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Andy Van Kerschaver Année académique: 2009-2010
Ma Vergelijkende Moderne Letterkunde Promoteur: dr. Alexander Roose
Fac. Letteren en Wijsbegeerte
Une dramaturgie moderne du comique dans
L’Avare de Molière
2
Remerciement
Je voudrais sincèrement remercier mon promoteur, dr. Alexander Roose, pour tout le soutien
qu‟il m‟a accordé durant la préparation et la rédaction de ma thèse. Les documents et les
conseils qu‟il m‟a donné m‟ont sans aucun doute facilité le travail, ainsi qu‟ils m‟ont apporté
la structure de base que j‟ai pu développer.
3
Introduction
La dramaturgie classique1 de Molière constitue l‟objet de milliers d‟études. Par contre, on
trouve beaucoup moins sur les approches modernes de ses pièces. Toutefois, nous pouvons
jusqu‟aujourd‟hui même jouir dans le monde entier des représentations des oeuvres de
Molière. L‟époque de Molière a survécu trois cent ans : il est difficile à croire que la
dramaturgie moliéresque ne soit pas évoluée. Il est donc grand temps de soumettre l‟approche
actuelle de la dramaturgie moliéresque à une analyse approfondie.
Afin de limiter le travail, nous devons choisir une seule pièce de Molière qui est encore
fréquemment jouée aujourd‟hui pour que l‟échantillonnage des représentations soit
suffisamment ample. L’Avare est une pièce pareille. Nous ferons alors une analyse de cinq
versions de L’Avare d‟origine différente, tant sur le plan de la région linguistique que sur le
plan du médium utilisé. Il s‟agit de trois représentations théâtrales et de deux films, tous
produits dans les derniers trente ans. La première représentation est néerlandophone et belge2.
Les deux autres sont francophones : l‟une est belge3, l‟autre est française
4. Les deux films sont
d‟origine française56
.
Dans ces analyses dramaturgiques, nous nous concentrerons essentiellement sur le comique,
ce qui signifie : tout ce qui fait rire au spectateur7. Une étude philologique ne suffirait donc
pas car, pour le dire avec les mots de Molière même : « On sait bien que les comédies ne sont
faites que pour être jouées (...) Une grande partie des grâces qu‟on y trouve dépendent de
l‟action (...) Il faut avoir des yeux pour découvrir dans la lecture tous les yeux du théâtre »8.
Ce travail contient deux grandes parties. Dans la première partie, nous étudierons en détail les
cinq versions de L’Avare mentionnées dessus. Chaque analyse comporte trois points d‟étude.
Premièrement, nous nous pencherons sur le fond de la représentation : le décor, les
accessoires et les costumes. Deuxièmement, nous parcourrons la psychologie des différents
1 Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995, p. 286.
2 Dirk Tanghe & Maryse Van den Wyngaert, De Vrek (1987), NTG, BRT, 1989.
3 Georges Werler, L’Avare, Théâtre de la porte Saint-Martin, Jean-Claude Camus, 2007.
4 Jean-Claude Idée & Mike Roeykens, L’Avare, Théâtre Royal du Parc de Bruxelles, Collection Copot, 1999.
5 Christian De Chalonge, L’Avare, Jourdhui Mitchell Productions, 2007.
6 Jean Girault & Louis de Funès, L’Avare, Les Films Christian Fechner, 1980.
7 Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995, p. 196.
8 Molière, Préface de l‟Amour Médecin, 1666, dans : Léon Chancerel, Molière, Paris, Les Presses Littéraires de
France, coll. “Les Metteurs en scène”, 1953, p.18.
4
personnages. Troisièmement, nous observerons les situations dans lesquelles plusieurs
personnages se confrontent.
Dans la deuxième partie, nous tenterons de dresser une dramaturgie plus générale du comique
de chaque représentation. En comparant les cinq versions, les particularités dramaturgiques de
chacune seront mises en vedette. En plus, nous mettrons à l‟épreuve l‟originalité de certains
aspects dramaturgiques en les comparant avec au texte originel de L’Avare.
Enfin, nous terminerons ce travail avec une conclusion dans laquelle nous parlerons entre
autres de la possibilité de dresser une dramaturgie moderne uniforme du comique dans
L’Avare.
5
I. Analyse dramaturgique du comique
Dans cette partie, nous nous concentrerons sur les moments et les situations comiques qui se
produisent dans les cinq versions de L’Avare. Concernant les représentations théâtrales, nos
jugements seront soumis à une voix plus générale qui est le rire du public. Par la suite,
l‟analyse comique des films sera inévitablement plus subjective, faute de réaction externe.
Les éléments comiques peuvent être divisés en trois catégories.
Premièrement, le comique se prépare avant la représentation. Le metteur en scène choisit le
décor, les accessoires et les costumes d‟avance. Le contexte „décoratif‟ fournit donc aux
personnages une dimension comique dans laquelle ils s‟intègrent et qu‟ils peuvent utiliser. De
la même façon, l‟humour verbal est avant tout présent dans le texte. Enfin, les images et les
actions que le metteur en scène présente au public sont créées au moment de la représentation
même, mais doivent être considérées comme étant détachées de la psychologie des
personnages.
Deuxièmement, la typologie des personnages peut constituer la source du rire. Il importe dès
lors de prendre en considération les gestes, la mimique, le volume, la tonalité et le timbre
vocaux, la position et la façon de faire de l‟acteur dont la responsabilité et le rôle en ce type
d‟humour sont prépondérants. En outre, il faut que le public reconnaisse l‟état psychologique,
émotionnel et même le caractère du personnage de sorte qu‟il peut s‟y identifier.910
Troisièmement, la confrontation des personnages peut engendrer une situation comique.
Plusieurs types se confrontent, et du „choc‟ de ces types s‟élève une synthèse des états
psychologiques, plus manifeste que la psychologie d‟un seul personnage. Ce niveau supérieur
appartient à la trame et à l‟histoire. Cette synthèse psychologique est généralement l‟issu de la
confrontation de deux personnages. Par ailleurs, quand il y en a plusieurs personnages, on
pourra souvent les diviser en deux groupes.
9 Cf. Alfred Simon, Molière (1957), Paris, Seuil, Écrivains de toujours, 1996, p. 136 : « Le comique est un
élément essentiel de la sympathie que le personnage inspire ». 10
William E. Gruber, Comic Theaters : Studies in Performance and Audience Response, Athens, Georgia, The
University of Georgia Press, 1986, p. 167-168.
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Il va de soi que les catégories mentionnées ci-dessus ne sont pas aisément séparables. Une
situation comique est le résultat de tous les facteurs qui la constituent. Néanmoins, le comique
se situe à l‟intérieur de ces trois grandes catégories.
1. NTGent
1.1 Mise en scène
1.1.1 Décor, accessoires et costumes
Le décor de cette représentation est extrêmement sobre. Un tas de sable du côté cour constitue
l‟élément dramaturgique le plus important. Tout au début de la pièce, le spectateur voit
Harpagon enterrer, comme un possédé, sa cassette dans le sable. Plus tard, il trouve La Flèche
en face du sable, et cette rencontre le rend nerveux (dessous). Lors de la confrontation
d‟Harpagon avec ses enfants, la valeur comique du sable devient encore plus évidente.
Cléante et Élise sont en train de délibérer sur le mariage de leur père. Harpagon devient
méfiant, et il crie : « En kom van dat zand af ! »11
.
Une autre pièce de décor, qui n‟apparaît que dans le cours de l‟histoire, donne lieu à une
situation comique. Sur ordre de Cléante, un festin copieux, étendu sur une longue table,
descend du ciel. Cléante s‟adressant à la foule, encore ému de la grandeur de cette abondance,
dit alors à son père : « Is het naar uw zin, vader ? Ik heb deze tafel op uw rekening besteld ».
Deux accessoires contribuent à l‟image comique. Pendant son entrée, Maître Jacques couvre
le radiateur, qui fonctionne donc comme banc, de petits coussins. Ceux-ci lui aideront à dire
ses vérités à Valère, qui le contrarie en flattant Harpagon. Quand Maître Jacques se trouve
alors seul avec Valère, il enrage. Il prend deux coussins et attaque Valère comme si c‟était
une question de vie ou de mort, ce qui produit une image ridicule (dessous). Le deuxième
accessoire constitue un objet comique en soi. Il s‟agit d‟un bouquet ridiculement petit
qu‟Harpagon a apporté pour Mariane, sa future mariée. Ce bouquet représente tout ce qu‟il lui
veut offrir. Dans ce bouquet, il a mis son grain de bonne volonté. Dès lors quand il lui dit :
« Ik heb nog niet de kans gehad u iets te drinken aan te bieden.”, il ne voit d‟autre possibilité
que de lui offrir ses fleurs.
11
Une fois pour toutes : les citations qui se rapportent aux représentations et aux films étudiés dans cette partie
réfèrent à la langue parlée et ne seront donc plus incorporé dans des notes en bas de page.
7
Les costumes sont encore plus sobres que le décor. Des tenues de soirées, toutes en bleu
foncé, dominent. Seul Cléante porte un châle, ce qui le rend un peu plus à la mode, mais ce
qui lui fait également l‟objet de risée d‟Harpagon (dessous). Les lunettes d‟Harpagon forment
le deuxième élément comique des costumes. Frosine lui fait croire que Mariane aime les
hommes qui portent des lunettes. Elle incite Harpagon à mettre ses lunettes de lecture. Alors il
enlève de sa poche des lunettes antédiluviennes qu‟il met, malgré sa propre honte, sur le nez.
