecessairement agrave ecirctre le
plus fort puisque la deacutefinition du plus fort est justement drsquoecirctre celui qui a le pouvoir La
deacutemocratie ne peut plus ecirctre le pouvoir des faibles la formule devient contradictoire
Il peut sembler ici que Socrate joue sur les mots mais cela nrsquoest pas vain Lrsquoobjectif de
Socrate contre Calliclegraves comme plus tocirct contre Gorgias et Polos est de pousser ses
interlocuteurs agrave preacuteciser le plus leur penseacutee Ainsi devient-il plus simple pour Socrate de mettre agrave
jour une contradiction dans lrsquoensemble des thegraveses de Calliclegraves
En poussant Calliclegraves agrave deacutefinir davantage sa penseacutee et plus preacuteciseacutement agrave deacutefinir avec un
maximum de rigueur son concept de force Socrate entrevoit la possibiliteacute drsquoy trouver une
contradiction pour la suite de lrsquoentretien Nous voyons comment lrsquoexercice du dialogue se
diffeacuterencie du simple discours de lrsquoorateur qui emploie des termes volontairement vagues et peu
deacutefinis afin de ne pas srsquoengager dans les conseacutequences de ses propos Ecirctre preacutecis crsquoest assumer
les conseacutequences logiques de ses propos Il faut donc parler peu mais parler bien (ce qui
srsquooppose agrave la macrologie de Polos par exemple mais pas au monologue de Socrate de la fin du
discours qui bien qursquoeacutetant parfois tregraves longs ne sont jamais trop longs selon Platon autrement
dit rien dans les propos de Socrate nrsquoest superficiel mais tout contribue soit au raisonnement en
lui-mecircme soit aux proceacutedeacutes meacuteta-dialogiques de maintien de lrsquoesprit dialectique)
Suite agrave cette remarque Calliclegraves explique que les plus forts seraient les plus laquo intelligents
et les plus courageux pour diriger une citeacute raquo (τοὺς φρονίmicroους εἰς τὰ τῆς πόλεως πράγmicroατα καὶ
ἀνδρείους [491c]) Cette intelligence comme qualiteacute agrave bien gouverner serait la raison pour
laquelle ces derniers profitent drsquoavantages dans la citeacute Agrave cela Socrate nuance le propos de son
adversaire srsquoil est eacutevident que la gouvernance revienne aux plus aptes agrave gouverner cela ne
devrait en rien justifier que ceux-ci jouissent de privilegraveges Il ne srsquoagit pas de gouverner dans son
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inteacuterecirct personnel mais dans une perspective geacuteneacuterale dans laquo lrsquointeacuterecirct de tous raquo Entre alors une 92
nouvelle preacutecision de la part de Calliclegraves qui dans le cadre du dialogue amegravene en substance le
moyen de la reacutefutation finale (nous devons cependant rappeler combien lrsquoensemble de
lrsquoenchaicircnement du dialogue est en soi une suite neacutecessaire drsquohypothegraveses conduisant
systeacutematiquement agrave la deacutecouverte drsquoune antilogie lrsquoensemble du dialogue est le moyen de la
reacutefutation finale puisque chaque assertion repose sur la preacuteceacutedente et introduit la suivante)
Calliclegraves annonce que ceux qui gouvernent doivent jouir de privilegraveges dans la mesure ougrave il sont
laquo les plus ambitieux les plus deacutetermineacutes raquo Calliclegraves entend par lagrave que la gouvernance ne saurait
ecirctre reacuteduite agrave un simple savoir-faire il faut du deacutesir de la passion (surtout quand on pense au
contexte de la deacutemocratie atheacutenienne et de ses nombreux exemples de coups drsquoeacutetat crimes
politiques etc)
Il se fait alors de plus en plus sentir une certaine lassitude de Calliclegraves voire un
eacutenervement agrave reacutepondre aux thegraveses socratiques Ce moment nrsquoest pas anodin et si le caractegravere de
Calliclegraves preacutefigure son abandon du dialogue par la suite nous deacutesirons ici nous interroger quant
aux causes de cet eacutenervement Une observation du scheacutema dialogique est ici neacutecessaire
Calliclegraves reacutepondant aux questions poseacutees par Socrate fait des assertions Ces assertions ont pour
objectif drsquoecirctre geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire drsquoecirctre agrave mecircme de fonder une theacuteorie qui ne soit pas
restreintes agrave certaines conditions Socrate reacutecupegravere ensuite cette assertion et en teste la validiteacute
en prenant des exemples concrets Bien souvent ces exemples proviennent de la vie courante du
quotidien Le mouvement intellectuel est donc double Dans un premier temps lrsquoesprit srsquoeacutelegraveve
vers des theacuteories geacuteneacuterales (la tradition dirait des Ideacutees) puis dans un second temps lrsquoesprit
redescend et applique au reacuteel ces theacuteories Lrsquoeacutenervement de Calliclegraves survient alors quand
Socrate applique les theacuteories de son interlocuteur agrave des exemples triviaux peu glorieux Alors
que la discussion porte sur des concepts de la plus haute importante comme le bien ou le beau
Socrate confronte les theacuteories ainsi fondeacutees agrave des cas bien particuliers tels que les cordonnier ou
les malades chez le meacutedecin Il y a un retour vers le reacuteel une neacutecessiteacute pour Socrate que la
Lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral eacutevoqueacute ici par Socrate nrsquoest pas sans rappeler ce que sera le laquo bien commun raquo chez 92
Rousseau
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penseacutee prenne place dans notre monde et ne reste pas seulement au niveau purement theacuteorique
Calliclegraves ne supporte pas ce retour vers le reacuteel et voudrait rester au plan purement speacuteculatif
Il est assez paradoxal de voir comment Platon que la tradition a deacutefini comme le penseur
du ceacuteleste celui qui pointe le ciel du doigt est en fait le philosophe du banal du vulgaire (au
sens latin) La philosophie de Platon nrsquoest pas seulement une contemplation de ce que le monde
devrait ecirctre et ce qursquoimporte comment il est mais bien la penseacutee de ce que le monde est Que
lrsquoon songe agrave Rousseau qui introduit son Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute
parmi les hommes en deacuteclarant laquo Commenccedilons donc par eacutecarter tous les faits raquo (ROUSSEAU
1754) Agrave lrsquoinverse Platon pense le monde dans sa totaliteacute et dans sa reacutealiteacute La philosophie nait
chez Platon de cette friction entre lrsquoinfiniment petit et lrsquoinfiniment grand Si cette friction est
feacuteconde chez le philosophe elle est en revanche tregraves douloureuse pour son adversaire Que nous
pensions une fois encore agrave lrsquoimage de la pierre de touche pour eacutevaluer lrsquoor de lrsquoacircme de Socrate
il convient de rayer lrsquoacircme de Calliclegraves ou de supposer que celui-ci soit plus fort que Socrate
Par la suite Socrate effectue un deacutecalage profond de lrsquoaction de gouverner les autres agrave
celle de se gouverner soi-mecircme Cette ambition comme laquo volonteacute de puissance raquo pour 93
paraphraser Nietzsche nrsquoest-elle pas la preuve drsquoune incapaciteacute agrave reacutesister agrave ses deacutesirs En faisant
de cette laquo ambition raquo la qualiteacute des grands hommes Calliclegraves est dans lrsquoeacuteloge de lrsquointempeacuterance
Or il existe pour Socrate une correacutelation neacutecessaire entre tempeacuterance et justice Degraves lors crsquoest
sur ce nouveau point que la suite du dialogue portera Peut-on gouverner aux autres sans pouvoir
se gouverner soi-mecircme Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduit finalement agrave une eacutevaluation de
lrsquoheacutedonisme comme principe de vie Comme agrave plusieurs reprises dans le dialogue nous voyons
comment se dessine en toile de fond les theacutematiques centrales drsquoautres grands dialogues
theacuteoriques notamment la Reacutepublique et le Phegravedre Il srsquoagit finalement de la question morale de
toute la penseacutee platonicienne qui se pose maintenant vaut-il mieux vivre selon la raison ou selon
Lrsquoideacutee selon laquelle Calliclegraves serait lrsquoincarnation de lrsquouumlbermensch nietzscheacuteen (faisant lrsquoeacuteloge de la 93
Wille zur Macht) nrsquoest pas nouvelle Cette lecture relegraveve pourtant selon nous drsquoune approche biaiseacutee de Nietzsche Si pour se deacutepasser le surhomme doit avoir compris ce qui deacutefinit pleinement laquo lrsquohomme raquo alors il apparaicirct clairement que Nietzsche ne deacutefend en rien une orientation de lrsquoacircme vers les ἐπιθυmicroία mais bien au contraire un rapport agrave la pleine compreacutehension de soi Dans le cas du Gorgias le seul personnage proposant le deacutepassement de soi par la compreacutehension de sa nature est Socrate (Γνῶθι σεαυτόν) Nous devons cependant preacuteciser combien laquo chercher Nietzsche raquo dans Platon est anachronique
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les deacutesirs Nous connaissons deacutejagrave la reacuteponse que le dialogue apportera il existe pour Platon une
insatiabiliteacute neacutecessaire du deacutesir Il convient alors drsquoexercer son acircme agrave respecter sa partie la plus
noble afin de privileacutegier les plaisirs intellectuels Lrsquoexercice socratique nrsquoest donc pas une simple
recherche de veacuteriteacute mais possegravede aussi mdash et surtout mdash une porteacutee peacutedagogique Bien que les
recours de cette peacutedagogie puissent sembler contre productifs chez certains interlocuteurs la
honte et lrsquoironie ont pour vocation de solliciter chez lrsquoautre lrsquoenvie de la recherche de veacuteriteacute et
lrsquoabandon (dans une certaine mesure) des plaisirs uniquement mateacuteriels mdash ou charnels ce
qursquoillustra Socrate en preacutefeacuterant connaitre lrsquoacircme drsquoAlcibiade plutocirct que son corps et idem avec le
jeune Charmide
Enfin il convient de srsquointeacuteresser au premier recours mythologique du dialogue Socrate
pour illustrer son point prend pour reacutefeacuterence la fameuse image du tonneau des Danaiumldes Le
sage est dans un eacutetat drsquoautosuffisance ses tonneaux sont toujours parfaitement pleins Agrave
lrsquoinverse lrsquohomme deacutecrit par Calliclegraves agrave cause de son ambition radicale et de son deacutesir de
puissance est condamneacute agrave remplir eacuteternellement un tonneau dont le fond est perceacute Si la
meacutetaphore ne semble pas compliqueacutee agrave comprendre dans le contexte du dialogue il nous importe
cependant de comprendre la valeur que ce mythe peut avoir dans le cheminement dialectique Il
faut drsquoailleurs commencer par le plus important Calliclegraves ne sera pas convaincu par ce mythe
Pour ce dernier le plaisir ne consiste pas dans le fait drsquoavoir des tonneaux pleins mais
dans celui de les remplir Il faut donc toujours avoir un tonneau agrave remplir sans quoi cet
laquo asceacutetisme raquo incarneacute par le sage socratique conduirait les objets inertes agrave ecirctre les plus heureux
du monde Mais si le mythe ne permet pas ici de convaincre nous voyons cependant comment ce
dernier tente de persuader Nous caracteacuterisons ce scheacutema mythologique de persuasif Ce mythe
continue lrsquoexercice dialectique car il srsquointegravegre agrave lrsquoeacutevidence dans le cours du dialogue et soutient
une argumentation (agrave lrsquoinverse des mythes drsquoHeacutesiode par exemple qui nrsquoentrent pas dans une
dialectique mais dans un reacutecit du monde) Le mythe sert ici drsquoillustration il prolonge la reacuteflexion
par une image mais ne permet pas drsquoaller plus loin En drsquoautres termes le recours au mythe nrsquoest
pas neacutecessaire sur le plan de lrsquoargumentation mais est un recours psychologique permettant
drsquoillustrer simplement ce que lrsquoesprit peut avoir du mal agrave saisir Bien sucircr toute illustration est
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incomplegravete puisque celle-ci nrsquoest que lrsquoimage du propos Il nrsquoy a donc pas agrave proprement parler de
gain sur le plan dialectique agrave travers le recours mythologique mais sinon un effort de
repreacutesentation
Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e]
Il existe pourtant un autre niveau de recours mythologique dans les œuvres de Platon Nous
faisons maintenant une ellipse dans le dialogue et voulons nous interroger sur la signification de
lrsquoabandon de Calliclegraves et comprendre comment le mythe eacutenonceacute par Socrate agrave la fin du dialogue
est un prolongement de lrsquoeffort dialectique dans un autre registre Le fait que Calliclegraves arrecircte
lrsquoentretien ne doit pas ecirctre perccedilu comme une deacutefaite de la part de Socrate mais plutocirct comme un
eacutechec Une deacutefaite dans le cadre eacuteristique drsquoune joute implique que les thegraveses deacutefendues laissent
apparaicirctre un caractegravere paradoxal Par exemple Gorgias et Polos ont eacuteteacute deacutefaits par Socrate dans
les premiegraveres parties du dialogue En revanche un eacutechec est la conseacutequence drsquoune incapaciteacute
pour quelqursquoun deacutesireux drsquoatteindre un absolu commun agrave maintenir son interlocuteur dans cette
recherche Pour le dire autrement le deacutepart de Calliclegraves nrsquoest pas la preuve que Socrate nrsquoa pas
raison mais la preuve que Socrate ne peut plus lui faire entendre raison En se murant dans le
silence Calliclegraves utilise son dernier recours contre lrsquoargumentaire de Socrate en refusant la
leacutegitimiteacute de la rationaliteacute Calliclegraves nrsquoest pas silencieux face agrave la personne de Socrate mais
plutocirct face au λόγος comme principe de raisonnement Il nrsquoest donc plus possible pour Socrate
drsquoappuyer davantage son argumentation sur des principes logiques
La position de Socrate est alors deacutelicate Drsquoune part le raisonnement en lui-mecircme est deacutejagrave
termineacute Les objectifs theacuteoriques ont eacuteteacute atteints et la deacutemonstration semble prouver que selon
tous les points de vue la rheacutetorique se doit de se subordonner agrave la justice (il est donc impossible
que la rheacutetorique dans son eacutetat actuel relegraveve drsquoun quelconque savoir mais bien plutocirct de la
flatterie) Drsquoautre part Calliclegraves refuse de continuer le dialogue or Gorgias et Polos ont eux
aussi deacutejagrave eacuteteacute reacutefuteacutes On pourrait alors croire que Socrate pourrait simplement savourer sa
victoire et en rester lagrave Au contraire la reacuteaction de Calliclegraves est un problegraveme de taille pour
Socrate Cet acte de violence vient mettre un terme au dialogue et donc agrave la dialectique comme
moyen de recherche drsquoun absolu commun Il ne peut plus y avoir drsquoabsolu commun lorsque lrsquoon
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est seul Si la deacutemonstration de Socrate est valide il nrsquoen reste pas moins que la recherche
dialectique de veacuteriteacute nrsquoest pas alleacutee jusqursquoau bout crsquoest-agrave-dire jusqursquoagrave lrsquoacceptation par
lrsquointerlocuteur de Socrate de la justesse de ses thegraveses Au contraire Calliclegraves est dans le rejet pur
et simple du travail accompli Le simple fait que le dialogue continue encore avec Socrate seul
simulant la suite drsquoun dialogue en faisant agrave la fois les questions et les reacuteponses prouve combien
pour ce dernier lrsquoexercice du dialogue deacutepasse la simple eacuteristique
Socrate ne propose cependant pas un exercice solitaire Il demande agrave lrsquoensemble de
lrsquoauditoire de lrsquoarrecircter pour lui signaler tout problegraveme ou invraisemblance dans son raisonnement
mdash ceci rendant drsquoailleurs les transitions entre les interlocuteurs successifs possibles (Polos reacuteagit
apregraves Gorgias Calliclegraves srsquoindigne apregraves Polos) Il srsquoagit ici de ce que nous pourrions appeler le
caractegravere neacutecessairement intersubjectif de la recherche de veacuteriteacute Socrate entame alors son
protreptique sous forme de profession de foi puis par un ultime recours au mythe Le terme
protreptique nrsquoest pas un choix anodin il marque la fin de la rationaliteacute du discours Il ne srsquoagit
plus de convaincre mais de persuader En rejetant le discours Calliclegraves a rejeteacute la rationaliteacute
Socrate deacutecide alors de continuer dans un autre registre celui de la persuasion par les sentiments
Crsquoest dans ce cadre protreptique de lrsquoexhortation agrave la vie philosophique que le dernier mythe
srsquoinscrit Le passage eschatologique preacutesenteacute comme hypotheacutetiquement vrai (puisque Socrate y
croit tout en sachant que Calliclegraves lrsquoentendra comme une simple fable) arrive pour ponctuer un
moment drsquoinvitation agrave lrsquointrospection cherchant agrave eacutebranler les sensibiliteacutes
Socrate propose ici drsquoenjamber le passage du λόγος si difficile agrave faire accepter agrave Calliclegraves
en lrsquoinvitant directement agrave entrevoir le plus haut niveau de lrsquoecirctre ougrave siegravege la justice deacutecoulant
directement du bien Agrave ce niveau de compreacutehension le recours au λόγος nrsquoest pas neacutecessaire
crsquoest pour cela que le discours ne peut se faire que sous forme drsquoimages afin drsquoaller directement
toucher lrsquoimaginaire de son interlocuteur Apregraves avoir fait une analyse psychologique de son
interlocuteur Socrate parvient agrave visualiser le lieu du bloquage empecircchant Calliclegraves de
reconnaitre pleinement une justice deacutecoulant du bien Socrate propose donc par le biais du
mythe de contourner ce mur symbolique Calliclegraves est prisonnier du monde des deacutesirs en
preacutesentant agrave Calliclegraves une image de ce que peut ecirctre le bien Socrate y voit le moyen de susciter
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en lui le deacutesir de justice car lrsquoimage est le vecteur privileacutegieacute des deacutesirs Le mythe nrsquoest pas une
simple illustration du propos Cette fois il ne srsquoagit plus de penser (saisir) lrsquoanhypotheacutetique mais
de le vivre (dimension soteacuteriologique) Ici le mythe nrsquoa pas pour vocation agrave deacutepasser une aporie
mais agrave convertir les acircmes de ses interlocuteurs de nrsquoimporte quel moyen Si le protreptique
semble appartenir au registre des sophistes il nrsquoen est rien Et crsquoest parce que le mythe veut
convertir qursquoil nrsquoest jamais utiliseacutes avec les deacutejagrave convertis crsquoest-agrave-dire les Eacuteleacuteates Ainsi dans le
Parmeacutenide le Sophiste ou encore le Politique il nrsquoest pas neacutecessaire de recourir au mythe
puisque les deux interlocuteurs sont deacutejagrave convaincus du bien fondeacute de la recherche
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VI CONCLUSION
Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme
Nous lrsquoavons vu agrave plusieurs reprises il est difficile de reacuteduire le systegraveme de Platon agrave un
ensemble de thegraveses sorties de tout contexte Agrave chaque interlocuteur il y aura une discussion et
quand bien mecircme le sujet serait identique entre deux dialogues crsquoest le rapport agrave lrsquoadversaire qui
faccedilonne les propos tenus par Socrate Reacutesultant agrave la fois drsquoune strateacutegie dialogique mais aussi
drsquoune eacutetude psychologique et du contexte de narration la progression du dialogue nrsquoest jamais
lineacuteaire Il faut parfois observer une longue digression avant de retrouver le cours du dialogue
comme nous lrsquoavons vu dans le Sophiste par exemple et dans drsquoautres cas la suite des
interlocuteurs peut mecircme faire changer la nature du dialogue mdash ce que nous avons illustreacute agrave
travers notre eacutetude du Gorgias Enfin le mythe peut parfois ecirctre utiliseacute pour illustrer une position
trop complexe agrave saisir uniquement par la raison ou parfois encore pour continuer de convaincre
lrsquoadversaire lorsque celui-ci semble refuser de continuer le dialogue selon une progression
purement rationnelle Cependant la plupart de ces divergences reacutesultent avant tout du type
drsquoadversaires preacutesents durant la joute Il convient donc lors de la lecture de faire un effort
drsquoanalyse de contexte que Platon nous donne agrave travers la theacuteacirctraliteacute du dialogue (plaisanteries
ironie sentiment de honte etc)
Le second point certainement le plus important de lrsquoensemble de ce travail est le fait que
le dialogue ne soit pas un simple choix de repreacutesentation litteacuteraire mais est un veacuteritable exercice
dont les reacutesultats ne peuvent pas ecirctre connus agrave lrsquoavance Contre Vlastos nous avons agrave plusieurs
reprises appuyeacute cette ideacutee selon laquelle lrsquoissue ne doit pas ecirctre consideacutereacutee comme certaine degraves le
deacutebut du dialogue et que Socrate ne ferait que promener mdash voire manipuler mdash ses interlocuteurs
afin de deacutefendre son propre point (une crypto-penseacutee platonicienne) Au contraire le dialogue se
fait toujours agrave deux (ou plus) et ce que Socrate annonce est toujours le fruit drsquoun rapport de force
entre les diffeacuterents participants du dialogue Notre outil repreacutesentatif est ainsi un meacutelange entre le
caractegravere tabulaire de la joute et lrsquoaspect arborescent drsquoun projet plus profond
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Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees
Nous nous interrogions initialement sur deux aspects qui nrsquoen forment en reacutealiteacute qursquoun
seul quelle est la nature reacuteelle de la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon et
secondement comment cette dialectique est agrave lrsquoorigine de nombreuse mauvaises interpreacutetation
dans les œuvres de Platon Notre question initiale eacutetait de savoir srsquoil existait une deacutemarcation
claire et preacutecise entre des moments dialectiques et le cours du dialogue Nous nous demandions
si pareille dichotomie reposait sur une reacutealiteacute deacutejagrave preacutesente dans lrsquoesprit de lrsquoauteur ou si celle-ci
eacutetait uniquement le fruit drsquoune interpreacutetation posteacuterieure Le dernier moment de notre reacuteflexion
portait sur la distinction entre les deux figures primordiales du deacutebat le philosophe et le
sophiste Socrate face agrave Gorgias Durant notre travail nous avons agrave plusieurs reprises eacutevoqueacute des
similitudes dans la pratique des joutes oratoires entre philosophes et sophistes Notre deuxiegraveme
moment se terminait drsquoailleurs par cette interrogation cruciale la veacuteriteacute comme strateacutegie
gagnante nrsquoeacuteradique-t-elle pas toute eacuteventualiteacute de diffeacuterentiation entre le philosophe et le
sophiste Ce ne fut qursquoau terme drsquoune eacutetude plus approfondie sur les diffeacuterences de viseacutee entre
sophistes et philosophes que nous sommes parvenus agrave eacutevoquer la finaliteacute dudit exercice comme
critegravere de deacutemarcation fiable entre une dialectique philosophique en quecircte de veacuteriteacute et une
sophistique eacuteristique purement agonistique simplement reacutegie par le deacutesir de vaincre
Chez Platon la philosophie ne se reacutesume pas agrave des thegraveses abstraites que lrsquoon pourrait
deacutefendre de maniegravere totalement exteacuterieure agrave sa propre personne Au contraire il nrsquoy a en
philosophie que de lrsquoad hominem pour la simple raison que la philosophie est avant tout un choix
de vie un engagement dans lrsquoecirctre et dans la citeacute Le dialogue est lrsquounique moyen de jouer (agrave
entendre ici au sens theacuteacirctral) les ideacutees mais aussi les hommes qui les deacutefendent La dialectique de
Socrate nrsquoest pas une simple confrontation drsquoideacutees agrave lrsquoimage des joutes mais un combat entre
des hommes pour ce qursquoils sont ce qursquoils incarnent et ce pour quoi ils se deacutefendent En cela la
philosophie de Platon est toute entiegravere tourneacutee vers la probleacutematique politique Ecirctre philosophe
crsquoest deacutepasser sa condition agrave la fois pour soi mais aussi pour sa citeacute Tout comme lrsquohomme a un
devoir de connaitre le philosophe a un devoir de retourner dans la caverne pour deacutenoncer les
152
ombres Le philosophe est cette torpille deacutecrite dans le Meacutenon qui jouera son rocircle jusqursquoagrave la fin
quand bien mecircme cette fin devrait ecirctre la mort
Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel
Ce travail nous a permis drsquoadopter un regard diffeacuterent sur la dialectique platonicienne agrave la
fois en ce qui concerne sa meacutethode mais aussi dans ses perspectives Cependant un sujet
primordial nrsquoa pas mdash ou peu mdash eacuteteacute abordeacute durant nos recherches celui de la nature de
lrsquoanhypotheacutetique platonicien Plus haut degreacute de lrsquoecirctre connaissance ultime lrsquoanhypotheacutetique est
ce qui vient avant mecircme les principes matheacutematiques Agrave lrsquoeacutevidence il eut eacuteteacute maladroit et vain
de tenter drsquointeacutegrer une eacutetude sur lrsquoanhypotheacutetique dans le cadre de notre travail dont la
theacutematique preacutesentait deacutejagrave un spectre large en tentant de syntheacutetiser agrave la fois les aspects
dialogiques et les perspectives meacutetaphysiques de la meacutethode dialectique Neacuteanmoins nous ne
pouvons passer sous silence la neacutecessiteacute intellectuelle qui srsquoimposerait maintenant agrave nous et
invitons le lecteur agrave se demander si cet anhypotheacutetique est ou nrsquoest pas un savoir de nature
propositionnel Est-il possible selon Platon drsquoeacutenoncer agrave la maniegravere laquo sujet - copule - preacutedicat raquo un
savoir anhypotheacutetique Nous ne pouvons reacutepondre agrave cette question mais pensons qursquoune lecture
attentive du Timeacutee serait inteacuteressante agrave ce titre et permettrait de preacutetendre agrave une vision coheacuterente
de lrsquoensemble du systegraveme ontologique platonicien En effet nous avons choisi de nous
concentrer de maniegravere quasi exclusive sur la part eacuteleacuteate de la penseacutee platonicienne sans entrer
dans le deacutetail de son heacuteritage pythagoricien Cela repreacutesenterait une autre eacutetude agrave laquelle ce
travail aura servi drsquointroduction
153
REacuteFEacuteRENCES
Les textes de reacutefeacuterence sont seacutepareacutes en deux parties les reacutefeacuterences primaires sont
lrsquoensemble des œuvres citeacutees dans notre travail Les reacutefeacuterences secondaires constituent les autres
œuvres neacutecessaire agrave lrsquoeacutelaboration de notre travail mais jamais directement citeacutees
Primaires
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159
TABLE DES MATIEgraveRES
Reacutesumeacute ii
Abstract ii
Avant-propos iv
Format des citations viii
Remerciements ix
Index des figures x
Sommaire xi
I INTRODUCTION 1 1 Probleacutematique 1
Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne 1
Le caractegravere aporeacutetique 2
Le postulat theacuteacirctral 4
Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge 5
2 Meacutethodologie 9
De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques 9
Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique 12
II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 14 Socrate joue les beacuteotiens 14
1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide 16
La notion drsquoobstacle interpreacutetatif 16
Lrsquoobstacle historiographique 17
Subjectiviteacute de la traduction 19
Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation 21
Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute 22
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon 24
Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon 24
Vlastos et le raisonnement apagogique 26
Critique de la position de Vlastos 29
Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon 33
3 La meacutethode eacuteleacuteate 36
160
Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide 36
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique 40
Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide 44
Le laquo parricide raquo du Sophiste 48
Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie 51
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 53 Dialogue dialectique et joute 53
1 La dialectique chez Aristote 57
Aristote pegravere de la logique 57
Opposition entre Topiques et Analytiques 58
La connaissance des principes premiers 63
La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne 64
2 La dialectique comme enreacutegimentation 67
Le tableau de pointage 67
Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate 69
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux 73
Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante 73
Questionneur et Reacutepondant 74
Repreacutesentation tabulaire 76
Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique 78
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 80 Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes 80
1 Contexte drsquoapparition de la dialectique 83
Rationalisme et antirationalisme 83
La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle 84
2 La figure du sophiste 90
Le personnage du Gorgias 90
Politique et rapport aux autres une affaire de contexte 93
Le deacutesir de connaissance du philosophe 97
La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique 100
161
V EacuteTUDES DE CAS 107 Lrsquoeacutepreuve du dialogue 107
1 Gorgias nature de la rheacutetorique 109
Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e] 109
Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e] 114
Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b] 117
Question sur le principe du tiers exclu 122
2 Polos et Socrate mesures et morale 126
De Gorgias agrave Polos [461b - 466a] 126
Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b] 130
Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes 133
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue 141
La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d] 141
Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c] 143
Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e] 148
VI CONCLUSION 151 Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme 151
Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees 152
Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel 153
REacuteFEacuteRENCES 154 Primaires 154
Secondaires 157
Table des matiegraveres 160
162
iii
AVANT-PROPOS
Il serait mensonger de preacutetendre que la reacutedaction de ce travail fut aiseacutee lrsquoobstacle majeur
ayant eacuteteacute en grande partie de deacutefinir clairement la probleacutematique Cela transparaicirct aujourdrsquohui
encore dans la version finale de part lrsquoeacutetendue des theacutematiques abordeacutees En effet le sujet choisi
mdash la dialectique chez Platon mdash est neacutecessairement vaste et recoupe tous les aspects de la
philosophie platonicienne crsquoest par la dialectique que Platon parle de meacutetaphysique de
politique de morale drsquoart du pecirccheur agrave la ligne de lrsquoacircmehellip Il nrsquoeacutetait donc jamais simple de
savoir ce qui constituait pleinement un eacuteleacutement important pour la reacutedaction du travail Or si tout
semble inteacuteressant dans une recherche plus rien ne lrsquoest veacuteritablement Il faut neacutecessairement
mettre en place des critegraveres discriminants clairs sans quoi rien ne progresse Ceci prit du temps
De plus le projet initial portait davantage sur les Eacuteleacuteates que sur Platon agrave proprement parler il y
eut donc un glissement de la lecture allant de la dialectique comme simple support de lrsquoheacuteritage
eacuteleacuteate agrave la dialectique comme cœur mecircme du travail dont lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne serait qursquoun des
angles eacutetudieacutes
Mais il existe un problegraveme plus profond encore Quelques curieux se demandent ce que
peut ecirctre lrsquoactiviteacute drsquoun chercheur en philosophie de lrsquoAntiquiteacute Et apregraves trois ans de travail
dont un an consacreacute en grande partie agrave cette recherche il ne mrsquoest toujours pas aiseacute drsquoecirctre
pleinement en mesure de reacutepondre Que cherche-t-on veacuteritablement Lrsquoobjectif est-il de
retrouver la penseacutee drsquoun auteur ou bien plutocirct de tenter drsquoen faire le plus beau systegraveme
possible Si lrsquoon srsquoen tient agrave cette seconde approche mdash celle du litteacuteraire inscrite dans le
profond sillon de la philosophie continentale mdash alors on voudrait lire Platon comme on lirait
Proust ou Hugo et lrsquoon ne fait rien drsquoautre que du commentaire litteacuteraire On cherche la figure de
style on essaie de tout embellir comme pour faire plaisir agrave lrsquoauteur On termine par faire de
Platon un mystique et lrsquoon trouve cela tregraves joli drsquoimaginer que la philosophie se deacuteveloppe
comme un poegraveme Et ainsi doucement est ajouteacutee une nouvelle pierre agrave lrsquoeacutedifice du miracle
grec fier de participer agrave un si bel ouvrage qui traverse deacutejagrave les acircges depuis des siegravecles
Dans notre cas il fallut se faire violence et tenter de garder le cap comme Ulysse pendant
son retour vers Ithaque ici le lit de Calypso est remplaceacute par les travaux de Luc Brisson de
iv
Jean-Franccedilois Pradeau et de nombreux autres Au deacutetour drsquoune introduction au Parmeacutenide on se
surprend agrave ecirctre seacuteduit par certains propos on recircve drsquoune crypto-cosmologie drsquoune ontologie preacute-
chreacutetienne drsquoune monde des Ideacutees agrave lrsquoimage du Jardin drsquoEacuteden Et lrsquoon commence
progressivement agrave ne plus lire mais agrave deacutesirer le texte Platon serait drsquoailleurs bien plus plaisant
srsquoil avait conceptualiseacute ensemble εἶδος et ἰδέα On cherche agrave plaire on joue sur les mots on
ajoute ccedilagrave et lagrave des majusculeshellip Bref on ne commente plus lrsquooriginal grec mais deacutejagrave une
traduction Fait-on encore de la philosophie Et comme Ulysse lrsquoon pense chaque jour ecirctre
heureux dans un fantastique festin le banquet est gargantuesque les commentaires sont bien
dodus regorgent de belles ideacutees mais degraves lors que le soleil est derriegravere lrsquohorizon on pleure face
au rivage en repensant agrave ce royaume lointain Ce royaume ougrave attend patiemment celle que lrsquoon a
laisseacutee au deacutebut de ce peacuteriple Le roi drsquoIthaque lrsquoappelle Peacuteneacutelope nous lrsquoappelons laquo veacuteraciteacute raquo
Que dit-on encore de vrai sur ces textes incapables de se deacutefendre par eux-mecircmes Dans
lrsquoOdysseacutee il faudra lrsquoaide des dieux pour que le heacuteros reprenne la mer ici-bas les dieux se font
bien discrets Tout au mieux une Muse apparaicirct quelques fois mais lagrave encore elle est le plus
souvent muette
Que le lecteur se rassure nous nrsquoavons fait qursquoune courte escale sur lrsquoicircle drsquoOgygie et
avons mecircme refuseacute lrsquoimmortaliteacute proposeacutee par la deacuteesse Le travail suivant srsquoil preacutesente des
caracteacuteristiques diverses et eacuteparses ne relegraveve que drsquoune seule volonteacute apporter un regard neuf et
original sur la meacutethode dialectique telle que Platon nous la preacutesente Puisse-t-il servir cette
cause
v
Ποτὲ αὐτῆς ἐν ἀγορᾷ καὶ θοἰμάτιον περιελομένης συνεβούλευον οἱ γνώριμοι χερσὶν ἀμύνασθαι laquo Νὴ Δί εἶπεν ἵν ἡμῶν πυκτευόντων ἕκαστος ὑμῶν λέγῃ εὖ Σώκρατες εὖ Ξανθίππη raquo
Un autre jour en pleine place elle lui avait arracheacute son manteau et ses amis lui conseillaient de la punir par quelques gifles laquo Par Zeus dit-il pour que nous nous battions agrave coups de poings et que chacun drsquoentre vous crie laquo Vas-y Socrate vas-y Xanthippe raquo
DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie doctrines et sentences des philosophes illustres II 5
vi
vii
FORMAT DES CITATIONS
Toutes les citations de textes grecs utiliseacutees dans notre travail proviennent de la banque de
donneacutees du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig
Nous faisons coiumlncider chaque passage en langue originale avec sa traduction franccedilaise
Afin drsquoeacuteclairer le lecteur sur les choix de traduction nous augmentons la graisse de la police des
mots importants Agrave chaque groupe de mots mis en emphase dans la langue originale correspond
un groupe de mots mis en emphase dans la traduction franccedilaise selon lrsquoexemple suivant
Τὰ ζῷα τρέχει
Les animaux courent
(AUTEUR Œuvre Section du passage)
Les fragment drsquoHeacuteraclite sont eacuteparses agrave travers lrsquoensemble de la litteacuterature Nous
donnerons dans nos citations le numeacutero du fragment issu du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig puis
en bas de page la reacutefeacuterence textuelle drsquoougrave est issu ce fragment
Concernant les traductions du grec nous avons systeacutematiquement pris le parti de la fideacuteliteacute
aux mots grecs et ne lrsquoavons modifieacutee que pour en rendre le reacutesultat intelligible Nous avons
pleinement conscience que le reacutesultat en franccedilais est parfois drsquoune piegravetre qualiteacute litteacuteraire Le
lecteur nous pardonnera en gardant agrave lrsquoesprit la ceacutelegravebre formule parfois attribueacutee au poegravete
Charles Baudelaire laquo Une traduction est semblable agrave une femme si elle est belle sans doute
nrsquoest elle pas fidegravele raquo
Les citations plus modernes (article monographie etc) suivent le format Chicago-Style
(AUTEUR date page) Les reacutefeacuterences complegravetes se trouvent agrave la fin de notre travail dans la
section REacuteFEacuteRENCES
viii
REMERCIEMENTS Ce travail est le fruit drsquoune vaste reacuteflexion que je conduisis pendant pregraves de trois ans je
ne peux que remercier mon directeur Benoicirct Castelneacuterac ainsi que Mathieu Marion sans qui ce
travail nrsquoaurait jamais vu le jour Le premier fut un guide hors pairs patient et toujours de bon
conseil Le second agrave travers son seacuteminaire agrave Montreacuteal donna agrave mon travail un fantastique eacutelan
Je pense dans un deuxiegraveme temps agrave mon professeur de philosophie de lrsquoAntiquiteacute et
professeur de grec ancien Jean-Joeumll Duhot qui suscita en moi un immense inteacuterecirct pour la
philosophie grecque lors de mes eacutetudes agrave lrsquoUniversiteacute Lyon 3 Jean Moulin Il mrsquoeacutevita ainsi une
eacuteventuelle passion pour la transsubstantiation ou tout autre sujet de meacutetaphysique meacutedieacutevale et
je ne peux que lui en ecirctre greacute
Jrsquoadresse enfin toute ma tendresse agrave ma famille ainsi qursquoagrave mon amie pour leur soutien
inconditionnel
ix
INDEX DES FIGURES
Fig 1 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon selon le modegravele de Vlastos 28
Fig 2 Double neacutegation dans les logiques classique et intuitionniste 30
Fig 3 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon proposeacutee 34
Fig 4 Repreacutesentation logique du deuxiegraveme fragment de Parmeacutenide 37
Fig 5 Repreacutesentation dialogique du principe de non-contraction 76
Fig 6 Repreacutesentation dialogique de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 77
Fig 7 Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent et neacutegation du conseacutequent 77
Fig 8 Table de veacuteriteacute de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 78
Fig 9 Arborescence dialogique semi-contradictoire 102
Fig 10 Arborescence dialogique contradictoire 103
Fig 11 Sortie drsquoune arborescence dialogique contradictoire 104
Fig 12 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias 1 [449a - 452e] 116
Fig 13 Critique de Gorgias par Socrate [451e - 452e] 117
Fig 14 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias [457a - 461a] 120
Fig 15 Table de veacuteriteacute du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122
Fig 16 Arbre du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122
Fig 17 Repreacutesentation arborescente du problegraveme de lrsquoinjustice 138
x
SOMMAIRE
I INTRODUCTION 1 Probleacutematique
2 Meacutethodologie
II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon
3 La meacutethode eacuteleacuteate
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 1 La dialectique chez Aristote
2 La dialectique comme enreacutegimentation
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 1 Contexte drsquoapparition de la dialectique
2 La figure du sophiste
V EacuteTUDES DE CAS 1 Gorgias nature de la rheacutetorique
2 Polos et Socrate mesures et morale
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue
VI CONCLUSION
REacuteFEacuteRENCES
xi
I INTRODUCTION
1 Probleacutematique
Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne
Une main est tendue vers le ciel Lrsquoautre tient la ciguumle sans mecircme daigner la regarder Oui
il va la boire cette coupe mais avant une derniegravere fois continuons agrave discuter Parlons de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme un dernier mythe eschatologique avant de partirhellip Les autres autour
baissent les yeux Le paradoxe est agrave son paroxysme crsquoest en mourant maintenant qursquoil devient
immortel Et jusqursquoagrave ses derniegraveres secondes Socrate megravene la discussion
Lorsque que le chercheur travaille sur les diffeacuterentes œuvres drsquoun auteur de lrsquoAntiquiteacute le
deacutesir premier semble consister agrave trouver un systegraveme coheacuterent dans lrsquoensemble de son œuvre
laquelle ne se reacuteduisant souvent qursquoagrave quelques fragments En croisant ses sources le philosophe
tente ainsi de mettre agrave jour lrsquouniteacute fondatrice agrave lrsquoorigine de lrsquoensemble de la reacuteflexion Le
chercheur est agrave cet instant dans une posture proche du matheacutematicien qui face agrave un nuage de
points tenterait de retracer la courbe pour en retrouver lrsquoeacutequation unique Dans le cas du corpus
platonicien le problegraveme est tout autre Lagrave ougrave certains ne nous laissegraverent que quelques mysteacuterieux
passages Platon confia aux acircges la totaliteacute de sa prolifique œuvre La recherche drsquouniteacute ne
consiste alors plus agrave combler les trous par des speacuteculations mais bien au contraire agrave articuler
ensemble une immense quantiteacute drsquoinformations semblant parfois contradictoires
Bien que la preacutesence du personnage de Socrate apparaisse comme un leitmotiv fiable 1
nous ne pouvons cependant parler drsquouniteacute des thegraveses socratiques Il faut chercher cette uniteacute du
cocircteacute de la forme plutocirct que de fond Par delagrave les sujet abordeacutes ainsi que les thegraveses deacutefendues
lrsquoensemble de ces œuvres sont toutes des illustrations drsquoune certaine puissance de dialoguer Le
dialogue prend place avec le personnage de Socrate ce dernier rencontre divers personnages a
priori persuadeacutes de lrsquoinfaillibiliteacute de leur science Socrate leur fait alors prendre conscience des
bornes de leurs connaissances Ceci passe par la mise en eacutevidence de limites inheacuterentes aux
Socrate est preacutesent dans tous les dialogues de Platon hormis Les Lois1
1
deacutefinitions des notions formuleacutees par ces personnages (lrsquoamitieacute lrsquoamour le beau le juste la
tempeacuterance etc) En partant drsquoune thegravese de deacutepart Socrate propose le plus souvent drsquoarriver agrave la
preuve de lrsquoimpossibiliteacute de soutenir la thegravese initiale Ainsi lrsquoincapaciteacute agrave deacutefinir un terme est un
excellent moyen de voir que lrsquoon ne le comprend pas entiegraverement
Cette meacutethode drsquoexamen nrsquoest pourtant le sujet principal drsquoaucun dialogue certes elle est
un outil systeacutematiquement employeacute mais nrsquoest que vaguement deacutefinie De la mecircme maniegravere
chez les commentateurs y compris de nos jours elle reste une notion relativement peu eacutetudieacutee
pour elle-mecircme Elle demeure le plus souvent consideacutereacutee comme compreacutehensible en soi et ne
requeacuterant pas drsquoeacutetudes approfondies et lrsquoattention des commentateurs se porte bien souvent plus
sur le contenu des argumentations que sur leur fonctionnement
Le caractegravere aporeacutetique
Mecircme si le dialogue en tant que tel nrsquoest jamais le sujet drsquoune des œuvres de Platon nous
devons tout de mecircme remarquer que certains passages font reacutefeacuterence agrave cette meacutethode
Οὐκοῦν καὶ ὅτι ἡ τοῦ διαλέγεσθαι δύναμις μόνη ἂν φήνειεν [αὐτὸ τὸ ἀληθές] ἐμπείρῳ ὄντι ὧν νυνδὴ διήλθομεν ἄλλῃ δὲ οὐδαμῇ δυνατόν
Et aussi que la puissance de dialoguer peut seule faire apparaicirctre [le vrai lui-mecircme] agrave un individu ayant fait lrsquoexpeacuterience des sciences que nous venons de parcourir mais que par aucune autre [puissance] ce ne serait pas possible
(PLATON Reacutepublique VII 533a) 2
Dans la philosophie platonicienne lrsquoobjectif absolu du philosophe est clairement drsquoatteindre la
veacuteriteacute la puissance du dialogue est pour le philosophe lrsquooutil pour atteindre cette derniegravere Le
dialogue devrait conduire en se focalisant sur une notion donneacutee agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute
Force est de constater que cela ne semble pas ecirctre le cas Bien au contraire le corpus platonicien
ne laisse entrevoir le plus souvent que des reacutefutations de thegraveses des opinions divergeant drsquoun
dialogue agrave un autre et surtout des paradoxes et des apories
Laporie est une fin sans reacuteponse satisfaisante cela se remarque aux derniegraveres lignes du
dialogue ainsi qursquoagrave lambiance ressentie En effet hormis dans le Parmeacutenide il nexiste aucun
Sauf indication contraire les traductions grecques seront reacutealiseacutees par nos soins2
2
dialogue se terminant de faccedilon positive par une confirmation deacutefinitive de la veacuteriteacute de la
conclusion Au mieux un consensus provisoire mais dont le caractegravere absolu ne semble pas
veacuteritablement acquis Le dialogue serait dans ce cas un bien mauvais moyen drsquoobtenir un savoir
srsquoil ne pouvait apporter qursquoune connaissance neacutegative des choses Le raisonnement de Socrate le
rend certes capable de dire ce qursquoune notion nrsquoest pas mais il est en revanche incapable
drsquoeacutenoncer clairement et de faccedilon consistante agrave travers le corpus ce qursquoelle est ce problegraveme
nous lui donnons le nom drsquoapophatisme dialectique De plus tel que le dit Platon le dialogue 3 4
nrsquoest pas une puissance ou capaciteacute parmi drsquoautres mais la laquo seule raquo (microόνη id [533a]) meacutethode
srsquooffrant au philosophe en quecircte de veacuteriteacute Lrsquoeacuteventualiteacute selon laquelle lrsquoart du dialogue ne serait
qursquoune meacutethode incomplegravete parmi drsquoautres nrsquoest donc pas envisageable car il nrsquoexiste pour
Platon aucun autre moyen drsquoatteindre la veacuteriteacute
Pour deacutepasser ce paradoxe de lrsquoapophatisme dialectique (crsquoest-agrave-dire lrsquoincapaciteacute
reacutecurrente pour la meacutethode du dialogue drsquoavoir un jugement positif sur le reacuteel tout en eacutetant
pourtant la seule meacutethode capable drsquoen rendre raison selon Platon) nous pouvons orienter notre
recherche vers la meacutethode telle que deacutefinie par Socrate la maiumleutique Ce dernier explique agrave
quelques reprises que son art est similaire agrave celui de sa megravere lrsquoart de la sage-femme 5
Εἶτα ὦ καταγέλαστε οὐκ ἀκήκοας ὡς ἐγώ εἰμι ὑὸς μαίας μάλα γενναίας τε καὶ βλοσυρᾶς Φαιναρέτης [hellip] Ἆρα καὶ ὅτι ἐπιτηδεύω τὴν αὐτὴν τέχνην ἀκήκοας
Pauvre innocent est-ce que tu ignores que je suis fils dune sage-femme tregraves habile et renommeacutee Pheacutenaregravete [hellip] Nrsquoas tu pas aussi entendu que jexerce le mecircme art
(PLATON Theacuteeacutetegravete 149a)
Socrate fait accoucher laquo les acircmes raquo (τὰς ψυχὰς id [150a]) Son travail consiste ensuite agrave
examiner si lrsquoecirctre enfanteacute est plein de laquo fausseteacute raquo (ψεῦδος) ou de laquo veacuteriteacute raquo (ἀληθές) Le
Lrsquoapophatisme est un terme reacutefeacuterant de faccedilon quasi exclusive agrave la theacuteologie neacutegative Nous voulons ici 3
retrouver le sens premier du verbe ἀπόφηmicroι laquo je nie raquo nous prendrons ce mot sans aucune acceptation theacuteologique
Dialectique est agrave comprendre ici comme lrsquoadjectif propre au dialogue4
Dans le sens de la τέχνη grecque5
3
dialogue nrsquoapporterait dans ce cas aucun savoir mais permettrait de controcircler les savoirs acquis
Cependant nous ne faisons ici que deacuteplacer le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique Si la
maiumleutique est lrsquoart drsquoaccoucher les esprits il apparaicirct clairement dans les dialogues que la
maiumleutique socratique est bien souvent steacuterile en termes de contenu elle nrsquoaccouche drsquoaucune
deacutefinition deacutefinitive mais elle eacutenonce et controcircle les hypothegraveses
Le postulat theacuteacirctral
Le lecteur pourra preacutetendre que cela ne repose que sur la contingence des rencontres et
que si Socrate avait eu de la chance il aurait pu trouver un interlocuteur susceptible drsquoenfanter
Cela va alors agrave lrsquoencontre drsquoun aspect fondamental du dialogue un choix litteacuteraire de
repreacutesentation Un dialogue est en soi une production drsquoordre theacuteacirctral il y a des personnages
des tirades (i e le texte prononceacute) un cadre spatio-temporel des deacutecors et des indications
sceacuteniques Lrsquoensemble de ce qui gravite autour des tirades des personnages nous lrsquoappelons
theacuteacirctraliteacute Dans une piegravece de theacuteacirctre la theacuteacirctraliteacute se compose donc de tout ce qui relegraveve de la
mise en scegravene tout ce qui nrsquoest pas prononceacute dans les tirades des personnages Cela ne veut pas
dire pour autant que la theacuteacirctraliteacute ne deacutepend que du metteur en scegravene le texte lui-mecircme contient
deacutejagrave de la theacuteacirctraliteacute il srsquoagit entre autres des didascalies Une didascalie ou indication
sceacutenique est un enseignement contextuel Il ne srsquoagit pas drsquoune tirade mais elle fait pourtant 6
partie du texte de lrsquoœuvre La theacuteacirctraliteacute ne srsquoexprime donc pas uniquement dans la
repreacutesentation mais aussi dans le texte
Nous formulons alors ainsi ce que nous appelons le laquo postulat theacuteacirctral raquo le personnage de
Socrate est un archeacutetype il ne sagit pas dune histoire reacuteelle Socrate pourrait juste sappeler laquo Le
philosophe raquo de la mecircme maniegravere que Platon incarne parfois les thegraveses de Parmeacutenide et de
Zeacutenon en laquo lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Nous sommes dans la repreacutesentation de personnages
caracteacuteristiques En cela lœuvre de Platon tend agrave luniversaliteacute de son discours car au dessus de
la relativiteacute du contexte demeure de faccedilon transcendante un appel agrave luniversel
Lrsquoeacutetymologie de didascalie est drsquoailleurs διδασκαλία signifiant enseignement6
4
Aux questions du caractegravere aporeacutetique des dialogues ainsi que de la steacuteriliteacute de la
maiumleutique nous devons alors affronter un problegraveme drsquoampleur Il ne devient plus possible de
justifier lrsquoabsence de reacuteponse par un simple manque de chance Nous partons du principe que
Platon est maicirctre agrave bord et que le corpus dont nous sommes en possession est suffisamment
complet pour que la repreacutesentation de la dialectique nrsquoy soit pas tronqueacutee La meacutethode socratique
chez Platon est supposeacutee apporter des veacuteriteacutes alors qursquoelle ne semble dans les faits que mettre en
eacutevidence lrsquoerreur et ne conclure que par des apories ou des invitations agrave continuer le travail 7
Quelle est lrsquoorigine de cet eacutecart entre lrsquoobjectif et le reacutesultat de la recherche de veacuteriteacute chez
Socrate Nous pouvons nous demander srsquoil srsquoagit soit drsquoun effet neacutecessaire de la dialectique
auquel cas elle ne serait qursquoun outil intermeacutediaire mais incomplet soit que la dialectique est
victime drsquoune reacutealiteacute transcendante et alors le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique viendrait
drsquoun apophatisme ontologique crsquoest-agrave-dire que lrsquoon ne pourrait rien dire sur lrsquoecirctre de faccedilon
positive chez Platon 8
Dans cette derniegravere eacuteventualiteacute comme dans la premiegravere si la veacuteriteacute nrsquoest pas accessible au
moyen de la dialectique quelle serait alors reacuteellement la nature de lrsquoexercice dialectique pour
Socrate sinon un jeu consistant agrave trouver des contradictions et agrave reacutefuter des adversaires Une
telle activiteacute nrsquoest-elle pas fort ressemblante agrave lrsquoactiviteacute des sophistes
Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge
Agrave la suite des paradoxes que nous venons drsquoeacutevoquer nous pensons qursquoun eacuteleacutement de
reacuteponse se situe dans la nature mecircme du texte de Platon le dialogue Pour bien des
commentateurs le dialogue nrsquoest chez Platon qursquoun choix stylistique pour illustrer une theacuteorie
Ceux-ci pensent que le travail du commentateur revient agrave extraire le contenu philosophique du
texte afin de se deacutefaire du poids litteacuteraire charrieacute par le dialogue Dans cette optique Aristote
Nous ne neacutegligeons pas lrsquoexistence de nombreux dialogue platoniciens ougrave le caractegravere aporeacutetique ne 7
semble pas apparaicirctre de faccedilon eacutevidente Nous pensons par exemple agrave lrsquoApologie le Criton le Pheacutedon mais aussi au Banquet Cependant notre propos est le suivant jamais dans lrsquoœuvre de Platon Socrate ne reacutepondrait agrave la proposition drsquoun interlocuteur laquo cette deacutefinition est correcte et deacutefinitive raquo Demeure alors une sensation drsquoincompleacutetude Lrsquounique exception est le Parmeacutenide sur lequel nous reviendrons abondamment par la suite
Rejoignant ici la position plotinienne en opeacuterant un glissement de lrsquoapophatisme agrave lrsquoaphaireacutetisme8
5
apparaicirct bien plus professionnel puisqursquoil eacutecrit une philosophie de traiteacutes Cependant ferions-
nous le mecircme exercice avec Moliegravere ou Shakespeare Agrave lrsquoeacutevidence non Nous voyons bien
qursquoun reacutesumeacute drsquoHamlet aussi minutieux soit-il nrsquoa plus grand lien avec lrsquoœuvre originale Degraves
lors peut-on raisonnablement croire que cela fonctionnerait de la sorte chez Platon Est-il
possible de comprendre le message du Banquet sans le hoquet drsquoAristophane
Lrsquoensemble du message contenu dans lrsquoœuvre de Platon nous est transmis par le biais du
dialogue Cependant ce message nrsquoest pas purement lineacuteaire et la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les
dialogues perturbe la nature de ce message En consideacuterant les œuvres de Platon non plus comme
de simples eacutenonciations lineacuteaires drsquoideacutees mais plutocirct comme des mises en scegravene repreacutesentant
diffeacuterents moments drsquoune reacuteflexion geacuteneacuterale alors nous pourrons eacutetablir de maniegravere plus correcte
ce que sont les veacuteritables thegraveses ontologiques dans le corpus platonicien
La tradition raconte que Platon aurait commenceacute par eacutecrire des œuvres theacuteacirctrales avant
qursquoil ne les brucirclacirct apregraves avoir rencontreacute Socrate
Ἔπειτα μέντοι μέλλων ἀγωνιεῖσθαι τραγῳδίᾳ πρὸ τοῦ Διονυσιακοῦ θεάτρου Σωκράτους ἀκούσας κατέφλεξε τὰ ποιήματα εἰπώνmiddot laquo Ἥφαιστε πρόμολ ὧδεmiddot Πλάτων νύ τι σεῖο χατίζει raquo9
Eacutetant sur le point de concourir pour la trageacutedie il rencontra Socrate devant le theacuteacirctre dionysiaque et agrave la suite de leur entretien il brucircla ce qursquoil avait eacutecrit en disant laquo Hephaistos vient ici Platon maintenant a besoin de toi raquo
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III [trad GENAILLE])
Si lrsquoanecdote semble peu creacutedible elle est en revanche symbolique De la mecircme maniegravere les
proches de Platon auraient retrouveacute agrave sa mort une piegravece drsquoAristophane agrave cocircteacute de lui Lrsquoœuvre de 10
Platon dans sa totaliteacute est drsquoailleurs une vaste trageacutedie Pensons au prologue drsquoAntigone de Jean
Anouilh
Voilagrave Ces personnages vont vous jouer lhistoire dAntigone Antigone cest la petite maigre qui est assise lagrave-bas et qui ne dit rien Elle regarde droit devant elle
Les guillemets ont eacuteteacute rajouteacute par nos soins pour rendre la citation plus lisibles Celles-ci ne sont pas 9
preacutesentes dans le texte original tireacute du Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig
La source de cette anecdote est lrsquoeacutemission de radio sur France Culture du 11 feacutevrier 2008 intituleacutee laquo Les 10
nouveaux chemins de la connaissance raquo Elle nous est conteacutee par Monique Dixsaut
6
Elle pense Elle pense quelle va ecirctre Antigone tout agrave lheure quelle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermeacutee que personne ne prenait au seacuterieux dans la famille et se dresser seule en face du monde seule en face de Creacuteon son oncle qui est le roi Elle pense quelle va mourir quelle est jeune et quelle aussi elle aurait bien aimeacute vivre Mais il ny a rien agrave faire Elle sappelle Antigone et il va falloir quelle joue son rocircle jusquau bouthellip
(ANOUILH 2008 5)
Degraves les premiers instants nous savons tous que Socrate va mourir Pourtant nous regardons les
dialogues srsquoenchainer lrsquohistoire avancer De la rencontre avec les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave sa
condamnation agrave mort Platon retrace toute la vie philosophique drsquoun personnage lrsquohistoire drsquoun
homme Nous pourrions essayer de comparer les œuvres de Platon aux eacutecrits de lrsquohistorien
Xeacutenophon reacutealiser des travaux drsquoarcheacuteologie afin de savoir si la rencontre entre Socrate et 11
Parmeacutenide eut eacuteteacute possible Quel inteacuterecirct dans un travail de philosophie Tout cela reviendrait agrave
renier le cœur mecircme de lrsquoœuvre de Platon sa puissance litteacuteraire
A fortiori nous avanccedilons lrsquoideacutee selon laquelle la theacuteacirctraliteacute repreacutesente une part importante
du message philosophique y compris de lrsquoexercice dialectique Penser les personnages des
dialogues comme des acteurs jouant un rocircle retourne consideacuterablement les perspectives de
lecture Nous tacirccherons donc dans la suite de notre travail de deacutemontrer en quoi la dialectique
possegravede une part de jeu nrsquoeacutetant pas incompatible avec la recherche de veacuteriteacute Si les œuvres de
Platon sont consideacutereacutees plutocirct comme des piegraveces de theacuteacirctre que des reacutealiteacutes historiques alors la
repreacutesentation dune aporie dans un dialogue ne peut plus ecirctre vue comme un simple constat
deacutechec de la meacutethode du dialogue mais comme un moment obligatoire dans une conception
plus large Les dialogues de Platon ne sont pas des piegraveces en eux-mecircmes mais simplement les
actes drsquoune seule œuvre qursquoil faut comprendre dans sa totaliteacute
Il convient enfin de preacuteciser ce que nous entendons par le personnage de Socrate et
lrsquoadjectif socratique srsquoy rapportant Socrate est un personnage ayant existeacute cela ne fait presque
Il nrsquoest jamais simple de parler de meacutethode historique dans le contexte antique Cependant la 11
meacutethodologie de Xeacutenophon se rapproche de celle de Thucydide dont il compleacuteta lrsquoœuvre Mecircme si le dialogue socratique eacutetait agrave lrsquoacircge classique un style litteacuteraire agrave part entiegravere nous pensons que lrsquoapproche de Xeacutenophon repose sur des eacutevegravenements et des situations probables Platon philosophe et dramaturge joue davantage dans le registre du symbolique
7
aucun doute Cependant nous ne sommes pas ici dans un travail drsquohistorien pur et simple la
philosophie antique nrsquoest pas une archeacuteologie des faits sinon une archeacuteologie de la penseacutee Dans
le cas preacutesent la seule penseacutee que nous choisissons drsquoeacutetudier est celle de Platon Nous
consideacuterons alors davantage Socrate comme personnage litteacuteraire et dramatique plutocirct qursquoen tant
qursquoindividu ayant reacuteellement veacutecu toutes les aventures qui lui sont attribueacutees Cela possegravede sur le
plan meacutethodologique de nombreux avantages le premier eacutetant que la reacutealiteacute historique des faits
ne nous importe guegravere Qursquoimporte que Socrate ne rencontracirct pas Parmeacutenide dans sa jeunesse le
personnage creacuteeacute par Platon a effectivement veacutecu cette rencontre Lrsquoensemble de notre travail
reposera donc sur Socrate personnage dramatique des œuvres de Platon
Notre objectif ne sera autre que de deacutefinir de faccedilon juste la meacutethode agrave lrsquoœuvre dans les
dialogues de Platon Nous deacutefendons lrsquoideacutee selon laquelle notre position de lecture influence les
reacutesultats de la dialectique platonicienne Notre hypothegravese de recherche peut alors se reacutesumer en
une phrase en consideacuterant les œuvres de Platon comme des productions theacuteacirctrales nous serons
agrave mecircme de trouver davantage de reacuteponses que dans le cadre drsquoune lecture traditionnelle Ceci
nous permettra de comprendre drsquoune autre maniegravere sous un nouveau jour les perspectives en jeu
dans les dialogues Certains problegravemes drsquoordres meacutetaphysique et ontologique devraient alors
trouver de nouvelles reacuteponses invisibles jusqursquoici Il est vrai que nos interrogations sur la
dialectique peuvent sembler quelque peu heacuteteacuterogegravenes Notre hypothegravese de travail place tous nos
espoirs du cocircteacute interpreacutetatif Cela apparaicirctra peut-ecirctre arbitraire en risquant de contraindre le
texte agrave se conformer agrave notre theacuteorie Nous devons donc prendre soin de deacutefinir avec rigueur notre
meacutethodologie afin drsquoeacuteviter toute deacuteteacuterioration du sens initial au profit de notre approche
8
2 Meacutethodologie
De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques
Notre travail se divisera en quatre grands moments Notre hypothegravese de deacutepart preacutesuppose
lrsquoexistence de reacuteponses dans lrsquoœuvre de Platon En effet notre recherche nrsquoaurait pas lieu drsquoecirctre
si nous pensions que la dialectique platonicienne eacutetait totalement incomplegravete et que certaines
reacuteponses nrsquoavaient pas eacuteteacute formuleacutees par Platon Nous marquons ici un choix initial fort en
refusant de croire drsquoune part agrave un apophatisme dialectique chez Platon (crsquoest-agrave-dire que la
dialectique nrsquoest pas apte agrave trouver de veacuteriteacutes agrave cause de sa neacutecessaire incompleacutetude) mais aussi
agrave un simple laquo appel agrave la continuation du travail raquo comme si Platon nrsquoavait fourni que la meacutethode
sans reacutesultats Au contraire nous partons de lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique a deacutejagrave atteint son
but (dans les textes) et qursquoil ne tient qursquoagrave nous lecteurs de Platon de comprendre ces reacuteponses
Selon le vieil adage la veacuteriteacute est lrsquoadeacutequation entre lrsquoecirctre et la penseacutee crsquoest-agrave-dire
lrsquoeacutelaboration drsquoun jugement juste Ainsi tout comme un texte sera vrai en vertu de son rapport au
monde une lecture sera vraie selon son rapport au texte Dans un premier temps il srsquoagira pour
nous de deacutefinir preacuteciseacutement ce qursquoest la meacutethode socratique crsquoest-agrave-dire drsquoen comprendre les
regravegles de fonctionnement Nous nuancerons notre deacutefinition en lui imposant comme bornes les
deacutefinitions drsquoautres meacutethodes proches mais diffeacuterentes (eacuteristique antilogique etc) Cette partie
relegravevera clairement drsquoun caractegravere historique srsquoinspirant des grandes theacuteories interpreacutetatives sur
la dialectique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours (de maniegravere non exhaustive mais significative) Notre
modus operandi consiste en lrsquoeacutelaboration drsquoune grille de lecture apte agrave augmenter notre capaciteacute
agrave comprendre le fonctionnement des raisonnements argumentatifs de la dialectique platonicienne
Notre originaliteacute reposera eacutevidemment sur ce que nous avons appeleacute le postulat theacuteacirctral La
position interpreacutetative que nous eacutelaborerons partira de notre hypothegravese de recherche selon
laquelle il ne convient pas de lire Platon comme un bloc monolithique mais comme une
succession de scegravenes ayant chacune un objectif propre Cet outil que nous concevrons est
interpreacutetatif crsquoest-agrave-dire que sa viseacutee nrsquoest autre que drsquoaccroitre notre acuiteacute conceptuelle face au
texte drsquoun dialogue de la mecircme maniegravere que des lunettes augmentent lrsquoacuiteacute visuelle drsquoune
personne myope ou astigmate sans modifier lrsquoobjet regardeacute Lrsquooutil ne modifie pas le contenu du
9
texte il modifie notre perception de celui-ci Ce point nous parait tregraves important dans la mesure
ougrave cette perspective purement interpreacutetative nrsquoest pas simple agrave respecter dans lrsquoeacutelaboration drsquoun
outil interpreacutetatif Chaque systegraveme interpreacutetatif implique des schegravemes logiques de
fonctionnement diffeacuterents Nous devons donc nous assurer dans la mesure du possible que les
schegravemes impliqueacutes par lrsquooutil que nous allons eacutelaborer ne sont pas incompatibles avec les
schegravemes du contexte drsquoeacutecriture Au contraire nous voulons que ceux-ci soient les plus proches 12
possible afin drsquoecirctre en adeacutequation avec la volonteacute de lrsquoauteur Nous profiterons de cette partie
pour eacutevoquer diffeacuterents problegravemes interpreacutetatifs en lien avec la meacutethode dialectique Cette partie
srsquoachegravevera par un choix drsquoordre logique que nous justifierons quant au meilleur moyen de
repreacutesenter les eacutechanges dialectiques
Dans un troisiegraveme temps nous nous attacherons agrave comprendre ce que pourrait ecirctre
lrsquoorigine de la dialectique Pour paraphraser Aristote si notre premier moment aura eacuteteacute consacreacute
agrave la cause mateacuterielle de la dialectique (son fonctionnement propre ses regravegles) le troisiegraveme temps
de notre travail se tournera vers drsquoune part sa cause efficiente et drsquoautre part vers sa cause finale
(en effet la dialectique comme production humaine ou projet permet cette superposition entre
origine et finaliteacute) Nous en profiterons pour tirer les conclusions meacutetaphysiques et plus
preacuteciseacutement ontologiques de nos choix interpreacutetatifs et repreacutesentatifs des moments dialectiques
En effet notre point de deacutepart est que la grille interpreacutetative de lrsquoexercice dialectique affecte
consideacuterablement les reacutesultats meacutetaphysiques Nous ferons alors une analyse eacutelargie des grands
traits meacutetaphysiques du systegraveme platonicien puis tacirccherons de comprendre comment la
dialectique srsquointegravegre dans ce systegraveme Nous serons dans lrsquoobligation de faire une revue des
preacuteoccupations ontologiques de quelques preacutesocratiques afin de comprendre le contexte
drsquoapparition de la meacutethode dialectique proposeacutee par Platon dans ses dialogues Nous nous
pencherons ensuite plus en avant sur les aspects meacutetaphysiques directement en lien avec les
preacutesupposeacutes induits par la dialectique telle que nous lrsquoaurons deacutefinie dans le chapitre preacuteceacutedent
Nous pensons ici agrave R G Collingwood prenant lrsquoexemple drsquoune traduction du grec πόλις par le mot 12
laquo Eacutetat raquo en lrsquoaffligeant de tous les concepts contemporains propre agrave notre concept drsquoEacutetat et agrave observer des erreurs dans les eacutecrits politiques grecs Pour Collingwood cela revient agrave traduire le mot grec τριήρης par laquo bateau agrave vapeur raquo on srsquoeacutetonnerait par la suite des variances conceptuelles et des incoheacuterences suite agrave lrsquousage du mot τριήρης lu comme bateau agrave vapeur dans les textes antiques (COLLINGWOOD 1994)
10
Il ne faut pas perdre de vue que lrsquoobjectif final est drsquoeacutelaborer une position de lecture apte agrave
deacutepasser les difficulteacutes laquo superficielles raquo des dialogues afin drsquoen comprendre le sens profond Il
ne srsquoagit pas pour autant de faire de la sur-interpreacutetation ou de lrsquoinvention
Le dernier moment de notre travail consistera en la mise en application de notre systegraveme
repreacutesentatif agrave un certain nombre de passages issus du corpus platonicien principalement le
Gorgias Lrsquoobjectif sera ici double drsquoune part expeacuterimenter notre outil repreacutesentatif en
laquo condition reacuteelle raquo crsquoest-agrave-dire sur de longs passages ougrave lrsquoenchevecirctrement des ideacutees ne va pas
de soi Notre outil ne prend son sens que dans le cadre de lrsquoanalyse profonde drsquoun passage et de
ses articulations avec les autres passages Drsquoautre part nous pourrons eacutetudier le rapport entre la
dialectique et le projet meacutetaphysique chez Platon Le troisiegraveme moment de notre travail opeacuterera
donc la synthegravese entre nos remarques drsquoordre logique du premier moment de notre travail et les
consideacuterations plus meacutetaphysiques du deuxiegraveme Nous reviendrons par la suite plus
abondamment sur le choix du Gorgias Nous pouvons drsquoores et deacutejagrave eacutevoquer le sujet du dialogue
comme motif principal En effet le troisiegraveme moment de notre travail reposera principalement
sur la distinction entre lrsquoactiviteacute sophistique et lrsquoactiviteacute philosophique Le Gorgias repreacutesente la
suite logique de notre interrogation theacuteorique puisque le dialogue repreacutesente agrave la fois une
reacuteflexion theacuteorique sur le sujet en questionnant la nature de la rheacutetorique mais aussi une
illustration pratique en opposant directement le personnage de Socrate agrave des sophistes
La quasi-totaliteacute de notre travail reposera sur les travaux de Benoicirct Castelneacuterac et de
Mathieu Marion Nous leur empruntons le regard dialogique qui seul permet de donner agrave cette
eacutetude une coheacuterence geacuteneacuterale en faisant de lrsquoexercice du dialogue un moment strateacutegique dont
lrsquoissue est incertaine Ainsi de nombreux eacuteleacutements deacutecoulant de cette analyse (critique des
travaux de Vlastos interpreacutetation du poegraveme de Parmeacutenide lecture des sophistes etc)
srsquoinscrivent en toute logique dans le mecircme sillon De plus nous avons choisi de nous appuyer
sur les reacutecents travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot dont lrsquoanalyse porte sur des centres drsquointeacuterecircts
souvent identiques aux nocirctres Parfois nous nous en inspirons parfois nous nous en deacutetacherons
mais ses travaux permettront toujours de servir de reacutefeacuterentiel surtout dans la deuxiegraveme moitieacute de
notre travail
11
Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique
Le projet que nous preacutesentons ici peut apparaicirctre au lecteur en bien des endroits encore
peu deacutefini vague voire teinteacute drsquoune certaine preacutetention Nous connaissons le danger inheacuterent agrave
notre travail Bien souvent le deacutesir de systegraveme pousse le commentateur agrave creacuteer de vastes
cateacutegories dans lesquelles il tenterait souvent par la violence du sur-commentaire de ranger les
concepts selon un ordonnancement preacuteeacutetabli Lrsquoobjectif est pour nous de retrouver une lecture
coheacuterente de lrsquoensemble du travail que Platon nous propose sans pour autant lui infliger le cadre
a priori de notre volonteacute Nous deacutesirons ainsi formuler une theacuteorie de la dialectique (ou tout du
moins en dessiner les contours) Or la nature mecircme du texte de Platon nous force agrave prendre
lrsquoensemble du corpus en consideacuteration puisque la meacutethode du dialogue srsquoy applique en tout
endroit Si les reacutesultats de notre travail pourront sembler parfois arbitraires nous aimerions alors
insister davantage sur la meacutethode proposeacutee que les reacutesultats en eux-mecircmes
Les travaux de recherche ont pour critegravere de qualiteacute la preacutecision de leur probleacutematique
Dans notre cas celle-ci semble peu deacutelimiteacutee si cela peut ressembler agrave une faiblesse le lecteur
saura y voir la volonteacute drsquoun effort de synthegravese Prenant lrsquoexemple de la biologie lrsquoeacutetude
minutieuse drsquoune cellule ne prend pleinement son sens que replaceacutee dans lrsquoorganisme dans son
ensemble De la mecircme maniegravere la dialectique eacutetant le fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne il
aurait eacuteteacute maladroit selon nous de se contenter de quelques passages Celle-ci ne prend tout son
sens que dans lrsquooptique drsquoun projet plus geacuteneacuteral La philosophie nrsquoest pas une position deacutefinitive
mais plutocirct une posture intellectuelle face au monde pas une reacuteponse mais une faccedilon drsquoaborder
les questions Si chaque dialogue se concentre sur un problegraveme unique les diffeacuterents
raisonnements se chevauchent et interagissent entre eux Comprendre la meacutethode dialectique ne
consiste pas simplement agrave comprendre des moments dialectiques mais comment cette suite de
moments est au cœur drsquoune œuvre totale et efficace
Nous ne pouvons que reconnaitre la vaste porteacutee de notre projet Il est eacutevident que notre
probleacutematique ne srsquoinscrit pas dans une simple question technique mais implique un grand
nombre de reacuteflexions correacutelaires En reacutealiteacute notre travail sera ameneacute agrave traiter un vaste ensemble
de thegraveses platoniciennes (ontologie meacutethode de recherche mythologie implication politique
12
etc) Le lecteur comprendra que notre objectif eacutetant initialement lrsquoeacutelaboration drsquoune meacutethode
syntheacutetique il serait vain de focaliser lrsquoensemble de notre travail sur quelques lignes drsquoun
dialogue Ne pas avoir circonscrit notre recherche agrave un corpus reacuteduit nrsquoest pas une pure
preacutetention mais une reacuteelle volonteacute drsquoeacuteclaircissement et drsquoapprofondissement de la penseacutee
platonicienne dans son ensemble
13
II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE
Socrate joue les beacuteotiens
Ce que nous appelons le postulat theacuteacirctral nous permet de penser le problegraveme de lrsquoorigine
de la dialectique sous un autre angle Si la theacuteacirctraliteacute du corpus de Platon nrsquoest pas un choix
simplement estheacutetique mais un point cleacute de la penseacutee de lrsquoauteur alors nous devons lire
lrsquoensemble des dialogues comme autant de scegravenes drsquoune vaste trageacutedie se terminant par la mort
de Socrate Sur le plan dramatique Le Parmeacutenide de Platon est lrsquoœuvre premiegravere il srsquoagit de la
premiegravere scegravene de cette trageacutedie philosophique Socrate y est jeune non-initieacute agrave la philosophie et
vulneacuterable face agrave la dialectique drsquoexperts tels que Parmeacutenide et Zeacutenon Socrate incarne une
posture de beacuteotien Commencer notre travail par Le Parmeacutenide nrsquoest cependant pas sans
preacutetention lrsquoouvrage est reconnu agrave travers les siegravecles comme lrsquoune des piegraveces les plus obscures
de lrsquoensemble du corpus Mais comprendre drsquoune nouvelle faccedilon Le Parmeacutenide est un moyen
neacutecessaire pour relire Platon En fonction de la lecture qursquoun commentateur fait du Parmeacutenide
toute sa vision du platonisme se trouve modifieacutee Finalement cela repreacutesente pour nous un
avantage meacutethodologique en commenccedilant par Le Parmeacutenide nous serons agrave mecircme de
reconstruire plus facilement la penseacutee de Platon
Il existe une raison nous conduisant agrave commencer notre eacutetude par Le Parmeacutenide En effet
dans sa preacutesentation de la theacuteorie platonicienne Diogegravene Laeumlrce deacuteclare que lrsquoorigine du style du
dialogue remonterait agrave Zeacutenon drsquoEacuteleacutee
Διαλόγους τοίνυν φασὶ πρῶτον γράψαι Ζήνωνα τὸν Ἐλεάτην
On dit que Zeacutenon drsquoEacuteleacutee fut le premier agrave eacutecrire des dialogues
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)
Propos qursquoil reacuteitegravere plus loin en citant un texte disparu drsquoAristote
Ἀριστοτέλης δ ἐν τῷ Σοφιστῇ φησι πρῶτον Ἐμπεδοκλέα ῥητορικὴν εὑρεῖν Ζήνωνα δὲ διαλεκτικήν
14
Aristote dans [son ouvrage] le Sophiste deacuteclare qursquoEmpeacutedocle trouva la 13
rheacutetorique le premier et Zeacutenon la dialectique
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum VIII)
Ces deux citations bien qursquoelles ne puissent constituer une preuve historique deacutemontrent agrave
lrsquoeacutevidence un large courant de penseacutee dans lrsquoAntiquiteacute laissant entendre que le principe du
dialogue voire la meacutethode dialectique seraient lrsquoœuvre de Zeacutenon disciple de Parmeacutenide Sans
toutefois tirer de conclusion hacirctive nous pouvons reconnaitre une certaine coheacuterence entre les
propos de Diogegravene Laeumlrce et notre ideacutee selon laquelle la rencontre avec les eacuteleacuteates repreacutesenteacutee
dans le Parmeacutenide serait agrave lrsquoorigine de la pratique philosophique de Socrate
Enfin srsquoil eacutetait encore neacutecessaire de justifier le caractegravere neacutecessaire de commencer notre
travail par le Parmeacutenide il existe un dernier point pouvant sembler anodin et relevant pourtant
selon nous drsquoune grande importance Comme eacutevoqueacute un peu plus haut face agrave ce sentiment
drsquoimpuissance de la dialectique dans presque tous les dialogues le Parmeacutenide est un des seuls agrave
se terminer positivement (quoique de maniegravere tregraves abrupte) avec la certitude pour les
participants drsquoavoir trouveacute des choses on ne peut plus vraies (Ἀληθέστατα [166c]) Il srsquoagit pour
nous de comprendre ce que peut ecirctre la valeur de cette veacuteriteacute et si agrave la lumiegravere de nos
interpreacutetations lrsquoexercice socratique ne deviendra pas davantage compreacutehensible
Nous traduisons volontairement lrsquoinfinitif εὑρεῖν par le passeacute simple trouva13
15
1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide
La notion drsquoobstacle interpreacutetatif
Le Parmeacutenide est certainement lrsquoun des dialogues de Platon ayant la reacuteputation la plus
forte Il est agrave la fois obscur complexe fastidieux reacutepeacutetitif et dans le mecircme temps au cœur de
toute une interpreacutetation meacutetaphysique de la penseacutee de Platon Cependant puisque notre eacutetude
doit neacutecessairement commencer par ce dialogue il convient de srsquointerroger de prime abord sur
les eacuteventuels problegravemes de lecture risquant de srsquooffrir agrave nous La question est naiumlve qursquoest-ce
qui rend le Parmeacutenide si compliqueacute par rapport aux autres dialogues Sur le modegravele de Gaston
Bachelard dans la Formation de lrsquoesprit scientifique nous deacutecidons de commencer notre eacutetude agrave
partir de la notion drsquoobstacle Quels sont les obstacles empecircchant le lecteur de trouver 14
directement dans ce dialogue des reacuteponses claires promises par la meacutethode socratique
Comment un mecircme ouvrage peut-il tantocirct ecirctre lu comme un traiteacute de cosmologie tantocirct comme
la cleacute de voute de lrsquoontologie platonicienne et pour drsquoautres enfin comme un simple exercice
dialectique
Selon nous bien des obstacles ne se trouvent pas dans le texte ils sont propres au contexte
de lecture Les obstacles en question ne sont pas du cocircteacute du texte mais uniquement du cocircteacute du
lecteur Crsquoest pourquoi nous parlerons drsquoobstacles interpreacutetatifs Ces obstacles sont des
problegravemes propres agrave lrsquoesprit du lecteur celui-ci nrsquoarrive jamais lrsquoesprit vierge de tout preacutejugeacute
lorsqursquoil entame sa lecture Quel travail intellectuel est-il alors neacutecessaire drsquoeffectuer au
preacutealable afin de saisir pleinement la nature et la viseacutee du Parmeacutenide Il ne srsquoagit pas
simplement drsquoun problegraveme de compreacutehension mais de repreacutesentation de la dialectique crsquoest un
exercice se trouvant dans un corpus tregraves eacuteloigneacute de nous autant sur les plans temporel
linguistique que culturel
Nous ne pouvons cependant eacutenumeacuterer de maniegraveres exhaustive lrsquoensembles des obstacles
interpreacutetatifs Nous choisissons donc afin de preacuteciser au mieux notre meacutethodologie de recherche
laquo Quand on cherche les conditions psychologiques des progregraves de la science on arrive bientocirct agrave cette 14
conviction que crsquoest en terme drsquoobstacle qursquoil faut poser le problegraveme de la connaissance scientifique raquo (BACHELARD 2004 15)
16
drsquoeacutevoquer quelques uns des plus repreacutesentatifs drsquoentre-eux Lrsquoenjeu de ce premier moment est
conseacutequent il srsquoagit agrave la fois drsquoadopter la position intellectuelle adeacutequate afin drsquoeacutetudier la
dialectique platonicienne en faisant table-rase de nos preacutejugeacutes de lecture et dans un second
temps drsquointerpreacuteter le texte du Parmeacutenide au plus proche de ce qursquoil pouvait ecirctre dans lrsquoesprit de
son auteur Ce dernier point nrsquoest pas anodin la philosophie de lrsquoAntiquiteacute dans son projet
mecircme est une archeacuteologie de la penseacutee Il ne srsquoagit pas tant de dire ce qui a eacuteteacute eacutecrit ou dit mais
de justifier le sens de ce qui a eacuteteacute dit au moment ougrave cela a eacuteteacute dit Il srsquoagit drsquoun projet de
coheacuterence mais aussi drsquoauthenticiteacute agrave lrsquoimage de lrsquoarcheacuteologue qui ne fait pas que constater la
preacutesence drsquoun objet dans le sol mais lrsquoen sort le nettoie et cherche enfin agrave comprendre
preacuteciseacutement son usage Le temps alternant aussi bien les corps que les mots nous devons garder
agrave lrsquoesprit que les eacutetranges ronds de bronze oxydeacutes et ne refleacutetant rien aujourdrsquohui dans les
museacutees furent jadis drsquoeacutetincelants miroirs
Les obstacles que nous allons maintenant eacutetudier ne sont pas propres qursquoau Parmeacutenide et
srsquoappliquent en partie aux autres dialogues de Platon et certainement agrave drsquoautres textes de
lrsquoAntiquiteacute Demeure un dernier point en suspens qui nrsquoaura pas eacutechappeacute au lecteur srsquoil existe
des obstacles externes nrsquoexiste-t-il pas aussi des obstacles internes Agrave lrsquoeacutevidence oui lorsque
le propos est confus la ponctuation absente (que lrsquoon pense aux fragments drsquoHeacuteraclite dit 15
lrsquoObscur) etc Ceux-ci seront traiteacutes dans la suite de notre travail lors de la lecture de lrsquoœuvre
proprement dite
Lrsquoobstacle historiographique
Le premier de ces obstacles est agrave lrsquoeacutevidence un problegraveme drsquoordre historiographique Agrave
travers lrsquohistoire de la philosophie le fait que telle œuvre soit encore preacutesente plutocirct qursquoune autre
nrsquoest jamais issu du hasard bien que cela soit une eacutevidence il faut prendre le temps de
comprendre les conseacutequences que cela peut avoir dans notre travail Au contraire pendant des
siegravecles la conservation des œuvres ne deacutependait que de la laquo bienveillance raquo de copistes le plus
souvent moines qui inlassablement reproduisaient certains ouvrages plutocirct que drsquoautres Agrave
lrsquoeacutevidence nous pouvons avancer le fait que le fragment drsquoœuvres qui nous est arriveacute du passeacute
Agrave entendre comme laquo produisant la confusion chez le lecteur raquo15
17
correspond agrave ce qui eacutetait le plus recopieacute Agrave lrsquoinverse une œuvre produite en de rares exemplaires
aura surement disparu agrave la suite de quelques incendies de bibliothegraveques et autres ravages Nous
arrivons alors agrave cette premiegravere ideacutee assez eacutevidente certes mais neacuteanmoins cruciale qui est que
lrsquoensemble des fragments antiques aujourdrsquohui accessibles le sont par un jeu drsquointeacuterecircts et de
subjectiviteacutes De maniegravere plus approfondie nous pouvons mecircme affirmer que ce qui est parvenu
jusqursquoagrave nous nrsquoa pu le faire qursquoen plaisant pour des raisons diverses aux instances responsables
de la copie des manuscrits Pour illustrer notre propos nous pouvons dire que la survie des
manuscrits est soumise agrave des lois semblables agrave celles auxquelles sont soumises les espegraveces
animales drsquoapregraves lrsquoeacutevolution darwinienne les œuvres ayant surveacutecu eacutetaient celles les mieux
adapteacutees agrave leur environnement non pas naturel mais ici politique et culturel
Nous pouvons alors eacutevoquer la relation freacutequente mdash voire systeacutematique mdash entre les
instances chargeacutees de la copie des manuscrits et les autoriteacutes religieuses du moment Pour
appuyer notre point un simple constat suffit parmi les corpora les plus fournis de la
philosophie grecque nous trouvons Platon et Aristote tout deux furent reacuteemployeacutes agrave maintes
reprises dans le cadre de diverses theacuteologies (agrave travers le neacuteoplatonisme pour Platon et dans le
cas drsquoAristote par lrsquoœuvre scolastique thomiste entre autres) Il semble aujourdrsquohui difficile de
lire Le Parmeacutenide de Platon sans avoir agrave lrsquoesprit Les Enneacuteades plotiniennes Dans la cinquiegraveme
des Enneacuteades Plotin fonde une meacutetaphysique agrave partir de laquo LrsquoUn raquo (τὸ ἕν) provenant directement
du texte de Platon Il srsquoagit pour Plotin du principe fondamental la premiegravere des hypostases
(ὑπόστασις) Les conseacutequences de cette lecture tregraves particuliegravere se retrouvent encore aujourdrsquohui
dans notre appreacutehension de lrsquoœuvre de Platon En prenant laquo LrsquoUn raquo comme principe
meacutetaphysique dans Le Parmeacutenide lrsquoeacuteventualiteacute mecircme de lrsquoexercice dialectique laisse place agrave un
monologue ontologique
Allant dans notre sens et critiquant une lecture trop plotinienne Luc Brisson soulegraveve ce
problegraveme dans lrsquointroduction de sa traduction du Parmeacutenide et deacuteclare
La lecture du Parmeacutenide ici proposeacutee rompt avec cette interpreacutetation grandiose qui voit dans la seconde partie du Parmeacutenide une description des degreacutes de lrsquoecirctre qui assimileacutes agrave des diviniteacutes procegravedent de lrsquoUn
(BRISSON 2011 9)
18
Sans cet effort nous ne lisons plus vraiment Platon mais le Platon comme le lisait Plotin
Pour reprendre notre approche historiographique nous pouvons avancer lrsquoideacutee que si le
corpus de Platon existe encore ce nrsquoest pas uniquement pour lui-mecircme mais surtout en tant qursquoil
incarne les fondements du neacuteoplatonisme lequel agrave travers Plotin notamment eacutetait en adeacutequation
avec une penseacutee chreacutetienne en pleine formation De facto nous ne lisons pas seulement Plotin
comme un commentateur de Platon mais aussi parfois Platon comme un preacutecurseur de Plotin 16
Subjectiviteacute de la traduction
Dans le cas de la philosophie de lrsquoAntiquiteacute le lecture doit faire face agrave un problegraveme ducirc agrave la
langue drsquoeacutecriture Le traducteur agrave travers des choix lexicaux stylistiques et typographiques
produit une interpreacutetation personnelle de lrsquoœuvre La traduction repreacutesente le deuxiegraveme problegraveme
externe agrave la compreacutehension drsquoun dialogue de Platon La langue grecque bien loin de la langue
franccedilaise ressemble en certains points davantage agrave la langue allemande dans son aspect
interpreacutetatif syntaxe plus flexible et vocabulaire favorable aux neacuteologismes et agrave la creacuteation
lexicale La langue grecque est une langue interpreacutetative en changement pleine de possibiliteacutes
Pour reprendre lrsquoexemple de lrsquoinfluence plotinienne dans le Parmeacutenide nous pouvons
simplement eacutevoquer le choix de certains traducteurs de mettre une majuscule agrave laquo lrsquoUn raquo Il srsquoagit
du choix de Leacuteon Robin (cf ROBIN 1950) entre autres Agrave lrsquoeacutevidence cette majuscule est
purement arbitraire eacutetant donneacute que la distinction de casse nrsquoapparaicirct qursquoau IXegraveme siegravecle avec
lrsquoinvention par les copistes byzantins des minuscules Pourtant Leacuteon Robin insiste sur laquo lrsquoUn raquo
plutocirct que laquo lrsquoun raquo ou seulement laquo un raquo lrsquoarticle deacutefini nrsquoeacutetant pas systeacutematiquement preacutesent
dans le texte grec Ainsi est-il possible de dire que par sa traduction seulement Leacuteon Robin
influence consideacuterablement la lecture en conceptualisant une notion de faccedilon arbitraire Mais si
la majuscule de laquo lrsquoUn raquo peut sembler relever de lrsquoordre du deacutetail notre second exemple sera
sans doute plus convaincant il srsquoagit du concept drsquo laquo Ideacutee raquo ou de laquo Forme raquo Il est important de
se questionner sur ce que nous appelons laquo Forme raquo ou laquo Ideacutee raquo Le concept repose sur deux mots
De la mecircme maniegravere la deacutenomination de laquo Preacutesocratiques raquo engendre une lecture biaiseacutee et 16
anachronique en laissant croire que les premiers philosophes seraient lagrave pour preacuteparer le terrain au Socrate de Platon
19
grecs laquo εἶδος raquo et laquo ἰδέα raquo Nous remarquons lagrave encore le choix du traducteur qui place de
maniegravere presque systeacutematique une majuscule comme pour confirmer au lecteur la preacutesence drsquoun
concept central
En dehors du corpus platonicien ces deux mots signifient lrsquoallure crsquoest-agrave-dire ce que lrsquoon
distingue drsquoune chose Ils deacuterivent drsquoune mecircme racine indo-europeacuteenne celle du verbe ὁράω
(voir observer porter son regard (cf BAILLY 1901)) dont lrsquoinfinitif aoriste est ἰδεῖν donnant
video en latin Drsquoun objet nous identifions sa forme stricto sensu par nos sens et plus 17
preacuteciseacutement par la vue Lrsquoideacutee ou forme nrsquoest donc pas neacutecessairement dans la penseacutee Elle est
perccedilue par nos faculteacutes intellectuelles lorsque nous employons nos sens ce qui nous permet de
reconnaitre un objet Lrsquoideacutee ou forme est donc du cocircteacute du reacuteel au sens de la silhouette crsquoest-agrave-
dire ce que je vois drsquoune chose Ce ne sont pas des termes issus drsquoun jargon philosophique mais
de la vie courante En outre lrsquoutilisation des mots dans le corpus semble ne pas respecter de
regravegle preacutecise les deux termes seraient parfaitement interchangeables Il semble alors peu 18
probable que la theacuteorie centrale drsquoun auteur ne meacuterite pas un terme agrave proprement parler mais
deux termes eacutequivoques interchangeables et issus du langage populaire Nous voyons alors
comment la traduction peut biaiser la lecture en faisant des termes εἶδος et ἰδέα les eacuteleacutements
centraux drsquoune ontologie ideacutealiste
La traduction est une activiteacute subjective et la compreacutehension de lrsquoactiviteacute dialectique
neacutecessite un accegraves au plus proche de la penseacutee et de lrsquoimaginaire de lrsquoauteur Comme nous
venons de le voir par delagrave le problegraveme eacutevident de la polyseacutemie de laquo λόγος raquo laquo εἶδος raquo ou encore
laquo ἀγαθὸν raquo il existe un problegraveme de subjectiviteacute de la part du traducteur qui par ses choix
lexicaux influence le contenu informatif de lrsquoœuvre Au lendemain de deux milleacutenaires de
philosophie profondeacutement chreacutetienne le travail de deacute-construction reste conseacutequent
En replaccedilant le digamma disparu nous retrouvons ϝιδεα conduisant phoneacutetiquement au video latin17
Cela nrsquoest cependant pas lrsquoavis de lrsquoeacutecole neacuteo-kantienne dite laquo de Marbourg raquo repreacutesenteacutee notamment 18
par Hermann Cohen et Paul Natorp Selon ces derniers il existerait une diffeacuterence fondamentale entre lrsquoεἶδος signifiant le concept (Begriff) socratique et lrsquoἴδεα (Idee) platonicienne (cf FRONTEROTTA 2000)
20
Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation
Lire un philosophe nrsquoest pas chose facile Comme le preacutecise Ferdinand Alquieacute dans son
opuscule Qursquoest-ce que comprendre un philosophe lrsquoattitude agrave adopter face agrave un texte de
philosophie nrsquoest jamais claire et est la source de nombreuses confusions agrave travers toute lrsquohistoire
de la philosophie La philosophie ne peut se lire comme de la science pure dans la mesure ougrave 19
la bonne compreacutehension drsquoun texte de philosophie deacutepend toujours drsquoun contexte Ceci nrsquoest pas
le cas drsquoun ouvrage de matheacutematiques par exemple Il est deacutelicat drsquoaffirmer que lrsquoon puisse
veacuteritablement philosopher de maniegravere absolue Pourtant lire un philosophe ce nrsquoest pas non plus
simplement lire lrsquoœuvre drsquoun homme drsquoun point de vue psychologique Nous pensons possible
dans une certaine mesure de dissocier un homme de ses ideacutees Il srsquoagit pour nous drsquoadopter une
posture du juste milieu suivant ainsi les conseils de Ferdinand Alquieacute
La philosophie nrsquoest pas la science elle nrsquoest pas un systegraveme ou un ensemble de systegravemes elle est une deacutemarche et une deacutemarche nrsquoa de sens que parce qursquoune personne effectue cette deacutemarche [hellip] La deacutemarche philosophique nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par des raisons psychologiques ce nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par lrsquohistoire ou agrave partir drsquoun certain eacutetat social
(ALQUIEacute 2005 89)
Les obstacles psycho-historiques deacutecoulent drsquoune prise de position trop unilateacuterale face au
problegraveme eacutevoqueacute Dans le premier cas si le lecteur se place drsquoun point de vue anhistorique alors
le cadre spatio-temporel et lrsquoensemble du contexte drsquoeacutecriture disparaissent Ce processus conduit
dans le cas de la philosophie antique notamment agrave un chronocentrisme du lecteur En reacutefutant
lrsquoaspect humain et la situation drsquoeacutecriture il devient possible drsquoimaginer par exemple que les
propos tenus par Platon concernant les philosophes Eacuteleacuteates furent totalement diffeacuterents de la
reacutealiteacute De la sorte le lecteur part du principe que Platon aurait directement eacutecrit pour lui en
sachant par avance que la penseacutee drsquoun auteur disparaitrait et qursquoil pourrait ainsi facilement la
manipuler Un exemple reacutecent est de voir dans le personnage du Parmeacutenide de Platon un individu
radicalement diffeacuterent du Parmeacutenide historique auteur du poegraveme
laquo [hellip] lrsquoeacutetonnement du philosophe de ne pas ecirctre compris me paraicirct ecirctre la source mecircme de toute la 19
philosophie occidentale raquo (ALQUIEacute 2005 29)
21
Pour reprendre la question reacutecemment poseacutee par John Palmer le Parmeacutenide porte-t-il la trace drsquoune laquo lecture sophistique raquo qui gauchirait la penseacutee de Parmeacutenide au point de rendre impossible ou agrave tout le moins tregraves risqueacute de lrsquoaborder comme un teacutemoignage fiable sur le Parmeacutenide historique
(CASTELNEacuteRAC 2014 436) 20
Cette question bien que leacutegitime neacuteglige en partie le fait que dans le contexte drsquoeacutecriture
les lecteurs de Platon connaissaient aussi le philosophe drsquoEacuteleacutee et qursquoil eut eacuteteacute surprenant de le
mettre en scegravene dans un ouvrage en lui faisant tenir des propos radicalement diffeacuterents des
siens Il serait bien sucircr maladroit de simplement dire que puisque Platon et Parmeacutenide veacutecurent 21
durant des peacuteriodes proches alors les propos de Platon ne peuvent qursquoecirctre lrsquoexacte reproduction
de la penseacutee eacuteleacuteate Cependant dans le cas preacutecis des arguments de Zeacutenon drsquoEacuteleacutee Le Parmeacutenide
et son argumentation sont selon nous la preuve que le deacutebat eacuteleacuteate ne tournait pas autour de
lrsquoexistence ou non du mouvement comme beaucoup le pensegraverent mdash ou le pensent encore mdash
nous aborderons ce point par la suite
Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute
Une lecture trop psychologique peut conduire agrave drsquoautres erreurs de lecture En srsquoappuyant
sur des eacutetudes stylistiques cherchant agrave retrouver lrsquoordre drsquoeacutecriture des dialogues de Platon en
fonction des occurrences lexicales lrsquoargument laquo psychologique raquo conduit agrave consideacuterer
lrsquoensemble de la penseacutee de Platon sur un mode chronologique Par exemple si les eacutetudes
stylistiques tendent agrave confirmer que tel dialogue aurait eacuteteacute eacutecrit dans une peacuteriode de jeunesse
lrsquoargument psychologique va utiliser la biographie de Platon afin de trouver des liens entre lrsquoeacutetat
drsquoesprit psychologique de Platon et le contenu du dialogue Cette lecture psychologique et
chronologique utilisant en parallegravele la biographie de Platon revient agrave chercher du sens dans ce
qui nrsquoen a pas forceacutement (comme le lien eacuteventuel entre un dialogue et un voyage ou un
quelconque eacutevegravenement politique) Si cette technique peut sembler fonctionnelle elle neacuteglige
Benoicirct Castelneacuterac fait reacutefeacuterence agrave lrsquoouvrage de John Palmer Platorsquos Reception of Parmenides (1999)20
Remarquons cependant que les traces de laquo satire philosophique raquo remontent agrave Aristophane 21
contemporain de Socrate Dans Les Nueacutees il fait tenir des propos par Socrate ridicules et contraires agrave ceux rapporteacutes par Platon ou Xeacutenophon Sans doute le contexte politique est-il agrave lrsquoorigine de ce deacutenigrement Nous reviendrons plus en deacutetails sur ce point par la suite
22
cependant que Platon pouvait maitriser diffeacuterents styles agrave sa guise Platon est agrave lrsquoeacutevidence un
eacutecrivain de lrsquoimitation Il ne serait selon nous pas impossible que Les Lois et Le Criton furent
eacutecrits durant la mecircme peacuteriode dans des styles volontairement diffeacuterents 22
Plus encore cette approche neacuteglige volontairement certains eacuteleacutements du texte dans
lrsquooptique de faire rentrer lrsquoœuvre dans un scheacutema preacutedeacutefini En ce qui concerne Le Parmeacutenide
nous pouvons citer la theacuteorie de Gilbert Ryle ce dernier ne pouvait expliquer la critique de la
theacuteorie des Ideacutees dans une peacuteriode aussi tardive de la vie de Platon Il fonda alors une theacuteorie
selon laquelle Platon serait entreacute dans une peacuteriode de doute laquelle lrsquoaurait finalement conduit agrave
se reacutefuter dans Le Parmeacutenide (cf RYLE 1994) Nous voyons ici un problegraveme propre agrave toute
theacuteorie qui dans un deacutesir de coheacuterence preacutefegravere avancer des reacutesultats contre-intuitifs plutocirct que de
revoir sa lecture Lrsquoanalogie avec la theacuteorie psychanalytique est assez simple en vertu de
lrsquoabsence de critegravere de falsifiabiliteacute une theacuteorie ne pouvant ecirctre reacutefuteacutee par aucune expeacuterience
ne peut ecirctre veacuteritablement scientifique 23
Agrave lrsquoinverse une approche nous semblant plus adeacutequate consiste agrave repeacuterer les incoheacuterences
manifestes dans lrsquoensemble du corpus tout en partant du principe que le systegraveme est deacutejagrave
coheacuterent Les incoheacuterences apparaissant dans notre lecture ne viennent alors pas du texte mais de
notre lecture Cette meacutethodologie est plus modeste et rend agrave Platon les cleacutes de la coheacuterence de
son œuvre Certes cette position est arbitraire mais en philosophie la vraisemblance drsquoune
interpreacutetation est directement lieacutee avec la coheacuterence et la simpliciteacute qursquoelle donne agrave lrsquoœuvre
eacutetudieacutee Plus une lecture parvient agrave reacuteunir lrsquoensemble drsquoun corpus et agrave en simplifier les concepts
plus elle devient vraisemblable Agrave lrsquoinverse plus une lecture neacutecessite de faire des deacutetours
logiques sous-entend des aleacuteas dans la lecture ou fait lrsquoimpasse sur certains aspects plutocirct que
drsquoautres et plus cette lecture nous parait invraisemblable Pensons agrave la geacuteomeacutetrie une seule
courbe peut avoir diffeacuterentes eacutequations la plus simple est bien souvent la plus fonctionnelle
Nous ne soutenons pas cette thegravese mais refusons dans notre meacutethodologie toute tentative mdash souvent 22
deacutelicate voire hasardeuse mdash de rapprochement entre le style drsquoun dialogue et une eacuteventuelle peacuteriode de la vie de Platon
Tel que formuleacute par Karl Popper dans Conjectures and Refutations The Growth of Scientific 23
Knowledge en 1963
23
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon
Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon
Le Parmeacutenide est composeacute drsquoun court prologue et drsquoun vaste dialogue diviseacute en deux
parties ineacutegales La premiegravere plus courte restitue une rencontre (historiquement peu probable)
entre Socrate et les deux philosophes drsquoEacuteleacutee Parmeacutenide et son disciple Zeacutenon Elle comporte
une courte introduction puis laisse ensuite place agrave la mise agrave lrsquoeacutepreuve drsquoune theacuteorie des ideacutees (ou
formes) deacutefendue par Socrate La seconde partie est une deacutemonstration de dialectique entre
Parmeacutenide et un jeune homme du nom drsquoAristote Nous consideacutererons dans notre analyse que 24
les arguments deacuteveloppeacutes par les Eacuteleacuteates dans lrsquoœuvre et mecircme dans lrsquoensemble du corpus de
Platon retranscrivent assez fidegravelement la penseacutee de ces philosophes (drsquoapregraves lrsquoobstacle
chronocentriste eacutevoqueacute preacuteceacutedemment) Il convient avant de commencer agrave analyser lrsquoœuvre
dans sa globaliteacute de srsquointerroger sur la nature reacuteelle des arguments eacuteleacuteates afin de replacer le
dialogue de Platon dans un contexte intellectuel Puisque la discussion commence apregraves que
Socrate eut eacutecouteacute Zeacutenon il faut impeacuterativement tacirccher de les comprendre dans toute leur porteacutee
Les propos de Zeacutenon ne nous sont pas directement rapporteacutes mais nous savons que ceux-ci
traitent de la multipliciteacute des ecirctres
πῶς φάναι ὦ Ζήνων τοῦτο λέγεις εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα ὡς ἄρα δεῖ αὐτὰ ὅμοιά τε εἶναι καὶ ἀνόμοια τοῦτο δὲ δὴ ἀδύνατον οὔτε γὰρ τὰ ἀνόμοια ὅμοια οὔτε τὰ ὅμοια ἀνόμοια οἷόν τε εἶναι οὐχ οὕτω λέγεις mdash οὕτω φάναι τὸν Ζήνωνα
Comment entends-tu ceci Zeacutenon si les ecirctres sont multiples il faut quils soient agrave la fois semblables et dissemblables entre eux Or cela est impossible car ce qui est dissemblable ne peut ecirctre semblable ni ce qui est semblable ecirctre dissemblable Nest-ce pas lagrave ce que tu entends mdash Cest cela mecircme reacutepondit Zeacutenon
(PLATON Parmeacutenide 127e [trad modif COUSIN])
Cette ideacutee rejoint les fameux paradoxes de Zeacutenon Nous pouvons prendre pour reacutefeacuterence ce que
rapporte Aristote dans La Physique au livre Ζ Dans lrsquoargument de lrsquoAchille Zeacutenon deacutemontre
Sans rapport certain avec le philosophe de lrsquoOrganon quoi que la date de reacutedaction du dialogue eucirct 24
permis agrave Platon cet anachronisme
24
que laquo jamais (οὐδέποτε [239b14-29]) agrave la course le plus lent (τὸ βραδύτατον) ne pourra ecirctre 25
atteint par le plus rapide (τοῦ ταχίστου) raquo Le mouvement serait alors impossible selon ce critegravere
puisque une distance eacutetant toujours divisible il resterait toujours quelque distance agrave parcourir
avant drsquoatteindre lrsquoarriveacutee Aristote propose une reacutefutation de facto de ce paralogisme le constat
empirique du mouvement
τὸ δ ἀξιοῦν ὅτι τὸ προέχον οὐ καταλαμβάνεται ψεῦδοςmiddot ὅτε γὰρ προέχει οὐ καταλαμβάνεταιmiddot ἀλλ ὅμως καταλαμβάνεται εἴπερ δώσει διεξιέναι τὴν πεπερασμένην
Le fait de supposer que ce qui est devant nest pas rejoint est faux tant quil est devant il nest pas rejoint mais il est cependant rejoint puisqursquoil [Zeacutenon] avouera que la ligne finie est parcourue
(ARISTOTE Physique VI 239b26-29)
Les trois autres paradoxes de Zeacutenon (le stade la dichotomie et la flegraveche) suivent exactement le
mecircme scheacutema et reposent in fine toujours sur la division agrave lrsquoinfini soit drsquoune distance soit drsquoun
moment
Tout en distinguant ces deux seacuteries drsquoarguments [contre le multiple et contre le mouvement] il faut reconnaicirctre qursquoil y a entre elles un lien eacutetroit Crsquoest parce que Zeacutenon a nieacute la pluraliteacute qursquoil nie le mouvement En effet le mouvement suppose le temps et lrsquoespace qui sont des continus crsquoest parce que ces continus ne sont pas composeacutes ou comme dit Zeacutenon ne sont pas multiples que le mouvement y est impossible Le mouvement srsquoil est reacuteel divise le temps et le lieu ougrave il srsquoaccomplit il ne peut donc se produire dans un continu sans parties
(BROCHARD 1926 4)
Aristote les reacutefute de la mecircme maniegravere que pour lrsquoargument dit de lrsquoAchille agrave partir du simple
constat empirique (ie la flecircche atteint la cible)
Lrsquoideacutee selon laquelle Zeacutenon serait ici en train de nier lrsquoexistence du mouvement (argument
anti-cineacutetique) nous semble hautement naiumlve Le bon sens semble contredire lrsquoideacutee selon laquelle
deux hommes prendraient le bateau et traverseraient la mer Meacutediterraneacutee pour finalement
arriveacutes agrave Athegravenes deacuteclarer que tout mouvement est impossible Lrsquoargument anti-cineacutetique
Remarquons au passage lrsquoabsence de tortue25
25
parfois encore deacutefendu reflegravete selon nous un certain deacutedain vis-agrave-vis des penseurs eacuteleacuteates
occultant la porteacutee de lrsquoargumentation reacuteelle 26
Cette lecture fait lrsquoimpasse sur le constat empirique de lrsquoexistence du mouvement (β) que les
Eacuteleacuteates ne pouvaient vraisemblablement pas nier Lrsquoargumentation des Eacuteleacuteates ne peut pas
reposer sur une reacutefutation du mouvement un modegravele anti-cineacutetique sans quoi elle nrsquoaurait
aucune porteacutee intellectuelle Il serait alors peu compreacutehensible que Platon mette en scegravene pour la
premiegravere fois le personnage de Socrate en preacutesence de Parmeacutenide et Zeacutenon Cette naissance
philosophique du personnage de Socrate nrsquoen serait pas une si les Eacuteleacuteates nrsquoavaient pas eu un
rocircle bien plus deacutecisif 27
La question est de savoir comment dans lrsquoun et dans lrsquoautre cette seacuterie de divisions par deacutefinition ineacutepuisable peut ecirctre eacutepuiseacutee et il faut qursquoelle le soit pour que le mouvement se produise Ce nrsquoest pas reacutepondre que de dire qursquoelles srsquoeacutepuisent simultaneacutement
(BROCHARD 1926 4)
Les reacuteponses proposeacutes par la plupart des commentateurs ne reacutepondent jamais agrave la veacuteritable
question Plutocirct que de chercher agrave comprendre le laquo pourquoi raquo des arguments de Zeacutenon ceux-
ci (Aristote le premier) cherchent le laquo comment raquo Crsquoest pour ainsi dire manquer totalement
lrsquoobjectif de Zeacutenon mais aussi et surtout eacuteviter la difficulteacute comment un espace et un temps
continus peuvent ecirctre les supports de pheacutenomegravenes discontinus
Vlastos et le raisonnement apagogique
Maintenant que nous avons mis agrave distance la lecture naiumlve drsquoun eacuteleacuteatisme anti-cineacutetique il
convient neacuteanmoins de srsquointerroger sur une autre lecture plus seacuteduisante cette fois Dans
lrsquointroduction du Parmeacutenide toujours apregraves avoir entendu Zeacutenon tenir une longue liste
drsquoarguments contre la multipliciteacute (plusieurs heures de lecture) Socrate demande agrave ce dernier de
Un grand nombre de commentateurs drsquoAristote surtout semblent ne connaitre de la penseacutee eacuteleacuteate que 26
ce qursquoAristote a pu en dire laquo [] la tesis eleata [] sostiene que todas las cosas estaacuten en reposo [] el ser es infinito e inmoacutevil raquo (BOERI 2006 65)
Notre prise de position est arbitraire mais se justifie par un gain de coheacuterence dans lrsquoœuvre de Platon Il 27
nous semble plus coheacuterent de penser que la premiegravere apparition de Socrate soit un eacutevegravenement marquant et instructif pour le lecteur plutocirct que lrsquooccasion de lrsquoexposeacute drsquoune position naiumlve et insoutenable
26
preacuteciser lrsquoobjectif de son premier argument laquo Si les ecirctres sont multiples (Εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα
[127e]) il faut qursquoils soient et semblables (ὅmicroοια) et dissemblables (ἀνόmicroοια) ce qui est
impossible (ἀδύνατον) car ni les semblables ne peuvent ecirctre dissemblables ni les dissemblables
semblables raquo Lrsquoargument contre la multipliciteacute du discours de Zeacutenon repose donc sur le principe
de non-contradiction Cette contradiction crsquoest lrsquoimpossibiliteacute logique (ἀδύνατον) que quelque
chose soit et ne soit pas En drsquoautres termes il srsquoagit de lrsquoimpossibiliteacute pour tout ecirctre que cet ecirctre
puisse simultaneacutement recevoir un preacutedicat et en mecircme temps ne pas le recevoir
Il est alors possible drsquoadopter une lecture moins naiumlve de lrsquoargumentation de Zeacutenon Si
Zeacutenon a conscience de lrsquoargument empirique de lrsquoexistence du mouvement alors sa conclusion
devient une antilogie La question est alors la suivante Zeacutenon en deacutemontrant lrsquoimpossibiliteacute de
la thegravese du multiple (οὐκ ἔστι πολλά [128a]) est-il en train de soutenir la thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-
dire la thegravese de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (ἓν [hellip] εἶναι τὸ πᾶν) deacutefendue par Parmeacutenide Cette question 28
nrsquoest pas sans importance il srsquoagit drsquoun moment crucial de notre reacuteflexion Le jeune Socrate
considegravere ici mdash agrave juste titre mdash que deacutemontrer une contradiction dans une thegravese consiste agrave
donner raison agrave la thegravese opposeacutee La critique de la multipliciteacute engagerait le soutien de la thegravese
de lrsquouniteacute Agrave cette remarque Zeacutenon reacutepond ceci
ἀλλὰ σὺ μὲν εἶπες τῶν συμβεβηκότων τι ἔστι δὲ τό γε ἀληθὲς βοήθειά τις ταῦτα [τὰ γράμματα] τῷ Παρμενίδου λόγῳ πρὸς τοὺς ἐπιχειροῦντας αὐτὸν κωμῳδεῖν ὡς εἰ ἕν ἐστι πολλὰ καὶ γελοῖα συμβαίνει πάσχειν τῷ λόγῳ καὶ ἐναντία αὑτῷ
Mais tu as rencontreacute juste en un point la veacuteriteacute est que ces [eacutecrits] visent agrave aider le discours de Parmeacutenide contre ceux qui voudraient ridiculiser en montrant que si tout eacutetait un il sensuivrait de nombreuses conseacutequences absurdes et contradictoires
(PLATON Parmeacutenide 128c)
Zeacutenon cherche agrave travers sa liste drsquoarguments agrave deacutemontrer la preacutesence de contradictions dans la
thegravese de la multipliciteacute La dialectique pourrait alors ecirctre un mouvement de recherche de
contradictions dans le but de soutenir une thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-dire le moyen drsquoopeacuterer une
Litteacuteralement laquo que tout est un raquo28
27
reductio ad absurdum En vertu du principe de non-contradiction cela semblerait parfaitement
coheacuterent
En srsquoappuyant sur le principe du tiers exclu il serait possible que lrsquoopposeacute des thegraveses
contredites par Zeacutenon soient celles qursquoil deacutefendrait La premiegravere dialectique platonicienne serait
une meacutethode de raisonnement par lrsquoabsurde Il srsquoagit notamment de la lecture que deacutecida
drsquoadopter Gregory Vlastos
Because it is allowed the waywardness of impromptu debate elenctic argument may take any number of different routes But through its motley variations the following pattern which I shall call standard elenchus is preserved
(1) The interlocutor asserts a thesis p which Socrates considers false and targets for refutation
(2) Socrates secures agreement to further premises say q and r (each of which may stand for a conjunct of propositions)33 The agreement is ad hoc Socrates argues from q r not to them
(3) Socrates then argues and the interlocutor agrees that q amp r entail not-p
(4) Socrates then claims that he has shown that not-p is true p false
(VLASTOS 1994 11)
En transposant le modegravele de Vlastos agrave la premiegravere partie du Parmeacutenide Zeacutenon aurait
conscience de lrsquoexistence du mouvement par le constat empirique ce qui permet drsquoatteindre une
contradiction De cette contradiction deacutecoule la preuve de la thegravese opposeacutee agrave la thegravese initiale via
la reductio ad absurdum Selon Vlastos la neacutegation du mouvement ne serait que la premiegravere
eacutetape du raisonnement
FIG 1 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON SELON LE MODEgraveLE DE VLASTOS
α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α
β not β
β Existence du mouvement
[Issu du constat empirique]
Contradiction perp
Reductio Ad Absurdum not α
28
La transposition que nous effectuons ne respecte pas complegravetement les propos de Vlastos qui
lui-mecircme diffeacuterenciait la dialectique de Zeacutenon de lrsquoelenchus socratique
More objectionable is the assimilation of the elenchus to Zenos dialectic from which it differs in a fundamental respect The refutands in Zenos paradoxes are unasserted counterfactuals [hellip] Socrates on the other hand as we shall see will not debate unasserted premises mdash only those asserted categorically by his interlocutor who is not allowed to answer contrary to his real opinion
(VLASTOS 1994 2)
Cependant les diffeacuterences entre les deux meacutethodes reposent selon lui sur la nature des
hypothegraveses (preacutemisses) Nous remarquons que cela ne perturbe pas notre lecture puisque nous
nous inteacuteressons ici agrave la progression logique du raisonnement plutocirct qursquoagrave la nature de ses
preacutemisses
Nous remarquons alors qursquoen supposant que les Eacuteleacuteates pratiquent la reductio ad
absurdum Vlastos condamne Socrate agrave reproduire le mecircme scheacutema dans les dialogues suivants
Cela pourrait repreacutesenter une solution deacutefinitive au problegraveme du caractegravere aporeacutetique de la
dialectique il suffirait de remonter le cours des contradictions eacutemises pas Socrate et de prendre
les autres preacutemisses accepteacutees par linterlocuteur afin drsquoobtenir le contraire de la thegravese reacutefuteacutee
Vlastos semble ainsi deacutepasser le problegraveme des apories et parvient agrave entrevoir comme par un jeu
de miroirs les mysteacuterieuses thegraveses socratiques Vlastos nomme ce processus laquo elenchos
standard raquo (VLASTOS 1994 11)
Critique de la position de Vlastos
La lecture de Vlastos nrsquoest pourtant pas exempte de difficulteacutes Le principe de
contradiction nrsquoimplique pas neacutecessairement le principe de tiers exclu En drsquoautres termes la
neacutegation drsquoune neacutegation ne constitue pas une preuve de la thegravese initiale Il srsquoagit drsquoun point de
lecture souleveacute par Mathieu Marion agrave la suite notamment des travaux de Jonathan Barnes
Marion justifie son propos agrave partir drsquoune lecture intuitionniste consideacuterant que la double
neacutegation ne peut ecirctre reacuteduite agrave la thegravese initiale
29
FIG 2 DOUBLE NEacuteGATION DANS LES LOGIQUES CLASSIQUE ET INTUITIONNISTE
Pour un intuitionniste montrer que la supposition de A megravene agrave une contradiction permet drsquoaffirmer notA mais montrer que la supposition de notA megravene agrave une contradiction permet seulement drsquoaffirmer notnotA et non par eacutelimination de la double neacutegation que A
(MARION 2014 16)
Cependant Marion ne preacutetend pas non plus que les Grecs eurent pleinement conscience de ces
deux scheacutemas diffeacuterents Il srsquoagit selon Marion drsquoadopter une position intermeacutediaire Dans le
cadre des joutes dialectiques eacuteleacuteates lrsquoobjectif drsquoaffirmer ou drsquoinfirmer une thegravese passe par la
confrontation avec des contradictions ou antilogies Pour cette raison nous nommerons
antilogique le processus argumentatif eacuteleacuteate Dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate une thegravese vraie doit ecirctre
exempte de contradiction En revanche il est faux de dire que pour les Eacuteleacuteates faire deacutecouler
une contradiction conduit agrave une preuve de lrsquoinverse de la thegravese initiale Il nrsquoy a pas
contrairement agrave lrsquoavis de Vlastos un recours au tiers exclu dans le cadre de la recherche
dialectique chez les Eacuteleacuteates
Il srsquoagit preacuteciseacutement du sens de la suite du passage du Parmeacutenide que nous avons vu plus
haut
ἀντιλέγει δὴ οὖν τοῦτο τὸ γράμμα πρὸς τοὺς τὰ πολλὰ λέγοντας καὶ ἀνταποδίδωσι ταὐτὰ καὶ πλείω τοῦτο βουλόμενον δηλοῦν ὡς ἔτι γελοιότερα πάσχοι ἂν αὐτῶν ἡ ὑπόθεσις εἰ πολλά ἐστιν ἢ ἡ τοῦ ἓν εἶναι εἴ τις ἱκανῶς ἐπεξίοι
Cet eacutecrit reacutepond donc aux partisans de la pluraliteacute et leur renvoie leurs objections et plus encore en deacutesirant deacutemontrer qursquoen reacutealiteacute lrsquohypothegravese quil y a de la pluraliteacute conduit agrave des conseacutequences encore plus ridicules que la supposition que tout est un
(PLATON Parmeacutenide 128d)
Double neacutegation avec tiers exclu Double neacutegation sans tiers exclu
notnotA ≣ A notnotA ≢ A
30
Zeacutenon ne nie pas la preacutesence de contradictions dans la thegravese de Parmeacutenide il montre une
preacutesence de contradictions encore laquo plus ridicules raquo (γελοιότερα) dans la thegravese de la 29
multipliciteacute En cela la situation est telle que lrsquoapplication du tiers exclu semble impossible
Zeacutenon ne deacuteclare pas que la thegravese de lrsquouniteacute ne comporte aucune contradiction mais que la thegravese
de la multipliciteacute comporte aussi des contradictions La lecture de Vlastos apparaicirct maintenant
comme trop simpliste Pour appuyer notre point citons la deacuteesse Diotime de Mantineacutee du
Banquet cette derniegravere apprend agrave Socrate que la justesse drsquoune position est une question de juste
milieu Dans le passage suivant Socrate srsquointerrogeant sur la nature de lrsquoEros rapporte les propos
de la deacuteesse La question est de savoir si Eros est beau et bon ou laid et mauvais La reacuteponse de
la deacuteesse se situe dans un intermeacutediaire entre les deux positions
Μὴ τοίνυν ἀνάγκαζε ὃ μὴ καλόν ἐστιν αἰσχρὸν εἶναι μηδὲ ὃ μὴ ἀγαθόν κακόν Οὕτω δὲ καὶ τὸν ἔρωτα ἐπειδὴ αὐτὸς ὁμολογεῖς μὴ εἶναι ἀγαθὸν μηδὲ καλόν μηδέν τι μᾶλλον οἴου δεῖν αὐτὸν αἰσχρὸν καὶ κακὸν εἶναι ἀλλά τι μεταξύ ἔφη τούτοιν
Ne rend pas neacuteceacutessaire que ce qui nest pas beau soit laid et que ce qui nest pas bon soit mauvais Ainsi comprends que pour avoir reconnu que lamour nest ni beau ni bon il ne faut pas le croire laid et mauvais
(PLATON Banquet 202c)
Il srsquoagit drsquoun contre-exemple agrave lrsquoideacutee que le principe de non-contradiction conduirait
systeacutematiquement agrave celui du tiers exclu Diotime ne renie pas le fait qursquoil est impossible que ce
qui est beau soit laid dans le mecircme temps mais il est possible drsquoecirctre dans une position ternaire
ou intermeacutediaire
Pour compleacuteter la critique de Vlastos effectueacutee par Marion nous pouvons simplement
revenir sur la signification reacuteelle de lrsquoapplication du tiers exclu dans lrsquoexercice dialectique En
pensant qursquoune reacutefutation (sens que Vlastos donne agrave lrsquoelenchos) conduit agrave lrsquoinstauration de la
thegravese opposeacutee agrave lrsquohypothegravese de deacutepart alors lrsquointeacuterecirct mecircme du dialogue disparait pour laisser
Lrsquoemploi du superlatif nous permet drsquoenvisager une vision plus probabiliste de la veacuteriteacute chez les 29
Eacuteleacuteates Plus une theacuteorie contient des contradictions moins il est probable que celle-ci soit vraie Lrsquoassertion la plus exempte de contradictions serait la plus pure et donc potentiellement la plus proche de la veacuteriteacute Lrsquoantilogique eacuteleacuteate aurait une approche de la veacuteriteacute comme gain de coheacuterence Nous reviendrons sur ce point dans la suite de notre travail
31
place agrave un dogmatisme laquo masqueacute raquo Lrsquoexercice du dialogue ne serait qursquoun preacutetexte pour avancer
des thegraveses physiques meacutetaphysiques et morales Deux arguments viennent selon nous contredire
cette ideacutee Dans un premier temps le nombre de dialogues Si Platon avait deacutesireacute veacutehiculer des
thegraveses toutes faites lrsquousage reacutepeacuteteacute drsquoune trentaine de dialogues semblerait parfaitement inutile et
mecircme deacuteleacutetegravere pour la compreacutehension de ses thegraveses Il faut au contraire que le style du dialogue
soit un eacuteleacutement important voire neacuteceacutessaire de la meacutethode de recherche platonicienne Dans un
second temps les propos mecircmes de Socrate lorsque celui-ci explique sa meacutethode la
maiumleutique Agrave plusieurs reprises dans le Theacuteeacutetegravete par exemple Socrate rappelle agrave son
interlocuteur qursquoil ne sait rien et qursquoil est steacuterile
ἐπεὶ τόδε γε καὶ ἐμοὶ ὑπάρχει ὅπερ ταῖς μαίαις ἄγονός εἰμι σοφίας καὶ ὅπερ ἤδη πολλοί μοι ὠνείδισαν ὡς τοὺς μὲν ἄλλους ἐρωτῶ αὐτὸς δὲ οὐδὲν ἀποφαίνομαι περὶ οὐδενὸς διὰ τὸ μηδὲν ἔχειν σοφόν ἀληθὲς ὀνειδίζουσιν τὸ δὲ αἴτιον τούτου τόδε μαιεύεσθαί με ὁ θεὸς ἀναγκάζει γεννᾶν δὲ ἀπεκώλυσεν εἰμὶ δὴ οὖν αὐτὸς μὲν οὐ πάνυ τι σοφός οὐδέ τί μοι ἔστιν εὕρημα τοιοῦτον γεγονὸς τῆς ἐμῆς ψυχῆς ἔκγονον
Jrsquoai drsquoailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis steacuterile en matiegravere de sagesse et le reproche qursquoon mrsquoa fait souvent drsquointerroger les autres sans jamais me deacuteclarer sur aucune chose parce que je nrsquoai en moi aucune sagesse est un reproche qui ne manque pas de veacuteriteacute Et la raison la voici crsquoest que le dieu me contraint drsquoaccoucher les autres mais ne mrsquoa pas permis drsquoengendrer Je ne suis donc pas du tout sage moi-mecircme et je ne puis preacutesenter aucune trouvaille de sagesse agrave laquelle mon acircme ait donneacute le jour
(PLATON Theacuteeacutetegravete 150c [trad modif CHAMBRY])
La position de Vlastos implique donc neacutecessairement que de tels passages traitant de la meacutethode
maiumleutique relegravevent drsquoune forme de manipulation de la part du personnage de Socrate
Lrsquoelenchos standard de Vlastos est selon nous une neacutegation du principe du dialogue Notre
critique de la lecture de Vlastos repose drsquoune part sur les propos mecircmes de Socrate dans
diffeacuterents dialogues et drsquoautre part sur la reacutealiteacute litteacuteraire qui est que Platon nrsquoa eacutecrit que mdash ou
presque mdash des dialogues La question qursquoil srsquoagirait alors de poser agrave Vlastos serait simplement
pourquoi des dialogues Si Platon avait deacutesireacute mettre sa penseacutee en traiteacutes pourquoi aurait-il
perseacuteveacutereacute dans le style litteacuteraire du dialogue pourtant si propre agrave la confusion Nous voyons
comment notre hypothegravese de deacutepart conditionne toute lrsquointerpreacutetation de la lecture de Platon En
32
placcedilant dans le style du dialogue un sens veacuteritable (ce que semble ne pas faire Vlastos) la
dialectique sort du dogmatisme
Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon
Ce que nous eacutevoquions comme notre hypothegravese du postulat theacuteacirctral permet ici drsquoentrevoir
une reacuteponse claire agrave cette question le dialogue nrsquoest pas un moyen dissimuleacute pour transmettre
des thegraveses mais le cœur mecircme du propos une meacutethode qursquoil srsquoagit maintenant pour nous
drsquoeacutetudier Nous avons refuseacute lrsquoargumentaire naiumlf voulant que Zeacutenon essaierait de deacutemontrer
lrsquoimpossibiliteacute du mouvement Dans un mecircme temps la position de Vlastos nous est aussi
apparue comme deacutenaturant le travail de Platon Il devient alors neacutecessaire pour nous de proposer
une lecture plus coheacuterente agrave partir de nos critiques preacuteceacutedentes
Nous reprochons agrave Vlastos son dogmatisme Il srsquoagit alors selon nous de simplement
arrecircter le raisonnement eacuteleacuteate agrave la mise en eacutevidence drsquoune contradiction sans tirer drsquoautre
conclusion Nous reprenons alors les arguments de Zeacutenon et les mettons en relation avec ce que
nous avons compris plus haut Zeacutenon ne soutient pas mdash directement du moins mdash la thegravese de
lrsquouniteacute de lrsquoecirctre mais deacutesire deacutemontrer que la thegravese inverse (de la pluraliteacute) conduit aussi agrave des
contradictions En reprenant une fois encore le scheacutema repreacutesentant lrsquoargumentation logique des
arguments de Zeacutenon nous proposons maintenant une lecture dite antilogique dont la derniegravere
eacutetape sera la contradiction (ou antilogie)
Si cette lecture peut sembler tregraves proche de celle de Vlastos elle srsquoen diffeacuterencie sur un
point fondamental Dans le cas preacutesent la mise en eacutevidence de la contradiction ne permet pas de
prouver la thegravese inverse agrave lrsquohypothegravese principale de deacutepart Nous gardons cependant le constat
empirique du mouvement rendant agrave la penseacutee toute son intelligence
33
FIG 3 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON PROPOSEacuteE
La dialectique eacuteleacuteate est une antilogique puisque elle se contente de montrer crsquoest-agrave-dire de
mettre en eacutevidence des contradictions sans pour autant franchir le pas de la conclusion Il nrsquoy a
donc pas agrave proprement parler de Reductio ad absurdum chez les Eacuteleacuteates ou du moins pas en ces
termes
Il srsquoagit maintenant de veacuterifier notre interpreacutetation et de la justifier Dans un premier temps
il devient clair que le problegraveme que nous soulevions chez Vlastos du dogmatisme dialectique
disparaicirct aussitocirct En effet il est impossible de dire que les conclusions agrave la suite drsquoun
raisonnement de cette forme soient des veacuteriteacutes mdash ou tout du moins des veacuteriteacutes positives Mais
nous devons alors faire face agrave un autre problegraveme si ses raisonnements se terminent par des
antilogies la meacutethode eacuteleacuteate est-elle agrave mecircme de trouver quelque chose ou est-elle bloqueacutee dans
ce que nous pourrions appeler un apophatisme meacutethodologique Nous voyons ici comment le
questionnement souleveacute par la lecture des arguments de Zeacutenon nous conduit aux mecircmes
questions que celles que nous posions un peu plus tocirct 30
Pour sortir de ce paradoxe il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoaller tregraves loin Si les arguments de
Zeacutenon semblent condamner agrave rester dans la contradiction la fin mecircme du Parmeacutenide quelques
pages plus loin est au contraire bien plus affirmative
mdash Εἰρήσθω τοίνυν τοῦτό τε καὶ ὅτι ὡς ἔοικεν ἓν εἴτ ἔστιν εἴτε μὴ ἔστιν αὐτό τε καὶ τἆλλα καὶ πρὸς αὑτὰ καὶ πρὸς ἄλληλα πάντα πάντως ἐστί τε καὶ οὐκ ἔστι καὶ φαίνεταί τε καὶ οὐ φαίνεται mdash Ἀληθέστατα
mdash Disons-le donc et ajoutons que agrave ce qursquoil semble soit que lrsquoun existe soit qursquoil nrsquoexiste pas lui et les autres choses relativement agrave eux-mecircmes et les un aux autres
α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α
β not β
β Existence du mouvement
[Issu du constat empirique]
Contradiction perp
Cf supra I 1 laquo Le caractegravere aporeacutetique raquo30
34
sont absolument tout et ne le sont pas paraissent tout et ne le paraissent pas mdash Cela est parfaitement vrai
(PLATON Parmeacutenide 166c-d [trad modif CHAMBRY])
Bien que les arguments de Zeacutenon semblent ne pas deacutepasser la contradiction la meacutethode de
Parmeacutenide dans la deuxiegraveme partie du dialogue est agrave mecircme de trouver des veacuteriteacutes positives La
situation nrsquoest pas propre au Parmeacutenide mais se produit aussi agrave la fin du Sophiste et du
Politique Ces deux dialogues se terminent de maniegravere positive deacutemontrant que lrsquoacquisition
drsquoune veacuteriteacute eacutetait possible selon Platon
Παντάπασι μὲν οὖν
Crsquoest donc tout agrave fait cela
(PLATON Sophiste 268d)
Κάλλιστα αὖ τὸν βασιλικὸν ἀπετέλεσας ἄνδρα ἡμῖν ὦ ξένε καὶ τὸν πολιτικόν
Tu nous as encore de la plus belle faccedilon deacutefini jusqursquoagrave la fin cher eacutetranger lrsquohomme royal et [lrsquohomme] politique
(PLATON Politique 311c) 31
Lrsquohypothegravese preacuteceacutedente que nous avions appeleacutee laquo lrsquoapophatisme dialectique raquo est ainsi
parfaitement reacutefuteacutee Un jugement vrai sur le monde est possible chez Platon et la dialectique ne
peut ecirctre reacuteduite agrave un simple plaisir de reacutefuter des interlocuteurs puisque nous avons des
exemples clairs de deacutefinitions positives et reacuteussies
Le principal point commun de ces trois dialogues est la preacutesence comme interlocuteur
principal soit de Parmeacutenide et de Zeacutenon (originaires drsquoEacuteleacutee) soit de celui que lrsquoon appelle
laquo lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo (Ἐλεάτης Ξένος [216a]) Il devient alors neacutecessaire dans le cadre de notre
eacutetude drsquoapprofondir notre champ de recherche en ne nous cantonnant pas seulement au
Parmeacutenide comme premiegravere occurence socratique du corpus platonicien mais aussi aux autres
eacutecrits eacuteleacuteates
Eacutemile Chambry attribue cette phrase agrave laquo Socrate raquo ce que nous ne faisons pas Nous suivons le 31
Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig et attribuons cette phrase agrave laquo Socrate le jeune raquo (Νεώτερος Σωκράτης) lrsquointerlocuteur principal du dialogue gardant ainsi la coheacuterence de la progression de la discussion jusqursquoagrave sa conclusion
35
3 La meacutethode eacuteleacuteate
Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide
Notre eacutetude des arguments de Zeacutenon eacutevoqueacutes au deacutebut du Parmeacutenide nous conduit agrave
interroger le projet eacuteleacuteate dans son ensemble agrave travers notamment leurs eacutecrits directs Si ce
recours peut sembler ecirctre une digression non neacutecessaire il faut neacuteanmoins se souvenir que dans
lrsquooptique de notre eacutetude de la dialectique socratique nous sommes actuellement face agrave une
situation paradoxale drsquoune part lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate telle que preacutesenteacute par Zeacutenon ne peut pas ecirctre
dogmatique et doit logiquement srsquoarrecircter agrave lrsquoantilogie et drsquoautre part la meacutethode eacuteleacuteate est une
meacutethode que Platon recommande dans lrsquooptique de trouver des veacuteriteacutes Nous devons alors avant
de continuer deacutefinir clairement ce que peut ecirctre la meacutethode eacuteleacuteate sans Platon crsquoest-agrave-dire
principalement la meacutethode telle que preacutesenteacutee dans le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature afin de
comprendre les origines du projet dialectique eacuteleacuteate
Degraves les premiegravere ligne du poegraveme le jeune homme est accueilli par la laquo justice raquo (Δίκη [fr
1]) qui lui ouvre les portes des laquo chemins raquo (κελεύθων) de la laquo nuit raquo (Νύξ) et du
laquo jour raquo (Ἤmicroας) Quelques lignes plus bas la deacuteesse explique au jeune homme que celui-ci doit
apprendre laquo toutes choses raquo (πάντα) agrave la fois le laquo cœur raquo (ἦτορ) laquo circulaire raquo (εὐκυκλέος) et
laquo immuable raquo (ἀτρεmicroὲς) de la laquo veacuteriteacute raquo (Ἀληθείη) et drsquoautre part les laquo opinions raquo (δόξας) des
laquo mortels raquo (βροτοί) hors des laquo croyances vraies raquo (πίστις ἀληθής) La deacuteesse deacuteclare que le
jeune homme laquo doit en juger raquo (χρῆν δοκίmicroως) en laquo naviguant raquo (περῶντα) pour laquo tout raquo (πάντα)
laquo agrave travers tout raquo (διὰ παντὸς) Cette lecture rapide du premier fragment du poegraveme de Parmeacutenide
est lourde de conseacutequences Lrsquoobjectif de la dialectique eacuteleacuteate serait drsquoatteindre le cœur de la
veacuteriteacute Cela confirme ce que nous eacutevoquions plus tocirct il est impossible de penser que la finaliteacute
de la meacutethode se trouverait dans lrsquoantilogie la recherche doit se terminer par une veacuteriteacute Or cette
meacutethode consiste agrave analyser aussi bien les savoirs vrais que les opinions fausses Cette
navigation doit ecirctre faite pour chaque chose agrave travers tous les possibles La meacutethode eacuteleacuteate est
donc une dialectique de la recherche ne devant rien neacutegliger Elle analyse tous les possibles
Le second fragment nous renseigne sur le fonctionnement de cette meacutethode Il nrsquoexiste
pour la deacuteesse que deux laquo voies de recherche raquo (ὁδοὶ [hellip] διζήσιός [fr2]) compatibles avec laquo la
36
penseacutee raquo (νοῆσαι) La premiegravere est laquo qursquoil est raquo (ἔστιν) et laquo qursquoil est impossible de ne pas
ecirctre raquo (microὴ εἶναι) il srsquoagit du laquo chemin de la certitude raquo accompagnant la laquo veacuteriteacute raquo La seconde
voie est laquo qursquoil nrsquoest pas raquo (οὐκ ἔστιν) et laquo qursquoil est neacutecessaire de ne pas ecirctre raquo (χρεών ἐστι microὴ
εἶναι) Cette seconde route est un piegravege que le jeune homme laquo ne doit pas approcher raquo (ἀταρπόν)
Nous remarquons alors une apparente contradiction entre les deux fragments Dans le
premier fragment la deacuteesse deacuteclare que toutes les possibiliteacutes doivent ecirctre envisageacutees Dans le
second fragment elle semble se contredire et demander au jeune homme de ne pas pratiquer la
deuxiegraveme voie Comment peut-on alors concilier les deux injonctions afin de retrouver la
coheacuterence du projet
FIG 4 REPREacuteSENTATION LOGIQUE DU DEUXIEgraveME FRAGMENT DE PARMEacuteNIDE
Il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la variable laquo A raquo Celle-ci est remplaccedilable par toute assertion
Entre les deux propositions nous employons volontairement la conjonction de coordination
laquo et raquo agrave la place du connecteur logique laquo and raquo Dans le cas de lrsquoutilisation de la conjonction
logique laquo and raquo la formule ainsi creacuteeacutee irait agrave lrsquoencontre du principe de non-contradiction puisque
cela conduirait agrave admettre (A andnotA) La meacutethodologie de Parmeacutenide ne recherche pas seulement
ce qui est mais elle recherche ce qui est neacutecessairement De la mecircme maniegravere cette
meacutethodologie recherche eacutegalement ce qui nrsquoest pas neacutecessairement Nous devons ainsi
comprendre la formulation des deux voies comme deux moments distincts de la recherche Crsquoest
pour cette raison que nous donnerons le nom de conjonction meacutethodologique au connecteur en
question sans la valeur logique de la conjonction il signifie que les deux eacutetapes co-existent
ἀγνοοῦσιν γὰρ οἱ πολλοὶ ὅτι ἄνευ ταύτης τῆς διὰ πάντων διεξόδου τε καὶ πλάνης ἀδύνατον ἐντυχόντα τῷ ἀληθεῖ νοῦν σχεῖν
La plupart [des gens] ignorent en effet que sans explorer toutes les voies sans cette divagation il est impossible de tomber sur le vrai pour en avoir lrsquointelligence
(PLATON Parmeacutenide 136d-e)
A laquo Il est raquo
(A ^ not(notA)) et (notA ^ ◻(notA))
37
Nous devons maintenant nous interroger sur ce que les paroles du premier fragment
peuvent signifier vis-agrave-vis de la meacutethode proposeacutee dans le deuxiegraveme Contrairement aux ideacutees
courantes nous ne pensons pas que la seconde voie ne doive pas ecirctre exploreacutee Les deux voies
doivent ecirctre arpenteacutees Cependant la premiegravere voie est seule productrice de savoir positif La
seconde voie est productrice de non-savoir elle traite de ce qui nrsquoexiste pas Ce nrsquoest pas pour
autant une mauvaise voie mais cette derniegravere est reacuteduite agrave lrsquoaporie elle relegraveve de lrsquoapophatisme
ontologique (dire ce qursquoune chose nrsquoest pas sans dire ce qursquoelle est)
Certes Parmeacutenide exclut le non-ecirctre comme inintelligible mais cela nrsquoest pas une raison suffisante pour penser que la seconde voie disparaicirct entiegraverement du raisonnement de Parmeacutenide agrave partir du fr 2 Cette voie nrsquoen montre pas moins ce qursquoest une neacutegation et permet de reconnaicirctre que nier lrsquoexistence drsquoun objet de recherche constitue une impasse En effet beaucoup srsquoen faut que Parmeacutenide se prive de la neacutegation dans son poegraveme Lrsquousage de la neacutegation soulegraveve pourtant un problegraveme pour lrsquoeacutenonciation de la veacuteriteacute puisqursquoil est impossible drsquoobtenir une connaissance agrave partir de phrases neacutegatives Cela nrsquoexclut pas que lrsquousage de la seconde voie soit neacutecessaire pour discerner laquoce qui estraquo du contraire voire que les deux voies puissent ecirctre employeacutees alternativement ou de maniegravere concurrente La seconde voie reste une voie de recherche mecircme si elle megravene agrave lrsquoaporie en soutenant laquoce nrsquoest pasraquo il est impossible drsquoavancer Mais cela est deacutejagrave un reacutesultat drsquoune part on y reconnaicirct une impasse et drsquoautre part il semble que seule une affirmation puisse lancer la recherche puisqursquoune neacutegation ne contient en soi aucune information directe sur lrsquoobjet de la recherche
(CASTELNEacuteRAC 2014 444)
La deuxiegraveme voie du poegraveme nrsquoest pas lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoenquecircte sur laquo A raquo mais lrsquoabsence
du preacutedicat drsquoexistence crsquoest-agrave-dire la validiteacute de laquo notA raquo au niveau ontologique Nous pourrions
reacutesumer les propos de la deacuteesse en lrsquoideacutee que lrsquoon ne peut pas enquecircter sur ce qui nrsquoexiste pas Il
ne srsquoagit pas de deacutefendre une thegravese mais drsquoexplorer son contraire Ici la meacutethode ne vise pas agrave
avoir raison face agrave un adversaire mais agrave enquecircter sur toutes les voies afin de trouver un absolu
sans contradiction la veacuteriteacute Les opinions des mortels ne sont pas lrsquousage de la deuxiegraveme voie
mais le mauvais usage des deux premiegraveres La premiegravere voie est le seul chemin menant agrave la
veacuteriteacute mais il ne srsquoagit pas directement de la veacuteriteacute pour autant La deacuteesse nous propose une
meacutethode neacutecessitant encore un travail drsquoanalyse et drsquoentrainement Nous devons ici remarquer le
parallegravele eacutevident entre la meacutethode preacutesenteacute dans le poegraveme de Parmeacutenide et ce que Socrate deacutefinit
38
comme son art laquo maiumleutique raquo Le terme elenchos plus haut deacutefini comme laquo test raquo (par recherche
drsquoeacuteventuelles contradictions contre le terme de laquo reacutefutation raquo proposeacute par Vlastos) consiste dans
en un rejet ou une acceptation opeacutereacute apregraves un test de validation Ce test nrsquoest pas sans rappeler la
dokimasie (δοκιmicroασία) crsquoest-agrave-dire une analyse selon un certain nombre de critegraveres bien deacutefinis
Lorsque le lexicographe Pollux parle de la dokimasie des animaux agrave sacrifier il liste ainsi les
eacuteleacutements importants
Προσακτέον δὲ θύσιμα ἱερεῖα ἄρτια ἄτομα ὁλόκληρα ὑγιῆ ἄπηρα παμμελῆ ἀρτιμελῆ μὴ κολοβὰ μηδὲ ἔμπηρα μηδὲ ἠκρωτηριασμένα μηδὲ διάστροφα
Il faut preacutesenter des victimes qui conviennent pour un sacrifice bien constitueacutees entiegraveres intactes en bonne santeacute exemptes drsquoinfirmiteacutes avec tous leurs membres avec des membres bien conformeacutes elles ne doivent ecirctre ni mutileacutees ni estropieacutees ni amputeacutees de leurs extreacutemiteacutes ni difformes
(FEYEL 2006 36) 32 33
Il srsquoagit pour le philosophe en quecircte de veacuteriteacute de veacuterifier si les assertions respectent les exigences
de la logique comme les animaux doivent respecter les exigences du sacrifice Nous parlerons
cependant plutocirct drsquoelenchos pour deacutesigner lrsquoensemble du processus drsquoeacutevaluation ainsi que la
phase finale drsquoacceptation ou de rejet de lrsquohypothegravese
Dans le cinquiegraveme fragment du poegraveme le poegravete nous dit qursquoil lui est laquo indiffeacuterent raquo (Ξυνὸν
[fr5]) de commencer laquo drsquoun cocircteacute plutocirct que drsquoun autre raquo (ὁππόθεν) car il reviendra en arriegravere
(πάλιν) Nous retrouvons ici la recherche selon les deux meacutethodes Nous pouvons comprendre
que lrsquoune des deux voies conduira neacutecessairement agrave une contradiction (une antilogie) alors que
lrsquoautre voie conduira agrave une veacuteriteacute Il srsquoagit drsquoemprunter tous les chemins possibles afin
drsquoidentifier le seul qui soit exempt de contradiction
Nous pouvons dores et deacutejagrave tirer quelques conclusions sur la meacutethode de recherche eacuteleacuteate
Il faut systeacutematiquement eacutevaluer chaque voie possible Dans le cas drsquoune enquecircte sur A cela
signifie donc drsquoune part laquo srsquoil est vrai que A raquo puis laquo srsquoil est faux que A raquo La deuxiegraveme voie
Drsquoapregraves BETHE E (eacuted) Pollucis Onomasticon (1900) I 29 32
Grec et traduction sont de (FEYEL 2006)33
39
nrsquoest cependant pas suffisante pour eacutetablir un veacuteritable savoir sur le monde savoir que quelque
chose est faux nrsquoest qursquoun premier pas mais il convient par la suite de deacutepasser ce premier
moment pour dire quelque chose de positif Les deux voies sont fonctionnelles mais il existe
neacuteanmoins une hieacuterarchie Dans cette perspective il apparait que le caractegravere aporeacutetique des
dialogues relegraveve de la seconde voie celle du non-ecirctre Arriver agrave une aporie crsquoest ecirctre capable de
dire ce qursquoune chose nrsquoest pas crsquoest donc un progregraves face agrave lrsquoignorance de deacutepart Mais cela
nrsquoest pas suffisant
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique
Nous devons maintenant nous pencher sur un autre aspect de la penseacutee eacuteleacuteate En effet la
recherche selon les deux voies est un eacuteleacutement central de la meacutethode proposeacutee par Parmeacutenide
Cependant il existe un autre eacuteleacutement tout aussi important et donnant lieu agrave de nombreuses
interpreacutetations Il srsquoagit de la fameuse thegravese de laquo lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo Comme nous lrsquoavons vu
preacuteceacutedemment les arguments de Zeacutenon sur le mouvement servaient notamment agrave deacutemontrer que
la thegravese de la pluraliteacute de lrsquoecirctre eacutetait tout aussi invraisemblable mdash sinon plus encore mdash que celle
de son maicirctre Parmeacutenide Il faut alors reconnaitre lrsquoeacutevidence Parmeacutenide soutenait effectivement
une thegravese sur lrsquouniteacute de lrsquoecirctre Encore est-il neacutecessaire de comprendre ce agrave quoi se reacutefegravere
laquo lrsquoecirctre raquo et son laquo uniteacute raquo Cette thegravese est exprimeacutee dans le huitiegraveme fragment moment cleacute de
notre reacuteflexion Le poegravete nous dit que laquo ce qui est raquo (ἔστιν [fr8]) est maintenant laquo tout
entier raquo (ὁmicroοῦ πᾶν) laquo un raquo (ἕν) et laquo continu raquo (συνεχές) Dans ce passage la deacuteesse srsquoadresse au
jeune homme dans le but de lui enseigner ce qursquoest la veacuteriteacute Il ne srsquoagit plus seulement de savoir
ce qui est mais ce qui est vrai Le rapport au discours est primordial souvenons-nous que les
portes de cet enseignement avaient eacuteteacute ouvertes par lrsquoincarnation de laquo la justice raquo (Δίκη [fr1]) au
premier fragment La veacuteriteacute est un jugement pas un constat La connaissance est un effort
intellectuel de discernement entre lrsquoecirctre et le non-ecirctre Enfin lrsquoaction de laquo penser raquo (νοεῖν [fr3])
et lrsquoaction laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont laquo la mecircme chose raquo (τὸ [hellip] αὐτὸ)
La meacutethodologie de la deacuteesse consiste agrave diffeacuterencier ce qui est de ce qui nrsquoest pas Il ne
srsquoagit pas de la reacutealiteacute mais de la veacuteriteacute La veacuteriteacute est une chez Parmeacutenide laquo lrsquoun raquo est le
principe neacutecessaire pour fonder un savoir Si la veacuteriteacute nrsquoeacutetait pas une alors des eacutenonceacutes
40
contraires pourraient ecirctre consideacutereacutes comme vrais Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre vrai est lrsquooccasion de la 34
science pour les Eacuteleacuteates Nous comprenons alors cette uniteacute comme un principe non pas
ontologique ou cosmologique mais logique et eacutepisteacutemologique Lrsquouniteacute ne porte pas sur le
monde mais sur un objet scientifique (objet de science) Il srsquoagit de lrsquoexpression la plus
eacuteleacutementaire du principe de non-contradiction Si une chose est vraie son contraire est
neacutecessairement faux Si nous rapprochons ceci du troisiegraveme fragment citeacute ci-dessus nous
pouvons comprendre que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre rejoint lrsquouniteacute eacutepisteacutemologique Pour qursquoun savoir soit
possible il faut neacutecessairement que lrsquoobjet de ce savoir soit unique non pas que tous les objets
de connaissance sont identiques et immuables mais que les principes de connaissance sont
perpeacutetuels
Dans la penseacutee eacuteleacuteate aucun savoir nrsquoest possible sans lrsquoimmuabiliteacute et la persistance de
lrsquoecirctre Cette penseacutee srsquooppose agrave lrsquoideacutee drsquoune autonomie propre de lrsquoecirctre Cette continuiteacute de lrsquoecirctre
a pour conseacutequence de rendre ce dernier accessible par la penseacutee Le projet rationaliste eacuteleacuteate
rejoint drsquoune certaine maniegravere notre ideacutee contemporaine de deacuteterminisme
Chez les ecirctres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions dexistence de tout pheacutenomegravene sont deacutetermineacutees dune maniegravere absolue Ce qui veut dire en dautres termes que la condition dun pheacutenomegravene une fois connue et remplie le pheacutenomegravene doit se reproduire toujours et neacutecessairement agrave la volonteacute de lrsquoexpeacuterimentateur [hellip] Tous les pheacutenomegravenes de quelque ordre quils soient existent virtuellement dans les lois immuables de la nature et ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions dexistence sont reacutealiseacutees
(BERNARD 1984 13)
Ne faisons pas drsquoanachronisme lrsquoapproche eacuteleacuteate nrsquoest pas comparable agrave celle de Claude
Bernard Cependant il faut selon nous la comprendre dans cet esprit Lrsquoobjet de science est
laquo un raquo parce qursquoil est constant et eacuteternel Mais cela ne signifie pas que tout ce qui est penseacute existe
ou que tout ce qui existe forme une vaste uniteacute cosmologique En gardant agrave lrsquoesprit que le poegraveme
expose une meacutethode (et non pas un reacutecit mythique sur le monde agrave la maniegravere drsquoHeacutesiode) il est
assez clair que le fragment VIII reacuteputeacute comme eacutetant le cœur de lrsquoontologie eacuteleacuteate constitue en
reacutealiteacute un preacutecis drsquoeacutepisteacutemologie Il faut que lrsquoobjet de science soit un sans quoi toute veacuteriteacute ne
Occasion est ici agrave prendre au sens de principe neacutecessaire34
41
serait que temporaire Face au problegraveme de la fondation drsquoun savoir le deacuteterminisme apparaicirct
comme le premier pas eacutepisteacutemologique sans lequel rien ne peut ecirctre dit Lrsquoun parmeacutenidien
comme principe de science est aussi le principe neacutecessaire de la deacutefinition Pour appuyer notre
theacuteorie nous nous reacutefeacuterons agrave un fragment souvent mal interpreacuteteacute du poegraveme de Parmeacutenide le
fragment V deacuteclarant que laquo le fait de penser raquo (νοεῖν) et celui laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont une laquo mecircme
chose raquo (Τὸ γὰρ αὐτὸ) Non pas que Parmeacutenide soit en train de donner une reacutealiteacute agrave tout objet de
penseacutee mais au contraire on ne peut veacuteritablement penser (au sens de connaitre) que ce qui est
(de maniegravere durable) Pour ainsi dire la penseacutee eacuteleacuteate ne nie pas lrsquoexistence du mouvement mais
dans le cadre de sa deacutefinition de laquo ce que doit ecirctre la science raquo (comme activiteacute de connaissance
du reacuteel) il srsquoagit de ne srsquoattacher qursquoaux proprieacuteteacutes eacuteternelles des corps
En bref le poegraveme de Parmeacutenide nrsquoest pas un traiteacute de cosmologie ni drsquoontologie il srsquoagit
drsquoune meacutethode de recherche La premiegravere question est quel est lrsquoobjet rechercheacute Ce que
Parmeacutenide et Zeacutenon nous disent est que la somme des parties drsquoun ecirctre (distance moment etc)
ne peut jamais eacutegaler le tout il existe toujours un je-ne-sais-quoi de plus dans la totaliteacute Ainsi
nous pouvons comprendre que contre les partisans du devenir et de la pluraliteacute de lrsquoecirctre il
existe selon les philosophes eacuteleacuteates une uniteacute de lrsquoecirctre comme objet de science Malgreacute les
divisions multiples il existe toujours une transcendance Penser la diversiteacute crsquoest se donner pour
objectif de deacutefinir lrsquoindeacutefinissable Agrave lrsquoinverse penser lrsquouniteacute derriegravere le multiple crsquoest avoir une
chance de saisir ce qursquoil y a de neacutecessaire dans le reacuteel et ainsi transcender ce dernier La
meacutethode eacuteleacuteate reacutefute en cela la capaciteacute drsquoune deacutefinition en extension agrave ecirctre pleinement
satisfaisante au profit drsquoune deacutefinition en compreacutehension En srsquoattachant agrave lrsquounique derriegravere le
multiple il faut ecirctre capable de saisir ce qui entre toujours mdash et neacutecessairement mdash dans la
constitution de ce que lrsquoon srsquoattache agrave deacutefinir
Cet eacuteleacutement sera primordial dans la penseacutee platonicienne agrave de nombreuses reprises les
interlocuteurs de Socrate tenteront de faire passer un groupe drsquoexemples (deacutefinition en extension)
comme reacuteponse aux questions de Socrate Meacutenon par exemple dans le dialogue eacuteponyme
deacutefinira la vertu en donnant un ensemble de cas diffeacuterents Socrate nrsquoest eacutevidemment pas dupe
Πολλῇ γέ τινι εὐτυχίᾳ ἔοικα κεχρῆσθαι ὦ Μένων εἰ μίαν ζητῶν ἀρετὴν σμῆνός τι ἀνηύρηκα ἀρετῶν παρὰ σοὶ κείμενον
42
Jrsquoai lrsquoimpression drsquoavoir beaucoup de chance cher Meacutenon si agrave la recherche drsquoune vertu jrsquoen ai trouveacute tout un essaim aupregraves de toi
(PLATON Meacutenon 72a [trad Castelneacuterac])
Nous sommes ici en preacutesence drsquoun parfait exemple de reacutefutation non pas par contradiction
(recours agrave une antilogie) mais plus en rapport agrave un problegraveme meacutethodologique Si la dialectique
se pose pour objectif de deacutefinir une notion cette deacutefinition ne doit pas ecirctre une suite drsquoexemple
mais la recherche du principe commun agrave tous ces exemples
Demeure une derniegravere interrogation sur le poegraveme pourquoi cette thegravese a-t-elle toujours eacuteteacute
aussi mal comprise Le problegraveme de lrsquointerpreacutetation du projet eacuteleacuteate vient en partie selon nous
de lrsquoabsence de syntaxe deacutefinie dans la langue grecque Dans les hypothegraveses eacutenonceacutees par Platon
dans Le Parmeacutenide reprenant tregraves certainement les theacutematiques abordeacutees par les Eacuteleacuteates la place
de la conjonction laquo si raquo (εἰ) dans lrsquointerrogation laquo srsquoil est un raquo (εἰ ἕν ἐστιν[137c]) nrsquoest pas
parfaitement claire Tantocirct celle-ci se trouve avant la proposition (i e 137c) tantocirct celle-ci se
trouve entre lrsquoobjet et le verbe (i e 142c) Face agrave ce problegraveme Alain Seacuteguy-Duclot propose
lrsquoideacutee selon laquelle Platon reacutealiserait un jeu phoneacutetique et seacutemantique La place de la
conjonction deacutefinirait alors lrsquoobjet sur lequel porterait cette conjonction ce qui aurait pour
finaliteacute de faire osciller le sens du verbe laquo ecirctre raquo (εἶναι) entre un sens copulatif et un sens
existentiel Denis OrsquoBrien reacutesume ainsi lrsquoargument de Seacuteguy-Duclot
Si hen priveacute darticle est placeacute avant la conjonction gouvernant une proposition conditionnelle il est le sujet du verbe pris en son sens existentiel (donc hen ei estin laquo si un est raquo) En revanche si hen priveacute darticle est placeacute apregraves la conjonction il est le compleacutement du verbe pris en son sens copulatif (donc ei hen estin laquo sil est un raquo)
(OrsquoBRIEN 2008 230 [trad SEacuteGUY-DUCLOT])
Cette argumentation rend possibles nos hypothegraveses de lecture Il eacutetait neacutecessaire selon notre
approche que le Eacuteleacuteates fussent capables de distinguer lrsquoecirctre copule de lrsquoecirctre comme preacutedicat
drsquoexistence Cette lecture de Seacuteguy-Duclot permet drsquoappuyer notre propre lecture et justifie ainsi
le projet eacutepisteacutemologique en remplaccedilant la lecture cosmologique Cette interpreacutetation rend gracircce
agrave la penseacutee eacuteleacuteate en geacuteneacuteral en lui permettant drsquoopeacuterer la distinction logique entre la copule est
43
le preacutedicat drsquoexistence Nous pouvons alors comprendre que le cœur du problegraveme pour le
Parmeacutenide de Platon nrsquoest pas de savoir srsquoil existe une uniteacute fondamentale (si le laquo un raquo existe)
mais si laquo ce qui est raquo possegravede une uniteacute dans le temps et dans lrsquoespace (si laquo ce qui est raquo est un)
Lrsquoexercice eacuteleacuteate devient ainsi beaucoup plus clair et coheacuterent
Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide
Lrsquoun des eacuteleacutements les plus perturbants lors de la lecture du Parmeacutenide est le fait que cet
