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Simondon partage en effet avec Husserl ce souci dun retour aux choses mmes, en tant
quobjet de lexprience sensible et, plus fondamentalement, de lintuition : lenjeu est de
dpasser le dualisme sujet-objet, ou bien esprit-corps, qui a jalonn lhistoire de la
mtaphysique occidentale depuis Platon jusqu Descartes.
Mais on retrouve ce dualisme galement chez Kant, entre le phnomne objet de lexprience
et le noumne objet de laperception transcendantale : Kant sinterroge sur les conditions de
possibilit de lexprience sans jamais arriver aux conditions de lexprience relle : tel est le
sens de la critique anti-kantienne mene par Deleuze et Simondon.
Ds lors, comment dpasser le rationalisme mtaphysique ? Comment parvenir penser sans
rifier la conscience, ou sans basculer dans lempirisme sceptique ? Ne peut-on dfinir
linvention de la pense sa source perceptive, c'est--dire comme acte manant dun sujet
sensible, dune autre forme de subjectivit que lon peut qualifier de prindividuelle ? 3
A La problmatique post-kantienne
Si Kant a inaugur la modernit, sous le vocable foucaldien du doublet empirico-
transcendantal , lhritage kantien sen tient nanmoins lobjectivit des sciences de la
nature, au formalisme de la connaissance priori, c'est--dire au fond, une logique de la re-
prsentation qui escamote la diffrence, cet cart irrductible entre la priori et la posteriori.
Or, comme le remarque Foucault, Kant pose le problme anthropologique sans en tirer les
consquences ontologiques, faisant prvaloir la vise de la connaissance soumise lexigence
apodictique, c'est--dire le formalisme des catgories de la raison pure, sur la comprhension
de ltre :
Car le seuil de notre modernit nest pas situ au moment o
on a voulu appliquer ltude de lhomme des mthodesobjectives, mais bien le jour o sest constitu un doubletempirico-transcendantal quon a appel lhomme 4
Comment alors penser une anthropologie fond sur une sparation entre lordre du savoir et
celui de ltre, compris comme tre au monde ? Cest en ces termes que Husserl analyse la
3Simondon apporte un diagnostic qui nous semble fondamental pour comprendre le sens de sa pense, en
examinant les caractres communs des thses rationalistes et empiristes : on pourrait dire que la sensation et la
perception sont impensables dans un systme o prcisment ltre est dj en acte ds le dbut : cest la
rception, impliquant extriorit et virtualit qui ne peut tre pense lpoque classique , Cours sur laperception, La Transparence, 2006, p. 65.4
FOUCAULT,Les mots et le choses, Gallimard, Tel, 1966, pp. 329-330.
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crise de notre culture contemporaine, et plus prcisment de lhistoire de lesprit moderne, en
dvoilant la tension qui se joue entre lobjectivisme naturaliste et le subjectivisme
transcendantal :
La caractristique de lobjectivisme est quil se meut sur le
terrain du monde donn davance avec vidence par
lexprience et que ses questions visent la vrit objective de ce
monde, ce qui est valable inconditionnellement pour ce monde
aux yeux de tout tre raisonnable, bref : ce qui est en soi [] Le
transcendantalisme au contraire dit : le sens dtre du monde
donn davance dans la vie est une formation subjectiveSeule
une question en retour radicale sur la subjectivitpeut rendrecomprhensible la vrit objective et atteindre lultime sens
dtre du monde 5.
Lobjectivisme se fonde ainsi sur le prsuppos que la vrit objective, scientifique, rside
dans une rduction du monde, quil sagisse du monde physique ou spirituel, un fait. Ce
naturalisme neutralise la question thique et plus forte raison fait abstraction de la
subjectivit. Or cette science na rien nous dire, elle se dveloppe en dehors du monde
culturel : Or sur la raison et la non-raison, sur nous-mmes les hommes en tant que sujets de
cette libert, quest-ce donc que la science a nous dire ? , nous demande Husserl. Le
renversement de perspective dont il est question ici consiste se demander ce que la science
peut signifier pour lexistence humaine, sur le sens ou le non-sens de cette existence, sur le
comportement adopter dans un environnement humain en tant que sujet libre, bref sur
lthique.