1.1.2 Texte
Une forme spécifique d‟humour, l‟humour dit „verbal‟, appartient au scénario. Cet humour est
donc construit et préparé avant la représentation. Il y a deux possibilités. Soit les mots
comiques sont créés lors de et par l‟adaptation du texte originel, soit ces bons mots, ces
allusions étaient déjà présents dans le texte même de Molière. Lorsqu‟il s‟agit d‟une
traduction, comme c‟est le cas de la version néerlandophone du NTGent, la traduction des
séquences comiques originelles peut être libre.
Commençons avec les exemples des séquences verbales nouvelles. Comme j‟ai déjà
mentionné, Harpagon se moque des vêtements de Cléante. Il s‟en prend surtout à son châle. Il
lui dit : « Zoals jij je kleedt, zal je zeker geen kou lijden ! ». Harpagon utilise donc l‟ironie
verbale pour dénoncer le gaspillage matériel de son fils. La même ironie apparaît quand il dit
à Maître Jacques : « Alsof lekker eten íets te maken heeft met geld. ». La différence est que,
cette fois, l‟ironie d‟Harpagon est non-intentionnelle : le public le perçoit ainsi.
Dans la confrontation de Maître Jacques avec Harpagon, le spectateur aperçoit une ironie qui
va plus loin. Harpagon demande à son majordome de préparer pour ses hôtes un bon repas qui
ne coûte pas trop. Maître Jacques lui fait des propositions, mais Harpagon les rejette et décide
enfin lui-même. Découragé de l‟avarice tenace de son chef, Maître Jacques lui demande
alors : « Kunt u mij ook zeggen wannéér u die „schnabbel‟ wil opdienen ? ». Avec le même
ton sarcastique, il répond à l‟ordre d‟Harpagon de préparer les chevaux : « Mag ik meneer er
beleefd op wijzen dat zijn paarden enkel nog skeletten zijn ? »
Le texte originel de L’Avare est plein d‟humour verbal. L‟adaptation du NTGent ne manque
pas à introduire ces phrases dans la représentation. Mentionnons quelques exemples. Lors de
la première entrée de Cléante, il dit à sa soeur : « Ik ben blij u hier alleen te treffen ». Mais à
8
ce moment précis, Maître Jacques se trouve encore sur la scène. Il regarde autour de lui,
comprend alors la suggestion de Cléante et sort. Le metteur en scène interprète cette phrase
donc comme un remarque ironique de Cléante, qui chasse Maître Jacques de la scène afin de
pouvoir entretenir une conversation privée avec sa soeur.
De la part d‟Harpagon, on peut mentionner la dispute avec sa fille. Celle-ci n‟accepte pas la
décision de son père qui la mariera à Anselme : elle menace de se suicider. Harpagon,
désespéré par le refus d‟Élise, essaie alors avec acharnement d‟assoir son autorité en lui
répondant : « Jij pleegt geen zelfmoord ! ». Cet ordre est de la même absurdité que la menace
qu‟il adresse au commissaire lors du vol de sa „cassette‟ : « Dan sleur ik desnoods het gerecht
voor het gerecht ! ».
1.1.3 Images
Il faut entendre par „image‟ tout cadre scénique qui provoque le rire par son caractère théâtral.
Ce sont les positions et les mouvements des personnages que le metteur en scène a créés et
fixés parce qu‟ils conviennent à la dramaturgie comique de la pièce. Néanmoins, le public
comprend bien que ces images sont artificielles.
Dans la scène avec Harpagon et La Flèche, au début, les deux s‟assoient sur le radiateur. Tout
de suite, ils mettent la jambe gauche par-dessus la jambe droite, exactement au même
moment, sans qu‟ils y prêtent attention. Ce mouvement n‟est drôle que par son irréalisme. Le
même type de situation comique se présente lors de la confrontation d‟Harpagon avec
Frosine. Celle-ci demande à Harpagon une somme d‟argent pour financer son procès. Au
moment où elle fait un pas en avant, Harpagon recule d‟un pas. L‟irréalisme de ce mouvement
reflète alors les intentions de ces deux : Frosine pressentit Harpagon tandis que celui-ci se
dérobe.
Le sentiment d‟artificialité diminue quand il s‟agit d‟images qui ne sont pas créées par moyen
de mouvements simultanés. Prenons comme exemple le moment où Harpagon surprend
Valère tenant Élise dans les bras. D‟abord, les amoureux se raidissent, puis ils font un tour de
180°, presque machinalement. Cet acte est bien motivé, mais la façon dont il s‟accomplit est
manifestement mis en scène. Mentionnons également la frénésie de Valère, déjà invoquée,
9
réduisant Valère à un objet subissant l‟attaque. L‟immobilité de Valère ridiculise donc
l‟explosion de Maître Jacques.
1.2 Psychologie des personnages
Le caractère comique d‟un personnage ne peut pas être confondu avec la situation comique
qui se produit quand plusieurs personnages se confrontent. Dans cette section nous nous
concentrons essentiellement sur les gestes comiques issues de la psychologie d‟un seul
personnage.
1.2.1 Harpagon
Harpagon, le protagoniste absolu, constitue le noyau comique de la pièce. Plusieurs
caractéristiques de sa psychologie sont l‟objet du rire. La première impression est celle d‟un
vieil homme méfiant. Il devient presque psychotique lorsqu‟il surprend La Flèche aux
environs de son argent : « Spreek. Zwijg ! (...) Spreek. Geen beweging ! (...) Draai je om.
Langzáám... » Du coup, son attitude change radicalement. Riant à gorge déployée, il demande
à La Flèche : « Heeft mijn zoon niets over mij verteld ? » La Flèche dit que non, et Harpagon,
reprenant son air sérieux, répond : « Goed. »
En outre, Harpagon se montre impitoyable vis-à-vis d‟autre personnes. Apprenant la décision
de son père d‟épouser Mariane, Cléante essaie de contenir sa fureur. Harpagon pour sa part,
après avoir remarqué l‟émotion de son fils, lui dit d‟un ton sec : « Ga naar buiten en drink een
glas water. Vooruit. » La manière dont il traite sa fille est encore plus dure. Afin de gagner les
bonnes grâces d‟Harpagon, Valère feint de réprimander Élise pour son attitude désobéissante
envers son père. Il lui donne une gifle, très violente, suite à laquelle Harpagon réagit de façon
approbative : « Bedankt, Valère, voor je kordate aanpak. »
L‟avarice d‟Harpagon demeure néanmoins le motif le plus comique de son caractère.
L‟organisation de la fête met Harpagon dans une situation double. Avec beaucoup
d‟enthousiasme, il fait l‟annonce, mais quand Maître Jacques demande : « Krijg ik misschien
een nieuw pak, meneer ?, son enthousiasme passe à mécontentement. Assez vite, il apparaît
clairement que les dépenses doivent être bridées par son avarice : « Je schenkt alleen maar in
als de mensen er uitdrukkelijk om verzoeken en niet eerder, begrepen ? ». À la question de
10
Maître Jacques « Met hoeveel zetelt u aan tafel ? », il répond : « Met acht, misschien wel met
10. Maar reken maar op acht.”.
Enfin, la naïveté d‟Harpagon est mise en vedette pendant la rencontre avec Frosine. Autant
dire qu‟il croit et fait tout ce qu‟elle demande. Frosine rassure Harpagon en prétendant que
Mariane a un faible pour les hommes agés. Harpagon, agréablement surpris, la regarde
fixement et balbutie : « Zeg dat het niet waar is » De plus, il se laisse conduire par Frosine qui
lui demande de se présenter devant elle. Le résultat est probant : Harpagon se ridiculise
totalement.
1.2.2 Maître Jacques
Le caractère de Maître Jacques est bien développé dans et par cette représentation. L‟image
du moqueur ironique est maximalement utilisée contre Harpagon lors de l‟organisation de la
fête. La communication d‟Harpagon étant faite, Maître Jacques tente en vain de s‟empêcher
de rire, puis s‟en justifie devant lui, toujours riant : « Vergeeft u ons, meneer, maar deze
woorden klinken ons vreemd in de oren. ». Quand Harpagon l‟appelle à l‟ordre, il se fiche de
lui : « Bedoelt u mij ? » (...) « Hebt u het tegen mij als kok, koetsier, poetser, ... ? » (Harpagon
répond : « Als kok ») “De kok luistert”. Mentionnons également le sarcasme verbal de Maître
Jacques à ce propos (dessus).
Néanmoins, la témérité de Maître Jacques peut passer à la frustration, ce qui le rend
vulnérable. Il s‟éprend facilement, et il a souvent tendance à devenir agressif. Il n‟arrive pas à
digérer l‟hypocrisie de Valère. Comme un forcené, il se plaint donc de lui. Sans que Valère ne
dise mot, Maître Jacques, après un silence, lui crie : « En laat mij uitspreken ! ». Par ailleurs le
même procédé est utilisé quand Maître Jacques attaque Valère avec les coussins, criant sa
fureur (dessus). Quand il paraît calmé, il donne encore une dernière gifle, désespéré.
1.3 Confrontations
L‟humour d‟une confrontation entre personnages est toujours l‟issu de l‟opposition
d‟intentions et de caractères. La situation comique née de cette confrontation ne peut pas être
considérée comme la somme d‟états psychologiques des personnages en question. C‟est le
contraste en soi, la synthèse qui fonde ce type de comique.