ouvrage pourtant consideacutereacute comme ayant eacuteteacute eacutecrit tardivement par Platon semble drsquoembleacutee
reacutefuter la theacuteorie centrale de tout le systegraveme platonicien la theacuteorie des ideacutees Nous avons
preacuteceacutedemment eacutevoqueacute plusieurs problegravemes relatifs agrave cette lecture naiumlve notamment lorsque nous
recensions les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo propres au Parmeacutenide Nous allons cependant revenir 35
sur ce point agrave la lumiegravere de ce que nous avons compris de la meacutethodologie eacuteleacuteate Que lrsquoon ne
srsquoy trompe pas alors que la seconde partie du dialogue (vaste et fatigante) est selon nous drsquoun
inteacuterecirct bien plus heuristique mdash donc meacutethodologique mdash qursquoontologique nous devons cependant
nous attacher tout particuliegraverement agrave ces quelques pages que Platon nrsquoa pas placeacutees ici par
hasard
La reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees alors porteacutee par le jeune Socrate intervient tregraves
rapidement et drsquoune faccedilon assez surprenante Socrate introduit sa theacuteorie agrave partir de laquo la forme en
soi de la ressemblance raquo (αὑτὸ εἶδός τι ὁmicroοιότητος [129a]) et la forme opposeacutee agrave celle-ci de laquo la
dissemblance raquo (ἀνόmicroοιον) Selon Socrate le problegraveme que pose Zeacutenon nrsquoen est pas
veacuteritablement un Pour Socrate il nrsquoest pas impossible qursquoun ecirctre participe agrave la fois de la
ressemblance en soi en ce qursquoil ressemble agrave un autre ecirctre et participe dans le mecircme temps de la
dissemblance en soi pour tout ce qursquoil ne ressemble pas Continuant ainsi son raisonnement il
deacuteclare de la mecircme maniegravere qursquoun ecirctre peut laquo participer raquo (microετέχειν) laquo de lrsquouniteacute raquo (τοῦ ἑνὸς) et
laquo participer aussi raquo (αὖ microετέχειν) laquo des choses multiples raquo (ταῦτα πολλὰ) en mecircme temps Le
raisonnement socratique se porte sur laquo les genres et les espegraveces raquo (τὰ γένη τε καὶ εἴδη) des ecirctres
mdash ce que la posteacuteriteacute appellera les Ideacutees
Cf supra II 1 laquo Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide raquo35
44
καὶ περὶ τῶν ἄλλων ἁπάντων ὡσαύτως εἰ μὲν αὐτὰ τὰ γένη τε καὶ εἴδη ἐν αὑτοῖς ἀποφαίνοι τἀναντία ταῦτα πάθη πάσχοντα ἄξιον θαυμάζειν εἰ δ᾽ ἐμὲ ἕν τις ἀποδείξει ὄντα καὶ πολλά τί θαυμαστόν λέγων ὅταν μὲν βούληται πολλὰ ἀποφῆναι [hellip]
et de mecircme pour tout le reste il ne faudrait pas moins seacutetonner si on venait agrave deacutemontrer que les genres et les espegraveces sont en eux-mecircmes susceptibles de leurs contraires mais il ny aurait rien de surprenant agrave ce quon deacutemontracirct que moi je suis agrave la fois un et multiple
(PLATON Parmeacutenide 129c [trad modif COUSIN])
Le sujet ne porte alors plus sur les laquo choses visibles raquo (τοῖς ὁρωmicroένοις [129e]) mais sur les
laquo choses de lrsquointellect raquo (τοῖς λογισmicroῷ [130a])
Agrave lrsquoeacutevidence ce cours passage a eacuteteacute mdash et est toujours mdash consideacutereacute comme lrsquoune des
expressions fondatrice de la penseacutee meacutetaphysique platonicienne La meacutethode est en effet
radicale Il ne srsquoagit plus de srsquointerroger sur ce que lrsquoon voit mais sur ce que lrsquoon peut penser Il
nrsquoy a lagrave rien qui sera reacutefuteacute par la suite La suite est en revanche plus deacutelicate le fait de
distinguer drsquoune part les objets visibles et drsquoautre part les objets de lrsquointellect suscite un vif
inteacuterecirct chez Parmeacutenide Dans cette proto-penseacutee platonicienne Socrate eacutenonce lrsquoideacutee selon
laquelle les objets visibles participeraient drsquoun ou plusieurs genres Il faudrait alors pencher son
esprit davantage sur ces genres que sur les choses visibles La theacuteorie eacutetant poseacutee Parmeacutenide
commence son travail drsquoaccoucheur en questionnant Socrate 36
Parmeacutenide opegravere un deacutecalage drsquoune notion (le beau le juste le bon) vers un individu
(lrsquohomme le feu lrsquoeau la boue le poil la saleteacute) Le deacutecalage que Parmeacutenide opegravere nrsquoest pas
anodin il srsquoagit au contraire drsquoun veacuteritable problegraveme drsquoordre logique et seacutemantique Le grec nrsquoa
pas de verbe autre qursquoecirctre (εἶναι) pour exprimer agrave la fois le fait drsquoexister (lrsquoecirctre au monde) et le
fait de recevoir un preacutedicat (lrsquoecirctre copule) Lorsque lrsquoon dit que laquo cet homme est juste raquo nous
affirmons dans le mecircme temps que laquo lrsquohomme est au monde raquo mdash tout du moins comme objet de
penseacutee mdash mais nous ne pouvons pas pour autant dire que laquo le fait drsquoecirctre juste raquo existe
indeacutependamment drsquoun sujet Pourtant le problegraveme se pose de maniegravere inverse agrave lrsquoesprit de
Par le terme laquo drsquoaccoucheur raquo nous marquons volontairement la paterniteacute eacuteleacuteate de la meacutethode 36
maiumleutique socratique chez Platon
45
Platon puisque ce qui est remis en question nrsquoest pas la capaciteacute que lrsquoesprit a de saisir ces
valeurs transcendantes comme autant de reacutealiteacutes indeacutependantes mdash cela semble au contraire bien
naturel pour Platon mdash mais en revanche drsquoopeacuterer le mecircme processus pour la compreacutehension des
laquo sujets raquo du monde propres agrave recevoir ces valeurs
En effet lrsquoactiviteacute consistant agrave deacutefinir quelque chose (individu ou notion) oblige agrave deacutepasser
cet individu agrave le transcender Or la transcendance des individus nrsquoest pas la mecircme chose que la
transcendance des valeurs En effet lrsquoindividu en tant qursquoecirctre est toujours dans le reacuteel Il
nrsquoexiste pas mdash a priori mdash un individu en dehors du monde En revanche les valeurs sont deacutejagrave
hors du monde et ne peuvent srsquoexprimer que par lrsquoexpression qursquoun sujet du monde peut en
faire Dire que diffeacuterentes personnes participent de lrsquoideacutee drsquohomme ne veut pas dire qursquoil existe
dans un autre monde un homme parfait qui serait le modegravele de tous les hommes Sinon comme
le dit Parmeacutenide il faudrait une ideacutee pour tout ce qui nous entoure et le monde des ideacutees serait
un catalogue infini pour autant que lrsquoon puisse diviser le reacuteel (lrsquoideacutee de main lrsquoideacutee de main
gauche lrsquoideacutee de doigt lrsquoideacutee de pouce lrsquoideacutee drsquoongle lrsquoideacutee de phalange etc)
La reacutefutation de Parmeacutenide est meacutethodologique il est certes possible de diviser le reacuteel
indeacutefiniment (paradoxes de Zeacutenon) mais son eacutetude impose la division par genres et sous-
espegraveces et de postuler une uniteacute fondamentale de ces eacuteleacutements atomiques sans quoi lrsquoeacutetude ne
serait qursquoune reacutegression infinie Cette distinction entre la division naiumlve et la division par genre
est parfaitement illustreacutee par la remarque de lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee dans sa reacuteflexion sur le politique
τοιόνδε οἷον εἴ τις τἀνθρώπινον ἐπιχειρήσας δίχα διελέσθαι γένος διαιροῖ καθάπερ οἱ πολλοὶ τῶν ἐνθάδε διανέμουσι τὸ μὲν Ἑλληνικὸν ὡς ἓν ἀπὸ πάντων ἀφαιροῦντες χωρίς σύμπασι δὲ τοῖς ἄλλοις γένεσιν ἀπείροις οὖσι καὶ ἀμείκτοις καὶ ἀσυμφώνοις πρὸς ἄλληλα βάρβαρον μιᾷ κλήσει προσειπόντες αὐτὸ διὰ ταύτην τὴν μίαν κλῆσιν καὶ γένος ἓν αὐτὸ εἶναι προσδοκῶσιν ἢ τὸν ἀριθμόν τις αὖ νομίζοι κατ᾽ εἴδη δύο διαιρεῖν μυριάδα ἀποτεμνόμενος ἀπὸ πάντων ὡς ἓν εἶδος ἀποχωρίζων καὶ τῷ λοιπῷ δὴ παντὶ θέμενος ἓν ὄνομα διὰ τὴν κλῆσιν αὖ καὶ τοῦτ᾽ ἀξιοῖ γένος ἐκείνου χωρὶς ἕτερον ἓν γίγνεσθαι κάλλιον δέ που καὶ μᾶλλον κατ᾽ εἴδη καὶ δίχα διαιροῖτ᾽ ἄν εἰ τὸν μὲν ἀριθμὸν ἀρτίῳ καὶ περιττῷ τις τέμνοι τὸ δὲ αὖ τῶν ἀνθρώπων γένος ἄρρενι καὶ θήλει Λυδοὺς δὲ ἢ Φρύγας ἤ τινας ἑτέρους πρὸς ἅπαντας τάττων ἀποσχίζοι τότε ἡνίκα ἀποροῖ γένος ἅμα καὶ μέρος εὑρίσκειν ἑκάτερον τῶν σχισθέντων
46
Voici Nous avons fait comme si voulant diviser en deux le genre humain on en faisait le partage agrave la maniegravere de la plupart des gens drsquoici qui seacuteparent la race helleacutenique de tout le reste comme formant une uniteacute distincte et reacuteunissant toutes les autres sous la deacutenomination unique de barbares bien qursquoelles soient innombrables qursquoelles ne se mecirclent pas et ne parlent pas la mecircme langue se fondent sur cette appellation unique pour les regarder comme une seule espegravere Crsquoest encore comme si lrsquoon croyait diviser les nombres en deux espegraveces en coupant une myriade sur le tout dans lrsquoideacutee qursquoon en fait une espegravece agrave part et qursquoon preacutetendicirct en donnant agrave tout le reste un nom unique que cette appellation suffit pour en faire aussi un genre unique diffeacuterent du premier Mais on devrait plus sagement et on diviserait mieux par espegraveces et par moitieacutes si lrsquoon partageait les nombres en pairs et impairs et le genre humain en macircles et femelles et si lrsquoon nrsquoen venait agrave seacuteparer et opposer les Lydiens ou les Phrygiens ou quelque autre peuple agrave tous les autres que lorsqursquoil nrsquoy aurait plus moyen de trouver une division dont chaque terme fucirct agrave la fois espegravece et partie
(PLATON Politique 262c-e [trad modif CHAMBRY])
Cela illustre lrsquoambiguiumlteacute de la position eacuteleacuteate contrairement agrave ce que semble croire Vlastos
Zeacutenon ne peut pas reacutepondre agrave ses paradoxes Le problegraveme est toujours preacutesent lrsquoesprit ne peut
se poser que sur des ecirctres conccedilus dans lrsquouniteacute sans quoi aucun savoir ne serait possible Pourtant
lrsquoexpeacuterience semble affirmer que tout est toujours divisible Il y a un eacutecart entre la connaissance
fonctionnant par recherche drsquouniteacute (de principe) et lrsquoeacutetude de la nature (reposant sur les
matheacutematiques) qui nous indique que le reacuteel est indeacutefiniment divisible En drsquoautres termes il
existe un eacutecart fondamental entre lrsquoeacutepisteacutemologie et lrsquoontologie Selon nous crsquoest ce problegraveme
qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit lors de nos lectures de Platon et non pas la question inverse de
ce qursquoest le reacuteel Nous postulons alors une approche eacutepisteacutemologique plutocirct qursquoontologique Il ne
convient plus de dire que Platon parle de laquo ce qursquoest le monde raquo mais de laquo comment il est
possible drsquoavoir une connaissance sur ce monde raquo
Nous souhaitons agrave la suite de notre travail donner de nouveaux eacuteleacutements interpreacutetatifs
quand agrave ce que lrsquohistoire de la philosophie appelle encore laquo une reacutefutation de la theacuteorie des
Ideacutees raquo Il nrsquoy a selon nous reacutefutation que drsquoune approche tregraves naiumlve de la theacuteorie des Ideacutees
Parmeacutenide deacutemontre agrave Socrate qursquoil est neacutecessaire de distinguer les valeurs et les individus et
que la transcendance de ce qui nrsquoest pas au monde sans sujet nrsquoest pas comparable agrave la
transcendance de ce qui y est deacutejagrave En cela Platon anticipe parfaitement lrsquoargument du troisiegraveme
47
homme drsquoAristote puisque le fait mecircme de parler de laquo lrsquoIdeacutee drsquohomme raquo semble contradictoire
Rappelons cependant que le Parmeacutenide est lrsquoincipit de lrsquoensemble de la piegravece philosophique Les
positions ne sont pas encore deacutefinies seulement des problegravemes sont poseacutes Nous voyons
cependant comment la trageacutedie philosophique commence par la reacutefutation drsquoune approche
ontologique naiumlve qui sera pourtant par la suite consideacutereacutee comme la theacuteorie centrale de Platon
En gardant agrave lrsquoesprit ce que nous appelions plus haut le danger interpreacutetatif du
laquo chronocentrisme raquo nous comprenons comment Platon est vraisemblablement en train de
reacutepondre agrave drsquoeacuteventuels deacutetracteurs En reacutedigeant le Parmeacutenide il illustre de cette faccedilon comment
sa theacuteorie ne peut se reacuteduire agrave une lecture naiumlve Il met drsquoailleurs volontairement cette derniegravere
dans la bouche drsquoun Socrate non initieacute agrave la philosophie Le Parmeacutenide nrsquoest donc pas un aveu de
faiblesse mais bien au contraire la deacutemonstration de lrsquoeacutecart qursquoil pouvait exister entre la
compreacutehension de la theacuteorie platonicienne par certains et la veacuteritable penseacutee de lrsquoauteur Platon
renvoie lrsquoargument du troisiegraveme homme au temps du jeune Socrate ses deacutetracteurs avaient 37
presque un siegravecle de retard sur sa penseacutee 38
Le laquo parricide raquo du Sophiste
Nous pouvons deacutesormais entrevoir assez clairement lrsquoensemble des eacuteleacutements heacuteriteacutes de la
penseacutee eacuteleacuteate et se retrouvant dans la meacutethode platonicienne de recherche de la veacuteriteacute Un dernier
point en suspend neacutecessite briegravevement notre attention comment expliquer le fameux
laquo parricide raquo du Sophiste En effet lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee deacuteclare deacutepasser la position de Parmeacutenide
Οἶσθ οὖν ὅτι Παρμενίδῃ μακροτέρως τῆς ἀποῤῥήσεως ἠπιστήκαμεν
Le nom laquo troisiegraveme homme raquo (τρίτος ἄνθρωπος) nous vient drsquoAristote (Meacutetaphysique 37
[990b17-1079a13 1039a2] et Reacutefutations sophistiques [178b36])
Lrsquoun des exemples reacutecents de creacutedit donneacute agrave la theacuteorie du troisiegraveme homme comme moyen de reacutefuter la 38
meacutetaphysique platonicienne est de Gail Fine qui en 1995 disait laquo Although these differences between the various versions of the TMA [Third Man Argument] do not affect its logic they may involve different conceptions of forms (are they paradigms are they particulars universals or both) of sensibles (are they imperfect) and of the relation between forms and sensibles (is participation to be explicated in terms of paradigmatism) One possible moral is that whether or not we view forms as paradigms as particulars or as universals or both whether or not we view sensibles as being fully F no matter what form is at issue (the form of man or of large) Plato is still vulnerable to the TMA raquo (FINE 1995 30)
48
Sais-tu que nous sommes depuis bien longtemps au-delagrave de lrsquointerdiction de Parmeacutenide
(PLATON Sophiste 258c)
LrsquoEacuteleacuteate commence par montrer diffeacuterents aspects du sophiste en respectant sa meacutethode de
recherche par antilogie Il termine alors par lrsquoideacutee que la sophistique est un art trompeur Or les
sophistes avaient pour coutume drsquoutiliser lrsquoargument mecircme de Parmeacutenide qui disait que le non-
ecirctre nrsquoest pas de sorte qursquoil serait impossible de penser ou de parler faux LrsquoEacuteleacuteate deacutecide donc
drsquoattaquer cette ideacutee par une longue digression mdash si longue qursquoelle donna parfois le sentiment
aux commentateurs drsquoecirctre le sujet principal du dialogue Ce passage nrsquoest pourtant qursquoune grande
parenthegravese qui devra se refermer pour laisser place agrave lrsquoexercice deacutefinitionnel sur le sophiste
commenceacute au deacutebut du dialogue
Lrsquoeacutetranger arrive agrave la conclusion qursquoil existe du non-ecirctre dans le simple fait de ne pas ecirctre
identique agrave autre chose Pour le dire autrement du simple fait que lrsquoAutre est (crsquoest-agrave-dire que
tout nrsquoest pas qursquoun) alors il y a du non-ecirctre dans le fait de ne pas ecirctre identique agrave lrsquoautre Si A et
B sont diffeacuterents alors il y a du non-ecirctre dans la mesure ougrave A nrsquoest pas B Pourtant A et B sont
pleinement et sont soumis agrave la regravegle de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre telle que nous lrsquoavons vue
preacuteceacutedemment Il nrsquoy a pas de contradiction entre lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme objet de connaissance
et lrsquoexistence du non-ecirctre comme relation incorrecte entre deux ecirctres Cette analyse sera
primordiale pour comprendre par la suite la meacutetaphysique platonicienne
Qursquoil y ait en effet une attaque de la penseacutee historique de Parmeacutenide nrsquoest pas le sujet de
notre travail Agrave lrsquoeacutevidence Parmeacutenide eacutetait deacutejagrave acircgeacute quand Socrate eacutetait jeune Nous pouvons
affirmer qursquoil est impossible que Platon ait eu un contact direct avec Parmeacutenide voire mecircme
Zeacutenon Platon ne put qursquoen avoir un heacuteritage lointain agrave travers les poegravemes et les enseignements
de ses maicirctres dont le Socrate historique Ceci pour comprendre que lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate chez
Platon ne peut pas et ne doit pas ecirctre le reflet de la penseacutee de Parmeacutenide plus drsquoun siegravecle
auparavant Platon creacutee un eacuteleacuteatisme nouveau unique propre agrave ses convictions son
enseignement mais aussi son contexte politique et ideacuteologique (reacuteponse agrave des deacutetracteurs par
exemple) Preuve en est le personnage du Sophiste ou du Politique ne porte aucun nom il est
49
juste un laquo eacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Ce nrsquoest plus Parmeacutenide ou Zeacutenon qui eux sont nommeacutement
preacutesents dans le Parmeacutenide mais un heacuteritier dont la penseacutee ne srsquoinscrit pas dans un hypotheacutetique
dogme eacuteleacuteatique figeacute depuis le poegraveme du maicirctre
Allant dans le sens de notre interpreacutetation nous prenons pour appui les travaux de Nestor-
Louis Cordero qui mit en eacutevidence de nombreuses modifications dans les manuscrits Selon ce
dernier lrsquoeacutetranger est agrave tort preacutesenteacute comme un laquo disciple raquo (ἑταῖρος [216a]) mais devrait plutocirct
ecirctre compris comme eacutetant au contraire laquo diffeacuterent raquo (ἕτερον) des disciples de Parmeacutenide
Le mot en question est ἕτερον laquodiffeacuterent divers autre queraquo Si nous choisissons ce mot le deuxiegraveme ἑταίρων ne doit pas disparaicirctre car il est le seul qui reste et la traduction du passage serait laquoil est originaire dEacuteleacutee mais (il y a un δε toujours neacutegligeacute) diffeacuterent des compagnons (ἑτέρων au pluriel) de Parmeacutenide et de Zeacutenonraquo Voilagrave agrave mon avis quel est le texte veacuteritable de la page 216a
(CORDERO 1991 31)
De la sorte nous voyons clairement que Platon srsquoinscrit volontairement dans une ligneacutee eacuteleacuteate
tout en se deacutefaisant de lrsquoapproche classique Il gardera la meacutethode antilogique eacuteleacuteate et la
deacutefinition par dichotomies (analyses successives des diffeacuterentes voies) mais il se refuse dans le
mecircme temps agrave se soumettre agrave lrsquoontologie moniste drsquoune lointaine tradition eacuteleacuteate
De la mecircme maniegravere que pour la theacuteorie des Ideacutees dans le Parmeacutenide ce qui est agrave tort
perccedilu comme une reacutefutation ou une contraction dans sa propre penseacutee est en fait une reacuteponse agrave
ceux qui auraient mal compris ce que repreacutesente lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans la penseacutee platonicienne
Platon preacutecise ce qui constitue dans sa penseacutee un concept tel que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (et donc le fait
que le non-ecirctre ne soit pas) Preacutetendre que seul lrsquoecirctre puisse ecirctre penseacute ne signifie en aucun cas
qursquoil soit impossible de concevoir ou exprimer ce qui nrsquoest pas vrai Le mensonge est
parfaitement possible Dire qursquoil nrsquoy a que lrsquoecirctre qui soit (comme objet de science) ne signifie
pas qursquoil nrsquoy ait que de lrsquoecirctre dans les discours des hommes bien au contraire Cela se comprend
drsquoailleurs aiseacutement sans la possibiliteacute de se tromper la recherche philosophique nrsquoaurait aucun
inteacuterecirct puisque toute assertion serait aussitocirct valideacutee du simple fait qursquoelle ait eacuteteacute prononceacutee Il
faut donc ne pas rester dans une lecture naiumlve de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre eacuteleacuteate
50
Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie
Il convient deacutesormais de syntheacutetiser ce que qui fonde le socle eacuteleacuteatique de la dialectique
platonicienne Premiegraverement quel est lrsquoobjet de la recherche en question Chez les Eacuteleacuteates
comme chez Platon par la suite la meacutethode recherche avant tout la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire une
connaissance du reacuteel qui soit neacutecessaire et sans contradictions laquo Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo nrsquoest que la
theacuteorisation de cet objet de recherche Sans uniteacute de lrsquoobjet de recherche la recherche est
impossible
Ce que nous avons nommeacute antilogique consiste en une recherche de coheacuterence crsquoest-agrave-dire
lrsquoeacutelaboration drsquoun systegraveme partant drsquoun concept et tentant de rejoindre des conclusions sans
jamais rencontrer de contradiction Cette dialectique est dite laquo ascendante raquo ou laquo anagogique raquo 39
car partant drsquohypothegraveses et elle remonte vers des principes qui seront finalement vrais (non plus
probables mais certains) Ce cheminement est ascensionnel car en partant des donneacutees du reacuteel
il forge une hypothegravese et lrsquoeacuteprouve selon les lois de la logique En eacutetudiant toutes les possibiliteacutes
la dialectique ascendante arrive parfois agrave un reacutesultat positif Crsquoest notamment le cas dans les
dialogues meneacutes par des Eacuteleacuteates (Parmeacutenide Sophiste Politique) ou suivant rigoureusement
cette meacutethode (Theacuteeacutetegravete) Lrsquoelenchos consiste en un test de validiteacute soit par recherche de
contradiction dans le systegraveme soit de maniegravere plus subtile par la mise en eacutevidence drsquoune
inconsistance dans la meacutethode (i e laquo les abeilles raquo du Meacutenon)
Enfin il ne convient pas de parler de reacutefutation car la reacutefutation sous-entend une prise de
position En deacuteclarant que Socrate reacutefuterait telle ou telle position nous construisons un cadre de
penseacutee restreint dans lequel Socrate deacutefendrait certaines thegraveses de maniegravere masqueacutee Cela va agrave
lrsquoencontre mecircme du principe du dialogue et reacuteduirait les ouvrages de Platon agrave du crypto-
dogmatisme Notre postulat theacuteacirctral nous impose davantage de profondeur dans lrsquoeacutetude et
drsquointerroger le style dialogueacute dans sa complexiteacute Notre lecture ne supprime pas lrsquoeacuteventualiteacute de
reacutesultats positifs dans quelques dialogues (nous en avons deacutejagrave annonceacutes) mais privileacutegie
cependant lrsquoideacutee selon laquelle le reacutesultat comme laquo thegravese platonicienne sous-jacente raquo nrsquoest pas
une neacutecessiteacute sinon une possibiliteacute
Du grec ἀναγωγή signifiant laquo eacuteleacutevation raquo39
51
La dialectique est donc en partie une activiteacute consistant agrave bien diviser pour cateacutegoriser
classer les ecirctres afin de les deacutefinir au mieux Telle est la tacircche de la dialectique que nous
appelons ascendante Une fois lrsquoascension effectueacutee le dialecticien est en mesure de parler
correctement du concept ou de lrsquoecirctre qursquoil interrogeait Lrsquoascension est repreacutesenteacutee par la sortie
du philosophe hors de la caverne Il faut sortir pour se deacutefaire de lrsquoattachement instinctif aux
ombres et monter jusqursquoagrave contempler les ecirctres tels qursquoils sont vraiment Mais cette deacutefinition de
la dialectique semble incomplegravete pour le moment lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne recouvrant qursquoune seule
des facettes de cet art agrave savoir son eacutelan initial La dialectique platonicienne srsquoinscrit pleinement
dans la ligneacutee de lrsquoeacuteleacuteatisme mais ne pourrait srsquoy reacuteduire Il convient deacutesormais de nous 40
inteacuteresser davantage au fonctionnement de la dialectique maintenant que nous avons mis en
lumiegravere les principes sur lesquels elle repose
Il est en reacutealiteacute impossible de deacutefinir clairement ce que repreacutesente la ligne de penseacutee eacuteleacuteate du simple 40
fait que les eacutecrits manquent pour srsquoen faire une claire ideacutee sur tous les sujets (politique art morale etc)
52
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE
Dialogue dialectique et joute
Que la meacutethode socratique baseacutee sur le dialogue soit couramment appeleacutee laquo dialectique raquo
preacutesupposerait une diffeacuterence entre le simple dialogue et la dialectique Plus exactement il y
aurait des moments dialectiques au sein des dialogues De maniegravere geacuteneacuterale la dialectique est
consideacutereacutee comme une meacutethode rigoureuse dont lrsquoobjectif serait lrsquoacquisition drsquoun savoir alors
que le dialogue ne serait qursquoune activiteacute banale et quotidienne ayant pour finaliteacute lrsquoeacutechange
drsquoinformations Pourtant lrsquoeacutetymologie de ce que nous appelons dialectique nous renvoie au grec
laquo διαλέγω raquo et semble ne pas se distinguer clairement du dialogue en geacuteneacuteral Nous retrouvons
drsquoune part la racine λεγ λογ du discours et du raisonnement qui malgreacute sa polyseacutemie
repreacutesente toujours lrsquoideacutee drsquoun travail de deacutetermination du reacuteel par la penseacutee Drsquoautre part le 41
preacutefixe laquo δια raquo implique une notion de rapport drsquoeacutechange et de discrimination par division
Le dialogue est une activiteacute quotidienne toute interaction orale entre deux individus est
une forme de dialogue Pourtant tout dialogue est-il dialectique Dans le dialogue comme dans
la dialectique nous remarquons une pluraliteacute des positions le dialogue est lrsquoœuvre de plusieurs
personnes qui eacutechangent quand le monologue nrsquoest lrsquoaffaire que drsquoune seule Mais ce qui semble
distinguer la dialectique du dialogue semble reacutesider dans sa preacutetention agrave fournir le moyen
drsquoobtenir un savoir speacutecifique La dialectique est alors une forme de raisonnement heuristique agrave
plusieurs Le raisonnement dialectique peut ecirctre qualifieacute drsquoargumentation puisque chaque
individu donne des arguments allant dans le sens de sa penseacutee Plus preacuteciseacutement les participants
de lrsquoexercice dialectique argumentent en deacutefendant une thegravese essayent drsquoen contredire une autre
ou eacutenoncent des hypothegraveses au sujet de certains preacutedicats
Comme nous le remarquions plus haut Platon ne parle pas de dialectique mais plutocirct de
puissance de dialoguer Il semble donc possible que la distinction entre le dialogue et la
Le λόγος est agrave la fois le discours la parole mais aussi lrsquoargumentation la rationalisation Il se 41
comprend geacuteneacuteralement comme une opposition au microῦθος (la parole du poegravete transcendant la rationaliteacute du reacuteel) Nous reviendrons par la suite sur cette opposition
53
dialectique comme meacutethode de recherche soit posteacuterieure agrave la reacutedaction des dialogues de Platon
Le dialogue est deacutejagrave une activiteacute de recherche les interlocuteurs ne parlent pas sans raison Bien
que certains dialogues puissent ecirctre purement informatifs et ne pas reposer sur un
fonctionnement de questions et reacuteponses lrsquointeacuterecirct de la preacutesence drsquoun deuxiegraveme interlocuteur
repose justement sur lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune critique de la thegravese initiale ou tout au moins sur une
eacutevolution entre le point de deacutepart des eacutechanges et lrsquoarriveacutee Quelle diffeacuterence peut-on faire entre
le dialogue et la dialectique Quelle est la validiteacute de la diffeacuterenciation entre le cours normal du
dialogue de lrsquoactiviteacute dialectique
Ces interrogations nous amegravenent agrave mettre en doute la distinction entre la dialectique et le
dialogue Cette mise en doute nrsquoest pas un reniement deacutefinitif sinon le commencement de notre
reacuteflexion Le dialogue consiste en une discussion agrave plusieurs agrave lrsquoinverse du monologue Le
dialogue suppose alors une intervention des diffeacuterents partis dans la conversation Pour conforter
notre ideacutee les premiegraveres phrases de Socrate semblent le plus souvent initier insidieusement la
totaliteacute de lrsquoexercice en abordant naturellement le thegraveme qui sera au cœur du dialogue comme si
ce que nous appelions dialectique nrsquoeacutetait en fait que la simple progression drsquoune discussion
Face agrave cette interrogation nous deacutecidons de reacutepondre agrave la question inverse Nous tacirccherons
de voir comment la dialectique a eacuteteacute deacutefinie puis nous comparerons ceci au contenu des
dialogues Ainsi si une diffeacuterence existe veacuteritablement entre dialogue et dialectique nous serons
agrave mecircme de la confirmer La dialectique est deacutefinie comme un exercice argumentatif Mais le
raisonnement dialectique diffegravere-t-il des autres raisonnements et de quelle maniegravere Quel
rapport entretient la dialectique avec la deacuteduction lrsquointuition ou encore lrsquoinduction
Dans le cours du dialogue la dialectique serait un moment diffeacuterent une meacutethode
potentiellement plus rigoureuse avec un projet deacutefini agrave lrsquoavance Nous pensons pouvoir
distinguer deux diffeacuterences entre dialogue et dialectique la nature (i e le fonctionnement
structurel) et la viseacutee (i e lrsquoobjectif) Cependant nous devons remarquer que la nature drsquoune
meacutethode deacutepend de sa viseacutee et reacuteciproquement sa viseacutee se deacutefinit par sa nature Nous ne
pouvons alors distinguer lrsquoeacutetude du premier de lrsquoeacutetude du second Notre lecture preacutesupposera (agrave
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lrsquoimage drsquoun raisonnement par lrsquoabsurde) lrsquoexistence de moments dans le dialogue Nous les
appellerons joutes dialectiques
Srsquointerroger sur la nature des joutes dialectiques revient agrave srsquointerroger sur la nature de ce
qursquoune joute produit Nous pourrions ecirctre tenteacutes de reacutepondre simplement qursquoune joute
dialectique produit un savoir crsquoest-agrave-dire une connaissance qui puisse servir de veacuteriteacute mais cela
nous apparait insuffisant pour fonder une distinction preacutecise entre dialectique et dialogue De
plus lrsquointuition la deacuteduction ou lrsquoinduction sont autant de meacutethodes permettant lrsquoobtention drsquoun
savoir quel rapport peut entretenir la dialectique avec ces derniegraveres Dans notre cas la question
fondamentale que nous devons nous poser est alors la suivante que pouvons-nous espeacuterer
apprendre agrave la suite drsquoune joute dialectique Quelle peut ecirctre la nature drsquoun savoir eacutemanant
drsquoune joute
Nous voyons la limite meacutethodologique de notre interrogation en regard avec notre projet
geacuteneacuteral Si nous ne savons pas ce que peuvent ecirctre les productions drsquoune joute il semble difficile
de commencer lrsquoeacutelaboration drsquoune grille interpreacutetative pour mettre agrave jour les reacuteponses En effet
cette situation est plus communeacutement appeleacutee laquo cercle vicieux raquo Nous avons besoin de savoir ce
qursquoest une joute afin drsquoeacutelaborer lrsquooutil le plus efficace agrave la compreacutehension de ses reacutesultats et
dans le mecircme temps nous avons besoin de savoir ce que peuvent ecirctre les reacutesultats espeacutereacutes drsquoune
joute afin de la deacutefinir pleinement
Nous proposons de faire le choix drsquoutiliser drsquoautres auteurs que Platon pour comprendre la
dialectique chez ce dernier Drsquoune part nous croyons que srsquoil existe un projet dialectique alors
ses diffeacuterentes expressions partent drsquoune ideacutee commune drsquoautre part la nature de lrsquoexercice
influence neacutecessairement la finaliteacute de celui-ci si bien que le projet de Platon ne peut pleinement
ecirctre interpreacuteteacute uniquement agrave travers drsquoautres auteurs Nous ne reacuteduisons pas toutes les
dialectiques agrave un seul exercice commun dans toute lrsquoAntiquiteacute nous pensons simplement que
cet exercice devait trouver une origine commune et que cette origine doit au moins se retrouver
en partie dans la viseacutee de cet exercice Une fois la viseacutee deacutefinie il sera bien plus aiseacute de voir en
quoi ce projet srsquoexprime de diffeacuterentes maniegraveres drsquoun auteur agrave lrsquoautre Drsquoapregraves ce postulat initial
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les diffeacuterences entre les dialectiques reposeraient principalement sur la nature et la preacutesentation
des reacuteponses
Notre objectif est donc drsquoeacutetablir clairement quelles pouvaient ecirctre la viseacutee et les conditions
drsquoemploi des joutes dialectiques agrave lrsquoeacutepoque de Platon Ceci eacutetant termineacute nous pourrons en
deacuteduire de faccedilon geacuteneacuterale la nature des reacuteponses engageacutees par lrsquoexercice dialectique Enfin nous
pourrons tirer des conclusions sur la meacutethode socratique et eacutelaborer lrsquooutil interpreacutetatif le plus
adeacutequat
56
1 La dialectique chez Aristote
Aristote pegravere de la logique
Avant de commencer notre eacutetude sur lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate nous avons dans un premier temps
repeacutereacute et analyseacute ce qui constituait selon nous les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo agrave la lecture du
Parmeacutenide Nous avons pourtant omis volontairement un de ces obstacles qui ne peut ecirctre traiteacute
comme les autres sa nature est plus complexe et requiert davantage de reacuteflexion Il srsquoagit
drsquoAristote ou plutocirct de lrsquoimage drsquoAristote et de lrsquoaristoteacutelisme dans lrsquoesprit des commentateurs
Pour beaucoup drsquoentre eux Aristote est le fondateur de la logique telle que nous la connaissons
Lrsquoideacutee que la logique serait neacutee avec la syllogistique aristoteacutelicienne des Premiers Analytiques
est bien reacutepandue En effet Aristote dans son Organon srsquoest attacheacute agrave deacutefinir preacuteciseacutement
lrsquoensemble des principes logiques de son eacutepoque si bien que celui-ci est consideacutereacute comme laquo le
pegravere de la logique raquo Cela pose cependant un problegraveme drsquoenvergure En attribuant agrave Aristote la 42
paterniteacute des eacuteleacutements de base de la logique (principe du tiers exclu principe de non-
contradiction logique modale etc) ces mecircmes commentateurs font de la dialectique
platonicienne une suite laquo heureuse raquo drsquoarguments sans reacuteelle structure logique sous-jacente
Nous devons alors dans un premier temps deacutemonter le mythe de lrsquoabsence de logique preacute-
aristoteacutelicienne puis dans un second temps nous tacirccherons de comprendre quelle est la place de
la dialectique chez Aristote et ce que ses eacutecrits peuvent nous apprendre dans le cadre de notre
eacutetude Lrsquoeacutecriture platonicienne est pleine de mystegraveres de meacutetaphores de symboles Cela
repreacutesente ce que nous avons appeleacute preacuteceacutedemment la puissance litteacuteraire de Platon Nous
devons cependant remarquer que cette eacutecriture nrsquoaide pas lorsque nous deacutesirons analyser de
maniegravere preacutecise la meacutethode dialectique Face agrave lrsquoexeacutegegravese platonicienne Aristote apparait comme
lrsquoauteur le plus proche sur le plan conceptuel (relation de maicirctre agrave eacutelegraveve) et spatio-temporel Mais
Aristote est aussi systeacutematique dans son eacutecriture les œuvres drsquoAristote ne sont ni des 43
Les recherches contemporaines tendent cependant agrave replacer le travail drsquoAristote dans son contexte et 42
non plus agrave en faire une production geacuteniale ex nihilo Nous espeacuterons œuvrer en ce sens
Aristote tente drsquoeacutecrire un systegraveme deacutefini regroupant tous les champs de la philosophie et srsquoarticulant de 43
lrsquoun agrave lrsquoautre
57
dialogues ni des poegravemes mais des traiteacutes de philosophie Agrave peu de choses pregraves ce modegravele
perdure jusqursquoagrave aujourdrsquohui dans lrsquoactiviteacute philosophique acadeacutemique
Opposition entre Topiques et Analytiques
Nous deacutecidons drsquoeffectuer une lecture des Topiques drsquoAristote dont le sujet est
preacuteciseacutement la dialectique Ce choix dans le cadre de notre eacutetude nrsquoest pas sans risque les
diffeacuterences entre la penseacutee du Stagirite et de celle de Platon sont nombreuses recouvrent tous les
plans et risqueraient drsquoinfluencer notre lecture platonicienne Lrsquoune de ces diffeacuterences justifie
cependant notre choix En effet Aristote nrsquoeacutecrit pas seulement sur la dialectique mais aussi et
surtout sur les syllogismes deacutemonstratifs et deacuteductifs La lecture contemporaine a mecircme une
forte tendance agrave consideacuterer que lrsquoapproche logico-syllogistique drsquoAristote aurait deacutepasseacute la
dialectique platonicienne En drsquoautres termes Aristote serait lrsquoinventeur drsquoune meacutethode
scientifique alors que Platon nrsquoaurait fait que du bavardage dialectique W D Ross le formule
lui-mecircme
La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolue [hellip] Aristote a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes
(ROSS 1930 86 [trad PARODI])
Cette citation de WD Ross est drsquoune tregraves grande importance Si cette hieacuterarchie entre dialectique
et deacutemonstration est aveacutereacutee alors notre lecture de Platon srsquoen verrait profondeacutement changeacutee
Dans cette perspective Socrate serait confronteacute agrave lrsquoaporie parce que sa meacutethode eacutetait deacutefaillante
Aristote aurait trouveacute la solution agrave lrsquoaporie de Platon
Lrsquoideacutee selon laquelle Platon et Aristote srsquoopposeraient nrsquoest pas nouvelle Le premier est
bien souvent deacutecrit comme tributaire drsquoune ideacuteologie ceacuteleste et accompagneacute drsquoun certain deacutegout
de la reacutealiteacute sensible La tradition attribue au second une meacutethode scientifique empirique et
rationnelle Aristote laquo pegravere de la science raquo Il convient de remettre en question cette dichotomie
historique Aristote fait-il lui-mecircme une hieacuterarchie entre syllogisme dialectique et syllogisme
deacutemonstratif
58
Commenccedilons par nous demander quel peut-ecirctre le rocircle des Topiques Un laquo τόπος raquo est en
grec un lieu au sens geacuteographique mais aussi figureacute Les laquo τόποι raquo sont donc les lieux par 44
lesquels il convient de passer dans tout bon cheminement intellectuel Aristote reacutedige donc une 45
suite de lieux intellectuels par lesquels quiconque cherche un certain savoir doit passer Les
Topiques sont donc un manuel agrave lrsquousage des esprits deacutesireux drsquoentreprendre des reacuteflexions
dialectiques Comme la totaliteacute de son corpus ou presque Aristote eacutecrit pour des eacutetudiants ou
tout du moins des personnes en apprentissage La diffeacuterence avec les œuvres de Platon est
grande Platon pense que le savoir neacutecessite un immense effort drsquointerpreacutetation et de
compreacutehension Agrave lrsquoinverse Aristote preacutefegravere adopter la posture deacutejagrave tregraves scolaire du livre de
cours
Il srsquoagit de comprendre de quelle nature est ce savoir Regardons comment Aristote ouvre
lui-mecircme son ouvrage
Ἡ microὲν πρόθεσις τῆς πραγmicroατείας microέθοδον εὑρεῖν ἀφacute ἧς δυνησόmicroεθα συλλογίζεσθαι περὶ παντὸς τοῦ προτεθέντος προβλήmicroατος ἐξ ἐνδόξων καὶ αὐτοὶ λόγον ὑπέχοντες microηθὲν ἐροῦmicroεν ὑπεναντίον
Le propos de notre travail [sera de] deacutecouvrir une meacutethode gracircce agrave laquelle dabord nous pourrons raisonner [agrave partir] dendoxes sur tout problegraveme proposeacute [gracircce agrave laquelle] aussi au moment de tenir nous-mecircmes un discours nous ne dirons rien de contraire
(ARISTOTE Topiques 100a18-21)
Il preacutecise son propos quelques lignes plus loin
Πρῶτον οὖν ῥητέον τί ἐστι συλλογισmicroὸς καὶ τίνες αὐτοῦ διαφοραί ὅπως ληφθῇ ὁ διαλεκτικὸς συλλογισmicroός τοῦτον γὰρ ζητοῦmicroεν κατὰ τὴν προκειmicroένην πραγmicroατείαν
En premier bien sucircr on doit dire ce quest un raisonnement et par quoi ses espegraveces se diffeacuterencient de maniegravere agrave ce quon obtienne le raisonnement dialectique cest lagrave ce que nous cherchons dans le travail que nous nous proposons
(ARISTOTE Topiques 100a21-25)
Comme lorsque nous disons drsquoune assertion qursquoil srsquoagit drsquoun laquo lieu commun raquo44
Nous retrouvons cette ideacutee dans le mot laquo meacutethode raquo constitueacute du grec laquo ὁδός raquo signifiant la route45
59
Le sujet est le syllogisme dialectique mais pouvons-nous pour le mot syllogisme garder la
deacutefinition qursquoAristote en avait deacutejagrave fait dans les Premiers analytiques Nous croyons que cela
est le cas et nous appuyons ce choix sur le fait qursquoAristote reacutepegravete agrave lrsquoidentique la deacutefinition des
Premiers analytiques directement apregraves le passage des Topiques que nous venons de voir Un
laquo syllogisme raquo (συλλογισmicroὸς [100a25]) est un laquo discours raquo (λόγος) dans lequel nous posons
certaines choses afin drsquoen faire laquo reacutesulter neacutecessairement raquo (ἐξ ἀνάγκης) quelque chose drsquoautre agrave
partir de laquo ce qui avait eacuteteacute poseacute raquo (διὰ τῶν κειmicroένων) Il nrsquoy a donc qursquoune seule syllogistique au
sens drsquoensemble de regravegles logiques 46
La dialectique est pour Aristote une meacutethode permettant de raisonner agrave partir drsquoendoxes
afin de pouvoir par la suite soutenir une thegravese sans se contredire Par endoxe nous entendons
lrsquoantonyme de paradoxe crsquoest-agrave-dire ce qui est approuveacute par le plus grand nombre La traduction
latine probabilis est un faux ami car il faut y voir non ce qui est possible mais ce qui est
approuveacute Lrsquoendoxe est donc ce qui est reconnu par les grands hommes nous pourrions dire 47
aujourdrsquohui la communauteacute scientifique Il faut y voir en substance un concept proche de celui de
paradigme Toute la diffeacuterence entre les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques
serait contenue dans la nature des preacutemisses utiliseacutees Les regravegles logiques applicables crsquoest-agrave-
dire les formes valides de syllogismes sont identiques drsquoun syllogisme agrave lrsquoautre Mais si les
syllogismes dialectiques reposent sur des endoxes ces derniers ne produisent aussi que des
endoxes En logique modale nous dirions que ce qui est reconnu du plus grand nombre nrsquoest pas
pour autant neacutecessaire Les conclusions peuvent donc aussi ne pas ecirctre neacutecessaires (ce qui est
valide mdash qui respecte les regravegles de la logique mdash nrsquoest pas neacutecessairement vrai drsquoautant plus que
Nous prenons ici pour reacutefeacuterence le travail de Benoicirct Castelneacuterac qui deacuteclare 46
laquo Albeit the most frequent one the reduction (apagocircgecirc) is only one type of lsquodemonstration through impossibilityrsquo in the Prior Analytics raquo en se basant sur les travaux de Robin Smith (SMITH 1989 p 141ndash142)
Sur ce point de traduction nous suivons agrave la lettre la remarque de Georges Frappier qui fut lrsquoun des 47
premiers agrave remarquer le deacutecalage seacutemantique entre le probabilis latin de Boegravece et le mot laquo probable raquo drsquoaujourdrsquohui (FRAPPIER 1977 115)
60
les endoxes ne sont en fait que les produits de lrsquoinduction du plus grand nombre ) Agrave lrsquoinverse 48
le syllogisme deacutemonstratif produit un savoir puisqursquoil procegravede de preacutemisses vraies Aristote creacuteeacute
une hieacuterarchie avec drsquoune part les syllogisme deacutemonstratifs producteurs de savoir et drsquoautre
part les syllogismes dialectiques producteurs drsquoopinion Les premiers seraient maicirctres dans
lrsquoempire du neacutecessaire les seconds esclaves de lrsquoaccidentel et du contingent
Si ce que nous venons de voir est vrai alors agrave quoi bon eacutecrire les Topiques Comment
justifier lrsquoeacutecriture drsquoun ouvrage mdash le plus long des six composants lrsquoOrganon mdash condamneacute agrave
demeurer infeacuterieur aux Analytiques Au deuxiegraveme chapitre des Topiques Aristote eacutevoque les
utiliteacutes des diffeacuterents syllogismes Il y remarque trois utiliteacutes au syllogisme dialectique
laquo lrsquoexercice raquo (γυmicroνασίαν [101a25]) laquo les entretiens raquo (ἐντεύξεις) et laquo les connaissances de
caractegravere philosophique raquo (φιλοσοφίαν ἐπιστήmicroας)
Pour comprendre en quoi la dialectique est un exercice intellectuel il suffit de voir que la
dialectique est une preacuteparation en vue drsquoeacutechanges scientifiques Les eacuteleacutements du traiteacute contenus
entre les livres II et VII visent agrave deacutevelopper les compeacutetences qui seront neacutecessaires
ulteacuterieurement dans lrsquoexercice scientifique Ceci srsquoexplique par lrsquoidentiteacute des regravegles qui reacutegissent
agrave la fois les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques En bref le topos
dialectique se joint aux topoi deacutemonstratifs parce quils opegraverent agrave partir des mecircmes
raisonnements selon des preacutemisses diffeacuterentes Lrsquoexercice dialectique est un entrainement agrave
lrsquousage des regravegles de la logique mais dans un contexte moins seacuterieux (puisque les preacutemisses ne
sont que probables et non pas certaines comme dans le cas de lrsquoexercice deacutemonstratif) Crsquoest
ainsi qursquoil convient drsquoentendre la notion drsquoentrainement
La seconde utiliteacute concerne les entretiens Il srsquoagit de la rencontre entre un dialecticien et
un scientifique Puisque les deux emploient les mecircme lois logiques (la syllogistique) le
Bien avant de le formuler comme David Hume le fera plus tard les philosophes de lrsquoAntiquiteacute avaient 48
cependant tregraves clairement saisi ce qui allait devenir le laquo problegraveme de lrsquoinduction raquo En proceacutedant du singulier au geacuteneacuteral lrsquoesprit srsquoappuie sur un nombre restreint de possibiliteacutes et en tire une conclusion ayant valeur de regravegle universelle Cependant comme Platon le dira dans le Gorgias (que nous eacutetudierons par la suite) la foule est tregraves largement manipuleacutee et est conduite en eacutechec le nombre nrsquoest en rien garant drsquoune quelconque veacuteriteacute dans la Reacutepublique seul un individu sort de la caverne alors que tous les autres restent dans lrsquoerreur
61
dialecticien peut mettre agrave lrsquoeacutepreuve la position du scientifique Si une position ne tient pas face agrave
la dialectique alors elle nrsquoest pas encore scientifiquement deacutefendable (manque drsquoexplications ou
de preuves) Les entretiens permettent pendant des rencontres entre deux philosophes de mettre
en doute une position deacutefendue par lrsquoun des deux Quand bien mecircme srsquoagirait-il drsquoune preacutemisse
consideacutereacutee comme vraie par le premier il pourrait ne srsquoagir que drsquoune endoxe pour le second le
premier verrait une neacutecessiteacute lagrave ougrave le second ne ne verrait qursquoune possibiliteacute Dans cette
situation le syllogisme dialectique permet donc une laquo mise agrave lrsquoeacutepreuve raquo des positions
deacutefendues
[hellip] apregraves secirctre enquis de lopinion de son adversaire le dialecticien amorce une seacuterie de questions amenant ladversaire agrave approuver une seacuterie de preacutemisses le conduisant agrave conclure le contraire de lopinion donneacutee au deacutepart cest de cette faccedilon que lopinion est dite mise agrave lrsquoeacutepreuve [hellip] Il peut mettre agrave leacutepreuve lopinion elle-mecircme comme nous venons de le dire ou une des preacutemisses de lrsquoadversaire mais en la traitant comme opinion
(FRAPPIER 1977 126)
Cette mise agrave lrsquoeacutepreuve se termine par le scientifique reprenant sa marche possiblement soumis agrave
de nouvelles erreurs mais laquo deacutebarrasseacute raquo par la dialectique des anciennes Agrave lrsquoinverse les
opinions retenues apregraves lrsquoexercice sont des propositions approuvables le scientifique devra en
tenir compte dans sa science (FRAPPIER 1977 125)
Ce qui ne passe pas la mise agrave lrsquoeacutepreuve dialectique est en manque drsquoexplication ou de
preuves Inversement une thegravese qui passe le test entre dans une laquo veacuteraciteacute potentielle raquo
Neacuteanmoins cela ne constitue toujours pas de la science au mieux des points de deacutepart des 49
opinions desquelles on peut mdash ou ne peut pas mdash partir Dans cette perspective la dialectique ne
permet pas la creacuteation drsquoun savoir positif mais plutocirct neacutegatif elle reacutefute ce qui est faux selon ses
propres standards mais ne permet pas pour autant de dire ce qui est vrai La dialectique serait-
Nous avons conscience des limites inheacuterentes agrave notre propos Le mot laquo science raquo repreacutesente 49
eacutetymologiquement un savoir mais le diffeacuterencier de la croyance comme nous le faisons nrsquoest certainement pas une eacutevidence Le lecteur pourra toujours nous objecter que tout savoir aussi scientifique soit-il repose sur la croyance de sa possibiliteacute Nous ne pouvons cependant pas nous permettre pour des raisons meacutethodologiques de reacutediger un lexique entier sur ces notions Nous nous reacutefeacuterons donc par deacutefaut au sens le plus geacuteneacuteral La science est ici lrsquoensemble des savoirs dans le systegraveme drsquoun paradigme coheacuterent la fin de cette coheacuterence eacutetant le deacutebut drsquoune reacutevolution scientifique au sens de Thomas Kuhn
62
elle laquo vide vaine raquo comme le dit Aristote (FRAPPIER 1977 126) Nous voyons eacutemerger ici le
caractegravere informel de la notion drsquoendoxe nous reviendrons sur ce point par la suite
La connaissance des principes premiers
Passons maintenant agrave la troisiegraveme utiliteacute eacutevoqueacutee par Aristote Comment un raisonnement
nrsquoeacutetant pas neacutecessaire peut-il produire des connaissances philosophiques Le passage de
lrsquoἔνδοξα agrave lrsquoἐπιστήmicroη semble profondeacutement contre-intuitif Aristote deacutefinit les principes de
sciences au premier livre des Seconds Analytiques lrsquohypothegravese tout drsquoabord sur laquelle repose
un autre raisonnement Lrsquohypothegravese est conclusion drsquoune science anteacuterieure Lrsquohypothegravese est
possiblement soumise au mecircme examen que la conclusion scientifique dans le deacutebat En
confirmant son hypothegravese comme une conclusion le scientifique confirmera davantage encore
son raisonnement qui ne reposera plus sur du sable mais sur des principes solides et veacuterifieacutes Il y
a bien sucircr le problegraveme de la reacutegression infinie
Cela nous amegravene au second problegraveme lrsquoaxiome Celui-ci laquo ne sera jamais deacutemontreacute mais
sa condition peut ressembler agrave celle de lrsquohypothegravese raquo (FRAPPIER 1977 127) En reacutealiteacute il nrsquoy a
ici pas de grande diffeacuterence lrsquoaxiome eacutetant une hypothegravese explicite inclue dans un systegraveme de
raisonnement la dialectique permet de questionner sa valeur absolue au mecircme titre que les
hypothegraveses
Le veacuteritable changement apparait maintenant avec lrsquoeacutetude des principes premiers
ἔτι δὲ πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ ἑκάστην ἐπιστήmicroην
De plus [ce travail] sert pour les [principes] premiers de chaque science
(Aristote Topiques 101a35)
Ces principes premiers sont anteacuterieurs agrave tout savoir ils repreacutesentent la possibiliteacute mecircme drsquoun
savoir Puisque le syllogisme dialectique repose sur des regravegles il est impossible pour ce dernier
de remettre en cause ses propres principes fondamentaux La dialectique permet donc de par sa
nature investigatrice drsquointerroger ce qui deacutefinit la notion mecircme de savoir scientifique Plus
encore la dialectique permet drsquoaffiner et de repenser les deacutefinitions qui sont les veacuteritables
principes fondateurs de tout savoir puisque ce savoir doit ecirctre communiqueacute agrave autrui La
63
dialectique implique un eacutechange une expression des concepts avec la possibiliteacute constante que
ceux-ci soit eacutetudieacutes La dialectique avance par divisions successives dissociant progressivement
le neacutecessaire du contingent Lrsquoexercice de deacutefinition repose essentiellement sur cette dichotomie
par identification de lrsquoaccidentel Ce qui reste apregraves exercice peut donc ecirctre consideacutereacute drsquoessentiel
ce sur quoi la deacutefinition peut srsquoappuyer (FRAPPIER 1977 129) La mise agrave lrsquoeacutepreuve est donc
neacutecessaire sans quoi le systegraveme serait redondant
Nous pouvons conclure ce premier moment sur la dialectique de maniegravere positive La
dialectique est en effet hieacuterarchiseacutee dans lrsquoœuvre drsquoAristote mais pour des raisons bien
diffeacuterentes de notre postulat de deacutepart Contrairement agrave la citation de WDRoss Les Topiques ne
sont pas laquo suranneacutes raquo au contraire ils repreacutesentent lrsquounique moyen pour srsquoattaquer agrave ce qui vient
avant la science En ce sens la dialectique nrsquoest effectivement pas creacuteatrice de savoir 50
scientifique mais sa meacutethode par endoxes et le respect des regravegles logiques issues de la mecircme
souche que les Analytiques en font lrsquounique moyen de commencer une recherche scientifique De
plus il srsquoagit aussi du seul moyen de remettre en question ce qui apparait agrave la communauteacute
scientifique comme eacutetant des eacutevidences Nous devons cependant garder agrave lrsquoesprit que la
dialectique ne produit aucun savoir deacutefinitif chez Aristote il srsquoagit seulement drsquoune prise de
position reconnue comme fiable dans le contexte du deacutebat scientifique La dichotomie entre
science et dialectique nrsquoeacutetant pas la mecircme chez Platon nous partons du travail que nous venons
de reacutealiser afin drsquoeacutetudier la composition reacuteelle drsquoune joute dialectique et de comprendre ce que
celle-ci peut finalement produire
La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne
Lrsquohistoire de la logique nrsquoest pas sans exemples de projets interpreacutetatifs dont la porteacutee
deacutepassa largement celle de la simple lecture Les conseacutequences eacuteventuelles drsquoun outil mal adapteacute
drsquoun projet mal interpreacuteteacute peuvent ecirctre veacuteritablement deacuteleacutetegraveres pour lrsquoHistoire de la 51
philosophie Agrave la fin du XIXegraveme siegravecle les avanceacutees en matheacutematiques et en logique formelle
Si ce ne sont que des endoxa mais pas agrave comprendre au sens chronologique50
Non pas par lrsquoauteur du projet (qui interpregravete neacutecessairement bien son œuvre) mais par les lecteurs de 51
ce projet
64
eacutetaient nombreuses Il semblait alors leacutegitime et feacutecond drsquoaxiomatiser les diffeacuterents champs de la
penseacutee afin drsquoobserver les reacutesultats obtenus Jan Łukasiewicz deacutecida drsquoaxiomatiser la
syllogistique aristoteacutelicienne dans la ligneacutee de lrsquoEacutecole de logique polonaise naissante Son projet
reposait sur le principe drsquoune lineacuteariteacute de la logique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours reacuteciproquement
il devait ecirctre possible selon lui drsquoappliquer des principes contemporains afin de laquo corriger raquo la
syllogistique drsquoAristote
Ainsi la logistique drsquoaujourdrsquohui nrsquoest ni plus ni moins qursquoune suite et une extension de la logique formelle antique Ce nrsquoest pas un courant agrave lrsquointeacuterieur de la logique avec laquelle quelques autres tendances pourraient coexister mais preacuteciseacutement la logique formelle scientifique contemporaine entretient avec la logique antique une relation semblable agrave celle que par exemple les matheacutematiques contemporaines entretiennent avec les Eacuteleacutements drsquoEuclide
(ŁUKASIEWICZ 2010 237 [trad F CAUJOLLE-ZASLAVVSKY])
Nous nrsquoirons pas jusqursquoagrave parler drsquoune erreur de la part de Łukasiewicz mais il faut cependant
reconnaitre lrsquoaspect hautement anachronique drsquoun projet de la sorte
Łukasiewicz a donc fait un choix paradoxal celui drsquoun systegraveme qui utilise intuitivement des regravegles qui ne seront formuleacutees que par [l]es successeurs [drsquoAristote]
(GOURINAT 2011 79)
[Pour Łukasiewicz] la syllogistique drsquoAristote est une axiomatique qui ne se rend pas compte qursquoelle se sert des axiomes que sont les syllogismes car elle ne se rend pas compte que ses syllogismes sont des implications
(GOURINAT 2011 80)
Łukasiewicz nrsquoheacutesite pas agrave laquo corriger le travail drsquoAristote raquo (ŁUKASIEWICZ 2010 130) au regard
de la logique contemporaine Sa restauration ressemble alors davantage agrave un neacuteologisme 52
syllogistico-axiomatique
Notre objectif nrsquoest pas ici de rentrer dans le deacutetail de lrsquoapproche axiomatique de la
syllogistique drsquoAristote opeacutereacutee par Łukasiewicz Nous eacutevoquons lrsquoœuvre de Łukasiewicz afin
drsquoillustrer la borne exteacuterieure de notre travail Nous voulions cependant preacutesenter
Nous pourrions comparer le travail de Jan Łukasiewicz agrave celui drsquoEugegravene Viollet-le-Duc dans le 52
domaine de la restauration architecturale Crsquoest dans ce sens que nous employons le terme de restauration
65
lrsquoaxiomatisation de Łukasiewicz afin drsquoeacuteclairer ce qui selon nous est une des raisons de la
mauvaise connaissance et interpreacutetation de la logique grecque En prenant pour modegravele la
logique du systegraveme aristoteacutelicien il apparaicirct que certaines conseacutequences philosophiques furent
deacuteleacutetegraveres pour la bonne compreacutehension de lrsquohistoire de la logique 53
Nous avons vu chez Aristote que le projet dialectique vise lrsquoentrainement la mise agrave
lrsquoeacutepreuve des thegraveses et finalement la remise en question des principes de science Notre objectif
initial est de comprendre la nature des productions dialectiques Premiegraverement nous pouvons
dire drsquoapregraves notre eacutetude aristoteacutelicienne que la dialectique semble produire un certain savoir-
faire dans les entretiens La dialectique est un entrainement agrave la meacutethode deacuteductive et donc agrave la
meacutethode deacutemonstrative en geacuteneacuteral Mais la dialectique permet surtout lrsquointerrogation des
principes de science les principes premiers de la theacuteorie deacutemonstrative Cependant agrave travers
cette interrogation la dialectique nrsquoest productrice que drsquoun savoir drsquoordre neacutegatif la dialectique
ne peut rien asserter positivement elle ne peut que reacutefuter un principe Nous rejoignons ici notre
ideacutee initiale drsquoun apophatisme dialectique Pourtant si lrsquoeacutetude du projet dialectique chez Aristote
peut nous servir de point de deacutepart elle doit ecirctre suivie drsquoune transposition agrave lrsquoœuvre de Platon
Nous allons maintenant nous concentrer sur la nature des joutes dialectiques dans les dialogues
Nous pensons ici aux travaux de Willard Van Orman Quine ou encore de Gottlob Frege dont la lecture 53
de la logique de lrsquoAntiquiteacute nous semble bien souvent anachronique La logique y est consideacutereacutee dans sa continuiteacute historique sans se preacuteoccuper de son aspect contextuel (caractegravere agonistique que nous eacutetudierons dans la suite de notre travail)
66
2 La dialectique comme enreacutegimentation
Le tableau de pointage
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et les deux voies de recherche sont les principes fondamentaux qui selon
nous constituent lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate agrave lrsquoœuvre dans la dialectique platonicienne Mais le simple fait
drsquoavoir deacutefini ces principes dans le poegraveme de Parmeacutenide ne permettent pas de dire preacuteciseacutement
comment la dialectique platonicienne fonctionne La suite de notre travail sera donc maintenant
de faire le lien entre la meacutethode eacuteleacuteate mdash que nous appellerons antilogie mdash telle que deacutefinie et
son fonctionnement reacuteel dans les dialogues de Platon Comme eacutevoqueacute preacuteceacutedemment nous ne
parlerons pas drsquoun elenchos standard (Vlastos) qui consisterait en un elenchos reacutefutatif mais
bien plutocirct drsquoun elenchos comme test (dokimasie) par recherche de contradiction Le fait de
trouver une contradiction ne signifie alors pas le soutien attacheacute agrave une autre thegravese inverse Mais
est-ce suffisant pour dire preacuteciseacutement que lrsquohypothegravese de deacutepart propre agrave cette thegravese est fausse
Le raisonnement au cœur de la dialectique eacuteleacuteate repose sur la deacuterivation dimpossibiliteacutes
au moyen de joutes celles-ci se nommant des laquo discours contraires raquo des antilogies De ces
deacuterivations les conclusions agrave tirer sont complexes et ne nous renseignent pas de faccedilon binaire sur
le reacuteel nous lrsquoavions vu avec la precirctresse Diotime de Mantineacutee (Banquet) Lrsquoantilogique eacuteleacuteate
est un entrainement agrave deacuteriver des contradictions agrave partir drsquoune thegravese initiale mais durant
lrsquoexercice dialectique drsquoautres hypothegraveses que la thegravese initiale sont soutenues La repreacutesentation
drsquoune conclusion deacutecoulant drsquoune thegravese initiale est trop simpliste il existe un grand nombre
drsquohypothegraveses intermeacutediaires comme autant drsquoinfeacuterences qui finissent par arriver agrave la conclusion
(le plus souvent une antilogie) Nous consideacuterons que dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate le fait drsquoarriver agrave
une contradiction est simplement le constat que le systegraveme deacutefendu dans son ensemble nrsquoest pas
correct Ce systegraveme est composeacute de lrsquohypothegravese de deacutepart mais aussi de toutes les hypothegraveses
intermeacutediaires Lrsquoensemble de ces hypothegraveses intermeacutediaires forment le laquo tableau de
pointage raquo (MARION 2014 10) 54
Marion emprunte la notion de laquo tableau de pointage raquo (scoreboard) agrave Lewis dans54
LEWIS D 1983 laquo Scorekeeping in a Language Game raquo dans Philosophical Papers Volume 1 Oxford Oxford University Press 233-249
67
Questionneur obtient de la sorte des engagements de la part de Reacutepondant aux eacutenonceacutes B1 B2 Bn qui forment avec A le laquo tableau de pointage raquo de Reacutepondant A B1 B2 Bn
(MARION 2014 10)
Le fait de deacuteriver une contradiction en antilogique eacuteleacuteate nrsquoest donc pas une opposition
radicale entre la thegravese de deacutepart (α) et la conclusion (perp) Le tableau de pointage forme un
systegraveme composeacute de toutes les hypothegraveses intermeacutediaires (β1 β2 β3 hellip βn perp) La contradiction
ne porte alors pas uniquement sur la thegravese de deacutepart (α) mais aussi sur chacune des hypothegraveses
intermeacutediaires (βx) Le problegraveme est en fait bien plus complexe Chacune des hypothegraveses
intermeacutediaires est soumise au principe de tiers exclu cependant la contradiction apparaissant
apregraves lrsquoajout de plusieurs hypothegraveses intermeacutediaires il est impossible sur le moment de dire drsquoougrave
le problegraveme vient preacuteciseacutement dans la suite des propositions
Nous pouvons justifier notre propos agrave partir drsquoun passage du Charmide employeacute par
Marion (MARION 2014 17) Dans ce passage le personnage de Critias refuse de se contredire
(reacutefuter son hypothegravese de deacutepart) et preacutefegravere se reacutetracter en partie (sous-entendu revenir en arriegravere
sur les hypothegraveses intermeacutediaires) Noter lecture suggegravere ici que Platon avait conscience de
lrsquoensemble du systegraveme drsquohypothegraveses agrave lrsquoœuvre dans la deacuteduction de preuve
Ἀλλὰ τοῦτο μέν ἔφη ὦ Σώκρατες οὐκ ἄν ποτε γένοιτο ἀλλ εἴ τι σὺ οἴει ἐκ τῶν ἔμπροσθεν ὑπ ἐμοῦ ὡμολογημένων εἰς τοῦτο ἀναγκαῖον εἶναι συμβαίνειν ἐκείνων ἄν τι ἔγωγε μᾶλλον ἀναθείμην καὶ οὐκ ἂν αἰσχυνθείην μὴ οὐχὶ ὀρθῶς φάναι εἰρηκέναι μᾶλλον ἤ ποτε συγχωρήσαιμ ἂν ἀγνοοῦντα αὐτὸν ἑαυτὸν ἄνθρωπον σωφρονεῖν
Mais ceci Socrate reprit-il ne se peut jamais si donc tu penses que ce que jrsquoai dit preacuteceacutedemment conduise neacutecessairement agrave ceci [cette conclusion] jaime encore mieux me reacutetracter en partie et sans rougir avouer que je me suis mal exprimeacute plutocirct que de convenir jamais quun homme puisse ecirctre sage sil ne se connaicirct pas lui-mecircme
(PLATON Charmide 164c-d)
Dans cet exemple Critias opegravere clairement une diffeacuterence entre son point de deacutepart et les
derniegraveres assertions qursquoil vient de tenir Il est donc possible de revenir en arriegravere sur les
hypothegraveses intermeacutediaires sans pour autant remettre en question son hypothegravese initiale
68
Comme on peut le voir Critias en tant que Reacutepondant preacutefegravere revenir en arriegravere et reacuteparer son tableau de pointage en rejetant un de ses eacuteleacutements plutocirct que de conceacuteder la contradictoire ce qui deacutemontre que Platon eacutetait parfaitement conscient de cette possibiliteacute et que celle-ci ne le gecircnait nullement
(MARION 2014 17)
Nous venons de voir que la dialectique eacuteleacuteate peut ecirctre comprise sur le principe drsquoun tableau de
pointage comprenant lrsquoensemble des hypothegraveses intermeacutediaires Nous devons maintenant
analyser plus en deacutetails le fonctionnement de lrsquoantilogique eacuteleacuteate En effet Platon choisit de
donner la dialectique eacuteleacuteate comme point de deacutepart de la trageacutedie socratique Si la dialectique
socratique ne se reacutesume pas neacutecessairement agrave la dialectique eacuteleacuteate nous ne pouvons cependant
nier son rocircle initiateur
Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate
Le tableau de pointage ne repreacutesente en reacutealiteacute qursquoune partie du fonctionnement geacuteneacuteral
des joutes dialectiques Ce systegraveme de recherche dialectique que nous appelons antilogique est
reacutegi par un ensemble de regravegles Nous allons maintenant eacutetudier plus en deacutetails lrsquoensemble de ces
regravegles afin de comprendre le fonctionnement preacutecis drsquoune joute eacuteleacuteate Cette interrogation aura
pour objectif de mettre agrave jour la nature preacutecise des productions issues drsquoun exercice dialectique
Mathieu Marion deacutenombre onze regravegles deacutefinissant le deacuteroulement des joutes antilogiques
eacuteleacuteates Nous allons reacutesumer briegravevement le contenu de ces onze regravegles (MARION 2014 9-14) et
voir ce que ces regravegles impliquent Une joute ne peut se faire qursquoentre deux personnes jouant
chacune un rocircle deacutefini Lrsquoun des joueur sera le Questionneur et lrsquoautre le Reacutepondant Le
Questionneur commence la joute en obtenant de Reacutepondant son engagement agrave une thegravese (A)
Cette thegravese est alors supposeacutee pour les besoins de la joute Cela se constate aiseacutement chez
Platon puisque Socrate demande toujours agrave son interlocuteur de deacutefinir telle ou telle notion Le
point de deacutepart sera la thegravese deacutefendue par Reacutepondant La joute a alors pour objectif de voir pour
Reacutepondant srsquoil sera capable de deacutefendre cette thegravese mdash et non pas pour Questionneur de soutenir
une thegravese (contre le dogmatisme de Vlastos)
69
La joute est une succession de questions courtes et de reacuteponses affirmatives ou neacutegatives
Ces question sont courtes car elles ne doivent porter que sur une seule assertion agrave la fois afin que
les inscriptions drsquohypothegraveses au tableau de pointage soient le plus claires possible Comme
annonceacute plus haut agrave la thegravese initiale sont ajouteacutees les hypothegraveses reconnues par Reacutepondant
Chaque eacuteleacutement du tableau de pointage est un engagement de la part de Reacutepondant vis-agrave-vis de
Questionneur Le Questionneur ne peut ajouter aucun eacuteleacutement au tableau de pointage tant que
Reacutepondant ne lrsquoa pas conceacutedeacute preacutealablement De la sorte les eacuteleacutements implicites supposeacutes par
Questionneur mais ne figurant pas au tableau de pointage de Reacutepondant ne sont pas
neacutecessairement suffisants pour deacuteriver une contradiction de la joute Reacutepondant est toujours
capable de renier cette hypothegravese implicite de sorte qursquoil faille alors recommencer une joute
Cette regravegle explique aussi laquo lrsquoaveu drsquoignorance raquo (MARION 2014 10) de Socrate impeacuteratif pour
le bon deacuteroulement de la joute Sans cet aveu drsquoignorance Socrate introduirait de lui-mecircme de
nouvelles hypothegraveses deacutetruisant ainsi la proprieacuteteacute du tableau de pointage De plus cette regravegle
introduit aussi une laquo contrainte doxastique raquo (MARION 2014 10) le Reacutepondant doit dire ce qursquoil
pense suivre sa doxa crsquoest-agrave-dire son opinion personnelle
La regravegle suivante est lrsquoinfeacuterence de lrsquoimpossibiliteacute par Questionneur Il srsquoagit du cœur de
lrsquoantilogique eacuteleacuteate Agrave partir de lrsquoensemble des engagements de Reacutepondant Questionneur doit
parvenir agrave infeacuterer une impossibiliteacute (ἀδύνατον) ou une fausseteacute eacutevidente Cette regravegle repose sur 55
le principe de non-contradiction tel que nous lrsquoavions eacutenonceacute plus haut Pour cette raison les
reacuteponses sont reacuteduites agrave laquo oui raquo ou laquo non raquo assurant dans la recherche le caractegravere bivalent des
assertions atomiques Les Eacuteleacuteates avancent drsquoailleurs dans leur raisonnement via les paires de
preacutedicats contradictoires (limiteacute et illimiteacute divisible et indivisible etc)
Nous devons ici faire face agrave un paradoxe Nous avions vu plus haut que lrsquoargument de
Zeacutenon nrsquoest compreacutehensible qursquoen lrsquoabsence du tiers exclu Pourtant la meacutethodologie eacuteleacuteate est
une reacuteduction binaire des assertions de sorte de pouvoir en infeacuterer une contradiction Le principe
de tiers exclu intervient donc dans le raisonnement Nous pouvons sortir de cette impasse si nous
remarquons les deux eacutechelles de grandeur drsquoune joute Au niveau atomique des assertions le
Parmi ces fausseteacutes figurent laquo la reacutefutation lrsquoerreur le paradoxe raquo tel que deacutefini par Aristote dans les 55
Reacutefutations sophistiques [165b12] (MARION 2014 11)
70
principe de tiers exclu fonctionne Une assertion est soit juste soit fausse Il srsquoagit drsquoune logique
bivalente En revanche agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble de la joute il est impossible de reacuteduire la
succession des engagements de Reacutepondant agrave une situation binaire (comme le fait Vlastos)
Chaque engagement atomique peut prendre deux valeurs mais il arrive souvent mdash toujours mdash
qursquoun engagement ne soit pas atomique et repreacutesente en reacutealiteacute une succession drsquoarguments
implicites Les combinaisons sont donc immenseacutement nombreuses leur nombre
vraisemblablement incalculable agrave lrsquoeacutechelle du reacuteel Nous voyons maintenant pourquoi le tiers
exclu ne permet pas le raisonnement par lrsquoabsurde sur lrsquoensemble drsquoun systegraveme mais est
neacutecessaire pour lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage et lrsquoavancement drsquoune joute
Finalement il apparaicirct maintenant que la joute nrsquoest pas une activiteacute neutre il srsquoagit drsquoun
jeu Celle-ci se termine par la victoire de lrsquoun des deux participants Si le Questionneur parvient agrave
infeacuterer une impossibiliteacute drsquoapregraves le tableau de pointage de Reacutepondant et que celui-ci ne peut en
rendre raison alors Questionneur remporte la joute Agrave lrsquoinverse si Questionneur ne parvient pas
agrave infeacuterer une impossibiliteacute Reacutepondant emporte la joute (MARION 2014 12) Nous voyons ici 56
lrsquoaspect contextuel drsquoune joute En effet si dans un tribunal la clepsydre limite drastiquement le
temps de parole il nrsquoen est rien dans une discussion entre amis Afin drsquoempecirccher les joueurs de
perdre volontairement du temps les tactiques dilatoires sont interdites (MARION 2014 12) Il est
aussi interdit drsquoutiliser des sophismes ceux-ci eacutetaient pour la plupart reacutepertorieacutes dans des
manuels et figuraient deacutejagrave dans LrsquoEuthydegraveme dans un ordre fort proche de celui des Reacutefutations
sophistiques (MARION 2014 12) 57
La derniegravere regravegle porte sur le processus drsquoinduction Le Questionneur peut dans le fil de
lrsquoexercice dialectique conceacuteder une universelle affirmative laquo Tous les A sont B raquo Cependant
cela nrsquoest possible que si le Reacutepondant a preacutealablement preacutesenteacute plusieurs instances et si le
Comme crsquoest notamment le cas dans Le Criton Le Gorgias La Reacutepublique56
Marion renvoie ici agrave Dorion (DORION 1995 100) qui eacutetablie la liste suivante de cinq correspondances 57
entre LrsquoEuthydegraveme et les Reacutefutations sophistiques (SE pour Sophisticis Elenchis) 1 E 267c et SE 4 165b31-34 2 E 277a9-b1 et SE 4 166a30-31 3 E 298e4-5 et SE 24 179a39 b14 b39 180a4 4 E 300a et SE 4 166a9-10 5 E 300b et SE 4 166a12-14 10 171a8 a28-30 19 177a12 a25-26
71
Questionneur nrsquoest pas capable de fournir un contre-exemple Dans ce cas seulement
lrsquouniverselle positive est inscrite au tableau des engagements de Reacutepondant La joute nrsquoest donc
pas un long fleuve tranquille au contraire la volonteacute de gagner des deux partis donne un
caractegravere agonistique agrave la joute Le Reacutepondant est en position deacutefensive alors que le
Questionneur est en position offensive
Nous pouvons maintenant conclure cette analyse du fonctionnement des joutes eacuteleacuteates et
de leur influence sur la dialectique socratique Nous voyons clairement que lrsquoantilogique eacuteleacuteate
nrsquoest pas un simple dialogue il srsquoagit drsquoun moment complexe gouverneacute par un ensemble de
regravegles Lrsquoexercice antilogique est parfaitement deacutefini Celui-ci implique un rapport de force entre
deux individus qui srsquoaffrontent pour gagner la joute Nous voyons alors en quoi notre outil
repreacutesentatif logique ne peut pas se reacuteduire agrave une arborescence selon le modegravele de la deacuteduction
naturelle Les arguments avanceacutes par les participants ne convergent pas vers une conclusion de
faccedilon a priori Au contraire les deux partis se divisent et argumentent de sorte que leur
adversaire ne soit plus en situation de deacutefendre sa propre thegravese La dialectique nrsquoest pas une
monologique mais une dialogique de lrsquoargumentation rationnelle Le raisonnement obtenu est un
eacutequilibre entre deux tensions opposeacutees Si la tension est trop forte alors la joute se reacuteduit agrave une
antilogie La suite de notre travail consistera maintenant agrave deacutefinir de faccedilon deacutefinitive notre outil
dialogique de repreacutesentation des joutes dialectiques
72
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux
Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante
Nous venons de le voir la dialectique ne peut se comprendre totalement sans une approche
dialogique Il est non seulement neacutecessaire sur le plan logique drsquoinclure dans les paramegravetres de
lecture la dualiteacute de lrsquoexercice dialectique mais il est surtout impossible de reacuteduire
lrsquoargumentation drsquoune joute de maniegravere monologique sans omettre le contexte de chaque joute
Une joute requiert donc lrsquoacceptation tacite de regravegles crsquoest-agrave-dire diffeacuterentes contraintes
deacutependant soit de la nature mecircme de lrsquoexercice soit du contexte de cet exercice
Lrsquoenchainement hypotheacutetico-deacuteductif des raisonnements en deacuteduction naturelle tente drsquoecirctre
repreacutesentatif de lrsquoavancement drsquoune penseacutee Cependant la deacuteduction naturelle rencontre une
limite dans le cas preacutecis de la dialectique Cette repreacutesentation donne lrsquoillusion drsquoun avancement
lineacuteaire non pas dans le temps mais sur le plan argumentatif En reacutealiteacute la deacuteduction naturelle
ne permet que la repreacutesentation finale de lrsquoargument obtenu mais nrsquoinclut pas les allers-retours
que repreacutesente une joute dialectique telle qursquoillustreacutee par les Eacuteleacuteates et Platon Nous devons donc
terminer le premier moment de notre eacutetude par une mise au point deacutefinitive de ce que nous
entendons par le concept de joute dialectique
Nous le disions plus haut la dialectique se deacutefinit comme un raisonnement argumentatif agrave
plusieurs Il faut donc neacutecessairement ecirctre au moins deux et avoir des thegraveses diffeacuterentes agrave
deacutefendre Dans ce cas la dialectique nrsquoest-elle pas simplement la deacutefense drsquoune thegravese plutocirct
qursquoune autre La dialectique est une activiteacute agrave plusieurs il faut donc y inclure la pluraliteacute des
raisonnements et surtout la maniegravere avec laquelle ces raisonnements deacutependent de la pluraliteacute
En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas une suite de monologues srsquoopposant les uns aux
autres les monologues se reacutepondent srsquoagencent et conduisent la discussion agrave un reacutesultat Ce
reacutesultat nrsquoest donc pas un point drsquoarriveacutee absolu mais est relatif agrave lrsquoactiviteacute dialectique
preacuteliminaire
Nous devons maintenant nous poser la question suivante quelle est la valeur de la veacuteriteacute
du reacutesultat drsquoune joute dialectique Peut-on dire que ce qui reacutesiste agrave lrsquoargumentation dialectique
73
est vrai Agrave lrsquoeacutevidence la critique que nous faisions de lrsquoapproche de Vlastos fonctionne dans sa
reacuteciproque et si le systegraveme est coheacuterent il est cependant possible que la thegravese initiale comporte
une contradiction mais que cette contradiction soit annuleacutee par une autre contradiction issue de
lrsquoun des engagements du tableau de pointage Il est donc impossible de parler de veacuteriteacute au sens
scolastique drsquoadeacutequation de lrsquoecirctre et de la penseacutee Si la veacuteriteacute est un jugement sur le reacuteel une
joute dialectique ne semble produire qursquoune veacuteriteacute infeacuterieure Elle ne produirait mecircme que des
systegravemes argumentatifs en eacutequilibre mais sans rapport direct avec le reacuteel
Nous pouvons alors parler drsquoune veacuteriteacute qui ne serait plus ontologique mais pragmatique
Une veacuteriteacute deacutependant du contexte dialectique une strateacutegie gagnante Cependant cela revient agrave
aborder le problegraveme dans le mauvais sens Ce nrsquoest pas la veacuteriteacute qui ne serait qursquoune strateacutegie
gagnante mais au contraire la strateacutegie gagnante qui jouerait le rocircle drsquoune veacuteriteacute en attendant
potentiellement drsquoecirctre un jour reacutefuteacutee Dans cette optique il convient maintenant de srsquointerroger
sur la nature drsquoune pareille veacuteriteacute nous devons donc observer sous le spectre de la logique
dialogique comment fonctionnent les arguments au sein des raisonnements dialectiques
Questionneur et Reacutepondant
Durant notre eacutetude des regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate nous avons eacutetabli la reacutepartition des
rocircles entre le Questionneur et le Reacutepondant nous garderons volontairement les mecircmes termes
afin de rendre notre argumentation plus coheacuterente et plus compreacutehensible Nous allons emprunter
le modegravele logique deacutejagrave existant de la dialogique ou seacutemantique des jeux
La dialogique nait dans les anneacutees soixante ses deux grands preacutecurseurs sont mdash entre
autres mdash Lorenzen et Conway Une grande part des travaux en seacutemantique des jeux concerne
lrsquointelligence artificielle il srsquoagit de se rapprocher de la reproduction la plus fidegravele drsquoun
entretien entre deux interlocuteurs Cette logique se diffeacuterencie par sa volonteacute de repreacutesenter une
argumentation comme un eacutechange entre diffeacuterentes personnes Lrsquoobjectif nrsquoest donc plus du tout
le mecircme que dans les lectures monologique inspireacutees par la syllogistique aristoteacutelicienne par
exemple La validiteacute drsquoune thegravese ne deacutepend plus drsquoaxiomes ou de formes preacutedeacutefinies Il srsquoagit
pour les participants de trouver une strateacutegie afin de deacutemontrer lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese
74
adversaire ou drsquoempecirccher lrsquoinfeacuterence de cette contradiction Il nrsquoy a donc que deux issues
possibles agrave une joute Soit le Questionneur parvient agrave une impossibiliteacute et il emporte alors la
joute en deacutemontrant que la thegravese de deacutepart eacutetait fausse soit le Questionneur eacutechoue agrave deacutemontrer
lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese et Reacutepondant remporte la joute
Nous voyons que le passage drsquoune repreacutesentation monologique agrave une repreacutesentation
dialogique neacutecessite une approche par questions et reacuteponses Les arguments ne srsquoenchainent pas
de faccedilon absolue comme dans une recherche theacuteorique abstraite mais sont relatifs agrave des
situations ougrave certaines questions impliquent neacutecessairement certaines reacuteponses Agrave chaque
opeacuterateur logique correspond alors une obligation de reacuteponse dont voici la liste 58
La Neacutegation drsquoun terme (notα) implique que le Questionneur reacuteponde par son affirmation (α)
La Conjonction de deux termes (α and β) implique que le Questionneur questionne drsquoabord le premier (1) puis le second (2)
La Disjonction inclusive (α or β) implique que le Questionneur remette en cause lrsquoensemble Dans ce cas le Reacutepondant ayant eacutenonceacute la disjonction nrsquoa qursquoagrave deacutefendre lrsquoun des deux termes au choix (α) ou (β)
Le Conditionnel (α sup β) implique que le Questionneur affirme lrsquoanteacuteceacutedent (α) Srsquoil est impossible pour le Reacutepondant de le nier (notα) alors il doit impeacuterativement deacutefendre le 59
conseacutequent (β)
La Quantification universelle (forallx F(x)) implique que le Questionneur demande agrave 60
veacuterifier lrsquoapplication de la fonction (F) agrave une variable de son choix (x0) Le Reacutepondant doit alors justifier cette application (F(x0))
La Quantification existentielle (existx F(x)) implique que le Questionneur demande un exemple (F(x)) Le Reacutepondant doit alors fournir lrsquoexemple de son choix (F(x0))
Cette liste a pour objectif de montrer comment passer drsquoune logique monologique agrave une
logique dialogique Les connecteurs ne sont plus clairement apparents dans la seconde surtout
Drsquoapregraves (VERNANT 2004 90) Nous avons cependant remplaceacute les termes laquo Opposant raquo et 58
laquo Proposant raquo par laquo Questionneur raquo et laquo Reacutepondant raquo afin de preacuteserver la lineacuteariteacute de notre travail
Le conditionnel est une autre eacutecriture de la disjonction (notα or β)59
La poleacutemique est encore grande au sujet de lrsquousage des quantificateurs par les dialecticiens de 60
lrsquoAntiquiteacute Nous ne deacutesirons pas entrer dans le deacutebat En vertu de la regravegle antilogique drsquoinduction il apparaicirct cependant que les notions drsquouniversaliteacute et drsquoexistence eacutetaient au moins sous-jacentes aux argumentations Cela est suffisant pour que nous eacutevoquions ce cas de figure
75
lorsque ceux-ci sont pris dans le flot du dialogue Notre objectif sera donc maintenant de trouver
comment reacuteduire les dialogues agrave ces confrontations dialogiques sans deacutenaturer ou perdre le
contenu
Repreacutesentation tabulaire
Nous arrivons enfin au terme de notre eacutetude preacuteliminaire lrsquoeacutelaboration drsquoun outil logique
repreacutesentatif propre agrave lrsquoexercice dialectique chez Platon Drsquoapregraves la logique dialogique nous
voyons qursquoune arborescence ne convient pas agrave repreacutesenter fidegravelement le jeu des argumentations
Nous optons pour une repreacutesentation tabulaire Celle-ci aura lrsquoavantage de mettre en vis-agrave-vis les
deux participants de la joute De haut en bas le tableau repreacutesentera la suite des arguments sous
forme de questions et de reacuteponses Nous prenons un exemple extrait de (VERNANT 2004 91)
FIG 5 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DU PRINCIPE DE NON-CONTRACTION
Dans cet exemple nous constatons que le Questionneur a obtenu lrsquoassertion laquo not(p and notp) raquo de la
part de Reacutepondant Questionneur attaque alors la joute en assertant la thegravese opposeacutee laquo (p and notp) raquo
Au troisiegraveme tour le Reacutepondant interroge le Questionneur sur le premier terme laquo 1 raquo de son
assertion laquo p raquo Le Questionneur lui reacutepond en assertant laquo p raquo Au tour suivant le Reacutepondant
interroge laquo 2 raquo le Questionneur sur laquo notp raquo Le Questionneur concegravede alors laquo notp raquo Agrave cet instant
la joute est termineacutee nous constatons que le Questionneur a asserteacute agrave la fois laquo p raquo et laquo notp raquo ce
Ordre des tours Questionneur Reacutepondant
1 not(p and notp)
2 (p and notp)
3 1
4 p
5 2
6 notp
7 p
Victoire de Reacutepondant
76
qui provoque une impossibiliteacute par antilogie Le Reacutepondant est victorieux Sa thegravese de deacutepart
laquo not(p and notp) raquo est donc une strateacutegie gagnante qui devient dans le cadre de cette joute une veacuteriteacute
Lrsquoexemple ici preacutesenteacute peut sembler paradoxal Il srsquoagit tout du moins drsquoun cas particulier
puisque la victoire est deacutefinie par le principe de non-contradiction lui-mecircme au cœur de la joute
Lrsquoexemple suivant (VERNANT 2004 102) est bien plus complexe et repreacutesente la joute
opposant un meacutedecin (Questionneur) agrave sa patiente (Reacutepondant) Nous allons voir comment la
repreacutesentation dialogique tabulaire permet la mise en eacutevidence drsquoun sophisme (ici la neacutegation de
lrsquoanteacuteceacutedent)
FIG 6 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT
Les nombres entre crochets indiquent le tour de la formule viseacutee par lrsquoattaque La thegravese de deacutepart
repreacutesente le sophisme de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Celle-ci srsquoinspire de la neacutegation du
conseacutequent (modus tollens) qui elle est logiquement correcte
FIG 7 NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT ET NEacuteGATION DU CONSEacuteQUENT
Tours Questionneur Reacutepondant
1 [(A sup B) and notA] sup notB
2 (A sup B) and notA
3 1
4 (A sup B)
5 A
6 B
7 2 [2]
8 notA
9 notB [1]
Victoire de Questionneur
Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Neacutegation du conseacutequent
A sup B notA ⊢ notB A sup B notB ⊢ notA
77
Nous allons essayer de comprendre la strateacutegie ici agrave lrsquoœuvre Vernant nous explique que la
proposition (A) signifie laquo lrsquoenfant est atteint drsquoune maladie heacutereacuteditaire raquo et la proposition (B)
signifie laquo le parent est atteint de la maladie heacutereacuteditaire raquo La thegravese de deacutepart du parent
(Reacutepondant) consiste agrave dire que si son enfant nrsquoest pas atteint de cette maladie alors lui (le
parent) nrsquoen souffre pas Analysons la table de veacuteriteacute de la situation
FIG 8 TABLE DE VEacuteRITEacute DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT
Nous avons ici indiqueacute le connecteur principal avec le symbole laquo raquo Nous repeacuterons que le seul
moment ougrave cette formule est fausse correspond au cas laquo notA and B raquo i e la patiente refuse
drsquoadmettre qursquoelle puisse ecirctre atteinte de la maladie heacutereacuteditaire laquo B raquo alors que son enfant ne
souffre pas de cette maladie laquo notA raquo Nous remarquons dans la repreacutesentation tabulaire que les
deux assertions laquo B raquo et laquo notA raquo sont les deux coups joueacutes par le Questionneur La strateacutegie du
meacutedecin est donc gagnante
Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique
Lrsquointeacuterecirct de cette repreacutesentation nrsquoest pas simplement graphique il srsquoagit drsquoune
compreacutehension philosophique radicalement diffeacuterente Premiegraverement lrsquoargumentation dans une
joute deacutevoile un caractegravere pragmatique Lrsquoobjectif nrsquoest pas de trouver un absolu commun mais
de finir vainqueur de la joute
La novation srsquoavegravere essentiellement philosophique Est introduite explicitement la dimension pragmatique en logique Alors qursquoen logique standard la proposition excluait toute dimension eacutenonciative pour se reacuteduire agrave un simple porteur de valeur de veacuteriteacute en logique dialogique chaque proposition est veacuteritablement une proposition eacutemanant drsquoun interlocuteur qui srsquoengage sur elle par un acte drsquoassertion De plus un tel acte de discours prend place dans un jeu dialogique
[(A sup B) and notA] sup notB
1 1 1 0 0 1 0
1 0 0 0 0 1 1
0 1 1 1 1 0 0
0 1 0 1 1 1 1
78
(Dialogspiel) entre proposant et opposant On a affaire agrave un jeu de langage qui relegraveve de la discussion rationnelle Degraves lors chaque proposition prend sens en fonction de son utilisation opeacuteratoire dans le jeu dialogique On ne pense plus en termes drsquoaxiomes mais de systegraveme opeacuteratoire de validiteacute mais de strateacutegie gagnante non plus de repreacutesentation mais drsquoaction
(VERNANT 2004 94)
Le deacutesir de victoire et le caractegravere pragmatique sont deux nouveaux paramegravetres que nous ne
pouvions veacuteritablement observer avant de passer par la repreacutesentation dialogique Agrave cela nous
voyons aussi que cette repreacutesentation met en valeur les erreurs commises par un des deux
interlocuteurs Cela sera drsquoune grande importance dans le cas des dialogues de Platon ougrave le
personnage de Socrate semble parfois diriger voire manipuler ses interlocuteurs Nous pourrons
alors souligner ces moments meacutetalogiques
Le premier moment de notre eacutetude est maintenant termineacute Nous avons analyseacute la
dialectique depuis les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave Aristote (de maniegravere non-exhaustive) afin de comprendre
ce qui pouvait fonder un socle commun Lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans son rapport agrave lrsquoantilogie place
lrsquoexercice dialectique dans un rapport de force que nous ne pouvions repreacutesenter logiquement La
dialectique nrsquoest donc pas strictement diffeacuterente du dialogue dans sa faccedilon drsquoecirctre elle ne
constitue qursquoune enreacutegimentation de celui-ci Notre choix drsquoune repreacutesentation tabulaire tregraves
inspireacutee de la logique dialogique nous apparut comme un compromis permettant de repreacutesenter
les raisonnements logiques dans la temporaliteacute du dialogue en suivant lrsquoordre des tours De cette
repreacutesentation nous avons deacuteduit une nouvelle deacutefinition de la veacuteriteacute chevauchant celle de
validiteacute Dans une joute le concept de veacuteriteacute est assimileacute agrave celui de strateacutegie gagnante
Cependant si chaque joute est un exercice contextuel comment pouvons-nous donner agrave ces
veacuteriteacutes un champ drsquoapplication supeacuterieur agrave celui du dialogue Il semble que la veacuteriteacute drsquoune joute
ne nous apprenne rien ou presque sur le reacuteel Cette veacuteriteacute est purement pragmatique Agrave cet
instant la diffeacuterence entre Socrate et lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoest plus clairement identifiable
79
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE
Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes
La nature des joutes impose agrave ses productions un caractegravere relatif La dialectique ne serait
pas productrice drsquoune veacuteriteacute sur le monde mais drsquoune veacuteriteacute relative au dialogue drsquoapregraves ce que
nous venons de voir Notre objectif initial eacutetait de se munir drsquoun outil capable de mieux
interpreacuteter la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon Cependant nous devons
maintenant faire face agrave un problegraveme drsquoun autre ordre Puisque la dialectique en tant que
raisonnement relatif est lrsquounique outil du philosophe pour Platon comment peut-on diffeacuterencier
le philosophe du sophiste En effet les conclusions du chapitre preacuteceacutedent sont sans appel et
historiquement tregraves paradoxales puisque nous nous trouvons face agrave une conception antireacutealiste
de la veacuteriteacute chez Platon
Notre interrogation ne repose pas ici sur des aspects purement pratiques mdash comme
lrsquoabsence de salaire pour lrsquoun et non pour lrsquoautre mdash mais sur le fond veacuteritable des deux
meacutethodes LrsquoHistoire de la philosophie a longtemps eu tendance agrave deacutenigrer les sophistes au
profit des philosophes ce pheacutenomegravene que nous appelons manicheacuteisme historique ne semblerait
pas fondeacute mdash au regard de notre eacutetude fonctionnelle sur les joutes Si la dialectique ne peut
deacutepasser le simple cadre du dialogue comment peut-on diffeacuterencier le philosophe du sophiste
En vertu de quel principe lrsquoun serait-il meilleur que lrsquoautre Ce problegraveme se posait deacutejagrave agrave
lrsquoeacutepoque de Socrate En effet ce dernier eacutetait consideacutereacute par un grand nombre de ses
contemporains comme un sophiste parmi les autres comme en teacutemoigne la piegraveces les Nueacutees
drsquoAristophane Dans lrsquoexemple suivant Aristophane semble ne faire aucune diffeacuterence entre les
sophistes et la personne de Socrate Socrate serait un sophiste parmi les autres
ΦΕΙΔΙΠΠΊΔΗΣ Αἰβοῖ πονηροί γ᾿ οἶδα Τοὺς ἀλαζόνας τοὺς ὠχριῶντας τοὺς ἀνυποδήτους λέγεις ὧν ὁ κακοδαίμων Σωκράτης καὶ Χαιρεφῶν
PHILIPPIDE Tu veux parler de ces charlatans De ces arrogants ces individus au teint jaune ces va-nu-pieds au nombre desquels est ce mauvais geacutenie de Socrate et Cheacutereacutephon
80
(ARISTOPHANE Nueacutees 104)
Lrsquoun des eacuteleacutements fondamentaux du caractegravere sophistique de Socrate serait sa capaciteacute agrave avoir
deux discours lrsquoun faible et lrsquoautre fort
ΣΩΚΡΆΤΗΣ τί δῆτα πότερα τοῦτον ἀπάγεσθαι λαβὼν βούλει τὸν υἱόν ἢ διδάσκω σοι λέγειν
ΣΤΡΕΨΙΆΔΗΣ δίδασκε καὶ κόλαζε καὶ μέμνησrsquoὅπως εὖ μοι στομώσεις αὐτόν ἐπὶ μὲν θάτερα οἷον δικιδίοις τὴν δrsquoἑτέραν αὐτοῦ γνάθον στόμωσον οἵαν ἐς τὰ μείζω πράγματα
ΣΩΚΡΆΤΗΣ ἀμέλει κομιεῖ τοῦτον σοφιστὴν δεξιόν
SOCRATE Quoi donc Veux-tu plutocirct ramener ton fils [avec toi] ou que je linstruise agrave discourir
STREPSIADE Instruis-le punis-le et souviens-toi de bien lui aiguiser la langue afin qursquoil en ait une [de langue] pour les petites causes et lautre pour les affaires plus graves
SOCRATE Ne sois pas inquiet tu auras chez toi un sophiste habile
(ARISTOPHANE Nueacutees 1105-1110)
Dans cet extrait les deux dialogues eacutevoqueacutes rejoignent la conception drsquoune veacuteriteacute purement
pragmatique Les sophistes peuvent toujours employer soit un discours fort soit un discours
faible Mais si tel est aussi le cas de Socrate comme le sous-entend Aristophane alors la veacuteriteacute
nrsquoaurait aucune valeur Cependant nous ne devons pas perdre drsquoesprit que le personnage de
Socrate repreacutesenteacute par Platon nrsquoa qursquoune faible valeur historique Gardons en vue que nous nous
attachons uniquement agrave comprendre la figure du philosophe chez Platon mecircme si nous le
nommons Socrate
Notre travail a maintenant pour objectif de comprendre les relations que Socrate entretient
avec les sophistes dans les dialogues Nous tacirccherons de voir au niveau dialectique quels
peuvent ecirctre les critegraveres permettant de diffeacuterentier Socrate des sophistes Cette eacutetape est
neacutecessaire dans la mesure ougrave cette distinction conditionnera notre outil repreacutesentatif En mettant
agrave la lumiegravere le critegravere de distinction entre le philosophe et les sophistes nous serons agrave mecircme
drsquoadapter notre outil en conseacutequence
81
Agrave partir de nos hypothegraveses de deacutepart notamment la possibiliteacute de deacutepasser les apories
apparentes de la dialectique socratique nous dirigerons notre eacutetude dans le sens positif drsquoune
distinction possible entre Socrate et les sophistes Lrsquoinverse serait envisageable sur un plan
historique Cependant nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute plusieurs fois la nature theacuteacirctrale des œuvres de
Platon Et dans lrsquoensemble du corpus il nrsquoy aurait eu aucune raison pour que Platon reacutealisacirct une
distinction entre Socrate et les sophistes srsquoil ne pensait pas cette dichotomie fondeacutee Ce moment
de notre eacutetude aura pour objectif de comprendre sur quoi repose la diffeacuterence de traitement opeacutereacute
par Platon entre Socrate et les sophistes Une fois que nous aurons analyseacute ce critegravere de
distinction nous nous en servirons pour affiner notre outil repreacutesentatif de lrsquoexercice dialectique
82
1 Contexte drsquoapparition de la dialectique
Rationalisme et antirationalisme
La distinction entre lrsquoexercice philosophique et la sophistique ne repose pas dans la nature
des joutes Nous devons donc sortir des joutes pour comprendre la dialectique dans un espace
plus grand Nous avons preacuteceacutedemment vu que le projet dialectique se deacutefinissait par sa capaciteacute agrave
remettre en question les principes des sciences les principes premiers Nous deacutecidons de
commencer cette eacutetude par une mise en contexte de la penseacutee platonicienne au sein de lrsquoactiviteacute
philosophique de son temps Quelle est la perspective philosophique propre agrave Platon par rapport
aux autres philosophes de son temps Ici il nrsquoest plus question de theacuteacirctraliteacute mais bien du fond
meacutetaphysique agrave lrsquoorigine de cette activiteacute Il nous semble leacutegitime de consideacuterer au regard de
son impact sur la philosophie occidentale en geacuteneacuteral que Platon eacutetait un penseur diffeacuterent
incarnant une nouvelle maniegravere de pratiquer lrsquoactiviteacute philosophique
Platon nrsquoest pourtant pas le premier philosophe en Gregravece Avant lui drsquoautres pratiquaient
aussi ce que nous appelons aujourdrsquohui la philosophie Dans ce cas quel peut ecirctre lrsquoeacuteleacutement cleacute
de la seacuteparation entre Platon et le reste des philosophes de son temps Cet eacuteleacutement devra drsquoune
part justifier le caractegravere unique de la penseacutee platonicienne mais aussi rendre raison de notre
travail et expliquer en quoi la dialectique socratique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon se
distingue de lrsquoactiviteacute sophistique
Il est de coutume de dire que la distinction fondamentale entre les premiers philosophes et
leurs preacutedeacutecesseurs repose sur un usage speacutecial de la raison le λόγος Le λόγος incarne un projet
rationaliste Il nrsquoest drsquoailleurs pas surprenant de trouver parmi ces premier philosophes des
matheacutematiciens devenus ceacutelegravebres par la suite tels que Thalegraves et Pythagore Mais cet usage de la
raison nrsquoest pas suffisant pour justifier une distinction aussi forte drsquoavec les poegravetes par exemple
Il est impossible de dire que les œuvres homeacuteriques sont deacutenueacutees de λόγος comme toute activiteacute
humaine en geacuteneacuteral Nous devons alors voir la naissance de la philosophie comme un nouvel
emploi du λόγος un projet de rationalisation du monde Cette rationalisation se distingue alors
de ce que les poegravetes pouvaient faire non pas dans la meacutethode mdash il srsquoagit du mecircme λόγος mdash mais
dans le cadre drsquoapplication de cette meacutethode Nous pourrions dire que les poegravetes rationalisent un
83
monde dont ils sont eux-mecircme les deacutemiurges alors que les premiers philosophes mettent le
λόγος au profit drsquoune quecircte diffeacuterente la rationalisation de notre monde
De cette tentative de rationalisation apparaissent rapidement deux pocircles opposeacutes en
tension agrave lrsquoorigine de tous les deacutebats Le premier pocircle (pocircle de lrsquouniteacute) est constitueacute de lrsquoEacutecole
drsquoEacuteleacutee avec principalement Parmeacutenide Zeacutenon et Meacutelissos Le second pocircle (pocircle de la pluraliteacute)
est principalement incarneacute par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese mais aussi Pythagore Deacutemocrite Empeacutedocle
ou Hippocrate Nous allons eacutetudier agrave la suite ces deux Eacutecoles afin de comprendre leurs
interactions mutuelles et leurs influences sur le deacutebat dialectique agrave lrsquoeacutepoque de Platon
La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle
Au projet rationaliste eacuteleacuteate srsquooppose la penseacutee de la contradiction incarneacutee notamment
par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese Pour Heacuteraclite laquo la guerre raquo (τὸν πόλεmicroον [fr80] ) est un principe 61
laquo commun raquo (ξυνόν) Peu apregraves Heacuteraclite deacuteclare que la laquo justice raquo (δίκην) mecircme pratique la
laquo discorde raquo (ἔριν) Dans un autre fragment le penseur drsquoEacutephegravese affirme que laquo toutes les
choses raquo (πάντα [fr8] ) laquo surviennent raquo (γίνεσθαι) laquo du fait de la discorde raquo (κατ ἔριν) 62
Cependant croire que la penseacutee heacuteracliteacuteenne srsquooppose au λόγος est faux
Dans le passage suivant correspondant au premier fragment le penseur drsquoEacutephegravese en
appelle au λόγος mdash vu ici selon nous comme principe de la rationaliteacute Heacuteraclite note alors la
preacutesence manifeste drsquoincoheacuterences entre ce principe exempt de contradictions et le reacuteel toujours
en action
γινομένων γὰρ πάντων κατὰ τὸν λόγον τόνδε ἀπείροισιν ἐοίκασι πειρώμενοι καὶ ἐπέων καὶ ἔργων τοιούτων ὁκοίων ἐγὼ διηγεῦμαι κατὰ φύσιν διαιρέων ἕκαστον καὶ φράζων ὅκως ἔχει
CELSE Origegravene contre Celse VI 4261
ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque Θ 2 1155b462
84
Bien que toutes choses surviennent drsquoapregraves cette raison ils ne semblent y avoir aucun acte de paroles et de faits tels que je les expose distinguant leur nature et eacutenonccedilant comment ils sont
(HEacuteRACLITE drsquoEacutephegravese fr1) 63
Heacuteraclite sans doute agrave partir du constat empirique ne peut reacuteduire le reacuteel agrave lrsquouniteacute Ce qursquoil
appelle laquo discorde raquo repreacutesente lrsquoensemble des interactions agrave lrsquoorigine du mouvement et du
devenir Suivant les hypothegraveses parmeacutenidiennes lrsquouniteacute ne permettrait aucun changement ni
aucun mouvement La penseacutee heacuteracliteacuteenne tente de penser la pluraliteacute du reacuteel et cela ne peut
passer que par une penseacutee de lrsquoalteacuteriteacute Selon Heacuteraclite la laquo discorde raquo repreacutesente lrsquointeraction de
deux entiteacutes disparates primordiales neacutecessaires agrave la possibiliteacute du reacuteel
Mais cette alteacuteriteacute nrsquoest pas exteacuterieure Heacuteraclite tout en ne niant pas le λόγος considegravere
cette alteacuteriteacute au sein mecircme de lrsquoecirctre En effet le λόγος est le principe de non-contradiction de
lrsquoecirctre la discorde apparaicirct agrave cause de la preacutesence de non-ecirctre au cœur de lrsquoecirctre Dans cette
lecture seulement nous pouvons expliquer comment le λόγος garantit la coheacuterence ontologique
dans un contexte de discorde meacutetaphysique
Nous devons opeacuterer une nuance dans notre deacutenomination de position heacuteracliteacuteenne
antirationaliste En ajoutant agrave lrsquoecirctre le non-ecirctre plein de contradictions la position heacuteracliteacuteenne
deacutepasse le cadre du simple conflit rationalisme et antirationalisme cette dichotomie est deacutejagrave
rationaliste Cette opposition entre rationalisme et antirationalisme repose sur une opposition
reprenant la forme du principe de non-contradiction crsquoest-agrave-dire un principe rationaliste
Heacuteraclite deacutepasse cette opposition Il devient alors impossible de contredire Heacuteraclite agrave partir
drsquoune contradiction puisque Heacuteraclite integravegre les contradictions dans son ontologie En cela
lrsquoargumentation eacuteleacuteate ne peut affaiblir la penseacutee heacuteracliteacuteenne Au contraire celle-ci semble
mecircme lrsquoappuyer Chez Heacuteraclite la contradiction nrsquoest plus une deacutefaite dialectique crsquoest une
victoire
Nous semblons bien loin de notre point de deacutepart la dialectique chez Platon Bien au
contraire nous sommes ici au cœur de lrsquoorigine de la dialectique Celle-ci se deacutefinit comme le
SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 13263
85
dialogue initial entre les tenants eacuteleacuteates du principe de non-contradiction reposant sur lrsquouniteacute
onto-eacutepisteacutemologique et les partisans heacuteracliteacuteens de la pluraliteacute
Si le rationalisme ne sait reacutefuter qursquoen deacutecouvrant agrave partit de preacutesupposeacutees rationalistes des contradictions dans la thegravese adverse il ne pourra jamais lrsquoemporter sur lrsquoantirationalisme lequel ne croit aux preacutesupposeacutes du rationalisme ni au principe de non-contradiction Pour espeacuterer contrer lrsquoantirationalisme heacuteracliteacuteen le rationalisme doit engager une argumentation plus complexe que les simples antilogies de Zeacutenon Bien plus il doit se deacutegager du rationalisme parmeacutenidien lui-mecircme lequel conduit finalement [hellip] agrave une autre forme contraire drsquoantirationalisme
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 39)
De ce conflit reacutesulte une tension la dialectique Les deacutebuts de lrsquoHistoire de la philosophie de
lrsquoAntiquiteacute sont intimement lieacutes agrave la naissance du projet rationaliste Cependant lrsquoeacutevolution du
projet philosophique deacutepasse ce projet Le programme platonicien est un effort de retour agrave
lrsquoeacutequilibre depuis cette tension initiale ce qursquoaffirme sans nuance lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee dans la
gigantomachie du Sophiste
De la mecircme maniegravere Proclus dans son Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon deacuteclare
que lrsquoorigine de la philosophie doit se comprendre agrave travers un jeu drsquoinfluence et que la position
de Platon est celle drsquoun intermeacutediaire
Lrsquoeacutecole ionienne srsquooccupe de la physique lrsquoitalienne des intelligibles lrsquoattique tient le milieu
(DUMONT 1991 IV) 64
Cette lecture geacuteographique des fondements de la philosophie et donc de la dialectique nous
permet de comprendre la position si particuliegravere de Platon dans le panorama philosophique de
son eacutepoque
Nous avons vu agrave de nombreuses reprises le vaste heacuteritage leacutegueacute par les Eacuteleacuteates agrave Platon
ceux que Proclus nomme ici laquo lrsquoeacutecole italienne raquo Mais il existe aussi un heacuteritage dont nous
nrsquoavons que tregraves peu parleacute celui de Pythagore qui est aussi agrave comprendre comme faisant partie
de cette eacutecole italienne Pour le second pocircle drsquoinfluence il faut savoir que lrsquoeacutecole ionienne ne se
Citant (PROCLUS In Parmenidem I 12 [trad DUMONT])64
86
borne pas qursquoagrave Thales Anaximandre ou Anaximegravene mais aussi qursquoHeacuteraclite drsquoEacutephegravese est
justement un repreacutesentant de lrsquoeacutecole ionienne En deacutefinissant lrsquoeacuteleacutement constitutif du monde
comme eacutetant laquo le conflit lrsquoaltercation raquo (Πόλεmicroος) il srsquoinscrit parfaitement dans cette recherche
physique initieacute par Thales quelques siegravecles auparavant
Il srsquoagit maintenant pour nous de comprendre comment Platon prend position par rapport agrave
cette heacuteritage heacuteracliteacuteen et deacutepasse cette opposition primordiale entre rationalisme et
antirationalisme Nous connaissons bien sucircr la place que lrsquoeacutecole eacuteleacuteate occupe dans la
dialectique voire dans la meacutetaphysique platonicienne dans son ensemble Cependant il serait
naiumlf de penser que Platon ne srsquoinscrit que dans une seule ligneacutee Un bref passage de Diogegravene
Laeumlrce nous apprend drsquoailleurs que Platon suivit des cours des Eacuteleacuteates ainsi que drsquoun certain
Cratyle disciple drsquoHeacuteraclite bien que la penseacutee de celui-ci semble srsquoecirctre en partie eacuteloigneacutee de
celle du maicirctre drsquoEacutephegravese drsquoapregraves le Cratyle de Platon
Ἐκείνου δ ἀπελθόντος προσεῖχε Κρατύλῳ τε τῷ Ἡρακλειτείῳ καὶ Ἑρμογένει τῷ τὰ Παρμενίδου φιλοσοφοῦντι
Apregraves la mort [de Socrate] il suivit les leccedilons de Cratyle disciple drsquoHeacuteraclide et celles drsquoHermogegravene philosophe de lrsquoeacutecole de Parmeacutenide
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)
Comment pouvons-nous preacuteciseacutement interpreacuteter cet heacuteritage Le dialogue du Cratyle nous
renseigne sur un centre drsquointeacuterecirct crucial de la penseacutee platonicienne la nature du langage Nous
devons cependant ecirctre prudents la majoriteacute des travaux de linguistique prenant ce dialogue pour
exemple semblent deacutenaturer la finesse du trait platonicien pour faire place agrave un dualisme
parfaitement anachronique Agrave de nombreuses reprises nous lisons qursquoHermogegravene soutient lrsquoideacutee
selon laquelle il nrsquoexisterait pas de lien entre signifiant et signifieacute (adoptant ainsi la position de
Saussure avant lrsquoheure) alors que Cratyle serait un partisan du sens intrinsegraveque des mots La
lecture la plus correcte du texte serait selon nous celle proposeacutee par Jean-Louis Vaxelaire
La trame du dialogue est classique deux personnages ayant des vues opposeacutees interpellent Socrate pour qursquoil arbitre leur deacutebat Le thegraveme est indiqueacute par le sous-titre laquo sur la justesse des noms raquo et si lrsquoon suit Baratin amp Desbordes (1981 16) 65
Baratin M amp Desbordes F (1981) Lrsquoanalyse linguistique dans lrsquoantiquiteacute classique mdash I Les theacuteories 65
ParisKlincksieck
87
la langue doit ecirctre conforme aux choses pour les deux protagonistes mais le moyen drsquoy parvenir est distinct Hermogegravene estime que laquo la nature nrsquoassigne aucun nom en propre agrave aucun objet crsquoest affaire drsquousage et de coutume chez ceux qui ont pris lrsquohabitude de donner les noms raquo (Platon 1989 384d-e) alors que pour Cratyle 66
laquo le nom est un ensemble (strictement) deacutetermineacute de lettressons qui nomme (correctement) la chose nommeacutee parce qursquoil correspond agrave la nature de celle-ci et lui est attribueacute raquo (Mouraviev 1985 167) 67
(VAXELAIRE 2014 537)
Quiconque lit le dialogue du Cratyle ne peut qursquoecirctre eacutetonneacute par la reacutepartition des rocircles et des
thegraveses deacutefendues Hermogegravene est traditionnellement preacutesenteacute comme un disciple drsquoEacuteleacutee or ce
dernier est pourtant le repreacutesentant de lrsquoideacutee selon laquelle le langage ne serait qursquoune
convention de sorte que Platon fait drsquoHermogegravene un porte-parole de Protagoras absent du
dialogue mais dont la thegravese sera eacutetudieacutee (comme ce fut le cas dans le Theacuteeacutetegravete) Agrave lrsquoinverse
Cratyle soutient la thegravese drsquoun lien a priori entre la nature du mot et la nature de lrsquoecirctre qursquoil
deacutesigne
Quel peut ecirctre lrsquointeacuterecirct de ce dialogue dans le cadre de notre eacutetude sur la dialectique
Nrsquoest-ce pas la simple illustration drsquoun usage mdash habituel mdash de cette derniegravere pour tenter
drsquoarbitrer deux positions comme dans un grand nombre drsquoautres dialogues Agrave lrsquoeacutevidence oui
il y a de la dialectique dans la structure de lrsquoargumentation Mais cependant ce dialogue plus
que tout autre nous renseigne sur la porteacutee des mots et ce que lrsquoon peut ecirctre en droit drsquoattendre
de ceux-ci Or toute recherche dialectique se fait par le langage crsquoest une activiteacute
neacutecessairement linguistique Cette ideacutee nrsquoest pas nouvelle puisque Paul Janet la deacutefendais deacutejagrave il
y a plus drsquoun siegravecle et demi
Platon (1989) laquo Cratyle raquo Ion Meacutenexegravene Euthydegraveme Cratyle Paris Gallimard p 101-7766
Mouraviev SN (1985) laquo La premiegravere theacuteorie des noms de Cratyle (essai de reconstruction) raquo Studia 67
Di Filosofia Preplatonica Ed M Capasso et al Naples Bibliopolis p 159-72
88
La discussion de Cratyle vient de nous le montrer lrsquoeacutetude des mots peut ecirctre drsquoun grand secours pour la connaissance des essences des choses En rattachant la science des mots agrave la science des reacutealiteacutes Platon fait de la grammaire une science philosophique et dans ce sens on comprend que Proclus ait dit que le Cratyle est un dialogue dialectique On sait de plus lrsquoimportance que lrsquoeacutecole socratique attache agrave la deacutefinition Or la science des deacutefinitions suppose la science du langage
(JANET 1848 53)
Il nous importe alors de comprendre la position qursquoadopte Platon face au repreacutesentant de la
position sophistique de Protagoras Ce que Janet appelle une science des deacutefinitions est bien
selon nous lrsquoeffort dialectique platonicien celui dont lrsquoobjectif sera de dire quelque chose de vrai
sur le monde
Nous passons volontairement la progression du dialogue pour eacutetudier la conclusion
socratique finale position dite laquo intermeacutediaire raquo entre celle drsquoHermogegravene et celle de Cratyle
Comme toujours il est deacutelicat de dire preacuteciseacutement si cette thegravese finale est celle de Platon ou srsquoil
ne srsquoagit que drsquoune illustration de lrsquoexercice du dialogue Socrate conclut en faisant des mots les
laquo images raquo (εἰκὼν[432b]) en utilisant le principe de la laquo repreacutesentation par la peinture raquo (γράmicromicroα
[430e]) des ecirctres Il nous importe de prendre la mesure de cette deacutefinition En faisant des mots
les repreacutesentations fondeacutees mais jamais parfaites des ecirctres il semble que tout lrsquoart deacutefinitionnel
proposeacute par lrsquoexercice dialectique soit voueacute agrave une certaine incompleacutetude Il nrsquoest jamais
totalement possible de saisir par la parole une reacutealiteacute de la mecircme maniegravere qursquoil serait impossible
de saisir parfaitement un modegravele agrave travers une reproduction de ce dernier La nature seacutemantique
de la joute invite alors agrave la prudence les contradictions ne megravenent pas agrave des veacuteriteacutes positives
89
2 La figure du sophiste
Le personnage du Gorgias
Agrave la suite de notre premier chapitre nous avons vu que la diffeacuterence entre Socrate et les
sophistes nrsquoeacutetait pas aussi eacutevidente que nous aurions pu lrsquoimaginer Nous avions convenu que la
dialectique se diffeacuterenciait du dialogue par une enreacutegimentation sur le modegravele de lrsquoantilogique
eacuteleacuteate Cependant ces regravegles srsquoinscrivent dans le cadre drsquoune approche pragmatique de la veacuteriteacute
Deacutes lors la recherche socratique mdash ou dialectique mdash ne se diffeacuterentiait plus de la meacutethode des
sophistes La dialectique nrsquoeacutetait pas tant un art de trouver la veacuteriteacute sinon lrsquoart drsquoavoir toujours
raison Neacuteanmoins au terme de cette mise en contexte et de lrsquoanalyse ontologique constituant
notre second chapitre nous voyons que la recherche drsquoune autre veacuteriteacute mdash crsquoest-agrave-dire
ontologique mdash est bien la viseacutee ultime du projet platonicien
Nous nous proposons maintenant de reacutepondre agrave la question que nous posions plus haut
dans les premiegraveres lignes de ce chapitre sur quoi repose la diffeacuterence entre Socrate et les
sophistes Nous voyons drsquoailleurs que cette interrogation rejoint la question de deacutepart de
lrsquoensemble de notre travail quelle diffeacuterence existe-t-il entre la dialectique et le dialogue En
effet si Socrate ne se diffeacuterentie pas des sophistes alors la dialectique ne se distinguerait en rien
du cours du dialogue lrsquoensemble des œuvres de Platon ne serait que du bavardage ou tout au
plus lrsquoart de donner lrsquoimpression drsquoavoir raison (i e de la rheacutetorique) Pourtant il nrsquoen est rien
la meacutetaphysique platonicienne deacutemontre un systegraveme complexe procircnant une meacutethodologie de
recherche parfaitement deacutefinie
Afin de comprendre sur quoi repose une eacuteventuelle diffeacuterence entre Socrate et ses
contemporains nous deacutecidons drsquoeacutetudier le personnage de Gorgias En effet nous venons de
deacutefinir le projet ontologique de Platon en nous inteacuteressant agrave la viseacutee sophistique nous pourrons
clairement marquer la diffeacuterence entre la figure du philosophe et la figure du sophiste Gorgias
est notamment connu pour son Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature (Περὶ τοῦ microὴ ὄντος ἢ Περὶ
φύσεως) ainsi que pour son Eacuteloge drsquoHeacutelegravene Ces deux textes constituent des teacutemoignages
preacutecieux quant agrave la nature de lrsquoargumentation sophistique nous les mettrons en parallegravele avec
les eacuteleacutements concernant le personnage de Gorgias (et dans une moindre mesure Protagoras)
90
preacutesents chez Platon Nous eacutetudierons le premier de ces textes de maniegravere attentive le second
nous servira dans une moindre mesure
Le Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature de Gorgias est un texte complexe et comportant
un grand nombre de difficulteacutes intrinsegraveques mais aussi meacutethodologique En effet ce que nous
appelons Traiteacute sur le non-ecirctre est en fait un discours unique dont les aleacuteas du temps nous
leacuteguegraverent deux versions La premiegravere tireacutee du De Xenophane Zenone et Gorgia est apocryphe
La seconde est extraite du Adversus Mathematicos de Sextus Empiricus Cependant bien que les
deux textes se rejoignent en de nombreux points (dont eacutevidemment le sujet principal) certaines
diffeacuterences dans lrsquoordre des arguments ou les termes employeacutes rendent le niveau de preacutecision de
lrsquoeacutetude plus large que les nuances eacutetudieacutees Nous pouvons neacuteanmoins nous attarder agrave la 68
structure argumentative de ce texte Trois arguments sont ici deacuteveloppeacutes laquo que rien
nrsquoest raquo (οὐδὲν ἔστιν) laquo que srsquoil est quelque chose alors il est insaisissable par lrsquoHomme raquo (εἰ 69
καὶ ἔστιν ἀκατάληπτον ἀνθρώπωι) laquo que srsquoil est saisissable alors il est impossible agrave formuler 70
et incommunicable aux autres raquo (εἰ καὶ καταληπτόν ἀλλὰ τοί γε ἀνέξοιστον καὶ ἀνερmicroήνευτον
τῶι πέλας) Il peut paraitre surprenant de la part drsquoun rheacuteteur tel que Gorgias de structurer son 71
discours par un enchainement drsquoarguments aussi contradictoires En effet si Gorgias deacutemontre
que laquo rien nrsquoest raquo alors agrave quoi bon continuer le discours pour deacutemontrer que laquo srsquoil y a quelque
chose cela est inconnaissable raquo et idem pour le dernier argument Il srsquoagit ici de replacer le
travail de Gorgias dans son contexte et preacuteciseacutement le contexte meacutetaphysique et surtout
ontologique deacutecoulant du cadre eacuteleacuteate tel que nous le deacutefinicircmes plus tocirct Gorgias nrsquoeacutecrit pas son
Traiteacute sans raison il ne srsquoagit pas drsquoune œuvre ex nihilo bien au contraire Les trois arguments
successifs repreacutesentent preacuteciseacutement les trois preacutetentions contenues dans le λόγος du projet
rationaliste
Contrairement agrave un texte comme le Parmeacutenide de Platon ougrave nous pouvons eacutetudier chaque mot les jeux 68
de langage voire les eacuteleacutements phoneacutetiques dans le cas des retranscriptions du traiteacute de Gorgias nous sommes condamneacutes agrave rester mdash au mieux mdash au niveau structurel Toute interpreacutetation plus pousseacutee se doit neacutecessairement de reconnaitre une eacutevidente proportion drsquoarbitraire et de subjectiviteacute
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 6669
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 7770
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 8371
91
Le premier de ces arguments est que laquo rien nrsquoest raquo Agrave lrsquoeacutevidence la formule a ducirc choquer
et crsquoest lagrave certainement un des objectifs du sophiste Mais qursquoen est-il reacuteellement Gorgias
deacuteclare-t-il que le monde serait uniquement constitueacute de neacuteant Une telle lecture relegraveve drsquoune
interpreacutetation naiumlve Lrsquoargumentation de Gorgias est constitueacutee drsquooppositions successives de
propositions contradictoires agrave lrsquoimage des Eacuteleacuteates Face aux Eacuteleacuteates Gorgias deacutecide de
combattre ses ennemis (les rationalistes) avec leurs propres armes crsquoest-agrave-dire la rationaliteacute Le
premier argument est reacutesumeacute ainsi par Sextus Empiricus
ὅτι μὲν οὖν οὐδὲν ἔστιν ἐπιλογίζεται τὸν τρόπον τοῦτονmiddot εἰ γὰρ ἔστι ltτιgt ἤτοι τὸ ὂν ἔστιν ἢ τὸ μὴ ὄν ἢ καὶ τὸ ὂν ἔστι καὶ τὸ μὴ ὄν οὔτε δὲ τὸ ὂν ἔστιν ὡς παραστήσει οὔτε τὸ μὴ ὄν ὡς παραμυθήσεται οὔτε τὸ ὂν καὶ ltτὸgt μὴ ὄν ὡς καὶ τοῦτο διδάξειmiddot οὐκ ἄρα ἔστι τι
Quil ny a rien [Gorgias] raisonne de la maniegravere suivante srsquoil y a quelque chose [crsquoest] soit lecirctre ou le non-ecirctre ou bien et lecirctre et le non-ecirctre Drsquoune part lecirctre nest pas comme il leacutetablira ni non plus que le non-ecirctre est comme il lrsquoaffirmera non plus encore que lecirctre en mecircme temps et le non-ecirctre comme [le raisonnement] lrsquoenseignera Il ny a donc rien
(SEXTUS EMPIRICUS Adversus Mathematicos fr 66)
Nous voyons ici clairement comment Gorgias deacutecide drsquoadopter une approche eacutetrangement tregraves
rationnelle mdash voire eacuteleacuteate Son travail ne se diffeacuterencie de Meacutelissos ou de Zeacutenon qursquoagrave travers
cette conclusion agrave la fois ironique et qui semble pourtant justifieacutee laquo rien nrsquoest raquo
Le rien nrsquoest de Gorgias ce nrsquoest pas ce vide ontologique absolu comme si le sophiste
reniait sa propre existence Il srsquoagit du deacuteni de la capaciteacute du projet rationnel agrave saisir le reacuteel
laquo Rien nrsquoest si lrsquoon ne srsquoen tient qursquoau principe de non-contradiction raquo telle serait sans doute la
version complegravete de la conclusion de Gorgias Mais il ne srsquoagit pas seulement de critiquer notre
capaciteacute agrave appreacutehender le reacuteel (ce qursquoil fera dans le deuxiegraveme argument) ou encore de critiquer
notre capaciteacute par le discours agrave retranscrire le reacuteel (ce qursquoil fera dans le troisiegraveme argument) Le
premier argument du laquo rien nrsquoest raquo est une prise de position face agrave ceux qui pensent que lrsquoecirctre est
multiple (Heacuteraclite) ou unitaire (Eacuteleacuteates) Gorgias sort de ce deacutebat reposant sur des illusions car
lrsquoecirctre nrsquoest selon lui rien drsquoautre qursquoune creacuteation de lrsquoesprit Comme le souligne Seacuteguy-Duclot
(cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 51-52) la position de Gorgias transcende mecircme la chose-en-soi
92
kantienne il ne srsquoagit plus seulement de savoir ce que lrsquoon est en droit drsquoespeacuterer connaitre drsquoun
reacuteel deacutejagrave existant mais bien plutocirct de cesser de croire qursquoil existe un reacuteel en dehors de nos
perceptions et de lrsquoillusion de reacuteel que nous creacuteons nous-mecircmes 72
Cette lecture an-ontologique du monde place les sophistes les plus extrecircmes mdash Gorgias et
Protagoras notamment mdash au delagrave du deacutebat ontologique Il srsquoagit drsquoune attaque sur la possibiliteacute
mecircme du projet rationnel philosophique Quelle ironie alors que drsquoemployer agrave cette entreprise la
meacutethode des paires de preacutedicats contraires La cible ultime de Gorgias nrsquoest autre que le principe
de non-contradiction Le sophiste est de ce fait intouchable par le philosophe puisque lrsquoarme
unique de ce dernier nrsquoest autre que ce que le sophiste renie En drsquoautres termes reacutefuter un
sophiste crsquoest deacutejagrave jouer son jeu En reacuteduisant une joute agrave des moments de contradictions il nrsquoy
a rien que le philosophe ne puisse faire face agrave celui qui se nourrit de la contraction Lrsquoantilogie
nrsquoest en rien la fin du raisonnement pour un sophiste elle est la preuve de son ultra-relativisme
Politique et rapport aux autres une affaire de contexte
Il faut alors se questionner sur le sens que peut avoir le mot laquo veacuteriteacute raquo pour un sophiste Agrave
lrsquoeacutevidence nous venons de le dire la veacuteriteacute ontologique comme adeacutequation de lrsquoecirctre et de la
penseacutee est reacuteduite agrave neacuteant En effet drsquoune part lrsquoecirctre ne possegravede aucune identiteacute propre et est sans
cesse en eacutevolution mais il en va de mecircme pour le sujet pensant lui aussi sans identiteacute propre et
gouverneacute par le changement Il est alors en toute logique impossible de parler drsquoune adeacutequation
entre un reacuteel illusoire en perpeacutetuel mouvement et un Moi-pensant lui aussi illusoire et en
perpeacutetuel mouvement Nous voyons ici comment la position sophistique ne doit pas ecirctre
confondue avec la laquo simple raquo pluraliteacute heacuteracliteacuteenne Il ne srsquoagit plus de critiquer la propension
de lrsquoesprit agrave unifier le multiple La critique formuleacutee par Heacuteraclite agrave lrsquoencontre des Eacuteleacuteates est
une critique rationnelle du projet rationnel Agrave lrsquoinverse le sophiste voit le reacuteel comme un oceacutean
ougrave les philosophes preacutetendraient pouvoir identifier telle ou telle goute drsquoeau Si nous regardons
seacuterieusement les quelques eacuteleacutements meacutetaphysiques preacutesents chez Gorgias par exemple alors le
La position de Gorgias se rapprocherait peut-ecirctre davantage de celle de George Berkeley et de son 72
laquo esse est percipi aut percipere raquo
93
principe drsquoidentiteacute semble ecirctre une illusion pour le sophiste lrsquoecirctre ne peut ni ecirctre un ni ecirctre
pluriel il est un magma amorphe
Cependant nous devons nous interroger sur la viseacutee de lrsquoexercice sophistique Pourquoi le
sophiste est-il sophiste En effet la question peut sembler naiumlve Ce qui permet bien souvent de
distinguer les sophistes des (autres ) philosophes repose en partie sur leur reacutemuneacuteration Un
sophiste demande de lrsquoargent pour partager son art Agrave lrsquoinverse le philosophe œuvre
gratuitement et partage sa science mdash ou plutocirct son doute mdash librement avec ses eacutelegraveves
Lrsquoexemple le plus extrecircme de cette laquo geacuteneacuterositeacute philosophique raquo est certainement le
comportement de Socrate tellement geacuteneacutereux qursquoil partageait ses reacuteflexions agrave tous y compris
ceux qui ne voulaient pas les entendre Nous sommes bien loin des fortunes reacuteclameacutees par ces
rois de la rheacutetoriques que furent Gorgias ou Protagoras pour quelques heures de deacutemonstration
oratoires Nous devons neacuteanmoins admettre que faire reposer notre diffeacuterence entre les sophistes
et les philosophes uniquement sur un critegravere peacutecuniaire nrsquoest pas satisfaisant
La question de lrsquoargent nrsquoest qursquoune reacuteciproque de la distinction essentielle entre
philosophes et sophistes Il srsquoagit de srsquointerroger sur la finaliteacute de lrsquoactiviteacute sophistique Ce nrsquoest
pas un hasard si lrsquoessor de lrsquoactiviteacute sophistique agrave Athegravenes est synchroniseacutee avec lrsquoapparition de
la pratique deacutemocratique Le sophiste tel que nous le preacutesente Platon naicirct de la rheacutetorique de
lrsquoart oratoire du deacutebat Il existe un lien intrinsegraveque entre lrsquoactiviteacute sophistique et le rapport aux
mots au langage
Si nous nous inteacuteressons aux interpreacutetations modernes sur ces derniers (cf SEacuteGUY-
DUCLOT 2014 73) il semblerait que le sophiste accomplisse agrave travers son talent oratoire un
retour agrave lrsquoordre naturel des choses crsquoest-agrave-dire la domination du fort sur le faible En effet la
deacutemocratie a pour conseacutequence de mettre le pouvoir entre les mains de lrsquoensemble du corps
eacutelectoral elle donne le κράτος au δῆmicroος Dans une perspective sophistique cela va agrave lrsquoencontre
de ce que lrsquoon peut constater dans la nature ougrave le faible est toujours domineacute par le fort Cela est
mecircme tautologique puisque est deacutefini comme fort celui capable de dominer lrsquoautre Le fort est
donc condamneacute agrave dominer En revanche avant la domination il nrsquoy a pas de laquo plus fort raquo
94
puisque la domination est la condition sine qua non de la force Pensons agrave cette phrase ceacutelegravebre du
theacuteacirctre de lrsquoabsurde
Oui jrsquoai de la force jrsquoai de la force pour plusieurs raisons Drsquoabord jrsquoai de la force parce que jrsquoai de la force [hellip]
(IONESCO 1959 29)
Le plus fort nrsquoest plus fort que parce qursquoil est plus fort Il y a en cela un pragmatisme absolu La
justice reposant sur un respect de lrsquoordre naturel toute domination est alors juste et justifieacutee
Si nous poussons lrsquointerpreacutetation agrave son extrecircme alors sophiste et tyran deviennent
synonymes Le sophiste serait celui qui en deacutemocratie use de son art pour gouverner les autres
Le sophiste nrsquoest deacutemocrate que dans la mesure ougrave la deacutemocratie est lrsquounique endroit ougrave sa
rheacutetorique lui assure sa domination Le sophiste ne serait donc deacutemocrate que pour mieux vivre
en tyran Par son usage habile et deacutetourneacute du langage le sophiste prend le controcircle de ses
contemporains Cependant cela ne repreacutesenterait pas pour lui un usage pervers du discours au
contraire en lrsquoabsence de veacuteriteacute ontologique atteignable par la parole il ne reste que ce rapport
purement pragmatique au langage de domination La perversion se trouve pour le sophiste dans
le discours philosophique en preacutetendant deacutecrire le reacuteel par le langage Au contraire ce que le
sophiste fait nrsquoest rien drsquoautre que lrsquousage le plus pur du discours un moyen pragmatique de
reacuteaffirmation de lrsquoordre des choses entre dominants et domineacutes
Lrsquousage de la rheacutetorique par le sophiste lors des reacuteunions politiques a donc pour objectif premier de subvertir le modegravele deacutemocratique dont lrsquoeacutegalitarisme afficheacute est antinaturel agrave ses yeux pour reacutetablir la loi du plus fort crsquoest-agrave-dire pour lui la loi naturelle La sophistique nrsquoest donc qursquoun mode de restauration de la tyrannie au sein mecircme de la deacutemocratie gracircce agrave ce laquo tyran tregraves puissant raquo qursquoest le langage car le peuple une fois manipuleacute prendra ses deacutecisions non en fonction de laquo lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral raquo mais de lrsquointeacuterecirct drsquoun seul le plus fort
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 74)
Nous devons cependant nuancer cette derniegravere analyse De cette faccedilon nous semblons
donner au terme de sophiste un sens univoque et nrsquoayant pas connu drsquoeacutevolution Pourtant il est
important de rappeler que le sophiste a lui aussi une geacuteneacutealogie Lorsque nous remontons agrave
lrsquoorigine du terme nous remarquons que celui-ci nrsquoa pas toujours eu une face aussi obscure tout
du moins il partageait avec cette derniegravere une autre face plus respectable Le sophiste est avant
95
tout sophos crsquoest-agrave-dire savant dans son domaine Agrave ce titre un meacutedecin est aussi sophiste
lorsque le sujet porte sur la santeacute et le pilote est sophiste si le deacutebat srsquointeacuteresse agrave la navigation
Mais ce qui a permis cette transition entre le laquo bon sophos raquo et le laquo mauvais sophiste raquo crsquoest
avant tout le recours au langage comme nous le remarquions plus haut Que le sophos soit expert
est un eacuteleacutement important mais plus encore il est celui capable de justifier drsquoaffirmer son
opinion dans le deacutebat par des arguments y compris des ruses Nous voyons alors comme le
changement moral a opeacutereacute autour de ce terme ambigu
Si nous reprenons maintenant lrsquoexemple que nous eacutevoquions plus haut les conclusions
ontologiques agrave la suite des traiteacutes de Gorgias ne sont pas la cleacute de voute de la compreacutehension
sophistique Le sophiste lui-mecircme ne se sent engageacute par ses propos que le temps drsquoune joute Il
nrsquoest pas neacutecessaire de refaire une laquo meacutetaphysique sur lrsquoecirctre raquo agrave la suite du Traiteacute de Gorgias
alors que ce dernier est juste dans une forme de provocation Le sophiste agrave lrsquoeacutepoque de Platon
critique effectivement les grands principes ontologiques des philosophes de la nature mais
uniquement pour le principe de critique Il est dans une deacutemonstration constante du relativisme
du langage en se faisant systeacutematiquement lrsquoavocat du diable Nous devons cependant
reconnaitre que le rapport au pouvoir est une probleacutematique importante de lrsquoactiviteacute sophistique
la meilleure plaidoirie assure renommeacutee ceacuteleacutebriteacute et argent Nous reacuteservons en revanche
lrsquoanalyse du sophiste-tyran agrave des cas plus extrecircmes mdash voire purement fictif mdash tels que Calliclegraves
Lrsquoensemble du corpus sophistique srsquoeacuteclaire alors agrave la lueur de cette nouvelle lecture Si les
sophistes nrsquoont drsquoune part aucun reacutefeacuterentiel agrave une veacuteriteacute ontologique et drsquoautre part pas drsquoautre
objectif qursquoune renommeacutee maximum alors il devient parfaitement logique que ceux-ci puissent
dire un jour noir et le lendemain blanc Il srsquoagit pour le sophiste de saisir la meilleure occasion
possible pour acqueacuterir de la ceacuteleacutebriteacute crsquoest-agrave-dire du charisme mais aussi de lrsquoargent et des
possessions mateacuterielles
La sophistique deacutepasse la simple rheacutetorique elle ne se contente plus seulement de jouer
avec le langage mais la sophistique nrsquoest pas mdash ou tregraves peu mdash un projet de prise de pouvoir
selon nous
96
Le deacutesir de connaissance du philosophe
Le projet philosophique de Platon se deacutefinit par rapport agrave un besoin fondamental le besoin
de connaissance et de veacuteriteacute La philosophie est un deacutesir il ne peut y avoir de recherche que
dans la perspective drsquoun manque Le philosophe commence sa recherche de veacuteriteacute par la
reconnaissance de son ignorance la neacutescience socratique rejoignant ainsi lrsquoeacutetonnement initial agrave
lrsquoorigine de la recherche Srsquoeacutetonner de la nature drsquoune chose crsquoest reconnaitre que lrsquoon ne la
comprend pas complegravetement Lrsquoeacutetonnement est bel et bien le premier pas indispensable agrave la
recherche philosophique
Οὔκουν ἐπιθυμεῖ ὁ μὴ οἰόμενος ἐνδεὴς εἶναι οὗ ἂν μὴ οἴηται ἐπιδεῖσθαι
Celui ne sachant pas qursquoil est priveacute [de quelque chose] ne deacutesire absolument pas ce dont il ignore ecirctre priveacute
(PLATON Banquet 204a)
Mais lrsquoeacutetonnement seul ne suffit pas Il faut une deuxiegraveme eacutetape indispensable deacutesirer combler
ce manque par la science Le constat drsquoignorance seul ne produit rien sinon une abstention une 73
suspension du jugement (ἐποχή) Pour deacutepasser ce premier moment seul le deacutesir de savoir
permet de passer du scepticisme neacutegatif agrave une recherche de la veacuteriteacute La position socratique nrsquoest
qursquoinitialement sceptique Socrate laquo sait qursquoil ne sait rien raquo mais il ne pense pas qursquoil ne pourra
jamais rien savoir Au contraire il apparaicirct chez Platon que la philosophie nrsquoa pas drsquoautre raison
drsquoecirctre que la possibiliteacute drsquoun savoir vrai Le philosophe ne peut deacutesirer que ce qursquoil croit
possible autrement la veacuteriteacute ne serait simplement qursquoun recircve ou un fantasme Socrate est un
sceptique optimiste
Notre interpreacutetation nrsquoest pas ex nihilo Dans le Banquet Socrate deacutefinit lrsquoEacuteros agrave partir
drsquoun reacutecit de la deacuteesse Diotime Nous voyons la dialectique supeacuterieure agrave lrsquoœuvre le mythe est au
service de la compreacutehension des anhypotheacutetiques Le philosophe de Platon est identique agrave lrsquoEacuteros
tel que deacutefini par Diotime pauvre de ne pas ecirctre deacutejagrave combleacute mais riche de sa volonteacute de le
faire Lrsquoeacutetonnement repreacutesente la pauvreteacute initiale neacutecessaire agrave la recherche lrsquoignorant se pense
Nous entendons ici le terme laquo science raquo dans son acceptation la plus geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire une 73
connaissance
97
deacutejagrave plein riche de tout ce qursquoil croit savoir Agrave cette pauvreteacute srsquoajoute la richesse du philosophe
sa volonteacute de connaitre Cette identiteacute entre Eacuteros et le philosophe nrsquoest pas sans raison le
philosophe est par deacutefinition lrsquoamoureux de la laquo sagesse raquo (σοφία) De plus ce rapport fondeacute 74
sur lrsquoamour du savoir est agrave lrsquoorigine du projet politique du philosophe En effet il est question
pour le philosophe de feacuteconder et drsquoeacuteduquer mdash gracircce agrave cette σοφία mdash lrsquoacircme de lrsquoaimeacute laquelle
ferait agrave son tour de mecircme avec une autre et ainsi de suite pour atteindre lrsquoimmortaliteacute au sens
geacuteneacutealogique agrave travers une chaicircne une seacuterie de feacutecondations qui assureraient la survie et la
continuiteacute agrave ses penseacutees
Ἔστι γάρ ὦ φίλε Φαῖδρε οὕτωmiddot πολὺ δ οἶμαι καλλίων σπουδὴ περὶ αὐτὰ γίγνεται ὅταν τις τῇ διαλεκτικ τέχνῃ χρώμενος λαβὼν ψυχὴν προσήκουσαν φυτεύῃ τε καὶ σπείρῃ μετ ἐπιστήμης λόγους οἳ ἑαυτοῖς τῷ τε φυτεύσαντι βοηθεῖν ἱκανοὶ καὶ οὐχὶ ἄκαρποι ἀλλὰ ἔχοντες σπέρμα ὅθεν ἄλλοι ἐν ἄλλοις ἤθεσι φυόμενοι τοῦτ ἀεὶ ἀθάνατον παρέχειν ἱκανοί καὶ τὸν ἔχοντα εὐδαιμονεῖν ποιοῦντες εἰς ὅσον ἀνθρώπῳ δυνατὸν μάλιστα
Ceci est vrai mon cher Phegravedre Mais il est encore je pense une bien plus belle maniegravere de srsquooccuper de lrsquoart de la parole crsquoest quand on a rencontreacute une acircme bien disposeacutee drsquoy planter et drsquoy semer avec la science en se servant de lrsquoart dialectique des discours aptes agrave se deacutefendre eux-mecircmes et agrave deacutefendre aussi celui qui les sema discours qui au lieu drsquoecirctre sans fruits porteront des semences capables de faire pousser drsquoautres discours en drsquoautres acircmes drsquoassurer pour toujours lrsquoimmortaliteacute de ces semences et de rendre heureux autant que lrsquohomme peut lrsquoecirctre celui qui les deacutetient
(PLATON Phegravedre 276e-277a [trad modif MEUNIER])
Le projet politique nrsquoest pas exteacuterieur agrave la dialectique La maiumleutique est un moment neacutecessaire
de la recherche de veacuteriteacute Ce passage relativise la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme chez
Platon Lrsquoacircme devient immortelle en atteignant des savoirs intelligibles eacuteternels et crsquoest alors en
cela qursquoelle devient tout aussi eacuteternelle que les savoirs acquis Par exemple si le philosophe
possegravede en son acircme lrsquoideacutee de cercle alors la part de son acircme pleine de cette ideacutee est aussi
eacuteternelle que lrsquoideacutee elle-mecircme Ainsi lorsque le corps meurt il ne subsiste que la part eacuteternelle
de lrsquoacircme la part correspondant aux ideacutees La recherche philosophique est donc une recherche
Le φίλος nrsquoest pas simplement lrsquoami mais il est aussi lrsquoaimeacute ou lrsquoecirctre qui nous plait Le φίλος est lrsquoobjet 74
drsquoune recherche
98
drsquoeacuteterniteacute face agrave la contingence du corps Lrsquoascension vers les intelligibles est analogique au
deacutesir du beau En effet le beau est lrsquointelligible rendu visible agrave travers lrsquoecirctre sensible corrompu
Le θυmicroός (irascible) choisit entre lrsquoἐπιθυmicroία (concupiscible) et le νοῦς (rationnel) Le mouvement
philosophique consiste agrave diriger son θυmicroός vers le νοῦς tel que deacutecrit dans lrsquoalleacutegorie des deux
chevaux et du cocher dans le Phegravedre Le philosophe choisit le plaisir supeacuterieur le plaisir
transcendant Le choix de la beauteacute non mateacuterielle conduit le philosophe vers le transcendant (cf
SEacuteGUY-DUCLOT 2004 6)
Afin de produire cette feacutecondation des esprits tous les moyens sont bons agrave de nombreuses
reprises Socrate nrsquoest pas deacutecrit comme un simple serviteur de la veacuteriteacute sinon comme un
individu ironique suscitant honte et malaise chez ses interlocuteurs Alcibiade parle de lui en ces
termes
Πέπονθα δὲ πρὸς τοῦτον μόνον ἀνθρώπων ὃ οὐκ ἄν τις οἴοιτο ἐν ἐμοὶ ἐνεῖναι τὸ αἰσχύνεσθαι ὁντινοῦνmiddot ἐγὼ δὲ τοῦτον μόνον αἰσχύνομαι Σύνοιδα γὰρ ἐμαυτῷ ἀντιλέγειν μὲν οὐ δυναμένῳ ὡς οὐ δεῖ ποιεῖν ἃ οὗτος κελεύει ἐπειδὰν δὲ ἀπέλθω ἡττημένῳ τῆς τιμῆς τῆς ὑπὸ τῶν πολλῶν Δραπετεύω οὖν αὐτὸν καὶ φεύγω καὶ ὅταν ἴδω αἰσχύνομαι τὰ ὡμολογημένα
Jrsquoai eacuteprouveacute pour cet homme seulement ce dont on ne me croirait guegravere capable de la honte il est en effet le seul devant qui je ressente de la honte Je sais que je ne peux rien opposer agrave ce qursquoil me conseille de ne pas faire et pourtant je nrsquoai pas la force apregraves lrsquoavoir quitteacute de reacutesister agrave lentraicircnement de la populariteacute et je le fuis mais quand je le revois jai honte davoir si mal tenu ma promesse
(PLATON Banquet 216b)
En effet la meacutethode socratique se distingue du projet platonicien theacuteorique dans son application
Afin de mettre en eacutevidence ce que lrsquoon ne sait pas Socrate emploie allegravegrement le risible et
lrsquoironie Tout en gardant agrave lrsquoesprit son projet meacutetaphysique sous-jacent agrave la dialectique Socrate
opegravere discregravetement quelques virages afin drsquoamener son interlocuteur preacuteciseacutement ougrave il souffrira
de la prise de conscience de son ignorance De lagrave doit naitre le deacutesir de savoir Socrate ne quitte
jamais son programme que cela soit dans les moments dialectiques mais aussi dans le reste du
dialogue La meacutethode socratique contient une composante meacuteta-logique ressemblant fortement agrave
la rheacutetorique sophistique
99
La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique
Contrairement agrave ce que nous avions vu plus haut concernant le caractegravere pragmatique de la
veacuteriteacute dans les joutes dialectiques nous devons maintenant comprendre que ces joutes se placent
dans une optique plus profonde Bien que la meacutethodologie antilogique des joutes reacuteduise la
strateacutegie gagnante agrave une veacuteriteacute contextuelle nous voyons que lrsquoobjectif final du philosophe
repose sur son besoin de veacuteriteacute Les joutes ne sont que quelques moments drsquoun plus vaste projet
En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas uniquement reacuteductible agrave des joutes la dialectique
rejoint lrsquoensemble du projet de recherche de veacuteriteacute y compris le moment le plus eacuteleveacute crsquoest-agrave-
dire la recherche anhypotheacutetique Mais la dialectique inclut aussi ce qui se trouve en amont des
joutes le deacutesir de connaissance La distinction entre Socrate et les sophistes repose
essentiellement agrave cet endroit Les projets divergent bien que les meacutethodes soient parfois tregraves
proches Plus encore la posture sophistique vient seule compleacuteter le projet philosophique gracircce
agrave sa capaciteacute agrave deacutefier tous les fondements du savoir y compris la rationaliteacute et lrsquoeacutevidence du
principe de non-contradiction
En cela le sophiste rejoint le philosophe Les deux diffegraverent drsquoune part sur les meacutethodes
drsquoargumentation (le sophiste emploie volontairement des paralogismes) drsquoautre part sur sa
meacutethodologie psychologique (recours agrave des proceacutedeacutes eacutemotionnels meacuteta-argumentatifs) La
particulariteacute de Socrate est de ne pas se priver drsquoavoir recours aux mecircmes proceacutedeacutes
psychologiques Cependant lorsque Socrate suscite la honte ou le deacutegoucirct ce nrsquoest pas dans une
optique sophistique de clore le deacutebat et laquo de sembler avoir raison raquo Il srsquoagit drsquoune honte
peacutedagogique dont lrsquoobjectif est de deacuteclencher les premiers moments philosophiques chez son
interlocuteur prise de conscience de son ignorance et deacutesir de combler cette ignorance Pour
reprendre la fameuse alleacutegorie le philosophe retourne dans la caverne pour annoncer aux autres
ce qursquoil a vu agrave lrsquoexteacuterieur La finaliteacute de lrsquoexercice individuel philosophique est politique le
philosophe ne peut se contenter de sortir de la caverne il doit y retourner et tacirccher de convaincre
les autres drsquoen sortir
[hellip] καὶ ἐπειδὰν ἀναβάντες ἱκανῶς ἴδωσι μὴ ἐπιτρέπειν αὐτοῖς ὃ νῦν ἐπιτρέπεται [hellip] Τὸ αὐτοῦ ἦν δ ἐγώ καταμένειν καὶ μὴ ἐθέλειν πάλιν
100
καταβαίνειν παρ ἐκείνους τοὺς δεσμώτας μηδὲ μετέχειν τῶν παρ ἐκείνοις πόνων τε καὶ τιμῶν [hellip]
[hellip] mais apregraves srsquoecirctre eacuteleveacutes et avoir contempleacute [le bien] ne leur permettons pas ce quon leur permet aujourdrsquohui [hellip] De rester lagrave-haut reacutepondis-je et de ne pas vouloir redescendre parmi les prisonniers afin de partager avec eux travaux et honneurs [hellip]
(PLATON Reacutepublique 519d)
Ce passage ne doit pas ecirctre mal interpreacuteteacute Croire que Socrate aurait reacuteussi agrave aller contempler les
ideacutees (noeacutesis) serait faux car si tel avait eacuteteacute le cas le dialogue perdrait agrave nouveau son inteacuterecirct et
nous reviendrons agrave une situation proche de celle du dogmatisme de Vlastos eacutetudieacutee plus tocirct
Cependant Socrate a effectivement atteint le premier palier de la recherche la prise de
conscience de son absence de savoir (neacutescience) et du chemin qui lui reste agrave parcourir Pour le
replacer dans lrsquoalleacutegorie de la caverne Socrate nrsquoest pas en haut mais il a reacuteussi agrave deacutefaire ses
chaicircnes et contemple tout le chemin qui lui reste agrave parcourir Il ne serait alors pas correct de
penser que Socrate pratique une dialectique descendante (diareacutesis) quand il joue le rocircle de la
laquo torpille raquo Il nrsquoest agrave cet instant qursquoen train de demander aux autres de srsquoeacutelever avec lui Crsquoest lagrave
un deacutetail primordial que lrsquoalleacutegorie ne repreacutesente pas mais de par le caractegravere dialogique de la
recherche de principe anhypotheacutetique il nrsquoest semble-t-il pas possible de srsquoeacutelever seul Le travail
ne peut ecirctre fait qursquoagrave deux au moins puisque le dialogue est neacutecessaire pour mener agrave bien cette
recherche
Les joutes ne sont pour le philosophe qursquoun moyen pratique permettant drsquoacqueacuterir une
connaissance theacuteorique syntheacutetique et transcendante Le philosophe de Platon ne se contente pas
de mettre au clair des contradictions il les integravegre dans un systegraveme geacuteneacuteral Au lieu de voir une
joute comme un systegraveme entier il fallait interpreacuteter chaque joute comme une uniteacute atomique de
reacuteflexion formant des couples de branches dont les nœuds ne sont que de simples assertions
Nous deacutecidons alors de compleacuteter notre outil repreacutesentatif de la meacutethode socratique par une
structure arborescente sous-jacente inteacutegrant les tableaux dialogiques des joutes aux diffeacuterents
croisements
101
FIG 9 ARBORESCENCE DIALOGIQUE SEMI-CONTRADICTOIRE
Dans cet exemple il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la proposition laquo A raquo Agrave Lrsquoorigine de lrsquoarbre se
trouve donc la question laquo A raquo signifiant laquo est-ce que A est vraie raquo Lrsquoarborescence se divise
alors en deux branches Agrave gauche la recherche sur laquo A raquo passe par un exercice dialogique
soutenant la thegravese laquo A raquo La reacutesultat est une antilogie ce qui deacutemontre que la thegravese laquo A est vraie raquo
implique des contradictions Agrave droite lrsquoexercice dialogique porte agrave lrsquoinverse sur la thegravese laquo notA raquo
Le reacutesultat est une victoire du soutenant de la thegravese laquo notA raquo ce qui permet agrave lrsquoarborescence de
continuer (repreacutesenteacute ici par un trait vertical au sommet de lrsquoexercice dialogique) Ce scheacutema
bien que minimaliste est applicable agrave lrsquoensemble drsquoun raisonnement dialectique
Il faut neacuteanmoins preacuteciser le cadre drsquoapplication de cette meacutethode de lecture En effet dans
le cas preacutesent nos conclusions ne diffegraverent pas veacuteritablement de lrsquoapproche proposeacutee par
Gregory Vlastos et son emploi du tiers exclu Il faut alors ne pas oublier comme nous le
preacutecisions plus haut dans notre travail de prendre en consideacuteration les thegraveses implicites et les
propositions intermeacutediaires
102
FIG 10 ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE
Dans lrsquoexemple preacutesent nous voyons qursquoagrave la question laquo est-que A est vraie raquo aucune reacuteponse
ne convient En effet les deux recherches dialogiques ont conduit agrave des antilogies Il est tout agrave
fait imaginable que deux joutes successives partant de thegraveses opposeacutees aboutissent agrave des
contradictions Nous serions alors dans la situation ougrave Gorgias srsquoexclamerait laquo Rien nrsquoest raquo
puisque ni la thegravese ni lrsquoantithegravese ne semblent acceptables Il faut alors repenser le problegraveme en le
divisant quelles sont les thegraveses implicites de A Aucun raisonnement nrsquoest ex nihilo Il lui faut
toujours une origine des preacutemisses fondamentales De plus dans le cours du raisonnement
drsquoautres propositions sont progressivement valideacutees elles aussi drsquoune maniegravere parfois tregraves
subtile Il faut alors pour le philosophe revenir agrave un autre croisement
En reprenant notre exemple preacuteceacutedent nous pouvons diviser la thegravese laquo A raquo en un ensemble
de propositions secondaires laquo α β γ δ etc raquo Le reacutesultat contradictoire laquo A and notA raquo conduit alors
103
agrave revenir agrave une intersection infeacuterieure afin de questionner lrsquoun de ces propositions secondaires
FIG 11 SORTIE DrsquoUNE ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE
Dans cet exemple le processus de sortie de situation contradictoire va amener le dialogue agrave se
diriger vers le questionnement de la proposition laquo α raquo Ce processus nrsquoest pas neacutecessaire dans les
faits mais il est neacutecessaire sur le plan pragmatique pour continuer le dialogue Srsquoil est devenu
impossible de soutenir laquo A raquo ainsi que laquo notA raquo alors il faut en conclure qursquoune contradiction est
inheacuterente agrave la proposition initiale crsquoest-agrave-dire agrave son systegraveme incluant ses thegraveses implicites En
lrsquooccurence il srsquoagit ici de la proposition implicite laquo α raquo qui va alors ecirctre agrave son tour questionneacutee
Voici un exemple concret Consideacuterons un dialogue entre deux personnages Le dialogue
porte sur la mesure du bord drsquoune riviegravere Les deux personnages partent de cette expeacuterience de
penseacutee je deacutelimite le long de la riviegravere une longueur drsquoun megravetre entre deux points N et S (Nord
Sud) Je vais dans un premier temps consideacuterer cette distance comme mesurant un megravetre (M = 1)
104
Mais je remarque que le bord de la riviegravere nrsquoest pas parfaitement droit alors je vais mesurer
davantage preacuteciseacutement et je vais trouver un peu plus par exemple M = 17 Mais si je
commence agrave mesurer centimegravetre par centimegravetre toujours sur cette mecircme longueur je vais
trouver un reacutesultat encore plus grand par exemple M = 45 Or je peux toujours continuer ce
travail jusqursquoagrave mesurer le tour de chaque grain de sable du bord de cette riviegravere et trouver M =
80 voire M = 250
Une joute srsquoengage alors sur le sujet La proposition laquo A raquo consiste agrave dire que la mesure est
possible puisque le rectangle drsquoun megravetre de longueur et de largeur eacutegale au leacuteger eacutecart lateacuteral du
bord de la riviegravere (EstOuest) a une surface parfaitement mesurable (NS x EO) Dans mon
rectangle de surface NSxEO la distance rechercheacutee ne peut pas deacutepasser une certaine limite
deacutefinie par cette surface Pourtant lrsquoargument de la division infinie des distances (agrave lrsquoimage de
lrsquoargument de Zeacutenon) conduit agrave une contradiction pratique La mesure ne peut pas ecirctre possible
puisque une augmentation de preacutecision de la mesure conduit agrave une augmentation de la longueur
La thegravese laquo A raquo est consideacutereacutee comme contradictoire (cf [FIG 9])
Le lendemain une seconde joute srsquoengage Les rocircles sont alors inverseacutes (Proposant devient
Opposant et vice versa) La thegravese deacutefendue devient alors laquo notA la mesure est impossible raquo Cette
fois lrsquoattaque consistera agrave dire que puisque la surface du rectangle est deacutelimiteacutee la mesure est
neacutecessairement possible puisqursquoune longueur infinie ne peut ecirctre contenue dans un espace fini
Lrsquoargument semble imparable et la joute se termine par une situation aporeacutetique (cf [FIG 10])