Si Kant avait anticip par son attitude critique la prtention de la science objective, en
dvoilant la navet dune philosophie prtendument rationnelle de la nature en-soi 6, sa
thorie philosophique instaure une distance entre lordre des phnomnes connaissables
priori et la dimension thique de cette connaissance, par laquelle lhomme dploie sa
rflexion en tant que sujet libre inscrit dans une communaut culturelle. Lenjeu est dclaircir
lnigme de la subjectivit, de reconnatre le royaume des phnomnes subjectifs , sous
peine de neutraliser le sens de lexistence humaine par excs naturaliste et drive positiviste.
5
HUSSERL,La crise des sciences europennes et la phnomnologie transcendantale, Gallimard, Tel, 1976,pp. 79-80.6
Ibid, p. 110.
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Plus fondamentalement, le pr-individuel permet de rendre compte dune conception indite
de la logique, en ressaisissant ltre comme plus quun , plus quunit : ltre se
surpasse lui-mme la limite de son intriorit et de son extriorit.
Cest sans doute Deleuze quil revient davoir le mieux compris cet apport majeur de la
philosophie simondonienne :
Une conscience nest rien sans synthse dunification, mais il
ny a pas de synthse dunification sans forme du Je ni point de
vue du Moi. Ce qui nest ni individuel ni personnel, au contraire,
ce sont les missions de singularits en tant quelles se font sur
une surface inconsciente et quelles jouissent dun principemobile immanent dauto-unificationQuand souvre le monde
fourmillant des singularits anonymes et nomades,
impersonnelles, pr-individuelles, nous foulons enfin le champdu transcendantal 10.
Nous retrouvons ici formule implicitement la critique du transcendantal kantien, que nous
avons dveloppe plus haut. Simondon va lui-mme dans ce sens pour justifier sa conception
du pr-individuel, et finalement le problme de la signification : Mais cette apparition de
signification suppose aussi un a priori rel, la liaison au sujet de cette charge de Nature,
rmanence de ltre en sa phase originelle, pr-individuelle 11
.
Le prindividuel chez Simondon dfinit le continuum philosophique qui garantit la
conservation de ltre dans le devenir, et en ce sens, il permet de penser le devenir sans le
rifier en un concept spculatif, par opposition lternit, par exemple. Simondon carte ces
alternatives classiques pour penser la substantialit du devenir, ce qui devient en tant quil est
et ce qui est en tant quil devient, c'est--dire au fond, que le prindividuel est un postulat
pratique visant nous introduire dans le regard de ce qui change, regard quexprime sur un
plan logique le concept de transduction : la transduction correspond cette existence de10
DELEUZE,Logique du sens, Minuit, 1969, pp. 139-140 (LSdans la suite du texte). DansDiffrence et
rptition, Deleuze prcise cette dfinition du pr-individuel : Lindividu se trouve donc accol une moiti
pr-individuelle, qui nest pas limpersonnel en lui, mais plutt le rservoir de ses singularits. Sous tous ces
aspects, nous croyons que lindividuation est essentiellement intensive, et le champ pr-individuel, idel-virtuel,
ou fait de rapports diffrentiels , inDiffrence et rptition, PUF, 1968, p.317 (DR dans la suite du texte)11
SIMONDON (G.),ILFI, p.306. Selon Jacques Garelli, le prindividuel nempche nullement de penser
lindividualit, elle est simplement son priori rel, son potentiel proto-ontique : En fait, la problmatique du
prindividuel, contrairement aux approches philosophiques et scientifiques polarises sur des individualits
excluant toute dimension proto-ontique du monde, ne conteste aucunement la prsence dindividualits en son
sein, ni la ncessit de les questionner. Elle recommande de pratiquer conjointement une interrogation portant
sur la dimension prindividuelle qui englobe les individualits formant lordre de ltant. Ce qui nempche en
aucune faon de pratiquer lgard des tants individus une interrogation se situant dans le cadre du langageinstitu et de ce fait, individualis, ni den interroger le statut , inRythmes et mondes. Au revers de lidentit et
de laltrit, Jrme Millon, 1991.