11
1.3.1 Harpagon vs. La Flèche
La première confrontation comique est celle lors de la rencontre tendue entre Harpagon et La
Flèche. Si Harpagon soumet La Flèche à un véritable interrogatoire, celui-ci le subit sans
savoir ce que lui arrive. Il ne réussit pas à comprendre les déclarations d‟Harpagon qui lui
viennent à flots : « Uw handen. Laat mij je handen zien. Uw handen. Uw handeeen ! » (...)
« Uw zakken. Wat zit er in uw zakken ? Uw broekzakken. Andere zakken!” Quand l‟humeur
d‟Harpagon change, La Flèche ne trouve pas d‟autre solution que de lui répondre par un rire
forcé.
1.3.2 Harpagon vs. Valère
La morale double de Valère engendre des situations comiques. Il est déchiré : il balance entre
l‟amour pour Élise et la soumission à l‟autorité d‟Harpagon. Cette confrontation est
parfaitement cadrée au moment où Harpagon surprend Valère tenant Élise dans les bras
(supra). L‟image s‟arrête, et le spectateur voit Valère penser : „Et maintenant ?‟.
Or il ne réussit plus à s‟en sortir à la fin de la pièce. Harpagon accuse Valère du vol de son
argent, mais celui-ci pense qu‟il parle de sa liaison amoureuse avec Élise. Se croyant trahi,
Valère essaie donc de se justifier honorablement, tandis qu‟Harpagon ne supporte pas
l‟arrogance avec laquelle Valère défend son „crime‟. Lorsqu‟Harpagon lui demande : « Wat
heeft je er toe aangezet ?”, Valère, la sincérité même, répond : « De liefde, monsieur ». Irrité
par la réaction d‟Harpagon, il essaie encore: “Ik moet niks van jouw rijkdommen hebben als
je me laat houden wat ik bezit! », mais Harpagon, furibond maintenant, crie: “Jij geeft me
terug wat ja van mij gestolen hebt, jij!”.
1.3.3 Maître Jacques vs. Valère & Harpagon
Maître Jacques se moque de l‟avarice de son patron. Valère pour sa part fait tout pour gagner
les bonnes grâces d‟Harpagon. Valère et Harpagon constituent donc un couple solide
fonctionnant comme une autorité contre les jeux moqueurs de Maître Jacques. Celui-ci
propose alors à Harpagon un festin pour sa fête. En énumérant les nombreux plats fins du
menu, il s‟arrête tout à coup parce qu‟il se sent intimidé par les regards éloquents des deux
chefs.
12
L‟impuissance de Maître Jacques se dessine encore plus nettement quand il fulmine contre
Harpagon. Rouge de colère, il lance ses mots au visage de son maître : « U zou eens moeten
weten, meneer, hoe de mensen over u rrrrroddelen ! Rrrrrroddelen ! » Harpagon, peu
impressionné, lui demande alors d‟un ton railleur : « Mág ik weten, Maître Jacques, hoe de
mensen over mij rrrrroddelen ? ».
1.3.4 Harpagon vs. Mariane & Frosine
La confrontation comique entre Harpagon d‟une part et Frosine et Mariane d‟autre part se
manifeste dans l‟aisance avec laquelle Frosine sait louvoyer entre les sentiments radicalement
opposés des deux amoureux. Lors de leur rencontre, Mariane gémit : « Ik hou het niet meer
uit ! ». Harpagon demande à Frosine, l‟intermédiaire absolue : « Wat zegt de demoiselle ? », à
quoi celle-ci réplique, sans hésiter un moment : « Dat ze u bewondert ».
1.3.5 Harpagon vs. Cléante
L‟opposition entre Harpagon et son fils apparaît sur deux niveaux. Cléante n‟a pas son pareil
pour irriter son père, jouer sur son point faible. D‟abord, il se moque de la prudence avec
lequel Harpagon se comporte envers Mariane. Cléante montre à son père qu‟il ose déclarer
son amour dans sa présence et il dit à Mariane : « Ik neem nu de plaats in van mijn vader ».
Deuxièmement, il répond à l‟avarice de son père dans la scène avec le festin (dessous).
Mais Harpagon se venge de l‟insolence de son fils. Cléante sera la victime de sa propre
hypocrisie envers son père. C‟est qu‟il veut gagner Mariane en feignant son désintérêt pour
elle. Harpagon a saisi sa fausseté, et feint pour sa part de vouloir lui accorder Mariane.
Cléante, tout surpris, change alors radicalement de stratégie et dit : « Ik wil wel met haar
trouwen om je een plezier te doen ». Mais Harpagon continue à jouer son jeu et répond :
”Neeeeuuuu!”
2. Théâtre de la Porte St.-Martin
2.1 Mise en scène
2.1.1 Décor et costumes
Cette représentation est prévue d‟un décor riche. Néanmoins, cet enrichissement ne contribue
que minimalement à l‟aspect comique. Deux scènes me semblent importantes. À la fin de la
13
première rencontre entre Frosine et Harpagon, elle lui demande un soutien financier. Afin
d‟éviter la question, Harpagon se cache derrière le pupitre, objet fixe du décor. Tout à la fin
de la pièce, Harpagon accueille sa cassette, descendant du ciel et suspendue au-dessus de lui,
à bras ouverts.
De même, les costumes sont très développés. Surtout les costumes de Cléante et de Maître
Jacques renforcent les aspects comiques de la pièce. Étant donné que Cléante est vêtu de
manière exubérante, il est déjà ridiculisé dès sa première entrée. Le public se pose donc des
questions sur la raison de cette abondance, jusqu‟à ce que Cléante le révèle lui-même : « Car
enfin peut-on rien voir de plus cruel que cette rigoureuse épargne qu‟on exerce sur nous, (...)
si je suis réduit avec vous à chercher tous les jours le secours des marchands, pour avoir
moyen de porter des habits raisonnables ? ». Harpagon se moque également des vêtements de
son fils : « Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux équipage que vous promenez par
la ville ? ».
Par ailleurs, le metteur en scène a choisi d‟utiliser les costumes de Maître Jacques pour faire
rire. D‟un ton moqueur, il demande à Harpagon : « Est-ce à votre cocher, Monsieur, ou bien à
votre cuisinier, que vous voulez parler ? ». Il se change alors en cuisinier et dit à son chef, à
voix basse : « Vous n‟avez qu‟à parler ». La même action se répète un peu plus tard : « Ceci
s‟adresse au cocher ». Il remet donc son costume originel et dit de la même façon : « Vous
dites ? ». Enfin, les lunettes d‟Harpagon sont utilisées de la même façon que dans la
représentation précédente.
Pour finir, il faut faire attention à un phénomène très particulier à la fin de la pièce. Avec
l‟entrée d‟Anselme, deux hommes déguisés en cheval l‟accompagnent. Cette image en soi est
déjà hilarante, mais lorsque les deux chevaux se mettent à hennir, le contraste avec la
solennité du moment est total.
2.1.2 Texte
Deux types d‟humour verbal s‟imposent ici.12
Premièrement, le spectateur rira grâce aux jeux
de mot, même si ceux-ci ne sont pas très nombreux. L‟ « ironie verbale »13
fonde le reste des
12
Cf. Henri Bergson, Laughter : An Essay on the Meaning of the Comic,
http://www.gutenberg.org/files/4352/4352.txt: “We must make a distinction, however, between the comic
EXPRESSED and the comic CREATED by language”.
14
phrases comiques. Ces deux types de séquences verbales sont évidemment déjà présents dans
le texte originel de Molière.
Il n‟y a que trois exemples des jeux de mot. Quand Harpagon chasse La Flèche da sa maison
parce qu‟il « furète de tout côté pour voir s‟il n‟y a rien à voler », La Flèche lui demande, en
se moquant : « Êtes-vous un homme volable ? ». Une situation similaire s‟impose lors de la
rencontre entre La Flèche et Frosine, qu‟il informe sur le caractère d‟Harpagon : « (...) donner
est un mot pour qui il a tant d‟aversion qu‟il ne dit jamais : „je vous donne‟, mais : „je vous
prête le bonjour ».
Frosine, pour sa part, joue sur l‟ambiguïté du mot toucher. Harpagon, plus intéressé par la
fortune de Mariane que par son esprit, dit à Frosine : « (...) il faut bien que je touche quelque
chose ». Frosine lui réplique alors: « Ooooh, vous toucherez assez ! », référant à la notion
sexuelle du mot.
Les exemples d‟ « ironie verbale » dans cette représentation sont nombreux. J‟en
mentionnerai les plus pertinents. Harpagon veut marier sa fille à Anselme, un homme riche et
mûr. Il tente donc de convaincre Élise de ses qualités : « (...) un homme mûr, prudent et sage,
qui n‟a pas plus de cinquante ans ». Il renverse ainsi les choses, en prétendant que son âge est
un avantage, tandis que le contraste avec Élise, qui ne paraît qu‟entre vingt et trente ans, est
immense.
Dans la scène suivante, Valère et Élise cherchent une solution pour leur problème. Valère
propose de feindre une maladie, mais Élise craint que ce secret s‟ébruite quand ils appellent
un médecin. Valère répond alors ironiquement : « Vous moquez-vous ? Y connaissent-ils
quelque chose ? ». Ces questions rhétoriques montrent que Valère se moque de la compétence
de la médecine, comme Molière avait coutume de faire dans ses nombreuses pièces.
Quand Harpagon revient de son jardin, Valère feint une nouvelle fois la sévérité envers elle.
Harpagon est content de voir cette attitude conséquente, et lui dit : « (...) je veux que tu
prennes sur elle un pouvoir absolu ». L‟ironie de cette phrase réside dans le fait qu‟Harpagon,
sans s‟en rendre compte, rapproche ainsi les deux amants.
13
Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Essais Série « Lettres », 2001, p.