La situation pourrait alors rester pendant tregraves longtemps comme boucheacutee deacutenueacutee de toute
solution Et en effet si ces joutes auraient parfaitement pu avoir lieu du temps de Zeacutenon Socrate
ou encore Gorgias la reacuteponse deacutefinitive ne viendra pas avant 1904 soit plus de deux milleacutenaires
plus tard En effet le sueacutedois Helge von Koch deacutemontra geacuteomeacutetriquement la possibiliteacute drsquoune
distance infinie dans une surface finie ce qui est le propre drsquoune courbe fractale Ceci est rendu 75
possible par le fait que les fractales se trouvent dans une dimension intermeacutediaire entre ligne
(dimension 1) et surface (dimension 2) La fractale est drsquoune dimension drsquoapproximativement
126 Dans cette situation nous voyons que la proposition implicite laquo α une distance infinie ne
Le terme de fractale ne sera cependant inventeacute qursquoen 1974 par le Franccedilais Benoicirct Mandelbrot75
105
peut ecirctre contenue dans une surface finie raquo nrsquoest pas neacutecessaire Il y a donc une sortie possible de
la joute par la remise en question de cette proposition implicite et le deacutepart drsquoune nouvelle
arborescence (cf [FIG 11])
Nous nous interrogions au deacutebut de ce chapitre sur la diffeacuterence entre le philosophe et le
sophiste entre Socrate et Gorgias Nous le voyons ce nrsquoest pas tant la matiegravere mais bien la
maniegravere qui diffeacuterencie ces deux personnages Il ne srsquoagit pas drsquoune distinction entre le fond et la
forme mais bien entre ce qui est dit et la volonteacute sous-jacente agrave ce qui est dit La matiegravere
sophistique ressemble agrave srsquoy meacuteprendre agrave la matiegravere philosophique
Autant peut faire le sot celuy qui dit vray que celuy qui dit faux car nous sommes sur la maniere non sur la matiere du dire
(MONTAIGNE Les Essais III 8)
Le philosophe pense qursquoil existe un chemin exempt de toute contradiction il convient alors
de le chercher sans cesse Ce chemin conduit progressivement agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute La
suite des assertions que forment les croisements valideacutes par les tests dialogiques constitue un
discours vrai lrsquoadeacutequation entre la parole et lrsquoecirctre Le sophiste est le plus souvent dans une
approche ne deacutepassant pas le niveau de la joute elle-mecircme Il est dans un exercice de
deacutemonstration de son talent Une recherche qui srsquoeacutetendrait sur plusieurs anneacutees ne lrsquointeacuteresserait
donc pas puisque lrsquoauditoire nrsquoaurait ni la patience ni lrsquointelligence de profiter drsquoun tel spectacle
106
V EacuteTUDES DE CAS
Lrsquoeacutepreuve du dialogue
Apregraves avoir eacutelaboreacute un outil repreacutesentatif en deux temps (dialogique tabulaire des joutes et
arborescence meacutetaphysique) il convient maintenant drsquoemployer ce dernier non plus sur
quelques passages mais agrave une œuvre dans son inteacutegraliteacute Il srsquoagit pour nous de passer du
champs theacuteorique de lrsquoeacutelaboration de lrsquooutil agrave un aspect plus pratique de la mise en application
Les quelques citations que nous avons utiliseacutees auparavant ne confirment pas encore la veacuteraciteacute
de nos propos agrave lrsquoimage drsquoune course ce chapitre constituera pour notre meacutethodologie une
eacutepreuve drsquoendurance
Nous devons agrave preacutesent employer notre meacutethode repreacutesentative des cheminements
intellectuels socratiques agrave lrsquoun des dialogues de Platon Afin de faire drsquoune pierre deux coups il
nous semble meacutethodologiquement plus avantageux de prendre pour support un dialogue mettant
clairement en scegravene le combat de la philosophie et de la sophistique Pourtant la figure du
sophiste agrave travers celles de Gorgias tout comme celle de Protagoras ne saurait ecirctre suffisante
pour appuyer clairement nos thegraveses meacutetaphysiques deacuteveloppeacutees au chapitre preacuteceacutedent
Lrsquoensemble de lrsquoarborescence de la recherche de veacuteriteacute neacutecessite la figure du sophiste dans toute
sa splendeur un sophiste sans limite sans contrainte dont les propos seraient le reflet exact de sa
penseacutee un sophiste allant jusqursquoagrave renier lrsquoideacutee mecircme de morale Dans lrsquoensemble du corpus
platonicien un seul personnage incarne agrave merveille lrsquoensemble de ces principes il srsquoagit de
Calliclegraves Ce personnage preacutetendument fictif nrsquoapparaicirct que dans un seul dialogue le Gorgias
Le Gorgias possegravede un autre grand avantage par rapport agrave drsquoautres dialogues mettant en
scegravene des sophistes Lrsquoensemble des personnages sont veacuteritablement preacutesents contrairement agrave
Protagoras par exemple qui nrsquoest que laquo raconteacute raquo par Socrate dans le Theacuteeacutetegravete Cela nous
permettra drsquoappuyer davantage notre propos concernant le caractegravere theacuteacirctral des dialogues de
Platon Quoique notre meacutethode ne soit pas uniquement consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du Gorgias il nous
semble ici plus clair de prendre pour exemple une œuvre exempte drsquoexceptions Enfin la
progression du dialogue est agrave lrsquoimage de notre propre progression En partant drsquoune question sur
107
la nature de la rheacutetorique crsquoest-agrave-dire sur le fonctionnement des joutes dialectiques la reacuteflexion
se concentre progressivement vers la finaliteacute des actions agrave savoir la justice et le Bien Le plan du
dialogue est assez proche du plan de notre travail avec drsquoune part une reacuteflexion sur la
meacutethodologie formelle des joutes et dans un second temps une approche plus meacutetaphysique de la
question Crsquoest pour ces raisons que nous choisissons drsquoeacutetudier le Gorgias dans le cadre drsquoune
analyse approfondie
Notre eacutetude ne sera pas lineacuteaire et ne portera pas sur lrsquointeacutegraliteacute du dialogue Nous nous
concentrerons sur certains passages ougrave notre meacutethode permettra la mise en eacutevidence drsquoun sens
diffeacuterent de ce qursquoune lecture classique aurait pu proposer Nous devons avertir ici le lecteur le
Gorgias est une œuvre complexe abordant un grand nombre de theacutematiques (nature du tyran
mesures arithmeacutetique et geacuteomeacutetrique art de gouverner etc) Nous nrsquoavons en aucun cas la
preacutetention drsquooffrir ici une analyse complegravete de ce dialogue Mecircme si nous ne pouvons pas faire
abstraction du sens lrsquoanalyse que nous proposons ici a simplement pour viseacutee de permettre la
visualisation concregravete de lrsquoapplication de notre meacutethode agrave un dialogue dans son inteacutegraliteacute
108
1 Gorgias nature de la rheacutetorique
Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e]
Quiconque lit le Gorgias est en droit de srsquointerroger sur la coheacuterence entre le titre et
lrsquoœuvre Gorgias nrsquoest certainement pas le personnage principal du dialogue ni de maniegravere
quantitative ni de maniegravere qualitative Quantitativement il repreacutesente la plus petite part du
dialogue quoique plus ou moins agrave eacutegaliteacute avec Polos mais loin derriegravere Calliclegraves
Qualitativement lrsquoeacutecart est encore plus profond et lrsquoargumentation entre Socrate et Gorgias
semble de surface en comparaison des derniegraveres lignes du texte Alors pourquoi lrsquoavoir appeleacute le
Gorgias Sans doute parce que le personnage de Gorgias constitue le point de deacutepart lrsquoeacutetincelle
neacutecessaire agrave lrsquoembrasement geacuteneacuteral que repreacutesente ce dialogue Il faut commencer par cette
premiegravere interrogation pour justifier lrsquoensemble du raisonnement Finalement le reste nrsquoest que
la suite logique le deacuteroulement presque matheacutematique de cette piegravece de theacuteacirctre en quatre actes
Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduira neacutecessairement agrave srsquointerroger sur lrsquoeacutevaluation de ce que
peut ecirctre le pire et cette derniegravere conduira elle aussi irreacutemeacutediablement agrave la deacutefinition du meilleur
Nous disions plus tocirct citant Anouilh que lrsquoensemble du corpus platonicien eacutetait une vaste mise
en scegravene tragique commenccedilant par le Parmeacutenide pour srsquoachever dans le Pheacutedon Mais le modegravele
reste le mecircme agrave lrsquoeacutechelle plus petite des dialogues Dans le cas du Gorgias la machinerie
tragique se met en place degraves la premiegravere phrase lanceacutee par Calliclegraves 76
Πολέμου καὶ μάχης φασὶ χρῆναι ὦ Σώκρατες οὕτω μεταλαγχάνειν
On dit cher Socrate que crsquoest ainsi qursquoil faut participer agrave une guerre ou agrave une bataille
(PLATON Gorgias 447a)
Il srsquoagit drsquoun dicton de lrsquoeacutepoque qui se rapproche de notre laquo arriver apregraves la bataille raquo
Cependant quand le lecteur connait la suite du dialogue il semble que le vocabulaire choisi
laisse peu de place au doute En arrivant laquo en retard raquo (ὑστεροῦmicroεν [447a]) Socrate a rateacute laquo la
fecircte raquo (ἑορτῆς) et ne peut plus que participer agrave laquo une guerre raquo (Πολέmicroου) ou agrave laquo une
bataille raquo (microάχης) La petite plaisanterie nrsquoest pas choisie au hasard Ainsi commence le dialogue
Agrave entendre ici comme laquo theacuteacirctrale raquo76
109
qui sous ses airs de fausse courtoisie va bientocirct devenir un veacuteritable combat drsquoune part oratoire
puis drsquoordre moral entre la philosophie et la sophistique
Le personnage de Gorgias ne se fait pas attendre pour montrer sa preacutetention et sa haute
estime de lui-mecircme Lors de la deacutemonstration qursquoil donnait peu avant lrsquoarriveacutee de Socrate le
sophiste srsquoengageait agrave laquo reacutepondre agrave toute [question] raquo (πρὸς ἅπαντα [hellip] ἀποκρινεῖσθαι [447c])
que lui poserait son auditoire Cela ravit Socrate qui ne montrait pas de reacuteel inteacuterecirct agrave lrsquoideacutee de
simplement entendre laquo la preacutesentation de nombreuses belles [choses] raquo (πολλὰ γὰρ καὶ καλὰ [hellip]
ἐπεδείξατο [447a]) comme les sophistes ont coutume de faire En effet la nuance est importante
et deacutefinit drsquoembleacutee la viseacutee du dialogue plus exactement ces quelques phrases reacutesument deacutejagrave en
substance le conflit agrave venir Le rheacuteteur incarneacute ici en la personne de Gorgias ne fait le plus
souvent qursquoun exposeacute un spectacle en quelque sorte lagrave ougrave le philosophe deacutesirerait un
interrogatoire Ceci est drsquoailleurs illustreacute agrave travers la tentative mdash ridicule mdash de Polos deacutesireux
de reacutepondre agrave Cheacutereacutephon agrave la place de Gorgias
mdash Νῦν δ ἐπειδὴ τίνος τέχνης ἐπιστήμων ἐστίν τίνα ἂν καλοῦντες αὐτὸν ὀρθῶς καλοῖμεν
mdash ὦ Χαιρεφῶν πολλαὶ τέχναι ἐν ἀνθρώποις εἰσὶν ἐκ τῶν ἐμπειριῶν ἐμπείρως ηὑρημέναι ἐμπειρία μὲν γὰρ ποιεῖ τὸν αἰῶνα ἡμῶν πορεύεσθαι κατὰ τέχνην ἀπειρία δὲ κατὰ τύχην ἑκάστων δὲ τούτων μεταλαμβάνουσιν ἄλλοι ἄλλων ἄλλως τῶν δὲ ἀρίστων οἱ ἄριστοι ὧν καὶ Γοργίας ἐστὶν ὅδε καὶ μετέχει τῆς καλλίστης τῶν τεχνῶν
mdash Maintenant puisqursquoil [le rheacuteteur] est instruit drsquoun certain savoir comment devons-nous lrsquoappeler avec justesse
mdash Ocirc Cheacutereacutephon de nombreux arts sont trouveacutes expeacuterimentalement chez les hommes agrave la suite drsquoexpeacuteriences Lrsquoexpeacuterience en effet fait avancer notre vie selon lrsquoart alors que lrsquoinexpeacuterience [la fait avancer] selon le hasard Or [les hommes] participent agrave chacun de ces [arts] les uns drsquoune maniegravere les autres drsquoune autre maniegravere mais les meilleurs [hommes participent] aux [arts] les meilleurs Gorgias en fait partie et il participe donc au plus beau des arts
(PLATON Gorgias 448c)
Agrave travers cette confuse tirade Polos essaie de semer le trouble autour de la question initialement
poseacutee Mecircme pour le locuteur grec la succession des termes laquo ἄλλοι ἄλλων ἄλλως raquo est un
moyen pour Platon de souligner comment Polos joue beaucoup avec les mots et qursquoil ne se
110
preacuteoccupe pas reacuteellement du sens Nous sommes lagrave dans une belle deacutemonstration de rheacutetorique
ougrave le public sera impressionneacute par la formule sans pour autant en avoir compris quelque chose
Ne demeure alors dans lrsquoesprit du spectateur que la conclusion agrave savoir que lrsquoart de Gorgias est
le plus beau et que ce dernier fait partie des meilleurs hommes
Comme Socrate le fait remarquer Polos ne reacutepond pas agrave la question mais fait simplement
un discours comme ceux auxquels il est laquo tregraves bien preacutepareacute raquo (καλῶς [hellip] παρεσκευάσθαι
[448d]) La diffeacuterence entre lrsquoactiviteacute du sophiste et lrsquoactiviteacute philosophique est ici marqueacutee non
pas par un raisonnement dialectique deacutejagrave agrave lrsquoœuvre mais simplement par le cours du dialogue
En effet le raisonnement sur la nature de lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoa pas encore pu commencer agrave
cause notamment de lrsquoincapaciteacute de Polos de reacutepondre agrave une question sans en deacutevier Pourtant en
ne sachant pas reacutepondre Platon reacutealise ici implicitement et par le biais de lrsquohumour une
premiegravere approche de lrsquoactiviteacute sophistique Nous pouvons deacutejagrave lire en substance ce que nrsquoest
pas la sophistique agrave savoir un moyen de raisonnement rationnel Le rheacuteteur agrave travers son
habitude des longs discours drsquoapparat nrsquoest finalement pas capable de tenir une discussion plus
de quelques reacuteponses sans ceacuteder agrave la tentation de lrsquoenvoleacutee oratoire Les propos de Polos
rejoignent parfaitement ce pour quoi Socrate ne montrait aucun inteacuterecirct lorsque Calliclegraves eacutevoquait
les laquo nombreuses et belles choses raquo de la preacutesentation de Gorgias Cette reacuteponse de Polos nrsquoest
pas une deacutefinition abstraite de la rheacutetorique mais bien au contraire une deacutemonstration par
lrsquoexemple agrave lrsquoinsu du rheacuteteur
Lrsquoopposition entre le dialogue socratique et la rheacutetorique est mateacuterialiseacutee par la remarque
(sur un ton faussement flatteur) de Socrate
Δῆλος γάρ μοι Πῶλος καὶ ἐξ ὧν εἴρηκεν ὅτι τὴν καλουμένην ῥητορικὴν μᾶλλον μεμελέτηκεν ἢ διαλέγεσθαι
Il mrsquoest eacutevident que Polos drsquoapregraves ce qursquoil vient de dire srsquoest exerceacute agrave [la technique] appeleacutee rheacutetorique plutocirct qursquoagrave dialoguer
(PLATON Gorgias 448d)
Nous devons insister degraves le deacutebut du dialogue sur le talent incontestable de Platon agrave joindre le
fond agrave la forme en opposant non pas seulement les activiteacutes philosophique et sophistique mais
en confrontant aussi les individus leurs repreacutesentants mutuels Lrsquoactiviteacute ne se distingue pas de
111
lrsquoindividu il y a une uniteacute substantielle entre le style de raisonnement et le style de la penseacutee ou
du comportement 77
Polos est mis drsquoembleacutee hors-jeu mdash du moins pour lrsquoinstant Le premier interlocuteur de
Socrate sera donc Gorgias mais il faut au preacutealable deacutefinir les regravegles preacutecises qui reacutegiront cet
entretien lrsquoobjectif eacutetant de ne pas sombrer agrave nouveau dans les tirades vides de sens de Polos
Socrate demande agrave Gorgias de srsquoengager agrave respecter le scheacutema laquo questions-reacuteponses raquo (τὸ microὲν
ἐρωτῶν τὸ δ᾽ ἀποκρινόmicroενος [449b]) et agrave ne faire que laquo de courtes reacuteponses raquo (ἀλλὰ ἐθέλησον
κατὰ βραχὺ τὸ ἐρωτώmicroενον ἀποκρίνεσθαι) agrave lrsquoinverse de lrsquoexemple de Polos Crsquoest uniquement
en respectant ces regravegles que les deux pourront laquo dialoguer raquo (διαλεγόmicroεθα) ensemble Bien que
Gorgias ne se reacutejouisse pas agrave lrsquoideacutee de reacuteduire la longueur de ses reacuteponses Socrate parvient
facilement agrave le faire accepter de se precircter au jeu En faisant paraitre la regravegle de la micrologie
comme un deacutefi reacuteveacutelant le talent de Gorgias ce dernier accepte en vrai professionnel du discours
sucircr que sa concision impressionnera lrsquoauditoire Nous voyons alors comment Socrate en jouant
innocemment avec les affects de ses interlocuteurs parvient agrave transformer doucement le dialogue
en un exercice dialectique Mais Gorgias ne srsquoarrecircte pas lagrave et deacutecide de retourner cet 78
inconveacutenient (impossibiliteacute de noyer son adversaire dans un flot de paroles) en un avantage
Gorgias reacuteduit ses reacuteponses agrave de simples laquo oui raquo ou laquo non raquo conceacutedant ainsi le moins possible agrave
Socrate
Things started in a very hospitable tone Being kindly asked to keep his answers as short as possible Gorgias begins the first game of the dialogue by answering nothing else than ldquoyesrdquo to Socratesrsquo first two questions (449d) When complimented by Socrates for his concision he says that it is answering in a ldquovery appropriaterdquo way (πάνυ ἐπιεικῶς 449d7)
(CASTELNEacuteRAC 2015 5)
Pour entrer dans un raisonnement rationnel de forme dialogique il faut neacutecessairement que
les reacuteponses soient reacuteductibles agrave des propositions vraies ou fausses Dans une reacuteponse longue
comme celle de Polos la conclusion arrive apregraves deacutejagrave un grand nombre de suppositions crsquoest-agrave-
Pierre Hadot parlerait ici de laquo mode de vie raquo (HADOT 1995)77
Remarquons que Socrate nrsquoeacutevoque cependant jamais la dialectique mais seulement le dialogue78
112
dire des propositions qui entreraient dans lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage Cependant si
chaque reacuteponse est de cette forme il ne devient plus veacuteritablement possible de dialoguer puisque
chaque reacuteponse repreacutesenterait agrave elle seule un systegraveme argumentatif entier Lrsquounique moyen serait
alors que lrsquoopposant prenne encore bien plus de temps pour deacutemontrer point par point la fausseteacute
des propos La meacutethode est connue des sophistes puisque comme nous venons de le dire il 79
faudrait toujours plus de temps pour contredire lrsquoensemble du raisonnement que pour simplement
lrsquoeacutecouter Dans le cadre drsquoun deacutebat en assembleacutee reacutegi par la clepsydre pareille technique
srsquoapparente agrave une meacutethode dilatoire Il faudrait tellement de temps pour prouver rigoureusement
la fausseteacute drsquoun monologue que lrsquoadversaire y renonce donnant ainsi lrsquoillusion drsquoun aveu de
faiblesse et par lagrave mecircme du seacuterieux du monologue de persuasion Socrate a donc eu avant mecircme
le deacutebut veacuteritable de lrsquointerrogatoire la bonne ideacutee de supprimer lrsquoune des armes de preacutedilection
du sophiste la macrologie Gorgias devra ecirctre concis dans ses reacuteponses
Nous voyons comment lrsquoironie socratique coupleacutee agrave son aveu drsquoignorance permettent dans
le deacutebut du dialogue de preacuteparer le terrain agrave un exercice philosophique digne de ce nom Lrsquoironie
socratique ne repose pas uniquement sur lrsquoaveu drsquoignorance (qui donne le sentiment agrave
lrsquointerlocuteur drsquoecirctre en position de force alors qursquoil est en reacutealiteacute en retard sur Socrate) et une
demande drsquoeacuteclaircissement sur un sujet donneacute Ici par exemple Socrate dissimule lrsquoexercice de
recherche sous la forme drsquoun jeu en utilisant intelligemment lrsquoarrogance et la preacutetention de ses
interlocuteurs afin notamment de leur faire accepter des contraintes neacutecessaires au bon
deacuteroulement de lrsquoexercice du dialogue Le lecteur se souviendra alors ce que nous disions plus
tocirct concernant les regravegles de lrsquoantilogie eacuteleacuteate Ce moment du dialogue sous couvert drsquoironie
permet une enreacutegimentation du dialogue Cette phase de transition est neacutecessaire et repreacutesente
selon nous le deacutebut de ce que la tradition nommera communeacutement dialectique En effet ce qui se
situe en amont de cette enreacutegimentation nrsquoappartient qursquoau dialogue ou du moins agrave la
preacuteparation psychologique des interlocuteurs ce qui se situe en aval et en deacutecoule logiquement
Agrave cet instant notre critique de la macrologie dans le cadre dialectique peut sembler contradictoire avec 79
les vastes monologues socratiques de la fin du dialogue Nous reviendrons plus tard sur la question de la macrologie et de la juste mesure de la parole
113
constitue la dialectique Il faut remarquer que durant tout le dialogue Socrate doit reacuteguliegraverement
maintenir ses interlocuteurs dans une condition psychologique adeacutequate
Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e]
Nous nous inteacuteressons maintenant agrave la suite du dialogue lrsquoentretien entre Gorgias et
Socrate Cet entretien est une excellente occasion de mettre en application lrsquooutil repreacutesentatif
preacuteceacutedemment deacuteveloppeacute Nous profitons de cet instant pour rappeler briegravevement ce que nous
recherchons Comme expliqueacute plus haut le raisonnement socratique repose sur la meacutethode eacuteleacuteate
de la recherche drsquoantilogies Cela a neacutecessiteacute lrsquousage drsquoun tableau de pointage crsquoest-agrave-dire une
liste de lrsquoensemble des assertions de lrsquointerlocuteur Plus le dialogue avance plus lrsquointerlocuteur
laquo inscrit raquo des assertions sur ce tableau Lrsquoelenchus est alors le moment ougrave deux informations
contradictoires figurent sur le tableau de pointage de lrsquointerrogeacute Socrate saisit lrsquooccasion pour
faire reconnaitre cette position comme impossible deacutefectueuse probleacutematique et donc
insoutenable en vertu des lois de la logique (notamment le principe de non-contradiction)
Lrsquoentretien commence Le point de deacutepart est simple Gorgias preacutetend ecirctre un grand
laquo orateur raquo (ῥήτορα [449a]) Il doit donc posseacuteder une science la laquo rheacutetorique raquo (ῥητορικῆς)
Lrsquoobjectif premier du dialogue est donc de connaitre la nature de lrsquoactiviteacute que lrsquoon appelle
rheacutetorique Socrate fait alors reconnaitre agrave Gorgias que srsquoil est orateur il peut alors former
drsquoautres orateurs crsquoest-agrave-dire transmettre le savoir qursquoil possegravede [449b] Socrate se permet ici
une parenthegravese Il profite de lrsquoexemple preacuteceacutedent donneacute par Polos pour demander agrave Gorgias de
ne pas reproduire la mecircme erreur agrave savoir se perdre dans un monologue trop long Il demande agrave
Gorgias de rester aussi concis que possible dans ses reacuteponses ce que ce dernier accepte (y voyant
ici un deacutefi suppleacutementaire)
ἀλλὰ ποιήσω καὶ οὐδενὸς φήσεις βραχυλογωτέρου ἀκοῦσαι
Je le ferai [reacutepondre par de courtes reacuteponses] et tu reconnaitras que jamais tu nrsquoas entendu parler plus briegravevement
(PLATON Gorgias 449c)
114
Socrate parvient donc par une bonne compreacutehension psychologique de son interlocuteur agrave
introduire une autre regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate qui est lrsquoabsence de technique dilatoire Socrate
demande alors sur quel objet porte la science de Gorgias
[hellip] ἴθι δή μοι ἀπόκριναι οὕτως καὶ περὶ τῆς ῥητορικῆς περὶ τί τῶν ὄντων ἐστὶν ἐπιστήμη
[hellip] vas-y reacuteponds-moi et [dis-moi] au sujet de la rheacutetorique sur quelles choses qui existent porte cette science
(PLATON Gorgias 449d)
Il srsquoagit drsquoune question de τέχνη Gorgias reacutepond que cette science porte laquo sur les
discours raquo (περὶ λόγους [449e]) Cependant cette reacuteponse est incomplegravete et Socrate tente de la
preacuteciser en lui imposant une borne neacutegative Gorgias complegravete en preacutecisant que la rheacutetorique
porte sur les discours qui ne concernent pas une laquo activiteacute manuelle raquo (χειρούργηmicroα [450b]) et
dont toute lrsquoaction et lrsquoaccomplissement passe par la parole Pour la diffeacuterencier des activiteacutes
purement theacuteoriques comme laquo lrsquoarithmeacutetique le calcul ou la geacuteomeacutetrie raquo (ἡ ἀριθmicroητικὴ καὶ
λογιστικὴ καὶ γεωmicroετρικὴ [450d]) Socrate pousse encore Gorgias agrave compleacuteter sa reacuteponse Il
finit apregraves une courte digression par deacutefinir la rheacutetorique comme laquo lrsquoart de la persuasion raquo (τὸ
πείθειν [452e])
La meacutethode est toujours la mecircme les reacuteponses de Gorgias sont incomplegravetes (ce qui est
deacutejagrave une technique dilatoire dans une joute le moins on en dit le moins lrsquoon est reacutefutable)
Socrate en profite et utilise des contre-exemples afin drsquoobliger son interlocuteur agrave preacuteciser sa
penseacutee et de lrsquoengager agrave soutenir quelque chose de veacuterifiable Lrsquoobjectif est de faire admettre un
nombre suffisant drsquoassertions agrave Gorgias afin drsquoavoir le plus drsquoeacuteventualiteacutes de mettre au jour une
contradiction Nous allons scheacutematiser lrsquoeacutetat actuel de lrsquoentretien entre Socrate et Gorgias et
utiliser notre meacutethode de repreacutesentation
115
FIG 12 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS 1 [449a - 452e]
Il y a trois grands moments au cours de la deacutefinition agrave lrsquoinstant [2] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet
comme eacutetant laquo les discours raquo (α) Agrave lrsquoinstant [4] il reacuteduit cela aux laquo discours theacuteoriques raquo (α2)
Lrsquoinstant [6] est un jugement de valeur la digression que nous eacutevoquions plus haut (α2x) que
Socrate neutralise [7] par lrsquoinvocation drsquoautres jugements possibles (f(x) g(x) et h(x)) agrave savoir le
meacutedecin le maicirctre de gymnase et le financier Enfin en [8] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet de la
rheacutetorique comme eacutetant laquo les discours persuasifs raquo (α26) Nous remarquons tregraves clairement le
processus que nous eacutevoquions plus haut qui consiste agrave pousser Gorgias agrave toujours preacuteciser son
propos crsquoest-agrave-dire agrave caracteacuteriser de plus en plus preacuteciseacutement lrsquoobjet de la rheacutetorique (bien que
Gorgias ne soit pas dupe et agisse en connaissance de cause) Ce faisant Gorgias accumule les
possibiliteacutes de contradiction donnant des armes agrave Socrate pour la suite de lrsquoentretien
Cependant hormis la tentative du jugement de valeur en [6] lrsquoavanceacutee se fait de maniegravere
reacuteguliegravere et les tactiques dilatoires ou agrave caractegravere agonistique sont peu preacutesentes Gorgias semble
se prendre effectivement au jeu que lui propose Socrate fier de pouvoir reacutepondre agrave tout et sous
toutes les contraintes (fierteacute volontairement stimuleacutee par Socrate) La suite de lrsquoentretien gagne
en intensiteacute Socrate continue agrave relever certains eacuteleacutements prouvant le caractegravere incomplet de la
Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)
[1] A
[2] α [3] α11 α12 hellip αn
[4] α - α1 = α2 [5] α21 α22 hellip α2n
[6] α2x [7] f(x) g(x) h(x)
[8] α26
A Sur quel objet porte la rheacutetorique α discours
α1 discours portant sur une activiteacute manuelle α11 meacutedecine α12 gymnastique
α2 discours portant sur une activiteacute theacuteorique α21 algegravebre α22 geacuteomeacutetrie
x jugement de valeur α2x les plus belles choses α26 discours persuasif
f(x) ce que certains pensent de x g(x) idem h(x) idem
116
deacutefinition de Gorgias En effet lrsquoopposition que Gorgias deacutesire marquer entre les discours
persuasifs et lrsquoalgegravebre ou la geacuteomeacutetrie nrsquoest pas valide
FIG 13 CRITIQUE DE GORGIAS PAR SOCRATE [451e - 452e]
Pour reprendre notre eacutecriture preacuteceacutedente le rapport (α21 α22) ne α26 nrsquoest pas correct Le rapport
introduit par Socrate est (α21 α22) isin α26 En effet les discours persuasifs constituent un
ensemble dont lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie sont des eacuteleacutements La distinction de Gorgias opposant
lrsquoobjet de la rheacutetorique agrave lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie est donc invalide Les coups [6] et [8] de
Gorgias sont annuleacutes pour cette raison et la question de la distinction poseacutee en [5] est le dernier
coup en jeu Il nrsquoy a donc pas victoire de Socrate mais Gorgias est obligeacute drsquoavancer des eacuteleacutements
compleacutementaires de deacutefinition
Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b]
La nouvelle deacutefinition de Gorgias change le registre du dialogue La rheacutetorique comme
discours persuasif se deacuteroule dans laquo un tribunal un conseil ou une assembleacutees raquo (δικαστηρίῳ
[hellip] βουλευτηρίῳ [hellip] ἐκκλησίᾳ [452e]) et a pour objet laquo le juste et lrsquoinjuste raquo (δίκαιά τε καὶ
ἄδικα [454b]) Une dimension eacutethique entre dans le cours du dialogue Cette notion finira par
prendre la totaliteacute de lrsquoespace crsquoest-agrave-dire devenir la laquo cible raquo de Socrate Ce dernier preacutecise
alors son propos
Οὐ σοῦ ἕνεκα ἀλλὰ τοῦ λόγου ἵνα οὕτω προΐῃ ὡς μάλιστ᾽ ἂν ἡμῖν καταφανὲς ποιοῖ περὶ ὅτου λέγεται
Gorgias Socrate
(α21 α22) ne α26 (α21 α22) isin α26
117
Ce nrsquoest pas toi qui est en cause mais le dialogue je voudrais le voir progresser de faccedilon agrave rendre ce [dont nous] parlons totalement visible pour nous80
(PLATON Gorgias 453b)
Il deacutesire faire progresser la discussion mais nullement mettre en cause la personne de Gorgias
Cette preacutecision a son importance puisque le personnage de Socrate est clairement en train de
chercher par tous les moyens agrave contredire Gorgias Il faut donc rappeler que cette aspect
agonistique nrsquoest pas qursquoillusoire et qursquoil srsquoagit bien plutocirct drsquoune part entiegravere de la meacutethode de
recherche de la veacuteriteacute Socrate insiste sur le fait qursquoil nrsquoanticipera rien de la penseacutee de Gorgias ce
qui explique le fait que Socrate doive sans cesse proposer agrave Gorgias drsquoadmettre ou de refuser les
conseacutequences logiques de ses propos Ceci est en lien direct avec la regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate
que nous avions vu plus haut consideacuterant comme cible possible drsquoune contradiction (elenchos)
une thegravese clairement eacutenonceacutee par le Reacutepondant Ainsi mecircme si Socrate semble parler beaucoup
plus que son interlocuteur il srsquoagit bien drsquoun dialogue et Gorgias nrsquoest en rien un Yes-man 81
comme le supposerait certaines interpreacutetations Gorgias en acquiesccedilant assume la responsabiliteacute
de chaque assertion acquiesceacutee Il est pleinement actif dans le dialogue
Socrate fait distinguer agrave Gorgias la diffeacuterence entre laquo la croyance raquo (πίστις [454d]) qui peut
srsquoaveacuterer ou ne pas ecirctre vraie et laquo le savoir raquo (microάθησις) neacutecessairement vrai Les discours
persuasifs se divisent en deux cateacutegories ceux permettant lrsquoacquisition drsquoun savoir et ceux ne
produisant qursquoune simple croyance La rheacutetorique reconnait Gorgias fait partie de cette
deuxiegraveme cateacutegorie et ne peut produire que la croyance chez son auditoire Elle ne transmet pas
de savoir veacuteritable mais donne lrsquoillusion du vrai au public Ainsi la rheacutetorique ne fait pas
connaitre le juste et lrsquoinjuste Cette ideacutee est drsquoailleurs ce qursquoil deacutefend avec humour et non sans
talent dans son discours Sur le non-ecirctre que nous avons eacutetudieacute peu avant
Le mot visible nrsquoest pas anodin La veacuteriteacute chez les Grecs est un concept neacutegatif ἀλήθεια signifie laquo qui 80
ne peut ecirctre dissimuleacute raquo avec preacutesence de lrsquoα privatif et la racine du verbe λήθω laquo cacher masquer raquo Quand un propos devient clairement visible (καταφανές) crsquoest qursquoil nrsquoy a plus aucun voile drsquoignorance sur celui-ci plus aucune illusion lrsquoobjet est directement regardeacute pour ce qursquoil est Le lien avec le projet meacutetaphysique tel que nous le deacutefinissions plus haut est eacutevident Cela nrsquoest drsquoailleurs pas sans rappeler lrsquoalleacutegorie de la caverne dont lrsquoobjectif principal est drsquoavoir les objets reacuteels clairement en vue
Nous pensons agrave la critique de Gerald Press laquo Besides what is blocked from view when adopting 81
language such as laquo mouth piece raquo or laquo yes-man raquo is our own longing for a neat system or foolproof method instead of a messy conversation raquo (PRESS 2000 102)
118
Par la suite les questions de Socrate font admettre agrave Gorgias que dans le cas des reacuteunions
drsquoassembleacutes il serait bien plus pertinent de demander lrsquoavis drsquoexperts (i e lrsquoavis du meacutedecin
face agrave un problegraveme sanitaire lrsquoavis du constructeur de navires si lrsquoon se preacutepare agrave la guerre ou
enfin lrsquoavis de lrsquoarchitecte pour la construction de remparts) La question de Socrate est claire
dans quel cas devrait-on alors demander lrsquoavis de lrsquoorateur La reacuteponse de Gorgias bien que
compreacutehensible est assez surprenante Celui-ci ayant reconnu qursquoil faille se reacutefeacuterer au plus
compeacutetent dans son domaine deacuteclare qursquoil est cependant commun que lrsquoon srsquoen tienne agrave lrsquoavis
de lrsquoorateur mecircme si ce dernier nrsquoa aucune connaissance du sujet dont il parle Plus encore
Gorgias donne lrsquoexemple de son fregravere meacutedecin et deacuteclare ecirctre plus capable que lui pour
convaincre les malades de suivre ou non un traitement Gorgias deacuteclare mecircme que la rheacutetorique
laquo tient sous sa domination raquo (συλλαβοῦσα ὑφ᾽ αὑτῇ [456a]) laquo toutes les autres 82
puissances raquo (ἁπάσας τὰς δυνάmicroεις) La rheacutetorique ne serait ainsi subordonneacutee agrave aucune autre
discipline
Gorgias reconnait cependant qursquoil existe des orateurs malveillants Mais Gorgias refuse
drsquoassumer la responsabiliteacute car selon lui le maicirctre ne peut ecirctre tenu pour responsable des deacuterives
de son eacutelegraveve Agrave cet instant encore le cours du dialogue est interrompu par Socrate qui preacutecise la
viseacutee de sa meacutethode
τοῦ δὴ ἕνεκα λέγω ταῦτα ὅτι νῦν ἐμοὶ δοκεῖς σὺ οὐ πάνυ ἀκόλουθα λέγειν οὐδὲ σύμφωνα οἷς τὸ πρῶτον ἔλεγες περὶ τῆς ῥητορικῆς φοβοῦμαι οὖν διελέγχειν σε μή με ὑπολάβῃς οὐ πρὸς τὸ πρᾶγμα φιλονικοῦντα λέγειν τοῦ καταφανὲς γενέσθαι ἀλλὰ πρὸς σέ
Pourquoi dis-je cela Il me semble qursquoen ce moment que ce que tu exprimes nrsquoest pas tout agrave fait coheacuterent ni en accord avec ce que tu disais premiegraverement de la rheacutetorique Je crains donc de te reacutefuter jrsquoai peur que tu ne penses que lrsquoardeur qui mrsquoanime vise non pas agrave rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion mais bien agrave te critiquer
(PLATON Gorgias 457e [trad modif CANTO-SPENCER])
Il profite de cet instant pour rappeler une fois encore la diffeacuterence entre son projet et celui de la
sophistique en geacuteneacuteral Socrate semble percevoir une contradiction dans le discours de Gorgias
Litteacuteralement laquo sont rassembleacutees par elle raquo (voix passive) mais il srsquoagit bien de domination ce que 82
confirme la totaliteacute des traductions francophones et anglophones consulteacutees
119
et preacutecise alors que mecircme srsquoil met au jour une contradiction il ne faudra pas interpreacuteter cela sous
un aspect agonistique mais veacuteritablement dans une volonteacute de recherche commune Quoiqursquoil
srsquoagisse drsquoun rappel inteacuteressant des regravegles eacutethiques de lrsquoantilogique lrsquointerruption nous semble
permettre de srsquoassurer que son interlocuteur ne se sente pas tellement vexeacute qursquoil arrecircte
lrsquoentretien ce qui dans lrsquoantilogique est signe drsquoun eacutechec (sans interlocuteur la recherche devient
impossible)
Socrate demande agrave Gorgias de reprendre un nouvel eacutechange agrave partir de ce quil vient de
dire Il lui fait admettre que lrsquoorateur doit neacutecessairement avoir connaissance du juste Or
Gorgias reconnait aussi que celui qui connait le juste ne peut que devenir juste tout comme celui
qui connait la meacutedecine devient meacutedecin Agrave lrsquoeacutevidence cette assertion est loin de comporter un
aspect neacutecessaire mais Gorgias lrsquoaccepte sans broncher La contradiction est donc en place
Lrsquoorateur doit ecirctre juste alors qursquoil existe des orateurs qui ne sont pas justes Nous repreacutesentons
maintenant ce passage de maniegravere simplifieacutee selon notre meacutethode inspireacutee par la seacutemantique des
jeux afin drsquoeacuteclairer ce qui nous semble ecirctre un moment deacutelicat de lrsquoargumentation
FIG 14 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS [457A - 461A]
Ce passage est selon nous bien plus complexe qursquoil ne le laisse paraicirctre Le questionnement
repose sur ce qursquoest lrsquoart oratoire [1] Gorgias deacuteclare que lrsquoart oratoire est tout puissant et
Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)
[1] R
[2] (R gt J ) ⊢ [(R gt J ) sup (RJ ⋀ RnotJ)] [3] R sup KJ
[4] KJ [5] KJ sup notRnotJ
[6] notRnotJ [7a] notRnotJ ⋀ RnotJ
[7b] perp
Victoire de Socrate
R art oratoire J Justice
R gt J lrsquoart oratoire deacutepasse la justice KJ connaissance du juste
Rj lrsquoart oratoire doit connaitre le juste RnotJ lrsquoart oratoire ne connait pas le juste
120
transcende la justice (R gt J) Cette proposition est en fait un agreacutegat drsquoautres propositions 83
Cette transcendance de la justice est la conseacutequence du fait que la rheacutetorique consiste agrave enseigner
le juste et lrsquoinjuste alors que le maitre de rheacutetorique ne peut ecirctre consideacutereacute comme responsable si
ses eacutelegraveves sont injustes Il faut donc neacutecessairement une anteacuterioriteacute de la rheacutetorique sur la justice
(R gt J) sans quoi ces consideacuterations seraient impossibles Gorgias reconnait aussi qursquoil existe des
orateurs justes (RJ) et des orateurs non-justes (RnotJ) puisque la rheacutetorique deacutepasse la justice Il
srsquoagit donc pour Gorgias drsquoune implication ((R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)) Socrate fait alors reconnaitre agrave
Gorgias que la rheacutetorique implique une connaissance de ce que sont les choses justes [3] [4]
Mais Socrate deacuteclare aussi que la connaissance des choses justes supprime lrsquoeacuteventualiteacute drsquoecirctre
injuste [5] ce que Gorgias reconnait [6] Socrate remarque alors que Gorgias est en situation de
contradiction puisqursquoil soutient drsquoune part qursquoil existe des orateurs injustes et drsquoautre part que
lrsquoexistence de pareils orateurs est impossible [7a] Gorgias est donc reacutefuteacute [7b]
laquo οἱ δὲ microεταστρέψαντες χρῶνται τῇ ἰσχύϊ καὶ τῇ τέχνῃ οὐκ ὀρθῶς οὔκουν οἱ διδάξαντες πονηροί οὐδὲ 83
ἡ τέχνη οὔτε αἰτία οὔτε πονηρὰ τούτου ἕνεκά ἐστιν ἀλλ᾽ οἱ microὴ χρώmicroενοι οἶmicroαι ὀρθῶς raquo [457a]
121
Question sur le principe du tiers exclu
Nous voulons maintenant preacuteciser ce que nous disions plus tocirct concernant lrsquousage du tiers
exclu (drsquoapregraves Vlastos par exemple) Socrate pourrait tirer implicitement la conclusion que lrsquoart
oratoire ne transcende pas la justice not(R gt J) ce qursquoil ne fait pas
FIG 15 TABLE DE VEacuteRITEacute DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457a - 461a]
Lrsquoargumentaire de Socrate a pourtant permis de prouver que (RJ ⋀ RnotJ) eacutetait faux Dans le
premier cas ou cela est faux nous voyons que lrsquoensemble de la formule est inconsistante
lrsquoimplication nrsquoest pas valideacutee Dans le second cas lrsquoimplication est juste mais la formule de
deacutepart (R gt J) est cette fois agrave 0 Dans ce cas la formule est valide mais nrsquoest pas vraie puisqursquoil
srsquoagissait de la thegravese de deacutepart de Gorgias La conclusion serait juste si (RJ ⋀ RnotJ) est faux ou
impossible nous avons une preuve de not(R gt J) en accord avec le principe du tiers exclu Il
srsquoagirait donc drsquoune forme de raisonnement par lrsquoabsurde
FIG 16 ARBRE DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457A - 461A]
(R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)
1 1 1
1 0 0
0 1 1
0 1 0
(R gt J) ⊢C [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] [rarr eacutelim] R rarr KJ R
KJ rarr notRnotJ KJ[rarr eacutelim]
RnotJ notRnotJ[⋀ intro]
[not eacutelim]
[not intro]
RnotJ ⋀ notRnotJ
Contradiction perp
Reduction Ad Absurdum
Interdit en antilogique eacuteleacuteatenot(R gt J)
122
Nous remarquons que ce raisonnement serait valide Cependant cela ne serait pas vrai dans le
cadre de la recherche drsquoune veacuteriteacute ontologique au sens eacuteleacuteate un trop grand nombre
drsquohypothegraveses de deacutepart pourrait contenir des erreurs et donc ecirctre la source de lrsquoincoheacuterence
geacuteneacuterale du systegraveme Il ne srsquoagit pas pour Socrate drsquoune pure eacuteristique mais bien drsquoun projet 84
diffeacuterent Dans le contexte de la recherche de veacuteriteacute lrsquoerreur peut ecirctre dans lrsquoensemble de la
phrase de deacutepart (R gt J) ⊢I [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] et non pas seulement dans
lrsquohypothegravese (R gt J) Il serait donc dangereux de deacuteduire directement not(R gt J) sans remettre en
cause lrsquoensemble des autres hypothegraveses constituant le tableau de pointage de Gorgias (bien que
pour la plupart Socrate soit implicitement agrave lrsquoorigine des hypothegraveses) Le raisonnement par
lrsquoabsurde requiert une simplification binaire que lrsquoantilogique de Socrate refuse Pour cette
raison Socrate propose de continuer lrsquoentretien avec Gorgias [461a-b]
Nonetheless on my reading the first round (up to 457c) is a victory for Gorgias Socrates then kindly asks his elder to play another round (457c-458b) Since he pretends being able to answer any sort of question this is something Gorgias cannot refuse (458d-e see also 447c) Then Socrates will catch him in a contradiction (see 457e 461a 462b 463a) He takes no pride in doing so and thinks it would take many other rounds before seeing clearly into the subject
ταῦτα οὖν ὅπῃ ποτὲ ἔχει μά τὸν κύνα ὦ Γοργία οὐκ ὀλίγης συνουσίας ἐστὶν ὥστε ἱκανῶς διασκέψασθαι
ldquo by the dog Gorgias we should spend no small amount of time together before we fully inquire into the subject rdquo (461a7-b2)
(CASTELNEacuteRAC 2015 5)
Nous pouvons deacutesormais conclure cette premiegravere partie sur lrsquoentretien entre Socrate et le
personnage de Gorgias Plusieurs eacuteleacutements importants ont eacuteteacute releveacutes durant cette eacutetude Dans un
premier temps lrsquoironie socratique est un eacuteleacutement neacutecessaire pour deacuteclencher le dialogue il faut
neacutecessairement que le comportement de Socrate suscite une interrogation et donne envie agrave ses 85
eacuteventuels interlocuteurs de se prendre au jeu Pour pousser ses interlocuteurs dans les meacuteandres
drsquoun dialogue Socrate doit donc ruser en jouant sur leurs inteacuterecircts Dans notre exemple nous
avons vu par exemple que Socrate se permit agrave plusieurs reprises de complimenter Gorgias en
Cf supra II 2 laquo Le tableau de pointage raquo84
Lrsquoironie vient du verbe ἔίρων signifiant laquo interroger en feignant lrsquoignorance raquo85
123
preacutetendant que lrsquoexercice qursquoil lui proposait serait tregraves simple pour un orateur de son acabit Ce
passage obligatoire du dialogue et qui parfois revient au cours de lrsquoentretien est eacutetroitement lieacute agrave
la meacutethode maiumleutique la recherche de veacuteriteacute telle que la conccediloit Platon neacutecessite un
engagement personnel Pour Socrate le meilleur moyen drsquoobtenir lrsquoengagement personnel de son
interlocuteur consiste agrave lui donner une impression de faciliteacute Cette faciliteacute est un moyen pour
Socrate drsquoobtenir de ses interlocuteurs une plus grande spontaneacuteiteacute dans leurs reacuteponses
Dans un deuxiegraveme moment nous avons vu comment Socrate introduisit progressivement
un certain nombre de regravegles de discussion certaines avant le deacutebut du questionnement mais
drsquoautres pendant voire agrave la toute fin avant la reacutefutation finale Lrsquoenreacutegimentation du dialogue
vers la dialectique nrsquoest pas une illusion il srsquoagit drsquoune phase neacutecessaire Cette phase est
cependant tregraves variable en fonction de lrsquointerlocuteur de Socrate une grande part du travail
repose sur la psychologie de lrsquointerlocuteur de Socrate Nous pouvons pour justifier notre propos
prendre deux exemples Dans un premier temps lrsquoenreacutegimentation avec Polos passa en grande
partie par une lutte contre la macrologie lrsquoart de faire de longs discours visant agrave perdre son
interlocuteur dans un deacutedale de thegraveses En revanche lrsquoenreacutegimentation avec Gorgias semble bien
plus porter sur le respect mutuel et la bienseacuteance Il semble que Socrate ne deacutesire pas froisser
Gorgias alors qursquoil semble tout autant ne pas se preacuteoccuper de violemment contredire Polos
From the readerrsquos point of view things are getting both darker and funnier with Polos but the arguments are not getting better mostly for two reasons Firstly Polos makes it a matter of pride in his first speech he almost openly calls Gorgias a coward (461b5) and he scorns Socrates as we just saw In a word he is being hubristic Socrates meets him with due irony numerous times
(CASTELNEacuteRAC 2015 6)
Troisiegravemement nous avons remarqueacute comment la seacutemantique des jeux que nous avons
deacutecideacute drsquoemployer pour repreacutesenter certaines argumentations a permis de mettre en lumiegravere
lrsquoaspect strateacutegique de lrsquointerrogation socratique Comme le dit Polos il semble que lrsquoobjectif de
Socrate soit tout entier tourneacute vers la reacutefutation de son adversaire par la mise en eacutevidence drsquoune
contradiction Cependant Socrate ne reacutefute pas agrave proprement parler son adversaire il ne fait que
relever des contradictions Par la suite lorsque les contradictions deviennent trop nombreuses
124
lrsquointerlocuteur de Socrate deacutecide de se retirer de la discussion ou un nouvel interlocuteur fait
irruption Cependant nous ne pouvons pas parler de reacutefutations mais bien plutocirct de
contradiction Il srsquoagit drsquoailleurs du sens premier du terme ἔλεγχος qui avant de signifier
reacutefutation signifie simplement examen
Enfin le dernier moment de cette premiegravere eacutetude fut une deacutemonstration expeacuterimentale de
ce que nous eacutevoquions quant au principe du tiers exclu dans les joutes Lagrave ougrave les interpregravetes
virent le plus souvent des preuves par lrsquoabsurde nous nrsquoavons trouveacute que des contradictions Il
reste alors un pas entre lrsquoantilogie et le reductio ad absurdum pouvant potentiellement ecirctre
franchi en fonction du contexte Ce laquo pas raquo ne peut cependant ecirctre franchi de maniegravere
systeacutematique
125
2 Polos et Socrate mesures et morale
De Gorgias agrave Polos [461b - 466a]
Nous venons drsquoillustrer agrave lrsquoeacutechelle drsquoun entretien (du deacutebut du dialogue jusqursquoagrave la
contradiction) lrsquoaspect strateacutegique drsquoune joute dialectique Notre repreacutesentation a en effet pour
objectif drsquoinsister non pas sur le raisonnement dans son ensemble consideacutereacute comme un bloc
monolithique qui serait admis par deux protagonistes mais bien plutocirct comme un eacutechange
strateacutegique dont lrsquoobjectif final sera pour Socrate ou pour son adversaire la mise en eacutevidence
drsquoune contradiction dans le raisonnement adverse mdash ou de la coheacuterence de sa propre penseacutee
quoique chez Platon le fait de ne pas ecirctre Eacuteleacuteate reacuteduise grandement la probabiliteacute drsquoune tel
eacutevegravenement Cependant notre travail avait aussi pour conclusion lorsque nous nous eacutetions
interrogeacutes sur la diffeacuterence entre Socrate et les sophistes que la meacutethode socratique reposait
chez Platon tout du moins sur un projet drsquoenvergure tout orienteacute vers la recherche drsquoune veacuteriteacute
ontologique (et non plus strateacutegique) Nous allons donc saisir ce deuxiegraveme moment de la lecture
du Gorgias pour illustrer ce que nous appelons lrsquoarborescence de recherche ougrave chaque nœud
serait une joute dialectique Cette combinaison justifiera alors le nom geacuteneacuteral drsquoarborescence-
tabulaire pour notre outil de repreacutesentation En bref apregraves lrsquoeacutechelle microscopique de lrsquoentretien
avec Gorgias nous allons maintenant consideacuterer lrsquoeacutechelle macroscopique de lrsquoentretien avec
Polos en le replaccedilant dans un projet plus vaste
La suite de lrsquoentretien est drsquoailleurs assez diffeacuterente de ce qursquoil eacutetait jusque lagrave Socrate
ayant deacuteclareacute avoir deacutecouvert une contradiction chez Gorgias Polos deacutecide de prendre la relegraveve
Ce dernier srsquoindigne de la meacutethode socratique lrsquoensemble des rappels eacutethiques effectueacutes durant
ce premier moment ne suffisent pas agrave convaincre Polos de la bonne foi de Socrate Polos
reproche agrave Socrate drsquoavoir fait conceacutedeacute des propositions fausses agrave Gorgias afin de le pousser agrave la
contradiction
τοῦτο ὃ δὴ ἀγαπᾷς αὐτὸς ἀγαγὼν ἐπὶ τοιαῦτα ἐρωτήματα ἐπεὶ τίνα οἴει ἀπαρνήσεσθαι μὴ οὐχὶ καὶ αὐτὸν ἐπίστασθαι τὰ δίκαια καὶ ἄλλους διδάξειν
126
[crsquoest] cela qui te reacutejouit drsquoautant plus si crsquoest toi qui y pousse avec tes questions Vraiment te figures tu que lrsquoon contesterait savoir ce que sont les choses justes et les enseigner quand mecircme
(PLATON Gorgias 461c)
Pour Polos la malhonnecircteteacute est manifeste car il est impossible de pouvoir preacutetendre enseigner ce
qursquoest ou ce que nrsquoest pas le juste tout en ne le connaissant pas soi-mecircme Pour cette raison
Polos deacuteclare la contradiction caduque et la justifie par une laquo faiblesse raquo de Gorgias Socrate
deacutecide donc drsquoinviter Polos agrave prendre la place de Gorgias afin de constater si lui aussi tomberait
dans une pareille contradiction
καὶ νῦν εἴ τι ἐγὼ καὶ Γοργίας ἐν τοῖς λόγοις σφαλλόμεθα σὺ παρὼν ἐπανόρθου δίκαιος δ᾽ εἶ καὶ ἐγὼ ἐθέλω τῶν ὡμολογημένων εἴ τί σοι δοκεῖ μὴ καλῶς ὡμολογῆσθαι ἀναθέσθαι ὅτι ἂν σὺ βούλῃ [hellip]
Ainsi en ce moment mecircme si dans nos propos agrave Gorgias et moi il y a quelque chose drsquoinexact corrige-nous tu le dois Et je veux si nous nous sommes mis drsquoaccord sur un point qui te paraicirct faux que tu me fasses rejouer mon coup [hellip]
(PLATON Gorgias 461c-d [trad modif LAFFITTE])
Lrsquoironie socratique est encore une fois une neacutecessiteacute face agrave un personnage indigneacute et en colegravere
lrsquoart de la conversation neacutecessite au preacutealable la reacuteintroduction drsquoune perspective de recherche
commune crsquoest-agrave-dire un inteacuterecirct pour lrsquointerlocuteur de Socrate agrave continuer le dialogue Nous
remarquons ici encore comment cette recherche de veacuteriteacute semble adopter un caractegravere ludique
(au sens premier du terme) La reacutefeacuterence au jeu de pions nrsquoest drsquoailleurs pas un hasard il est clair
que Socrate et les sophistes jouent le mecircme jeu mais pour des motifs diffeacuterents Ce moment peut
donner lrsquoimpression (volontaire) que Socrate nrsquoest plus alors en train de chercher la veacuteriteacute mais
srsquoamuse simplement agrave reacutefuter les thegraveses de ses interlocuteurs agrave la suite (agrave lrsquoimage drsquoun Gorgias
preacutetendant pouvoir reacutepondre agrave toute question) Cette interpreacutetation nrsquoest pourtant que partielle
car il apparaicirct au delagrave de la satisfaction immeacutediate de la reacutefutation que Socrate deacutesire
neacuteanmoins arriver agrave une position finale exempte de toute contradiction La suite du dialogue
appuiera davantage ce point comme nous le verrons
Cependant chose remarquable les rocircles srsquoinversent agrave cet instant et Socrate entre dans la
posture du Reacutepondant Lrsquoobjectif de Platon est compreacutehensible apregraves avoir critiqueacute la position
127
de Gorgias il convient maintenant pour Platon agrave travers la figure de lrsquoauteur drsquoavancer sa thegravese
Comme toujours chez Platon il nrsquoy a pas de hasard en vertu notamment du postulat theacuteacirctral tel
que nous lrsquoeacutevoquions parmi nos hypothegraveses de recherche Cette transition est agrave lrsquoeacutevidence une
rupture manifeste dans la maiumleutique comme art de la recherche de veacuteriteacute Socrate nous montre
alors comment il convient drsquoagir dans une telle situation Il faut flatter lrsquoadversaire et donner
lrsquoillusion que celui-ci a le dessus sur la situation bien souvent les dialogues se concluent par un
malaise chez lrsquointerlocuteur celui-ci nrsquoayant pas eacuteteacute capable de deacutefinir son propre objet Voilagrave
alors tout lrsquointeacuterecirct de ce passage faussement eacutelogieux de Socrate vis-agrave-vis de la jeunesse
qursquoincarne Polos et ougrave Socrate espegravererait voir celui-ci le laquo corriger raquo de ses erreurs Seul le
lecteur naiumlf pourrait prendre ce passage au pied de la lettre Platon joue drsquoailleurs beaucoup de
lrsquoironie socratique pour non seulement eacuteclairer ce que nous disions plus haut mais aussi pour
discreacutediter certains personnages aupregraves du lecteur Ici par exemple Polos apparaicirct clairement
comme un personnage peu enclin agrave la discussion et encore moins agrave discerner lrsquoironie de la
sinceacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence la recherche de veacuteriteacute sur le monde par delagrave les preacutejugeacutes sensibles ne
sera pas simple avec ce personnage Pourtant Socrate se sacrifie Comme il est eacutecrit dans la
Reacutepublique au livre VII le philosophe doit retourner dans la caverne pour sortir les autres de
leur ignorance Crsquoest cela que Socrate reacutealise devant nous en ne renonccedilant jamais au dialogue
mais en lui donnant des regravegles pour que celui-ci ait un sens 86
La regravegle principale que Socrate deacutesire imposer est cruciale elle deacutefinit la condition mecircme
du dialogue la micrologie (que nous opposons agrave la macrologie agrave savoir lrsquoart des longs
discours) Socrate demande agrave Polos de continuer lrsquoentretien par de courtes questions et reacuteponses
condition sine qua non de la recherche dialectique selon lui Comme eacutevoqueacute lors de la premiegravere
intervention de Polos avant lrsquoentretien avec Gorgias les longs discours ne reacutepondent pas aux
questions ils permettent uniquement de perdre lrsquoadversaire (dans un contexte agonistique) dans
les meacuteandres drsquoun raisonnement trop long agrave reacutefuter Il est neacutecessairement plus long de reacutefuter un
raisonnement que drsquoeacutenoncer le raisonnement fallacieux lui-mecircme La macrologie est donc agrave la
Lrsquoenreacutegimentation du dialogue lui donne agrave la fois une direction crsquoest-agrave-dire oriente la recherche et 86
dans le mecircme temps la justifie en lui attribuant une signification Nous jouons alors sur la polyseacutemie du sens en franccedilais Par ces regravegles le dialogue devient senseacute et censeacute
128
fois un moyen de faire perdre le cours du dialogue agrave lrsquoadversaire et aux auditeurs mais aussi un
habile moyen pour gagner du temps car il devient impossible pour lrsquoopposant de prendre assez
de temps pour reacutefuter la totaliteacute de la proposition initiale Pourtant quiconque a lu le Gorgias ne
peut que srsquoeacutetonner drsquoune pareille argumentation de la part de Socrate qui le plus souvent
monopolise la parole et qui finira mecircme le dialogue par ne plus que parler seul face au
deacutesinteacuteressement de Calliclegraves Neacuteanmoins il faut ici garder agrave lrsquoesprit qursquoil srsquoagit avant tout du
principe maiumleutique et que pour cette raison Socrate parle beaucoup mais pas trop
Bien que nous allions revenir dans la derniegravere partie de notre travail sur les monologues
socratiques de la fin du Gorgias nous pouvons deacutejagrave eacutevoquer la raison principale de cette
diffeacuterence de traitement la juste mesure Quand bien mecircme Socrate parlerait parfois beaucoup 87
plus que Polos Gorgias ou Calliclegraves il ne parle jamais trop Socrate est toujours soit dans son
raisonnement soit dans une ironie dont la viseacutee est seulement de maintenir les conditions du
dialogue Agrave lrsquoinverse mecircme srsquoils parlent parfois peu il nrsquoempecircche que les sophistes ne sont pas
agrave chaque intervention dans le sens du dialogue lrsquoobjectif est avant tout pour eux de sortir
victorieux de lrsquoeacutechange Bien au contraire agrave de nombreuses reprises ceux-ci tentent de perturber
lrsquoauditoire et lrsquoadversaire afin de remporter la joute sans se preacuteoccuper de la justesse de leur
propos Plus preacuteciseacutement drsquoapregraves la conclusion de notre premier chapitre sur le fonctionnement
des joutes la veacuteriteacute des sophistes nrsquoest autre qursquoune simple strateacutegie gagnante En cela le simple
fait drsquoecirctre victorieux est un preuve temporaire de la veacuteraciteacute de lrsquoargumentation Cela ne
fonctionne plus chez Platon pour qui la veacuteriteacute nrsquoa drsquoautre juge que le reacuteel lui-mecircme Lrsquoexteacuterieur
de la caverne est le monde le plus reacuteel davantage reacuteel que les ombres projeteacutees sur le fond de la
salle La macrologie du sophiste (au sens geacuteneacuteral) est ainsi une strateacutegie dont lrsquounique objectif
est de deacutestabiliser lrsquoadversaire Crsquoest donc potentiellement une strateacutegie gagnante mais dans
lrsquooptique plus honnecircte de la recherche de veacuteriteacute comme absolu commun reacutesultant drsquoun effort de
dialogue cette macrologie est une consideacuterable perte de temps qursquoil faut impeacuterativement
eacuteradiquer Un bon dialogue repose sur la juste mesure du temps de parole mesure non pas
Agrave ne pas confondre avec la mesure du juste que nous allons aborder par la suite Nous nous inspirons 87
ici et pour la suite de maniegravere pousseacutee des travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot et notamment du chapitre VI de son ouvrage Platon lrsquoinvention de la philosophie deacutejagrave preacuteceacutedemment citeacute dans notre travail
129
arithmeacutetique (dureacutees toujours identiques) mais geacuteomeacutetrique (dureacutees toujours proportionnelles agrave
la neacutecessiteacute du propos) En cela les monologues socratiques de la fin du Gorgias respectent la
juste mesure quoique nous y reviendrons par la suite
Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b]
Nous nous concentrons maintenant sur un passage assez court et qui pourtant requiert une
vaste compreacutehension de lrsquoœuvre de Platon pour ecirctre pleinement abordeacute Apregraves un deacutebat
initialement sur la nature de la rheacutetorique Polos deacuteplace lrsquoobjet vers la puissance des orateurs
dans la citeacute Polos refuse cateacutegoriquement la critique de Socrate et deacuteclare que la supreacutematie de
la rheacutetorique vient de sa capaciteacute agrave rendre un homme tout-puissant dans la citeacute Il srsquoappuie alors
sur lrsquoargumentaire de Gorgias que lrsquoon trouve par exemple dans lrsquoEacuteloge drsquoHeacutelegravene et qursquoil vient
drsquoeacutenoncer (456a- 457c)
[hellip) la puissance eacuteminente de la rheacutetorique qui [] permet [au sophiste] dans le cadre drsquoun deacutebat public de lrsquoemporter sur nrsquoimporte qui y compris un speacutecialiste agrave nrsquoimporte quel sujet
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 171)
Il srsquoagit drsquoun argument de fait la deacutevaluation socratique est contredite par le constat empirique
de la toute puissance des rheacuteteurs dans la citeacute deacutemocratique ce qui a eacuteteacute eacutetabli par Gorgias agrave la
fin de la premiegravere joute Pour le rheacuteteur les plus grands hommes sont dans une citeacute
deacutemocratique les eacutequivalents des tyrans ceux-ci possegravedent droit de vie ou de mort sur les autres
citoyens Cette capaciteacute est lrsquoincarnation drsquoun pouvoir absolu pour Polos Pourtant Socrate
remarque que lrsquoassimilation de la puissance agrave un bien conduit les rheacuteteurs agrave nrsquoavoir aucune
puissance srsquoils ne peuvent atteindre un but valable La joute qui va suivre portera donc sur un
problegraveme de mesure opposant drsquoune part lrsquoargumentation empirique de Polos et lrsquoargumentation
rationnelle de Socrate (cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172)
Socrate va alors jouer le jeu de Polos afin de le contredire sur son propre terrain Il
commence par distinguer la connaissance rationnelle de lrsquoopinion Cet argument nrsquoest pas sans
rappeler le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature dont nous parlions un peu plus tocirct La
meacutethodologie eacuteleacuteate en grande partie agrave lrsquoœuvre dans la maiumleutique socratique passe par cette
130
distinction primordiale entre ce que les mortels croient et la veacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence lrsquoobjectif du
philosophe est de toujours deacutepasser lrsquoopinion afin de preacutetendre agrave une connaissance vraie sur le
monde Or le tyran comme le sophiste ne srsquoen tient qursquoagrave ses opinions et nrsquoa pas de jugement
vrai (au sens platonicien) sur le monde Ainsi ce dernier fait ce qursquoil croit ecirctre bien pour lui
mais nrsquoen a en fait aucune reacuteelle ideacutee Un homme preacutesenteacute comme theacuteorique et deacutepourvu
drsquointelligence laquo se tromperait presque ineacutevitablement et choisirait le pire pour lui raquo (SEacuteGUY-
DUCLOT 2014 172) Ainsi conclut Socrate quand bien mecircme la puissance serait un bien comme
le disait Polos cet homme incapable drsquoagir dans son propre inteacuterecirct serait incapable drsquoaller vers
un quelconque bien Lrsquoobjectif de la joute pour Socrate est donc le suivant prouver que le tyran
souffre drsquoune impuissance radicale (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172) En deacutemontrant ceci Socrate
reacutefutera Polos
Mais Polos refuse une distinction seacutemantique cruciale entre laquo faire ce que bon nous
semble raquo et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo Le rheacuteteur qursquoil est ne la refuse pas simplement mais en
profite pour rabaisser Socrate et traiter son argumentation de laquo pitoyable raquo Lagrave encore le
personnage de Socrate nous donne une leccedilon de patience et drsquoironie Bien plutocirct que de
srsquoeacutenerver Socrate reacutepond agrave Polos avec une fausse politesse eacutevidente Lrsquoobjectif est ici de ne pas
laisser le dialogue sombrer dans lrsquoeacuteristique qui reposerait plus sur des injures que sur des
arguments logiques Socrate parvient mecircme agrave revenir dans la position du questionneur (situation
ideacuteale puisque permettant de conduire lrsquoentretien bien plus facilement) En prenant lrsquoexemple
drsquoun malade prenant un meacutedicament non pas pour le plaisir de boire la potion mais pour son effet
curatif Socrate fait reconnaitre agrave Polos qursquoune action nrsquoest jamais faite pour elle-mecircme mais
seulement en vue de sa finaliteacute De la mecircme maniegravere les marins ne sillonnent pas les mers pour
le simple fait de sillonner les mers mais pour acqueacuterir des richesses Socrate opegravere ensuite une
tripartition entre les choses (dans le sens drsquoactions) quant agrave lrsquoeacutevaluation de leur viseacutee certaines
sont bonnes drsquoautres mauvaises et drsquoautres enfin neutres Polos reconnait cette division Mais
directement apregraves Socrate fait aussi conceacuteder agrave Polos que les actions neutres ne sont en fait
jamais une fin mais un moyen vers un bien Par exemple on ne marche pas pour marcher mais
pour se deacuteplacer aller agrave un endroit Ainsi mecircme si la marche en elle-mecircme est une activiteacute
consideacutereacutee comme neutre sa finaliteacute est celle drsquoune bonne action De la mecircme maniegravere Socrate
131
fait reconnaitre agrave Polos que mecircmes les pires actions telles que faire peacuterir un homme ou lrsquoexiler
ne sont jamais faites dans un autre but que notre propre bien Socrate vient ainsi de deacutefinir
quelque chose drsquoimportant pour la suite toute action bonne neutre ou mauvaise est toujours
accomplie dans le sens de ce que nous pensons pouvoir nous apporter un certain bien Par ce
raisonnement Socrate vient de lier intrinsegravequement toute action avec la volonteacute drsquoun bien
personnel pour lrsquoagent Cet eacuteleacutement est primordial il va permettre la mise en place des
paradoxes socratiques et par la suite la reacutefutation des positions de Polos
La distinction qursquoeffectue Socrate part du principe eacutetabli que toute action vise le bien pour
son agent Si le tyran dans sa toute puissance commet une action qui se reacutevegravele nuisible pour lui
alors il nrsquoa pas pu faire ce qursquoil voulait puisque celui-ci voulait neacutecessairement son propre bien
Nous voyons comment Platon joue avec la volonteacute ponctuelle drsquoune part et la volonteacute finale
drsquoautre part La volonteacute ponctuelle est lrsquoaction que lrsquohomme veut faire agrave un instant donneacute Mais
chaque action reacutesultant de la volonteacute ponctuelle srsquoinscrit dans un projet plus geacuteneacuteral de volonteacute
finale crsquoest-agrave-dire le bien de lrsquoagent En subordonnant toute volonteacute ponctuelle agrave la volonteacute
finale Socrate permet de distinguer clairement laquo faire ce que bon nous semble raquo (volonteacute
ponctuelle) et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo (volonteacute finale) Tout homme veut le bien mais son
ignorance ne lui permet pas toujours drsquoaccorder sa volonteacute ponctuelle et sa volonteacute finale La
critique de Socrate repose donc sur lrsquoignorance du rheacuteteur Le tyran qui ne sait pas peut tout
faire de faccedilon ponctuelle mais pas de faccedilon finale La connaissance du juste est neacutecessaire agrave
lrsquoomnipotence
Le rheacuteteur confond pouvoir et puissance potestas et potentia Le pouvoir est la reacutealiteacute du
tyran il srsquoagit de son champ drsquoaction son intensiteacute dans lrsquoacte En cela le tyran est lrsquohomme
avec le plus de pouvoir Le pouvoir rejoint lrsquoautoriteacute lrsquoeffet immeacutediat sur les autres La
puissance agrave lrsquoinverse est un rapport agrave soi passant par une connaissance du reacuteel Crsquoest agrave la fois un
savoir et une vertu Socrate est le personnage le plus puissant en accordant agrave la perfection ce
qursquoil veut agrave la reacutealiteacute du monde La fin de la puissance nrsquoest pas drsquoexercer un pouvoir sur autrui
mais sur soi Le sophiste absolu incarneacute par la suite par Calliclegraves est maitre de lrsquounivers sans
ecirctre maitre de lui-mecircme il est pur pouvoir La volonteacute de puissance implique de commander agrave ce
132
qui est en soi elle implique drsquoobeacuteir agrave ce qui est plus grand que soi Si nous deacutesirons ici prendre le
temps de la reacuteflexion sur ces notions de pouvoir et de puissance crsquoest avant tout pour insister sur
la faccedilon avec laquelle Platon parvient comme nous lrsquoeacutevoquions plus haut agrave joindre diffeacuterents
plans de sa penseacutee Comme nous lrsquoeacutevoquions la diffeacuterence entre le philosophe et le sophiste
repose dans sa pratique du dialogue sur la preacutesence pour le philosophe drsquoune finaliteacute deacutepassant
lrsquohorizon simple de la victoire de la joute oratoire De la mecircme maniegravere dans le Gorgias il
apparaicirct clairement que la distinction entre la puissance et le pouvoir relegraveve du mecircme problegraveme
Finalement tout ceci pourrait se reacutesumer agrave la partie de lrsquoacircme mise en avant selon le personnage
Dans le cas du philosophe toute lrsquoacircme est tourneacutee vers laquo les choses de lrsquointellect raquo (νοῦς) alors
que le tyran (crsquoest-agrave-dire le sophiste dans ce qursquoil est de plus extrecircme) tourne son acircme vers laquo les
plaisirs mateacuteriels raquo (ἐπιθυmicroία)
Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes
laquo Nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo La conclusion socratique semble intenable En effet
drsquoapregraves lrsquoensemble de ses positions Socrate semble deacutefendre lrsquoideacutee selon laquelle toute action a
pour finaliteacute le bien Mais la situation est indeacutefendable sur le plan juridique Comment peut-on
garder un systegraveme judiciaire reposant sur la responsabiliteacute des actes si toute injustice devient
neacutecessairement involontaire Ce problegraveme nrsquoen est pourtant pas un pour Platon nous deacutecidons
de regarder les thegraveses platoniciennes sous un aspect plus geacuteneacuteral En effet notre approche
dialogique nous a bien souvent conduit agrave ne voir dans les joutes socratiques que des strateacutegies
gagnantes vides de reacutealiteacutes Cependant le moment nous semble ici ideacuteal pour justifier au plan
large (crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble du corpus et non plus seulement drsquoune œuvre prise
isolement) que le personnage de Socrate est le vecteur de thegraveses platoniciennes Ces thegraveses
deacutepassent les apories de surface pour prendre un sens nouveau une fois pleinement remises dans
leur contexte
En vertu des thegraveses eacutenonceacutees dans lrsquoHippias mineur celui qui manque son objectif
volontairement est meilleur que celui qui le fait sans en avoir le choix Par exemple celui qui
court lentement par choix est un meilleur coureur que celui qui court lentement par neacutecessiteacute
133
mdash Ἐν δρόμῳ μὲν ἄρα πονηρότερος ὁ ἄκων κακὰ ἐργαζόμενος ἢ ὁ ἑκών mdash Ἐν δρόμῳ γε
mdash Dans la course celui qui fait un mauvais travail involontairement est plus mauvais que celui qui le fait volontairement mdash Oui dans la course
(PLATON Hippias mineur 374a)
Mais dans ce cas celui qui manquerait volontairement la justice de son action serait plus juste
que celui qui le ferait par erreur Lrsquohomicide volontaire serait par exemple moins grave que
lrsquohomicide involontaire du simple fait que dans le premier cas le criminel aurait eu conscience
de ce qursquoil eucirct fallu faire de juste mais aurait volontairement choisi lrsquoinjustice Nous voyons
combien la discussion entre Polos et Socrate est grave il ne srsquoagit plus simplement de deacutefinir
lrsquoactiviteacute des orateurs dans la citeacute mais de rendre raison drsquoun systegraveme juridique reposant sur
lrsquointentionnaliteacute des actes La distinction repose ici sur les deux termes preacuteceacutedemment citeacutes
laquo volontaire raquo (ἑκών [374a]) et laquo involontaire raquo (ἄκων) Le dialogue de lrsquoHippias mineur ne
propose ici aucune solution et se termine par une aporie Toutefois la difficulteacute est leveacutee dans un
autre dialogue le Protagoras (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 175)
ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι ἀλλ᾽ εὖ ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν
Pour moi je suis agrave-peu-pregraves persuadeacute quaucun sage ne croit que qui que ce soit pegraveche de plein greacute et fait de propos deacutelibeacutereacute des actions honteuses et mauvaises mais ils savent tregraves bien que tous ceux qui commettent des actions de cette nature les commettent involontairement
(PLATON Protagoras 345d-e [trad modif COUSIN])
Le Gorgias se place donc agrave la suite de cette consideacuteration qui est que la volonteacute finale ne peut
ecirctre que le bien Il devient donc impossible de commettre une injustice involontairement ce qui
supprime de facto lrsquoaporie de lrsquoHippias mineur Mais cette solution qui supprime lrsquoinjustice
volontaire ne permet pas dans un systegraveme peacutenal de consideacuterer lrsquoinjustice involontaire comme
moins grave puisque lrsquoinjustice devient neacutecessairement involontaire Nous retrouvons ici lrsquoideacutee
deacutefendue par Aristote dans son Eacutethique agrave Nicomaque
134
ἔτι δὲ τί διαφέρει τῷ ἀκούσια εἶναι τὰ κατὰ λογισμὸν ἢ θυμὸν ἁμαρτηθέντα φευκτὰ μὲν γὰρ ἄμφω δοκεῖ δὲ οὐχ ἧττον ἀνθρωπικὰ εἶναι τὰ ἄλογα πάθη ὥστε καὶ αἱ πράξεις τοῦ ἀνθρώπου ltαἱgt ἀπὸ θυμοῦ καὶ ἐπιθυμίας ἄτοπον δὴ τὸ τιθέναι ἀκούσια ταῦτα
Et de plus quelle diffeacuterence fait-on si elles sont commises contre notre greacute entre les fautes de calcul et les fautes dues agrave lrsquoardeur Elles sont en effet agrave proscrire toutes les deux Or les fautes sans calcul semble-t-il ne sont pas moins humaines De sorte que sont aussi le fait de lrsquohomme les actions qui procegravedent de lrsquoardeur et de lrsquoappeacutetit Il est donc deacuteplaceacute de poser lagrave des actes non consentis
(ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque III 1 1111b1 [trad modif BODEacuteUumlS])
Nous devons alors nous tourner vers le dernier dialogue de Platon pour comprendre
comment sortir deacutefinitivement de lrsquoaporie et reacuteintroduire un systegraveme judiciaire capable drsquoagir
dans la citeacute Il srsquoagit des Lois IX
si nous voulons accorder le laquo nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo et les neacutecessiteacutes du systegraveme peacutenal nous ne pouvons affirmer qursquoil y a agrave la fois une injustice volontaire et une injustice involontaire Il srsquoagit drsquoun problegraveme dialectique tout reacuteside dans le choix de la bonne distinction agrave opeacuterer
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176)
Seacuteguy-Duclot remarque que la distinction ne repose plus sur lrsquoinjustice volontaire ou non mais
sur la notion de laquo dommage raquo (βλάβη [862a]) entre un dommage qui relegraveve de lrsquoinjustice et un
dommage qui nrsquoen relegraveve pas laquo Tout dommage nrsquoest pas une injustice il peut nrsquoecirctre qursquoun
dommage involontaire raquo (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176) Le lecteur devra alors remarquer la
pirouette fantastique opeacutereacutee par Platon qui plutocirct que de deacutemontrer que toute injustice est
involontaire deacutemontre agrave lrsquoinverse que lrsquoinjustice involontaire nrsquoexiste pas Ceci peut alors
sembler paradoxal et aller agrave lrsquoencontre de la thegravese deacutefendue plus tocirct consistant agrave renier
lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune volonteacute meacutechante Bien au contraire en srsquoappuyant sur la distinction que
nous avons preacuteceacutedemment eacutenonceacutee il apparaicirct clairement que tout le raisonnement repose sur les
ambiguiumlteacutes de certains mots La volonteacute nrsquoest pas simplement ce que lrsquoon deacutesire faire de maniegravere
immeacutediate mais ce vers quoi lrsquoon tend de maniegravere finale il srsquoagit de la diffeacuterence que nous
consideacuterions plus tocirct entre volonteacutes finale et ponctuelle Une injustice doit toujours ecirctre
volontaire puisque une injustice est la reacutesultante drsquoune action meacutediteacutee de maniegravere ponctuelle
135
comme moyen drsquoatteindre le bien Lrsquoinjustice est donc la cause drsquoune ignorance de la part de
lrsquoagent incapable de comprendre le lien reacuteel entre son action immeacutediate et ses conseacutequences
ultimes Ecirctre injuste crsquoest ne pas savoir ce qui reacutesultera de notre action Les dommages en
revanche ne sont pas neacutecessairement lieacutes agrave la volonteacute de lrsquoagent Il existe des dommages
involontaires lorsque les conseacutequences de lrsquoaction sont totalement impreacutevisibles En revanche
lrsquoinjustice est toujours volontaire puisque elle est un autre nom pour un laquo mauvais jugement raquo
En suivant notre raisonnement le lecteur pourra ecirctre surpris drsquoy voir surgir un autre
paradoxe apparement plus dur encore agrave deacutepasser Si lrsquoinjustice ne relegraveve pas drsquoune mauvaise
volonteacute mais drsquoune ignorance du bien comment peut-on condamner un homme pour son
ignorance Le problegraveme semble persister et aucun des dialogues eacutetudieacutes nrsquoapporte de reacuteponse agrave
cette question Les lois amegravene un premier eacuteleacutement de reacuteponse Lrsquoinjustice trouve sa source dans
le laquo cœur raquo (θυmicroός [863b] le laquo plaisir raquo (ἡδονή) et lrsquolaquo ignorance raquo (ἄγνοια) Selon Platon
lrsquoinjustice prend place quand lrsquoignorance conduit agrave prendre un plaisir pour le bien Nous pouvons
alors sortir du paradoxe en rapprochant ce raisonnement de ce que nous avions conclu agrave la suite
du livre VI de la Reacutepublique En effet la tripartition de lrsquoacircme et le dualisme ontologique sont la
cause reacuteelle de lrsquoinjustice mais aussi de sa responsabilisation Le cœur comme expliqueacute dans le
Phegravedre est la source du choix de vie chez lrsquohomme Il faut donc que lrsquohomme tourne tout entier
son cœur vers la raison et reacutesiste agrave la distraction de lrsquoeacutetalon noir les deacutesirs
ὅταν δ᾽ οὖν ὁ ἡνίοχος ἰδὼν τὸ ἐρωτικὸν ὄμμα πᾶσαν αἰσθήσει διαθερμήνας τὴν ψυχήν γαργαλισμοῦ τε καὶ πόθου κέντρων ὑποπλησθῇ ὁ μὲν εὐπειθὴς τῷ ἡνιόχῳ τῶν ἵππων ἀεί τε καὶ τότε αἰδοῖ βιαζόμενος ἑαυτὸν κατέχει μὴ ἐπιπηδᾶν τῷ ἐρωμένῳ ὁ δὲ οὔτε κέντρων ἡνιοχικῶν οὔτε μάστιγος ἔτι ἐντρέπεται σκιρτῶν δὲ βίᾳ φέρεται καὶ πάντα πράγματα παρέχων τῷ σύζυγί τε καὶ ἡνιόχῳ ἀναγκάζει ἰέναι τε πρὸς τὰ παιδικὰ καὶ μνείαν ποιεῖσθαι τῆς τῶν ἀφροδισίων χάριτος
Quand la vue dun objet propre agrave exciter lamour agit sur le cocher embrase par les sens son acircme tout entiegravere et lui fait sentir laiguillon du deacutesir le coursier qui est soumis agrave son guide domineacute sans cesse et dans ce moment mecircme par les lois de la pudeur se retient dinsulter lobjet aimeacute mais lautre ne connaicirct deacutejagrave plus ni laiguillon ni le fouet il bondit emporteacute par une force indomptable cause les disgracircces les plus factieuses au coursier qui est avec lui sous le joug et au cocher les entraicircne vers lobjet de ses deacutesirs et apregraves une volupteacute toute sensuelle
136
(PLATON Phegravedre 254a [trad modif COUSIN])
Lrsquohomme est donc responsable de ce vers quoi il se tourne De plus les plaisirs sont une
image deacuteteacuterioreacutee du bien dans le monde sensible Il y a donc une plus faible proportion drsquoecirctre
dans les plaisirs sensibles que dans les strates supeacuterieures des plaisirs intelligibles Lrsquoinjustice est
donc la reacutesultante drsquoune mauvaise orientation de lrsquoacircme conduisant lrsquohomme agrave prendre une image
sensible pour une reacutealiteacute intelligible
Nous en sommes responsables parce que la laquo ligne raquo de lrsquoecirctre est verticale et paradoxalement non lineacuteaire Le bien nrsquoest pas un terme quelconque il correspond au sommet agrave la fois de lrsquoecirctre et de la connaissance et pourtant du fait de la non-lineacuteariteacute nous sommes libres de ne pas le suivre Il y a donc non pas une neacutecessiteacute de connaissance mais un devoir de connaissance
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 180)
Crsquoest drsquoapregraves ce laquo devoir de connaissance raquo que lrsquohomme peut juger et ecirctre jugeacute dans la citeacute Ce
que nous venons drsquoexpliquer ne couvre eacutevidemment pas la totaliteacute de la question morale chez
Platon loin srsquoen faut Cependant nous sommes deacutejagrave en possession de nombreux eacuteleacutements nous
permettant de comprendre de maniegravere plus claire le chemin parcouru Nous pouvons alors
repreacutesenter selon notre modegravele arborescent la totaliteacute du raisonnement effectueacute sur cette question
morale
137
FIG 17 REPREacuteSENTATION ARBORESCENTE DU PROBLEgraveME DE LrsquoINJUSTICE88
Cette repreacutesentation se lit du bas vers le haut La premiegravere aporie apparaicirct dans lrsquoHippias mineur
Socrate srsquoy interroge sur la diffeacuterence entre celui qui manque son but volontairement et celui qui
le manque involontairement Si cela fonctionne dans le cas de la course (un coureur qui va
volontairement lentement est meilleur qursquoun coureur condamneacute agrave ne pas aller vite) Socrate doit
reconnaitre que cela ne fonctionne plus dans le cas de la morale Tout du moins le problegraveme est
Nous utilisons dans cette repreacutesentation le symbole laquo perp raquo pour signaler une antilogie ou toute forme 88
drsquoinvaliditeacute du raisonnement (par exemple lrsquoincapaciteacute de juger un individu) On peut alors parler drsquoaporie plutocirct que drsquoantilogie
138
Hippias mineur
Protagoras
Lois IX
perp
perp
perp
perp
Gorgias
Reacutepublique Phegravedre
Celui qui commet une injustice volontairement est meilleur que celui qui le fait involontairement
Il est impossible de juger les hommes pour leurs actes car personne ne commet lrsquoinjustice volontairement
Toute injustice est
condamnable
Nul ne deacutesire lrsquoinjuste
comme finaliteacute mais
cer ta ins le deacutes irent
comme moyen
Lrsquohomme est responsable
de ce sur quoi il applique
son acircme
poseacute mais il ne trouve pas de reacuteponse satisfaisante Un eacuteleacutement de reacuteponse se trouve alors dans le
Protagoras ce qui permet de deacutepasser lrsquoaporie en eacuteclairant sous un autre jour le problegraveme La
thegravese deacuteveloppeacutee est la mecircme que celle qui sera reprise par la suite dans le Gorgias agrave savoir
qursquoen morale il est impossible de volontairement rater sa cible On ne peut pas viser ce que lrsquoon
ne considegravere pas ecirctre le bien ou agrave lrsquoinverse nos actions ne peuvent que viser ce que nous
consideacuterons ecirctre le bien Le problegraveme de lrsquoHippias mineur est donc en partie reacutesolu le problegraveme
nrsquoexiste pas Cependant une autre aporie fait son apparition dans ce cas comment peut-on
juger les hommes si ceux-ci ne peuvent que viser ce qursquoils considegraverent comme eacutetant le bien
Pour cette raison le Protagoras remplace une aporie theacuteorique par une aporie pragmatique Les
Lois IX nous donnent une reacuteponse mais agrave lrsquoextrecircme opposeacute de nos attentes Il ne srsquoagit plus de
faire la distinction entre injustice volontaire ou involontaire mais entre les dommages reacutesultant
drsquoune injustice ou non Ainsi Platon condamne tout dommage reacutesultant drsquoune injustice ce qui
est lrsquoinverse de ce que le lecteur imagine toute injustice est certes involontaire mais toute
injustice est condamnable La situation semble tout aussi aporeacutetique que preacuteceacutedemment quoique
les choses avancent Le Gorgias sans reacutepondre directement permet neacuteanmoins de percevoir la
penseacutee de Platon en filigrane il existe une distinction entre le moyen et la finaliteacute drsquoune action
On peut vouloir le mal comme un moyen pour arriver agrave ce que lrsquoon pense ecirctre le bien (comme
finaliteacute) Il est alors selon Platon condamnable de deacutesirer une action injuste mecircme dans
lrsquooptique finale du bien Pour justifier cette responsabiliteacute agrave deacutesirer lrsquoinjuste il faut enfin se
tourner vers la theacuteorie de lrsquoacircme dans la Reacutepublique et le Phegravedre Nous remarquons alors ce qui
fait lrsquouniciteacute et lrsquouniteacute de la thegravese platonicienne chaque raisonnement semble isolement
aporeacutetique Pourtant une fois reacuteinteacutegreacutees agrave un projet plus vaste plus large il devient clair que les
apories ne sont que des moments de la reacuteflexion Il est aussi remarquable que lrsquoaporie des Lois
trouve sa solution dans son double theacuteorique la Reacutepublique Lrsquoeacutecriture de Platon nrsquoeacutetait pas
lineacuteaire et toutes les reacuteponses ne se trouvent pas dans son dernier ouvrage Drsquoapregraves notre lecture
la Reacutepublique contient en elle les fondements theacuteoriques servant ainsi de reacuteponse aux autres
apories preacuteceacutedemment souleveacutees
Plus qursquoun simple choix visuel cette repreacutesentation arborescente vise selon nous agrave
montrer comment les apories locales disparaissent agrave lrsquoeacutechelle globale Nous le disions au deacutebut
139
de notre travail Platon est un dramaturge Dans ce cas il convient de lire un dialogue non pas
comme une piegravece entiegravere mais simplement comme une scegravene La succession des apories ou des
difficulteacutes ne repreacutesente pas la fin du raisonnement mais sa condition En cela lrsquoapproche de
Platon est dialectique car chaque problegraveme est consideacutereacute pour lui-mecircme puis replaceacute dans un
scheacutema de compreacutehension globale bien plus profond
140
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue
La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d]
Le dernier moment de notre travail portera sur la partie du dialogue entre Socrate et
Calliclegraves ainsi que sur le rocircle du mythe final dans la dialectique du Gorgias Bien que ce moment
soit le plus long dans le dialogue du Gorgias nous nrsquoy consacrerons pas autant de temps qursquoil
faudrait pour mener une analyse complegravete de ce passage En effet ayant deacutejagrave illustreacute le
fonctionnement de notre outil repreacutesentatif dans les deux preacuteceacutedentes parties nous preacutefeacuterons ici
nous consacrer aux caractegraveres plus uniques de lrsquoentretien entre Socrate et Calliclegraves agrave savoir le
rejet du dialogue par Calliclegraves ainsi que les recours mythologiques de Socrate Il semble en effet
neacutecessaire de srsquointerroger sur la preacutesence drsquoun mythe en guise de conclusion drsquoun dialogue
pourtant toujours plus rigoureux dans son application des regravegles de lrsquoeacutechange dialectique Nous
nous proposons de confronter le sens du mythe avec son contexte narratif afin drsquoen deacuteduire sa
viseacutee mais aussi son fonctionnement
Afin de comprendre la progression du dialogue nous devons dans un premier temps
comprendre les thegraveses avanceacutees par les deux partis Calliclegraves arrive agrave la suite de la reacutefutation de
Polos Ce que remarque drsquoembleacutee Calliclegraves crsquoest la valeur subversive des propos de Socrate
Pour Calliclegraves les thegraveses socratiques ne sont que des positions volontairement choquantes que
personne (pas mecircme Socrate) ne pourrait veacuteritablement consideacuterer comme vraie
Εἰπέ μοι ὦ Χαιρεφῶν σπουδάζει ταῦτα Σωκράτης ἢ παίζει 89
Dit moi Cheacutereacutephon Socrate est-il seacuterieux ou joue-t-il
(PLATON Gorgias 481b)
Il va en toute logique chercher parmi les preacuteceacutedents arguments de Polos la cause de sa
contradiction Cette erreur est en fait la mecircme chez Polos que chez Gorgias quelque temps
avant il srsquoagit drsquoun abus de conformisme (ou un manque de courage) qui les a empecirccheacute de
soutenir leur thegravese par honte laquo Il a eu honte de dire ce qursquoil pensait raquo (αἰσχυνθεὶς ἃ ἐνόει εἰπεῖν
[482e]) Calliclegraves en revanche ne srsquoembarrasse pas de sentiments il est plus laid de subir
Le terme laquo παίζει raquo est assez ambigu Ce dernier signifie agrave la fois jouer (litteacuteralement faire lrsquoenfant 89
laquo παῖς raquo) mais aussi se moquer (suivi de πρός)
141
lrsquoinjustice que de la commettre Cette honte reacutesulte de la preacutesence drsquoun auditoire et donc de la
pression de lrsquoopinion Il est impossible pour Gorgias et Polos de dire que Socrate a tort parce
que de pareils propos seraient risibles mdash voire condamnables mdash sur la place publique
Calliclegraves sort de la contradiction de Polos en invoquant la distinction entre
laquo nature raquo (φύσις [482e]) et laquo loi raquo (νόmicroος) Pour Calliclegraves Socrate piegravege ses interlocuteurs en
confondant nature et loi Ainsi commettre lrsquoinjustice est peut-ecirctre plus laid selon la loi mais pas
selon la nature les hommes fixent de maniegravere conventionnelle ce qui est laid Agrave lrsquoinverse dans
la nature ce jugement ne semble pas exister de la mecircme faccedilon la nature est par deacutefinition un
reacutefeacuterentiel hors des conventions Telle sera la position de Calliclegraves Dans cette perspective la
morale nrsquoest qursquoune ruse des faibles pour prendre le pouvoir sur les forts En fondant une justice
naturelle Calliclegraves deacutefend le droit du plus fort Il termine alors sa thegravese par la conseacutequence 90
ultime de sa position la philosophie nrsquoest qursquoune discipline intellectuelle qui ne saurait ecirctre la
finaliteacute de lrsquoeacuteducation des jeunes dans la citeacute Faire le choix de la philosophie crsquoest faire le choix
de la faiblesse voire laquo drsquoecirctre condamneacute agrave mort si [un individu malveillant] le voulait raquo ( [hellip] εἰ
βούλοιτο θανάτου σοι τιmicroᾶσθαι [486b])
Socrate reacutepond alors en preacutecisant lrsquoestime que ce dernier a pour un interlocuteur de la
qualiteacute de Calliclegraves
Εἰ χρυσῆν ἔχων ἐτύγχανον τὴν ψυχήν ὦ Καλλίκλεις οὐκ ἂν οἴει με ἅσμενον εὑρεῖν τούτων τινὰ τῶν λίθων ᾗ βασανίζουσιν τὸν χρυσόν [hellip]
Si je me trouvais ayant une acircme en or Calliclegraves ne crois-tu pas que je devrais me reacutejouir de trouver quelqursquoune de ces pierres par laquelle ils eacuteprouvent lrsquoor [hellip]
(PLATON Gorgias 486d)
Calliclegraves gracircce agrave ses positions theacuteoriques extrecircmes repreacutesente une chance pour Socrate Il est
lrsquounique moyen pour le philosophe de tester son art dialectique jusqursquoau bout gracircce agrave la
coheacuterence de ses preacutemisses par rapport au problegraveme de Polos Gorgias et Polos avaient fait 91
Il convient ici de remarquer combien la thegravese preacutesenteacutee est extrecircme et ne reflegravete pas ce qui serait une 90
laquo penseacutee sophistique raquo geacuteneacuterale chez Platon Dans La Reacutepublique I Thrasymaque deacutefinit les lois selon une approche qui se fonde davantage sur lrsquoempirisme et le pragmatisme les lois sont passeacutees et preacutevalent en soit elles sont un avantage mdash et non pas parce quelles iraient dans lrsquointeacuterecirct du plus fort
Cf supra I3 laquo La meacutethode eacuteleacuteate raquo la dokimasie comme test de validiteacute91
142
preuve de gegravene agrave lrsquoideacutee drsquoassumer la totaliteacute des conseacutequences logiques de leur position initiale
mdash qui ne portaient pas sur le mecircme sujet Mais Calliclegraves ne craint rien quant agrave lrsquoavantage de la
rheacutetorique pour la vie bonne il se permet drsquoaller au fond de sa penseacutee quitte agrave proposer un
monde sans autre fondement que la force
Comment peut-on comprendre ce rapport entre philosophie et sophistique Il semble
drsquoune part que le philosophe combatte avec ardeur les sophistes ce dernier doit agrave tout prix
eacuteradiquer leurs thegraveses afin de faire reacutegner un ideacuteal de justice dans la citeacute Pourtant il apparaicirct
comme un besoin pour le philosophe de se confronter agrave lrsquoextreacutemisme morale des sophistes afin
drsquoeacutevaluer ses propres thegraveses En drsquoautres termes le philosophe peut utiliser le sophiste car ce
dernier est un excellent moyen de tester la validiteacute des positions du philosophe
Lrsquoenjeu du dialogue pour le philosophe est donc double il faut soigner lrsquoautre de ses
mauvaises opinions en tentant de le convaincre et se soigner soi-mecircme en eacuteradiquant les thegraveses
invalides de notre raisonnement Pour ce faire il faut neacuteanmoins que le sophiste srsquoengage agrave
respecter les regravegles de lrsquoentretien dialectique Crsquoest lagrave toute la difficulteacute pour le philosophe le
seul apte agrave lui apporter un gain en veacuteriteacute est le sophiste mais ce dernier ne se laisse pas
facilement convaincre de participer agrave un tel exercice Il faut donc user de ruse (fausse naiumlveteacute
flatterie) pour conduire le sophiste agrave accepter de jouer le rocircle de lrsquoopposant Mais il faut de plus
user de ruse pour que ce dernier ne transforme pas le dialogue en une eacuteristique sans inteacuterecirct
Lrsquoironie socratique peut ainsi ecirctre deacutefinie comme lrsquoensemble des proceacutedeacutes hors du dialogue
mais qui rendent ce dialogue possible et feacutecond Le philosophe est condamneacute agrave revenir dans la
caverne pas seulement pour convaincre les autres mais pour se convaincre lui-mecircme drsquoecirctre sucircr
qursquoil ne confonde pas une ombre sensible avec une reacutealiteacute du monde intelligible Le sophiste en
vouant un culte aux ombres est le meilleur adversaire pour accomplir cette catharsis
intellectuelle
Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c]
Socrate remarque une ambivalence autour de la notion de force dans les propos de
Calliclegraves ce dernier confond laquo supeacuterieur raquo (τὸ κρεῖττον [488d]) laquo meilleur raquo (τὸ βέλτιον) et
143
laquo plus fort raquo (τὸ ἰσχυρότερον) Si la loi de nature place le pouvoir dans les mains des plus forts
alors la deacutemocratie est une eacutevolution naturelle de ce transfert de force En somme dans une
deacutemocratie il serait faux de dire que le pouvoir est deacutetenu par les faibles puisque la loi de nature
implique neacutecessairement que celui qui ait le pouvoir soit le plus fort Ainsi lrsquoordre de nature ne
peut qursquoecirctre neacutecessairement respecteacute puisque la force devient une condition a posteriori de
lrsquoapplication du pouvoir Pour le dire autrement avoir le pouvoir conduit neacutecessairement agrave ecirctre le
plus fort puisque la deacutefinition du plus fort est justement drsquoecirctre celui qui a le pouvoir La
deacutemocratie ne peut plus ecirctre le pouvoir des faibles la formule devient contradictoire
Il peut sembler ici que Socrate joue sur les mots mais cela nrsquoest pas vain Lrsquoobjectif de
Socrate contre Calliclegraves comme plus tocirct contre Gorgias et Polos est de pousser ses
interlocuteurs agrave preacuteciser le plus leur penseacutee Ainsi devient-il plus simple pour Socrate de mettre agrave
jour une contradiction dans lrsquoensemble des thegraveses de Calliclegraves
En poussant Calliclegraves agrave deacutefinir davantage sa penseacutee et plus preacuteciseacutement agrave deacutefinir avec un
maximum de rigueur son concept de force Socrate entrevoit la possibiliteacute drsquoy trouver une
contradiction pour la suite de lrsquoentretien Nous voyons comment lrsquoexercice du dialogue se
diffeacuterencie du simple discours de lrsquoorateur qui emploie des termes volontairement vagues et peu
deacutefinis afin de ne pas srsquoengager dans les conseacutequences de ses propos Ecirctre preacutecis crsquoest assumer
les conseacutequences logiques de ses propos Il faut donc parler peu mais parler bien (ce qui
srsquooppose agrave la macrologie de Polos par exemple mais pas au monologue de Socrate de la fin du
discours qui bien qursquoeacutetant parfois tregraves longs ne sont jamais trop longs selon Platon autrement
dit rien dans les propos de Socrate nrsquoest superficiel mais tout contribue soit au raisonnement en
lui-mecircme soit aux proceacutedeacutes meacuteta-dialogiques de maintien de lrsquoesprit dialectique)
Suite agrave cette remarque Calliclegraves explique que les plus forts seraient les plus laquo intelligents
et les plus courageux pour diriger une citeacute raquo (τοὺς φρονίmicroους εἰς τὰ τῆς πόλεως πράγmicroατα καὶ
ἀνδρείους [491c]) Cette intelligence comme qualiteacute agrave bien gouverner serait la raison pour
laquelle ces derniers profitent drsquoavantages dans la citeacute Agrave cela Socrate nuance le propos de son
adversaire srsquoil est eacutevident que la gouvernance revienne aux plus aptes agrave gouverner cela ne
devrait en rien justifier que ceux-ci jouissent de privilegraveges Il ne srsquoagit pas de gouverner dans son
144
inteacuterecirct personnel mais dans une perspective geacuteneacuterale dans laquo lrsquointeacuterecirct de tous raquo Entre alors une 92
nouvelle preacutecision de la part de Calliclegraves qui dans le cadre du dialogue amegravene en substance le
moyen de la reacutefutation finale (nous devons cependant rappeler combien lrsquoensemble de
lrsquoenchaicircnement du dialogue est en soi une suite neacutecessaire drsquohypothegraveses conduisant
systeacutematiquement agrave la deacutecouverte drsquoune antilogie lrsquoensemble du dialogue est le moyen de la
reacutefutation finale puisque chaque assertion repose sur la preacuteceacutedente et introduit la suivante)
Calliclegraves annonce que ceux qui gouvernent doivent jouir de privilegraveges dans la mesure ougrave il sont
laquo les plus ambitieux les plus deacutetermineacutes raquo Calliclegraves entend par lagrave que la gouvernance ne saurait
ecirctre reacuteduite agrave un simple savoir-faire il faut du deacutesir de la passion (surtout quand on pense au
contexte de la deacutemocratie atheacutenienne et de ses nombreux exemples de coups drsquoeacutetat crimes
politiques etc)
Il se fait alors de plus en plus sentir une certaine lassitude de Calliclegraves voire un
eacutenervement agrave reacutepondre aux thegraveses socratiques Ce moment nrsquoest pas anodin et si le caractegravere de
Calliclegraves preacutefigure son abandon du dialogue par la suite nous deacutesirons ici nous interroger quant
aux causes de cet eacutenervement Une observation du scheacutema dialogique est ici neacutecessaire
Calliclegraves reacutepondant aux questions poseacutees par Socrate fait des assertions Ces assertions ont pour
objectif drsquoecirctre geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire drsquoecirctre agrave mecircme de fonder une theacuteorie qui ne soit pas
restreintes agrave certaines conditions Socrate reacutecupegravere ensuite cette assertion et en teste la validiteacute
en prenant des exemples concrets Bien souvent ces exemples proviennent de la vie courante du
quotidien Le mouvement intellectuel est donc double Dans un premier temps lrsquoesprit srsquoeacutelegraveve
vers des theacuteories geacuteneacuterales (la tradition dirait des Ideacutees) puis dans un second temps lrsquoesprit
redescend et applique au reacuteel ces theacuteories Lrsquoeacutenervement de Calliclegraves survient alors quand
Socrate applique les theacuteories de son interlocuteur agrave des exemples triviaux peu glorieux Alors
que la discussion porte sur des concepts de la plus haute importante comme le bien ou le beau
Socrate confronte les theacuteories ainsi fondeacutees agrave des cas bien particuliers tels que les cordonnier ou
les malades chez le meacutedecin Il y a un retour vers le reacuteel une neacutecessiteacute pour Socrate que la
Lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral eacutevoqueacute ici par Socrate nrsquoest pas sans rappeler ce que sera le laquo bien commun raquo chez 92
Rousseau
145
penseacutee prenne place dans notre monde et ne reste pas seulement au niveau purement theacuteorique
Calliclegraves ne supporte pas ce retour vers le reacuteel et voudrait rester au plan purement speacuteculatif
Il est assez paradoxal de voir comment Platon que la tradition a deacutefini comme le penseur
du ceacuteleste celui qui pointe le ciel du doigt est en fait le philosophe du banal du vulgaire (au
sens latin) La philosophie de Platon nrsquoest pas seulement une contemplation de ce que le monde
devrait ecirctre et ce qursquoimporte comment il est mais bien la penseacutee de ce que le monde est Que
lrsquoon songe agrave Rousseau qui introduit son Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute
parmi les hommes en deacuteclarant laquo Commenccedilons donc par eacutecarter tous les faits raquo (ROUSSEAU
1754) Agrave lrsquoinverse Platon pense le monde dans sa totaliteacute et dans sa reacutealiteacute La philosophie nait
chez Platon de cette friction entre lrsquoinfiniment petit et lrsquoinfiniment grand Si cette friction est
feacuteconde chez le philosophe elle est en revanche tregraves douloureuse pour son adversaire Que nous
pensions une fois encore agrave lrsquoimage de la pierre de touche pour eacutevaluer lrsquoor de lrsquoacircme de Socrate
il convient de rayer lrsquoacircme de Calliclegraves ou de supposer que celui-ci soit plus fort que Socrate
Par la suite Socrate effectue un deacutecalage profond de lrsquoaction de gouverner les autres agrave
celle de se gouverner soi-mecircme Cette ambition comme laquo volonteacute de puissance raquo pour 93
paraphraser Nietzsche nrsquoest-elle pas la preuve drsquoune incapaciteacute agrave reacutesister agrave ses deacutesirs En faisant
de cette laquo ambition raquo la qualiteacute des grands hommes Calliclegraves est dans lrsquoeacuteloge de lrsquointempeacuterance
Or il existe pour Socrate une correacutelation neacutecessaire entre tempeacuterance et justice Degraves lors crsquoest
sur ce nouveau point que la suite du dialogue portera Peut-on gouverner aux autres sans pouvoir
se gouverner soi-mecircme Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduit finalement agrave une eacutevaluation de
lrsquoheacutedonisme comme principe de vie Comme agrave plusieurs reprises dans le dialogue nous voyons
comment se dessine en toile de fond les theacutematiques centrales drsquoautres grands dialogues
theacuteoriques notamment la Reacutepublique et le Phegravedre Il srsquoagit finalement de la question morale de
toute la penseacutee platonicienne qui se pose maintenant vaut-il mieux vivre selon la raison ou selon
Lrsquoideacutee selon laquelle Calliclegraves serait lrsquoincarnation de lrsquouumlbermensch nietzscheacuteen (faisant lrsquoeacuteloge de la 93
Wille zur Macht) nrsquoest pas nouvelle Cette lecture relegraveve pourtant selon nous drsquoune approche biaiseacutee de Nietzsche Si pour se deacutepasser le surhomme doit avoir compris ce qui deacutefinit pleinement laquo lrsquohomme raquo alors il apparaicirct clairement que Nietzsche ne deacutefend en rien une orientation de lrsquoacircme vers les ἐπιθυmicroία mais bien au contraire un rapport agrave la pleine compreacutehension de soi Dans le cas du Gorgias le seul personnage proposant le deacutepassement de soi par la compreacutehension de sa nature est Socrate (Γνῶθι σεαυτόν) Nous devons cependant preacuteciser combien laquo chercher Nietzsche raquo dans Platon est anachronique
146
les deacutesirs Nous connaissons deacutejagrave la reacuteponse que le dialogue apportera il existe pour Platon une
insatiabiliteacute neacutecessaire du deacutesir Il convient alors drsquoexercer son acircme agrave respecter sa partie la plus
noble afin de privileacutegier les plaisirs intellectuels Lrsquoexercice socratique nrsquoest donc pas une simple
recherche de veacuteriteacute mais possegravede aussi mdash et surtout mdash une porteacutee peacutedagogique Bien que les
recours de cette peacutedagogie puissent sembler contre productifs chez certains interlocuteurs la
honte et lrsquoironie ont pour vocation de solliciter chez lrsquoautre lrsquoenvie de la recherche de veacuteriteacute et
lrsquoabandon (dans une certaine mesure) des plaisirs uniquement mateacuteriels mdash ou charnels ce
qursquoillustra Socrate en preacutefeacuterant connaitre lrsquoacircme drsquoAlcibiade plutocirct que son corps et idem avec le
jeune Charmide
Enfin il convient de srsquointeacuteresser au premier recours mythologique du dialogue Socrate
pour illustrer son point prend pour reacutefeacuterence la fameuse image du tonneau des Danaiumldes Le
sage est dans un eacutetat drsquoautosuffisance ses tonneaux sont toujours parfaitement pleins Agrave
lrsquoinverse lrsquohomme deacutecrit par Calliclegraves agrave cause de son ambition radicale et de son deacutesir de
puissance est condamneacute agrave remplir eacuteternellement un tonneau dont le fond est perceacute Si la
meacutetaphore ne semble pas compliqueacutee agrave comprendre dans le contexte du dialogue il nous importe
cependant de comprendre la valeur que ce mythe peut avoir dans le cheminement dialectique Il
faut drsquoailleurs commencer par le plus important Calliclegraves ne sera pas convaincu par ce mythe
Pour ce dernier le plaisir ne consiste pas dans le fait drsquoavoir des tonneaux pleins mais
dans celui de les remplir Il faut donc toujours avoir un tonneau agrave remplir sans quoi cet
laquo asceacutetisme raquo incarneacute par le sage socratique conduirait les objets inertes agrave ecirctre les plus heureux
du monde Mais si le mythe ne permet pas ici de convaincre nous voyons cependant comment ce
dernier tente de persuader Nous caracteacuterisons ce scheacutema mythologique de persuasif Ce mythe
continue lrsquoexercice dialectique car il srsquointegravegre agrave lrsquoeacutevidence dans le cours du dialogue et soutient
une argumentation (agrave lrsquoinverse des mythes drsquoHeacutesiode par exemple qui nrsquoentrent pas dans une
dialectique mais dans un reacutecit du monde) Le mythe sert ici drsquoillustration il prolonge la reacuteflexion
par une image mais ne permet pas drsquoaller plus loin En drsquoautres termes le recours au mythe nrsquoest
pas neacutecessaire sur le plan de lrsquoargumentation mais est un recours psychologique permettant
drsquoillustrer simplement ce que lrsquoesprit peut avoir du mal agrave saisir Bien sucircr toute illustration est
147
incomplegravete puisque celle-ci nrsquoest que lrsquoimage du propos Il nrsquoy a donc pas agrave proprement parler de
gain sur le plan dialectique agrave travers le recours mythologique mais sinon un effort de
repreacutesentation
Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e]
Il existe pourtant un autre niveau de recours mythologique dans les œuvres de Platon Nous
faisons maintenant une ellipse dans le dialogue et voulons nous interroger sur la signification de
lrsquoabandon de Calliclegraves et comprendre comment le mythe eacutenonceacute par Socrate agrave la fin du dialogue
est un prolongement de lrsquoeffort dialectique dans un autre registre Le fait que Calliclegraves arrecircte
lrsquoentretien ne doit pas ecirctre perccedilu comme une deacutefaite de la part de Socrate mais plutocirct comme un
eacutechec Une deacutefaite dans le cadre eacuteristique drsquoune joute implique que les thegraveses deacutefendues laissent
apparaicirctre un caractegravere paradoxal Par exemple Gorgias et Polos ont eacuteteacute deacutefaits par Socrate dans
les premiegraveres parties du dialogue En revanche un eacutechec est la conseacutequence drsquoune incapaciteacute
pour quelqursquoun deacutesireux drsquoatteindre un absolu commun agrave maintenir son interlocuteur dans cette
recherche Pour le dire autrement le deacutepart de Calliclegraves nrsquoest pas la preuve que Socrate nrsquoa pas
raison mais la preuve que Socrate ne peut plus lui faire entendre raison En se murant dans le
silence Calliclegraves utilise son dernier recours contre lrsquoargumentaire de Socrate en refusant la
leacutegitimiteacute de la rationaliteacute Calliclegraves nrsquoest pas silencieux face agrave la personne de Socrate mais
plutocirct face au λόγος comme principe de raisonnement Il nrsquoest donc plus possible pour Socrate
drsquoappuyer davantage son argumentation sur des principes logiques
La position de Socrate est alors deacutelicate Drsquoune part le raisonnement en lui-mecircme est deacutejagrave
termineacute Les objectifs theacuteoriques ont eacuteteacute atteints et la deacutemonstration semble prouver que selon
tous les points de vue la rheacutetorique se doit de se subordonner agrave la justice (il est donc impossible
que la rheacutetorique dans son eacutetat actuel relegraveve drsquoun quelconque savoir mais bien plutocirct de la
flatterie) Drsquoautre part Calliclegraves refuse de continuer le dialogue or Gorgias et Polos ont eux
aussi deacutejagrave eacuteteacute reacutefuteacutes On pourrait alors croire que Socrate pourrait simplement savourer sa
victoire et en rester lagrave Au contraire la reacuteaction de Calliclegraves est un problegraveme de taille pour
Socrate Cet acte de violence vient mettre un terme au dialogue et donc agrave la dialectique comme
moyen de recherche drsquoun absolu commun Il ne peut plus y avoir drsquoabsolu commun lorsque lrsquoon
148
est seul Si la deacutemonstration de Socrate est valide il nrsquoen reste pas moins que la recherche
dialectique de veacuteriteacute nrsquoest pas alleacutee jusqursquoau bout crsquoest-agrave-dire jusqursquoagrave lrsquoacceptation par
lrsquointerlocuteur de Socrate de la justesse de ses thegraveses Au contraire Calliclegraves est dans le rejet pur
et simple du travail accompli Le simple fait que le dialogue continue encore avec Socrate seul
simulant la suite drsquoun dialogue en faisant agrave la fois les questions et les reacuteponses prouve combien
pour ce dernier lrsquoexercice du dialogue deacutepasse la simple eacuteristique
Socrate ne propose cependant pas un exercice solitaire Il demande agrave lrsquoensemble de
lrsquoauditoire de lrsquoarrecircter pour lui signaler tout problegraveme ou invraisemblance dans son raisonnement
mdash ceci rendant drsquoailleurs les transitions entre les interlocuteurs successifs possibles (Polos reacuteagit
apregraves Gorgias Calliclegraves srsquoindigne apregraves Polos) Il srsquoagit ici de ce que nous pourrions appeler le
caractegravere neacutecessairement intersubjectif de la recherche de veacuteriteacute Socrate entame alors son
protreptique sous forme de profession de foi puis par un ultime recours au mythe Le terme
protreptique nrsquoest pas un choix anodin il marque la fin de la rationaliteacute du discours Il ne srsquoagit
plus de convaincre mais de persuader En rejetant le discours Calliclegraves a rejeteacute la rationaliteacute
Socrate deacutecide alors de continuer dans un autre registre celui de la persuasion par les sentiments
Crsquoest dans ce cadre protreptique de lrsquoexhortation agrave la vie philosophique que le dernier mythe
srsquoinscrit Le passage eschatologique preacutesenteacute comme hypotheacutetiquement vrai (puisque Socrate y
croit tout en sachant que Calliclegraves lrsquoentendra comme une simple fable) arrive pour ponctuer un
moment drsquoinvitation agrave lrsquointrospection cherchant agrave eacutebranler les sensibiliteacutes
Socrate propose ici drsquoenjamber le passage du λόγος si difficile agrave faire accepter agrave Calliclegraves
en lrsquoinvitant directement agrave entrevoir le plus haut niveau de lrsquoecirctre ougrave siegravege la justice deacutecoulant
directement du bien Agrave ce niveau de compreacutehension le recours au λόγος nrsquoest pas neacutecessaire
crsquoest pour cela que le discours ne peut se faire que sous forme drsquoimages afin drsquoaller directement
toucher lrsquoimaginaire de son interlocuteur Apregraves avoir fait une analyse psychologique de son
interlocuteur Socrate parvient agrave visualiser le lieu du bloquage empecircchant Calliclegraves de
reconnaitre pleinement une justice deacutecoulant du bien Socrate propose donc par le biais du
mythe de contourner ce mur symbolique Calliclegraves est prisonnier du monde des deacutesirs en
preacutesentant agrave Calliclegraves une image de ce que peut ecirctre le bien Socrate y voit le moyen de susciter
149
en lui le deacutesir de justice car lrsquoimage est le vecteur privileacutegieacute des deacutesirs Le mythe nrsquoest pas une
simple illustration du propos Cette fois il ne srsquoagit plus de penser (saisir) lrsquoanhypotheacutetique mais
de le vivre (dimension soteacuteriologique) Ici le mythe nrsquoa pas pour vocation agrave deacutepasser une aporie
mais agrave convertir les acircmes de ses interlocuteurs de nrsquoimporte quel moyen Si le protreptique
semble appartenir au registre des sophistes il nrsquoen est rien Et crsquoest parce que le mythe veut
convertir qursquoil nrsquoest jamais utiliseacutes avec les deacutejagrave convertis crsquoest-agrave-dire les Eacuteleacuteates Ainsi dans le
Parmeacutenide le Sophiste ou encore le Politique il nrsquoest pas neacutecessaire de recourir au mythe
puisque les deux interlocuteurs sont deacutejagrave convaincus du bien fondeacute de la recherche
150
VI CONCLUSION
Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme
Nous lrsquoavons vu agrave plusieurs reprises il est difficile de reacuteduire le systegraveme de Platon agrave un
ensemble de thegraveses sorties de tout contexte Agrave chaque interlocuteur il y aura une discussion et
quand bien mecircme le sujet serait identique entre deux dialogues crsquoest le rapport agrave lrsquoadversaire qui
faccedilonne les propos tenus par Socrate Reacutesultant agrave la fois drsquoune strateacutegie dialogique mais aussi
drsquoune eacutetude psychologique et du contexte de narration la progression du dialogue nrsquoest jamais
lineacuteaire Il faut parfois observer une longue digression avant de retrouver le cours du dialogue
comme nous lrsquoavons vu dans le Sophiste par exemple et dans drsquoautres cas la suite des
interlocuteurs peut mecircme faire changer la nature du dialogue mdash ce que nous avons illustreacute agrave
travers notre eacutetude du Gorgias Enfin le mythe peut parfois ecirctre utiliseacute pour illustrer une position
trop complexe agrave saisir uniquement par la raison ou parfois encore pour continuer de convaincre
lrsquoadversaire lorsque celui-ci semble refuser de continuer le dialogue selon une progression
purement rationnelle Cependant la plupart de ces divergences reacutesultent avant tout du type
drsquoadversaires preacutesents durant la joute Il convient donc lors de la lecture de faire un effort
drsquoanalyse de contexte que Platon nous donne agrave travers la theacuteacirctraliteacute du dialogue (plaisanteries
ironie sentiment de honte etc)
Le second point certainement le plus important de lrsquoensemble de ce travail est le fait que
le dialogue ne soit pas un simple choix de repreacutesentation litteacuteraire mais est un veacuteritable exercice
dont les reacutesultats ne peuvent pas ecirctre connus agrave lrsquoavance Contre Vlastos nous avons agrave plusieurs
reprises appuyeacute cette ideacutee selon laquelle lrsquoissue ne doit pas ecirctre consideacutereacutee comme certaine degraves le
deacutebut du dialogue et que Socrate ne ferait que promener mdash voire manipuler mdash ses interlocuteurs
afin de deacutefendre son propre point (une crypto-penseacutee platonicienne) Au contraire le dialogue se
fait toujours agrave deux (ou plus) et ce que Socrate annonce est toujours le fruit drsquoun rapport de force
entre les diffeacuterents participants du dialogue Notre outil repreacutesentatif est ainsi un meacutelange entre le
caractegravere tabulaire de la joute et lrsquoaspect arborescent drsquoun projet plus profond
151
Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees
Nous nous interrogions initialement sur deux aspects qui nrsquoen forment en reacutealiteacute qursquoun
seul quelle est la nature reacuteelle de la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon et
secondement comment cette dialectique est agrave lrsquoorigine de nombreuse mauvaises interpreacutetation
dans les œuvres de Platon Notre question initiale eacutetait de savoir srsquoil existait une deacutemarcation
claire et preacutecise entre des moments dialectiques et le cours du dialogue Nous nous demandions
si pareille dichotomie reposait sur une reacutealiteacute deacutejagrave preacutesente dans lrsquoesprit de lrsquoauteur ou si celle-ci
eacutetait uniquement le fruit drsquoune interpreacutetation posteacuterieure Le dernier moment de notre reacuteflexion
portait sur la distinction entre les deux figures primordiales du deacutebat le philosophe et le
sophiste Socrate face agrave Gorgias Durant notre travail nous avons agrave plusieurs reprises eacutevoqueacute des
similitudes dans la pratique des joutes oratoires entre philosophes et sophistes Notre deuxiegraveme
moment se terminait drsquoailleurs par cette interrogation cruciale la veacuteriteacute comme strateacutegie
gagnante nrsquoeacuteradique-t-elle pas toute eacuteventualiteacute de diffeacuterentiation entre le philosophe et le
sophiste Ce ne fut qursquoau terme drsquoune eacutetude plus approfondie sur les diffeacuterences de viseacutee entre
sophistes et philosophes que nous sommes parvenus agrave eacutevoquer la finaliteacute dudit exercice comme
critegravere de deacutemarcation fiable entre une dialectique philosophique en quecircte de veacuteriteacute et une
sophistique eacuteristique purement agonistique simplement reacutegie par le deacutesir de vaincre
Chez Platon la philosophie ne se reacutesume pas agrave des thegraveses abstraites que lrsquoon pourrait
deacutefendre de maniegravere totalement exteacuterieure agrave sa propre personne Au contraire il nrsquoy a en
philosophie que de lrsquoad hominem pour la simple raison que la philosophie est avant tout un choix
de vie un engagement dans lrsquoecirctre et dans la citeacute Le dialogue est lrsquounique moyen de jouer (agrave
entendre ici au sens theacuteacirctral) les ideacutees mais aussi les hommes qui les deacutefendent La dialectique de
Socrate nrsquoest pas une simple confrontation drsquoideacutees agrave lrsquoimage des joutes mais un combat entre
des hommes pour ce qursquoils sont ce qursquoils incarnent et ce pour quoi ils se deacutefendent En cela la
philosophie de Platon est toute entiegravere tourneacutee vers la probleacutematique politique Ecirctre philosophe
crsquoest deacutepasser sa condition agrave la fois pour soi mais aussi pour sa citeacute Tout comme lrsquohomme a un
devoir de connaitre le philosophe a un devoir de retourner dans la caverne pour deacutenoncer les
152
ombres Le philosophe est cette torpille deacutecrite dans le Meacutenon qui jouera son rocircle jusqursquoagrave la fin
quand bien mecircme cette fin devrait ecirctre la mort
Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel
Ce travail nous a permis drsquoadopter un regard diffeacuterent sur la dialectique platonicienne agrave la
fois en ce qui concerne sa meacutethode mais aussi dans ses perspectives Cependant un sujet
primordial nrsquoa pas mdash ou peu mdash eacuteteacute abordeacute durant nos recherches celui de la nature de
lrsquoanhypotheacutetique platonicien Plus haut degreacute de lrsquoecirctre connaissance ultime lrsquoanhypotheacutetique est
ce qui vient avant mecircme les principes matheacutematiques Agrave lrsquoeacutevidence il eut eacuteteacute maladroit et vain
de tenter drsquointeacutegrer une eacutetude sur lrsquoanhypotheacutetique dans le cadre de notre travail dont la
theacutematique preacutesentait deacutejagrave un spectre large en tentant de syntheacutetiser agrave la fois les aspects
dialogiques et les perspectives meacutetaphysiques de la meacutethode dialectique Neacuteanmoins nous ne
pouvons passer sous silence la neacutecessiteacute intellectuelle qui srsquoimposerait maintenant agrave nous et
invitons le lecteur agrave se demander si cet anhypotheacutetique est ou nrsquoest pas un savoir de nature
propositionnel Est-il possible selon Platon drsquoeacutenoncer agrave la maniegravere laquo sujet - copule - preacutedicat raquo un
savoir anhypotheacutetique Nous ne pouvons reacutepondre agrave cette question mais pensons qursquoune lecture
attentive du Timeacutee serait inteacuteressante agrave ce titre et permettrait de preacutetendre agrave une vision coheacuterente
de lrsquoensemble du systegraveme ontologique platonicien En effet nous avons choisi de nous
concentrer de maniegravere quasi exclusive sur la part eacuteleacuteate de la penseacutee platonicienne sans entrer
dans le deacutetail de son heacuteritage pythagoricien Cela repreacutesenterait une autre eacutetude agrave laquelle ce
travail aura servi drsquointroduction
153
REacuteFEacuteRENCES
Les textes de reacutefeacuterence sont seacutepareacutes en deux parties les reacutefeacuterences primaires sont
lrsquoensemble des œuvres citeacutees dans notre travail Les reacutefeacuterences secondaires constituent les autres
œuvres neacutecessaire agrave lrsquoeacutelaboration de notre travail mais jamais directement citeacutees
Primaires
ALQUIEacute Ferdinand 2010 Qursquoest-ce que comprendre un philosophe Paris la Table Ronde
ANOUILH Jean 2008 Antigone La Table ronde Paris La Table Ronde
BACHELARD Gaston 2000 La formation de lrsquoesprit scientifique Paris Librairie J Vrin
BERNARD Claude 1984 Introduction agrave leacutetude de la meacutedecine expeacuterimentale Paris 1865 reacuteeacuted
Flammarion 1984
BRISSON Luc 2011 Platon Le Parmeacutenide Paris Flammarion
BROCHARD Victor 1926 Eacutetudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne Paris
Librairie J Vrin
CASTELNEacuteRAC Benoicirct 2015 laquo Impossibility in the Prior Analytics and Platos dialectic raquo
History and Philosophy of Logic 36 (4)303-320
CASTELNEacuteRAC Benoicirct 2014 laquo Le Parmeacutenide de Platon et Le Parmeacutenide de Lrsquohistoire raquo
Dialogue 53 (03) 435-64
COLLINGWOOD R G 1994 The Idea of History With Lectures 1926-1928 Revised Edition
edition Oxford Oxford Paperbacks
CORDERO Nestor-Luis 1991 laquo Les circonstances atteacutenuantes dans le parricide du Sophiste de
Platon raquo Platonisme et neacuteoplatonisme Antiquiteacute et temps modernes Actes du 1er
colloque de la Villa Keacuterylos agrave Beaulieu-sur-Mer du 27 au 30 septembre 1990 Paris
Acadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres pp 29-33 (Cahiers de la Villa Keacuterylos 1)
CORNU Philippe 2013 Le Bouddhisme une philosophie du bonheurthinsp thinsp 12 questions pour
comprendre la voie du Bouddha Paris Seuil
154
DORION Louis-Andreacute 1995 Aristote Les reacutefutations sophistiques Introduction traduction et
commentaires par Louis-Andreacute Dorion ParisSainte-Foy VrinPresses de lrsquoUniversiteacute
de Laval
DUCHEMIN Jacqueline 1955 laquo Platon et lrsquoheacuteritage de la poeacutesie raquo Revue des Eacutetudes Grecques
68 (319) 12-37
DUMONT Jean-Paul 1991 Les eacutecoles preacutesocratiques Paris Gallimard
FEYEL Christophe 2006 laquo La dokimasia des animaux sacrifieacutes raquo Revue de philologie de
litteacuterature et dhistoire anciennes 12006 (Tome LXXX) p 33-55
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Forms by Fine Gail Oxford Oxford University Press 1995 Oxford Scholarship
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ideacutees et son heacuteritage philosophique raquo Revue Philosophique de Louvain Quatriegraveme
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paradoxes de lrsquointerpreacutetation de Łukasiewicz raquo Philosophia Scientiae nᵒ 15-2
(septembre) 69-101
HADOT Pierre 1995 Qursquoest-ce que la philosophie antiquethinsp Paris Folio
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159
TABLE DES MATIEgraveRES
Reacutesumeacute ii
Abstract ii
Avant-propos iv
Format des citations viii
Remerciements ix
Index des figures x
Sommaire xi
I INTRODUCTION 1 1 Probleacutematique 1
Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne 1
Le caractegravere aporeacutetique 2
Le postulat theacuteacirctral 4
Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge 5
2 Meacutethodologie 9
De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques 9
Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique 12
II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 14 Socrate joue les beacuteotiens 14
1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide 16
La notion drsquoobstacle interpreacutetatif 16
Lrsquoobstacle historiographique 17
Subjectiviteacute de la traduction 19
Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation 21
Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute 22
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon 24
Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon 24
Vlastos et le raisonnement apagogique 26
Critique de la position de Vlastos 29
Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon 33
3 La meacutethode eacuteleacuteate 36
160
Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide 36
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique 40
Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide 44
Le laquo parricide raquo du Sophiste 48
Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie 51
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 53 Dialogue dialectique et joute 53
1 La dialectique chez Aristote 57
Aristote pegravere de la logique 57
Opposition entre Topiques et Analytiques 58
La connaissance des principes premiers 63
La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne 64
2 La dialectique comme enreacutegimentation 67
Le tableau de pointage 67
Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate 69
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux 73
Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante 73
Questionneur et Reacutepondant 74
Repreacutesentation tabulaire 76
Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique 78
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 80 Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes 80
1 Contexte drsquoapparition de la dialectique 83
Rationalisme et antirationalisme 83
La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle 84
2 La figure du sophiste 90
Le personnage du Gorgias 90
Politique et rapport aux autres une affaire de contexte 93
Le deacutesir de connaissance du philosophe 97
La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique 100
161
V EacuteTUDES DE CAS 107 Lrsquoeacutepreuve du dialogue 107
1 Gorgias nature de la rheacutetorique 109
Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e] 109
Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e] 114
Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b] 117
Question sur le principe du tiers exclu 122
2 Polos et Socrate mesures et morale 126
De Gorgias agrave Polos [461b - 466a] 126
Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b] 130
Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes 133
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue 141
La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d] 141
Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c] 143
Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e] 148
VI CONCLUSION 151 Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme 151
Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees 152
Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel 153
REacuteFEacuteRENCES 154 Primaires 154
Secondaires 157
Table des matiegraveres 160
162
AVANT-PROPOS
Il serait mensonger de preacutetendre que la reacutedaction de ce travail fut aiseacutee lrsquoobstacle majeur
ayant eacuteteacute en grande partie de deacutefinir clairement la probleacutematique Cela transparaicirct aujourdrsquohui
encore dans la version finale de part lrsquoeacutetendue des theacutematiques abordeacutees En effet le sujet choisi
mdash la dialectique chez Platon mdash est neacutecessairement vaste et recoupe tous les aspects de la
philosophie platonicienne crsquoest par la dialectique que Platon parle de meacutetaphysique de
politique de morale drsquoart du pecirccheur agrave la ligne de lrsquoacircmehellip Il nrsquoeacutetait donc jamais simple de
savoir ce qui constituait pleinement un eacuteleacutement important pour la reacutedaction du travail Or si tout
semble inteacuteressant dans une recherche plus rien ne lrsquoest veacuteritablement Il faut neacutecessairement
mettre en place des critegraveres discriminants clairs sans quoi rien ne progresse Ceci prit du temps
De plus le projet initial portait davantage sur les Eacuteleacuteates que sur Platon agrave proprement parler il y
eut donc un glissement de la lecture allant de la dialectique comme simple support de lrsquoheacuteritage
eacuteleacuteate agrave la dialectique comme cœur mecircme du travail dont lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne serait qursquoun des
angles eacutetudieacutes
Mais il existe un problegraveme plus profond encore Quelques curieux se demandent ce que
peut ecirctre lrsquoactiviteacute drsquoun chercheur en philosophie de lrsquoAntiquiteacute Et apregraves trois ans de travail
dont un an consacreacute en grande partie agrave cette recherche il ne mrsquoest toujours pas aiseacute drsquoecirctre
pleinement en mesure de reacutepondre Que cherche-t-on veacuteritablement Lrsquoobjectif est-il de
retrouver la penseacutee drsquoun auteur ou bien plutocirct de tenter drsquoen faire le plus beau systegraveme
possible Si lrsquoon srsquoen tient agrave cette seconde approche mdash celle du litteacuteraire inscrite dans le
profond sillon de la philosophie continentale mdash alors on voudrait lire Platon comme on lirait
Proust ou Hugo et lrsquoon ne fait rien drsquoautre que du commentaire litteacuteraire On cherche la figure de
style on essaie de tout embellir comme pour faire plaisir agrave lrsquoauteur On termine par faire de
Platon un mystique et lrsquoon trouve cela tregraves joli drsquoimaginer que la philosophie se deacuteveloppe
comme un poegraveme Et ainsi doucement est ajouteacutee une nouvelle pierre agrave lrsquoeacutedifice du miracle
grec fier de participer agrave un si bel ouvrage qui traverse deacutejagrave les acircges depuis des siegravecles
Dans notre cas il fallut se faire violence et tenter de garder le cap comme Ulysse pendant
son retour vers Ithaque ici le lit de Calypso est remplaceacute par les travaux de Luc Brisson de
iv
Jean-Franccedilois Pradeau et de nombreux autres Au deacutetour drsquoune introduction au Parmeacutenide on se
surprend agrave ecirctre seacuteduit par certains propos on recircve drsquoune crypto-cosmologie drsquoune ontologie preacute-
chreacutetienne drsquoune monde des Ideacutees agrave lrsquoimage du Jardin drsquoEacuteden Et lrsquoon commence
progressivement agrave ne plus lire mais agrave deacutesirer le texte Platon serait drsquoailleurs bien plus plaisant
srsquoil avait conceptualiseacute ensemble εἶδος et ἰδέα On cherche agrave plaire on joue sur les mots on
ajoute ccedilagrave et lagrave des majusculeshellip Bref on ne commente plus lrsquooriginal grec mais deacutejagrave une
traduction Fait-on encore de la philosophie Et comme Ulysse lrsquoon pense chaque jour ecirctre
heureux dans un fantastique festin le banquet est gargantuesque les commentaires sont bien
dodus regorgent de belles ideacutees mais degraves lors que le soleil est derriegravere lrsquohorizon on pleure face
au rivage en repensant agrave ce royaume lointain Ce royaume ougrave attend patiemment celle que lrsquoon a
laisseacutee au deacutebut de ce peacuteriple Le roi drsquoIthaque lrsquoappelle Peacuteneacutelope nous lrsquoappelons laquo veacuteraciteacute raquo
Que dit-on encore de vrai sur ces textes incapables de se deacutefendre par eux-mecircmes Dans
lrsquoOdysseacutee il faudra lrsquoaide des dieux pour que le heacuteros reprenne la mer ici-bas les dieux se font
bien discrets Tout au mieux une Muse apparaicirct quelques fois mais lagrave encore elle est le plus
souvent muette
Que le lecteur se rassure nous nrsquoavons fait qursquoune courte escale sur lrsquoicircle drsquoOgygie et
avons mecircme refuseacute lrsquoimmortaliteacute proposeacutee par la deacuteesse Le travail suivant srsquoil preacutesente des
caracteacuteristiques diverses et eacuteparses ne relegraveve que drsquoune seule volonteacute apporter un regard neuf et
original sur la meacutethode dialectique telle que Platon nous la preacutesente Puisse-t-il servir cette
cause
v
Ποτὲ αὐτῆς ἐν ἀγορᾷ καὶ θοἰμάτιον περιελομένης συνεβούλευον οἱ γνώριμοι χερσὶν ἀμύνασθαι laquo Νὴ Δί εἶπεν ἵν ἡμῶν πυκτευόντων ἕκαστος ὑμῶν λέγῃ εὖ Σώκρατες εὖ Ξανθίππη raquo
Un autre jour en pleine place elle lui avait arracheacute son manteau et ses amis lui conseillaient de la punir par quelques gifles laquo Par Zeus dit-il pour que nous nous battions agrave coups de poings et que chacun drsquoentre vous crie laquo Vas-y Socrate vas-y Xanthippe raquo
DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie doctrines et sentences des philosophes illustres II 5
vi
vii
FORMAT DES CITATIONS
Toutes les citations de textes grecs utiliseacutees dans notre travail proviennent de la banque de
donneacutees du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig
Nous faisons coiumlncider chaque passage en langue originale avec sa traduction franccedilaise
Afin drsquoeacuteclairer le lecteur sur les choix de traduction nous augmentons la graisse de la police des
mots importants Agrave chaque groupe de mots mis en emphase dans la langue originale correspond
un groupe de mots mis en emphase dans la traduction franccedilaise selon lrsquoexemple suivant
Τὰ ζῷα τρέχει
Les animaux courent
(AUTEUR Œuvre Section du passage)
Les fragment drsquoHeacuteraclite sont eacuteparses agrave travers lrsquoensemble de la litteacuterature Nous
donnerons dans nos citations le numeacutero du fragment issu du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig puis
en bas de page la reacutefeacuterence textuelle drsquoougrave est issu ce fragment
Concernant les traductions du grec nous avons systeacutematiquement pris le parti de la fideacuteliteacute
aux mots grecs et ne lrsquoavons modifieacutee que pour en rendre le reacutesultat intelligible Nous avons
pleinement conscience que le reacutesultat en franccedilais est parfois drsquoune piegravetre qualiteacute litteacuteraire Le
lecteur nous pardonnera en gardant agrave lrsquoesprit la ceacutelegravebre formule parfois attribueacutee au poegravete
Charles Baudelaire laquo Une traduction est semblable agrave une femme si elle est belle sans doute
nrsquoest elle pas fidegravele raquo
Les citations plus modernes (article monographie etc) suivent le format Chicago-Style
(AUTEUR date page) Les reacutefeacuterences complegravetes se trouvent agrave la fin de notre travail dans la
section REacuteFEacuteRENCES
viii
REMERCIEMENTS Ce travail est le fruit drsquoune vaste reacuteflexion que je conduisis pendant pregraves de trois ans je
ne peux que remercier mon directeur Benoicirct Castelneacuterac ainsi que Mathieu Marion sans qui ce
travail nrsquoaurait jamais vu le jour Le premier fut un guide hors pairs patient et toujours de bon
conseil Le second agrave travers son seacuteminaire agrave Montreacuteal donna agrave mon travail un fantastique eacutelan
Je pense dans un deuxiegraveme temps agrave mon professeur de philosophie de lrsquoAntiquiteacute et
professeur de grec ancien Jean-Joeumll Duhot qui suscita en moi un immense inteacuterecirct pour la
philosophie grecque lors de mes eacutetudes agrave lrsquoUniversiteacute Lyon 3 Jean Moulin Il mrsquoeacutevita ainsi une
eacuteventuelle passion pour la transsubstantiation ou tout autre sujet de meacutetaphysique meacutedieacutevale et
je ne peux que lui en ecirctre greacute
Jrsquoadresse enfin toute ma tendresse agrave ma famille ainsi qursquoagrave mon amie pour leur soutien
inconditionnel
ix
INDEX DES FIGURES
Fig 1 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon selon le modegravele de Vlastos 28
Fig 2 Double neacutegation dans les logiques classique et intuitionniste 30
Fig 3 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon proposeacutee 34
Fig 4 Repreacutesentation logique du deuxiegraveme fragment de Parmeacutenide 37
Fig 5 Repreacutesentation dialogique du principe de non-contraction 76
Fig 6 Repreacutesentation dialogique de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 77
Fig 7 Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent et neacutegation du conseacutequent 77
Fig 8 Table de veacuteriteacute de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 78
Fig 9 Arborescence dialogique semi-contradictoire 102
Fig 10 Arborescence dialogique contradictoire 103
Fig 11 Sortie drsquoune arborescence dialogique contradictoire 104
Fig 12 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias 1 [449a - 452e] 116
Fig 13 Critique de Gorgias par Socrate [451e - 452e] 117
Fig 14 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias [457a - 461a] 120
Fig 15 Table de veacuteriteacute du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122
Fig 16 Arbre du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122
Fig 17 Repreacutesentation arborescente du problegraveme de lrsquoinjustice 138
x
SOMMAIRE
I INTRODUCTION 1 Probleacutematique
2 Meacutethodologie
II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon
3 La meacutethode eacuteleacuteate
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 1 La dialectique chez Aristote
2 La dialectique comme enreacutegimentation
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 1 Contexte drsquoapparition de la dialectique
2 La figure du sophiste
V EacuteTUDES DE CAS 1 Gorgias nature de la rheacutetorique
2 Polos et Socrate mesures et morale
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue
VI CONCLUSION
REacuteFEacuteRENCES
xi
I INTRODUCTION
1 Probleacutematique
Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne
Une main est tendue vers le ciel Lrsquoautre tient la ciguumle sans mecircme daigner la regarder Oui
il va la boire cette coupe mais avant une derniegravere fois continuons agrave discuter Parlons de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme un dernier mythe eschatologique avant de partirhellip Les autres autour
baissent les yeux Le paradoxe est agrave son paroxysme crsquoest en mourant maintenant qursquoil devient
immortel Et jusqursquoagrave ses derniegraveres secondes Socrate megravene la discussion
Lorsque que le chercheur travaille sur les diffeacuterentes œuvres drsquoun auteur de lrsquoAntiquiteacute le
deacutesir premier semble consister agrave trouver un systegraveme coheacuterent dans lrsquoensemble de son œuvre
laquelle ne se reacuteduisant souvent qursquoagrave quelques fragments En croisant ses sources le philosophe
tente ainsi de mettre agrave jour lrsquouniteacute fondatrice agrave lrsquoorigine de lrsquoensemble de la reacuteflexion Le
chercheur est agrave cet instant dans une posture proche du matheacutematicien qui face agrave un nuage de
points tenterait de retracer la courbe pour en retrouver lrsquoeacutequation unique Dans le cas du corpus
platonicien le problegraveme est tout autre Lagrave ougrave certains ne nous laissegraverent que quelques mysteacuterieux
passages Platon confia aux acircges la totaliteacute de sa prolifique œuvre La recherche drsquouniteacute ne
consiste alors plus agrave combler les trous par des speacuteculations mais bien au contraire agrave articuler
ensemble une immense quantiteacute drsquoinformations semblant parfois contradictoires
Bien que la preacutesence du personnage de Socrate apparaisse comme un leitmotiv fiable 1
nous ne pouvons cependant parler drsquouniteacute des thegraveses socratiques Il faut chercher cette uniteacute du
cocircteacute de la forme plutocirct que de fond Par delagrave les sujet abordeacutes ainsi que les thegraveses deacutefendues
lrsquoensemble de ces œuvres sont toutes des illustrations drsquoune certaine puissance de dialoguer Le
dialogue prend place avec le personnage de Socrate ce dernier rencontre divers personnages a
priori persuadeacutes de lrsquoinfaillibiliteacute de leur science Socrate leur fait alors prendre conscience des
bornes de leurs connaissances Ceci passe par la mise en eacutevidence de limites inheacuterentes aux
Socrate est preacutesent dans tous les dialogues de Platon hormis Les Lois1
1
deacutefinitions des notions formuleacutees par ces personnages (lrsquoamitieacute lrsquoamour le beau le juste la
tempeacuterance etc) En partant drsquoune thegravese de deacutepart Socrate propose le plus souvent drsquoarriver agrave la
preuve de lrsquoimpossibiliteacute de soutenir la thegravese initiale Ainsi lrsquoincapaciteacute agrave deacutefinir un terme est un
excellent moyen de voir que lrsquoon ne le comprend pas entiegraverement
Cette meacutethode drsquoexamen nrsquoest pourtant le sujet principal drsquoaucun dialogue certes elle est
un outil systeacutematiquement employeacute mais nrsquoest que vaguement deacutefinie De la mecircme maniegravere
chez les commentateurs y compris de nos jours elle reste une notion relativement peu eacutetudieacutee
pour elle-mecircme Elle demeure le plus souvent consideacutereacutee comme compreacutehensible en soi et ne
requeacuterant pas drsquoeacutetudes approfondies et lrsquoattention des commentateurs se porte bien souvent plus
sur le contenu des argumentations que sur leur fonctionnement
Le caractegravere aporeacutetique
Mecircme si le dialogue en tant que tel nrsquoest jamais le sujet drsquoune des œuvres de Platon nous
devons tout de mecircme remarquer que certains passages font reacutefeacuterence agrave cette meacutethode
Οὐκοῦν καὶ ὅτι ἡ τοῦ διαλέγεσθαι δύναμις μόνη ἂν φήνειεν [αὐτὸ τὸ ἀληθές] ἐμπείρῳ ὄντι ὧν νυνδὴ διήλθομεν ἄλλῃ δὲ οὐδαμῇ δυνατόν
Et aussi que la puissance de dialoguer peut seule faire apparaicirctre [le vrai lui-mecircme] agrave un individu ayant fait lrsquoexpeacuterience des sciences que nous venons de parcourir mais que par aucune autre [puissance] ce ne serait pas possible
(PLATON Reacutepublique VII 533a) 2
Dans la philosophie platonicienne lrsquoobjectif absolu du philosophe est clairement drsquoatteindre la
veacuteriteacute la puissance du dialogue est pour le philosophe lrsquooutil pour atteindre cette derniegravere Le
dialogue devrait conduire en se focalisant sur une notion donneacutee agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute
Force est de constater que cela ne semble pas ecirctre le cas Bien au contraire le corpus platonicien
ne laisse entrevoir le plus souvent que des reacutefutations de thegraveses des opinions divergeant drsquoun
dialogue agrave un autre et surtout des paradoxes et des apories
Laporie est une fin sans reacuteponse satisfaisante cela se remarque aux derniegraveres lignes du
dialogue ainsi qursquoagrave lambiance ressentie En effet hormis dans le Parmeacutenide il nexiste aucun
Sauf indication contraire les traductions grecques seront reacutealiseacutees par nos soins2
2
dialogue se terminant de faccedilon positive par une confirmation deacutefinitive de la veacuteriteacute de la
conclusion Au mieux un consensus provisoire mais dont le caractegravere absolu ne semble pas
veacuteritablement acquis Le dialogue serait dans ce cas un bien mauvais moyen drsquoobtenir un savoir
srsquoil ne pouvait apporter qursquoune connaissance neacutegative des choses Le raisonnement de Socrate le
rend certes capable de dire ce qursquoune notion nrsquoest pas mais il est en revanche incapable
drsquoeacutenoncer clairement et de faccedilon consistante agrave travers le corpus ce qursquoelle est ce problegraveme
nous lui donnons le nom drsquoapophatisme dialectique De plus tel que le dit Platon le dialogue 3 4
nrsquoest pas une puissance ou capaciteacute parmi drsquoautres mais la laquo seule raquo (microόνη id [533a]) meacutethode
srsquooffrant au philosophe en quecircte de veacuteriteacute Lrsquoeacuteventualiteacute selon laquelle lrsquoart du dialogue ne serait
qursquoune meacutethode incomplegravete parmi drsquoautres nrsquoest donc pas envisageable car il nrsquoexiste pour
Platon aucun autre moyen drsquoatteindre la veacuteriteacute
Pour deacutepasser ce paradoxe de lrsquoapophatisme dialectique (crsquoest-agrave-dire lrsquoincapaciteacute
reacutecurrente pour la meacutethode du dialogue drsquoavoir un jugement positif sur le reacuteel tout en eacutetant
pourtant la seule meacutethode capable drsquoen rendre raison selon Platon) nous pouvons orienter notre
recherche vers la meacutethode telle que deacutefinie par Socrate la maiumleutique Ce dernier explique agrave
quelques reprises que son art est similaire agrave celui de sa megravere lrsquoart de la sage-femme 5
Εἶτα ὦ καταγέλαστε οὐκ ἀκήκοας ὡς ἐγώ εἰμι ὑὸς μαίας μάλα γενναίας τε καὶ βλοσυρᾶς Φαιναρέτης [hellip] Ἆρα καὶ ὅτι ἐπιτηδεύω τὴν αὐτὴν τέχνην ἀκήκοας
Pauvre innocent est-ce que tu ignores que je suis fils dune sage-femme tregraves habile et renommeacutee Pheacutenaregravete [hellip] Nrsquoas tu pas aussi entendu que jexerce le mecircme art
(PLATON Theacuteeacutetegravete 149a)
Socrate fait accoucher laquo les acircmes raquo (τὰς ψυχὰς id [150a]) Son travail consiste ensuite agrave
examiner si lrsquoecirctre enfanteacute est plein de laquo fausseteacute raquo (ψεῦδος) ou de laquo veacuteriteacute raquo (ἀληθές) Le
Lrsquoapophatisme est un terme reacutefeacuterant de faccedilon quasi exclusive agrave la theacuteologie neacutegative Nous voulons ici 3
retrouver le sens premier du verbe ἀπόφηmicroι laquo je nie raquo nous prendrons ce mot sans aucune acceptation theacuteologique
Dialectique est agrave comprendre ici comme lrsquoadjectif propre au dialogue4
Dans le sens de la τέχνη grecque5
3
dialogue nrsquoapporterait dans ce cas aucun savoir mais permettrait de controcircler les savoirs acquis
Cependant nous ne faisons ici que deacuteplacer le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique Si la
maiumleutique est lrsquoart drsquoaccoucher les esprits il apparaicirct clairement dans les dialogues que la
maiumleutique socratique est bien souvent steacuterile en termes de contenu elle nrsquoaccouche drsquoaucune
deacutefinition deacutefinitive mais elle eacutenonce et controcircle les hypothegraveses
Le postulat theacuteacirctral
Le lecteur pourra preacutetendre que cela ne repose que sur la contingence des rencontres et
que si Socrate avait eu de la chance il aurait pu trouver un interlocuteur susceptible drsquoenfanter
Cela va alors agrave lrsquoencontre drsquoun aspect fondamental du dialogue un choix litteacuteraire de
repreacutesentation Un dialogue est en soi une production drsquoordre theacuteacirctral il y a des personnages
des tirades (i e le texte prononceacute) un cadre spatio-temporel des deacutecors et des indications
sceacuteniques Lrsquoensemble de ce qui gravite autour des tirades des personnages nous lrsquoappelons
theacuteacirctraliteacute Dans une piegravece de theacuteacirctre la theacuteacirctraliteacute se compose donc de tout ce qui relegraveve de la
mise en scegravene tout ce qui nrsquoest pas prononceacute dans les tirades des personnages Cela ne veut pas
dire pour autant que la theacuteacirctraliteacute ne deacutepend que du metteur en scegravene le texte lui-mecircme contient
deacutejagrave de la theacuteacirctraliteacute il srsquoagit entre autres des didascalies Une didascalie ou indication
sceacutenique est un enseignement contextuel Il ne srsquoagit pas drsquoune tirade mais elle fait pourtant 6
partie du texte de lrsquoœuvre La theacuteacirctraliteacute ne srsquoexprime donc pas uniquement dans la
repreacutesentation mais aussi dans le texte
Nous formulons alors ainsi ce que nous appelons le laquo postulat theacuteacirctral raquo le personnage de
Socrate est un archeacutetype il ne sagit pas dune histoire reacuteelle Socrate pourrait juste sappeler laquo Le
philosophe raquo de la mecircme maniegravere que Platon incarne parfois les thegraveses de Parmeacutenide et de
Zeacutenon en laquo lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Nous sommes dans la repreacutesentation de personnages
caracteacuteristiques En cela lœuvre de Platon tend agrave luniversaliteacute de son discours car au dessus de
la relativiteacute du contexte demeure de faccedilon transcendante un appel agrave luniversel
Lrsquoeacutetymologie de didascalie est drsquoailleurs διδασκαλία signifiant enseignement6
4
Aux questions du caractegravere aporeacutetique des dialogues ainsi que de la steacuteriliteacute de la
maiumleutique nous devons alors affronter un problegraveme drsquoampleur Il ne devient plus possible de
justifier lrsquoabsence de reacuteponse par un simple manque de chance Nous partons du principe que
Platon est maicirctre agrave bord et que le corpus dont nous sommes en possession est suffisamment
complet pour que la repreacutesentation de la dialectique nrsquoy soit pas tronqueacutee La meacutethode socratique
chez Platon est supposeacutee apporter des veacuteriteacutes alors qursquoelle ne semble dans les faits que mettre en
eacutevidence lrsquoerreur et ne conclure que par des apories ou des invitations agrave continuer le travail 7
Quelle est lrsquoorigine de cet eacutecart entre lrsquoobjectif et le reacutesultat de la recherche de veacuteriteacute chez
Socrate Nous pouvons nous demander srsquoil srsquoagit soit drsquoun effet neacutecessaire de la dialectique
auquel cas elle ne serait qursquoun outil intermeacutediaire mais incomplet soit que la dialectique est
victime drsquoune reacutealiteacute transcendante et alors le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique viendrait
drsquoun apophatisme ontologique crsquoest-agrave-dire que lrsquoon ne pourrait rien dire sur lrsquoecirctre de faccedilon
positive chez Platon 8
Dans cette derniegravere eacuteventualiteacute comme dans la premiegravere si la veacuteriteacute nrsquoest pas accessible au
moyen de la dialectique quelle serait alors reacuteellement la nature de lrsquoexercice dialectique pour
Socrate sinon un jeu consistant agrave trouver des contradictions et agrave reacutefuter des adversaires Une
telle activiteacute nrsquoest-elle pas fort ressemblante agrave lrsquoactiviteacute des sophistes
Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge
Agrave la suite des paradoxes que nous venons drsquoeacutevoquer nous pensons qursquoun eacuteleacutement de
reacuteponse se situe dans la nature mecircme du texte de Platon le dialogue Pour bien des
commentateurs le dialogue nrsquoest chez Platon qursquoun choix stylistique pour illustrer une theacuteorie
Ceux-ci pensent que le travail du commentateur revient agrave extraire le contenu philosophique du
texte afin de se deacutefaire du poids litteacuteraire charrieacute par le dialogue Dans cette optique Aristote
Nous ne neacutegligeons pas lrsquoexistence de nombreux dialogue platoniciens ougrave le caractegravere aporeacutetique ne 7
semble pas apparaicirctre de faccedilon eacutevidente Nous pensons par exemple agrave lrsquoApologie le Criton le Pheacutedon mais aussi au Banquet Cependant notre propos est le suivant jamais dans lrsquoœuvre de Platon Socrate ne reacutepondrait agrave la proposition drsquoun interlocuteur laquo cette deacutefinition est correcte et deacutefinitive raquo Demeure alors une sensation drsquoincompleacutetude Lrsquounique exception est le Parmeacutenide sur lequel nous reviendrons abondamment par la suite
Rejoignant ici la position plotinienne en opeacuterant un glissement de lrsquoapophatisme agrave lrsquoaphaireacutetisme8
5
apparaicirct bien plus professionnel puisqursquoil eacutecrit une philosophie de traiteacutes Cependant ferions-
nous le mecircme exercice avec Moliegravere ou Shakespeare Agrave lrsquoeacutevidence non Nous voyons bien
qursquoun reacutesumeacute drsquoHamlet aussi minutieux soit-il nrsquoa plus grand lien avec lrsquoœuvre originale Degraves
lors peut-on raisonnablement croire que cela fonctionnerait de la sorte chez Platon Est-il
possible de comprendre le message du Banquet sans le hoquet drsquoAristophane
Lrsquoensemble du message contenu dans lrsquoœuvre de Platon nous est transmis par le biais du
dialogue Cependant ce message nrsquoest pas purement lineacuteaire et la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les
dialogues perturbe la nature de ce message En consideacuterant les œuvres de Platon non plus comme
de simples eacutenonciations lineacuteaires drsquoideacutees mais plutocirct comme des mises en scegravene repreacutesentant
diffeacuterents moments drsquoune reacuteflexion geacuteneacuterale alors nous pourrons eacutetablir de maniegravere plus correcte
ce que sont les veacuteritables thegraveses ontologiques dans le corpus platonicien
La tradition raconte que Platon aurait commenceacute par eacutecrire des œuvres theacuteacirctrales avant
qursquoil ne les brucirclacirct apregraves avoir rencontreacute Socrate
Ἔπειτα μέντοι μέλλων ἀγωνιεῖσθαι τραγῳδίᾳ πρὸ τοῦ Διονυσιακοῦ θεάτρου Σωκράτους ἀκούσας κατέφλεξε τὰ ποιήματα εἰπώνmiddot laquo Ἥφαιστε πρόμολ ὧδεmiddot Πλάτων νύ τι σεῖο χατίζει raquo9
Eacutetant sur le point de concourir pour la trageacutedie il rencontra Socrate devant le theacuteacirctre dionysiaque et agrave la suite de leur entretien il brucircla ce qursquoil avait eacutecrit en disant laquo Hephaistos vient ici Platon maintenant a besoin de toi raquo
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III [trad GENAILLE])
Si lrsquoanecdote semble peu creacutedible elle est en revanche symbolique De la mecircme maniegravere les
proches de Platon auraient retrouveacute agrave sa mort une piegravece drsquoAristophane agrave cocircteacute de lui Lrsquoœuvre de 10
Platon dans sa totaliteacute est drsquoailleurs une vaste trageacutedie Pensons au prologue drsquoAntigone de Jean
Anouilh
Voilagrave Ces personnages vont vous jouer lhistoire dAntigone Antigone cest la petite maigre qui est assise lagrave-bas et qui ne dit rien Elle regarde droit devant elle
Les guillemets ont eacuteteacute rajouteacute par nos soins pour rendre la citation plus lisibles Celles-ci ne sont pas 9
preacutesentes dans le texte original tireacute du Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig
La source de cette anecdote est lrsquoeacutemission de radio sur France Culture du 11 feacutevrier 2008 intituleacutee laquo Les 10
nouveaux chemins de la connaissance raquo Elle nous est conteacutee par Monique Dixsaut
6
Elle pense Elle pense quelle va ecirctre Antigone tout agrave lheure quelle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermeacutee que personne ne prenait au seacuterieux dans la famille et se dresser seule en face du monde seule en face de Creacuteon son oncle qui est le roi Elle pense quelle va mourir quelle est jeune et quelle aussi elle aurait bien aimeacute vivre Mais il ny a rien agrave faire Elle sappelle Antigone et il va falloir quelle joue son rocircle jusquau bouthellip
(ANOUILH 2008 5)
Degraves les premiers instants nous savons tous que Socrate va mourir Pourtant nous regardons les
dialogues srsquoenchainer lrsquohistoire avancer De la rencontre avec les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave sa
condamnation agrave mort Platon retrace toute la vie philosophique drsquoun personnage lrsquohistoire drsquoun
homme Nous pourrions essayer de comparer les œuvres de Platon aux eacutecrits de lrsquohistorien
Xeacutenophon reacutealiser des travaux drsquoarcheacuteologie afin de savoir si la rencontre entre Socrate et 11
Parmeacutenide eut eacuteteacute possible Quel inteacuterecirct dans un travail de philosophie Tout cela reviendrait agrave
renier le cœur mecircme de lrsquoœuvre de Platon sa puissance litteacuteraire
A fortiori nous avanccedilons lrsquoideacutee selon laquelle la theacuteacirctraliteacute repreacutesente une part importante
du message philosophique y compris de lrsquoexercice dialectique Penser les personnages des
dialogues comme des acteurs jouant un rocircle retourne consideacuterablement les perspectives de
lecture Nous tacirccherons donc dans la suite de notre travail de deacutemontrer en quoi la dialectique
possegravede une part de jeu nrsquoeacutetant pas incompatible avec la recherche de veacuteriteacute Si les œuvres de
Platon sont consideacutereacutees plutocirct comme des piegraveces de theacuteacirctre que des reacutealiteacutes historiques alors la
repreacutesentation dune aporie dans un dialogue ne peut plus ecirctre vue comme un simple constat
deacutechec de la meacutethode du dialogue mais comme un moment obligatoire dans une conception
plus large Les dialogues de Platon ne sont pas des piegraveces en eux-mecircmes mais simplement les
actes drsquoune seule œuvre qursquoil faut comprendre dans sa totaliteacute