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rapports prenant naissance lorsque ltre prindividuel sindividue ; elle exprime
lindividuation et permet de la penser ; cest donc une notion la fois mtaphysique et
logique 12
Penser le prindividuel, cest donc penser la dimension proto-ontique du monde et de la
pense, c'est--dire au fond poser le problme de lorigine de la pense et du logos : comment
a-t-on pu penser le monde en sarrachant notre condition dindivision originelle, que
Simondon appelle lunit magique primitive ? Voil le mystre sur lequel doit se pencher
toute philosophie pour comprendre son enracinement prsocratique, la dimension
prindividuelle du monde, condition de connaissance concrte et adquate lesprit :
lindividu doit tre connu non pas abstraitement, mais en
remontant lindividuation, c'est--dire en remontant ltat partir duquel il est possible de saisir gntiquement lensemble
de la ralit et son complment dtre. Le principe de la
mthode que nous proposons consiste supposer quil y a
conservation dtre, et quil ne faut penser qu partir dune
ralit complte. Cest pourquoi il faut considrer la
transformation dun domaine complet dtre, depuis ltat qui
prcde lindividuation jusqu ltat qui la suit ou laprolonge 13.
Le prindividuel est donc une forme de totalit pralable antrieure lindividuation, qui
dfinit les potentiels de lindividu : cest la priori rel de ltre et de son mode de
connaissance transductif. Si lindividuation est transcendantale, par opposition
lindividualisation qui est empirique, cest quelle renvoie sa condition prindividuelle, et il
faudrait parler en ce sens, dans la perspective dun dpassement de lapriorisme kantien, de
condition prindividuelle de lexprience : lenjeu du prindividuel, et de sa saisie par
lintuition philosophique, est de recler un telos, qui consiste en un dpassement de
lalternative classique tre-devenir, pour mettre en avant une pense de lEtre du devenir, de
ltre en tant quil devient, ce qui dfinit lontognse simondonienne.
Ce telos du prindividuel renvoie chez Simondon la recherche dune philosophie premire :
La vritable philosophie premire nest pas celle du sujet, ni
celle de lobjet, ni celle dun Dieu ou dune Nature recherchs
12
SIMONDON,Lindividu et sa gense physico-biologique, PUF, Epimthe , 1964, p. 19. (IG, dans la suitedu texte)13
SIMONDON (G.),IG, p. 73.
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selon un principe de transcendance ou dimmanence, mais celle
dun rel antrieur lindividuation 14.
Penser un Rel antrieur lindividuation, cest revenir la question de ltre, dans sa
dimension proto-ontique, cest affirmer la question du sens de ltre en tant qutre, en de
de toute re-prsentation, ce qui ouvre un champ de rflexion se situant loppos des
philosophies rationalistes, et que lon pourrait comprendre sur le registre heideggerien de la
Stimmung: penser le rel avant lindividuation, cest au fond penser la singularit de
lindividu en fonction de ses potentiels affectivo-motifs, et non le circonscrire dans le cadre
troit de lindividu qui serait compos de parties et de qualits dj identifies et figes dans
une personnalit monolithique, coupe de la puissance quinduit la dynamique de la
subconscience affectivo-motive.
Penser le prindividuel, cest au fond retrouver le finalisme dune libert ontologique, ancr
dans la conception de ltre du devenir, et qui explique que lon puisse comprendre le monde
selon un rgime o se conjoignent la causalit et la finalit :
si la connaissance retrouve les lignes qui permettent
dinterprter le monde selon des lois stables, ce nest pas parce
quil existe dans le sujet des formes priori de la sensibilit dont
la cohrence avec les donnes brutes venant du monde par lasensation serait inexplicable ; cest parce que ltre comme sujet
et ltre comme objet proviennent de la mme ralit primitive,et que la pense qui maintenant parat instituer une inexplicable
relation entre lobjet et le sujet prolonge en fait seulement cetteindividuation initiale : les conditions de possibilit de la
connaissance sont en fait les causes dexistence de ltre
individu 15
.