75.
15
Comme dernier exemple, mentionnons la lettre que La Flèche lit à Cléante : « (...) comme
ledit prêteur n‟a pas chez lui la somme dont il est question, et que pour faire plaisir à
l‟emprunteur, il est contraint lui-même de l‟emprunter d‟un autre, (...) », où les rôles de
l‟emprunteur et du prêteur sont renversés.
2.1.3 Images
Il y a dans cette représentation deux types d‟image comique. Le premier type inclut les
images qui sont comiques par leur théâtralité en soi. Le second reflète les images comiques
qui sont créés par l‟attitude des acteurs présents dans la situation en question.
À la fin du troisième acte, quatre cuisiniers, dont le dernier tient un grand plateau, marchent
sur scène en jouant de la musique. Quand ils sortent, Valère envoie un coup de pied au
quatrième. Celui-ci trébuche, mais réussit à attraper son plateau élégamment. Cette triple
action – donner coup de pied, trébucher, attraper le plateau – n‟est comique que par sa mise en
scène. Au quatrième acte, Harpagon vient sur la scène sans que le reste s‟en rende compte. Il
se met à part et réagit aux mots des autres en s‟adressant au public. Ce principe d‟‟ironie
dramatique‟, plutôt courant à l‟époque de Molière, est encore comique par son irréalisme.
Les images dites „réelles‟ sont toutes créés avec l‟aide d‟Harpagon. Celui-ci accuse La Flèche
de lui avoir ôté de l‟argent et lui demande de montrer les mains. La Flèche obéit, et Harpagon
observe minutieusement chaque millimètre carré de ses mains. La seul image d‟Harpagon
inspectant les mains de La Flèche est comique parce qu‟elle exprime tellement bien la
méfiance d‟Harpagon envers La Flèche. Exactement la même situation se produit quand
Harpagon épluche la poche du pantalon de La Flèche. Enfin, Harpagon se moque de la
frivolité des vêtements de son fils. Il prend donc les cheveux de Cléante, coiffés d‟une longue
natte, et les agite dans son visage. L‟absurdité d‟une telle image provoque le rire du public.
2.2 Psychologie des personnages
2.2.1 Cléante
Dès sa première entrée, Cléante est l‟objet du rire. Il se ridiculise par la prétention avec
laquelle il se présente et par la théâtralité exagérée de ces gestes, ce qui le rapproche du
16
« prétentieux »14
et du « fâcheux »15
moliéresques. Sans qu‟Élise puisse dire mot, il lui révèle
ses problèmes et lui dit enfin, d‟un ton pédant : « Je vous dis tout cela, ma soeur, afin que
vous ne vous ne donniez pas la peine de me le dire ».
Mais, contrairement à l‟apparence qu‟il donne, Cléante est vulnérable. Un débat intérieur le
hante : isolé par l‟autorité de son père, mais brûlant d‟amour pour Mariane. L‟indécision de
Cléante remonte à la surface lors de la révélation surprenante de son père, qui a décidé
d‟épouser Mariane. La réaction de Cléante se limite à un « Euh ? » significatif. De même lors
de la rencontre feinte entre Cléante et Mariane. Il lui dit donc : « Je ne vous assurerai point
que je me réjouis du dessein où vous pourriez être de devenir ma belle-mère », les derniers
mots lui restant presque dans la gorge.
Mais son attitude défensive passe à vengeance. Dans la même scène, il feint de parler à
Mariane au nom de son père. Ce moment lui procure l‟opportunité de lui déclarer son amour,
au point de devenir insupportable à Harpagon. Cléante, feignant son indignation, lui dit alors :
« C‟est un compliment que je fais pour vous à Madame ». La situation se détériore quand il
révèle qu‟il a commandé un festin abondant au nom d‟Harpagon : « (...) j‟ai fait apporter ici
quelques bassins d‟oranges de la Chine, de citrons doux et de confitures, que j‟ai envoyé
quérir de votre part ».
La fausseté de Cléante envers son père ressort également de la manière dont il feint ses
sentiments. De manière rusée, il change d‟attitude immédiatement au moment où il comprend
que son père veut lui accorder Mariane : « Écoutez : il est vrai qu‟elle n‟est pas fort à mon
goût ; mais pour vous faire plaisir, mon père, (...) »
2.2.2 Harpagon
Si Harpagon se présente comme un homme psychotique dans la version du NTGent, il se
profile dans cette représentation plus comme un vieux fou, un homme sénile, même
schizophrène. Le sourire fou sur son visage et ses petits rires entre ses mots en témoignent,
par exemple quand il dit à La Flèche : « Tu m‟as fait, (huhuhu), que tu sortes ». Le sourire
14
Andrew Calder, Molière : The Theory and Practice of Comedy (1993), Londres, The Athlone Press, 1996, p.
138-142. 15
Marcel Gutwirth, Molière ou l’invention comique : la métamorphose des thèmes et la création des types, Paris,
Minard, Lettres Modernes, coll. Situation, n° 9, 1966, p. 131-166.
17
apparaît en rêvant de son argent : « (regardant dans le vide) Dix mille écus...en or...chez
soi... ».
L‟aisance avec laquelle Harpagon passe d‟une émotion à une autre prouve sa schizophrénie :
« (riant, à Valère) Oui. (fâché, à Maître Jacques) Entends-tu ? (heureux de nouveau, à
Valère) Qui est le grand homme qui a dit cela ? » De même quand il „surprit‟ lui-même dans
le miroir comme le voleur de son argent. Assuré d‟avoir trouvé le criminel, il se réalise tout à
coup qu‟il est lui-même responsable: « Oh, c‟est moi ».
La fureur de sa personne peut être déduite par le ton avec lequel il réplique aux autres.
Lorsqu‟il découvre que Cléante est l‟emprunteur de son argent, il rugit : « Commeeeeent ? »
Maître Simon éclaircit l‟affaire, Harpagon répète : « Commeeeeent ? » La même situation se
produit quand Cléante offre un anneau à Mariane au nom de son père : « Moooooooi ?? (...)
Commeeent ? ». Ou encore, lors de la „confession‟ de Valère à la fin : « Commeeent ? ».
Sa méfiance en revanche se traduit par les pauses entre ses réactions. Ainsi lors de la
confrontation avec La Flèche : « Attends. (il s’assied) (après une longue pause) Ne
m‟emportes-tu rien ? ». La Flèche lui montre alors les mains, et après une pause, Harpagon
dit : « Les autres ». Une autre scène prouve l‟efficacité de cette stratégie comique. Cléante et
Élise discutent dans un coin du théâtre. Harpagon s‟adresse au public, hésite, et dit : « Je crois
qu‟ils se font signe l‟un à l‟autre de me voler ma bourse ».
Comme dans la représentation précédente, le côté ridicule de son avarice est dans ses mots. Sa
naïveté s‟illustre par la rencontre avec Mariane et est éclipsée pour le reste par la psychologie
de Frosine (dessous). Pour terminer, invoquons une dernière caractéristique bien particulière.
Souvent, la théâtralité des gestes d‟Harpagon, sa mimique et le ton de sa voix inclus16
, font
l‟objet du rire. Les exemples sont légion : limitons-nous donc à quelques-uns.
Après avoir dit à Cléante : « (...) un de ces jours on vient me couper la gorge », il imite le
geste de l‟écorcheur, avec le son assorti. Dans la même scène, il ouvre le manteau de Cléante
et quand il voit ces vêtements frivoles, il se cache en tenant la main devant son visage, comme
16
Andrew Calder, Molière : The Theory and Practice of Comedy (1993), Londres, The Athlone Press, 1996, p.
15-16.
18
s‟il veut dire : „celui-là n‟est pas mon fils‟. Puis il fait une geste moqueur, mettant le bout de
ses doigts à ses lèvres afin de dire ironiquement : „comme cela est chique !‟.
2.2.3 Valère
L‟humour du caractère de Valère apparaît dans son hypocrisie extrême envers Harpagon. Lors
de la discussion entre celui-ci et Élise, Harpagon l‟appelle pour dire qui a raison. Sans savoir
de quoi ils parlent, il répond à pleins poumons : « C‟est vous, Monsieur, sans contredit ! ».
Dès le moment où Harpagon a quitté la maison, Valère convainc Élise de ses bonnes
intentions, mais quand il revient, Valère se redresse de manière ultrarapide et crie : « Oui, il
faut qu‟une fille obéisse à son père ! ».
Comme à Harpagon, l‟humour théâtral n‟est non plus étranger à Valère. Surtout le ton de sa
voix donne lieu à des expressions hilarantes. Toujours dans la même scène, Harpagon
demande l‟opinion de Valère concernant la décision de marier Élise à Anselme. Alors Valère
gémit : « Eeeeuuuuh ». En outre, il se moque de Maître Jacques pour plaire à Harpagon.
Ainsi, Valère dit à Maître Jacques en ricanant : « Il faut manger pour vivre, (avec une voix
sourde et basse) et non pas vivre pour manger ». Au dernier acte enfin, Valère se défend
devant Harpagon. Celui-ci lui demande s‟il a touché son argent, mais Valère, supposant qu‟il
parle d´Élise, réplique d‟un ton haut, choqué par l‟impudence d‟Harpagon: « Moi, y
toucher ? ». Confus, Harpagon lui demande alors de qui il parle. Valère répond avec la même
petite voix : « De votre fille ».
