[roland barthes] le degré zéro de l'Écriture(bookzz.org)
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7/24/2019 [Roland Barthes] Le Degr Zro de l'criture(BookZZ.org)
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Introduction
Hbert ne commenait jamais un rtr/vlrtp du Pre Duchne
san.% y mettre quelques l
/bu/rc >z et quelques r: bougre >>. Ces
grossirets ne signtfiaient rien, mais t?//t?.: signalaient. Or/tpf ?
Toute unc situation rvolutionnaire. Wpf/k donc l 'exemple d'une
criture dont la fonction n 'tnf plus seulement de communiquer
ou d'exprimer, mais d'imposer un au-delti du Iangage qui est t)
lafois l 'Histoire et Ie parti qu 'on y prend.
11 n 'y a pas de langage crit -&t7rJ>' af-tiche, et ce qui est vrai du
Pre Duchne, l'est galement de la Littrature. Elle aussi doit
signaler quelque chose, diyrent de .:7r contenu et de sa Jtpn'c
individuelle, et qui est sa propre clture, ce par quoi pr/cjs'tf-
ment elle s'impose comme Littrature. D 'tp un ensemble Jtl
signes tlrl??tjk sans rtzprK??''f avec l 'ide, Ia Iangue ni Ie ,/y/t?, et
#c,r//t?5' tj dchnir dans l 'paisseur de tous /t?. modes d 'expres-
sion possibles, Ia solitude d'un Iangage rituel. Cet :?rJr: sacral
des Signes crits pose Ia Littrature comme rdr;tr institution et
tend videmment tl l'abstraire de l 'Histoire, car aucune clture
ne sefonde sans une ide de ptfrtwr//rtj ; or c 'est /t) olj l'Histoire
est refuse qu 'elle agit Ie #/u. clairement; il cuf donc possible
de tracer une histoire du Iangage littraire qui n 'est ni l 'histoire
de la langue, ni celle des s'/y/as, mais seulement l 'histoire de.
Signes de Ia Littrature, et l'onpeut tuctprnpl'r que cette histoire
.
ft/r?rlc//t? manlfeste t) safaon, qui n 'est pas la moins claire, sa
liaison avec l 'Histoire prqfonde.
11 s'agit bien entendtl d'une Iiaison dont Iaforme peut varier
avec I'Histoire elle-mme ; il n 'estpas ncessaire de recourir t'k
un dterminisme direct pour sentir l'Histoire prsente dans un
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10 Le degr zro de l 'criture
destin J?5'critures : cette sorte defrontfonctionnel qui emporte
les vnements, les situatiotls et les ides le long du temps histo-
rique, propose ici moins des c/-/fu que les limites d'un choix.
L'Histoire est alors devant I'crivain comme l'avnement d'une
option ncessaire entre plusieurs morales du langage ; elle
I'oblige tll signlh'er la Littrature selon des possibles dont il n 'est
pas le matre. On verra, par exemple, que l'unit idologique de
la bourgcoisie a produit une criture unique, et t?lI 'aux temps
bourgeois (c'est--dire classiques et romantiques), la ft/rr>ltr ne
pouvait rrc dchire puisque la conscience ne l'tait pas ; et
qu'au contraire, J@', l'instant t??)f l 'crivain a cess J'rrp un
tmoin de l'universel pour devenir une conscience malheureuse
(vers 1850.), son premier geste a Jltf de choisir l 'engagement de
sa forme, soit en assumant, soit en refusant l 'criture de son
pass. L Vcriture classique a donc Jc/tz/tj et la Littrature
entire, de Flaubert tt nosjours, est devenue une problmatique
du langage.
C'est t ce moment rrlt?rrlp que Ia Littrature (le mot est npeu
de temps avant) a tjrtj consacre desnitivement comme un objet.
L'art classique ne pouvait se sentir comme un langage, il tait
Iangage, c'est--dire transparence, circulation sans J/ptgt
concours l'tftftzf d'un Esprit universel et d'un signe dcorattfsans
paisseur et sans responsabilit; la clture de ce langage tait
sociale et non de nature. On sait que vers Jt7
/iW du xkr/ sicle,
cette transparence vient tll se troubler; laforme littraire Jtjpt?-
loppe un pouvoir second, indpendant de son conomie et de son
euphmie ; elle fascine, elle dpayse, elle enchante, elle a un
poids ; on ne sent plus Ia Littrature comme un mode de circu-
Iation socialement pr 'p 'JJkqI/, mais comme un langage consis-
tant, profond, plein de secrets, donn tll la fois comme rptr et
comm e m enace.
Ceci est de consquence .. la Jtpn'd littraire peut tCJ-IIFAFII//.C
provoquer les sentiments existentiels qui sont attachs au crp/,fx
de tout objet : sens de l'insolite, familiarit, J/gtpr-kl, complai-
sance, usage, meurtre. Depuis cent ans, toute criture est ainsi
un exercice d'apprivoisement ou de rpulsion en face de cette
Forme-objet que l'crivain rencontre fatalement sur son che-
Introduction l 1
min, qu'il luifaut regarder, affrotlter, assumer, et qu '11 ne peut
jamais dtruire sans se dtruire lui-mme tvp/zlrrlc crivain. 1z7
Forme se suspend devant le regard comme un objet ; t?uT? qu 'on
j'sse, elle t?ur un scandale : splendide, elle apparat dmode ;
anarchique, elle est asociale ,' particulire par rapport au temps
ou tzl?..x hommes, de n'importe quelle manire elle est solitude.
Tout le x/.k'*'sicle a pf/ progresser cc phnomne dramatique
de concrtion. Chez Chateaubriand, ce n 'est encore qu 'unfaible
lgpyf, le poids lker d'une euphorie du langage, Jf,1t? sorte de
narcissisme tprk l'kriture se spare tl peine de sa fonction ins-
trumentale et nefait que se regarder elle-mme. Flaubert .-pour
ne marquer ici que les moments typiques de ce procl's - a cons-
titu dejinitivement la Littrature en objet, par l'avnement
d'une valeur-travail : la forme est devenue le terme d'une
qfabrication >p, comme une poterie ou un joyau (ilfaut Iire que
lafabrication t?rl fut tr signljie >p, c'est--dire pour la premire
fois livre comme spectacle et impose). Mallarm, enhn, a cou-
ronn cette construction de la Littrature-objet, par I'acte
ultime de toutes Ies objectivations Ie meurtre : on mr que tout
l'ejjbrt de Mallarm a port sur une destruction du langage,
dont la Littrature ne serait pn quelque sorte que le cadavre.
Partie d'un nant t??lf Ia pense semblait s'enlever heureu-
sement sur le dcor des mots, l 'Jcrfff/rt? a ainsi travers tous les
tats d'une solidihcation progressive : d'abord objet d'un
regard, puis d'un faire, et enhn d'un meurtre, elle atteint
aujourd'hui un Jcrr/cr avatar, l'absence : dans ces critures
neutres, appeles ici rr le degr zro de l'criture p>, on peut
facilement discerner Ie mouvement mme d'une nkation, et
l'impuissance tt I'accomplir dans une dure, comme si la
Littrature, tendant depuis un sicle t transmuer sa surface
dans une
/brrrlc sans lltfr/ll'fl, ne trouvait plus de puret que
dans l'absence de tout signe, proposant enhn I'accomplissement
de ce rve orphen : un crivain sans Littrature. L'criture
blanche, celle de Camus, celle de Blanchot ou de Cayrol par
exemple, ou l'criture parle de Queneau, c'est le derrtier pi-
sode d'une Passion de l'criture, qui suit pas tt pas le dchi-
rement de la conscience bourgeoise.
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12 Le degr zro de l'criture
Ce qu 'on veut ici, c 'est cytyr/fuut?r cette liaison ; c 't?A'r afjirmer
l'existence d'une ralit /'FTNPJJC indpendante de Ia Jtknput? et
du ks'r
v/p ; c 'cst cmtzyt?r de montrer que cyr/tz troisil'me dimension
de la Ftprzntr attache elle cIu5'.f, non kclr?.s un tragique suppl-
mentaire, l'crivain t sa utptrftfrtj ; c 'est c/l#?7 faire sentir qu 'il
n 'y a pas de Littrature sans une Morale Ju langage. f..zs' limites
matrielles de cet essai (dont qtlelques pages (#lr paru dans
Combat en 1947 et en 1950) indiquent assez qll 'il ne s 'agit
que J'f/np introduction () ce que pourrait tre unp Histoire
de l'Ccriture.
Premire partie
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Qu'est-ce que l'criture ?
0n sait que la langue est un corps de prescriptions et d'habi-
tudes, commun . tous les crivains d'une poque. Cela veut dire
que la langue est comme une Nature qui passe entirement
travers la parole de l'crivain, sans pourtant 1ui donner aucune
forme, sans mme la nourrir : elle est comme un cercle abstrait
de vrits, hors duquel seulement commence se dposer la
densit d'un verbe solitaire. Elle enferme toute la cration litt-
raire . peu prs comme le ciel, le sol et leur jonction dessinent
pour l'homme un habitat familier. Elle est bien moins une pro-
vision de matriaux qu'un holizon, c'est--dire la fois une
limite et une station, en un mot l'tendue rassurante d'une co-
nomie. L'crivain n'y puise rien, .la lettre : la langue est plutt
pour 1ui comme une ligne dont la transgression dsignera peut-
tre une surnature du langage : elle est l'aire d'une action, la
dfinition et l'attente d'un possible. Elle n'est pas le lieu d'un
engagement social, mais seulement un rflexe sans choix, la pro-
prit indivise des hommes et non pas des crivains ; elle reste
en dehors du rituel des Lettres ; c'est un objet social par dfini-
tion, non par lection. Nul ne peut, sans apprts, insrer sa
libel-t d'crivain dans l'opacit de la langue, parce qu' travers
elle c'est l'Histoire entire qui se tient, complte et unie .la
manire d'une Nature. Aussi, pour l'crivain, la langue n'est-
elle qu'un horizon humain qui installe au loin une certaine
-/mf-
liarit, toute ngative d'ailleurs : dire que Camus et Queneau
parlent la mme langue, ce n'est que prsumer, par une op-
ration diffrentielle, toutes les langues, archakkues ou futuristes,
qu'ils ne parlent pas : suspendue entre des formes abolies et des
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16 Le Jtwr/ zro de l'criture
fonnes inconnues, la langue de l'crivain est bien m oins un
fonds qu'une limite extrme ; elle est le lieu gomtlique de tout
ce qu'il ne pourrait pas dire sans perdre, tel Orphe se retour-
nant, la stable significaticm de sa dmarche et le geste essentiel
de sa sociabilit.