C - De lexprience possible lexprience relle : le principe dintensit
En rduisant lespace et le temps de pures formes a priori de notre perception du monde,
Kant nous privait, de tout rapport effectif lui, privilgiant les conditions logiques qui rendent
14SIMONDON (G.),Lindividuation psychique et collective, Aubier, 2007, p. 137. (IPCdans la suite du texte)
15SIMONDON (G.), IPC, p. 127.
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ce rapport possible : subordonner les relations spatio-temporelles vcues dans lexprience
aux relations conceptuelles ordonnes par lentendement, tel est le schmatisme extensif de la
raison transcendantale kantienne.
Ds lors, lespace-temps na de sens que comme possibilit dune exprience transcendantale
fondatrice et dcisive, qui se produit la fin : il est ltendue linaire qui se situe entre la
catgorie du monde sigeant priori dans la raison comme totalit des parties et degrs de la
perception, et lensemble des perceptions singulires qui varient dexpriences en expriences
jusqu la fin, moment de lintuition intellectuelle. Le monde nest en fait que lIde-monde,
fond sur lespace-temps a priori : il nest jamais vcu comme tel.
Comme le note G. Deleuze, cette opration extensive rintroduit subrepticement une forme
classique de la pense : le finalisme16. Or, finaliser la perception, cest nier sa production dans
sa dimension relle, ici et maintenant, qui la donne comme totalit intrieure vcue. Comment
alors affirmer le primat de lexprience comme source de connaissance si nous lamputons de
son intensit, c'est--dire de sa matire, du vcu qui lanime ?
Cette quivoque kantienne tient une mconnaissance des conditions de lexprience relle,
qui implique un renversement dans lapproche ontologique :
Kant dfinit toutes les intuitions comme des quantits
extensives, c'est--dire telles que la reprsentation des partiesrende possible et prcde ncessairement la reprsentation du
tout. Mais lespace et le temps ne se prsentent pas comme ilssont reprsents. Au contraire, cest la prsentation du tout qui
fonde la possibilit des parties, celles-ci ntant que virtuelles etsactualisant seulement dans les valeurs dtermines de
lintuition empirique. Le tort de Kant, au moment mme o il
refuse lespace comme au temps une extension logique, cest
de lui maintenir une extension gomtrique, et de rserver la
quantit intensive pour une matire remplissant une tendue tel
ou tel degr 17.
Pour Simondon comme pour Deleuze, il sagit de fonder une philosophie du rel, en affirmant
le primat de lintensit sur lextension gomtrique (critique de lespace homogne), car les
grandeurs extensives ne se divisent pas sans changer de nature18 :
16DELEUZE,DR, p.298.
17DELEUZE,DR, p.298.
18Simondon et Deleuze sinscrivent dans lhritage de Bergson, dnonant lhypothse dune conscience avec
des sensations inextensives, place en face dune multiplicit tendue , Bergson,Matire et mmoire, PUF,
Quadrige , 2008, p. 246. Lenjeu est de dpasser la conception de lespace homogne, en opposant ladivisibilit arbitraire de ce dernier lindivisibilit de la perception , qui sexerce et agit sur la matire. Ainsi,
la sensation reconquiert lextension, ltendue concrte reprend sa continuit et son indivisibilit naturelles. Et
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Lespace en tant quintuition pure, spatium, est quantit
intensive ; et lintensit comme principe transcendantal, nest
pas simplement lanticipation de la perception, mais la source
dune quadruple gense, celle des extensio comme schmes,
celle de ltendue comme grandeur extensive, celle de la
qualitas comme matire occupant ltendue, celle du quale
comme dsignation dobjet [] Et sil est vrai que les
conditions de lexprience possible se rapportent lextension, ilny en a pas moins des conditions de lexprience relle qui,
sous-jacentes, se confondent avec lintensit comme telle 19
.