2.2.4 Frosine
La théâtralité du caractère de Frosine est plutôt propre à son enthousiasme et à sa vivacité que
motivée par l‟humour en soi. Dès le moment où elle voit Harpagon, elle pousse un cri simulé :
« Ooooooh ! Mon dieu ! Que vous vous portez bien ! » Elle exagère encore plus en lui lisant
les lignes de la main : « Ho-ho-hoooo ! Quelle ligne de vieeeeee ! ». Vive qu‟elle est, Frosine
devient excitée de ses propres mots flatteurs dirigés à Harpagon : « c‟est ainsi qu‟il faut être
fait, et vêtu, pour donner... (avec une voix sensuelle) de l‟amour ». Puis, elle se tait et
contemple Harpagon voluptueusement.
Cette Frosine est aussi une femme joueuse, une tête en l‟air. Elle relativise tout. Elle rassure
Mariane, qui est promise à Harpagon, avec le raisonnement léger suivant : « Vous ne
19
l‟épousez qu‟aux conditions de vous laisser veuve bientôt ; et ce doit être là un des articles du
contrat. Il serait bien impertinent de ne pas mourir dans trois mois ». Comme la situation
devient de plus en plus délicate pour Mariane, Frosine se réjouit vivement des péripéties
mouvementées. Quand elle découvre que l‟amant de Mariane est le fils d‟Harpagon, elle
jubile : « Ooooh, l‟aventure est merveilleuse ! ». Enfin, elle sort avec Mariane et Cléante en
poussant des cris de joie.
Néanmoins, les gestes et la rhétorique de Frosine donnent souvent à rire par leur caractère
exagéré, ce que montre la scène avec Harpagon. La théâtralité de sa parole et le crépitement
monotone de ses mots provoquent déjà le rire. Elle réussit même à combiner ces deux
attitudes radicalement opposées : « (...) (déclamant avec beaucoup d’intonation) je vois des
gens de vingt-cinq ans... (sans états d’âme) qui sont plus vieux que vous ». Le comble de sa
théâtralité se manifeste un peu plus tard, quand elle révèle à Harpagon que Mariane préfère
les hommes vieux. Frosine se dirige alors au public, imitant le regard décrépit et l‟attitude
recroquevillée des vieux, pendant qu‟elle énumère ses idoles : « (...) Saturne, du roi Priam, du
vieux Nestor, et du bon père Anchise (...) ».
2.2.5 Maître Jacques
Maître Jacques se moque de tout le monde. Ce caractère moqueur se manifeste partout. Par
exemple, quand il demande à Harpagon : « Est-ce à votre cocher, Monsieur, ou bien à votre
cuisinier que vous voulez parler ? », il parle avec cette petite voix ironique qu‟il utilise
souvent. Harpagon lui demande alors ce que les gens disent de lui, et de la même façon
ironique, il répond : « (...) si j‟étais assuré que cela ne vous fâchât point ». Il réussit même à
attirer à la fois Cléante et Harpagon dans un piège, et il en jouit. Ainsi, il feint le
consentement entre ces deux esprits opposés, et les en rassure.
Maître Jacques ne se moque pas seulement de son patron, il se révolte aussi contre lui. Ce côté
rebelle s‟illustre entre autres par le manque de respect avec lequel il se plaint auprès de son
maître : « Vos chevaux, Monsieur ? Ma foi, ils ne sont point du tout en état de marcher. (...)
ce ne sont plus rien que des idées ou des fantômes (fait la geste de joues creuses), des (ton
moqueur) façons de chevaux ». La même arrogance s‟observe quand il raconte à Harpagon ce
que les gens disent de lui. Au lieu de dénoncer prudemment les reproches qu‟on lui fait, il
défie Harpagon avec le sarcasme de ses mots.
20
2.3 Confrontations
2.3.1 Harpagon vs. La Flèche
La méfiance d‟Harpagon pour la personne de La Flèche est à la base de leur confrontation
comique. Par exemple, quand Harpagon parle de l‟argent caché, La Flèche se tourne et lui
demande, manifestement intéressé : « Vous avez de l‟argent caché ? ». Harpagon se sent donc
surpris, et répond, sans émotion : « Non ». Cela augmente encore sa méfiance, et lorsque La
Flèche veut sortir, Harpagon dit, sans hésiter : « Attends ».
Embêté par l‟avarice de ce vieux, La Flèche murmure vers le public : « La peste soit de
l‟avarice et des avaricieux ». Harpagon, d‟un ton furieux, réplique : « Comment ? ». La
Flèche, intimidé par l‟autorité d‟Harpagon, le regarde alors fixement et n‟ose plus davantage
que répéter prudemment la phrase.
2.3.2 Harpagon vs. Cléante
La relation de plus en plus amère entre Cléante et son père donne lieu à des moments
comiques. La rivalité commence avec l‟étonnement de Cléante contrastant avec la joie
d‟Harpagon qui a décidé d‟épouser Mariane et de marier son fils à « une certaine veuve ».
Plus tard, Cléante découvre que l‟usurier qui lui a prêté de l‟argent est son propre père, tandis
que celui-ci reconnaît son fils comme l‟emprunteur de son précieux argent.
Dès lors, Cléante n‟arrête pas de contrarier son père. Sa fausseté contraste avec le sentiment
d‟impuissance d‟Harpagon quand Cléante offre un anneau à Mariane au nom de son
père : « C‟est un présent que mon père vous a fait ». Grâce à l‟intervention de Maître Jacques,
la rivalité entre les deux s‟efface, jusqu‟au moment où Harpagon découvre que leurs
intentions sont toujours opposées. Cette découverte se traduit par une pause pénible qui se
produit après que Cléante dit : « (...) c‟est m‟avoir assez donné que de me donner Mariane ».
2.3.3 Harpagon vs. Valère
La confrontation comique entre Harpagon et Valère se déroule entièrement dans une seule
scène à la fin de l‟histoire. Elle est fondée sur un malentendu (dessous). D‟abord, Harpagon
peste contre Valère, qui confesse honorablement son amour pour Élise: « Votre sang,
Monsieur, n‟est pas tombé dans de mauvaises mains (...) je proteste de ne prétendre rien à
tous vos biens, pourvu de me le laisser ». Au fur et à mesure que la discussion continue,
21
Valère parle de plus en plus en termes amoureux, qui rendent Harpagon presque muet : « (...)
j‟ai brûlé pour elle (...) elle est trop sage et trop honnête (...) Tous mes désirs se sont bornés à
jouir de sa vue (...) la passion que ses beaux yeux m‟ont inspiré ».
3. Théâtre Royal du Parc de Bruxelles
3.1 Mise en scène
3.1.1 Décor, accessoires et costumes
Le décor est très sophistiqué et il s‟avère très fonctionnel à travers la pièce. Dans plusieurs
situations, le décor est utilisé comme instrument comique. Au début, La Flèche fuit
d‟Harpagon vers le premier étage de sa maison. Au palier, on a dressé une armure.
Immédiatement après les mots suivants de La Flèche : « Êtes-vous un homme volable, quand
vous (...) faites sentinelle jour et nuit ? », la casque de l‟armure s‟ouvre. La Flèche l‟attaque,
et feint d‟en être mordu.
Plus directement, Valère utilise les avantages du décor pour écouter la conversation entre
Cléante et la Flèche. Du coup, une trappe dans le mur s‟ouvre, et la tête de Valère apparaît
furtivement. La même cérémonie se répète un peu plus tard, pendant que Cléante et La Flèche
se cachent derrière la porte. Au milieu de la représentation, une espèce d‟interlude permet
d‟ajouter une nouvelle pièce de décor. Une baignoire, dans laquelle est assis Harpagon, est
alors poussé dans la chambre par Maître Jacques.
Il en va de même avec les accessoires. Pendant la dispute avec La Flèche, Harpagon prend
une arme, qui fait partie de l‟armure, pour l‟attaquer. Mais La Flèche ayant fuit, Harpagon
abandonne l‟arme, une espèce de matraque pourvue de clous, sur son fauteuil. Il le couvre du
manteau de Frosine, de sorte que personne n‟y prête plus d‟attention, jusqu‟à ce que
l‟inévitable arrive : Harpagon s‟assied tranquillement sur le fauteuil, puis sursaute avec un cri.
Ensuite, Frosine brandit l‟arme qu‟Harpagon n‟évite que de justesse.
À un autre moment, Valère entre avec une guitare. Harpagon vient de réprimander sa fille. En
signe d‟acception, il joue un accord, mais dans son enthousiasme, il se blesse aux doigts. À la
fin du troisième acte, Harpagon et La Merluche se heurtent. Harpagon tombe alors, le visage
dans un gâteau. Gâteau qui fait partie du festin que Cléante avait fait venir au nom de son
père.
22
Les costumes originels paraissent plus ou moins maintenus dans cette représentation. Cette
fidélité permet de conserver les blagues originelles dans lesquelles les costumes jouent un
rôle. Rappelons les vêtements exubérants de Cléante. Même la perruque, dont il est question
dans le texte originel, est conservée par le metteur en scène. Dans cette version, Harpagon ôte
la perruque de la tête de son fils.
De même, le costume „double‟ de Maître Jacques nourrit le rire du public. La différence est
que, maintenant, Maître Jacques ne se change pas vraiment. Il ôte justement son costume de
cocher pour qu‟on puisse découvrir le costume de cuisinier qu‟il porte sous ses vêtements de
cocher. Contrairement aux représentations précédentes, Harpagon aussi subit un vrai
changement vestimentaire, lors de la rencontre avec Mariane. Outre ses lunettes, il porte un
ample col blanc cannelé et un grand chapeau noir.