La langue est donc en de de la Littrature. Le style est
presque au-del : des images, un dbit, un lexique naissent du
corps et du pass de l'crivain et deviennent peu peu 1es auto-
matismes mnles de son art. Ainsi sous le nom de style, se forme
un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie per-
sonnelle et secrte de l'auteur, dans cette hypophysique de la
parole, o se forme le premier couple des mots et des choses, o
s'installent une fois pour toutes 1es grands thmes verbaux de
son existence. Quel que soit son raffinement, le style a toujours
quelque chose de brut : il est une fol'me sans destination, il est le
produit d'une pousse, non d'une intention, il est comme une
dimension verticale et solitaire de la pense. Ses rfJrences sont
au niveau d'une biologie ou d'un pass, non d'une Histoire : il
est la
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18 Le Jtwrtj zro Jtr l'criture
Or toute Forme est aussi Valeur ; c'est pourquoi entre la
langue et le style, il y a place pour une autre ralit formelle :
l'criture. Dans n'importe quelle forme littraire, il y a le choix
gnral d'un ton, d'un thos, si l'on veut, et c'est ici prcis-
ment que l'crivain s'individualise elairement parce que c'est
ici qu'il s'engage. Langue et style sont des donnes antc-
dentes 2t toute problmatique du langage, loukgue et style sont le
produit naturel du Temps et de la personne biologique ; mais
l'identit fonnelle de l'crivain ne s'tablit vritablement qu'en
dehors de l'installation des normes de la grammaire et des
constantes du style, l o le continu clit, rassembl et enferm
d'abord dans une nature linguistique parfaitement innocente, va
devenir enfin un signe total, le choix d'un comportement
humain, l'affirmation d'un certain Bien, engageant ainsi l'cri-
vain dans l'vidence et la eommunication d'un bonheur ou d'un
malaise, et liant la forme .la fois normale et singulire de sa
parole h.la vaste Histoire d'autrui. Langue et style sont des
forces aveugles ; l'criture est un acte de solidarit historique.
Langue et style sont des objets ; l'criture est une fonction : elle
est le rapport entre la cration et la socit, elle est le langage
lttraire transform par sa destination sociale, elle est la forme
saisie dans son intention humaine et lie ainsi aux grandes
crises de l'Histoire. Par exemple, Mrime et Fnelon sont
spars par des phnomnes de langue et par des accidents de
style ; et pourtant ils pratiquent un langage charg d'une mme
intentionalit, i1s se rfrent une mme ide de la forrne et du
fond, i1s acceptent un mme ordre de eonventions, ils sont le
lieu des mmes rflexes teehniques, ils emploient avec les
mmes gestes, . un sicle et demi de distance, un instrument
identique, sans doute un peu modifi dans s0n aspect, nullement
dans sa situation ni dans son usage : en bref, ils ont la mme
criture. Au contraire, presque contemporains, M rime et
Lautramont, Mallarm et Cline, Gide et Queneau, Claudel et
Camus, qui ont parl ou parlent le mme tat historique de notre
langue, usent d'eritures profondment diffrentes ' tout les
spare, le ton, le dbit, la fin, la morale, le naturel de leur
parole, en sorte que la communaut d'poque et de langue est
Qu 'est-ce que l'criture .
bien peu de chose au prix d'critures si opposes et si bien
dfinies par leur opposition mme.
Ces critures sont en effet diffrentes mais comparables,
parce qu'elles sont produites par un mouvement identique, qui
est la rflexion de l'crivain sur l'usage social de sa forme et le
choix qu'il en assume. Place au cur de la problmatique litt-
raire, qui ne commence qu'avec elle, l'criture est donc essen-
tiellement la morale de la forme, c'est le choix de l'aire sociale
au sein de laquelle l'clivain dcide de situer la Nature de son
langage. M ais cette aire sociale n'est nullement celle d'une
consommation effective. 11 ne s'agit pas pour l'crivain de choi-
sir le groupe social pour lequel il crit : il sait bien que, sauf 2t
escompter une Rvolution, ce ne peut tre jamais que pour la
mme socit. Son choix est un choix de conscience, non d'effi-
cacit. Son criture est une faon de penser la Littrature, non de
l'tendre. Ou mieux encore : c'est parce que l'crivain ne peut
rien modifier aux donnes objectives de la consommation litt-
raire (ces donnes purement historiques lui chappent, mme s'il
en est conscient), qu'il transporte volontairement l'exigence
d'un langage libre aux sources de ce langage et non au tel'me de
sa consommation. Aussi l'criture est-elle une ralit ambigu :
d'une part, elle nat incontestablement d'une confrontation de
l'crivain et de sa socit ; d'autre part, de cette finalit sociale,
elle renvoie l'crivain, par une sorte de transfert tragique, aux
sources instrumentales de sa cration. Faute de pouvoir 1ui
fournir un langage librement consomm, l'Histoire 1ui propose
l'exigence d'un langage librement produit.
Ainsi le choix, puis la responsabilit d'une criture dsignent
une Libert, mais cette Libert n'a pas 1es mmes limites selon
les diffrents moments de l'Histoire. 11 n'est pas donn h. l'cri-
vain de choisir son cliture dans une sorte d'arsenal intemporel
des formes littraires. C'est sous la pression de l'Histoire et de
la Tradition que s'tablissent 1es critures possibles d'un cri-
vain donn : il y a une Histoire de l'fzriture ; mais cette Histoire
est double : au moment mme otl l'Histoire gnrale propose
-
ou impose - une nouvelle problmatique dtl langage littraire,
l'criture reste encore pleine du souvenir de ses usages ant-
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20 Le degr zro de l 'criture
rieurs, car le langage n'est jamais innocent : les mots ont une
mmoire scconde qui se prolonge mystrieusement au milieu
des significations nouvelles. L'criture est prcisment ce
comprom is entre une libert et un souvenir, elle est cette libert
souvenante qui n'est libert que dans le geste du choix, mais
dj plus dans sa dure.Je puis sans doute aujourd'hui me
choisir telle ou telle criture, et dans ce geste affirmer ma libert,
prtendre h. une fracheur ou 2t une tradition ; je ne puis dj plus
la dvelopper dans une dure sans devenir peu zt peu prisonnier
des mots d'autrui et mme de mes propres mots. Une rmanence
obstine, venue de toutes les - critures prcdentes et du pass
mme de ma propre criture, couvre la voix prsente de mes
mots.Toute trace . crite se prcipite comme un lment
chimique d'abord transparent, innocent et neutre, dans lequel la
simple dure fait peu peu apparatre tout un pass en suspen-
sion, toute une cryptographie de plus en pltls dense.
Comme Libert, l'criture n'est donc qu'un moment. M ais ce
moment est l'un des plus explicites de l'Histoire, puisque
l'Histoire, c'est toujours et avant tout un choix et 1es limites de
ce choix. C'est parce que l'(j criture drive d'un geste significatif
de l'crivain, qu'elle affleure l'Histoire, bien plus sensiblement
que telle autre coupe de la littrature. L'unit de l'criture clas-
sique, homog- ne pendant des sicles, la pluralit des critures
modernes, multiplies depuis cent ans jusqu' la limite mme du
fait littraire, cette espce d'- clatem ent de l'criture franaise
correspond bien . une grandc crise de l'Histoire totale, visible
d'une mani. re beaucoup plus confuse dans l'Histoire littraire
proprement dite.Ce qui spare la f< pense )> d'un Balzac et celle
d'un Flaubert, c'est une variation d'cole ; ce qui oppose leurs
critures, c'est une rupture essentielle, au moment mme otl
deux structures conomiques font charnire, entranant dans
leur articulation des changements dcisifs de mentalit et de
conscience.
A
Ecritures politiques
Toutes les critures prsentent un caractre de clture qui est
tranger au langage parl. L'cliture n'est nullement un instm-
ment de communication, elle n'est pas une voie ouverte par o
passerait seulement une intention de langage. C'est tout un
dsordre qui s'coule lt travers la parole, et 1ui donne ce mouve-
ment dvor qui le maintient en tat d'ternel sursis. z$ l'inverse,
l'criture est un langage durci qui vit sur lui-mme et n'a nulle-
ment la charge de confier 2t sa propre dure une suite mobile
d'approximations, mais au contraire d'imposer, par l'unit et
l'ombre de ses signes, l'image d'une parole construite bien avant
d'tre invente. Ce qui oppose l'criture l la parole, c'est que la
premireplrtzr toujours symbolique, introverse, tourne osten-
siblement du ct d'un versant secret du langage, tandis que la
seconde n'est qu'une dure de signes vides dont le mouvement
seul est signiticatif. Toute la parole se tient dans cette usure des
mots, dans cette cume toujours emporte plus loin, et il n'y a de
parole que 1 o le langage fonctionne avec vidence comme
une voration qui n'enlverait que la pointe mobile des mots ;
l'criture, au contraire, est toujours enracine dans un au-del du
langage, elle se dveloppe comme un germe et non comme une
ligne, elle manifeste une essence et menace d'un secret, elle est
une contre-communication, elle intimide. On trouvera donc dans
toute criture l'ambigut d'un objet qui est 2t la fois langage et
coercition : il y a, au fond de l'cliture, une
trangre au langage, il y a comme le regard d'une intention qui
n'est djztplus celle du langage. Ce regard peut trs bien tre une
passion du langage, comme dans l'cliture littraire ; il peut tre
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22 Ac degr zro de I 'criture
aussi la menace d'une pnalitd, comme dans 1es critures poli-
tiques : l'criture est alors charge de joindre d'un seul trait la
ralit. des actes et l'idalit des fins. C'est pourquoi le pouvoir
ou l'ombre du pouvoir finit toujours par instituer une criture
axiologique, o le trajet qui spare ordinairement le fait de la
valeur est supprim dans l'espace mme du mot, donn la fois
comme description et comme jugement. Le mot devient un alibi
(c'est--dire un ailleurs et une justification). Ceci, qui est vrai
des critures littraires, o l'unit des signes est sans cesse fas-
cine par des zones d'infra- ou d'ultra-langage, l'est encore plus
des critures politiques, o l'alibi du langage est en mme temps
intiluidation et glorification : effectivement, c'est Ie pouvoir ou
le combat qui produisent 1es types d'criture les plus purs.