Il convient enfin de preacuteciser ce que nous entendons par le personnage de Socrate et
lrsquoadjectif socratique srsquoy rapportant Socrate est un personnage ayant existeacute cela ne fait presque
Il nrsquoest jamais simple de parler de meacutethode historique dans le contexte antique Cependant la 11
meacutethodologie de Xeacutenophon se rapproche de celle de Thucydide dont il compleacuteta lrsquoœuvre Mecircme si le dialogue socratique eacutetait agrave lrsquoacircge classique un style litteacuteraire agrave part entiegravere nous pensons que lrsquoapproche de Xeacutenophon repose sur des eacutevegravenements et des situations probables Platon philosophe et dramaturge joue davantage dans le registre du symbolique
7
aucun doute Cependant nous ne sommes pas ici dans un travail drsquohistorien pur et simple la
philosophie antique nrsquoest pas une archeacuteologie des faits sinon une archeacuteologie de la penseacutee Dans
le cas preacutesent la seule penseacutee que nous choisissons drsquoeacutetudier est celle de Platon Nous
consideacuterons alors davantage Socrate comme personnage litteacuteraire et dramatique plutocirct qursquoen tant
qursquoindividu ayant reacuteellement veacutecu toutes les aventures qui lui sont attribueacutees Cela possegravede sur le
plan meacutethodologique de nombreux avantages le premier eacutetant que la reacutealiteacute historique des faits
ne nous importe guegravere Qursquoimporte que Socrate ne rencontracirct pas Parmeacutenide dans sa jeunesse le
personnage creacuteeacute par Platon a effectivement veacutecu cette rencontre Lrsquoensemble de notre travail
reposera donc sur Socrate personnage dramatique des œuvres de Platon
Notre objectif ne sera autre que de deacutefinir de faccedilon juste la meacutethode agrave lrsquoœuvre dans les
dialogues de Platon Nous deacutefendons lrsquoideacutee selon laquelle notre position de lecture influence les
reacutesultats de la dialectique platonicienne Notre hypothegravese de recherche peut alors se reacutesumer en
une phrase en consideacuterant les œuvres de Platon comme des productions theacuteacirctrales nous serons
agrave mecircme de trouver davantage de reacuteponses que dans le cadre drsquoune lecture traditionnelle Ceci
nous permettra de comprendre drsquoune autre maniegravere sous un nouveau jour les perspectives en jeu
dans les dialogues Certains problegravemes drsquoordres meacutetaphysique et ontologique devraient alors
trouver de nouvelles reacuteponses invisibles jusqursquoici Il est vrai que nos interrogations sur la
dialectique peuvent sembler quelque peu heacuteteacuterogegravenes Notre hypothegravese de travail place tous nos
espoirs du cocircteacute interpreacutetatif Cela apparaicirctra peut-ecirctre arbitraire en risquant de contraindre le
texte agrave se conformer agrave notre theacuteorie Nous devons donc prendre soin de deacutefinir avec rigueur notre
meacutethodologie afin drsquoeacuteviter toute deacuteteacuterioration du sens initial au profit de notre approche
8
2 Meacutethodologie
De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques
Notre travail se divisera en quatre grands moments Notre hypothegravese de deacutepart preacutesuppose
lrsquoexistence de reacuteponses dans lrsquoœuvre de Platon En effet notre recherche nrsquoaurait pas lieu drsquoecirctre
si nous pensions que la dialectique platonicienne eacutetait totalement incomplegravete et que certaines
reacuteponses nrsquoavaient pas eacuteteacute formuleacutees par Platon Nous marquons ici un choix initial fort en
refusant de croire drsquoune part agrave un apophatisme dialectique chez Platon (crsquoest-agrave-dire que la
dialectique nrsquoest pas apte agrave trouver de veacuteriteacutes agrave cause de sa neacutecessaire incompleacutetude) mais aussi
agrave un simple laquo appel agrave la continuation du travail raquo comme si Platon nrsquoavait fourni que la meacutethode
sans reacutesultats Au contraire nous partons de lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique a deacutejagrave atteint son
but (dans les textes) et qursquoil ne tient qursquoagrave nous lecteurs de Platon de comprendre ces reacuteponses
Selon le vieil adage la veacuteriteacute est lrsquoadeacutequation entre lrsquoecirctre et la penseacutee crsquoest-agrave-dire
lrsquoeacutelaboration drsquoun jugement juste Ainsi tout comme un texte sera vrai en vertu de son rapport au
monde une lecture sera vraie selon son rapport au texte Dans un premier temps il srsquoagira pour
nous de deacutefinir preacuteciseacutement ce qursquoest la meacutethode socratique crsquoest-agrave-dire drsquoen comprendre les
regravegles de fonctionnement Nous nuancerons notre deacutefinition en lui imposant comme bornes les
deacutefinitions drsquoautres meacutethodes proches mais diffeacuterentes (eacuteristique antilogique etc) Cette partie
relegravevera clairement drsquoun caractegravere historique srsquoinspirant des grandes theacuteories interpreacutetatives sur
la dialectique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours (de maniegravere non exhaustive mais significative) Notre
modus operandi consiste en lrsquoeacutelaboration drsquoune grille de lecture apte agrave augmenter notre capaciteacute
agrave comprendre le fonctionnement des raisonnements argumentatifs de la dialectique platonicienne
Notre originaliteacute reposera eacutevidemment sur ce que nous avons appeleacute le postulat theacuteacirctral La
position interpreacutetative que nous eacutelaborerons partira de notre hypothegravese de recherche selon
laquelle il ne convient pas de lire Platon comme un bloc monolithique mais comme une
succession de scegravenes ayant chacune un objectif propre Cet outil que nous concevrons est
interpreacutetatif crsquoest-agrave-dire que sa viseacutee nrsquoest autre que drsquoaccroitre notre acuiteacute conceptuelle face au
texte drsquoun dialogue de la mecircme maniegravere que des lunettes augmentent lrsquoacuiteacute visuelle drsquoune
personne myope ou astigmate sans modifier lrsquoobjet regardeacute Lrsquooutil ne modifie pas le contenu du
9
texte il modifie notre perception de celui-ci Ce point nous parait tregraves important dans la mesure
ougrave cette perspective purement interpreacutetative nrsquoest pas simple agrave respecter dans lrsquoeacutelaboration drsquoun
outil interpreacutetatif Chaque systegraveme interpreacutetatif implique des schegravemes logiques de
fonctionnement diffeacuterents Nous devons donc nous assurer dans la mesure du possible que les
schegravemes impliqueacutes par lrsquooutil que nous allons eacutelaborer ne sont pas incompatibles avec les
schegravemes du contexte drsquoeacutecriture Au contraire nous voulons que ceux-ci soient les plus proches 12
possible afin drsquoecirctre en adeacutequation avec la volonteacute de lrsquoauteur Nous profiterons de cette partie
pour eacutevoquer diffeacuterents problegravemes interpreacutetatifs en lien avec la meacutethode dialectique Cette partie
srsquoachegravevera par un choix drsquoordre logique que nous justifierons quant au meilleur moyen de
repreacutesenter les eacutechanges dialectiques
Dans un troisiegraveme temps nous nous attacherons agrave comprendre ce que pourrait ecirctre
lrsquoorigine de la dialectique Pour paraphraser Aristote si notre premier moment aura eacuteteacute consacreacute
agrave la cause mateacuterielle de la dialectique (son fonctionnement propre ses regravegles) le troisiegraveme temps
de notre travail se tournera vers drsquoune part sa cause efficiente et drsquoautre part vers sa cause finale
(en effet la dialectique comme production humaine ou projet permet cette superposition entre
origine et finaliteacute) Nous en profiterons pour tirer les conclusions meacutetaphysiques et plus
preacuteciseacutement ontologiques de nos choix interpreacutetatifs et repreacutesentatifs des moments dialectiques
En effet notre point de deacutepart est que la grille interpreacutetative de lrsquoexercice dialectique affecte
consideacuterablement les reacutesultats meacutetaphysiques Nous ferons alors une analyse eacutelargie des grands
traits meacutetaphysiques du systegraveme platonicien puis tacirccherons de comprendre comment la
dialectique srsquointegravegre dans ce systegraveme Nous serons dans lrsquoobligation de faire une revue des
preacuteoccupations ontologiques de quelques preacutesocratiques afin de comprendre le contexte
drsquoapparition de la meacutethode dialectique proposeacutee par Platon dans ses dialogues Nous nous
pencherons ensuite plus en avant sur les aspects meacutetaphysiques directement en lien avec les
preacutesupposeacutes induits par la dialectique telle que nous lrsquoaurons deacutefinie dans le chapitre preacuteceacutedent
Nous pensons ici agrave R G Collingwood prenant lrsquoexemple drsquoune traduction du grec πόλις par le mot 12
laquo Eacutetat raquo en lrsquoaffligeant de tous les concepts contemporains propre agrave notre concept drsquoEacutetat et agrave observer des erreurs dans les eacutecrits politiques grecs Pour Collingwood cela revient agrave traduire le mot grec τριήρης par laquo bateau agrave vapeur raquo on srsquoeacutetonnerait par la suite des variances conceptuelles et des incoheacuterences suite agrave lrsquousage du mot τριήρης lu comme bateau agrave vapeur dans les textes antiques (COLLINGWOOD 1994)
10
Il ne faut pas perdre de vue que lrsquoobjectif final est drsquoeacutelaborer une position de lecture apte agrave
deacutepasser les difficulteacutes laquo superficielles raquo des dialogues afin drsquoen comprendre le sens profond Il
ne srsquoagit pas pour autant de faire de la sur-interpreacutetation ou de lrsquoinvention
Le dernier moment de notre travail consistera en la mise en application de notre systegraveme
repreacutesentatif agrave un certain nombre de passages issus du corpus platonicien principalement le
Gorgias Lrsquoobjectif sera ici double drsquoune part expeacuterimenter notre outil repreacutesentatif en
laquo condition reacuteelle raquo crsquoest-agrave-dire sur de longs passages ougrave lrsquoenchevecirctrement des ideacutees ne va pas
de soi Notre outil ne prend son sens que dans le cadre de lrsquoanalyse profonde drsquoun passage et de
ses articulations avec les autres passages Drsquoautre part nous pourrons eacutetudier le rapport entre la
dialectique et le projet meacutetaphysique chez Platon Le troisiegraveme moment de notre travail opeacuterera
donc la synthegravese entre nos remarques drsquoordre logique du premier moment de notre travail et les
consideacuterations plus meacutetaphysiques du deuxiegraveme Nous reviendrons par la suite plus
abondamment sur le choix du Gorgias Nous pouvons drsquoores et deacutejagrave eacutevoquer le sujet du dialogue
comme motif principal En effet le troisiegraveme moment de notre travail reposera principalement
sur la distinction entre lrsquoactiviteacute sophistique et lrsquoactiviteacute philosophique Le Gorgias repreacutesente la
suite logique de notre interrogation theacuteorique puisque le dialogue repreacutesente agrave la fois une
reacuteflexion theacuteorique sur le sujet en questionnant la nature de la rheacutetorique mais aussi une
illustration pratique en opposant directement le personnage de Socrate agrave des sophistes
La quasi-totaliteacute de notre travail reposera sur les travaux de Benoicirct Castelneacuterac et de
Mathieu Marion Nous leur empruntons le regard dialogique qui seul permet de donner agrave cette
eacutetude une coheacuterence geacuteneacuterale en faisant de lrsquoexercice du dialogue un moment strateacutegique dont
lrsquoissue est incertaine Ainsi de nombreux eacuteleacutements deacutecoulant de cette analyse (critique des
travaux de Vlastos interpreacutetation du poegraveme de Parmeacutenide lecture des sophistes etc)
srsquoinscrivent en toute logique dans le mecircme sillon De plus nous avons choisi de nous appuyer
sur les reacutecents travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot dont lrsquoanalyse porte sur des centres drsquointeacuterecircts
souvent identiques aux nocirctres Parfois nous nous en inspirons parfois nous nous en deacutetacherons
mais ses travaux permettront toujours de servir de reacutefeacuterentiel surtout dans la deuxiegraveme moitieacute de
notre travail
11
Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique
Le projet que nous preacutesentons ici peut apparaicirctre au lecteur en bien des endroits encore
peu deacutefini vague voire teinteacute drsquoune certaine preacutetention Nous connaissons le danger inheacuterent agrave
notre travail Bien souvent le deacutesir de systegraveme pousse le commentateur agrave creacuteer de vastes
cateacutegories dans lesquelles il tenterait souvent par la violence du sur-commentaire de ranger les
concepts selon un ordonnancement preacuteeacutetabli Lrsquoobjectif est pour nous de retrouver une lecture
coheacuterente de lrsquoensemble du travail que Platon nous propose sans pour autant lui infliger le cadre
a priori de notre volonteacute Nous deacutesirons ainsi formuler une theacuteorie de la dialectique (ou tout du
moins en dessiner les contours) Or la nature mecircme du texte de Platon nous force agrave prendre
lrsquoensemble du corpus en consideacuteration puisque la meacutethode du dialogue srsquoy applique en tout
endroit Si les reacutesultats de notre travail pourront sembler parfois arbitraires nous aimerions alors
insister davantage sur la meacutethode proposeacutee que les reacutesultats en eux-mecircmes
Les travaux de recherche ont pour critegravere de qualiteacute la preacutecision de leur probleacutematique
Dans notre cas celle-ci semble peu deacutelimiteacutee si cela peut ressembler agrave une faiblesse le lecteur
saura y voir la volonteacute drsquoun effort de synthegravese Prenant lrsquoexemple de la biologie lrsquoeacutetude
minutieuse drsquoune cellule ne prend pleinement son sens que replaceacutee dans lrsquoorganisme dans son
ensemble De la mecircme maniegravere la dialectique eacutetant le fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne il
aurait eacuteteacute maladroit selon nous de se contenter de quelques passages Celle-ci ne prend tout son
sens que dans lrsquooptique drsquoun projet plus geacuteneacuteral La philosophie nrsquoest pas une position deacutefinitive
mais plutocirct une posture intellectuelle face au monde pas une reacuteponse mais une faccedilon drsquoaborder
les questions Si chaque dialogue se concentre sur un problegraveme unique les diffeacuterents
raisonnements se chevauchent et interagissent entre eux Comprendre la meacutethode dialectique ne
consiste pas simplement agrave comprendre des moments dialectiques mais comment cette suite de
moments est au cœur drsquoune œuvre totale et efficace
Nous ne pouvons que reconnaitre la vaste porteacutee de notre projet Il est eacutevident que notre
probleacutematique ne srsquoinscrit pas dans une simple question technique mais implique un grand
nombre de reacuteflexions correacutelaires En reacutealiteacute notre travail sera ameneacute agrave traiter un vaste ensemble
de thegraveses platoniciennes (ontologie meacutethode de recherche mythologie implication politique
12
etc) Le lecteur comprendra que notre objectif eacutetant initialement lrsquoeacutelaboration drsquoune meacutethode
syntheacutetique il serait vain de focaliser lrsquoensemble de notre travail sur quelques lignes drsquoun
dialogue Ne pas avoir circonscrit notre recherche agrave un corpus reacuteduit nrsquoest pas une pure
preacutetention mais une reacuteelle volonteacute drsquoeacuteclaircissement et drsquoapprofondissement de la penseacutee
platonicienne dans son ensemble
13
II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE
Socrate joue les beacuteotiens
Ce que nous appelons le postulat theacuteacirctral nous permet de penser le problegraveme de lrsquoorigine
de la dialectique sous un autre angle Si la theacuteacirctraliteacute du corpus de Platon nrsquoest pas un choix
simplement estheacutetique mais un point cleacute de la penseacutee de lrsquoauteur alors nous devons lire
lrsquoensemble des dialogues comme autant de scegravenes drsquoune vaste trageacutedie se terminant par la mort
de Socrate Sur le plan dramatique Le Parmeacutenide de Platon est lrsquoœuvre premiegravere il srsquoagit de la
premiegravere scegravene de cette trageacutedie philosophique Socrate y est jeune non-initieacute agrave la philosophie et
vulneacuterable face agrave la dialectique drsquoexperts tels que Parmeacutenide et Zeacutenon Socrate incarne une
posture de beacuteotien Commencer notre travail par Le Parmeacutenide nrsquoest cependant pas sans
preacutetention lrsquoouvrage est reconnu agrave travers les siegravecles comme lrsquoune des piegraveces les plus obscures
de lrsquoensemble du corpus Mais comprendre drsquoune nouvelle faccedilon Le Parmeacutenide est un moyen
neacutecessaire pour relire Platon En fonction de la lecture qursquoun commentateur fait du Parmeacutenide
toute sa vision du platonisme se trouve modifieacutee Finalement cela repreacutesente pour nous un
avantage meacutethodologique en commenccedilant par Le Parmeacutenide nous serons agrave mecircme de
reconstruire plus facilement la penseacutee de Platon
Il existe une raison nous conduisant agrave commencer notre eacutetude par Le Parmeacutenide En effet
dans sa preacutesentation de la theacuteorie platonicienne Diogegravene Laeumlrce deacuteclare que lrsquoorigine du style du
dialogue remonterait agrave Zeacutenon drsquoEacuteleacutee
Διαλόγους τοίνυν φασὶ πρῶτον γράψαι Ζήνωνα τὸν Ἐλεάτην
On dit que Zeacutenon drsquoEacuteleacutee fut le premier agrave eacutecrire des dialogues
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)
Propos qursquoil reacuteitegravere plus loin en citant un texte disparu drsquoAristote
Ἀριστοτέλης δ ἐν τῷ Σοφιστῇ φησι πρῶτον Ἐμπεδοκλέα ῥητορικὴν εὑρεῖν Ζήνωνα δὲ διαλεκτικήν
14
Aristote dans [son ouvrage] le Sophiste deacuteclare qursquoEmpeacutedocle trouva la 13
rheacutetorique le premier et Zeacutenon la dialectique
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum VIII)
Ces deux citations bien qursquoelles ne puissent constituer une preuve historique deacutemontrent agrave
lrsquoeacutevidence un large courant de penseacutee dans lrsquoAntiquiteacute laissant entendre que le principe du
dialogue voire la meacutethode dialectique seraient lrsquoœuvre de Zeacutenon disciple de Parmeacutenide Sans
toutefois tirer de conclusion hacirctive nous pouvons reconnaitre une certaine coheacuterence entre les
propos de Diogegravene Laeumlrce et notre ideacutee selon laquelle la rencontre avec les eacuteleacuteates repreacutesenteacutee
dans le Parmeacutenide serait agrave lrsquoorigine de la pratique philosophique de Socrate
Enfin srsquoil eacutetait encore neacutecessaire de justifier le caractegravere neacutecessaire de commencer notre
travail par le Parmeacutenide il existe un dernier point pouvant sembler anodin et relevant pourtant
selon nous drsquoune grande importance Comme eacutevoqueacute un peu plus haut face agrave ce sentiment
drsquoimpuissance de la dialectique dans presque tous les dialogues le Parmeacutenide est un des seuls agrave
se terminer positivement (quoique de maniegravere tregraves abrupte) avec la certitude pour les
participants drsquoavoir trouveacute des choses on ne peut plus vraies (Ἀληθέστατα [166c]) Il srsquoagit pour
nous de comprendre ce que peut ecirctre la valeur de cette veacuteriteacute et si agrave la lumiegravere de nos
interpreacutetations lrsquoexercice socratique ne deviendra pas davantage compreacutehensible
Nous traduisons volontairement lrsquoinfinitif εὑρεῖν par le passeacute simple trouva13
15
1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide
La notion drsquoobstacle interpreacutetatif
Le Parmeacutenide est certainement lrsquoun des dialogues de Platon ayant la reacuteputation la plus
forte Il est agrave la fois obscur complexe fastidieux reacutepeacutetitif et dans le mecircme temps au cœur de
toute une interpreacutetation meacutetaphysique de la penseacutee de Platon Cependant puisque notre eacutetude
doit neacutecessairement commencer par ce dialogue il convient de srsquointerroger de prime abord sur
les eacuteventuels problegravemes de lecture risquant de srsquooffrir agrave nous La question est naiumlve qursquoest-ce
qui rend le Parmeacutenide si compliqueacute par rapport aux autres dialogues Sur le modegravele de Gaston
Bachelard dans la Formation de lrsquoesprit scientifique nous deacutecidons de commencer notre eacutetude agrave
partir de la notion drsquoobstacle Quels sont les obstacles empecircchant le lecteur de trouver 14
directement dans ce dialogue des reacuteponses claires promises par la meacutethode socratique
Comment un mecircme ouvrage peut-il tantocirct ecirctre lu comme un traiteacute de cosmologie tantocirct comme
la cleacute de voute de lrsquoontologie platonicienne et pour drsquoautres enfin comme un simple exercice
dialectique
Selon nous bien des obstacles ne se trouvent pas dans le texte ils sont propres au contexte
de lecture Les obstacles en question ne sont pas du cocircteacute du texte mais uniquement du cocircteacute du
lecteur Crsquoest pourquoi nous parlerons drsquoobstacles interpreacutetatifs Ces obstacles sont des
problegravemes propres agrave lrsquoesprit du lecteur celui-ci nrsquoarrive jamais lrsquoesprit vierge de tout preacutejugeacute
lorsqursquoil entame sa lecture Quel travail intellectuel est-il alors neacutecessaire drsquoeffectuer au
preacutealable afin de saisir pleinement la nature et la viseacutee du Parmeacutenide Il ne srsquoagit pas
simplement drsquoun problegraveme de compreacutehension mais de repreacutesentation de la dialectique crsquoest un
exercice se trouvant dans un corpus tregraves eacuteloigneacute de nous autant sur les plans temporel
linguistique que culturel
Nous ne pouvons cependant eacutenumeacuterer de maniegraveres exhaustive lrsquoensembles des obstacles
interpreacutetatifs Nous choisissons donc afin de preacuteciser au mieux notre meacutethodologie de recherche
laquo Quand on cherche les conditions psychologiques des progregraves de la science on arrive bientocirct agrave cette 14
conviction que crsquoest en terme drsquoobstacle qursquoil faut poser le problegraveme de la connaissance scientifique raquo (BACHELARD 2004 15)
16
drsquoeacutevoquer quelques uns des plus repreacutesentatifs drsquoentre-eux Lrsquoenjeu de ce premier moment est
conseacutequent il srsquoagit agrave la fois drsquoadopter la position intellectuelle adeacutequate afin drsquoeacutetudier la
dialectique platonicienne en faisant table-rase de nos preacutejugeacutes de lecture et dans un second
temps drsquointerpreacuteter le texte du Parmeacutenide au plus proche de ce qursquoil pouvait ecirctre dans lrsquoesprit de
son auteur Ce dernier point nrsquoest pas anodin la philosophie de lrsquoAntiquiteacute dans son projet
mecircme est une archeacuteologie de la penseacutee Il ne srsquoagit pas tant de dire ce qui a eacuteteacute eacutecrit ou dit mais
de justifier le sens de ce qui a eacuteteacute dit au moment ougrave cela a eacuteteacute dit Il srsquoagit drsquoun projet de
coheacuterence mais aussi drsquoauthenticiteacute agrave lrsquoimage de lrsquoarcheacuteologue qui ne fait pas que constater la
preacutesence drsquoun objet dans le sol mais lrsquoen sort le nettoie et cherche enfin agrave comprendre
preacuteciseacutement son usage Le temps alternant aussi bien les corps que les mots nous devons garder
agrave lrsquoesprit que les eacutetranges ronds de bronze oxydeacutes et ne refleacutetant rien aujourdrsquohui dans les
museacutees furent jadis drsquoeacutetincelants miroirs
Les obstacles que nous allons maintenant eacutetudier ne sont pas propres qursquoau Parmeacutenide et
srsquoappliquent en partie aux autres dialogues de Platon et certainement agrave drsquoautres textes de
lrsquoAntiquiteacute Demeure un dernier point en suspens qui nrsquoaura pas eacutechappeacute au lecteur srsquoil existe
des obstacles externes nrsquoexiste-t-il pas aussi des obstacles internes Agrave lrsquoeacutevidence oui lorsque
le propos est confus la ponctuation absente (que lrsquoon pense aux fragments drsquoHeacuteraclite dit 15
lrsquoObscur) etc Ceux-ci seront traiteacutes dans la suite de notre travail lors de la lecture de lrsquoœuvre
proprement dite
Lrsquoobstacle historiographique
Le premier de ces obstacles est agrave lrsquoeacutevidence un problegraveme drsquoordre historiographique Agrave
travers lrsquohistoire de la philosophie le fait que telle œuvre soit encore preacutesente plutocirct qursquoune autre
nrsquoest jamais issu du hasard bien que cela soit une eacutevidence il faut prendre le temps de
comprendre les conseacutequences que cela peut avoir dans notre travail Au contraire pendant des
siegravecles la conservation des œuvres ne deacutependait que de la laquo bienveillance raquo de copistes le plus
souvent moines qui inlassablement reproduisaient certains ouvrages plutocirct que drsquoautres Agrave
lrsquoeacutevidence nous pouvons avancer le fait que le fragment drsquoœuvres qui nous est arriveacute du passeacute
Agrave entendre comme laquo produisant la confusion chez le lecteur raquo15
17
correspond agrave ce qui eacutetait le plus recopieacute Agrave lrsquoinverse une œuvre produite en de rares exemplaires
aura surement disparu agrave la suite de quelques incendies de bibliothegraveques et autres ravages Nous
arrivons alors agrave cette premiegravere ideacutee assez eacutevidente certes mais neacuteanmoins cruciale qui est que
lrsquoensemble des fragments antiques aujourdrsquohui accessibles le sont par un jeu drsquointeacuterecircts et de
subjectiviteacutes De maniegravere plus approfondie nous pouvons mecircme affirmer que ce qui est parvenu
jusqursquoagrave nous nrsquoa pu le faire qursquoen plaisant pour des raisons diverses aux instances responsables
de la copie des manuscrits Pour illustrer notre propos nous pouvons dire que la survie des
manuscrits est soumise agrave des lois semblables agrave celles auxquelles sont soumises les espegraveces
animales drsquoapregraves lrsquoeacutevolution darwinienne les œuvres ayant surveacutecu eacutetaient celles les mieux
adapteacutees agrave leur environnement non pas naturel mais ici politique et culturel
Nous pouvons alors eacutevoquer la relation freacutequente mdash voire systeacutematique mdash entre les
instances chargeacutees de la copie des manuscrits et les autoriteacutes religieuses du moment Pour
appuyer notre point un simple constat suffit parmi les corpora les plus fournis de la
philosophie grecque nous trouvons Platon et Aristote tout deux furent reacuteemployeacutes agrave maintes
reprises dans le cadre de diverses theacuteologies (agrave travers le neacuteoplatonisme pour Platon et dans le
cas drsquoAristote par lrsquoœuvre scolastique thomiste entre autres) Il semble aujourdrsquohui difficile de
lire Le Parmeacutenide de Platon sans avoir agrave lrsquoesprit Les Enneacuteades plotiniennes Dans la cinquiegraveme
des Enneacuteades Plotin fonde une meacutetaphysique agrave partir de laquo LrsquoUn raquo (τὸ ἕν) provenant directement
du texte de Platon Il srsquoagit pour Plotin du principe fondamental la premiegravere des hypostases
(ὑπόστασις) Les conseacutequences de cette lecture tregraves particuliegravere se retrouvent encore aujourdrsquohui
dans notre appreacutehension de lrsquoœuvre de Platon En prenant laquo LrsquoUn raquo comme principe
meacutetaphysique dans Le Parmeacutenide lrsquoeacuteventualiteacute mecircme de lrsquoexercice dialectique laisse place agrave un
monologue ontologique
Allant dans notre sens et critiquant une lecture trop plotinienne Luc Brisson soulegraveve ce
problegraveme dans lrsquointroduction de sa traduction du Parmeacutenide et deacuteclare
La lecture du Parmeacutenide ici proposeacutee rompt avec cette interpreacutetation grandiose qui voit dans la seconde partie du Parmeacutenide une description des degreacutes de lrsquoecirctre qui assimileacutes agrave des diviniteacutes procegravedent de lrsquoUn
(BRISSON 2011 9)
18
Sans cet effort nous ne lisons plus vraiment Platon mais le Platon comme le lisait Plotin
Pour reprendre notre approche historiographique nous pouvons avancer lrsquoideacutee que si le
corpus de Platon existe encore ce nrsquoest pas uniquement pour lui-mecircme mais surtout en tant qursquoil
incarne les fondements du neacuteoplatonisme lequel agrave travers Plotin notamment eacutetait en adeacutequation
avec une penseacutee chreacutetienne en pleine formation De facto nous ne lisons pas seulement Plotin
comme un commentateur de Platon mais aussi parfois Platon comme un preacutecurseur de Plotin 16
Subjectiviteacute de la traduction
Dans le cas de la philosophie de lrsquoAntiquiteacute le lecture doit faire face agrave un problegraveme ducirc agrave la
langue drsquoeacutecriture Le traducteur agrave travers des choix lexicaux stylistiques et typographiques
produit une interpreacutetation personnelle de lrsquoœuvre La traduction repreacutesente le deuxiegraveme problegraveme
externe agrave la compreacutehension drsquoun dialogue de Platon La langue grecque bien loin de la langue
franccedilaise ressemble en certains points davantage agrave la langue allemande dans son aspect
interpreacutetatif syntaxe plus flexible et vocabulaire favorable aux neacuteologismes et agrave la creacuteation
lexicale La langue grecque est une langue interpreacutetative en changement pleine de possibiliteacutes
Pour reprendre lrsquoexemple de lrsquoinfluence plotinienne dans le Parmeacutenide nous pouvons
simplement eacutevoquer le choix de certains traducteurs de mettre une majuscule agrave laquo lrsquoUn raquo Il srsquoagit
du choix de Leacuteon Robin (cf ROBIN 1950) entre autres Agrave lrsquoeacutevidence cette majuscule est
purement arbitraire eacutetant donneacute que la distinction de casse nrsquoapparaicirct qursquoau IXegraveme siegravecle avec
lrsquoinvention par les copistes byzantins des minuscules Pourtant Leacuteon Robin insiste sur laquo lrsquoUn raquo
plutocirct que laquo lrsquoun raquo ou seulement laquo un raquo lrsquoarticle deacutefini nrsquoeacutetant pas systeacutematiquement preacutesent
dans le texte grec Ainsi est-il possible de dire que par sa traduction seulement Leacuteon Robin
influence consideacuterablement la lecture en conceptualisant une notion de faccedilon arbitraire Mais si
la majuscule de laquo lrsquoUn raquo peut sembler relever de lrsquoordre du deacutetail notre second exemple sera
sans doute plus convaincant il srsquoagit du concept drsquo laquo Ideacutee raquo ou de laquo Forme raquo Il est important de
se questionner sur ce que nous appelons laquo Forme raquo ou laquo Ideacutee raquo Le concept repose sur deux mots
De la mecircme maniegravere la deacutenomination de laquo Preacutesocratiques raquo engendre une lecture biaiseacutee et 16
anachronique en laissant croire que les premiers philosophes seraient lagrave pour preacuteparer le terrain au Socrate de Platon
19
grecs laquo εἶδος raquo et laquo ἰδέα raquo Nous remarquons lagrave encore le choix du traducteur qui place de
maniegravere presque systeacutematique une majuscule comme pour confirmer au lecteur la preacutesence drsquoun
concept central
En dehors du corpus platonicien ces deux mots signifient lrsquoallure crsquoest-agrave-dire ce que lrsquoon
distingue drsquoune chose Ils deacuterivent drsquoune mecircme racine indo-europeacuteenne celle du verbe ὁράω
(voir observer porter son regard (cf BAILLY 1901)) dont lrsquoinfinitif aoriste est ἰδεῖν donnant
video en latin Drsquoun objet nous identifions sa forme stricto sensu par nos sens et plus 17
preacuteciseacutement par la vue Lrsquoideacutee ou forme nrsquoest donc pas neacutecessairement dans la penseacutee Elle est
perccedilue par nos faculteacutes intellectuelles lorsque nous employons nos sens ce qui nous permet de
reconnaitre un objet Lrsquoideacutee ou forme est donc du cocircteacute du reacuteel au sens de la silhouette crsquoest-agrave-
dire ce que je vois drsquoune chose Ce ne sont pas des termes issus drsquoun jargon philosophique mais
de la vie courante En outre lrsquoutilisation des mots dans le corpus semble ne pas respecter de
regravegle preacutecise les deux termes seraient parfaitement interchangeables Il semble alors peu 18
probable que la theacuteorie centrale drsquoun auteur ne meacuterite pas un terme agrave proprement parler mais
deux termes eacutequivoques interchangeables et issus du langage populaire Nous voyons alors
comment la traduction peut biaiser la lecture en faisant des termes εἶδος et ἰδέα les eacuteleacutements
centraux drsquoune ontologie ideacutealiste
La traduction est une activiteacute subjective et la compreacutehension de lrsquoactiviteacute dialectique
neacutecessite un accegraves au plus proche de la penseacutee et de lrsquoimaginaire de lrsquoauteur Comme nous
venons de le voir par delagrave le problegraveme eacutevident de la polyseacutemie de laquo λόγος raquo laquo εἶδος raquo ou encore
laquo ἀγαθὸν raquo il existe un problegraveme de subjectiviteacute de la part du traducteur qui par ses choix
lexicaux influence le contenu informatif de lrsquoœuvre Au lendemain de deux milleacutenaires de
philosophie profondeacutement chreacutetienne le travail de deacute-construction reste conseacutequent
En replaccedilant le digamma disparu nous retrouvons ϝιδεα conduisant phoneacutetiquement au video latin17
Cela nrsquoest cependant pas lrsquoavis de lrsquoeacutecole neacuteo-kantienne dite laquo de Marbourg raquo repreacutesenteacutee notamment 18
par Hermann Cohen et Paul Natorp Selon ces derniers il existerait une diffeacuterence fondamentale entre lrsquoεἶδος signifiant le concept (Begriff) socratique et lrsquoἴδεα (Idee) platonicienne (cf FRONTEROTTA 2000)
20
Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation
Lire un philosophe nrsquoest pas chose facile Comme le preacutecise Ferdinand Alquieacute dans son
opuscule Qursquoest-ce que comprendre un philosophe lrsquoattitude agrave adopter face agrave un texte de
philosophie nrsquoest jamais claire et est la source de nombreuses confusions agrave travers toute lrsquohistoire
de la philosophie La philosophie ne peut se lire comme de la science pure dans la mesure ougrave 19
la bonne compreacutehension drsquoun texte de philosophie deacutepend toujours drsquoun contexte Ceci nrsquoest pas
le cas drsquoun ouvrage de matheacutematiques par exemple Il est deacutelicat drsquoaffirmer que lrsquoon puisse
veacuteritablement philosopher de maniegravere absolue Pourtant lire un philosophe ce nrsquoest pas non plus
simplement lire lrsquoœuvre drsquoun homme drsquoun point de vue psychologique Nous pensons possible
dans une certaine mesure de dissocier un homme de ses ideacutees Il srsquoagit pour nous drsquoadopter une
posture du juste milieu suivant ainsi les conseils de Ferdinand Alquieacute
La philosophie nrsquoest pas la science elle nrsquoest pas un systegraveme ou un ensemble de systegravemes elle est une deacutemarche et une deacutemarche nrsquoa de sens que parce qursquoune personne effectue cette deacutemarche [hellip] La deacutemarche philosophique nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par des raisons psychologiques ce nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par lrsquohistoire ou agrave partir drsquoun certain eacutetat social
(ALQUIEacute 2005 89)
Les obstacles psycho-historiques deacutecoulent drsquoune prise de position trop unilateacuterale face au
problegraveme eacutevoqueacute Dans le premier cas si le lecteur se place drsquoun point de vue anhistorique alors
le cadre spatio-temporel et lrsquoensemble du contexte drsquoeacutecriture disparaissent Ce processus conduit
dans le cas de la philosophie antique notamment agrave un chronocentrisme du lecteur En reacutefutant
lrsquoaspect humain et la situation drsquoeacutecriture il devient possible drsquoimaginer par exemple que les
propos tenus par Platon concernant les philosophes Eacuteleacuteates furent totalement diffeacuterents de la
reacutealiteacute De la sorte le lecteur part du principe que Platon aurait directement eacutecrit pour lui en
sachant par avance que la penseacutee drsquoun auteur disparaitrait et qursquoil pourrait ainsi facilement la
manipuler Un exemple reacutecent est de voir dans le personnage du Parmeacutenide de Platon un individu
radicalement diffeacuterent du Parmeacutenide historique auteur du poegraveme
laquo [hellip] lrsquoeacutetonnement du philosophe de ne pas ecirctre compris me paraicirct ecirctre la source mecircme de toute la 19
philosophie occidentale raquo (ALQUIEacute 2005 29)
21
Pour reprendre la question reacutecemment poseacutee par John Palmer le Parmeacutenide porte-t-il la trace drsquoune laquo lecture sophistique raquo qui gauchirait la penseacutee de Parmeacutenide au point de rendre impossible ou agrave tout le moins tregraves risqueacute de lrsquoaborder comme un teacutemoignage fiable sur le Parmeacutenide historique
(CASTELNEacuteRAC 2014 436) 20
Cette question bien que leacutegitime neacuteglige en partie le fait que dans le contexte drsquoeacutecriture
les lecteurs de Platon connaissaient aussi le philosophe drsquoEacuteleacutee et qursquoil eut eacuteteacute surprenant de le
mettre en scegravene dans un ouvrage en lui faisant tenir des propos radicalement diffeacuterents des
siens Il serait bien sucircr maladroit de simplement dire que puisque Platon et Parmeacutenide veacutecurent 21
durant des peacuteriodes proches alors les propos de Platon ne peuvent qursquoecirctre lrsquoexacte reproduction
de la penseacutee eacuteleacuteate Cependant dans le cas preacutecis des arguments de Zeacutenon drsquoEacuteleacutee Le Parmeacutenide
et son argumentation sont selon nous la preuve que le deacutebat eacuteleacuteate ne tournait pas autour de
lrsquoexistence ou non du mouvement comme beaucoup le pensegraverent mdash ou le pensent encore mdash
nous aborderons ce point par la suite
Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute
Une lecture trop psychologique peut conduire agrave drsquoautres erreurs de lecture En srsquoappuyant
sur des eacutetudes stylistiques cherchant agrave retrouver lrsquoordre drsquoeacutecriture des dialogues de Platon en
fonction des occurrences lexicales lrsquoargument laquo psychologique raquo conduit agrave consideacuterer
lrsquoensemble de la penseacutee de Platon sur un mode chronologique Par exemple si les eacutetudes
stylistiques tendent agrave confirmer que tel dialogue aurait eacuteteacute eacutecrit dans une peacuteriode de jeunesse
lrsquoargument psychologique va utiliser la biographie de Platon afin de trouver des liens entre lrsquoeacutetat
drsquoesprit psychologique de Platon et le contenu du dialogue Cette lecture psychologique et
chronologique utilisant en parallegravele la biographie de Platon revient agrave chercher du sens dans ce
qui nrsquoen a pas forceacutement (comme le lien eacuteventuel entre un dialogue et un voyage ou un
quelconque eacutevegravenement politique) Si cette technique peut sembler fonctionnelle elle neacuteglige
Benoicirct Castelneacuterac fait reacutefeacuterence agrave lrsquoouvrage de John Palmer Platorsquos Reception of Parmenides (1999)20
Remarquons cependant que les traces de laquo satire philosophique raquo remontent agrave Aristophane 21
contemporain de Socrate Dans Les Nueacutees il fait tenir des propos par Socrate ridicules et contraires agrave ceux rapporteacutes par Platon ou Xeacutenophon Sans doute le contexte politique est-il agrave lrsquoorigine de ce deacutenigrement Nous reviendrons plus en deacutetails sur ce point par la suite
22
cependant que Platon pouvait maitriser diffeacuterents styles agrave sa guise Platon est agrave lrsquoeacutevidence un
eacutecrivain de lrsquoimitation Il ne serait selon nous pas impossible que Les Lois et Le Criton furent
eacutecrits durant la mecircme peacuteriode dans des styles volontairement diffeacuterents 22
Plus encore cette approche neacuteglige volontairement certains eacuteleacutements du texte dans
lrsquooptique de faire rentrer lrsquoœuvre dans un scheacutema preacutedeacutefini En ce qui concerne Le Parmeacutenide
nous pouvons citer la theacuteorie de Gilbert Ryle ce dernier ne pouvait expliquer la critique de la
theacuteorie des Ideacutees dans une peacuteriode aussi tardive de la vie de Platon Il fonda alors une theacuteorie
selon laquelle Platon serait entreacute dans une peacuteriode de doute laquelle lrsquoaurait finalement conduit agrave
se reacutefuter dans Le Parmeacutenide (cf RYLE 1994) Nous voyons ici un problegraveme propre agrave toute
theacuteorie qui dans un deacutesir de coheacuterence preacutefegravere avancer des reacutesultats contre-intuitifs plutocirct que de
revoir sa lecture Lrsquoanalogie avec la theacuteorie psychanalytique est assez simple en vertu de
lrsquoabsence de critegravere de falsifiabiliteacute une theacuteorie ne pouvant ecirctre reacutefuteacutee par aucune expeacuterience
ne peut ecirctre veacuteritablement scientifique 23
Agrave lrsquoinverse une approche nous semblant plus adeacutequate consiste agrave repeacuterer les incoheacuterences
manifestes dans lrsquoensemble du corpus tout en partant du principe que le systegraveme est deacutejagrave
coheacuterent Les incoheacuterences apparaissant dans notre lecture ne viennent alors pas du texte mais de
notre lecture Cette meacutethodologie est plus modeste et rend agrave Platon les cleacutes de la coheacuterence de
son œuvre Certes cette position est arbitraire mais en philosophie la vraisemblance drsquoune
interpreacutetation est directement lieacutee avec la coheacuterence et la simpliciteacute qursquoelle donne agrave lrsquoœuvre
eacutetudieacutee Plus une lecture parvient agrave reacuteunir lrsquoensemble drsquoun corpus et agrave en simplifier les concepts
plus elle devient vraisemblable Agrave lrsquoinverse plus une lecture neacutecessite de faire des deacutetours
logiques sous-entend des aleacuteas dans la lecture ou fait lrsquoimpasse sur certains aspects plutocirct que
drsquoautres et plus cette lecture nous parait invraisemblable Pensons agrave la geacuteomeacutetrie une seule
courbe peut avoir diffeacuterentes eacutequations la plus simple est bien souvent la plus fonctionnelle
Nous ne soutenons pas cette thegravese mais refusons dans notre meacutethodologie toute tentative mdash souvent 22
deacutelicate voire hasardeuse mdash de rapprochement entre le style drsquoun dialogue et une eacuteventuelle peacuteriode de la vie de Platon
Tel que formuleacute par Karl Popper dans Conjectures and Refutations The Growth of Scientific 23
Knowledge en 1963
23
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon
Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon
Le Parmeacutenide est composeacute drsquoun court prologue et drsquoun vaste dialogue diviseacute en deux
parties ineacutegales La premiegravere plus courte restitue une rencontre (historiquement peu probable)
entre Socrate et les deux philosophes drsquoEacuteleacutee Parmeacutenide et son disciple Zeacutenon Elle comporte
une courte introduction puis laisse ensuite place agrave la mise agrave lrsquoeacutepreuve drsquoune theacuteorie des ideacutees (ou
formes) deacutefendue par Socrate La seconde partie est une deacutemonstration de dialectique entre
Parmeacutenide et un jeune homme du nom drsquoAristote Nous consideacutererons dans notre analyse que 24
les arguments deacuteveloppeacutes par les Eacuteleacuteates dans lrsquoœuvre et mecircme dans lrsquoensemble du corpus de
Platon retranscrivent assez fidegravelement la penseacutee de ces philosophes (drsquoapregraves lrsquoobstacle
chronocentriste eacutevoqueacute preacuteceacutedemment) Il convient avant de commencer agrave analyser lrsquoœuvre
dans sa globaliteacute de srsquointerroger sur la nature reacuteelle des arguments eacuteleacuteates afin de replacer le
dialogue de Platon dans un contexte intellectuel Puisque la discussion commence apregraves que
Socrate eut eacutecouteacute Zeacutenon il faut impeacuterativement tacirccher de les comprendre dans toute leur porteacutee
Les propos de Zeacutenon ne nous sont pas directement rapporteacutes mais nous savons que ceux-ci
traitent de la multipliciteacute des ecirctres
πῶς φάναι ὦ Ζήνων τοῦτο λέγεις εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα ὡς ἄρα δεῖ αὐτὰ ὅμοιά τε εἶναι καὶ ἀνόμοια τοῦτο δὲ δὴ ἀδύνατον οὔτε γὰρ τὰ ἀνόμοια ὅμοια οὔτε τὰ ὅμοια ἀνόμοια οἷόν τε εἶναι οὐχ οὕτω λέγεις mdash οὕτω φάναι τὸν Ζήνωνα
Comment entends-tu ceci Zeacutenon si les ecirctres sont multiples il faut quils soient agrave la fois semblables et dissemblables entre eux Or cela est impossible car ce qui est dissemblable ne peut ecirctre semblable ni ce qui est semblable ecirctre dissemblable Nest-ce pas lagrave ce que tu entends mdash Cest cela mecircme reacutepondit Zeacutenon
(PLATON Parmeacutenide 127e [trad modif COUSIN])
Cette ideacutee rejoint les fameux paradoxes de Zeacutenon Nous pouvons prendre pour reacutefeacuterence ce que
rapporte Aristote dans La Physique au livre Ζ Dans lrsquoargument de lrsquoAchille Zeacutenon deacutemontre
Sans rapport certain avec le philosophe de lrsquoOrganon quoi que la date de reacutedaction du dialogue eucirct 24
permis agrave Platon cet anachronisme
24
que laquo jamais (οὐδέποτε [239b14-29]) agrave la course le plus lent (τὸ βραδύτατον) ne pourra ecirctre 25
atteint par le plus rapide (τοῦ ταχίστου) raquo Le mouvement serait alors impossible selon ce critegravere
puisque une distance eacutetant toujours divisible il resterait toujours quelque distance agrave parcourir
avant drsquoatteindre lrsquoarriveacutee Aristote propose une reacutefutation de facto de ce paralogisme le constat
empirique du mouvement
τὸ δ ἀξιοῦν ὅτι τὸ προέχον οὐ καταλαμβάνεται ψεῦδοςmiddot ὅτε γὰρ προέχει οὐ καταλαμβάνεταιmiddot ἀλλ ὅμως καταλαμβάνεται εἴπερ δώσει διεξιέναι τὴν πεπερασμένην
Le fait de supposer que ce qui est devant nest pas rejoint est faux tant quil est devant il nest pas rejoint mais il est cependant rejoint puisqursquoil [Zeacutenon] avouera que la ligne finie est parcourue
(ARISTOTE Physique VI 239b26-29)
Les trois autres paradoxes de Zeacutenon (le stade la dichotomie et la flegraveche) suivent exactement le
mecircme scheacutema et reposent in fine toujours sur la division agrave lrsquoinfini soit drsquoune distance soit drsquoun
moment
Tout en distinguant ces deux seacuteries drsquoarguments [contre le multiple et contre le mouvement] il faut reconnaicirctre qursquoil y a entre elles un lien eacutetroit Crsquoest parce que Zeacutenon a nieacute la pluraliteacute qursquoil nie le mouvement En effet le mouvement suppose le temps et lrsquoespace qui sont des continus crsquoest parce que ces continus ne sont pas composeacutes ou comme dit Zeacutenon ne sont pas multiples que le mouvement y est impossible Le mouvement srsquoil est reacuteel divise le temps et le lieu ougrave il srsquoaccomplit il ne peut donc se produire dans un continu sans parties
(BROCHARD 1926 4)
Aristote les reacutefute de la mecircme maniegravere que pour lrsquoargument dit de lrsquoAchille agrave partir du simple
constat empirique (ie la flecircche atteint la cible)
Lrsquoideacutee selon laquelle Zeacutenon serait ici en train de nier lrsquoexistence du mouvement (argument
anti-cineacutetique) nous semble hautement naiumlve Le bon sens semble contredire lrsquoideacutee selon laquelle
deux hommes prendraient le bateau et traverseraient la mer Meacutediterraneacutee pour finalement
arriveacutes agrave Athegravenes deacuteclarer que tout mouvement est impossible Lrsquoargument anti-cineacutetique
Remarquons au passage lrsquoabsence de tortue25
25
parfois encore deacutefendu reflegravete selon nous un certain deacutedain vis-agrave-vis des penseurs eacuteleacuteates
occultant la porteacutee de lrsquoargumentation reacuteelle 26
Cette lecture fait lrsquoimpasse sur le constat empirique de lrsquoexistence du mouvement (β) que les
Eacuteleacuteates ne pouvaient vraisemblablement pas nier Lrsquoargumentation des Eacuteleacuteates ne peut pas
reposer sur une reacutefutation du mouvement un modegravele anti-cineacutetique sans quoi elle nrsquoaurait
aucune porteacutee intellectuelle Il serait alors peu compreacutehensible que Platon mette en scegravene pour la
premiegravere fois le personnage de Socrate en preacutesence de Parmeacutenide et Zeacutenon Cette naissance
philosophique du personnage de Socrate nrsquoen serait pas une si les Eacuteleacuteates nrsquoavaient pas eu un
rocircle bien plus deacutecisif 27
La question est de savoir comment dans lrsquoun et dans lrsquoautre cette seacuterie de divisions par deacutefinition ineacutepuisable peut ecirctre eacutepuiseacutee et il faut qursquoelle le soit pour que le mouvement se produise Ce nrsquoest pas reacutepondre que de dire qursquoelles srsquoeacutepuisent simultaneacutement
(BROCHARD 1926 4)
Les reacuteponses proposeacutes par la plupart des commentateurs ne reacutepondent jamais agrave la veacuteritable
question Plutocirct que de chercher agrave comprendre le laquo pourquoi raquo des arguments de Zeacutenon ceux-
ci (Aristote le premier) cherchent le laquo comment raquo Crsquoest pour ainsi dire manquer totalement
lrsquoobjectif de Zeacutenon mais aussi et surtout eacuteviter la difficulteacute comment un espace et un temps
continus peuvent ecirctre les supports de pheacutenomegravenes discontinus
Vlastos et le raisonnement apagogique
Maintenant que nous avons mis agrave distance la lecture naiumlve drsquoun eacuteleacuteatisme anti-cineacutetique il
convient neacuteanmoins de srsquointerroger sur une autre lecture plus seacuteduisante cette fois Dans
lrsquointroduction du Parmeacutenide toujours apregraves avoir entendu Zeacutenon tenir une longue liste
drsquoarguments contre la multipliciteacute (plusieurs heures de lecture) Socrate demande agrave ce dernier de
Un grand nombre de commentateurs drsquoAristote surtout semblent ne connaitre de la penseacutee eacuteleacuteate que 26
ce qursquoAristote a pu en dire laquo [] la tesis eleata [] sostiene que todas las cosas estaacuten en reposo [] el ser es infinito e inmoacutevil raquo (BOERI 2006 65)
Notre prise de position est arbitraire mais se justifie par un gain de coheacuterence dans lrsquoœuvre de Platon Il 27
nous semble plus coheacuterent de penser que la premiegravere apparition de Socrate soit un eacutevegravenement marquant et instructif pour le lecteur plutocirct que lrsquooccasion de lrsquoexposeacute drsquoune position naiumlve et insoutenable
26
preacuteciser lrsquoobjectif de son premier argument laquo Si les ecirctres sont multiples (Εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα
[127e]) il faut qursquoils soient et semblables (ὅmicroοια) et dissemblables (ἀνόmicroοια) ce qui est
impossible (ἀδύνατον) car ni les semblables ne peuvent ecirctre dissemblables ni les dissemblables
semblables raquo Lrsquoargument contre la multipliciteacute du discours de Zeacutenon repose donc sur le principe
de non-contradiction Cette contradiction crsquoest lrsquoimpossibiliteacute logique (ἀδύνατον) que quelque
chose soit et ne soit pas En drsquoautres termes il srsquoagit de lrsquoimpossibiliteacute pour tout ecirctre que cet ecirctre
puisse simultaneacutement recevoir un preacutedicat et en mecircme temps ne pas le recevoir
Il est alors possible drsquoadopter une lecture moins naiumlve de lrsquoargumentation de Zeacutenon Si
Zeacutenon a conscience de lrsquoargument empirique de lrsquoexistence du mouvement alors sa conclusion
devient une antilogie La question est alors la suivante Zeacutenon en deacutemontrant lrsquoimpossibiliteacute de
la thegravese du multiple (οὐκ ἔστι πολλά [128a]) est-il en train de soutenir la thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-
dire la thegravese de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (ἓν [hellip] εἶναι τὸ πᾶν) deacutefendue par Parmeacutenide Cette question 28
nrsquoest pas sans importance il srsquoagit drsquoun moment crucial de notre reacuteflexion Le jeune Socrate
considegravere ici mdash agrave juste titre mdash que deacutemontrer une contradiction dans une thegravese consiste agrave
donner raison agrave la thegravese opposeacutee La critique de la multipliciteacute engagerait le soutien de la thegravese
de lrsquouniteacute Agrave cette remarque Zeacutenon reacutepond ceci
ἀλλὰ σὺ μὲν εἶπες τῶν συμβεβηκότων τι ἔστι δὲ τό γε ἀληθὲς βοήθειά τις ταῦτα [τὰ γράμματα] τῷ Παρμενίδου λόγῳ πρὸς τοὺς ἐπιχειροῦντας αὐτὸν κωμῳδεῖν ὡς εἰ ἕν ἐστι πολλὰ καὶ γελοῖα συμβαίνει πάσχειν τῷ λόγῳ καὶ ἐναντία αὑτῷ
Mais tu as rencontreacute juste en un point la veacuteriteacute est que ces [eacutecrits] visent agrave aider le discours de Parmeacutenide contre ceux qui voudraient ridiculiser en montrant que si tout eacutetait un il sensuivrait de nombreuses conseacutequences absurdes et contradictoires
(PLATON Parmeacutenide 128c)
Zeacutenon cherche agrave travers sa liste drsquoarguments agrave deacutemontrer la preacutesence de contradictions dans la
thegravese de la multipliciteacute La dialectique pourrait alors ecirctre un mouvement de recherche de
contradictions dans le but de soutenir une thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-dire le moyen drsquoopeacuterer une
Litteacuteralement laquo que tout est un raquo28
27
reductio ad absurdum En vertu du principe de non-contradiction cela semblerait parfaitement
coheacuterent
En srsquoappuyant sur le principe du tiers exclu il serait possible que lrsquoopposeacute des thegraveses
contredites par Zeacutenon soient celles qursquoil deacutefendrait La premiegravere dialectique platonicienne serait
une meacutethode de raisonnement par lrsquoabsurde Il srsquoagit notamment de la lecture que deacutecida
drsquoadopter Gregory Vlastos
Because it is allowed the waywardness of impromptu debate elenctic argument may take any number of different routes But through its motley variations the following pattern which I shall call standard elenchus is preserved
(1) The interlocutor asserts a thesis p which Socrates considers false and targets for refutation
(2) Socrates secures agreement to further premises say q and r (each of which may stand for a conjunct of propositions)33 The agreement is ad hoc Socrates argues from q r not to them
(3) Socrates then argues and the interlocutor agrees that q amp r entail not-p
(4) Socrates then claims that he has shown that not-p is true p false
(VLASTOS 1994 11)
En transposant le modegravele de Vlastos agrave la premiegravere partie du Parmeacutenide Zeacutenon aurait
conscience de lrsquoexistence du mouvement par le constat empirique ce qui permet drsquoatteindre une
contradiction De cette contradiction deacutecoule la preuve de la thegravese opposeacutee agrave la thegravese initiale via
la reductio ad absurdum Selon Vlastos la neacutegation du mouvement ne serait que la premiegravere
eacutetape du raisonnement
FIG 1 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON SELON LE MODEgraveLE DE VLASTOS
α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α
β not β
β Existence du mouvement
[Issu du constat empirique]
Contradiction perp
Reductio Ad Absurdum not α
28
La transposition que nous effectuons ne respecte pas complegravetement les propos de Vlastos qui
lui-mecircme diffeacuterenciait la dialectique de Zeacutenon de lrsquoelenchus socratique
More objectionable is the assimilation of the elenchus to Zenos dialectic from which it differs in a fundamental respect The refutands in Zenos paradoxes are unasserted counterfactuals [hellip] Socrates on the other hand as we shall see will not debate unasserted premises mdash only those asserted categorically by his interlocutor who is not allowed to answer contrary to his real opinion
(VLASTOS 1994 2)
Cependant les diffeacuterences entre les deux meacutethodes reposent selon lui sur la nature des
hypothegraveses (preacutemisses) Nous remarquons que cela ne perturbe pas notre lecture puisque nous
nous inteacuteressons ici agrave la progression logique du raisonnement plutocirct qursquoagrave la nature de ses
preacutemisses
Nous remarquons alors qursquoen supposant que les Eacuteleacuteates pratiquent la reductio ad
absurdum Vlastos condamne Socrate agrave reproduire le mecircme scheacutema dans les dialogues suivants
Cela pourrait repreacutesenter une solution deacutefinitive au problegraveme du caractegravere aporeacutetique de la
dialectique il suffirait de remonter le cours des contradictions eacutemises pas Socrate et de prendre
les autres preacutemisses accepteacutees par linterlocuteur afin drsquoobtenir le contraire de la thegravese reacutefuteacutee
Vlastos semble ainsi deacutepasser le problegraveme des apories et parvient agrave entrevoir comme par un jeu
de miroirs les mysteacuterieuses thegraveses socratiques Vlastos nomme ce processus laquo elenchos
standard raquo (VLASTOS 1994 11)
Critique de la position de Vlastos
La lecture de Vlastos nrsquoest pourtant pas exempte de difficulteacutes Le principe de
contradiction nrsquoimplique pas neacutecessairement le principe de tiers exclu En drsquoautres termes la
neacutegation drsquoune neacutegation ne constitue pas une preuve de la thegravese initiale Il srsquoagit drsquoun point de
lecture souleveacute par Mathieu Marion agrave la suite notamment des travaux de Jonathan Barnes
Marion justifie son propos agrave partir drsquoune lecture intuitionniste consideacuterant que la double
neacutegation ne peut ecirctre reacuteduite agrave la thegravese initiale
29
FIG 2 DOUBLE NEacuteGATION DANS LES LOGIQUES CLASSIQUE ET INTUITIONNISTE
Pour un intuitionniste montrer que la supposition de A megravene agrave une contradiction permet drsquoaffirmer notA mais montrer que la supposition de notA megravene agrave une contradiction permet seulement drsquoaffirmer notnotA et non par eacutelimination de la double neacutegation que A
(MARION 2014 16)
Cependant Marion ne preacutetend pas non plus que les Grecs eurent pleinement conscience de ces
deux scheacutemas diffeacuterents Il srsquoagit selon Marion drsquoadopter une position intermeacutediaire Dans le
cadre des joutes dialectiques eacuteleacuteates lrsquoobjectif drsquoaffirmer ou drsquoinfirmer une thegravese passe par la
confrontation avec des contradictions ou antilogies Pour cette raison nous nommerons
antilogique le processus argumentatif eacuteleacuteate Dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate une thegravese vraie doit ecirctre
exempte de contradiction En revanche il est faux de dire que pour les Eacuteleacuteates faire deacutecouler
une contradiction conduit agrave une preuve de lrsquoinverse de la thegravese initiale Il nrsquoy a pas
contrairement agrave lrsquoavis de Vlastos un recours au tiers exclu dans le cadre de la recherche
dialectique chez les Eacuteleacuteates
Il srsquoagit preacuteciseacutement du sens de la suite du passage du Parmeacutenide que nous avons vu plus
haut
ἀντιλέγει δὴ οὖν τοῦτο τὸ γράμμα πρὸς τοὺς τὰ πολλὰ λέγοντας καὶ ἀνταποδίδωσι ταὐτὰ καὶ πλείω τοῦτο βουλόμενον δηλοῦν ὡς ἔτι γελοιότερα πάσχοι ἂν αὐτῶν ἡ ὑπόθεσις εἰ πολλά ἐστιν ἢ ἡ τοῦ ἓν εἶναι εἴ τις ἱκανῶς ἐπεξίοι
Cet eacutecrit reacutepond donc aux partisans de la pluraliteacute et leur renvoie leurs objections et plus encore en deacutesirant deacutemontrer qursquoen reacutealiteacute lrsquohypothegravese quil y a de la pluraliteacute conduit agrave des conseacutequences encore plus ridicules que la supposition que tout est un
(PLATON Parmeacutenide 128d)
Double neacutegation avec tiers exclu Double neacutegation sans tiers exclu
notnotA ≣ A notnotA ≢ A
30
Zeacutenon ne nie pas la preacutesence de contradictions dans la thegravese de Parmeacutenide il montre une
preacutesence de contradictions encore laquo plus ridicules raquo (γελοιότερα) dans la thegravese de la 29
multipliciteacute En cela la situation est telle que lrsquoapplication du tiers exclu semble impossible
Zeacutenon ne deacuteclare pas que la thegravese de lrsquouniteacute ne comporte aucune contradiction mais que la thegravese
de la multipliciteacute comporte aussi des contradictions La lecture de Vlastos apparaicirct maintenant
comme trop simpliste Pour appuyer notre point citons la deacuteesse Diotime de Mantineacutee du
Banquet cette derniegravere apprend agrave Socrate que la justesse drsquoune position est une question de juste
milieu Dans le passage suivant Socrate srsquointerrogeant sur la nature de lrsquoEros rapporte les propos
de la deacuteesse La question est de savoir si Eros est beau et bon ou laid et mauvais La reacuteponse de
la deacuteesse se situe dans un intermeacutediaire entre les deux positions
Μὴ τοίνυν ἀνάγκαζε ὃ μὴ καλόν ἐστιν αἰσχρὸν εἶναι μηδὲ ὃ μὴ ἀγαθόν κακόν Οὕτω δὲ καὶ τὸν ἔρωτα ἐπειδὴ αὐτὸς ὁμολογεῖς μὴ εἶναι ἀγαθὸν μηδὲ καλόν μηδέν τι μᾶλλον οἴου δεῖν αὐτὸν αἰσχρὸν καὶ κακὸν εἶναι ἀλλά τι μεταξύ ἔφη τούτοιν
Ne rend pas neacuteceacutessaire que ce qui nest pas beau soit laid et que ce qui nest pas bon soit mauvais Ainsi comprends que pour avoir reconnu que lamour nest ni beau ni bon il ne faut pas le croire laid et mauvais
(PLATON Banquet 202c)
Il srsquoagit drsquoun contre-exemple agrave lrsquoideacutee que le principe de non-contradiction conduirait
systeacutematiquement agrave celui du tiers exclu Diotime ne renie pas le fait qursquoil est impossible que ce
qui est beau soit laid dans le mecircme temps mais il est possible drsquoecirctre dans une position ternaire
ou intermeacutediaire
Pour compleacuteter la critique de Vlastos effectueacutee par Marion nous pouvons simplement
revenir sur la signification reacuteelle de lrsquoapplication du tiers exclu dans lrsquoexercice dialectique En
pensant qursquoune reacutefutation (sens que Vlastos donne agrave lrsquoelenchos) conduit agrave lrsquoinstauration de la
thegravese opposeacutee agrave lrsquohypothegravese de deacutepart alors lrsquointeacuterecirct mecircme du dialogue disparait pour laisser
Lrsquoemploi du superlatif nous permet drsquoenvisager une vision plus probabiliste de la veacuteriteacute chez les 29
Eacuteleacuteates Plus une theacuteorie contient des contradictions moins il est probable que celle-ci soit vraie Lrsquoassertion la plus exempte de contradictions serait la plus pure et donc potentiellement la plus proche de la veacuteriteacute Lrsquoantilogique eacuteleacuteate aurait une approche de la veacuteriteacute comme gain de coheacuterence Nous reviendrons sur ce point dans la suite de notre travail
31
place agrave un dogmatisme laquo masqueacute raquo Lrsquoexercice du dialogue ne serait qursquoun preacutetexte pour avancer
des thegraveses physiques meacutetaphysiques et morales Deux arguments viennent selon nous contredire
cette ideacutee Dans un premier temps le nombre de dialogues Si Platon avait deacutesireacute veacutehiculer des
thegraveses toutes faites lrsquousage reacutepeacuteteacute drsquoune trentaine de dialogues semblerait parfaitement inutile et
mecircme deacuteleacutetegravere pour la compreacutehension de ses thegraveses Il faut au contraire que le style du dialogue
soit un eacuteleacutement important voire neacuteceacutessaire de la meacutethode de recherche platonicienne Dans un
second temps les propos mecircmes de Socrate lorsque celui-ci explique sa meacutethode la
maiumleutique Agrave plusieurs reprises dans le Theacuteeacutetegravete par exemple Socrate rappelle agrave son
interlocuteur qursquoil ne sait rien et qursquoil est steacuterile
ἐπεὶ τόδε γε καὶ ἐμοὶ ὑπάρχει ὅπερ ταῖς μαίαις ἄγονός εἰμι σοφίας καὶ ὅπερ ἤδη πολλοί μοι ὠνείδισαν ὡς τοὺς μὲν ἄλλους ἐρωτῶ αὐτὸς δὲ οὐδὲν ἀποφαίνομαι περὶ οὐδενὸς διὰ τὸ μηδὲν ἔχειν σοφόν ἀληθὲς ὀνειδίζουσιν τὸ δὲ αἴτιον τούτου τόδε μαιεύεσθαί με ὁ θεὸς ἀναγκάζει γεννᾶν δὲ ἀπεκώλυσεν εἰμὶ δὴ οὖν αὐτὸς μὲν οὐ πάνυ τι σοφός οὐδέ τί μοι ἔστιν εὕρημα τοιοῦτον γεγονὸς τῆς ἐμῆς ψυχῆς ἔκγονον
Jrsquoai drsquoailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis steacuterile en matiegravere de sagesse et le reproche qursquoon mrsquoa fait souvent drsquointerroger les autres sans jamais me deacuteclarer sur aucune chose parce que je nrsquoai en moi aucune sagesse est un reproche qui ne manque pas de veacuteriteacute Et la raison la voici crsquoest que le dieu me contraint drsquoaccoucher les autres mais ne mrsquoa pas permis drsquoengendrer Je ne suis donc pas du tout sage moi-mecircme et je ne puis preacutesenter aucune trouvaille de sagesse agrave laquelle mon acircme ait donneacute le jour
(PLATON Theacuteeacutetegravete 150c [trad modif CHAMBRY])
La position de Vlastos implique donc neacutecessairement que de tels passages traitant de la meacutethode
maiumleutique relegravevent drsquoune forme de manipulation de la part du personnage de Socrate
Lrsquoelenchos standard de Vlastos est selon nous une neacutegation du principe du dialogue Notre
critique de la lecture de Vlastos repose drsquoune part sur les propos mecircmes de Socrate dans
diffeacuterents dialogues et drsquoautre part sur la reacutealiteacute litteacuteraire qui est que Platon nrsquoa eacutecrit que mdash ou
presque mdash des dialogues La question qursquoil srsquoagirait alors de poser agrave Vlastos serait simplement
pourquoi des dialogues Si Platon avait deacutesireacute mettre sa penseacutee en traiteacutes pourquoi aurait-il
perseacuteveacutereacute dans le style litteacuteraire du dialogue pourtant si propre agrave la confusion Nous voyons
comment notre hypothegravese de deacutepart conditionne toute lrsquointerpreacutetation de la lecture de Platon En
32
placcedilant dans le style du dialogue un sens veacuteritable (ce que semble ne pas faire Vlastos) la
dialectique sort du dogmatisme
Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon
Ce que nous eacutevoquions comme notre hypothegravese du postulat theacuteacirctral permet ici drsquoentrevoir
une reacuteponse claire agrave cette question le dialogue nrsquoest pas un moyen dissimuleacute pour transmettre
des thegraveses mais le cœur mecircme du propos une meacutethode qursquoil srsquoagit maintenant pour nous
drsquoeacutetudier Nous avons refuseacute lrsquoargumentaire naiumlf voulant que Zeacutenon essaierait de deacutemontrer
lrsquoimpossibiliteacute du mouvement Dans un mecircme temps la position de Vlastos nous est aussi
apparue comme deacutenaturant le travail de Platon Il devient alors neacutecessaire pour nous de proposer
une lecture plus coheacuterente agrave partir de nos critiques preacuteceacutedentes
Nous reprochons agrave Vlastos son dogmatisme Il srsquoagit alors selon nous de simplement
arrecircter le raisonnement eacuteleacuteate agrave la mise en eacutevidence drsquoune contradiction sans tirer drsquoautre
conclusion Nous reprenons alors les arguments de Zeacutenon et les mettons en relation avec ce que
nous avons compris plus haut Zeacutenon ne soutient pas mdash directement du moins mdash la thegravese de
lrsquouniteacute de lrsquoecirctre mais deacutesire deacutemontrer que la thegravese inverse (de la pluraliteacute) conduit aussi agrave des
contradictions En reprenant une fois encore le scheacutema repreacutesentant lrsquoargumentation logique des
arguments de Zeacutenon nous proposons maintenant une lecture dite antilogique dont la derniegravere
eacutetape sera la contradiction (ou antilogie)
Si cette lecture peut sembler tregraves proche de celle de Vlastos elle srsquoen diffeacuterencie sur un
point fondamental Dans le cas preacutesent la mise en eacutevidence de la contradiction ne permet pas de
prouver la thegravese inverse agrave lrsquohypothegravese principale de deacutepart Nous gardons cependant le constat
empirique du mouvement rendant agrave la penseacutee toute son intelligence
33
FIG 3 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON PROPOSEacuteE
La dialectique eacuteleacuteate est une antilogique puisque elle se contente de montrer crsquoest-agrave-dire de
mettre en eacutevidence des contradictions sans pour autant franchir le pas de la conclusion Il nrsquoy a
donc pas agrave proprement parler de Reductio ad absurdum chez les Eacuteleacuteates ou du moins pas en ces
termes
Il srsquoagit maintenant de veacuterifier notre interpreacutetation et de la justifier Dans un premier temps
il devient clair que le problegraveme que nous soulevions chez Vlastos du dogmatisme dialectique
disparaicirct aussitocirct En effet il est impossible de dire que les conclusions agrave la suite drsquoun
raisonnement de cette forme soient des veacuteriteacutes mdash ou tout du moins des veacuteriteacutes positives Mais
nous devons alors faire face agrave un autre problegraveme si ses raisonnements se terminent par des
antilogies la meacutethode eacuteleacuteate est-elle agrave mecircme de trouver quelque chose ou est-elle bloqueacutee dans
ce que nous pourrions appeler un apophatisme meacutethodologique Nous voyons ici comment le
questionnement souleveacute par la lecture des arguments de Zeacutenon nous conduit aux mecircmes
questions que celles que nous posions un peu plus tocirct 30
Pour sortir de ce paradoxe il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoaller tregraves loin Si les arguments de
Zeacutenon semblent condamner agrave rester dans la contradiction la fin mecircme du Parmeacutenide quelques
pages plus loin est au contraire bien plus affirmative
mdash Εἰρήσθω τοίνυν τοῦτό τε καὶ ὅτι ὡς ἔοικεν ἓν εἴτ ἔστιν εἴτε μὴ ἔστιν αὐτό τε καὶ τἆλλα καὶ πρὸς αὑτὰ καὶ πρὸς ἄλληλα πάντα πάντως ἐστί τε καὶ οὐκ ἔστι καὶ φαίνεταί τε καὶ οὐ φαίνεται mdash Ἀληθέστατα
mdash Disons-le donc et ajoutons que agrave ce qursquoil semble soit que lrsquoun existe soit qursquoil nrsquoexiste pas lui et les autres choses relativement agrave eux-mecircmes et les un aux autres
α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α
β not β
β Existence du mouvement
[Issu du constat empirique]
Contradiction perp
Cf supra I 1 laquo Le caractegravere aporeacutetique raquo30
34
sont absolument tout et ne le sont pas paraissent tout et ne le paraissent pas mdash Cela est parfaitement vrai
(PLATON Parmeacutenide 166c-d [trad modif CHAMBRY])
Bien que les arguments de Zeacutenon semblent ne pas deacutepasser la contradiction la meacutethode de
Parmeacutenide dans la deuxiegraveme partie du dialogue est agrave mecircme de trouver des veacuteriteacutes positives La
situation nrsquoest pas propre au Parmeacutenide mais se produit aussi agrave la fin du Sophiste et du
Politique Ces deux dialogues se terminent de maniegravere positive deacutemontrant que lrsquoacquisition
drsquoune veacuteriteacute eacutetait possible selon Platon
Παντάπασι μὲν οὖν
Crsquoest donc tout agrave fait cela
(PLATON Sophiste 268d)
Κάλλιστα αὖ τὸν βασιλικὸν ἀπετέλεσας ἄνδρα ἡμῖν ὦ ξένε καὶ τὸν πολιτικόν
Tu nous as encore de la plus belle faccedilon deacutefini jusqursquoagrave la fin cher eacutetranger lrsquohomme royal et [lrsquohomme] politique
(PLATON Politique 311c) 31
Lrsquohypothegravese preacuteceacutedente que nous avions appeleacutee laquo lrsquoapophatisme dialectique raquo est ainsi
parfaitement reacutefuteacutee Un jugement vrai sur le monde est possible chez Platon et la dialectique ne
peut ecirctre reacuteduite agrave un simple plaisir de reacutefuter des interlocuteurs puisque nous avons des
exemples clairs de deacutefinitions positives et reacuteussies
Le principal point commun de ces trois dialogues est la preacutesence comme interlocuteur
principal soit de Parmeacutenide et de Zeacutenon (originaires drsquoEacuteleacutee) soit de celui que lrsquoon appelle
laquo lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo (Ἐλεάτης Ξένος [216a]) Il devient alors neacutecessaire dans le cadre de notre
eacutetude drsquoapprofondir notre champ de recherche en ne nous cantonnant pas seulement au
Parmeacutenide comme premiegravere occurence socratique du corpus platonicien mais aussi aux autres
eacutecrits eacuteleacuteates
Eacutemile Chambry attribue cette phrase agrave laquo Socrate raquo ce que nous ne faisons pas Nous suivons le 31
Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig et attribuons cette phrase agrave laquo Socrate le jeune raquo (Νεώτερος Σωκράτης) lrsquointerlocuteur principal du dialogue gardant ainsi la coheacuterence de la progression de la discussion jusqursquoagrave sa conclusion
35
3 La meacutethode eacuteleacuteate
Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide
Notre eacutetude des arguments de Zeacutenon eacutevoqueacutes au deacutebut du Parmeacutenide nous conduit agrave
interroger le projet eacuteleacuteate dans son ensemble agrave travers notamment leurs eacutecrits directs Si ce
recours peut sembler ecirctre une digression non neacutecessaire il faut neacuteanmoins se souvenir que dans
lrsquooptique de notre eacutetude de la dialectique socratique nous sommes actuellement face agrave une
situation paradoxale drsquoune part lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate telle que preacutesenteacute par Zeacutenon ne peut pas ecirctre
dogmatique et doit logiquement srsquoarrecircter agrave lrsquoantilogie et drsquoautre part la meacutethode eacuteleacuteate est une
meacutethode que Platon recommande dans lrsquooptique de trouver des veacuteriteacutes Nous devons alors avant
de continuer deacutefinir clairement ce que peut ecirctre la meacutethode eacuteleacuteate sans Platon crsquoest-agrave-dire
principalement la meacutethode telle que preacutesenteacutee dans le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature afin de
comprendre les origines du projet dialectique eacuteleacuteate
Degraves les premiegravere ligne du poegraveme le jeune homme est accueilli par la laquo justice raquo (Δίκη [fr
1]) qui lui ouvre les portes des laquo chemins raquo (κελεύθων) de la laquo nuit raquo (Νύξ) et du
laquo jour raquo (Ἤmicroας) Quelques lignes plus bas la deacuteesse explique au jeune homme que celui-ci doit
apprendre laquo toutes choses raquo (πάντα) agrave la fois le laquo cœur raquo (ἦτορ) laquo circulaire raquo (εὐκυκλέος) et
laquo immuable raquo (ἀτρεmicroὲς) de la laquo veacuteriteacute raquo (Ἀληθείη) et drsquoautre part les laquo opinions raquo (δόξας) des
laquo mortels raquo (βροτοί) hors des laquo croyances vraies raquo (πίστις ἀληθής) La deacuteesse deacuteclare que le
jeune homme laquo doit en juger raquo (χρῆν δοκίmicroως) en laquo naviguant raquo (περῶντα) pour laquo tout raquo (πάντα)
laquo agrave travers tout raquo (διὰ παντὸς) Cette lecture rapide du premier fragment du poegraveme de Parmeacutenide
est lourde de conseacutequences Lrsquoobjectif de la dialectique eacuteleacuteate serait drsquoatteindre le cœur de la
veacuteriteacute Cela confirme ce que nous eacutevoquions plus tocirct il est impossible de penser que la finaliteacute
de la meacutethode se trouverait dans lrsquoantilogie la recherche doit se terminer par une veacuteriteacute Or cette
meacutethode consiste agrave analyser aussi bien les savoirs vrais que les opinions fausses Cette
navigation doit ecirctre faite pour chaque chose agrave travers tous les possibles La meacutethode eacuteleacuteate est
donc une dialectique de la recherche ne devant rien neacutegliger Elle analyse tous les possibles
Le second fragment nous renseigne sur le fonctionnement de cette meacutethode Il nrsquoexiste
pour la deacuteesse que deux laquo voies de recherche raquo (ὁδοὶ [hellip] διζήσιός [fr2]) compatibles avec laquo la
36
penseacutee raquo (νοῆσαι) La premiegravere est laquo qursquoil est raquo (ἔστιν) et laquo qursquoil est impossible de ne pas
ecirctre raquo (microὴ εἶναι) il srsquoagit du laquo chemin de la certitude raquo accompagnant la laquo veacuteriteacute raquo La seconde
voie est laquo qursquoil nrsquoest pas raquo (οὐκ ἔστιν) et laquo qursquoil est neacutecessaire de ne pas ecirctre raquo (χρεών ἐστι microὴ
εἶναι) Cette seconde route est un piegravege que le jeune homme laquo ne doit pas approcher raquo (ἀταρπόν)
Nous remarquons alors une apparente contradiction entre les deux fragments Dans le
premier fragment la deacuteesse deacuteclare que toutes les possibiliteacutes doivent ecirctre envisageacutees Dans le
second fragment elle semble se contredire et demander au jeune homme de ne pas pratiquer la
deuxiegraveme voie Comment peut-on alors concilier les deux injonctions afin de retrouver la
coheacuterence du projet
FIG 4 REPREacuteSENTATION LOGIQUE DU DEUXIEgraveME FRAGMENT DE PARMEacuteNIDE
Il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la variable laquo A raquo Celle-ci est remplaccedilable par toute assertion
Entre les deux propositions nous employons volontairement la conjonction de coordination
laquo et raquo agrave la place du connecteur logique laquo and raquo Dans le cas de lrsquoutilisation de la conjonction
logique laquo and raquo la formule ainsi creacuteeacutee irait agrave lrsquoencontre du principe de non-contradiction puisque
cela conduirait agrave admettre (A andnotA) La meacutethodologie de Parmeacutenide ne recherche pas seulement
ce qui est mais elle recherche ce qui est neacutecessairement De la mecircme maniegravere cette
meacutethodologie recherche eacutegalement ce qui nrsquoest pas neacutecessairement Nous devons ainsi
comprendre la formulation des deux voies comme deux moments distincts de la recherche Crsquoest
pour cette raison que nous donnerons le nom de conjonction meacutethodologique au connecteur en
question sans la valeur logique de la conjonction il signifie que les deux eacutetapes co-existent
ἀγνοοῦσιν γὰρ οἱ πολλοὶ ὅτι ἄνευ ταύτης τῆς διὰ πάντων διεξόδου τε καὶ πλάνης ἀδύνατον ἐντυχόντα τῷ ἀληθεῖ νοῦν σχεῖν
La plupart [des gens] ignorent en effet que sans explorer toutes les voies sans cette divagation il est impossible de tomber sur le vrai pour en avoir lrsquointelligence
(PLATON Parmeacutenide 136d-e)
A laquo Il est raquo
(A ^ not(notA)) et (notA ^ ◻(notA))
37
Nous devons maintenant nous interroger sur ce que les paroles du premier fragment
peuvent signifier vis-agrave-vis de la meacutethode proposeacutee dans le deuxiegraveme Contrairement aux ideacutees
courantes nous ne pensons pas que la seconde voie ne doive pas ecirctre exploreacutee Les deux voies
doivent ecirctre arpenteacutees Cependant la premiegravere voie est seule productrice de savoir positif La
seconde voie est productrice de non-savoir elle traite de ce qui nrsquoexiste pas Ce nrsquoest pas pour
autant une mauvaise voie mais cette derniegravere est reacuteduite agrave lrsquoaporie elle relegraveve de lrsquoapophatisme
ontologique (dire ce qursquoune chose nrsquoest pas sans dire ce qursquoelle est)
Certes Parmeacutenide exclut le non-ecirctre comme inintelligible mais cela nrsquoest pas une raison suffisante pour penser que la seconde voie disparaicirct entiegraverement du raisonnement de Parmeacutenide agrave partir du fr 2 Cette voie nrsquoen montre pas moins ce qursquoest une neacutegation et permet de reconnaicirctre que nier lrsquoexistence drsquoun objet de recherche constitue une impasse En effet beaucoup srsquoen faut que Parmeacutenide se prive de la neacutegation dans son poegraveme Lrsquousage de la neacutegation soulegraveve pourtant un problegraveme pour lrsquoeacutenonciation de la veacuteriteacute puisqursquoil est impossible drsquoobtenir une connaissance agrave partir de phrases neacutegatives Cela nrsquoexclut pas que lrsquousage de la seconde voie soit neacutecessaire pour discerner laquoce qui estraquo du contraire voire que les deux voies puissent ecirctre employeacutees alternativement ou de maniegravere concurrente La seconde voie reste une voie de recherche mecircme si elle megravene agrave lrsquoaporie en soutenant laquoce nrsquoest pasraquo il est impossible drsquoavancer Mais cela est deacutejagrave un reacutesultat drsquoune part on y reconnaicirct une impasse et drsquoautre part il semble que seule une affirmation puisse lancer la recherche puisqursquoune neacutegation ne contient en soi aucune information directe sur lrsquoobjet de la recherche
(CASTELNEacuteRAC 2014 444)
La deuxiegraveme voie du poegraveme nrsquoest pas lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoenquecircte sur laquo A raquo mais lrsquoabsence
du preacutedicat drsquoexistence crsquoest-agrave-dire la validiteacute de laquo notA raquo au niveau ontologique Nous pourrions
reacutesumer les propos de la deacuteesse en lrsquoideacutee que lrsquoon ne peut pas enquecircter sur ce qui nrsquoexiste pas Il
ne srsquoagit pas de deacutefendre une thegravese mais drsquoexplorer son contraire Ici la meacutethode ne vise pas agrave
avoir raison face agrave un adversaire mais agrave enquecircter sur toutes les voies afin de trouver un absolu
sans contradiction la veacuteriteacute Les opinions des mortels ne sont pas lrsquousage de la deuxiegraveme voie
mais le mauvais usage des deux premiegraveres La premiegravere voie est le seul chemin menant agrave la
veacuteriteacute mais il ne srsquoagit pas directement de la veacuteriteacute pour autant La deacuteesse nous propose une
meacutethode neacutecessitant encore un travail drsquoanalyse et drsquoentrainement Nous devons ici remarquer le
parallegravele eacutevident entre la meacutethode preacutesenteacute dans le poegraveme de Parmeacutenide et ce que Socrate deacutefinit
38
comme son art laquo maiumleutique raquo Le terme elenchos plus haut deacutefini comme laquo test raquo (par recherche
drsquoeacuteventuelles contradictions contre le terme de laquo reacutefutation raquo proposeacute par Vlastos) consiste dans
en un rejet ou une acceptation opeacutereacute apregraves un test de validation Ce test nrsquoest pas sans rappeler la
dokimasie (δοκιmicroασία) crsquoest-agrave-dire une analyse selon un certain nombre de critegraveres bien deacutefinis
Lorsque le lexicographe Pollux parle de la dokimasie des animaux agrave sacrifier il liste ainsi les
eacuteleacutements importants
Προσακτέον δὲ θύσιμα ἱερεῖα ἄρτια ἄτομα ὁλόκληρα ὑγιῆ ἄπηρα παμμελῆ ἀρτιμελῆ μὴ κολοβὰ μηδὲ ἔμπηρα μηδὲ ἠκρωτηριασμένα μηδὲ διάστροφα
Il faut preacutesenter des victimes qui conviennent pour un sacrifice bien constitueacutees entiegraveres intactes en bonne santeacute exemptes drsquoinfirmiteacutes avec tous leurs membres avec des membres bien conformeacutes elles ne doivent ecirctre ni mutileacutees ni estropieacutees ni amputeacutees de leurs extreacutemiteacutes ni difformes
(FEYEL 2006 36) 32 33
Il srsquoagit pour le philosophe en quecircte de veacuteriteacute de veacuterifier si les assertions respectent les exigences
de la logique comme les animaux doivent respecter les exigences du sacrifice Nous parlerons
cependant plutocirct drsquoelenchos pour deacutesigner lrsquoensemble du processus drsquoeacutevaluation ainsi que la
phase finale drsquoacceptation ou de rejet de lrsquohypothegravese
Dans le cinquiegraveme fragment du poegraveme le poegravete nous dit qursquoil lui est laquo indiffeacuterent raquo (Ξυνὸν
[fr5]) de commencer laquo drsquoun cocircteacute plutocirct que drsquoun autre raquo (ὁππόθεν) car il reviendra en arriegravere
(πάλιν) Nous retrouvons ici la recherche selon les deux meacutethodes Nous pouvons comprendre
que lrsquoune des deux voies conduira neacutecessairement agrave une contradiction (une antilogie) alors que
lrsquoautre voie conduira agrave une veacuteriteacute Il srsquoagit drsquoemprunter tous les chemins possibles afin
drsquoidentifier le seul qui soit exempt de contradiction
Nous pouvons dores et deacutejagrave tirer quelques conclusions sur la meacutethode de recherche eacuteleacuteate
Il faut systeacutematiquement eacutevaluer chaque voie possible Dans le cas drsquoune enquecircte sur A cela
signifie donc drsquoune part laquo srsquoil est vrai que A raquo puis laquo srsquoil est faux que A raquo La deuxiegraveme voie
Drsquoapregraves BETHE E (eacuted) Pollucis Onomasticon (1900) I 29 32
Grec et traduction sont de (FEYEL 2006)33
39
nrsquoest cependant pas suffisante pour eacutetablir un veacuteritable savoir sur le monde savoir que quelque
chose est faux nrsquoest qursquoun premier pas mais il convient par la suite de deacutepasser ce premier
moment pour dire quelque chose de positif Les deux voies sont fonctionnelles mais il existe
neacuteanmoins une hieacuterarchie Dans cette perspective il apparait que le caractegravere aporeacutetique des
dialogues relegraveve de la seconde voie celle du non-ecirctre Arriver agrave une aporie crsquoest ecirctre capable de
dire ce qursquoune chose nrsquoest pas crsquoest donc un progregraves face agrave lrsquoignorance de deacutepart Mais cela
nrsquoest pas suffisant
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique
Nous devons maintenant nous pencher sur un autre aspect de la penseacutee eacuteleacuteate En effet la
recherche selon les deux voies est un eacuteleacutement central de la meacutethode proposeacutee par Parmeacutenide
Cependant il existe un autre eacuteleacutement tout aussi important et donnant lieu agrave de nombreuses
interpreacutetations Il srsquoagit de la fameuse thegravese de laquo lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo Comme nous lrsquoavons vu
preacuteceacutedemment les arguments de Zeacutenon sur le mouvement servaient notamment agrave deacutemontrer que
la thegravese de la pluraliteacute de lrsquoecirctre eacutetait tout aussi invraisemblable mdash sinon plus encore mdash que celle
de son maicirctre Parmeacutenide Il faut alors reconnaitre lrsquoeacutevidence Parmeacutenide soutenait effectivement
une thegravese sur lrsquouniteacute de lrsquoecirctre Encore est-il neacutecessaire de comprendre ce agrave quoi se reacutefegravere
laquo lrsquoecirctre raquo et son laquo uniteacute raquo Cette thegravese est exprimeacutee dans le huitiegraveme fragment moment cleacute de
notre reacuteflexion Le poegravete nous dit que laquo ce qui est raquo (ἔστιν [fr8]) est maintenant laquo tout
entier raquo (ὁmicroοῦ πᾶν) laquo un raquo (ἕν) et laquo continu raquo (συνεχές) Dans ce passage la deacuteesse srsquoadresse au
jeune homme dans le but de lui enseigner ce qursquoest la veacuteriteacute Il ne srsquoagit plus seulement de savoir
ce qui est mais ce qui est vrai Le rapport au discours est primordial souvenons-nous que les
portes de cet enseignement avaient eacuteteacute ouvertes par lrsquoincarnation de laquo la justice raquo (Δίκη [fr1]) au
premier fragment La veacuteriteacute est un jugement pas un constat La connaissance est un effort
intellectuel de discernement entre lrsquoecirctre et le non-ecirctre Enfin lrsquoaction de laquo penser raquo (νοεῖν [fr3])
et lrsquoaction laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont laquo la mecircme chose raquo (τὸ [hellip] αὐτὸ)
La meacutethodologie de la deacuteesse consiste agrave diffeacuterencier ce qui est de ce qui nrsquoest pas Il ne
srsquoagit pas de la reacutealiteacute mais de la veacuteriteacute La veacuteriteacute est une chez Parmeacutenide laquo lrsquoun raquo est le
principe neacutecessaire pour fonder un savoir Si la veacuteriteacute nrsquoeacutetait pas une alors des eacutenonceacutes
40
contraires pourraient ecirctre consideacutereacutes comme vrais Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre vrai est lrsquooccasion de la 34
science pour les Eacuteleacuteates Nous comprenons alors cette uniteacute comme un principe non pas
ontologique ou cosmologique mais logique et eacutepisteacutemologique Lrsquouniteacute ne porte pas sur le
monde mais sur un objet scientifique (objet de science) Il srsquoagit de lrsquoexpression la plus
eacuteleacutementaire du principe de non-contradiction Si une chose est vraie son contraire est
neacutecessairement faux Si nous rapprochons ceci du troisiegraveme fragment citeacute ci-dessus nous
pouvons comprendre que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre rejoint lrsquouniteacute eacutepisteacutemologique Pour qursquoun savoir soit
possible il faut neacutecessairement que lrsquoobjet de ce savoir soit unique non pas que tous les objets
de connaissance sont identiques et immuables mais que les principes de connaissance sont
perpeacutetuels
Dans la penseacutee eacuteleacuteate aucun savoir nrsquoest possible sans lrsquoimmuabiliteacute et la persistance de
lrsquoecirctre Cette penseacutee srsquooppose agrave lrsquoideacutee drsquoune autonomie propre de lrsquoecirctre Cette continuiteacute de lrsquoecirctre
a pour conseacutequence de rendre ce dernier accessible par la penseacutee Le projet rationaliste eacuteleacuteate
rejoint drsquoune certaine maniegravere notre ideacutee contemporaine de deacuteterminisme
Chez les ecirctres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions dexistence de tout pheacutenomegravene sont deacutetermineacutees dune maniegravere absolue Ce qui veut dire en dautres termes que la condition dun pheacutenomegravene une fois connue et remplie le pheacutenomegravene doit se reproduire toujours et neacutecessairement agrave la volonteacute de lrsquoexpeacuterimentateur [hellip] Tous les pheacutenomegravenes de quelque ordre quils soient existent virtuellement dans les lois immuables de la nature et ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions dexistence sont reacutealiseacutees
(BERNARD 1984 13)
Ne faisons pas drsquoanachronisme lrsquoapproche eacuteleacuteate nrsquoest pas comparable agrave celle de Claude
Bernard Cependant il faut selon nous la comprendre dans cet esprit Lrsquoobjet de science est
laquo un raquo parce qursquoil est constant et eacuteternel Mais cela ne signifie pas que tout ce qui est penseacute existe
ou que tout ce qui existe forme une vaste uniteacute cosmologique En gardant agrave lrsquoesprit que le poegraveme
expose une meacutethode (et non pas un reacutecit mythique sur le monde agrave la maniegravere drsquoHeacutesiode) il est
assez clair que le fragment VIII reacuteputeacute comme eacutetant le cœur de lrsquoontologie eacuteleacuteate constitue en
reacutealiteacute un preacutecis drsquoeacutepisteacutemologie Il faut que lrsquoobjet de science soit un sans quoi toute veacuteriteacute ne
Occasion est ici agrave prendre au sens de principe neacutecessaire34
41
serait que temporaire Face au problegraveme de la fondation drsquoun savoir le deacuteterminisme apparaicirct
comme le premier pas eacutepisteacutemologique sans lequel rien ne peut ecirctre dit Lrsquoun parmeacutenidien
comme principe de science est aussi le principe neacutecessaire de la deacutefinition Pour appuyer notre
theacuteorie nous nous reacutefeacuterons agrave un fragment souvent mal interpreacuteteacute du poegraveme de Parmeacutenide le
fragment V deacuteclarant que laquo le fait de penser raquo (νοεῖν) et celui laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont une laquo mecircme
chose raquo (Τὸ γὰρ αὐτὸ) Non pas que Parmeacutenide soit en train de donner une reacutealiteacute agrave tout objet de
penseacutee mais au contraire on ne peut veacuteritablement penser (au sens de connaitre) que ce qui est
(de maniegravere durable) Pour ainsi dire la penseacutee eacuteleacuteate ne nie pas lrsquoexistence du mouvement mais
dans le cadre de sa deacutefinition de laquo ce que doit ecirctre la science raquo (comme activiteacute de connaissance
du reacuteel) il srsquoagit de ne srsquoattacher qursquoaux proprieacuteteacutes eacuteternelles des corps
En bref le poegraveme de Parmeacutenide nrsquoest pas un traiteacute de cosmologie ni drsquoontologie il srsquoagit
drsquoune meacutethode de recherche La premiegravere question est quel est lrsquoobjet rechercheacute Ce que
Parmeacutenide et Zeacutenon nous disent est que la somme des parties drsquoun ecirctre (distance moment etc)
ne peut jamais eacutegaler le tout il existe toujours un je-ne-sais-quoi de plus dans la totaliteacute Ainsi
nous pouvons comprendre que contre les partisans du devenir et de la pluraliteacute de lrsquoecirctre il
existe selon les philosophes eacuteleacuteates une uniteacute de lrsquoecirctre comme objet de science Malgreacute les
divisions multiples il existe toujours une transcendance Penser la diversiteacute crsquoest se donner pour
objectif de deacutefinir lrsquoindeacutefinissable Agrave lrsquoinverse penser lrsquouniteacute derriegravere le multiple crsquoest avoir une
chance de saisir ce qursquoil y a de neacutecessaire dans le reacuteel et ainsi transcender ce dernier La
meacutethode eacuteleacuteate reacutefute en cela la capaciteacute drsquoune deacutefinition en extension agrave ecirctre pleinement
satisfaisante au profit drsquoune deacutefinition en compreacutehension En srsquoattachant agrave lrsquounique derriegravere le
multiple il faut ecirctre capable de saisir ce qui entre toujours mdash et neacutecessairement mdash dans la
constitution de ce que lrsquoon srsquoattache agrave deacutefinir
Cet eacuteleacutement sera primordial dans la penseacutee platonicienne agrave de nombreuses reprises les
interlocuteurs de Socrate tenteront de faire passer un groupe drsquoexemples (deacutefinition en extension)
comme reacuteponse aux questions de Socrate Meacutenon par exemple dans le dialogue eacuteponyme
deacutefinira la vertu en donnant un ensemble de cas diffeacuterents Socrate nrsquoest eacutevidemment pas dupe
Πολλῇ γέ τινι εὐτυχίᾳ ἔοικα κεχρῆσθαι ὦ Μένων εἰ μίαν ζητῶν ἀρετὴν σμῆνός τι ἀνηύρηκα ἀρετῶν παρὰ σοὶ κείμενον
42
Jrsquoai lrsquoimpression drsquoavoir beaucoup de chance cher Meacutenon si agrave la recherche drsquoune vertu jrsquoen ai trouveacute tout un essaim aupregraves de toi
(PLATON Meacutenon 72a [trad Castelneacuterac])
Nous sommes ici en preacutesence drsquoun parfait exemple de reacutefutation non pas par contradiction
(recours agrave une antilogie) mais plus en rapport agrave un problegraveme meacutethodologique Si la dialectique
se pose pour objectif de deacutefinir une notion cette deacutefinition ne doit pas ecirctre une suite drsquoexemple
mais la recherche du principe commun agrave tous ces exemples
Demeure une derniegravere interrogation sur le poegraveme pourquoi cette thegravese a-t-elle toujours eacuteteacute
aussi mal comprise Le problegraveme de lrsquointerpreacutetation du projet eacuteleacuteate vient en partie selon nous
de lrsquoabsence de syntaxe deacutefinie dans la langue grecque Dans les hypothegraveses eacutenonceacutees par Platon
dans Le Parmeacutenide reprenant tregraves certainement les theacutematiques abordeacutees par les Eacuteleacuteates la place
de la conjonction laquo si raquo (εἰ) dans lrsquointerrogation laquo srsquoil est un raquo (εἰ ἕν ἐστιν[137c]) nrsquoest pas
parfaitement claire Tantocirct celle-ci se trouve avant la proposition (i e 137c) tantocirct celle-ci se
trouve entre lrsquoobjet et le verbe (i e 142c) Face agrave ce problegraveme Alain Seacuteguy-Duclot propose
lrsquoideacutee selon laquelle Platon reacutealiserait un jeu phoneacutetique et seacutemantique La place de la
conjonction deacutefinirait alors lrsquoobjet sur lequel porterait cette conjonction ce qui aurait pour
finaliteacute de faire osciller le sens du verbe laquo ecirctre raquo (εἶναι) entre un sens copulatif et un sens
existentiel Denis OrsquoBrien reacutesume ainsi lrsquoargument de Seacuteguy-Duclot
Si hen priveacute darticle est placeacute avant la conjonction gouvernant une proposition conditionnelle il est le sujet du verbe pris en son sens existentiel (donc hen ei estin laquo si un est raquo) En revanche si hen priveacute darticle est placeacute apregraves la conjonction il est le compleacutement du verbe pris en son sens copulatif (donc ei hen estin laquo sil est un raquo)
(OrsquoBRIEN 2008 230 [trad SEacuteGUY-DUCLOT])
Cette argumentation rend possibles nos hypothegraveses de lecture Il eacutetait neacutecessaire selon notre
approche que le Eacuteleacuteates fussent capables de distinguer lrsquoecirctre copule de lrsquoecirctre comme preacutedicat
drsquoexistence Cette lecture de Seacuteguy-Duclot permet drsquoappuyer notre propre lecture et justifie ainsi
le projet eacutepisteacutemologique en remplaccedilant la lecture cosmologique Cette interpreacutetation rend gracircce
agrave la penseacutee eacuteleacuteate en geacuteneacuteral en lui permettant drsquoopeacuterer la distinction logique entre la copule est
43
le preacutedicat drsquoexistence Nous pouvons alors comprendre que le cœur du problegraveme pour le
Parmeacutenide de Platon nrsquoest pas de savoir srsquoil existe une uniteacute fondamentale (si le laquo un raquo existe)
mais si laquo ce qui est raquo possegravede une uniteacute dans le temps et dans lrsquoespace (si laquo ce qui est raquo est un)
Lrsquoexercice eacuteleacuteate devient ainsi beaucoup plus clair et coheacuterent
Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide
Lrsquoun des eacuteleacutements les plus perturbants lors de la lecture du Parmeacutenide est le fait que cet
ouvrage pourtant consideacutereacute comme ayant eacuteteacute eacutecrit tardivement par Platon semble drsquoembleacutee
reacutefuter la theacuteorie centrale de tout le systegraveme platonicien la theacuteorie des ideacutees Nous avons
preacuteceacutedemment eacutevoqueacute plusieurs problegravemes relatifs agrave cette lecture naiumlve notamment lorsque nous
recensions les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo propres au Parmeacutenide Nous allons cependant revenir 35
sur ce point agrave la lumiegravere de ce que nous avons compris de la meacutethodologie eacuteleacuteate Que lrsquoon ne
srsquoy trompe pas alors que la seconde partie du dialogue (vaste et fatigante) est selon nous drsquoun
inteacuterecirct bien plus heuristique mdash donc meacutethodologique mdash qursquoontologique nous devons cependant
nous attacher tout particuliegraverement agrave ces quelques pages que Platon nrsquoa pas placeacutees ici par
hasard
La reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees alors porteacutee par le jeune Socrate intervient tregraves
rapidement et drsquoune faccedilon assez surprenante Socrate introduit sa theacuteorie agrave partir de laquo la forme en
soi de la ressemblance raquo (αὑτὸ εἶδός τι ὁmicroοιότητος [129a]) et la forme opposeacutee agrave celle-ci de laquo la
dissemblance raquo (ἀνόmicroοιον) Selon Socrate le problegraveme que pose Zeacutenon nrsquoen est pas
veacuteritablement un Pour Socrate il nrsquoest pas impossible qursquoun ecirctre participe agrave la fois de la
ressemblance en soi en ce qursquoil ressemble agrave un autre ecirctre et participe dans le mecircme temps de la
dissemblance en soi pour tout ce qursquoil ne ressemble pas Continuant ainsi son raisonnement il
deacuteclare de la mecircme maniegravere qursquoun ecirctre peut laquo participer raquo (microετέχειν) laquo de lrsquouniteacute raquo (τοῦ ἑνὸς) et
laquo participer aussi raquo (αὖ microετέχειν) laquo des choses multiples raquo (ταῦτα πολλὰ) en mecircme temps Le
raisonnement socratique se porte sur laquo les genres et les espegraveces raquo (τὰ γένη τε καὶ εἴδη) des ecirctres
mdash ce que la posteacuteriteacute appellera les Ideacutees
Cf supra II 1 laquo Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide raquo35
44
καὶ περὶ τῶν ἄλλων ἁπάντων ὡσαύτως εἰ μὲν αὐτὰ τὰ γένη τε καὶ εἴδη ἐν αὑτοῖς ἀποφαίνοι τἀναντία ταῦτα πάθη πάσχοντα ἄξιον θαυμάζειν εἰ δ᾽ ἐμὲ ἕν τις ἀποδείξει ὄντα καὶ πολλά τί θαυμαστόν λέγων ὅταν μὲν βούληται πολλὰ ἀποφῆναι [hellip]
et de mecircme pour tout le reste il ne faudrait pas moins seacutetonner si on venait agrave deacutemontrer que les genres et les espegraveces sont en eux-mecircmes susceptibles de leurs contraires mais il ny aurait rien de surprenant agrave ce quon deacutemontracirct que moi je suis agrave la fois un et multiple
(PLATON Parmeacutenide 129c [trad modif COUSIN])
Le sujet ne porte alors plus sur les laquo choses visibles raquo (τοῖς ὁρωmicroένοις [129e]) mais sur les
laquo choses de lrsquointellect raquo (τοῖς λογισmicroῷ [130a])
Agrave lrsquoeacutevidence ce cours passage a eacuteteacute mdash et est toujours mdash consideacutereacute comme lrsquoune des
expressions fondatrice de la penseacutee meacutetaphysique platonicienne La meacutethode est en effet
radicale Il ne srsquoagit plus de srsquointerroger sur ce que lrsquoon voit mais sur ce que lrsquoon peut penser Il
nrsquoy a lagrave rien qui sera reacutefuteacute par la suite La suite est en revanche plus deacutelicate le fait de
distinguer drsquoune part les objets visibles et drsquoautre part les objets de lrsquointellect suscite un vif
inteacuterecirct chez Parmeacutenide Dans cette proto-penseacutee platonicienne Socrate eacutenonce lrsquoideacutee selon
laquelle les objets visibles participeraient drsquoun ou plusieurs genres Il faudrait alors pencher son
esprit davantage sur ces genres que sur les choses visibles La theacuteorie eacutetant poseacutee Parmeacutenide
commence son travail drsquoaccoucheur en questionnant Socrate 36
Parmeacutenide opegravere un deacutecalage drsquoune notion (le beau le juste le bon) vers un individu
(lrsquohomme le feu lrsquoeau la boue le poil la saleteacute) Le deacutecalage que Parmeacutenide opegravere nrsquoest pas
anodin il srsquoagit au contraire drsquoun veacuteritable problegraveme drsquoordre logique et seacutemantique Le grec nrsquoa
pas de verbe autre qursquoecirctre (εἶναι) pour exprimer agrave la fois le fait drsquoexister (lrsquoecirctre au monde) et le
fait de recevoir un preacutedicat (lrsquoecirctre copule) Lorsque lrsquoon dit que laquo cet homme est juste raquo nous
affirmons dans le mecircme temps que laquo lrsquohomme est au monde raquo mdash tout du moins comme objet de
penseacutee mdash mais nous ne pouvons pas pour autant dire que laquo le fait drsquoecirctre juste raquo existe
indeacutependamment drsquoun sujet Pourtant le problegraveme se pose de maniegravere inverse agrave lrsquoesprit de
Par le terme laquo drsquoaccoucheur raquo nous marquons volontairement la paterniteacute eacuteleacuteate de la meacutethode 36
maiumleutique socratique chez Platon
45
Platon puisque ce qui est remis en question nrsquoest pas la capaciteacute que lrsquoesprit a de saisir ces
valeurs transcendantes comme autant de reacutealiteacutes indeacutependantes mdash cela semble au contraire bien
naturel pour Platon mdash mais en revanche drsquoopeacuterer le mecircme processus pour la compreacutehension des
laquo sujets raquo du monde propres agrave recevoir ces valeurs
En effet lrsquoactiviteacute consistant agrave deacutefinir quelque chose (individu ou notion) oblige agrave deacutepasser
cet individu agrave le transcender Or la transcendance des individus nrsquoest pas la mecircme chose que la
transcendance des valeurs En effet lrsquoindividu en tant qursquoecirctre est toujours dans le reacuteel Il
nrsquoexiste pas mdash a priori mdash un individu en dehors du monde En revanche les valeurs sont deacutejagrave
hors du monde et ne peuvent srsquoexprimer que par lrsquoexpression qursquoun sujet du monde peut en
faire Dire que diffeacuterentes personnes participent de lrsquoideacutee drsquohomme ne veut pas dire qursquoil existe
dans un autre monde un homme parfait qui serait le modegravele de tous les hommes Sinon comme
le dit Parmeacutenide il faudrait une ideacutee pour tout ce qui nous entoure et le monde des ideacutees serait
un catalogue infini pour autant que lrsquoon puisse diviser le reacuteel (lrsquoideacutee de main lrsquoideacutee de main
gauche lrsquoideacutee de doigt lrsquoideacutee de pouce lrsquoideacutee drsquoongle lrsquoideacutee de phalange etc)
La reacutefutation de Parmeacutenide est meacutethodologique il est certes possible de diviser le reacuteel
indeacutefiniment (paradoxes de Zeacutenon) mais son eacutetude impose la division par genres et sous-
espegraveces et de postuler une uniteacute fondamentale de ces eacuteleacutements atomiques sans quoi lrsquoeacutetude ne
serait qursquoune reacutegression infinie Cette distinction entre la division naiumlve et la division par genre
est parfaitement illustreacutee par la remarque de lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee dans sa reacuteflexion sur le politique
τοιόνδε οἷον εἴ τις τἀνθρώπινον ἐπιχειρήσας δίχα διελέσθαι γένος διαιροῖ καθάπερ οἱ πολλοὶ τῶν ἐνθάδε διανέμουσι τὸ μὲν Ἑλληνικὸν ὡς ἓν ἀπὸ πάντων ἀφαιροῦντες χωρίς σύμπασι δὲ τοῖς ἄλλοις γένεσιν ἀπείροις οὖσι καὶ ἀμείκτοις καὶ ἀσυμφώνοις πρὸς ἄλληλα βάρβαρον μιᾷ κλήσει προσειπόντες αὐτὸ διὰ ταύτην τὴν μίαν κλῆσιν καὶ γένος ἓν αὐτὸ εἶναι προσδοκῶσιν ἢ τὸν ἀριθμόν τις αὖ νομίζοι κατ᾽ εἴδη δύο διαιρεῖν μυριάδα ἀποτεμνόμενος ἀπὸ πάντων ὡς ἓν εἶδος ἀποχωρίζων καὶ τῷ λοιπῷ δὴ παντὶ θέμενος ἓν ὄνομα διὰ τὴν κλῆσιν αὖ καὶ τοῦτ᾽ ἀξιοῖ γένος ἐκείνου χωρὶς ἕτερον ἓν γίγνεσθαι κάλλιον δέ που καὶ μᾶλλον κατ᾽ εἴδη καὶ δίχα διαιροῖτ᾽ ἄν εἰ τὸν μὲν ἀριθμὸν ἀρτίῳ καὶ περιττῷ τις τέμνοι τὸ δὲ αὖ τῶν ἀνθρώπων γένος ἄρρενι καὶ θήλει Λυδοὺς δὲ ἢ Φρύγας ἤ τινας ἑτέρους πρὸς ἅπαντας τάττων ἀποσχίζοι τότε ἡνίκα ἀποροῖ γένος ἅμα καὶ μέρος εὑρίσκειν ἑκάτερον τῶν σχισθέντων
46
Voici Nous avons fait comme si voulant diviser en deux le genre humain on en faisait le partage agrave la maniegravere de la plupart des gens drsquoici qui seacuteparent la race helleacutenique de tout le reste comme formant une uniteacute distincte et reacuteunissant toutes les autres sous la deacutenomination unique de barbares bien qursquoelles soient innombrables qursquoelles ne se mecirclent pas et ne parlent pas la mecircme langue se fondent sur cette appellation unique pour les regarder comme une seule espegravere Crsquoest encore comme si lrsquoon croyait diviser les nombres en deux espegraveces en coupant une myriade sur le tout dans lrsquoideacutee qursquoon en fait une espegravece agrave part et qursquoon preacutetendicirct en donnant agrave tout le reste un nom unique que cette appellation suffit pour en faire aussi un genre unique diffeacuterent du premier Mais on devrait plus sagement et on diviserait mieux par espegraveces et par moitieacutes si lrsquoon partageait les nombres en pairs et impairs et le genre humain en macircles et femelles et si lrsquoon nrsquoen venait agrave seacuteparer et opposer les Lydiens ou les Phrygiens ou quelque autre peuple agrave tous les autres que lorsqursquoil nrsquoy aurait plus moyen de trouver une division dont chaque terme fucirct agrave la fois espegravece et partie
(PLATON Politique 262c-e [trad modif CHAMBRY])
Cela illustre lrsquoambiguiumlteacute de la position eacuteleacuteate contrairement agrave ce que semble croire Vlastos
Zeacutenon ne peut pas reacutepondre agrave ses paradoxes Le problegraveme est toujours preacutesent lrsquoesprit ne peut
se poser que sur des ecirctres conccedilus dans lrsquouniteacute sans quoi aucun savoir ne serait possible Pourtant
lrsquoexpeacuterience semble affirmer que tout est toujours divisible Il y a un eacutecart entre la connaissance
fonctionnant par recherche drsquouniteacute (de principe) et lrsquoeacutetude de la nature (reposant sur les
matheacutematiques) qui nous indique que le reacuteel est indeacutefiniment divisible En drsquoautres termes il
existe un eacutecart fondamental entre lrsquoeacutepisteacutemologie et lrsquoontologie Selon nous crsquoest ce problegraveme
qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit lors de nos lectures de Platon et non pas la question inverse de
ce qursquoest le reacuteel Nous postulons alors une approche eacutepisteacutemologique plutocirct qursquoontologique Il ne
convient plus de dire que Platon parle de laquo ce qursquoest le monde raquo mais de laquo comment il est
possible drsquoavoir une connaissance sur ce monde raquo
Nous souhaitons agrave la suite de notre travail donner de nouveaux eacuteleacutements interpreacutetatifs
quand agrave ce que lrsquohistoire de la philosophie appelle encore laquo une reacutefutation de la theacuteorie des
Ideacutees raquo Il nrsquoy a selon nous reacutefutation que drsquoune approche tregraves naiumlve de la theacuteorie des Ideacutees
Parmeacutenide deacutemontre agrave Socrate qursquoil est neacutecessaire de distinguer les valeurs et les individus et
que la transcendance de ce qui nrsquoest pas au monde sans sujet nrsquoest pas comparable agrave la
transcendance de ce qui y est deacutejagrave En cela Platon anticipe parfaitement lrsquoargument du troisiegraveme
47
homme drsquoAristote puisque le fait mecircme de parler de laquo lrsquoIdeacutee drsquohomme raquo semble contradictoire
Rappelons cependant que le Parmeacutenide est lrsquoincipit de lrsquoensemble de la piegravece philosophique Les
positions ne sont pas encore deacutefinies seulement des problegravemes sont poseacutes Nous voyons
cependant comment la trageacutedie philosophique commence par la reacutefutation drsquoune approche
ontologique naiumlve qui sera pourtant par la suite consideacutereacutee comme la theacuteorie centrale de Platon
En gardant agrave lrsquoesprit ce que nous appelions plus haut le danger interpreacutetatif du
laquo chronocentrisme raquo nous comprenons comment Platon est vraisemblablement en train de
reacutepondre agrave drsquoeacuteventuels deacutetracteurs En reacutedigeant le Parmeacutenide il illustre de cette faccedilon comment
sa theacuteorie ne peut se reacuteduire agrave une lecture naiumlve Il met drsquoailleurs volontairement cette derniegravere
dans la bouche drsquoun Socrate non initieacute agrave la philosophie Le Parmeacutenide nrsquoest donc pas un aveu de
faiblesse mais bien au contraire la deacutemonstration de lrsquoeacutecart qursquoil pouvait exister entre la
compreacutehension de la theacuteorie platonicienne par certains et la veacuteritable penseacutee de lrsquoauteur Platon
renvoie lrsquoargument du troisiegraveme homme au temps du jeune Socrate ses deacutetracteurs avaient 37
presque un siegravecle de retard sur sa penseacutee 38
Le laquo parricide raquo du Sophiste
Nous pouvons deacutesormais entrevoir assez clairement lrsquoensemble des eacuteleacutements heacuteriteacutes de la
penseacutee eacuteleacuteate et se retrouvant dans la meacutethode platonicienne de recherche de la veacuteriteacute Un dernier
point en suspend neacutecessite briegravevement notre attention comment expliquer le fameux
laquo parricide raquo du Sophiste En effet lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee deacuteclare deacutepasser la position de Parmeacutenide
Οἶσθ οὖν ὅτι Παρμενίδῃ μακροτέρως τῆς ἀποῤῥήσεως ἠπιστήκαμεν
Le nom laquo troisiegraveme homme raquo (τρίτος ἄνθρωπος) nous vient drsquoAristote (Meacutetaphysique 37
[990b17-1079a13 1039a2] et Reacutefutations sophistiques [178b36])
Lrsquoun des exemples reacutecents de creacutedit donneacute agrave la theacuteorie du troisiegraveme homme comme moyen de reacutefuter la 38
meacutetaphysique platonicienne est de Gail Fine qui en 1995 disait laquo Although these differences between the various versions of the TMA [Third Man Argument] do not affect its logic they may involve different conceptions of forms (are they paradigms are they particulars universals or both) of sensibles (are they imperfect) and of the relation between forms and sensibles (is participation to be explicated in terms of paradigmatism) One possible moral is that whether or not we view forms as paradigms as particulars or as universals or both whether or not we view sensibles as being fully F no matter what form is at issue (the form of man or of large) Plato is still vulnerable to the TMA raquo (FINE 1995 30)
48
Sais-tu que nous sommes depuis bien longtemps au-delagrave de lrsquointerdiction de Parmeacutenide
(PLATON Sophiste 258c)
LrsquoEacuteleacuteate commence par montrer diffeacuterents aspects du sophiste en respectant sa meacutethode de
recherche par antilogie Il termine alors par lrsquoideacutee que la sophistique est un art trompeur Or les
sophistes avaient pour coutume drsquoutiliser lrsquoargument mecircme de Parmeacutenide qui disait que le non-
ecirctre nrsquoest pas de sorte qursquoil serait impossible de penser ou de parler faux LrsquoEacuteleacuteate deacutecide donc
drsquoattaquer cette ideacutee par une longue digression mdash si longue qursquoelle donna parfois le sentiment
aux commentateurs drsquoecirctre le sujet principal du dialogue Ce passage nrsquoest pourtant qursquoune grande
parenthegravese qui devra se refermer pour laisser place agrave lrsquoexercice deacutefinitionnel sur le sophiste
commenceacute au deacutebut du dialogue
Lrsquoeacutetranger arrive agrave la conclusion qursquoil existe du non-ecirctre dans le simple fait de ne pas ecirctre
identique agrave autre chose Pour le dire autrement du simple fait que lrsquoAutre est (crsquoest-agrave-dire que
tout nrsquoest pas qursquoun) alors il y a du non-ecirctre dans le fait de ne pas ecirctre identique agrave lrsquoautre Si A et
B sont diffeacuterents alors il y a du non-ecirctre dans la mesure ougrave A nrsquoest pas B Pourtant A et B sont
pleinement et sont soumis agrave la regravegle de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre telle que nous lrsquoavons vue
preacuteceacutedemment Il nrsquoy a pas de contradiction entre lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme objet de connaissance
et lrsquoexistence du non-ecirctre comme relation incorrecte entre deux ecirctres Cette analyse sera
primordiale pour comprendre par la suite la meacutetaphysique platonicienne
Qursquoil y ait en effet une attaque de la penseacutee historique de Parmeacutenide nrsquoest pas le sujet de
notre travail Agrave lrsquoeacutevidence Parmeacutenide eacutetait deacutejagrave acircgeacute quand Socrate eacutetait jeune Nous pouvons
affirmer qursquoil est impossible que Platon ait eu un contact direct avec Parmeacutenide voire mecircme
Zeacutenon Platon ne put qursquoen avoir un heacuteritage lointain agrave travers les poegravemes et les enseignements
de ses maicirctres dont le Socrate historique Ceci pour comprendre que lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate chez
Platon ne peut pas et ne doit pas ecirctre le reflet de la penseacutee de Parmeacutenide plus drsquoun siegravecle
auparavant Platon creacutee un eacuteleacuteatisme nouveau unique propre agrave ses convictions son
enseignement mais aussi son contexte politique et ideacuteologique (reacuteponse agrave des deacutetracteurs par
exemple) Preuve en est le personnage du Sophiste ou du Politique ne porte aucun nom il est
49
juste un laquo eacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Ce nrsquoest plus Parmeacutenide ou Zeacutenon qui eux sont nommeacutement
preacutesents dans le Parmeacutenide mais un heacuteritier dont la penseacutee ne srsquoinscrit pas dans un hypotheacutetique
dogme eacuteleacuteatique figeacute depuis le poegraveme du maicirctre
Allant dans le sens de notre interpreacutetation nous prenons pour appui les travaux de Nestor-
Louis Cordero qui mit en eacutevidence de nombreuses modifications dans les manuscrits Selon ce
dernier lrsquoeacutetranger est agrave tort preacutesenteacute comme un laquo disciple raquo (ἑταῖρος [216a]) mais devrait plutocirct
ecirctre compris comme eacutetant au contraire laquo diffeacuterent raquo (ἕτερον) des disciples de Parmeacutenide
Le mot en question est ἕτερον laquodiffeacuterent divers autre queraquo Si nous choisissons ce mot le deuxiegraveme ἑταίρων ne doit pas disparaicirctre car il est le seul qui reste et la traduction du passage serait laquoil est originaire dEacuteleacutee mais (il y a un δε toujours neacutegligeacute) diffeacuterent des compagnons (ἑτέρων au pluriel) de Parmeacutenide et de Zeacutenonraquo Voilagrave agrave mon avis quel est le texte veacuteritable de la page 216a
(CORDERO 1991 31)
De la sorte nous voyons clairement que Platon srsquoinscrit volontairement dans une ligneacutee eacuteleacuteate
tout en se deacutefaisant de lrsquoapproche classique Il gardera la meacutethode antilogique eacuteleacuteate et la
deacutefinition par dichotomies (analyses successives des diffeacuterentes voies) mais il se refuse dans le
mecircme temps agrave se soumettre agrave lrsquoontologie moniste drsquoune lointaine tradition eacuteleacuteate
De la mecircme maniegravere que pour la theacuteorie des Ideacutees dans le Parmeacutenide ce qui est agrave tort
perccedilu comme une reacutefutation ou une contraction dans sa propre penseacutee est en fait une reacuteponse agrave
ceux qui auraient mal compris ce que repreacutesente lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans la penseacutee platonicienne
Platon preacutecise ce qui constitue dans sa penseacutee un concept tel que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (et donc le fait
que le non-ecirctre ne soit pas) Preacutetendre que seul lrsquoecirctre puisse ecirctre penseacute ne signifie en aucun cas
qursquoil soit impossible de concevoir ou exprimer ce qui nrsquoest pas vrai Le mensonge est
parfaitement possible Dire qursquoil nrsquoy a que lrsquoecirctre qui soit (comme objet de science) ne signifie
pas qursquoil nrsquoy ait que de lrsquoecirctre dans les discours des hommes bien au contraire Cela se comprend
drsquoailleurs aiseacutement sans la possibiliteacute de se tromper la recherche philosophique nrsquoaurait aucun
inteacuterecirct puisque toute assertion serait aussitocirct valideacutee du simple fait qursquoelle ait eacuteteacute prononceacutee Il
faut donc ne pas rester dans une lecture naiumlve de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre eacuteleacuteate
50
Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie
Il convient deacutesormais de syntheacutetiser ce que qui fonde le socle eacuteleacuteatique de la dialectique
platonicienne Premiegraverement quel est lrsquoobjet de la recherche en question Chez les Eacuteleacuteates
comme chez Platon par la suite la meacutethode recherche avant tout la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire une
connaissance du reacuteel qui soit neacutecessaire et sans contradictions laquo Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo nrsquoest que la
theacuteorisation de cet objet de recherche Sans uniteacute de lrsquoobjet de recherche la recherche est
impossible
Ce que nous avons nommeacute antilogique consiste en une recherche de coheacuterence crsquoest-agrave-dire
lrsquoeacutelaboration drsquoun systegraveme partant drsquoun concept et tentant de rejoindre des conclusions sans
jamais rencontrer de contradiction Cette dialectique est dite laquo ascendante raquo ou laquo anagogique raquo 39
car partant drsquohypothegraveses et elle remonte vers des principes qui seront finalement vrais (non plus
probables mais certains) Ce cheminement est ascensionnel car en partant des donneacutees du reacuteel
il forge une hypothegravese et lrsquoeacuteprouve selon les lois de la logique En eacutetudiant toutes les possibiliteacutes
la dialectique ascendante arrive parfois agrave un reacutesultat positif Crsquoest notamment le cas dans les
dialogues meneacutes par des Eacuteleacuteates (Parmeacutenide Sophiste Politique) ou suivant rigoureusement
cette meacutethode (Theacuteeacutetegravete) Lrsquoelenchos consiste en un test de validiteacute soit par recherche de
contradiction dans le systegraveme soit de maniegravere plus subtile par la mise en eacutevidence drsquoune
inconsistance dans la meacutethode (i e laquo les abeilles raquo du Meacutenon)
Enfin il ne convient pas de parler de reacutefutation car la reacutefutation sous-entend une prise de
position En deacuteclarant que Socrate reacutefuterait telle ou telle position nous construisons un cadre de
penseacutee restreint dans lequel Socrate deacutefendrait certaines thegraveses de maniegravere masqueacutee Cela va agrave
lrsquoencontre mecircme du principe du dialogue et reacuteduirait les ouvrages de Platon agrave du crypto-
dogmatisme Notre postulat theacuteacirctral nous impose davantage de profondeur dans lrsquoeacutetude et
drsquointerroger le style dialogueacute dans sa complexiteacute Notre lecture ne supprime pas lrsquoeacuteventualiteacute de
reacutesultats positifs dans quelques dialogues (nous en avons deacutejagrave annonceacutes) mais privileacutegie
cependant lrsquoideacutee selon laquelle le reacutesultat comme laquo thegravese platonicienne sous-jacente raquo nrsquoest pas
une neacutecessiteacute sinon une possibiliteacute
Du grec ἀναγωγή signifiant laquo eacuteleacutevation raquo39
51
La dialectique est donc en partie une activiteacute consistant agrave bien diviser pour cateacutegoriser
classer les ecirctres afin de les deacutefinir au mieux Telle est la tacircche de la dialectique que nous
appelons ascendante Une fois lrsquoascension effectueacutee le dialecticien est en mesure de parler
correctement du concept ou de lrsquoecirctre qursquoil interrogeait Lrsquoascension est repreacutesenteacutee par la sortie
du philosophe hors de la caverne Il faut sortir pour se deacutefaire de lrsquoattachement instinctif aux
ombres et monter jusqursquoagrave contempler les ecirctres tels qursquoils sont vraiment Mais cette deacutefinition de
la dialectique semble incomplegravete pour le moment lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne recouvrant qursquoune seule
des facettes de cet art agrave savoir son eacutelan initial La dialectique platonicienne srsquoinscrit pleinement
dans la ligneacutee de lrsquoeacuteleacuteatisme mais ne pourrait srsquoy reacuteduire Il convient deacutesormais de nous 40
inteacuteresser davantage au fonctionnement de la dialectique maintenant que nous avons mis en
lumiegravere les principes sur lesquels elle repose
Il est en reacutealiteacute impossible de deacutefinir clairement ce que repreacutesente la ligne de penseacutee eacuteleacuteate du simple 40
fait que les eacutecrits manquent pour srsquoen faire une claire ideacutee sur tous les sujets (politique art morale etc)
52
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE
Dialogue dialectique et joute
Que la meacutethode socratique baseacutee sur le dialogue soit couramment appeleacutee laquo dialectique raquo
preacutesupposerait une diffeacuterence entre le simple dialogue et la dialectique Plus exactement il y
aurait des moments dialectiques au sein des dialogues De maniegravere geacuteneacuterale la dialectique est
consideacutereacutee comme une meacutethode rigoureuse dont lrsquoobjectif serait lrsquoacquisition drsquoun savoir alors
que le dialogue ne serait qursquoune activiteacute banale et quotidienne ayant pour finaliteacute lrsquoeacutechange
drsquoinformations Pourtant lrsquoeacutetymologie de ce que nous appelons dialectique nous renvoie au grec
laquo διαλέγω raquo et semble ne pas se distinguer clairement du dialogue en geacuteneacuteral Nous retrouvons
drsquoune part la racine λεγ λογ du discours et du raisonnement qui malgreacute sa polyseacutemie
repreacutesente toujours lrsquoideacutee drsquoun travail de deacutetermination du reacuteel par la penseacutee Drsquoautre part le 41
preacutefixe laquo δια raquo implique une notion de rapport drsquoeacutechange et de discrimination par division
Le dialogue est une activiteacute quotidienne toute interaction orale entre deux individus est
une forme de dialogue Pourtant tout dialogue est-il dialectique Dans le dialogue comme dans
la dialectique nous remarquons une pluraliteacute des positions le dialogue est lrsquoœuvre de plusieurs
personnes qui eacutechangent quand le monologue nrsquoest lrsquoaffaire que drsquoune seule Mais ce qui semble
distinguer la dialectique du dialogue semble reacutesider dans sa preacutetention agrave fournir le moyen
drsquoobtenir un savoir speacutecifique La dialectique est alors une forme de raisonnement heuristique agrave
plusieurs Le raisonnement dialectique peut ecirctre qualifieacute drsquoargumentation puisque chaque
individu donne des arguments allant dans le sens de sa penseacutee Plus preacuteciseacutement les participants
de lrsquoexercice dialectique argumentent en deacutefendant une thegravese essayent drsquoen contredire une autre
ou eacutenoncent des hypothegraveses au sujet de certains preacutedicats
Comme nous le remarquions plus haut Platon ne parle pas de dialectique mais plutocirct de
puissance de dialoguer Il semble donc possible que la distinction entre le dialogue et la
Le λόγος est agrave la fois le discours la parole mais aussi lrsquoargumentation la rationalisation Il se 41
comprend geacuteneacuteralement comme une opposition au microῦθος (la parole du poegravete transcendant la rationaliteacute du reacuteel) Nous reviendrons par la suite sur cette opposition
53
dialectique comme meacutethode de recherche soit posteacuterieure agrave la reacutedaction des dialogues de Platon
Le dialogue est deacutejagrave une activiteacute de recherche les interlocuteurs ne parlent pas sans raison Bien
que certains dialogues puissent ecirctre purement informatifs et ne pas reposer sur un
fonctionnement de questions et reacuteponses lrsquointeacuterecirct de la preacutesence drsquoun deuxiegraveme interlocuteur
repose justement sur lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune critique de la thegravese initiale ou tout au moins sur une
eacutevolution entre le point de deacutepart des eacutechanges et lrsquoarriveacutee Quelle diffeacuterence peut-on faire entre
le dialogue et la dialectique Quelle est la validiteacute de la diffeacuterenciation entre le cours normal du
dialogue de lrsquoactiviteacute dialectique
Ces interrogations nous amegravenent agrave mettre en doute la distinction entre la dialectique et le
dialogue Cette mise en doute nrsquoest pas un reniement deacutefinitif sinon le commencement de notre
reacuteflexion Le dialogue consiste en une discussion agrave plusieurs agrave lrsquoinverse du monologue Le
dialogue suppose alors une intervention des diffeacuterents partis dans la conversation Pour conforter
notre ideacutee les premiegraveres phrases de Socrate semblent le plus souvent initier insidieusement la
totaliteacute de lrsquoexercice en abordant naturellement le thegraveme qui sera au cœur du dialogue comme si
ce que nous appelions dialectique nrsquoeacutetait en fait que la simple progression drsquoune discussion
Face agrave cette interrogation nous deacutecidons de reacutepondre agrave la question inverse Nous tacirccherons
de voir comment la dialectique a eacuteteacute deacutefinie puis nous comparerons ceci au contenu des
dialogues Ainsi si une diffeacuterence existe veacuteritablement entre dialogue et dialectique nous serons
agrave mecircme de la confirmer La dialectique est deacutefinie comme un exercice argumentatif Mais le
raisonnement dialectique diffegravere-t-il des autres raisonnements et de quelle maniegravere Quel
rapport entretient la dialectique avec la deacuteduction lrsquointuition ou encore lrsquoinduction
Dans le cours du dialogue la dialectique serait un moment diffeacuterent une meacutethode
potentiellement plus rigoureuse avec un projet deacutefini agrave lrsquoavance Nous pensons pouvoir
distinguer deux diffeacuterences entre dialogue et dialectique la nature (i e le fonctionnement
structurel) et la viseacutee (i e lrsquoobjectif) Cependant nous devons remarquer que la nature drsquoune
meacutethode deacutepend de sa viseacutee et reacuteciproquement sa viseacutee se deacutefinit par sa nature Nous ne
pouvons alors distinguer lrsquoeacutetude du premier de lrsquoeacutetude du second Notre lecture preacutesupposera (agrave
54
lrsquoimage drsquoun raisonnement par lrsquoabsurde) lrsquoexistence de moments dans le dialogue Nous les
appellerons joutes dialectiques
Srsquointerroger sur la nature des joutes dialectiques revient agrave srsquointerroger sur la nature de ce
qursquoune joute produit Nous pourrions ecirctre tenteacutes de reacutepondre simplement qursquoune joute
dialectique produit un savoir crsquoest-agrave-dire une connaissance qui puisse servir de veacuteriteacute mais cela
nous apparait insuffisant pour fonder une distinction preacutecise entre dialectique et dialogue De
plus lrsquointuition la deacuteduction ou lrsquoinduction sont autant de meacutethodes permettant lrsquoobtention drsquoun
savoir quel rapport peut entretenir la dialectique avec ces derniegraveres Dans notre cas la question
fondamentale que nous devons nous poser est alors la suivante que pouvons-nous espeacuterer
apprendre agrave la suite drsquoune joute dialectique Quelle peut ecirctre la nature drsquoun savoir eacutemanant
drsquoune joute
Nous voyons la limite meacutethodologique de notre interrogation en regard avec notre projet
geacuteneacuteral Si nous ne savons pas ce que peuvent ecirctre les productions drsquoune joute il semble difficile
de commencer lrsquoeacutelaboration drsquoune grille interpreacutetative pour mettre agrave jour les reacuteponses En effet
cette situation est plus communeacutement appeleacutee laquo cercle vicieux raquo Nous avons besoin de savoir ce
qursquoest une joute afin drsquoeacutelaborer lrsquooutil le plus efficace agrave la compreacutehension de ses reacutesultats et
dans le mecircme temps nous avons besoin de savoir ce que peuvent ecirctre les reacutesultats espeacutereacutes drsquoune
joute afin de la deacutefinir pleinement
Nous proposons de faire le choix drsquoutiliser drsquoautres auteurs que Platon pour comprendre la
dialectique chez ce dernier Drsquoune part nous croyons que srsquoil existe un projet dialectique alors
ses diffeacuterentes expressions partent drsquoune ideacutee commune drsquoautre part la nature de lrsquoexercice
influence neacutecessairement la finaliteacute de celui-ci si bien que le projet de Platon ne peut pleinement
ecirctre interpreacuteteacute uniquement agrave travers drsquoautres auteurs Nous ne reacuteduisons pas toutes les
dialectiques agrave un seul exercice commun dans toute lrsquoAntiquiteacute nous pensons simplement que
cet exercice devait trouver une origine commune et que cette origine doit au moins se retrouver
en partie dans la viseacutee de cet exercice Une fois la viseacutee deacutefinie il sera bien plus aiseacute de voir en
quoi ce projet srsquoexprime de diffeacuterentes maniegraveres drsquoun auteur agrave lrsquoautre Drsquoapregraves ce postulat initial
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les diffeacuterences entre les dialectiques reposeraient principalement sur la nature et la preacutesentation
des reacuteponses
Notre objectif est donc drsquoeacutetablir clairement quelles pouvaient ecirctre la viseacutee et les conditions
drsquoemploi des joutes dialectiques agrave lrsquoeacutepoque de Platon Ceci eacutetant termineacute nous pourrons en
deacuteduire de faccedilon geacuteneacuterale la nature des reacuteponses engageacutees par lrsquoexercice dialectique Enfin nous
pourrons tirer des conclusions sur la meacutethode socratique et eacutelaborer lrsquooutil interpreacutetatif le plus
adeacutequat
56
1 La dialectique chez Aristote
Aristote pegravere de la logique
Avant de commencer notre eacutetude sur lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate nous avons dans un premier temps
repeacutereacute et analyseacute ce qui constituait selon nous les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo agrave la lecture du
Parmeacutenide Nous avons pourtant omis volontairement un de ces obstacles qui ne peut ecirctre traiteacute
comme les autres sa nature est plus complexe et requiert davantage de reacuteflexion Il srsquoagit
drsquoAristote ou plutocirct de lrsquoimage drsquoAristote et de lrsquoaristoteacutelisme dans lrsquoesprit des commentateurs
Pour beaucoup drsquoentre eux Aristote est le fondateur de la logique telle que nous la connaissons
Lrsquoideacutee que la logique serait neacutee avec la syllogistique aristoteacutelicienne des Premiers Analytiques
est bien reacutepandue En effet Aristote dans son Organon srsquoest attacheacute agrave deacutefinir preacuteciseacutement
lrsquoensemble des principes logiques de son eacutepoque si bien que celui-ci est consideacutereacute comme laquo le
pegravere de la logique raquo Cela pose cependant un problegraveme drsquoenvergure En attribuant agrave Aristote la 42
paterniteacute des eacuteleacutements de base de la logique (principe du tiers exclu principe de non-
contradiction logique modale etc) ces mecircmes commentateurs font de la dialectique
platonicienne une suite laquo heureuse raquo drsquoarguments sans reacuteelle structure logique sous-jacente
Nous devons alors dans un premier temps deacutemonter le mythe de lrsquoabsence de logique preacute-
aristoteacutelicienne puis dans un second temps nous tacirccherons de comprendre quelle est la place de
la dialectique chez Aristote et ce que ses eacutecrits peuvent nous apprendre dans le cadre de notre
eacutetude Lrsquoeacutecriture platonicienne est pleine de mystegraveres de meacutetaphores de symboles Cela
repreacutesente ce que nous avons appeleacute preacuteceacutedemment la puissance litteacuteraire de Platon Nous
devons cependant remarquer que cette eacutecriture nrsquoaide pas lorsque nous deacutesirons analyser de
maniegravere preacutecise la meacutethode dialectique Face agrave lrsquoexeacutegegravese platonicienne Aristote apparait comme
lrsquoauteur le plus proche sur le plan conceptuel (relation de maicirctre agrave eacutelegraveve) et spatio-temporel Mais
Aristote est aussi systeacutematique dans son eacutecriture les œuvres drsquoAristote ne sont ni des 43
Les recherches contemporaines tendent cependant agrave replacer le travail drsquoAristote dans son contexte et 42
non plus agrave en faire une production geacuteniale ex nihilo Nous espeacuterons œuvrer en ce sens
Aristote tente drsquoeacutecrire un systegraveme deacutefini regroupant tous les champs de la philosophie et srsquoarticulant de 43
lrsquoun agrave lrsquoautre
57
dialogues ni des poegravemes mais des traiteacutes de philosophie Agrave peu de choses pregraves ce modegravele
perdure jusqursquoagrave aujourdrsquohui dans lrsquoactiviteacute philosophique acadeacutemique
Opposition entre Topiques et Analytiques
Nous deacutecidons drsquoeffectuer une lecture des Topiques drsquoAristote dont le sujet est
preacuteciseacutement la dialectique Ce choix dans le cadre de notre eacutetude nrsquoest pas sans risque les
diffeacuterences entre la penseacutee du Stagirite et de celle de Platon sont nombreuses recouvrent tous les
plans et risqueraient drsquoinfluencer notre lecture platonicienne Lrsquoune de ces diffeacuterences justifie
cependant notre choix En effet Aristote nrsquoeacutecrit pas seulement sur la dialectique mais aussi et
surtout sur les syllogismes deacutemonstratifs et deacuteductifs La lecture contemporaine a mecircme une
forte tendance agrave consideacuterer que lrsquoapproche logico-syllogistique drsquoAristote aurait deacutepasseacute la
dialectique platonicienne En drsquoautres termes Aristote serait lrsquoinventeur drsquoune meacutethode
scientifique alors que Platon nrsquoaurait fait que du bavardage dialectique W D Ross le formule
lui-mecircme
La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolue [hellip] Aristote a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes
(ROSS 1930 86 [trad PARODI])
Cette citation de WD Ross est drsquoune tregraves grande importance Si cette hieacuterarchie entre dialectique
et deacutemonstration est aveacutereacutee alors notre lecture de Platon srsquoen verrait profondeacutement changeacutee
Dans cette perspective Socrate serait confronteacute agrave lrsquoaporie parce que sa meacutethode eacutetait deacutefaillante
Aristote aurait trouveacute la solution agrave lrsquoaporie de Platon
Lrsquoideacutee selon laquelle Platon et Aristote srsquoopposeraient nrsquoest pas nouvelle Le premier est
bien souvent deacutecrit comme tributaire drsquoune ideacuteologie ceacuteleste et accompagneacute drsquoun certain deacutegout
de la reacutealiteacute sensible La tradition attribue au second une meacutethode scientifique empirique et
rationnelle Aristote laquo pegravere de la science raquo Il convient de remettre en question cette dichotomie
historique Aristote fait-il lui-mecircme une hieacuterarchie entre syllogisme dialectique et syllogisme
deacutemonstratif
58
Commenccedilons par nous demander quel peut-ecirctre le rocircle des Topiques Un laquo τόπος raquo est en
grec un lieu au sens geacuteographique mais aussi figureacute Les laquo τόποι raquo sont donc les lieux par 44
lesquels il convient de passer dans tout bon cheminement intellectuel Aristote reacutedige donc une 45
suite de lieux intellectuels par lesquels quiconque cherche un certain savoir doit passer Les
Topiques sont donc un manuel agrave lrsquousage des esprits deacutesireux drsquoentreprendre des reacuteflexions
dialectiques Comme la totaliteacute de son corpus ou presque Aristote eacutecrit pour des eacutetudiants ou
tout du moins des personnes en apprentissage La diffeacuterence avec les œuvres de Platon est
grande Platon pense que le savoir neacutecessite un immense effort drsquointerpreacutetation et de
compreacutehension Agrave lrsquoinverse Aristote preacutefegravere adopter la posture deacutejagrave tregraves scolaire du livre de
cours
Il srsquoagit de comprendre de quelle nature est ce savoir Regardons comment Aristote ouvre
lui-mecircme son ouvrage
Ἡ microὲν πρόθεσις τῆς πραγmicroατείας microέθοδον εὑρεῖν ἀφacute ἧς δυνησόmicroεθα συλλογίζεσθαι περὶ παντὸς τοῦ προτεθέντος προβλήmicroατος ἐξ ἐνδόξων καὶ αὐτοὶ λόγον ὑπέχοντες microηθὲν ἐροῦmicroεν ὑπεναντίον
Le propos de notre travail [sera de] deacutecouvrir une meacutethode gracircce agrave laquelle dabord nous pourrons raisonner [agrave partir] dendoxes sur tout problegraveme proposeacute [gracircce agrave laquelle] aussi au moment de tenir nous-mecircmes un discours nous ne dirons rien de contraire
(ARISTOTE Topiques 100a18-21)
Il preacutecise son propos quelques lignes plus loin
Πρῶτον οὖν ῥητέον τί ἐστι συλλογισmicroὸς καὶ τίνες αὐτοῦ διαφοραί ὅπως ληφθῇ ὁ διαλεκτικὸς συλλογισmicroός τοῦτον γὰρ ζητοῦmicroεν κατὰ τὴν προκειmicroένην πραγmicroατείαν
En premier bien sucircr on doit dire ce quest un raisonnement et par quoi ses espegraveces se diffeacuterencient de maniegravere agrave ce quon obtienne le raisonnement dialectique cest lagrave ce que nous cherchons dans le travail que nous nous proposons
(ARISTOTE Topiques 100a21-25)
Comme lorsque nous disons drsquoune assertion qursquoil srsquoagit drsquoun laquo lieu commun raquo44
Nous retrouvons cette ideacutee dans le mot laquo meacutethode raquo constitueacute du grec laquo ὁδός raquo signifiant la route45
59
Le sujet est le syllogisme dialectique mais pouvons-nous pour le mot syllogisme garder la
deacutefinition qursquoAristote en avait deacutejagrave fait dans les Premiers analytiques Nous croyons que cela
est le cas et nous appuyons ce choix sur le fait qursquoAristote reacutepegravete agrave lrsquoidentique la deacutefinition des
Premiers analytiques directement apregraves le passage des Topiques que nous venons de voir Un
laquo syllogisme raquo (συλλογισmicroὸς [100a25]) est un laquo discours raquo (λόγος) dans lequel nous posons
certaines choses afin drsquoen faire laquo reacutesulter neacutecessairement raquo (ἐξ ἀνάγκης) quelque chose drsquoautre agrave
partir de laquo ce qui avait eacuteteacute poseacute raquo (διὰ τῶν κειmicroένων) Il nrsquoy a donc qursquoune seule syllogistique au
sens drsquoensemble de regravegles logiques 46
La dialectique est pour Aristote une meacutethode permettant de raisonner agrave partir drsquoendoxes
afin de pouvoir par la suite soutenir une thegravese sans se contredire Par endoxe nous entendons
lrsquoantonyme de paradoxe crsquoest-agrave-dire ce qui est approuveacute par le plus grand nombre La traduction
latine probabilis est un faux ami car il faut y voir non ce qui est possible mais ce qui est
approuveacute Lrsquoendoxe est donc ce qui est reconnu par les grands hommes nous pourrions dire 47
aujourdrsquohui la communauteacute scientifique Il faut y voir en substance un concept proche de celui de
paradigme Toute la diffeacuterence entre les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques
serait contenue dans la nature des preacutemisses utiliseacutees Les regravegles logiques applicables crsquoest-agrave-
dire les formes valides de syllogismes sont identiques drsquoun syllogisme agrave lrsquoautre Mais si les
syllogismes dialectiques reposent sur des endoxes ces derniers ne produisent aussi que des
endoxes En logique modale nous dirions que ce qui est reconnu du plus grand nombre nrsquoest pas
pour autant neacutecessaire Les conclusions peuvent donc aussi ne pas ecirctre neacutecessaires (ce qui est
valide mdash qui respecte les regravegles de la logique mdash nrsquoest pas neacutecessairement vrai drsquoautant plus que
Nous prenons ici pour reacutefeacuterence le travail de Benoicirct Castelneacuterac qui deacuteclare 46
laquo Albeit the most frequent one the reduction (apagocircgecirc) is only one type of lsquodemonstration through impossibilityrsquo in the Prior Analytics raquo en se basant sur les travaux de Robin Smith (SMITH 1989 p 141ndash142)
Sur ce point de traduction nous suivons agrave la lettre la remarque de Georges Frappier qui fut lrsquoun des 47
premiers agrave remarquer le deacutecalage seacutemantique entre le probabilis latin de Boegravece et le mot laquo probable raquo drsquoaujourdrsquohui (FRAPPIER 1977 115)
60
les endoxes ne sont en fait que les produits de lrsquoinduction du plus grand nombre ) Agrave lrsquoinverse 48
le syllogisme deacutemonstratif produit un savoir puisqursquoil procegravede de preacutemisses vraies Aristote creacuteeacute
une hieacuterarchie avec drsquoune part les syllogisme deacutemonstratifs producteurs de savoir et drsquoautre
part les syllogismes dialectiques producteurs drsquoopinion Les premiers seraient maicirctres dans
lrsquoempire du neacutecessaire les seconds esclaves de lrsquoaccidentel et du contingent
Si ce que nous venons de voir est vrai alors agrave quoi bon eacutecrire les Topiques Comment
justifier lrsquoeacutecriture drsquoun ouvrage mdash le plus long des six composants lrsquoOrganon mdash condamneacute agrave
demeurer infeacuterieur aux Analytiques Au deuxiegraveme chapitre des Topiques Aristote eacutevoque les
utiliteacutes des diffeacuterents syllogismes Il y remarque trois utiliteacutes au syllogisme dialectique
laquo lrsquoexercice raquo (γυmicroνασίαν [101a25]) laquo les entretiens raquo (ἐντεύξεις) et laquo les connaissances de
caractegravere philosophique raquo (φιλοσοφίαν ἐπιστήmicroας)
Pour comprendre en quoi la dialectique est un exercice intellectuel il suffit de voir que la
dialectique est une preacuteparation en vue drsquoeacutechanges scientifiques Les eacuteleacutements du traiteacute contenus
entre les livres II et VII visent agrave deacutevelopper les compeacutetences qui seront neacutecessaires
ulteacuterieurement dans lrsquoexercice scientifique Ceci srsquoexplique par lrsquoidentiteacute des regravegles qui reacutegissent
agrave la fois les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques En bref le topos
dialectique se joint aux topoi deacutemonstratifs parce quils opegraverent agrave partir des mecircmes
raisonnements selon des preacutemisses diffeacuterentes Lrsquoexercice dialectique est un entrainement agrave
lrsquousage des regravegles de la logique mais dans un contexte moins seacuterieux (puisque les preacutemisses ne
sont que probables et non pas certaines comme dans le cas de lrsquoexercice deacutemonstratif) Crsquoest
ainsi qursquoil convient drsquoentendre la notion drsquoentrainement
La seconde utiliteacute concerne les entretiens Il srsquoagit de la rencontre entre un dialecticien et
un scientifique Puisque les deux emploient les mecircme lois logiques (la syllogistique) le
Bien avant de le formuler comme David Hume le fera plus tard les philosophes de lrsquoAntiquiteacute avaient 48
cependant tregraves clairement saisi ce qui allait devenir le laquo problegraveme de lrsquoinduction raquo En proceacutedant du singulier au geacuteneacuteral lrsquoesprit srsquoappuie sur un nombre restreint de possibiliteacutes et en tire une conclusion ayant valeur de regravegle universelle Cependant comme Platon le dira dans le Gorgias (que nous eacutetudierons par la suite) la foule est tregraves largement manipuleacutee et est conduite en eacutechec le nombre nrsquoest en rien garant drsquoune quelconque veacuteriteacute dans la Reacutepublique seul un individu sort de la caverne alors que tous les autres restent dans lrsquoerreur
61
dialecticien peut mettre agrave lrsquoeacutepreuve la position du scientifique Si une position ne tient pas face agrave
la dialectique alors elle nrsquoest pas encore scientifiquement deacutefendable (manque drsquoexplications ou
de preuves) Les entretiens permettent pendant des rencontres entre deux philosophes de mettre
en doute une position deacutefendue par lrsquoun des deux Quand bien mecircme srsquoagirait-il drsquoune preacutemisse
consideacutereacutee comme vraie par le premier il pourrait ne srsquoagir que drsquoune endoxe pour le second le
premier verrait une neacutecessiteacute lagrave ougrave le second ne ne verrait qursquoune possibiliteacute Dans cette
situation le syllogisme dialectique permet donc une laquo mise agrave lrsquoeacutepreuve raquo des positions
deacutefendues
[hellip] apregraves secirctre enquis de lopinion de son adversaire le dialecticien amorce une seacuterie de questions amenant ladversaire agrave approuver une seacuterie de preacutemisses le conduisant agrave conclure le contraire de lopinion donneacutee au deacutepart cest de cette faccedilon que lopinion est dite mise agrave lrsquoeacutepreuve [hellip] Il peut mettre agrave leacutepreuve lopinion elle-mecircme comme nous venons de le dire ou une des preacutemisses de lrsquoadversaire mais en la traitant comme opinion
(FRAPPIER 1977 126)
Cette mise agrave lrsquoeacutepreuve se termine par le scientifique reprenant sa marche possiblement soumis agrave
de nouvelles erreurs mais laquo deacutebarrasseacute raquo par la dialectique des anciennes Agrave lrsquoinverse les
opinions retenues apregraves lrsquoexercice sont des propositions approuvables le scientifique devra en
tenir compte dans sa science (FRAPPIER 1977 125)
Ce qui ne passe pas la mise agrave lrsquoeacutepreuve dialectique est en manque drsquoexplication ou de
preuves Inversement une thegravese qui passe le test entre dans une laquo veacuteraciteacute potentielle raquo
Neacuteanmoins cela ne constitue toujours pas de la science au mieux des points de deacutepart des 49
opinions desquelles on peut mdash ou ne peut pas mdash partir Dans cette perspective la dialectique ne
permet pas la creacuteation drsquoun savoir positif mais plutocirct neacutegatif elle reacutefute ce qui est faux selon ses
propres standards mais ne permet pas pour autant de dire ce qui est vrai La dialectique serait-
Nous avons conscience des limites inheacuterentes agrave notre propos Le mot laquo science raquo repreacutesente 49
eacutetymologiquement un savoir mais le diffeacuterencier de la croyance comme nous le faisons nrsquoest certainement pas une eacutevidence Le lecteur pourra toujours nous objecter que tout savoir aussi scientifique soit-il repose sur la croyance de sa possibiliteacute Nous ne pouvons cependant pas nous permettre pour des raisons meacutethodologiques de reacutediger un lexique entier sur ces notions Nous nous reacutefeacuterons donc par deacutefaut au sens le plus geacuteneacuteral La science est ici lrsquoensemble des savoirs dans le systegraveme drsquoun paradigme coheacuterent la fin de cette coheacuterence eacutetant le deacutebut drsquoune reacutevolution scientifique au sens de Thomas Kuhn
62
elle laquo vide vaine raquo comme le dit Aristote (FRAPPIER 1977 126) Nous voyons eacutemerger ici le
caractegravere informel de la notion drsquoendoxe nous reviendrons sur ce point par la suite
La connaissance des principes premiers
Passons maintenant agrave la troisiegraveme utiliteacute eacutevoqueacutee par Aristote Comment un raisonnement
nrsquoeacutetant pas neacutecessaire peut-il produire des connaissances philosophiques Le passage de
lrsquoἔνδοξα agrave lrsquoἐπιστήmicroη semble profondeacutement contre-intuitif Aristote deacutefinit les principes de
sciences au premier livre des Seconds Analytiques lrsquohypothegravese tout drsquoabord sur laquelle repose
un autre raisonnement Lrsquohypothegravese est conclusion drsquoune science anteacuterieure Lrsquohypothegravese est
possiblement soumise au mecircme examen que la conclusion scientifique dans le deacutebat En
confirmant son hypothegravese comme une conclusion le scientifique confirmera davantage encore
son raisonnement qui ne reposera plus sur du sable mais sur des principes solides et veacuterifieacutes Il y
a bien sucircr le problegraveme de la reacutegression infinie
Cela nous amegravene au second problegraveme lrsquoaxiome Celui-ci laquo ne sera jamais deacutemontreacute mais
sa condition peut ressembler agrave celle de lrsquohypothegravese raquo (FRAPPIER 1977 127) En reacutealiteacute il nrsquoy a
ici pas de grande diffeacuterence lrsquoaxiome eacutetant une hypothegravese explicite inclue dans un systegraveme de
raisonnement la dialectique permet de questionner sa valeur absolue au mecircme titre que les
hypothegraveses
Le veacuteritable changement apparait maintenant avec lrsquoeacutetude des principes premiers
ἔτι δὲ πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ ἑκάστην ἐπιστήmicroην
De plus [ce travail] sert pour les [principes] premiers de chaque science
(Aristote Topiques 101a35)
Ces principes premiers sont anteacuterieurs agrave tout savoir ils repreacutesentent la possibiliteacute mecircme drsquoun
savoir Puisque le syllogisme dialectique repose sur des regravegles il est impossible pour ce dernier
de remettre en cause ses propres principes fondamentaux La dialectique permet donc de par sa
nature investigatrice drsquointerroger ce qui deacutefinit la notion mecircme de savoir scientifique Plus
encore la dialectique permet drsquoaffiner et de repenser les deacutefinitions qui sont les veacuteritables
principes fondateurs de tout savoir puisque ce savoir doit ecirctre communiqueacute agrave autrui La
63
dialectique implique un eacutechange une expression des concepts avec la possibiliteacute constante que
ceux-ci soit eacutetudieacutes La dialectique avance par divisions successives dissociant progressivement
le neacutecessaire du contingent Lrsquoexercice de deacutefinition repose essentiellement sur cette dichotomie
par identification de lrsquoaccidentel Ce qui reste apregraves exercice peut donc ecirctre consideacutereacute drsquoessentiel
ce sur quoi la deacutefinition peut srsquoappuyer (FRAPPIER 1977 129) La mise agrave lrsquoeacutepreuve est donc
neacutecessaire sans quoi le systegraveme serait redondant
Nous pouvons conclure ce premier moment sur la dialectique de maniegravere positive La
dialectique est en effet hieacuterarchiseacutee dans lrsquoœuvre drsquoAristote mais pour des raisons bien
diffeacuterentes de notre postulat de deacutepart Contrairement agrave la citation de WDRoss Les Topiques ne
sont pas laquo suranneacutes raquo au contraire ils repreacutesentent lrsquounique moyen pour srsquoattaquer agrave ce qui vient
avant la science En ce sens la dialectique nrsquoest effectivement pas creacuteatrice de savoir 50
scientifique mais sa meacutethode par endoxes et le respect des regravegles logiques issues de la mecircme
souche que les Analytiques en font lrsquounique moyen de commencer une recherche scientifique De
plus il srsquoagit aussi du seul moyen de remettre en question ce qui apparait agrave la communauteacute
scientifique comme eacutetant des eacutevidences Nous devons cependant garder agrave lrsquoesprit que la
dialectique ne produit aucun savoir deacutefinitif chez Aristote il srsquoagit seulement drsquoune prise de
position reconnue comme fiable dans le contexte du deacutebat scientifique La dichotomie entre
science et dialectique nrsquoeacutetant pas la mecircme chez Platon nous partons du travail que nous venons
de reacutealiser afin drsquoeacutetudier la composition reacuteelle drsquoune joute dialectique et de comprendre ce que
celle-ci peut finalement produire
La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne
Lrsquohistoire de la logique nrsquoest pas sans exemples de projets interpreacutetatifs dont la porteacutee
deacutepassa largement celle de la simple lecture Les conseacutequences eacuteventuelles drsquoun outil mal adapteacute
drsquoun projet mal interpreacuteteacute peuvent ecirctre veacuteritablement deacuteleacutetegraveres pour lrsquoHistoire de la 51
philosophie Agrave la fin du XIXegraveme siegravecle les avanceacutees en matheacutematiques et en logique formelle
Si ce ne sont que des endoxa mais pas agrave comprendre au sens chronologique50
Non pas par lrsquoauteur du projet (qui interpregravete neacutecessairement bien son œuvre) mais par les lecteurs de 51
ce projet
64
eacutetaient nombreuses Il semblait alors leacutegitime et feacutecond drsquoaxiomatiser les diffeacuterents champs de la
penseacutee afin drsquoobserver les reacutesultats obtenus Jan Łukasiewicz deacutecida drsquoaxiomatiser la
syllogistique aristoteacutelicienne dans la ligneacutee de lrsquoEacutecole de logique polonaise naissante Son projet
reposait sur le principe drsquoune lineacuteariteacute de la logique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours reacuteciproquement
il devait ecirctre possible selon lui drsquoappliquer des principes contemporains afin de laquo corriger raquo la
syllogistique drsquoAristote
Ainsi la logistique drsquoaujourdrsquohui nrsquoest ni plus ni moins qursquoune suite et une extension de la logique formelle antique Ce nrsquoest pas un courant agrave lrsquointeacuterieur de la logique avec laquelle quelques autres tendances pourraient coexister mais preacuteciseacutement la logique formelle scientifique contemporaine entretient avec la logique antique une relation semblable agrave celle que par exemple les matheacutematiques contemporaines entretiennent avec les Eacuteleacutements drsquoEuclide
(ŁUKASIEWICZ 2010 237 [trad F CAUJOLLE-ZASLAVVSKY])
Nous nrsquoirons pas jusqursquoagrave parler drsquoune erreur de la part de Łukasiewicz mais il faut cependant
reconnaitre lrsquoaspect hautement anachronique drsquoun projet de la sorte
Łukasiewicz a donc fait un choix paradoxal celui drsquoun systegraveme qui utilise intuitivement des regravegles qui ne seront formuleacutees que par [l]es successeurs [drsquoAristote]
(GOURINAT 2011 79)
[Pour Łukasiewicz] la syllogistique drsquoAristote est une axiomatique qui ne se rend pas compte qursquoelle se sert des axiomes que sont les syllogismes car elle ne se rend pas compte que ses syllogismes sont des implications
(GOURINAT 2011 80)
Łukasiewicz nrsquoheacutesite pas agrave laquo corriger le travail drsquoAristote raquo (ŁUKASIEWICZ 2010 130) au regard
de la logique contemporaine Sa restauration ressemble alors davantage agrave un neacuteologisme 52
syllogistico-axiomatique
Notre objectif nrsquoest pas ici de rentrer dans le deacutetail de lrsquoapproche axiomatique de la
syllogistique drsquoAristote opeacutereacutee par Łukasiewicz Nous eacutevoquons lrsquoœuvre de Łukasiewicz afin
drsquoillustrer la borne exteacuterieure de notre travail Nous voulions cependant preacutesenter
Nous pourrions comparer le travail de Jan Łukasiewicz agrave celui drsquoEugegravene Viollet-le-Duc dans le 52
domaine de la restauration architecturale Crsquoest dans ce sens que nous employons le terme de restauration
65
lrsquoaxiomatisation de Łukasiewicz afin drsquoeacuteclairer ce qui selon nous est une des raisons de la
mauvaise connaissance et interpreacutetation de la logique grecque En prenant pour modegravele la
logique du systegraveme aristoteacutelicien il apparaicirct que certaines conseacutequences philosophiques furent
deacuteleacutetegraveres pour la bonne compreacutehension de lrsquohistoire de la logique 53
Nous avons vu chez Aristote que le projet dialectique vise lrsquoentrainement la mise agrave
lrsquoeacutepreuve des thegraveses et finalement la remise en question des principes de science Notre objectif
initial est de comprendre la nature des productions dialectiques Premiegraverement nous pouvons
dire drsquoapregraves notre eacutetude aristoteacutelicienne que la dialectique semble produire un certain savoir-
faire dans les entretiens La dialectique est un entrainement agrave la meacutethode deacuteductive et donc agrave la
meacutethode deacutemonstrative en geacuteneacuteral Mais la dialectique permet surtout lrsquointerrogation des
principes de science les principes premiers de la theacuteorie deacutemonstrative Cependant agrave travers
cette interrogation la dialectique nrsquoest productrice que drsquoun savoir drsquoordre neacutegatif la dialectique
ne peut rien asserter positivement elle ne peut que reacutefuter un principe Nous rejoignons ici notre