Enfin, mentionnons une image particulière à la fin du quatrième acte. Privé de son argent,
Harpagon est tellement confus qu‟il commence à halluciner. Une de ces illusions nous montre
un inconnu avec une tête de boeuf, qui vient traverser la scène en portant la cassette
d‟Harpagon.
3.1.2 Texte
Peu de phrases comiques se distinguent par rapport aux autres versions. Trois exemples
semblent originaux. Premièrement, examinons la confrontation entre La Flèche et Harpagon.
Celui-ci vient de le fouiller quand La Flèche, presque nu, se penche devant Harpagon et lui
dit, en moquant, pendant qu‟il indique son derrière : « Voilà encore une poche ! »
Deuxièmement, Harpagon exprime sa méfiance envers les jeunes femmes. Il craint qu‟un vieil
homme comme lui ne plaira pas à Mariane, et que cette situation ne pourra aboutir qu‟à
l‟adultère : « (...) j‟ai peur (...) que cela ne vienne à produire chez moi quelques petits
„désordres‟ (il fait des cornes sur son front) qui ne m‟accommoderaient pas ». Enfin, pendant
son long monologue à la fin du quatrième acte, il dit au public : « Ils me regardent tous, (il se
mouche, son mouchoir s’envole, le public rit) et se mettent à rire ».
23
3.1.3 Images
Quelques images comiques sont le produit du décor et des costumes. Invoquons les scènes à
propos de La Flèche et l‟armure, de l‟intervention de Valère pendant la conversation entre
Cléante et La Flèche, d‟Harpagon dans la baignoire et de l‟homme avec la tête de boeuf
(dessous). Dans le cas de l‟interlude avec Harpagon dans la baignoire, il s‟agit de toute une
chorégraphie : tout le monde danse, Harpagon entre, la baignoire est remplie d‟argent,
Harpagon crache une pièce de monnaie, et est enfin séché par Brindavoine et La Merluche
dans une action synchronisée. Toutes ces situations sont des exemples d‟images artificielles.
D‟autres images sont plutôt créées dans le moment même. Pensons à l‟image d‟Harpagon
avec le visage couvert de crème-fraîche au moment où il tombe dans le gâteau. Quand la
situation se calme et il s‟est essuyé le visage, Harpagon met ses lunettes qui sont encore tout
souillées.
3.1.4 Actions
Bon nombre de situations comiques sont provoquées par des actions d‟un ou de plusieurs
personnages. Il y en a tant qu‟elles méritent d‟être étudiées à part. Généralement, elles ne
peuvent pas être classifiées comme artificielles, ce qui les distingue des images. Comme les
images, les actions peuvent se réaliser à l‟aide du décor, des accessoires ou des costumes.
Rappelons La Flèche attaquant l‟armure, la matraque, la guitare et le gâteau d‟Harpagon, la
perruque de Cléante et le „double‟ costume de Maître Jacques.
Pourtant il y a bien des scènes comiques où l‟intérêt de ces éléments décoratifs s‟avère
inférieur à la valeur comique de l‟action même. Ainsi quand Harpagon demande à La Flèche
de monter ses „autres‟ mains. La Flèche, joueur qu‟il est, se couche alors au sol, ôte ses
chaussures et lui montre ses pieds. Afin de fouiller ses poches, Harpagon lui ôte son pantalon
de sorte que La Flèche n‟est vêtu que d‟un maillot de corps.
Le moment qui suit la scène d‟Harpagon s‟asseyant sur la matraque, Harpagon trouve le
manteau de Frosine sur le fauteuil. Il donne alors la matraque à Frosine et se met à enrouler
son manteau pendant que Frosine le regarde tristement. Enfin, Harpagon met le manteau
enroulé sur le fauteuil et s‟en assied dessus. Dans la même scène, Harpagon tousse dans son
24
mouchoir, puis nettoie ses lunettes avec ce même mouchoir souillé. Frosine paraît dégoûtée.
Quand il veut mettre ses lunettes, il paraît surpris du fait qu‟elles sont encore sales.
Comme j‟ai déjà mentionné, Harpagon paraît avec un gros chapeau noir lors de la rencontre
avec Mariane. Il descend l‟escalier pour saluer sa future femme. Face à elle, il ôte son
chapeau et s‟incline. Mais, en faisant sa révérence, il lâche son chapeau qui vole ainsi, à
travers la porte, hors scène. Pour finir, mentionnons un des moments où Mariane joue le
violon. Harpagon s‟approche alors pour la considérer de près : tellement près qu‟il suit les
mouvements de l‟archet avec la tête.
Enfin, il y a des actions qui, libres de tout autre élément, font rire par l‟image de l‟action en
soi. Invoquons encore la confrontation entre Harpagon et La Flèche. En le fouillant, Harpagon
chatouille La Flèche de sorte qu‟il se crispe en riant d‟une façon tendue. Harpagon, toujours
pas rassuré, force alors La Flèche à ouvrir la bouche pour voir s‟il n‟a rien mis dedans.
Valère, appelé par Harpagon afin qu‟il donne son opinion sur le mariage d‟Élise avec
Anselme, se voit déchiré entre les bonnes grâces d‟Harpagon et l‟amour pour Élise. Il décide
de feindre l‟entente avec Harpagon, ce qui n‟est pas du goût d‟Élise. Chaque fois que Valère
parle en faveur d‟Harpagon, elle lui donne un gros pincement sans qu‟Harpagon l‟aperçoive.
Valère essaie alors de convaincre Harpagon prudemment, mais celui ne l‟écoute plus et se met
à siffler au milieu des paroles de Valère.
L‟action comique suivante paraît particulière, parce qu‟elle peut être catégorisée comme
artificielle. Néanmoins, elle n‟attribue aucun surplus à la dramaturgie générale de la pièce : il
faut plutôt la considérer comme une convention entre deux personnages. Il s‟agit d‟une
confrontation entre Harpagon et Maître Jacques. Celui-ci vient d‟être rossé par Harpagon
après avoir dit ce que les gens disent de lui. Maître Jacques s‟assied alors sur un tabouret,
Harpagon s‟approche, et il lui donne un dernier coup. Meilleur dit : il feint de lui donner un
coup. C‟est qu‟il imite le son du coup en le frappant, tandis que Maître Jacques feint
d‟encaisser le coup en bougeant la tête comme une porte battante.
La venue de Cléante pendant la confrontation entre Harpagon et Mariane avive celle-ci
visiblement. Heureuse d‟entendre la répugnance de Cléante à propos du mariage avec son
25
père, elle lui montre sa joie. Dans son enthousiasme, elle donne à Harpagon, qui s‟était
approché d‟elle, un coup dans ses bijoux de famille.
À la fin de l‟histoire, Maître Jacques accuse Valère d‟avoir volé l‟argent d‟Harpagon. Mais il
ment et il a peur d‟une confrontation avec lui. Quand Valère apparaît au palier, Maître
Jacques joue à cache-cache derrière le dos de son patron, qui le repousse de sorte qu‟on
obtient une espèce de valse ridicule. Dans la même scène, Harpagon tente d‟étrangler Valère
violemment ainsi que la tête de celui-ci oscille de tous côtés.
3.2 Psychologie des personnages
3.2.1 Harpagon
Harpagon présente les mêmes caractéristiques que l‟Harpagon des représentations
précédentes : il est fou, méfiant, avare, agressif, inhumain et naïf. Les mêmes situations
nourrissent ce portrait.
Ce qui est plus important, c‟est la théâtralité de ses gestes. Comme l‟Harpagon du Théâtre de
la Porte St.-Martin, l‟humour de son personnage se trouve dans ses gestes et le ton de sa voix,
bien moins dans sa mimique. Dès sa première entrée, caché pour les autres personnages sur la
scène, il s‟adresse au public et rit : « Hihihihihi ! » avant de sortir.
La force comique de l‟imitation joue un rôle très important pendant plusieurs scènes. Afin de
se moquer de la vanité de son fils, Harpagon ôte d‟abord sa perruque (dessus), puis il imite les
gestes d‟un noble hautain. Avant de déposer la perruque, il la met sur la tête pour imiter
Cléante une fois de plus. Quand il révèle à son fils qu‟il veut épouser Mariane, Cléante réagit
de manière surprise : « Qui, vous ? Vous ? ». De nouveau, Harpagon l‟imite en lui répondant
du même ton : « Oui, moi, moi, moi ! »
Élise n‟échappe non plus aux imitations moqueuses de son père. Encore au moment où il fait
sa confession, Élise pousse un cri perçant. Quand Harpagon lui demande la raison de sa
réaction, elle rit. Harpagon l‟imite alors une première fois. Puis, Élise essaie de renoncer
prudemment à l‟exigence de son père qui veut qu‟elle épouse Anselme : « Je ne veux point
me marier, mon père, s‟il vous plaît ». Harpagon réplique : « Et moi, ma fille, je veux que
vous vous mariiez, (il imite sa voix et sa révérence) s‟il vous plaît »
26
Harpagon et Frosine se moquent des jeunes. Harpagon les ridiculise de la façon suivante : il
tire sa chemise de son pantalon et feint de jouer la guitare comme une jeune star. Le même
type de moquerie se présente pendant l‟acte suivant, lorsqu‟il donne des ordres à propos de
l‟organisation de la fête. Il appelle Cléante de la façon suivante : « Et vous, mon fils, (à voix
basse, moqueur) le damoiseau »
Le talent d‟Harpagon pour imiter les voix des autres est remarquable. Rappelons les moments
où il joue des différentes tonalités de sa voix. Afin d‟échapper aux exigences financières de
Frosine, il monte l‟escalier et attend au palier. Il produit alors, comme un ventriloque, des
sons de gens qui parlent, et dit à Frosine : « Voilà qu‟on m‟appelle ». Ainsi, il trouve une
excellente excuse pour sortir la scène. Deuxièmement, il donne l‟ordre à Valère de préparer
des plats ordinaires qui quand-même remplissent l‟estomac. Il lui dit alors à voix basse,
presque monstrueuse : « Tout se foisonne ».