On verra plus loin que l'criture classique manifestait crmo-
nialement l'implantation de l'crivain dans une slxit m litique
particulire et que, parler comme Vaugelas, ce fut, d'abord, se
rattacher 2t l'exercice du pouvoir. Si la Rvolution n'a pas modi-
t'i 1es normes de cette cliture, parce que le personnel pensant
restait somme toute le mme et passait seulement du pouvoir
intellectuel au pouvoir politique, les conditions exceptionnelles
de la lutte ont pourtant produit, au sein mme de la grande Forme
classique, une criture proprement rvolutionnaire, non par sa
structure, plus acadmique que jamais, mais par sa clture et son
double, l'exercice du langage tant alors li, comme jamais
encore dans l'Histoire, au Sang rpandu. Les rvolutionnaires
n'avaient aucune raison de vouloir moditier l'criture classique,
ils ne pensaient nullement mettre en cause la nature de l'homme,
encore moins son langage, et un rf instrument p hrit de Voltaire,
de Rousseau ou de Vauvenargues, ne pouvait leur paratre com-
promis. C'est la singularit des situations historiques qui a form
l'identit de l'criture rvolutionnaire. Baudelaire a parl
quelque part de
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Le degr zro de l 'criture
Lie h. une action, l'criture marxiste est rapidement devenue,
en fait, un langage de la valeur. Ce caractre, visible dj
chez Marx, dont l'criture reste pourtant en gnral explicative,
a envahi compltement l'criture stalinienne triomphante.
Certaines notions, formellement identiques et que le vocabulaire
neutre ne dsignerait pas deux fois, sont scindes par la valeur et
chaque versant rejoint un nom diffrent : par exemple, ;( cosmo-
politisme $$ est le nom ngatif d'rr internationalisme yy (dj chez
Marx). Dans l'univers stalinien, o la dljinition, c'est--dire la
sparation du Bien et du M al, occupe dsormais tout le langage,
il n'y a plus de mots sans valeur, et l'criture a finalement pour
fonction de faire l'conomie d'un procs : il n'y a plus aucun
sursis entre la dnomination et le jugement, et la clture du
langage est parfaite, puisque c'est finalement une valeur qui est
donne comme explication d'une autre valeur ; par exemple, on
dira que tel criminel a dploy une activit nuisible aux intrts
de l'ztat ; ce qui revient h.dire qu'un criminel est celui qui
commet un clime. On le voit, il s'agit d'une vritable tautologie,
procd constant de l'criture stalinienne. Celle-ci. en effet, ne
vise plus 2t fonder une explication marxiste des faits, ou une
rationalit rvolutionnaire des actes, mais 2t donner le rel sous
sa forme juge, imposant une lecture immdiate des condamna-
tions : le contenu objectif du mot >). On voit
qu'ici l'criture fonctionne cornme une bonne conscience et
qu'elle a pour mission de faire concider frauduleusement 1'0:-
gine du fait et son avatar le plus lointain, en donnant 2t lajustit'i-
cation de l'acte, la caution de sa ralit. Ce fait d'criture est
d'ailleurs propre 2t tous 1es rgimes d'autolit ; c'est ce qu'on
pourrait appeler l'criture policire ' on sait par exemple le
contenu temellement rpressif du mot L( Ordre p.
L'expansion des faits politiques et sociaux dans le champ de
conscience des Lettres a produit un type nouveau de scripteur,
situ mi-chemin entre le militant et l'crivain, tirant du premier
une image idale de l'homme engag, et du second l'ide que
l'uvre crite est un acte. En mme temps que l'intellectuel se
substitue . l'crivain, nat dans les revues et 1es essais une
cliture militante entirement affranchie du style, et qui est
comme un langage professionnel de la . Dans cette
criture, 1es nuances foisonnent. Personne ne niera qu'il y a par
exemple une cliture >. Le caractre commun de ces critures intellec-
tuelles, c'est qu'ici le langage de lieu privilgi tend 2t devenir le
signe suft-isant de l'engagement. Rejoindre une parole close par
la pousse de tous ceux qui ne la parlent pas, c'est afficher le
mouvement mme d'un choix, sinon soutenir ee choix ; l'cri-
ture devient ici comme une signature que l'on met au bas d'une
proclamation collective (qu'on n'a d'ailleurs pas rdige soi-
znme). Ainsi adopter une cziture - on pounuit dire encore
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26 Le degr zro de l'criture
mieux - assumer une cliture -, c'est faire l'conomie de toutes
les prmisses du choix, c'est manifester comme acquises les rai-
sons de ce choix. Toute cliture intellectuelle est donc le premier
des
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28 I,e degr zro de l 'criturc
pire des faits. Par son pass simple, le verbe fait implicitement
partie d'une chane causales il participe 2t un ensemble d'actions
solidaires et diriges, il fonctionne comme le signe algblique
d'une intention ; soutenant une quivoque entre temporalit et
causalit, il appelle un droulement, c'est--dire une intelligence
du Rcit. C'est pour cela qu'il est l'instrument idal de toutes les
constructions d'univers ' il est le temps factice des cosmogonies,
des mythes, des Histoires et des Romans
11 suppose un monde
construit, labor, dtach, rduit 2t dtts lignes signitkatives, et
non un monde jet, tal, offert. Derrire le pass simple se
cache toujours un dmiurge, dieu ou rdcitant ; le monde n'est pas
inexpliqu lorsqu'on le rcite, chacun de ses accidents n'est que
circonstaneiel, et le pass simple est prdsment ce signe op-
ratoire par lequel le narrateur ramne l'clatement de la ralit
un verbe mince et pur, sans densit, sans volume
,
sans dploie-
ment, dont la seule fonction est d'unir le plus rapidement
possible une cause et une tsn. Lorsque l'histolien aft-irme que le
duc de Guise mourut le 23 dcembre 1588, ou lorsque le roman-
cier raconte que la marquise sortit
cinq heures, ces actions
mergent d'un autrefois sans paisseur ; dbanusses du trem-
blement de l'existence, elles ont la stabilit et le dessin d'une
algbre, elles sont un souvenir, mais un souvenir utile, dont
l'intrt compte beaucoup plus que la dure.
L,e pass simple est donc t'inalement l'expression d'un ordre,
et par consquent d'une euphorie. Grce .lui, la ralittj n'est ni
mystrieuse, ni absurde ; elle est claire, presque familire, 2t
chaque moment rassemble et contenue dans la main d'un cra-
teur ; elle subit la pression ingnieuse de sa libert. Pour tous les
grands rcitants du xlxe sicle, le m onde peut tre pathdtique
,
mais il n'est pas abandonn, puisqu'il est un ensemble de rap-
ports cohrents, puisqu'il n'y a pas de ehevauchement entre les
faits clits, puisque celui qui le raconte a le pouvoir de rcuser
l'opacit et la solitude des existences qui le composent, puisqu'il
peut tmoigner chaque phrase d'une communication et d'une
hirarchie des actes, puisque entin, pour tout dire, ces actes eux-
mmes peuvent tre rduits zt des signes.
Le pass narratif fait donc partie d'un systme de scurit des
L'criture du Roman
Belles-tvettres. Image d'un ordre, il constitue l'un de ces nom-
breux pactes formels tablis entre l'clivain et la socit, pour la
justification de l'un et la srnit de l'autre. Le pass simple
signijie une cration : c'est--dire qu'il la signale et qu'il l'im-
pose. M me engag dans le plus sombre ralisme, il rassure,
parce que, grce lui, le verbe exprime un acte clos, dfini, sub-
stantiv, le Rcit a un nom, il chappe 2t la terreur d'une parole
sans limite : la ralit s'amaigrit et se familiarise, elle entre dans
tln style, elle ne dborde pas le langage ; la Littrature reste la
valeur d'usage d'une socit avertie par la forme mme des
mots, du sens de ce qu'elle consomme. Au contraire, lorsque le
Reit est rcjet au profit d'autres genres littraires, ou bien,
lorsque 2t l'intrieur de la narration, le pass simple est remplac
par des formes moins ornementales, plus fraches, plus denses et
plus proches de la parole (1e prsent ou le pass compos), la
Littrature devient dpositaire de l'paisseur de l'existence, et
non de sa signification. Spars de l'Histoire, 1es actes ne le sont
plus des personnes.
On s'explique alors ce que le pass simple du Roman a d'utile
et d'intolrable : il est un mensonge manifest ; il trace le champ
d'une vraisemblance qui dvoilerait le possible dans le temps
mme o elle le d. signerait comme faux. La finalit commune
du Roman et de l'Histoire nanfe, c'est d'aliner les faits : le
pass simple est l'acte mme de possession de la socit sur son
pass et son possible. 11 institue un continu crdible mais dont
l'illusion est affiche, il est le terme ultime d'une dialectique
formelle qui habillerait le fait infel des vtements successifs de
la vrit, puis dtl mensonge dnonc. Cela doit tre mis en ram
port avec une certaine mythologie de l'universel, propre .la
socit bourgeoise, dont le Roman est un produit caractris .
donner zt l'imaginaire la caution formelle du rel, mais laisser .
ce signe l'ambigut d'un objet double, ,la fois vraisemblable et
faux, c'est une opration constante dans tout l'art occidental,
pour qui le faux gale le vrai, non par agnosticisme ou duplicit
potique, mais parce que le vrai est cens contenir un gel'me
d'universel ou, si l'on prfre, une essence capable de fconder,
par simple reproduction, des ordres diffrents par l'loignement
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30 Le degr zro de l'criture
Ou la fiction. C'est par un procd de ce genre que la bourgeoi-
sie triomphante du sicle a pu considrer ses propres valeurs
comme universelles et reporter sur des parties absolument
htrognes de sa socit tous les Noms de sa morale. Cela est
proprement le mcanisme du mythe, et le Roman - et dans le
Roman, le pass simple, sont des objets mythologiques, qui
superm sent 2t leur intention immdiate, le recours second
une
dogmatique, ou mieux encore, 2t une pdagogie, puisqu'il s'agit
de livrer une essence sous 1es espces d'un artifice. Pour saisir
la signification du pass simple, il suft'it de comparer l'art roma-
nesque occidental 2t telle tradition chinoise, par exemple, o l'art
n'est rien d'autre que la perfection dans l'imitation du rel ; mais
l, rien, absolument aueun signe, ne doit distinguer l'objet natu-
rel de l'objet al-tificiel : cette noix en bois ne doit pas me livrer,
en mme temps que l'image d'une noix, l'intention de me signa-
1er l'art qui l'a fait natre. C'est, au contraire, ce que fait l'cri-
ture romanesque. Elle a pour charge de placer le masque et en
mme temps de le dsigner.