ideacutee initiale drsquoun apophatisme dialectique Pourtant si lrsquoeacutetude du projet dialectique chez Aristote
peut nous servir de point de deacutepart elle doit ecirctre suivie drsquoune transposition agrave lrsquoœuvre de Platon
Nous allons maintenant nous concentrer sur la nature des joutes dialectiques dans les dialogues
Nous pensons ici aux travaux de Willard Van Orman Quine ou encore de Gottlob Frege dont la lecture 53
de la logique de lrsquoAntiquiteacute nous semble bien souvent anachronique La logique y est consideacutereacutee dans sa continuiteacute historique sans se preacuteoccuper de son aspect contextuel (caractegravere agonistique que nous eacutetudierons dans la suite de notre travail)
66
2 La dialectique comme enreacutegimentation
Le tableau de pointage
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et les deux voies de recherche sont les principes fondamentaux qui selon
nous constituent lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate agrave lrsquoœuvre dans la dialectique platonicienne Mais le simple fait
drsquoavoir deacutefini ces principes dans le poegraveme de Parmeacutenide ne permettent pas de dire preacuteciseacutement
comment la dialectique platonicienne fonctionne La suite de notre travail sera donc maintenant
de faire le lien entre la meacutethode eacuteleacuteate mdash que nous appellerons antilogie mdash telle que deacutefinie et
son fonctionnement reacuteel dans les dialogues de Platon Comme eacutevoqueacute preacuteceacutedemment nous ne
parlerons pas drsquoun elenchos standard (Vlastos) qui consisterait en un elenchos reacutefutatif mais
bien plutocirct drsquoun elenchos comme test (dokimasie) par recherche de contradiction Le fait de
trouver une contradiction ne signifie alors pas le soutien attacheacute agrave une autre thegravese inverse Mais
est-ce suffisant pour dire preacuteciseacutement que lrsquohypothegravese de deacutepart propre agrave cette thegravese est fausse
Le raisonnement au cœur de la dialectique eacuteleacuteate repose sur la deacuterivation dimpossibiliteacutes
au moyen de joutes celles-ci se nommant des laquo discours contraires raquo des antilogies De ces
deacuterivations les conclusions agrave tirer sont complexes et ne nous renseignent pas de faccedilon binaire sur
le reacuteel nous lrsquoavions vu avec la precirctresse Diotime de Mantineacutee (Banquet) Lrsquoantilogique eacuteleacuteate
est un entrainement agrave deacuteriver des contradictions agrave partir drsquoune thegravese initiale mais durant
lrsquoexercice dialectique drsquoautres hypothegraveses que la thegravese initiale sont soutenues La repreacutesentation
drsquoune conclusion deacutecoulant drsquoune thegravese initiale est trop simpliste il existe un grand nombre
drsquohypothegraveses intermeacutediaires comme autant drsquoinfeacuterences qui finissent par arriver agrave la conclusion
(le plus souvent une antilogie) Nous consideacuterons que dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate le fait drsquoarriver agrave
une contradiction est simplement le constat que le systegraveme deacutefendu dans son ensemble nrsquoest pas
correct Ce systegraveme est composeacute de lrsquohypothegravese de deacutepart mais aussi de toutes les hypothegraveses
intermeacutediaires Lrsquoensemble de ces hypothegraveses intermeacutediaires forment le laquo tableau de
pointage raquo (MARION 2014 10) 54
Marion emprunte la notion de laquo tableau de pointage raquo (scoreboard) agrave Lewis dans54
LEWIS D 1983 laquo Scorekeeping in a Language Game raquo dans Philosophical Papers Volume 1 Oxford Oxford University Press 233-249
67
Questionneur obtient de la sorte des engagements de la part de Reacutepondant aux eacutenonceacutes B1 B2 Bn qui forment avec A le laquo tableau de pointage raquo de Reacutepondant A B1 B2 Bn
(MARION 2014 10)
Le fait de deacuteriver une contradiction en antilogique eacuteleacuteate nrsquoest donc pas une opposition
radicale entre la thegravese de deacutepart (α) et la conclusion (perp) Le tableau de pointage forme un
systegraveme composeacute de toutes les hypothegraveses intermeacutediaires (β1 β2 β3 hellip βn perp) La contradiction
ne porte alors pas uniquement sur la thegravese de deacutepart (α) mais aussi sur chacune des hypothegraveses
intermeacutediaires (βx) Le problegraveme est en fait bien plus complexe Chacune des hypothegraveses
intermeacutediaires est soumise au principe de tiers exclu cependant la contradiction apparaissant
apregraves lrsquoajout de plusieurs hypothegraveses intermeacutediaires il est impossible sur le moment de dire drsquoougrave
le problegraveme vient preacuteciseacutement dans la suite des propositions
Nous pouvons justifier notre propos agrave partir drsquoun passage du Charmide employeacute par
Marion (MARION 2014 17) Dans ce passage le personnage de Critias refuse de se contredire
(reacutefuter son hypothegravese de deacutepart) et preacutefegravere se reacutetracter en partie (sous-entendu revenir en arriegravere
sur les hypothegraveses intermeacutediaires) Noter lecture suggegravere ici que Platon avait conscience de
lrsquoensemble du systegraveme drsquohypothegraveses agrave lrsquoœuvre dans la deacuteduction de preuve
Ἀλλὰ τοῦτο μέν ἔφη ὦ Σώκρατες οὐκ ἄν ποτε γένοιτο ἀλλ εἴ τι σὺ οἴει ἐκ τῶν ἔμπροσθεν ὑπ ἐμοῦ ὡμολογημένων εἰς τοῦτο ἀναγκαῖον εἶναι συμβαίνειν ἐκείνων ἄν τι ἔγωγε μᾶλλον ἀναθείμην καὶ οὐκ ἂν αἰσχυνθείην μὴ οὐχὶ ὀρθῶς φάναι εἰρηκέναι μᾶλλον ἤ ποτε συγχωρήσαιμ ἂν ἀγνοοῦντα αὐτὸν ἑαυτὸν ἄνθρωπον σωφρονεῖν
Mais ceci Socrate reprit-il ne se peut jamais si donc tu penses que ce que jrsquoai dit preacuteceacutedemment conduise neacutecessairement agrave ceci [cette conclusion] jaime encore mieux me reacutetracter en partie et sans rougir avouer que je me suis mal exprimeacute plutocirct que de convenir jamais quun homme puisse ecirctre sage sil ne se connaicirct pas lui-mecircme
(PLATON Charmide 164c-d)
Dans cet exemple Critias opegravere clairement une diffeacuterence entre son point de deacutepart et les
derniegraveres assertions qursquoil vient de tenir Il est donc possible de revenir en arriegravere sur les
hypothegraveses intermeacutediaires sans pour autant remettre en question son hypothegravese initiale
68
Comme on peut le voir Critias en tant que Reacutepondant preacutefegravere revenir en arriegravere et reacuteparer son tableau de pointage en rejetant un de ses eacuteleacutements plutocirct que de conceacuteder la contradictoire ce qui deacutemontre que Platon eacutetait parfaitement conscient de cette possibiliteacute et que celle-ci ne le gecircnait nullement
(MARION 2014 17)
Nous venons de voir que la dialectique eacuteleacuteate peut ecirctre comprise sur le principe drsquoun tableau de
pointage comprenant lrsquoensemble des hypothegraveses intermeacutediaires Nous devons maintenant
analyser plus en deacutetails le fonctionnement de lrsquoantilogique eacuteleacuteate En effet Platon choisit de
donner la dialectique eacuteleacuteate comme point de deacutepart de la trageacutedie socratique Si la dialectique
socratique ne se reacutesume pas neacutecessairement agrave la dialectique eacuteleacuteate nous ne pouvons cependant
nier son rocircle initiateur
Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate
Le tableau de pointage ne repreacutesente en reacutealiteacute qursquoune partie du fonctionnement geacuteneacuteral
des joutes dialectiques Ce systegraveme de recherche dialectique que nous appelons antilogique est
reacutegi par un ensemble de regravegles Nous allons maintenant eacutetudier plus en deacutetails lrsquoensemble de ces
regravegles afin de comprendre le fonctionnement preacutecis drsquoune joute eacuteleacuteate Cette interrogation aura
pour objectif de mettre agrave jour la nature preacutecise des productions issues drsquoun exercice dialectique
Mathieu Marion deacutenombre onze regravegles deacutefinissant le deacuteroulement des joutes antilogiques
eacuteleacuteates Nous allons reacutesumer briegravevement le contenu de ces onze regravegles (MARION 2014 9-14) et
voir ce que ces regravegles impliquent Une joute ne peut se faire qursquoentre deux personnes jouant
chacune un rocircle deacutefini Lrsquoun des joueur sera le Questionneur et lrsquoautre le Reacutepondant Le
Questionneur commence la joute en obtenant de Reacutepondant son engagement agrave une thegravese (A)
Cette thegravese est alors supposeacutee pour les besoins de la joute Cela se constate aiseacutement chez
Platon puisque Socrate demande toujours agrave son interlocuteur de deacutefinir telle ou telle notion Le
point de deacutepart sera la thegravese deacutefendue par Reacutepondant La joute a alors pour objectif de voir pour
Reacutepondant srsquoil sera capable de deacutefendre cette thegravese mdash et non pas pour Questionneur de soutenir
une thegravese (contre le dogmatisme de Vlastos)
69
La joute est une succession de questions courtes et de reacuteponses affirmatives ou neacutegatives
Ces question sont courtes car elles ne doivent porter que sur une seule assertion agrave la fois afin que
les inscriptions drsquohypothegraveses au tableau de pointage soient le plus claires possible Comme
annonceacute plus haut agrave la thegravese initiale sont ajouteacutees les hypothegraveses reconnues par Reacutepondant
Chaque eacuteleacutement du tableau de pointage est un engagement de la part de Reacutepondant vis-agrave-vis de
Questionneur Le Questionneur ne peut ajouter aucun eacuteleacutement au tableau de pointage tant que
Reacutepondant ne lrsquoa pas conceacutedeacute preacutealablement De la sorte les eacuteleacutements implicites supposeacutes par
Questionneur mais ne figurant pas au tableau de pointage de Reacutepondant ne sont pas
neacutecessairement suffisants pour deacuteriver une contradiction de la joute Reacutepondant est toujours
capable de renier cette hypothegravese implicite de sorte qursquoil faille alors recommencer une joute
Cette regravegle explique aussi laquo lrsquoaveu drsquoignorance raquo (MARION 2014 10) de Socrate impeacuteratif pour
le bon deacuteroulement de la joute Sans cet aveu drsquoignorance Socrate introduirait de lui-mecircme de
nouvelles hypothegraveses deacutetruisant ainsi la proprieacuteteacute du tableau de pointage De plus cette regravegle
introduit aussi une laquo contrainte doxastique raquo (MARION 2014 10) le Reacutepondant doit dire ce qursquoil
pense suivre sa doxa crsquoest-agrave-dire son opinion personnelle
La regravegle suivante est lrsquoinfeacuterence de lrsquoimpossibiliteacute par Questionneur Il srsquoagit du cœur de
lrsquoantilogique eacuteleacuteate Agrave partir de lrsquoensemble des engagements de Reacutepondant Questionneur doit
parvenir agrave infeacuterer une impossibiliteacute (ἀδύνατον) ou une fausseteacute eacutevidente Cette regravegle repose sur 55
le principe de non-contradiction tel que nous lrsquoavions eacutenonceacute plus haut Pour cette raison les
reacuteponses sont reacuteduites agrave laquo oui raquo ou laquo non raquo assurant dans la recherche le caractegravere bivalent des
assertions atomiques Les Eacuteleacuteates avancent drsquoailleurs dans leur raisonnement via les paires de
preacutedicats contradictoires (limiteacute et illimiteacute divisible et indivisible etc)
Nous devons ici faire face agrave un paradoxe Nous avions vu plus haut que lrsquoargument de
Zeacutenon nrsquoest compreacutehensible qursquoen lrsquoabsence du tiers exclu Pourtant la meacutethodologie eacuteleacuteate est
une reacuteduction binaire des assertions de sorte de pouvoir en infeacuterer une contradiction Le principe
de tiers exclu intervient donc dans le raisonnement Nous pouvons sortir de cette impasse si nous
remarquons les deux eacutechelles de grandeur drsquoune joute Au niveau atomique des assertions le
Parmi ces fausseteacutes figurent laquo la reacutefutation lrsquoerreur le paradoxe raquo tel que deacutefini par Aristote dans les 55
Reacutefutations sophistiques [165b12] (MARION 2014 11)
70
principe de tiers exclu fonctionne Une assertion est soit juste soit fausse Il srsquoagit drsquoune logique
bivalente En revanche agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble de la joute il est impossible de reacuteduire la
succession des engagements de Reacutepondant agrave une situation binaire (comme le fait Vlastos)
Chaque engagement atomique peut prendre deux valeurs mais il arrive souvent mdash toujours mdash
qursquoun engagement ne soit pas atomique et repreacutesente en reacutealiteacute une succession drsquoarguments
implicites Les combinaisons sont donc immenseacutement nombreuses leur nombre
vraisemblablement incalculable agrave lrsquoeacutechelle du reacuteel Nous voyons maintenant pourquoi le tiers
exclu ne permet pas le raisonnement par lrsquoabsurde sur lrsquoensemble drsquoun systegraveme mais est
neacutecessaire pour lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage et lrsquoavancement drsquoune joute
Finalement il apparaicirct maintenant que la joute nrsquoest pas une activiteacute neutre il srsquoagit drsquoun
jeu Celle-ci se termine par la victoire de lrsquoun des deux participants Si le Questionneur parvient agrave
infeacuterer une impossibiliteacute drsquoapregraves le tableau de pointage de Reacutepondant et que celui-ci ne peut en
rendre raison alors Questionneur remporte la joute Agrave lrsquoinverse si Questionneur ne parvient pas
agrave infeacuterer une impossibiliteacute Reacutepondant emporte la joute (MARION 2014 12) Nous voyons ici 56
lrsquoaspect contextuel drsquoune joute En effet si dans un tribunal la clepsydre limite drastiquement le
temps de parole il nrsquoen est rien dans une discussion entre amis Afin drsquoempecirccher les joueurs de
perdre volontairement du temps les tactiques dilatoires sont interdites (MARION 2014 12) Il est
aussi interdit drsquoutiliser des sophismes ceux-ci eacutetaient pour la plupart reacutepertorieacutes dans des
manuels et figuraient deacutejagrave dans LrsquoEuthydegraveme dans un ordre fort proche de celui des Reacutefutations
sophistiques (MARION 2014 12) 57
La derniegravere regravegle porte sur le processus drsquoinduction Le Questionneur peut dans le fil de
lrsquoexercice dialectique conceacuteder une universelle affirmative laquo Tous les A sont B raquo Cependant
cela nrsquoest possible que si le Reacutepondant a preacutealablement preacutesenteacute plusieurs instances et si le
Comme crsquoest notamment le cas dans Le Criton Le Gorgias La Reacutepublique56
Marion renvoie ici agrave Dorion (DORION 1995 100) qui eacutetablie la liste suivante de cinq correspondances 57
entre LrsquoEuthydegraveme et les Reacutefutations sophistiques (SE pour Sophisticis Elenchis) 1 E 267c et SE 4 165b31-34 2 E 277a9-b1 et SE 4 166a30-31 3 E 298e4-5 et SE 24 179a39 b14 b39 180a4 4 E 300a et SE 4 166a9-10 5 E 300b et SE 4 166a12-14 10 171a8 a28-30 19 177a12 a25-26
71
Questionneur nrsquoest pas capable de fournir un contre-exemple Dans ce cas seulement
lrsquouniverselle positive est inscrite au tableau des engagements de Reacutepondant La joute nrsquoest donc
pas un long fleuve tranquille au contraire la volonteacute de gagner des deux partis donne un
caractegravere agonistique agrave la joute Le Reacutepondant est en position deacutefensive alors que le
Questionneur est en position offensive
Nous pouvons maintenant conclure cette analyse du fonctionnement des joutes eacuteleacuteates et
de leur influence sur la dialectique socratique Nous voyons clairement que lrsquoantilogique eacuteleacuteate
nrsquoest pas un simple dialogue il srsquoagit drsquoun moment complexe gouverneacute par un ensemble de
regravegles Lrsquoexercice antilogique est parfaitement deacutefini Celui-ci implique un rapport de force entre
deux individus qui srsquoaffrontent pour gagner la joute Nous voyons alors en quoi notre outil
repreacutesentatif logique ne peut pas se reacuteduire agrave une arborescence selon le modegravele de la deacuteduction
naturelle Les arguments avanceacutes par les participants ne convergent pas vers une conclusion de
faccedilon a priori Au contraire les deux partis se divisent et argumentent de sorte que leur
adversaire ne soit plus en situation de deacutefendre sa propre thegravese La dialectique nrsquoest pas une
monologique mais une dialogique de lrsquoargumentation rationnelle Le raisonnement obtenu est un
eacutequilibre entre deux tensions opposeacutees Si la tension est trop forte alors la joute se reacuteduit agrave une
antilogie La suite de notre travail consistera maintenant agrave deacutefinir de faccedilon deacutefinitive notre outil
dialogique de repreacutesentation des joutes dialectiques
72
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux
Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante
Nous venons de le voir la dialectique ne peut se comprendre totalement sans une approche
dialogique Il est non seulement neacutecessaire sur le plan logique drsquoinclure dans les paramegravetres de
lecture la dualiteacute de lrsquoexercice dialectique mais il est surtout impossible de reacuteduire
lrsquoargumentation drsquoune joute de maniegravere monologique sans omettre le contexte de chaque joute
Une joute requiert donc lrsquoacceptation tacite de regravegles crsquoest-agrave-dire diffeacuterentes contraintes
deacutependant soit de la nature mecircme de lrsquoexercice soit du contexte de cet exercice
Lrsquoenchainement hypotheacutetico-deacuteductif des raisonnements en deacuteduction naturelle tente drsquoecirctre
repreacutesentatif de lrsquoavancement drsquoune penseacutee Cependant la deacuteduction naturelle rencontre une
limite dans le cas preacutecis de la dialectique Cette repreacutesentation donne lrsquoillusion drsquoun avancement
lineacuteaire non pas dans le temps mais sur le plan argumentatif En reacutealiteacute la deacuteduction naturelle
ne permet que la repreacutesentation finale de lrsquoargument obtenu mais nrsquoinclut pas les allers-retours
que repreacutesente une joute dialectique telle qursquoillustreacutee par les Eacuteleacuteates et Platon Nous devons donc
terminer le premier moment de notre eacutetude par une mise au point deacutefinitive de ce que nous
entendons par le concept de joute dialectique
Nous le disions plus haut la dialectique se deacutefinit comme un raisonnement argumentatif agrave
plusieurs Il faut donc neacutecessairement ecirctre au moins deux et avoir des thegraveses diffeacuterentes agrave
deacutefendre Dans ce cas la dialectique nrsquoest-elle pas simplement la deacutefense drsquoune thegravese plutocirct
qursquoune autre La dialectique est une activiteacute agrave plusieurs il faut donc y inclure la pluraliteacute des
raisonnements et surtout la maniegravere avec laquelle ces raisonnements deacutependent de la pluraliteacute
En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas une suite de monologues srsquoopposant les uns aux
autres les monologues se reacutepondent srsquoagencent et conduisent la discussion agrave un reacutesultat Ce
reacutesultat nrsquoest donc pas un point drsquoarriveacutee absolu mais est relatif agrave lrsquoactiviteacute dialectique
preacuteliminaire
Nous devons maintenant nous poser la question suivante quelle est la valeur de la veacuteriteacute
du reacutesultat drsquoune joute dialectique Peut-on dire que ce qui reacutesiste agrave lrsquoargumentation dialectique
73
est vrai Agrave lrsquoeacutevidence la critique que nous faisions de lrsquoapproche de Vlastos fonctionne dans sa
reacuteciproque et si le systegraveme est coheacuterent il est cependant possible que la thegravese initiale comporte
une contradiction mais que cette contradiction soit annuleacutee par une autre contradiction issue de
lrsquoun des engagements du tableau de pointage Il est donc impossible de parler de veacuteriteacute au sens
scolastique drsquoadeacutequation de lrsquoecirctre et de la penseacutee Si la veacuteriteacute est un jugement sur le reacuteel une
joute dialectique ne semble produire qursquoune veacuteriteacute infeacuterieure Elle ne produirait mecircme que des
systegravemes argumentatifs en eacutequilibre mais sans rapport direct avec le reacuteel
Nous pouvons alors parler drsquoune veacuteriteacute qui ne serait plus ontologique mais pragmatique
Une veacuteriteacute deacutependant du contexte dialectique une strateacutegie gagnante Cependant cela revient agrave
aborder le problegraveme dans le mauvais sens Ce nrsquoest pas la veacuteriteacute qui ne serait qursquoune strateacutegie
gagnante mais au contraire la strateacutegie gagnante qui jouerait le rocircle drsquoune veacuteriteacute en attendant
potentiellement drsquoecirctre un jour reacutefuteacutee Dans cette optique il convient maintenant de srsquointerroger
sur la nature drsquoune pareille veacuteriteacute nous devons donc observer sous le spectre de la logique
dialogique comment fonctionnent les arguments au sein des raisonnements dialectiques
Questionneur et Reacutepondant
Durant notre eacutetude des regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate nous avons eacutetabli la reacutepartition des
rocircles entre le Questionneur et le Reacutepondant nous garderons volontairement les mecircmes termes
afin de rendre notre argumentation plus coheacuterente et plus compreacutehensible Nous allons emprunter
le modegravele logique deacutejagrave existant de la dialogique ou seacutemantique des jeux
La dialogique nait dans les anneacutees soixante ses deux grands preacutecurseurs sont mdash entre
autres mdash Lorenzen et Conway Une grande part des travaux en seacutemantique des jeux concerne
lrsquointelligence artificielle il srsquoagit de se rapprocher de la reproduction la plus fidegravele drsquoun
entretien entre deux interlocuteurs Cette logique se diffeacuterencie par sa volonteacute de repreacutesenter une
argumentation comme un eacutechange entre diffeacuterentes personnes Lrsquoobjectif nrsquoest donc plus du tout
le mecircme que dans les lectures monologique inspireacutees par la syllogistique aristoteacutelicienne par
exemple La validiteacute drsquoune thegravese ne deacutepend plus drsquoaxiomes ou de formes preacutedeacutefinies Il srsquoagit
pour les participants de trouver une strateacutegie afin de deacutemontrer lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese
74
adversaire ou drsquoempecirccher lrsquoinfeacuterence de cette contradiction Il nrsquoy a donc que deux issues
possibles agrave une joute Soit le Questionneur parvient agrave une impossibiliteacute et il emporte alors la
joute en deacutemontrant que la thegravese de deacutepart eacutetait fausse soit le Questionneur eacutechoue agrave deacutemontrer
lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese et Reacutepondant remporte la joute
Nous voyons que le passage drsquoune repreacutesentation monologique agrave une repreacutesentation
dialogique neacutecessite une approche par questions et reacuteponses Les arguments ne srsquoenchainent pas
de faccedilon absolue comme dans une recherche theacuteorique abstraite mais sont relatifs agrave des
situations ougrave certaines questions impliquent neacutecessairement certaines reacuteponses Agrave chaque
opeacuterateur logique correspond alors une obligation de reacuteponse dont voici la liste 58
La Neacutegation drsquoun terme (notα) implique que le Questionneur reacuteponde par son affirmation (α)
La Conjonction de deux termes (α and β) implique que le Questionneur questionne drsquoabord le premier (1) puis le second (2)
La Disjonction inclusive (α or β) implique que le Questionneur remette en cause lrsquoensemble Dans ce cas le Reacutepondant ayant eacutenonceacute la disjonction nrsquoa qursquoagrave deacutefendre lrsquoun des deux termes au choix (α) ou (β)
Le Conditionnel (α sup β) implique que le Questionneur affirme lrsquoanteacuteceacutedent (α) Srsquoil est impossible pour le Reacutepondant de le nier (notα) alors il doit impeacuterativement deacutefendre le 59
conseacutequent (β)
La Quantification universelle (forallx F(x)) implique que le Questionneur demande agrave 60
veacuterifier lrsquoapplication de la fonction (F) agrave une variable de son choix (x0) Le Reacutepondant doit alors justifier cette application (F(x0))
La Quantification existentielle (existx F(x)) implique que le Questionneur demande un exemple (F(x)) Le Reacutepondant doit alors fournir lrsquoexemple de son choix (F(x0))
Cette liste a pour objectif de montrer comment passer drsquoune logique monologique agrave une
logique dialogique Les connecteurs ne sont plus clairement apparents dans la seconde surtout
Drsquoapregraves (VERNANT 2004 90) Nous avons cependant remplaceacute les termes laquo Opposant raquo et 58
laquo Proposant raquo par laquo Questionneur raquo et laquo Reacutepondant raquo afin de preacuteserver la lineacuteariteacute de notre travail
Le conditionnel est une autre eacutecriture de la disjonction (notα or β)59
La poleacutemique est encore grande au sujet de lrsquousage des quantificateurs par les dialecticiens de 60
lrsquoAntiquiteacute Nous ne deacutesirons pas entrer dans le deacutebat En vertu de la regravegle antilogique drsquoinduction il apparaicirct cependant que les notions drsquouniversaliteacute et drsquoexistence eacutetaient au moins sous-jacentes aux argumentations Cela est suffisant pour que nous eacutevoquions ce cas de figure
75
lorsque ceux-ci sont pris dans le flot du dialogue Notre objectif sera donc maintenant de trouver
comment reacuteduire les dialogues agrave ces confrontations dialogiques sans deacutenaturer ou perdre le
contenu
Repreacutesentation tabulaire
Nous arrivons enfin au terme de notre eacutetude preacuteliminaire lrsquoeacutelaboration drsquoun outil logique
repreacutesentatif propre agrave lrsquoexercice dialectique chez Platon Drsquoapregraves la logique dialogique nous
voyons qursquoune arborescence ne convient pas agrave repreacutesenter fidegravelement le jeu des argumentations
Nous optons pour une repreacutesentation tabulaire Celle-ci aura lrsquoavantage de mettre en vis-agrave-vis les
deux participants de la joute De haut en bas le tableau repreacutesentera la suite des arguments sous
forme de questions et de reacuteponses Nous prenons un exemple extrait de (VERNANT 2004 91)
FIG 5 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DU PRINCIPE DE NON-CONTRACTION
Dans cet exemple nous constatons que le Questionneur a obtenu lrsquoassertion laquo not(p and notp) raquo de la
part de Reacutepondant Questionneur attaque alors la joute en assertant la thegravese opposeacutee laquo (p and notp) raquo
Au troisiegraveme tour le Reacutepondant interroge le Questionneur sur le premier terme laquo 1 raquo de son
assertion laquo p raquo Le Questionneur lui reacutepond en assertant laquo p raquo Au tour suivant le Reacutepondant
interroge laquo 2 raquo le Questionneur sur laquo notp raquo Le Questionneur concegravede alors laquo notp raquo Agrave cet instant
la joute est termineacutee nous constatons que le Questionneur a asserteacute agrave la fois laquo p raquo et laquo notp raquo ce
Ordre des tours Questionneur Reacutepondant
1 not(p and notp)
2 (p and notp)
3 1
4 p
5 2
6 notp
7 p
Victoire de Reacutepondant
76
qui provoque une impossibiliteacute par antilogie Le Reacutepondant est victorieux Sa thegravese de deacutepart
laquo not(p and notp) raquo est donc une strateacutegie gagnante qui devient dans le cadre de cette joute une veacuteriteacute
Lrsquoexemple ici preacutesenteacute peut sembler paradoxal Il srsquoagit tout du moins drsquoun cas particulier
puisque la victoire est deacutefinie par le principe de non-contradiction lui-mecircme au cœur de la joute
Lrsquoexemple suivant (VERNANT 2004 102) est bien plus complexe et repreacutesente la joute
opposant un meacutedecin (Questionneur) agrave sa patiente (Reacutepondant) Nous allons voir comment la
repreacutesentation dialogique tabulaire permet la mise en eacutevidence drsquoun sophisme (ici la neacutegation de
lrsquoanteacuteceacutedent)
FIG 6 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT
Les nombres entre crochets indiquent le tour de la formule viseacutee par lrsquoattaque La thegravese de deacutepart
repreacutesente le sophisme de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Celle-ci srsquoinspire de la neacutegation du
conseacutequent (modus tollens) qui elle est logiquement correcte
FIG 7 NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT ET NEacuteGATION DU CONSEacuteQUENT
Tours Questionneur Reacutepondant
1 [(A sup B) and notA] sup notB
2 (A sup B) and notA
3 1
4 (A sup B)
5 A
6 B
7 2 [2]
8 notA
9 notB [1]
Victoire de Questionneur
Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Neacutegation du conseacutequent
A sup B notA ⊢ notB A sup B notB ⊢ notA
77
Nous allons essayer de comprendre la strateacutegie ici agrave lrsquoœuvre Vernant nous explique que la
proposition (A) signifie laquo lrsquoenfant est atteint drsquoune maladie heacutereacuteditaire raquo et la proposition (B)
signifie laquo le parent est atteint de la maladie heacutereacuteditaire raquo La thegravese de deacutepart du parent
(Reacutepondant) consiste agrave dire que si son enfant nrsquoest pas atteint de cette maladie alors lui (le
parent) nrsquoen souffre pas Analysons la table de veacuteriteacute de la situation
FIG 8 TABLE DE VEacuteRITEacute DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT
Nous avons ici indiqueacute le connecteur principal avec le symbole laquo raquo Nous repeacuterons que le seul
moment ougrave cette formule est fausse correspond au cas laquo notA and B raquo i e la patiente refuse
drsquoadmettre qursquoelle puisse ecirctre atteinte de la maladie heacutereacuteditaire laquo B raquo alors que son enfant ne
souffre pas de cette maladie laquo notA raquo Nous remarquons dans la repreacutesentation tabulaire que les
deux assertions laquo B raquo et laquo notA raquo sont les deux coups joueacutes par le Questionneur La strateacutegie du
meacutedecin est donc gagnante
Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique
Lrsquointeacuterecirct de cette repreacutesentation nrsquoest pas simplement graphique il srsquoagit drsquoune
compreacutehension philosophique radicalement diffeacuterente Premiegraverement lrsquoargumentation dans une
joute deacutevoile un caractegravere pragmatique Lrsquoobjectif nrsquoest pas de trouver un absolu commun mais
de finir vainqueur de la joute
La novation srsquoavegravere essentiellement philosophique Est introduite explicitement la dimension pragmatique en logique Alors qursquoen logique standard la proposition excluait toute dimension eacutenonciative pour se reacuteduire agrave un simple porteur de valeur de veacuteriteacute en logique dialogique chaque proposition est veacuteritablement une proposition eacutemanant drsquoun interlocuteur qui srsquoengage sur elle par un acte drsquoassertion De plus un tel acte de discours prend place dans un jeu dialogique
[(A sup B) and notA] sup notB
1 1 1 0 0 1 0
1 0 0 0 0 1 1
0 1 1 1 1 0 0
0 1 0 1 1 1 1
78
(Dialogspiel) entre proposant et opposant On a affaire agrave un jeu de langage qui relegraveve de la discussion rationnelle Degraves lors chaque proposition prend sens en fonction de son utilisation opeacuteratoire dans le jeu dialogique On ne pense plus en termes drsquoaxiomes mais de systegraveme opeacuteratoire de validiteacute mais de strateacutegie gagnante non plus de repreacutesentation mais drsquoaction
(VERNANT 2004 94)
Le deacutesir de victoire et le caractegravere pragmatique sont deux nouveaux paramegravetres que nous ne
pouvions veacuteritablement observer avant de passer par la repreacutesentation dialogique Agrave cela nous
voyons aussi que cette repreacutesentation met en valeur les erreurs commises par un des deux
interlocuteurs Cela sera drsquoune grande importance dans le cas des dialogues de Platon ougrave le
personnage de Socrate semble parfois diriger voire manipuler ses interlocuteurs Nous pourrons
alors souligner ces moments meacutetalogiques
Le premier moment de notre eacutetude est maintenant termineacute Nous avons analyseacute la
dialectique depuis les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave Aristote (de maniegravere non-exhaustive) afin de comprendre
ce qui pouvait fonder un socle commun Lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans son rapport agrave lrsquoantilogie place
lrsquoexercice dialectique dans un rapport de force que nous ne pouvions repreacutesenter logiquement La
dialectique nrsquoest donc pas strictement diffeacuterente du dialogue dans sa faccedilon drsquoecirctre elle ne
constitue qursquoune enreacutegimentation de celui-ci Notre choix drsquoune repreacutesentation tabulaire tregraves
inspireacutee de la logique dialogique nous apparut comme un compromis permettant de repreacutesenter
les raisonnements logiques dans la temporaliteacute du dialogue en suivant lrsquoordre des tours De cette
repreacutesentation nous avons deacuteduit une nouvelle deacutefinition de la veacuteriteacute chevauchant celle de
validiteacute Dans une joute le concept de veacuteriteacute est assimileacute agrave celui de strateacutegie gagnante
Cependant si chaque joute est un exercice contextuel comment pouvons-nous donner agrave ces
veacuteriteacutes un champ drsquoapplication supeacuterieur agrave celui du dialogue Il semble que la veacuteriteacute drsquoune joute
ne nous apprenne rien ou presque sur le reacuteel Cette veacuteriteacute est purement pragmatique Agrave cet
instant la diffeacuterence entre Socrate et lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoest plus clairement identifiable
79
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE
Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes
La nature des joutes impose agrave ses productions un caractegravere relatif La dialectique ne serait
pas productrice drsquoune veacuteriteacute sur le monde mais drsquoune veacuteriteacute relative au dialogue drsquoapregraves ce que
nous venons de voir Notre objectif initial eacutetait de se munir drsquoun outil capable de mieux
interpreacuteter la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon Cependant nous devons
maintenant faire face agrave un problegraveme drsquoun autre ordre Puisque la dialectique en tant que
raisonnement relatif est lrsquounique outil du philosophe pour Platon comment peut-on diffeacuterencier
le philosophe du sophiste En effet les conclusions du chapitre preacuteceacutedent sont sans appel et
historiquement tregraves paradoxales puisque nous nous trouvons face agrave une conception antireacutealiste
de la veacuteriteacute chez Platon
Notre interrogation ne repose pas ici sur des aspects purement pratiques mdash comme
lrsquoabsence de salaire pour lrsquoun et non pour lrsquoautre mdash mais sur le fond veacuteritable des deux
meacutethodes LrsquoHistoire de la philosophie a longtemps eu tendance agrave deacutenigrer les sophistes au
profit des philosophes ce pheacutenomegravene que nous appelons manicheacuteisme historique ne semblerait
pas fondeacute mdash au regard de notre eacutetude fonctionnelle sur les joutes Si la dialectique ne peut
deacutepasser le simple cadre du dialogue comment peut-on diffeacuterencier le philosophe du sophiste
En vertu de quel principe lrsquoun serait-il meilleur que lrsquoautre Ce problegraveme se posait deacutejagrave agrave
lrsquoeacutepoque de Socrate En effet ce dernier eacutetait consideacutereacute par un grand nombre de ses
contemporains comme un sophiste parmi les autres comme en teacutemoigne la piegraveces les Nueacutees
drsquoAristophane Dans lrsquoexemple suivant Aristophane semble ne faire aucune diffeacuterence entre les
sophistes et la personne de Socrate Socrate serait un sophiste parmi les autres
ΦΕΙΔΙΠΠΊΔΗΣ Αἰβοῖ πονηροί γ᾿ οἶδα Τοὺς ἀλαζόνας τοὺς ὠχριῶντας τοὺς ἀνυποδήτους λέγεις ὧν ὁ κακοδαίμων Σωκράτης καὶ Χαιρεφῶν
PHILIPPIDE Tu veux parler de ces charlatans De ces arrogants ces individus au teint jaune ces va-nu-pieds au nombre desquels est ce mauvais geacutenie de Socrate et Cheacutereacutephon
80
(ARISTOPHANE Nueacutees 104)
Lrsquoun des eacuteleacutements fondamentaux du caractegravere sophistique de Socrate serait sa capaciteacute agrave avoir
deux discours lrsquoun faible et lrsquoautre fort
ΣΩΚΡΆΤΗΣ τί δῆτα πότερα τοῦτον ἀπάγεσθαι λαβὼν βούλει τὸν υἱόν ἢ διδάσκω σοι λέγειν
ΣΤΡΕΨΙΆΔΗΣ δίδασκε καὶ κόλαζε καὶ μέμνησrsquoὅπως εὖ μοι στομώσεις αὐτόν ἐπὶ μὲν θάτερα οἷον δικιδίοις τὴν δrsquoἑτέραν αὐτοῦ γνάθον στόμωσον οἵαν ἐς τὰ μείζω πράγματα
ΣΩΚΡΆΤΗΣ ἀμέλει κομιεῖ τοῦτον σοφιστὴν δεξιόν
SOCRATE Quoi donc Veux-tu plutocirct ramener ton fils [avec toi] ou que je linstruise agrave discourir
STREPSIADE Instruis-le punis-le et souviens-toi de bien lui aiguiser la langue afin qursquoil en ait une [de langue] pour les petites causes et lautre pour les affaires plus graves
SOCRATE Ne sois pas inquiet tu auras chez toi un sophiste habile
(ARISTOPHANE Nueacutees 1105-1110)
Dans cet extrait les deux dialogues eacutevoqueacutes rejoignent la conception drsquoune veacuteriteacute purement
pragmatique Les sophistes peuvent toujours employer soit un discours fort soit un discours
faible Mais si tel est aussi le cas de Socrate comme le sous-entend Aristophane alors la veacuteriteacute
nrsquoaurait aucune valeur Cependant nous ne devons pas perdre drsquoesprit que le personnage de
Socrate repreacutesenteacute par Platon nrsquoa qursquoune faible valeur historique Gardons en vue que nous nous
attachons uniquement agrave comprendre la figure du philosophe chez Platon mecircme si nous le
nommons Socrate
Notre travail a maintenant pour objectif de comprendre les relations que Socrate entretient
avec les sophistes dans les dialogues Nous tacirccherons de voir au niveau dialectique quels
peuvent ecirctre les critegraveres permettant de diffeacuterentier Socrate des sophistes Cette eacutetape est
neacutecessaire dans la mesure ougrave cette distinction conditionnera notre outil repreacutesentatif En mettant
agrave la lumiegravere le critegravere de distinction entre le philosophe et les sophistes nous serons agrave mecircme
drsquoadapter notre outil en conseacutequence
81
Agrave partir de nos hypothegraveses de deacutepart notamment la possibiliteacute de deacutepasser les apories
apparentes de la dialectique socratique nous dirigerons notre eacutetude dans le sens positif drsquoune
distinction possible entre Socrate et les sophistes Lrsquoinverse serait envisageable sur un plan
historique Cependant nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute plusieurs fois la nature theacuteacirctrale des œuvres de
Platon Et dans lrsquoensemble du corpus il nrsquoy aurait eu aucune raison pour que Platon reacutealisacirct une
distinction entre Socrate et les sophistes srsquoil ne pensait pas cette dichotomie fondeacutee Ce moment
de notre eacutetude aura pour objectif de comprendre sur quoi repose la diffeacuterence de traitement opeacutereacute
par Platon entre Socrate et les sophistes Une fois que nous aurons analyseacute ce critegravere de
distinction nous nous en servirons pour affiner notre outil repreacutesentatif de lrsquoexercice dialectique
82
1 Contexte drsquoapparition de la dialectique
Rationalisme et antirationalisme
La distinction entre lrsquoexercice philosophique et la sophistique ne repose pas dans la nature
des joutes Nous devons donc sortir des joutes pour comprendre la dialectique dans un espace
plus grand Nous avons preacuteceacutedemment vu que le projet dialectique se deacutefinissait par sa capaciteacute agrave
remettre en question les principes des sciences les principes premiers Nous deacutecidons de
commencer cette eacutetude par une mise en contexte de la penseacutee platonicienne au sein de lrsquoactiviteacute
philosophique de son temps Quelle est la perspective philosophique propre agrave Platon par rapport
aux autres philosophes de son temps Ici il nrsquoest plus question de theacuteacirctraliteacute mais bien du fond
meacutetaphysique agrave lrsquoorigine de cette activiteacute Il nous semble leacutegitime de consideacuterer au regard de
son impact sur la philosophie occidentale en geacuteneacuteral que Platon eacutetait un penseur diffeacuterent
incarnant une nouvelle maniegravere de pratiquer lrsquoactiviteacute philosophique
Platon nrsquoest pourtant pas le premier philosophe en Gregravece Avant lui drsquoautres pratiquaient
aussi ce que nous appelons aujourdrsquohui la philosophie Dans ce cas quel peut ecirctre lrsquoeacuteleacutement cleacute
de la seacuteparation entre Platon et le reste des philosophes de son temps Cet eacuteleacutement devra drsquoune
part justifier le caractegravere unique de la penseacutee platonicienne mais aussi rendre raison de notre
travail et expliquer en quoi la dialectique socratique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon se
distingue de lrsquoactiviteacute sophistique
Il est de coutume de dire que la distinction fondamentale entre les premiers philosophes et
leurs preacutedeacutecesseurs repose sur un usage speacutecial de la raison le λόγος Le λόγος incarne un projet
rationaliste Il nrsquoest drsquoailleurs pas surprenant de trouver parmi ces premier philosophes des
matheacutematiciens devenus ceacutelegravebres par la suite tels que Thalegraves et Pythagore Mais cet usage de la
raison nrsquoest pas suffisant pour justifier une distinction aussi forte drsquoavec les poegravetes par exemple
Il est impossible de dire que les œuvres homeacuteriques sont deacutenueacutees de λόγος comme toute activiteacute
humaine en geacuteneacuteral Nous devons alors voir la naissance de la philosophie comme un nouvel
emploi du λόγος un projet de rationalisation du monde Cette rationalisation se distingue alors
de ce que les poegravetes pouvaient faire non pas dans la meacutethode mdash il srsquoagit du mecircme λόγος mdash mais
dans le cadre drsquoapplication de cette meacutethode Nous pourrions dire que les poegravetes rationalisent un
83
monde dont ils sont eux-mecircme les deacutemiurges alors que les premiers philosophes mettent le
λόγος au profit drsquoune quecircte diffeacuterente la rationalisation de notre monde
De cette tentative de rationalisation apparaissent rapidement deux pocircles opposeacutes en
tension agrave lrsquoorigine de tous les deacutebats Le premier pocircle (pocircle de lrsquouniteacute) est constitueacute de lrsquoEacutecole
drsquoEacuteleacutee avec principalement Parmeacutenide Zeacutenon et Meacutelissos Le second pocircle (pocircle de la pluraliteacute)
est principalement incarneacute par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese mais aussi Pythagore Deacutemocrite Empeacutedocle
ou Hippocrate Nous allons eacutetudier agrave la suite ces deux Eacutecoles afin de comprendre leurs
interactions mutuelles et leurs influences sur le deacutebat dialectique agrave lrsquoeacutepoque de Platon
La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle
Au projet rationaliste eacuteleacuteate srsquooppose la penseacutee de la contradiction incarneacutee notamment
par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese Pour Heacuteraclite laquo la guerre raquo (τὸν πόλεmicroον [fr80] ) est un principe 61
laquo commun raquo (ξυνόν) Peu apregraves Heacuteraclite deacuteclare que la laquo justice raquo (δίκην) mecircme pratique la
laquo discorde raquo (ἔριν) Dans un autre fragment le penseur drsquoEacutephegravese affirme que laquo toutes les
choses raquo (πάντα [fr8] ) laquo surviennent raquo (γίνεσθαι) laquo du fait de la discorde raquo (κατ ἔριν) 62
Cependant croire que la penseacutee heacuteracliteacuteenne srsquooppose au λόγος est faux
Dans le passage suivant correspondant au premier fragment le penseur drsquoEacutephegravese en
appelle au λόγος mdash vu ici selon nous comme principe de la rationaliteacute Heacuteraclite note alors la
preacutesence manifeste drsquoincoheacuterences entre ce principe exempt de contradictions et le reacuteel toujours
en action
γινομένων γὰρ πάντων κατὰ τὸν λόγον τόνδε ἀπείροισιν ἐοίκασι πειρώμενοι καὶ ἐπέων καὶ ἔργων τοιούτων ὁκοίων ἐγὼ διηγεῦμαι κατὰ φύσιν διαιρέων ἕκαστον καὶ φράζων ὅκως ἔχει
CELSE Origegravene contre Celse VI 4261
ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque Θ 2 1155b462
84
Bien que toutes choses surviennent drsquoapregraves cette raison ils ne semblent y avoir aucun acte de paroles et de faits tels que je les expose distinguant leur nature et eacutenonccedilant comment ils sont
(HEacuteRACLITE drsquoEacutephegravese fr1) 63
Heacuteraclite sans doute agrave partir du constat empirique ne peut reacuteduire le reacuteel agrave lrsquouniteacute Ce qursquoil
appelle laquo discorde raquo repreacutesente lrsquoensemble des interactions agrave lrsquoorigine du mouvement et du
devenir Suivant les hypothegraveses parmeacutenidiennes lrsquouniteacute ne permettrait aucun changement ni
aucun mouvement La penseacutee heacuteracliteacuteenne tente de penser la pluraliteacute du reacuteel et cela ne peut
passer que par une penseacutee de lrsquoalteacuteriteacute Selon Heacuteraclite la laquo discorde raquo repreacutesente lrsquointeraction de
deux entiteacutes disparates primordiales neacutecessaires agrave la possibiliteacute du reacuteel
Mais cette alteacuteriteacute nrsquoest pas exteacuterieure Heacuteraclite tout en ne niant pas le λόγος considegravere
cette alteacuteriteacute au sein mecircme de lrsquoecirctre En effet le λόγος est le principe de non-contradiction de
lrsquoecirctre la discorde apparaicirct agrave cause de la preacutesence de non-ecirctre au cœur de lrsquoecirctre Dans cette
lecture seulement nous pouvons expliquer comment le λόγος garantit la coheacuterence ontologique
dans un contexte de discorde meacutetaphysique
Nous devons opeacuterer une nuance dans notre deacutenomination de position heacuteracliteacuteenne
antirationaliste En ajoutant agrave lrsquoecirctre le non-ecirctre plein de contradictions la position heacuteracliteacuteenne
deacutepasse le cadre du simple conflit rationalisme et antirationalisme cette dichotomie est deacutejagrave
rationaliste Cette opposition entre rationalisme et antirationalisme repose sur une opposition
reprenant la forme du principe de non-contradiction crsquoest-agrave-dire un principe rationaliste
Heacuteraclite deacutepasse cette opposition Il devient alors impossible de contredire Heacuteraclite agrave partir
drsquoune contradiction puisque Heacuteraclite integravegre les contradictions dans son ontologie En cela
lrsquoargumentation eacuteleacuteate ne peut affaiblir la penseacutee heacuteracliteacuteenne Au contraire celle-ci semble
mecircme lrsquoappuyer Chez Heacuteraclite la contradiction nrsquoest plus une deacutefaite dialectique crsquoest une
victoire
Nous semblons bien loin de notre point de deacutepart la dialectique chez Platon Bien au
contraire nous sommes ici au cœur de lrsquoorigine de la dialectique Celle-ci se deacutefinit comme le
SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 13263
85
dialogue initial entre les tenants eacuteleacuteates du principe de non-contradiction reposant sur lrsquouniteacute
onto-eacutepisteacutemologique et les partisans heacuteracliteacuteens de la pluraliteacute
Si le rationalisme ne sait reacutefuter qursquoen deacutecouvrant agrave partit de preacutesupposeacutees rationalistes des contradictions dans la thegravese adverse il ne pourra jamais lrsquoemporter sur lrsquoantirationalisme lequel ne croit aux preacutesupposeacutes du rationalisme ni au principe de non-contradiction Pour espeacuterer contrer lrsquoantirationalisme heacuteracliteacuteen le rationalisme doit engager une argumentation plus complexe que les simples antilogies de Zeacutenon Bien plus il doit se deacutegager du rationalisme parmeacutenidien lui-mecircme lequel conduit finalement [hellip] agrave une autre forme contraire drsquoantirationalisme
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 39)
De ce conflit reacutesulte une tension la dialectique Les deacutebuts de lrsquoHistoire de la philosophie de
lrsquoAntiquiteacute sont intimement lieacutes agrave la naissance du projet rationaliste Cependant lrsquoeacutevolution du
projet philosophique deacutepasse ce projet Le programme platonicien est un effort de retour agrave
lrsquoeacutequilibre depuis cette tension initiale ce qursquoaffirme sans nuance lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee dans la
gigantomachie du Sophiste
De la mecircme maniegravere Proclus dans son Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon deacuteclare
que lrsquoorigine de la philosophie doit se comprendre agrave travers un jeu drsquoinfluence et que la position
de Platon est celle drsquoun intermeacutediaire
Lrsquoeacutecole ionienne srsquooccupe de la physique lrsquoitalienne des intelligibles lrsquoattique tient le milieu
(DUMONT 1991 IV) 64
Cette lecture geacuteographique des fondements de la philosophie et donc de la dialectique nous
permet de comprendre la position si particuliegravere de Platon dans le panorama philosophique de
son eacutepoque
Nous avons vu agrave de nombreuses reprises le vaste heacuteritage leacutegueacute par les Eacuteleacuteates agrave Platon
ceux que Proclus nomme ici laquo lrsquoeacutecole italienne raquo Mais il existe aussi un heacuteritage dont nous
nrsquoavons que tregraves peu parleacute celui de Pythagore qui est aussi agrave comprendre comme faisant partie
de cette eacutecole italienne Pour le second pocircle drsquoinfluence il faut savoir que lrsquoeacutecole ionienne ne se
Citant (PROCLUS In Parmenidem I 12 [trad DUMONT])64
86
borne pas qursquoagrave Thales Anaximandre ou Anaximegravene mais aussi qursquoHeacuteraclite drsquoEacutephegravese est
justement un repreacutesentant de lrsquoeacutecole ionienne En deacutefinissant lrsquoeacuteleacutement constitutif du monde
comme eacutetant laquo le conflit lrsquoaltercation raquo (Πόλεmicroος) il srsquoinscrit parfaitement dans cette recherche
physique initieacute par Thales quelques siegravecles auparavant
Il srsquoagit maintenant pour nous de comprendre comment Platon prend position par rapport agrave
cette heacuteritage heacuteracliteacuteen et deacutepasse cette opposition primordiale entre rationalisme et
antirationalisme Nous connaissons bien sucircr la place que lrsquoeacutecole eacuteleacuteate occupe dans la
dialectique voire dans la meacutetaphysique platonicienne dans son ensemble Cependant il serait
naiumlf de penser que Platon ne srsquoinscrit que dans une seule ligneacutee Un bref passage de Diogegravene
Laeumlrce nous apprend drsquoailleurs que Platon suivit des cours des Eacuteleacuteates ainsi que drsquoun certain
Cratyle disciple drsquoHeacuteraclite bien que la penseacutee de celui-ci semble srsquoecirctre en partie eacuteloigneacutee de
celle du maicirctre drsquoEacutephegravese drsquoapregraves le Cratyle de Platon
Ἐκείνου δ ἀπελθόντος προσεῖχε Κρατύλῳ τε τῷ Ἡρακλειτείῳ καὶ Ἑρμογένει τῷ τὰ Παρμενίδου φιλοσοφοῦντι
Apregraves la mort [de Socrate] il suivit les leccedilons de Cratyle disciple drsquoHeacuteraclide et celles drsquoHermogegravene philosophe de lrsquoeacutecole de Parmeacutenide
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)
Comment pouvons-nous preacuteciseacutement interpreacuteter cet heacuteritage Le dialogue du Cratyle nous
renseigne sur un centre drsquointeacuterecirct crucial de la penseacutee platonicienne la nature du langage Nous
devons cependant ecirctre prudents la majoriteacute des travaux de linguistique prenant ce dialogue pour
exemple semblent deacutenaturer la finesse du trait platonicien pour faire place agrave un dualisme
parfaitement anachronique Agrave de nombreuses reprises nous lisons qursquoHermogegravene soutient lrsquoideacutee
selon laquelle il nrsquoexisterait pas de lien entre signifiant et signifieacute (adoptant ainsi la position de
Saussure avant lrsquoheure) alors que Cratyle serait un partisan du sens intrinsegraveque des mots La
lecture la plus correcte du texte serait selon nous celle proposeacutee par Jean-Louis Vaxelaire
La trame du dialogue est classique deux personnages ayant des vues opposeacutees interpellent Socrate pour qursquoil arbitre leur deacutebat Le thegraveme est indiqueacute par le sous-titre laquo sur la justesse des noms raquo et si lrsquoon suit Baratin amp Desbordes (1981 16) 65
Baratin M amp Desbordes F (1981) Lrsquoanalyse linguistique dans lrsquoantiquiteacute classique mdash I Les theacuteories 65
ParisKlincksieck
87
la langue doit ecirctre conforme aux choses pour les deux protagonistes mais le moyen drsquoy parvenir est distinct Hermogegravene estime que laquo la nature nrsquoassigne aucun nom en propre agrave aucun objet crsquoest affaire drsquousage et de coutume chez ceux qui ont pris lrsquohabitude de donner les noms raquo (Platon 1989 384d-e) alors que pour Cratyle 66
laquo le nom est un ensemble (strictement) deacutetermineacute de lettressons qui nomme (correctement) la chose nommeacutee parce qursquoil correspond agrave la nature de celle-ci et lui est attribueacute raquo (Mouraviev 1985 167) 67
(VAXELAIRE 2014 537)
Quiconque lit le dialogue du Cratyle ne peut qursquoecirctre eacutetonneacute par la reacutepartition des rocircles et des
thegraveses deacutefendues Hermogegravene est traditionnellement preacutesenteacute comme un disciple drsquoEacuteleacutee or ce
dernier est pourtant le repreacutesentant de lrsquoideacutee selon laquelle le langage ne serait qursquoune
convention de sorte que Platon fait drsquoHermogegravene un porte-parole de Protagoras absent du
dialogue mais dont la thegravese sera eacutetudieacutee (comme ce fut le cas dans le Theacuteeacutetegravete) Agrave lrsquoinverse
Cratyle soutient la thegravese drsquoun lien a priori entre la nature du mot et la nature de lrsquoecirctre qursquoil
deacutesigne
Quel peut ecirctre lrsquointeacuterecirct de ce dialogue dans le cadre de notre eacutetude sur la dialectique
Nrsquoest-ce pas la simple illustration drsquoun usage mdash habituel mdash de cette derniegravere pour tenter
drsquoarbitrer deux positions comme dans un grand nombre drsquoautres dialogues Agrave lrsquoeacutevidence oui
il y a de la dialectique dans la structure de lrsquoargumentation Mais cependant ce dialogue plus
que tout autre nous renseigne sur la porteacutee des mots et ce que lrsquoon peut ecirctre en droit drsquoattendre
de ceux-ci Or toute recherche dialectique se fait par le langage crsquoest une activiteacute
neacutecessairement linguistique Cette ideacutee nrsquoest pas nouvelle puisque Paul Janet la deacutefendais deacutejagrave il
y a plus drsquoun siegravecle et demi
Platon (1989) laquo Cratyle raquo Ion Meacutenexegravene Euthydegraveme Cratyle Paris Gallimard p 101-7766
Mouraviev SN (1985) laquo La premiegravere theacuteorie des noms de Cratyle (essai de reconstruction) raquo Studia 67
Di Filosofia Preplatonica Ed M Capasso et al Naples Bibliopolis p 159-72
88
La discussion de Cratyle vient de nous le montrer lrsquoeacutetude des mots peut ecirctre drsquoun grand secours pour la connaissance des essences des choses En rattachant la science des mots agrave la science des reacutealiteacutes Platon fait de la grammaire une science philosophique et dans ce sens on comprend que Proclus ait dit que le Cratyle est un dialogue dialectique On sait de plus lrsquoimportance que lrsquoeacutecole socratique attache agrave la deacutefinition Or la science des deacutefinitions suppose la science du langage
(JANET 1848 53)
Il nous importe alors de comprendre la position qursquoadopte Platon face au repreacutesentant de la
position sophistique de Protagoras Ce que Janet appelle une science des deacutefinitions est bien
selon nous lrsquoeffort dialectique platonicien celui dont lrsquoobjectif sera de dire quelque chose de vrai
sur le monde
Nous passons volontairement la progression du dialogue pour eacutetudier la conclusion
socratique finale position dite laquo intermeacutediaire raquo entre celle drsquoHermogegravene et celle de Cratyle
Comme toujours il est deacutelicat de dire preacuteciseacutement si cette thegravese finale est celle de Platon ou srsquoil
ne srsquoagit que drsquoune illustration de lrsquoexercice du dialogue Socrate conclut en faisant des mots les
laquo images raquo (εἰκὼν[432b]) en utilisant le principe de la laquo repreacutesentation par la peinture raquo (γράmicromicroα
[430e]) des ecirctres Il nous importe de prendre la mesure de cette deacutefinition En faisant des mots
les repreacutesentations fondeacutees mais jamais parfaites des ecirctres il semble que tout lrsquoart deacutefinitionnel
proposeacute par lrsquoexercice dialectique soit voueacute agrave une certaine incompleacutetude Il nrsquoest jamais
totalement possible de saisir par la parole une reacutealiteacute de la mecircme maniegravere qursquoil serait impossible
de saisir parfaitement un modegravele agrave travers une reproduction de ce dernier La nature seacutemantique
de la joute invite alors agrave la prudence les contradictions ne megravenent pas agrave des veacuteriteacutes positives
89
2 La figure du sophiste
Le personnage du Gorgias
Agrave la suite de notre premier chapitre nous avons vu que la diffeacuterence entre Socrate et les
sophistes nrsquoeacutetait pas aussi eacutevidente que nous aurions pu lrsquoimaginer Nous avions convenu que la
dialectique se diffeacuterenciait du dialogue par une enreacutegimentation sur le modegravele de lrsquoantilogique
eacuteleacuteate Cependant ces regravegles srsquoinscrivent dans le cadre drsquoune approche pragmatique de la veacuteriteacute
Deacutes lors la recherche socratique mdash ou dialectique mdash ne se diffeacuterentiait plus de la meacutethode des
sophistes La dialectique nrsquoeacutetait pas tant un art de trouver la veacuteriteacute sinon lrsquoart drsquoavoir toujours
raison Neacuteanmoins au terme de cette mise en contexte et de lrsquoanalyse ontologique constituant
notre second chapitre nous voyons que la recherche drsquoune autre veacuteriteacute mdash crsquoest-agrave-dire
ontologique mdash est bien la viseacutee ultime du projet platonicien
Nous nous proposons maintenant de reacutepondre agrave la question que nous posions plus haut
dans les premiegraveres lignes de ce chapitre sur quoi repose la diffeacuterence entre Socrate et les
sophistes Nous voyons drsquoailleurs que cette interrogation rejoint la question de deacutepart de
lrsquoensemble de notre travail quelle diffeacuterence existe-t-il entre la dialectique et le dialogue En
effet si Socrate ne se diffeacuterentie pas des sophistes alors la dialectique ne se distinguerait en rien
du cours du dialogue lrsquoensemble des œuvres de Platon ne serait que du bavardage ou tout au
plus lrsquoart de donner lrsquoimpression drsquoavoir raison (i e de la rheacutetorique) Pourtant il nrsquoen est rien
la meacutetaphysique platonicienne deacutemontre un systegraveme complexe procircnant une meacutethodologie de
recherche parfaitement deacutefinie
Afin de comprendre sur quoi repose une eacuteventuelle diffeacuterence entre Socrate et ses
contemporains nous deacutecidons drsquoeacutetudier le personnage de Gorgias En effet nous venons de
deacutefinir le projet ontologique de Platon en nous inteacuteressant agrave la viseacutee sophistique nous pourrons
clairement marquer la diffeacuterence entre la figure du philosophe et la figure du sophiste Gorgias
est notamment connu pour son Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature (Περὶ τοῦ microὴ ὄντος ἢ Περὶ
φύσεως) ainsi que pour son Eacuteloge drsquoHeacutelegravene Ces deux textes constituent des teacutemoignages
preacutecieux quant agrave la nature de lrsquoargumentation sophistique nous les mettrons en parallegravele avec
les eacuteleacutements concernant le personnage de Gorgias (et dans une moindre mesure Protagoras)
90
preacutesents chez Platon Nous eacutetudierons le premier de ces textes de maniegravere attentive le second
nous servira dans une moindre mesure
Le Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature de Gorgias est un texte complexe et comportant
un grand nombre de difficulteacutes intrinsegraveques mais aussi meacutethodologique En effet ce que nous
appelons Traiteacute sur le non-ecirctre est en fait un discours unique dont les aleacuteas du temps nous
leacuteguegraverent deux versions La premiegravere tireacutee du De Xenophane Zenone et Gorgia est apocryphe
La seconde est extraite du Adversus Mathematicos de Sextus Empiricus Cependant bien que les
deux textes se rejoignent en de nombreux points (dont eacutevidemment le sujet principal) certaines
diffeacuterences dans lrsquoordre des arguments ou les termes employeacutes rendent le niveau de preacutecision de
lrsquoeacutetude plus large que les nuances eacutetudieacutees Nous pouvons neacuteanmoins nous attarder agrave la 68
structure argumentative de ce texte Trois arguments sont ici deacuteveloppeacutes laquo que rien
nrsquoest raquo (οὐδὲν ἔστιν) laquo que srsquoil est quelque chose alors il est insaisissable par lrsquoHomme raquo (εἰ 69
καὶ ἔστιν ἀκατάληπτον ἀνθρώπωι) laquo que srsquoil est saisissable alors il est impossible agrave formuler 70
et incommunicable aux autres raquo (εἰ καὶ καταληπτόν ἀλλὰ τοί γε ἀνέξοιστον καὶ ἀνερmicroήνευτον
τῶι πέλας) Il peut paraitre surprenant de la part drsquoun rheacuteteur tel que Gorgias de structurer son 71
discours par un enchainement drsquoarguments aussi contradictoires En effet si Gorgias deacutemontre
que laquo rien nrsquoest raquo alors agrave quoi bon continuer le discours pour deacutemontrer que laquo srsquoil y a quelque
chose cela est inconnaissable raquo et idem pour le dernier argument Il srsquoagit ici de replacer le
travail de Gorgias dans son contexte et preacuteciseacutement le contexte meacutetaphysique et surtout
ontologique deacutecoulant du cadre eacuteleacuteate tel que nous le deacutefinicircmes plus tocirct Gorgias nrsquoeacutecrit pas son
Traiteacute sans raison il ne srsquoagit pas drsquoune œuvre ex nihilo bien au contraire Les trois arguments
successifs repreacutesentent preacuteciseacutement les trois preacutetentions contenues dans le λόγος du projet
rationaliste
Contrairement agrave un texte comme le Parmeacutenide de Platon ougrave nous pouvons eacutetudier chaque mot les jeux 68
de langage voire les eacuteleacutements phoneacutetiques dans le cas des retranscriptions du traiteacute de Gorgias nous sommes condamneacutes agrave rester mdash au mieux mdash au niveau structurel Toute interpreacutetation plus pousseacutee se doit neacutecessairement de reconnaitre une eacutevidente proportion drsquoarbitraire et de subjectiviteacute
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 6669
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 7770
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 8371
91
Le premier de ces arguments est que laquo rien nrsquoest raquo Agrave lrsquoeacutevidence la formule a ducirc choquer
et crsquoest lagrave certainement un des objectifs du sophiste Mais qursquoen est-il reacuteellement Gorgias
deacuteclare-t-il que le monde serait uniquement constitueacute de neacuteant Une telle lecture relegraveve drsquoune
interpreacutetation naiumlve Lrsquoargumentation de Gorgias est constitueacutee drsquooppositions successives de
propositions contradictoires agrave lrsquoimage des Eacuteleacuteates Face aux Eacuteleacuteates Gorgias deacutecide de
combattre ses ennemis (les rationalistes) avec leurs propres armes crsquoest-agrave-dire la rationaliteacute Le
premier argument est reacutesumeacute ainsi par Sextus Empiricus
ὅτι μὲν οὖν οὐδὲν ἔστιν ἐπιλογίζεται τὸν τρόπον τοῦτονmiddot εἰ γὰρ ἔστι ltτιgt ἤτοι τὸ ὂν ἔστιν ἢ τὸ μὴ ὄν ἢ καὶ τὸ ὂν ἔστι καὶ τὸ μὴ ὄν οὔτε δὲ τὸ ὂν ἔστιν ὡς παραστήσει οὔτε τὸ μὴ ὄν ὡς παραμυθήσεται οὔτε τὸ ὂν καὶ ltτὸgt μὴ ὄν ὡς καὶ τοῦτο διδάξειmiddot οὐκ ἄρα ἔστι τι
Quil ny a rien [Gorgias] raisonne de la maniegravere suivante srsquoil y a quelque chose [crsquoest] soit lecirctre ou le non-ecirctre ou bien et lecirctre et le non-ecirctre Drsquoune part lecirctre nest pas comme il leacutetablira ni non plus que le non-ecirctre est comme il lrsquoaffirmera non plus encore que lecirctre en mecircme temps et le non-ecirctre comme [le raisonnement] lrsquoenseignera Il ny a donc rien
(SEXTUS EMPIRICUS Adversus Mathematicos fr 66)
Nous voyons ici clairement comment Gorgias deacutecide drsquoadopter une approche eacutetrangement tregraves
rationnelle mdash voire eacuteleacuteate Son travail ne se diffeacuterencie de Meacutelissos ou de Zeacutenon qursquoagrave travers
cette conclusion agrave la fois ironique et qui semble pourtant justifieacutee laquo rien nrsquoest raquo
Le rien nrsquoest de Gorgias ce nrsquoest pas ce vide ontologique absolu comme si le sophiste
reniait sa propre existence Il srsquoagit du deacuteni de la capaciteacute du projet rationnel agrave saisir le reacuteel
laquo Rien nrsquoest si lrsquoon ne srsquoen tient qursquoau principe de non-contradiction raquo telle serait sans doute la
version complegravete de la conclusion de Gorgias Mais il ne srsquoagit pas seulement de critiquer notre
capaciteacute agrave appreacutehender le reacuteel (ce qursquoil fera dans le deuxiegraveme argument) ou encore de critiquer
notre capaciteacute par le discours agrave retranscrire le reacuteel (ce qursquoil fera dans le troisiegraveme argument) Le
premier argument du laquo rien nrsquoest raquo est une prise de position face agrave ceux qui pensent que lrsquoecirctre est
multiple (Heacuteraclite) ou unitaire (Eacuteleacuteates) Gorgias sort de ce deacutebat reposant sur des illusions car
lrsquoecirctre nrsquoest selon lui rien drsquoautre qursquoune creacuteation de lrsquoesprit Comme le souligne Seacuteguy-Duclot
(cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 51-52) la position de Gorgias transcende mecircme la chose-en-soi
92
kantienne il ne srsquoagit plus seulement de savoir ce que lrsquoon est en droit drsquoespeacuterer connaitre drsquoun
reacuteel deacutejagrave existant mais bien plutocirct de cesser de croire qursquoil existe un reacuteel en dehors de nos
perceptions et de lrsquoillusion de reacuteel que nous creacuteons nous-mecircmes 72
Cette lecture an-ontologique du monde place les sophistes les plus extrecircmes mdash Gorgias et
Protagoras notamment mdash au delagrave du deacutebat ontologique Il srsquoagit drsquoune attaque sur la possibiliteacute
mecircme du projet rationnel philosophique Quelle ironie alors que drsquoemployer agrave cette entreprise la
meacutethode des paires de preacutedicats contraires La cible ultime de Gorgias nrsquoest autre que le principe
de non-contradiction Le sophiste est de ce fait intouchable par le philosophe puisque lrsquoarme
unique de ce dernier nrsquoest autre que ce que le sophiste renie En drsquoautres termes reacutefuter un
sophiste crsquoest deacutejagrave jouer son jeu En reacuteduisant une joute agrave des moments de contradictions il nrsquoy
a rien que le philosophe ne puisse faire face agrave celui qui se nourrit de la contraction Lrsquoantilogie
nrsquoest en rien la fin du raisonnement pour un sophiste elle est la preuve de son ultra-relativisme
Politique et rapport aux autres une affaire de contexte
Il faut alors se questionner sur le sens que peut avoir le mot laquo veacuteriteacute raquo pour un sophiste Agrave
lrsquoeacutevidence nous venons de le dire la veacuteriteacute ontologique comme adeacutequation de lrsquoecirctre et de la
penseacutee est reacuteduite agrave neacuteant En effet drsquoune part lrsquoecirctre ne possegravede aucune identiteacute propre et est sans
cesse en eacutevolution mais il en va de mecircme pour le sujet pensant lui aussi sans identiteacute propre et
gouverneacute par le changement Il est alors en toute logique impossible de parler drsquoune adeacutequation
entre un reacuteel illusoire en perpeacutetuel mouvement et un Moi-pensant lui aussi illusoire et en
perpeacutetuel mouvement Nous voyons ici comment la position sophistique ne doit pas ecirctre
confondue avec la laquo simple raquo pluraliteacute heacuteracliteacuteenne Il ne srsquoagit plus de critiquer la propension
de lrsquoesprit agrave unifier le multiple La critique formuleacutee par Heacuteraclite agrave lrsquoencontre des Eacuteleacuteates est
une critique rationnelle du projet rationnel Agrave lrsquoinverse le sophiste voit le reacuteel comme un oceacutean
ougrave les philosophes preacutetendraient pouvoir identifier telle ou telle goute drsquoeau Si nous regardons
seacuterieusement les quelques eacuteleacutements meacutetaphysiques preacutesents chez Gorgias par exemple alors le
La position de Gorgias se rapprocherait peut-ecirctre davantage de celle de George Berkeley et de son 72
laquo esse est percipi aut percipere raquo
93
principe drsquoidentiteacute semble ecirctre une illusion pour le sophiste lrsquoecirctre ne peut ni ecirctre un ni ecirctre
pluriel il est un magma amorphe
Cependant nous devons nous interroger sur la viseacutee de lrsquoexercice sophistique Pourquoi le
sophiste est-il sophiste En effet la question peut sembler naiumlve Ce qui permet bien souvent de
distinguer les sophistes des (autres ) philosophes repose en partie sur leur reacutemuneacuteration Un
sophiste demande de lrsquoargent pour partager son art Agrave lrsquoinverse le philosophe œuvre
gratuitement et partage sa science mdash ou plutocirct son doute mdash librement avec ses eacutelegraveves
Lrsquoexemple le plus extrecircme de cette laquo geacuteneacuterositeacute philosophique raquo est certainement le
comportement de Socrate tellement geacuteneacutereux qursquoil partageait ses reacuteflexions agrave tous y compris
ceux qui ne voulaient pas les entendre Nous sommes bien loin des fortunes reacuteclameacutees par ces
rois de la rheacutetoriques que furent Gorgias ou Protagoras pour quelques heures de deacutemonstration
oratoires Nous devons neacuteanmoins admettre que faire reposer notre diffeacuterence entre les sophistes
et les philosophes uniquement sur un critegravere peacutecuniaire nrsquoest pas satisfaisant
La question de lrsquoargent nrsquoest qursquoune reacuteciproque de la distinction essentielle entre
philosophes et sophistes Il srsquoagit de srsquointerroger sur la finaliteacute de lrsquoactiviteacute sophistique Ce nrsquoest
pas un hasard si lrsquoessor de lrsquoactiviteacute sophistique agrave Athegravenes est synchroniseacutee avec lrsquoapparition de
la pratique deacutemocratique Le sophiste tel que nous le preacutesente Platon naicirct de la rheacutetorique de
lrsquoart oratoire du deacutebat Il existe un lien intrinsegraveque entre lrsquoactiviteacute sophistique et le rapport aux
mots au langage
Si nous nous inteacuteressons aux interpreacutetations modernes sur ces derniers (cf SEacuteGUY-
DUCLOT 2014 73) il semblerait que le sophiste accomplisse agrave travers son talent oratoire un
retour agrave lrsquoordre naturel des choses crsquoest-agrave-dire la domination du fort sur le faible En effet la
deacutemocratie a pour conseacutequence de mettre le pouvoir entre les mains de lrsquoensemble du corps
eacutelectoral elle donne le κράτος au δῆmicroος Dans une perspective sophistique cela va agrave lrsquoencontre
de ce que lrsquoon peut constater dans la nature ougrave le faible est toujours domineacute par le fort Cela est
mecircme tautologique puisque est deacutefini comme fort celui capable de dominer lrsquoautre Le fort est
donc condamneacute agrave dominer En revanche avant la domination il nrsquoy a pas de laquo plus fort raquo
94
puisque la domination est la condition sine qua non de la force Pensons agrave cette phrase ceacutelegravebre du
theacuteacirctre de lrsquoabsurde
Oui jrsquoai de la force jrsquoai de la force pour plusieurs raisons Drsquoabord jrsquoai de la force parce que jrsquoai de la force [hellip]
(IONESCO 1959 29)
Le plus fort nrsquoest plus fort que parce qursquoil est plus fort Il y a en cela un pragmatisme absolu La
justice reposant sur un respect de lrsquoordre naturel toute domination est alors juste et justifieacutee
Si nous poussons lrsquointerpreacutetation agrave son extrecircme alors sophiste et tyran deviennent
synonymes Le sophiste serait celui qui en deacutemocratie use de son art pour gouverner les autres
Le sophiste nrsquoest deacutemocrate que dans la mesure ougrave la deacutemocratie est lrsquounique endroit ougrave sa
rheacutetorique lui assure sa domination Le sophiste ne serait donc deacutemocrate que pour mieux vivre
en tyran Par son usage habile et deacutetourneacute du langage le sophiste prend le controcircle de ses
contemporains Cependant cela ne repreacutesenterait pas pour lui un usage pervers du discours au
contraire en lrsquoabsence de veacuteriteacute ontologique atteignable par la parole il ne reste que ce rapport
purement pragmatique au langage de domination La perversion se trouve pour le sophiste dans
le discours philosophique en preacutetendant deacutecrire le reacuteel par le langage Au contraire ce que le
sophiste fait nrsquoest rien drsquoautre que lrsquousage le plus pur du discours un moyen pragmatique de
reacuteaffirmation de lrsquoordre des choses entre dominants et domineacutes
Lrsquousage de la rheacutetorique par le sophiste lors des reacuteunions politiques a donc pour objectif premier de subvertir le modegravele deacutemocratique dont lrsquoeacutegalitarisme afficheacute est antinaturel agrave ses yeux pour reacutetablir la loi du plus fort crsquoest-agrave-dire pour lui la loi naturelle La sophistique nrsquoest donc qursquoun mode de restauration de la tyrannie au sein mecircme de la deacutemocratie gracircce agrave ce laquo tyran tregraves puissant raquo qursquoest le langage car le peuple une fois manipuleacute prendra ses deacutecisions non en fonction de laquo lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral raquo mais de lrsquointeacuterecirct drsquoun seul le plus fort
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 74)
Nous devons cependant nuancer cette derniegravere analyse De cette faccedilon nous semblons
donner au terme de sophiste un sens univoque et nrsquoayant pas connu drsquoeacutevolution Pourtant il est
important de rappeler que le sophiste a lui aussi une geacuteneacutealogie Lorsque nous remontons agrave
lrsquoorigine du terme nous remarquons que celui-ci nrsquoa pas toujours eu une face aussi obscure tout
du moins il partageait avec cette derniegravere une autre face plus respectable Le sophiste est avant
95
tout sophos crsquoest-agrave-dire savant dans son domaine Agrave ce titre un meacutedecin est aussi sophiste
lorsque le sujet porte sur la santeacute et le pilote est sophiste si le deacutebat srsquointeacuteresse agrave la navigation
Mais ce qui a permis cette transition entre le laquo bon sophos raquo et le laquo mauvais sophiste raquo crsquoest
avant tout le recours au langage comme nous le remarquions plus haut Que le sophos soit expert
est un eacuteleacutement important mais plus encore il est celui capable de justifier drsquoaffirmer son
opinion dans le deacutebat par des arguments y compris des ruses Nous voyons alors comme le
changement moral a opeacutereacute autour de ce terme ambigu
Si nous reprenons maintenant lrsquoexemple que nous eacutevoquions plus haut les conclusions
ontologiques agrave la suite des traiteacutes de Gorgias ne sont pas la cleacute de voute de la compreacutehension
sophistique Le sophiste lui-mecircme ne se sent engageacute par ses propos que le temps drsquoune joute Il
nrsquoest pas neacutecessaire de refaire une laquo meacutetaphysique sur lrsquoecirctre raquo agrave la suite du Traiteacute de Gorgias
alors que ce dernier est juste dans une forme de provocation Le sophiste agrave lrsquoeacutepoque de Platon
critique effectivement les grands principes ontologiques des philosophes de la nature mais
uniquement pour le principe de critique Il est dans une deacutemonstration constante du relativisme
du langage en se faisant systeacutematiquement lrsquoavocat du diable Nous devons cependant
reconnaitre que le rapport au pouvoir est une probleacutematique importante de lrsquoactiviteacute sophistique
la meilleure plaidoirie assure renommeacutee ceacuteleacutebriteacute et argent Nous reacuteservons en revanche
lrsquoanalyse du sophiste-tyran agrave des cas plus extrecircmes mdash voire purement fictif mdash tels que Calliclegraves
Lrsquoensemble du corpus sophistique srsquoeacuteclaire alors agrave la lueur de cette nouvelle lecture Si les
sophistes nrsquoont drsquoune part aucun reacutefeacuterentiel agrave une veacuteriteacute ontologique et drsquoautre part pas drsquoautre
objectif qursquoune renommeacutee maximum alors il devient parfaitement logique que ceux-ci puissent
dire un jour noir et le lendemain blanc Il srsquoagit pour le sophiste de saisir la meilleure occasion
possible pour acqueacuterir de la ceacuteleacutebriteacute crsquoest-agrave-dire du charisme mais aussi de lrsquoargent et des
possessions mateacuterielles
La sophistique deacutepasse la simple rheacutetorique elle ne se contente plus seulement de jouer
avec le langage mais la sophistique nrsquoest pas mdash ou tregraves peu mdash un projet de prise de pouvoir
selon nous
96
Le deacutesir de connaissance du philosophe
Le projet philosophique de Platon se deacutefinit par rapport agrave un besoin fondamental le besoin
de connaissance et de veacuteriteacute La philosophie est un deacutesir il ne peut y avoir de recherche que
dans la perspective drsquoun manque Le philosophe commence sa recherche de veacuteriteacute par la
reconnaissance de son ignorance la neacutescience socratique rejoignant ainsi lrsquoeacutetonnement initial agrave
lrsquoorigine de la recherche Srsquoeacutetonner de la nature drsquoune chose crsquoest reconnaitre que lrsquoon ne la
comprend pas complegravetement Lrsquoeacutetonnement est bel et bien le premier pas indispensable agrave la
recherche philosophique
Οὔκουν ἐπιθυμεῖ ὁ μὴ οἰόμενος ἐνδεὴς εἶναι οὗ ἂν μὴ οἴηται ἐπιδεῖσθαι
Celui ne sachant pas qursquoil est priveacute [de quelque chose] ne deacutesire absolument pas ce dont il ignore ecirctre priveacute
(PLATON Banquet 204a)
Mais lrsquoeacutetonnement seul ne suffit pas Il faut une deuxiegraveme eacutetape indispensable deacutesirer combler
ce manque par la science Le constat drsquoignorance seul ne produit rien sinon une abstention une 73
suspension du jugement (ἐποχή) Pour deacutepasser ce premier moment seul le deacutesir de savoir
permet de passer du scepticisme neacutegatif agrave une recherche de la veacuteriteacute La position socratique nrsquoest
qursquoinitialement sceptique Socrate laquo sait qursquoil ne sait rien raquo mais il ne pense pas qursquoil ne pourra
jamais rien savoir Au contraire il apparaicirct chez Platon que la philosophie nrsquoa pas drsquoautre raison
drsquoecirctre que la possibiliteacute drsquoun savoir vrai Le philosophe ne peut deacutesirer que ce qursquoil croit
possible autrement la veacuteriteacute ne serait simplement qursquoun recircve ou un fantasme Socrate est un
sceptique optimiste
Notre interpreacutetation nrsquoest pas ex nihilo Dans le Banquet Socrate deacutefinit lrsquoEacuteros agrave partir
drsquoun reacutecit de la deacuteesse Diotime Nous voyons la dialectique supeacuterieure agrave lrsquoœuvre le mythe est au
service de la compreacutehension des anhypotheacutetiques Le philosophe de Platon est identique agrave lrsquoEacuteros
tel que deacutefini par Diotime pauvre de ne pas ecirctre deacutejagrave combleacute mais riche de sa volonteacute de le
faire Lrsquoeacutetonnement repreacutesente la pauvreteacute initiale neacutecessaire agrave la recherche lrsquoignorant se pense
Nous entendons ici le terme laquo science raquo dans son acceptation la plus geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire une 73
connaissance
97
deacutejagrave plein riche de tout ce qursquoil croit savoir Agrave cette pauvreteacute srsquoajoute la richesse du philosophe
sa volonteacute de connaitre Cette identiteacute entre Eacuteros et le philosophe nrsquoest pas sans raison le
philosophe est par deacutefinition lrsquoamoureux de la laquo sagesse raquo (σοφία) De plus ce rapport fondeacute 74
sur lrsquoamour du savoir est agrave lrsquoorigine du projet politique du philosophe En effet il est question
pour le philosophe de feacuteconder et drsquoeacuteduquer mdash gracircce agrave cette σοφία mdash lrsquoacircme de lrsquoaimeacute laquelle
ferait agrave son tour de mecircme avec une autre et ainsi de suite pour atteindre lrsquoimmortaliteacute au sens
geacuteneacutealogique agrave travers une chaicircne une seacuterie de feacutecondations qui assureraient la survie et la
continuiteacute agrave ses penseacutees
Ἔστι γάρ ὦ φίλε Φαῖδρε οὕτωmiddot πολὺ δ οἶμαι καλλίων σπουδὴ περὶ αὐτὰ γίγνεται ὅταν τις τῇ διαλεκτικ τέχνῃ χρώμενος λαβὼν ψυχὴν προσήκουσαν φυτεύῃ τε καὶ σπείρῃ μετ ἐπιστήμης λόγους οἳ ἑαυτοῖς τῷ τε φυτεύσαντι βοηθεῖν ἱκανοὶ καὶ οὐχὶ ἄκαρποι ἀλλὰ ἔχοντες σπέρμα ὅθεν ἄλλοι ἐν ἄλλοις ἤθεσι φυόμενοι τοῦτ ἀεὶ ἀθάνατον παρέχειν ἱκανοί καὶ τὸν ἔχοντα εὐδαιμονεῖν ποιοῦντες εἰς ὅσον ἀνθρώπῳ δυνατὸν μάλιστα
Ceci est vrai mon cher Phegravedre Mais il est encore je pense une bien plus belle maniegravere de srsquooccuper de lrsquoart de la parole crsquoest quand on a rencontreacute une acircme bien disposeacutee drsquoy planter et drsquoy semer avec la science en se servant de lrsquoart dialectique des discours aptes agrave se deacutefendre eux-mecircmes et agrave deacutefendre aussi celui qui les sema discours qui au lieu drsquoecirctre sans fruits porteront des semences capables de faire pousser drsquoautres discours en drsquoautres acircmes drsquoassurer pour toujours lrsquoimmortaliteacute de ces semences et de rendre heureux autant que lrsquohomme peut lrsquoecirctre celui qui les deacutetient
(PLATON Phegravedre 276e-277a [trad modif MEUNIER])
Le projet politique nrsquoest pas exteacuterieur agrave la dialectique La maiumleutique est un moment neacutecessaire
de la recherche de veacuteriteacute Ce passage relativise la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme chez
Platon Lrsquoacircme devient immortelle en atteignant des savoirs intelligibles eacuteternels et crsquoest alors en
cela qursquoelle devient tout aussi eacuteternelle que les savoirs acquis Par exemple si le philosophe
possegravede en son acircme lrsquoideacutee de cercle alors la part de son acircme pleine de cette ideacutee est aussi
eacuteternelle que lrsquoideacutee elle-mecircme Ainsi lorsque le corps meurt il ne subsiste que la part eacuteternelle
de lrsquoacircme la part correspondant aux ideacutees La recherche philosophique est donc une recherche
Le φίλος nrsquoest pas simplement lrsquoami mais il est aussi lrsquoaimeacute ou lrsquoecirctre qui nous plait Le φίλος est lrsquoobjet 74
drsquoune recherche
98
drsquoeacuteterniteacute face agrave la contingence du corps Lrsquoascension vers les intelligibles est analogique au
deacutesir du beau En effet le beau est lrsquointelligible rendu visible agrave travers lrsquoecirctre sensible corrompu
Le θυmicroός (irascible) choisit entre lrsquoἐπιθυmicroία (concupiscible) et le νοῦς (rationnel) Le mouvement
philosophique consiste agrave diriger son θυmicroός vers le νοῦς tel que deacutecrit dans lrsquoalleacutegorie des deux
chevaux et du cocher dans le Phegravedre Le philosophe choisit le plaisir supeacuterieur le plaisir
transcendant Le choix de la beauteacute non mateacuterielle conduit le philosophe vers le transcendant (cf
SEacuteGUY-DUCLOT 2004 6)
Afin de produire cette feacutecondation des esprits tous les moyens sont bons agrave de nombreuses
reprises Socrate nrsquoest pas deacutecrit comme un simple serviteur de la veacuteriteacute sinon comme un
individu ironique suscitant honte et malaise chez ses interlocuteurs Alcibiade parle de lui en ces
termes
Πέπονθα δὲ πρὸς τοῦτον μόνον ἀνθρώπων ὃ οὐκ ἄν τις οἴοιτο ἐν ἐμοὶ ἐνεῖναι τὸ αἰσχύνεσθαι ὁντινοῦνmiddot ἐγὼ δὲ τοῦτον μόνον αἰσχύνομαι Σύνοιδα γὰρ ἐμαυτῷ ἀντιλέγειν μὲν οὐ δυναμένῳ ὡς οὐ δεῖ ποιεῖν ἃ οὗτος κελεύει ἐπειδὰν δὲ ἀπέλθω ἡττημένῳ τῆς τιμῆς τῆς ὑπὸ τῶν πολλῶν Δραπετεύω οὖν αὐτὸν καὶ φεύγω καὶ ὅταν ἴδω αἰσχύνομαι τὰ ὡμολογημένα
Jrsquoai eacuteprouveacute pour cet homme seulement ce dont on ne me croirait guegravere capable de la honte il est en effet le seul devant qui je ressente de la honte Je sais que je ne peux rien opposer agrave ce qursquoil me conseille de ne pas faire et pourtant je nrsquoai pas la force apregraves lrsquoavoir quitteacute de reacutesister agrave lentraicircnement de la populariteacute et je le fuis mais quand je le revois jai honte davoir si mal tenu ma promesse
(PLATON Banquet 216b)
En effet la meacutethode socratique se distingue du projet platonicien theacuteorique dans son application
Afin de mettre en eacutevidence ce que lrsquoon ne sait pas Socrate emploie allegravegrement le risible et
lrsquoironie Tout en gardant agrave lrsquoesprit son projet meacutetaphysique sous-jacent agrave la dialectique Socrate
opegravere discregravetement quelques virages afin drsquoamener son interlocuteur preacuteciseacutement ougrave il souffrira
de la prise de conscience de son ignorance De lagrave doit naitre le deacutesir de savoir Socrate ne quitte
jamais son programme que cela soit dans les moments dialectiques mais aussi dans le reste du
dialogue La meacutethode socratique contient une composante meacuteta-logique ressemblant fortement agrave
la rheacutetorique sophistique
99
La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique
Contrairement agrave ce que nous avions vu plus haut concernant le caractegravere pragmatique de la
veacuteriteacute dans les joutes dialectiques nous devons maintenant comprendre que ces joutes se placent
dans une optique plus profonde Bien que la meacutethodologie antilogique des joutes reacuteduise la
strateacutegie gagnante agrave une veacuteriteacute contextuelle nous voyons que lrsquoobjectif final du philosophe
repose sur son besoin de veacuteriteacute Les joutes ne sont que quelques moments drsquoun plus vaste projet
En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas uniquement reacuteductible agrave des joutes la dialectique
rejoint lrsquoensemble du projet de recherche de veacuteriteacute y compris le moment le plus eacuteleveacute crsquoest-agrave-
dire la recherche anhypotheacutetique Mais la dialectique inclut aussi ce qui se trouve en amont des
joutes le deacutesir de connaissance La distinction entre Socrate et les sophistes repose
essentiellement agrave cet endroit Les projets divergent bien que les meacutethodes soient parfois tregraves
proches Plus encore la posture sophistique vient seule compleacuteter le projet philosophique gracircce
agrave sa capaciteacute agrave deacutefier tous les fondements du savoir y compris la rationaliteacute et lrsquoeacutevidence du
principe de non-contradiction
En cela le sophiste rejoint le philosophe Les deux diffegraverent drsquoune part sur les meacutethodes
drsquoargumentation (le sophiste emploie volontairement des paralogismes) drsquoautre part sur sa
meacutethodologie psychologique (recours agrave des proceacutedeacutes eacutemotionnels meacuteta-argumentatifs) La
particulariteacute de Socrate est de ne pas se priver drsquoavoir recours aux mecircmes proceacutedeacutes
psychologiques Cependant lorsque Socrate suscite la honte ou le deacutegoucirct ce nrsquoest pas dans une
optique sophistique de clore le deacutebat et laquo de sembler avoir raison raquo Il srsquoagit drsquoune honte
peacutedagogique dont lrsquoobjectif est de deacuteclencher les premiers moments philosophiques chez son
interlocuteur prise de conscience de son ignorance et deacutesir de combler cette ignorance Pour
reprendre la fameuse alleacutegorie le philosophe retourne dans la caverne pour annoncer aux autres
ce qursquoil a vu agrave lrsquoexteacuterieur La finaliteacute de lrsquoexercice individuel philosophique est politique le
philosophe ne peut se contenter de sortir de la caverne il doit y retourner et tacirccher de convaincre
les autres drsquoen sortir
[hellip] καὶ ἐπειδὰν ἀναβάντες ἱκανῶς ἴδωσι μὴ ἐπιτρέπειν αὐτοῖς ὃ νῦν ἐπιτρέπεται [hellip] Τὸ αὐτοῦ ἦν δ ἐγώ καταμένειν καὶ μὴ ἐθέλειν πάλιν
100
καταβαίνειν παρ ἐκείνους τοὺς δεσμώτας μηδὲ μετέχειν τῶν παρ ἐκείνοις πόνων τε καὶ τιμῶν [hellip]
[hellip] mais apregraves srsquoecirctre eacuteleveacutes et avoir contempleacute [le bien] ne leur permettons pas ce quon leur permet aujourdrsquohui [hellip] De rester lagrave-haut reacutepondis-je et de ne pas vouloir redescendre parmi les prisonniers afin de partager avec eux travaux et honneurs [hellip]
(PLATON Reacutepublique 519d)
Ce passage ne doit pas ecirctre mal interpreacuteteacute Croire que Socrate aurait reacuteussi agrave aller contempler les
ideacutees (noeacutesis) serait faux car si tel avait eacuteteacute le cas le dialogue perdrait agrave nouveau son inteacuterecirct et
nous reviendrons agrave une situation proche de celle du dogmatisme de Vlastos eacutetudieacutee plus tocirct
Cependant Socrate a effectivement atteint le premier palier de la recherche la prise de
conscience de son absence de savoir (neacutescience) et du chemin qui lui reste agrave parcourir Pour le
replacer dans lrsquoalleacutegorie de la caverne Socrate nrsquoest pas en haut mais il a reacuteussi agrave deacutefaire ses
chaicircnes et contemple tout le chemin qui lui reste agrave parcourir Il ne serait alors pas correct de
penser que Socrate pratique une dialectique descendante (diareacutesis) quand il joue le rocircle de la
laquo torpille raquo Il nrsquoest agrave cet instant qursquoen train de demander aux autres de srsquoeacutelever avec lui Crsquoest lagrave
un deacutetail primordial que lrsquoalleacutegorie ne repreacutesente pas mais de par le caractegravere dialogique de la
recherche de principe anhypotheacutetique il nrsquoest semble-t-il pas possible de srsquoeacutelever seul Le travail
ne peut ecirctre fait qursquoagrave deux au moins puisque le dialogue est neacutecessaire pour mener agrave bien cette
recherche
Les joutes ne sont pour le philosophe qursquoun moyen pratique permettant drsquoacqueacuterir une
connaissance theacuteorique syntheacutetique et transcendante Le philosophe de Platon ne se contente pas
de mettre au clair des contradictions il les integravegre dans un systegraveme geacuteneacuteral Au lieu de voir une
joute comme un systegraveme entier il fallait interpreacuteter chaque joute comme une uniteacute atomique de
reacuteflexion formant des couples de branches dont les nœuds ne sont que de simples assertions
Nous deacutecidons alors de compleacuteter notre outil repreacutesentatif de la meacutethode socratique par une
structure arborescente sous-jacente inteacutegrant les tableaux dialogiques des joutes aux diffeacuterents
croisements
101
FIG 9 ARBORESCENCE DIALOGIQUE SEMI-CONTRADICTOIRE
Dans cet exemple il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la proposition laquo A raquo Agrave Lrsquoorigine de lrsquoarbre se
trouve donc la question laquo A raquo signifiant laquo est-ce que A est vraie raquo Lrsquoarborescence se divise
alors en deux branches Agrave gauche la recherche sur laquo A raquo passe par un exercice dialogique
soutenant la thegravese laquo A raquo La reacutesultat est une antilogie ce qui deacutemontre que la thegravese laquo A est vraie raquo
implique des contradictions Agrave droite lrsquoexercice dialogique porte agrave lrsquoinverse sur la thegravese laquo notA raquo
Le reacutesultat est une victoire du soutenant de la thegravese laquo notA raquo ce qui permet agrave lrsquoarborescence de
continuer (repreacutesenteacute ici par un trait vertical au sommet de lrsquoexercice dialogique) Ce scheacutema
bien que minimaliste est applicable agrave lrsquoensemble drsquoun raisonnement dialectique
Il faut neacuteanmoins preacuteciser le cadre drsquoapplication de cette meacutethode de lecture En effet dans
le cas preacutesent nos conclusions ne diffegraverent pas veacuteritablement de lrsquoapproche proposeacutee par
Gregory Vlastos et son emploi du tiers exclu Il faut alors ne pas oublier comme nous le
preacutecisions plus haut dans notre travail de prendre en consideacuteration les thegraveses implicites et les
propositions intermeacutediaires
102
FIG 10 ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE
Dans lrsquoexemple preacutesent nous voyons qursquoagrave la question laquo est-que A est vraie raquo aucune reacuteponse
ne convient En effet les deux recherches dialogiques ont conduit agrave des antilogies Il est tout agrave
fait imaginable que deux joutes successives partant de thegraveses opposeacutees aboutissent agrave des
contradictions Nous serions alors dans la situation ougrave Gorgias srsquoexclamerait laquo Rien nrsquoest raquo
puisque ni la thegravese ni lrsquoantithegravese ne semblent acceptables Il faut alors repenser le problegraveme en le
divisant quelles sont les thegraveses implicites de A Aucun raisonnement nrsquoest ex nihilo Il lui faut
toujours une origine des preacutemisses fondamentales De plus dans le cours du raisonnement
drsquoautres propositions sont progressivement valideacutees elles aussi drsquoune maniegravere parfois tregraves
subtile Il faut alors pour le philosophe revenir agrave un autre croisement
En reprenant notre exemple preacuteceacutedent nous pouvons diviser la thegravese laquo A raquo en un ensemble
de propositions secondaires laquo α β γ δ etc raquo Le reacutesultat contradictoire laquo A and notA raquo conduit alors
103
agrave revenir agrave une intersection infeacuterieure afin de questionner lrsquoun de ces propositions secondaires
FIG 11 SORTIE DrsquoUNE ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE
Dans cet exemple le processus de sortie de situation contradictoire va amener le dialogue agrave se
diriger vers le questionnement de la proposition laquo α raquo Ce processus nrsquoest pas neacutecessaire dans les
faits mais il est neacutecessaire sur le plan pragmatique pour continuer le dialogue Srsquoil est devenu
impossible de soutenir laquo A raquo ainsi que laquo notA raquo alors il faut en conclure qursquoune contradiction est
inheacuterente agrave la proposition initiale crsquoest-agrave-dire agrave son systegraveme incluant ses thegraveses implicites En
lrsquooccurence il srsquoagit ici de la proposition implicite laquo α raquo qui va alors ecirctre agrave son tour questionneacutee
Voici un exemple concret Consideacuterons un dialogue entre deux personnages Le dialogue
porte sur la mesure du bord drsquoune riviegravere Les deux personnages partent de cette expeacuterience de
penseacutee je deacutelimite le long de la riviegravere une longueur drsquoun megravetre entre deux points N et S (Nord
Sud) Je vais dans un premier temps consideacuterer cette distance comme mesurant un megravetre (M = 1)
104
Mais je remarque que le bord de la riviegravere nrsquoest pas parfaitement droit alors je vais mesurer
davantage preacuteciseacutement et je vais trouver un peu plus par exemple M = 17 Mais si je
commence agrave mesurer centimegravetre par centimegravetre toujours sur cette mecircme longueur je vais
trouver un reacutesultat encore plus grand par exemple M = 45 Or je peux toujours continuer ce
travail jusqursquoagrave mesurer le tour de chaque grain de sable du bord de cette riviegravere et trouver M =
80 voire M = 250
Une joute srsquoengage alors sur le sujet La proposition laquo A raquo consiste agrave dire que la mesure est
possible puisque le rectangle drsquoun megravetre de longueur et de largeur eacutegale au leacuteger eacutecart lateacuteral du
bord de la riviegravere (EstOuest) a une surface parfaitement mesurable (NS x EO) Dans mon
rectangle de surface NSxEO la distance rechercheacutee ne peut pas deacutepasser une certaine limite
deacutefinie par cette surface Pourtant lrsquoargument de la division infinie des distances (agrave lrsquoimage de
lrsquoargument de Zeacutenon) conduit agrave une contradiction pratique La mesure ne peut pas ecirctre possible
puisque une augmentation de preacutecision de la mesure conduit agrave une augmentation de la longueur
La thegravese laquo A raquo est consideacutereacutee comme contradictoire (cf [FIG 9])
Le lendemain une seconde joute srsquoengage Les rocircles sont alors inverseacutes (Proposant devient
Opposant et vice versa) La thegravese deacutefendue devient alors laquo notA la mesure est impossible raquo Cette
fois lrsquoattaque consistera agrave dire que puisque la surface du rectangle est deacutelimiteacutee la mesure est
neacutecessairement possible puisqursquoune longueur infinie ne peut ecirctre contenue dans un espace fini
Lrsquoargument semble imparable et la joute se termine par une situation aporeacutetique (cf [FIG 10])
La situation pourrait alors rester pendant tregraves longtemps comme boucheacutee deacutenueacutee de toute
solution Et en effet si ces joutes auraient parfaitement pu avoir lieu du temps de Zeacutenon Socrate
ou encore Gorgias la reacuteponse deacutefinitive ne viendra pas avant 1904 soit plus de deux milleacutenaires
plus tard En effet le sueacutedois Helge von Koch deacutemontra geacuteomeacutetriquement la possibiliteacute drsquoune
distance infinie dans une surface finie ce qui est le propre drsquoune courbe fractale Ceci est rendu 75
possible par le fait que les fractales se trouvent dans une dimension intermeacutediaire entre ligne
(dimension 1) et surface (dimension 2) La fractale est drsquoune dimension drsquoapproximativement
126 Dans cette situation nous voyons que la proposition implicite laquo α une distance infinie ne
Le terme de fractale ne sera cependant inventeacute qursquoen 1974 par le Franccedilais Benoicirct Mandelbrot75
105
peut ecirctre contenue dans une surface finie raquo nrsquoest pas neacutecessaire Il y a donc une sortie possible de
la joute par la remise en question de cette proposition implicite et le deacutepart drsquoune nouvelle
arborescence (cf [FIG 11])
Nous nous interrogions au deacutebut de ce chapitre sur la diffeacuterence entre le philosophe et le
sophiste entre Socrate et Gorgias Nous le voyons ce nrsquoest pas tant la matiegravere mais bien la
maniegravere qui diffeacuterencie ces deux personnages Il ne srsquoagit pas drsquoune distinction entre le fond et la
forme mais bien entre ce qui est dit et la volonteacute sous-jacente agrave ce qui est dit La matiegravere
sophistique ressemble agrave srsquoy meacuteprendre agrave la matiegravere philosophique
Autant peut faire le sot celuy qui dit vray que celuy qui dit faux car nous sommes sur la maniere non sur la matiere du dire
(MONTAIGNE Les Essais III 8)
Le philosophe pense qursquoil existe un chemin exempt de toute contradiction il convient alors
de le chercher sans cesse Ce chemin conduit progressivement agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute La
suite des assertions que forment les croisements valideacutes par les tests dialogiques constitue un
discours vrai lrsquoadeacutequation entre la parole et lrsquoecirctre Le sophiste est le plus souvent dans une
approche ne deacutepassant pas le niveau de la joute elle-mecircme Il est dans un exercice de
deacutemonstration de son talent Une recherche qui srsquoeacutetendrait sur plusieurs anneacutees ne lrsquointeacuteresserait
donc pas puisque lrsquoauditoire nrsquoaurait ni la patience ni lrsquointelligence de profiter drsquoun tel spectacle
106
V EacuteTUDES DE CAS
Lrsquoeacutepreuve du dialogue
Apregraves avoir eacutelaboreacute un outil repreacutesentatif en deux temps (dialogique tabulaire des joutes et
arborescence meacutetaphysique) il convient maintenant drsquoemployer ce dernier non plus sur
quelques passages mais agrave une œuvre dans son inteacutegraliteacute Il srsquoagit pour nous de passer du
champs theacuteorique de lrsquoeacutelaboration de lrsquooutil agrave un aspect plus pratique de la mise en application
Les quelques citations que nous avons utiliseacutees auparavant ne confirment pas encore la veacuteraciteacute
de nos propos agrave lrsquoimage drsquoune course ce chapitre constituera pour notre meacutethodologie une
eacutepreuve drsquoendurance
Nous devons agrave preacutesent employer notre meacutethode repreacutesentative des cheminements
intellectuels socratiques agrave lrsquoun des dialogues de Platon Afin de faire drsquoune pierre deux coups il
nous semble meacutethodologiquement plus avantageux de prendre pour support un dialogue mettant
clairement en scegravene le combat de la philosophie et de la sophistique Pourtant la figure du
sophiste agrave travers celles de Gorgias tout comme celle de Protagoras ne saurait ecirctre suffisante
pour appuyer clairement nos thegraveses meacutetaphysiques deacuteveloppeacutees au chapitre preacuteceacutedent
Lrsquoensemble de lrsquoarborescence de la recherche de veacuteriteacute neacutecessite la figure du sophiste dans toute
sa splendeur un sophiste sans limite sans contrainte dont les propos seraient le reflet exact de sa
penseacutee un sophiste allant jusqursquoagrave renier lrsquoideacutee mecircme de morale Dans lrsquoensemble du corpus
platonicien un seul personnage incarne agrave merveille lrsquoensemble de ces principes il srsquoagit de
Calliclegraves Ce personnage preacutetendument fictif nrsquoapparaicirct que dans un seul dialogue le Gorgias
Le Gorgias possegravede un autre grand avantage par rapport agrave drsquoautres dialogues mettant en
scegravene des sophistes Lrsquoensemble des personnages sont veacuteritablement preacutesents contrairement agrave
Protagoras par exemple qui nrsquoest que laquo raconteacute raquo par Socrate dans le Theacuteeacutetegravete Cela nous
permettra drsquoappuyer davantage notre propos concernant le caractegravere theacuteacirctral des dialogues de
Platon Quoique notre meacutethode ne soit pas uniquement consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du Gorgias il nous
semble ici plus clair de prendre pour exemple une œuvre exempte drsquoexceptions Enfin la
progression du dialogue est agrave lrsquoimage de notre propre progression En partant drsquoune question sur
107
la nature de la rheacutetorique crsquoest-agrave-dire sur le fonctionnement des joutes dialectiques la reacuteflexion
se concentre progressivement vers la finaliteacute des actions agrave savoir la justice et le Bien Le plan du
dialogue est assez proche du plan de notre travail avec drsquoune part une reacuteflexion sur la
meacutethodologie formelle des joutes et dans un second temps une approche plus meacutetaphysique de la
question Crsquoest pour ces raisons que nous choisissons drsquoeacutetudier le Gorgias dans le cadre drsquoune
analyse approfondie
Notre eacutetude ne sera pas lineacuteaire et ne portera pas sur lrsquointeacutegraliteacute du dialogue Nous nous
concentrerons sur certains passages ougrave notre meacutethode permettra la mise en eacutevidence drsquoun sens
diffeacuterent de ce qursquoune lecture classique aurait pu proposer Nous devons avertir ici le lecteur le
Gorgias est une œuvre complexe abordant un grand nombre de theacutematiques (nature du tyran
mesures arithmeacutetique et geacuteomeacutetrique art de gouverner etc) Nous nrsquoavons en aucun cas la
preacutetention drsquooffrir ici une analyse complegravete de ce dialogue Mecircme si nous ne pouvons pas faire
abstraction du sens lrsquoanalyse que nous proposons ici a simplement pour viseacutee de permettre la
visualisation concregravete de lrsquoapplication de notre meacutethode agrave un dialogue dans son inteacutegraliteacute
108
1 Gorgias nature de la rheacutetorique
Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e]
Quiconque lit le Gorgias est en droit de srsquointerroger sur la coheacuterence entre le titre et
lrsquoœuvre Gorgias nrsquoest certainement pas le personnage principal du dialogue ni de maniegravere
quantitative ni de maniegravere qualitative Quantitativement il repreacutesente la plus petite part du
dialogue quoique plus ou moins agrave eacutegaliteacute avec Polos mais loin derriegravere Calliclegraves
Qualitativement lrsquoeacutecart est encore plus profond et lrsquoargumentation entre Socrate et Gorgias
semble de surface en comparaison des derniegraveres lignes du texte Alors pourquoi lrsquoavoir appeleacute le
Gorgias Sans doute parce que le personnage de Gorgias constitue le point de deacutepart lrsquoeacutetincelle
neacutecessaire agrave lrsquoembrasement geacuteneacuteral que repreacutesente ce dialogue Il faut commencer par cette
premiegravere interrogation pour justifier lrsquoensemble du raisonnement Finalement le reste nrsquoest que
la suite logique le deacuteroulement presque matheacutematique de cette piegravece de theacuteacirctre en quatre actes
Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduira neacutecessairement agrave srsquointerroger sur lrsquoeacutevaluation de ce que
peut ecirctre le pire et cette derniegravere conduira elle aussi irreacutemeacutediablement agrave la deacutefinition du meilleur
Nous disions plus tocirct citant Anouilh que lrsquoensemble du corpus platonicien eacutetait une vaste mise
en scegravene tragique commenccedilant par le Parmeacutenide pour srsquoachever dans le Pheacutedon Mais le modegravele
reste le mecircme agrave lrsquoeacutechelle plus petite des dialogues Dans le cas du Gorgias la machinerie
tragique se met en place degraves la premiegravere phrase lanceacutee par Calliclegraves 76
Πολέμου καὶ μάχης φασὶ χρῆναι ὦ Σώκρατες οὕτω μεταλαγχάνειν
On dit cher Socrate que crsquoest ainsi qursquoil faut participer agrave une guerre ou agrave une bataille
(PLATON Gorgias 447a)
Il srsquoagit drsquoun dicton de lrsquoeacutepoque qui se rapproche de notre laquo arriver apregraves la bataille raquo
Cependant quand le lecteur connait la suite du dialogue il semble que le vocabulaire choisi
laisse peu de place au doute En arrivant laquo en retard raquo (ὑστεροῦmicroεν [447a]) Socrate a rateacute laquo la
fecircte raquo (ἑορτῆς) et ne peut plus que participer agrave laquo une guerre raquo (Πολέmicroου) ou agrave laquo une
bataille raquo (microάχης) La petite plaisanterie nrsquoest pas choisie au hasard Ainsi commence le dialogue
Agrave entendre ici comme laquo theacuteacirctrale raquo76
109
qui sous ses airs de fausse courtoisie va bientocirct devenir un veacuteritable combat drsquoune part oratoire
puis drsquoordre moral entre la philosophie et la sophistique
Le personnage de Gorgias ne se fait pas attendre pour montrer sa preacutetention et sa haute
estime de lui-mecircme Lors de la deacutemonstration qursquoil donnait peu avant lrsquoarriveacutee de Socrate le
sophiste srsquoengageait agrave laquo reacutepondre agrave toute [question] raquo (πρὸς ἅπαντα [hellip] ἀποκρινεῖσθαι [447c])
que lui poserait son auditoire Cela ravit Socrate qui ne montrait pas de reacuteel inteacuterecirct agrave lrsquoideacutee de
simplement entendre laquo la preacutesentation de nombreuses belles [choses] raquo (πολλὰ γὰρ καὶ καλὰ [hellip]
ἐπεδείξατο [447a]) comme les sophistes ont coutume de faire En effet la nuance est importante
et deacutefinit drsquoembleacutee la viseacutee du dialogue plus exactement ces quelques phrases reacutesument deacutejagrave en
substance le conflit agrave venir Le rheacuteteur incarneacute ici en la personne de Gorgias ne fait le plus
souvent qursquoun exposeacute un spectacle en quelque sorte lagrave ougrave le philosophe deacutesirerait un
interrogatoire Ceci est drsquoailleurs illustreacute agrave travers la tentative mdash ridicule mdash de Polos deacutesireux
de reacutepondre agrave Cheacutereacutephon agrave la place de Gorgias
mdash Νῦν δ ἐπειδὴ τίνος τέχνης ἐπιστήμων ἐστίν τίνα ἂν καλοῦντες αὐτὸν ὀρθῶς καλοῖμεν
mdash ὦ Χαιρεφῶν πολλαὶ τέχναι ἐν ἀνθρώποις εἰσὶν ἐκ τῶν ἐμπειριῶν ἐμπείρως ηὑρημέναι ἐμπειρία μὲν γὰρ ποιεῖ τὸν αἰῶνα ἡμῶν πορεύεσθαι κατὰ τέχνην ἀπειρία δὲ κατὰ τύχην ἑκάστων δὲ τούτων μεταλαμβάνουσιν ἄλλοι ἄλλων ἄλλως τῶν δὲ ἀρίστων οἱ ἄριστοι ὧν καὶ Γοργίας ἐστὶν ὅδε καὶ μετέχει τῆς καλλίστης τῶν τεχνῶν
mdash Maintenant puisqursquoil [le rheacuteteur] est instruit drsquoun certain savoir comment devons-nous lrsquoappeler avec justesse
mdash Ocirc Cheacutereacutephon de nombreux arts sont trouveacutes expeacuterimentalement chez les hommes agrave la suite drsquoexpeacuteriences Lrsquoexpeacuterience en effet fait avancer notre vie selon lrsquoart alors que lrsquoinexpeacuterience [la fait avancer] selon le hasard Or [les hommes] participent agrave chacun de ces [arts] les uns drsquoune maniegravere les autres drsquoune autre maniegravere mais les meilleurs [hommes participent] aux [arts] les meilleurs Gorgias en fait partie et il participe donc au plus beau des arts
(PLATON Gorgias 448c)
Agrave travers cette confuse tirade Polos essaie de semer le trouble autour de la question initialement
poseacutee Mecircme pour le locuteur grec la succession des termes laquo ἄλλοι ἄλλων ἄλλως raquo est un
moyen pour Platon de souligner comment Polos joue beaucoup avec les mots et qursquoil ne se
110
preacuteoccupe pas reacuteellement du sens Nous sommes lagrave dans une belle deacutemonstration de rheacutetorique
ougrave le public sera impressionneacute par la formule sans pour autant en avoir compris quelque chose
Ne demeure alors dans lrsquoesprit du spectateur que la conclusion agrave savoir que lrsquoart de Gorgias est
le plus beau et que ce dernier fait partie des meilleurs hommes
Comme Socrate le fait remarquer Polos ne reacutepond pas agrave la question mais fait simplement
un discours comme ceux auxquels il est laquo tregraves bien preacutepareacute raquo (καλῶς [hellip] παρεσκευάσθαι
[448d]) La diffeacuterence entre lrsquoactiviteacute du sophiste et lrsquoactiviteacute philosophique est ici marqueacutee non
pas par un raisonnement dialectique deacutejagrave agrave lrsquoœuvre mais simplement par le cours du dialogue
En effet le raisonnement sur la nature de lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoa pas encore pu commencer agrave
cause notamment de lrsquoincapaciteacute de Polos de reacutepondre agrave une question sans en deacutevier Pourtant en
ne sachant pas reacutepondre Platon reacutealise ici implicitement et par le biais de lrsquohumour une
premiegravere approche de lrsquoactiviteacute sophistique Nous pouvons deacutejagrave lire en substance ce que nrsquoest
pas la sophistique agrave savoir un moyen de raisonnement rationnel Le rheacuteteur agrave travers son
habitude des longs discours drsquoapparat nrsquoest finalement pas capable de tenir une discussion plus
de quelques reacuteponses sans ceacuteder agrave la tentation de lrsquoenvoleacutee oratoire Les propos de Polos
rejoignent parfaitement ce pour quoi Socrate ne montrait aucun inteacuterecirct lorsque Calliclegraves eacutevoquait
les laquo nombreuses et belles choses raquo de la preacutesentation de Gorgias Cette reacuteponse de Polos nrsquoest
pas une deacutefinition abstraite de la rheacutetorique mais bien au contraire une deacutemonstration par
lrsquoexemple agrave lrsquoinsu du rheacuteteur
Lrsquoopposition entre le dialogue socratique et la rheacutetorique est mateacuterialiseacutee par la remarque
(sur un ton faussement flatteur) de Socrate
Δῆλος γάρ μοι Πῶλος καὶ ἐξ ὧν εἴρηκεν ὅτι τὴν καλουμένην ῥητορικὴν μᾶλλον μεμελέτηκεν ἢ διαλέγεσθαι
Il mrsquoest eacutevident que Polos drsquoapregraves ce qursquoil vient de dire srsquoest exerceacute agrave [la technique] appeleacutee rheacutetorique plutocirct qursquoagrave dialoguer
(PLATON Gorgias 448d)
Nous devons insister degraves le deacutebut du dialogue sur le talent incontestable de Platon agrave joindre le
fond agrave la forme en opposant non pas seulement les activiteacutes philosophique et sophistique mais
en confrontant aussi les individus leurs repreacutesentants mutuels Lrsquoactiviteacute ne se distingue pas de
111
lrsquoindividu il y a une uniteacute substantielle entre le style de raisonnement et le style de la penseacutee ou
du comportement 77
Polos est mis drsquoembleacutee hors-jeu mdash du moins pour lrsquoinstant Le premier interlocuteur de
Socrate sera donc Gorgias mais il faut au preacutealable deacutefinir les regravegles preacutecises qui reacutegiront cet
entretien lrsquoobjectif eacutetant de ne pas sombrer agrave nouveau dans les tirades vides de sens de Polos
Socrate demande agrave Gorgias de srsquoengager agrave respecter le scheacutema laquo questions-reacuteponses raquo (τὸ microὲν
ἐρωτῶν τὸ δ᾽ ἀποκρινόmicroενος [449b]) et agrave ne faire que laquo de courtes reacuteponses raquo (ἀλλὰ ἐθέλησον
κατὰ βραχὺ τὸ ἐρωτώmicroενον ἀποκρίνεσθαι) agrave lrsquoinverse de lrsquoexemple de Polos Crsquoest uniquement
en respectant ces regravegles que les deux pourront laquo dialoguer raquo (διαλεγόmicroεθα) ensemble Bien que
Gorgias ne se reacutejouisse pas agrave lrsquoideacutee de reacuteduire la longueur de ses reacuteponses Socrate parvient
facilement agrave le faire accepter de se precircter au jeu En faisant paraitre la regravegle de la micrologie
comme un deacutefi reacuteveacutelant le talent de Gorgias ce dernier accepte en vrai professionnel du discours
sucircr que sa concision impressionnera lrsquoauditoire Nous voyons alors comment Socrate en jouant
innocemment avec les affects de ses interlocuteurs parvient agrave transformer doucement le dialogue
en un exercice dialectique Mais Gorgias ne srsquoarrecircte pas lagrave et deacutecide de retourner cet 78
inconveacutenient (impossibiliteacute de noyer son adversaire dans un flot de paroles) en un avantage
Gorgias reacuteduit ses reacuteponses agrave de simples laquo oui raquo ou laquo non raquo conceacutedant ainsi le moins possible agrave
Socrate
Things started in a very hospitable tone Being kindly asked to keep his answers as short as possible Gorgias begins the first game of the dialogue by answering nothing else than ldquoyesrdquo to Socratesrsquo first two questions (449d) When complimented by Socrates for his concision he says that it is answering in a ldquovery appropriaterdquo way (πάνυ ἐπιεικῶς 449d7)
(CASTELNEacuteRAC 2015 5)
Pour entrer dans un raisonnement rationnel de forme dialogique il faut neacutecessairement que
les reacuteponses soient reacuteductibles agrave des propositions vraies ou fausses Dans une reacuteponse longue
comme celle de Polos la conclusion arrive apregraves deacutejagrave un grand nombre de suppositions crsquoest-agrave-
Pierre Hadot parlerait ici de laquo mode de vie raquo (HADOT 1995)77
Remarquons que Socrate nrsquoeacutevoque cependant jamais la dialectique mais seulement le dialogue78
112
dire des propositions qui entreraient dans lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage Cependant si
chaque reacuteponse est de cette forme il ne devient plus veacuteritablement possible de dialoguer puisque
chaque reacuteponse repreacutesenterait agrave elle seule un systegraveme argumentatif entier Lrsquounique moyen serait
alors que lrsquoopposant prenne encore bien plus de temps pour deacutemontrer point par point la fausseteacute
des propos La meacutethode est connue des sophistes puisque comme nous venons de le dire il 79
faudrait toujours plus de temps pour contredire lrsquoensemble du raisonnement que pour simplement
lrsquoeacutecouter Dans le cadre drsquoun deacutebat en assembleacutee reacutegi par la clepsydre pareille technique
srsquoapparente agrave une meacutethode dilatoire Il faudrait tellement de temps pour prouver rigoureusement
la fausseteacute drsquoun monologue que lrsquoadversaire y renonce donnant ainsi lrsquoillusion drsquoun aveu de
faiblesse et par lagrave mecircme du seacuterieux du monologue de persuasion Socrate a donc eu avant mecircme
le deacutebut veacuteritable de lrsquointerrogatoire la bonne ideacutee de supprimer lrsquoune des armes de preacutedilection
du sophiste la macrologie Gorgias devra ecirctre concis dans ses reacuteponses
Nous voyons comment lrsquoironie socratique coupleacutee agrave son aveu drsquoignorance permettent dans
le deacutebut du dialogue de preacuteparer le terrain agrave un exercice philosophique digne de ce nom Lrsquoironie
socratique ne repose pas uniquement sur lrsquoaveu drsquoignorance (qui donne le sentiment agrave
lrsquointerlocuteur drsquoecirctre en position de force alors qursquoil est en reacutealiteacute en retard sur Socrate) et une
demande drsquoeacuteclaircissement sur un sujet donneacute Ici par exemple Socrate dissimule lrsquoexercice de
recherche sous la forme drsquoun jeu en utilisant intelligemment lrsquoarrogance et la preacutetention de ses
interlocuteurs afin notamment de leur faire accepter des contraintes neacutecessaires au bon
deacuteroulement de lrsquoexercice du dialogue Le lecteur se souviendra alors ce que nous disions plus
tocirct concernant les regravegles de lrsquoantilogie eacuteleacuteate Ce moment du dialogue sous couvert drsquoironie
permet une enreacutegimentation du dialogue Cette phase de transition est neacutecessaire et repreacutesente
selon nous le deacutebut de ce que la tradition nommera communeacutement dialectique En effet ce qui se
situe en amont de cette enreacutegimentation nrsquoappartient qursquoau dialogue ou du moins agrave la
preacuteparation psychologique des interlocuteurs ce qui se situe en aval et en deacutecoule logiquement
Agrave cet instant notre critique de la macrologie dans le cadre dialectique peut sembler contradictoire avec 79
les vastes monologues socratiques de la fin du dialogue Nous reviendrons plus tard sur la question de la macrologie et de la juste mesure de la parole
113
constitue la dialectique Il faut remarquer que durant tout le dialogue Socrate doit reacuteguliegraverement
maintenir ses interlocuteurs dans une condition psychologique adeacutequate
Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e]
Nous nous inteacuteressons maintenant agrave la suite du dialogue lrsquoentretien entre Gorgias et
Socrate Cet entretien est une excellente occasion de mettre en application lrsquooutil repreacutesentatif
preacuteceacutedemment deacuteveloppeacute Nous profitons de cet instant pour rappeler briegravevement ce que nous
recherchons Comme expliqueacute plus haut le raisonnement socratique repose sur la meacutethode eacuteleacuteate
de la recherche drsquoantilogies Cela a neacutecessiteacute lrsquousage drsquoun tableau de pointage crsquoest-agrave-dire une
liste de lrsquoensemble des assertions de lrsquointerlocuteur Plus le dialogue avance plus lrsquointerlocuteur
laquo inscrit raquo des assertions sur ce tableau Lrsquoelenchus est alors le moment ougrave deux informations
contradictoires figurent sur le tableau de pointage de lrsquointerrogeacute Socrate saisit lrsquooccasion pour
faire reconnaitre cette position comme impossible deacutefectueuse probleacutematique et donc
insoutenable en vertu des lois de la logique (notamment le principe de non-contradiction)
Lrsquoentretien commence Le point de deacutepart est simple Gorgias preacutetend ecirctre un grand
laquo orateur raquo (ῥήτορα [449a]) Il doit donc posseacuteder une science la laquo rheacutetorique raquo (ῥητορικῆς)
Lrsquoobjectif premier du dialogue est donc de connaitre la nature de lrsquoactiviteacute que lrsquoon appelle
rheacutetorique Socrate fait alors reconnaitre agrave Gorgias que srsquoil est orateur il peut alors former
drsquoautres orateurs crsquoest-agrave-dire transmettre le savoir qursquoil possegravede [449b] Socrate se permet ici
une parenthegravese Il profite de lrsquoexemple preacuteceacutedent donneacute par Polos pour demander agrave Gorgias de
ne pas reproduire la mecircme erreur agrave savoir se perdre dans un monologue trop long Il demande agrave
Gorgias de rester aussi concis que possible dans ses reacuteponses ce que ce dernier accepte (y voyant
ici un deacutefi suppleacutementaire)
ἀλλὰ ποιήσω καὶ οὐδενὸς φήσεις βραχυλογωτέρου ἀκοῦσαι
Je le ferai [reacutepondre par de courtes reacuteponses] et tu reconnaitras que jamais tu nrsquoas entendu parler plus briegravevement
(PLATON Gorgias 449c)
114
Socrate parvient donc par une bonne compreacutehension psychologique de son interlocuteur agrave
introduire une autre regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate qui est lrsquoabsence de technique dilatoire Socrate
demande alors sur quel objet porte la science de Gorgias
[hellip] ἴθι δή μοι ἀπόκριναι οὕτως καὶ περὶ τῆς ῥητορικῆς περὶ τί τῶν ὄντων ἐστὶν ἐπιστήμη
[hellip] vas-y reacuteponds-moi et [dis-moi] au sujet de la rheacutetorique sur quelles choses qui existent porte cette science
(PLATON Gorgias 449d)
Il srsquoagit drsquoune question de τέχνη Gorgias reacutepond que cette science porte laquo sur les
discours raquo (περὶ λόγους [449e]) Cependant cette reacuteponse est incomplegravete et Socrate tente de la
preacuteciser en lui imposant une borne neacutegative Gorgias complegravete en preacutecisant que la rheacutetorique
porte sur les discours qui ne concernent pas une laquo activiteacute manuelle raquo (χειρούργηmicroα [450b]) et
dont toute lrsquoaction et lrsquoaccomplissement passe par la parole Pour la diffeacuterencier des activiteacutes
purement theacuteoriques comme laquo lrsquoarithmeacutetique le calcul ou la geacuteomeacutetrie raquo (ἡ ἀριθmicroητικὴ καὶ
λογιστικὴ καὶ γεωmicroετρικὴ [450d]) Socrate pousse encore Gorgias agrave compleacuteter sa reacuteponse Il
finit apregraves une courte digression par deacutefinir la rheacutetorique comme laquo lrsquoart de la persuasion raquo (τὸ
πείθειν [452e])
La meacutethode est toujours la mecircme les reacuteponses de Gorgias sont incomplegravetes (ce qui est
deacutejagrave une technique dilatoire dans une joute le moins on en dit le moins lrsquoon est reacutefutable)
Socrate en profite et utilise des contre-exemples afin drsquoobliger son interlocuteur agrave preacuteciser sa
penseacutee et de lrsquoengager agrave soutenir quelque chose de veacuterifiable Lrsquoobjectif est de faire admettre un
nombre suffisant drsquoassertions agrave Gorgias afin drsquoavoir le plus drsquoeacuteventualiteacutes de mettre au jour une
contradiction Nous allons scheacutematiser lrsquoeacutetat actuel de lrsquoentretien entre Socrate et Gorgias et
utiliser notre meacutethode de repreacutesentation
115
FIG 12 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS 1 [449a - 452e]
Il y a trois grands moments au cours de la deacutefinition agrave lrsquoinstant [2] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet
comme eacutetant laquo les discours raquo (α) Agrave lrsquoinstant [4] il reacuteduit cela aux laquo discours theacuteoriques raquo (α2)
Lrsquoinstant [6] est un jugement de valeur la digression que nous eacutevoquions plus haut (α2x) que
Socrate neutralise [7] par lrsquoinvocation drsquoautres jugements possibles (f(x) g(x) et h(x)) agrave savoir le
meacutedecin le maicirctre de gymnase et le financier Enfin en [8] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet de la
rheacutetorique comme eacutetant laquo les discours persuasifs raquo (α26) Nous remarquons tregraves clairement le
processus que nous eacutevoquions plus haut qui consiste agrave pousser Gorgias agrave toujours preacuteciser son
propos crsquoest-agrave-dire agrave caracteacuteriser de plus en plus preacuteciseacutement lrsquoobjet de la rheacutetorique (bien que
Gorgias ne soit pas dupe et agisse en connaissance de cause) Ce faisant Gorgias accumule les
possibiliteacutes de contradiction donnant des armes agrave Socrate pour la suite de lrsquoentretien
Cependant hormis la tentative du jugement de valeur en [6] lrsquoavanceacutee se fait de maniegravere
reacuteguliegravere et les tactiques dilatoires ou agrave caractegravere agonistique sont peu preacutesentes Gorgias semble
se prendre effectivement au jeu que lui propose Socrate fier de pouvoir reacutepondre agrave tout et sous
toutes les contraintes (fierteacute volontairement stimuleacutee par Socrate) La suite de lrsquoentretien gagne
en intensiteacute Socrate continue agrave relever certains eacuteleacutements prouvant le caractegravere incomplet de la
Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)
[1] A
[2] α [3] α11 α12 hellip αn
[4] α - α1 = α2 [5] α21 α22 hellip α2n
[6] α2x [7] f(x) g(x) h(x)
[8] α26
A Sur quel objet porte la rheacutetorique α discours
α1 discours portant sur une activiteacute manuelle α11 meacutedecine α12 gymnastique
α2 discours portant sur une activiteacute theacuteorique α21 algegravebre α22 geacuteomeacutetrie
x jugement de valeur α2x les plus belles choses α26 discours persuasif
f(x) ce que certains pensent de x g(x) idem h(x) idem
116
deacutefinition de Gorgias En effet lrsquoopposition que Gorgias deacutesire marquer entre les discours
persuasifs et lrsquoalgegravebre ou la geacuteomeacutetrie nrsquoest pas valide
FIG 13 CRITIQUE DE GORGIAS PAR SOCRATE [451e - 452e]
Pour reprendre notre eacutecriture preacuteceacutedente le rapport (α21 α22) ne α26 nrsquoest pas correct Le rapport
introduit par Socrate est (α21 α22) isin α26 En effet les discours persuasifs constituent un
ensemble dont lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie sont des eacuteleacutements La distinction de Gorgias opposant
lrsquoobjet de la rheacutetorique agrave lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie est donc invalide Les coups [6] et [8] de
Gorgias sont annuleacutes pour cette raison et la question de la distinction poseacutee en [5] est le dernier
coup en jeu Il nrsquoy a donc pas victoire de Socrate mais Gorgias est obligeacute drsquoavancer des eacuteleacutements
compleacutementaires de deacutefinition
Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b]
La nouvelle deacutefinition de Gorgias change le registre du dialogue La rheacutetorique comme
discours persuasif se deacuteroule dans laquo un tribunal un conseil ou une assembleacutees raquo (δικαστηρίῳ
[hellip] βουλευτηρίῳ [hellip] ἐκκλησίᾳ [452e]) et a pour objet laquo le juste et lrsquoinjuste raquo (δίκαιά τε καὶ
ἄδικα [454b]) Une dimension eacutethique entre dans le cours du dialogue Cette notion finira par
prendre la totaliteacute de lrsquoespace crsquoest-agrave-dire devenir la laquo cible raquo de Socrate Ce dernier preacutecise
alors son propos
Οὐ σοῦ ἕνεκα ἀλλὰ τοῦ λόγου ἵνα οὕτω προΐῃ ὡς μάλιστ᾽ ἂν ἡμῖν καταφανὲς ποιοῖ περὶ ὅτου λέγεται
Gorgias Socrate
(α21 α22) ne α26 (α21 α22) isin α26
117
Ce nrsquoest pas toi qui est en cause mais le dialogue je voudrais le voir progresser de faccedilon agrave rendre ce [dont nous] parlons totalement visible pour nous80
(PLATON Gorgias 453b)
Il deacutesire faire progresser la discussion mais nullement mettre en cause la personne de Gorgias
Cette preacutecision a son importance puisque le personnage de Socrate est clairement en train de
chercher par tous les moyens agrave contredire Gorgias Il faut donc rappeler que cette aspect
agonistique nrsquoest pas qursquoillusoire et qursquoil srsquoagit bien plutocirct drsquoune part entiegravere de la meacutethode de
recherche de la veacuteriteacute Socrate insiste sur le fait qursquoil nrsquoanticipera rien de la penseacutee de Gorgias ce
qui explique le fait que Socrate doive sans cesse proposer agrave Gorgias drsquoadmettre ou de refuser les
conseacutequences logiques de ses propos Ceci est en lien direct avec la regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate
que nous avions vu plus haut consideacuterant comme cible possible drsquoune contradiction (elenchos)
une thegravese clairement eacutenonceacutee par le Reacutepondant Ainsi mecircme si Socrate semble parler beaucoup
plus que son interlocuteur il srsquoagit bien drsquoun dialogue et Gorgias nrsquoest en rien un Yes-man 81
comme le supposerait certaines interpreacutetations Gorgias en acquiesccedilant assume la responsabiliteacute
de chaque assertion acquiesceacutee Il est pleinement actif dans le dialogue
Socrate fait distinguer agrave Gorgias la diffeacuterence entre laquo la croyance raquo (πίστις [454d]) qui peut
srsquoaveacuterer ou ne pas ecirctre vraie et laquo le savoir raquo (microάθησις) neacutecessairement vrai Les discours
persuasifs se divisent en deux cateacutegories ceux permettant lrsquoacquisition drsquoun savoir et ceux ne
produisant qursquoune simple croyance La rheacutetorique reconnait Gorgias fait partie de cette
deuxiegraveme cateacutegorie et ne peut produire que la croyance chez son auditoire Elle ne transmet pas
de savoir veacuteritable mais donne lrsquoillusion du vrai au public Ainsi la rheacutetorique ne fait pas
connaitre le juste et lrsquoinjuste Cette ideacutee est drsquoailleurs ce qursquoil deacutefend avec humour et non sans
talent dans son discours Sur le non-ecirctre que nous avons eacutetudieacute peu avant
Le mot visible nrsquoest pas anodin La veacuteriteacute chez les Grecs est un concept neacutegatif ἀλήθεια signifie laquo qui 80
ne peut ecirctre dissimuleacute raquo avec preacutesence de lrsquoα privatif et la racine du verbe λήθω laquo cacher masquer raquo Quand un propos devient clairement visible (καταφανές) crsquoest qursquoil nrsquoy a plus aucun voile drsquoignorance sur celui-ci plus aucune illusion lrsquoobjet est directement regardeacute pour ce qursquoil est Le lien avec le projet meacutetaphysique tel que nous le deacutefinissions plus haut est eacutevident Cela nrsquoest drsquoailleurs pas sans rappeler lrsquoalleacutegorie de la caverne dont lrsquoobjectif principal est drsquoavoir les objets reacuteels clairement en vue
Nous pensons agrave la critique de Gerald Press laquo Besides what is blocked from view when adopting 81
language such as laquo mouth piece raquo or laquo yes-man raquo is our own longing for a neat system or foolproof method instead of a messy conversation raquo (PRESS 2000 102)
118
Par la suite les questions de Socrate font admettre agrave Gorgias que dans le cas des reacuteunions
drsquoassembleacutes il serait bien plus pertinent de demander lrsquoavis drsquoexperts (i e lrsquoavis du meacutedecin
face agrave un problegraveme sanitaire lrsquoavis du constructeur de navires si lrsquoon se preacutepare agrave la guerre ou
enfin lrsquoavis de lrsquoarchitecte pour la construction de remparts) La question de Socrate est claire
dans quel cas devrait-on alors demander lrsquoavis de lrsquoorateur La reacuteponse de Gorgias bien que
compreacutehensible est assez surprenante Celui-ci ayant reconnu qursquoil faille se reacutefeacuterer au plus
compeacutetent dans son domaine deacuteclare qursquoil est cependant commun que lrsquoon srsquoen tienne agrave lrsquoavis
de lrsquoorateur mecircme si ce dernier nrsquoa aucune connaissance du sujet dont il parle Plus encore
Gorgias donne lrsquoexemple de son fregravere meacutedecin et deacuteclare ecirctre plus capable que lui pour
convaincre les malades de suivre ou non un traitement Gorgias deacuteclare mecircme que la rheacutetorique
laquo tient sous sa domination raquo (συλλαβοῦσα ὑφ᾽ αὑτῇ [456a]) laquo toutes les autres 82
puissances raquo (ἁπάσας τὰς δυνάmicroεις) La rheacutetorique ne serait ainsi subordonneacutee agrave aucune autre
discipline
Gorgias reconnait cependant qursquoil existe des orateurs malveillants Mais Gorgias refuse
drsquoassumer la responsabiliteacute car selon lui le maicirctre ne peut ecirctre tenu pour responsable des deacuterives
de son eacutelegraveve Agrave cet instant encore le cours du dialogue est interrompu par Socrate qui preacutecise la
viseacutee de sa meacutethode
τοῦ δὴ ἕνεκα λέγω ταῦτα ὅτι νῦν ἐμοὶ δοκεῖς σὺ οὐ πάνυ ἀκόλουθα λέγειν οὐδὲ σύμφωνα οἷς τὸ πρῶτον ἔλεγες περὶ τῆς ῥητορικῆς φοβοῦμαι οὖν διελέγχειν σε μή με ὑπολάβῃς οὐ πρὸς τὸ πρᾶγμα φιλονικοῦντα λέγειν τοῦ καταφανὲς γενέσθαι ἀλλὰ πρὸς σέ
Pourquoi dis-je cela Il me semble qursquoen ce moment que ce que tu exprimes nrsquoest pas tout agrave fait coheacuterent ni en accord avec ce que tu disais premiegraverement de la rheacutetorique Je crains donc de te reacutefuter jrsquoai peur que tu ne penses que lrsquoardeur qui mrsquoanime vise non pas agrave rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion mais bien agrave te critiquer
(PLATON Gorgias 457e [trad modif CANTO-SPENCER])
Il profite de cet instant pour rappeler une fois encore la diffeacuterence entre son projet et celui de la
sophistique en geacuteneacuteral Socrate semble percevoir une contradiction dans le discours de Gorgias
Litteacuteralement laquo sont rassembleacutees par elle raquo (voix passive) mais il srsquoagit bien de domination ce que 82
confirme la totaliteacute des traductions francophones et anglophones consulteacutees
119
et preacutecise alors que mecircme srsquoil met au jour une contradiction il ne faudra pas interpreacuteter cela sous
un aspect agonistique mais veacuteritablement dans une volonteacute de recherche commune Quoiqursquoil
srsquoagisse drsquoun rappel inteacuteressant des regravegles eacutethiques de lrsquoantilogique lrsquointerruption nous semble
permettre de srsquoassurer que son interlocuteur ne se sente pas tellement vexeacute qursquoil arrecircte
lrsquoentretien ce qui dans lrsquoantilogique est signe drsquoun eacutechec (sans interlocuteur la recherche devient
impossible)
Socrate demande agrave Gorgias de reprendre un nouvel eacutechange agrave partir de ce quil vient de
dire Il lui fait admettre que lrsquoorateur doit neacutecessairement avoir connaissance du juste Or
Gorgias reconnait aussi que celui qui connait le juste ne peut que devenir juste tout comme celui
qui connait la meacutedecine devient meacutedecin Agrave lrsquoeacutevidence cette assertion est loin de comporter un
aspect neacutecessaire mais Gorgias lrsquoaccepte sans broncher La contradiction est donc en place
Lrsquoorateur doit ecirctre juste alors qursquoil existe des orateurs qui ne sont pas justes Nous repreacutesentons
maintenant ce passage de maniegravere simplifieacutee selon notre meacutethode inspireacutee par la seacutemantique des
jeux afin drsquoeacuteclairer ce qui nous semble ecirctre un moment deacutelicat de lrsquoargumentation
FIG 14 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS [457A - 461A]
Ce passage est selon nous bien plus complexe qursquoil ne le laisse paraicirctre Le questionnement
repose sur ce qursquoest lrsquoart oratoire [1] Gorgias deacuteclare que lrsquoart oratoire est tout puissant et
Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)
[1] R
[2] (R gt J ) ⊢ [(R gt J ) sup (RJ ⋀ RnotJ)] [3] R sup KJ
[4] KJ [5] KJ sup notRnotJ
[6] notRnotJ [7a] notRnotJ ⋀ RnotJ
[7b] perp
Victoire de Socrate
R art oratoire J Justice
R gt J lrsquoart oratoire deacutepasse la justice KJ connaissance du juste
Rj lrsquoart oratoire doit connaitre le juste RnotJ lrsquoart oratoire ne connait pas le juste
120
transcende la justice (R gt J) Cette proposition est en fait un agreacutegat drsquoautres propositions 83
Cette transcendance de la justice est la conseacutequence du fait que la rheacutetorique consiste agrave enseigner
le juste et lrsquoinjuste alors que le maitre de rheacutetorique ne peut ecirctre consideacutereacute comme responsable si
ses eacutelegraveves sont injustes Il faut donc neacutecessairement une anteacuterioriteacute de la rheacutetorique sur la justice
(R gt J) sans quoi ces consideacuterations seraient impossibles Gorgias reconnait aussi qursquoil existe des
orateurs justes (RJ) et des orateurs non-justes (RnotJ) puisque la rheacutetorique deacutepasse la justice Il
srsquoagit donc pour Gorgias drsquoune implication ((R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)) Socrate fait alors reconnaitre agrave
Gorgias que la rheacutetorique implique une connaissance de ce que sont les choses justes [3] [4]
Mais Socrate deacuteclare aussi que la connaissance des choses justes supprime lrsquoeacuteventualiteacute drsquoecirctre
injuste [5] ce que Gorgias reconnait [6] Socrate remarque alors que Gorgias est en situation de
contradiction puisqursquoil soutient drsquoune part qursquoil existe des orateurs injustes et drsquoautre part que
lrsquoexistence de pareils orateurs est impossible [7a] Gorgias est donc reacutefuteacute [7b]
laquo οἱ δὲ microεταστρέψαντες χρῶνται τῇ ἰσχύϊ καὶ τῇ τέχνῃ οὐκ ὀρθῶς οὔκουν οἱ διδάξαντες πονηροί οὐδὲ 83
ἡ τέχνη οὔτε αἰτία οὔτε πονηρὰ τούτου ἕνεκά ἐστιν ἀλλ᾽ οἱ microὴ χρώmicroενοι οἶmicroαι ὀρθῶς raquo [457a]
121
Question sur le principe du tiers exclu
Nous voulons maintenant preacuteciser ce que nous disions plus tocirct concernant lrsquousage du tiers
exclu (drsquoapregraves Vlastos par exemple) Socrate pourrait tirer implicitement la conclusion que lrsquoart
oratoire ne transcende pas la justice not(R gt J) ce qursquoil ne fait pas
FIG 15 TABLE DE VEacuteRITEacute DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457a - 461a]
Lrsquoargumentaire de Socrate a pourtant permis de prouver que (RJ ⋀ RnotJ) eacutetait faux Dans le
premier cas ou cela est faux nous voyons que lrsquoensemble de la formule est inconsistante
lrsquoimplication nrsquoest pas valideacutee Dans le second cas lrsquoimplication est juste mais la formule de
deacutepart (R gt J) est cette fois agrave 0 Dans ce cas la formule est valide mais nrsquoest pas vraie puisqursquoil
srsquoagissait de la thegravese de deacutepart de Gorgias La conclusion serait juste si (RJ ⋀ RnotJ) est faux ou
impossible nous avons une preuve de not(R gt J) en accord avec le principe du tiers exclu Il
srsquoagirait donc drsquoune forme de raisonnement par lrsquoabsurde
FIG 16 ARBRE DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457A - 461A]
(R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)
1 1 1
1 0 0
0 1 1
0 1 0
(R gt J) ⊢C [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] [rarr eacutelim] R rarr KJ R
KJ rarr notRnotJ KJ[rarr eacutelim]
RnotJ notRnotJ[⋀ intro]
[not eacutelim]
[not intro]
RnotJ ⋀ notRnotJ
Contradiction perp
Reduction Ad Absurdum
Interdit en antilogique eacuteleacuteatenot(R gt J)
122
Nous remarquons que ce raisonnement serait valide Cependant cela ne serait pas vrai dans le
cadre de la recherche drsquoune veacuteriteacute ontologique au sens eacuteleacuteate un trop grand nombre
drsquohypothegraveses de deacutepart pourrait contenir des erreurs et donc ecirctre la source de lrsquoincoheacuterence
geacuteneacuterale du systegraveme Il ne srsquoagit pas pour Socrate drsquoune pure eacuteristique mais bien drsquoun projet 84
diffeacuterent Dans le contexte de la recherche de veacuteriteacute lrsquoerreur peut ecirctre dans lrsquoensemble de la
phrase de deacutepart (R gt J) ⊢I [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] et non pas seulement dans
lrsquohypothegravese (R gt J) Il serait donc dangereux de deacuteduire directement not(R gt J) sans remettre en
cause lrsquoensemble des autres hypothegraveses constituant le tableau de pointage de Gorgias (bien que
pour la plupart Socrate soit implicitement agrave lrsquoorigine des hypothegraveses) Le raisonnement par
lrsquoabsurde requiert une simplification binaire que lrsquoantilogique de Socrate refuse Pour cette
raison Socrate propose de continuer lrsquoentretien avec Gorgias [461a-b]
Nonetheless on my reading the first round (up to 457c) is a victory for Gorgias Socrates then kindly asks his elder to play another round (457c-458b) Since he pretends being able to answer any sort of question this is something Gorgias cannot refuse (458d-e see also 447c) Then Socrates will catch him in a contradiction (see 457e 461a 462b 463a) He takes no pride in doing so and thinks it would take many other rounds before seeing clearly into the subject
ταῦτα οὖν ὅπῃ ποτὲ ἔχει μά τὸν κύνα ὦ Γοργία οὐκ ὀλίγης συνουσίας ἐστὶν ὥστε ἱκανῶς διασκέψασθαι
ldquo by the dog Gorgias we should spend no small amount of time together before we fully inquire into the subject rdquo (461a7-b2)
(CASTELNEacuteRAC 2015 5)
Nous pouvons deacutesormais conclure cette premiegravere partie sur lrsquoentretien entre Socrate et le
personnage de Gorgias Plusieurs eacuteleacutements importants ont eacuteteacute releveacutes durant cette eacutetude Dans un
premier temps lrsquoironie socratique est un eacuteleacutement neacutecessaire pour deacuteclencher le dialogue il faut
neacutecessairement que le comportement de Socrate suscite une interrogation et donne envie agrave ses 85
eacuteventuels interlocuteurs de se prendre au jeu Pour pousser ses interlocuteurs dans les meacuteandres
drsquoun dialogue Socrate doit donc ruser en jouant sur leurs inteacuterecircts Dans notre exemple nous
avons vu par exemple que Socrate se permit agrave plusieurs reprises de complimenter Gorgias en
Cf supra II 2 laquo Le tableau de pointage raquo84
Lrsquoironie vient du verbe ἔίρων signifiant laquo interroger en feignant lrsquoignorance raquo85
123
preacutetendant que lrsquoexercice qursquoil lui proposait serait tregraves simple pour un orateur de son acabit Ce
passage obligatoire du dialogue et qui parfois revient au cours de lrsquoentretien est eacutetroitement lieacute agrave
la meacutethode maiumleutique la recherche de veacuteriteacute telle que la conccediloit Platon neacutecessite un
engagement personnel Pour Socrate le meilleur moyen drsquoobtenir lrsquoengagement personnel de son
interlocuteur consiste agrave lui donner une impression de faciliteacute Cette faciliteacute est un moyen pour
Socrate drsquoobtenir de ses interlocuteurs une plus grande spontaneacuteiteacute dans leurs reacuteponses
Dans un deuxiegraveme moment nous avons vu comment Socrate introduisit progressivement
un certain nombre de regravegles de discussion certaines avant le deacutebut du questionnement mais
drsquoautres pendant voire agrave la toute fin avant la reacutefutation finale Lrsquoenreacutegimentation du dialogue
vers la dialectique nrsquoest pas une illusion il srsquoagit drsquoune phase neacutecessaire Cette phase est
cependant tregraves variable en fonction de lrsquointerlocuteur de Socrate une grande part du travail
repose sur la psychologie de lrsquointerlocuteur de Socrate Nous pouvons pour justifier notre propos
prendre deux exemples Dans un premier temps lrsquoenreacutegimentation avec Polos passa en grande
partie par une lutte contre la macrologie lrsquoart de faire de longs discours visant agrave perdre son
interlocuteur dans un deacutedale de thegraveses En revanche lrsquoenreacutegimentation avec Gorgias semble bien
plus porter sur le respect mutuel et la bienseacuteance Il semble que Socrate ne deacutesire pas froisser
Gorgias alors qursquoil semble tout autant ne pas se preacuteoccuper de violemment contredire Polos
From the readerrsquos point of view things are getting both darker and funnier with Polos but the arguments are not getting better mostly for two reasons Firstly Polos makes it a matter of pride in his first speech he almost openly calls Gorgias a coward (461b5) and he scorns Socrates as we just saw In a word he is being hubristic Socrates meets him with due irony numerous times
(CASTELNEacuteRAC 2015 6)
Troisiegravemement nous avons remarqueacute comment la seacutemantique des jeux que nous avons
deacutecideacute drsquoemployer pour repreacutesenter certaines argumentations a permis de mettre en lumiegravere
lrsquoaspect strateacutegique de lrsquointerrogation socratique Comme le dit Polos il semble que lrsquoobjectif de
Socrate soit tout entier tourneacute vers la reacutefutation de son adversaire par la mise en eacutevidence drsquoune
contradiction Cependant Socrate ne reacutefute pas agrave proprement parler son adversaire il ne fait que
relever des contradictions Par la suite lorsque les contradictions deviennent trop nombreuses
124
lrsquointerlocuteur de Socrate deacutecide de se retirer de la discussion ou un nouvel interlocuteur fait
irruption Cependant nous ne pouvons pas parler de reacutefutations mais bien plutocirct de
contradiction Il srsquoagit drsquoailleurs du sens premier du terme ἔλεγχος qui avant de signifier
reacutefutation signifie simplement examen
Enfin le dernier moment de cette premiegravere eacutetude fut une deacutemonstration expeacuterimentale de
ce que nous eacutevoquions quant au principe du tiers exclu dans les joutes Lagrave ougrave les interpregravetes
virent le plus souvent des preuves par lrsquoabsurde nous nrsquoavons trouveacute que des contradictions Il
reste alors un pas entre lrsquoantilogie et le reductio ad absurdum pouvant potentiellement ecirctre
franchi en fonction du contexte Ce laquo pas raquo ne peut cependant ecirctre franchi de maniegravere
systeacutematique
125
2 Polos et Socrate mesures et morale
De Gorgias agrave Polos [461b - 466a]
Nous venons drsquoillustrer agrave lrsquoeacutechelle drsquoun entretien (du deacutebut du dialogue jusqursquoagrave la
contradiction) lrsquoaspect strateacutegique drsquoune joute dialectique Notre repreacutesentation a en effet pour
objectif drsquoinsister non pas sur le raisonnement dans son ensemble consideacutereacute comme un bloc
monolithique qui serait admis par deux protagonistes mais bien plutocirct comme un eacutechange
strateacutegique dont lrsquoobjectif final sera pour Socrate ou pour son adversaire la mise en eacutevidence
drsquoune contradiction dans le raisonnement adverse mdash ou de la coheacuterence de sa propre penseacutee
quoique chez Platon le fait de ne pas ecirctre Eacuteleacuteate reacuteduise grandement la probabiliteacute drsquoune tel
eacutevegravenement Cependant notre travail avait aussi pour conclusion lorsque nous nous eacutetions
interrogeacutes sur la diffeacuterence entre Socrate et les sophistes que la meacutethode socratique reposait
chez Platon tout du moins sur un projet drsquoenvergure tout orienteacute vers la recherche drsquoune veacuteriteacute
ontologique (et non plus strateacutegique) Nous allons donc saisir ce deuxiegraveme moment de la lecture
du Gorgias pour illustrer ce que nous appelons lrsquoarborescence de recherche ougrave chaque nœud
serait une joute dialectique Cette combinaison justifiera alors le nom geacuteneacuteral drsquoarborescence-
tabulaire pour notre outil de repreacutesentation En bref apregraves lrsquoeacutechelle microscopique de lrsquoentretien
avec Gorgias nous allons maintenant consideacuterer lrsquoeacutechelle macroscopique de lrsquoentretien avec
Polos en le replaccedilant dans un projet plus vaste
La suite de lrsquoentretien est drsquoailleurs assez diffeacuterente de ce qursquoil eacutetait jusque lagrave Socrate
ayant deacuteclareacute avoir deacutecouvert une contradiction chez Gorgias Polos deacutecide de prendre la relegraveve
Ce dernier srsquoindigne de la meacutethode socratique lrsquoensemble des rappels eacutethiques effectueacutes durant
ce premier moment ne suffisent pas agrave convaincre Polos de la bonne foi de Socrate Polos
reproche agrave Socrate drsquoavoir fait conceacutedeacute des propositions fausses agrave Gorgias afin de le pousser agrave la
contradiction
τοῦτο ὃ δὴ ἀγαπᾷς αὐτὸς ἀγαγὼν ἐπὶ τοιαῦτα ἐρωτήματα ἐπεὶ τίνα οἴει ἀπαρνήσεσθαι μὴ οὐχὶ καὶ αὐτὸν ἐπίστασθαι τὰ δίκαια καὶ ἄλλους διδάξειν
126
[crsquoest] cela qui te reacutejouit drsquoautant plus si crsquoest toi qui y pousse avec tes questions Vraiment te figures tu que lrsquoon contesterait savoir ce que sont les choses justes et les enseigner quand mecircme
(PLATON Gorgias 461c)
Pour Polos la malhonnecircteteacute est manifeste car il est impossible de pouvoir preacutetendre enseigner ce
qursquoest ou ce que nrsquoest pas le juste tout en ne le connaissant pas soi-mecircme Pour cette raison
Polos deacuteclare la contradiction caduque et la justifie par une laquo faiblesse raquo de Gorgias Socrate
deacutecide donc drsquoinviter Polos agrave prendre la place de Gorgias afin de constater si lui aussi tomberait
dans une pareille contradiction
καὶ νῦν εἴ τι ἐγὼ καὶ Γοργίας ἐν τοῖς λόγοις σφαλλόμεθα σὺ παρὼν ἐπανόρθου δίκαιος δ᾽ εἶ καὶ ἐγὼ ἐθέλω τῶν ὡμολογημένων εἴ τί σοι δοκεῖ μὴ καλῶς ὡμολογῆσθαι ἀναθέσθαι ὅτι ἂν σὺ βούλῃ [hellip]
Ainsi en ce moment mecircme si dans nos propos agrave Gorgias et moi il y a quelque chose drsquoinexact corrige-nous tu le dois Et je veux si nous nous sommes mis drsquoaccord sur un point qui te paraicirct faux que tu me fasses rejouer mon coup [hellip]
(PLATON Gorgias 461c-d [trad modif LAFFITTE])
Lrsquoironie socratique est encore une fois une neacutecessiteacute face agrave un personnage indigneacute et en colegravere
lrsquoart de la conversation neacutecessite au preacutealable la reacuteintroduction drsquoune perspective de recherche
commune crsquoest-agrave-dire un inteacuterecirct pour lrsquointerlocuteur de Socrate agrave continuer le dialogue Nous
remarquons ici encore comment cette recherche de veacuteriteacute semble adopter un caractegravere ludique
(au sens premier du terme) La reacutefeacuterence au jeu de pions nrsquoest drsquoailleurs pas un hasard il est clair
que Socrate et les sophistes jouent le mecircme jeu mais pour des motifs diffeacuterents Ce moment peut
donner lrsquoimpression (volontaire) que Socrate nrsquoest plus alors en train de chercher la veacuteriteacute mais
srsquoamuse simplement agrave reacutefuter les thegraveses de ses interlocuteurs agrave la suite (agrave lrsquoimage drsquoun Gorgias
preacutetendant pouvoir reacutepondre agrave toute question) Cette interpreacutetation nrsquoest pourtant que partielle
car il apparaicirct au delagrave de la satisfaction immeacutediate de la reacutefutation que Socrate deacutesire
neacuteanmoins arriver agrave une position finale exempte de toute contradiction La suite du dialogue
appuiera davantage ce point comme nous le verrons
Cependant chose remarquable les rocircles srsquoinversent agrave cet instant et Socrate entre dans la
posture du Reacutepondant Lrsquoobjectif de Platon est compreacutehensible apregraves avoir critiqueacute la position
127
de Gorgias il convient maintenant pour Platon agrave travers la figure de lrsquoauteur drsquoavancer sa thegravese
Comme toujours chez Platon il nrsquoy a pas de hasard en vertu notamment du postulat theacuteacirctral tel
que nous lrsquoeacutevoquions parmi nos hypothegraveses de recherche Cette transition est agrave lrsquoeacutevidence une
rupture manifeste dans la maiumleutique comme art de la recherche de veacuteriteacute Socrate nous montre
alors comment il convient drsquoagir dans une telle situation Il faut flatter lrsquoadversaire et donner
lrsquoillusion que celui-ci a le dessus sur la situation bien souvent les dialogues se concluent par un
malaise chez lrsquointerlocuteur celui-ci nrsquoayant pas eacuteteacute capable de deacutefinir son propre objet Voilagrave
alors tout lrsquointeacuterecirct de ce passage faussement eacutelogieux de Socrate vis-agrave-vis de la jeunesse
qursquoincarne Polos et ougrave Socrate espegravererait voir celui-ci le laquo corriger raquo de ses erreurs Seul le
lecteur naiumlf pourrait prendre ce passage au pied de la lettre Platon joue drsquoailleurs beaucoup de
lrsquoironie socratique pour non seulement eacuteclairer ce que nous disions plus haut mais aussi pour
discreacutediter certains personnages aupregraves du lecteur Ici par exemple Polos apparaicirct clairement
comme un personnage peu enclin agrave la discussion et encore moins agrave discerner lrsquoironie de la
sinceacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence la recherche de veacuteriteacute sur le monde par delagrave les preacutejugeacutes sensibles ne
sera pas simple avec ce personnage Pourtant Socrate se sacrifie Comme il est eacutecrit dans la
Reacutepublique au livre VII le philosophe doit retourner dans la caverne pour sortir les autres de
leur ignorance Crsquoest cela que Socrate reacutealise devant nous en ne renonccedilant jamais au dialogue
mais en lui donnant des regravegles pour que celui-ci ait un sens 86
La regravegle principale que Socrate deacutesire imposer est cruciale elle deacutefinit la condition mecircme
du dialogue la micrologie (que nous opposons agrave la macrologie agrave savoir lrsquoart des longs
discours) Socrate demande agrave Polos de continuer lrsquoentretien par de courtes questions et reacuteponses
condition sine qua non de la recherche dialectique selon lui Comme eacutevoqueacute lors de la premiegravere
intervention de Polos avant lrsquoentretien avec Gorgias les longs discours ne reacutepondent pas aux
questions ils permettent uniquement de perdre lrsquoadversaire (dans un contexte agonistique) dans
les meacuteandres drsquoun raisonnement trop long agrave reacutefuter Il est neacutecessairement plus long de reacutefuter un
raisonnement que drsquoeacutenoncer le raisonnement fallacieux lui-mecircme La macrologie est donc agrave la
Lrsquoenreacutegimentation du dialogue lui donne agrave la fois une direction crsquoest-agrave-dire oriente la recherche et 86
dans le mecircme temps la justifie en lui attribuant une signification Nous jouons alors sur la polyseacutemie du sens en franccedilais Par ces regravegles le dialogue devient senseacute et censeacute
128
fois un moyen de faire perdre le cours du dialogue agrave lrsquoadversaire et aux auditeurs mais aussi un
habile moyen pour gagner du temps car il devient impossible pour lrsquoopposant de prendre assez
de temps pour reacutefuter la totaliteacute de la proposition initiale Pourtant quiconque a lu le Gorgias ne
peut que srsquoeacutetonner drsquoune pareille argumentation de la part de Socrate qui le plus souvent
monopolise la parole et qui finira mecircme le dialogue par ne plus que parler seul face au
deacutesinteacuteressement de Calliclegraves Neacuteanmoins il faut ici garder agrave lrsquoesprit qursquoil srsquoagit avant tout du
principe maiumleutique et que pour cette raison Socrate parle beaucoup mais pas trop
Bien que nous allions revenir dans la derniegravere partie de notre travail sur les monologues
socratiques de la fin du Gorgias nous pouvons deacutejagrave eacutevoquer la raison principale de cette
diffeacuterence de traitement la juste mesure Quand bien mecircme Socrate parlerait parfois beaucoup 87
plus que Polos Gorgias ou Calliclegraves il ne parle jamais trop Socrate est toujours soit dans son
raisonnement soit dans une ironie dont la viseacutee est seulement de maintenir les conditions du
dialogue Agrave lrsquoinverse mecircme srsquoils parlent parfois peu il nrsquoempecircche que les sophistes ne sont pas
agrave chaque intervention dans le sens du dialogue lrsquoobjectif est avant tout pour eux de sortir
victorieux de lrsquoeacutechange Bien au contraire agrave de nombreuses reprises ceux-ci tentent de perturber
lrsquoauditoire et lrsquoadversaire afin de remporter la joute sans se preacuteoccuper de la justesse de leur
propos Plus preacuteciseacutement drsquoapregraves la conclusion de notre premier chapitre sur le fonctionnement
des joutes la veacuteriteacute des sophistes nrsquoest autre qursquoune simple strateacutegie gagnante En cela le simple
fait drsquoecirctre victorieux est un preuve temporaire de la veacuteraciteacute de lrsquoargumentation Cela ne
fonctionne plus chez Platon pour qui la veacuteriteacute nrsquoa drsquoautre juge que le reacuteel lui-mecircme Lrsquoexteacuterieur
de la caverne est le monde le plus reacuteel davantage reacuteel que les ombres projeteacutees sur le fond de la
salle La macrologie du sophiste (au sens geacuteneacuteral) est ainsi une strateacutegie dont lrsquounique objectif
est de deacutestabiliser lrsquoadversaire Crsquoest donc potentiellement une strateacutegie gagnante mais dans
lrsquooptique plus honnecircte de la recherche de veacuteriteacute comme absolu commun reacutesultant drsquoun effort de
dialogue cette macrologie est une consideacuterable perte de temps qursquoil faut impeacuterativement
eacuteradiquer Un bon dialogue repose sur la juste mesure du temps de parole mesure non pas
Agrave ne pas confondre avec la mesure du juste que nous allons aborder par la suite Nous nous inspirons 87
ici et pour la suite de maniegravere pousseacutee des travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot et notamment du chapitre VI de son ouvrage Platon lrsquoinvention de la philosophie deacutejagrave preacuteceacutedemment citeacute dans notre travail
129
arithmeacutetique (dureacutees toujours identiques) mais geacuteomeacutetrique (dureacutees toujours proportionnelles agrave
la neacutecessiteacute du propos) En cela les monologues socratiques de la fin du Gorgias respectent la
juste mesure quoique nous y reviendrons par la suite
Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b]
Nous nous concentrons maintenant sur un passage assez court et qui pourtant requiert une
vaste compreacutehension de lrsquoœuvre de Platon pour ecirctre pleinement abordeacute Apregraves un deacutebat
initialement sur la nature de la rheacutetorique Polos deacuteplace lrsquoobjet vers la puissance des orateurs
dans la citeacute Polos refuse cateacutegoriquement la critique de Socrate et deacuteclare que la supreacutematie de
la rheacutetorique vient de sa capaciteacute agrave rendre un homme tout-puissant dans la citeacute Il srsquoappuie alors