Si Kant admet la divisibilit extensive du monde, cest pour lgitimer la possibilit dune
synthse de lexprience par addition des parties discrtes dans lentendement, selon les lois
analytiques de nombre, quantit, qualit, relation, inclusion etc, c'est--dire les catgories
de la raison. Or, la limite de cette conception kantienne de lespace, comme le remarque
Patocka, est quelle prtend sparer, par une barrire infranchissable , la forme a priori de
lintuition du sensible concret. Lespace est une structure formelle certes, mais aussi une
ralisation qualitative : un concret dans sa lgalit structurale , qui exige dtre pens
comme action. Ce que Patocka appelle le dedans originaire se distingue ainsi des relations
de type objectif, des relations pures dont les termes sont indiffrents Cest le dedans dun
univers qui connat des diffrences plutt intensives quextensives 20
.
G. Simondon apporte un raisonnement majeur en faveur de cette conception dite intensive. En
rfrence au paradigme de la dioptrique, il rappelle que la profondeur spatiale nat dune
disparit de vision entre loeil gauche et loeil droit : on ne percevrait les choses que sur fond
dune diffrence intensive premire. Le sens tymologique de percevoir auquel Simondon
fait allusion est dailleurs clairant : per-cipere, prendre travers. Ainsi, percevoir, nest-ce
pas en effet saisir les choses travers leurs changements et leurs diffrences qualitatives ?
Le principe dintensit perceptive semble donc tre au fondement de lexprience relle. Ence sens, pour Simondon, le transcendantal kantien nest quune abstraction qui vient aprs, qui
sarrte aux conditions de lexprience possible sans jamais arriver aux conditions de
lexprience relle :
lespace homogne, qui se dressait entre les deux termes comme une barrire insurmontable, na plus dautre
ralit que celle dun schme ou dun symbole. Il intresse les dmarches dun tre qui agit sur la matire, mais
non pas le travail dun esprit qui spcule sur son essence ,Ibid, p. 247.19
Ibid, pp. 298-299.20
PATOCKA, Quest-ce que la phnomnologie ?, Grenoble, J. Millon, 2002, pp.45-46.
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il ny a pas une sensation qui serait une matire constituant un
donn posteriori pour les formes priori de la sensibilit ; les
formes priori sont une premire rsolution par dcouverte
axiomatique des tensions rsultant de laffrontement des unitstropistiques primitives [...] dans lunit tropistique, il y a dj le
monde et le vivant, mais le monde ny figure que commedirection, comme polarit dun gradient qui situe ltre individu
dans une dyade indfinie dont il occupe le point mdian, et qui
stale partir de lui. La perception, puis la science, continuent
de rsoudre cette problmatique 21.
Il faut donc postuler une thorie diffrentielle de la perception pour comprendre la gense de
la connaissance. La sensation nest pas une matire qui vient remplir la perception, elle est
dj une premire bauche du sens du monde :
Ainsi, la perception ne saurait exister sans lusage diffrentielde la sensation, que lon considre parfois comme une preuve de
subjectivit et une justification de la critique de la validit dunsavoir obtenu partir de la perception ; la sensation nest pas ce
qui apporte l priori du sujet percevant un continuum confus,
matire pour les formes priori ; la sensation est le jeu
diffrentiel des organes des sensla sensation est pouvoir de
diffrenciation, c'est--dire de saisie de structures relationnelles
entre des objets ou entre le corps et des objets 22
.
D Diffrence et relation : une critique de la re-prsentation
Deleuze et Simondon se rejoignent sur le doctrine du pr-individuel : selon Deleuze, le
prindividuel est le vritable principe de la connaissance, moteur ontologique et procslogique du sens. Il permet de renouveler la conception kantienne du transcendantal, comme
nous lavons vu plus haut.
Mais ce qui est semble tre le point commun central des deux auteurs rside, nous semble-t-il,
dans une critique de la re-prsentation, c'est--dire dans une critique de la philosophie
moderne. Chez les deux auteurs en effet, se profile une mme exigence ; ne pas essayer de
composer lessence dune ralit au moyen dune relation conceptuelle entre deux termes
21SIMONDON (G.),IG, pp.13-14.