Cette fonction ambigu du pass simple, on la retrouve dans
un autre fait d'criture : la troisime personne du Roman. 0n
se souvient peut-tre d'un roman d'Agatha Christie o?
l toute
l'invention consistait 2t dissimuler le meurtrier sous la premire
pelsonne du rcit. Le lecteur cherchait l'assassin derrire tous
1es > qui est acteur.Pourquoi ? Le romanesque engage deux thiques
opposes : puisque la troisime personne du roman reprsente
une convention indiscute, elle sduit 1es plus acadmiques et
les moins tourments aussi bien que les autres, qui jugent t'ina-
lement la convention ncessaire .la fracheur de leur uvre. De
toute manire, elle est le signe d'un pacte intelligible entre la
socit et l'auteur ; mais elle est aussi pour ce dernier le premier
moyen de faire tenir le monde de la faon qu'il veut. Elle est
donc plus qu'une exprience littraire : un acte humain qui lie la
cration ,l'Histoire ou .l'existence.
Chez Balzac, par exemple, la multiplicit des 44 il $$, tout ce
vaste rseau de personnes minces par le volume de leur corps,
mais consquentes par la dure de leurs actes, dcle l'existence
d'un monde dont l'Histoire est la premire donne. Le >
balzacien n'est pas le terme d'une gestation partie d'un xxje >>
transform et gnralis ; c'est l'lment originel et brut du
roman, le matriau et non le fnlit de la cration : il n'y a pas une
histoire balzacienne antrieure ,l'histoire de chaque troisime
m rsonne du roman balzacien. Le 4: il >> de Balzac est analogue au
de Csar : la troisime m rsonne ralise ici une sorte d'tat
algbrique de l'action, o l'existence a le moins de part possible,
au profit d'une liaison, d'une clallf ou d'un tragique des rap-
ol4s humains. X l'oppos - ou en tout cas antrieurement -, la
fonction du > romanesque peut tre d'exprimer une exp-
lience existentielle. Chez beaucoup de romanciers modernes,
l'histoire de l'homme se confond avec le trajet de la conjugai-
son : pal'ti d'un > qui est encore la forme la plus t'idle de
l'anonymat, l'homme-auteur conquiert peu peu le droit .la
troisime Personne, au fur et mesure que l'existence devient
destin, et le soliloque Roman. 1ci l'apparition du 44 il >> n'est pas
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L 't/carfru re #u Roman
.&z degr z/rta de l Vcriture
le dpart de l'Histoire. elle est le terme d'un effort qui a pu
dgager d'un m onde personnel d'humeurs et de mouvements
une forme pure. silnificative, donc aussitt vanouie, grce au
dcor parfaitement conventionnel et mince de Ia troisime per-
sonne. C'est 12t certainement le trajet exemplaire des premiers
romans de Jean Cayrol.Mais tandis que chez les classiques - et
l'on sait que pour l'criture le classieisme se prolonge jusqu'
Flaubert - le retrait de la personne biologique atteste une instal-
lation de l'homme essentiel, chez des romanciers comme
Cayrol, l'envahissement du t4 il $6 est une conqute progressive
mende contre l'ombre paisse du txje p existentiel ; tant le
Roman, identifi par ses signes 1es plus formels, est un acte de
sociabilit ; il institue la Littrature.
M aurice Blanchot a indiqu 2t propos de Kafka que l'labora-
tion du rcit impersonnel (on remarquera zt propos de ce ten'e
qu: la (b troisime personne >> est toujours donne comme un
degr ngatif de la personne) tait un acte de tidlit .l'essence
du langage, puisque celui-ci tend naturellement vers sa propre
destruction. On comprend alors que le f< il p soit tme victoire sur
le frje $$, dans la mesure o il ralise un tat 2t la fois plus littraire
et plus absent. Toutefois la victoire est sans cesse compromise :
la convention littraire du > est ncessaire 2t l'amenuisement
de la personne, mais risque 2t chaque instant de l'encombrer d'une
paisseur inattizndue. La Littrature est com me le phosphore : elle
blille le plus au moment o elle tente de mourir. Mais comme
d'autre part, elle est un acte qui implique ncessairement la dure
-
surtout dans le Roman -, il n'y a jamais t'inalement de Roman
sans Belles-lwettres. Aussi la troisime personne du Roman est-
elle l'un des signes 1es plus obsdants de ce tragique de I'criture,
n au sicle dernier, lorsque, sous le poids de l'Histoire, la
Littrature s'est trouvc disjointe de la socit qui la consomme.
Entre la troisime personne de Balzac et celle de Flaubert, il y a
tout un monde (celui de 1848) : 1 une Histoire pre dans son
sm ctacle, mais cohrente et sre, le triomphe d'un ordre ; ici un
al4, qui, pour chapper , sa mauvaise conscience, charge la
convention ou tente de la dtnlire avec emportement. La moder-
nitl commence avec la recherche d'une Littrature impossible.
Ainsi l'on retrouve, dans le Roman, cet appareil 2t la fois
destructif et rsurrectionnel propre 21 tout l'art moderne. Ce qu'il
s'agit de dtruire, c'est la dure, c'est--dire la liaison ineffable
de l'existence : l'ordre, que ce soit celui du continu potique otl
celui des signes romanesqucs, celui de la terreur ou celui de la
vraisemblance, l'ordre est un meuftre intentionnel. M ais ce qui
reconquiert l'crivain, c'est encore la dure, car il est impossible
de dvelopper une ngation dans le temps, sans laborer un al't
positif, un ordre qui doit tre .nouveau dtruit. Aussi les plus
grandes uvres de la modernit s'anftent-elles le plus long-
temps possible, par une sorte de tenue miraculeuse, au seuil de
la Littrature, dans cet tat vestibulaire o l'paisseur de la vie
est donne, tire sans pourtant tre encore dtruite par le cou-
ronnement d'un ordre des signes : par exemple, il y a la premire
personne de Proust, dont toute l'uvre tient 2t un effort, prolong
et retard vers la Littrature. 11 y a Jean Cayrol qui n'accde
volontairement au Roman qu'au terme le plus tardif du soli-
loque, comme si l'acte litttjraire, suprmement ambigu, n'ac-
couchait d'une cration consacre par la socit qu'au moment
otl il a russi h.dtruire la densit existentielle d'une dure jus-
qu'alors sans signification.
Le Roman est une Mol4 ; il fait d: la vie un destin, du souve-
nir un acte utile, et de la dure un temps dirig et significatif.
Mais cette transformation ne peut s'accomplir qu'aux yeux de la
soci. t. C'est la socit qui impose le Roman, c'est--dire un
complexe de signes, comme transcendance et comme Histoire
d'une dure. C'est donc l'vidence de son intention, saisie
dans la clart des signes romanesques, que l'on reconnat le
pacte qui lie par toute la solennit de l'al't l'crivain . la socit.
Le pass simple et la troisime personne du Roman ne sont lien
d'autre que ce geste fatal par lequel l'crivain montre du doigt le
masque qu'il porte. Toute la Littrature peut dire ' 44 Iuarvatus
prodeo p, je m'avance en dtjsignant mon masque du doigt. Que
ce soit l'exprience inhumaine du pote, assumant la plus grave
des ruptures, celle du langage social, ou que ce soit le mensonge
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34 Le degr zro de l 'criture
crdible du rom ancier, la sincrit a ici besoin de signes faux
,
et
videmment faux, pour durer et pour tre consomme
.
Le pro-
duit, puis finalement la source de cette ambigut
,
c'est l'cri-
ture. Ce langage spcial, dont l'usage donne
l'dcrivain une
fonction glorieuse mais surveille
,
manifeste une sorte de servi-
tude invisible dans les premiers pas
,qui est le propre de toute
responsabilit : l'criture, libre ses dbuts, est finalement le
lien qui enchane l'crivain
une Histoire elle-mme encha-
ne : la socit le marque des signes bien clairs de l'art afin de
l'entraner plus srement dans sa propre alination
.
F a-t-il une criture potique .?
Aux temps classiques, la prose et la posie sont des grandeurs,
leur diffrence est mesurable ; elles ne sont ni plus ni moins
loignes que deux nombres diffrents, comme eux contigus,
mais autres par la diffrence mme de leur quantit. Si j'appelle
prose un discours minimum, vhicule le plus conomique de la
pense, et si j'appelle a, b, c, des attributs particuliers du lan-
gage, inutiles mais dcoratifs, tels que le mtre, la rime ou le
rituel des images, toute la surface des mots se logera dans la
double quation de M . Jourdain :
Posie = Prose + a + b + c
Prose = Posie - a - b - c
D'o il ressort videmment que la Posie est toujours diffrente
de la Prose. M ais cette diffrence n'est pas d'essence, elle est de
quantit. Elle n'attente donc pas 2t l'unit du langage, qui est un
dogme classique. On dose diffremment les faons de parler
selon les occasions sociales, ici, prose ou loquence, 1, posie
ou prciosit, tout un rituel mondain des expresslbns, mais
partout un seul langage, qui rflchit les catgories ternelles de
l'esplit. La posie classique n'tait sentie que comme une varia-
tion omementale de la Prose, le fruit d'un art (c'est--dire d'une
technique), jamais comme un langage diffrent ou comme le
produit d'une sensibilit particulire. Toute posie n'est alors
que l'quation dcorative, allusive ou charge, d'une prose
virtuelle qui gt en essence et en puissance dans n'importe quelle
faon de s'exprimer. 44 Potique >>, aux temps classiques, ne
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36 Le degr zro de /'tjkrrur.c
dsigne aucune tenduen aucune paisseur particulire du senti-
ment, aucune cohtc rence, aucun univers spar, mais seulement
l'intlexion d'une technique verbale
,
celle de
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38 Le degr zro de I'criture
gs en surface, selon 1es exigences d'une . conomie lgante ou
dcorative. On s'enchante de la formulation qui 1es assemble,
non de leur puissance ou de leur beaut propres.
Sans doute la parole classique n'atteint pas zt la perfection
fonctionnelle du rseau mathmatique : les rapports n'y sont pas
manifests par des signes spciaux, mais seulement par des acci-
dents de forme ou de disposition. C'est le retrait m. me des mots,
leur alignement, qui accomplit la nature relationnelle du dis-
cours classique ; uss dans un petit nombre de rapporls toujours
semblables, les mots classiques sont en route vers une algbre :
la figure rhtorique, le clich sont 1es instrum ents virtuels d'une
liaison ; ils ont perdu leur densit au profit d'un tat plus soli-
daire du discours ; ils oprent tt la faon des valences chimiques,
dessinant une aire verbale pleine de connexions symtriques,
d'toiles et de nuds d'o surgissent, sans jamais le repos d'un
tonnement, de nouvelles intentions de signification. Les par-
celles du discours classique ont h. peine livr leur sens qu'elles
deviennent des vhicules otl des annonces, transportant toujours
plus loin un sens qui ne veut se dposer au fond d'un mot, mais
s'tendre 2t la mesure d'un geste total d'intellection, c'est--dire
de communication.