sur lrsquoargumentaire de Gorgias que lrsquoon trouve par exemple dans lrsquoEacuteloge drsquoHeacutelegravene et qursquoil vient
drsquoeacutenoncer (456a- 457c)
[hellip) la puissance eacuteminente de la rheacutetorique qui [] permet [au sophiste] dans le cadre drsquoun deacutebat public de lrsquoemporter sur nrsquoimporte qui y compris un speacutecialiste agrave nrsquoimporte quel sujet
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 171)
Il srsquoagit drsquoun argument de fait la deacutevaluation socratique est contredite par le constat empirique
de la toute puissance des rheacuteteurs dans la citeacute deacutemocratique ce qui a eacuteteacute eacutetabli par Gorgias agrave la
fin de la premiegravere joute Pour le rheacuteteur les plus grands hommes sont dans une citeacute
deacutemocratique les eacutequivalents des tyrans ceux-ci possegravedent droit de vie ou de mort sur les autres
citoyens Cette capaciteacute est lrsquoincarnation drsquoun pouvoir absolu pour Polos Pourtant Socrate
remarque que lrsquoassimilation de la puissance agrave un bien conduit les rheacuteteurs agrave nrsquoavoir aucune
puissance srsquoils ne peuvent atteindre un but valable La joute qui va suivre portera donc sur un
problegraveme de mesure opposant drsquoune part lrsquoargumentation empirique de Polos et lrsquoargumentation
rationnelle de Socrate (cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172)
Socrate va alors jouer le jeu de Polos afin de le contredire sur son propre terrain Il
commence par distinguer la connaissance rationnelle de lrsquoopinion Cet argument nrsquoest pas sans
rappeler le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature dont nous parlions un peu plus tocirct La
meacutethodologie eacuteleacuteate en grande partie agrave lrsquoœuvre dans la maiumleutique socratique passe par cette
130
distinction primordiale entre ce que les mortels croient et la veacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence lrsquoobjectif du
philosophe est de toujours deacutepasser lrsquoopinion afin de preacutetendre agrave une connaissance vraie sur le
monde Or le tyran comme le sophiste ne srsquoen tient qursquoagrave ses opinions et nrsquoa pas de jugement
vrai (au sens platonicien) sur le monde Ainsi ce dernier fait ce qursquoil croit ecirctre bien pour lui
mais nrsquoen a en fait aucune reacuteelle ideacutee Un homme preacutesenteacute comme theacuteorique et deacutepourvu
drsquointelligence laquo se tromperait presque ineacutevitablement et choisirait le pire pour lui raquo (SEacuteGUY-
DUCLOT 2014 172) Ainsi conclut Socrate quand bien mecircme la puissance serait un bien comme
le disait Polos cet homme incapable drsquoagir dans son propre inteacuterecirct serait incapable drsquoaller vers
un quelconque bien Lrsquoobjectif de la joute pour Socrate est donc le suivant prouver que le tyran
souffre drsquoune impuissance radicale (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172) En deacutemontrant ceci Socrate
reacutefutera Polos
Mais Polos refuse une distinction seacutemantique cruciale entre laquo faire ce que bon nous
semble raquo et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo Le rheacuteteur qursquoil est ne la refuse pas simplement mais en
profite pour rabaisser Socrate et traiter son argumentation de laquo pitoyable raquo Lagrave encore le
personnage de Socrate nous donne une leccedilon de patience et drsquoironie Bien plutocirct que de
srsquoeacutenerver Socrate reacutepond agrave Polos avec une fausse politesse eacutevidente Lrsquoobjectif est ici de ne pas
laisser le dialogue sombrer dans lrsquoeacuteristique qui reposerait plus sur des injures que sur des
arguments logiques Socrate parvient mecircme agrave revenir dans la position du questionneur (situation
ideacuteale puisque permettant de conduire lrsquoentretien bien plus facilement) En prenant lrsquoexemple
drsquoun malade prenant un meacutedicament non pas pour le plaisir de boire la potion mais pour son effet
curatif Socrate fait reconnaitre agrave Polos qursquoune action nrsquoest jamais faite pour elle-mecircme mais
seulement en vue de sa finaliteacute De la mecircme maniegravere les marins ne sillonnent pas les mers pour
le simple fait de sillonner les mers mais pour acqueacuterir des richesses Socrate opegravere ensuite une
tripartition entre les choses (dans le sens drsquoactions) quant agrave lrsquoeacutevaluation de leur viseacutee certaines
sont bonnes drsquoautres mauvaises et drsquoautres enfin neutres Polos reconnait cette division Mais
directement apregraves Socrate fait aussi conceacuteder agrave Polos que les actions neutres ne sont en fait
jamais une fin mais un moyen vers un bien Par exemple on ne marche pas pour marcher mais
pour se deacuteplacer aller agrave un endroit Ainsi mecircme si la marche en elle-mecircme est une activiteacute
consideacutereacutee comme neutre sa finaliteacute est celle drsquoune bonne action De la mecircme maniegravere Socrate
131
fait reconnaitre agrave Polos que mecircmes les pires actions telles que faire peacuterir un homme ou lrsquoexiler
ne sont jamais faites dans un autre but que notre propre bien Socrate vient ainsi de deacutefinir
quelque chose drsquoimportant pour la suite toute action bonne neutre ou mauvaise est toujours
accomplie dans le sens de ce que nous pensons pouvoir nous apporter un certain bien Par ce
raisonnement Socrate vient de lier intrinsegravequement toute action avec la volonteacute drsquoun bien
personnel pour lrsquoagent Cet eacuteleacutement est primordial il va permettre la mise en place des
paradoxes socratiques et par la suite la reacutefutation des positions de Polos
La distinction qursquoeffectue Socrate part du principe eacutetabli que toute action vise le bien pour
son agent Si le tyran dans sa toute puissance commet une action qui se reacutevegravele nuisible pour lui
alors il nrsquoa pas pu faire ce qursquoil voulait puisque celui-ci voulait neacutecessairement son propre bien
Nous voyons comment Platon joue avec la volonteacute ponctuelle drsquoune part et la volonteacute finale
drsquoautre part La volonteacute ponctuelle est lrsquoaction que lrsquohomme veut faire agrave un instant donneacute Mais
chaque action reacutesultant de la volonteacute ponctuelle srsquoinscrit dans un projet plus geacuteneacuteral de volonteacute
finale crsquoest-agrave-dire le bien de lrsquoagent En subordonnant toute volonteacute ponctuelle agrave la volonteacute
finale Socrate permet de distinguer clairement laquo faire ce que bon nous semble raquo (volonteacute
ponctuelle) et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo (volonteacute finale) Tout homme veut le bien mais son
ignorance ne lui permet pas toujours drsquoaccorder sa volonteacute ponctuelle et sa volonteacute finale La
critique de Socrate repose donc sur lrsquoignorance du rheacuteteur Le tyran qui ne sait pas peut tout
faire de faccedilon ponctuelle mais pas de faccedilon finale La connaissance du juste est neacutecessaire agrave
lrsquoomnipotence
Le rheacuteteur confond pouvoir et puissance potestas et potentia Le pouvoir est la reacutealiteacute du
tyran il srsquoagit de son champ drsquoaction son intensiteacute dans lrsquoacte En cela le tyran est lrsquohomme
avec le plus de pouvoir Le pouvoir rejoint lrsquoautoriteacute lrsquoeffet immeacutediat sur les autres La
puissance agrave lrsquoinverse est un rapport agrave soi passant par une connaissance du reacuteel Crsquoest agrave la fois un
savoir et une vertu Socrate est le personnage le plus puissant en accordant agrave la perfection ce
qursquoil veut agrave la reacutealiteacute du monde La fin de la puissance nrsquoest pas drsquoexercer un pouvoir sur autrui
mais sur soi Le sophiste absolu incarneacute par la suite par Calliclegraves est maitre de lrsquounivers sans
ecirctre maitre de lui-mecircme il est pur pouvoir La volonteacute de puissance implique de commander agrave ce
132
qui est en soi elle implique drsquoobeacuteir agrave ce qui est plus grand que soi Si nous deacutesirons ici prendre le
temps de la reacuteflexion sur ces notions de pouvoir et de puissance crsquoest avant tout pour insister sur
la faccedilon avec laquelle Platon parvient comme nous lrsquoeacutevoquions plus haut agrave joindre diffeacuterents
plans de sa penseacutee Comme nous lrsquoeacutevoquions la diffeacuterence entre le philosophe et le sophiste
repose dans sa pratique du dialogue sur la preacutesence pour le philosophe drsquoune finaliteacute deacutepassant
lrsquohorizon simple de la victoire de la joute oratoire De la mecircme maniegravere dans le Gorgias il
apparaicirct clairement que la distinction entre la puissance et le pouvoir relegraveve du mecircme problegraveme
Finalement tout ceci pourrait se reacutesumer agrave la partie de lrsquoacircme mise en avant selon le personnage
Dans le cas du philosophe toute lrsquoacircme est tourneacutee vers laquo les choses de lrsquointellect raquo (νοῦς) alors
que le tyran (crsquoest-agrave-dire le sophiste dans ce qursquoil est de plus extrecircme) tourne son acircme vers laquo les
plaisirs mateacuteriels raquo (ἐπιθυmicroία)
Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes
laquo Nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo La conclusion socratique semble intenable En effet
drsquoapregraves lrsquoensemble de ses positions Socrate semble deacutefendre lrsquoideacutee selon laquelle toute action a
pour finaliteacute le bien Mais la situation est indeacutefendable sur le plan juridique Comment peut-on
garder un systegraveme judiciaire reposant sur la responsabiliteacute des actes si toute injustice devient
neacutecessairement involontaire Ce problegraveme nrsquoen est pourtant pas un pour Platon nous deacutecidons
de regarder les thegraveses platoniciennes sous un aspect plus geacuteneacuteral En effet notre approche
dialogique nous a bien souvent conduit agrave ne voir dans les joutes socratiques que des strateacutegies
gagnantes vides de reacutealiteacutes Cependant le moment nous semble ici ideacuteal pour justifier au plan
large (crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble du corpus et non plus seulement drsquoune œuvre prise
isolement) que le personnage de Socrate est le vecteur de thegraveses platoniciennes Ces thegraveses
deacutepassent les apories de surface pour prendre un sens nouveau une fois pleinement remises dans
leur contexte
En vertu des thegraveses eacutenonceacutees dans lrsquoHippias mineur celui qui manque son objectif
volontairement est meilleur que celui qui le fait sans en avoir le choix Par exemple celui qui
court lentement par choix est un meilleur coureur que celui qui court lentement par neacutecessiteacute
133
mdash Ἐν δρόμῳ μὲν ἄρα πονηρότερος ὁ ἄκων κακὰ ἐργαζόμενος ἢ ὁ ἑκών mdash Ἐν δρόμῳ γε
mdash Dans la course celui qui fait un mauvais travail involontairement est plus mauvais que celui qui le fait volontairement mdash Oui dans la course
(PLATON Hippias mineur 374a)
Mais dans ce cas celui qui manquerait volontairement la justice de son action serait plus juste
que celui qui le ferait par erreur Lrsquohomicide volontaire serait par exemple moins grave que
lrsquohomicide involontaire du simple fait que dans le premier cas le criminel aurait eu conscience
de ce qursquoil eucirct fallu faire de juste mais aurait volontairement choisi lrsquoinjustice Nous voyons
combien la discussion entre Polos et Socrate est grave il ne srsquoagit plus simplement de deacutefinir
lrsquoactiviteacute des orateurs dans la citeacute mais de rendre raison drsquoun systegraveme juridique reposant sur
lrsquointentionnaliteacute des actes La distinction repose ici sur les deux termes preacuteceacutedemment citeacutes
laquo volontaire raquo (ἑκών [374a]) et laquo involontaire raquo (ἄκων) Le dialogue de lrsquoHippias mineur ne
propose ici aucune solution et se termine par une aporie Toutefois la difficulteacute est leveacutee dans un
autre dialogue le Protagoras (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 175)
ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι ἀλλ᾽ εὖ ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν
Pour moi je suis agrave-peu-pregraves persuadeacute quaucun sage ne croit que qui que ce soit pegraveche de plein greacute et fait de propos deacutelibeacutereacute des actions honteuses et mauvaises mais ils savent tregraves bien que tous ceux qui commettent des actions de cette nature les commettent involontairement
(PLATON Protagoras 345d-e [trad modif COUSIN])
Le Gorgias se place donc agrave la suite de cette consideacuteration qui est que la volonteacute finale ne peut
ecirctre que le bien Il devient donc impossible de commettre une injustice involontairement ce qui
supprime de facto lrsquoaporie de lrsquoHippias mineur Mais cette solution qui supprime lrsquoinjustice
volontaire ne permet pas dans un systegraveme peacutenal de consideacuterer lrsquoinjustice involontaire comme
moins grave puisque lrsquoinjustice devient neacutecessairement involontaire Nous retrouvons ici lrsquoideacutee
deacutefendue par Aristote dans son Eacutethique agrave Nicomaque
134
ἔτι δὲ τί διαφέρει τῷ ἀκούσια εἶναι τὰ κατὰ λογισμὸν ἢ θυμὸν ἁμαρτηθέντα φευκτὰ μὲν γὰρ ἄμφω δοκεῖ δὲ οὐχ ἧττον ἀνθρωπικὰ εἶναι τὰ ἄλογα πάθη ὥστε καὶ αἱ πράξεις τοῦ ἀνθρώπου ltαἱgt ἀπὸ θυμοῦ καὶ ἐπιθυμίας ἄτοπον δὴ τὸ τιθέναι ἀκούσια ταῦτα
Et de plus quelle diffeacuterence fait-on si elles sont commises contre notre greacute entre les fautes de calcul et les fautes dues agrave lrsquoardeur Elles sont en effet agrave proscrire toutes les deux Or les fautes sans calcul semble-t-il ne sont pas moins humaines De sorte que sont aussi le fait de lrsquohomme les actions qui procegravedent de lrsquoardeur et de lrsquoappeacutetit Il est donc deacuteplaceacute de poser lagrave des actes non consentis
(ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque III 1 1111b1 [trad modif BODEacuteUumlS])
Nous devons alors nous tourner vers le dernier dialogue de Platon pour comprendre
comment sortir deacutefinitivement de lrsquoaporie et reacuteintroduire un systegraveme judiciaire capable drsquoagir
dans la citeacute Il srsquoagit des Lois IX
si nous voulons accorder le laquo nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo et les neacutecessiteacutes du systegraveme peacutenal nous ne pouvons affirmer qursquoil y a agrave la fois une injustice volontaire et une injustice involontaire Il srsquoagit drsquoun problegraveme dialectique tout reacuteside dans le choix de la bonne distinction agrave opeacuterer
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176)
Seacuteguy-Duclot remarque que la distinction ne repose plus sur lrsquoinjustice volontaire ou non mais
sur la notion de laquo dommage raquo (βλάβη [862a]) entre un dommage qui relegraveve de lrsquoinjustice et un
dommage qui nrsquoen relegraveve pas laquo Tout dommage nrsquoest pas une injustice il peut nrsquoecirctre qursquoun
dommage involontaire raquo (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176) Le lecteur devra alors remarquer la
pirouette fantastique opeacutereacutee par Platon qui plutocirct que de deacutemontrer que toute injustice est
involontaire deacutemontre agrave lrsquoinverse que lrsquoinjustice involontaire nrsquoexiste pas Ceci peut alors
sembler paradoxal et aller agrave lrsquoencontre de la thegravese deacutefendue plus tocirct consistant agrave renier
lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune volonteacute meacutechante Bien au contraire en srsquoappuyant sur la distinction que
nous avons preacuteceacutedemment eacutenonceacutee il apparaicirct clairement que tout le raisonnement repose sur les
ambiguiumlteacutes de certains mots La volonteacute nrsquoest pas simplement ce que lrsquoon deacutesire faire de maniegravere
immeacutediate mais ce vers quoi lrsquoon tend de maniegravere finale il srsquoagit de la diffeacuterence que nous
consideacuterions plus tocirct entre volonteacutes finale et ponctuelle Une injustice doit toujours ecirctre
volontaire puisque une injustice est la reacutesultante drsquoune action meacutediteacutee de maniegravere ponctuelle
135
comme moyen drsquoatteindre le bien Lrsquoinjustice est donc la cause drsquoune ignorance de la part de
lrsquoagent incapable de comprendre le lien reacuteel entre son action immeacutediate et ses conseacutequences
ultimes Ecirctre injuste crsquoest ne pas savoir ce qui reacutesultera de notre action Les dommages en
revanche ne sont pas neacutecessairement lieacutes agrave la volonteacute de lrsquoagent Il existe des dommages
involontaires lorsque les conseacutequences de lrsquoaction sont totalement impreacutevisibles En revanche
lrsquoinjustice est toujours volontaire puisque elle est un autre nom pour un laquo mauvais jugement raquo
En suivant notre raisonnement le lecteur pourra ecirctre surpris drsquoy voir surgir un autre
paradoxe apparement plus dur encore agrave deacutepasser Si lrsquoinjustice ne relegraveve pas drsquoune mauvaise
volonteacute mais drsquoune ignorance du bien comment peut-on condamner un homme pour son
ignorance Le problegraveme semble persister et aucun des dialogues eacutetudieacutes nrsquoapporte de reacuteponse agrave
cette question Les lois amegravene un premier eacuteleacutement de reacuteponse Lrsquoinjustice trouve sa source dans
le laquo cœur raquo (θυmicroός [863b] le laquo plaisir raquo (ἡδονή) et lrsquolaquo ignorance raquo (ἄγνοια) Selon Platon
lrsquoinjustice prend place quand lrsquoignorance conduit agrave prendre un plaisir pour le bien Nous pouvons
alors sortir du paradoxe en rapprochant ce raisonnement de ce que nous avions conclu agrave la suite
du livre VI de la Reacutepublique En effet la tripartition de lrsquoacircme et le dualisme ontologique sont la
cause reacuteelle de lrsquoinjustice mais aussi de sa responsabilisation Le cœur comme expliqueacute dans le
Phegravedre est la source du choix de vie chez lrsquohomme Il faut donc que lrsquohomme tourne tout entier
son cœur vers la raison et reacutesiste agrave la distraction de lrsquoeacutetalon noir les deacutesirs
ὅταν δ᾽ οὖν ὁ ἡνίοχος ἰδὼν τὸ ἐρωτικὸν ὄμμα πᾶσαν αἰσθήσει διαθερμήνας τὴν ψυχήν γαργαλισμοῦ τε καὶ πόθου κέντρων ὑποπλησθῇ ὁ μὲν εὐπειθὴς τῷ ἡνιόχῳ τῶν ἵππων ἀεί τε καὶ τότε αἰδοῖ βιαζόμενος ἑαυτὸν κατέχει μὴ ἐπιπηδᾶν τῷ ἐρωμένῳ ὁ δὲ οὔτε κέντρων ἡνιοχικῶν οὔτε μάστιγος ἔτι ἐντρέπεται σκιρτῶν δὲ βίᾳ φέρεται καὶ πάντα πράγματα παρέχων τῷ σύζυγί τε καὶ ἡνιόχῳ ἀναγκάζει ἰέναι τε πρὸς τὰ παιδικὰ καὶ μνείαν ποιεῖσθαι τῆς τῶν ἀφροδισίων χάριτος
Quand la vue dun objet propre agrave exciter lamour agit sur le cocher embrase par les sens son acircme tout entiegravere et lui fait sentir laiguillon du deacutesir le coursier qui est soumis agrave son guide domineacute sans cesse et dans ce moment mecircme par les lois de la pudeur se retient dinsulter lobjet aimeacute mais lautre ne connaicirct deacutejagrave plus ni laiguillon ni le fouet il bondit emporteacute par une force indomptable cause les disgracircces les plus factieuses au coursier qui est avec lui sous le joug et au cocher les entraicircne vers lobjet de ses deacutesirs et apregraves une volupteacute toute sensuelle
136
(PLATON Phegravedre 254a [trad modif COUSIN])
Lrsquohomme est donc responsable de ce vers quoi il se tourne De plus les plaisirs sont une
image deacuteteacuterioreacutee du bien dans le monde sensible Il y a donc une plus faible proportion drsquoecirctre
dans les plaisirs sensibles que dans les strates supeacuterieures des plaisirs intelligibles Lrsquoinjustice est
donc la reacutesultante drsquoune mauvaise orientation de lrsquoacircme conduisant lrsquohomme agrave prendre une image
sensible pour une reacutealiteacute intelligible
Nous en sommes responsables parce que la laquo ligne raquo de lrsquoecirctre est verticale et paradoxalement non lineacuteaire Le bien nrsquoest pas un terme quelconque il correspond au sommet agrave la fois de lrsquoecirctre et de la connaissance et pourtant du fait de la non-lineacuteariteacute nous sommes libres de ne pas le suivre Il y a donc non pas une neacutecessiteacute de connaissance mais un devoir de connaissance
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 180)
Crsquoest drsquoapregraves ce laquo devoir de connaissance raquo que lrsquohomme peut juger et ecirctre jugeacute dans la citeacute Ce
que nous venons drsquoexpliquer ne couvre eacutevidemment pas la totaliteacute de la question morale chez
Platon loin srsquoen faut Cependant nous sommes deacutejagrave en possession de nombreux eacuteleacutements nous
permettant de comprendre de maniegravere plus claire le chemin parcouru Nous pouvons alors
repreacutesenter selon notre modegravele arborescent la totaliteacute du raisonnement effectueacute sur cette question
morale
137
FIG 17 REPREacuteSENTATION ARBORESCENTE DU PROBLEgraveME DE LrsquoINJUSTICE88
Cette repreacutesentation se lit du bas vers le haut La premiegravere aporie apparaicirct dans lrsquoHippias mineur
Socrate srsquoy interroge sur la diffeacuterence entre celui qui manque son but volontairement et celui qui
le manque involontairement Si cela fonctionne dans le cas de la course (un coureur qui va
volontairement lentement est meilleur qursquoun coureur condamneacute agrave ne pas aller vite) Socrate doit
reconnaitre que cela ne fonctionne plus dans le cas de la morale Tout du moins le problegraveme est
Nous utilisons dans cette repreacutesentation le symbole laquo perp raquo pour signaler une antilogie ou toute forme 88
drsquoinvaliditeacute du raisonnement (par exemple lrsquoincapaciteacute de juger un individu) On peut alors parler drsquoaporie plutocirct que drsquoantilogie
138
Hippias mineur
Protagoras
Lois IX
perp
perp
perp
perp
Gorgias
Reacutepublique Phegravedre
Celui qui commet une injustice volontairement est meilleur que celui qui le fait involontairement
Il est impossible de juger les hommes pour leurs actes car personne ne commet lrsquoinjustice volontairement
Toute injustice est
condamnable
Nul ne deacutesire lrsquoinjuste
comme finaliteacute mais
cer ta ins le deacutes irent
comme moyen
Lrsquohomme est responsable
de ce sur quoi il applique
son acircme
poseacute mais il ne trouve pas de reacuteponse satisfaisante Un eacuteleacutement de reacuteponse se trouve alors dans le
Protagoras ce qui permet de deacutepasser lrsquoaporie en eacuteclairant sous un autre jour le problegraveme La
thegravese deacuteveloppeacutee est la mecircme que celle qui sera reprise par la suite dans le Gorgias agrave savoir
qursquoen morale il est impossible de volontairement rater sa cible On ne peut pas viser ce que lrsquoon
ne considegravere pas ecirctre le bien ou agrave lrsquoinverse nos actions ne peuvent que viser ce que nous
consideacuterons ecirctre le bien Le problegraveme de lrsquoHippias mineur est donc en partie reacutesolu le problegraveme
nrsquoexiste pas Cependant une autre aporie fait son apparition dans ce cas comment peut-on
juger les hommes si ceux-ci ne peuvent que viser ce qursquoils considegraverent comme eacutetant le bien
Pour cette raison le Protagoras remplace une aporie theacuteorique par une aporie pragmatique Les
Lois IX nous donnent une reacuteponse mais agrave lrsquoextrecircme opposeacute de nos attentes Il ne srsquoagit plus de
faire la distinction entre injustice volontaire ou involontaire mais entre les dommages reacutesultant
drsquoune injustice ou non Ainsi Platon condamne tout dommage reacutesultant drsquoune injustice ce qui
est lrsquoinverse de ce que le lecteur imagine toute injustice est certes involontaire mais toute
injustice est condamnable La situation semble tout aussi aporeacutetique que preacuteceacutedemment quoique
les choses avancent Le Gorgias sans reacutepondre directement permet neacuteanmoins de percevoir la
penseacutee de Platon en filigrane il existe une distinction entre le moyen et la finaliteacute drsquoune action
On peut vouloir le mal comme un moyen pour arriver agrave ce que lrsquoon pense ecirctre le bien (comme
finaliteacute) Il est alors selon Platon condamnable de deacutesirer une action injuste mecircme dans
lrsquooptique finale du bien Pour justifier cette responsabiliteacute agrave deacutesirer lrsquoinjuste il faut enfin se
tourner vers la theacuteorie de lrsquoacircme dans la Reacutepublique et le Phegravedre Nous remarquons alors ce qui
fait lrsquouniciteacute et lrsquouniteacute de la thegravese platonicienne chaque raisonnement semble isolement
aporeacutetique Pourtant une fois reacuteinteacutegreacutees agrave un projet plus vaste plus large il devient clair que les
apories ne sont que des moments de la reacuteflexion Il est aussi remarquable que lrsquoaporie des Lois
trouve sa solution dans son double theacuteorique la Reacutepublique Lrsquoeacutecriture de Platon nrsquoeacutetait pas
lineacuteaire et toutes les reacuteponses ne se trouvent pas dans son dernier ouvrage Drsquoapregraves notre lecture
la Reacutepublique contient en elle les fondements theacuteoriques servant ainsi de reacuteponse aux autres
apories preacuteceacutedemment souleveacutees
Plus qursquoun simple choix visuel cette repreacutesentation arborescente vise selon nous agrave
montrer comment les apories locales disparaissent agrave lrsquoeacutechelle globale Nous le disions au deacutebut
139
de notre travail Platon est un dramaturge Dans ce cas il convient de lire un dialogue non pas
comme une piegravece entiegravere mais simplement comme une scegravene La succession des apories ou des
difficulteacutes ne repreacutesente pas la fin du raisonnement mais sa condition En cela lrsquoapproche de
Platon est dialectique car chaque problegraveme est consideacutereacute pour lui-mecircme puis replaceacute dans un
scheacutema de compreacutehension globale bien plus profond
140
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue
La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d]
Le dernier moment de notre travail portera sur la partie du dialogue entre Socrate et
Calliclegraves ainsi que sur le rocircle du mythe final dans la dialectique du Gorgias Bien que ce moment
soit le plus long dans le dialogue du Gorgias nous nrsquoy consacrerons pas autant de temps qursquoil
faudrait pour mener une analyse complegravete de ce passage En effet ayant deacutejagrave illustreacute le
fonctionnement de notre outil repreacutesentatif dans les deux preacuteceacutedentes parties nous preacutefeacuterons ici
nous consacrer aux caractegraveres plus uniques de lrsquoentretien entre Socrate et Calliclegraves agrave savoir le
rejet du dialogue par Calliclegraves ainsi que les recours mythologiques de Socrate Il semble en effet
neacutecessaire de srsquointerroger sur la preacutesence drsquoun mythe en guise de conclusion drsquoun dialogue
pourtant toujours plus rigoureux dans son application des regravegles de lrsquoeacutechange dialectique Nous
nous proposons de confronter le sens du mythe avec son contexte narratif afin drsquoen deacuteduire sa
viseacutee mais aussi son fonctionnement
Afin de comprendre la progression du dialogue nous devons dans un premier temps
comprendre les thegraveses avanceacutees par les deux partis Calliclegraves arrive agrave la suite de la reacutefutation de
Polos Ce que remarque drsquoembleacutee Calliclegraves crsquoest la valeur subversive des propos de Socrate
Pour Calliclegraves les thegraveses socratiques ne sont que des positions volontairement choquantes que
personne (pas mecircme Socrate) ne pourrait veacuteritablement consideacuterer comme vraie
Εἰπέ μοι ὦ Χαιρεφῶν σπουδάζει ταῦτα Σωκράτης ἢ παίζει 89
Dit moi Cheacutereacutephon Socrate est-il seacuterieux ou joue-t-il
(PLATON Gorgias 481b)
Il va en toute logique chercher parmi les preacuteceacutedents arguments de Polos la cause de sa
contradiction Cette erreur est en fait la mecircme chez Polos que chez Gorgias quelque temps
avant il srsquoagit drsquoun abus de conformisme (ou un manque de courage) qui les a empecirccheacute de
soutenir leur thegravese par honte laquo Il a eu honte de dire ce qursquoil pensait raquo (αἰσχυνθεὶς ἃ ἐνόει εἰπεῖν
[482e]) Calliclegraves en revanche ne srsquoembarrasse pas de sentiments il est plus laid de subir
Le terme laquo παίζει raquo est assez ambigu Ce dernier signifie agrave la fois jouer (litteacuteralement faire lrsquoenfant 89
laquo παῖς raquo) mais aussi se moquer (suivi de πρός)
141
lrsquoinjustice que de la commettre Cette honte reacutesulte de la preacutesence drsquoun auditoire et donc de la
pression de lrsquoopinion Il est impossible pour Gorgias et Polos de dire que Socrate a tort parce
que de pareils propos seraient risibles mdash voire condamnables mdash sur la place publique
Calliclegraves sort de la contradiction de Polos en invoquant la distinction entre
laquo nature raquo (φύσις [482e]) et laquo loi raquo (νόmicroος) Pour Calliclegraves Socrate piegravege ses interlocuteurs en
confondant nature et loi Ainsi commettre lrsquoinjustice est peut-ecirctre plus laid selon la loi mais pas
selon la nature les hommes fixent de maniegravere conventionnelle ce qui est laid Agrave lrsquoinverse dans
la nature ce jugement ne semble pas exister de la mecircme faccedilon la nature est par deacutefinition un
reacutefeacuterentiel hors des conventions Telle sera la position de Calliclegraves Dans cette perspective la
morale nrsquoest qursquoune ruse des faibles pour prendre le pouvoir sur les forts En fondant une justice
naturelle Calliclegraves deacutefend le droit du plus fort Il termine alors sa thegravese par la conseacutequence 90
ultime de sa position la philosophie nrsquoest qursquoune discipline intellectuelle qui ne saurait ecirctre la
finaliteacute de lrsquoeacuteducation des jeunes dans la citeacute Faire le choix de la philosophie crsquoest faire le choix
de la faiblesse voire laquo drsquoecirctre condamneacute agrave mort si [un individu malveillant] le voulait raquo ( [hellip] εἰ
βούλοιτο θανάτου σοι τιmicroᾶσθαι [486b])
Socrate reacutepond alors en preacutecisant lrsquoestime que ce dernier a pour un interlocuteur de la
qualiteacute de Calliclegraves
Εἰ χρυσῆν ἔχων ἐτύγχανον τὴν ψυχήν ὦ Καλλίκλεις οὐκ ἂν οἴει με ἅσμενον εὑρεῖν τούτων τινὰ τῶν λίθων ᾗ βασανίζουσιν τὸν χρυσόν [hellip]
Si je me trouvais ayant une acircme en or Calliclegraves ne crois-tu pas que je devrais me reacutejouir de trouver quelqursquoune de ces pierres par laquelle ils eacuteprouvent lrsquoor [hellip]
(PLATON Gorgias 486d)
Calliclegraves gracircce agrave ses positions theacuteoriques extrecircmes repreacutesente une chance pour Socrate Il est
lrsquounique moyen pour le philosophe de tester son art dialectique jusqursquoau bout gracircce agrave la
coheacuterence de ses preacutemisses par rapport au problegraveme de Polos Gorgias et Polos avaient fait 91
Il convient ici de remarquer combien la thegravese preacutesenteacutee est extrecircme et ne reflegravete pas ce qui serait une 90
laquo penseacutee sophistique raquo geacuteneacuterale chez Platon Dans La Reacutepublique I Thrasymaque deacutefinit les lois selon une approche qui se fonde davantage sur lrsquoempirisme et le pragmatisme les lois sont passeacutees et preacutevalent en soit elles sont un avantage mdash et non pas parce quelles iraient dans lrsquointeacuterecirct du plus fort
Cf supra I3 laquo La meacutethode eacuteleacuteate raquo la dokimasie comme test de validiteacute91
142
preuve de gegravene agrave lrsquoideacutee drsquoassumer la totaliteacute des conseacutequences logiques de leur position initiale
mdash qui ne portaient pas sur le mecircme sujet Mais Calliclegraves ne craint rien quant agrave lrsquoavantage de la
rheacutetorique pour la vie bonne il se permet drsquoaller au fond de sa penseacutee quitte agrave proposer un
monde sans autre fondement que la force
Comment peut-on comprendre ce rapport entre philosophie et sophistique Il semble
drsquoune part que le philosophe combatte avec ardeur les sophistes ce dernier doit agrave tout prix
eacuteradiquer leurs thegraveses afin de faire reacutegner un ideacuteal de justice dans la citeacute Pourtant il apparaicirct
comme un besoin pour le philosophe de se confronter agrave lrsquoextreacutemisme morale des sophistes afin
drsquoeacutevaluer ses propres thegraveses En drsquoautres termes le philosophe peut utiliser le sophiste car ce
dernier est un excellent moyen de tester la validiteacute des positions du philosophe
Lrsquoenjeu du dialogue pour le philosophe est donc double il faut soigner lrsquoautre de ses
mauvaises opinions en tentant de le convaincre et se soigner soi-mecircme en eacuteradiquant les thegraveses
invalides de notre raisonnement Pour ce faire il faut neacuteanmoins que le sophiste srsquoengage agrave
respecter les regravegles de lrsquoentretien dialectique Crsquoest lagrave toute la difficulteacute pour le philosophe le
seul apte agrave lui apporter un gain en veacuteriteacute est le sophiste mais ce dernier ne se laisse pas
facilement convaincre de participer agrave un tel exercice Il faut donc user de ruse (fausse naiumlveteacute
flatterie) pour conduire le sophiste agrave accepter de jouer le rocircle de lrsquoopposant Mais il faut de plus
user de ruse pour que ce dernier ne transforme pas le dialogue en une eacuteristique sans inteacuterecirct
Lrsquoironie socratique peut ainsi ecirctre deacutefinie comme lrsquoensemble des proceacutedeacutes hors du dialogue
mais qui rendent ce dialogue possible et feacutecond Le philosophe est condamneacute agrave revenir dans la
caverne pas seulement pour convaincre les autres mais pour se convaincre lui-mecircme drsquoecirctre sucircr
qursquoil ne confonde pas une ombre sensible avec une reacutealiteacute du monde intelligible Le sophiste en
vouant un culte aux ombres est le meilleur adversaire pour accomplir cette catharsis
intellectuelle
Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c]
Socrate remarque une ambivalence autour de la notion de force dans les propos de
Calliclegraves ce dernier confond laquo supeacuterieur raquo (τὸ κρεῖττον [488d]) laquo meilleur raquo (τὸ βέλτιον) et
143
laquo plus fort raquo (τὸ ἰσχυρότερον) Si la loi de nature place le pouvoir dans les mains des plus forts
alors la deacutemocratie est une eacutevolution naturelle de ce transfert de force En somme dans une
deacutemocratie il serait faux de dire que le pouvoir est deacutetenu par les faibles puisque la loi de nature
implique neacutecessairement que celui qui ait le pouvoir soit le plus fort Ainsi lrsquoordre de nature ne
peut qursquoecirctre neacutecessairement respecteacute puisque la force devient une condition a posteriori de
lrsquoapplication du pouvoir Pour le dire autrement avoir le pouvoir conduit neacutecessairement agrave ecirctre le
plus fort puisque la deacutefinition du plus fort est justement drsquoecirctre celui qui a le pouvoir La
deacutemocratie ne peut plus ecirctre le pouvoir des faibles la formule devient contradictoire
Il peut sembler ici que Socrate joue sur les mots mais cela nrsquoest pas vain Lrsquoobjectif de
Socrate contre Calliclegraves comme plus tocirct contre Gorgias et Polos est de pousser ses
interlocuteurs agrave preacuteciser le plus leur penseacutee Ainsi devient-il plus simple pour Socrate de mettre agrave
jour une contradiction dans lrsquoensemble des thegraveses de Calliclegraves
En poussant Calliclegraves agrave deacutefinir davantage sa penseacutee et plus preacuteciseacutement agrave deacutefinir avec un
maximum de rigueur son concept de force Socrate entrevoit la possibiliteacute drsquoy trouver une
contradiction pour la suite de lrsquoentretien Nous voyons comment lrsquoexercice du dialogue se
diffeacuterencie du simple discours de lrsquoorateur qui emploie des termes volontairement vagues et peu
deacutefinis afin de ne pas srsquoengager dans les conseacutequences de ses propos Ecirctre preacutecis crsquoest assumer
les conseacutequences logiques de ses propos Il faut donc parler peu mais parler bien (ce qui
srsquooppose agrave la macrologie de Polos par exemple mais pas au monologue de Socrate de la fin du
discours qui bien qursquoeacutetant parfois tregraves longs ne sont jamais trop longs selon Platon autrement
dit rien dans les propos de Socrate nrsquoest superficiel mais tout contribue soit au raisonnement en
lui-mecircme soit aux proceacutedeacutes meacuteta-dialogiques de maintien de lrsquoesprit dialectique)
Suite agrave cette remarque Calliclegraves explique que les plus forts seraient les plus laquo intelligents
et les plus courageux pour diriger une citeacute raquo (τοὺς φρονίmicroους εἰς τὰ τῆς πόλεως πράγmicroατα καὶ
ἀνδρείους [491c]) Cette intelligence comme qualiteacute agrave bien gouverner serait la raison pour
laquelle ces derniers profitent drsquoavantages dans la citeacute Agrave cela Socrate nuance le propos de son
adversaire srsquoil est eacutevident que la gouvernance revienne aux plus aptes agrave gouverner cela ne
devrait en rien justifier que ceux-ci jouissent de privilegraveges Il ne srsquoagit pas de gouverner dans son
144
inteacuterecirct personnel mais dans une perspective geacuteneacuterale dans laquo lrsquointeacuterecirct de tous raquo Entre alors une 92
nouvelle preacutecision de la part de Calliclegraves qui dans le cadre du dialogue amegravene en substance le
moyen de la reacutefutation finale (nous devons cependant rappeler combien lrsquoensemble de
lrsquoenchaicircnement du dialogue est en soi une suite neacutecessaire drsquohypothegraveses conduisant
systeacutematiquement agrave la deacutecouverte drsquoune antilogie lrsquoensemble du dialogue est le moyen de la
reacutefutation finale puisque chaque assertion repose sur la preacuteceacutedente et introduit la suivante)
Calliclegraves annonce que ceux qui gouvernent doivent jouir de privilegraveges dans la mesure ougrave il sont
laquo les plus ambitieux les plus deacutetermineacutes raquo Calliclegraves entend par lagrave que la gouvernance ne saurait
ecirctre reacuteduite agrave un simple savoir-faire il faut du deacutesir de la passion (surtout quand on pense au
contexte de la deacutemocratie atheacutenienne et de ses nombreux exemples de coups drsquoeacutetat crimes
politiques etc)
Il se fait alors de plus en plus sentir une certaine lassitude de Calliclegraves voire un
eacutenervement agrave reacutepondre aux thegraveses socratiques Ce moment nrsquoest pas anodin et si le caractegravere de
Calliclegraves preacutefigure son abandon du dialogue par la suite nous deacutesirons ici nous interroger quant
aux causes de cet eacutenervement Une observation du scheacutema dialogique est ici neacutecessaire
Calliclegraves reacutepondant aux questions poseacutees par Socrate fait des assertions Ces assertions ont pour
objectif drsquoecirctre geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire drsquoecirctre agrave mecircme de fonder une theacuteorie qui ne soit pas
restreintes agrave certaines conditions Socrate reacutecupegravere ensuite cette assertion et en teste la validiteacute
en prenant des exemples concrets Bien souvent ces exemples proviennent de la vie courante du
quotidien Le mouvement intellectuel est donc double Dans un premier temps lrsquoesprit srsquoeacutelegraveve
vers des theacuteories geacuteneacuterales (la tradition dirait des Ideacutees) puis dans un second temps lrsquoesprit
redescend et applique au reacuteel ces theacuteories Lrsquoeacutenervement de Calliclegraves survient alors quand
Socrate applique les theacuteories de son interlocuteur agrave des exemples triviaux peu glorieux Alors
que la discussion porte sur des concepts de la plus haute importante comme le bien ou le beau
Socrate confronte les theacuteories ainsi fondeacutees agrave des cas bien particuliers tels que les cordonnier ou
les malades chez le meacutedecin Il y a un retour vers le reacuteel une neacutecessiteacute pour Socrate que la
Lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral eacutevoqueacute ici par Socrate nrsquoest pas sans rappeler ce que sera le laquo bien commun raquo chez 92
Rousseau
145
penseacutee prenne place dans notre monde et ne reste pas seulement au niveau purement theacuteorique
Calliclegraves ne supporte pas ce retour vers le reacuteel et voudrait rester au plan purement speacuteculatif
Il est assez paradoxal de voir comment Platon que la tradition a deacutefini comme le penseur
du ceacuteleste celui qui pointe le ciel du doigt est en fait le philosophe du banal du vulgaire (au
sens latin) La philosophie de Platon nrsquoest pas seulement une contemplation de ce que le monde
devrait ecirctre et ce qursquoimporte comment il est mais bien la penseacutee de ce que le monde est Que
lrsquoon songe agrave Rousseau qui introduit son Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute
parmi les hommes en deacuteclarant laquo Commenccedilons donc par eacutecarter tous les faits raquo (ROUSSEAU
1754) Agrave lrsquoinverse Platon pense le monde dans sa totaliteacute et dans sa reacutealiteacute La philosophie nait
chez Platon de cette friction entre lrsquoinfiniment petit et lrsquoinfiniment grand Si cette friction est
feacuteconde chez le philosophe elle est en revanche tregraves douloureuse pour son adversaire Que nous
pensions une fois encore agrave lrsquoimage de la pierre de touche pour eacutevaluer lrsquoor de lrsquoacircme de Socrate
il convient de rayer lrsquoacircme de Calliclegraves ou de supposer que celui-ci soit plus fort que Socrate
Par la suite Socrate effectue un deacutecalage profond de lrsquoaction de gouverner les autres agrave
celle de se gouverner soi-mecircme Cette ambition comme laquo volonteacute de puissance raquo pour 93
paraphraser Nietzsche nrsquoest-elle pas la preuve drsquoune incapaciteacute agrave reacutesister agrave ses deacutesirs En faisant
de cette laquo ambition raquo la qualiteacute des grands hommes Calliclegraves est dans lrsquoeacuteloge de lrsquointempeacuterance
Or il existe pour Socrate une correacutelation neacutecessaire entre tempeacuterance et justice Degraves lors crsquoest
sur ce nouveau point que la suite du dialogue portera Peut-on gouverner aux autres sans pouvoir
se gouverner soi-mecircme Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduit finalement agrave une eacutevaluation de
lrsquoheacutedonisme comme principe de vie Comme agrave plusieurs reprises dans le dialogue nous voyons
comment se dessine en toile de fond les theacutematiques centrales drsquoautres grands dialogues
theacuteoriques notamment la Reacutepublique et le Phegravedre Il srsquoagit finalement de la question morale de
toute la penseacutee platonicienne qui se pose maintenant vaut-il mieux vivre selon la raison ou selon
Lrsquoideacutee selon laquelle Calliclegraves serait lrsquoincarnation de lrsquouumlbermensch nietzscheacuteen (faisant lrsquoeacuteloge de la 93
Wille zur Macht) nrsquoest pas nouvelle Cette lecture relegraveve pourtant selon nous drsquoune approche biaiseacutee de Nietzsche Si pour se deacutepasser le surhomme doit avoir compris ce qui deacutefinit pleinement laquo lrsquohomme raquo alors il apparaicirct clairement que Nietzsche ne deacutefend en rien une orientation de lrsquoacircme vers les ἐπιθυmicroία mais bien au contraire un rapport agrave la pleine compreacutehension de soi Dans le cas du Gorgias le seul personnage proposant le deacutepassement de soi par la compreacutehension de sa nature est Socrate (Γνῶθι σεαυτόν) Nous devons cependant preacuteciser combien laquo chercher Nietzsche raquo dans Platon est anachronique
146
les deacutesirs Nous connaissons deacutejagrave la reacuteponse que le dialogue apportera il existe pour Platon une
insatiabiliteacute neacutecessaire du deacutesir Il convient alors drsquoexercer son acircme agrave respecter sa partie la plus
noble afin de privileacutegier les plaisirs intellectuels Lrsquoexercice socratique nrsquoest donc pas une simple
recherche de veacuteriteacute mais possegravede aussi mdash et surtout mdash une porteacutee peacutedagogique Bien que les
recours de cette peacutedagogie puissent sembler contre productifs chez certains interlocuteurs la
honte et lrsquoironie ont pour vocation de solliciter chez lrsquoautre lrsquoenvie de la recherche de veacuteriteacute et
lrsquoabandon (dans une certaine mesure) des plaisirs uniquement mateacuteriels mdash ou charnels ce
qursquoillustra Socrate en preacutefeacuterant connaitre lrsquoacircme drsquoAlcibiade plutocirct que son corps et idem avec le
jeune Charmide
Enfin il convient de srsquointeacuteresser au premier recours mythologique du dialogue Socrate
pour illustrer son point prend pour reacutefeacuterence la fameuse image du tonneau des Danaiumldes Le
sage est dans un eacutetat drsquoautosuffisance ses tonneaux sont toujours parfaitement pleins Agrave
lrsquoinverse lrsquohomme deacutecrit par Calliclegraves agrave cause de son ambition radicale et de son deacutesir de
puissance est condamneacute agrave remplir eacuteternellement un tonneau dont le fond est perceacute Si la
meacutetaphore ne semble pas compliqueacutee agrave comprendre dans le contexte du dialogue il nous importe
cependant de comprendre la valeur que ce mythe peut avoir dans le cheminement dialectique Il
faut drsquoailleurs commencer par le plus important Calliclegraves ne sera pas convaincu par ce mythe
Pour ce dernier le plaisir ne consiste pas dans le fait drsquoavoir des tonneaux pleins mais
dans celui de les remplir Il faut donc toujours avoir un tonneau agrave remplir sans quoi cet
laquo asceacutetisme raquo incarneacute par le sage socratique conduirait les objets inertes agrave ecirctre les plus heureux
du monde Mais si le mythe ne permet pas ici de convaincre nous voyons cependant comment ce
dernier tente de persuader Nous caracteacuterisons ce scheacutema mythologique de persuasif Ce mythe
continue lrsquoexercice dialectique car il srsquointegravegre agrave lrsquoeacutevidence dans le cours du dialogue et soutient
une argumentation (agrave lrsquoinverse des mythes drsquoHeacutesiode par exemple qui nrsquoentrent pas dans une
dialectique mais dans un reacutecit du monde) Le mythe sert ici drsquoillustration il prolonge la reacuteflexion
par une image mais ne permet pas drsquoaller plus loin En drsquoautres termes le recours au mythe nrsquoest
pas neacutecessaire sur le plan de lrsquoargumentation mais est un recours psychologique permettant
drsquoillustrer simplement ce que lrsquoesprit peut avoir du mal agrave saisir Bien sucircr toute illustration est
147
incomplegravete puisque celle-ci nrsquoest que lrsquoimage du propos Il nrsquoy a donc pas agrave proprement parler de
gain sur le plan dialectique agrave travers le recours mythologique mais sinon un effort de
repreacutesentation
Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e]
Il existe pourtant un autre niveau de recours mythologique dans les œuvres de Platon Nous
faisons maintenant une ellipse dans le dialogue et voulons nous interroger sur la signification de
lrsquoabandon de Calliclegraves et comprendre comment le mythe eacutenonceacute par Socrate agrave la fin du dialogue
est un prolongement de lrsquoeffort dialectique dans un autre registre Le fait que Calliclegraves arrecircte
lrsquoentretien ne doit pas ecirctre perccedilu comme une deacutefaite de la part de Socrate mais plutocirct comme un
eacutechec Une deacutefaite dans le cadre eacuteristique drsquoune joute implique que les thegraveses deacutefendues laissent
apparaicirctre un caractegravere paradoxal Par exemple Gorgias et Polos ont eacuteteacute deacutefaits par Socrate dans
les premiegraveres parties du dialogue En revanche un eacutechec est la conseacutequence drsquoune incapaciteacute
pour quelqursquoun deacutesireux drsquoatteindre un absolu commun agrave maintenir son interlocuteur dans cette
recherche Pour le dire autrement le deacutepart de Calliclegraves nrsquoest pas la preuve que Socrate nrsquoa pas
raison mais la preuve que Socrate ne peut plus lui faire entendre raison En se murant dans le
silence Calliclegraves utilise son dernier recours contre lrsquoargumentaire de Socrate en refusant la
leacutegitimiteacute de la rationaliteacute Calliclegraves nrsquoest pas silencieux face agrave la personne de Socrate mais
plutocirct face au λόγος comme principe de raisonnement Il nrsquoest donc plus possible pour Socrate
drsquoappuyer davantage son argumentation sur des principes logiques
La position de Socrate est alors deacutelicate Drsquoune part le raisonnement en lui-mecircme est deacutejagrave
termineacute Les objectifs theacuteoriques ont eacuteteacute atteints et la deacutemonstration semble prouver que selon
tous les points de vue la rheacutetorique se doit de se subordonner agrave la justice (il est donc impossible
que la rheacutetorique dans son eacutetat actuel relegraveve drsquoun quelconque savoir mais bien plutocirct de la
flatterie) Drsquoautre part Calliclegraves refuse de continuer le dialogue or Gorgias et Polos ont eux
aussi deacutejagrave eacuteteacute reacutefuteacutes On pourrait alors croire que Socrate pourrait simplement savourer sa
victoire et en rester lagrave Au contraire la reacuteaction de Calliclegraves est un problegraveme de taille pour
Socrate Cet acte de violence vient mettre un terme au dialogue et donc agrave la dialectique comme
moyen de recherche drsquoun absolu commun Il ne peut plus y avoir drsquoabsolu commun lorsque lrsquoon
148
est seul Si la deacutemonstration de Socrate est valide il nrsquoen reste pas moins que la recherche
dialectique de veacuteriteacute nrsquoest pas alleacutee jusqursquoau bout crsquoest-agrave-dire jusqursquoagrave lrsquoacceptation par
lrsquointerlocuteur de Socrate de la justesse de ses thegraveses Au contraire Calliclegraves est dans le rejet pur
et simple du travail accompli Le simple fait que le dialogue continue encore avec Socrate seul
simulant la suite drsquoun dialogue en faisant agrave la fois les questions et les reacuteponses prouve combien
pour ce dernier lrsquoexercice du dialogue deacutepasse la simple eacuteristique
Socrate ne propose cependant pas un exercice solitaire Il demande agrave lrsquoensemble de
lrsquoauditoire de lrsquoarrecircter pour lui signaler tout problegraveme ou invraisemblance dans son raisonnement
mdash ceci rendant drsquoailleurs les transitions entre les interlocuteurs successifs possibles (Polos reacuteagit
apregraves Gorgias Calliclegraves srsquoindigne apregraves Polos) Il srsquoagit ici de ce que nous pourrions appeler le
caractegravere neacutecessairement intersubjectif de la recherche de veacuteriteacute Socrate entame alors son
protreptique sous forme de profession de foi puis par un ultime recours au mythe Le terme
protreptique nrsquoest pas un choix anodin il marque la fin de la rationaliteacute du discours Il ne srsquoagit
plus de convaincre mais de persuader En rejetant le discours Calliclegraves a rejeteacute la rationaliteacute
Socrate deacutecide alors de continuer dans un autre registre celui de la persuasion par les sentiments
Crsquoest dans ce cadre protreptique de lrsquoexhortation agrave la vie philosophique que le dernier mythe
srsquoinscrit Le passage eschatologique preacutesenteacute comme hypotheacutetiquement vrai (puisque Socrate y
croit tout en sachant que Calliclegraves lrsquoentendra comme une simple fable) arrive pour ponctuer un
moment drsquoinvitation agrave lrsquointrospection cherchant agrave eacutebranler les sensibiliteacutes
Socrate propose ici drsquoenjamber le passage du λόγος si difficile agrave faire accepter agrave Calliclegraves
en lrsquoinvitant directement agrave entrevoir le plus haut niveau de lrsquoecirctre ougrave siegravege la justice deacutecoulant
directement du bien Agrave ce niveau de compreacutehension le recours au λόγος nrsquoest pas neacutecessaire
crsquoest pour cela que le discours ne peut se faire que sous forme drsquoimages afin drsquoaller directement
toucher lrsquoimaginaire de son interlocuteur Apregraves avoir fait une analyse psychologique de son
interlocuteur Socrate parvient agrave visualiser le lieu du bloquage empecircchant Calliclegraves de
reconnaitre pleinement une justice deacutecoulant du bien Socrate propose donc par le biais du
mythe de contourner ce mur symbolique Calliclegraves est prisonnier du monde des deacutesirs en
preacutesentant agrave Calliclegraves une image de ce que peut ecirctre le bien Socrate y voit le moyen de susciter
149
en lui le deacutesir de justice car lrsquoimage est le vecteur privileacutegieacute des deacutesirs Le mythe nrsquoest pas une
simple illustration du propos Cette fois il ne srsquoagit plus de penser (saisir) lrsquoanhypotheacutetique mais
de le vivre (dimension soteacuteriologique) Ici le mythe nrsquoa pas pour vocation agrave deacutepasser une aporie
mais agrave convertir les acircmes de ses interlocuteurs de nrsquoimporte quel moyen Si le protreptique
semble appartenir au registre des sophistes il nrsquoen est rien Et crsquoest parce que le mythe veut
convertir qursquoil nrsquoest jamais utiliseacutes avec les deacutejagrave convertis crsquoest-agrave-dire les Eacuteleacuteates Ainsi dans le
Parmeacutenide le Sophiste ou encore le Politique il nrsquoest pas neacutecessaire de recourir au mythe
puisque les deux interlocuteurs sont deacutejagrave convaincus du bien fondeacute de la recherche
150
VI CONCLUSION
Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme
Nous lrsquoavons vu agrave plusieurs reprises il est difficile de reacuteduire le systegraveme de Platon agrave un
ensemble de thegraveses sorties de tout contexte Agrave chaque interlocuteur il y aura une discussion et
quand bien mecircme le sujet serait identique entre deux dialogues crsquoest le rapport agrave lrsquoadversaire qui
faccedilonne les propos tenus par Socrate Reacutesultant agrave la fois drsquoune strateacutegie dialogique mais aussi
drsquoune eacutetude psychologique et du contexte de narration la progression du dialogue nrsquoest jamais
lineacuteaire Il faut parfois observer une longue digression avant de retrouver le cours du dialogue
comme nous lrsquoavons vu dans le Sophiste par exemple et dans drsquoautres cas la suite des
interlocuteurs peut mecircme faire changer la nature du dialogue mdash ce que nous avons illustreacute agrave
travers notre eacutetude du Gorgias Enfin le mythe peut parfois ecirctre utiliseacute pour illustrer une position
trop complexe agrave saisir uniquement par la raison ou parfois encore pour continuer de convaincre
lrsquoadversaire lorsque celui-ci semble refuser de continuer le dialogue selon une progression
purement rationnelle Cependant la plupart de ces divergences reacutesultent avant tout du type
drsquoadversaires preacutesents durant la joute Il convient donc lors de la lecture de faire un effort
drsquoanalyse de contexte que Platon nous donne agrave travers la theacuteacirctraliteacute du dialogue (plaisanteries
ironie sentiment de honte etc)
Le second point certainement le plus important de lrsquoensemble de ce travail est le fait que
le dialogue ne soit pas un simple choix de repreacutesentation litteacuteraire mais est un veacuteritable exercice
dont les reacutesultats ne peuvent pas ecirctre connus agrave lrsquoavance Contre Vlastos nous avons agrave plusieurs
reprises appuyeacute cette ideacutee selon laquelle lrsquoissue ne doit pas ecirctre consideacutereacutee comme certaine degraves le
deacutebut du dialogue et que Socrate ne ferait que promener mdash voire manipuler mdash ses interlocuteurs
afin de deacutefendre son propre point (une crypto-penseacutee platonicienne) Au contraire le dialogue se
fait toujours agrave deux (ou plus) et ce que Socrate annonce est toujours le fruit drsquoun rapport de force
entre les diffeacuterents participants du dialogue Notre outil repreacutesentatif est ainsi un meacutelange entre le
caractegravere tabulaire de la joute et lrsquoaspect arborescent drsquoun projet plus profond
151
Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees
Nous nous interrogions initialement sur deux aspects qui nrsquoen forment en reacutealiteacute qursquoun
seul quelle est la nature reacuteelle de la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon et
secondement comment cette dialectique est agrave lrsquoorigine de nombreuse mauvaises interpreacutetation
dans les œuvres de Platon Notre question initiale eacutetait de savoir srsquoil existait une deacutemarcation
claire et preacutecise entre des moments dialectiques et le cours du dialogue Nous nous demandions
si pareille dichotomie reposait sur une reacutealiteacute deacutejagrave preacutesente dans lrsquoesprit de lrsquoauteur ou si celle-ci
eacutetait uniquement le fruit drsquoune interpreacutetation posteacuterieure Le dernier moment de notre reacuteflexion
portait sur la distinction entre les deux figures primordiales du deacutebat le philosophe et le
sophiste Socrate face agrave Gorgias Durant notre travail nous avons agrave plusieurs reprises eacutevoqueacute des
similitudes dans la pratique des joutes oratoires entre philosophes et sophistes Notre deuxiegraveme
moment se terminait drsquoailleurs par cette interrogation cruciale la veacuteriteacute comme strateacutegie
gagnante nrsquoeacuteradique-t-elle pas toute eacuteventualiteacute de diffeacuterentiation entre le philosophe et le
sophiste Ce ne fut qursquoau terme drsquoune eacutetude plus approfondie sur les diffeacuterences de viseacutee entre
sophistes et philosophes que nous sommes parvenus agrave eacutevoquer la finaliteacute dudit exercice comme
critegravere de deacutemarcation fiable entre une dialectique philosophique en quecircte de veacuteriteacute et une
sophistique eacuteristique purement agonistique simplement reacutegie par le deacutesir de vaincre
Chez Platon la philosophie ne se reacutesume pas agrave des thegraveses abstraites que lrsquoon pourrait
deacutefendre de maniegravere totalement exteacuterieure agrave sa propre personne Au contraire il nrsquoy a en
philosophie que de lrsquoad hominem pour la simple raison que la philosophie est avant tout un choix
de vie un engagement dans lrsquoecirctre et dans la citeacute Le dialogue est lrsquounique moyen de jouer (agrave
entendre ici au sens theacuteacirctral) les ideacutees mais aussi les hommes qui les deacutefendent La dialectique de
Socrate nrsquoest pas une simple confrontation drsquoideacutees agrave lrsquoimage des joutes mais un combat entre
des hommes pour ce qursquoils sont ce qursquoils incarnent et ce pour quoi ils se deacutefendent En cela la
philosophie de Platon est toute entiegravere tourneacutee vers la probleacutematique politique Ecirctre philosophe
crsquoest deacutepasser sa condition agrave la fois pour soi mais aussi pour sa citeacute Tout comme lrsquohomme a un
devoir de connaitre le philosophe a un devoir de retourner dans la caverne pour deacutenoncer les
152
ombres Le philosophe est cette torpille deacutecrite dans le Meacutenon qui jouera son rocircle jusqursquoagrave la fin
quand bien mecircme cette fin devrait ecirctre la mort
Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel
Ce travail nous a permis drsquoadopter un regard diffeacuterent sur la dialectique platonicienne agrave la
fois en ce qui concerne sa meacutethode mais aussi dans ses perspectives Cependant un sujet
primordial nrsquoa pas mdash ou peu mdash eacuteteacute abordeacute durant nos recherches celui de la nature de
lrsquoanhypotheacutetique platonicien Plus haut degreacute de lrsquoecirctre connaissance ultime lrsquoanhypotheacutetique est
ce qui vient avant mecircme les principes matheacutematiques Agrave lrsquoeacutevidence il eut eacuteteacute maladroit et vain
de tenter drsquointeacutegrer une eacutetude sur lrsquoanhypotheacutetique dans le cadre de notre travail dont la
theacutematique preacutesentait deacutejagrave un spectre large en tentant de syntheacutetiser agrave la fois les aspects
dialogiques et les perspectives meacutetaphysiques de la meacutethode dialectique Neacuteanmoins nous ne
pouvons passer sous silence la neacutecessiteacute intellectuelle qui srsquoimposerait maintenant agrave nous et
invitons le lecteur agrave se demander si cet anhypotheacutetique est ou nrsquoest pas un savoir de nature
propositionnel Est-il possible selon Platon drsquoeacutenoncer agrave la maniegravere laquo sujet - copule - preacutedicat raquo un
savoir anhypotheacutetique Nous ne pouvons reacutepondre agrave cette question mais pensons qursquoune lecture
attentive du Timeacutee serait inteacuteressante agrave ce titre et permettrait de preacutetendre agrave une vision coheacuterente
de lrsquoensemble du systegraveme ontologique platonicien En effet nous avons choisi de nous
concentrer de maniegravere quasi exclusive sur la part eacuteleacuteate de la penseacutee platonicienne sans entrer
dans le deacutetail de son heacuteritage pythagoricien Cela repreacutesenterait une autre eacutetude agrave laquelle ce
travail aura servi drsquointroduction
153
REacuteFEacuteRENCES
Les textes de reacutefeacuterence sont seacutepareacutes en deux parties les reacutefeacuterences primaires sont
lrsquoensemble des œuvres citeacutees dans notre travail Les reacutefeacuterences secondaires constituent les autres
œuvres neacutecessaire agrave lrsquoeacutelaboration de notre travail mais jamais directement citeacutees
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BRISSON L 2008 Platon œuvres complegravetes Flammarion Paris
CANTO-SPERBER M 2003 Platon Gorgias Flammarion Paris
CHAMBRY E et COUSIN V 2012 Platon - Oeuvres Complegravetes Editions la Bibliothegraveque
Digitale
GENAILLE R 1965 Diogegravene Laeumlrce Vie doctrines et sentences des philosophes illustres
Garnier-Flammarion Paris
LAFFITTE J-P et J 2007 Platon Gorgias Nathan Paris
MEUNIER M 1960 Platon Phegravedre ou de la beauteacute des acircmes Albin Michel Paris
PELLEGRIN P 2014 Aristote œuvres complegravetes Flammarion Paris
159
TABLE DES MATIEgraveRES
Reacutesumeacute ii
Abstract ii
Avant-propos iv
Format des citations viii
Remerciements ix
Index des figures x
Sommaire xi
I INTRODUCTION 1 1 Probleacutematique 1
Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne 1
Le caractegravere aporeacutetique 2
Le postulat theacuteacirctral 4
Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge 5
2 Meacutethodologie 9
De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques 9
Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique 12
II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 14 Socrate joue les beacuteotiens 14
1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide 16
La notion drsquoobstacle interpreacutetatif 16
Lrsquoobstacle historiographique 17
Subjectiviteacute de la traduction 19
Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation 21
Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute 22
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon 24
Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon 24
Vlastos et le raisonnement apagogique 26
Critique de la position de Vlastos 29
Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon 33
3 La meacutethode eacuteleacuteate 36
160
Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide 36
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique 40
Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide 44
Le laquo parricide raquo du Sophiste 48
Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie 51
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 53 Dialogue dialectique et joute 53
1 La dialectique chez Aristote 57
Aristote pegravere de la logique 57
Opposition entre Topiques et Analytiques 58
La connaissance des principes premiers 63
La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne 64
2 La dialectique comme enreacutegimentation 67
Le tableau de pointage 67
Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate 69
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux 73
Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante 73
Questionneur et Reacutepondant 74
Repreacutesentation tabulaire 76
Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique 78
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 80 Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes 80
1 Contexte drsquoapparition de la dialectique 83
Rationalisme et antirationalisme 83
La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle 84
2 La figure du sophiste 90
Le personnage du Gorgias 90
Politique et rapport aux autres une affaire de contexte 93
Le deacutesir de connaissance du philosophe 97
La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique 100
161
V EacuteTUDES DE CAS 107 Lrsquoeacutepreuve du dialogue 107
1 Gorgias nature de la rheacutetorique 109
Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e] 109
Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e] 114
Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b] 117
Question sur le principe du tiers exclu 122
2 Polos et Socrate mesures et morale 126
De Gorgias agrave Polos [461b - 466a] 126
Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b] 130
Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes 133
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue 141
La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d] 141
Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c] 143
Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e] 148
VI CONCLUSION 151 Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme 151
Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees 152
Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel 153
REacuteFEacuteRENCES 154 Primaires 154
Secondaires 157
Table des matiegraveres 160
162
Jean-Franccedilois Pradeau et de nombreux autres Au deacutetour drsquoune introduction au Parmeacutenide on se
surprend agrave ecirctre seacuteduit par certains propos on recircve drsquoune crypto-cosmologie drsquoune ontologie preacute-
chreacutetienne drsquoune monde des Ideacutees agrave lrsquoimage du Jardin drsquoEacuteden Et lrsquoon commence
progressivement agrave ne plus lire mais agrave deacutesirer le texte Platon serait drsquoailleurs bien plus plaisant
srsquoil avait conceptualiseacute ensemble εἶδος et ἰδέα On cherche agrave plaire on joue sur les mots on
ajoute ccedilagrave et lagrave des majusculeshellip Bref on ne commente plus lrsquooriginal grec mais deacutejagrave une
traduction Fait-on encore de la philosophie Et comme Ulysse lrsquoon pense chaque jour ecirctre
heureux dans un fantastique festin le banquet est gargantuesque les commentaires sont bien
dodus regorgent de belles ideacutees mais degraves lors que le soleil est derriegravere lrsquohorizon on pleure face
au rivage en repensant agrave ce royaume lointain Ce royaume ougrave attend patiemment celle que lrsquoon a
laisseacutee au deacutebut de ce peacuteriple Le roi drsquoIthaque lrsquoappelle Peacuteneacutelope nous lrsquoappelons laquo veacuteraciteacute raquo
Que dit-on encore de vrai sur ces textes incapables de se deacutefendre par eux-mecircmes Dans
lrsquoOdysseacutee il faudra lrsquoaide des dieux pour que le heacuteros reprenne la mer ici-bas les dieux se font
bien discrets Tout au mieux une Muse apparaicirct quelques fois mais lagrave encore elle est le plus
souvent muette
Que le lecteur se rassure nous nrsquoavons fait qursquoune courte escale sur lrsquoicircle drsquoOgygie et
avons mecircme refuseacute lrsquoimmortaliteacute proposeacutee par la deacuteesse Le travail suivant srsquoil preacutesente des
caracteacuteristiques diverses et eacuteparses ne relegraveve que drsquoune seule volonteacute apporter un regard neuf et
original sur la meacutethode dialectique telle que Platon nous la preacutesente Puisse-t-il servir cette
cause
v
Ποτὲ αὐτῆς ἐν ἀγορᾷ καὶ θοἰμάτιον περιελομένης συνεβούλευον οἱ γνώριμοι χερσὶν ἀμύνασθαι laquo Νὴ Δί εἶπεν ἵν ἡμῶν πυκτευόντων ἕκαστος ὑμῶν λέγῃ εὖ Σώκρατες εὖ Ξανθίππη raquo
Un autre jour en pleine place elle lui avait arracheacute son manteau et ses amis lui conseillaient de la punir par quelques gifles laquo Par Zeus dit-il pour que nous nous battions agrave coups de poings et que chacun drsquoentre vous crie laquo Vas-y Socrate vas-y Xanthippe raquo
DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vie doctrines et sentences des philosophes illustres II 5
vi
vii
FORMAT DES CITATIONS
Toutes les citations de textes grecs utiliseacutees dans notre travail proviennent de la banque de
donneacutees du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig
Nous faisons coiumlncider chaque passage en langue originale avec sa traduction franccedilaise
Afin drsquoeacuteclairer le lecteur sur les choix de traduction nous augmentons la graisse de la police des
mots importants Agrave chaque groupe de mots mis en emphase dans la langue originale correspond
un groupe de mots mis en emphase dans la traduction franccedilaise selon lrsquoexemple suivant
Τὰ ζῷα τρέχει
Les animaux courent
(AUTEUR Œuvre Section du passage)
Les fragment drsquoHeacuteraclite sont eacuteparses agrave travers lrsquoensemble de la litteacuterature Nous
donnerons dans nos citations le numeacutero du fragment issu du THESAURUS LINGUAElig GRAEligCAElig puis
en bas de page la reacutefeacuterence textuelle drsquoougrave est issu ce fragment
Concernant les traductions du grec nous avons systeacutematiquement pris le parti de la fideacuteliteacute
aux mots grecs et ne lrsquoavons modifieacutee que pour en rendre le reacutesultat intelligible Nous avons
pleinement conscience que le reacutesultat en franccedilais est parfois drsquoune piegravetre qualiteacute litteacuteraire Le
lecteur nous pardonnera en gardant agrave lrsquoesprit la ceacutelegravebre formule parfois attribueacutee au poegravete
Charles Baudelaire laquo Une traduction est semblable agrave une femme si elle est belle sans doute
nrsquoest elle pas fidegravele raquo
Les citations plus modernes (article monographie etc) suivent le format Chicago-Style
(AUTEUR date page) Les reacutefeacuterences complegravetes se trouvent agrave la fin de notre travail dans la
section REacuteFEacuteRENCES
viii
REMERCIEMENTS Ce travail est le fruit drsquoune vaste reacuteflexion que je conduisis pendant pregraves de trois ans je
ne peux que remercier mon directeur Benoicirct Castelneacuterac ainsi que Mathieu Marion sans qui ce
travail nrsquoaurait jamais vu le jour Le premier fut un guide hors pairs patient et toujours de bon
conseil Le second agrave travers son seacuteminaire agrave Montreacuteal donna agrave mon travail un fantastique eacutelan
Je pense dans un deuxiegraveme temps agrave mon professeur de philosophie de lrsquoAntiquiteacute et
professeur de grec ancien Jean-Joeumll Duhot qui suscita en moi un immense inteacuterecirct pour la
philosophie grecque lors de mes eacutetudes agrave lrsquoUniversiteacute Lyon 3 Jean Moulin Il mrsquoeacutevita ainsi une
eacuteventuelle passion pour la transsubstantiation ou tout autre sujet de meacutetaphysique meacutedieacutevale et
je ne peux que lui en ecirctre greacute
Jrsquoadresse enfin toute ma tendresse agrave ma famille ainsi qursquoagrave mon amie pour leur soutien
inconditionnel
ix
INDEX DES FIGURES
Fig 1 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon selon le modegravele de Vlastos 28
Fig 2 Double neacutegation dans les logiques classique et intuitionniste 30
Fig 3 Lecture de lrsquoargument de Zeacutenon proposeacutee 34
Fig 4 Repreacutesentation logique du deuxiegraveme fragment de Parmeacutenide 37
Fig 5 Repreacutesentation dialogique du principe de non-contraction 76
Fig 6 Repreacutesentation dialogique de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 77
Fig 7 Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent et neacutegation du conseacutequent 77
Fig 8 Table de veacuteriteacute de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent 78
Fig 9 Arborescence dialogique semi-contradictoire 102
Fig 10 Arborescence dialogique contradictoire 103
Fig 11 Sortie drsquoune arborescence dialogique contradictoire 104
Fig 12 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias 1 [449a - 452e] 116
Fig 13 Critique de Gorgias par Socrate [451e - 452e] 117
Fig 14 Repreacutesentation dialogique Socrate - Gorgias [457a - 461a] 120
Fig 15 Table de veacuteriteacute du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122
Fig 16 Arbre du principe de tiers exclu appliqueacute agrave [457a - 461a] 122
Fig 17 Repreacutesentation arborescente du problegraveme de lrsquoinjustice 138
x
SOMMAIRE
I INTRODUCTION 1 Probleacutematique
2 Meacutethodologie
II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon
3 La meacutethode eacuteleacuteate
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 1 La dialectique chez Aristote
2 La dialectique comme enreacutegimentation
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 1 Contexte drsquoapparition de la dialectique
2 La figure du sophiste
V EacuteTUDES DE CAS 1 Gorgias nature de la rheacutetorique
2 Polos et Socrate mesures et morale
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue
VI CONCLUSION
REacuteFEacuteRENCES
xi
I INTRODUCTION
1 Probleacutematique
Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne
Une main est tendue vers le ciel Lrsquoautre tient la ciguumle sans mecircme daigner la regarder Oui
il va la boire cette coupe mais avant une derniegravere fois continuons agrave discuter Parlons de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme un dernier mythe eschatologique avant de partirhellip Les autres autour
baissent les yeux Le paradoxe est agrave son paroxysme crsquoest en mourant maintenant qursquoil devient
immortel Et jusqursquoagrave ses derniegraveres secondes Socrate megravene la discussion
Lorsque que le chercheur travaille sur les diffeacuterentes œuvres drsquoun auteur de lrsquoAntiquiteacute le
deacutesir premier semble consister agrave trouver un systegraveme coheacuterent dans lrsquoensemble de son œuvre
laquelle ne se reacuteduisant souvent qursquoagrave quelques fragments En croisant ses sources le philosophe
tente ainsi de mettre agrave jour lrsquouniteacute fondatrice agrave lrsquoorigine de lrsquoensemble de la reacuteflexion Le
chercheur est agrave cet instant dans une posture proche du matheacutematicien qui face agrave un nuage de
points tenterait de retracer la courbe pour en retrouver lrsquoeacutequation unique Dans le cas du corpus
platonicien le problegraveme est tout autre Lagrave ougrave certains ne nous laissegraverent que quelques mysteacuterieux
passages Platon confia aux acircges la totaliteacute de sa prolifique œuvre La recherche drsquouniteacute ne
consiste alors plus agrave combler les trous par des speacuteculations mais bien au contraire agrave articuler
ensemble une immense quantiteacute drsquoinformations semblant parfois contradictoires
Bien que la preacutesence du personnage de Socrate apparaisse comme un leitmotiv fiable 1
nous ne pouvons cependant parler drsquouniteacute des thegraveses socratiques Il faut chercher cette uniteacute du
cocircteacute de la forme plutocirct que de fond Par delagrave les sujet abordeacutes ainsi que les thegraveses deacutefendues
lrsquoensemble de ces œuvres sont toutes des illustrations drsquoune certaine puissance de dialoguer Le
dialogue prend place avec le personnage de Socrate ce dernier rencontre divers personnages a
priori persuadeacutes de lrsquoinfaillibiliteacute de leur science Socrate leur fait alors prendre conscience des
bornes de leurs connaissances Ceci passe par la mise en eacutevidence de limites inheacuterentes aux
Socrate est preacutesent dans tous les dialogues de Platon hormis Les Lois1
1
deacutefinitions des notions formuleacutees par ces personnages (lrsquoamitieacute lrsquoamour le beau le juste la
tempeacuterance etc) En partant drsquoune thegravese de deacutepart Socrate propose le plus souvent drsquoarriver agrave la
preuve de lrsquoimpossibiliteacute de soutenir la thegravese initiale Ainsi lrsquoincapaciteacute agrave deacutefinir un terme est un
excellent moyen de voir que lrsquoon ne le comprend pas entiegraverement
Cette meacutethode drsquoexamen nrsquoest pourtant le sujet principal drsquoaucun dialogue certes elle est
un outil systeacutematiquement employeacute mais nrsquoest que vaguement deacutefinie De la mecircme maniegravere
chez les commentateurs y compris de nos jours elle reste une notion relativement peu eacutetudieacutee
pour elle-mecircme Elle demeure le plus souvent consideacutereacutee comme compreacutehensible en soi et ne
requeacuterant pas drsquoeacutetudes approfondies et lrsquoattention des commentateurs se porte bien souvent plus
sur le contenu des argumentations que sur leur fonctionnement
Le caractegravere aporeacutetique
Mecircme si le dialogue en tant que tel nrsquoest jamais le sujet drsquoune des œuvres de Platon nous
devons tout de mecircme remarquer que certains passages font reacutefeacuterence agrave cette meacutethode
Οὐκοῦν καὶ ὅτι ἡ τοῦ διαλέγεσθαι δύναμις μόνη ἂν φήνειεν [αὐτὸ τὸ ἀληθές] ἐμπείρῳ ὄντι ὧν νυνδὴ διήλθομεν ἄλλῃ δὲ οὐδαμῇ δυνατόν
Et aussi que la puissance de dialoguer peut seule faire apparaicirctre [le vrai lui-mecircme] agrave un individu ayant fait lrsquoexpeacuterience des sciences que nous venons de parcourir mais que par aucune autre [puissance] ce ne serait pas possible
(PLATON Reacutepublique VII 533a) 2
Dans la philosophie platonicienne lrsquoobjectif absolu du philosophe est clairement drsquoatteindre la
veacuteriteacute la puissance du dialogue est pour le philosophe lrsquooutil pour atteindre cette derniegravere Le
dialogue devrait conduire en se focalisant sur une notion donneacutee agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute
Force est de constater que cela ne semble pas ecirctre le cas Bien au contraire le corpus platonicien
ne laisse entrevoir le plus souvent que des reacutefutations de thegraveses des opinions divergeant drsquoun
dialogue agrave un autre et surtout des paradoxes et des apories
Laporie est une fin sans reacuteponse satisfaisante cela se remarque aux derniegraveres lignes du
dialogue ainsi qursquoagrave lambiance ressentie En effet hormis dans le Parmeacutenide il nexiste aucun
Sauf indication contraire les traductions grecques seront reacutealiseacutees par nos soins2
2
dialogue se terminant de faccedilon positive par une confirmation deacutefinitive de la veacuteriteacute de la
conclusion Au mieux un consensus provisoire mais dont le caractegravere absolu ne semble pas
veacuteritablement acquis Le dialogue serait dans ce cas un bien mauvais moyen drsquoobtenir un savoir
srsquoil ne pouvait apporter qursquoune connaissance neacutegative des choses Le raisonnement de Socrate le
rend certes capable de dire ce qursquoune notion nrsquoest pas mais il est en revanche incapable
drsquoeacutenoncer clairement et de faccedilon consistante agrave travers le corpus ce qursquoelle est ce problegraveme
nous lui donnons le nom drsquoapophatisme dialectique De plus tel que le dit Platon le dialogue 3 4
nrsquoest pas une puissance ou capaciteacute parmi drsquoautres mais la laquo seule raquo (microόνη id [533a]) meacutethode
srsquooffrant au philosophe en quecircte de veacuteriteacute Lrsquoeacuteventualiteacute selon laquelle lrsquoart du dialogue ne serait
qursquoune meacutethode incomplegravete parmi drsquoautres nrsquoest donc pas envisageable car il nrsquoexiste pour
Platon aucun autre moyen drsquoatteindre la veacuteriteacute
Pour deacutepasser ce paradoxe de lrsquoapophatisme dialectique (crsquoest-agrave-dire lrsquoincapaciteacute
reacutecurrente pour la meacutethode du dialogue drsquoavoir un jugement positif sur le reacuteel tout en eacutetant
pourtant la seule meacutethode capable drsquoen rendre raison selon Platon) nous pouvons orienter notre
recherche vers la meacutethode telle que deacutefinie par Socrate la maiumleutique Ce dernier explique agrave
quelques reprises que son art est similaire agrave celui de sa megravere lrsquoart de la sage-femme 5
Εἶτα ὦ καταγέλαστε οὐκ ἀκήκοας ὡς ἐγώ εἰμι ὑὸς μαίας μάλα γενναίας τε καὶ βλοσυρᾶς Φαιναρέτης [hellip] Ἆρα καὶ ὅτι ἐπιτηδεύω τὴν αὐτὴν τέχνην ἀκήκοας
Pauvre innocent est-ce que tu ignores que je suis fils dune sage-femme tregraves habile et renommeacutee Pheacutenaregravete [hellip] Nrsquoas tu pas aussi entendu que jexerce le mecircme art
(PLATON Theacuteeacutetegravete 149a)
Socrate fait accoucher laquo les acircmes raquo (τὰς ψυχὰς id [150a]) Son travail consiste ensuite agrave
examiner si lrsquoecirctre enfanteacute est plein de laquo fausseteacute raquo (ψεῦδος) ou de laquo veacuteriteacute raquo (ἀληθές) Le
Lrsquoapophatisme est un terme reacutefeacuterant de faccedilon quasi exclusive agrave la theacuteologie neacutegative Nous voulons ici 3
retrouver le sens premier du verbe ἀπόφηmicroι laquo je nie raquo nous prendrons ce mot sans aucune acceptation theacuteologique
Dialectique est agrave comprendre ici comme lrsquoadjectif propre au dialogue4
Dans le sens de la τέχνη grecque5
3
dialogue nrsquoapporterait dans ce cas aucun savoir mais permettrait de controcircler les savoirs acquis
Cependant nous ne faisons ici que deacuteplacer le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique Si la
maiumleutique est lrsquoart drsquoaccoucher les esprits il apparaicirct clairement dans les dialogues que la
maiumleutique socratique est bien souvent steacuterile en termes de contenu elle nrsquoaccouche drsquoaucune
deacutefinition deacutefinitive mais elle eacutenonce et controcircle les hypothegraveses
Le postulat theacuteacirctral
Le lecteur pourra preacutetendre que cela ne repose que sur la contingence des rencontres et
que si Socrate avait eu de la chance il aurait pu trouver un interlocuteur susceptible drsquoenfanter
Cela va alors agrave lrsquoencontre drsquoun aspect fondamental du dialogue un choix litteacuteraire de
repreacutesentation Un dialogue est en soi une production drsquoordre theacuteacirctral il y a des personnages
des tirades (i e le texte prononceacute) un cadre spatio-temporel des deacutecors et des indications
sceacuteniques Lrsquoensemble de ce qui gravite autour des tirades des personnages nous lrsquoappelons
theacuteacirctraliteacute Dans une piegravece de theacuteacirctre la theacuteacirctraliteacute se compose donc de tout ce qui relegraveve de la
mise en scegravene tout ce qui nrsquoest pas prononceacute dans les tirades des personnages Cela ne veut pas
dire pour autant que la theacuteacirctraliteacute ne deacutepend que du metteur en scegravene le texte lui-mecircme contient
deacutejagrave de la theacuteacirctraliteacute il srsquoagit entre autres des didascalies Une didascalie ou indication
sceacutenique est un enseignement contextuel Il ne srsquoagit pas drsquoune tirade mais elle fait pourtant 6
partie du texte de lrsquoœuvre La theacuteacirctraliteacute ne srsquoexprime donc pas uniquement dans la
repreacutesentation mais aussi dans le texte
Nous formulons alors ainsi ce que nous appelons le laquo postulat theacuteacirctral raquo le personnage de
Socrate est un archeacutetype il ne sagit pas dune histoire reacuteelle Socrate pourrait juste sappeler laquo Le
philosophe raquo de la mecircme maniegravere que Platon incarne parfois les thegraveses de Parmeacutenide et de
Zeacutenon en laquo lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Nous sommes dans la repreacutesentation de personnages
caracteacuteristiques En cela lœuvre de Platon tend agrave luniversaliteacute de son discours car au dessus de
la relativiteacute du contexte demeure de faccedilon transcendante un appel agrave luniversel
Lrsquoeacutetymologie de didascalie est drsquoailleurs διδασκαλία signifiant enseignement6
4
Aux questions du caractegravere aporeacutetique des dialogues ainsi que de la steacuteriliteacute de la
maiumleutique nous devons alors affronter un problegraveme drsquoampleur Il ne devient plus possible de
justifier lrsquoabsence de reacuteponse par un simple manque de chance Nous partons du principe que
Platon est maicirctre agrave bord et que le corpus dont nous sommes en possession est suffisamment
complet pour que la repreacutesentation de la dialectique nrsquoy soit pas tronqueacutee La meacutethode socratique
chez Platon est supposeacutee apporter des veacuteriteacutes alors qursquoelle ne semble dans les faits que mettre en
eacutevidence lrsquoerreur et ne conclure que par des apories ou des invitations agrave continuer le travail 7
Quelle est lrsquoorigine de cet eacutecart entre lrsquoobjectif et le reacutesultat de la recherche de veacuteriteacute chez
Socrate Nous pouvons nous demander srsquoil srsquoagit soit drsquoun effet neacutecessaire de la dialectique
auquel cas elle ne serait qursquoun outil intermeacutediaire mais incomplet soit que la dialectique est
victime drsquoune reacutealiteacute transcendante et alors le problegraveme de lrsquoapophatisme dialectique viendrait
drsquoun apophatisme ontologique crsquoest-agrave-dire que lrsquoon ne pourrait rien dire sur lrsquoecirctre de faccedilon
positive chez Platon 8
Dans cette derniegravere eacuteventualiteacute comme dans la premiegravere si la veacuteriteacute nrsquoest pas accessible au
moyen de la dialectique quelle serait alors reacuteellement la nature de lrsquoexercice dialectique pour
Socrate sinon un jeu consistant agrave trouver des contradictions et agrave reacutefuter des adversaires Une
telle activiteacute nrsquoest-elle pas fort ressemblante agrave lrsquoactiviteacute des sophistes
Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge
Agrave la suite des paradoxes que nous venons drsquoeacutevoquer nous pensons qursquoun eacuteleacutement de
reacuteponse se situe dans la nature mecircme du texte de Platon le dialogue Pour bien des
commentateurs le dialogue nrsquoest chez Platon qursquoun choix stylistique pour illustrer une theacuteorie
Ceux-ci pensent que le travail du commentateur revient agrave extraire le contenu philosophique du
texte afin de se deacutefaire du poids litteacuteraire charrieacute par le dialogue Dans cette optique Aristote
Nous ne neacutegligeons pas lrsquoexistence de nombreux dialogue platoniciens ougrave le caractegravere aporeacutetique ne 7
semble pas apparaicirctre de faccedilon eacutevidente Nous pensons par exemple agrave lrsquoApologie le Criton le Pheacutedon mais aussi au Banquet Cependant notre propos est le suivant jamais dans lrsquoœuvre de Platon Socrate ne reacutepondrait agrave la proposition drsquoun interlocuteur laquo cette deacutefinition est correcte et deacutefinitive raquo Demeure alors une sensation drsquoincompleacutetude Lrsquounique exception est le Parmeacutenide sur lequel nous reviendrons abondamment par la suite
Rejoignant ici la position plotinienne en opeacuterant un glissement de lrsquoapophatisme agrave lrsquoaphaireacutetisme8
5
apparaicirct bien plus professionnel puisqursquoil eacutecrit une philosophie de traiteacutes Cependant ferions-
nous le mecircme exercice avec Moliegravere ou Shakespeare Agrave lrsquoeacutevidence non Nous voyons bien
qursquoun reacutesumeacute drsquoHamlet aussi minutieux soit-il nrsquoa plus grand lien avec lrsquoœuvre originale Degraves
lors peut-on raisonnablement croire que cela fonctionnerait de la sorte chez Platon Est-il
possible de comprendre le message du Banquet sans le hoquet drsquoAristophane
Lrsquoensemble du message contenu dans lrsquoœuvre de Platon nous est transmis par le biais du
dialogue Cependant ce message nrsquoest pas purement lineacuteaire et la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les
dialogues perturbe la nature de ce message En consideacuterant les œuvres de Platon non plus comme
de simples eacutenonciations lineacuteaires drsquoideacutees mais plutocirct comme des mises en scegravene repreacutesentant
diffeacuterents moments drsquoune reacuteflexion geacuteneacuterale alors nous pourrons eacutetablir de maniegravere plus correcte
ce que sont les veacuteritables thegraveses ontologiques dans le corpus platonicien
La tradition raconte que Platon aurait commenceacute par eacutecrire des œuvres theacuteacirctrales avant
qursquoil ne les brucirclacirct apregraves avoir rencontreacute Socrate
Ἔπειτα μέντοι μέλλων ἀγωνιεῖσθαι τραγῳδίᾳ πρὸ τοῦ Διονυσιακοῦ θεάτρου Σωκράτους ἀκούσας κατέφλεξε τὰ ποιήματα εἰπώνmiddot laquo Ἥφαιστε πρόμολ ὧδεmiddot Πλάτων νύ τι σεῖο χατίζει raquo9
Eacutetant sur le point de concourir pour la trageacutedie il rencontra Socrate devant le theacuteacirctre dionysiaque et agrave la suite de leur entretien il brucircla ce qursquoil avait eacutecrit en disant laquo Hephaistos vient ici Platon maintenant a besoin de toi raquo
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III [trad GENAILLE])
Si lrsquoanecdote semble peu creacutedible elle est en revanche symbolique De la mecircme maniegravere les
proches de Platon auraient retrouveacute agrave sa mort une piegravece drsquoAristophane agrave cocircteacute de lui Lrsquoœuvre de 10
Platon dans sa totaliteacute est drsquoailleurs une vaste trageacutedie Pensons au prologue drsquoAntigone de Jean
Anouilh
Voilagrave Ces personnages vont vous jouer lhistoire dAntigone Antigone cest la petite maigre qui est assise lagrave-bas et qui ne dit rien Elle regarde droit devant elle
Les guillemets ont eacuteteacute rajouteacute par nos soins pour rendre la citation plus lisibles Celles-ci ne sont pas 9
preacutesentes dans le texte original tireacute du Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig
La source de cette anecdote est lrsquoeacutemission de radio sur France Culture du 11 feacutevrier 2008 intituleacutee laquo Les 10
nouveaux chemins de la connaissance raquo Elle nous est conteacutee par Monique Dixsaut
6
Elle pense Elle pense quelle va ecirctre Antigone tout agrave lheure quelle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermeacutee que personne ne prenait au seacuterieux dans la famille et se dresser seule en face du monde seule en face de Creacuteon son oncle qui est le roi Elle pense quelle va mourir quelle est jeune et quelle aussi elle aurait bien aimeacute vivre Mais il ny a rien agrave faire Elle sappelle Antigone et il va falloir quelle joue son rocircle jusquau bouthellip
(ANOUILH 2008 5)
Degraves les premiers instants nous savons tous que Socrate va mourir Pourtant nous regardons les
dialogues srsquoenchainer lrsquohistoire avancer De la rencontre avec les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave sa
condamnation agrave mort Platon retrace toute la vie philosophique drsquoun personnage lrsquohistoire drsquoun
homme Nous pourrions essayer de comparer les œuvres de Platon aux eacutecrits de lrsquohistorien
Xeacutenophon reacutealiser des travaux drsquoarcheacuteologie afin de savoir si la rencontre entre Socrate et 11
Parmeacutenide eut eacuteteacute possible Quel inteacuterecirct dans un travail de philosophie Tout cela reviendrait agrave
renier le cœur mecircme de lrsquoœuvre de Platon sa puissance litteacuteraire
A fortiori nous avanccedilons lrsquoideacutee selon laquelle la theacuteacirctraliteacute repreacutesente une part importante
du message philosophique y compris de lrsquoexercice dialectique Penser les personnages des
dialogues comme des acteurs jouant un rocircle retourne consideacuterablement les perspectives de
lecture Nous tacirccherons donc dans la suite de notre travail de deacutemontrer en quoi la dialectique
possegravede une part de jeu nrsquoeacutetant pas incompatible avec la recherche de veacuteriteacute Si les œuvres de
Platon sont consideacutereacutees plutocirct comme des piegraveces de theacuteacirctre que des reacutealiteacutes historiques alors la
repreacutesentation dune aporie dans un dialogue ne peut plus ecirctre vue comme un simple constat
deacutechec de la meacutethode du dialogue mais comme un moment obligatoire dans une conception
plus large Les dialogues de Platon ne sont pas des piegraveces en eux-mecircmes mais simplement les
actes drsquoune seule œuvre qursquoil faut comprendre dans sa totaliteacute
Il convient enfin de preacuteciser ce que nous entendons par le personnage de Socrate et
lrsquoadjectif socratique srsquoy rapportant Socrate est un personnage ayant existeacute cela ne fait presque
Il nrsquoest jamais simple de parler de meacutethode historique dans le contexte antique Cependant la 11
meacutethodologie de Xeacutenophon se rapproche de celle de Thucydide dont il compleacuteta lrsquoœuvre Mecircme si le dialogue socratique eacutetait agrave lrsquoacircge classique un style litteacuteraire agrave part entiegravere nous pensons que lrsquoapproche de Xeacutenophon repose sur des eacutevegravenements et des situations probables Platon philosophe et dramaturge joue davantage dans le registre du symbolique
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aucun doute Cependant nous ne sommes pas ici dans un travail drsquohistorien pur et simple la
philosophie antique nrsquoest pas une archeacuteologie des faits sinon une archeacuteologie de la penseacutee Dans
le cas preacutesent la seule penseacutee que nous choisissons drsquoeacutetudier est celle de Platon Nous
consideacuterons alors davantage Socrate comme personnage litteacuteraire et dramatique plutocirct qursquoen tant
qursquoindividu ayant reacuteellement veacutecu toutes les aventures qui lui sont attribueacutees Cela possegravede sur le
plan meacutethodologique de nombreux avantages le premier eacutetant que la reacutealiteacute historique des faits
ne nous importe guegravere Qursquoimporte que Socrate ne rencontracirct pas Parmeacutenide dans sa jeunesse le
personnage creacuteeacute par Platon a effectivement veacutecu cette rencontre Lrsquoensemble de notre travail
reposera donc sur Socrate personnage dramatique des œuvres de Platon
Notre objectif ne sera autre que de deacutefinir de faccedilon juste la meacutethode agrave lrsquoœuvre dans les
dialogues de Platon Nous deacutefendons lrsquoideacutee selon laquelle notre position de lecture influence les
reacutesultats de la dialectique platonicienne Notre hypothegravese de recherche peut alors se reacutesumer en
une phrase en consideacuterant les œuvres de Platon comme des productions theacuteacirctrales nous serons
agrave mecircme de trouver davantage de reacuteponses que dans le cadre drsquoune lecture traditionnelle Ceci
nous permettra de comprendre drsquoune autre maniegravere sous un nouveau jour les perspectives en jeu
dans les dialogues Certains problegravemes drsquoordres meacutetaphysique et ontologique devraient alors
trouver de nouvelles reacuteponses invisibles jusqursquoici Il est vrai que nos interrogations sur la
dialectique peuvent sembler quelque peu heacuteteacuterogegravenes Notre hypothegravese de travail place tous nos
espoirs du cocircteacute interpreacutetatif Cela apparaicirctra peut-ecirctre arbitraire en risquant de contraindre le
texte agrave se conformer agrave notre theacuteorie Nous devons donc prendre soin de deacutefinir avec rigueur notre
meacutethodologie afin drsquoeacuteviter toute deacuteteacuterioration du sens initial au profit de notre approche
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2 Meacutethodologie
De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques
Notre travail se divisera en quatre grands moments Notre hypothegravese de deacutepart preacutesuppose
lrsquoexistence de reacuteponses dans lrsquoœuvre de Platon En effet notre recherche nrsquoaurait pas lieu drsquoecirctre
si nous pensions que la dialectique platonicienne eacutetait totalement incomplegravete et que certaines
reacuteponses nrsquoavaient pas eacuteteacute formuleacutees par Platon Nous marquons ici un choix initial fort en
refusant de croire drsquoune part agrave un apophatisme dialectique chez Platon (crsquoest-agrave-dire que la
dialectique nrsquoest pas apte agrave trouver de veacuteriteacutes agrave cause de sa neacutecessaire incompleacutetude) mais aussi
agrave un simple laquo appel agrave la continuation du travail raquo comme si Platon nrsquoavait fourni que la meacutethode
sans reacutesultats Au contraire nous partons de lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique a deacutejagrave atteint son
but (dans les textes) et qursquoil ne tient qursquoagrave nous lecteurs de Platon de comprendre ces reacuteponses
Selon le vieil adage la veacuteriteacute est lrsquoadeacutequation entre lrsquoecirctre et la penseacutee crsquoest-agrave-dire
lrsquoeacutelaboration drsquoun jugement juste Ainsi tout comme un texte sera vrai en vertu de son rapport au
monde une lecture sera vraie selon son rapport au texte Dans un premier temps il srsquoagira pour
nous de deacutefinir preacuteciseacutement ce qursquoest la meacutethode socratique crsquoest-agrave-dire drsquoen comprendre les
regravegles de fonctionnement Nous nuancerons notre deacutefinition en lui imposant comme bornes les
deacutefinitions drsquoautres meacutethodes proches mais diffeacuterentes (eacuteristique antilogique etc) Cette partie
relegravevera clairement drsquoun caractegravere historique srsquoinspirant des grandes theacuteories interpreacutetatives sur
la dialectique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours (de maniegravere non exhaustive mais significative) Notre
modus operandi consiste en lrsquoeacutelaboration drsquoune grille de lecture apte agrave augmenter notre capaciteacute
agrave comprendre le fonctionnement des raisonnements argumentatifs de la dialectique platonicienne
Notre originaliteacute reposera eacutevidemment sur ce que nous avons appeleacute le postulat theacuteacirctral La
position interpreacutetative que nous eacutelaborerons partira de notre hypothegravese de recherche selon
laquelle il ne convient pas de lire Platon comme un bloc monolithique mais comme une
succession de scegravenes ayant chacune un objectif propre Cet outil que nous concevrons est
interpreacutetatif crsquoest-agrave-dire que sa viseacutee nrsquoest autre que drsquoaccroitre notre acuiteacute conceptuelle face au
texte drsquoun dialogue de la mecircme maniegravere que des lunettes augmentent lrsquoacuiteacute visuelle drsquoune
personne myope ou astigmate sans modifier lrsquoobjet regardeacute Lrsquooutil ne modifie pas le contenu du
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texte il modifie notre perception de celui-ci Ce point nous parait tregraves important dans la mesure
ougrave cette perspective purement interpreacutetative nrsquoest pas simple agrave respecter dans lrsquoeacutelaboration drsquoun
outil interpreacutetatif Chaque systegraveme interpreacutetatif implique des schegravemes logiques de
fonctionnement diffeacuterents Nous devons donc nous assurer dans la mesure du possible que les
schegravemes impliqueacutes par lrsquooutil que nous allons eacutelaborer ne sont pas incompatibles avec les
schegravemes du contexte drsquoeacutecriture Au contraire nous voulons que ceux-ci soient les plus proches 12
possible afin drsquoecirctre en adeacutequation avec la volonteacute de lrsquoauteur Nous profiterons de cette partie
pour eacutevoquer diffeacuterents problegravemes interpreacutetatifs en lien avec la meacutethode dialectique Cette partie
srsquoachegravevera par un choix drsquoordre logique que nous justifierons quant au meilleur moyen de
repreacutesenter les eacutechanges dialectiques
Dans un troisiegraveme temps nous nous attacherons agrave comprendre ce que pourrait ecirctre
lrsquoorigine de la dialectique Pour paraphraser Aristote si notre premier moment aura eacuteteacute consacreacute
agrave la cause mateacuterielle de la dialectique (son fonctionnement propre ses regravegles) le troisiegraveme temps
de notre travail se tournera vers drsquoune part sa cause efficiente et drsquoautre part vers sa cause finale
(en effet la dialectique comme production humaine ou projet permet cette superposition entre
origine et finaliteacute) Nous en profiterons pour tirer les conclusions meacutetaphysiques et plus
preacuteciseacutement ontologiques de nos choix interpreacutetatifs et repreacutesentatifs des moments dialectiques
En effet notre point de deacutepart est que la grille interpreacutetative de lrsquoexercice dialectique affecte
consideacuterablement les reacutesultats meacutetaphysiques Nous ferons alors une analyse eacutelargie des grands
traits meacutetaphysiques du systegraveme platonicien puis tacirccherons de comprendre comment la
dialectique srsquointegravegre dans ce systegraveme Nous serons dans lrsquoobligation de faire une revue des
preacuteoccupations ontologiques de quelques preacutesocratiques afin de comprendre le contexte
drsquoapparition de la meacutethode dialectique proposeacutee par Platon dans ses dialogues Nous nous
pencherons ensuite plus en avant sur les aspects meacutetaphysiques directement en lien avec les
preacutesupposeacutes induits par la dialectique telle que nous lrsquoaurons deacutefinie dans le chapitre preacuteceacutedent
Nous pensons ici agrave R G Collingwood prenant lrsquoexemple drsquoune traduction du grec πόλις par le mot 12
laquo Eacutetat raquo en lrsquoaffligeant de tous les concepts contemporains propre agrave notre concept drsquoEacutetat et agrave observer des erreurs dans les eacutecrits politiques grecs Pour Collingwood cela revient agrave traduire le mot grec τριήρης par laquo bateau agrave vapeur raquo on srsquoeacutetonnerait par la suite des variances conceptuelles et des incoheacuterences suite agrave lrsquousage du mot τριήρης lu comme bateau agrave vapeur dans les textes antiques (COLLINGWOOD 1994)
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Il ne faut pas perdre de vue que lrsquoobjectif final est drsquoeacutelaborer une position de lecture apte agrave
deacutepasser les difficulteacutes laquo superficielles raquo des dialogues afin drsquoen comprendre le sens profond Il
ne srsquoagit pas pour autant de faire de la sur-interpreacutetation ou de lrsquoinvention
Le dernier moment de notre travail consistera en la mise en application de notre systegraveme
repreacutesentatif agrave un certain nombre de passages issus du corpus platonicien principalement le
Gorgias Lrsquoobjectif sera ici double drsquoune part expeacuterimenter notre outil repreacutesentatif en
laquo condition reacuteelle raquo crsquoest-agrave-dire sur de longs passages ougrave lrsquoenchevecirctrement des ideacutees ne va pas
de soi Notre outil ne prend son sens que dans le cadre de lrsquoanalyse profonde drsquoun passage et de
ses articulations avec les autres passages Drsquoautre part nous pourrons eacutetudier le rapport entre la
dialectique et le projet meacutetaphysique chez Platon Le troisiegraveme moment de notre travail opeacuterera
donc la synthegravese entre nos remarques drsquoordre logique du premier moment de notre travail et les
consideacuterations plus meacutetaphysiques du deuxiegraveme Nous reviendrons par la suite plus
abondamment sur le choix du Gorgias Nous pouvons drsquoores et deacutejagrave eacutevoquer le sujet du dialogue
comme motif principal En effet le troisiegraveme moment de notre travail reposera principalement
sur la distinction entre lrsquoactiviteacute sophistique et lrsquoactiviteacute philosophique Le Gorgias repreacutesente la
suite logique de notre interrogation theacuteorique puisque le dialogue repreacutesente agrave la fois une
reacuteflexion theacuteorique sur le sujet en questionnant la nature de la rheacutetorique mais aussi une
illustration pratique en opposant directement le personnage de Socrate agrave des sophistes
La quasi-totaliteacute de notre travail reposera sur les travaux de Benoicirct Castelneacuterac et de
Mathieu Marion Nous leur empruntons le regard dialogique qui seul permet de donner agrave cette
eacutetude une coheacuterence geacuteneacuterale en faisant de lrsquoexercice du dialogue un moment strateacutegique dont
lrsquoissue est incertaine Ainsi de nombreux eacuteleacutements deacutecoulant de cette analyse (critique des
travaux de Vlastos interpreacutetation du poegraveme de Parmeacutenide lecture des sophistes etc)
srsquoinscrivent en toute logique dans le mecircme sillon De plus nous avons choisi de nous appuyer
sur les reacutecents travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot dont lrsquoanalyse porte sur des centres drsquointeacuterecircts
souvent identiques aux nocirctres Parfois nous nous en inspirons parfois nous nous en deacutetacherons
mais ses travaux permettront toujours de servir de reacutefeacuterentiel surtout dans la deuxiegraveme moitieacute de
notre travail
11
Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique
Le projet que nous preacutesentons ici peut apparaicirctre au lecteur en bien des endroits encore
peu deacutefini vague voire teinteacute drsquoune certaine preacutetention Nous connaissons le danger inheacuterent agrave
notre travail Bien souvent le deacutesir de systegraveme pousse le commentateur agrave creacuteer de vastes
cateacutegories dans lesquelles il tenterait souvent par la violence du sur-commentaire de ranger les
concepts selon un ordonnancement preacuteeacutetabli Lrsquoobjectif est pour nous de retrouver une lecture
coheacuterente de lrsquoensemble du travail que Platon nous propose sans pour autant lui infliger le cadre
a priori de notre volonteacute Nous deacutesirons ainsi formuler une theacuteorie de la dialectique (ou tout du
moins en dessiner les contours) Or la nature mecircme du texte de Platon nous force agrave prendre
lrsquoensemble du corpus en consideacuteration puisque la meacutethode du dialogue srsquoy applique en tout
endroit Si les reacutesultats de notre travail pourront sembler parfois arbitraires nous aimerions alors
insister davantage sur la meacutethode proposeacutee que les reacutesultats en eux-mecircmes
Les travaux de recherche ont pour critegravere de qualiteacute la preacutecision de leur probleacutematique
Dans notre cas celle-ci semble peu deacutelimiteacutee si cela peut ressembler agrave une faiblesse le lecteur
saura y voir la volonteacute drsquoun effort de synthegravese Prenant lrsquoexemple de la biologie lrsquoeacutetude
minutieuse drsquoune cellule ne prend pleinement son sens que replaceacutee dans lrsquoorganisme dans son
ensemble De la mecircme maniegravere la dialectique eacutetant le fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne il
aurait eacuteteacute maladroit selon nous de se contenter de quelques passages Celle-ci ne prend tout son
sens que dans lrsquooptique drsquoun projet plus geacuteneacuteral La philosophie nrsquoest pas une position deacutefinitive
mais plutocirct une posture intellectuelle face au monde pas une reacuteponse mais une faccedilon drsquoaborder
les questions Si chaque dialogue se concentre sur un problegraveme unique les diffeacuterents
raisonnements se chevauchent et interagissent entre eux Comprendre la meacutethode dialectique ne
consiste pas simplement agrave comprendre des moments dialectiques mais comment cette suite de
moments est au cœur drsquoune œuvre totale et efficace
Nous ne pouvons que reconnaitre la vaste porteacutee de notre projet Il est eacutevident que notre
probleacutematique ne srsquoinscrit pas dans une simple question technique mais implique un grand
nombre de reacuteflexions correacutelaires En reacutealiteacute notre travail sera ameneacute agrave traiter un vaste ensemble
de thegraveses platoniciennes (ontologie meacutethode de recherche mythologie implication politique
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etc) Le lecteur comprendra que notre objectif eacutetant initialement lrsquoeacutelaboration drsquoune meacutethode
syntheacutetique il serait vain de focaliser lrsquoensemble de notre travail sur quelques lignes drsquoun
dialogue Ne pas avoir circonscrit notre recherche agrave un corpus reacuteduit nrsquoest pas une pure
preacutetention mais une reacuteelle volonteacute drsquoeacuteclaircissement et drsquoapprofondissement de la penseacutee
platonicienne dans son ensemble
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II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE
Socrate joue les beacuteotiens
Ce que nous appelons le postulat theacuteacirctral nous permet de penser le problegraveme de lrsquoorigine
de la dialectique sous un autre angle Si la theacuteacirctraliteacute du corpus de Platon nrsquoest pas un choix
simplement estheacutetique mais un point cleacute de la penseacutee de lrsquoauteur alors nous devons lire
lrsquoensemble des dialogues comme autant de scegravenes drsquoune vaste trageacutedie se terminant par la mort
de Socrate Sur le plan dramatique Le Parmeacutenide de Platon est lrsquoœuvre premiegravere il srsquoagit de la
premiegravere scegravene de cette trageacutedie philosophique Socrate y est jeune non-initieacute agrave la philosophie et
vulneacuterable face agrave la dialectique drsquoexperts tels que Parmeacutenide et Zeacutenon Socrate incarne une
posture de beacuteotien Commencer notre travail par Le Parmeacutenide nrsquoest cependant pas sans
preacutetention lrsquoouvrage est reconnu agrave travers les siegravecles comme lrsquoune des piegraveces les plus obscures
de lrsquoensemble du corpus Mais comprendre drsquoune nouvelle faccedilon Le Parmeacutenide est un moyen
neacutecessaire pour relire Platon En fonction de la lecture qursquoun commentateur fait du Parmeacutenide
toute sa vision du platonisme se trouve modifieacutee Finalement cela repreacutesente pour nous un
avantage meacutethodologique en commenccedilant par Le Parmeacutenide nous serons agrave mecircme de
reconstruire plus facilement la penseacutee de Platon
Il existe une raison nous conduisant agrave commencer notre eacutetude par Le Parmeacutenide En effet
dans sa preacutesentation de la theacuteorie platonicienne Diogegravene Laeumlrce deacuteclare que lrsquoorigine du style du
dialogue remonterait agrave Zeacutenon drsquoEacuteleacutee
Διαλόγους τοίνυν φασὶ πρῶτον γράψαι Ζήνωνα τὸν Ἐλεάτην
On dit que Zeacutenon drsquoEacuteleacutee fut le premier agrave eacutecrire des dialogues
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)
Propos qursquoil reacuteitegravere plus loin en citant un texte disparu drsquoAristote
Ἀριστοτέλης δ ἐν τῷ Σοφιστῇ φησι πρῶτον Ἐμπεδοκλέα ῥητορικὴν εὑρεῖν Ζήνωνα δὲ διαλεκτικήν
14
Aristote dans [son ouvrage] le Sophiste deacuteclare qursquoEmpeacutedocle trouva la 13
rheacutetorique le premier et Zeacutenon la dialectique
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum VIII)
Ces deux citations bien qursquoelles ne puissent constituer une preuve historique deacutemontrent agrave
lrsquoeacutevidence un large courant de penseacutee dans lrsquoAntiquiteacute laissant entendre que le principe du
dialogue voire la meacutethode dialectique seraient lrsquoœuvre de Zeacutenon disciple de Parmeacutenide Sans
toutefois tirer de conclusion hacirctive nous pouvons reconnaitre une certaine coheacuterence entre les
propos de Diogegravene Laeumlrce et notre ideacutee selon laquelle la rencontre avec les eacuteleacuteates repreacutesenteacutee
dans le Parmeacutenide serait agrave lrsquoorigine de la pratique philosophique de Socrate
Enfin srsquoil eacutetait encore neacutecessaire de justifier le caractegravere neacutecessaire de commencer notre
travail par le Parmeacutenide il existe un dernier point pouvant sembler anodin et relevant pourtant
selon nous drsquoune grande importance Comme eacutevoqueacute un peu plus haut face agrave ce sentiment
drsquoimpuissance de la dialectique dans presque tous les dialogues le Parmeacutenide est un des seuls agrave
se terminer positivement (quoique de maniegravere tregraves abrupte) avec la certitude pour les
participants drsquoavoir trouveacute des choses on ne peut plus vraies (Ἀληθέστατα [166c]) Il srsquoagit pour
nous de comprendre ce que peut ecirctre la valeur de cette veacuteriteacute et si agrave la lumiegravere de nos
interpreacutetations lrsquoexercice socratique ne deviendra pas davantage compreacutehensible
Nous traduisons volontairement lrsquoinfinitif εὑρεῖν par le passeacute simple trouva13
15
1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide
La notion drsquoobstacle interpreacutetatif
Le Parmeacutenide est certainement lrsquoun des dialogues de Platon ayant la reacuteputation la plus
forte Il est agrave la fois obscur complexe fastidieux reacutepeacutetitif et dans le mecircme temps au cœur de
toute une interpreacutetation meacutetaphysique de la penseacutee de Platon Cependant puisque notre eacutetude
doit neacutecessairement commencer par ce dialogue il convient de srsquointerroger de prime abord sur
les eacuteventuels problegravemes de lecture risquant de srsquooffrir agrave nous La question est naiumlve qursquoest-ce
qui rend le Parmeacutenide si compliqueacute par rapport aux autres dialogues Sur le modegravele de Gaston
Bachelard dans la Formation de lrsquoesprit scientifique nous deacutecidons de commencer notre eacutetude agrave
partir de la notion drsquoobstacle Quels sont les obstacles empecircchant le lecteur de trouver 14
directement dans ce dialogue des reacuteponses claires promises par la meacutethode socratique
Comment un mecircme ouvrage peut-il tantocirct ecirctre lu comme un traiteacute de cosmologie tantocirct comme
la cleacute de voute de lrsquoontologie platonicienne et pour drsquoautres enfin comme un simple exercice
dialectique
Selon nous bien des obstacles ne se trouvent pas dans le texte ils sont propres au contexte
de lecture Les obstacles en question ne sont pas du cocircteacute du texte mais uniquement du cocircteacute du
lecteur Crsquoest pourquoi nous parlerons drsquoobstacles interpreacutetatifs Ces obstacles sont des
problegravemes propres agrave lrsquoesprit du lecteur celui-ci nrsquoarrive jamais lrsquoesprit vierge de tout preacutejugeacute
lorsqursquoil entame sa lecture Quel travail intellectuel est-il alors neacutecessaire drsquoeffectuer au
preacutealable afin de saisir pleinement la nature et la viseacutee du Parmeacutenide Il ne srsquoagit pas
simplement drsquoun problegraveme de compreacutehension mais de repreacutesentation de la dialectique crsquoest un
exercice se trouvant dans un corpus tregraves eacuteloigneacute de nous autant sur les plans temporel
linguistique que culturel
Nous ne pouvons cependant eacutenumeacuterer de maniegraveres exhaustive lrsquoensembles des obstacles
interpreacutetatifs Nous choisissons donc afin de preacuteciser au mieux notre meacutethodologie de recherche
laquo Quand on cherche les conditions psychologiques des progregraves de la science on arrive bientocirct agrave cette 14
conviction que crsquoest en terme drsquoobstacle qursquoil faut poser le problegraveme de la connaissance scientifique raquo (BACHELARD 2004 15)
16
drsquoeacutevoquer quelques uns des plus repreacutesentatifs drsquoentre-eux Lrsquoenjeu de ce premier moment est
conseacutequent il srsquoagit agrave la fois drsquoadopter la position intellectuelle adeacutequate afin drsquoeacutetudier la
dialectique platonicienne en faisant table-rase de nos preacutejugeacutes de lecture et dans un second
temps drsquointerpreacuteter le texte du Parmeacutenide au plus proche de ce qursquoil pouvait ecirctre dans lrsquoesprit de
son auteur Ce dernier point nrsquoest pas anodin la philosophie de lrsquoAntiquiteacute dans son projet
mecircme est une archeacuteologie de la penseacutee Il ne srsquoagit pas tant de dire ce qui a eacuteteacute eacutecrit ou dit mais
de justifier le sens de ce qui a eacuteteacute dit au moment ougrave cela a eacuteteacute dit Il srsquoagit drsquoun projet de
coheacuterence mais aussi drsquoauthenticiteacute agrave lrsquoimage de lrsquoarcheacuteologue qui ne fait pas que constater la
preacutesence drsquoun objet dans le sol mais lrsquoen sort le nettoie et cherche enfin agrave comprendre
preacuteciseacutement son usage Le temps alternant aussi bien les corps que les mots nous devons garder
agrave lrsquoesprit que les eacutetranges ronds de bronze oxydeacutes et ne refleacutetant rien aujourdrsquohui dans les
museacutees furent jadis drsquoeacutetincelants miroirs
Les obstacles que nous allons maintenant eacutetudier ne sont pas propres qursquoau Parmeacutenide et
srsquoappliquent en partie aux autres dialogues de Platon et certainement agrave drsquoautres textes de
lrsquoAntiquiteacute Demeure un dernier point en suspens qui nrsquoaura pas eacutechappeacute au lecteur srsquoil existe
des obstacles externes nrsquoexiste-t-il pas aussi des obstacles internes Agrave lrsquoeacutevidence oui lorsque
le propos est confus la ponctuation absente (que lrsquoon pense aux fragments drsquoHeacuteraclite dit 15
lrsquoObscur) etc Ceux-ci seront traiteacutes dans la suite de notre travail lors de la lecture de lrsquoœuvre
proprement dite
Lrsquoobstacle historiographique
Le premier de ces obstacles est agrave lrsquoeacutevidence un problegraveme drsquoordre historiographique Agrave
travers lrsquohistoire de la philosophie le fait que telle œuvre soit encore preacutesente plutocirct qursquoune autre
nrsquoest jamais issu du hasard bien que cela soit une eacutevidence il faut prendre le temps de
comprendre les conseacutequences que cela peut avoir dans notre travail Au contraire pendant des
siegravecles la conservation des œuvres ne deacutependait que de la laquo bienveillance raquo de copistes le plus
souvent moines qui inlassablement reproduisaient certains ouvrages plutocirct que drsquoautres Agrave
lrsquoeacutevidence nous pouvons avancer le fait que le fragment drsquoœuvres qui nous est arriveacute du passeacute
Agrave entendre comme laquo produisant la confusion chez le lecteur raquo15
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correspond agrave ce qui eacutetait le plus recopieacute Agrave lrsquoinverse une œuvre produite en de rares exemplaires
aura surement disparu agrave la suite de quelques incendies de bibliothegraveques et autres ravages Nous
arrivons alors agrave cette premiegravere ideacutee assez eacutevidente certes mais neacuteanmoins cruciale qui est que
lrsquoensemble des fragments antiques aujourdrsquohui accessibles le sont par un jeu drsquointeacuterecircts et de
subjectiviteacutes De maniegravere plus approfondie nous pouvons mecircme affirmer que ce qui est parvenu
jusqursquoagrave nous nrsquoa pu le faire qursquoen plaisant pour des raisons diverses aux instances responsables
de la copie des manuscrits Pour illustrer notre propos nous pouvons dire que la survie des
manuscrits est soumise agrave des lois semblables agrave celles auxquelles sont soumises les espegraveces
animales drsquoapregraves lrsquoeacutevolution darwinienne les œuvres ayant surveacutecu eacutetaient celles les mieux
adapteacutees agrave leur environnement non pas naturel mais ici politique et culturel
Nous pouvons alors eacutevoquer la relation freacutequente mdash voire systeacutematique mdash entre les
instances chargeacutees de la copie des manuscrits et les autoriteacutes religieuses du moment Pour
appuyer notre point un simple constat suffit parmi les corpora les plus fournis de la
philosophie grecque nous trouvons Platon et Aristote tout deux furent reacuteemployeacutes agrave maintes
reprises dans le cadre de diverses theacuteologies (agrave travers le neacuteoplatonisme pour Platon et dans le
cas drsquoAristote par lrsquoœuvre scolastique thomiste entre autres) Il semble aujourdrsquohui difficile de
lire Le Parmeacutenide de Platon sans avoir agrave lrsquoesprit Les Enneacuteades plotiniennes Dans la cinquiegraveme
des Enneacuteades Plotin fonde une meacutetaphysique agrave partir de laquo LrsquoUn raquo (τὸ ἕν) provenant directement
du texte de Platon Il srsquoagit pour Plotin du principe fondamental la premiegravere des hypostases
(ὑπόστασις) Les conseacutequences de cette lecture tregraves particuliegravere se retrouvent encore aujourdrsquohui
dans notre appreacutehension de lrsquoœuvre de Platon En prenant laquo LrsquoUn raquo comme principe
meacutetaphysique dans Le Parmeacutenide lrsquoeacuteventualiteacute mecircme de lrsquoexercice dialectique laisse place agrave un
monologue ontologique
Allant dans notre sens et critiquant une lecture trop plotinienne Luc Brisson soulegraveve ce
problegraveme dans lrsquointroduction de sa traduction du Parmeacutenide et deacuteclare
La lecture du Parmeacutenide ici proposeacutee rompt avec cette interpreacutetation grandiose qui voit dans la seconde partie du Parmeacutenide une description des degreacutes de lrsquoecirctre qui assimileacutes agrave des diviniteacutes procegravedent de lrsquoUn
(BRISSON 2011 9)
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Sans cet effort nous ne lisons plus vraiment Platon mais le Platon comme le lisait Plotin
Pour reprendre notre approche historiographique nous pouvons avancer lrsquoideacutee que si le
corpus de Platon existe encore ce nrsquoest pas uniquement pour lui-mecircme mais surtout en tant qursquoil
incarne les fondements du neacuteoplatonisme lequel agrave travers Plotin notamment eacutetait en adeacutequation
avec une penseacutee chreacutetienne en pleine formation De facto nous ne lisons pas seulement Plotin
comme un commentateur de Platon mais aussi parfois Platon comme un preacutecurseur de Plotin 16
Subjectiviteacute de la traduction
Dans le cas de la philosophie de lrsquoAntiquiteacute le lecture doit faire face agrave un problegraveme ducirc agrave la
langue drsquoeacutecriture Le traducteur agrave travers des choix lexicaux stylistiques et typographiques
produit une interpreacutetation personnelle de lrsquoœuvre La traduction repreacutesente le deuxiegraveme problegraveme
externe agrave la compreacutehension drsquoun dialogue de Platon La langue grecque bien loin de la langue
franccedilaise ressemble en certains points davantage agrave la langue allemande dans son aspect
interpreacutetatif syntaxe plus flexible et vocabulaire favorable aux neacuteologismes et agrave la creacuteation
lexicale La langue grecque est une langue interpreacutetative en changement pleine de possibiliteacutes
Pour reprendre lrsquoexemple de lrsquoinfluence plotinienne dans le Parmeacutenide nous pouvons
simplement eacutevoquer le choix de certains traducteurs de mettre une majuscule agrave laquo lrsquoUn raquo Il srsquoagit
du choix de Leacuteon Robin (cf ROBIN 1950) entre autres Agrave lrsquoeacutevidence cette majuscule est
purement arbitraire eacutetant donneacute que la distinction de casse nrsquoapparaicirct qursquoau IXegraveme siegravecle avec
lrsquoinvention par les copistes byzantins des minuscules Pourtant Leacuteon Robin insiste sur laquo lrsquoUn raquo
plutocirct que laquo lrsquoun raquo ou seulement laquo un raquo lrsquoarticle deacutefini nrsquoeacutetant pas systeacutematiquement preacutesent
dans le texte grec Ainsi est-il possible de dire que par sa traduction seulement Leacuteon Robin
influence consideacuterablement la lecture en conceptualisant une notion de faccedilon arbitraire Mais si
la majuscule de laquo lrsquoUn raquo peut sembler relever de lrsquoordre du deacutetail notre second exemple sera
sans doute plus convaincant il srsquoagit du concept drsquo laquo Ideacutee raquo ou de laquo Forme raquo Il est important de
se questionner sur ce que nous appelons laquo Forme raquo ou laquo Ideacutee raquo Le concept repose sur deux mots
De la mecircme maniegravere la deacutenomination de laquo Preacutesocratiques raquo engendre une lecture biaiseacutee et 16
anachronique en laissant croire que les premiers philosophes seraient lagrave pour preacuteparer le terrain au Socrate de Platon
19
grecs laquo εἶδος raquo et laquo ἰδέα raquo Nous remarquons lagrave encore le choix du traducteur qui place de
maniegravere presque systeacutematique une majuscule comme pour confirmer au lecteur la preacutesence drsquoun
concept central
En dehors du corpus platonicien ces deux mots signifient lrsquoallure crsquoest-agrave-dire ce que lrsquoon
distingue drsquoune chose Ils deacuterivent drsquoune mecircme racine indo-europeacuteenne celle du verbe ὁράω
(voir observer porter son regard (cf BAILLY 1901)) dont lrsquoinfinitif aoriste est ἰδεῖν donnant
video en latin Drsquoun objet nous identifions sa forme stricto sensu par nos sens et plus 17
preacuteciseacutement par la vue Lrsquoideacutee ou forme nrsquoest donc pas neacutecessairement dans la penseacutee Elle est
perccedilue par nos faculteacutes intellectuelles lorsque nous employons nos sens ce qui nous permet de
reconnaitre un objet Lrsquoideacutee ou forme est donc du cocircteacute du reacuteel au sens de la silhouette crsquoest-agrave-
dire ce que je vois drsquoune chose Ce ne sont pas des termes issus drsquoun jargon philosophique mais
de la vie courante En outre lrsquoutilisation des mots dans le corpus semble ne pas respecter de
regravegle preacutecise les deux termes seraient parfaitement interchangeables Il semble alors peu 18
probable que la theacuteorie centrale drsquoun auteur ne meacuterite pas un terme agrave proprement parler mais
deux termes eacutequivoques interchangeables et issus du langage populaire Nous voyons alors
comment la traduction peut biaiser la lecture en faisant des termes εἶδος et ἰδέα les eacuteleacutements
centraux drsquoune ontologie ideacutealiste
La traduction est une activiteacute subjective et la compreacutehension de lrsquoactiviteacute dialectique
neacutecessite un accegraves au plus proche de la penseacutee et de lrsquoimaginaire de lrsquoauteur Comme nous
venons de le voir par delagrave le problegraveme eacutevident de la polyseacutemie de laquo λόγος raquo laquo εἶδος raquo ou encore
laquo ἀγαθὸν raquo il existe un problegraveme de subjectiviteacute de la part du traducteur qui par ses choix
lexicaux influence le contenu informatif de lrsquoœuvre Au lendemain de deux milleacutenaires de
philosophie profondeacutement chreacutetienne le travail de deacute-construction reste conseacutequent
En replaccedilant le digamma disparu nous retrouvons ϝιδεα conduisant phoneacutetiquement au video latin17
Cela nrsquoest cependant pas lrsquoavis de lrsquoeacutecole neacuteo-kantienne dite laquo de Marbourg raquo repreacutesenteacutee notamment 18
par Hermann Cohen et Paul Natorp Selon ces derniers il existerait une diffeacuterence fondamentale entre lrsquoεἶδος signifiant le concept (Begriff) socratique et lrsquoἴδεα (Idee) platonicienne (cf FRONTEROTTA 2000)
20
Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation
Lire un philosophe nrsquoest pas chose facile Comme le preacutecise Ferdinand Alquieacute dans son
opuscule Qursquoest-ce que comprendre un philosophe lrsquoattitude agrave adopter face agrave un texte de
philosophie nrsquoest jamais claire et est la source de nombreuses confusions agrave travers toute lrsquohistoire
de la philosophie La philosophie ne peut se lire comme de la science pure dans la mesure ougrave 19
la bonne compreacutehension drsquoun texte de philosophie deacutepend toujours drsquoun contexte Ceci nrsquoest pas
le cas drsquoun ouvrage de matheacutematiques par exemple Il est deacutelicat drsquoaffirmer que lrsquoon puisse
veacuteritablement philosopher de maniegravere absolue Pourtant lire un philosophe ce nrsquoest pas non plus
simplement lire lrsquoœuvre drsquoun homme drsquoun point de vue psychologique Nous pensons possible
dans une certaine mesure de dissocier un homme de ses ideacutees Il srsquoagit pour nous drsquoadopter une
posture du juste milieu suivant ainsi les conseils de Ferdinand Alquieacute
La philosophie nrsquoest pas la science elle nrsquoest pas un systegraveme ou un ensemble de systegravemes elle est une deacutemarche et une deacutemarche nrsquoa de sens que parce qursquoune personne effectue cette deacutemarche [hellip] La deacutemarche philosophique nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par des raisons psychologiques ce nrsquoest pas une deacutemarche que lrsquoon puisse comprendre par lrsquohistoire ou agrave partir drsquoun certain eacutetat social
(ALQUIEacute 2005 89)
Les obstacles psycho-historiques deacutecoulent drsquoune prise de position trop unilateacuterale face au
problegraveme eacutevoqueacute Dans le premier cas si le lecteur se place drsquoun point de vue anhistorique alors
le cadre spatio-temporel et lrsquoensemble du contexte drsquoeacutecriture disparaissent Ce processus conduit
dans le cas de la philosophie antique notamment agrave un chronocentrisme du lecteur En reacutefutant
lrsquoaspect humain et la situation drsquoeacutecriture il devient possible drsquoimaginer par exemple que les
propos tenus par Platon concernant les philosophes Eacuteleacuteates furent totalement diffeacuterents de la
reacutealiteacute De la sorte le lecteur part du principe que Platon aurait directement eacutecrit pour lui en
sachant par avance que la penseacutee drsquoun auteur disparaitrait et qursquoil pourrait ainsi facilement la
manipuler Un exemple reacutecent est de voir dans le personnage du Parmeacutenide de Platon un individu
radicalement diffeacuterent du Parmeacutenide historique auteur du poegraveme
laquo [hellip] lrsquoeacutetonnement du philosophe de ne pas ecirctre compris me paraicirct ecirctre la source mecircme de toute la 19
philosophie occidentale raquo (ALQUIEacute 2005 29)
21
Pour reprendre la question reacutecemment poseacutee par John Palmer le Parmeacutenide porte-t-il la trace drsquoune laquo lecture sophistique raquo qui gauchirait la penseacutee de Parmeacutenide au point de rendre impossible ou agrave tout le moins tregraves risqueacute de lrsquoaborder comme un teacutemoignage fiable sur le Parmeacutenide historique
(CASTELNEacuteRAC 2014 436) 20
Cette question bien que leacutegitime neacuteglige en partie le fait que dans le contexte drsquoeacutecriture
les lecteurs de Platon connaissaient aussi le philosophe drsquoEacuteleacutee et qursquoil eut eacuteteacute surprenant de le
mettre en scegravene dans un ouvrage en lui faisant tenir des propos radicalement diffeacuterents des
siens Il serait bien sucircr maladroit de simplement dire que puisque Platon et Parmeacutenide veacutecurent 21
durant des peacuteriodes proches alors les propos de Platon ne peuvent qursquoecirctre lrsquoexacte reproduction
de la penseacutee eacuteleacuteate Cependant dans le cas preacutecis des arguments de Zeacutenon drsquoEacuteleacutee Le Parmeacutenide
et son argumentation sont selon nous la preuve que le deacutebat eacuteleacuteate ne tournait pas autour de
lrsquoexistence ou non du mouvement comme beaucoup le pensegraverent mdash ou le pensent encore mdash
nous aborderons ce point par la suite
Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute
Une lecture trop psychologique peut conduire agrave drsquoautres erreurs de lecture En srsquoappuyant
sur des eacutetudes stylistiques cherchant agrave retrouver lrsquoordre drsquoeacutecriture des dialogues de Platon en
fonction des occurrences lexicales lrsquoargument laquo psychologique raquo conduit agrave consideacuterer
lrsquoensemble de la penseacutee de Platon sur un mode chronologique Par exemple si les eacutetudes
stylistiques tendent agrave confirmer que tel dialogue aurait eacuteteacute eacutecrit dans une peacuteriode de jeunesse
lrsquoargument psychologique va utiliser la biographie de Platon afin de trouver des liens entre lrsquoeacutetat
drsquoesprit psychologique de Platon et le contenu du dialogue Cette lecture psychologique et
chronologique utilisant en parallegravele la biographie de Platon revient agrave chercher du sens dans ce
qui nrsquoen a pas forceacutement (comme le lien eacuteventuel entre un dialogue et un voyage ou un
quelconque eacutevegravenement politique) Si cette technique peut sembler fonctionnelle elle neacuteglige
Benoicirct Castelneacuterac fait reacutefeacuterence agrave lrsquoouvrage de John Palmer Platorsquos Reception of Parmenides (1999)20
Remarquons cependant que les traces de laquo satire philosophique raquo remontent agrave Aristophane 21
contemporain de Socrate Dans Les Nueacutees il fait tenir des propos par Socrate ridicules et contraires agrave ceux rapporteacutes par Platon ou Xeacutenophon Sans doute le contexte politique est-il agrave lrsquoorigine de ce deacutenigrement Nous reviendrons plus en deacutetails sur ce point par la suite
22
cependant que Platon pouvait maitriser diffeacuterents styles agrave sa guise Platon est agrave lrsquoeacutevidence un
eacutecrivain de lrsquoimitation Il ne serait selon nous pas impossible que Les Lois et Le Criton furent
eacutecrits durant la mecircme peacuteriode dans des styles volontairement diffeacuterents 22
Plus encore cette approche neacuteglige volontairement certains eacuteleacutements du texte dans
lrsquooptique de faire rentrer lrsquoœuvre dans un scheacutema preacutedeacutefini En ce qui concerne Le Parmeacutenide
nous pouvons citer la theacuteorie de Gilbert Ryle ce dernier ne pouvait expliquer la critique de la
theacuteorie des Ideacutees dans une peacuteriode aussi tardive de la vie de Platon Il fonda alors une theacuteorie
selon laquelle Platon serait entreacute dans une peacuteriode de doute laquelle lrsquoaurait finalement conduit agrave
se reacutefuter dans Le Parmeacutenide (cf RYLE 1994) Nous voyons ici un problegraveme propre agrave toute
theacuteorie qui dans un deacutesir de coheacuterence preacutefegravere avancer des reacutesultats contre-intuitifs plutocirct que de
revoir sa lecture Lrsquoanalogie avec la theacuteorie psychanalytique est assez simple en vertu de
lrsquoabsence de critegravere de falsifiabiliteacute une theacuteorie ne pouvant ecirctre reacutefuteacutee par aucune expeacuterience
ne peut ecirctre veacuteritablement scientifique 23
Agrave lrsquoinverse une approche nous semblant plus adeacutequate consiste agrave repeacuterer les incoheacuterences
manifestes dans lrsquoensemble du corpus tout en partant du principe que le systegraveme est deacutejagrave
coheacuterent Les incoheacuterences apparaissant dans notre lecture ne viennent alors pas du texte mais de
notre lecture Cette meacutethodologie est plus modeste et rend agrave Platon les cleacutes de la coheacuterence de
son œuvre Certes cette position est arbitraire mais en philosophie la vraisemblance drsquoune
interpreacutetation est directement lieacutee avec la coheacuterence et la simpliciteacute qursquoelle donne agrave lrsquoœuvre
eacutetudieacutee Plus une lecture parvient agrave reacuteunir lrsquoensemble drsquoun corpus et agrave en simplifier les concepts
plus elle devient vraisemblable Agrave lrsquoinverse plus une lecture neacutecessite de faire des deacutetours
logiques sous-entend des aleacuteas dans la lecture ou fait lrsquoimpasse sur certains aspects plutocirct que
drsquoautres et plus cette lecture nous parait invraisemblable Pensons agrave la geacuteomeacutetrie une seule
courbe peut avoir diffeacuterentes eacutequations la plus simple est bien souvent la plus fonctionnelle
Nous ne soutenons pas cette thegravese mais refusons dans notre meacutethodologie toute tentative mdash souvent 22
deacutelicate voire hasardeuse mdash de rapprochement entre le style drsquoun dialogue et une eacuteventuelle peacuteriode de la vie de Platon
Tel que formuleacute par Karl Popper dans Conjectures and Refutations The Growth of Scientific 23
Knowledge en 1963
23
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon
Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon
Le Parmeacutenide est composeacute drsquoun court prologue et drsquoun vaste dialogue diviseacute en deux
parties ineacutegales La premiegravere plus courte restitue une rencontre (historiquement peu probable)
entre Socrate et les deux philosophes drsquoEacuteleacutee Parmeacutenide et son disciple Zeacutenon Elle comporte
une courte introduction puis laisse ensuite place agrave la mise agrave lrsquoeacutepreuve drsquoune theacuteorie des ideacutees (ou
formes) deacutefendue par Socrate La seconde partie est une deacutemonstration de dialectique entre
Parmeacutenide et un jeune homme du nom drsquoAristote Nous consideacutererons dans notre analyse que 24
les arguments deacuteveloppeacutes par les Eacuteleacuteates dans lrsquoœuvre et mecircme dans lrsquoensemble du corpus de
Platon retranscrivent assez fidegravelement la penseacutee de ces philosophes (drsquoapregraves lrsquoobstacle
chronocentriste eacutevoqueacute preacuteceacutedemment) Il convient avant de commencer agrave analyser lrsquoœuvre
dans sa globaliteacute de srsquointerroger sur la nature reacuteelle des arguments eacuteleacuteates afin de replacer le
dialogue de Platon dans un contexte intellectuel Puisque la discussion commence apregraves que
Socrate eut eacutecouteacute Zeacutenon il faut impeacuterativement tacirccher de les comprendre dans toute leur porteacutee
Les propos de Zeacutenon ne nous sont pas directement rapporteacutes mais nous savons que ceux-ci
traitent de la multipliciteacute des ecirctres
πῶς φάναι ὦ Ζήνων τοῦτο λέγεις εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα ὡς ἄρα δεῖ αὐτὰ ὅμοιά τε εἶναι καὶ ἀνόμοια τοῦτο δὲ δὴ ἀδύνατον οὔτε γὰρ τὰ ἀνόμοια ὅμοια οὔτε τὰ ὅμοια ἀνόμοια οἷόν τε εἶναι οὐχ οὕτω λέγεις mdash οὕτω φάναι τὸν Ζήνωνα
Comment entends-tu ceci Zeacutenon si les ecirctres sont multiples il faut quils soient agrave la fois semblables et dissemblables entre eux Or cela est impossible car ce qui est dissemblable ne peut ecirctre semblable ni ce qui est semblable ecirctre dissemblable Nest-ce pas lagrave ce que tu entends mdash Cest cela mecircme reacutepondit Zeacutenon
(PLATON Parmeacutenide 127e [trad modif COUSIN])
Cette ideacutee rejoint les fameux paradoxes de Zeacutenon Nous pouvons prendre pour reacutefeacuterence ce que
rapporte Aristote dans La Physique au livre Ζ Dans lrsquoargument de lrsquoAchille Zeacutenon deacutemontre
Sans rapport certain avec le philosophe de lrsquoOrganon quoi que la date de reacutedaction du dialogue eucirct 24
permis agrave Platon cet anachronisme
24
que laquo jamais (οὐδέποτε [239b14-29]) agrave la course le plus lent (τὸ βραδύτατον) ne pourra ecirctre 25
atteint par le plus rapide (τοῦ ταχίστου) raquo Le mouvement serait alors impossible selon ce critegravere
puisque une distance eacutetant toujours divisible il resterait toujours quelque distance agrave parcourir
avant drsquoatteindre lrsquoarriveacutee Aristote propose une reacutefutation de facto de ce paralogisme le constat
empirique du mouvement
τὸ δ ἀξιοῦν ὅτι τὸ προέχον οὐ καταλαμβάνεται ψεῦδοςmiddot ὅτε γὰρ προέχει οὐ καταλαμβάνεταιmiddot ἀλλ ὅμως καταλαμβάνεται εἴπερ δώσει διεξιέναι τὴν πεπερασμένην
Le fait de supposer que ce qui est devant nest pas rejoint est faux tant quil est devant il nest pas rejoint mais il est cependant rejoint puisqursquoil [Zeacutenon] avouera que la ligne finie est parcourue
(ARISTOTE Physique VI 239b26-29)
Les trois autres paradoxes de Zeacutenon (le stade la dichotomie et la flegraveche) suivent exactement le
mecircme scheacutema et reposent in fine toujours sur la division agrave lrsquoinfini soit drsquoune distance soit drsquoun
moment
Tout en distinguant ces deux seacuteries drsquoarguments [contre le multiple et contre le mouvement] il faut reconnaicirctre qursquoil y a entre elles un lien eacutetroit Crsquoest parce que Zeacutenon a nieacute la pluraliteacute qursquoil nie le mouvement En effet le mouvement suppose le temps et lrsquoespace qui sont des continus crsquoest parce que ces continus ne sont pas composeacutes ou comme dit Zeacutenon ne sont pas multiples que le mouvement y est impossible Le mouvement srsquoil est reacuteel divise le temps et le lieu ougrave il srsquoaccomplit il ne peut donc se produire dans un continu sans parties
(BROCHARD 1926 4)
Aristote les reacutefute de la mecircme maniegravere que pour lrsquoargument dit de lrsquoAchille agrave partir du simple
constat empirique (ie la flecircche atteint la cible)
Lrsquoideacutee selon laquelle Zeacutenon serait ici en train de nier lrsquoexistence du mouvement (argument
anti-cineacutetique) nous semble hautement naiumlve Le bon sens semble contredire lrsquoideacutee selon laquelle
deux hommes prendraient le bateau et traverseraient la mer Meacutediterraneacutee pour finalement
arriveacutes agrave Athegravenes deacuteclarer que tout mouvement est impossible Lrsquoargument anti-cineacutetique
Remarquons au passage lrsquoabsence de tortue25
25
parfois encore deacutefendu reflegravete selon nous un certain deacutedain vis-agrave-vis des penseurs eacuteleacuteates
occultant la porteacutee de lrsquoargumentation reacuteelle 26
Cette lecture fait lrsquoimpasse sur le constat empirique de lrsquoexistence du mouvement (β) que les
Eacuteleacuteates ne pouvaient vraisemblablement pas nier Lrsquoargumentation des Eacuteleacuteates ne peut pas
reposer sur une reacutefutation du mouvement un modegravele anti-cineacutetique sans quoi elle nrsquoaurait
aucune porteacutee intellectuelle Il serait alors peu compreacutehensible que Platon mette en scegravene pour la
premiegravere fois le personnage de Socrate en preacutesence de Parmeacutenide et Zeacutenon Cette naissance
philosophique du personnage de Socrate nrsquoen serait pas une si les Eacuteleacuteates nrsquoavaient pas eu un
rocircle bien plus deacutecisif 27
La question est de savoir comment dans lrsquoun et dans lrsquoautre cette seacuterie de divisions par deacutefinition ineacutepuisable peut ecirctre eacutepuiseacutee et il faut qursquoelle le soit pour que le mouvement se produise Ce nrsquoest pas reacutepondre que de dire qursquoelles srsquoeacutepuisent simultaneacutement
(BROCHARD 1926 4)
Les reacuteponses proposeacutes par la plupart des commentateurs ne reacutepondent jamais agrave la veacuteritable
question Plutocirct que de chercher agrave comprendre le laquo pourquoi raquo des arguments de Zeacutenon ceux-
ci (Aristote le premier) cherchent le laquo comment raquo Crsquoest pour ainsi dire manquer totalement
lrsquoobjectif de Zeacutenon mais aussi et surtout eacuteviter la difficulteacute comment un espace et un temps
continus peuvent ecirctre les supports de pheacutenomegravenes discontinus
Vlastos et le raisonnement apagogique
Maintenant que nous avons mis agrave distance la lecture naiumlve drsquoun eacuteleacuteatisme anti-cineacutetique il
convient neacuteanmoins de srsquointerroger sur une autre lecture plus seacuteduisante cette fois Dans
lrsquointroduction du Parmeacutenide toujours apregraves avoir entendu Zeacutenon tenir une longue liste
drsquoarguments contre la multipliciteacute (plusieurs heures de lecture) Socrate demande agrave ce dernier de
Un grand nombre de commentateurs drsquoAristote surtout semblent ne connaitre de la penseacutee eacuteleacuteate que 26
ce qursquoAristote a pu en dire laquo [] la tesis eleata [] sostiene que todas las cosas estaacuten en reposo [] el ser es infinito e inmoacutevil raquo (BOERI 2006 65)
Notre prise de position est arbitraire mais se justifie par un gain de coheacuterence dans lrsquoœuvre de Platon Il 27
nous semble plus coheacuterent de penser que la premiegravere apparition de Socrate soit un eacutevegravenement marquant et instructif pour le lecteur plutocirct que lrsquooccasion de lrsquoexposeacute drsquoune position naiumlve et insoutenable
26
preacuteciser lrsquoobjectif de son premier argument laquo Si les ecirctres sont multiples (Εἰ πολλά ἐστι τὰ ὄντα
[127e]) il faut qursquoils soient et semblables (ὅmicroοια) et dissemblables (ἀνόmicroοια) ce qui est
impossible (ἀδύνατον) car ni les semblables ne peuvent ecirctre dissemblables ni les dissemblables
semblables raquo Lrsquoargument contre la multipliciteacute du discours de Zeacutenon repose donc sur le principe
de non-contradiction Cette contradiction crsquoest lrsquoimpossibiliteacute logique (ἀδύνατον) que quelque
chose soit et ne soit pas En drsquoautres termes il srsquoagit de lrsquoimpossibiliteacute pour tout ecirctre que cet ecirctre
puisse simultaneacutement recevoir un preacutedicat et en mecircme temps ne pas le recevoir
Il est alors possible drsquoadopter une lecture moins naiumlve de lrsquoargumentation de Zeacutenon Si
Zeacutenon a conscience de lrsquoargument empirique de lrsquoexistence du mouvement alors sa conclusion
devient une antilogie La question est alors la suivante Zeacutenon en deacutemontrant lrsquoimpossibiliteacute de
la thegravese du multiple (οὐκ ἔστι πολλά [128a]) est-il en train de soutenir la thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-
dire la thegravese de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (ἓν [hellip] εἶναι τὸ πᾶν) deacutefendue par Parmeacutenide Cette question 28
nrsquoest pas sans importance il srsquoagit drsquoun moment crucial de notre reacuteflexion Le jeune Socrate
considegravere ici mdash agrave juste titre mdash que deacutemontrer une contradiction dans une thegravese consiste agrave
donner raison agrave la thegravese opposeacutee La critique de la multipliciteacute engagerait le soutien de la thegravese
de lrsquouniteacute Agrave cette remarque Zeacutenon reacutepond ceci
ἀλλὰ σὺ μὲν εἶπες τῶν συμβεβηκότων τι ἔστι δὲ τό γε ἀληθὲς βοήθειά τις ταῦτα [τὰ γράμματα] τῷ Παρμενίδου λόγῳ πρὸς τοὺς ἐπιχειροῦντας αὐτὸν κωμῳδεῖν ὡς εἰ ἕν ἐστι πολλὰ καὶ γελοῖα συμβαίνει πάσχειν τῷ λόγῳ καὶ ἐναντία αὑτῷ
Mais tu as rencontreacute juste en un point la veacuteriteacute est que ces [eacutecrits] visent agrave aider le discours de Parmeacutenide contre ceux qui voudraient ridiculiser en montrant que si tout eacutetait un il sensuivrait de nombreuses conseacutequences absurdes et contradictoires
(PLATON Parmeacutenide 128c)
Zeacutenon cherche agrave travers sa liste drsquoarguments agrave deacutemontrer la preacutesence de contradictions dans la
thegravese de la multipliciteacute La dialectique pourrait alors ecirctre un mouvement de recherche de
contradictions dans le but de soutenir une thegravese opposeacutee crsquoest-agrave-dire le moyen drsquoopeacuterer une
Litteacuteralement laquo que tout est un raquo28
27
reductio ad absurdum En vertu du principe de non-contradiction cela semblerait parfaitement
coheacuterent
En srsquoappuyant sur le principe du tiers exclu il serait possible que lrsquoopposeacute des thegraveses
contredites par Zeacutenon soient celles qursquoil deacutefendrait La premiegravere dialectique platonicienne serait
une meacutethode de raisonnement par lrsquoabsurde Il srsquoagit notamment de la lecture que deacutecida
drsquoadopter Gregory Vlastos
Because it is allowed the waywardness of impromptu debate elenctic argument may take any number of different routes But through its motley variations the following pattern which I shall call standard elenchus is preserved
(1) The interlocutor asserts a thesis p which Socrates considers false and targets for refutation
(2) Socrates secures agreement to further premises say q and r (each of which may stand for a conjunct of propositions)33 The agreement is ad hoc Socrates argues from q r not to them
(3) Socrates then argues and the interlocutor agrees that q amp r entail not-p
(4) Socrates then claims that he has shown that not-p is true p false
(VLASTOS 1994 11)
En transposant le modegravele de Vlastos agrave la premiegravere partie du Parmeacutenide Zeacutenon aurait
conscience de lrsquoexistence du mouvement par le constat empirique ce qui permet drsquoatteindre une
contradiction De cette contradiction deacutecoule la preuve de la thegravese opposeacutee agrave la thegravese initiale via
la reductio ad absurdum Selon Vlastos la neacutegation du mouvement ne serait que la premiegravere
eacutetape du raisonnement
FIG 1 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON SELON LE MODEgraveLE DE VLASTOS
α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α
β not β
β Existence du mouvement
[Issu du constat empirique]
Contradiction perp
Reductio Ad Absurdum not α
28
La transposition que nous effectuons ne respecte pas complegravetement les propos de Vlastos qui
lui-mecircme diffeacuterenciait la dialectique de Zeacutenon de lrsquoelenchus socratique
More objectionable is the assimilation of the elenchus to Zenos dialectic from which it differs in a fundamental respect The refutands in Zenos paradoxes are unasserted counterfactuals [hellip] Socrates on the other hand as we shall see will not debate unasserted premises mdash only those asserted categorically by his interlocutor who is not allowed to answer contrary to his real opinion
(VLASTOS 1994 2)
Cependant les diffeacuterences entre les deux meacutethodes reposent selon lui sur la nature des
hypothegraveses (preacutemisses) Nous remarquons que cela ne perturbe pas notre lecture puisque nous
nous inteacuteressons ici agrave la progression logique du raisonnement plutocirct qursquoagrave la nature de ses
preacutemisses
Nous remarquons alors qursquoen supposant que les Eacuteleacuteates pratiquent la reductio ad
absurdum Vlastos condamne Socrate agrave reproduire le mecircme scheacutema dans les dialogues suivants
Cela pourrait repreacutesenter une solution deacutefinitive au problegraveme du caractegravere aporeacutetique de la
dialectique il suffirait de remonter le cours des contradictions eacutemises pas Socrate et de prendre
les autres preacutemisses accepteacutees par linterlocuteur afin drsquoobtenir le contraire de la thegravese reacutefuteacutee
Vlastos semble ainsi deacutepasser le problegraveme des apories et parvient agrave entrevoir comme par un jeu
de miroirs les mysteacuterieuses thegraveses socratiques Vlastos nomme ce processus laquo elenchos
standard raquo (VLASTOS 1994 11)
Critique de la position de Vlastos
La lecture de Vlastos nrsquoest pourtant pas exempte de difficulteacutes Le principe de
contradiction nrsquoimplique pas neacutecessairement le principe de tiers exclu En drsquoautres termes la
neacutegation drsquoune neacutegation ne constitue pas une preuve de la thegravese initiale Il srsquoagit drsquoun point de
lecture souleveacute par Mathieu Marion agrave la suite notamment des travaux de Jonathan Barnes
Marion justifie son propos agrave partir drsquoune lecture intuitionniste consideacuterant que la double
neacutegation ne peut ecirctre reacuteduite agrave la thegravese initiale
29
FIG 2 DOUBLE NEacuteGATION DANS LES LOGIQUES CLASSIQUE ET INTUITIONNISTE
Pour un intuitionniste montrer que la supposition de A megravene agrave une contradiction permet drsquoaffirmer notA mais montrer que la supposition de notA megravene agrave une contradiction permet seulement drsquoaffirmer notnotA et non par eacutelimination de la double neacutegation que A
(MARION 2014 16)
Cependant Marion ne preacutetend pas non plus que les Grecs eurent pleinement conscience de ces
deux scheacutemas diffeacuterents Il srsquoagit selon Marion drsquoadopter une position intermeacutediaire Dans le
cadre des joutes dialectiques eacuteleacuteates lrsquoobjectif drsquoaffirmer ou drsquoinfirmer une thegravese passe par la
confrontation avec des contradictions ou antilogies Pour cette raison nous nommerons
antilogique le processus argumentatif eacuteleacuteate Dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate une thegravese vraie doit ecirctre
exempte de contradiction En revanche il est faux de dire que pour les Eacuteleacuteates faire deacutecouler
une contradiction conduit agrave une preuve de lrsquoinverse de la thegravese initiale Il nrsquoy a pas
contrairement agrave lrsquoavis de Vlastos un recours au tiers exclu dans le cadre de la recherche
dialectique chez les Eacuteleacuteates
Il srsquoagit preacuteciseacutement du sens de la suite du passage du Parmeacutenide que nous avons vu plus
haut
ἀντιλέγει δὴ οὖν τοῦτο τὸ γράμμα πρὸς τοὺς τὰ πολλὰ λέγοντας καὶ ἀνταποδίδωσι ταὐτὰ καὶ πλείω τοῦτο βουλόμενον δηλοῦν ὡς ἔτι γελοιότερα πάσχοι ἂν αὐτῶν ἡ ὑπόθεσις εἰ πολλά ἐστιν ἢ ἡ τοῦ ἓν εἶναι εἴ τις ἱκανῶς ἐπεξίοι
Cet eacutecrit reacutepond donc aux partisans de la pluraliteacute et leur renvoie leurs objections et plus encore en deacutesirant deacutemontrer qursquoen reacutealiteacute lrsquohypothegravese quil y a de la pluraliteacute conduit agrave des conseacutequences encore plus ridicules que la supposition que tout est un
(PLATON Parmeacutenide 128d)
Double neacutegation avec tiers exclu Double neacutegation sans tiers exclu
notnotA ≣ A notnotA ≢ A
30
Zeacutenon ne nie pas la preacutesence de contradictions dans la thegravese de Parmeacutenide il montre une
preacutesence de contradictions encore laquo plus ridicules raquo (γελοιότερα) dans la thegravese de la 29
multipliciteacute En cela la situation est telle que lrsquoapplication du tiers exclu semble impossible
Zeacutenon ne deacuteclare pas que la thegravese de lrsquouniteacute ne comporte aucune contradiction mais que la thegravese
de la multipliciteacute comporte aussi des contradictions La lecture de Vlastos apparaicirct maintenant
comme trop simpliste Pour appuyer notre point citons la deacuteesse Diotime de Mantineacutee du
Banquet cette derniegravere apprend agrave Socrate que la justesse drsquoune position est une question de juste
milieu Dans le passage suivant Socrate srsquointerrogeant sur la nature de lrsquoEros rapporte les propos
de la deacuteesse La question est de savoir si Eros est beau et bon ou laid et mauvais La reacuteponse de
la deacuteesse se situe dans un intermeacutediaire entre les deux positions
Μὴ τοίνυν ἀνάγκαζε ὃ μὴ καλόν ἐστιν αἰσχρὸν εἶναι μηδὲ ὃ μὴ ἀγαθόν κακόν Οὕτω δὲ καὶ τὸν ἔρωτα ἐπειδὴ αὐτὸς ὁμολογεῖς μὴ εἶναι ἀγαθὸν μηδὲ καλόν μηδέν τι μᾶλλον οἴου δεῖν αὐτὸν αἰσχρὸν καὶ κακὸν εἶναι ἀλλά τι μεταξύ ἔφη τούτοιν
Ne rend pas neacuteceacutessaire que ce qui nest pas beau soit laid et que ce qui nest pas bon soit mauvais Ainsi comprends que pour avoir reconnu que lamour nest ni beau ni bon il ne faut pas le croire laid et mauvais
(PLATON Banquet 202c)
Il srsquoagit drsquoun contre-exemple agrave lrsquoideacutee que le principe de non-contradiction conduirait
systeacutematiquement agrave celui du tiers exclu Diotime ne renie pas le fait qursquoil est impossible que ce
qui est beau soit laid dans le mecircme temps mais il est possible drsquoecirctre dans une position ternaire
ou intermeacutediaire
Pour compleacuteter la critique de Vlastos effectueacutee par Marion nous pouvons simplement
revenir sur la signification reacuteelle de lrsquoapplication du tiers exclu dans lrsquoexercice dialectique En
pensant qursquoune reacutefutation (sens que Vlastos donne agrave lrsquoelenchos) conduit agrave lrsquoinstauration de la
thegravese opposeacutee agrave lrsquohypothegravese de deacutepart alors lrsquointeacuterecirct mecircme du dialogue disparait pour laisser
Lrsquoemploi du superlatif nous permet drsquoenvisager une vision plus probabiliste de la veacuteriteacute chez les 29
Eacuteleacuteates Plus une theacuteorie contient des contradictions moins il est probable que celle-ci soit vraie Lrsquoassertion la plus exempte de contradictions serait la plus pure et donc potentiellement la plus proche de la veacuteriteacute Lrsquoantilogique eacuteleacuteate aurait une approche de la veacuteriteacute comme gain de coheacuterence Nous reviendrons sur ce point dans la suite de notre travail
31
place agrave un dogmatisme laquo masqueacute raquo Lrsquoexercice du dialogue ne serait qursquoun preacutetexte pour avancer
des thegraveses physiques meacutetaphysiques et morales Deux arguments viennent selon nous contredire
cette ideacutee Dans un premier temps le nombre de dialogues Si Platon avait deacutesireacute veacutehiculer des
thegraveses toutes faites lrsquousage reacutepeacuteteacute drsquoune trentaine de dialogues semblerait parfaitement inutile et
mecircme deacuteleacutetegravere pour la compreacutehension de ses thegraveses Il faut au contraire que le style du dialogue
soit un eacuteleacutement important voire neacuteceacutessaire de la meacutethode de recherche platonicienne Dans un
second temps les propos mecircmes de Socrate lorsque celui-ci explique sa meacutethode la
maiumleutique Agrave plusieurs reprises dans le Theacuteeacutetegravete par exemple Socrate rappelle agrave son
interlocuteur qursquoil ne sait rien et qursquoil est steacuterile
ἐπεὶ τόδε γε καὶ ἐμοὶ ὑπάρχει ὅπερ ταῖς μαίαις ἄγονός εἰμι σοφίας καὶ ὅπερ ἤδη πολλοί μοι ὠνείδισαν ὡς τοὺς μὲν ἄλλους ἐρωτῶ αὐτὸς δὲ οὐδὲν ἀποφαίνομαι περὶ οὐδενὸς διὰ τὸ μηδὲν ἔχειν σοφόν ἀληθὲς ὀνειδίζουσιν τὸ δὲ αἴτιον τούτου τόδε μαιεύεσθαί με ὁ θεὸς ἀναγκάζει γεννᾶν δὲ ἀπεκώλυσεν εἰμὶ δὴ οὖν αὐτὸς μὲν οὐ πάνυ τι σοφός οὐδέ τί μοι ἔστιν εὕρημα τοιοῦτον γεγονὸς τῆς ἐμῆς ψυχῆς ἔκγονον
Jrsquoai drsquoailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis steacuterile en matiegravere de sagesse et le reproche qursquoon mrsquoa fait souvent drsquointerroger les autres sans jamais me deacuteclarer sur aucune chose parce que je nrsquoai en moi aucune sagesse est un reproche qui ne manque pas de veacuteriteacute Et la raison la voici crsquoest que le dieu me contraint drsquoaccoucher les autres mais ne mrsquoa pas permis drsquoengendrer Je ne suis donc pas du tout sage moi-mecircme et je ne puis preacutesenter aucune trouvaille de sagesse agrave laquelle mon acircme ait donneacute le jour
(PLATON Theacuteeacutetegravete 150c [trad modif CHAMBRY])