22SIMONDON (G.),ILFI, p. 209.
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chez Simondon ; ne pas essayer de se re-prsenter la ralit au moyen dune diffrence
conceptuelle entre les donnes du divers sensible chez Deleuze : il faut considrer la relation
comme ayant rang dtre23
, et non pas comme une simple proprit logique ou loi analytique,
et considrer le conceptde diffrence comme porteur du vritable sens.
Autrement dit, chez Deleuze comme chez Simondon, il sagit de considrer les relations
diffrentielles entre les choses et les personnes selon des seuils dintensit qui se dtachent du
vivant : il ny a pas dabord deux termes que la raison superpose en les spatialisant selon la loi
de lextension gomtrique, ou de labstraction logico-mathmatique et propositionnel, qui
seraient saisis dans une re-prsentation selon un dcoupage formel des catgories de la raison,
c'est--dire de lois analytiques telles que nombre, quantit, relation etc ; la relation est lacte
par lequel se diffrencient les choses pour devenireffectivementintelligibles, ce qui revient
rcuser le privilge ontologique accorde la logique de lidentit, et plus fondamentalement
selon Deleuze une certaine imposture du schme finaliste hrit de la mtaphysique
substantialiste.
Penser les concepts de relation et de diffrence permet donc de renouveler la rflexion sur
ltre et sur les conditions relles de la connaissance. Il ny a de connaissance que pour un
sujet qui est impliqu comme terme de la relation, ou plutt comme centre de la relation,
selon la loi de lintensit. De mme chez Deleuze, connatre, cest ramener la ralit des
diffrences dintensit : lintensit est la forme de la diffrence comme raison du sensible.
Toute intensit est diffrentielle, diffrence en elle-mmediffrence infiniment ddouble,
rsonnant linfini [qui] est la raison suffisante du phnomne, la condition de ce qui
apparat 24.
Dpasser la logique de la re-prsentation, cest mettre un terme la reprsentation de ltre
individuel comme tant achev, formant un tout homogne dirig par le logos, ou les
catgories a priori de la raison, bref comme monade : la doctrine du pr-individuel chappe
cette logique, car elle permet de recadrer lindividu selon une lecture gntique de son
existence qui relve de son vcu, selon la loi de la transduction, comprise comme opration
23Lenjeu est le suivant : en effet, les conditions de lexprience sensorielle interdisent bien une connaissance
par intuition seule de la ralit physique. Mais on ne peut dduire aussi dfinitivement que le fait Kant un
relativisme de lexistence des formes priori de la sensibilit. Si en effet les noumnes ne sont pas pure
substance, mais consistent galement en relationsalors les formes priori de la sensibilit qui permettent de
saisir des relations parce quelles sont un pouvoir dordonner selon la succession et la simultanit ne crent pas
une irrmdiable relativit de la connaissance. Si en effet la relation a valeur de vrit, la relation lintrieur du
sujet, et la relation entre le sujet et lobjet peuvent avoir valeur de ralit , inILFI, p. 83.
24
DELEUZE, DR, p. 287. Cette diffrence infiniment ddouble nest pas sans rappeler la conceptionsimondonienne de lapeiron, comme origine de ltre.
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mentale et sociale par laquelle les individus forment des relations significatives : par l,
lindividu devient producteur de sens selon une double gense statique/ontologique, qui relve
du procs dindividuation ontologique, et dune gense statique/logique, qui est production de
significations logiques ( signification et expression).
Lindividu nest donc plus un individu substantialis devant un monde tranger lui, il est
producteur de sens en tant que saisi en son centre le pr-individuel selon la spatialit et le
devenir : cette conception problmatise le transcendantal, au lieu den faire un simple
dcalque de lempirique, selon une logique binaire et dualiste :
ce monde du sens a pour statut le problmatique. Lessingularits se distribuent dans un champ proprement
problmatique et surviennent dans ce champ comme des
vnements topologiques auxquels nest attache nulledirection 25.
la connaissance ne sdifie pas de manire abstractive partir
de la sensation, mais de manire problmatique partir dune
premire unit tropisitique ou taxique, couple de sensation et detropisme, orientation de ltre vivant dans un monde
polaris.Dans lunit tropisitique ou taxique il y a dj lemonde et le vivant, mais le monde ny figure que comme
direction, comme polarit dun gradient qui situe ltre
individu dans une dyade indfinie dont il occupe le point
mdian, et qui stale partir de lui. La perception, puis la
science, continuent de rsoudre cette problmatique, non pas
seulement par linvention de cadres spatio-temporels, mais la
constitution de la notion dobjet 26.