Or la distorsion que Hugo a tent de faire subir 2t l'alexandrin,
qui est le plus relationnel de tous les mtres, contient dj tout
l'avenir de la posie moderne, puisqu'il s'agit d'anantir une
intention de rapports pour lui substituer une explosion de mots.
La posie moderne, en effet, puisqu'il faut l'opposer h.la posie
classique et toute prose, dtruit la nature spontanment fonc-
tionnelle du langage et n'en laisse subsister que 1es assises lexi-
cales. Elle ne garde des rappol'ts que leur mouvement, leur
musique, non leur vrit. Le Mot clate au-dessus d'une ligne de
rapports vids, la grammaire est dpourvue de sa finalit, elle
devient prosodie, elle n'est plus qu'une inflexion qui dure pour
prsenter le M ot. Les rapports ne sont pas 2t proprement parler
supplims, ils sont simplement des places gardes, ils sont une
parodie de rapports et ce nant est ncessaire car il faut que la
densit du Mot s'lve hors d'un enchantement vide, comme un
bruit et un signe sans fond, comme r< une fureur et un mystre p.
F a-t-il une criture potique ? 39
Dans le langage classique, ce sont les rapports qui mnent
le mot puis l'emportent aussitt vers un sens toujours projet ;
dans la posie moderne, les rapports ne sont qu'une extension
du mot, c'est le M ot qui est h, il est implant
comme une origine dans la prosodie des fonctions, entendues
mais absentes. lci 1es rapports fascinent, c'est le Mot qui nour-
rit et comble comme le dvoilement soudain d'une vrit ; dire
que cette vrit est d'ordre potique, c'est seulement dire que
le Mot potique ne peut jamais tre faux parce qu'il est total :
il brille d'une libert infinie et s'apprte . rayonner vers mille
rapports incertains et possibles. Les rapports fixes abolis, le
mot n'a plus qu'un projet vertical, il est comme un bloc, un
pilier qui plonge dans un total de sens, de rflexes et de rma-
nences : il est un signe debout. Le mot potique est ici un acte
sans pass imrfldiat, un acte sans entours, et qui ne propose
que l'ombre paisse des rflexes de toutes origines qui lui sont
attachs. Ainsi sous chaque Mot de la posie moderne gt une
sorte de gologie existentielle, o se rassemble le contenu
total du Nom, et non plus son contenu lectif com me dans la
prose et dans la posie classiques. Le M ot n'est plus dirig
l'avance par l'intention gnrale d'un discours socialis ; le
consommateur de posie, priv du guide des rapports slectifs,
dbouche sur le Mot, frontalement, et le reoit comme une
quantit absolue, accompagne de tous ses possibles. Le MOt
est ici encyclopdique, il contient simultanment toutes les
acceptions parmi lesquelles un discours relationnel lui aurait
impos de choisir. 11 accomplit donc un tat qui n'est possible
que dans le dictionnaire ou dans la posie, l o le nom peut
vivre priv de son article, amen . une sorte d'tat zro, gros
.la fois de toutes 1es spcifications passes et futures. Le Mot
a ici une forme gnrique, il est une catgorie. Chaque mot
potique est ainsi un objet inattendu, une bote de Pandore
d'o s'envolent toutes 1es virtualits du langage ; il est donc
produit et consomm avec une curiosit particulire, une sorte
de gourmandise Sacre. Cette Faim du M ot, commune . toute
la posie moderne, fait de la parole potique une parole
terrible et inhumaine. Elle institue un discours plein de trous
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40 Le degr zro de l'criture
et plein de lumires, plein d'absences et de signes surnour-
rissants, sans prvision ni permanence d'intention et par l
si oppos .la fonction sociale du langage, que le simple
recours .une parole discontinue ouvre la voie de toutes les
Surnatures.
Que signifie en effet l'conomie rationnelle du langage clas-
sique sinon que la Nature est pleine, possdable, sans fuite et
sans ombre, tout entire soumise aux rets de la parole ? Le lan-
gage classique se rduit toujours tt un continu persuasif, il pos-
tule le dialogue, il institue un univers o 1es hommes ne sont pas
seuls, o les mots n'ont jamais le poids terrible des choses, o la
parole est toujours la rencontre d'autrui. Le langage classique est
porteur d'euphorie parce que c'est un langage immdiatement
social. 11 n'y a aucun genre, aucun crit classique qui ne se
suppose une consommation collective et comme parle ; l'art
littraire classique est un objet qui circule entre personnes
assembles par la classe, c'est un produit conu pour la trans-
mission orale, pour une consommation rgle selon les contin-
gences mondaines : c'est essentiellement un langage parl, en
dpit de sa codification svre.
On a vu qu'au contraire la posie moderne dtruisait les rap-
ports du langage et ramenait le discours . des stations de mots.
Cela implique un renversement dans la connaissance de la
Nature. Le discontinu du nouveau langage potique institue une
Nature interrompue qui ne se rvle que par blocs. Au moment
mme o le retrait des fonctions fait la nuit sur 1es liaisons du
monde, l'objet prend dans le discours une place exhausse :la
posie moderne est une posie objective. La Nature y devient un
discontinu d'objets solitaires et terribles, parce qu'ils n'ont que
des liaisons virtuelles ; personne ne choisit pour eux un sens
privilgi ou un emploi ou un service, personne ne leur impose
une hirarchie, personne ne les rduit 2t la signification d'un
comportement mental ou d'une intention, c'est--dire finale-
ment d'une tendresse. L'clatement du mot potique institue
alors un objet absolu ; la Nature devient une succession de
F a-t-il une criture potique ? 41
verticalits, l'objet se dresse tout d'un coup, empli de tous ses
possibles : il ne peut que jalonner un monde non combl et par
l rflme tenible. Ces mots-objets sans liaison, pars de toute la
violence de lcur clatement, dont la vibration purement mdca-
nique touche trangcment le mot suivant mais s'teint aussitt,
ces mots potiques excluent les hommes : il n'y a pas d'huma-
nisme potique de la modernit : ce discours debout est un dis-
cours plein de terreur, c'est--dire qu'il met l'homme en liaison
non pas avec les autres hommes, mais avec 1es images les plus
inhumaines de la Nature ; le ciel, l'enfer, le sacre, l'enfance, la
folie, la matire pure, etc.
X ce moment-l, on peut difficilement parler d'une criture
potique, car il s'agit d'un langage dont la violence d'autonomie
dtruit toute porte thique. Le geste oral vise ici .modifier la
Nature, il est une dmiurgie ; il n'est pas une attitude de
conscience mais un acte de coercition. Tel est du moins le lan-
gage des potes modernes qui vontjusqu'au bout de leur dessein
et assunlent la Posie, non coml'e un exercice spirituel, un tat
d'me ou une mise en position, mais comme la splendeur et la
fracheur d'un langage rv. Pour ces potes-l, il est aussi vain
de parler d'criture que de sentiment potique. La posie
moderne, dans son absolu, chez un Char, par exemple, est
au-del de ce ton diffus, de cette aura plf, cieuse qui sont bien,
eux, une criture, et qu'on appelle ordinairement sentiment po-
tique. 11 n'y a pas d'objection h.parler d'une criture potique
propos des classiques et de leurs pigones, ou encore de la prose
potique dans le got des Nourritures terrestres, o la Posie est
vritablement une certaine thique du langage. L'criture, ici
comme l, absorbe le style, et on peut imaginer que, pour 1es
hommes du xvlle sicle, il n'tait pas facile d'tablir une diff-
rence immdiate, et suftout d'ordre potique, entre Racine et
Pradon, tout comme il n'est pas facile pour un lecteur moderne
dejuger ces potes contemporains qui usent de la mme criture
potique, uniforme et indcise, parce que pour eux la Posie est
un climat, c'est--dire essentiellement une convention du lan-
gage. M ais lorsque le langage potique met radicalement la
Nature en question, par le seul effet de sa structure, sans recou-
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42 f
z degr zro de l'criture
rir au contenu du discours et sans s'anfter au relais d'une ido
logie, il n'y a plus d'criture
,
il n'y a que des styles
. travers
lesquels l'homme se retourne compltement et affronte le
monde objectif sans passer par aucune des figures de l'Histoire
()u de la sociabilit.
Deuxime partie
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Triomphe et rupture
de I'criture bourgeoise
11 y a, dans la Littrature prclassique, l'apparence d'une plu-
ralit des critures . mais cette varit semble bien moins grande
si l'on pose ces problmes de langage en termes de structure, et
non plus en termes d'art. Esthtiquement, le xvle sicle et le
dbut du xvlle sicle montrent un foisonnement assez libre des
langages littraires, parce que 1es hommes sont encore engags
dans une connaissance de la Nature et non dans une expression
de l'essence humaine ; 2t ce titre l'criture encyclopdique de
Rabelais, ou l'cliture prcieuse de Corneille - pour ne donner
que des moments typiques - ont pour forme commune un lan-
gage o l'ornement n'est pas encore rituel, mais constitue en soi
un procd d'investigation appliqu . toute l'tendue du monde.
C'est ce qui donne 2t cette criture prclassique l'allure mme de
la nuance et l'euphorie d'une libert. Pour un lecteur moderne,
l'impression de valit est d'autant plus forte que la langue
parat encore essayer des structures instables et qu'elle n'a pas
fix dsnitivement l'esplit de sa syntaxe et les lois d'accroisse-
ment de son vocabulaire. Pour reprendre la distinction entre
r4 langue p et f< criture )h, on peut dire que jusque vers 1650, la
Littrature franaise n'avait pas encore dpass une problma-
tique de la langue, et que par l mme elle ignorait encore l'cri-
ture. En effet, tant que la langue hsite sur sa structure mme,
une morale du langage est impossible ; l'criture n'apparat
qu'au moment o la langue, constitue nationalement, devient
une sorte de ngativit, un holizon qui spare ce qui est dfendu
et ce qui est perlnis, sans plus s'interroger sur les origines ou sur
1es justifications de ce tabou. En crant une raison intemporelle
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46 Le devqr zro de l'criture
de la langue, 1es grammairiens classiques ont dbarrass les
Franais de tout problme lingtlistique, et cette langue pure est
devenue une criture, c'est--dire une valeur de langage, donne
immdiatement comme universelle en vertu mme des conjonc-
tures historiqtles.