L‟humour d‟Harpagon s‟observe enfin dans la théâtralité de ses gestes. Après qu‟Harpagon
lui a donné « un pouvoir absolu » sur sa fille, Valère lui promet de serrer la bride à Élise.
Harpagon l‟approuve et répond : « Cela est vrai. Il faut... (il fait la geste et le son d’un objet
qui est serré) ». Souvent il utilise un geste pour appuyer ses dires. Exemple : lors de la dispute
avec Cléante. Il lui dit : « Et je te donne ma malédiction (il fait la geste et le son d’un sorcier
qui ensorcèle sa victime) ».
D‟autres gestes ne sont comiques que par leur caractère exagéré. Harpagon, toujours méfiant,
se tient sur ses gardes lorsque Frosine frappe à la porte avec violence. Très, très prudent, il
s‟en approche sur le point des pieds. De la même façon exagérée, il tourne son corps devant
Frosine, et marche de façon ridicule.
3.2.2 Maître Jacques
La moquerie et la rébellion sont aussi dans cette version les deux caractéristiques les plus
remarquables de Maître Jacques. Toutefois, la vulnérabilité de sa personne apparaît surtout
dans la scène dans laquelle il joue le rôle de conciliateur entre Cléante et Harpagon. Tandis
qu‟il jouissait encore du désaccord entre ces deux dans la représentation précédente, il en
souffre maintenant. Cléante lui dit : « (...) s‟il m‟accorde Mariane, (...) jamais je ne ferai
aucune chose que par ses volontés ». Maître Jacques, sachant que ceci n‟étant pas le cas, lui
27
répond par un rire nerveux. Harpagon assure alors à Maître Jacques que Cléante peut choisir
une femme quelconque, hors Mariane, en mariage. Pendant son intervention, Maître Jacques,
déçu par ce désaccord, mime ces mots plusieurs fois sans qu‟Harpagon le voie : « Hors
Mariane ».
Outre cette particularité, le spectateur aura sans doute remarqué la théâtralité de Maître
Jacques. En la présence d‟Harpagon, Valère feint son amitié envers Maître Jacques. Lorsque
celui-ci veut remettre son costume de cocher, Valère est prêt à l‟aider. Mais Maître Jacques
saisit son jeu faux et le rejet d‟un air humiliant. Valère continue alors à flatter son patron et lui
dit : « Maître Jacques fait bien le raisonnable ». Maître Jacques ne le supporte plus et lui
répond en imitant son arrogance : « Monsieur l‟intendant fait bien le nécessaire ».
3.2.3 Autres personnages
Par ailleurs, cette représentation se caractérise par le choix du metteur en scène de donner un
rôle comique aux personnages secondaires. Maître Simon, par exemple. Au moment où
Harpagon comprend que l‟emprunteur de son argent est son propre fils, il monte l‟escalier et
tente de le rosser avec la matraque. Maître Simon, choqué de l‟agressivité du vieillard,
s‟enfuit comme si sa vie en dépendait.
La Merluche, qui forme une couple avec Brindavoine, est comique par sa présence même. Il à
l‟air d‟un handicapé mental, qui ne contrôle pas ses mouvements. Ce soupçon est confirmé au
moment où il ouvre la bouche. Il se plaint du mauvais état de ses vêtements, et Harpagon,
profitant de sa faiblesse, lui donne un coup de son bâton.
La théâtralité d‟Anselme le transforme également en un personnage comique. Lorsque Valère
lui révèle qu‟il est le fils de Dom Thomas d‟Alburcy, il ne le croyait. Trois fois, il lui répond
de façon identique : « Alleeeez ». Au moment où Valère convainc Anselme, il crie :
« Quoi ?!? » et puis, tout à fait calmé : « Quoi ? » Enfin, Anselme est tout heureux d‟avoir
retrouvé ses enfants. Il leur donne donc la permission d‟épouser leurs amours respectifs avec
joie. Jusqu‟au moment où il comprend qu‟Harpagon aussi doit approuver les mariages. Tout à
coup, il redevient sérieux et fait signe à ses enfants : „je l‟arrangerai‟.
28
3.3 Confrontations
3.3.1 Harpagon vs. Mariane
Le caractère comique des confrontations entre Harpagon d‟une part et La Flèche, Cléante,
Valère et Frosine d‟autre part ne présente aucune différence remarquable par rapport aux
celles des représentations précédentes. Nous parlerons donc de la confrontation particulière
entre Harpagon et Mariane.
Il s‟agit de la scène où Cléante offre l‟anneau de son père à Mariane sans qu‟Harpagon le
veuille. Dans cette version, Harpagon ne se limite pas à réprimander son fils mais se voit
visiblement déchiré entre la fureur contre Cléante et la volonté à plaire sa future femme.
Quand Cléante glisse l‟anneau au doigt de Mariane, Harpagon se trouve au milieu, gémissant
et fort incommodé par la situation. D‟abord, il maudit son fils entre ses dents, le moment
après, il éclate de rire pour mettre Mariane à l‟aise.
4. Film de Christian de Chalonge
Avant de passer à l‟analyse du comique, il faut constater qu‟une version filmique contient des
différences importantes par rapport à une représentation théâtrale. Un autre médium exige une
autre façon de travailler, qui aura également des conséquences quant à l‟aspect comique. Le
point de vue passe donc du directe à l‟indirecte, ce qui donne lieu à la création d‟une autre
vision pour le spectateur. Trois aspects sont à invoquer.
Premièrement, invoquons la possibilité d‟un décor réel au lieu d‟un décor suggestif. Puisque
la caméra peut être installée partout, le contexte spatiale de l‟histoire s‟étend quasi jusqu‟à
l‟infini. Tandis qu‟une représentation théâtrale est lié à un décor qui se limite à la portée d‟un
seul point de vue, „l‟oeil‟ de la caméra peut enregistrer tout.
Deuxièmement, la caméra est capable de régler l‟extension et la dimension du cadre scénique.
Il peut fixer un seul regard, ou bien donner une image de toute une rue. L‟image théâtrale, par
contre, reste toujours une image totale. Cette liberté entraînera que le public ne manquera
aucun détail que le metteur en scène voudra mettre en vedette. L‟accès aux trois dimensions
crée également des images plus riches. En plus, la caméra est mobile, ce qui crée la possibilité
d‟images animées.
29
Troisièmement, le montage des images peut donner lieu à un type de mouvement que le
théâtre ne connaît pas. Une séquence d‟images peut provoquer un rapport de cause à effet,
dont le comédien fait usage avec satisfaction. Un tel contraste est fréquemment à la base
d‟une situation ironique.
4.1 Mise en scène
4.1.1 Décor, accessoires et costumes
Contrairement à ce qu‟on attende, le décor n‟est pas engagé davantage comme instrument
comique dans ce premier film. En plus, nous ne pouvons remarquer de vrais particularités
filmiques dans les quelques exemples comiques que nous avons découverts. Rappelons
d‟abord la discussion entre Élise et Valère tout au début de la pièce. Du coup, nous voyons
l‟image de Dame Claude écoutant la conversation à l‟étage dessus, sans que les deux
l‟aperçoivent.
Lorsque La Flèche veut informer Cléante sur les exigences de son prêteur, il l‟emmène dans
une chambre où il se trouve un piano. La Flèche s‟y assied et se met à lire les conditions.
Comme si c‟était un jeu, il appuie sur une touche du piano, chaque fois qu‟il aborde un
paragraphe de la lettre.
Au moment où Frosine entre dans la chambre d‟Harpagon, nous apercevons que les chaises
sont toutes couvertes d‟un drap. Cette image fonctionne comme une aide qui fixe l‟attention
sur l‟avarice d‟Harpagon plutôt que comme une création décorative comique. Enfin,
invoquons l‟arrivée d‟Anselme, qui entre dans la chambre à travers une porte secrète dans le
mur.
L‟influence comique des accessoires et des costumes est aussi limitée que celle du décor. Il ne
s‟agit que de scènes déjà connues : Harpagon qui prend le fouet sans que Maître Jacques le
voie ; Harpagon qui tire son mouchoir de sa poche pendant que Maître Jacques attend une
récompense et Harpagon montrant à Brindavoine comment il doit servir les gens, en utilisant
son chapeau.
30
4.1.2 Images
Nous pouvons distinguer deux types d‟images filmiques. Les images dites „simples‟ sont liées
aux images théâtrales : elles s‟avèrent comiques en soi. Notons pourtant que l‟aspect comique
de ces images est favorisé par la position libre et la mobilité de la caméra. Les images dites
„complexes‟ se font par la succession de deux images montées. (dessus)
Pendant que la caméra suit Cléante traversant les couloirs de la maison, Dame Claude,
emmêlée dans une étreinte passionnée avec un homme, soudainement apparaît dans une
niche. Au moment où elle se sait attrapée, elle donne une gifle à l‟homme en question.
L‟humour de cette scène est provoqué par la mobilité de la caméra. L‟apparition de Dame
Claude interrompt donc la continuité de l‟image.