Mais comment peut-il y avoir production de sens si le prindividuel est neutre et
impassible ? Production de sens et neutralit ontologique ne sont-ils pas antinomiques, ou
pour le moins paradoxales ?
Telle est justement le paradoxe de limmacule conception que Deleuze remarque chez
Simondon : peut-tre est-ce l lexigence majeure du point de vue gntique, selon lequel
25DELEUZE, LS, p. 127. Le monde ne se rapporte pas une substance-tendue, jug et vcu selon tel ou tel
degr par des lois dassociation et daddition de parties : il estpur spatium, exprience de lIde comme totalit
virtuelle en train de sactualiser. En effet, comme le souligne Deleuze dans Diffrence et rptition, cest
lintensit qui sexplique, qui se rapporte lextensio et non linverse, selon une dynamique dindividuation :
Cest sous laction du champ dindividuation que tels rapports diffrentiels et tels point remarquables (champ
pr-individuel) sactualisent, c'est--dire sorganisent dans lintuition suivant des lignes diffrencies par rapport
dautres lignes. Ils forment alors, sous cette condition, la qualit et le nombre, lespce et les parties dun
individu, bref sa gnralit .
26SIMONDON (G.),IPC, p. 21.
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est transcendantale la pense qui dcouvre les conditions dune vraie gense , comme le
note P. Montebello27 ?
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MONTEBELLO (P.),Deleuze, la passion de la pense, Vrin, 2008.
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CONCLUSION
Lexamen du rapport philosophique entre Gilles Deleuze et Gilbert Simondon prsente
lintrt majeur de fonder une pense alternative au kantisme, et plus gnralement, la
logique de la reprsentation comme hritage de la philosophie moderne : il ny a plus
primaut dun Je pense, mais un impens de la subjectivit, uns sphre asubjective et pr-
individuelle dont il faut saisir la dimension constitutive de lexprience, selon ses conditions
relles et non plus seulement a priori.
Autrement dit, il faut apprendre penser en fonction de la gense des individus, ce quisuppose de constituer un plan idel-virtuel fait de singularits prindividuelles et
impersonnelles : penser lindividuation des tres, cest apprendre penser partir du
prindividuel c'est--dire selon ce que Simondon appelle ltre complet (conscience et
subconscience), charg de potentiels. Ce sont ces potentiels, qui par voie de transduction,
autorisent la jonction dune mtaphysique de lintensit avec une logique gntique, qui
interdit tout dcalque du transcendantal sur lempirique : faire advenir le potentiel dun
individu dans lintensit dune rencontre, par exemple, tel sera le sens du transindividuel
tabli par Simondon, comme lieu dune thique et dune philosophie premires.
Par ailleurs, ce point de vue gntique est tout fait dcisif : il fonde lencyclopdisme et
laxiomatique du savoir en le ramenant la gense dont toute ralit procde. Tel sera le sens
de lencyclopdisme gntique de Simondon, dont lenjeu est dunifier les savoirs, de
rconcilier la techno-science avec la culture.
On ne saurait clore cette partie sans souligner la dette mutuelle de Deleuze envers Simondon,
qui le premier il emprunte la doctrine du prindividuel et le principe dindividuation
intensive, mais aussi de Simondon lgard de Deleuze, qui a contribu travers ses
nombreux crits (principalementLogique du sens etDiffrence et rptition), faire connatre
et rayonner la pense de lauteur dsormais clbre et incontournable quest Simondon.
Nicolas Dittmar
www.contrepointphilosophique.ch
Rubrique Philosophie
24 juillet 2011
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