La diversit des fx genres $$ et le mouvement des styles .l'in-
trieur du dogme classique sont des donnes esthtiques, non de
structure ; ni l'une ni l'autre ne doivent faire illusion : c'est bien
d'une criture unique, 21 la fois instrumentale et ornementale,
que la socit franaise a dispos. pendant tout le temps o?.
l idologie bourgeoise a conquis et triomph. Ecriture instru-
mentale, puisque la forme tait suppose au service du fond,
comme une (jquation algbrique est au service d'un acte opra-
toire ; ornementale, puisque cet instrument tait dcor d'acci-
dents extrieurs zt sa fonction emprunts sans honte . la
Tradition, c'est--dire que cette criture bourgeoise, reprise par
des crivains diffrents, ne provoqtlait jamais le dgot de son
hrdit, n'tant qu'un dcor heureux sur lequel s'enlevait l'acte
de la pense. Sans doute 1es crivains classiques ont-ils connu,
eux aussi, une problmatique de la formes mais le dbat ne por-
tait nullement sur la varit et le sens des critures, encore moins
sur la structure du langage ; seule la rhtorique tait en cause,
c'est--dire l'ordre du discours pens selon une f'in de persua-
sion. A la singularit de l'criture bourgeoise correspondait donc
la pluralit des rhtoriques ; inversement, c'est au m oment
mme o 1es traits de rhtorique ont cess d'intresser, vers le
milieu du xlxe sicle, que l'criture classique a cess d'tre uni-
verselle et que les critures modernes sont nes.
Cette criture classique est videmment une criture de
classe. Ne au xvlle sicle dans le groupe qui se tenait direc-
tement autour du pouvoir, forme . coups de dcisions dogma-
tiques, pure rapidement de tous les procds grammaticaux
qu'avait pu laborer la subjectivit spontane de l'homme popu-
laire, et dresse au contraire lt un travail de dfinition, l'criture
bourgeoise a d'abord t donne, avec le cynisme habituel aux
premiers triomphes politiques, comme la langue d'une classe
minoritaire et privilgie ; en 1647, Vaugelas recommandc
Triomphe et rupture de l 'criture bourgeoise 47
l'criture classique comme un tat de fait, non de droit ; la clart
n'est encore que l'usage de la cour. En 1660, au contraire, dans
la grammaire de Port-lkoyal par exemple, la langue classique est
revtue des caractres de l'universel, la clart devient une
valeur. En fait, la clallf est un attribut purement rhtorique, elle
n'est pas une qualit gnrale du langage, possible dans tous les
temps et dans tous les lieux, mais seulement l'appendice idal
d'un certain discours, celui-l mme qui est soumis .une inten-
tion permanente de persuasion. C'est parce que la prbour-
geoisie des temps monarchiques et la bourgeoisie des temps
post-rvolutionnaires, usant d'une mme criture, ont dvelopp
une mythologie essentialiste de l'homme, que l'criture clas-
sique, une et universelle, a abandonn tout tremblement au profit
d'un continu dont chaque parcelle tait choix, c'est--dire limi-
nation radicale de tout possible du langage. L'autorit m litique,
le dogmatisme de l'Esprit, et l'unit du langage classique sont
donc 1es figures d'un mme mouvement historique.
Aussi n'y a-t-il pas .s'tonner que la Rvolution n'ait lien
chang . l'criture bourgeoise, et qu'il n'y ait qu'une diffrence
fol4 mince entre l'criture d'un Fnelon et celle d'un M rime.
C'est que l'idologie bourgeoise a dur, exempte de fissure, jus-
qu'en 1848 sans s'branler le moins du monde au passage d'une
rvolution qui donnait la bourgeoisie le pouvoir politique et
social, nullement le pouvoir intellectuel, qu'elle dtenait depuis
longtemps dj. De Laclos h.Stendhal, l'criture bourgeoise n'a
eu qu' se reprendre et . se continuer par-dessus la courte
vacance des troubles. Et la rvolution romantique, si nominale-
ment attache h.troubler la forme, a sagement conserv l'criture
de son idologie. Un peu de lestjet mlangeant 1es genres et les
mots lui a permis de prserver l'essentiel du langage classique,
l'instrumentalit : sans doute un instlument qui prend de plus en
plus de y (notamment chez Chateaubriand), mais
enfin un instrument utilis sans hauteur et ignorant toute solitude
du langage. Seul Hugo, en tirant des dimensions charnelles de sa
dure et de son espace, une thmatique verbale particulire, qui
ne pouvait plus se lire dans la perspective d'une tradition, mais
seulement par rfrence h.l'envers formidable de sa propre exis-
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L,e deqr zro de l 'criture
tence, seul Hugo, par le poids de son style, a pu faire pression
sur l'criture classique et l'amener 2t la veille d'un clatement.
Aussi le mpfis de Hugo cautionnc-t-il toul'ours la mme mytho-
Iogie formelle, h. l'abri de quoi c'est toujours la mme criture
dix-huitimiste, tmoin des fastes bourgeois, qui reste la norme
du franais de bon aloi, ce langage bien clos, spar de la socit
par toute l'paisseur du mythe littraire, sorte d'criture sacre
reprise indiffremment par l0s crivains les plus diffrents zt titre
de 1oi austre ou de plaisir gourmand, tabemacle de ce mystre
prestigieux : la Littrature franaise.
Or, 1es ann. es situes alentour 1850 amnent la conjonction
de trois grands faits historiques nouveaux : le rcnversement de la
dmographie europenne ; la substitution de l'industrie mtal-
lurgique .l'industrie tcxtile, c'est--dire la naissance du capita-
lisme moderne ; la scession (consomme par les journes de
juin 48) de la socit franaise en trois classes ennemies, c'est-
-dire la ruine dfinitive des illusions du libralismc. Ces
conjonctures jettent la bourgeoisie dans une situation historique
nouvelle. Jusqu'alors. c'tait l'idologie bourgeoise qui donnait
elle-mme la mesure de l'universel, le renplissant sans contes-
tation ; l'clivain bourgeois, seul juge du malheur des autres
hommes, n'ayant en face de lui aucun autrui pour le regarder,
n'tait pas dchir cntre sa condition sociale et sa vocation intel-
lectuelle. Dornavant, cette mme idologie n'apparat plus que
comme tlne idologie parmi d'autres possibles ; l'universel 1ui
chappe, elle ne peut se dpasser qu'en se condamnant ' l'cri-
vain devient la proie d'une ambigut, puisque sa conscience ne
recouvre plus exactement sa condition. Ainsi nat un tragique de
la Littrature.
C'est alors que 1es critures commencent .se multiplier.
Chacune dsormais, la travaille, la populiste, la neutre, la
parle, se veut l'acte initial par lequel l'crivain assume ou
abhorre sa condition bourgeoise. Chacune est une tentative de
rponse . cette problmatique orphenne de la Forme moderne :
des clivains sans littrature. Depuis cent ans, Flaubert,
Triomphe et Kup/urc de I'criture bourgeoise 49
Mallarm, Rimbaud, 1es Goncourt, 1es sunfalistes, Queneau,
Sartre, Blanchot ou Camus, ont dessin - dessinent encore -
certaines voies d'intgration, d'clatement ou de naturalisation
du langage littraire ; mais l'enjeu, ce n'est pas telle aventure de
la forme, telle russite du travail rhtorique ou telle audace du
vocabulaire. Chaque fois que l'crivain trace un complexe de
mots, c'est l'existence l'me de la Littrature qui est mise en
question ; ce que la modernit donne .lire dans la pluralit de
ses critures, c'est l'impasse de sa propre Histoire.
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L'artisanat du A'/y/c
L'artisanat du s'ryftr 51
(debout devant son pupitre comme devant un tabli), forment
une sorte de compagnonnage des Lettres franaises, o le labeur
de la forme constitue le signe et la proprit d'une corporation.
Cette valeur-travail remplace un peu la valeur-gnie ; on met une
sorte de coquetterie h. dire qu'on travaille beaucoup et trs long-
temps sa forme ; il se cre mme parfois une prciosit de la
concision (travailler une matire, c'est en gnral en retrancher),
bien oppose . la grande prciosit baroque (celle de Corneille
par exemple) ; l'une exprime une connaissance de la Nature qui
entrane un largissement du langage ; l'autre, cherchant zt pro-
duire un style littraire aristocratique, installe les conditions
d'une crise historique, qui s'ouvrira lejour o une tinalit esth-
tique ne suftira plus 2t justifier la convention de ce langage ana-
chronique, c'est--dire le jour o l'Histoire aura amen une
disjonction vidente entre la vocation sociale de l'crivain et
l'instrument qui lui est transmis par la Tradition.
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Le Jtwrf zro de l 'kriture
qui, loin des normes de l'loquence parle, touche un sixime
sens, purement littraire, intrieur aux producteurs et aux
consommateurs de la Littrature. Et d'autre part
ce code du
travail littraire, cette somme d'exercices relatifs au labeur de
l'criture soutiennent une sagesse, si l'on veut
,
et aussi une
tristesse, une franchise, puisque l'art flaubertien s'avance en
montrant son masque du doigt, Cette coditication grgorienne
du langage littraire visait, sinon 2t rconcilier 1'.crivain avec
une condition universelle, du moins 2t 1ui donner la responsa-
bilit de sa forme, faire de l'criture qui lui tait livre par
l'Histoire, un art, c'est--dire une convention claire
,
un pacte
sincre qui permette zt l'homme de prendre une situation fami-
lire dans une nature encore disparate
.
L'crivain donne .la
socit un al't dclar, visible 21 tous dans ses normes, et en
change la socit peut acceptcr l'crivain.Te1 Baudelaire tenait
2t rattacher l'admirable prosasme de sa posic Gautier
comme
2t une sorte de ftiche de la forme travaille, situe sans doute
hors du pragmatisme de l'activit bourgeoise, et pourtant ins-
re dans un ordre dtz travaux familiers
contrle par une socit
qui reconnaissait en elle, non s:s rves
,
mais ses mthodes.
Puisque la Littrature ne pouvait tre vaincue partir d'elle-
mme, ne valait-il pas mieux l'acceptcr ouvertement
,
et,
condamn 2t ce bagne littraire, y accomplir 4: du bon travail p 9
Aussi la flaubertisation de 1' criture cst-elle le rachat gnral des
crivains, soit qtle 1es moins exigeants s'y laissent allcr sans pro-
blme, soit que 1es plus purs y retournent comme 2t la reconnais-
sance d'une condition fatalc.