La position de Vlastos implique donc neacutecessairement que de tels passages traitant de la meacutethode
maiumleutique relegravevent drsquoune forme de manipulation de la part du personnage de Socrate
Lrsquoelenchos standard de Vlastos est selon nous une neacutegation du principe du dialogue Notre
critique de la lecture de Vlastos repose drsquoune part sur les propos mecircmes de Socrate dans
diffeacuterents dialogues et drsquoautre part sur la reacutealiteacute litteacuteraire qui est que Platon nrsquoa eacutecrit que mdash ou
presque mdash des dialogues La question qursquoil srsquoagirait alors de poser agrave Vlastos serait simplement
pourquoi des dialogues Si Platon avait deacutesireacute mettre sa penseacutee en traiteacutes pourquoi aurait-il
perseacuteveacutereacute dans le style litteacuteraire du dialogue pourtant si propre agrave la confusion Nous voyons
comment notre hypothegravese de deacutepart conditionne toute lrsquointerpreacutetation de la lecture de Platon En
32
placcedilant dans le style du dialogue un sens veacuteritable (ce que semble ne pas faire Vlastos) la
dialectique sort du dogmatisme
Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon
Ce que nous eacutevoquions comme notre hypothegravese du postulat theacuteacirctral permet ici drsquoentrevoir
une reacuteponse claire agrave cette question le dialogue nrsquoest pas un moyen dissimuleacute pour transmettre
des thegraveses mais le cœur mecircme du propos une meacutethode qursquoil srsquoagit maintenant pour nous
drsquoeacutetudier Nous avons refuseacute lrsquoargumentaire naiumlf voulant que Zeacutenon essaierait de deacutemontrer
lrsquoimpossibiliteacute du mouvement Dans un mecircme temps la position de Vlastos nous est aussi
apparue comme deacutenaturant le travail de Platon Il devient alors neacutecessaire pour nous de proposer
une lecture plus coheacuterente agrave partir de nos critiques preacuteceacutedentes
Nous reprochons agrave Vlastos son dogmatisme Il srsquoagit alors selon nous de simplement
arrecircter le raisonnement eacuteleacuteate agrave la mise en eacutevidence drsquoune contradiction sans tirer drsquoautre
conclusion Nous reprenons alors les arguments de Zeacutenon et les mettons en relation avec ce que
nous avons compris plus haut Zeacutenon ne soutient pas mdash directement du moins mdash la thegravese de
lrsquouniteacute de lrsquoecirctre mais deacutesire deacutemontrer que la thegravese inverse (de la pluraliteacute) conduit aussi agrave des
contradictions En reprenant une fois encore le scheacutema repreacutesentant lrsquoargumentation logique des
arguments de Zeacutenon nous proposons maintenant une lecture dite antilogique dont la derniegravere
eacutetape sera la contradiction (ou antilogie)
Si cette lecture peut sembler tregraves proche de celle de Vlastos elle srsquoen diffeacuterencie sur un
point fondamental Dans le cas preacutesent la mise en eacutevidence de la contradiction ne permet pas de
prouver la thegravese inverse agrave lrsquohypothegravese principale de deacutepart Nous gardons cependant le constat
empirique du mouvement rendant agrave la penseacutee toute son intelligence
33
FIG 3 LECTURE DE LrsquoARGUMENT DE ZEacuteNON PROPOSEacuteE
La dialectique eacuteleacuteate est une antilogique puisque elle se contente de montrer crsquoest-agrave-dire de
mettre en eacutevidence des contradictions sans pour autant franchir le pas de la conclusion Il nrsquoy a
donc pas agrave proprement parler de Reductio ad absurdum chez les Eacuteleacuteates ou du moins pas en ces
termes
Il srsquoagit maintenant de veacuterifier notre interpreacutetation et de la justifier Dans un premier temps
il devient clair que le problegraveme que nous soulevions chez Vlastos du dogmatisme dialectique
disparaicirct aussitocirct En effet il est impossible de dire que les conclusions agrave la suite drsquoun
raisonnement de cette forme soient des veacuteriteacutes mdash ou tout du moins des veacuteriteacutes positives Mais
nous devons alors faire face agrave un autre problegraveme si ses raisonnements se terminent par des
antilogies la meacutethode eacuteleacuteate est-elle agrave mecircme de trouver quelque chose ou est-elle bloqueacutee dans
ce que nous pourrions appeler un apophatisme meacutethodologique Nous voyons ici comment le
questionnement souleveacute par la lecture des arguments de Zeacutenon nous conduit aux mecircmes
questions que celles que nous posions un peu plus tocirct 30
Pour sortir de ce paradoxe il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoaller tregraves loin Si les arguments de
Zeacutenon semblent condamner agrave rester dans la contradiction la fin mecircme du Parmeacutenide quelques
pages plus loin est au contraire bien plus affirmative
mdash Εἰρήσθω τοίνυν τοῦτό τε καὶ ὅτι ὡς ἔοικεν ἓν εἴτ ἔστιν εἴτε μὴ ἔστιν αὐτό τε καὶ τἆλλα καὶ πρὸς αὑτὰ καὶ πρὸς ἄλληλα πάντα πάντως ἐστί τε καὶ οὐκ ἔστι καὶ φαίνεταί τε καὶ οὐ φαίνεται mdash Ἀληθέστατα
mdash Disons-le donc et ajoutons que agrave ce qursquoil semble soit que lrsquoun existe soit qursquoil nrsquoexiste pas lui et les autres choses relativement agrave eux-mecircmes et les un aux autres
α Divisibiliteacute de lrsquoecirctre α
β not β
β Existence du mouvement
[Issu du constat empirique]
Contradiction perp
Cf supra I 1 laquo Le caractegravere aporeacutetique raquo30
34
sont absolument tout et ne le sont pas paraissent tout et ne le paraissent pas mdash Cela est parfaitement vrai
(PLATON Parmeacutenide 166c-d [trad modif CHAMBRY])
Bien que les arguments de Zeacutenon semblent ne pas deacutepasser la contradiction la meacutethode de
Parmeacutenide dans la deuxiegraveme partie du dialogue est agrave mecircme de trouver des veacuteriteacutes positives La
situation nrsquoest pas propre au Parmeacutenide mais se produit aussi agrave la fin du Sophiste et du
Politique Ces deux dialogues se terminent de maniegravere positive deacutemontrant que lrsquoacquisition
drsquoune veacuteriteacute eacutetait possible selon Platon
Παντάπασι μὲν οὖν
Crsquoest donc tout agrave fait cela
(PLATON Sophiste 268d)
Κάλλιστα αὖ τὸν βασιλικὸν ἀπετέλεσας ἄνδρα ἡμῖν ὦ ξένε καὶ τὸν πολιτικόν
Tu nous as encore de la plus belle faccedilon deacutefini jusqursquoagrave la fin cher eacutetranger lrsquohomme royal et [lrsquohomme] politique
(PLATON Politique 311c) 31
Lrsquohypothegravese preacuteceacutedente que nous avions appeleacutee laquo lrsquoapophatisme dialectique raquo est ainsi
parfaitement reacutefuteacutee Un jugement vrai sur le monde est possible chez Platon et la dialectique ne
peut ecirctre reacuteduite agrave un simple plaisir de reacutefuter des interlocuteurs puisque nous avons des
exemples clairs de deacutefinitions positives et reacuteussies
Le principal point commun de ces trois dialogues est la preacutesence comme interlocuteur
principal soit de Parmeacutenide et de Zeacutenon (originaires drsquoEacuteleacutee) soit de celui que lrsquoon appelle
laquo lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo (Ἐλεάτης Ξένος [216a]) Il devient alors neacutecessaire dans le cadre de notre
eacutetude drsquoapprofondir notre champ de recherche en ne nous cantonnant pas seulement au
Parmeacutenide comme premiegravere occurence socratique du corpus platonicien mais aussi aux autres
eacutecrits eacuteleacuteates
Eacutemile Chambry attribue cette phrase agrave laquo Socrate raquo ce que nous ne faisons pas Nous suivons le 31
Thesaurus Linguaelig Graeligcaelig et attribuons cette phrase agrave laquo Socrate le jeune raquo (Νεώτερος Σωκράτης) lrsquointerlocuteur principal du dialogue gardant ainsi la coheacuterence de la progression de la discussion jusqursquoagrave sa conclusion
35
3 La meacutethode eacuteleacuteate
Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide
Notre eacutetude des arguments de Zeacutenon eacutevoqueacutes au deacutebut du Parmeacutenide nous conduit agrave
interroger le projet eacuteleacuteate dans son ensemble agrave travers notamment leurs eacutecrits directs Si ce
recours peut sembler ecirctre une digression non neacutecessaire il faut neacuteanmoins se souvenir que dans
lrsquooptique de notre eacutetude de la dialectique socratique nous sommes actuellement face agrave une
situation paradoxale drsquoune part lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate telle que preacutesenteacute par Zeacutenon ne peut pas ecirctre
dogmatique et doit logiquement srsquoarrecircter agrave lrsquoantilogie et drsquoautre part la meacutethode eacuteleacuteate est une
meacutethode que Platon recommande dans lrsquooptique de trouver des veacuteriteacutes Nous devons alors avant
de continuer deacutefinir clairement ce que peut ecirctre la meacutethode eacuteleacuteate sans Platon crsquoest-agrave-dire
principalement la meacutethode telle que preacutesenteacutee dans le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature afin de
comprendre les origines du projet dialectique eacuteleacuteate
Degraves les premiegravere ligne du poegraveme le jeune homme est accueilli par la laquo justice raquo (Δίκη [fr
1]) qui lui ouvre les portes des laquo chemins raquo (κελεύθων) de la laquo nuit raquo (Νύξ) et du
laquo jour raquo (Ἤmicroας) Quelques lignes plus bas la deacuteesse explique au jeune homme que celui-ci doit
apprendre laquo toutes choses raquo (πάντα) agrave la fois le laquo cœur raquo (ἦτορ) laquo circulaire raquo (εὐκυκλέος) et
laquo immuable raquo (ἀτρεmicroὲς) de la laquo veacuteriteacute raquo (Ἀληθείη) et drsquoautre part les laquo opinions raquo (δόξας) des
laquo mortels raquo (βροτοί) hors des laquo croyances vraies raquo (πίστις ἀληθής) La deacuteesse deacuteclare que le
jeune homme laquo doit en juger raquo (χρῆν δοκίmicroως) en laquo naviguant raquo (περῶντα) pour laquo tout raquo (πάντα)
laquo agrave travers tout raquo (διὰ παντὸς) Cette lecture rapide du premier fragment du poegraveme de Parmeacutenide
est lourde de conseacutequences Lrsquoobjectif de la dialectique eacuteleacuteate serait drsquoatteindre le cœur de la
veacuteriteacute Cela confirme ce que nous eacutevoquions plus tocirct il est impossible de penser que la finaliteacute
de la meacutethode se trouverait dans lrsquoantilogie la recherche doit se terminer par une veacuteriteacute Or cette
meacutethode consiste agrave analyser aussi bien les savoirs vrais que les opinions fausses Cette
navigation doit ecirctre faite pour chaque chose agrave travers tous les possibles La meacutethode eacuteleacuteate est
donc une dialectique de la recherche ne devant rien neacutegliger Elle analyse tous les possibles
Le second fragment nous renseigne sur le fonctionnement de cette meacutethode Il nrsquoexiste
pour la deacuteesse que deux laquo voies de recherche raquo (ὁδοὶ [hellip] διζήσιός [fr2]) compatibles avec laquo la
36
penseacutee raquo (νοῆσαι) La premiegravere est laquo qursquoil est raquo (ἔστιν) et laquo qursquoil est impossible de ne pas
ecirctre raquo (microὴ εἶναι) il srsquoagit du laquo chemin de la certitude raquo accompagnant la laquo veacuteriteacute raquo La seconde
voie est laquo qursquoil nrsquoest pas raquo (οὐκ ἔστιν) et laquo qursquoil est neacutecessaire de ne pas ecirctre raquo (χρεών ἐστι microὴ
εἶναι) Cette seconde route est un piegravege que le jeune homme laquo ne doit pas approcher raquo (ἀταρπόν)
Nous remarquons alors une apparente contradiction entre les deux fragments Dans le
premier fragment la deacuteesse deacuteclare que toutes les possibiliteacutes doivent ecirctre envisageacutees Dans le
second fragment elle semble se contredire et demander au jeune homme de ne pas pratiquer la
deuxiegraveme voie Comment peut-on alors concilier les deux injonctions afin de retrouver la
coheacuterence du projet
FIG 4 REPREacuteSENTATION LOGIQUE DU DEUXIEgraveME FRAGMENT DE PARMEacuteNIDE
Il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la variable laquo A raquo Celle-ci est remplaccedilable par toute assertion
Entre les deux propositions nous employons volontairement la conjonction de coordination
laquo et raquo agrave la place du connecteur logique laquo and raquo Dans le cas de lrsquoutilisation de la conjonction
logique laquo and raquo la formule ainsi creacuteeacutee irait agrave lrsquoencontre du principe de non-contradiction puisque
cela conduirait agrave admettre (A andnotA) La meacutethodologie de Parmeacutenide ne recherche pas seulement
ce qui est mais elle recherche ce qui est neacutecessairement De la mecircme maniegravere cette
meacutethodologie recherche eacutegalement ce qui nrsquoest pas neacutecessairement Nous devons ainsi
comprendre la formulation des deux voies comme deux moments distincts de la recherche Crsquoest
pour cette raison que nous donnerons le nom de conjonction meacutethodologique au connecteur en
question sans la valeur logique de la conjonction il signifie que les deux eacutetapes co-existent
ἀγνοοῦσιν γὰρ οἱ πολλοὶ ὅτι ἄνευ ταύτης τῆς διὰ πάντων διεξόδου τε καὶ πλάνης ἀδύνατον ἐντυχόντα τῷ ἀληθεῖ νοῦν σχεῖν
La plupart [des gens] ignorent en effet que sans explorer toutes les voies sans cette divagation il est impossible de tomber sur le vrai pour en avoir lrsquointelligence
(PLATON Parmeacutenide 136d-e)
A laquo Il est raquo
(A ^ not(notA)) et (notA ^ ◻(notA))
37
Nous devons maintenant nous interroger sur ce que les paroles du premier fragment
peuvent signifier vis-agrave-vis de la meacutethode proposeacutee dans le deuxiegraveme Contrairement aux ideacutees
courantes nous ne pensons pas que la seconde voie ne doive pas ecirctre exploreacutee Les deux voies
doivent ecirctre arpenteacutees Cependant la premiegravere voie est seule productrice de savoir positif La
seconde voie est productrice de non-savoir elle traite de ce qui nrsquoexiste pas Ce nrsquoest pas pour
autant une mauvaise voie mais cette derniegravere est reacuteduite agrave lrsquoaporie elle relegraveve de lrsquoapophatisme
ontologique (dire ce qursquoune chose nrsquoest pas sans dire ce qursquoelle est)
Certes Parmeacutenide exclut le non-ecirctre comme inintelligible mais cela nrsquoest pas une raison suffisante pour penser que la seconde voie disparaicirct entiegraverement du raisonnement de Parmeacutenide agrave partir du fr 2 Cette voie nrsquoen montre pas moins ce qursquoest une neacutegation et permet de reconnaicirctre que nier lrsquoexistence drsquoun objet de recherche constitue une impasse En effet beaucoup srsquoen faut que Parmeacutenide se prive de la neacutegation dans son poegraveme Lrsquousage de la neacutegation soulegraveve pourtant un problegraveme pour lrsquoeacutenonciation de la veacuteriteacute puisqursquoil est impossible drsquoobtenir une connaissance agrave partir de phrases neacutegatives Cela nrsquoexclut pas que lrsquousage de la seconde voie soit neacutecessaire pour discerner laquoce qui estraquo du contraire voire que les deux voies puissent ecirctre employeacutees alternativement ou de maniegravere concurrente La seconde voie reste une voie de recherche mecircme si elle megravene agrave lrsquoaporie en soutenant laquoce nrsquoest pasraquo il est impossible drsquoavancer Mais cela est deacutejagrave un reacutesultat drsquoune part on y reconnaicirct une impasse et drsquoautre part il semble que seule une affirmation puisse lancer la recherche puisqursquoune neacutegation ne contient en soi aucune information directe sur lrsquoobjet de la recherche
(CASTELNEacuteRAC 2014 444)
La deuxiegraveme voie du poegraveme nrsquoest pas lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoenquecircte sur laquo A raquo mais lrsquoabsence
du preacutedicat drsquoexistence crsquoest-agrave-dire la validiteacute de laquo notA raquo au niveau ontologique Nous pourrions
reacutesumer les propos de la deacuteesse en lrsquoideacutee que lrsquoon ne peut pas enquecircter sur ce qui nrsquoexiste pas Il
ne srsquoagit pas de deacutefendre une thegravese mais drsquoexplorer son contraire Ici la meacutethode ne vise pas agrave
avoir raison face agrave un adversaire mais agrave enquecircter sur toutes les voies afin de trouver un absolu
sans contradiction la veacuteriteacute Les opinions des mortels ne sont pas lrsquousage de la deuxiegraveme voie
mais le mauvais usage des deux premiegraveres La premiegravere voie est le seul chemin menant agrave la
veacuteriteacute mais il ne srsquoagit pas directement de la veacuteriteacute pour autant La deacuteesse nous propose une
meacutethode neacutecessitant encore un travail drsquoanalyse et drsquoentrainement Nous devons ici remarquer le
parallegravele eacutevident entre la meacutethode preacutesenteacute dans le poegraveme de Parmeacutenide et ce que Socrate deacutefinit
38
comme son art laquo maiumleutique raquo Le terme elenchos plus haut deacutefini comme laquo test raquo (par recherche
drsquoeacuteventuelles contradictions contre le terme de laquo reacutefutation raquo proposeacute par Vlastos) consiste dans
en un rejet ou une acceptation opeacutereacute apregraves un test de validation Ce test nrsquoest pas sans rappeler la
dokimasie (δοκιmicroασία) crsquoest-agrave-dire une analyse selon un certain nombre de critegraveres bien deacutefinis
Lorsque le lexicographe Pollux parle de la dokimasie des animaux agrave sacrifier il liste ainsi les
eacuteleacutements importants
Προσακτέον δὲ θύσιμα ἱερεῖα ἄρτια ἄτομα ὁλόκληρα ὑγιῆ ἄπηρα παμμελῆ ἀρτιμελῆ μὴ κολοβὰ μηδὲ ἔμπηρα μηδὲ ἠκρωτηριασμένα μηδὲ διάστροφα
Il faut preacutesenter des victimes qui conviennent pour un sacrifice bien constitueacutees entiegraveres intactes en bonne santeacute exemptes drsquoinfirmiteacutes avec tous leurs membres avec des membres bien conformeacutes elles ne doivent ecirctre ni mutileacutees ni estropieacutees ni amputeacutees de leurs extreacutemiteacutes ni difformes
(FEYEL 2006 36) 32 33
Il srsquoagit pour le philosophe en quecircte de veacuteriteacute de veacuterifier si les assertions respectent les exigences
de la logique comme les animaux doivent respecter les exigences du sacrifice Nous parlerons
cependant plutocirct drsquoelenchos pour deacutesigner lrsquoensemble du processus drsquoeacutevaluation ainsi que la
phase finale drsquoacceptation ou de rejet de lrsquohypothegravese
Dans le cinquiegraveme fragment du poegraveme le poegravete nous dit qursquoil lui est laquo indiffeacuterent raquo (Ξυνὸν
[fr5]) de commencer laquo drsquoun cocircteacute plutocirct que drsquoun autre raquo (ὁππόθεν) car il reviendra en arriegravere
(πάλιν) Nous retrouvons ici la recherche selon les deux meacutethodes Nous pouvons comprendre
que lrsquoune des deux voies conduira neacutecessairement agrave une contradiction (une antilogie) alors que
lrsquoautre voie conduira agrave une veacuteriteacute Il srsquoagit drsquoemprunter tous les chemins possibles afin
drsquoidentifier le seul qui soit exempt de contradiction
Nous pouvons dores et deacutejagrave tirer quelques conclusions sur la meacutethode de recherche eacuteleacuteate
Il faut systeacutematiquement eacutevaluer chaque voie possible Dans le cas drsquoune enquecircte sur A cela
signifie donc drsquoune part laquo srsquoil est vrai que A raquo puis laquo srsquoil est faux que A raquo La deuxiegraveme voie
Drsquoapregraves BETHE E (eacuted) Pollucis Onomasticon (1900) I 29 32
Grec et traduction sont de (FEYEL 2006)33
39
nrsquoest cependant pas suffisante pour eacutetablir un veacuteritable savoir sur le monde savoir que quelque
chose est faux nrsquoest qursquoun premier pas mais il convient par la suite de deacutepasser ce premier
moment pour dire quelque chose de positif Les deux voies sont fonctionnelles mais il existe
neacuteanmoins une hieacuterarchie Dans cette perspective il apparait que le caractegravere aporeacutetique des
dialogues relegraveve de la seconde voie celle du non-ecirctre Arriver agrave une aporie crsquoest ecirctre capable de
dire ce qursquoune chose nrsquoest pas crsquoest donc un progregraves face agrave lrsquoignorance de deacutepart Mais cela
nrsquoest pas suffisant
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique
Nous devons maintenant nous pencher sur un autre aspect de la penseacutee eacuteleacuteate En effet la
recherche selon les deux voies est un eacuteleacutement central de la meacutethode proposeacutee par Parmeacutenide
Cependant il existe un autre eacuteleacutement tout aussi important et donnant lieu agrave de nombreuses
interpreacutetations Il srsquoagit de la fameuse thegravese de laquo lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo Comme nous lrsquoavons vu
preacuteceacutedemment les arguments de Zeacutenon sur le mouvement servaient notamment agrave deacutemontrer que
la thegravese de la pluraliteacute de lrsquoecirctre eacutetait tout aussi invraisemblable mdash sinon plus encore mdash que celle
de son maicirctre Parmeacutenide Il faut alors reconnaitre lrsquoeacutevidence Parmeacutenide soutenait effectivement
une thegravese sur lrsquouniteacute de lrsquoecirctre Encore est-il neacutecessaire de comprendre ce agrave quoi se reacutefegravere
laquo lrsquoecirctre raquo et son laquo uniteacute raquo Cette thegravese est exprimeacutee dans le huitiegraveme fragment moment cleacute de
notre reacuteflexion Le poegravete nous dit que laquo ce qui est raquo (ἔστιν [fr8]) est maintenant laquo tout
entier raquo (ὁmicroοῦ πᾶν) laquo un raquo (ἕν) et laquo continu raquo (συνεχές) Dans ce passage la deacuteesse srsquoadresse au
jeune homme dans le but de lui enseigner ce qursquoest la veacuteriteacute Il ne srsquoagit plus seulement de savoir
ce qui est mais ce qui est vrai Le rapport au discours est primordial souvenons-nous que les
portes de cet enseignement avaient eacuteteacute ouvertes par lrsquoincarnation de laquo la justice raquo (Δίκη [fr1]) au
premier fragment La veacuteriteacute est un jugement pas un constat La connaissance est un effort
intellectuel de discernement entre lrsquoecirctre et le non-ecirctre Enfin lrsquoaction de laquo penser raquo (νοεῖν [fr3])
et lrsquoaction laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont laquo la mecircme chose raquo (τὸ [hellip] αὐτὸ)
La meacutethodologie de la deacuteesse consiste agrave diffeacuterencier ce qui est de ce qui nrsquoest pas Il ne
srsquoagit pas de la reacutealiteacute mais de la veacuteriteacute La veacuteriteacute est une chez Parmeacutenide laquo lrsquoun raquo est le
principe neacutecessaire pour fonder un savoir Si la veacuteriteacute nrsquoeacutetait pas une alors des eacutenonceacutes
40
contraires pourraient ecirctre consideacutereacutes comme vrais Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre vrai est lrsquooccasion de la 34
science pour les Eacuteleacuteates Nous comprenons alors cette uniteacute comme un principe non pas
ontologique ou cosmologique mais logique et eacutepisteacutemologique Lrsquouniteacute ne porte pas sur le
monde mais sur un objet scientifique (objet de science) Il srsquoagit de lrsquoexpression la plus
eacuteleacutementaire du principe de non-contradiction Si une chose est vraie son contraire est
neacutecessairement faux Si nous rapprochons ceci du troisiegraveme fragment citeacute ci-dessus nous
pouvons comprendre que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre rejoint lrsquouniteacute eacutepisteacutemologique Pour qursquoun savoir soit
possible il faut neacutecessairement que lrsquoobjet de ce savoir soit unique non pas que tous les objets
de connaissance sont identiques et immuables mais que les principes de connaissance sont
perpeacutetuels
Dans la penseacutee eacuteleacuteate aucun savoir nrsquoest possible sans lrsquoimmuabiliteacute et la persistance de
lrsquoecirctre Cette penseacutee srsquooppose agrave lrsquoideacutee drsquoune autonomie propre de lrsquoecirctre Cette continuiteacute de lrsquoecirctre
a pour conseacutequence de rendre ce dernier accessible par la penseacutee Le projet rationaliste eacuteleacuteate
rejoint drsquoune certaine maniegravere notre ideacutee contemporaine de deacuteterminisme
Chez les ecirctres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions dexistence de tout pheacutenomegravene sont deacutetermineacutees dune maniegravere absolue Ce qui veut dire en dautres termes que la condition dun pheacutenomegravene une fois connue et remplie le pheacutenomegravene doit se reproduire toujours et neacutecessairement agrave la volonteacute de lrsquoexpeacuterimentateur [hellip] Tous les pheacutenomegravenes de quelque ordre quils soient existent virtuellement dans les lois immuables de la nature et ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions dexistence sont reacutealiseacutees
(BERNARD 1984 13)
Ne faisons pas drsquoanachronisme lrsquoapproche eacuteleacuteate nrsquoest pas comparable agrave celle de Claude
Bernard Cependant il faut selon nous la comprendre dans cet esprit Lrsquoobjet de science est
laquo un raquo parce qursquoil est constant et eacuteternel Mais cela ne signifie pas que tout ce qui est penseacute existe
ou que tout ce qui existe forme une vaste uniteacute cosmologique En gardant agrave lrsquoesprit que le poegraveme
expose une meacutethode (et non pas un reacutecit mythique sur le monde agrave la maniegravere drsquoHeacutesiode) il est
assez clair que le fragment VIII reacuteputeacute comme eacutetant le cœur de lrsquoontologie eacuteleacuteate constitue en
reacutealiteacute un preacutecis drsquoeacutepisteacutemologie Il faut que lrsquoobjet de science soit un sans quoi toute veacuteriteacute ne
Occasion est ici agrave prendre au sens de principe neacutecessaire34
41
serait que temporaire Face au problegraveme de la fondation drsquoun savoir le deacuteterminisme apparaicirct
comme le premier pas eacutepisteacutemologique sans lequel rien ne peut ecirctre dit Lrsquoun parmeacutenidien
comme principe de science est aussi le principe neacutecessaire de la deacutefinition Pour appuyer notre
theacuteorie nous nous reacutefeacuterons agrave un fragment souvent mal interpreacuteteacute du poegraveme de Parmeacutenide le
fragment V deacuteclarant que laquo le fait de penser raquo (νοεῖν) et celui laquo drsquoecirctre raquo (εἶναι) sont une laquo mecircme
chose raquo (Τὸ γὰρ αὐτὸ) Non pas que Parmeacutenide soit en train de donner une reacutealiteacute agrave tout objet de
penseacutee mais au contraire on ne peut veacuteritablement penser (au sens de connaitre) que ce qui est
(de maniegravere durable) Pour ainsi dire la penseacutee eacuteleacuteate ne nie pas lrsquoexistence du mouvement mais
dans le cadre de sa deacutefinition de laquo ce que doit ecirctre la science raquo (comme activiteacute de connaissance
du reacuteel) il srsquoagit de ne srsquoattacher qursquoaux proprieacuteteacutes eacuteternelles des corps
En bref le poegraveme de Parmeacutenide nrsquoest pas un traiteacute de cosmologie ni drsquoontologie il srsquoagit
drsquoune meacutethode de recherche La premiegravere question est quel est lrsquoobjet rechercheacute Ce que
Parmeacutenide et Zeacutenon nous disent est que la somme des parties drsquoun ecirctre (distance moment etc)
ne peut jamais eacutegaler le tout il existe toujours un je-ne-sais-quoi de plus dans la totaliteacute Ainsi
nous pouvons comprendre que contre les partisans du devenir et de la pluraliteacute de lrsquoecirctre il
existe selon les philosophes eacuteleacuteates une uniteacute de lrsquoecirctre comme objet de science Malgreacute les
divisions multiples il existe toujours une transcendance Penser la diversiteacute crsquoest se donner pour
objectif de deacutefinir lrsquoindeacutefinissable Agrave lrsquoinverse penser lrsquouniteacute derriegravere le multiple crsquoest avoir une
chance de saisir ce qursquoil y a de neacutecessaire dans le reacuteel et ainsi transcender ce dernier La
meacutethode eacuteleacuteate reacutefute en cela la capaciteacute drsquoune deacutefinition en extension agrave ecirctre pleinement
satisfaisante au profit drsquoune deacutefinition en compreacutehension En srsquoattachant agrave lrsquounique derriegravere le
multiple il faut ecirctre capable de saisir ce qui entre toujours mdash et neacutecessairement mdash dans la
constitution de ce que lrsquoon srsquoattache agrave deacutefinir
Cet eacuteleacutement sera primordial dans la penseacutee platonicienne agrave de nombreuses reprises les
interlocuteurs de Socrate tenteront de faire passer un groupe drsquoexemples (deacutefinition en extension)
comme reacuteponse aux questions de Socrate Meacutenon par exemple dans le dialogue eacuteponyme
deacutefinira la vertu en donnant un ensemble de cas diffeacuterents Socrate nrsquoest eacutevidemment pas dupe
Πολλῇ γέ τινι εὐτυχίᾳ ἔοικα κεχρῆσθαι ὦ Μένων εἰ μίαν ζητῶν ἀρετὴν σμῆνός τι ἀνηύρηκα ἀρετῶν παρὰ σοὶ κείμενον
42
Jrsquoai lrsquoimpression drsquoavoir beaucoup de chance cher Meacutenon si agrave la recherche drsquoune vertu jrsquoen ai trouveacute tout un essaim aupregraves de toi
(PLATON Meacutenon 72a [trad Castelneacuterac])
Nous sommes ici en preacutesence drsquoun parfait exemple de reacutefutation non pas par contradiction
(recours agrave une antilogie) mais plus en rapport agrave un problegraveme meacutethodologique Si la dialectique
se pose pour objectif de deacutefinir une notion cette deacutefinition ne doit pas ecirctre une suite drsquoexemple
mais la recherche du principe commun agrave tous ces exemples
Demeure une derniegravere interrogation sur le poegraveme pourquoi cette thegravese a-t-elle toujours eacuteteacute
aussi mal comprise Le problegraveme de lrsquointerpreacutetation du projet eacuteleacuteate vient en partie selon nous
de lrsquoabsence de syntaxe deacutefinie dans la langue grecque Dans les hypothegraveses eacutenonceacutees par Platon
dans Le Parmeacutenide reprenant tregraves certainement les theacutematiques abordeacutees par les Eacuteleacuteates la place
de la conjonction laquo si raquo (εἰ) dans lrsquointerrogation laquo srsquoil est un raquo (εἰ ἕν ἐστιν[137c]) nrsquoest pas
parfaitement claire Tantocirct celle-ci se trouve avant la proposition (i e 137c) tantocirct celle-ci se
trouve entre lrsquoobjet et le verbe (i e 142c) Face agrave ce problegraveme Alain Seacuteguy-Duclot propose
lrsquoideacutee selon laquelle Platon reacutealiserait un jeu phoneacutetique et seacutemantique La place de la
conjonction deacutefinirait alors lrsquoobjet sur lequel porterait cette conjonction ce qui aurait pour
finaliteacute de faire osciller le sens du verbe laquo ecirctre raquo (εἶναι) entre un sens copulatif et un sens
existentiel Denis OrsquoBrien reacutesume ainsi lrsquoargument de Seacuteguy-Duclot
Si hen priveacute darticle est placeacute avant la conjonction gouvernant une proposition conditionnelle il est le sujet du verbe pris en son sens existentiel (donc hen ei estin laquo si un est raquo) En revanche si hen priveacute darticle est placeacute apregraves la conjonction il est le compleacutement du verbe pris en son sens copulatif (donc ei hen estin laquo sil est un raquo)
(OrsquoBRIEN 2008 230 [trad SEacuteGUY-DUCLOT])
Cette argumentation rend possibles nos hypothegraveses de lecture Il eacutetait neacutecessaire selon notre
approche que le Eacuteleacuteates fussent capables de distinguer lrsquoecirctre copule de lrsquoecirctre comme preacutedicat
drsquoexistence Cette lecture de Seacuteguy-Duclot permet drsquoappuyer notre propre lecture et justifie ainsi
le projet eacutepisteacutemologique en remplaccedilant la lecture cosmologique Cette interpreacutetation rend gracircce
agrave la penseacutee eacuteleacuteate en geacuteneacuteral en lui permettant drsquoopeacuterer la distinction logique entre la copule est
43
le preacutedicat drsquoexistence Nous pouvons alors comprendre que le cœur du problegraveme pour le
Parmeacutenide de Platon nrsquoest pas de savoir srsquoil existe une uniteacute fondamentale (si le laquo un raquo existe)
mais si laquo ce qui est raquo possegravede une uniteacute dans le temps et dans lrsquoespace (si laquo ce qui est raquo est un)
Lrsquoexercice eacuteleacuteate devient ainsi beaucoup plus clair et coheacuterent
Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide
Lrsquoun des eacuteleacutements les plus perturbants lors de la lecture du Parmeacutenide est le fait que cet
ouvrage pourtant consideacutereacute comme ayant eacuteteacute eacutecrit tardivement par Platon semble drsquoembleacutee
reacutefuter la theacuteorie centrale de tout le systegraveme platonicien la theacuteorie des ideacutees Nous avons
preacuteceacutedemment eacutevoqueacute plusieurs problegravemes relatifs agrave cette lecture naiumlve notamment lorsque nous
recensions les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo propres au Parmeacutenide Nous allons cependant revenir 35
sur ce point agrave la lumiegravere de ce que nous avons compris de la meacutethodologie eacuteleacuteate Que lrsquoon ne
srsquoy trompe pas alors que la seconde partie du dialogue (vaste et fatigante) est selon nous drsquoun
inteacuterecirct bien plus heuristique mdash donc meacutethodologique mdash qursquoontologique nous devons cependant
nous attacher tout particuliegraverement agrave ces quelques pages que Platon nrsquoa pas placeacutees ici par
hasard
La reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees alors porteacutee par le jeune Socrate intervient tregraves
rapidement et drsquoune faccedilon assez surprenante Socrate introduit sa theacuteorie agrave partir de laquo la forme en
soi de la ressemblance raquo (αὑτὸ εἶδός τι ὁmicroοιότητος [129a]) et la forme opposeacutee agrave celle-ci de laquo la
dissemblance raquo (ἀνόmicroοιον) Selon Socrate le problegraveme que pose Zeacutenon nrsquoen est pas
veacuteritablement un Pour Socrate il nrsquoest pas impossible qursquoun ecirctre participe agrave la fois de la
ressemblance en soi en ce qursquoil ressemble agrave un autre ecirctre et participe dans le mecircme temps de la
dissemblance en soi pour tout ce qursquoil ne ressemble pas Continuant ainsi son raisonnement il
deacuteclare de la mecircme maniegravere qursquoun ecirctre peut laquo participer raquo (microετέχειν) laquo de lrsquouniteacute raquo (τοῦ ἑνὸς) et
laquo participer aussi raquo (αὖ microετέχειν) laquo des choses multiples raquo (ταῦτα πολλὰ) en mecircme temps Le
raisonnement socratique se porte sur laquo les genres et les espegraveces raquo (τὰ γένη τε καὶ εἴδη) des ecirctres
mdash ce que la posteacuteriteacute appellera les Ideacutees
Cf supra II 1 laquo Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide raquo35
44
καὶ περὶ τῶν ἄλλων ἁπάντων ὡσαύτως εἰ μὲν αὐτὰ τὰ γένη τε καὶ εἴδη ἐν αὑτοῖς ἀποφαίνοι τἀναντία ταῦτα πάθη πάσχοντα ἄξιον θαυμάζειν εἰ δ᾽ ἐμὲ ἕν τις ἀποδείξει ὄντα καὶ πολλά τί θαυμαστόν λέγων ὅταν μὲν βούληται πολλὰ ἀποφῆναι [hellip]
et de mecircme pour tout le reste il ne faudrait pas moins seacutetonner si on venait agrave deacutemontrer que les genres et les espegraveces sont en eux-mecircmes susceptibles de leurs contraires mais il ny aurait rien de surprenant agrave ce quon deacutemontracirct que moi je suis agrave la fois un et multiple
(PLATON Parmeacutenide 129c [trad modif COUSIN])
Le sujet ne porte alors plus sur les laquo choses visibles raquo (τοῖς ὁρωmicroένοις [129e]) mais sur les
laquo choses de lrsquointellect raquo (τοῖς λογισmicroῷ [130a])
Agrave lrsquoeacutevidence ce cours passage a eacuteteacute mdash et est toujours mdash consideacutereacute comme lrsquoune des
expressions fondatrice de la penseacutee meacutetaphysique platonicienne La meacutethode est en effet
radicale Il ne srsquoagit plus de srsquointerroger sur ce que lrsquoon voit mais sur ce que lrsquoon peut penser Il
nrsquoy a lagrave rien qui sera reacutefuteacute par la suite La suite est en revanche plus deacutelicate le fait de
distinguer drsquoune part les objets visibles et drsquoautre part les objets de lrsquointellect suscite un vif
inteacuterecirct chez Parmeacutenide Dans cette proto-penseacutee platonicienne Socrate eacutenonce lrsquoideacutee selon
laquelle les objets visibles participeraient drsquoun ou plusieurs genres Il faudrait alors pencher son
esprit davantage sur ces genres que sur les choses visibles La theacuteorie eacutetant poseacutee Parmeacutenide
commence son travail drsquoaccoucheur en questionnant Socrate 36
Parmeacutenide opegravere un deacutecalage drsquoune notion (le beau le juste le bon) vers un individu
(lrsquohomme le feu lrsquoeau la boue le poil la saleteacute) Le deacutecalage que Parmeacutenide opegravere nrsquoest pas
anodin il srsquoagit au contraire drsquoun veacuteritable problegraveme drsquoordre logique et seacutemantique Le grec nrsquoa
pas de verbe autre qursquoecirctre (εἶναι) pour exprimer agrave la fois le fait drsquoexister (lrsquoecirctre au monde) et le
fait de recevoir un preacutedicat (lrsquoecirctre copule) Lorsque lrsquoon dit que laquo cet homme est juste raquo nous
affirmons dans le mecircme temps que laquo lrsquohomme est au monde raquo mdash tout du moins comme objet de
penseacutee mdash mais nous ne pouvons pas pour autant dire que laquo le fait drsquoecirctre juste raquo existe
indeacutependamment drsquoun sujet Pourtant le problegraveme se pose de maniegravere inverse agrave lrsquoesprit de
Par le terme laquo drsquoaccoucheur raquo nous marquons volontairement la paterniteacute eacuteleacuteate de la meacutethode 36
maiumleutique socratique chez Platon
45
Platon puisque ce qui est remis en question nrsquoest pas la capaciteacute que lrsquoesprit a de saisir ces
valeurs transcendantes comme autant de reacutealiteacutes indeacutependantes mdash cela semble au contraire bien
naturel pour Platon mdash mais en revanche drsquoopeacuterer le mecircme processus pour la compreacutehension des
laquo sujets raquo du monde propres agrave recevoir ces valeurs
En effet lrsquoactiviteacute consistant agrave deacutefinir quelque chose (individu ou notion) oblige agrave deacutepasser
cet individu agrave le transcender Or la transcendance des individus nrsquoest pas la mecircme chose que la
transcendance des valeurs En effet lrsquoindividu en tant qursquoecirctre est toujours dans le reacuteel Il
nrsquoexiste pas mdash a priori mdash un individu en dehors du monde En revanche les valeurs sont deacutejagrave
hors du monde et ne peuvent srsquoexprimer que par lrsquoexpression qursquoun sujet du monde peut en
faire Dire que diffeacuterentes personnes participent de lrsquoideacutee drsquohomme ne veut pas dire qursquoil existe
dans un autre monde un homme parfait qui serait le modegravele de tous les hommes Sinon comme
le dit Parmeacutenide il faudrait une ideacutee pour tout ce qui nous entoure et le monde des ideacutees serait
un catalogue infini pour autant que lrsquoon puisse diviser le reacuteel (lrsquoideacutee de main lrsquoideacutee de main
gauche lrsquoideacutee de doigt lrsquoideacutee de pouce lrsquoideacutee drsquoongle lrsquoideacutee de phalange etc)
La reacutefutation de Parmeacutenide est meacutethodologique il est certes possible de diviser le reacuteel
indeacutefiniment (paradoxes de Zeacutenon) mais son eacutetude impose la division par genres et sous-
espegraveces et de postuler une uniteacute fondamentale de ces eacuteleacutements atomiques sans quoi lrsquoeacutetude ne
serait qursquoune reacutegression infinie Cette distinction entre la division naiumlve et la division par genre
est parfaitement illustreacutee par la remarque de lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee dans sa reacuteflexion sur le politique
τοιόνδε οἷον εἴ τις τἀνθρώπινον ἐπιχειρήσας δίχα διελέσθαι γένος διαιροῖ καθάπερ οἱ πολλοὶ τῶν ἐνθάδε διανέμουσι τὸ μὲν Ἑλληνικὸν ὡς ἓν ἀπὸ πάντων ἀφαιροῦντες χωρίς σύμπασι δὲ τοῖς ἄλλοις γένεσιν ἀπείροις οὖσι καὶ ἀμείκτοις καὶ ἀσυμφώνοις πρὸς ἄλληλα βάρβαρον μιᾷ κλήσει προσειπόντες αὐτὸ διὰ ταύτην τὴν μίαν κλῆσιν καὶ γένος ἓν αὐτὸ εἶναι προσδοκῶσιν ἢ τὸν ἀριθμόν τις αὖ νομίζοι κατ᾽ εἴδη δύο διαιρεῖν μυριάδα ἀποτεμνόμενος ἀπὸ πάντων ὡς ἓν εἶδος ἀποχωρίζων καὶ τῷ λοιπῷ δὴ παντὶ θέμενος ἓν ὄνομα διὰ τὴν κλῆσιν αὖ καὶ τοῦτ᾽ ἀξιοῖ γένος ἐκείνου χωρὶς ἕτερον ἓν γίγνεσθαι κάλλιον δέ που καὶ μᾶλλον κατ᾽ εἴδη καὶ δίχα διαιροῖτ᾽ ἄν εἰ τὸν μὲν ἀριθμὸν ἀρτίῳ καὶ περιττῷ τις τέμνοι τὸ δὲ αὖ τῶν ἀνθρώπων γένος ἄρρενι καὶ θήλει Λυδοὺς δὲ ἢ Φρύγας ἤ τινας ἑτέρους πρὸς ἅπαντας τάττων ἀποσχίζοι τότε ἡνίκα ἀποροῖ γένος ἅμα καὶ μέρος εὑρίσκειν ἑκάτερον τῶν σχισθέντων
46
Voici Nous avons fait comme si voulant diviser en deux le genre humain on en faisait le partage agrave la maniegravere de la plupart des gens drsquoici qui seacuteparent la race helleacutenique de tout le reste comme formant une uniteacute distincte et reacuteunissant toutes les autres sous la deacutenomination unique de barbares bien qursquoelles soient innombrables qursquoelles ne se mecirclent pas et ne parlent pas la mecircme langue se fondent sur cette appellation unique pour les regarder comme une seule espegravere Crsquoest encore comme si lrsquoon croyait diviser les nombres en deux espegraveces en coupant une myriade sur le tout dans lrsquoideacutee qursquoon en fait une espegravece agrave part et qursquoon preacutetendicirct en donnant agrave tout le reste un nom unique que cette appellation suffit pour en faire aussi un genre unique diffeacuterent du premier Mais on devrait plus sagement et on diviserait mieux par espegraveces et par moitieacutes si lrsquoon partageait les nombres en pairs et impairs et le genre humain en macircles et femelles et si lrsquoon nrsquoen venait agrave seacuteparer et opposer les Lydiens ou les Phrygiens ou quelque autre peuple agrave tous les autres que lorsqursquoil nrsquoy aurait plus moyen de trouver une division dont chaque terme fucirct agrave la fois espegravece et partie
(PLATON Politique 262c-e [trad modif CHAMBRY])
Cela illustre lrsquoambiguiumlteacute de la position eacuteleacuteate contrairement agrave ce que semble croire Vlastos
Zeacutenon ne peut pas reacutepondre agrave ses paradoxes Le problegraveme est toujours preacutesent lrsquoesprit ne peut
se poser que sur des ecirctres conccedilus dans lrsquouniteacute sans quoi aucun savoir ne serait possible Pourtant
lrsquoexpeacuterience semble affirmer que tout est toujours divisible Il y a un eacutecart entre la connaissance
fonctionnant par recherche drsquouniteacute (de principe) et lrsquoeacutetude de la nature (reposant sur les
matheacutematiques) qui nous indique que le reacuteel est indeacutefiniment divisible En drsquoautres termes il
existe un eacutecart fondamental entre lrsquoeacutepisteacutemologie et lrsquoontologie Selon nous crsquoest ce problegraveme
qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit lors de nos lectures de Platon et non pas la question inverse de
ce qursquoest le reacuteel Nous postulons alors une approche eacutepisteacutemologique plutocirct qursquoontologique Il ne
convient plus de dire que Platon parle de laquo ce qursquoest le monde raquo mais de laquo comment il est
possible drsquoavoir une connaissance sur ce monde raquo
Nous souhaitons agrave la suite de notre travail donner de nouveaux eacuteleacutements interpreacutetatifs
quand agrave ce que lrsquohistoire de la philosophie appelle encore laquo une reacutefutation de la theacuteorie des
Ideacutees raquo Il nrsquoy a selon nous reacutefutation que drsquoune approche tregraves naiumlve de la theacuteorie des Ideacutees
Parmeacutenide deacutemontre agrave Socrate qursquoil est neacutecessaire de distinguer les valeurs et les individus et
que la transcendance de ce qui nrsquoest pas au monde sans sujet nrsquoest pas comparable agrave la
transcendance de ce qui y est deacutejagrave En cela Platon anticipe parfaitement lrsquoargument du troisiegraveme
47
homme drsquoAristote puisque le fait mecircme de parler de laquo lrsquoIdeacutee drsquohomme raquo semble contradictoire
Rappelons cependant que le Parmeacutenide est lrsquoincipit de lrsquoensemble de la piegravece philosophique Les
positions ne sont pas encore deacutefinies seulement des problegravemes sont poseacutes Nous voyons
cependant comment la trageacutedie philosophique commence par la reacutefutation drsquoune approche
ontologique naiumlve qui sera pourtant par la suite consideacutereacutee comme la theacuteorie centrale de Platon
En gardant agrave lrsquoesprit ce que nous appelions plus haut le danger interpreacutetatif du
laquo chronocentrisme raquo nous comprenons comment Platon est vraisemblablement en train de
reacutepondre agrave drsquoeacuteventuels deacutetracteurs En reacutedigeant le Parmeacutenide il illustre de cette faccedilon comment
sa theacuteorie ne peut se reacuteduire agrave une lecture naiumlve Il met drsquoailleurs volontairement cette derniegravere
dans la bouche drsquoun Socrate non initieacute agrave la philosophie Le Parmeacutenide nrsquoest donc pas un aveu de
faiblesse mais bien au contraire la deacutemonstration de lrsquoeacutecart qursquoil pouvait exister entre la
compreacutehension de la theacuteorie platonicienne par certains et la veacuteritable penseacutee de lrsquoauteur Platon
renvoie lrsquoargument du troisiegraveme homme au temps du jeune Socrate ses deacutetracteurs avaient 37
presque un siegravecle de retard sur sa penseacutee 38
Le laquo parricide raquo du Sophiste
Nous pouvons deacutesormais entrevoir assez clairement lrsquoensemble des eacuteleacutements heacuteriteacutes de la
penseacutee eacuteleacuteate et se retrouvant dans la meacutethode platonicienne de recherche de la veacuteriteacute Un dernier
point en suspend neacutecessite briegravevement notre attention comment expliquer le fameux
laquo parricide raquo du Sophiste En effet lrsquoeacutetranger drsquoEacuteleacutee deacuteclare deacutepasser la position de Parmeacutenide
Οἶσθ οὖν ὅτι Παρμενίδῃ μακροτέρως τῆς ἀποῤῥήσεως ἠπιστήκαμεν
Le nom laquo troisiegraveme homme raquo (τρίτος ἄνθρωπος) nous vient drsquoAristote (Meacutetaphysique 37
[990b17-1079a13 1039a2] et Reacutefutations sophistiques [178b36])
Lrsquoun des exemples reacutecents de creacutedit donneacute agrave la theacuteorie du troisiegraveme homme comme moyen de reacutefuter la 38
meacutetaphysique platonicienne est de Gail Fine qui en 1995 disait laquo Although these differences between the various versions of the TMA [Third Man Argument] do not affect its logic they may involve different conceptions of forms (are they paradigms are they particulars universals or both) of sensibles (are they imperfect) and of the relation between forms and sensibles (is participation to be explicated in terms of paradigmatism) One possible moral is that whether or not we view forms as paradigms as particulars or as universals or both whether or not we view sensibles as being fully F no matter what form is at issue (the form of man or of large) Plato is still vulnerable to the TMA raquo (FINE 1995 30)
48
Sais-tu que nous sommes depuis bien longtemps au-delagrave de lrsquointerdiction de Parmeacutenide
(PLATON Sophiste 258c)
LrsquoEacuteleacuteate commence par montrer diffeacuterents aspects du sophiste en respectant sa meacutethode de
recherche par antilogie Il termine alors par lrsquoideacutee que la sophistique est un art trompeur Or les
sophistes avaient pour coutume drsquoutiliser lrsquoargument mecircme de Parmeacutenide qui disait que le non-
ecirctre nrsquoest pas de sorte qursquoil serait impossible de penser ou de parler faux LrsquoEacuteleacuteate deacutecide donc
drsquoattaquer cette ideacutee par une longue digression mdash si longue qursquoelle donna parfois le sentiment
aux commentateurs drsquoecirctre le sujet principal du dialogue Ce passage nrsquoest pourtant qursquoune grande
parenthegravese qui devra se refermer pour laisser place agrave lrsquoexercice deacutefinitionnel sur le sophiste
commenceacute au deacutebut du dialogue
Lrsquoeacutetranger arrive agrave la conclusion qursquoil existe du non-ecirctre dans le simple fait de ne pas ecirctre
identique agrave autre chose Pour le dire autrement du simple fait que lrsquoAutre est (crsquoest-agrave-dire que
tout nrsquoest pas qursquoun) alors il y a du non-ecirctre dans le fait de ne pas ecirctre identique agrave lrsquoautre Si A et
B sont diffeacuterents alors il y a du non-ecirctre dans la mesure ougrave A nrsquoest pas B Pourtant A et B sont
pleinement et sont soumis agrave la regravegle de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre telle que nous lrsquoavons vue
preacuteceacutedemment Il nrsquoy a pas de contradiction entre lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme objet de connaissance
et lrsquoexistence du non-ecirctre comme relation incorrecte entre deux ecirctres Cette analyse sera
primordiale pour comprendre par la suite la meacutetaphysique platonicienne
Qursquoil y ait en effet une attaque de la penseacutee historique de Parmeacutenide nrsquoest pas le sujet de
notre travail Agrave lrsquoeacutevidence Parmeacutenide eacutetait deacutejagrave acircgeacute quand Socrate eacutetait jeune Nous pouvons
affirmer qursquoil est impossible que Platon ait eu un contact direct avec Parmeacutenide voire mecircme
Zeacutenon Platon ne put qursquoen avoir un heacuteritage lointain agrave travers les poegravemes et les enseignements
de ses maicirctres dont le Socrate historique Ceci pour comprendre que lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate chez
Platon ne peut pas et ne doit pas ecirctre le reflet de la penseacutee de Parmeacutenide plus drsquoun siegravecle
auparavant Platon creacutee un eacuteleacuteatisme nouveau unique propre agrave ses convictions son
enseignement mais aussi son contexte politique et ideacuteologique (reacuteponse agrave des deacutetracteurs par
exemple) Preuve en est le personnage du Sophiste ou du Politique ne porte aucun nom il est
49
juste un laquo eacutetranger drsquoEacuteleacutee raquo Ce nrsquoest plus Parmeacutenide ou Zeacutenon qui eux sont nommeacutement
preacutesents dans le Parmeacutenide mais un heacuteritier dont la penseacutee ne srsquoinscrit pas dans un hypotheacutetique
dogme eacuteleacuteatique figeacute depuis le poegraveme du maicirctre
Allant dans le sens de notre interpreacutetation nous prenons pour appui les travaux de Nestor-
Louis Cordero qui mit en eacutevidence de nombreuses modifications dans les manuscrits Selon ce
dernier lrsquoeacutetranger est agrave tort preacutesenteacute comme un laquo disciple raquo (ἑταῖρος [216a]) mais devrait plutocirct
ecirctre compris comme eacutetant au contraire laquo diffeacuterent raquo (ἕτερον) des disciples de Parmeacutenide
Le mot en question est ἕτερον laquodiffeacuterent divers autre queraquo Si nous choisissons ce mot le deuxiegraveme ἑταίρων ne doit pas disparaicirctre car il est le seul qui reste et la traduction du passage serait laquoil est originaire dEacuteleacutee mais (il y a un δε toujours neacutegligeacute) diffeacuterent des compagnons (ἑτέρων au pluriel) de Parmeacutenide et de Zeacutenonraquo Voilagrave agrave mon avis quel est le texte veacuteritable de la page 216a
(CORDERO 1991 31)
De la sorte nous voyons clairement que Platon srsquoinscrit volontairement dans une ligneacutee eacuteleacuteate
tout en se deacutefaisant de lrsquoapproche classique Il gardera la meacutethode antilogique eacuteleacuteate et la
deacutefinition par dichotomies (analyses successives des diffeacuterentes voies) mais il se refuse dans le
mecircme temps agrave se soumettre agrave lrsquoontologie moniste drsquoune lointaine tradition eacuteleacuteate
De la mecircme maniegravere que pour la theacuteorie des Ideacutees dans le Parmeacutenide ce qui est agrave tort
perccedilu comme une reacutefutation ou une contraction dans sa propre penseacutee est en fait une reacuteponse agrave
ceux qui auraient mal compris ce que repreacutesente lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans la penseacutee platonicienne
Platon preacutecise ce qui constitue dans sa penseacutee un concept tel que lrsquouniteacute de lrsquoecirctre (et donc le fait
que le non-ecirctre ne soit pas) Preacutetendre que seul lrsquoecirctre puisse ecirctre penseacute ne signifie en aucun cas
qursquoil soit impossible de concevoir ou exprimer ce qui nrsquoest pas vrai Le mensonge est
parfaitement possible Dire qursquoil nrsquoy a que lrsquoecirctre qui soit (comme objet de science) ne signifie
pas qursquoil nrsquoy ait que de lrsquoecirctre dans les discours des hommes bien au contraire Cela se comprend
drsquoailleurs aiseacutement sans la possibiliteacute de se tromper la recherche philosophique nrsquoaurait aucun
inteacuterecirct puisque toute assertion serait aussitocirct valideacutee du simple fait qursquoelle ait eacuteteacute prononceacutee Il
faut donc ne pas rester dans une lecture naiumlve de lrsquouniteacute de lrsquoecirctre eacuteleacuteate
50
Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie
Il convient deacutesormais de syntheacutetiser ce que qui fonde le socle eacuteleacuteatique de la dialectique
platonicienne Premiegraverement quel est lrsquoobjet de la recherche en question Chez les Eacuteleacuteates
comme chez Platon par la suite la meacutethode recherche avant tout la veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire une
connaissance du reacuteel qui soit neacutecessaire et sans contradictions laquo Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre raquo nrsquoest que la
theacuteorisation de cet objet de recherche Sans uniteacute de lrsquoobjet de recherche la recherche est
impossible
Ce que nous avons nommeacute antilogique consiste en une recherche de coheacuterence crsquoest-agrave-dire
lrsquoeacutelaboration drsquoun systegraveme partant drsquoun concept et tentant de rejoindre des conclusions sans
jamais rencontrer de contradiction Cette dialectique est dite laquo ascendante raquo ou laquo anagogique raquo 39
car partant drsquohypothegraveses et elle remonte vers des principes qui seront finalement vrais (non plus
probables mais certains) Ce cheminement est ascensionnel car en partant des donneacutees du reacuteel
il forge une hypothegravese et lrsquoeacuteprouve selon les lois de la logique En eacutetudiant toutes les possibiliteacutes
la dialectique ascendante arrive parfois agrave un reacutesultat positif Crsquoest notamment le cas dans les
dialogues meneacutes par des Eacuteleacuteates (Parmeacutenide Sophiste Politique) ou suivant rigoureusement
cette meacutethode (Theacuteeacutetegravete) Lrsquoelenchos consiste en un test de validiteacute soit par recherche de
contradiction dans le systegraveme soit de maniegravere plus subtile par la mise en eacutevidence drsquoune
inconsistance dans la meacutethode (i e laquo les abeilles raquo du Meacutenon)
Enfin il ne convient pas de parler de reacutefutation car la reacutefutation sous-entend une prise de
position En deacuteclarant que Socrate reacutefuterait telle ou telle position nous construisons un cadre de
penseacutee restreint dans lequel Socrate deacutefendrait certaines thegraveses de maniegravere masqueacutee Cela va agrave
lrsquoencontre mecircme du principe du dialogue et reacuteduirait les ouvrages de Platon agrave du crypto-
dogmatisme Notre postulat theacuteacirctral nous impose davantage de profondeur dans lrsquoeacutetude et
drsquointerroger le style dialogueacute dans sa complexiteacute Notre lecture ne supprime pas lrsquoeacuteventualiteacute de
reacutesultats positifs dans quelques dialogues (nous en avons deacutejagrave annonceacutes) mais privileacutegie
cependant lrsquoideacutee selon laquelle le reacutesultat comme laquo thegravese platonicienne sous-jacente raquo nrsquoest pas
une neacutecessiteacute sinon une possibiliteacute
Du grec ἀναγωγή signifiant laquo eacuteleacutevation raquo39
51
La dialectique est donc en partie une activiteacute consistant agrave bien diviser pour cateacutegoriser
classer les ecirctres afin de les deacutefinir au mieux Telle est la tacircche de la dialectique que nous
appelons ascendante Une fois lrsquoascension effectueacutee le dialecticien est en mesure de parler
correctement du concept ou de lrsquoecirctre qursquoil interrogeait Lrsquoascension est repreacutesenteacutee par la sortie
du philosophe hors de la caverne Il faut sortir pour se deacutefaire de lrsquoattachement instinctif aux
ombres et monter jusqursquoagrave contempler les ecirctres tels qursquoils sont vraiment Mais cette deacutefinition de
la dialectique semble incomplegravete pour le moment lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate ne recouvrant qursquoune seule
des facettes de cet art agrave savoir son eacutelan initial La dialectique platonicienne srsquoinscrit pleinement
dans la ligneacutee de lrsquoeacuteleacuteatisme mais ne pourrait srsquoy reacuteduire Il convient deacutesormais de nous 40
inteacuteresser davantage au fonctionnement de la dialectique maintenant que nous avons mis en
lumiegravere les principes sur lesquels elle repose
Il est en reacutealiteacute impossible de deacutefinir clairement ce que repreacutesente la ligne de penseacutee eacuteleacuteate du simple 40
fait que les eacutecrits manquent pour srsquoen faire une claire ideacutee sur tous les sujets (politique art morale etc)
52
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE
Dialogue dialectique et joute
Que la meacutethode socratique baseacutee sur le dialogue soit couramment appeleacutee laquo dialectique raquo
preacutesupposerait une diffeacuterence entre le simple dialogue et la dialectique Plus exactement il y
aurait des moments dialectiques au sein des dialogues De maniegravere geacuteneacuterale la dialectique est
consideacutereacutee comme une meacutethode rigoureuse dont lrsquoobjectif serait lrsquoacquisition drsquoun savoir alors
que le dialogue ne serait qursquoune activiteacute banale et quotidienne ayant pour finaliteacute lrsquoeacutechange
drsquoinformations Pourtant lrsquoeacutetymologie de ce que nous appelons dialectique nous renvoie au grec
laquo διαλέγω raquo et semble ne pas se distinguer clairement du dialogue en geacuteneacuteral Nous retrouvons
drsquoune part la racine λεγ λογ du discours et du raisonnement qui malgreacute sa polyseacutemie
repreacutesente toujours lrsquoideacutee drsquoun travail de deacutetermination du reacuteel par la penseacutee Drsquoautre part le 41
preacutefixe laquo δια raquo implique une notion de rapport drsquoeacutechange et de discrimination par division
Le dialogue est une activiteacute quotidienne toute interaction orale entre deux individus est
une forme de dialogue Pourtant tout dialogue est-il dialectique Dans le dialogue comme dans
la dialectique nous remarquons une pluraliteacute des positions le dialogue est lrsquoœuvre de plusieurs
personnes qui eacutechangent quand le monologue nrsquoest lrsquoaffaire que drsquoune seule Mais ce qui semble
distinguer la dialectique du dialogue semble reacutesider dans sa preacutetention agrave fournir le moyen
drsquoobtenir un savoir speacutecifique La dialectique est alors une forme de raisonnement heuristique agrave
plusieurs Le raisonnement dialectique peut ecirctre qualifieacute drsquoargumentation puisque chaque
individu donne des arguments allant dans le sens de sa penseacutee Plus preacuteciseacutement les participants
de lrsquoexercice dialectique argumentent en deacutefendant une thegravese essayent drsquoen contredire une autre
ou eacutenoncent des hypothegraveses au sujet de certains preacutedicats
Comme nous le remarquions plus haut Platon ne parle pas de dialectique mais plutocirct de
puissance de dialoguer Il semble donc possible que la distinction entre le dialogue et la
Le λόγος est agrave la fois le discours la parole mais aussi lrsquoargumentation la rationalisation Il se 41
comprend geacuteneacuteralement comme une opposition au microῦθος (la parole du poegravete transcendant la rationaliteacute du reacuteel) Nous reviendrons par la suite sur cette opposition
53
dialectique comme meacutethode de recherche soit posteacuterieure agrave la reacutedaction des dialogues de Platon
Le dialogue est deacutejagrave une activiteacute de recherche les interlocuteurs ne parlent pas sans raison Bien
que certains dialogues puissent ecirctre purement informatifs et ne pas reposer sur un
fonctionnement de questions et reacuteponses lrsquointeacuterecirct de la preacutesence drsquoun deuxiegraveme interlocuteur
repose justement sur lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune critique de la thegravese initiale ou tout au moins sur une
eacutevolution entre le point de deacutepart des eacutechanges et lrsquoarriveacutee Quelle diffeacuterence peut-on faire entre
le dialogue et la dialectique Quelle est la validiteacute de la diffeacuterenciation entre le cours normal du
dialogue de lrsquoactiviteacute dialectique
Ces interrogations nous amegravenent agrave mettre en doute la distinction entre la dialectique et le
dialogue Cette mise en doute nrsquoest pas un reniement deacutefinitif sinon le commencement de notre
reacuteflexion Le dialogue consiste en une discussion agrave plusieurs agrave lrsquoinverse du monologue Le
dialogue suppose alors une intervention des diffeacuterents partis dans la conversation Pour conforter
notre ideacutee les premiegraveres phrases de Socrate semblent le plus souvent initier insidieusement la
totaliteacute de lrsquoexercice en abordant naturellement le thegraveme qui sera au cœur du dialogue comme si
ce que nous appelions dialectique nrsquoeacutetait en fait que la simple progression drsquoune discussion
Face agrave cette interrogation nous deacutecidons de reacutepondre agrave la question inverse Nous tacirccherons
de voir comment la dialectique a eacuteteacute deacutefinie puis nous comparerons ceci au contenu des
dialogues Ainsi si une diffeacuterence existe veacuteritablement entre dialogue et dialectique nous serons
agrave mecircme de la confirmer La dialectique est deacutefinie comme un exercice argumentatif Mais le
raisonnement dialectique diffegravere-t-il des autres raisonnements et de quelle maniegravere Quel
rapport entretient la dialectique avec la deacuteduction lrsquointuition ou encore lrsquoinduction
Dans le cours du dialogue la dialectique serait un moment diffeacuterent une meacutethode
potentiellement plus rigoureuse avec un projet deacutefini agrave lrsquoavance Nous pensons pouvoir
distinguer deux diffeacuterences entre dialogue et dialectique la nature (i e le fonctionnement
structurel) et la viseacutee (i e lrsquoobjectif) Cependant nous devons remarquer que la nature drsquoune
meacutethode deacutepend de sa viseacutee et reacuteciproquement sa viseacutee se deacutefinit par sa nature Nous ne
pouvons alors distinguer lrsquoeacutetude du premier de lrsquoeacutetude du second Notre lecture preacutesupposera (agrave
54
lrsquoimage drsquoun raisonnement par lrsquoabsurde) lrsquoexistence de moments dans le dialogue Nous les
appellerons joutes dialectiques
Srsquointerroger sur la nature des joutes dialectiques revient agrave srsquointerroger sur la nature de ce
qursquoune joute produit Nous pourrions ecirctre tenteacutes de reacutepondre simplement qursquoune joute
dialectique produit un savoir crsquoest-agrave-dire une connaissance qui puisse servir de veacuteriteacute mais cela
nous apparait insuffisant pour fonder une distinction preacutecise entre dialectique et dialogue De
plus lrsquointuition la deacuteduction ou lrsquoinduction sont autant de meacutethodes permettant lrsquoobtention drsquoun
savoir quel rapport peut entretenir la dialectique avec ces derniegraveres Dans notre cas la question
fondamentale que nous devons nous poser est alors la suivante que pouvons-nous espeacuterer
apprendre agrave la suite drsquoune joute dialectique Quelle peut ecirctre la nature drsquoun savoir eacutemanant
drsquoune joute
Nous voyons la limite meacutethodologique de notre interrogation en regard avec notre projet
geacuteneacuteral Si nous ne savons pas ce que peuvent ecirctre les productions drsquoune joute il semble difficile
de commencer lrsquoeacutelaboration drsquoune grille interpreacutetative pour mettre agrave jour les reacuteponses En effet
cette situation est plus communeacutement appeleacutee laquo cercle vicieux raquo Nous avons besoin de savoir ce
qursquoest une joute afin drsquoeacutelaborer lrsquooutil le plus efficace agrave la compreacutehension de ses reacutesultats et
dans le mecircme temps nous avons besoin de savoir ce que peuvent ecirctre les reacutesultats espeacutereacutes drsquoune
joute afin de la deacutefinir pleinement
Nous proposons de faire le choix drsquoutiliser drsquoautres auteurs que Platon pour comprendre la
dialectique chez ce dernier Drsquoune part nous croyons que srsquoil existe un projet dialectique alors
ses diffeacuterentes expressions partent drsquoune ideacutee commune drsquoautre part la nature de lrsquoexercice
influence neacutecessairement la finaliteacute de celui-ci si bien que le projet de Platon ne peut pleinement
ecirctre interpreacuteteacute uniquement agrave travers drsquoautres auteurs Nous ne reacuteduisons pas toutes les
dialectiques agrave un seul exercice commun dans toute lrsquoAntiquiteacute nous pensons simplement que
cet exercice devait trouver une origine commune et que cette origine doit au moins se retrouver
en partie dans la viseacutee de cet exercice Une fois la viseacutee deacutefinie il sera bien plus aiseacute de voir en
quoi ce projet srsquoexprime de diffeacuterentes maniegraveres drsquoun auteur agrave lrsquoautre Drsquoapregraves ce postulat initial
55
les diffeacuterences entre les dialectiques reposeraient principalement sur la nature et la preacutesentation
des reacuteponses
Notre objectif est donc drsquoeacutetablir clairement quelles pouvaient ecirctre la viseacutee et les conditions
drsquoemploi des joutes dialectiques agrave lrsquoeacutepoque de Platon Ceci eacutetant termineacute nous pourrons en
deacuteduire de faccedilon geacuteneacuterale la nature des reacuteponses engageacutees par lrsquoexercice dialectique Enfin nous
pourrons tirer des conclusions sur la meacutethode socratique et eacutelaborer lrsquooutil interpreacutetatif le plus
adeacutequat
56
1 La dialectique chez Aristote
Aristote pegravere de la logique
Avant de commencer notre eacutetude sur lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate nous avons dans un premier temps
repeacutereacute et analyseacute ce qui constituait selon nous les laquo obstacles interpreacutetatifs raquo agrave la lecture du
Parmeacutenide Nous avons pourtant omis volontairement un de ces obstacles qui ne peut ecirctre traiteacute
comme les autres sa nature est plus complexe et requiert davantage de reacuteflexion Il srsquoagit
drsquoAristote ou plutocirct de lrsquoimage drsquoAristote et de lrsquoaristoteacutelisme dans lrsquoesprit des commentateurs
Pour beaucoup drsquoentre eux Aristote est le fondateur de la logique telle que nous la connaissons
Lrsquoideacutee que la logique serait neacutee avec la syllogistique aristoteacutelicienne des Premiers Analytiques
est bien reacutepandue En effet Aristote dans son Organon srsquoest attacheacute agrave deacutefinir preacuteciseacutement
lrsquoensemble des principes logiques de son eacutepoque si bien que celui-ci est consideacutereacute comme laquo le
pegravere de la logique raquo Cela pose cependant un problegraveme drsquoenvergure En attribuant agrave Aristote la 42
paterniteacute des eacuteleacutements de base de la logique (principe du tiers exclu principe de non-
contradiction logique modale etc) ces mecircmes commentateurs font de la dialectique
platonicienne une suite laquo heureuse raquo drsquoarguments sans reacuteelle structure logique sous-jacente
Nous devons alors dans un premier temps deacutemonter le mythe de lrsquoabsence de logique preacute-
aristoteacutelicienne puis dans un second temps nous tacirccherons de comprendre quelle est la place de
la dialectique chez Aristote et ce que ses eacutecrits peuvent nous apprendre dans le cadre de notre
eacutetude Lrsquoeacutecriture platonicienne est pleine de mystegraveres de meacutetaphores de symboles Cela
repreacutesente ce que nous avons appeleacute preacuteceacutedemment la puissance litteacuteraire de Platon Nous
devons cependant remarquer que cette eacutecriture nrsquoaide pas lorsque nous deacutesirons analyser de
maniegravere preacutecise la meacutethode dialectique Face agrave lrsquoexeacutegegravese platonicienne Aristote apparait comme
lrsquoauteur le plus proche sur le plan conceptuel (relation de maicirctre agrave eacutelegraveve) et spatio-temporel Mais
Aristote est aussi systeacutematique dans son eacutecriture les œuvres drsquoAristote ne sont ni des 43
Les recherches contemporaines tendent cependant agrave replacer le travail drsquoAristote dans son contexte et 42
non plus agrave en faire une production geacuteniale ex nihilo Nous espeacuterons œuvrer en ce sens
Aristote tente drsquoeacutecrire un systegraveme deacutefini regroupant tous les champs de la philosophie et srsquoarticulant de 43
lrsquoun agrave lrsquoautre
57
dialogues ni des poegravemes mais des traiteacutes de philosophie Agrave peu de choses pregraves ce modegravele
perdure jusqursquoagrave aujourdrsquohui dans lrsquoactiviteacute philosophique acadeacutemique
Opposition entre Topiques et Analytiques
Nous deacutecidons drsquoeffectuer une lecture des Topiques drsquoAristote dont le sujet est
preacuteciseacutement la dialectique Ce choix dans le cadre de notre eacutetude nrsquoest pas sans risque les
diffeacuterences entre la penseacutee du Stagirite et de celle de Platon sont nombreuses recouvrent tous les
plans et risqueraient drsquoinfluencer notre lecture platonicienne Lrsquoune de ces diffeacuterences justifie
cependant notre choix En effet Aristote nrsquoeacutecrit pas seulement sur la dialectique mais aussi et
surtout sur les syllogismes deacutemonstratifs et deacuteductifs La lecture contemporaine a mecircme une
forte tendance agrave consideacuterer que lrsquoapproche logico-syllogistique drsquoAristote aurait deacutepasseacute la
dialectique platonicienne En drsquoautres termes Aristote serait lrsquoinventeur drsquoune meacutethode
scientifique alors que Platon nrsquoaurait fait que du bavardage dialectique W D Ross le formule
lui-mecircme
La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolue [hellip] Aristote a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes
(ROSS 1930 86 [trad PARODI])
Cette citation de WD Ross est drsquoune tregraves grande importance Si cette hieacuterarchie entre dialectique
et deacutemonstration est aveacutereacutee alors notre lecture de Platon srsquoen verrait profondeacutement changeacutee
Dans cette perspective Socrate serait confronteacute agrave lrsquoaporie parce que sa meacutethode eacutetait deacutefaillante
Aristote aurait trouveacute la solution agrave lrsquoaporie de Platon
Lrsquoideacutee selon laquelle Platon et Aristote srsquoopposeraient nrsquoest pas nouvelle Le premier est
bien souvent deacutecrit comme tributaire drsquoune ideacuteologie ceacuteleste et accompagneacute drsquoun certain deacutegout
de la reacutealiteacute sensible La tradition attribue au second une meacutethode scientifique empirique et
rationnelle Aristote laquo pegravere de la science raquo Il convient de remettre en question cette dichotomie
historique Aristote fait-il lui-mecircme une hieacuterarchie entre syllogisme dialectique et syllogisme
deacutemonstratif
58
Commenccedilons par nous demander quel peut-ecirctre le rocircle des Topiques Un laquo τόπος raquo est en
grec un lieu au sens geacuteographique mais aussi figureacute Les laquo τόποι raquo sont donc les lieux par 44
lesquels il convient de passer dans tout bon cheminement intellectuel Aristote reacutedige donc une 45
suite de lieux intellectuels par lesquels quiconque cherche un certain savoir doit passer Les
Topiques sont donc un manuel agrave lrsquousage des esprits deacutesireux drsquoentreprendre des reacuteflexions
dialectiques Comme la totaliteacute de son corpus ou presque Aristote eacutecrit pour des eacutetudiants ou
tout du moins des personnes en apprentissage La diffeacuterence avec les œuvres de Platon est
grande Platon pense que le savoir neacutecessite un immense effort drsquointerpreacutetation et de
compreacutehension Agrave lrsquoinverse Aristote preacutefegravere adopter la posture deacutejagrave tregraves scolaire du livre de
cours
Il srsquoagit de comprendre de quelle nature est ce savoir Regardons comment Aristote ouvre
lui-mecircme son ouvrage
Ἡ microὲν πρόθεσις τῆς πραγmicroατείας microέθοδον εὑρεῖν ἀφacute ἧς δυνησόmicroεθα συλλογίζεσθαι περὶ παντὸς τοῦ προτεθέντος προβλήmicroατος ἐξ ἐνδόξων καὶ αὐτοὶ λόγον ὑπέχοντες microηθὲν ἐροῦmicroεν ὑπεναντίον
Le propos de notre travail [sera de] deacutecouvrir une meacutethode gracircce agrave laquelle dabord nous pourrons raisonner [agrave partir] dendoxes sur tout problegraveme proposeacute [gracircce agrave laquelle] aussi au moment de tenir nous-mecircmes un discours nous ne dirons rien de contraire
(ARISTOTE Topiques 100a18-21)
Il preacutecise son propos quelques lignes plus loin
Πρῶτον οὖν ῥητέον τί ἐστι συλλογισmicroὸς καὶ τίνες αὐτοῦ διαφοραί ὅπως ληφθῇ ὁ διαλεκτικὸς συλλογισmicroός τοῦτον γὰρ ζητοῦmicroεν κατὰ τὴν προκειmicroένην πραγmicroατείαν
En premier bien sucircr on doit dire ce quest un raisonnement et par quoi ses espegraveces se diffeacuterencient de maniegravere agrave ce quon obtienne le raisonnement dialectique cest lagrave ce que nous cherchons dans le travail que nous nous proposons
(ARISTOTE Topiques 100a21-25)
Comme lorsque nous disons drsquoune assertion qursquoil srsquoagit drsquoun laquo lieu commun raquo44
Nous retrouvons cette ideacutee dans le mot laquo meacutethode raquo constitueacute du grec laquo ὁδός raquo signifiant la route45
59
Le sujet est le syllogisme dialectique mais pouvons-nous pour le mot syllogisme garder la
deacutefinition qursquoAristote en avait deacutejagrave fait dans les Premiers analytiques Nous croyons que cela
est le cas et nous appuyons ce choix sur le fait qursquoAristote reacutepegravete agrave lrsquoidentique la deacutefinition des
Premiers analytiques directement apregraves le passage des Topiques que nous venons de voir Un
laquo syllogisme raquo (συλλογισmicroὸς [100a25]) est un laquo discours raquo (λόγος) dans lequel nous posons
certaines choses afin drsquoen faire laquo reacutesulter neacutecessairement raquo (ἐξ ἀνάγκης) quelque chose drsquoautre agrave
partir de laquo ce qui avait eacuteteacute poseacute raquo (διὰ τῶν κειmicroένων) Il nrsquoy a donc qursquoune seule syllogistique au
sens drsquoensemble de regravegles logiques 46
La dialectique est pour Aristote une meacutethode permettant de raisonner agrave partir drsquoendoxes
afin de pouvoir par la suite soutenir une thegravese sans se contredire Par endoxe nous entendons
lrsquoantonyme de paradoxe crsquoest-agrave-dire ce qui est approuveacute par le plus grand nombre La traduction
latine probabilis est un faux ami car il faut y voir non ce qui est possible mais ce qui est
approuveacute Lrsquoendoxe est donc ce qui est reconnu par les grands hommes nous pourrions dire 47
aujourdrsquohui la communauteacute scientifique Il faut y voir en substance un concept proche de celui de
paradigme Toute la diffeacuterence entre les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques
serait contenue dans la nature des preacutemisses utiliseacutees Les regravegles logiques applicables crsquoest-agrave-
dire les formes valides de syllogismes sont identiques drsquoun syllogisme agrave lrsquoautre Mais si les
syllogismes dialectiques reposent sur des endoxes ces derniers ne produisent aussi que des
endoxes En logique modale nous dirions que ce qui est reconnu du plus grand nombre nrsquoest pas
pour autant neacutecessaire Les conclusions peuvent donc aussi ne pas ecirctre neacutecessaires (ce qui est
valide mdash qui respecte les regravegles de la logique mdash nrsquoest pas neacutecessairement vrai drsquoautant plus que
Nous prenons ici pour reacutefeacuterence le travail de Benoicirct Castelneacuterac qui deacuteclare 46
laquo Albeit the most frequent one the reduction (apagocircgecirc) is only one type of lsquodemonstration through impossibilityrsquo in the Prior Analytics raquo en se basant sur les travaux de Robin Smith (SMITH 1989 p 141ndash142)
Sur ce point de traduction nous suivons agrave la lettre la remarque de Georges Frappier qui fut lrsquoun des 47
premiers agrave remarquer le deacutecalage seacutemantique entre le probabilis latin de Boegravece et le mot laquo probable raquo drsquoaujourdrsquohui (FRAPPIER 1977 115)
60
les endoxes ne sont en fait que les produits de lrsquoinduction du plus grand nombre ) Agrave lrsquoinverse 48
le syllogisme deacutemonstratif produit un savoir puisqursquoil procegravede de preacutemisses vraies Aristote creacuteeacute
une hieacuterarchie avec drsquoune part les syllogisme deacutemonstratifs producteurs de savoir et drsquoautre
part les syllogismes dialectiques producteurs drsquoopinion Les premiers seraient maicirctres dans
lrsquoempire du neacutecessaire les seconds esclaves de lrsquoaccidentel et du contingent
Si ce que nous venons de voir est vrai alors agrave quoi bon eacutecrire les Topiques Comment
justifier lrsquoeacutecriture drsquoun ouvrage mdash le plus long des six composants lrsquoOrganon mdash condamneacute agrave
demeurer infeacuterieur aux Analytiques Au deuxiegraveme chapitre des Topiques Aristote eacutevoque les
utiliteacutes des diffeacuterents syllogismes Il y remarque trois utiliteacutes au syllogisme dialectique
laquo lrsquoexercice raquo (γυmicroνασίαν [101a25]) laquo les entretiens raquo (ἐντεύξεις) et laquo les connaissances de
caractegravere philosophique raquo (φιλοσοφίαν ἐπιστήmicroας)
Pour comprendre en quoi la dialectique est un exercice intellectuel il suffit de voir que la
dialectique est une preacuteparation en vue drsquoeacutechanges scientifiques Les eacuteleacutements du traiteacute contenus
entre les livres II et VII visent agrave deacutevelopper les compeacutetences qui seront neacutecessaires
ulteacuterieurement dans lrsquoexercice scientifique Ceci srsquoexplique par lrsquoidentiteacute des regravegles qui reacutegissent
agrave la fois les syllogismes deacutemonstratifs et les syllogismes dialectiques En bref le topos
dialectique se joint aux topoi deacutemonstratifs parce quils opegraverent agrave partir des mecircmes
raisonnements selon des preacutemisses diffeacuterentes Lrsquoexercice dialectique est un entrainement agrave
lrsquousage des regravegles de la logique mais dans un contexte moins seacuterieux (puisque les preacutemisses ne
sont que probables et non pas certaines comme dans le cas de lrsquoexercice deacutemonstratif) Crsquoest
ainsi qursquoil convient drsquoentendre la notion drsquoentrainement
La seconde utiliteacute concerne les entretiens Il srsquoagit de la rencontre entre un dialecticien et
un scientifique Puisque les deux emploient les mecircme lois logiques (la syllogistique) le
Bien avant de le formuler comme David Hume le fera plus tard les philosophes de lrsquoAntiquiteacute avaient 48
cependant tregraves clairement saisi ce qui allait devenir le laquo problegraveme de lrsquoinduction raquo En proceacutedant du singulier au geacuteneacuteral lrsquoesprit srsquoappuie sur un nombre restreint de possibiliteacutes et en tire une conclusion ayant valeur de regravegle universelle Cependant comme Platon le dira dans le Gorgias (que nous eacutetudierons par la suite) la foule est tregraves largement manipuleacutee et est conduite en eacutechec le nombre nrsquoest en rien garant drsquoune quelconque veacuteriteacute dans la Reacutepublique seul un individu sort de la caverne alors que tous les autres restent dans lrsquoerreur
61
dialecticien peut mettre agrave lrsquoeacutepreuve la position du scientifique Si une position ne tient pas face agrave
la dialectique alors elle nrsquoest pas encore scientifiquement deacutefendable (manque drsquoexplications ou
de preuves) Les entretiens permettent pendant des rencontres entre deux philosophes de mettre
en doute une position deacutefendue par lrsquoun des deux Quand bien mecircme srsquoagirait-il drsquoune preacutemisse
consideacutereacutee comme vraie par le premier il pourrait ne srsquoagir que drsquoune endoxe pour le second le
premier verrait une neacutecessiteacute lagrave ougrave le second ne ne verrait qursquoune possibiliteacute Dans cette
situation le syllogisme dialectique permet donc une laquo mise agrave lrsquoeacutepreuve raquo des positions
deacutefendues
[hellip] apregraves secirctre enquis de lopinion de son adversaire le dialecticien amorce une seacuterie de questions amenant ladversaire agrave approuver une seacuterie de preacutemisses le conduisant agrave conclure le contraire de lopinion donneacutee au deacutepart cest de cette faccedilon que lopinion est dite mise agrave lrsquoeacutepreuve [hellip] Il peut mettre agrave leacutepreuve lopinion elle-mecircme comme nous venons de le dire ou une des preacutemisses de lrsquoadversaire mais en la traitant comme opinion
(FRAPPIER 1977 126)
Cette mise agrave lrsquoeacutepreuve se termine par le scientifique reprenant sa marche possiblement soumis agrave
de nouvelles erreurs mais laquo deacutebarrasseacute raquo par la dialectique des anciennes Agrave lrsquoinverse les
opinions retenues apregraves lrsquoexercice sont des propositions approuvables le scientifique devra en
tenir compte dans sa science (FRAPPIER 1977 125)
Ce qui ne passe pas la mise agrave lrsquoeacutepreuve dialectique est en manque drsquoexplication ou de
preuves Inversement une thegravese qui passe le test entre dans une laquo veacuteraciteacute potentielle raquo
Neacuteanmoins cela ne constitue toujours pas de la science au mieux des points de deacutepart des 49
opinions desquelles on peut mdash ou ne peut pas mdash partir Dans cette perspective la dialectique ne
permet pas la creacuteation drsquoun savoir positif mais plutocirct neacutegatif elle reacutefute ce qui est faux selon ses
propres standards mais ne permet pas pour autant de dire ce qui est vrai La dialectique serait-
Nous avons conscience des limites inheacuterentes agrave notre propos Le mot laquo science raquo repreacutesente 49
eacutetymologiquement un savoir mais le diffeacuterencier de la croyance comme nous le faisons nrsquoest certainement pas une eacutevidence Le lecteur pourra toujours nous objecter que tout savoir aussi scientifique soit-il repose sur la croyance de sa possibiliteacute Nous ne pouvons cependant pas nous permettre pour des raisons meacutethodologiques de reacutediger un lexique entier sur ces notions Nous nous reacutefeacuterons donc par deacutefaut au sens le plus geacuteneacuteral La science est ici lrsquoensemble des savoirs dans le systegraveme drsquoun paradigme coheacuterent la fin de cette coheacuterence eacutetant le deacutebut drsquoune reacutevolution scientifique au sens de Thomas Kuhn
62
elle laquo vide vaine raquo comme le dit Aristote (FRAPPIER 1977 126) Nous voyons eacutemerger ici le
caractegravere informel de la notion drsquoendoxe nous reviendrons sur ce point par la suite
La connaissance des principes premiers
Passons maintenant agrave la troisiegraveme utiliteacute eacutevoqueacutee par Aristote Comment un raisonnement
nrsquoeacutetant pas neacutecessaire peut-il produire des connaissances philosophiques Le passage de
lrsquoἔνδοξα agrave lrsquoἐπιστήmicroη semble profondeacutement contre-intuitif Aristote deacutefinit les principes de
sciences au premier livre des Seconds Analytiques lrsquohypothegravese tout drsquoabord sur laquelle repose
un autre raisonnement Lrsquohypothegravese est conclusion drsquoune science anteacuterieure Lrsquohypothegravese est
possiblement soumise au mecircme examen que la conclusion scientifique dans le deacutebat En
confirmant son hypothegravese comme une conclusion le scientifique confirmera davantage encore
son raisonnement qui ne reposera plus sur du sable mais sur des principes solides et veacuterifieacutes Il y
a bien sucircr le problegraveme de la reacutegression infinie
Cela nous amegravene au second problegraveme lrsquoaxiome Celui-ci laquo ne sera jamais deacutemontreacute mais
sa condition peut ressembler agrave celle de lrsquohypothegravese raquo (FRAPPIER 1977 127) En reacutealiteacute il nrsquoy a
ici pas de grande diffeacuterence lrsquoaxiome eacutetant une hypothegravese explicite inclue dans un systegraveme de
raisonnement la dialectique permet de questionner sa valeur absolue au mecircme titre que les
hypothegraveses
Le veacuteritable changement apparait maintenant avec lrsquoeacutetude des principes premiers
ἔτι δὲ πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ ἑκάστην ἐπιστήmicroην
De plus [ce travail] sert pour les [principes] premiers de chaque science
(Aristote Topiques 101a35)
Ces principes premiers sont anteacuterieurs agrave tout savoir ils repreacutesentent la possibiliteacute mecircme drsquoun
savoir Puisque le syllogisme dialectique repose sur des regravegles il est impossible pour ce dernier
de remettre en cause ses propres principes fondamentaux La dialectique permet donc de par sa
nature investigatrice drsquointerroger ce qui deacutefinit la notion mecircme de savoir scientifique Plus
encore la dialectique permet drsquoaffiner et de repenser les deacutefinitions qui sont les veacuteritables
principes fondateurs de tout savoir puisque ce savoir doit ecirctre communiqueacute agrave autrui La
63
dialectique implique un eacutechange une expression des concepts avec la possibiliteacute constante que
ceux-ci soit eacutetudieacutes La dialectique avance par divisions successives dissociant progressivement
le neacutecessaire du contingent Lrsquoexercice de deacutefinition repose essentiellement sur cette dichotomie
par identification de lrsquoaccidentel Ce qui reste apregraves exercice peut donc ecirctre consideacutereacute drsquoessentiel
ce sur quoi la deacutefinition peut srsquoappuyer (FRAPPIER 1977 129) La mise agrave lrsquoeacutepreuve est donc
neacutecessaire sans quoi le systegraveme serait redondant
Nous pouvons conclure ce premier moment sur la dialectique de maniegravere positive La
dialectique est en effet hieacuterarchiseacutee dans lrsquoœuvre drsquoAristote mais pour des raisons bien
diffeacuterentes de notre postulat de deacutepart Contrairement agrave la citation de WDRoss Les Topiques ne
sont pas laquo suranneacutes raquo au contraire ils repreacutesentent lrsquounique moyen pour srsquoattaquer agrave ce qui vient
avant la science En ce sens la dialectique nrsquoest effectivement pas creacuteatrice de savoir 50
scientifique mais sa meacutethode par endoxes et le respect des regravegles logiques issues de la mecircme
souche que les Analytiques en font lrsquounique moyen de commencer une recherche scientifique De
plus il srsquoagit aussi du seul moyen de remettre en question ce qui apparait agrave la communauteacute
scientifique comme eacutetant des eacutevidences Nous devons cependant garder agrave lrsquoesprit que la
dialectique ne produit aucun savoir deacutefinitif chez Aristote il srsquoagit seulement drsquoune prise de
position reconnue comme fiable dans le contexte du deacutebat scientifique La dichotomie entre
science et dialectique nrsquoeacutetant pas la mecircme chez Platon nous partons du travail que nous venons
de reacutealiser afin drsquoeacutetudier la composition reacuteelle drsquoune joute dialectique et de comprendre ce que
celle-ci peut finalement produire
La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne
Lrsquohistoire de la logique nrsquoest pas sans exemples de projets interpreacutetatifs dont la porteacutee
deacutepassa largement celle de la simple lecture Les conseacutequences eacuteventuelles drsquoun outil mal adapteacute
drsquoun projet mal interpreacuteteacute peuvent ecirctre veacuteritablement deacuteleacutetegraveres pour lrsquoHistoire de la 51
philosophie Agrave la fin du XIXegraveme siegravecle les avanceacutees en matheacutematiques et en logique formelle
Si ce ne sont que des endoxa mais pas agrave comprendre au sens chronologique50
Non pas par lrsquoauteur du projet (qui interpregravete neacutecessairement bien son œuvre) mais par les lecteurs de 51
ce projet
64
eacutetaient nombreuses Il semblait alors leacutegitime et feacutecond drsquoaxiomatiser les diffeacuterents champs de la
penseacutee afin drsquoobserver les reacutesultats obtenus Jan Łukasiewicz deacutecida drsquoaxiomatiser la
syllogistique aristoteacutelicienne dans la ligneacutee de lrsquoEacutecole de logique polonaise naissante Son projet
reposait sur le principe drsquoune lineacuteariteacute de la logique de lrsquoAntiquiteacute agrave nos jours reacuteciproquement
il devait ecirctre possible selon lui drsquoappliquer des principes contemporains afin de laquo corriger raquo la
syllogistique drsquoAristote
Ainsi la logistique drsquoaujourdrsquohui nrsquoest ni plus ni moins qursquoune suite et une extension de la logique formelle antique Ce nrsquoest pas un courant agrave lrsquointeacuterieur de la logique avec laquelle quelques autres tendances pourraient coexister mais preacuteciseacutement la logique formelle scientifique contemporaine entretient avec la logique antique une relation semblable agrave celle que par exemple les matheacutematiques contemporaines entretiennent avec les Eacuteleacutements drsquoEuclide
(ŁUKASIEWICZ 2010 237 [trad F CAUJOLLE-ZASLAVVSKY])
Nous nrsquoirons pas jusqursquoagrave parler drsquoune erreur de la part de Łukasiewicz mais il faut cependant
reconnaitre lrsquoaspect hautement anachronique drsquoun projet de la sorte
Łukasiewicz a donc fait un choix paradoxal celui drsquoun systegraveme qui utilise intuitivement des regravegles qui ne seront formuleacutees que par [l]es successeurs [drsquoAristote]
(GOURINAT 2011 79)
[Pour Łukasiewicz] la syllogistique drsquoAristote est une axiomatique qui ne se rend pas compte qursquoelle se sert des axiomes que sont les syllogismes car elle ne se rend pas compte que ses syllogismes sont des implications
(GOURINAT 2011 80)
Łukasiewicz nrsquoheacutesite pas agrave laquo corriger le travail drsquoAristote raquo (ŁUKASIEWICZ 2010 130) au regard
de la logique contemporaine Sa restauration ressemble alors davantage agrave un neacuteologisme 52
syllogistico-axiomatique
Notre objectif nrsquoest pas ici de rentrer dans le deacutetail de lrsquoapproche axiomatique de la
syllogistique drsquoAristote opeacutereacutee par Łukasiewicz Nous eacutevoquons lrsquoœuvre de Łukasiewicz afin
drsquoillustrer la borne exteacuterieure de notre travail Nous voulions cependant preacutesenter
Nous pourrions comparer le travail de Jan Łukasiewicz agrave celui drsquoEugegravene Viollet-le-Duc dans le 52
domaine de la restauration architecturale Crsquoest dans ce sens que nous employons le terme de restauration
65
lrsquoaxiomatisation de Łukasiewicz afin drsquoeacuteclairer ce qui selon nous est une des raisons de la
mauvaise connaissance et interpreacutetation de la logique grecque En prenant pour modegravele la
logique du systegraveme aristoteacutelicien il apparaicirct que certaines conseacutequences philosophiques furent
deacuteleacutetegraveres pour la bonne compreacutehension de lrsquohistoire de la logique 53
Nous avons vu chez Aristote que le projet dialectique vise lrsquoentrainement la mise agrave
lrsquoeacutepreuve des thegraveses et finalement la remise en question des principes de science Notre objectif
initial est de comprendre la nature des productions dialectiques Premiegraverement nous pouvons
dire drsquoapregraves notre eacutetude aristoteacutelicienne que la dialectique semble produire un certain savoir-
faire dans les entretiens La dialectique est un entrainement agrave la meacutethode deacuteductive et donc agrave la
meacutethode deacutemonstrative en geacuteneacuteral Mais la dialectique permet surtout lrsquointerrogation des
principes de science les principes premiers de la theacuteorie deacutemonstrative Cependant agrave travers
cette interrogation la dialectique nrsquoest productrice que drsquoun savoir drsquoordre neacutegatif la dialectique
ne peut rien asserter positivement elle ne peut que reacutefuter un principe Nous rejoignons ici notre
ideacutee initiale drsquoun apophatisme dialectique Pourtant si lrsquoeacutetude du projet dialectique chez Aristote
peut nous servir de point de deacutepart elle doit ecirctre suivie drsquoune transposition agrave lrsquoœuvre de Platon
Nous allons maintenant nous concentrer sur la nature des joutes dialectiques dans les dialogues
Nous pensons ici aux travaux de Willard Van Orman Quine ou encore de Gottlob Frege dont la lecture 53
de la logique de lrsquoAntiquiteacute nous semble bien souvent anachronique La logique y est consideacutereacutee dans sa continuiteacute historique sans se preacuteoccuper de son aspect contextuel (caractegravere agonistique que nous eacutetudierons dans la suite de notre travail)
66
2 La dialectique comme enreacutegimentation
Le tableau de pointage
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et les deux voies de recherche sont les principes fondamentaux qui selon
nous constituent lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate agrave lrsquoœuvre dans la dialectique platonicienne Mais le simple fait
drsquoavoir deacutefini ces principes dans le poegraveme de Parmeacutenide ne permettent pas de dire preacuteciseacutement
comment la dialectique platonicienne fonctionne La suite de notre travail sera donc maintenant
de faire le lien entre la meacutethode eacuteleacuteate mdash que nous appellerons antilogie mdash telle que deacutefinie et
son fonctionnement reacuteel dans les dialogues de Platon Comme eacutevoqueacute preacuteceacutedemment nous ne
parlerons pas drsquoun elenchos standard (Vlastos) qui consisterait en un elenchos reacutefutatif mais
bien plutocirct drsquoun elenchos comme test (dokimasie) par recherche de contradiction Le fait de
trouver une contradiction ne signifie alors pas le soutien attacheacute agrave une autre thegravese inverse Mais
est-ce suffisant pour dire preacuteciseacutement que lrsquohypothegravese de deacutepart propre agrave cette thegravese est fausse
Le raisonnement au cœur de la dialectique eacuteleacuteate repose sur la deacuterivation dimpossibiliteacutes
au moyen de joutes celles-ci se nommant des laquo discours contraires raquo des antilogies De ces
deacuterivations les conclusions agrave tirer sont complexes et ne nous renseignent pas de faccedilon binaire sur
le reacuteel nous lrsquoavions vu avec la precirctresse Diotime de Mantineacutee (Banquet) Lrsquoantilogique eacuteleacuteate
est un entrainement agrave deacuteriver des contradictions agrave partir drsquoune thegravese initiale mais durant
lrsquoexercice dialectique drsquoautres hypothegraveses que la thegravese initiale sont soutenues La repreacutesentation
drsquoune conclusion deacutecoulant drsquoune thegravese initiale est trop simpliste il existe un grand nombre
drsquohypothegraveses intermeacutediaires comme autant drsquoinfeacuterences qui finissent par arriver agrave la conclusion
(le plus souvent une antilogie) Nous consideacuterons que dans lrsquoantilogique eacuteleacuteate le fait drsquoarriver agrave
une contradiction est simplement le constat que le systegraveme deacutefendu dans son ensemble nrsquoest pas
correct Ce systegraveme est composeacute de lrsquohypothegravese de deacutepart mais aussi de toutes les hypothegraveses
intermeacutediaires Lrsquoensemble de ces hypothegraveses intermeacutediaires forment le laquo tableau de
pointage raquo (MARION 2014 10) 54
Marion emprunte la notion de laquo tableau de pointage raquo (scoreboard) agrave Lewis dans54
LEWIS D 1983 laquo Scorekeeping in a Language Game raquo dans Philosophical Papers Volume 1 Oxford Oxford University Press 233-249
67
Questionneur obtient de la sorte des engagements de la part de Reacutepondant aux eacutenonceacutes B1 B2 Bn qui forment avec A le laquo tableau de pointage raquo de Reacutepondant A B1 B2 Bn
(MARION 2014 10)
Le fait de deacuteriver une contradiction en antilogique eacuteleacuteate nrsquoest donc pas une opposition
radicale entre la thegravese de deacutepart (α) et la conclusion (perp) Le tableau de pointage forme un
systegraveme composeacute de toutes les hypothegraveses intermeacutediaires (β1 β2 β3 hellip βn perp) La contradiction
ne porte alors pas uniquement sur la thegravese de deacutepart (α) mais aussi sur chacune des hypothegraveses
intermeacutediaires (βx) Le problegraveme est en fait bien plus complexe Chacune des hypothegraveses
intermeacutediaires est soumise au principe de tiers exclu cependant la contradiction apparaissant
apregraves lrsquoajout de plusieurs hypothegraveses intermeacutediaires il est impossible sur le moment de dire drsquoougrave
le problegraveme vient preacuteciseacutement dans la suite des propositions
Nous pouvons justifier notre propos agrave partir drsquoun passage du Charmide employeacute par
Marion (MARION 2014 17) Dans ce passage le personnage de Critias refuse de se contredire
(reacutefuter son hypothegravese de deacutepart) et preacutefegravere se reacutetracter en partie (sous-entendu revenir en arriegravere
sur les hypothegraveses intermeacutediaires) Noter lecture suggegravere ici que Platon avait conscience de
lrsquoensemble du systegraveme drsquohypothegraveses agrave lrsquoœuvre dans la deacuteduction de preuve
Ἀλλὰ τοῦτο μέν ἔφη ὦ Σώκρατες οὐκ ἄν ποτε γένοιτο ἀλλ εἴ τι σὺ οἴει ἐκ τῶν ἔμπροσθεν ὑπ ἐμοῦ ὡμολογημένων εἰς τοῦτο ἀναγκαῖον εἶναι συμβαίνειν ἐκείνων ἄν τι ἔγωγε μᾶλλον ἀναθείμην καὶ οὐκ ἂν αἰσχυνθείην μὴ οὐχὶ ὀρθῶς φάναι εἰρηκέναι μᾶλλον ἤ ποτε συγχωρήσαιμ ἂν ἀγνοοῦντα αὐτὸν ἑαυτὸν ἄνθρωπον σωφρονεῖν
Mais ceci Socrate reprit-il ne se peut jamais si donc tu penses que ce que jrsquoai dit preacuteceacutedemment conduise neacutecessairement agrave ceci [cette conclusion] jaime encore mieux me reacutetracter en partie et sans rougir avouer que je me suis mal exprimeacute plutocirct que de convenir jamais quun homme puisse ecirctre sage sil ne se connaicirct pas lui-mecircme
(PLATON Charmide 164c-d)
Dans cet exemple Critias opegravere clairement une diffeacuterence entre son point de deacutepart et les
derniegraveres assertions qursquoil vient de tenir Il est donc possible de revenir en arriegravere sur les
hypothegraveses intermeacutediaires sans pour autant remettre en question son hypothegravese initiale
68
Comme on peut le voir Critias en tant que Reacutepondant preacutefegravere revenir en arriegravere et reacuteparer son tableau de pointage en rejetant un de ses eacuteleacutements plutocirct que de conceacuteder la contradictoire ce qui deacutemontre que Platon eacutetait parfaitement conscient de cette possibiliteacute et que celle-ci ne le gecircnait nullement
(MARION 2014 17)
Nous venons de voir que la dialectique eacuteleacuteate peut ecirctre comprise sur le principe drsquoun tableau de
pointage comprenant lrsquoensemble des hypothegraveses intermeacutediaires Nous devons maintenant
analyser plus en deacutetails le fonctionnement de lrsquoantilogique eacuteleacuteate En effet Platon choisit de
donner la dialectique eacuteleacuteate comme point de deacutepart de la trageacutedie socratique Si la dialectique
socratique ne se reacutesume pas neacutecessairement agrave la dialectique eacuteleacuteate nous ne pouvons cependant
nier son rocircle initiateur
Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate
Le tableau de pointage ne repreacutesente en reacutealiteacute qursquoune partie du fonctionnement geacuteneacuteral
des joutes dialectiques Ce systegraveme de recherche dialectique que nous appelons antilogique est
reacutegi par un ensemble de regravegles Nous allons maintenant eacutetudier plus en deacutetails lrsquoensemble de ces
regravegles afin de comprendre le fonctionnement preacutecis drsquoune joute eacuteleacuteate Cette interrogation aura
pour objectif de mettre agrave jour la nature preacutecise des productions issues drsquoun exercice dialectique
Mathieu Marion deacutenombre onze regravegles deacutefinissant le deacuteroulement des joutes antilogiques
eacuteleacuteates Nous allons reacutesumer briegravevement le contenu de ces onze regravegles (MARION 2014 9-14) et
voir ce que ces regravegles impliquent Une joute ne peut se faire qursquoentre deux personnes jouant
chacune un rocircle deacutefini Lrsquoun des joueur sera le Questionneur et lrsquoautre le Reacutepondant Le
Questionneur commence la joute en obtenant de Reacutepondant son engagement agrave une thegravese (A)
Cette thegravese est alors supposeacutee pour les besoins de la joute Cela se constate aiseacutement chez
Platon puisque Socrate demande toujours agrave son interlocuteur de deacutefinir telle ou telle notion Le
point de deacutepart sera la thegravese deacutefendue par Reacutepondant La joute a alors pour objectif de voir pour
Reacutepondant srsquoil sera capable de deacutefendre cette thegravese mdash et non pas pour Questionneur de soutenir
une thegravese (contre le dogmatisme de Vlastos)
69
La joute est une succession de questions courtes et de reacuteponses affirmatives ou neacutegatives
Ces question sont courtes car elles ne doivent porter que sur une seule assertion agrave la fois afin que
les inscriptions drsquohypothegraveses au tableau de pointage soient le plus claires possible Comme
annonceacute plus haut agrave la thegravese initiale sont ajouteacutees les hypothegraveses reconnues par Reacutepondant
Chaque eacuteleacutement du tableau de pointage est un engagement de la part de Reacutepondant vis-agrave-vis de
Questionneur Le Questionneur ne peut ajouter aucun eacuteleacutement au tableau de pointage tant que
Reacutepondant ne lrsquoa pas conceacutedeacute preacutealablement De la sorte les eacuteleacutements implicites supposeacutes par
Questionneur mais ne figurant pas au tableau de pointage de Reacutepondant ne sont pas
neacutecessairement suffisants pour deacuteriver une contradiction de la joute Reacutepondant est toujours
capable de renier cette hypothegravese implicite de sorte qursquoil faille alors recommencer une joute
Cette regravegle explique aussi laquo lrsquoaveu drsquoignorance raquo (MARION 2014 10) de Socrate impeacuteratif pour
le bon deacuteroulement de la joute Sans cet aveu drsquoignorance Socrate introduirait de lui-mecircme de
nouvelles hypothegraveses deacutetruisant ainsi la proprieacuteteacute du tableau de pointage De plus cette regravegle
introduit aussi une laquo contrainte doxastique raquo (MARION 2014 10) le Reacutepondant doit dire ce qursquoil
pense suivre sa doxa crsquoest-agrave-dire son opinion personnelle
La regravegle suivante est lrsquoinfeacuterence de lrsquoimpossibiliteacute par Questionneur Il srsquoagit du cœur de
lrsquoantilogique eacuteleacuteate Agrave partir de lrsquoensemble des engagements de Reacutepondant Questionneur doit
parvenir agrave infeacuterer une impossibiliteacute (ἀδύνατον) ou une fausseteacute eacutevidente Cette regravegle repose sur 55
le principe de non-contradiction tel que nous lrsquoavions eacutenonceacute plus haut Pour cette raison les
reacuteponses sont reacuteduites agrave laquo oui raquo ou laquo non raquo assurant dans la recherche le caractegravere bivalent des
assertions atomiques Les Eacuteleacuteates avancent drsquoailleurs dans leur raisonnement via les paires de
preacutedicats contradictoires (limiteacute et illimiteacute divisible et indivisible etc)
Nous devons ici faire face agrave un paradoxe Nous avions vu plus haut que lrsquoargument de
Zeacutenon nrsquoest compreacutehensible qursquoen lrsquoabsence du tiers exclu Pourtant la meacutethodologie eacuteleacuteate est
une reacuteduction binaire des assertions de sorte de pouvoir en infeacuterer une contradiction Le principe
de tiers exclu intervient donc dans le raisonnement Nous pouvons sortir de cette impasse si nous
remarquons les deux eacutechelles de grandeur drsquoune joute Au niveau atomique des assertions le
Parmi ces fausseteacutes figurent laquo la reacutefutation lrsquoerreur le paradoxe raquo tel que deacutefini par Aristote dans les 55
Reacutefutations sophistiques [165b12] (MARION 2014 11)
70
principe de tiers exclu fonctionne Une assertion est soit juste soit fausse Il srsquoagit drsquoune logique
bivalente En revanche agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble de la joute il est impossible de reacuteduire la
succession des engagements de Reacutepondant agrave une situation binaire (comme le fait Vlastos)
Chaque engagement atomique peut prendre deux valeurs mais il arrive souvent mdash toujours mdash
qursquoun engagement ne soit pas atomique et repreacutesente en reacutealiteacute une succession drsquoarguments
implicites Les combinaisons sont donc immenseacutement nombreuses leur nombre
vraisemblablement incalculable agrave lrsquoeacutechelle du reacuteel Nous voyons maintenant pourquoi le tiers
exclu ne permet pas le raisonnement par lrsquoabsurde sur lrsquoensemble drsquoun systegraveme mais est
neacutecessaire pour lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage et lrsquoavancement drsquoune joute
Finalement il apparaicirct maintenant que la joute nrsquoest pas une activiteacute neutre il srsquoagit drsquoun
jeu Celle-ci se termine par la victoire de lrsquoun des deux participants Si le Questionneur parvient agrave
infeacuterer une impossibiliteacute drsquoapregraves le tableau de pointage de Reacutepondant et que celui-ci ne peut en
rendre raison alors Questionneur remporte la joute Agrave lrsquoinverse si Questionneur ne parvient pas
agrave infeacuterer une impossibiliteacute Reacutepondant emporte la joute (MARION 2014 12) Nous voyons ici 56
lrsquoaspect contextuel drsquoune joute En effet si dans un tribunal la clepsydre limite drastiquement le
temps de parole il nrsquoen est rien dans une discussion entre amis Afin drsquoempecirccher les joueurs de
perdre volontairement du temps les tactiques dilatoires sont interdites (MARION 2014 12) Il est
aussi interdit drsquoutiliser des sophismes ceux-ci eacutetaient pour la plupart reacutepertorieacutes dans des
manuels et figuraient deacutejagrave dans LrsquoEuthydegraveme dans un ordre fort proche de celui des Reacutefutations
sophistiques (MARION 2014 12) 57
La derniegravere regravegle porte sur le processus drsquoinduction Le Questionneur peut dans le fil de
lrsquoexercice dialectique conceacuteder une universelle affirmative laquo Tous les A sont B raquo Cependant
cela nrsquoest possible que si le Reacutepondant a preacutealablement preacutesenteacute plusieurs instances et si le
Comme crsquoest notamment le cas dans Le Criton Le Gorgias La Reacutepublique56
Marion renvoie ici agrave Dorion (DORION 1995 100) qui eacutetablie la liste suivante de cinq correspondances 57
entre LrsquoEuthydegraveme et les Reacutefutations sophistiques (SE pour Sophisticis Elenchis) 1 E 267c et SE 4 165b31-34 2 E 277a9-b1 et SE 4 166a30-31 3 E 298e4-5 et SE 24 179a39 b14 b39 180a4 4 E 300a et SE 4 166a9-10 5 E 300b et SE 4 166a12-14 10 171a8 a28-30 19 177a12 a25-26
71
Questionneur nrsquoest pas capable de fournir un contre-exemple Dans ce cas seulement
lrsquouniverselle positive est inscrite au tableau des engagements de Reacutepondant La joute nrsquoest donc
pas un long fleuve tranquille au contraire la volonteacute de gagner des deux partis donne un
caractegravere agonistique agrave la joute Le Reacutepondant est en position deacutefensive alors que le
Questionneur est en position offensive
Nous pouvons maintenant conclure cette analyse du fonctionnement des joutes eacuteleacuteates et
de leur influence sur la dialectique socratique Nous voyons clairement que lrsquoantilogique eacuteleacuteate
nrsquoest pas un simple dialogue il srsquoagit drsquoun moment complexe gouverneacute par un ensemble de
regravegles Lrsquoexercice antilogique est parfaitement deacutefini Celui-ci implique un rapport de force entre
deux individus qui srsquoaffrontent pour gagner la joute Nous voyons alors en quoi notre outil
repreacutesentatif logique ne peut pas se reacuteduire agrave une arborescence selon le modegravele de la deacuteduction
naturelle Les arguments avanceacutes par les participants ne convergent pas vers une conclusion de
faccedilon a priori Au contraire les deux partis se divisent et argumentent de sorte que leur
adversaire ne soit plus en situation de deacutefendre sa propre thegravese La dialectique nrsquoest pas une
monologique mais une dialogique de lrsquoargumentation rationnelle Le raisonnement obtenu est un
eacutequilibre entre deux tensions opposeacutees Si la tension est trop forte alors la joute se reacuteduit agrave une
antilogie La suite de notre travail consistera maintenant agrave deacutefinir de faccedilon deacutefinitive notre outil
dialogique de repreacutesentation des joutes dialectiques
72
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux
Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante
Nous venons de le voir la dialectique ne peut se comprendre totalement sans une approche
dialogique Il est non seulement neacutecessaire sur le plan logique drsquoinclure dans les paramegravetres de
lecture la dualiteacute de lrsquoexercice dialectique mais il est surtout impossible de reacuteduire
lrsquoargumentation drsquoune joute de maniegravere monologique sans omettre le contexte de chaque joute
Une joute requiert donc lrsquoacceptation tacite de regravegles crsquoest-agrave-dire diffeacuterentes contraintes
deacutependant soit de la nature mecircme de lrsquoexercice soit du contexte de cet exercice
Lrsquoenchainement hypotheacutetico-deacuteductif des raisonnements en deacuteduction naturelle tente drsquoecirctre
repreacutesentatif de lrsquoavancement drsquoune penseacutee Cependant la deacuteduction naturelle rencontre une
limite dans le cas preacutecis de la dialectique Cette repreacutesentation donne lrsquoillusion drsquoun avancement
lineacuteaire non pas dans le temps mais sur le plan argumentatif En reacutealiteacute la deacuteduction naturelle
ne permet que la repreacutesentation finale de lrsquoargument obtenu mais nrsquoinclut pas les allers-retours
que repreacutesente une joute dialectique telle qursquoillustreacutee par les Eacuteleacuteates et Platon Nous devons donc
terminer le premier moment de notre eacutetude par une mise au point deacutefinitive de ce que nous
entendons par le concept de joute dialectique
Nous le disions plus haut la dialectique se deacutefinit comme un raisonnement argumentatif agrave
plusieurs Il faut donc neacutecessairement ecirctre au moins deux et avoir des thegraveses diffeacuterentes agrave
deacutefendre Dans ce cas la dialectique nrsquoest-elle pas simplement la deacutefense drsquoune thegravese plutocirct
qursquoune autre La dialectique est une activiteacute agrave plusieurs il faut donc y inclure la pluraliteacute des
raisonnements et surtout la maniegravere avec laquelle ces raisonnements deacutependent de la pluraliteacute
En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas une suite de monologues srsquoopposant les uns aux
autres les monologues se reacutepondent srsquoagencent et conduisent la discussion agrave un reacutesultat Ce
reacutesultat nrsquoest donc pas un point drsquoarriveacutee absolu mais est relatif agrave lrsquoactiviteacute dialectique
preacuteliminaire
Nous devons maintenant nous poser la question suivante quelle est la valeur de la veacuteriteacute
du reacutesultat drsquoune joute dialectique Peut-on dire que ce qui reacutesiste agrave lrsquoargumentation dialectique
73
est vrai Agrave lrsquoeacutevidence la critique que nous faisions de lrsquoapproche de Vlastos fonctionne dans sa
reacuteciproque et si le systegraveme est coheacuterent il est cependant possible que la thegravese initiale comporte
une contradiction mais que cette contradiction soit annuleacutee par une autre contradiction issue de
lrsquoun des engagements du tableau de pointage Il est donc impossible de parler de veacuteriteacute au sens
scolastique drsquoadeacutequation de lrsquoecirctre et de la penseacutee Si la veacuteriteacute est un jugement sur le reacuteel une
joute dialectique ne semble produire qursquoune veacuteriteacute infeacuterieure Elle ne produirait mecircme que des
systegravemes argumentatifs en eacutequilibre mais sans rapport direct avec le reacuteel
Nous pouvons alors parler drsquoune veacuteriteacute qui ne serait plus ontologique mais pragmatique
Une veacuteriteacute deacutependant du contexte dialectique une strateacutegie gagnante Cependant cela revient agrave
aborder le problegraveme dans le mauvais sens Ce nrsquoest pas la veacuteriteacute qui ne serait qursquoune strateacutegie
gagnante mais au contraire la strateacutegie gagnante qui jouerait le rocircle drsquoune veacuteriteacute en attendant
potentiellement drsquoecirctre un jour reacutefuteacutee Dans cette optique il convient maintenant de srsquointerroger
sur la nature drsquoune pareille veacuteriteacute nous devons donc observer sous le spectre de la logique
dialogique comment fonctionnent les arguments au sein des raisonnements dialectiques
Questionneur et Reacutepondant
Durant notre eacutetude des regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate nous avons eacutetabli la reacutepartition des
rocircles entre le Questionneur et le Reacutepondant nous garderons volontairement les mecircmes termes
afin de rendre notre argumentation plus coheacuterente et plus compreacutehensible Nous allons emprunter
le modegravele logique deacutejagrave existant de la dialogique ou seacutemantique des jeux
La dialogique nait dans les anneacutees soixante ses deux grands preacutecurseurs sont mdash entre
autres mdash Lorenzen et Conway Une grande part des travaux en seacutemantique des jeux concerne
lrsquointelligence artificielle il srsquoagit de se rapprocher de la reproduction la plus fidegravele drsquoun
entretien entre deux interlocuteurs Cette logique se diffeacuterencie par sa volonteacute de repreacutesenter une
argumentation comme un eacutechange entre diffeacuterentes personnes Lrsquoobjectif nrsquoest donc plus du tout
le mecircme que dans les lectures monologique inspireacutees par la syllogistique aristoteacutelicienne par
exemple La validiteacute drsquoune thegravese ne deacutepend plus drsquoaxiomes ou de formes preacutedeacutefinies Il srsquoagit
pour les participants de trouver une strateacutegie afin de deacutemontrer lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese
74
adversaire ou drsquoempecirccher lrsquoinfeacuterence de cette contradiction Il nrsquoy a donc que deux issues
possibles agrave une joute Soit le Questionneur parvient agrave une impossibiliteacute et il emporte alors la
joute en deacutemontrant que la thegravese de deacutepart eacutetait fausse soit le Questionneur eacutechoue agrave deacutemontrer
lrsquoimpossibiliteacute de la thegravese et Reacutepondant remporte la joute
Nous voyons que le passage drsquoune repreacutesentation monologique agrave une repreacutesentation
dialogique neacutecessite une approche par questions et reacuteponses Les arguments ne srsquoenchainent pas
de faccedilon absolue comme dans une recherche theacuteorique abstraite mais sont relatifs agrave des
situations ougrave certaines questions impliquent neacutecessairement certaines reacuteponses Agrave chaque
opeacuterateur logique correspond alors une obligation de reacuteponse dont voici la liste 58
La Neacutegation drsquoun terme (notα) implique que le Questionneur reacuteponde par son affirmation (α)
La Conjonction de deux termes (α and β) implique que le Questionneur questionne drsquoabord le premier (1) puis le second (2)
La Disjonction inclusive (α or β) implique que le Questionneur remette en cause lrsquoensemble Dans ce cas le Reacutepondant ayant eacutenonceacute la disjonction nrsquoa qursquoagrave deacutefendre lrsquoun des deux termes au choix (α) ou (β)
Le Conditionnel (α sup β) implique que le Questionneur affirme lrsquoanteacuteceacutedent (α) Srsquoil est impossible pour le Reacutepondant de le nier (notα) alors il doit impeacuterativement deacutefendre le 59
conseacutequent (β)
La Quantification universelle (forallx F(x)) implique que le Questionneur demande agrave 60
veacuterifier lrsquoapplication de la fonction (F) agrave une variable de son choix (x0) Le Reacutepondant doit alors justifier cette application (F(x0))
La Quantification existentielle (existx F(x)) implique que le Questionneur demande un exemple (F(x)) Le Reacutepondant doit alors fournir lrsquoexemple de son choix (F(x0))
Cette liste a pour objectif de montrer comment passer drsquoune logique monologique agrave une
logique dialogique Les connecteurs ne sont plus clairement apparents dans la seconde surtout
Drsquoapregraves (VERNANT 2004 90) Nous avons cependant remplaceacute les termes laquo Opposant raquo et 58
laquo Proposant raquo par laquo Questionneur raquo et laquo Reacutepondant raquo afin de preacuteserver la lineacuteariteacute de notre travail
Le conditionnel est une autre eacutecriture de la disjonction (notα or β)59
La poleacutemique est encore grande au sujet de lrsquousage des quantificateurs par les dialecticiens de 60
lrsquoAntiquiteacute Nous ne deacutesirons pas entrer dans le deacutebat En vertu de la regravegle antilogique drsquoinduction il apparaicirct cependant que les notions drsquouniversaliteacute et drsquoexistence eacutetaient au moins sous-jacentes aux argumentations Cela est suffisant pour que nous eacutevoquions ce cas de figure
75
lorsque ceux-ci sont pris dans le flot du dialogue Notre objectif sera donc maintenant de trouver
comment reacuteduire les dialogues agrave ces confrontations dialogiques sans deacutenaturer ou perdre le
contenu
Repreacutesentation tabulaire
Nous arrivons enfin au terme de notre eacutetude preacuteliminaire lrsquoeacutelaboration drsquoun outil logique
repreacutesentatif propre agrave lrsquoexercice dialectique chez Platon Drsquoapregraves la logique dialogique nous
voyons qursquoune arborescence ne convient pas agrave repreacutesenter fidegravelement le jeu des argumentations
Nous optons pour une repreacutesentation tabulaire Celle-ci aura lrsquoavantage de mettre en vis-agrave-vis les
deux participants de la joute De haut en bas le tableau repreacutesentera la suite des arguments sous
forme de questions et de reacuteponses Nous prenons un exemple extrait de (VERNANT 2004 91)
FIG 5 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DU PRINCIPE DE NON-CONTRACTION
Dans cet exemple nous constatons que le Questionneur a obtenu lrsquoassertion laquo not(p and notp) raquo de la
part de Reacutepondant Questionneur attaque alors la joute en assertant la thegravese opposeacutee laquo (p and notp) raquo
Au troisiegraveme tour le Reacutepondant interroge le Questionneur sur le premier terme laquo 1 raquo de son
assertion laquo p raquo Le Questionneur lui reacutepond en assertant laquo p raquo Au tour suivant le Reacutepondant
interroge laquo 2 raquo le Questionneur sur laquo notp raquo Le Questionneur concegravede alors laquo notp raquo Agrave cet instant
la joute est termineacutee nous constatons que le Questionneur a asserteacute agrave la fois laquo p raquo et laquo notp raquo ce
Ordre des tours Questionneur Reacutepondant
1 not(p and notp)
2 (p and notp)
3 1
4 p
5 2
6 notp
7 p
Victoire de Reacutepondant
76
qui provoque une impossibiliteacute par antilogie Le Reacutepondant est victorieux Sa thegravese de deacutepart
laquo not(p and notp) raquo est donc une strateacutegie gagnante qui devient dans le cadre de cette joute une veacuteriteacute
Lrsquoexemple ici preacutesenteacute peut sembler paradoxal Il srsquoagit tout du moins drsquoun cas particulier
puisque la victoire est deacutefinie par le principe de non-contradiction lui-mecircme au cœur de la joute
Lrsquoexemple suivant (VERNANT 2004 102) est bien plus complexe et repreacutesente la joute
opposant un meacutedecin (Questionneur) agrave sa patiente (Reacutepondant) Nous allons voir comment la
repreacutesentation dialogique tabulaire permet la mise en eacutevidence drsquoun sophisme (ici la neacutegation de
lrsquoanteacuteceacutedent)
FIG 6 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT
Les nombres entre crochets indiquent le tour de la formule viseacutee par lrsquoattaque La thegravese de deacutepart
repreacutesente le sophisme de la neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Celle-ci srsquoinspire de la neacutegation du
conseacutequent (modus tollens) qui elle est logiquement correcte
FIG 7 NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT ET NEacuteGATION DU CONSEacuteQUENT
Tours Questionneur Reacutepondant
1 [(A sup B) and notA] sup notB
2 (A sup B) and notA
3 1
4 (A sup B)
5 A
6 B
7 2 [2]
8 notA
9 notB [1]
Victoire de Questionneur
Neacutegation de lrsquoanteacuteceacutedent Neacutegation du conseacutequent
A sup B notA ⊢ notB A sup B notB ⊢ notA
77
Nous allons essayer de comprendre la strateacutegie ici agrave lrsquoœuvre Vernant nous explique que la
proposition (A) signifie laquo lrsquoenfant est atteint drsquoune maladie heacutereacuteditaire raquo et la proposition (B)
signifie laquo le parent est atteint de la maladie heacutereacuteditaire raquo La thegravese de deacutepart du parent
(Reacutepondant) consiste agrave dire que si son enfant nrsquoest pas atteint de cette maladie alors lui (le
parent) nrsquoen souffre pas Analysons la table de veacuteriteacute de la situation
FIG 8 TABLE DE VEacuteRITEacute DE LA NEacuteGATION DE LrsquoANTEacuteCEacuteDENT
Nous avons ici indiqueacute le connecteur principal avec le symbole laquo raquo Nous repeacuterons que le seul
moment ougrave cette formule est fausse correspond au cas laquo notA and B raquo i e la patiente refuse
drsquoadmettre qursquoelle puisse ecirctre atteinte de la maladie heacutereacuteditaire laquo B raquo alors que son enfant ne
souffre pas de cette maladie laquo notA raquo Nous remarquons dans la repreacutesentation tabulaire que les
deux assertions laquo B raquo et laquo notA raquo sont les deux coups joueacutes par le Questionneur La strateacutegie du
meacutedecin est donc gagnante
Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique
Lrsquointeacuterecirct de cette repreacutesentation nrsquoest pas simplement graphique il srsquoagit drsquoune
compreacutehension philosophique radicalement diffeacuterente Premiegraverement lrsquoargumentation dans une
joute deacutevoile un caractegravere pragmatique Lrsquoobjectif nrsquoest pas de trouver un absolu commun mais
de finir vainqueur de la joute
La novation srsquoavegravere essentiellement philosophique Est introduite explicitement la dimension pragmatique en logique Alors qursquoen logique standard la proposition excluait toute dimension eacutenonciative pour se reacuteduire agrave un simple porteur de valeur de veacuteriteacute en logique dialogique chaque proposition est veacuteritablement une proposition eacutemanant drsquoun interlocuteur qui srsquoengage sur elle par un acte drsquoassertion De plus un tel acte de discours prend place dans un jeu dialogique
[(A sup B) and notA] sup notB
1 1 1 0 0 1 0
1 0 0 0 0 1 1
0 1 1 1 1 0 0
0 1 0 1 1 1 1
78
(Dialogspiel) entre proposant et opposant On a affaire agrave un jeu de langage qui relegraveve de la discussion rationnelle Degraves lors chaque proposition prend sens en fonction de son utilisation opeacuteratoire dans le jeu dialogique On ne pense plus en termes drsquoaxiomes mais de systegraveme opeacuteratoire de validiteacute mais de strateacutegie gagnante non plus de repreacutesentation mais drsquoaction
(VERNANT 2004 94)
Le deacutesir de victoire et le caractegravere pragmatique sont deux nouveaux paramegravetres que nous ne
pouvions veacuteritablement observer avant de passer par la repreacutesentation dialogique Agrave cela nous
voyons aussi que cette repreacutesentation met en valeur les erreurs commises par un des deux
interlocuteurs Cela sera drsquoune grande importance dans le cas des dialogues de Platon ougrave le
personnage de Socrate semble parfois diriger voire manipuler ses interlocuteurs Nous pourrons
alors souligner ces moments meacutetalogiques
Le premier moment de notre eacutetude est maintenant termineacute Nous avons analyseacute la
dialectique depuis les Eacuteleacuteates jusqursquoagrave Aristote (de maniegravere non-exhaustive) afin de comprendre
ce qui pouvait fonder un socle commun Lrsquoheacuteritage eacuteleacuteate dans son rapport agrave lrsquoantilogie place
lrsquoexercice dialectique dans un rapport de force que nous ne pouvions repreacutesenter logiquement La
dialectique nrsquoest donc pas strictement diffeacuterente du dialogue dans sa faccedilon drsquoecirctre elle ne
constitue qursquoune enreacutegimentation de celui-ci Notre choix drsquoune repreacutesentation tabulaire tregraves
inspireacutee de la logique dialogique nous apparut comme un compromis permettant de repreacutesenter
les raisonnements logiques dans la temporaliteacute du dialogue en suivant lrsquoordre des tours De cette
repreacutesentation nous avons deacuteduit une nouvelle deacutefinition de la veacuteriteacute chevauchant celle de
validiteacute Dans une joute le concept de veacuteriteacute est assimileacute agrave celui de strateacutegie gagnante
Cependant si chaque joute est un exercice contextuel comment pouvons-nous donner agrave ces
veacuteriteacutes un champ drsquoapplication supeacuterieur agrave celui du dialogue Il semble que la veacuteriteacute drsquoune joute
ne nous apprenne rien ou presque sur le reacuteel Cette veacuteriteacute est purement pragmatique Agrave cet
instant la diffeacuterence entre Socrate et lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoest plus clairement identifiable
79
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE
Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes
La nature des joutes impose agrave ses productions un caractegravere relatif La dialectique ne serait
pas productrice drsquoune veacuteriteacute sur le monde mais drsquoune veacuteriteacute relative au dialogue drsquoapregraves ce que
nous venons de voir Notre objectif initial eacutetait de se munir drsquoun outil capable de mieux
interpreacuteter la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon Cependant nous devons
maintenant faire face agrave un problegraveme drsquoun autre ordre Puisque la dialectique en tant que
raisonnement relatif est lrsquounique outil du philosophe pour Platon comment peut-on diffeacuterencier
le philosophe du sophiste En effet les conclusions du chapitre preacuteceacutedent sont sans appel et
historiquement tregraves paradoxales puisque nous nous trouvons face agrave une conception antireacutealiste
de la veacuteriteacute chez Platon
Notre interrogation ne repose pas ici sur des aspects purement pratiques mdash comme
lrsquoabsence de salaire pour lrsquoun et non pour lrsquoautre mdash mais sur le fond veacuteritable des deux
meacutethodes LrsquoHistoire de la philosophie a longtemps eu tendance agrave deacutenigrer les sophistes au
profit des philosophes ce pheacutenomegravene que nous appelons manicheacuteisme historique ne semblerait
pas fondeacute mdash au regard de notre eacutetude fonctionnelle sur les joutes Si la dialectique ne peut
deacutepasser le simple cadre du dialogue comment peut-on diffeacuterencier le philosophe du sophiste
En vertu de quel principe lrsquoun serait-il meilleur que lrsquoautre Ce problegraveme se posait deacutejagrave agrave
lrsquoeacutepoque de Socrate En effet ce dernier eacutetait consideacutereacute par un grand nombre de ses
contemporains comme un sophiste parmi les autres comme en teacutemoigne la piegraveces les Nueacutees
drsquoAristophane Dans lrsquoexemple suivant Aristophane semble ne faire aucune diffeacuterence entre les
sophistes et la personne de Socrate Socrate serait un sophiste parmi les autres
ΦΕΙΔΙΠΠΊΔΗΣ Αἰβοῖ πονηροί γ᾿ οἶδα Τοὺς ἀλαζόνας τοὺς ὠχριῶντας τοὺς ἀνυποδήτους λέγεις ὧν ὁ κακοδαίμων Σωκράτης καὶ Χαιρεφῶν
PHILIPPIDE Tu veux parler de ces charlatans De ces arrogants ces individus au teint jaune ces va-nu-pieds au nombre desquels est ce mauvais geacutenie de Socrate et Cheacutereacutephon
80
(ARISTOPHANE Nueacutees 104)
Lrsquoun des eacuteleacutements fondamentaux du caractegravere sophistique de Socrate serait sa capaciteacute agrave avoir
deux discours lrsquoun faible et lrsquoautre fort
ΣΩΚΡΆΤΗΣ τί δῆτα πότερα τοῦτον ἀπάγεσθαι λαβὼν βούλει τὸν υἱόν ἢ διδάσκω σοι λέγειν
ΣΤΡΕΨΙΆΔΗΣ δίδασκε καὶ κόλαζε καὶ μέμνησrsquoὅπως εὖ μοι στομώσεις αὐτόν ἐπὶ μὲν θάτερα οἷον δικιδίοις τὴν δrsquoἑτέραν αὐτοῦ γνάθον στόμωσον οἵαν ἐς τὰ μείζω πράγματα
ΣΩΚΡΆΤΗΣ ἀμέλει κομιεῖ τοῦτον σοφιστὴν δεξιόν
SOCRATE Quoi donc Veux-tu plutocirct ramener ton fils [avec toi] ou que je linstruise agrave discourir
STREPSIADE Instruis-le punis-le et souviens-toi de bien lui aiguiser la langue afin qursquoil en ait une [de langue] pour les petites causes et lautre pour les affaires plus graves
SOCRATE Ne sois pas inquiet tu auras chez toi un sophiste habile
(ARISTOPHANE Nueacutees 1105-1110)
Dans cet extrait les deux dialogues eacutevoqueacutes rejoignent la conception drsquoune veacuteriteacute purement
pragmatique Les sophistes peuvent toujours employer soit un discours fort soit un discours
faible Mais si tel est aussi le cas de Socrate comme le sous-entend Aristophane alors la veacuteriteacute
nrsquoaurait aucune valeur Cependant nous ne devons pas perdre drsquoesprit que le personnage de
Socrate repreacutesenteacute par Platon nrsquoa qursquoune faible valeur historique Gardons en vue que nous nous
attachons uniquement agrave comprendre la figure du philosophe chez Platon mecircme si nous le
nommons Socrate
Notre travail a maintenant pour objectif de comprendre les relations que Socrate entretient
avec les sophistes dans les dialogues Nous tacirccherons de voir au niveau dialectique quels
peuvent ecirctre les critegraveres permettant de diffeacuterentier Socrate des sophistes Cette eacutetape est
neacutecessaire dans la mesure ougrave cette distinction conditionnera notre outil repreacutesentatif En mettant
agrave la lumiegravere le critegravere de distinction entre le philosophe et les sophistes nous serons agrave mecircme
drsquoadapter notre outil en conseacutequence
81
Agrave partir de nos hypothegraveses de deacutepart notamment la possibiliteacute de deacutepasser les apories
apparentes de la dialectique socratique nous dirigerons notre eacutetude dans le sens positif drsquoune
distinction possible entre Socrate et les sophistes Lrsquoinverse serait envisageable sur un plan
historique Cependant nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute plusieurs fois la nature theacuteacirctrale des œuvres de
Platon Et dans lrsquoensemble du corpus il nrsquoy aurait eu aucune raison pour que Platon reacutealisacirct une
distinction entre Socrate et les sophistes srsquoil ne pensait pas cette dichotomie fondeacutee Ce moment
de notre eacutetude aura pour objectif de comprendre sur quoi repose la diffeacuterence de traitement opeacutereacute
par Platon entre Socrate et les sophistes Une fois que nous aurons analyseacute ce critegravere de
distinction nous nous en servirons pour affiner notre outil repreacutesentatif de lrsquoexercice dialectique
82
1 Contexte drsquoapparition de la dialectique
Rationalisme et antirationalisme
La distinction entre lrsquoexercice philosophique et la sophistique ne repose pas dans la nature
des joutes Nous devons donc sortir des joutes pour comprendre la dialectique dans un espace
plus grand Nous avons preacuteceacutedemment vu que le projet dialectique se deacutefinissait par sa capaciteacute agrave
remettre en question les principes des sciences les principes premiers Nous deacutecidons de
commencer cette eacutetude par une mise en contexte de la penseacutee platonicienne au sein de lrsquoactiviteacute
philosophique de son temps Quelle est la perspective philosophique propre agrave Platon par rapport
aux autres philosophes de son temps Ici il nrsquoest plus question de theacuteacirctraliteacute mais bien du fond
meacutetaphysique agrave lrsquoorigine de cette activiteacute Il nous semble leacutegitime de consideacuterer au regard de
son impact sur la philosophie occidentale en geacuteneacuteral que Platon eacutetait un penseur diffeacuterent
incarnant une nouvelle maniegravere de pratiquer lrsquoactiviteacute philosophique
Platon nrsquoest pourtant pas le premier philosophe en Gregravece Avant lui drsquoautres pratiquaient
aussi ce que nous appelons aujourdrsquohui la philosophie Dans ce cas quel peut ecirctre lrsquoeacuteleacutement cleacute
de la seacuteparation entre Platon et le reste des philosophes de son temps Cet eacuteleacutement devra drsquoune
part justifier le caractegravere unique de la penseacutee platonicienne mais aussi rendre raison de notre
travail et expliquer en quoi la dialectique socratique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon se
distingue de lrsquoactiviteacute sophistique
Il est de coutume de dire que la distinction fondamentale entre les premiers philosophes et
leurs preacutedeacutecesseurs repose sur un usage speacutecial de la raison le λόγος Le λόγος incarne un projet
rationaliste Il nrsquoest drsquoailleurs pas surprenant de trouver parmi ces premier philosophes des
matheacutematiciens devenus ceacutelegravebres par la suite tels que Thalegraves et Pythagore Mais cet usage de la
raison nrsquoest pas suffisant pour justifier une distinction aussi forte drsquoavec les poegravetes par exemple
Il est impossible de dire que les œuvres homeacuteriques sont deacutenueacutees de λόγος comme toute activiteacute
humaine en geacuteneacuteral Nous devons alors voir la naissance de la philosophie comme un nouvel
emploi du λόγος un projet de rationalisation du monde Cette rationalisation se distingue alors
de ce que les poegravetes pouvaient faire non pas dans la meacutethode mdash il srsquoagit du mecircme λόγος mdash mais
dans le cadre drsquoapplication de cette meacutethode Nous pourrions dire que les poegravetes rationalisent un
83
monde dont ils sont eux-mecircme les deacutemiurges alors que les premiers philosophes mettent le
λόγος au profit drsquoune quecircte diffeacuterente la rationalisation de notre monde
De cette tentative de rationalisation apparaissent rapidement deux pocircles opposeacutes en
tension agrave lrsquoorigine de tous les deacutebats Le premier pocircle (pocircle de lrsquouniteacute) est constitueacute de lrsquoEacutecole
drsquoEacuteleacutee avec principalement Parmeacutenide Zeacutenon et Meacutelissos Le second pocircle (pocircle de la pluraliteacute)
est principalement incarneacute par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese mais aussi Pythagore Deacutemocrite Empeacutedocle
ou Hippocrate Nous allons eacutetudier agrave la suite ces deux Eacutecoles afin de comprendre leurs
interactions mutuelles et leurs influences sur le deacutebat dialectique agrave lrsquoeacutepoque de Platon
La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle
Au projet rationaliste eacuteleacuteate srsquooppose la penseacutee de la contradiction incarneacutee notamment
par Heacuteraclite drsquoEacutephegravese Pour Heacuteraclite laquo la guerre raquo (τὸν πόλεmicroον [fr80] ) est un principe 61
laquo commun raquo (ξυνόν) Peu apregraves Heacuteraclite deacuteclare que la laquo justice raquo (δίκην) mecircme pratique la
laquo discorde raquo (ἔριν) Dans un autre fragment le penseur drsquoEacutephegravese affirme que laquo toutes les
choses raquo (πάντα [fr8] ) laquo surviennent raquo (γίνεσθαι) laquo du fait de la discorde raquo (κατ ἔριν) 62
Cependant croire que la penseacutee heacuteracliteacuteenne srsquooppose au λόγος est faux
Dans le passage suivant correspondant au premier fragment le penseur drsquoEacutephegravese en
appelle au λόγος mdash vu ici selon nous comme principe de la rationaliteacute Heacuteraclite note alors la
preacutesence manifeste drsquoincoheacuterences entre ce principe exempt de contradictions et le reacuteel toujours
en action
γινομένων γὰρ πάντων κατὰ τὸν λόγον τόνδε ἀπείροισιν ἐοίκασι πειρώμενοι καὶ ἐπέων καὶ ἔργων τοιούτων ὁκοίων ἐγὼ διηγεῦμαι κατὰ φύσιν διαιρέων ἕκαστον καὶ φράζων ὅκως ἔχει
CELSE Origegravene contre Celse VI 4261
ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque Θ 2 1155b462
84
Bien que toutes choses surviennent drsquoapregraves cette raison ils ne semblent y avoir aucun acte de paroles et de faits tels que je les expose distinguant leur nature et eacutenonccedilant comment ils sont
(HEacuteRACLITE drsquoEacutephegravese fr1) 63
Heacuteraclite sans doute agrave partir du constat empirique ne peut reacuteduire le reacuteel agrave lrsquouniteacute Ce qursquoil
appelle laquo discorde raquo repreacutesente lrsquoensemble des interactions agrave lrsquoorigine du mouvement et du
devenir Suivant les hypothegraveses parmeacutenidiennes lrsquouniteacute ne permettrait aucun changement ni
aucun mouvement La penseacutee heacuteracliteacuteenne tente de penser la pluraliteacute du reacuteel et cela ne peut
passer que par une penseacutee de lrsquoalteacuteriteacute Selon Heacuteraclite la laquo discorde raquo repreacutesente lrsquointeraction de
deux entiteacutes disparates primordiales neacutecessaires agrave la possibiliteacute du reacuteel
Mais cette alteacuteriteacute nrsquoest pas exteacuterieure Heacuteraclite tout en ne niant pas le λόγος considegravere
cette alteacuteriteacute au sein mecircme de lrsquoecirctre En effet le λόγος est le principe de non-contradiction de
lrsquoecirctre la discorde apparaicirct agrave cause de la preacutesence de non-ecirctre au cœur de lrsquoecirctre Dans cette
lecture seulement nous pouvons expliquer comment le λόγος garantit la coheacuterence ontologique
dans un contexte de discorde meacutetaphysique
Nous devons opeacuterer une nuance dans notre deacutenomination de position heacuteracliteacuteenne
antirationaliste En ajoutant agrave lrsquoecirctre le non-ecirctre plein de contradictions la position heacuteracliteacuteenne
deacutepasse le cadre du simple conflit rationalisme et antirationalisme cette dichotomie est deacutejagrave
rationaliste Cette opposition entre rationalisme et antirationalisme repose sur une opposition
reprenant la forme du principe de non-contradiction crsquoest-agrave-dire un principe rationaliste
Heacuteraclite deacutepasse cette opposition Il devient alors impossible de contredire Heacuteraclite agrave partir
drsquoune contradiction puisque Heacuteraclite integravegre les contradictions dans son ontologie En cela
lrsquoargumentation eacuteleacuteate ne peut affaiblir la penseacutee heacuteracliteacuteenne Au contraire celle-ci semble
mecircme lrsquoappuyer Chez Heacuteraclite la contradiction nrsquoest plus une deacutefaite dialectique crsquoest une
victoire
Nous semblons bien loin de notre point de deacutepart la dialectique chez Platon Bien au
contraire nous sommes ici au cœur de lrsquoorigine de la dialectique Celle-ci se deacutefinit comme le
SEXTUS EMPIRICUS Contre les matheacutematiciens VII 13263
85
dialogue initial entre les tenants eacuteleacuteates du principe de non-contradiction reposant sur lrsquouniteacute
onto-eacutepisteacutemologique et les partisans heacuteracliteacuteens de la pluraliteacute
Si le rationalisme ne sait reacutefuter qursquoen deacutecouvrant agrave partit de preacutesupposeacutees rationalistes des contradictions dans la thegravese adverse il ne pourra jamais lrsquoemporter sur lrsquoantirationalisme lequel ne croit aux preacutesupposeacutes du rationalisme ni au principe de non-contradiction Pour espeacuterer contrer lrsquoantirationalisme heacuteracliteacuteen le rationalisme doit engager une argumentation plus complexe que les simples antilogies de Zeacutenon Bien plus il doit se deacutegager du rationalisme parmeacutenidien lui-mecircme lequel conduit finalement [hellip] agrave une autre forme contraire drsquoantirationalisme
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 39)
De ce conflit reacutesulte une tension la dialectique Les deacutebuts de lrsquoHistoire de la philosophie de
lrsquoAntiquiteacute sont intimement lieacutes agrave la naissance du projet rationaliste Cependant lrsquoeacutevolution du
projet philosophique deacutepasse ce projet Le programme platonicien est un effort de retour agrave
lrsquoeacutequilibre depuis cette tension initiale ce qursquoaffirme sans nuance lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee dans la
gigantomachie du Sophiste
De la mecircme maniegravere Proclus dans son Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon deacuteclare
que lrsquoorigine de la philosophie doit se comprendre agrave travers un jeu drsquoinfluence et que la position
de Platon est celle drsquoun intermeacutediaire
Lrsquoeacutecole ionienne srsquooccupe de la physique lrsquoitalienne des intelligibles lrsquoattique tient le milieu
(DUMONT 1991 IV) 64
Cette lecture geacuteographique des fondements de la philosophie et donc de la dialectique nous
permet de comprendre la position si particuliegravere de Platon dans le panorama philosophique de
son eacutepoque
Nous avons vu agrave de nombreuses reprises le vaste heacuteritage leacutegueacute par les Eacuteleacuteates agrave Platon
ceux que Proclus nomme ici laquo lrsquoeacutecole italienne raquo Mais il existe aussi un heacuteritage dont nous
nrsquoavons que tregraves peu parleacute celui de Pythagore qui est aussi agrave comprendre comme faisant partie
de cette eacutecole italienne Pour le second pocircle drsquoinfluence il faut savoir que lrsquoeacutecole ionienne ne se
Citant (PROCLUS In Parmenidem I 12 [trad DUMONT])64
86
borne pas qursquoagrave Thales Anaximandre ou Anaximegravene mais aussi qursquoHeacuteraclite drsquoEacutephegravese est
justement un repreacutesentant de lrsquoeacutecole ionienne En deacutefinissant lrsquoeacuteleacutement constitutif du monde
comme eacutetant laquo le conflit lrsquoaltercation raquo (Πόλεmicroος) il srsquoinscrit parfaitement dans cette recherche
physique initieacute par Thales quelques siegravecles auparavant
Il srsquoagit maintenant pour nous de comprendre comment Platon prend position par rapport agrave
cette heacuteritage heacuteracliteacuteen et deacutepasse cette opposition primordiale entre rationalisme et
antirationalisme Nous connaissons bien sucircr la place que lrsquoeacutecole eacuteleacuteate occupe dans la
dialectique voire dans la meacutetaphysique platonicienne dans son ensemble Cependant il serait
naiumlf de penser que Platon ne srsquoinscrit que dans une seule ligneacutee Un bref passage de Diogegravene
Laeumlrce nous apprend drsquoailleurs que Platon suivit des cours des Eacuteleacuteates ainsi que drsquoun certain
Cratyle disciple drsquoHeacuteraclite bien que la penseacutee de celui-ci semble srsquoecirctre en partie eacuteloigneacutee de
celle du maicirctre drsquoEacutephegravese drsquoapregraves le Cratyle de Platon
Ἐκείνου δ ἀπελθόντος προσεῖχε Κρατύλῳ τε τῷ Ἡρακλειτείῳ καὶ Ἑρμογένει τῷ τὰ Παρμενίδου φιλοσοφοῦντι
Apregraves la mort [de Socrate] il suivit les leccedilons de Cratyle disciple drsquoHeacuteraclide et celles drsquoHermogegravene philosophe de lrsquoeacutecole de Parmeacutenide
(DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum III)
Comment pouvons-nous preacuteciseacutement interpreacuteter cet heacuteritage Le dialogue du Cratyle nous
renseigne sur un centre drsquointeacuterecirct crucial de la penseacutee platonicienne la nature du langage Nous
devons cependant ecirctre prudents la majoriteacute des travaux de linguistique prenant ce dialogue pour
exemple semblent deacutenaturer la finesse du trait platonicien pour faire place agrave un dualisme
parfaitement anachronique Agrave de nombreuses reprises nous lisons qursquoHermogegravene soutient lrsquoideacutee
selon laquelle il nrsquoexisterait pas de lien entre signifiant et signifieacute (adoptant ainsi la position de
Saussure avant lrsquoheure) alors que Cratyle serait un partisan du sens intrinsegraveque des mots La
lecture la plus correcte du texte serait selon nous celle proposeacutee par Jean-Louis Vaxelaire
La trame du dialogue est classique deux personnages ayant des vues opposeacutees interpellent Socrate pour qursquoil arbitre leur deacutebat Le thegraveme est indiqueacute par le sous-titre laquo sur la justesse des noms raquo et si lrsquoon suit Baratin amp Desbordes (1981 16) 65
Baratin M amp Desbordes F (1981) Lrsquoanalyse linguistique dans lrsquoantiquiteacute classique mdash I Les theacuteories 65
ParisKlincksieck
87
la langue doit ecirctre conforme aux choses pour les deux protagonistes mais le moyen drsquoy parvenir est distinct Hermogegravene estime que laquo la nature nrsquoassigne aucun nom en propre agrave aucun objet crsquoest affaire drsquousage et de coutume chez ceux qui ont pris lrsquohabitude de donner les noms raquo (Platon 1989 384d-e) alors que pour Cratyle 66
laquo le nom est un ensemble (strictement) deacutetermineacute de lettressons qui nomme (correctement) la chose nommeacutee parce qursquoil correspond agrave la nature de celle-ci et lui est attribueacute raquo (Mouraviev 1985 167) 67
(VAXELAIRE 2014 537)
Quiconque lit le dialogue du Cratyle ne peut qursquoecirctre eacutetonneacute par la reacutepartition des rocircles et des
thegraveses deacutefendues Hermogegravene est traditionnellement preacutesenteacute comme un disciple drsquoEacuteleacutee or ce
dernier est pourtant le repreacutesentant de lrsquoideacutee selon laquelle le langage ne serait qursquoune
convention de sorte que Platon fait drsquoHermogegravene un porte-parole de Protagoras absent du
dialogue mais dont la thegravese sera eacutetudieacutee (comme ce fut le cas dans le Theacuteeacutetegravete) Agrave lrsquoinverse
Cratyle soutient la thegravese drsquoun lien a priori entre la nature du mot et la nature de lrsquoecirctre qursquoil
deacutesigne
Quel peut ecirctre lrsquointeacuterecirct de ce dialogue dans le cadre de notre eacutetude sur la dialectique
Nrsquoest-ce pas la simple illustration drsquoun usage mdash habituel mdash de cette derniegravere pour tenter
drsquoarbitrer deux positions comme dans un grand nombre drsquoautres dialogues Agrave lrsquoeacutevidence oui
il y a de la dialectique dans la structure de lrsquoargumentation Mais cependant ce dialogue plus
que tout autre nous renseigne sur la porteacutee des mots et ce que lrsquoon peut ecirctre en droit drsquoattendre
de ceux-ci Or toute recherche dialectique se fait par le langage crsquoest une activiteacute
neacutecessairement linguistique Cette ideacutee nrsquoest pas nouvelle puisque Paul Janet la deacutefendais deacutejagrave il
y a plus drsquoun siegravecle et demi
Platon (1989) laquo Cratyle raquo Ion Meacutenexegravene Euthydegraveme Cratyle Paris Gallimard p 101-7766
Mouraviev SN (1985) laquo La premiegravere theacuteorie des noms de Cratyle (essai de reconstruction) raquo Studia 67
Di Filosofia Preplatonica Ed M Capasso et al Naples Bibliopolis p 159-72
88
La discussion de Cratyle vient de nous le montrer lrsquoeacutetude des mots peut ecirctre drsquoun grand secours pour la connaissance des essences des choses En rattachant la science des mots agrave la science des reacutealiteacutes Platon fait de la grammaire une science philosophique et dans ce sens on comprend que Proclus ait dit que le Cratyle est un dialogue dialectique On sait de plus lrsquoimportance que lrsquoeacutecole socratique attache agrave la deacutefinition Or la science des deacutefinitions suppose la science du langage
(JANET 1848 53)
Il nous importe alors de comprendre la position qursquoadopte Platon face au repreacutesentant de la
position sophistique de Protagoras Ce que Janet appelle une science des deacutefinitions est bien
selon nous lrsquoeffort dialectique platonicien celui dont lrsquoobjectif sera de dire quelque chose de vrai
sur le monde
Nous passons volontairement la progression du dialogue pour eacutetudier la conclusion
socratique finale position dite laquo intermeacutediaire raquo entre celle drsquoHermogegravene et celle de Cratyle
Comme toujours il est deacutelicat de dire preacuteciseacutement si cette thegravese finale est celle de Platon ou srsquoil
ne srsquoagit que drsquoune illustration de lrsquoexercice du dialogue Socrate conclut en faisant des mots les
laquo images raquo (εἰκὼν[432b]) en utilisant le principe de la laquo repreacutesentation par la peinture raquo (γράmicromicroα
[430e]) des ecirctres Il nous importe de prendre la mesure de cette deacutefinition En faisant des mots
les repreacutesentations fondeacutees mais jamais parfaites des ecirctres il semble que tout lrsquoart deacutefinitionnel
proposeacute par lrsquoexercice dialectique soit voueacute agrave une certaine incompleacutetude Il nrsquoest jamais
totalement possible de saisir par la parole une reacutealiteacute de la mecircme maniegravere qursquoil serait impossible
de saisir parfaitement un modegravele agrave travers une reproduction de ce dernier La nature seacutemantique
de la joute invite alors agrave la prudence les contradictions ne megravenent pas agrave des veacuteriteacutes positives
89
2 La figure du sophiste
Le personnage du Gorgias
Agrave la suite de notre premier chapitre nous avons vu que la diffeacuterence entre Socrate et les
sophistes nrsquoeacutetait pas aussi eacutevidente que nous aurions pu lrsquoimaginer Nous avions convenu que la
dialectique se diffeacuterenciait du dialogue par une enreacutegimentation sur le modegravele de lrsquoantilogique
eacuteleacuteate Cependant ces regravegles srsquoinscrivent dans le cadre drsquoune approche pragmatique de la veacuteriteacute
Deacutes lors la recherche socratique mdash ou dialectique mdash ne se diffeacuterentiait plus de la meacutethode des
sophistes La dialectique nrsquoeacutetait pas tant un art de trouver la veacuteriteacute sinon lrsquoart drsquoavoir toujours
raison Neacuteanmoins au terme de cette mise en contexte et de lrsquoanalyse ontologique constituant
notre second chapitre nous voyons que la recherche drsquoune autre veacuteriteacute mdash crsquoest-agrave-dire
ontologique mdash est bien la viseacutee ultime du projet platonicien
Nous nous proposons maintenant de reacutepondre agrave la question que nous posions plus haut
dans les premiegraveres lignes de ce chapitre sur quoi repose la diffeacuterence entre Socrate et les
sophistes Nous voyons drsquoailleurs que cette interrogation rejoint la question de deacutepart de
lrsquoensemble de notre travail quelle diffeacuterence existe-t-il entre la dialectique et le dialogue En
effet si Socrate ne se diffeacuterentie pas des sophistes alors la dialectique ne se distinguerait en rien
du cours du dialogue lrsquoensemble des œuvres de Platon ne serait que du bavardage ou tout au
plus lrsquoart de donner lrsquoimpression drsquoavoir raison (i e de la rheacutetorique) Pourtant il nrsquoen est rien
la meacutetaphysique platonicienne deacutemontre un systegraveme complexe procircnant une meacutethodologie de
recherche parfaitement deacutefinie
Afin de comprendre sur quoi repose une eacuteventuelle diffeacuterence entre Socrate et ses
contemporains nous deacutecidons drsquoeacutetudier le personnage de Gorgias En effet nous venons de
deacutefinir le projet ontologique de Platon en nous inteacuteressant agrave la viseacutee sophistique nous pourrons
clairement marquer la diffeacuterence entre la figure du philosophe et la figure du sophiste Gorgias
est notamment connu pour son Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature (Περὶ τοῦ microὴ ὄντος ἢ Περὶ
φύσεως) ainsi que pour son Eacuteloge drsquoHeacutelegravene Ces deux textes constituent des teacutemoignages
preacutecieux quant agrave la nature de lrsquoargumentation sophistique nous les mettrons en parallegravele avec
les eacuteleacutements concernant le personnage de Gorgias (et dans une moindre mesure Protagoras)
90
preacutesents chez Platon Nous eacutetudierons le premier de ces textes de maniegravere attentive le second
nous servira dans une moindre mesure
Le Traiteacute sur le non-ecirctre ou sur la nature de Gorgias est un texte complexe et comportant
un grand nombre de difficulteacutes intrinsegraveques mais aussi meacutethodologique En effet ce que nous
appelons Traiteacute sur le non-ecirctre est en fait un discours unique dont les aleacuteas du temps nous
leacuteguegraverent deux versions La premiegravere tireacutee du De Xenophane Zenone et Gorgia est apocryphe
La seconde est extraite du Adversus Mathematicos de Sextus Empiricus Cependant bien que les
deux textes se rejoignent en de nombreux points (dont eacutevidemment le sujet principal) certaines
diffeacuterences dans lrsquoordre des arguments ou les termes employeacutes rendent le niveau de preacutecision de
lrsquoeacutetude plus large que les nuances eacutetudieacutees Nous pouvons neacuteanmoins nous attarder agrave la 68
structure argumentative de ce texte Trois arguments sont ici deacuteveloppeacutes laquo que rien
nrsquoest raquo (οὐδὲν ἔστιν) laquo que srsquoil est quelque chose alors il est insaisissable par lrsquoHomme raquo (εἰ 69
καὶ ἔστιν ἀκατάληπτον ἀνθρώπωι) laquo que srsquoil est saisissable alors il est impossible agrave formuler 70
et incommunicable aux autres raquo (εἰ καὶ καταληπτόν ἀλλὰ τοί γε ἀνέξοιστον καὶ ἀνερmicroήνευτον
τῶι πέλας) Il peut paraitre surprenant de la part drsquoun rheacuteteur tel que Gorgias de structurer son 71
discours par un enchainement drsquoarguments aussi contradictoires En effet si Gorgias deacutemontre
que laquo rien nrsquoest raquo alors agrave quoi bon continuer le discours pour deacutemontrer que laquo srsquoil y a quelque
chose cela est inconnaissable raquo et idem pour le dernier argument Il srsquoagit ici de replacer le
travail de Gorgias dans son contexte et preacuteciseacutement le contexte meacutetaphysique et surtout
ontologique deacutecoulant du cadre eacuteleacuteate tel que nous le deacutefinicircmes plus tocirct Gorgias nrsquoeacutecrit pas son
Traiteacute sans raison il ne srsquoagit pas drsquoune œuvre ex nihilo bien au contraire Les trois arguments
successifs repreacutesentent preacuteciseacutement les trois preacutetentions contenues dans le λόγος du projet
rationaliste
Contrairement agrave un texte comme le Parmeacutenide de Platon ougrave nous pouvons eacutetudier chaque mot les jeux 68
de langage voire les eacuteleacutements phoneacutetiques dans le cas des retranscriptions du traiteacute de Gorgias nous sommes condamneacutes agrave rester mdash au mieux mdash au niveau structurel Toute interpreacutetation plus pousseacutee se doit neacutecessairement de reconnaitre une eacutevidente proportion drsquoarbitraire et de subjectiviteacute
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 6669
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 7770
Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII fr 8371
91
Le premier de ces arguments est que laquo rien nrsquoest raquo Agrave lrsquoeacutevidence la formule a ducirc choquer
et crsquoest lagrave certainement un des objectifs du sophiste Mais qursquoen est-il reacuteellement Gorgias
deacuteclare-t-il que le monde serait uniquement constitueacute de neacuteant Une telle lecture relegraveve drsquoune
interpreacutetation naiumlve Lrsquoargumentation de Gorgias est constitueacutee drsquooppositions successives de
propositions contradictoires agrave lrsquoimage des Eacuteleacuteates Face aux Eacuteleacuteates Gorgias deacutecide de
combattre ses ennemis (les rationalistes) avec leurs propres armes crsquoest-agrave-dire la rationaliteacute Le
premier argument est reacutesumeacute ainsi par Sextus Empiricus
ὅτι μὲν οὖν οὐδὲν ἔστιν ἐπιλογίζεται τὸν τρόπον τοῦτονmiddot εἰ γὰρ ἔστι ltτιgt ἤτοι τὸ ὂν ἔστιν ἢ τὸ μὴ ὄν ἢ καὶ τὸ ὂν ἔστι καὶ τὸ μὴ ὄν οὔτε δὲ τὸ ὂν ἔστιν ὡς παραστήσει οὔτε τὸ μὴ ὄν ὡς παραμυθήσεται οὔτε τὸ ὂν καὶ ltτὸgt μὴ ὄν ὡς καὶ τοῦτο διδάξειmiddot οὐκ ἄρα ἔστι τι
Quil ny a rien [Gorgias] raisonne de la maniegravere suivante srsquoil y a quelque chose [crsquoest] soit lecirctre ou le non-ecirctre ou bien et lecirctre et le non-ecirctre Drsquoune part lecirctre nest pas comme il leacutetablira ni non plus que le non-ecirctre est comme il lrsquoaffirmera non plus encore que lecirctre en mecircme temps et le non-ecirctre comme [le raisonnement] lrsquoenseignera Il ny a donc rien
(SEXTUS EMPIRICUS Adversus Mathematicos fr 66)
Nous voyons ici clairement comment Gorgias deacutecide drsquoadopter une approche eacutetrangement tregraves
rationnelle mdash voire eacuteleacuteate Son travail ne se diffeacuterencie de Meacutelissos ou de Zeacutenon qursquoagrave travers
cette conclusion agrave la fois ironique et qui semble pourtant justifieacutee laquo rien nrsquoest raquo
Le rien nrsquoest de Gorgias ce nrsquoest pas ce vide ontologique absolu comme si le sophiste
reniait sa propre existence Il srsquoagit du deacuteni de la capaciteacute du projet rationnel agrave saisir le reacuteel
laquo Rien nrsquoest si lrsquoon ne srsquoen tient qursquoau principe de non-contradiction raquo telle serait sans doute la