#
Ecriture et rvolution
L'artisanat du style a produit une sous-criture, drive de
Flaubert, mais adapte aux desseins de l'cole naturaliste. Cette
criture de Maupassant, de Zola et de Daudet, qu'on pourrait
appeler l'criture raliste, est un combinat des signes formels de
la Littrature (pass simple, style indirect, rythme crit) et des
signes non moins formels du ralisme (pices rapportes du lan-
gage populaire, mots forts, dialectaux, etc,), en sorte qu'aucune
criture n'est plus artificielle que celle qui a prtendu dpeindre
au plus prs la Nature. Sans doute l'chec n'est-il pas seulement
au niveau de la forme tflafs aussi de la thorie : il y a dans
l'esthtique naturaliste une convention du rel comme il y a une
fabrication de l'criture. Le paradoxe, c'est que l'humiliation
des sujets n'a pas du tout entran un retrait de la forme.
L'criture neutre est un fait tardif, elle ne sera invente que bien
aprs le ralisme, par des auteurs com me Camus, moins sous
J'effet d'une esthtique du refuge que par la recherche d'une
criture enfin innocente. L'criture raliste est loin d'tre neutre,
elle est au contraire charge des signes les plus spectactllaires de
la fabrication.
Ainsi, en se dgradant, en abandonnant l'exigence d'une
Nature verbale franchement trangre au rdel, sans cependant
prtendre retrouver le langage de la Nature sociale - comme le
fera Queneau - l'cole naturaliste a produit paradoxalement un
art mcanique qui a signifi la convention littraire avec une
ostentation inconnuejusqu'alors.L'criture flaubertienne labo-
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54 fzc degr zro de l'criture
rait peu h. peu un enchantement, il est encore possible de se
perdre dans une lecture de Flaubel't comme dans une nature
pleine de voix secondes otl les signes persuadent bien plus qu'ils
n'expriment ; l'criture raliste, elle, ne peutjamais colwaindre ;
elle est condamne .seulement dpeindre, en vertu de ce dogme
dualiste qui veut qu'il n'y ait jamais qu'une seule forme opti-
male pour rr exprimer >> une ralit inefte comme un objet, sur
laquelle l'crivain n'aurait de pouvoir que par son al't d'accom-
moder 1es signes.
Ces auteurs sans style - M aupassant, Zola, Daudet et leurs
pigones - ont pratiqu une criture qui fut pour eux le refuge et
l'exposition des oprations artisanales qu'ils croyaient avoir
chasses d'une esthtique purement passive. On connat 1es
dclarations de Maugassant sur le travail de la forme, et tous les
procds nafs de l'Ecole, grce auxquels la phrase naturelle est
transforme en une phrase artificielle destine tmoigner de sa
tinalit purement littraire, c'est--dire, ici, du travail qu'elle a
cot. On sait que dans la stylistique de M aupassant, l'intention
d'art est rsen'e la syntaxe, le lexique doit rester en dezt de la
Littrature. Bien crire - dsormais seul signe du fait littraire -
c'est navement changer un complment de place, c'est mettre
un mot rr en valeur n, en croyant obtenir par 1 un rythme
> On voit
qu'ici rien n'est donn sans mtaphore, car il faut signaler lour-
dement au lecteur que
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Ce jeune jargon, c'est celui de Cathos et de
Maydelon.
Evidemment, il faut faire la part de la mdiocrit ; dans le cas
de Garaudy, elle est immense. Chez Andr Stil, on trouvera des
procds beaucoup plus discrets, qui n'. chappent cependant pas
aux rgles de l'criture artistico-raliste. lci la mtaphore ne se
prtend pas plus qu'un clich 21 peu prs compltement intgr
dans le langage rel, et signalant la Littrature sans grands frais :
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L'criture et le silence
L'criture artisanale, place .l'intlieur du patrimoine bour-
geois, ne drange aucun ordre ; priv d'autres combats, l'cri-
vain possde une passion qui suffit h. le justifier : l'enfantement
de la fonme. S'il renonce zt la libration d'un nouveau langage
littraire, il peut au moins renchrir sur l'ancien, le charger d'in-
tentions, de prciosits, de splendeurs, d'archasmes, crer une
langue riche et mortelle. Cette grande criture traditionnelle,
celle de Gide, de Valry, de Montherlant, de Breton mme,
signifie que la forme, dans sa lourdeur, dans son drap excep-
tionnel, est une valeur transcendante .l'Histoire, comme peut
l'tre le langage rituel des prtres.
Cette cliture sacre, d'autres crivains ont pens qu'ils ne
pouvaient l'exorciser qu'en la disloquant ; ils ont alors min le
langage littraire, ils ont fait clater . ehaque nstant la coque
renaissante des clichs, des habitudes, du pass formel de l'cri-
vain ; dans le chaos des formes, dans le dsert des mots, ils ont
pens atteindre un objet absolument priv d'Histoire, retrouver
la fracheur d'un tat neuf du langage. M ais ces perturbations
finissent par creuser leurs propres ornires, par crer leurs
propres lois. Les Belles-lwettres menacent tout langage qui n'est
pas purement fond sur la parole sociale. Fuyant toujours plus en
avant une syntaxe du dsordre, la dsintgration du langage ne
peut conduire qu' un silence de l'criture. L'agraphie terminale
de Rimbaud ou de certains sunfalistes - tombs par l mme
dans l'oubli -, ce sabordage bouleversant de la Littrature,
enseigne que, pour certains crivains, le langage, premire et
dernire issue du m ythe littraire, recompose finalement ce qu'il
prtendait fuir, qu'il n'y a pas d'criture qui se soutienne rvo-
lutionnaire, et que tout silence de la forme n'chappe . l'impos-
ture que par un mutisme complet. Mallarm, sorte de Hamlet de
l'criture, exprime bien ce moment fragile de l'Histoire, o le
langage littraire ne se soutient que pour mieux chanter sa
ncessit de mourir. L'agraphie typographique de Mallarm
veut crer autour des mots rarfis une zone vide dans laquelle
la parole, libre de ses harmonies sociales et coupables, ne
rsonne heureusement pltls. Le vocable, dissoci de la gangue
des clichs habituels, des rflexes techniques de l'crivain, est
alors pleinement irresponsable de tous les contextes possibles ' il
s'approche d'un acte bref, singulier, dont la matit affirme une
solitude, donc une innocence. Cet al-t a la structure mme du
suicide : le silence y est un temps potique homogne qui coince
entre deux couches et fait clater le mot moins comme le
lambeau d'un cryptogramme que comme une lumire, un vide,
un meurtre, une libert. (On sait tout ce que cette hypothse d'un
Mallal'm meurtlier du langage doit . Maurice Blanchot.) Ce
langage mallanmen, c'est Orphe qui ne peut sauver ce qu'il
aime qu'en y renonant, et qui se retourne tout de mme un peu ;
c'est la Littrature amene aux portes de la Terre promise, c'est-
-dire aux portes d'un monde sans littrature, dont ce serait
pourtant aux crivains . porter tmoignage.
Dans ce mme effort de dgagement du langage littraire,
voici une autre solution : crer une criture blanche, libre de
toute servitude 2t un ordre marqu du langage. Une comparaison
empnmte . la linguistique rendra peut-tre assez bien compte
de ce fait nouveau : on sait que certains linguistes tablissent
entre les deux termes d'une polarit (singulier-pluriel, prtrit-
prsent), l'existence d'un troisime terme, terme neutre ou
terme-zro ; ainsi entre 1es modes subjonctif et impratif, l'indi-
catif leur apparat comme une forme amodale. Toutes propor-
tions gardes, l'criture au degr zro est au fond une criture
indicative, ou si l'on veut amodale ; il serait juste de dire que
c'est une criture dejournaliste, si prcisment lejournalisme ne
60 Le Jtwrtj zro de l'criture
L 'criture et Ie -q-I'Jc,'c't?
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dveloppait en gnral des formes optatives ou impratives
(c'est--dire pathtiques). La nouvelle criture neutre se place au
milieu de ces cris et de ces jugements, sans pal-ticiper zt aucun
d'eux ; elle est faite prcisment de leur absence ; mais cette
absence est totale, elle n'implique aucun refuge, aucun secret ;
on ne peut donc dire que c'est une criture impassible ; c'est plu-
tt une criture innocente. 11 s'agit de dpasser ici la Littrature
en se confiant 2t une softe de langue basique, galement loigne
des langages vivants et du langage littraire proprement dit.
Cette parole transparente, inaugulfe par L'ftranger de Camus,
accomplit un style de l'absence qui est presque une absence
idale du style ; l'criture se rduit alors 2t une sorte de mode
ngatif dans lequel les caractres sociaux ou mythiques d'un
langage s'abolissent au protit d'un tat neutre et inerte de la
forme ; la pense garde ainsi toute sa responsabilit, sans se
recouvrir d'un engagement accessoire de la forme dans une
Histoire qui ne lui appartient pas. Si l'criture de Flaubert
contient une Loi, si celle de Mallarm postule un silence, si
d'autres, celles de Proust, de Cline, de Queneau, de Prvert,
chacune .sa manire, se fondent sur l'existence d'une nature
sociale, si toutes ces critures impliquent une opacit de la
forme, supposent une problmatique du langage et de la socit,
tablissant la parole comme un objet qui doit tre trait par un
artisan, un magicien ou un scripteur, mais non par un intellec-
tuel, l'criture neutre retrouve rellement la condition premire
de l'art classique : l'instrumentalit. M ais cette fois, l'instrument
formel n'est plus au service d'une idologie tliomphante ; il est
le mode d'une situation nouvelle de l'crivain, il est la faon
d'exister d'un silence ; il perd volontairement tout recours h.
l'lgance ou . l'ornementation, car ces deux dimensions intro-
duiraient . nouveau dans l'criture, le Temps, c'est--dire une
puissance drivante, porteuse d'Histoire. Si l'criture est vrai-
ment neutre, si le langage. au lieu d'tre un acte encombrant et
indomptable, parvient .l'tat d'une quation pure, n'ayant pas
plus d'paisseur qu'une algbre en face du creux de l'homme,
alors la Littrature est vaincue, la problmatique humaine est
dcouverte et livre sans couleur, l'crivain est sans retour un
honnte homme. M alheureusement rien n'est plus infidle
qu'une eriture blanche ; les automatismes s'laborent l'en-
droit mme o se trouvait d'abord une libert, un rseau de
formes durcies serre de plus en plus la fracheur premire du
discours, une criture renat .la place d'un langage indfini.
L'crivain, accdant au classique, devient l'pigone de sa cra-
tion primitive, la socit fait de son criture une manire et le
renvoie prisonnier de ses propres mythes formels.
L 'criture et la parole 63
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L'criture et Ia parole
11 y a un peu plus de cent ans, les crivains ignoraient gnra-
lement qu'il existt plusieurs faons - et fort diffrentes - de
parler le franais. Vers l 830, au moment o la bourgeoisie,
bonne enfant, se divertit de tout ce qui se trouve en limite de sa
propre surface, c'est--dire dans la portion exigu de la socit
qu'elle donne h. partager aux bohmes, aux concierges et aux
voleurs, on commena d'insrer dans le langage littraire pro-
prement dit quelques pices rapportes, empruntes aux lan-
gages infrieurs, pourvu qu'ils fussent bien excentriques (sans
quoi i1s auraient t menaants). Ces jargons pittoresques dco-
raient la Littrature sans menacer sa structure. Balzac, Sue,
M onnier, Hugo se plurent zt restituer quelques formes bien aber-
rantes de la prononciation et du vocabulaire ; argot des voleurs,
patois paysan, jargon allemand, langage concierge. Mais ce lan-
gage social, sorte de vtement thtral accroch 2t une essence,
n'engageait jamais la totalit de celui qui le parlait ; les passions
continuaient de fonctionner au-dessus de la parole.
11 fallut peut-tre attendre Proust pour que l'crivain confon-
dt entirement certains hommes avec leur langage, et ne donnt
ses cratures que sous les pures espces, sous le volume dense et
color de leur parole. Alors que 1es cratures balzaciennes, par
exemple, se rduisent facilement aux rapports de force de la
socit dont elles forment comme les relais algbliques, un per-
sonnage proustien, lui, se condense dans l'opacit d'un langage
particulier, et, c'est 2t ce nivcau que s'intgre et s'ordonne
rellement toute sa situation historique : sa profession, sa
classe, sa fortune, son hlfdit, sa biologie. Ainsi, la Littrature
commence ,connatre la socit comme une Nature dont elle
pourrait peut-tre reproduire les phnomnes. Pendant ces
moments o l'crivain suit 1es langages rellement parls, non
plus h.titre pittoresque, mais comme des objets essentiels qui
puisent tout le contenu de la socit, l'criture prend pour lieu
de ses rflexes la parole relle des hommes ; la littrature n'est
plus un orgueil ou refuge, elle commence 2t devenir un acte
lucide d'information, comme s'il lui fallait d'abord apprendre en
le reproduisant le dtail de la disparit sociale ; elle s'assigne de
rendre un compte immdiat, pralable 2t tout autre message, de la
situation des hommes murs dans la langue de leur classe, de leur
rgion, de leur profession, de leur hrdit ou de leur histoire.
h ce titre, le langage littraire fond sur la parole sociale ne
se dbarrasse jamais d'une vertu descriptive qui le limite,
puisque l'universalit d'une langue - dans l'tat actuel de la
socit - est un fait d'audition, nullement d'locution : l'int-
rieur d'une norme nationale comme le franais, les parlers diff-
rent de groupe h. groupe, et chaque homme est prisonnier de son
langage : hors de sa classe, le premier mot le signale, le situe
entirement et l'affiche avec toute son histoire. L'homme est
offert, livr par son langage, trahi par une vrit formelle qui
chappe ,ses mensonges intresss ou gnreux. La diversit
des langages fonctionne donc comme une Ncessit, et c'est
pour cela qu'elle fonde un tragique.
Aussi la restitution du langage parl, imagin d'abord dans le
mimtisme amus du pittoresque, a-t-elle fini par exprimer tout
le contenu de la contradiction sociale : dans l'uvre de Cline,
par exemplc, l'criture n'est pas au service d'une pense,
comme un dcor raliste russi, qui seraitjuxtapos h.la peinture
d'une sous-classe sociale ; elle reprsente vraiment la plonge de
l'clivain dans l'opacit poisseuse de la condition qu'il dcrit.
Sans doute s'agit-il toujours d'une expression, et la Littrature
n'est pas dpasse. M ais il faut convenir que de tous les moyens
de descrltion (puisque jusqu' prsent la Littrature s'est sur-
tout voulue cela), l'apprhension d'un langage rel est pour
64 H? degr ctjr/ de l 'kriture
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(4'yjy
l'crivain l'acte littraire le plus humain. Et toute une partie de
la Littrature moderne est traverse par les lambeaux plus ou
moins plfcis de ce rve : un langage littraire qui aurait rejoint
la naturalit des langages sociaux. (ll suffit de penser aux dia-
logues romanesques de Sartre pour donner un exemple rcent et
connu.) Mais quelle que soit la russite de ces peintures, elles ne
sontjamais que des reproductions, des sortes d'airs encadrs par
de longs rcitatifs d'une criture entirement conventionnelle.
Queneau a voulu prcisment montrer que la contamination
parle du discours clit tait possible dans toutes ses parties et,
chez lui, la socialisation du langage littraire saisit . la fois
toutes les couches de l'cliture : la graphies le lexique - et ce qui
est plus important quoique moins spectaculaire -, le dbit. fvi-
demment, cette criture de Queneau ne se situe pas en dehors de
la Littrature, puisque, toujours consomme par une partie res-
treinte de la socit, elle ne porte pas une universalit, mais
seulement une exprience et un divertissement. Du moins, pour
la premire fois, ce n'est pas l'cliture qui est littraire ; la
Littrature est repousstje de la Forme : elle n'est plus qu'une
catgorie ; c'est la Littrature qui est ironie, le langage consti-
tuant ici l'exprience profonde. Ou plutt, la Littrature est
ramene ouvertement . une problmatique du langage ; effecti-
vement elle ne peut plus tre que cela.
On voit se dessiner par l l'aire possible d'un nouvel huma-
nisme : . la suspicion gnrale qui atteint le langage tout au long
de la littrature moderne, se substituerait une rconciliation du
verbe de l'crivain et du verbe des hommes. C'est seulement
alors, que l'crivain pourrait se dire entirement engag, lorsque
sa libellf potique se placerait 2t l'intlieur d'une condition ver-
bale dont 1es limites seraient celles de la socit et non celles
d'une convention ou d'un public : autrement l'engagement res-
tera toujours nominal ; il pourra assumer le salut d'une
conscience, mais non fonder une action. C'est parce qu'il n'y a
pas de pense sans langage que la Fonne est la premire et la der-
nire instance de la responsabilit littraire, et c'est parce que la
socit n'est pas rconcilie que le langage, ncessaire et nces-
sairement dirig, institue pour l'crivain une condition dchire.
L'utopie du Iangage
La multiplication des critures est un fait moderne qui oblige
l'crivain 2t un choix, fait de la forme une conduite et provoque
une thique de l'criture. X toutes 1es dimensions qui dessinaient
la cration littraire, s'ajoute dsormais une nouvelle profon-
deur, la forme constituant elle seule une sorte de mcanisme
parasitaire de la fonction intellectuelle. L'criture moderne est
un vritable organisme indpendant qui crot autour de l'acte
littraire, le dcore d'une valeur - trangre 2t son intention, l'en-
gage continuellement dans un double mode d'existence, et
superpose au contenu des mots, des signes opaques qui portent
en eux une histoire, une compromission ou une rdemption
secondes, de sorte qu' la situation de la pense, se mle un des-
tin supplmentaire, souvent divergent, toujours encombrant, de
la forme.
Or cette fatalit du signe littraire, qui fait qu'un crivain ne
peut tracer un mot sans prendre la pose particulire d'un langage
dmod, anarchique ou imit, de toute manire conventionnel et
inhumain, fonctionne prcisment au moment o la Littrature,
abolissant de plus en plus sa condition de mythe bourgeois, est
requise, par les travaux ou 1es tmoignages d'un humanisme qui
a enfin intgr l'Histoire dans son image de l'homme. Aussi 1es
anciennes catgories littraires, vides dans 1es meilleurs cas de
leur contenu traditionnel, qui tait l'expression d'une essence
intemporelle de l'homme, ne tiennent plus t-inalement que par
une forme spcifique, un ordre lexical ou syntaxique, un langage
pour tout dire : c'est l'criture qui absorbe dsormais toute
l'identit littraire d'un ouvrage. Un roman de Sartre n'est
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7/24/2019 [Roland Barthes] Le Degr Zro de l'criture(BookZZ.org)
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rom an que par fidlit .un certain ton rcit, d'ailleurs inter-
mittent, dont 1es normes ont t tablies au cours de toute une
gologie antlieure du roman ; en fait, c'est l'criture du rcita-
tif, et non son contenu, qui fait rintgrer au roman sartrien la
catgorie des Belles-tzettres. Bien plus, lorsque Sartre essaye de
briser la dure romanesque, et ddouble son rcit pour exprimer
l'ubiquit du rel (dans fvc Sursisj, c'est l'criture nanfe qui
recompose au-dessus de la simultanit des vnements, un
Temps unique et homogne, celui du Narrateur, dont la voix par-
ticulire, dfinie par des accents bien reconnaissables, encombre
le dvoilement de l'Histoire d'une unit parasite, et donne au
roman l'ambigut d'un tmoignage qui est peut-tre faux.
On voit par l qu'un chef-d'uvre moderne est impossible,
l'crivain tant plac par son criture dans une contradiction
sans issue : ou bien l'objet de l'ouvrage est navement accord
aux conventions de la forme, la littrature reste sourde . notre
Histoire prsente, et le mythe littraire n'est pas dpass ; ou
bien l'crivain reconnat la vaste fracheur du monde prsent,
mais pour en rendre compte, il ne dispose que d'une langue
splendide et morte, devant sa page blanche, au moment de choi-
sir les mots qui doivent franchement signaler sa place dans
l'Histoire et tmoigner qu'il en assume les donnes, il observe
une dispalit tragique entre ce qu'il fait et ce qu'il voit ; sous ses
yeux, le monde civil forme maintenant une vritable Nature, et
cette Nature parle, elle labore des langages vivants dont l'cli-
vain est exclu : au contraire, entre ses doigts, l'Histoire place un
instrument dcoratif et compromettant, une criture qu'il a
hrite d'une Histoire antlieure et diffrente, dont il n'est pas
responsable, et qui est pourtant la seule dont il puisse user. Ainsi
nat un tragique de l'cliture, puisque l'cliv
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