version complegravete de la conclusion de Gorgias Mais il ne srsquoagit pas seulement de critiquer notre
capaciteacute agrave appreacutehender le reacuteel (ce qursquoil fera dans le deuxiegraveme argument) ou encore de critiquer
notre capaciteacute par le discours agrave retranscrire le reacuteel (ce qursquoil fera dans le troisiegraveme argument) Le
premier argument du laquo rien nrsquoest raquo est une prise de position face agrave ceux qui pensent que lrsquoecirctre est
multiple (Heacuteraclite) ou unitaire (Eacuteleacuteates) Gorgias sort de ce deacutebat reposant sur des illusions car
lrsquoecirctre nrsquoest selon lui rien drsquoautre qursquoune creacuteation de lrsquoesprit Comme le souligne Seacuteguy-Duclot
(cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 51-52) la position de Gorgias transcende mecircme la chose-en-soi
92
kantienne il ne srsquoagit plus seulement de savoir ce que lrsquoon est en droit drsquoespeacuterer connaitre drsquoun
reacuteel deacutejagrave existant mais bien plutocirct de cesser de croire qursquoil existe un reacuteel en dehors de nos
perceptions et de lrsquoillusion de reacuteel que nous creacuteons nous-mecircmes 72
Cette lecture an-ontologique du monde place les sophistes les plus extrecircmes mdash Gorgias et
Protagoras notamment mdash au delagrave du deacutebat ontologique Il srsquoagit drsquoune attaque sur la possibiliteacute
mecircme du projet rationnel philosophique Quelle ironie alors que drsquoemployer agrave cette entreprise la
meacutethode des paires de preacutedicats contraires La cible ultime de Gorgias nrsquoest autre que le principe
de non-contradiction Le sophiste est de ce fait intouchable par le philosophe puisque lrsquoarme
unique de ce dernier nrsquoest autre que ce que le sophiste renie En drsquoautres termes reacutefuter un
sophiste crsquoest deacutejagrave jouer son jeu En reacuteduisant une joute agrave des moments de contradictions il nrsquoy
a rien que le philosophe ne puisse faire face agrave celui qui se nourrit de la contraction Lrsquoantilogie
nrsquoest en rien la fin du raisonnement pour un sophiste elle est la preuve de son ultra-relativisme
Politique et rapport aux autres une affaire de contexte
Il faut alors se questionner sur le sens que peut avoir le mot laquo veacuteriteacute raquo pour un sophiste Agrave
lrsquoeacutevidence nous venons de le dire la veacuteriteacute ontologique comme adeacutequation de lrsquoecirctre et de la
penseacutee est reacuteduite agrave neacuteant En effet drsquoune part lrsquoecirctre ne possegravede aucune identiteacute propre et est sans
cesse en eacutevolution mais il en va de mecircme pour le sujet pensant lui aussi sans identiteacute propre et
gouverneacute par le changement Il est alors en toute logique impossible de parler drsquoune adeacutequation
entre un reacuteel illusoire en perpeacutetuel mouvement et un Moi-pensant lui aussi illusoire et en
perpeacutetuel mouvement Nous voyons ici comment la position sophistique ne doit pas ecirctre
confondue avec la laquo simple raquo pluraliteacute heacuteracliteacuteenne Il ne srsquoagit plus de critiquer la propension
de lrsquoesprit agrave unifier le multiple La critique formuleacutee par Heacuteraclite agrave lrsquoencontre des Eacuteleacuteates est
une critique rationnelle du projet rationnel Agrave lrsquoinverse le sophiste voit le reacuteel comme un oceacutean
ougrave les philosophes preacutetendraient pouvoir identifier telle ou telle goute drsquoeau Si nous regardons
seacuterieusement les quelques eacuteleacutements meacutetaphysiques preacutesents chez Gorgias par exemple alors le
La position de Gorgias se rapprocherait peut-ecirctre davantage de celle de George Berkeley et de son 72
laquo esse est percipi aut percipere raquo
93
principe drsquoidentiteacute semble ecirctre une illusion pour le sophiste lrsquoecirctre ne peut ni ecirctre un ni ecirctre
pluriel il est un magma amorphe
Cependant nous devons nous interroger sur la viseacutee de lrsquoexercice sophistique Pourquoi le
sophiste est-il sophiste En effet la question peut sembler naiumlve Ce qui permet bien souvent de
distinguer les sophistes des (autres ) philosophes repose en partie sur leur reacutemuneacuteration Un
sophiste demande de lrsquoargent pour partager son art Agrave lrsquoinverse le philosophe œuvre
gratuitement et partage sa science mdash ou plutocirct son doute mdash librement avec ses eacutelegraveves
Lrsquoexemple le plus extrecircme de cette laquo geacuteneacuterositeacute philosophique raquo est certainement le
comportement de Socrate tellement geacuteneacutereux qursquoil partageait ses reacuteflexions agrave tous y compris
ceux qui ne voulaient pas les entendre Nous sommes bien loin des fortunes reacuteclameacutees par ces
rois de la rheacutetoriques que furent Gorgias ou Protagoras pour quelques heures de deacutemonstration
oratoires Nous devons neacuteanmoins admettre que faire reposer notre diffeacuterence entre les sophistes
et les philosophes uniquement sur un critegravere peacutecuniaire nrsquoest pas satisfaisant
La question de lrsquoargent nrsquoest qursquoune reacuteciproque de la distinction essentielle entre
philosophes et sophistes Il srsquoagit de srsquointerroger sur la finaliteacute de lrsquoactiviteacute sophistique Ce nrsquoest
pas un hasard si lrsquoessor de lrsquoactiviteacute sophistique agrave Athegravenes est synchroniseacutee avec lrsquoapparition de
la pratique deacutemocratique Le sophiste tel que nous le preacutesente Platon naicirct de la rheacutetorique de
lrsquoart oratoire du deacutebat Il existe un lien intrinsegraveque entre lrsquoactiviteacute sophistique et le rapport aux
mots au langage
Si nous nous inteacuteressons aux interpreacutetations modernes sur ces derniers (cf SEacuteGUY-
DUCLOT 2014 73) il semblerait que le sophiste accomplisse agrave travers son talent oratoire un
retour agrave lrsquoordre naturel des choses crsquoest-agrave-dire la domination du fort sur le faible En effet la
deacutemocratie a pour conseacutequence de mettre le pouvoir entre les mains de lrsquoensemble du corps
eacutelectoral elle donne le κράτος au δῆmicroος Dans une perspective sophistique cela va agrave lrsquoencontre
de ce que lrsquoon peut constater dans la nature ougrave le faible est toujours domineacute par le fort Cela est
mecircme tautologique puisque est deacutefini comme fort celui capable de dominer lrsquoautre Le fort est
donc condamneacute agrave dominer En revanche avant la domination il nrsquoy a pas de laquo plus fort raquo
94
puisque la domination est la condition sine qua non de la force Pensons agrave cette phrase ceacutelegravebre du
theacuteacirctre de lrsquoabsurde
Oui jrsquoai de la force jrsquoai de la force pour plusieurs raisons Drsquoabord jrsquoai de la force parce que jrsquoai de la force [hellip]
(IONESCO 1959 29)
Le plus fort nrsquoest plus fort que parce qursquoil est plus fort Il y a en cela un pragmatisme absolu La
justice reposant sur un respect de lrsquoordre naturel toute domination est alors juste et justifieacutee
Si nous poussons lrsquointerpreacutetation agrave son extrecircme alors sophiste et tyran deviennent
synonymes Le sophiste serait celui qui en deacutemocratie use de son art pour gouverner les autres
Le sophiste nrsquoest deacutemocrate que dans la mesure ougrave la deacutemocratie est lrsquounique endroit ougrave sa
rheacutetorique lui assure sa domination Le sophiste ne serait donc deacutemocrate que pour mieux vivre
en tyran Par son usage habile et deacutetourneacute du langage le sophiste prend le controcircle de ses
contemporains Cependant cela ne repreacutesenterait pas pour lui un usage pervers du discours au
contraire en lrsquoabsence de veacuteriteacute ontologique atteignable par la parole il ne reste que ce rapport
purement pragmatique au langage de domination La perversion se trouve pour le sophiste dans
le discours philosophique en preacutetendant deacutecrire le reacuteel par le langage Au contraire ce que le
sophiste fait nrsquoest rien drsquoautre que lrsquousage le plus pur du discours un moyen pragmatique de
reacuteaffirmation de lrsquoordre des choses entre dominants et domineacutes
Lrsquousage de la rheacutetorique par le sophiste lors des reacuteunions politiques a donc pour objectif premier de subvertir le modegravele deacutemocratique dont lrsquoeacutegalitarisme afficheacute est antinaturel agrave ses yeux pour reacutetablir la loi du plus fort crsquoest-agrave-dire pour lui la loi naturelle La sophistique nrsquoest donc qursquoun mode de restauration de la tyrannie au sein mecircme de la deacutemocratie gracircce agrave ce laquo tyran tregraves puissant raquo qursquoest le langage car le peuple une fois manipuleacute prendra ses deacutecisions non en fonction de laquo lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral raquo mais de lrsquointeacuterecirct drsquoun seul le plus fort
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 74)
Nous devons cependant nuancer cette derniegravere analyse De cette faccedilon nous semblons
donner au terme de sophiste un sens univoque et nrsquoayant pas connu drsquoeacutevolution Pourtant il est
important de rappeler que le sophiste a lui aussi une geacuteneacutealogie Lorsque nous remontons agrave
lrsquoorigine du terme nous remarquons que celui-ci nrsquoa pas toujours eu une face aussi obscure tout
du moins il partageait avec cette derniegravere une autre face plus respectable Le sophiste est avant
95
tout sophos crsquoest-agrave-dire savant dans son domaine Agrave ce titre un meacutedecin est aussi sophiste
lorsque le sujet porte sur la santeacute et le pilote est sophiste si le deacutebat srsquointeacuteresse agrave la navigation
Mais ce qui a permis cette transition entre le laquo bon sophos raquo et le laquo mauvais sophiste raquo crsquoest
avant tout le recours au langage comme nous le remarquions plus haut Que le sophos soit expert
est un eacuteleacutement important mais plus encore il est celui capable de justifier drsquoaffirmer son
opinion dans le deacutebat par des arguments y compris des ruses Nous voyons alors comme le
changement moral a opeacutereacute autour de ce terme ambigu
Si nous reprenons maintenant lrsquoexemple que nous eacutevoquions plus haut les conclusions
ontologiques agrave la suite des traiteacutes de Gorgias ne sont pas la cleacute de voute de la compreacutehension
sophistique Le sophiste lui-mecircme ne se sent engageacute par ses propos que le temps drsquoune joute Il
nrsquoest pas neacutecessaire de refaire une laquo meacutetaphysique sur lrsquoecirctre raquo agrave la suite du Traiteacute de Gorgias
alors que ce dernier est juste dans une forme de provocation Le sophiste agrave lrsquoeacutepoque de Platon
critique effectivement les grands principes ontologiques des philosophes de la nature mais
uniquement pour le principe de critique Il est dans une deacutemonstration constante du relativisme
du langage en se faisant systeacutematiquement lrsquoavocat du diable Nous devons cependant
reconnaitre que le rapport au pouvoir est une probleacutematique importante de lrsquoactiviteacute sophistique
la meilleure plaidoirie assure renommeacutee ceacuteleacutebriteacute et argent Nous reacuteservons en revanche
lrsquoanalyse du sophiste-tyran agrave des cas plus extrecircmes mdash voire purement fictif mdash tels que Calliclegraves
Lrsquoensemble du corpus sophistique srsquoeacuteclaire alors agrave la lueur de cette nouvelle lecture Si les
sophistes nrsquoont drsquoune part aucun reacutefeacuterentiel agrave une veacuteriteacute ontologique et drsquoautre part pas drsquoautre
objectif qursquoune renommeacutee maximum alors il devient parfaitement logique que ceux-ci puissent
dire un jour noir et le lendemain blanc Il srsquoagit pour le sophiste de saisir la meilleure occasion
possible pour acqueacuterir de la ceacuteleacutebriteacute crsquoest-agrave-dire du charisme mais aussi de lrsquoargent et des
possessions mateacuterielles
La sophistique deacutepasse la simple rheacutetorique elle ne se contente plus seulement de jouer
avec le langage mais la sophistique nrsquoest pas mdash ou tregraves peu mdash un projet de prise de pouvoir
selon nous
96
Le deacutesir de connaissance du philosophe
Le projet philosophique de Platon se deacutefinit par rapport agrave un besoin fondamental le besoin
de connaissance et de veacuteriteacute La philosophie est un deacutesir il ne peut y avoir de recherche que
dans la perspective drsquoun manque Le philosophe commence sa recherche de veacuteriteacute par la
reconnaissance de son ignorance la neacutescience socratique rejoignant ainsi lrsquoeacutetonnement initial agrave
lrsquoorigine de la recherche Srsquoeacutetonner de la nature drsquoune chose crsquoest reconnaitre que lrsquoon ne la
comprend pas complegravetement Lrsquoeacutetonnement est bel et bien le premier pas indispensable agrave la
recherche philosophique
Οὔκουν ἐπιθυμεῖ ὁ μὴ οἰόμενος ἐνδεὴς εἶναι οὗ ἂν μὴ οἴηται ἐπιδεῖσθαι
Celui ne sachant pas qursquoil est priveacute [de quelque chose] ne deacutesire absolument pas ce dont il ignore ecirctre priveacute
(PLATON Banquet 204a)
Mais lrsquoeacutetonnement seul ne suffit pas Il faut une deuxiegraveme eacutetape indispensable deacutesirer combler
ce manque par la science Le constat drsquoignorance seul ne produit rien sinon une abstention une 73
suspension du jugement (ἐποχή) Pour deacutepasser ce premier moment seul le deacutesir de savoir
permet de passer du scepticisme neacutegatif agrave une recherche de la veacuteriteacute La position socratique nrsquoest
qursquoinitialement sceptique Socrate laquo sait qursquoil ne sait rien raquo mais il ne pense pas qursquoil ne pourra
jamais rien savoir Au contraire il apparaicirct chez Platon que la philosophie nrsquoa pas drsquoautre raison
drsquoecirctre que la possibiliteacute drsquoun savoir vrai Le philosophe ne peut deacutesirer que ce qursquoil croit
possible autrement la veacuteriteacute ne serait simplement qursquoun recircve ou un fantasme Socrate est un
sceptique optimiste
Notre interpreacutetation nrsquoest pas ex nihilo Dans le Banquet Socrate deacutefinit lrsquoEacuteros agrave partir
drsquoun reacutecit de la deacuteesse Diotime Nous voyons la dialectique supeacuterieure agrave lrsquoœuvre le mythe est au
service de la compreacutehension des anhypotheacutetiques Le philosophe de Platon est identique agrave lrsquoEacuteros
tel que deacutefini par Diotime pauvre de ne pas ecirctre deacutejagrave combleacute mais riche de sa volonteacute de le
faire Lrsquoeacutetonnement repreacutesente la pauvreteacute initiale neacutecessaire agrave la recherche lrsquoignorant se pense
Nous entendons ici le terme laquo science raquo dans son acceptation la plus geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire une 73
connaissance
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deacutejagrave plein riche de tout ce qursquoil croit savoir Agrave cette pauvreteacute srsquoajoute la richesse du philosophe
sa volonteacute de connaitre Cette identiteacute entre Eacuteros et le philosophe nrsquoest pas sans raison le
philosophe est par deacutefinition lrsquoamoureux de la laquo sagesse raquo (σοφία) De plus ce rapport fondeacute 74
sur lrsquoamour du savoir est agrave lrsquoorigine du projet politique du philosophe En effet il est question
pour le philosophe de feacuteconder et drsquoeacuteduquer mdash gracircce agrave cette σοφία mdash lrsquoacircme de lrsquoaimeacute laquelle
ferait agrave son tour de mecircme avec une autre et ainsi de suite pour atteindre lrsquoimmortaliteacute au sens
geacuteneacutealogique agrave travers une chaicircne une seacuterie de feacutecondations qui assureraient la survie et la
continuiteacute agrave ses penseacutees
Ἔστι γάρ ὦ φίλε Φαῖδρε οὕτωmiddot πολὺ δ οἶμαι καλλίων σπουδὴ περὶ αὐτὰ γίγνεται ὅταν τις τῇ διαλεκτικ τέχνῃ χρώμενος λαβὼν ψυχὴν προσήκουσαν φυτεύῃ τε καὶ σπείρῃ μετ ἐπιστήμης λόγους οἳ ἑαυτοῖς τῷ τε φυτεύσαντι βοηθεῖν ἱκανοὶ καὶ οὐχὶ ἄκαρποι ἀλλὰ ἔχοντες σπέρμα ὅθεν ἄλλοι ἐν ἄλλοις ἤθεσι φυόμενοι τοῦτ ἀεὶ ἀθάνατον παρέχειν ἱκανοί καὶ τὸν ἔχοντα εὐδαιμονεῖν ποιοῦντες εἰς ὅσον ἀνθρώπῳ δυνατὸν μάλιστα
Ceci est vrai mon cher Phegravedre Mais il est encore je pense une bien plus belle maniegravere de srsquooccuper de lrsquoart de la parole crsquoest quand on a rencontreacute une acircme bien disposeacutee drsquoy planter et drsquoy semer avec la science en se servant de lrsquoart dialectique des discours aptes agrave se deacutefendre eux-mecircmes et agrave deacutefendre aussi celui qui les sema discours qui au lieu drsquoecirctre sans fruits porteront des semences capables de faire pousser drsquoautres discours en drsquoautres acircmes drsquoassurer pour toujours lrsquoimmortaliteacute de ces semences et de rendre heureux autant que lrsquohomme peut lrsquoecirctre celui qui les deacutetient
(PLATON Phegravedre 276e-277a [trad modif MEUNIER])
Le projet politique nrsquoest pas exteacuterieur agrave la dialectique La maiumleutique est un moment neacutecessaire
de la recherche de veacuteriteacute Ce passage relativise la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme chez
Platon Lrsquoacircme devient immortelle en atteignant des savoirs intelligibles eacuteternels et crsquoest alors en
cela qursquoelle devient tout aussi eacuteternelle que les savoirs acquis Par exemple si le philosophe
possegravede en son acircme lrsquoideacutee de cercle alors la part de son acircme pleine de cette ideacutee est aussi
eacuteternelle que lrsquoideacutee elle-mecircme Ainsi lorsque le corps meurt il ne subsiste que la part eacuteternelle
de lrsquoacircme la part correspondant aux ideacutees La recherche philosophique est donc une recherche
Le φίλος nrsquoest pas simplement lrsquoami mais il est aussi lrsquoaimeacute ou lrsquoecirctre qui nous plait Le φίλος est lrsquoobjet 74
drsquoune recherche
98
drsquoeacuteterniteacute face agrave la contingence du corps Lrsquoascension vers les intelligibles est analogique au
deacutesir du beau En effet le beau est lrsquointelligible rendu visible agrave travers lrsquoecirctre sensible corrompu
Le θυmicroός (irascible) choisit entre lrsquoἐπιθυmicroία (concupiscible) et le νοῦς (rationnel) Le mouvement
philosophique consiste agrave diriger son θυmicroός vers le νοῦς tel que deacutecrit dans lrsquoalleacutegorie des deux
chevaux et du cocher dans le Phegravedre Le philosophe choisit le plaisir supeacuterieur le plaisir
transcendant Le choix de la beauteacute non mateacuterielle conduit le philosophe vers le transcendant (cf
SEacuteGUY-DUCLOT 2004 6)
Afin de produire cette feacutecondation des esprits tous les moyens sont bons agrave de nombreuses
reprises Socrate nrsquoest pas deacutecrit comme un simple serviteur de la veacuteriteacute sinon comme un
individu ironique suscitant honte et malaise chez ses interlocuteurs Alcibiade parle de lui en ces
termes
Πέπονθα δὲ πρὸς τοῦτον μόνον ἀνθρώπων ὃ οὐκ ἄν τις οἴοιτο ἐν ἐμοὶ ἐνεῖναι τὸ αἰσχύνεσθαι ὁντινοῦνmiddot ἐγὼ δὲ τοῦτον μόνον αἰσχύνομαι Σύνοιδα γὰρ ἐμαυτῷ ἀντιλέγειν μὲν οὐ δυναμένῳ ὡς οὐ δεῖ ποιεῖν ἃ οὗτος κελεύει ἐπειδὰν δὲ ἀπέλθω ἡττημένῳ τῆς τιμῆς τῆς ὑπὸ τῶν πολλῶν Δραπετεύω οὖν αὐτὸν καὶ φεύγω καὶ ὅταν ἴδω αἰσχύνομαι τὰ ὡμολογημένα
Jrsquoai eacuteprouveacute pour cet homme seulement ce dont on ne me croirait guegravere capable de la honte il est en effet le seul devant qui je ressente de la honte Je sais que je ne peux rien opposer agrave ce qursquoil me conseille de ne pas faire et pourtant je nrsquoai pas la force apregraves lrsquoavoir quitteacute de reacutesister agrave lentraicircnement de la populariteacute et je le fuis mais quand je le revois jai honte davoir si mal tenu ma promesse
(PLATON Banquet 216b)
En effet la meacutethode socratique se distingue du projet platonicien theacuteorique dans son application
Afin de mettre en eacutevidence ce que lrsquoon ne sait pas Socrate emploie allegravegrement le risible et
lrsquoironie Tout en gardant agrave lrsquoesprit son projet meacutetaphysique sous-jacent agrave la dialectique Socrate
opegravere discregravetement quelques virages afin drsquoamener son interlocuteur preacuteciseacutement ougrave il souffrira
de la prise de conscience de son ignorance De lagrave doit naitre le deacutesir de savoir Socrate ne quitte
jamais son programme que cela soit dans les moments dialectiques mais aussi dans le reste du
dialogue La meacutethode socratique contient une composante meacuteta-logique ressemblant fortement agrave
la rheacutetorique sophistique
99
La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique
Contrairement agrave ce que nous avions vu plus haut concernant le caractegravere pragmatique de la
veacuteriteacute dans les joutes dialectiques nous devons maintenant comprendre que ces joutes se placent
dans une optique plus profonde Bien que la meacutethodologie antilogique des joutes reacuteduise la
strateacutegie gagnante agrave une veacuteriteacute contextuelle nous voyons que lrsquoobjectif final du philosophe
repose sur son besoin de veacuteriteacute Les joutes ne sont que quelques moments drsquoun plus vaste projet
En drsquoautres termes la dialectique nrsquoest pas uniquement reacuteductible agrave des joutes la dialectique
rejoint lrsquoensemble du projet de recherche de veacuteriteacute y compris le moment le plus eacuteleveacute crsquoest-agrave-
dire la recherche anhypotheacutetique Mais la dialectique inclut aussi ce qui se trouve en amont des
joutes le deacutesir de connaissance La distinction entre Socrate et les sophistes repose
essentiellement agrave cet endroit Les projets divergent bien que les meacutethodes soient parfois tregraves
proches Plus encore la posture sophistique vient seule compleacuteter le projet philosophique gracircce
agrave sa capaciteacute agrave deacutefier tous les fondements du savoir y compris la rationaliteacute et lrsquoeacutevidence du
principe de non-contradiction
En cela le sophiste rejoint le philosophe Les deux diffegraverent drsquoune part sur les meacutethodes
drsquoargumentation (le sophiste emploie volontairement des paralogismes) drsquoautre part sur sa
meacutethodologie psychologique (recours agrave des proceacutedeacutes eacutemotionnels meacuteta-argumentatifs) La
particulariteacute de Socrate est de ne pas se priver drsquoavoir recours aux mecircmes proceacutedeacutes
psychologiques Cependant lorsque Socrate suscite la honte ou le deacutegoucirct ce nrsquoest pas dans une
optique sophistique de clore le deacutebat et laquo de sembler avoir raison raquo Il srsquoagit drsquoune honte
peacutedagogique dont lrsquoobjectif est de deacuteclencher les premiers moments philosophiques chez son
interlocuteur prise de conscience de son ignorance et deacutesir de combler cette ignorance Pour
reprendre la fameuse alleacutegorie le philosophe retourne dans la caverne pour annoncer aux autres
ce qursquoil a vu agrave lrsquoexteacuterieur La finaliteacute de lrsquoexercice individuel philosophique est politique le
philosophe ne peut se contenter de sortir de la caverne il doit y retourner et tacirccher de convaincre
les autres drsquoen sortir
[hellip] καὶ ἐπειδὰν ἀναβάντες ἱκανῶς ἴδωσι μὴ ἐπιτρέπειν αὐτοῖς ὃ νῦν ἐπιτρέπεται [hellip] Τὸ αὐτοῦ ἦν δ ἐγώ καταμένειν καὶ μὴ ἐθέλειν πάλιν
100
καταβαίνειν παρ ἐκείνους τοὺς δεσμώτας μηδὲ μετέχειν τῶν παρ ἐκείνοις πόνων τε καὶ τιμῶν [hellip]
[hellip] mais apregraves srsquoecirctre eacuteleveacutes et avoir contempleacute [le bien] ne leur permettons pas ce quon leur permet aujourdrsquohui [hellip] De rester lagrave-haut reacutepondis-je et de ne pas vouloir redescendre parmi les prisonniers afin de partager avec eux travaux et honneurs [hellip]
(PLATON Reacutepublique 519d)
Ce passage ne doit pas ecirctre mal interpreacuteteacute Croire que Socrate aurait reacuteussi agrave aller contempler les
ideacutees (noeacutesis) serait faux car si tel avait eacuteteacute le cas le dialogue perdrait agrave nouveau son inteacuterecirct et
nous reviendrons agrave une situation proche de celle du dogmatisme de Vlastos eacutetudieacutee plus tocirct
Cependant Socrate a effectivement atteint le premier palier de la recherche la prise de
conscience de son absence de savoir (neacutescience) et du chemin qui lui reste agrave parcourir Pour le
replacer dans lrsquoalleacutegorie de la caverne Socrate nrsquoest pas en haut mais il a reacuteussi agrave deacutefaire ses
chaicircnes et contemple tout le chemin qui lui reste agrave parcourir Il ne serait alors pas correct de
penser que Socrate pratique une dialectique descendante (diareacutesis) quand il joue le rocircle de la
laquo torpille raquo Il nrsquoest agrave cet instant qursquoen train de demander aux autres de srsquoeacutelever avec lui Crsquoest lagrave
un deacutetail primordial que lrsquoalleacutegorie ne repreacutesente pas mais de par le caractegravere dialogique de la
recherche de principe anhypotheacutetique il nrsquoest semble-t-il pas possible de srsquoeacutelever seul Le travail
ne peut ecirctre fait qursquoagrave deux au moins puisque le dialogue est neacutecessaire pour mener agrave bien cette
recherche
Les joutes ne sont pour le philosophe qursquoun moyen pratique permettant drsquoacqueacuterir une
connaissance theacuteorique syntheacutetique et transcendante Le philosophe de Platon ne se contente pas
de mettre au clair des contradictions il les integravegre dans un systegraveme geacuteneacuteral Au lieu de voir une
joute comme un systegraveme entier il fallait interpreacuteter chaque joute comme une uniteacute atomique de
reacuteflexion formant des couples de branches dont les nœuds ne sont que de simples assertions
Nous deacutecidons alors de compleacuteter notre outil repreacutesentatif de la meacutethode socratique par une
structure arborescente sous-jacente inteacutegrant les tableaux dialogiques des joutes aux diffeacuterents
croisements
101
FIG 9 ARBORESCENCE DIALOGIQUE SEMI-CONTRADICTOIRE
Dans cet exemple il srsquoagit drsquoune enquecircte sur la proposition laquo A raquo Agrave Lrsquoorigine de lrsquoarbre se
trouve donc la question laquo A raquo signifiant laquo est-ce que A est vraie raquo Lrsquoarborescence se divise
alors en deux branches Agrave gauche la recherche sur laquo A raquo passe par un exercice dialogique
soutenant la thegravese laquo A raquo La reacutesultat est une antilogie ce qui deacutemontre que la thegravese laquo A est vraie raquo
implique des contradictions Agrave droite lrsquoexercice dialogique porte agrave lrsquoinverse sur la thegravese laquo notA raquo
Le reacutesultat est une victoire du soutenant de la thegravese laquo notA raquo ce qui permet agrave lrsquoarborescence de
continuer (repreacutesenteacute ici par un trait vertical au sommet de lrsquoexercice dialogique) Ce scheacutema
bien que minimaliste est applicable agrave lrsquoensemble drsquoun raisonnement dialectique
Il faut neacuteanmoins preacuteciser le cadre drsquoapplication de cette meacutethode de lecture En effet dans
le cas preacutesent nos conclusions ne diffegraverent pas veacuteritablement de lrsquoapproche proposeacutee par
Gregory Vlastos et son emploi du tiers exclu Il faut alors ne pas oublier comme nous le
preacutecisions plus haut dans notre travail de prendre en consideacuteration les thegraveses implicites et les
propositions intermeacutediaires
102
FIG 10 ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE
Dans lrsquoexemple preacutesent nous voyons qursquoagrave la question laquo est-que A est vraie raquo aucune reacuteponse
ne convient En effet les deux recherches dialogiques ont conduit agrave des antilogies Il est tout agrave
fait imaginable que deux joutes successives partant de thegraveses opposeacutees aboutissent agrave des
contradictions Nous serions alors dans la situation ougrave Gorgias srsquoexclamerait laquo Rien nrsquoest raquo
puisque ni la thegravese ni lrsquoantithegravese ne semblent acceptables Il faut alors repenser le problegraveme en le
divisant quelles sont les thegraveses implicites de A Aucun raisonnement nrsquoest ex nihilo Il lui faut
toujours une origine des preacutemisses fondamentales De plus dans le cours du raisonnement
drsquoautres propositions sont progressivement valideacutees elles aussi drsquoune maniegravere parfois tregraves
subtile Il faut alors pour le philosophe revenir agrave un autre croisement
En reprenant notre exemple preacuteceacutedent nous pouvons diviser la thegravese laquo A raquo en un ensemble
de propositions secondaires laquo α β γ δ etc raquo Le reacutesultat contradictoire laquo A and notA raquo conduit alors
103
agrave revenir agrave une intersection infeacuterieure afin de questionner lrsquoun de ces propositions secondaires
FIG 11 SORTIE DrsquoUNE ARBORESCENCE DIALOGIQUE CONTRADICTOIRE
Dans cet exemple le processus de sortie de situation contradictoire va amener le dialogue agrave se
diriger vers le questionnement de la proposition laquo α raquo Ce processus nrsquoest pas neacutecessaire dans les
faits mais il est neacutecessaire sur le plan pragmatique pour continuer le dialogue Srsquoil est devenu
impossible de soutenir laquo A raquo ainsi que laquo notA raquo alors il faut en conclure qursquoune contradiction est
inheacuterente agrave la proposition initiale crsquoest-agrave-dire agrave son systegraveme incluant ses thegraveses implicites En
lrsquooccurence il srsquoagit ici de la proposition implicite laquo α raquo qui va alors ecirctre agrave son tour questionneacutee
Voici un exemple concret Consideacuterons un dialogue entre deux personnages Le dialogue
porte sur la mesure du bord drsquoune riviegravere Les deux personnages partent de cette expeacuterience de
penseacutee je deacutelimite le long de la riviegravere une longueur drsquoun megravetre entre deux points N et S (Nord
Sud) Je vais dans un premier temps consideacuterer cette distance comme mesurant un megravetre (M = 1)
104
Mais je remarque que le bord de la riviegravere nrsquoest pas parfaitement droit alors je vais mesurer
davantage preacuteciseacutement et je vais trouver un peu plus par exemple M = 17 Mais si je
commence agrave mesurer centimegravetre par centimegravetre toujours sur cette mecircme longueur je vais
trouver un reacutesultat encore plus grand par exemple M = 45 Or je peux toujours continuer ce
travail jusqursquoagrave mesurer le tour de chaque grain de sable du bord de cette riviegravere et trouver M =
80 voire M = 250
Une joute srsquoengage alors sur le sujet La proposition laquo A raquo consiste agrave dire que la mesure est
possible puisque le rectangle drsquoun megravetre de longueur et de largeur eacutegale au leacuteger eacutecart lateacuteral du
bord de la riviegravere (EstOuest) a une surface parfaitement mesurable (NS x EO) Dans mon
rectangle de surface NSxEO la distance rechercheacutee ne peut pas deacutepasser une certaine limite
deacutefinie par cette surface Pourtant lrsquoargument de la division infinie des distances (agrave lrsquoimage de
lrsquoargument de Zeacutenon) conduit agrave une contradiction pratique La mesure ne peut pas ecirctre possible
puisque une augmentation de preacutecision de la mesure conduit agrave une augmentation de la longueur
La thegravese laquo A raquo est consideacutereacutee comme contradictoire (cf [FIG 9])
Le lendemain une seconde joute srsquoengage Les rocircles sont alors inverseacutes (Proposant devient
Opposant et vice versa) La thegravese deacutefendue devient alors laquo notA la mesure est impossible raquo Cette
fois lrsquoattaque consistera agrave dire que puisque la surface du rectangle est deacutelimiteacutee la mesure est
neacutecessairement possible puisqursquoune longueur infinie ne peut ecirctre contenue dans un espace fini
Lrsquoargument semble imparable et la joute se termine par une situation aporeacutetique (cf [FIG 10])
La situation pourrait alors rester pendant tregraves longtemps comme boucheacutee deacutenueacutee de toute
solution Et en effet si ces joutes auraient parfaitement pu avoir lieu du temps de Zeacutenon Socrate
ou encore Gorgias la reacuteponse deacutefinitive ne viendra pas avant 1904 soit plus de deux milleacutenaires
plus tard En effet le sueacutedois Helge von Koch deacutemontra geacuteomeacutetriquement la possibiliteacute drsquoune
distance infinie dans une surface finie ce qui est le propre drsquoune courbe fractale Ceci est rendu 75
possible par le fait que les fractales se trouvent dans une dimension intermeacutediaire entre ligne
(dimension 1) et surface (dimension 2) La fractale est drsquoune dimension drsquoapproximativement
126 Dans cette situation nous voyons que la proposition implicite laquo α une distance infinie ne
Le terme de fractale ne sera cependant inventeacute qursquoen 1974 par le Franccedilais Benoicirct Mandelbrot75
105
peut ecirctre contenue dans une surface finie raquo nrsquoest pas neacutecessaire Il y a donc une sortie possible de
la joute par la remise en question de cette proposition implicite et le deacutepart drsquoune nouvelle
arborescence (cf [FIG 11])
Nous nous interrogions au deacutebut de ce chapitre sur la diffeacuterence entre le philosophe et le
sophiste entre Socrate et Gorgias Nous le voyons ce nrsquoest pas tant la matiegravere mais bien la
maniegravere qui diffeacuterencie ces deux personnages Il ne srsquoagit pas drsquoune distinction entre le fond et la
forme mais bien entre ce qui est dit et la volonteacute sous-jacente agrave ce qui est dit La matiegravere
sophistique ressemble agrave srsquoy meacuteprendre agrave la matiegravere philosophique
Autant peut faire le sot celuy qui dit vray que celuy qui dit faux car nous sommes sur la maniere non sur la matiere du dire
(MONTAIGNE Les Essais III 8)
Le philosophe pense qursquoil existe un chemin exempt de toute contradiction il convient alors
de le chercher sans cesse Ce chemin conduit progressivement agrave lrsquoacquisition drsquoune veacuteriteacute La
suite des assertions que forment les croisements valideacutes par les tests dialogiques constitue un
discours vrai lrsquoadeacutequation entre la parole et lrsquoecirctre Le sophiste est le plus souvent dans une
approche ne deacutepassant pas le niveau de la joute elle-mecircme Il est dans un exercice de
deacutemonstration de son talent Une recherche qui srsquoeacutetendrait sur plusieurs anneacutees ne lrsquointeacuteresserait
donc pas puisque lrsquoauditoire nrsquoaurait ni la patience ni lrsquointelligence de profiter drsquoun tel spectacle
106
V EacuteTUDES DE CAS
Lrsquoeacutepreuve du dialogue
Apregraves avoir eacutelaboreacute un outil repreacutesentatif en deux temps (dialogique tabulaire des joutes et
arborescence meacutetaphysique) il convient maintenant drsquoemployer ce dernier non plus sur
quelques passages mais agrave une œuvre dans son inteacutegraliteacute Il srsquoagit pour nous de passer du
champs theacuteorique de lrsquoeacutelaboration de lrsquooutil agrave un aspect plus pratique de la mise en application
Les quelques citations que nous avons utiliseacutees auparavant ne confirment pas encore la veacuteraciteacute
de nos propos agrave lrsquoimage drsquoune course ce chapitre constituera pour notre meacutethodologie une
eacutepreuve drsquoendurance
Nous devons agrave preacutesent employer notre meacutethode repreacutesentative des cheminements
intellectuels socratiques agrave lrsquoun des dialogues de Platon Afin de faire drsquoune pierre deux coups il
nous semble meacutethodologiquement plus avantageux de prendre pour support un dialogue mettant
clairement en scegravene le combat de la philosophie et de la sophistique Pourtant la figure du
sophiste agrave travers celles de Gorgias tout comme celle de Protagoras ne saurait ecirctre suffisante
pour appuyer clairement nos thegraveses meacutetaphysiques deacuteveloppeacutees au chapitre preacuteceacutedent
Lrsquoensemble de lrsquoarborescence de la recherche de veacuteriteacute neacutecessite la figure du sophiste dans toute
sa splendeur un sophiste sans limite sans contrainte dont les propos seraient le reflet exact de sa
penseacutee un sophiste allant jusqursquoagrave renier lrsquoideacutee mecircme de morale Dans lrsquoensemble du corpus
platonicien un seul personnage incarne agrave merveille lrsquoensemble de ces principes il srsquoagit de
Calliclegraves Ce personnage preacutetendument fictif nrsquoapparaicirct que dans un seul dialogue le Gorgias
Le Gorgias possegravede un autre grand avantage par rapport agrave drsquoautres dialogues mettant en
scegravene des sophistes Lrsquoensemble des personnages sont veacuteritablement preacutesents contrairement agrave
Protagoras par exemple qui nrsquoest que laquo raconteacute raquo par Socrate dans le Theacuteeacutetegravete Cela nous
permettra drsquoappuyer davantage notre propos concernant le caractegravere theacuteacirctral des dialogues de
Platon Quoique notre meacutethode ne soit pas uniquement consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du Gorgias il nous
semble ici plus clair de prendre pour exemple une œuvre exempte drsquoexceptions Enfin la
progression du dialogue est agrave lrsquoimage de notre propre progression En partant drsquoune question sur
107
la nature de la rheacutetorique crsquoest-agrave-dire sur le fonctionnement des joutes dialectiques la reacuteflexion
se concentre progressivement vers la finaliteacute des actions agrave savoir la justice et le Bien Le plan du
dialogue est assez proche du plan de notre travail avec drsquoune part une reacuteflexion sur la
meacutethodologie formelle des joutes et dans un second temps une approche plus meacutetaphysique de la
question Crsquoest pour ces raisons que nous choisissons drsquoeacutetudier le Gorgias dans le cadre drsquoune
analyse approfondie
Notre eacutetude ne sera pas lineacuteaire et ne portera pas sur lrsquointeacutegraliteacute du dialogue Nous nous
concentrerons sur certains passages ougrave notre meacutethode permettra la mise en eacutevidence drsquoun sens
diffeacuterent de ce qursquoune lecture classique aurait pu proposer Nous devons avertir ici le lecteur le
Gorgias est une œuvre complexe abordant un grand nombre de theacutematiques (nature du tyran
mesures arithmeacutetique et geacuteomeacutetrique art de gouverner etc) Nous nrsquoavons en aucun cas la
preacutetention drsquooffrir ici une analyse complegravete de ce dialogue Mecircme si nous ne pouvons pas faire
abstraction du sens lrsquoanalyse que nous proposons ici a simplement pour viseacutee de permettre la
visualisation concregravete de lrsquoapplication de notre meacutethode agrave un dialogue dans son inteacutegraliteacute
108
1 Gorgias nature de la rheacutetorique
Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e]
Quiconque lit le Gorgias est en droit de srsquointerroger sur la coheacuterence entre le titre et
lrsquoœuvre Gorgias nrsquoest certainement pas le personnage principal du dialogue ni de maniegravere
quantitative ni de maniegravere qualitative Quantitativement il repreacutesente la plus petite part du
dialogue quoique plus ou moins agrave eacutegaliteacute avec Polos mais loin derriegravere Calliclegraves
Qualitativement lrsquoeacutecart est encore plus profond et lrsquoargumentation entre Socrate et Gorgias
semble de surface en comparaison des derniegraveres lignes du texte Alors pourquoi lrsquoavoir appeleacute le
Gorgias Sans doute parce que le personnage de Gorgias constitue le point de deacutepart lrsquoeacutetincelle
neacutecessaire agrave lrsquoembrasement geacuteneacuteral que repreacutesente ce dialogue Il faut commencer par cette
premiegravere interrogation pour justifier lrsquoensemble du raisonnement Finalement le reste nrsquoest que
la suite logique le deacuteroulement presque matheacutematique de cette piegravece de theacuteacirctre en quatre actes
Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduira neacutecessairement agrave srsquointerroger sur lrsquoeacutevaluation de ce que
peut ecirctre le pire et cette derniegravere conduira elle aussi irreacutemeacutediablement agrave la deacutefinition du meilleur
Nous disions plus tocirct citant Anouilh que lrsquoensemble du corpus platonicien eacutetait une vaste mise
en scegravene tragique commenccedilant par le Parmeacutenide pour srsquoachever dans le Pheacutedon Mais le modegravele
reste le mecircme agrave lrsquoeacutechelle plus petite des dialogues Dans le cas du Gorgias la machinerie
tragique se met en place degraves la premiegravere phrase lanceacutee par Calliclegraves 76
Πολέμου καὶ μάχης φασὶ χρῆναι ὦ Σώκρατες οὕτω μεταλαγχάνειν
On dit cher Socrate que crsquoest ainsi qursquoil faut participer agrave une guerre ou agrave une bataille
(PLATON Gorgias 447a)
Il srsquoagit drsquoun dicton de lrsquoeacutepoque qui se rapproche de notre laquo arriver apregraves la bataille raquo
Cependant quand le lecteur connait la suite du dialogue il semble que le vocabulaire choisi
laisse peu de place au doute En arrivant laquo en retard raquo (ὑστεροῦmicroεν [447a]) Socrate a rateacute laquo la
fecircte raquo (ἑορτῆς) et ne peut plus que participer agrave laquo une guerre raquo (Πολέmicroου) ou agrave laquo une
bataille raquo (microάχης) La petite plaisanterie nrsquoest pas choisie au hasard Ainsi commence le dialogue
Agrave entendre ici comme laquo theacuteacirctrale raquo76
109
qui sous ses airs de fausse courtoisie va bientocirct devenir un veacuteritable combat drsquoune part oratoire
puis drsquoordre moral entre la philosophie et la sophistique
Le personnage de Gorgias ne se fait pas attendre pour montrer sa preacutetention et sa haute
estime de lui-mecircme Lors de la deacutemonstration qursquoil donnait peu avant lrsquoarriveacutee de Socrate le
sophiste srsquoengageait agrave laquo reacutepondre agrave toute [question] raquo (πρὸς ἅπαντα [hellip] ἀποκρινεῖσθαι [447c])
que lui poserait son auditoire Cela ravit Socrate qui ne montrait pas de reacuteel inteacuterecirct agrave lrsquoideacutee de
simplement entendre laquo la preacutesentation de nombreuses belles [choses] raquo (πολλὰ γὰρ καὶ καλὰ [hellip]
ἐπεδείξατο [447a]) comme les sophistes ont coutume de faire En effet la nuance est importante
et deacutefinit drsquoembleacutee la viseacutee du dialogue plus exactement ces quelques phrases reacutesument deacutejagrave en
substance le conflit agrave venir Le rheacuteteur incarneacute ici en la personne de Gorgias ne fait le plus
souvent qursquoun exposeacute un spectacle en quelque sorte lagrave ougrave le philosophe deacutesirerait un
interrogatoire Ceci est drsquoailleurs illustreacute agrave travers la tentative mdash ridicule mdash de Polos deacutesireux
de reacutepondre agrave Cheacutereacutephon agrave la place de Gorgias
mdash Νῦν δ ἐπειδὴ τίνος τέχνης ἐπιστήμων ἐστίν τίνα ἂν καλοῦντες αὐτὸν ὀρθῶς καλοῖμεν
mdash ὦ Χαιρεφῶν πολλαὶ τέχναι ἐν ἀνθρώποις εἰσὶν ἐκ τῶν ἐμπειριῶν ἐμπείρως ηὑρημέναι ἐμπειρία μὲν γὰρ ποιεῖ τὸν αἰῶνα ἡμῶν πορεύεσθαι κατὰ τέχνην ἀπειρία δὲ κατὰ τύχην ἑκάστων δὲ τούτων μεταλαμβάνουσιν ἄλλοι ἄλλων ἄλλως τῶν δὲ ἀρίστων οἱ ἄριστοι ὧν καὶ Γοργίας ἐστὶν ὅδε καὶ μετέχει τῆς καλλίστης τῶν τεχνῶν
mdash Maintenant puisqursquoil [le rheacuteteur] est instruit drsquoun certain savoir comment devons-nous lrsquoappeler avec justesse
mdash Ocirc Cheacutereacutephon de nombreux arts sont trouveacutes expeacuterimentalement chez les hommes agrave la suite drsquoexpeacuteriences Lrsquoexpeacuterience en effet fait avancer notre vie selon lrsquoart alors que lrsquoinexpeacuterience [la fait avancer] selon le hasard Or [les hommes] participent agrave chacun de ces [arts] les uns drsquoune maniegravere les autres drsquoune autre maniegravere mais les meilleurs [hommes participent] aux [arts] les meilleurs Gorgias en fait partie et il participe donc au plus beau des arts
(PLATON Gorgias 448c)
Agrave travers cette confuse tirade Polos essaie de semer le trouble autour de la question initialement
poseacutee Mecircme pour le locuteur grec la succession des termes laquo ἄλλοι ἄλλων ἄλλως raquo est un
moyen pour Platon de souligner comment Polos joue beaucoup avec les mots et qursquoil ne se
110
preacuteoccupe pas reacuteellement du sens Nous sommes lagrave dans une belle deacutemonstration de rheacutetorique
ougrave le public sera impressionneacute par la formule sans pour autant en avoir compris quelque chose
Ne demeure alors dans lrsquoesprit du spectateur que la conclusion agrave savoir que lrsquoart de Gorgias est
le plus beau et que ce dernier fait partie des meilleurs hommes
Comme Socrate le fait remarquer Polos ne reacutepond pas agrave la question mais fait simplement
un discours comme ceux auxquels il est laquo tregraves bien preacutepareacute raquo (καλῶς [hellip] παρεσκευάσθαι
[448d]) La diffeacuterence entre lrsquoactiviteacute du sophiste et lrsquoactiviteacute philosophique est ici marqueacutee non
pas par un raisonnement dialectique deacutejagrave agrave lrsquoœuvre mais simplement par le cours du dialogue
En effet le raisonnement sur la nature de lrsquoactiviteacute sophistique nrsquoa pas encore pu commencer agrave
cause notamment de lrsquoincapaciteacute de Polos de reacutepondre agrave une question sans en deacutevier Pourtant en
ne sachant pas reacutepondre Platon reacutealise ici implicitement et par le biais de lrsquohumour une
premiegravere approche de lrsquoactiviteacute sophistique Nous pouvons deacutejagrave lire en substance ce que nrsquoest
pas la sophistique agrave savoir un moyen de raisonnement rationnel Le rheacuteteur agrave travers son
habitude des longs discours drsquoapparat nrsquoest finalement pas capable de tenir une discussion plus
de quelques reacuteponses sans ceacuteder agrave la tentation de lrsquoenvoleacutee oratoire Les propos de Polos
rejoignent parfaitement ce pour quoi Socrate ne montrait aucun inteacuterecirct lorsque Calliclegraves eacutevoquait
les laquo nombreuses et belles choses raquo de la preacutesentation de Gorgias Cette reacuteponse de Polos nrsquoest
pas une deacutefinition abstraite de la rheacutetorique mais bien au contraire une deacutemonstration par
lrsquoexemple agrave lrsquoinsu du rheacuteteur
Lrsquoopposition entre le dialogue socratique et la rheacutetorique est mateacuterialiseacutee par la remarque
(sur un ton faussement flatteur) de Socrate
Δῆλος γάρ μοι Πῶλος καὶ ἐξ ὧν εἴρηκεν ὅτι τὴν καλουμένην ῥητορικὴν μᾶλλον μεμελέτηκεν ἢ διαλέγεσθαι
Il mrsquoest eacutevident que Polos drsquoapregraves ce qursquoil vient de dire srsquoest exerceacute agrave [la technique] appeleacutee rheacutetorique plutocirct qursquoagrave dialoguer
(PLATON Gorgias 448d)
Nous devons insister degraves le deacutebut du dialogue sur le talent incontestable de Platon agrave joindre le
fond agrave la forme en opposant non pas seulement les activiteacutes philosophique et sophistique mais
en confrontant aussi les individus leurs repreacutesentants mutuels Lrsquoactiviteacute ne se distingue pas de
111
lrsquoindividu il y a une uniteacute substantielle entre le style de raisonnement et le style de la penseacutee ou
du comportement 77
Polos est mis drsquoembleacutee hors-jeu mdash du moins pour lrsquoinstant Le premier interlocuteur de
Socrate sera donc Gorgias mais il faut au preacutealable deacutefinir les regravegles preacutecises qui reacutegiront cet
entretien lrsquoobjectif eacutetant de ne pas sombrer agrave nouveau dans les tirades vides de sens de Polos
Socrate demande agrave Gorgias de srsquoengager agrave respecter le scheacutema laquo questions-reacuteponses raquo (τὸ microὲν
ἐρωτῶν τὸ δ᾽ ἀποκρινόmicroενος [449b]) et agrave ne faire que laquo de courtes reacuteponses raquo (ἀλλὰ ἐθέλησον
κατὰ βραχὺ τὸ ἐρωτώmicroενον ἀποκρίνεσθαι) agrave lrsquoinverse de lrsquoexemple de Polos Crsquoest uniquement
en respectant ces regravegles que les deux pourront laquo dialoguer raquo (διαλεγόmicroεθα) ensemble Bien que
Gorgias ne se reacutejouisse pas agrave lrsquoideacutee de reacuteduire la longueur de ses reacuteponses Socrate parvient
facilement agrave le faire accepter de se precircter au jeu En faisant paraitre la regravegle de la micrologie
comme un deacutefi reacuteveacutelant le talent de Gorgias ce dernier accepte en vrai professionnel du discours
sucircr que sa concision impressionnera lrsquoauditoire Nous voyons alors comment Socrate en jouant
innocemment avec les affects de ses interlocuteurs parvient agrave transformer doucement le dialogue
en un exercice dialectique Mais Gorgias ne srsquoarrecircte pas lagrave et deacutecide de retourner cet 78
inconveacutenient (impossibiliteacute de noyer son adversaire dans un flot de paroles) en un avantage
Gorgias reacuteduit ses reacuteponses agrave de simples laquo oui raquo ou laquo non raquo conceacutedant ainsi le moins possible agrave
Socrate
Things started in a very hospitable tone Being kindly asked to keep his answers as short as possible Gorgias begins the first game of the dialogue by answering nothing else than ldquoyesrdquo to Socratesrsquo first two questions (449d) When complimented by Socrates for his concision he says that it is answering in a ldquovery appropriaterdquo way (πάνυ ἐπιεικῶς 449d7)
(CASTELNEacuteRAC 2015 5)
Pour entrer dans un raisonnement rationnel de forme dialogique il faut neacutecessairement que
les reacuteponses soient reacuteductibles agrave des propositions vraies ou fausses Dans une reacuteponse longue
comme celle de Polos la conclusion arrive apregraves deacutejagrave un grand nombre de suppositions crsquoest-agrave-
Pierre Hadot parlerait ici de laquo mode de vie raquo (HADOT 1995)77
Remarquons que Socrate nrsquoeacutevoque cependant jamais la dialectique mais seulement le dialogue78
112
dire des propositions qui entreraient dans lrsquoeacutelaboration drsquoun tableau de pointage Cependant si
chaque reacuteponse est de cette forme il ne devient plus veacuteritablement possible de dialoguer puisque
chaque reacuteponse repreacutesenterait agrave elle seule un systegraveme argumentatif entier Lrsquounique moyen serait
alors que lrsquoopposant prenne encore bien plus de temps pour deacutemontrer point par point la fausseteacute
des propos La meacutethode est connue des sophistes puisque comme nous venons de le dire il 79
faudrait toujours plus de temps pour contredire lrsquoensemble du raisonnement que pour simplement
lrsquoeacutecouter Dans le cadre drsquoun deacutebat en assembleacutee reacutegi par la clepsydre pareille technique
srsquoapparente agrave une meacutethode dilatoire Il faudrait tellement de temps pour prouver rigoureusement
la fausseteacute drsquoun monologue que lrsquoadversaire y renonce donnant ainsi lrsquoillusion drsquoun aveu de
faiblesse et par lagrave mecircme du seacuterieux du monologue de persuasion Socrate a donc eu avant mecircme
le deacutebut veacuteritable de lrsquointerrogatoire la bonne ideacutee de supprimer lrsquoune des armes de preacutedilection
du sophiste la macrologie Gorgias devra ecirctre concis dans ses reacuteponses
Nous voyons comment lrsquoironie socratique coupleacutee agrave son aveu drsquoignorance permettent dans
le deacutebut du dialogue de preacuteparer le terrain agrave un exercice philosophique digne de ce nom Lrsquoironie
socratique ne repose pas uniquement sur lrsquoaveu drsquoignorance (qui donne le sentiment agrave
lrsquointerlocuteur drsquoecirctre en position de force alors qursquoil est en reacutealiteacute en retard sur Socrate) et une
demande drsquoeacuteclaircissement sur un sujet donneacute Ici par exemple Socrate dissimule lrsquoexercice de
recherche sous la forme drsquoun jeu en utilisant intelligemment lrsquoarrogance et la preacutetention de ses
interlocuteurs afin notamment de leur faire accepter des contraintes neacutecessaires au bon
deacuteroulement de lrsquoexercice du dialogue Le lecteur se souviendra alors ce que nous disions plus
tocirct concernant les regravegles de lrsquoantilogie eacuteleacuteate Ce moment du dialogue sous couvert drsquoironie
permet une enreacutegimentation du dialogue Cette phase de transition est neacutecessaire et repreacutesente
selon nous le deacutebut de ce que la tradition nommera communeacutement dialectique En effet ce qui se
situe en amont de cette enreacutegimentation nrsquoappartient qursquoau dialogue ou du moins agrave la
preacuteparation psychologique des interlocuteurs ce qui se situe en aval et en deacutecoule logiquement
Agrave cet instant notre critique de la macrologie dans le cadre dialectique peut sembler contradictoire avec 79
les vastes monologues socratiques de la fin du dialogue Nous reviendrons plus tard sur la question de la macrologie et de la juste mesure de la parole
113
constitue la dialectique Il faut remarquer que durant tout le dialogue Socrate doit reacuteguliegraverement
maintenir ses interlocuteurs dans une condition psychologique adeacutequate
Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e]
Nous nous inteacuteressons maintenant agrave la suite du dialogue lrsquoentretien entre Gorgias et
Socrate Cet entretien est une excellente occasion de mettre en application lrsquooutil repreacutesentatif
preacuteceacutedemment deacuteveloppeacute Nous profitons de cet instant pour rappeler briegravevement ce que nous
recherchons Comme expliqueacute plus haut le raisonnement socratique repose sur la meacutethode eacuteleacuteate
de la recherche drsquoantilogies Cela a neacutecessiteacute lrsquousage drsquoun tableau de pointage crsquoest-agrave-dire une
liste de lrsquoensemble des assertions de lrsquointerlocuteur Plus le dialogue avance plus lrsquointerlocuteur
laquo inscrit raquo des assertions sur ce tableau Lrsquoelenchus est alors le moment ougrave deux informations
contradictoires figurent sur le tableau de pointage de lrsquointerrogeacute Socrate saisit lrsquooccasion pour
faire reconnaitre cette position comme impossible deacutefectueuse probleacutematique et donc
insoutenable en vertu des lois de la logique (notamment le principe de non-contradiction)
Lrsquoentretien commence Le point de deacutepart est simple Gorgias preacutetend ecirctre un grand
laquo orateur raquo (ῥήτορα [449a]) Il doit donc posseacuteder une science la laquo rheacutetorique raquo (ῥητορικῆς)
Lrsquoobjectif premier du dialogue est donc de connaitre la nature de lrsquoactiviteacute que lrsquoon appelle
rheacutetorique Socrate fait alors reconnaitre agrave Gorgias que srsquoil est orateur il peut alors former
drsquoautres orateurs crsquoest-agrave-dire transmettre le savoir qursquoil possegravede [449b] Socrate se permet ici
une parenthegravese Il profite de lrsquoexemple preacuteceacutedent donneacute par Polos pour demander agrave Gorgias de
ne pas reproduire la mecircme erreur agrave savoir se perdre dans un monologue trop long Il demande agrave
Gorgias de rester aussi concis que possible dans ses reacuteponses ce que ce dernier accepte (y voyant
ici un deacutefi suppleacutementaire)
ἀλλὰ ποιήσω καὶ οὐδενὸς φήσεις βραχυλογωτέρου ἀκοῦσαι
Je le ferai [reacutepondre par de courtes reacuteponses] et tu reconnaitras que jamais tu nrsquoas entendu parler plus briegravevement
(PLATON Gorgias 449c)
114
Socrate parvient donc par une bonne compreacutehension psychologique de son interlocuteur agrave
introduire une autre regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate qui est lrsquoabsence de technique dilatoire Socrate
demande alors sur quel objet porte la science de Gorgias
[hellip] ἴθι δή μοι ἀπόκριναι οὕτως καὶ περὶ τῆς ῥητορικῆς περὶ τί τῶν ὄντων ἐστὶν ἐπιστήμη
[hellip] vas-y reacuteponds-moi et [dis-moi] au sujet de la rheacutetorique sur quelles choses qui existent porte cette science
(PLATON Gorgias 449d)
Il srsquoagit drsquoune question de τέχνη Gorgias reacutepond que cette science porte laquo sur les
discours raquo (περὶ λόγους [449e]) Cependant cette reacuteponse est incomplegravete et Socrate tente de la
preacuteciser en lui imposant une borne neacutegative Gorgias complegravete en preacutecisant que la rheacutetorique
porte sur les discours qui ne concernent pas une laquo activiteacute manuelle raquo (χειρούργηmicroα [450b]) et
dont toute lrsquoaction et lrsquoaccomplissement passe par la parole Pour la diffeacuterencier des activiteacutes
purement theacuteoriques comme laquo lrsquoarithmeacutetique le calcul ou la geacuteomeacutetrie raquo (ἡ ἀριθmicroητικὴ καὶ
λογιστικὴ καὶ γεωmicroετρικὴ [450d]) Socrate pousse encore Gorgias agrave compleacuteter sa reacuteponse Il
finit apregraves une courte digression par deacutefinir la rheacutetorique comme laquo lrsquoart de la persuasion raquo (τὸ
πείθειν [452e])
La meacutethode est toujours la mecircme les reacuteponses de Gorgias sont incomplegravetes (ce qui est
deacutejagrave une technique dilatoire dans une joute le moins on en dit le moins lrsquoon est reacutefutable)
Socrate en profite et utilise des contre-exemples afin drsquoobliger son interlocuteur agrave preacuteciser sa
penseacutee et de lrsquoengager agrave soutenir quelque chose de veacuterifiable Lrsquoobjectif est de faire admettre un
nombre suffisant drsquoassertions agrave Gorgias afin drsquoavoir le plus drsquoeacuteventualiteacutes de mettre au jour une
contradiction Nous allons scheacutematiser lrsquoeacutetat actuel de lrsquoentretien entre Socrate et Gorgias et
utiliser notre meacutethode de repreacutesentation
115
FIG 12 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS 1 [449a - 452e]
Il y a trois grands moments au cours de la deacutefinition agrave lrsquoinstant [2] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet
comme eacutetant laquo les discours raquo (α) Agrave lrsquoinstant [4] il reacuteduit cela aux laquo discours theacuteoriques raquo (α2)
Lrsquoinstant [6] est un jugement de valeur la digression que nous eacutevoquions plus haut (α2x) que
Socrate neutralise [7] par lrsquoinvocation drsquoautres jugements possibles (f(x) g(x) et h(x)) agrave savoir le
meacutedecin le maicirctre de gymnase et le financier Enfin en [8] Gorgias deacutefinit lrsquoobjet de la
rheacutetorique comme eacutetant laquo les discours persuasifs raquo (α26) Nous remarquons tregraves clairement le
processus que nous eacutevoquions plus haut qui consiste agrave pousser Gorgias agrave toujours preacuteciser son
propos crsquoest-agrave-dire agrave caracteacuteriser de plus en plus preacuteciseacutement lrsquoobjet de la rheacutetorique (bien que
Gorgias ne soit pas dupe et agisse en connaissance de cause) Ce faisant Gorgias accumule les
possibiliteacutes de contradiction donnant des armes agrave Socrate pour la suite de lrsquoentretien
Cependant hormis la tentative du jugement de valeur en [6] lrsquoavanceacutee se fait de maniegravere
reacuteguliegravere et les tactiques dilatoires ou agrave caractegravere agonistique sont peu preacutesentes Gorgias semble
se prendre effectivement au jeu que lui propose Socrate fier de pouvoir reacutepondre agrave tout et sous
toutes les contraintes (fierteacute volontairement stimuleacutee par Socrate) La suite de lrsquoentretien gagne
en intensiteacute Socrate continue agrave relever certains eacuteleacutements prouvant le caractegravere incomplet de la
Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)
[1] A
[2] α [3] α11 α12 hellip αn
[4] α - α1 = α2 [5] α21 α22 hellip α2n
[6] α2x [7] f(x) g(x) h(x)
[8] α26
A Sur quel objet porte la rheacutetorique α discours
α1 discours portant sur une activiteacute manuelle α11 meacutedecine α12 gymnastique
α2 discours portant sur une activiteacute theacuteorique α21 algegravebre α22 geacuteomeacutetrie
x jugement de valeur α2x les plus belles choses α26 discours persuasif
f(x) ce que certains pensent de x g(x) idem h(x) idem
116
deacutefinition de Gorgias En effet lrsquoopposition que Gorgias deacutesire marquer entre les discours
persuasifs et lrsquoalgegravebre ou la geacuteomeacutetrie nrsquoest pas valide
FIG 13 CRITIQUE DE GORGIAS PAR SOCRATE [451e - 452e]
Pour reprendre notre eacutecriture preacuteceacutedente le rapport (α21 α22) ne α26 nrsquoest pas correct Le rapport
introduit par Socrate est (α21 α22) isin α26 En effet les discours persuasifs constituent un
ensemble dont lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie sont des eacuteleacutements La distinction de Gorgias opposant
lrsquoobjet de la rheacutetorique agrave lrsquoalgegravebre et la geacuteomeacutetrie est donc invalide Les coups [6] et [8] de
Gorgias sont annuleacutes pour cette raison et la question de la distinction poseacutee en [5] est le dernier
coup en jeu Il nrsquoy a donc pas victoire de Socrate mais Gorgias est obligeacute drsquoavancer des eacuteleacutements
compleacutementaires de deacutefinition
Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b]
La nouvelle deacutefinition de Gorgias change le registre du dialogue La rheacutetorique comme
discours persuasif se deacuteroule dans laquo un tribunal un conseil ou une assembleacutees raquo (δικαστηρίῳ
[hellip] βουλευτηρίῳ [hellip] ἐκκλησίᾳ [452e]) et a pour objet laquo le juste et lrsquoinjuste raquo (δίκαιά τε καὶ
ἄδικα [454b]) Une dimension eacutethique entre dans le cours du dialogue Cette notion finira par
prendre la totaliteacute de lrsquoespace crsquoest-agrave-dire devenir la laquo cible raquo de Socrate Ce dernier preacutecise
alors son propos
Οὐ σοῦ ἕνεκα ἀλλὰ τοῦ λόγου ἵνα οὕτω προΐῃ ὡς μάλιστ᾽ ἂν ἡμῖν καταφανὲς ποιοῖ περὶ ὅτου λέγεται
Gorgias Socrate
(α21 α22) ne α26 (α21 α22) isin α26
117
Ce nrsquoest pas toi qui est en cause mais le dialogue je voudrais le voir progresser de faccedilon agrave rendre ce [dont nous] parlons totalement visible pour nous80
(PLATON Gorgias 453b)
Il deacutesire faire progresser la discussion mais nullement mettre en cause la personne de Gorgias
Cette preacutecision a son importance puisque le personnage de Socrate est clairement en train de
chercher par tous les moyens agrave contredire Gorgias Il faut donc rappeler que cette aspect
agonistique nrsquoest pas qursquoillusoire et qursquoil srsquoagit bien plutocirct drsquoune part entiegravere de la meacutethode de
recherche de la veacuteriteacute Socrate insiste sur le fait qursquoil nrsquoanticipera rien de la penseacutee de Gorgias ce
qui explique le fait que Socrate doive sans cesse proposer agrave Gorgias drsquoadmettre ou de refuser les
conseacutequences logiques de ses propos Ceci est en lien direct avec la regravegle de lrsquoantilogique eacuteleacuteate
que nous avions vu plus haut consideacuterant comme cible possible drsquoune contradiction (elenchos)
une thegravese clairement eacutenonceacutee par le Reacutepondant Ainsi mecircme si Socrate semble parler beaucoup
plus que son interlocuteur il srsquoagit bien drsquoun dialogue et Gorgias nrsquoest en rien un Yes-man 81
comme le supposerait certaines interpreacutetations Gorgias en acquiesccedilant assume la responsabiliteacute
de chaque assertion acquiesceacutee Il est pleinement actif dans le dialogue
Socrate fait distinguer agrave Gorgias la diffeacuterence entre laquo la croyance raquo (πίστις [454d]) qui peut
srsquoaveacuterer ou ne pas ecirctre vraie et laquo le savoir raquo (microάθησις) neacutecessairement vrai Les discours
persuasifs se divisent en deux cateacutegories ceux permettant lrsquoacquisition drsquoun savoir et ceux ne
produisant qursquoune simple croyance La rheacutetorique reconnait Gorgias fait partie de cette
deuxiegraveme cateacutegorie et ne peut produire que la croyance chez son auditoire Elle ne transmet pas
de savoir veacuteritable mais donne lrsquoillusion du vrai au public Ainsi la rheacutetorique ne fait pas
connaitre le juste et lrsquoinjuste Cette ideacutee est drsquoailleurs ce qursquoil deacutefend avec humour et non sans
talent dans son discours Sur le non-ecirctre que nous avons eacutetudieacute peu avant
Le mot visible nrsquoest pas anodin La veacuteriteacute chez les Grecs est un concept neacutegatif ἀλήθεια signifie laquo qui 80
ne peut ecirctre dissimuleacute raquo avec preacutesence de lrsquoα privatif et la racine du verbe λήθω laquo cacher masquer raquo Quand un propos devient clairement visible (καταφανές) crsquoest qursquoil nrsquoy a plus aucun voile drsquoignorance sur celui-ci plus aucune illusion lrsquoobjet est directement regardeacute pour ce qursquoil est Le lien avec le projet meacutetaphysique tel que nous le deacutefinissions plus haut est eacutevident Cela nrsquoest drsquoailleurs pas sans rappeler lrsquoalleacutegorie de la caverne dont lrsquoobjectif principal est drsquoavoir les objets reacuteels clairement en vue
Nous pensons agrave la critique de Gerald Press laquo Besides what is blocked from view when adopting 81
language such as laquo mouth piece raquo or laquo yes-man raquo is our own longing for a neat system or foolproof method instead of a messy conversation raquo (PRESS 2000 102)
118
Par la suite les questions de Socrate font admettre agrave Gorgias que dans le cas des reacuteunions
drsquoassembleacutes il serait bien plus pertinent de demander lrsquoavis drsquoexperts (i e lrsquoavis du meacutedecin
face agrave un problegraveme sanitaire lrsquoavis du constructeur de navires si lrsquoon se preacutepare agrave la guerre ou
enfin lrsquoavis de lrsquoarchitecte pour la construction de remparts) La question de Socrate est claire
dans quel cas devrait-on alors demander lrsquoavis de lrsquoorateur La reacuteponse de Gorgias bien que
compreacutehensible est assez surprenante Celui-ci ayant reconnu qursquoil faille se reacutefeacuterer au plus
compeacutetent dans son domaine deacuteclare qursquoil est cependant commun que lrsquoon srsquoen tienne agrave lrsquoavis
de lrsquoorateur mecircme si ce dernier nrsquoa aucune connaissance du sujet dont il parle Plus encore
Gorgias donne lrsquoexemple de son fregravere meacutedecin et deacuteclare ecirctre plus capable que lui pour
convaincre les malades de suivre ou non un traitement Gorgias deacuteclare mecircme que la rheacutetorique
laquo tient sous sa domination raquo (συλλαβοῦσα ὑφ᾽ αὑτῇ [456a]) laquo toutes les autres 82
puissances raquo (ἁπάσας τὰς δυνάmicroεις) La rheacutetorique ne serait ainsi subordonneacutee agrave aucune autre
discipline
Gorgias reconnait cependant qursquoil existe des orateurs malveillants Mais Gorgias refuse
drsquoassumer la responsabiliteacute car selon lui le maicirctre ne peut ecirctre tenu pour responsable des deacuterives
de son eacutelegraveve Agrave cet instant encore le cours du dialogue est interrompu par Socrate qui preacutecise la
viseacutee de sa meacutethode
τοῦ δὴ ἕνεκα λέγω ταῦτα ὅτι νῦν ἐμοὶ δοκεῖς σὺ οὐ πάνυ ἀκόλουθα λέγειν οὐδὲ σύμφωνα οἷς τὸ πρῶτον ἔλεγες περὶ τῆς ῥητορικῆς φοβοῦμαι οὖν διελέγχειν σε μή με ὑπολάβῃς οὐ πρὸς τὸ πρᾶγμα φιλονικοῦντα λέγειν τοῦ καταφανὲς γενέσθαι ἀλλὰ πρὸς σέ
Pourquoi dis-je cela Il me semble qursquoen ce moment que ce que tu exprimes nrsquoest pas tout agrave fait coheacuterent ni en accord avec ce que tu disais premiegraverement de la rheacutetorique Je crains donc de te reacutefuter jrsquoai peur que tu ne penses que lrsquoardeur qui mrsquoanime vise non pas agrave rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion mais bien agrave te critiquer
(PLATON Gorgias 457e [trad modif CANTO-SPENCER])
Il profite de cet instant pour rappeler une fois encore la diffeacuterence entre son projet et celui de la
sophistique en geacuteneacuteral Socrate semble percevoir une contradiction dans le discours de Gorgias
Litteacuteralement laquo sont rassembleacutees par elle raquo (voix passive) mais il srsquoagit bien de domination ce que 82
confirme la totaliteacute des traductions francophones et anglophones consulteacutees
119
et preacutecise alors que mecircme srsquoil met au jour une contradiction il ne faudra pas interpreacuteter cela sous
un aspect agonistique mais veacuteritablement dans une volonteacute de recherche commune Quoiqursquoil
srsquoagisse drsquoun rappel inteacuteressant des regravegles eacutethiques de lrsquoantilogique lrsquointerruption nous semble
permettre de srsquoassurer que son interlocuteur ne se sente pas tellement vexeacute qursquoil arrecircte
lrsquoentretien ce qui dans lrsquoantilogique est signe drsquoun eacutechec (sans interlocuteur la recherche devient
impossible)
Socrate demande agrave Gorgias de reprendre un nouvel eacutechange agrave partir de ce quil vient de
dire Il lui fait admettre que lrsquoorateur doit neacutecessairement avoir connaissance du juste Or
Gorgias reconnait aussi que celui qui connait le juste ne peut que devenir juste tout comme celui
qui connait la meacutedecine devient meacutedecin Agrave lrsquoeacutevidence cette assertion est loin de comporter un
aspect neacutecessaire mais Gorgias lrsquoaccepte sans broncher La contradiction est donc en place
Lrsquoorateur doit ecirctre juste alors qursquoil existe des orateurs qui ne sont pas justes Nous repreacutesentons
maintenant ce passage de maniegravere simplifieacutee selon notre meacutethode inspireacutee par la seacutemantique des
jeux afin drsquoeacuteclairer ce qui nous semble ecirctre un moment deacutelicat de lrsquoargumentation
FIG 14 REPREacuteSENTATION DIALOGIQUE SOCRATE - GORGIAS [457A - 461A]
Ce passage est selon nous bien plus complexe qursquoil ne le laisse paraicirctre Le questionnement
repose sur ce qursquoest lrsquoart oratoire [1] Gorgias deacuteclare que lrsquoart oratoire est tout puissant et
Gorgias (Reacutepondant) Socrate (Questionneur)
[1] R
[2] (R gt J ) ⊢ [(R gt J ) sup (RJ ⋀ RnotJ)] [3] R sup KJ
[4] KJ [5] KJ sup notRnotJ
[6] notRnotJ [7a] notRnotJ ⋀ RnotJ
[7b] perp
Victoire de Socrate
R art oratoire J Justice
R gt J lrsquoart oratoire deacutepasse la justice KJ connaissance du juste
Rj lrsquoart oratoire doit connaitre le juste RnotJ lrsquoart oratoire ne connait pas le juste
120
transcende la justice (R gt J) Cette proposition est en fait un agreacutegat drsquoautres propositions 83
Cette transcendance de la justice est la conseacutequence du fait que la rheacutetorique consiste agrave enseigner
le juste et lrsquoinjuste alors que le maitre de rheacutetorique ne peut ecirctre consideacutereacute comme responsable si
ses eacutelegraveves sont injustes Il faut donc neacutecessairement une anteacuterioriteacute de la rheacutetorique sur la justice
(R gt J) sans quoi ces consideacuterations seraient impossibles Gorgias reconnait aussi qursquoil existe des
orateurs justes (RJ) et des orateurs non-justes (RnotJ) puisque la rheacutetorique deacutepasse la justice Il
srsquoagit donc pour Gorgias drsquoune implication ((R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)) Socrate fait alors reconnaitre agrave
Gorgias que la rheacutetorique implique une connaissance de ce que sont les choses justes [3] [4]
Mais Socrate deacuteclare aussi que la connaissance des choses justes supprime lrsquoeacuteventualiteacute drsquoecirctre
injuste [5] ce que Gorgias reconnait [6] Socrate remarque alors que Gorgias est en situation de
contradiction puisqursquoil soutient drsquoune part qursquoil existe des orateurs injustes et drsquoautre part que
lrsquoexistence de pareils orateurs est impossible [7a] Gorgias est donc reacutefuteacute [7b]
laquo οἱ δὲ microεταστρέψαντες χρῶνται τῇ ἰσχύϊ καὶ τῇ τέχνῃ οὐκ ὀρθῶς οὔκουν οἱ διδάξαντες πονηροί οὐδὲ 83
ἡ τέχνη οὔτε αἰτία οὔτε πονηρὰ τούτου ἕνεκά ἐστιν ἀλλ᾽ οἱ microὴ χρώmicroενοι οἶmicroαι ὀρθῶς raquo [457a]
121
Question sur le principe du tiers exclu
Nous voulons maintenant preacuteciser ce que nous disions plus tocirct concernant lrsquousage du tiers
exclu (drsquoapregraves Vlastos par exemple) Socrate pourrait tirer implicitement la conclusion que lrsquoart
oratoire ne transcende pas la justice not(R gt J) ce qursquoil ne fait pas
FIG 15 TABLE DE VEacuteRITEacute DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457a - 461a]
Lrsquoargumentaire de Socrate a pourtant permis de prouver que (RJ ⋀ RnotJ) eacutetait faux Dans le
premier cas ou cela est faux nous voyons que lrsquoensemble de la formule est inconsistante
lrsquoimplication nrsquoest pas valideacutee Dans le second cas lrsquoimplication est juste mais la formule de
deacutepart (R gt J) est cette fois agrave 0 Dans ce cas la formule est valide mais nrsquoest pas vraie puisqursquoil
srsquoagissait de la thegravese de deacutepart de Gorgias La conclusion serait juste si (RJ ⋀ RnotJ) est faux ou
impossible nous avons une preuve de not(R gt J) en accord avec le principe du tiers exclu Il
srsquoagirait donc drsquoune forme de raisonnement par lrsquoabsurde
FIG 16 ARBRE DU PRINCIPE DE TIERS EXCLU APPLIQUEacute Agrave [457A - 461A]
(R gt J) sup (RJ ⋀ RnotJ)
1 1 1
1 0 0
0 1 1
0 1 0
(R gt J) ⊢C [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] [rarr eacutelim] R rarr KJ R
KJ rarr notRnotJ KJ[rarr eacutelim]
RnotJ notRnotJ[⋀ intro]
[not eacutelim]
[not intro]
RnotJ ⋀ notRnotJ
Contradiction perp
Reduction Ad Absurdum
Interdit en antilogique eacuteleacuteatenot(R gt J)
122
Nous remarquons que ce raisonnement serait valide Cependant cela ne serait pas vrai dans le
cadre de la recherche drsquoune veacuteriteacute ontologique au sens eacuteleacuteate un trop grand nombre
drsquohypothegraveses de deacutepart pourrait contenir des erreurs et donc ecirctre la source de lrsquoincoheacuterence
geacuteneacuterale du systegraveme Il ne srsquoagit pas pour Socrate drsquoune pure eacuteristique mais bien drsquoun projet 84
diffeacuterent Dans le contexte de la recherche de veacuteriteacute lrsquoerreur peut ecirctre dans lrsquoensemble de la
phrase de deacutepart (R gt J) ⊢I [RnotJ ⋀ (KJ sup notRnotJ) ⋀ (R sup KJ) ⋀ R] et non pas seulement dans
lrsquohypothegravese (R gt J) Il serait donc dangereux de deacuteduire directement not(R gt J) sans remettre en
cause lrsquoensemble des autres hypothegraveses constituant le tableau de pointage de Gorgias (bien que
pour la plupart Socrate soit implicitement agrave lrsquoorigine des hypothegraveses) Le raisonnement par
lrsquoabsurde requiert une simplification binaire que lrsquoantilogique de Socrate refuse Pour cette
raison Socrate propose de continuer lrsquoentretien avec Gorgias [461a-b]
Nonetheless on my reading the first round (up to 457c) is a victory for Gorgias Socrates then kindly asks his elder to play another round (457c-458b) Since he pretends being able to answer any sort of question this is something Gorgias cannot refuse (458d-e see also 447c) Then Socrates will catch him in a contradiction (see 457e 461a 462b 463a) He takes no pride in doing so and thinks it would take many other rounds before seeing clearly into the subject
ταῦτα οὖν ὅπῃ ποτὲ ἔχει μά τὸν κύνα ὦ Γοργία οὐκ ὀλίγης συνουσίας ἐστὶν ὥστε ἱκανῶς διασκέψασθαι
ldquo by the dog Gorgias we should spend no small amount of time together before we fully inquire into the subject rdquo (461a7-b2)
(CASTELNEacuteRAC 2015 5)
Nous pouvons deacutesormais conclure cette premiegravere partie sur lrsquoentretien entre Socrate et le
personnage de Gorgias Plusieurs eacuteleacutements importants ont eacuteteacute releveacutes durant cette eacutetude Dans un
premier temps lrsquoironie socratique est un eacuteleacutement neacutecessaire pour deacuteclencher le dialogue il faut
neacutecessairement que le comportement de Socrate suscite une interrogation et donne envie agrave ses 85
eacuteventuels interlocuteurs de se prendre au jeu Pour pousser ses interlocuteurs dans les meacuteandres
drsquoun dialogue Socrate doit donc ruser en jouant sur leurs inteacuterecircts Dans notre exemple nous
avons vu par exemple que Socrate se permit agrave plusieurs reprises de complimenter Gorgias en
Cf supra II 2 laquo Le tableau de pointage raquo84
Lrsquoironie vient du verbe ἔίρων signifiant laquo interroger en feignant lrsquoignorance raquo85
123
preacutetendant que lrsquoexercice qursquoil lui proposait serait tregraves simple pour un orateur de son acabit Ce
passage obligatoire du dialogue et qui parfois revient au cours de lrsquoentretien est eacutetroitement lieacute agrave
la meacutethode maiumleutique la recherche de veacuteriteacute telle que la conccediloit Platon neacutecessite un
engagement personnel Pour Socrate le meilleur moyen drsquoobtenir lrsquoengagement personnel de son
interlocuteur consiste agrave lui donner une impression de faciliteacute Cette faciliteacute est un moyen pour
Socrate drsquoobtenir de ses interlocuteurs une plus grande spontaneacuteiteacute dans leurs reacuteponses
Dans un deuxiegraveme moment nous avons vu comment Socrate introduisit progressivement
un certain nombre de regravegles de discussion certaines avant le deacutebut du questionnement mais
drsquoautres pendant voire agrave la toute fin avant la reacutefutation finale Lrsquoenreacutegimentation du dialogue
vers la dialectique nrsquoest pas une illusion il srsquoagit drsquoune phase neacutecessaire Cette phase est
cependant tregraves variable en fonction de lrsquointerlocuteur de Socrate une grande part du travail
repose sur la psychologie de lrsquointerlocuteur de Socrate Nous pouvons pour justifier notre propos
prendre deux exemples Dans un premier temps lrsquoenreacutegimentation avec Polos passa en grande
partie par une lutte contre la macrologie lrsquoart de faire de longs discours visant agrave perdre son
interlocuteur dans un deacutedale de thegraveses En revanche lrsquoenreacutegimentation avec Gorgias semble bien
plus porter sur le respect mutuel et la bienseacuteance Il semble que Socrate ne deacutesire pas froisser
Gorgias alors qursquoil semble tout autant ne pas se preacuteoccuper de violemment contredire Polos
From the readerrsquos point of view things are getting both darker and funnier with Polos but the arguments are not getting better mostly for two reasons Firstly Polos makes it a matter of pride in his first speech he almost openly calls Gorgias a coward (461b5) and he scorns Socrates as we just saw In a word he is being hubristic Socrates meets him with due irony numerous times
(CASTELNEacuteRAC 2015 6)
Troisiegravemement nous avons remarqueacute comment la seacutemantique des jeux que nous avons
deacutecideacute drsquoemployer pour repreacutesenter certaines argumentations a permis de mettre en lumiegravere
lrsquoaspect strateacutegique de lrsquointerrogation socratique Comme le dit Polos il semble que lrsquoobjectif de
Socrate soit tout entier tourneacute vers la reacutefutation de son adversaire par la mise en eacutevidence drsquoune
contradiction Cependant Socrate ne reacutefute pas agrave proprement parler son adversaire il ne fait que
relever des contradictions Par la suite lorsque les contradictions deviennent trop nombreuses
124
lrsquointerlocuteur de Socrate deacutecide de se retirer de la discussion ou un nouvel interlocuteur fait
irruption Cependant nous ne pouvons pas parler de reacutefutations mais bien plutocirct de
contradiction Il srsquoagit drsquoailleurs du sens premier du terme ἔλεγχος qui avant de signifier
reacutefutation signifie simplement examen
Enfin le dernier moment de cette premiegravere eacutetude fut une deacutemonstration expeacuterimentale de
ce que nous eacutevoquions quant au principe du tiers exclu dans les joutes Lagrave ougrave les interpregravetes
virent le plus souvent des preuves par lrsquoabsurde nous nrsquoavons trouveacute que des contradictions Il
reste alors un pas entre lrsquoantilogie et le reductio ad absurdum pouvant potentiellement ecirctre
franchi en fonction du contexte Ce laquo pas raquo ne peut cependant ecirctre franchi de maniegravere
systeacutematique
125
2 Polos et Socrate mesures et morale
De Gorgias agrave Polos [461b - 466a]
Nous venons drsquoillustrer agrave lrsquoeacutechelle drsquoun entretien (du deacutebut du dialogue jusqursquoagrave la
contradiction) lrsquoaspect strateacutegique drsquoune joute dialectique Notre repreacutesentation a en effet pour
objectif drsquoinsister non pas sur le raisonnement dans son ensemble consideacutereacute comme un bloc
monolithique qui serait admis par deux protagonistes mais bien plutocirct comme un eacutechange
strateacutegique dont lrsquoobjectif final sera pour Socrate ou pour son adversaire la mise en eacutevidence
drsquoune contradiction dans le raisonnement adverse mdash ou de la coheacuterence de sa propre penseacutee
quoique chez Platon le fait de ne pas ecirctre Eacuteleacuteate reacuteduise grandement la probabiliteacute drsquoune tel
eacutevegravenement Cependant notre travail avait aussi pour conclusion lorsque nous nous eacutetions
interrogeacutes sur la diffeacuterence entre Socrate et les sophistes que la meacutethode socratique reposait
chez Platon tout du moins sur un projet drsquoenvergure tout orienteacute vers la recherche drsquoune veacuteriteacute
ontologique (et non plus strateacutegique) Nous allons donc saisir ce deuxiegraveme moment de la lecture
du Gorgias pour illustrer ce que nous appelons lrsquoarborescence de recherche ougrave chaque nœud
serait une joute dialectique Cette combinaison justifiera alors le nom geacuteneacuteral drsquoarborescence-
tabulaire pour notre outil de repreacutesentation En bref apregraves lrsquoeacutechelle microscopique de lrsquoentretien
avec Gorgias nous allons maintenant consideacuterer lrsquoeacutechelle macroscopique de lrsquoentretien avec
Polos en le replaccedilant dans un projet plus vaste
La suite de lrsquoentretien est drsquoailleurs assez diffeacuterente de ce qursquoil eacutetait jusque lagrave Socrate
ayant deacuteclareacute avoir deacutecouvert une contradiction chez Gorgias Polos deacutecide de prendre la relegraveve
Ce dernier srsquoindigne de la meacutethode socratique lrsquoensemble des rappels eacutethiques effectueacutes durant
ce premier moment ne suffisent pas agrave convaincre Polos de la bonne foi de Socrate Polos
reproche agrave Socrate drsquoavoir fait conceacutedeacute des propositions fausses agrave Gorgias afin de le pousser agrave la
contradiction
τοῦτο ὃ δὴ ἀγαπᾷς αὐτὸς ἀγαγὼν ἐπὶ τοιαῦτα ἐρωτήματα ἐπεὶ τίνα οἴει ἀπαρνήσεσθαι μὴ οὐχὶ καὶ αὐτὸν ἐπίστασθαι τὰ δίκαια καὶ ἄλλους διδάξειν
126
[crsquoest] cela qui te reacutejouit drsquoautant plus si crsquoest toi qui y pousse avec tes questions Vraiment te figures tu que lrsquoon contesterait savoir ce que sont les choses justes et les enseigner quand mecircme
(PLATON Gorgias 461c)
Pour Polos la malhonnecircteteacute est manifeste car il est impossible de pouvoir preacutetendre enseigner ce
qursquoest ou ce que nrsquoest pas le juste tout en ne le connaissant pas soi-mecircme Pour cette raison
Polos deacuteclare la contradiction caduque et la justifie par une laquo faiblesse raquo de Gorgias Socrate
deacutecide donc drsquoinviter Polos agrave prendre la place de Gorgias afin de constater si lui aussi tomberait
dans une pareille contradiction
καὶ νῦν εἴ τι ἐγὼ καὶ Γοργίας ἐν τοῖς λόγοις σφαλλόμεθα σὺ παρὼν ἐπανόρθου δίκαιος δ᾽ εἶ καὶ ἐγὼ ἐθέλω τῶν ὡμολογημένων εἴ τί σοι δοκεῖ μὴ καλῶς ὡμολογῆσθαι ἀναθέσθαι ὅτι ἂν σὺ βούλῃ [hellip]
Ainsi en ce moment mecircme si dans nos propos agrave Gorgias et moi il y a quelque chose drsquoinexact corrige-nous tu le dois Et je veux si nous nous sommes mis drsquoaccord sur un point qui te paraicirct faux que tu me fasses rejouer mon coup [hellip]
(PLATON Gorgias 461c-d [trad modif LAFFITTE])
Lrsquoironie socratique est encore une fois une neacutecessiteacute face agrave un personnage indigneacute et en colegravere
lrsquoart de la conversation neacutecessite au preacutealable la reacuteintroduction drsquoune perspective de recherche
commune crsquoest-agrave-dire un inteacuterecirct pour lrsquointerlocuteur de Socrate agrave continuer le dialogue Nous
remarquons ici encore comment cette recherche de veacuteriteacute semble adopter un caractegravere ludique
(au sens premier du terme) La reacutefeacuterence au jeu de pions nrsquoest drsquoailleurs pas un hasard il est clair
que Socrate et les sophistes jouent le mecircme jeu mais pour des motifs diffeacuterents Ce moment peut
donner lrsquoimpression (volontaire) que Socrate nrsquoest plus alors en train de chercher la veacuteriteacute mais
srsquoamuse simplement agrave reacutefuter les thegraveses de ses interlocuteurs agrave la suite (agrave lrsquoimage drsquoun Gorgias
preacutetendant pouvoir reacutepondre agrave toute question) Cette interpreacutetation nrsquoest pourtant que partielle
car il apparaicirct au delagrave de la satisfaction immeacutediate de la reacutefutation que Socrate deacutesire
neacuteanmoins arriver agrave une position finale exempte de toute contradiction La suite du dialogue
appuiera davantage ce point comme nous le verrons
Cependant chose remarquable les rocircles srsquoinversent agrave cet instant et Socrate entre dans la
posture du Reacutepondant Lrsquoobjectif de Platon est compreacutehensible apregraves avoir critiqueacute la position
127
de Gorgias il convient maintenant pour Platon agrave travers la figure de lrsquoauteur drsquoavancer sa thegravese
Comme toujours chez Platon il nrsquoy a pas de hasard en vertu notamment du postulat theacuteacirctral tel
que nous lrsquoeacutevoquions parmi nos hypothegraveses de recherche Cette transition est agrave lrsquoeacutevidence une
rupture manifeste dans la maiumleutique comme art de la recherche de veacuteriteacute Socrate nous montre
alors comment il convient drsquoagir dans une telle situation Il faut flatter lrsquoadversaire et donner
lrsquoillusion que celui-ci a le dessus sur la situation bien souvent les dialogues se concluent par un
malaise chez lrsquointerlocuteur celui-ci nrsquoayant pas eacuteteacute capable de deacutefinir son propre objet Voilagrave
alors tout lrsquointeacuterecirct de ce passage faussement eacutelogieux de Socrate vis-agrave-vis de la jeunesse
qursquoincarne Polos et ougrave Socrate espegravererait voir celui-ci le laquo corriger raquo de ses erreurs Seul le
lecteur naiumlf pourrait prendre ce passage au pied de la lettre Platon joue drsquoailleurs beaucoup de
lrsquoironie socratique pour non seulement eacuteclairer ce que nous disions plus haut mais aussi pour
discreacutediter certains personnages aupregraves du lecteur Ici par exemple Polos apparaicirct clairement
comme un personnage peu enclin agrave la discussion et encore moins agrave discerner lrsquoironie de la
sinceacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence la recherche de veacuteriteacute sur le monde par delagrave les preacutejugeacutes sensibles ne
sera pas simple avec ce personnage Pourtant Socrate se sacrifie Comme il est eacutecrit dans la
Reacutepublique au livre VII le philosophe doit retourner dans la caverne pour sortir les autres de
leur ignorance Crsquoest cela que Socrate reacutealise devant nous en ne renonccedilant jamais au dialogue
mais en lui donnant des regravegles pour que celui-ci ait un sens 86
La regravegle principale que Socrate deacutesire imposer est cruciale elle deacutefinit la condition mecircme
du dialogue la micrologie (que nous opposons agrave la macrologie agrave savoir lrsquoart des longs
discours) Socrate demande agrave Polos de continuer lrsquoentretien par de courtes questions et reacuteponses
condition sine qua non de la recherche dialectique selon lui Comme eacutevoqueacute lors de la premiegravere
intervention de Polos avant lrsquoentretien avec Gorgias les longs discours ne reacutepondent pas aux
questions ils permettent uniquement de perdre lrsquoadversaire (dans un contexte agonistique) dans
les meacuteandres drsquoun raisonnement trop long agrave reacutefuter Il est neacutecessairement plus long de reacutefuter un
raisonnement que drsquoeacutenoncer le raisonnement fallacieux lui-mecircme La macrologie est donc agrave la
Lrsquoenreacutegimentation du dialogue lui donne agrave la fois une direction crsquoest-agrave-dire oriente la recherche et 86
dans le mecircme temps la justifie en lui attribuant une signification Nous jouons alors sur la polyseacutemie du sens en franccedilais Par ces regravegles le dialogue devient senseacute et censeacute
128
fois un moyen de faire perdre le cours du dialogue agrave lrsquoadversaire et aux auditeurs mais aussi un
habile moyen pour gagner du temps car il devient impossible pour lrsquoopposant de prendre assez
de temps pour reacutefuter la totaliteacute de la proposition initiale Pourtant quiconque a lu le Gorgias ne
peut que srsquoeacutetonner drsquoune pareille argumentation de la part de Socrate qui le plus souvent
monopolise la parole et qui finira mecircme le dialogue par ne plus que parler seul face au
deacutesinteacuteressement de Calliclegraves Neacuteanmoins il faut ici garder agrave lrsquoesprit qursquoil srsquoagit avant tout du
principe maiumleutique et que pour cette raison Socrate parle beaucoup mais pas trop
Bien que nous allions revenir dans la derniegravere partie de notre travail sur les monologues
socratiques de la fin du Gorgias nous pouvons deacutejagrave eacutevoquer la raison principale de cette
diffeacuterence de traitement la juste mesure Quand bien mecircme Socrate parlerait parfois beaucoup 87
plus que Polos Gorgias ou Calliclegraves il ne parle jamais trop Socrate est toujours soit dans son
raisonnement soit dans une ironie dont la viseacutee est seulement de maintenir les conditions du
dialogue Agrave lrsquoinverse mecircme srsquoils parlent parfois peu il nrsquoempecircche que les sophistes ne sont pas
agrave chaque intervention dans le sens du dialogue lrsquoobjectif est avant tout pour eux de sortir
victorieux de lrsquoeacutechange Bien au contraire agrave de nombreuses reprises ceux-ci tentent de perturber
lrsquoauditoire et lrsquoadversaire afin de remporter la joute sans se preacuteoccuper de la justesse de leur
propos Plus preacuteciseacutement drsquoapregraves la conclusion de notre premier chapitre sur le fonctionnement
des joutes la veacuteriteacute des sophistes nrsquoest autre qursquoune simple strateacutegie gagnante En cela le simple
fait drsquoecirctre victorieux est un preuve temporaire de la veacuteraciteacute de lrsquoargumentation Cela ne
fonctionne plus chez Platon pour qui la veacuteriteacute nrsquoa drsquoautre juge que le reacuteel lui-mecircme Lrsquoexteacuterieur
de la caverne est le monde le plus reacuteel davantage reacuteel que les ombres projeteacutees sur le fond de la
salle La macrologie du sophiste (au sens geacuteneacuteral) est ainsi une strateacutegie dont lrsquounique objectif
est de deacutestabiliser lrsquoadversaire Crsquoest donc potentiellement une strateacutegie gagnante mais dans
lrsquooptique plus honnecircte de la recherche de veacuteriteacute comme absolu commun reacutesultant drsquoun effort de
dialogue cette macrologie est une consideacuterable perte de temps qursquoil faut impeacuterativement
eacuteradiquer Un bon dialogue repose sur la juste mesure du temps de parole mesure non pas
Agrave ne pas confondre avec la mesure du juste que nous allons aborder par la suite Nous nous inspirons 87
ici et pour la suite de maniegravere pousseacutee des travaux drsquoAlain Seacuteguy-Duclot et notamment du chapitre VI de son ouvrage Platon lrsquoinvention de la philosophie deacutejagrave preacuteceacutedemment citeacute dans notre travail
129
arithmeacutetique (dureacutees toujours identiques) mais geacuteomeacutetrique (dureacutees toujours proportionnelles agrave
la neacutecessiteacute du propos) En cela les monologues socratiques de la fin du Gorgias respectent la
juste mesure quoique nous y reviendrons par la suite
Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b]
Nous nous concentrons maintenant sur un passage assez court et qui pourtant requiert une
vaste compreacutehension de lrsquoœuvre de Platon pour ecirctre pleinement abordeacute Apregraves un deacutebat
initialement sur la nature de la rheacutetorique Polos deacuteplace lrsquoobjet vers la puissance des orateurs
dans la citeacute Polos refuse cateacutegoriquement la critique de Socrate et deacuteclare que la supreacutematie de
la rheacutetorique vient de sa capaciteacute agrave rendre un homme tout-puissant dans la citeacute Il srsquoappuie alors
sur lrsquoargumentaire de Gorgias que lrsquoon trouve par exemple dans lrsquoEacuteloge drsquoHeacutelegravene et qursquoil vient
drsquoeacutenoncer (456a- 457c)
[hellip) la puissance eacuteminente de la rheacutetorique qui [] permet [au sophiste] dans le cadre drsquoun deacutebat public de lrsquoemporter sur nrsquoimporte qui y compris un speacutecialiste agrave nrsquoimporte quel sujet
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 171)
Il srsquoagit drsquoun argument de fait la deacutevaluation socratique est contredite par le constat empirique
de la toute puissance des rheacuteteurs dans la citeacute deacutemocratique ce qui a eacuteteacute eacutetabli par Gorgias agrave la
fin de la premiegravere joute Pour le rheacuteteur les plus grands hommes sont dans une citeacute
deacutemocratique les eacutequivalents des tyrans ceux-ci possegravedent droit de vie ou de mort sur les autres
citoyens Cette capaciteacute est lrsquoincarnation drsquoun pouvoir absolu pour Polos Pourtant Socrate
remarque que lrsquoassimilation de la puissance agrave un bien conduit les rheacuteteurs agrave nrsquoavoir aucune
puissance srsquoils ne peuvent atteindre un but valable La joute qui va suivre portera donc sur un
problegraveme de mesure opposant drsquoune part lrsquoargumentation empirique de Polos et lrsquoargumentation
rationnelle de Socrate (cf SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172)
Socrate va alors jouer le jeu de Polos afin de le contredire sur son propre terrain Il
commence par distinguer la connaissance rationnelle de lrsquoopinion Cet argument nrsquoest pas sans
rappeler le poegraveme de Parmeacutenide Sur la nature dont nous parlions un peu plus tocirct La
meacutethodologie eacuteleacuteate en grande partie agrave lrsquoœuvre dans la maiumleutique socratique passe par cette
130
distinction primordiale entre ce que les mortels croient et la veacuteriteacute Agrave lrsquoeacutevidence lrsquoobjectif du
philosophe est de toujours deacutepasser lrsquoopinion afin de preacutetendre agrave une connaissance vraie sur le
monde Or le tyran comme le sophiste ne srsquoen tient qursquoagrave ses opinions et nrsquoa pas de jugement
vrai (au sens platonicien) sur le monde Ainsi ce dernier fait ce qursquoil croit ecirctre bien pour lui
mais nrsquoen a en fait aucune reacuteelle ideacutee Un homme preacutesenteacute comme theacuteorique et deacutepourvu
drsquointelligence laquo se tromperait presque ineacutevitablement et choisirait le pire pour lui raquo (SEacuteGUY-
DUCLOT 2014 172) Ainsi conclut Socrate quand bien mecircme la puissance serait un bien comme
le disait Polos cet homme incapable drsquoagir dans son propre inteacuterecirct serait incapable drsquoaller vers
un quelconque bien Lrsquoobjectif de la joute pour Socrate est donc le suivant prouver que le tyran
souffre drsquoune impuissance radicale (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 172) En deacutemontrant ceci Socrate
reacutefutera Polos
Mais Polos refuse une distinction seacutemantique cruciale entre laquo faire ce que bon nous
semble raquo et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo Le rheacuteteur qursquoil est ne la refuse pas simplement mais en
profite pour rabaisser Socrate et traiter son argumentation de laquo pitoyable raquo Lagrave encore le
personnage de Socrate nous donne une leccedilon de patience et drsquoironie Bien plutocirct que de
srsquoeacutenerver Socrate reacutepond agrave Polos avec une fausse politesse eacutevidente Lrsquoobjectif est ici de ne pas
laisser le dialogue sombrer dans lrsquoeacuteristique qui reposerait plus sur des injures que sur des
arguments logiques Socrate parvient mecircme agrave revenir dans la position du questionneur (situation
ideacuteale puisque permettant de conduire lrsquoentretien bien plus facilement) En prenant lrsquoexemple
drsquoun malade prenant un meacutedicament non pas pour le plaisir de boire la potion mais pour son effet
curatif Socrate fait reconnaitre agrave Polos qursquoune action nrsquoest jamais faite pour elle-mecircme mais
seulement en vue de sa finaliteacute De la mecircme maniegravere les marins ne sillonnent pas les mers pour
le simple fait de sillonner les mers mais pour acqueacuterir des richesses Socrate opegravere ensuite une
tripartition entre les choses (dans le sens drsquoactions) quant agrave lrsquoeacutevaluation de leur viseacutee certaines
sont bonnes drsquoautres mauvaises et drsquoautres enfin neutres Polos reconnait cette division Mais
directement apregraves Socrate fait aussi conceacuteder agrave Polos que les actions neutres ne sont en fait
jamais une fin mais un moyen vers un bien Par exemple on ne marche pas pour marcher mais
pour se deacuteplacer aller agrave un endroit Ainsi mecircme si la marche en elle-mecircme est une activiteacute
consideacutereacutee comme neutre sa finaliteacute est celle drsquoune bonne action De la mecircme maniegravere Socrate
131
fait reconnaitre agrave Polos que mecircmes les pires actions telles que faire peacuterir un homme ou lrsquoexiler
ne sont jamais faites dans un autre but que notre propre bien Socrate vient ainsi de deacutefinir
quelque chose drsquoimportant pour la suite toute action bonne neutre ou mauvaise est toujours
accomplie dans le sens de ce que nous pensons pouvoir nous apporter un certain bien Par ce
raisonnement Socrate vient de lier intrinsegravequement toute action avec la volonteacute drsquoun bien
personnel pour lrsquoagent Cet eacuteleacutement est primordial il va permettre la mise en place des
paradoxes socratiques et par la suite la reacutefutation des positions de Polos
La distinction qursquoeffectue Socrate part du principe eacutetabli que toute action vise le bien pour
son agent Si le tyran dans sa toute puissance commet une action qui se reacutevegravele nuisible pour lui
alors il nrsquoa pas pu faire ce qursquoil voulait puisque celui-ci voulait neacutecessairement son propre bien
Nous voyons comment Platon joue avec la volonteacute ponctuelle drsquoune part et la volonteacute finale
drsquoautre part La volonteacute ponctuelle est lrsquoaction que lrsquohomme veut faire agrave un instant donneacute Mais
chaque action reacutesultant de la volonteacute ponctuelle srsquoinscrit dans un projet plus geacuteneacuteral de volonteacute
finale crsquoest-agrave-dire le bien de lrsquoagent En subordonnant toute volonteacute ponctuelle agrave la volonteacute
finale Socrate permet de distinguer clairement laquo faire ce que bon nous semble raquo (volonteacute
ponctuelle) et laquo faire ce que lrsquoon veut raquo (volonteacute finale) Tout homme veut le bien mais son
ignorance ne lui permet pas toujours drsquoaccorder sa volonteacute ponctuelle et sa volonteacute finale La
critique de Socrate repose donc sur lrsquoignorance du rheacuteteur Le tyran qui ne sait pas peut tout
faire de faccedilon ponctuelle mais pas de faccedilon finale La connaissance du juste est neacutecessaire agrave
lrsquoomnipotence
Le rheacuteteur confond pouvoir et puissance potestas et potentia Le pouvoir est la reacutealiteacute du
tyran il srsquoagit de son champ drsquoaction son intensiteacute dans lrsquoacte En cela le tyran est lrsquohomme
avec le plus de pouvoir Le pouvoir rejoint lrsquoautoriteacute lrsquoeffet immeacutediat sur les autres La
puissance agrave lrsquoinverse est un rapport agrave soi passant par une connaissance du reacuteel Crsquoest agrave la fois un
savoir et une vertu Socrate est le personnage le plus puissant en accordant agrave la perfection ce
qursquoil veut agrave la reacutealiteacute du monde La fin de la puissance nrsquoest pas drsquoexercer un pouvoir sur autrui
mais sur soi Le sophiste absolu incarneacute par la suite par Calliclegraves est maitre de lrsquounivers sans
ecirctre maitre de lui-mecircme il est pur pouvoir La volonteacute de puissance implique de commander agrave ce
132
qui est en soi elle implique drsquoobeacuteir agrave ce qui est plus grand que soi Si nous deacutesirons ici prendre le
temps de la reacuteflexion sur ces notions de pouvoir et de puissance crsquoest avant tout pour insister sur
la faccedilon avec laquelle Platon parvient comme nous lrsquoeacutevoquions plus haut agrave joindre diffeacuterents
plans de sa penseacutee Comme nous lrsquoeacutevoquions la diffeacuterence entre le philosophe et le sophiste
repose dans sa pratique du dialogue sur la preacutesence pour le philosophe drsquoune finaliteacute deacutepassant
lrsquohorizon simple de la victoire de la joute oratoire De la mecircme maniegravere dans le Gorgias il
apparaicirct clairement que la distinction entre la puissance et le pouvoir relegraveve du mecircme problegraveme
Finalement tout ceci pourrait se reacutesumer agrave la partie de lrsquoacircme mise en avant selon le personnage
Dans le cas du philosophe toute lrsquoacircme est tourneacutee vers laquo les choses de lrsquointellect raquo (νοῦς) alors
que le tyran (crsquoest-agrave-dire le sophiste dans ce qursquoil est de plus extrecircme) tourne son acircme vers laquo les
plaisirs mateacuteriels raquo (ἐπιθυmicroία)
Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes
laquo Nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo La conclusion socratique semble intenable En effet
drsquoapregraves lrsquoensemble de ses positions Socrate semble deacutefendre lrsquoideacutee selon laquelle toute action a
pour finaliteacute le bien Mais la situation est indeacutefendable sur le plan juridique Comment peut-on
garder un systegraveme judiciaire reposant sur la responsabiliteacute des actes si toute injustice devient
neacutecessairement involontaire Ce problegraveme nrsquoen est pourtant pas un pour Platon nous deacutecidons
de regarder les thegraveses platoniciennes sous un aspect plus geacuteneacuteral En effet notre approche
dialogique nous a bien souvent conduit agrave ne voir dans les joutes socratiques que des strateacutegies
gagnantes vides de reacutealiteacutes Cependant le moment nous semble ici ideacuteal pour justifier au plan
large (crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoensemble du corpus et non plus seulement drsquoune œuvre prise
isolement) que le personnage de Socrate est le vecteur de thegraveses platoniciennes Ces thegraveses
deacutepassent les apories de surface pour prendre un sens nouveau une fois pleinement remises dans
leur contexte
En vertu des thegraveses eacutenonceacutees dans lrsquoHippias mineur celui qui manque son objectif
volontairement est meilleur que celui qui le fait sans en avoir le choix Par exemple celui qui
court lentement par choix est un meilleur coureur que celui qui court lentement par neacutecessiteacute
133
mdash Ἐν δρόμῳ μὲν ἄρα πονηρότερος ὁ ἄκων κακὰ ἐργαζόμενος ἢ ὁ ἑκών mdash Ἐν δρόμῳ γε
mdash Dans la course celui qui fait un mauvais travail involontairement est plus mauvais que celui qui le fait volontairement mdash Oui dans la course
(PLATON Hippias mineur 374a)
Mais dans ce cas celui qui manquerait volontairement la justice de son action serait plus juste
que celui qui le ferait par erreur Lrsquohomicide volontaire serait par exemple moins grave que
lrsquohomicide involontaire du simple fait que dans le premier cas le criminel aurait eu conscience
de ce qursquoil eucirct fallu faire de juste mais aurait volontairement choisi lrsquoinjustice Nous voyons
combien la discussion entre Polos et Socrate est grave il ne srsquoagit plus simplement de deacutefinir
lrsquoactiviteacute des orateurs dans la citeacute mais de rendre raison drsquoun systegraveme juridique reposant sur
lrsquointentionnaliteacute des actes La distinction repose ici sur les deux termes preacuteceacutedemment citeacutes
laquo volontaire raquo (ἑκών [374a]) et laquo involontaire raquo (ἄκων) Le dialogue de lrsquoHippias mineur ne
propose ici aucune solution et se termine par une aporie Toutefois la difficulteacute est leveacutee dans un
autre dialogue le Protagoras (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 175)
ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι ἀλλ᾽ εὖ ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν
Pour moi je suis agrave-peu-pregraves persuadeacute quaucun sage ne croit que qui que ce soit pegraveche de plein greacute et fait de propos deacutelibeacutereacute des actions honteuses et mauvaises mais ils savent tregraves bien que tous ceux qui commettent des actions de cette nature les commettent involontairement
(PLATON Protagoras 345d-e [trad modif COUSIN])
Le Gorgias se place donc agrave la suite de cette consideacuteration qui est que la volonteacute finale ne peut
ecirctre que le bien Il devient donc impossible de commettre une injustice involontairement ce qui
supprime de facto lrsquoaporie de lrsquoHippias mineur Mais cette solution qui supprime lrsquoinjustice
volontaire ne permet pas dans un systegraveme peacutenal de consideacuterer lrsquoinjustice involontaire comme
moins grave puisque lrsquoinjustice devient neacutecessairement involontaire Nous retrouvons ici lrsquoideacutee
deacutefendue par Aristote dans son Eacutethique agrave Nicomaque
134
ἔτι δὲ τί διαφέρει τῷ ἀκούσια εἶναι τὰ κατὰ λογισμὸν ἢ θυμὸν ἁμαρτηθέντα φευκτὰ μὲν γὰρ ἄμφω δοκεῖ δὲ οὐχ ἧττον ἀνθρωπικὰ εἶναι τὰ ἄλογα πάθη ὥστε καὶ αἱ πράξεις τοῦ ἀνθρώπου ltαἱgt ἀπὸ θυμοῦ καὶ ἐπιθυμίας ἄτοπον δὴ τὸ τιθέναι ἀκούσια ταῦτα
Et de plus quelle diffeacuterence fait-on si elles sont commises contre notre greacute entre les fautes de calcul et les fautes dues agrave lrsquoardeur Elles sont en effet agrave proscrire toutes les deux Or les fautes sans calcul semble-t-il ne sont pas moins humaines De sorte que sont aussi le fait de lrsquohomme les actions qui procegravedent de lrsquoardeur et de lrsquoappeacutetit Il est donc deacuteplaceacute de poser lagrave des actes non consentis
(ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque III 1 1111b1 [trad modif BODEacuteUumlS])
Nous devons alors nous tourner vers le dernier dialogue de Platon pour comprendre
comment sortir deacutefinitivement de lrsquoaporie et reacuteintroduire un systegraveme judiciaire capable drsquoagir
dans la citeacute Il srsquoagit des Lois IX
si nous voulons accorder le laquo nul nrsquoest meacutechant volontairement raquo et les neacutecessiteacutes du systegraveme peacutenal nous ne pouvons affirmer qursquoil y a agrave la fois une injustice volontaire et une injustice involontaire Il srsquoagit drsquoun problegraveme dialectique tout reacuteside dans le choix de la bonne distinction agrave opeacuterer
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176)
Seacuteguy-Duclot remarque que la distinction ne repose plus sur lrsquoinjustice volontaire ou non mais
sur la notion de laquo dommage raquo (βλάβη [862a]) entre un dommage qui relegraveve de lrsquoinjustice et un
dommage qui nrsquoen relegraveve pas laquo Tout dommage nrsquoest pas une injustice il peut nrsquoecirctre qursquoun
dommage involontaire raquo (SEacuteGUY-DUCLOT 2014 176) Le lecteur devra alors remarquer la
pirouette fantastique opeacutereacutee par Platon qui plutocirct que de deacutemontrer que toute injustice est
involontaire deacutemontre agrave lrsquoinverse que lrsquoinjustice involontaire nrsquoexiste pas Ceci peut alors
sembler paradoxal et aller agrave lrsquoencontre de la thegravese deacutefendue plus tocirct consistant agrave renier
lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune volonteacute meacutechante Bien au contraire en srsquoappuyant sur la distinction que
nous avons preacuteceacutedemment eacutenonceacutee il apparaicirct clairement que tout le raisonnement repose sur les
ambiguiumlteacutes de certains mots La volonteacute nrsquoest pas simplement ce que lrsquoon deacutesire faire de maniegravere
immeacutediate mais ce vers quoi lrsquoon tend de maniegravere finale il srsquoagit de la diffeacuterence que nous
consideacuterions plus tocirct entre volonteacutes finale et ponctuelle Une injustice doit toujours ecirctre
volontaire puisque une injustice est la reacutesultante drsquoune action meacutediteacutee de maniegravere ponctuelle
135
comme moyen drsquoatteindre le bien Lrsquoinjustice est donc la cause drsquoune ignorance de la part de
lrsquoagent incapable de comprendre le lien reacuteel entre son action immeacutediate et ses conseacutequences
ultimes Ecirctre injuste crsquoest ne pas savoir ce qui reacutesultera de notre action Les dommages en
revanche ne sont pas neacutecessairement lieacutes agrave la volonteacute de lrsquoagent Il existe des dommages
involontaires lorsque les conseacutequences de lrsquoaction sont totalement impreacutevisibles En revanche
lrsquoinjustice est toujours volontaire puisque elle est un autre nom pour un laquo mauvais jugement raquo
En suivant notre raisonnement le lecteur pourra ecirctre surpris drsquoy voir surgir un autre
paradoxe apparement plus dur encore agrave deacutepasser Si lrsquoinjustice ne relegraveve pas drsquoune mauvaise
volonteacute mais drsquoune ignorance du bien comment peut-on condamner un homme pour son
ignorance Le problegraveme semble persister et aucun des dialogues eacutetudieacutes nrsquoapporte de reacuteponse agrave
cette question Les lois amegravene un premier eacuteleacutement de reacuteponse Lrsquoinjustice trouve sa source dans
le laquo cœur raquo (θυmicroός [863b] le laquo plaisir raquo (ἡδονή) et lrsquolaquo ignorance raquo (ἄγνοια) Selon Platon
lrsquoinjustice prend place quand lrsquoignorance conduit agrave prendre un plaisir pour le bien Nous pouvons
alors sortir du paradoxe en rapprochant ce raisonnement de ce que nous avions conclu agrave la suite
du livre VI de la Reacutepublique En effet la tripartition de lrsquoacircme et le dualisme ontologique sont la
cause reacuteelle de lrsquoinjustice mais aussi de sa responsabilisation Le cœur comme expliqueacute dans le
Phegravedre est la source du choix de vie chez lrsquohomme Il faut donc que lrsquohomme tourne tout entier
son cœur vers la raison et reacutesiste agrave la distraction de lrsquoeacutetalon noir les deacutesirs
ὅταν δ᾽ οὖν ὁ ἡνίοχος ἰδὼν τὸ ἐρωτικὸν ὄμμα πᾶσαν αἰσθήσει διαθερμήνας τὴν ψυχήν γαργαλισμοῦ τε καὶ πόθου κέντρων ὑποπλησθῇ ὁ μὲν εὐπειθὴς τῷ ἡνιόχῳ τῶν ἵππων ἀεί τε καὶ τότε αἰδοῖ βιαζόμενος ἑαυτὸν κατέχει μὴ ἐπιπηδᾶν τῷ ἐρωμένῳ ὁ δὲ οὔτε κέντρων ἡνιοχικῶν οὔτε μάστιγος ἔτι ἐντρέπεται σκιρτῶν δὲ βίᾳ φέρεται καὶ πάντα πράγματα παρέχων τῷ σύζυγί τε καὶ ἡνιόχῳ ἀναγκάζει ἰέναι τε πρὸς τὰ παιδικὰ καὶ μνείαν ποιεῖσθαι τῆς τῶν ἀφροδισίων χάριτος
Quand la vue dun objet propre agrave exciter lamour agit sur le cocher embrase par les sens son acircme tout entiegravere et lui fait sentir laiguillon du deacutesir le coursier qui est soumis agrave son guide domineacute sans cesse et dans ce moment mecircme par les lois de la pudeur se retient dinsulter lobjet aimeacute mais lautre ne connaicirct deacutejagrave plus ni laiguillon ni le fouet il bondit emporteacute par une force indomptable cause les disgracircces les plus factieuses au coursier qui est avec lui sous le joug et au cocher les entraicircne vers lobjet de ses deacutesirs et apregraves une volupteacute toute sensuelle
136
(PLATON Phegravedre 254a [trad modif COUSIN])
Lrsquohomme est donc responsable de ce vers quoi il se tourne De plus les plaisirs sont une
image deacuteteacuterioreacutee du bien dans le monde sensible Il y a donc une plus faible proportion drsquoecirctre
dans les plaisirs sensibles que dans les strates supeacuterieures des plaisirs intelligibles Lrsquoinjustice est
donc la reacutesultante drsquoune mauvaise orientation de lrsquoacircme conduisant lrsquohomme agrave prendre une image
sensible pour une reacutealiteacute intelligible
Nous en sommes responsables parce que la laquo ligne raquo de lrsquoecirctre est verticale et paradoxalement non lineacuteaire Le bien nrsquoest pas un terme quelconque il correspond au sommet agrave la fois de lrsquoecirctre et de la connaissance et pourtant du fait de la non-lineacuteariteacute nous sommes libres de ne pas le suivre Il y a donc non pas une neacutecessiteacute de connaissance mais un devoir de connaissance
(SEacuteGUY-DUCLOT 2014 180)
Crsquoest drsquoapregraves ce laquo devoir de connaissance raquo que lrsquohomme peut juger et ecirctre jugeacute dans la citeacute Ce
que nous venons drsquoexpliquer ne couvre eacutevidemment pas la totaliteacute de la question morale chez
Platon loin srsquoen faut Cependant nous sommes deacutejagrave en possession de nombreux eacuteleacutements nous
permettant de comprendre de maniegravere plus claire le chemin parcouru Nous pouvons alors
repreacutesenter selon notre modegravele arborescent la totaliteacute du raisonnement effectueacute sur cette question
morale
137
FIG 17 REPREacuteSENTATION ARBORESCENTE DU PROBLEgraveME DE LrsquoINJUSTICE88
Cette repreacutesentation se lit du bas vers le haut La premiegravere aporie apparaicirct dans lrsquoHippias mineur
Socrate srsquoy interroge sur la diffeacuterence entre celui qui manque son but volontairement et celui qui
le manque involontairement Si cela fonctionne dans le cas de la course (un coureur qui va
volontairement lentement est meilleur qursquoun coureur condamneacute agrave ne pas aller vite) Socrate doit
reconnaitre que cela ne fonctionne plus dans le cas de la morale Tout du moins le problegraveme est
Nous utilisons dans cette repreacutesentation le symbole laquo perp raquo pour signaler une antilogie ou toute forme 88
drsquoinvaliditeacute du raisonnement (par exemple lrsquoincapaciteacute de juger un individu) On peut alors parler drsquoaporie plutocirct que drsquoantilogie
138
Hippias mineur
Protagoras
Lois IX
perp
perp
perp
perp
Gorgias
Reacutepublique Phegravedre
Celui qui commet une injustice volontairement est meilleur que celui qui le fait involontairement
Il est impossible de juger les hommes pour leurs actes car personne ne commet lrsquoinjustice volontairement
Toute injustice est
condamnable
Nul ne deacutesire lrsquoinjuste
comme finaliteacute mais
cer ta ins le deacutes irent
comme moyen
Lrsquohomme est responsable
de ce sur quoi il applique
son acircme
poseacute mais il ne trouve pas de reacuteponse satisfaisante Un eacuteleacutement de reacuteponse se trouve alors dans le
Protagoras ce qui permet de deacutepasser lrsquoaporie en eacuteclairant sous un autre jour le problegraveme La
thegravese deacuteveloppeacutee est la mecircme que celle qui sera reprise par la suite dans le Gorgias agrave savoir
qursquoen morale il est impossible de volontairement rater sa cible On ne peut pas viser ce que lrsquoon
ne considegravere pas ecirctre le bien ou agrave lrsquoinverse nos actions ne peuvent que viser ce que nous
consideacuterons ecirctre le bien Le problegraveme de lrsquoHippias mineur est donc en partie reacutesolu le problegraveme
nrsquoexiste pas Cependant une autre aporie fait son apparition dans ce cas comment peut-on
juger les hommes si ceux-ci ne peuvent que viser ce qursquoils considegraverent comme eacutetant le bien
Pour cette raison le Protagoras remplace une aporie theacuteorique par une aporie pragmatique Les
Lois IX nous donnent une reacuteponse mais agrave lrsquoextrecircme opposeacute de nos attentes Il ne srsquoagit plus de
faire la distinction entre injustice volontaire ou involontaire mais entre les dommages reacutesultant
drsquoune injustice ou non Ainsi Platon condamne tout dommage reacutesultant drsquoune injustice ce qui
est lrsquoinverse de ce que le lecteur imagine toute injustice est certes involontaire mais toute
injustice est condamnable La situation semble tout aussi aporeacutetique que preacuteceacutedemment quoique
les choses avancent Le Gorgias sans reacutepondre directement permet neacuteanmoins de percevoir la
penseacutee de Platon en filigrane il existe une distinction entre le moyen et la finaliteacute drsquoune action
On peut vouloir le mal comme un moyen pour arriver agrave ce que lrsquoon pense ecirctre le bien (comme
finaliteacute) Il est alors selon Platon condamnable de deacutesirer une action injuste mecircme dans
lrsquooptique finale du bien Pour justifier cette responsabiliteacute agrave deacutesirer lrsquoinjuste il faut enfin se
tourner vers la theacuteorie de lrsquoacircme dans la Reacutepublique et le Phegravedre Nous remarquons alors ce qui
fait lrsquouniciteacute et lrsquouniteacute de la thegravese platonicienne chaque raisonnement semble isolement
aporeacutetique Pourtant une fois reacuteinteacutegreacutees agrave un projet plus vaste plus large il devient clair que les
apories ne sont que des moments de la reacuteflexion Il est aussi remarquable que lrsquoaporie des Lois
trouve sa solution dans son double theacuteorique la Reacutepublique Lrsquoeacutecriture de Platon nrsquoeacutetait pas
lineacuteaire et toutes les reacuteponses ne se trouvent pas dans son dernier ouvrage Drsquoapregraves notre lecture
la Reacutepublique contient en elle les fondements theacuteoriques servant ainsi de reacuteponse aux autres
apories preacuteceacutedemment souleveacutees
Plus qursquoun simple choix visuel cette repreacutesentation arborescente vise selon nous agrave
montrer comment les apories locales disparaissent agrave lrsquoeacutechelle globale Nous le disions au deacutebut
139
de notre travail Platon est un dramaturge Dans ce cas il convient de lire un dialogue non pas
comme une piegravece entiegravere mais simplement comme une scegravene La succession des apories ou des
difficulteacutes ne repreacutesente pas la fin du raisonnement mais sa condition En cela lrsquoapproche de
Platon est dialectique car chaque problegraveme est consideacutereacute pour lui-mecircme puis replaceacute dans un
scheacutema de compreacutehension globale bien plus profond
140
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue
La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d]
Le dernier moment de notre travail portera sur la partie du dialogue entre Socrate et
Calliclegraves ainsi que sur le rocircle du mythe final dans la dialectique du Gorgias Bien que ce moment
soit le plus long dans le dialogue du Gorgias nous nrsquoy consacrerons pas autant de temps qursquoil
faudrait pour mener une analyse complegravete de ce passage En effet ayant deacutejagrave illustreacute le
fonctionnement de notre outil repreacutesentatif dans les deux preacuteceacutedentes parties nous preacutefeacuterons ici
nous consacrer aux caractegraveres plus uniques de lrsquoentretien entre Socrate et Calliclegraves agrave savoir le
rejet du dialogue par Calliclegraves ainsi que les recours mythologiques de Socrate Il semble en effet
neacutecessaire de srsquointerroger sur la preacutesence drsquoun mythe en guise de conclusion drsquoun dialogue
pourtant toujours plus rigoureux dans son application des regravegles de lrsquoeacutechange dialectique Nous
nous proposons de confronter le sens du mythe avec son contexte narratif afin drsquoen deacuteduire sa
viseacutee mais aussi son fonctionnement
Afin de comprendre la progression du dialogue nous devons dans un premier temps
comprendre les thegraveses avanceacutees par les deux partis Calliclegraves arrive agrave la suite de la reacutefutation de
Polos Ce que remarque drsquoembleacutee Calliclegraves crsquoest la valeur subversive des propos de Socrate
Pour Calliclegraves les thegraveses socratiques ne sont que des positions volontairement choquantes que
personne (pas mecircme Socrate) ne pourrait veacuteritablement consideacuterer comme vraie
Εἰπέ μοι ὦ Χαιρεφῶν σπουδάζει ταῦτα Σωκράτης ἢ παίζει 89
Dit moi Cheacutereacutephon Socrate est-il seacuterieux ou joue-t-il
(PLATON Gorgias 481b)
Il va en toute logique chercher parmi les preacuteceacutedents arguments de Polos la cause de sa
contradiction Cette erreur est en fait la mecircme chez Polos que chez Gorgias quelque temps
avant il srsquoagit drsquoun abus de conformisme (ou un manque de courage) qui les a empecirccheacute de
soutenir leur thegravese par honte laquo Il a eu honte de dire ce qursquoil pensait raquo (αἰσχυνθεὶς ἃ ἐνόει εἰπεῖν
[482e]) Calliclegraves en revanche ne srsquoembarrasse pas de sentiments il est plus laid de subir
Le terme laquo παίζει raquo est assez ambigu Ce dernier signifie agrave la fois jouer (litteacuteralement faire lrsquoenfant 89
laquo παῖς raquo) mais aussi se moquer (suivi de πρός)
141
lrsquoinjustice que de la commettre Cette honte reacutesulte de la preacutesence drsquoun auditoire et donc de la
pression de lrsquoopinion Il est impossible pour Gorgias et Polos de dire que Socrate a tort parce
que de pareils propos seraient risibles mdash voire condamnables mdash sur la place publique
Calliclegraves sort de la contradiction de Polos en invoquant la distinction entre
laquo nature raquo (φύσις [482e]) et laquo loi raquo (νόmicroος) Pour Calliclegraves Socrate piegravege ses interlocuteurs en
confondant nature et loi Ainsi commettre lrsquoinjustice est peut-ecirctre plus laid selon la loi mais pas
selon la nature les hommes fixent de maniegravere conventionnelle ce qui est laid Agrave lrsquoinverse dans
la nature ce jugement ne semble pas exister de la mecircme faccedilon la nature est par deacutefinition un
reacutefeacuterentiel hors des conventions Telle sera la position de Calliclegraves Dans cette perspective la
morale nrsquoest qursquoune ruse des faibles pour prendre le pouvoir sur les forts En fondant une justice
naturelle Calliclegraves deacutefend le droit du plus fort Il termine alors sa thegravese par la conseacutequence 90
ultime de sa position la philosophie nrsquoest qursquoune discipline intellectuelle qui ne saurait ecirctre la
finaliteacute de lrsquoeacuteducation des jeunes dans la citeacute Faire le choix de la philosophie crsquoest faire le choix
de la faiblesse voire laquo drsquoecirctre condamneacute agrave mort si [un individu malveillant] le voulait raquo ( [hellip] εἰ
βούλοιτο θανάτου σοι τιmicroᾶσθαι [486b])
Socrate reacutepond alors en preacutecisant lrsquoestime que ce dernier a pour un interlocuteur de la
qualiteacute de Calliclegraves
Εἰ χρυσῆν ἔχων ἐτύγχανον τὴν ψυχήν ὦ Καλλίκλεις οὐκ ἂν οἴει με ἅσμενον εὑρεῖν τούτων τινὰ τῶν λίθων ᾗ βασανίζουσιν τὸν χρυσόν [hellip]
Si je me trouvais ayant une acircme en or Calliclegraves ne crois-tu pas que je devrais me reacutejouir de trouver quelqursquoune de ces pierres par laquelle ils eacuteprouvent lrsquoor [hellip]
(PLATON Gorgias 486d)
Calliclegraves gracircce agrave ses positions theacuteoriques extrecircmes repreacutesente une chance pour Socrate Il est
lrsquounique moyen pour le philosophe de tester son art dialectique jusqursquoau bout gracircce agrave la
coheacuterence de ses preacutemisses par rapport au problegraveme de Polos Gorgias et Polos avaient fait 91
Il convient ici de remarquer combien la thegravese preacutesenteacutee est extrecircme et ne reflegravete pas ce qui serait une 90
laquo penseacutee sophistique raquo geacuteneacuterale chez Platon Dans La Reacutepublique I Thrasymaque deacutefinit les lois selon une approche qui se fonde davantage sur lrsquoempirisme et le pragmatisme les lois sont passeacutees et preacutevalent en soit elles sont un avantage mdash et non pas parce quelles iraient dans lrsquointeacuterecirct du plus fort
Cf supra I3 laquo La meacutethode eacuteleacuteate raquo la dokimasie comme test de validiteacute91
142
preuve de gegravene agrave lrsquoideacutee drsquoassumer la totaliteacute des conseacutequences logiques de leur position initiale
mdash qui ne portaient pas sur le mecircme sujet Mais Calliclegraves ne craint rien quant agrave lrsquoavantage de la
rheacutetorique pour la vie bonne il se permet drsquoaller au fond de sa penseacutee quitte agrave proposer un
monde sans autre fondement que la force
Comment peut-on comprendre ce rapport entre philosophie et sophistique Il semble
drsquoune part que le philosophe combatte avec ardeur les sophistes ce dernier doit agrave tout prix
eacuteradiquer leurs thegraveses afin de faire reacutegner un ideacuteal de justice dans la citeacute Pourtant il apparaicirct
comme un besoin pour le philosophe de se confronter agrave lrsquoextreacutemisme morale des sophistes afin
drsquoeacutevaluer ses propres thegraveses En drsquoautres termes le philosophe peut utiliser le sophiste car ce
dernier est un excellent moyen de tester la validiteacute des positions du philosophe
Lrsquoenjeu du dialogue pour le philosophe est donc double il faut soigner lrsquoautre de ses
mauvaises opinions en tentant de le convaincre et se soigner soi-mecircme en eacuteradiquant les thegraveses
invalides de notre raisonnement Pour ce faire il faut neacuteanmoins que le sophiste srsquoengage agrave
respecter les regravegles de lrsquoentretien dialectique Crsquoest lagrave toute la difficulteacute pour le philosophe le
seul apte agrave lui apporter un gain en veacuteriteacute est le sophiste mais ce dernier ne se laisse pas
facilement convaincre de participer agrave un tel exercice Il faut donc user de ruse (fausse naiumlveteacute
flatterie) pour conduire le sophiste agrave accepter de jouer le rocircle de lrsquoopposant Mais il faut de plus
user de ruse pour que ce dernier ne transforme pas le dialogue en une eacuteristique sans inteacuterecirct
Lrsquoironie socratique peut ainsi ecirctre deacutefinie comme lrsquoensemble des proceacutedeacutes hors du dialogue
mais qui rendent ce dialogue possible et feacutecond Le philosophe est condamneacute agrave revenir dans la
caverne pas seulement pour convaincre les autres mais pour se convaincre lui-mecircme drsquoecirctre sucircr
qursquoil ne confonde pas une ombre sensible avec une reacutealiteacute du monde intelligible Le sophiste en
vouant un culte aux ombres est le meilleur adversaire pour accomplir cette catharsis
intellectuelle
Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c]
Socrate remarque une ambivalence autour de la notion de force dans les propos de
Calliclegraves ce dernier confond laquo supeacuterieur raquo (τὸ κρεῖττον [488d]) laquo meilleur raquo (τὸ βέλτιον) et
143
laquo plus fort raquo (τὸ ἰσχυρότερον) Si la loi de nature place le pouvoir dans les mains des plus forts
alors la deacutemocratie est une eacutevolution naturelle de ce transfert de force En somme dans une
deacutemocratie il serait faux de dire que le pouvoir est deacutetenu par les faibles puisque la loi de nature
implique neacutecessairement que celui qui ait le pouvoir soit le plus fort Ainsi lrsquoordre de nature ne
peut qursquoecirctre neacutecessairement respecteacute puisque la force devient une condition a posteriori de
lrsquoapplication du pouvoir Pour le dire autrement avoir le pouvoir conduit neacutecessairement agrave ecirctre le
plus fort puisque la deacutefinition du plus fort est justement drsquoecirctre celui qui a le pouvoir La
deacutemocratie ne peut plus ecirctre le pouvoir des faibles la formule devient contradictoire
Il peut sembler ici que Socrate joue sur les mots mais cela nrsquoest pas vain Lrsquoobjectif de
Socrate contre Calliclegraves comme plus tocirct contre Gorgias et Polos est de pousser ses
interlocuteurs agrave preacuteciser le plus leur penseacutee Ainsi devient-il plus simple pour Socrate de mettre agrave
jour une contradiction dans lrsquoensemble des thegraveses de Calliclegraves
En poussant Calliclegraves agrave deacutefinir davantage sa penseacutee et plus preacuteciseacutement agrave deacutefinir avec un
maximum de rigueur son concept de force Socrate entrevoit la possibiliteacute drsquoy trouver une
contradiction pour la suite de lrsquoentretien Nous voyons comment lrsquoexercice du dialogue se
diffeacuterencie du simple discours de lrsquoorateur qui emploie des termes volontairement vagues et peu
deacutefinis afin de ne pas srsquoengager dans les conseacutequences de ses propos Ecirctre preacutecis crsquoest assumer
les conseacutequences logiques de ses propos Il faut donc parler peu mais parler bien (ce qui
srsquooppose agrave la macrologie de Polos par exemple mais pas au monologue de Socrate de la fin du
discours qui bien qursquoeacutetant parfois tregraves longs ne sont jamais trop longs selon Platon autrement
dit rien dans les propos de Socrate nrsquoest superficiel mais tout contribue soit au raisonnement en
lui-mecircme soit aux proceacutedeacutes meacuteta-dialogiques de maintien de lrsquoesprit dialectique)
Suite agrave cette remarque Calliclegraves explique que les plus forts seraient les plus laquo intelligents
et les plus courageux pour diriger une citeacute raquo (τοὺς φρονίmicroους εἰς τὰ τῆς πόλεως πράγmicroατα καὶ
ἀνδρείους [491c]) Cette intelligence comme qualiteacute agrave bien gouverner serait la raison pour
laquelle ces derniers profitent drsquoavantages dans la citeacute Agrave cela Socrate nuance le propos de son
adversaire srsquoil est eacutevident que la gouvernance revienne aux plus aptes agrave gouverner cela ne
devrait en rien justifier que ceux-ci jouissent de privilegraveges Il ne srsquoagit pas de gouverner dans son
144
inteacuterecirct personnel mais dans une perspective geacuteneacuterale dans laquo lrsquointeacuterecirct de tous raquo Entre alors une 92
nouvelle preacutecision de la part de Calliclegraves qui dans le cadre du dialogue amegravene en substance le
moyen de la reacutefutation finale (nous devons cependant rappeler combien lrsquoensemble de
lrsquoenchaicircnement du dialogue est en soi une suite neacutecessaire drsquohypothegraveses conduisant
systeacutematiquement agrave la deacutecouverte drsquoune antilogie lrsquoensemble du dialogue est le moyen de la
reacutefutation finale puisque chaque assertion repose sur la preacuteceacutedente et introduit la suivante)
Calliclegraves annonce que ceux qui gouvernent doivent jouir de privilegraveges dans la mesure ougrave il sont
laquo les plus ambitieux les plus deacutetermineacutes raquo Calliclegraves entend par lagrave que la gouvernance ne saurait
ecirctre reacuteduite agrave un simple savoir-faire il faut du deacutesir de la passion (surtout quand on pense au
contexte de la deacutemocratie atheacutenienne et de ses nombreux exemples de coups drsquoeacutetat crimes
politiques etc)
Il se fait alors de plus en plus sentir une certaine lassitude de Calliclegraves voire un
eacutenervement agrave reacutepondre aux thegraveses socratiques Ce moment nrsquoest pas anodin et si le caractegravere de
Calliclegraves preacutefigure son abandon du dialogue par la suite nous deacutesirons ici nous interroger quant
aux causes de cet eacutenervement Une observation du scheacutema dialogique est ici neacutecessaire
Calliclegraves reacutepondant aux questions poseacutees par Socrate fait des assertions Ces assertions ont pour
objectif drsquoecirctre geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire drsquoecirctre agrave mecircme de fonder une theacuteorie qui ne soit pas
restreintes agrave certaines conditions Socrate reacutecupegravere ensuite cette assertion et en teste la validiteacute
en prenant des exemples concrets Bien souvent ces exemples proviennent de la vie courante du
quotidien Le mouvement intellectuel est donc double Dans un premier temps lrsquoesprit srsquoeacutelegraveve
vers des theacuteories geacuteneacuterales (la tradition dirait des Ideacutees) puis dans un second temps lrsquoesprit
redescend et applique au reacuteel ces theacuteories Lrsquoeacutenervement de Calliclegraves survient alors quand
Socrate applique les theacuteories de son interlocuteur agrave des exemples triviaux peu glorieux Alors
que la discussion porte sur des concepts de la plus haute importante comme le bien ou le beau
Socrate confronte les theacuteories ainsi fondeacutees agrave des cas bien particuliers tels que les cordonnier ou
les malades chez le meacutedecin Il y a un retour vers le reacuteel une neacutecessiteacute pour Socrate que la
Lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral eacutevoqueacute ici par Socrate nrsquoest pas sans rappeler ce que sera le laquo bien commun raquo chez 92
Rousseau
145
penseacutee prenne place dans notre monde et ne reste pas seulement au niveau purement theacuteorique
Calliclegraves ne supporte pas ce retour vers le reacuteel et voudrait rester au plan purement speacuteculatif
Il est assez paradoxal de voir comment Platon que la tradition a deacutefini comme le penseur
du ceacuteleste celui qui pointe le ciel du doigt est en fait le philosophe du banal du vulgaire (au
sens latin) La philosophie de Platon nrsquoest pas seulement une contemplation de ce que le monde
devrait ecirctre et ce qursquoimporte comment il est mais bien la penseacutee de ce que le monde est Que
lrsquoon songe agrave Rousseau qui introduit son Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute
parmi les hommes en deacuteclarant laquo Commenccedilons donc par eacutecarter tous les faits raquo (ROUSSEAU
1754) Agrave lrsquoinverse Platon pense le monde dans sa totaliteacute et dans sa reacutealiteacute La philosophie nait
chez Platon de cette friction entre lrsquoinfiniment petit et lrsquoinfiniment grand Si cette friction est
feacuteconde chez le philosophe elle est en revanche tregraves douloureuse pour son adversaire Que nous
pensions une fois encore agrave lrsquoimage de la pierre de touche pour eacutevaluer lrsquoor de lrsquoacircme de Socrate
il convient de rayer lrsquoacircme de Calliclegraves ou de supposer que celui-ci soit plus fort que Socrate
Par la suite Socrate effectue un deacutecalage profond de lrsquoaction de gouverner les autres agrave
celle de se gouverner soi-mecircme Cette ambition comme laquo volonteacute de puissance raquo pour 93
paraphraser Nietzsche nrsquoest-elle pas la preuve drsquoune incapaciteacute agrave reacutesister agrave ses deacutesirs En faisant
de cette laquo ambition raquo la qualiteacute des grands hommes Calliclegraves est dans lrsquoeacuteloge de lrsquointempeacuterance
Or il existe pour Socrate une correacutelation neacutecessaire entre tempeacuterance et justice Degraves lors crsquoest
sur ce nouveau point que la suite du dialogue portera Peut-on gouverner aux autres sans pouvoir
se gouverner soi-mecircme Lrsquoeacutevaluation de la rheacutetorique conduit finalement agrave une eacutevaluation de
lrsquoheacutedonisme comme principe de vie Comme agrave plusieurs reprises dans le dialogue nous voyons
comment se dessine en toile de fond les theacutematiques centrales drsquoautres grands dialogues
theacuteoriques notamment la Reacutepublique et le Phegravedre Il srsquoagit finalement de la question morale de
toute la penseacutee platonicienne qui se pose maintenant vaut-il mieux vivre selon la raison ou selon
Lrsquoideacutee selon laquelle Calliclegraves serait lrsquoincarnation de lrsquouumlbermensch nietzscheacuteen (faisant lrsquoeacuteloge de la 93
Wille zur Macht) nrsquoest pas nouvelle Cette lecture relegraveve pourtant selon nous drsquoune approche biaiseacutee de Nietzsche Si pour se deacutepasser le surhomme doit avoir compris ce qui deacutefinit pleinement laquo lrsquohomme raquo alors il apparaicirct clairement que Nietzsche ne deacutefend en rien une orientation de lrsquoacircme vers les ἐπιθυmicroία mais bien au contraire un rapport agrave la pleine compreacutehension de soi Dans le cas du Gorgias le seul personnage proposant le deacutepassement de soi par la compreacutehension de sa nature est Socrate (Γνῶθι σεαυτόν) Nous devons cependant preacuteciser combien laquo chercher Nietzsche raquo dans Platon est anachronique
146
les deacutesirs Nous connaissons deacutejagrave la reacuteponse que le dialogue apportera il existe pour Platon une
insatiabiliteacute neacutecessaire du deacutesir Il convient alors drsquoexercer son acircme agrave respecter sa partie la plus
noble afin de privileacutegier les plaisirs intellectuels Lrsquoexercice socratique nrsquoest donc pas une simple
recherche de veacuteriteacute mais possegravede aussi mdash et surtout mdash une porteacutee peacutedagogique Bien que les
recours de cette peacutedagogie puissent sembler contre productifs chez certains interlocuteurs la
honte et lrsquoironie ont pour vocation de solliciter chez lrsquoautre lrsquoenvie de la recherche de veacuteriteacute et
lrsquoabandon (dans une certaine mesure) des plaisirs uniquement mateacuteriels mdash ou charnels ce
qursquoillustra Socrate en preacutefeacuterant connaitre lrsquoacircme drsquoAlcibiade plutocirct que son corps et idem avec le
jeune Charmide
Enfin il convient de srsquointeacuteresser au premier recours mythologique du dialogue Socrate
pour illustrer son point prend pour reacutefeacuterence la fameuse image du tonneau des Danaiumldes Le
sage est dans un eacutetat drsquoautosuffisance ses tonneaux sont toujours parfaitement pleins Agrave
lrsquoinverse lrsquohomme deacutecrit par Calliclegraves agrave cause de son ambition radicale et de son deacutesir de
puissance est condamneacute agrave remplir eacuteternellement un tonneau dont le fond est perceacute Si la
meacutetaphore ne semble pas compliqueacutee agrave comprendre dans le contexte du dialogue il nous importe
cependant de comprendre la valeur que ce mythe peut avoir dans le cheminement dialectique Il
faut drsquoailleurs commencer par le plus important Calliclegraves ne sera pas convaincu par ce mythe
Pour ce dernier le plaisir ne consiste pas dans le fait drsquoavoir des tonneaux pleins mais
dans celui de les remplir Il faut donc toujours avoir un tonneau agrave remplir sans quoi cet
laquo asceacutetisme raquo incarneacute par le sage socratique conduirait les objets inertes agrave ecirctre les plus heureux
du monde Mais si le mythe ne permet pas ici de convaincre nous voyons cependant comment ce
dernier tente de persuader Nous caracteacuterisons ce scheacutema mythologique de persuasif Ce mythe
continue lrsquoexercice dialectique car il srsquointegravegre agrave lrsquoeacutevidence dans le cours du dialogue et soutient
une argumentation (agrave lrsquoinverse des mythes drsquoHeacutesiode par exemple qui nrsquoentrent pas dans une
dialectique mais dans un reacutecit du monde) Le mythe sert ici drsquoillustration il prolonge la reacuteflexion
par une image mais ne permet pas drsquoaller plus loin En drsquoautres termes le recours au mythe nrsquoest
pas neacutecessaire sur le plan de lrsquoargumentation mais est un recours psychologique permettant
drsquoillustrer simplement ce que lrsquoesprit peut avoir du mal agrave saisir Bien sucircr toute illustration est
147
incomplegravete puisque celle-ci nrsquoest que lrsquoimage du propos Il nrsquoy a donc pas agrave proprement parler de
gain sur le plan dialectique agrave travers le recours mythologique mais sinon un effort de
repreacutesentation
Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e]
Il existe pourtant un autre niveau de recours mythologique dans les œuvres de Platon Nous
faisons maintenant une ellipse dans le dialogue et voulons nous interroger sur la signification de
lrsquoabandon de Calliclegraves et comprendre comment le mythe eacutenonceacute par Socrate agrave la fin du dialogue
est un prolongement de lrsquoeffort dialectique dans un autre registre Le fait que Calliclegraves arrecircte
lrsquoentretien ne doit pas ecirctre perccedilu comme une deacutefaite de la part de Socrate mais plutocirct comme un
eacutechec Une deacutefaite dans le cadre eacuteristique drsquoune joute implique que les thegraveses deacutefendues laissent
apparaicirctre un caractegravere paradoxal Par exemple Gorgias et Polos ont eacuteteacute deacutefaits par Socrate dans
les premiegraveres parties du dialogue En revanche un eacutechec est la conseacutequence drsquoune incapaciteacute
pour quelqursquoun deacutesireux drsquoatteindre un absolu commun agrave maintenir son interlocuteur dans cette
recherche Pour le dire autrement le deacutepart de Calliclegraves nrsquoest pas la preuve que Socrate nrsquoa pas
raison mais la preuve que Socrate ne peut plus lui faire entendre raison En se murant dans le
silence Calliclegraves utilise son dernier recours contre lrsquoargumentaire de Socrate en refusant la
leacutegitimiteacute de la rationaliteacute Calliclegraves nrsquoest pas silencieux face agrave la personne de Socrate mais
plutocirct face au λόγος comme principe de raisonnement Il nrsquoest donc plus possible pour Socrate
drsquoappuyer davantage son argumentation sur des principes logiques
La position de Socrate est alors deacutelicate Drsquoune part le raisonnement en lui-mecircme est deacutejagrave
termineacute Les objectifs theacuteoriques ont eacuteteacute atteints et la deacutemonstration semble prouver que selon
tous les points de vue la rheacutetorique se doit de se subordonner agrave la justice (il est donc impossible
que la rheacutetorique dans son eacutetat actuel relegraveve drsquoun quelconque savoir mais bien plutocirct de la
flatterie) Drsquoautre part Calliclegraves refuse de continuer le dialogue or Gorgias et Polos ont eux
aussi deacutejagrave eacuteteacute reacutefuteacutes On pourrait alors croire que Socrate pourrait simplement savourer sa
victoire et en rester lagrave Au contraire la reacuteaction de Calliclegraves est un problegraveme de taille pour
Socrate Cet acte de violence vient mettre un terme au dialogue et donc agrave la dialectique comme
moyen de recherche drsquoun absolu commun Il ne peut plus y avoir drsquoabsolu commun lorsque lrsquoon
148
est seul Si la deacutemonstration de Socrate est valide il nrsquoen reste pas moins que la recherche
dialectique de veacuteriteacute nrsquoest pas alleacutee jusqursquoau bout crsquoest-agrave-dire jusqursquoagrave lrsquoacceptation par
lrsquointerlocuteur de Socrate de la justesse de ses thegraveses Au contraire Calliclegraves est dans le rejet pur
et simple du travail accompli Le simple fait que le dialogue continue encore avec Socrate seul
simulant la suite drsquoun dialogue en faisant agrave la fois les questions et les reacuteponses prouve combien
pour ce dernier lrsquoexercice du dialogue deacutepasse la simple eacuteristique
Socrate ne propose cependant pas un exercice solitaire Il demande agrave lrsquoensemble de
lrsquoauditoire de lrsquoarrecircter pour lui signaler tout problegraveme ou invraisemblance dans son raisonnement
mdash ceci rendant drsquoailleurs les transitions entre les interlocuteurs successifs possibles (Polos reacuteagit
apregraves Gorgias Calliclegraves srsquoindigne apregraves Polos) Il srsquoagit ici de ce que nous pourrions appeler le
caractegravere neacutecessairement intersubjectif de la recherche de veacuteriteacute Socrate entame alors son
protreptique sous forme de profession de foi puis par un ultime recours au mythe Le terme
protreptique nrsquoest pas un choix anodin il marque la fin de la rationaliteacute du discours Il ne srsquoagit
plus de convaincre mais de persuader En rejetant le discours Calliclegraves a rejeteacute la rationaliteacute
Socrate deacutecide alors de continuer dans un autre registre celui de la persuasion par les sentiments
Crsquoest dans ce cadre protreptique de lrsquoexhortation agrave la vie philosophique que le dernier mythe
srsquoinscrit Le passage eschatologique preacutesenteacute comme hypotheacutetiquement vrai (puisque Socrate y
croit tout en sachant que Calliclegraves lrsquoentendra comme une simple fable) arrive pour ponctuer un
moment drsquoinvitation agrave lrsquointrospection cherchant agrave eacutebranler les sensibiliteacutes
Socrate propose ici drsquoenjamber le passage du λόγος si difficile agrave faire accepter agrave Calliclegraves
en lrsquoinvitant directement agrave entrevoir le plus haut niveau de lrsquoecirctre ougrave siegravege la justice deacutecoulant
directement du bien Agrave ce niveau de compreacutehension le recours au λόγος nrsquoest pas neacutecessaire
crsquoest pour cela que le discours ne peut se faire que sous forme drsquoimages afin drsquoaller directement
toucher lrsquoimaginaire de son interlocuteur Apregraves avoir fait une analyse psychologique de son
interlocuteur Socrate parvient agrave visualiser le lieu du bloquage empecircchant Calliclegraves de
reconnaitre pleinement une justice deacutecoulant du bien Socrate propose donc par le biais du
mythe de contourner ce mur symbolique Calliclegraves est prisonnier du monde des deacutesirs en
preacutesentant agrave Calliclegraves une image de ce que peut ecirctre le bien Socrate y voit le moyen de susciter
149
en lui le deacutesir de justice car lrsquoimage est le vecteur privileacutegieacute des deacutesirs Le mythe nrsquoest pas une
simple illustration du propos Cette fois il ne srsquoagit plus de penser (saisir) lrsquoanhypotheacutetique mais
de le vivre (dimension soteacuteriologique) Ici le mythe nrsquoa pas pour vocation agrave deacutepasser une aporie
mais agrave convertir les acircmes de ses interlocuteurs de nrsquoimporte quel moyen Si le protreptique
semble appartenir au registre des sophistes il nrsquoen est rien Et crsquoest parce que le mythe veut
convertir qursquoil nrsquoest jamais utiliseacutes avec les deacutejagrave convertis crsquoest-agrave-dire les Eacuteleacuteates Ainsi dans le
Parmeacutenide le Sophiste ou encore le Politique il nrsquoest pas neacutecessaire de recourir au mythe
puisque les deux interlocuteurs sont deacutejagrave convaincus du bien fondeacute de la recherche
150
VI CONCLUSION
Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme
Nous lrsquoavons vu agrave plusieurs reprises il est difficile de reacuteduire le systegraveme de Platon agrave un
ensemble de thegraveses sorties de tout contexte Agrave chaque interlocuteur il y aura une discussion et
quand bien mecircme le sujet serait identique entre deux dialogues crsquoest le rapport agrave lrsquoadversaire qui
faccedilonne les propos tenus par Socrate Reacutesultant agrave la fois drsquoune strateacutegie dialogique mais aussi
drsquoune eacutetude psychologique et du contexte de narration la progression du dialogue nrsquoest jamais
lineacuteaire Il faut parfois observer une longue digression avant de retrouver le cours du dialogue
comme nous lrsquoavons vu dans le Sophiste par exemple et dans drsquoautres cas la suite des
interlocuteurs peut mecircme faire changer la nature du dialogue mdash ce que nous avons illustreacute agrave
travers notre eacutetude du Gorgias Enfin le mythe peut parfois ecirctre utiliseacute pour illustrer une position
trop complexe agrave saisir uniquement par la raison ou parfois encore pour continuer de convaincre
lrsquoadversaire lorsque celui-ci semble refuser de continuer le dialogue selon une progression
purement rationnelle Cependant la plupart de ces divergences reacutesultent avant tout du type
drsquoadversaires preacutesents durant la joute Il convient donc lors de la lecture de faire un effort
drsquoanalyse de contexte que Platon nous donne agrave travers la theacuteacirctraliteacute du dialogue (plaisanteries
ironie sentiment de honte etc)
Le second point certainement le plus important de lrsquoensemble de ce travail est le fait que
le dialogue ne soit pas un simple choix de repreacutesentation litteacuteraire mais est un veacuteritable exercice
dont les reacutesultats ne peuvent pas ecirctre connus agrave lrsquoavance Contre Vlastos nous avons agrave plusieurs
reprises appuyeacute cette ideacutee selon laquelle lrsquoissue ne doit pas ecirctre consideacutereacutee comme certaine degraves le
deacutebut du dialogue et que Socrate ne ferait que promener mdash voire manipuler mdash ses interlocuteurs
afin de deacutefendre son propre point (une crypto-penseacutee platonicienne) Au contraire le dialogue se
fait toujours agrave deux (ou plus) et ce que Socrate annonce est toujours le fruit drsquoun rapport de force
entre les diffeacuterents participants du dialogue Notre outil repreacutesentatif est ainsi un meacutelange entre le
caractegravere tabulaire de la joute et lrsquoaspect arborescent drsquoun projet plus profond
151
Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees
Nous nous interrogions initialement sur deux aspects qui nrsquoen forment en reacutealiteacute qursquoun
seul quelle est la nature reacuteelle de la dialectique agrave lrsquoœuvre dans les dialogues de Platon et
secondement comment cette dialectique est agrave lrsquoorigine de nombreuse mauvaises interpreacutetation
dans les œuvres de Platon Notre question initiale eacutetait de savoir srsquoil existait une deacutemarcation
claire et preacutecise entre des moments dialectiques et le cours du dialogue Nous nous demandions
si pareille dichotomie reposait sur une reacutealiteacute deacutejagrave preacutesente dans lrsquoesprit de lrsquoauteur ou si celle-ci
eacutetait uniquement le fruit drsquoune interpreacutetation posteacuterieure Le dernier moment de notre reacuteflexion
portait sur la distinction entre les deux figures primordiales du deacutebat le philosophe et le
sophiste Socrate face agrave Gorgias Durant notre travail nous avons agrave plusieurs reprises eacutevoqueacute des
similitudes dans la pratique des joutes oratoires entre philosophes et sophistes Notre deuxiegraveme
moment se terminait drsquoailleurs par cette interrogation cruciale la veacuteriteacute comme strateacutegie
gagnante nrsquoeacuteradique-t-elle pas toute eacuteventualiteacute de diffeacuterentiation entre le philosophe et le
sophiste Ce ne fut qursquoau terme drsquoune eacutetude plus approfondie sur les diffeacuterences de viseacutee entre
sophistes et philosophes que nous sommes parvenus agrave eacutevoquer la finaliteacute dudit exercice comme
critegravere de deacutemarcation fiable entre une dialectique philosophique en quecircte de veacuteriteacute et une
sophistique eacuteristique purement agonistique simplement reacutegie par le deacutesir de vaincre
Chez Platon la philosophie ne se reacutesume pas agrave des thegraveses abstraites que lrsquoon pourrait
deacutefendre de maniegravere totalement exteacuterieure agrave sa propre personne Au contraire il nrsquoy a en
philosophie que de lrsquoad hominem pour la simple raison que la philosophie est avant tout un choix
de vie un engagement dans lrsquoecirctre et dans la citeacute Le dialogue est lrsquounique moyen de jouer (agrave
entendre ici au sens theacuteacirctral) les ideacutees mais aussi les hommes qui les deacutefendent La dialectique de
Socrate nrsquoest pas une simple confrontation drsquoideacutees agrave lrsquoimage des joutes mais un combat entre
des hommes pour ce qursquoils sont ce qursquoils incarnent et ce pour quoi ils se deacutefendent En cela la
philosophie de Platon est toute entiegravere tourneacutee vers la probleacutematique politique Ecirctre philosophe
crsquoest deacutepasser sa condition agrave la fois pour soi mais aussi pour sa citeacute Tout comme lrsquohomme a un
devoir de connaitre le philosophe a un devoir de retourner dans la caverne pour deacutenoncer les
152
ombres Le philosophe est cette torpille deacutecrite dans le Meacutenon qui jouera son rocircle jusqursquoagrave la fin
quand bien mecircme cette fin devrait ecirctre la mort
Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel
Ce travail nous a permis drsquoadopter un regard diffeacuterent sur la dialectique platonicienne agrave la
fois en ce qui concerne sa meacutethode mais aussi dans ses perspectives Cependant un sujet
primordial nrsquoa pas mdash ou peu mdash eacuteteacute abordeacute durant nos recherches celui de la nature de
lrsquoanhypotheacutetique platonicien Plus haut degreacute de lrsquoecirctre connaissance ultime lrsquoanhypotheacutetique est
ce qui vient avant mecircme les principes matheacutematiques Agrave lrsquoeacutevidence il eut eacuteteacute maladroit et vain
de tenter drsquointeacutegrer une eacutetude sur lrsquoanhypotheacutetique dans le cadre de notre travail dont la
theacutematique preacutesentait deacutejagrave un spectre large en tentant de syntheacutetiser agrave la fois les aspects
dialogiques et les perspectives meacutetaphysiques de la meacutethode dialectique Neacuteanmoins nous ne
pouvons passer sous silence la neacutecessiteacute intellectuelle qui srsquoimposerait maintenant agrave nous et
invitons le lecteur agrave se demander si cet anhypotheacutetique est ou nrsquoest pas un savoir de nature
propositionnel Est-il possible selon Platon drsquoeacutenoncer agrave la maniegravere laquo sujet - copule - preacutedicat raquo un
savoir anhypotheacutetique Nous ne pouvons reacutepondre agrave cette question mais pensons qursquoune lecture
attentive du Timeacutee serait inteacuteressante agrave ce titre et permettrait de preacutetendre agrave une vision coheacuterente
de lrsquoensemble du systegraveme ontologique platonicien En effet nous avons choisi de nous
concentrer de maniegravere quasi exclusive sur la part eacuteleacuteate de la penseacutee platonicienne sans entrer
dans le deacutetail de son heacuteritage pythagoricien Cela repreacutesenterait une autre eacutetude agrave laquelle ce
travail aura servi drsquointroduction
153
REacuteFEacuteRENCES
Les textes de reacutefeacuterence sont seacutepareacutes en deux parties les reacutefeacuterences primaires sont
lrsquoensemble des œuvres citeacutees dans notre travail Les reacutefeacuterences secondaires constituent les autres
œuvres neacutecessaire agrave lrsquoeacutelaboration de notre travail mais jamais directement citeacutees
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159
TABLE DES MATIEgraveRES
Reacutesumeacute ii
Abstract ii
Avant-propos iv
Format des citations viii
Remerciements ix
Index des figures x
Sommaire xi
I INTRODUCTION 1 1 Probleacutematique 1
Le dialogue fil rouge de lrsquoœuvre platonicienne 1
Le caractegravere aporeacutetique 2
Le postulat theacuteacirctral 4
Hypothegravese de recherche Platon philosophe et dramaturge 5
2 Meacutethodologie 9
De lrsquoeacutelaboration drsquoun outil interpreacutetatif aux consideacuterations meacutetaphysiques 9
Le risque de lrsquoapproche syntheacutetique 12
II LE PARMEacuteNIDE ET LrsquoHEacuteRITAGE EacuteLEacuteATE 14 Socrate joue les beacuteotiens 14
1 Obstacles courants agrave la compreacutehension du Parmeacutenide 16
La notion drsquoobstacle interpreacutetatif 16
Lrsquoobstacle historiographique 17
Subjectiviteacute de la traduction 19
Le problegraveme du chronocentrisme de lrsquointerpreacutetation 21
Lecture psychologique lrsquoexemple de la theacuteorie du doute 22
2 Premiegravere partie du Parmeacutenide le paradoxe de Zeacutenon 24
Lecture anti-cineacutetique des arguments de Zeacutenon 24
Vlastos et le raisonnement apagogique 26
Critique de la position de Vlastos 29
Lecture proposeacutee des arguments de Zeacutenon 33
3 La meacutethode eacuteleacuteate 36
160
Les deux voies du poegraveme de Parmeacutenide 36
Lrsquouniteacute de lrsquoecirctre comme principe eacutepisteacutemologique 40
Reacutefutation de la theacuteorie des ideacutees du Parmeacutenide 44
Le laquo parricide raquo du Sophiste 48
Premiegravere synthegravese dialectique ascendante ou anagogie 51
III VERS UNE LOGIQUE DU DIALOGUE 53 Dialogue dialectique et joute 53
1 La dialectique chez Aristote 57
Aristote pegravere de la logique 57
Opposition entre Topiques et Analytiques 58
La connaissance des principes premiers 63
La lecture axiomatique de la syllogistique aristoteacutelicienne 64
2 La dialectique comme enreacutegimentation 67
Le tableau de pointage 67
Les regravegles de lrsquoantilogique eacuteleacuteate 69
3 Repreacutesentation dialogique la seacutemantique des jeux 73
Veacuteriteacute et strateacutegie gagnante 73
Questionneur et Reacutepondant 74
Repreacutesentation tabulaire 76
Inteacuterecircts de la repreacutesentation dialogique 78
IV ANTILOGIQUE ET EacuteRISTIQUE 80 Quelle diffeacuterence entre Socrate et les sophistes 80
1 Contexte drsquoapparition de la dialectique 83
Rationalisme et antirationalisme 83
La penseacutee pluraliste heacuteracliteacuteenne et le Cratyle 84
2 La figure du sophiste 90
Le personnage du Gorgias 90
Politique et rapport aux autres une affaire de contexte 93
Le deacutesir de connaissance du philosophe 97
La repreacutesentation arborescente du projet meacutetaphysique 100
161
V EacuteTUDES DE CAS 107 Lrsquoeacutepreuve du dialogue 107
1 Gorgias nature de la rheacutetorique 109
Preacuteambule agrave lrsquoentretien et instauration des regravegles du dialogue [447a - 448e] 109
Premiegravere partie du dialogue avec Gorgias [449a - 452e] 114
Seconde partie de la discussion avec Gorgias [452e - 461b] 117
Question sur le principe du tiers exclu 122
2 Polos et Socrate mesures et morale 126
De Gorgias agrave Polos [461b - 466a] 126
Puissance et valeur un problegraveme de reacutefeacuterentiel [466a - 481b] 130
Arborescence geacuteneacuterale des thegraveses platoniciennes 133
3 De Calliclegraves agrave la fin du dialogue 141
La neacutecessiteacute de la confrontation sophistique [481b - 486d] 141
Heacutedonisme et critique socratique [486d - 500c] 143
Lrsquoabandon de Calliclegraves et le dernier mythe [500c - 522e] 148
VI CONCLUSION 151 Lrsquoexercice dialectique contre le dogmatisme de systegraveme 151
Le dialogue pour deacutepasser la simple confrontation drsquoideacutees 152
Ouverture lrsquoanhypotheacutetique comme savoir propositionnel 153
REacuteFEacuteRENCES 154 Primaires 154
Secondaires 157
Table des matiegraveres 160
162
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