Autres scènes tirent leur force comique du positionnement par rapport à la caméra. Dans la
scène où Valère réprimande Maître Jacques sous le regard approbateur d‟Harpagon, il
apparaît une image de l‟intendant à côté de son chef. Nous pouvons apercevoir l‟expression
double sur le visage de Valère, changeant de la désapprobation feinte à la fausseté, qu‟il dirige
à Maître Jacques. Harpagon de sa part n‟en saisit rien. L‟humour de ce cadre scénique se situe
donc dans la visibilité élevé du contraste entre ces deux personnages.
La situation suivante concerne la scène où Harpagon est renversé par La Merluche, à la fin du
troisième acte. Nous le voyons alors sortir de la chambre en courant, et quand il tourne à
droite, il heurte La Merluche de plein fouet, ainsi qu‟il tombe immédiatement à la renverse
contre le sol. Toutefois, ce n‟est pas la chute en soi qui nous fait rire. L‟image comique
constitue le moment du choc par le retour d‟Harpagon immédiatement après qu‟il a disparu
derrière un mur en tournant à droite. Avec l‟aide du décor, nous apercevons donc Harpagon
tomber à la renverse „ex nihilo‟, parce que nous ne voyons pas encore La Merluche en
premier lieu.
La dernière scène du film nous montre Harpagon qui regarde dans le vide, espérant de ravoir
sa cassette. Cléante fait signe à La Flèche, qui attend dans une chambre derrière Harpagon
avec l‟argent. Harpagon étant presque en choc n‟aperçoit donc pas que La Flèche vient lui
délivrer. Le contraste nettement visible est donc également ici à la base de l‟image comique.
31
Les deux premières images complexes concernent Harpagon. Après que La Flèche murmure :
« La peste soit de l‟avarice et des avaricieux », la caméra change de point de vue et nous
voyons apparaître Harpagon devant lui. L‟effet de cette réorientation rapide est qu‟on obtient
ainsi une image qui représente parfaitement la méfiance d‟Harpagon. Le même type de
réorientation se produit lors de la confrontation avec Frosine. Après ses mots : « (...) douze
mille livres de rente », Harpagon, tout étonné, s‟affale sur une chaise.
La double image suivante se présente grâce à l‟usage original du décor. Harpagon,
agréablement surpris des compliments de Frosine, va se regarder dans le miroir. Le moment
après, on voit La Flèche à l‟autre côté du mur, observant Harpagon à travers du même miroir.
Cette image est fort contrastant parce qu‟elle pose un Harpagon ignorant face à quelqu‟un qui
se moque de son ignorance. Le contraste entre Harpagon et Mariane est également illustré par
une succession d‟images. L‟inquiétude se lit sur le visage de Mariane. Depuis son point de
vue, Harpagon apparaît à l‟étage au-dessus d‟elle, ignorant l‟état d‟âme de sa future épouse.
4.1.3 Actions
Quelques actions méritent d‟être étudiées de plus près. Dans la scène introductive du film, La
Flèche passe une bonne dans un couloir de la maison. Au moment où ils se sont passés, La
Flèche lui donne un coup sur le derrière, de sorte qu‟elle sursaut avec un cri. Cette action
prouve le caractère joueur de La Flèche.
Au moment où Cléante commence sa déclaration d‟amour à Élise, il repousse son père
violemment. Harpagon essaie alors de s‟approcher de Mariane avec acharnement, mais il n‟en
réussit pas. Un peu plus tard, Harpagon se venge de son fils. Convaincus de leur
consentement mutuel, mis en scène par Maître Jacques, Cléante et Harpagon s‟embrassent.
Au moment où Harpagon comprend qu‟il s‟agit d‟un malentendu, l‟enlacement se transforme
en étranglement.
4.1.4 Répétitions
Un nouveau type de situation s‟impose : la répétition.17
Il s‟agit d‟actions ou d‟images qui ne
s‟avèrent comiques que par le fait qu‟elles se sont déjà produit plus ou moins de la même
17
Jean De Guardia, Poétique de Molière : Comédie et répétition, Genève, Droz, Histoire des idées et critique
littéraire, vol. 431, 2007, Préface p. XI-XII.
32
façon auparavant dans le film.18
La répétition provoque ainsi une reconnaissance chez le
public.
Commençons avec Dame Claude. Premièrement, elle est attrapée une deuxième fois avec un
homme (dessus) dans une petite chambre, cette fois par Harpagon. Ensuite, nous l‟apercevons
écouter une deuxième fois une conversation. Après sa présence pendant la scène avec Valère
et Élise (dessus), elle écoute maintenant l‟entretien entre Harpagon et ses fils.
De même, on voit La Flèche épier Harpagon deux fois, regardant par le trou de la serrure. Les
deux scènes sont presque identiques, excepté qu‟il est attrapé la deuxième fois. À travers le
film, l‟image de La Flèche espionnant Harpagon devient courante. Encore deux fois, nous
voyons Harpagon quitter la scène, pendant que La Flèche apparaît derrière lui. Mentionnons
également la scène avec le miroir (dessus). Enfin, La Flèche a une habitude bizarre: il entre et
quitte la maison par une fenêtre. Si le moment où on le voit sauter à l‟intérieur est déjà
ridicule, l‟effet comique ne s‟accomplit que quand il sort de la même façon.
Toutefois, la répétition d‟une scène ne concerne pas toujours une seule personne. Au début du
quatrième acte, Valère épie les amoureux et Frosine pendant leur conversation. Toujours dans
la même scène, mais un peu plus tard, on découvre un Harpagon curieux au même endroit.
4.2 Psychologie des personnages
4.2.1 Harpagon
Le Harpagon qu‟on nous présente dans ce film est plus vulnérable, plus faible. Premièrement,
il est presque physiquement dépendant de son argent.19
À la fin du deuxième acte, il va
chercher sa cassette. Il l‟ouvre alors et touche les pièces de monnaie comme s‟ils lui
donneraient la force de survivre.
Sa faiblesse physique s‟observe plus concrètement dans son attitude envers les femmes.
D‟abord il se laisse facilement séduire par Frosine, qui fait habilement usage de sa
18
Henri Bergson, Laughter : An Essay on the Meaning of the Comic,
http://www.gutenberg.org/files/4352/4352.txt 19
Cf. Marcel Gutwirth, Molière ou l’invention comique : la métamorphose des thèmes et la création des types,
Paris, Minard, Lettres Modernes, coll. Situation, n° 9, 1966, p. 195 : « [...] l‟or même [...] le prive de tout ».
33
vulnérabilité (dessous).20
Quand elle quitte alors la maison avec Mariane, Hapagon tend les
mains vers elles, désirant ardemment l‟amour charnel d‟une femme.
Enfin, l‟humanité d‟Harpagon se voit dans son attitude. Quand Maître Jacques lui informe sur
sa réputation chez les gens, Harpagon en est visiblement déçu. Remarquons que dans les
autres représentations, il feint d‟en jouir tandis qu‟il se prépare déjà à rosser Maître Jacques
avec le fouet. Il est également déçu que Mariane ne lui dise mot. Pour compléter l‟image,
Harpagon parle avec un défaut de prononciation, qui lui donne une attitude ridicule
permanente, bien qu‟humaine.
4.2.2 Maître Jacques
Maître Jacques joue plutôt le rôle de valet frustré que celui de moqueur. Il est plus vindicatif
et moins joueur. Son caractère plus sérieux le rend plus vulnérable. Toutefois, il jouit de son
tour de force d‟avoir réconcilié Harpagon avec Cléante, mais ses représailles sont plus amères
maintenant.
4.3 Confrontations
4.3.1 Valère vs. Élise
La relation entre Valère et Élise paraît moins tendue dans ce film. Déjà dans la première
scène, Valère réussit à faire disparaître l‟inquiétude d‟Élise. Elle se réjouit de l‟attitude double
que Valère adopte quand il parle de son talent de faire de la lèche à son père. Cette relation est
encore une fois confirmée à la fin du premier acte. Valère feint alors de réprimander Élise
pour satisfaire Harpagon, et sans que son père aperçoive quelque chose, Élise en rit et donne
un baiser à son amant au moment où ils disparaissent de la vue d‟Harpagon.
4.3.2 Harpagon vs. La Flèche
Dans les représentations précédentes, Harpagon domine La Flèche lors de leur confrontation
au début de l‟histoire. Ici, les rôles sont renversés. La Flèche se moque d‟Harpagon, mais
celui-ci ne réussit point à l‟impressionner. Le comble pénible de cette confrontation s‟observe
au moment où La Flèche vient montrer à Harpagon une dernière poche. Celui-ci lui alors
20
Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, Bibliothèque d‟Histoire du Théâtre,
1992, p. 97-98.
34
supplie presque pathétiquement21
: « Allons, rends-le-moi sans te fouiller ». Cette relation de
domination est parfaitement saisie dans l‟image de La Flèche derrière le miroir, riant
d‟Harpagon qui ne le voit pas (dessus).
4.3.3 Harpagon vs. Frosine
Comme nous avons déjà pu conclure, Frosine tente d‟entrer dans les bonnes grâces
d‟Harpagon en le séduisant (dessus). Profitant de la faiblesse charnelle d‟Harpagon, elle
utilise tous ses charmes féminins afin de lui soutirer un peu d‟argent pour payer son procès.
Comme une séductrice professionnelle, elle le caresse et le touche tant qu‟il faille pour mettre
Harpagon de son côté.
5. Film de Jean Girault & Louis De Funès
5.1 Mise en scène
5.1.1 Décor, accessoires et costumes
En général, nous pourrions dire que le décor contribue au comique dans le sens que le
contexte spatiale de l‟histoire est exploité au maximum. Contraire au film précédent, le trame
ne se déroule pas essentiellement dans et endéans de la maison d‟Harpagon. Par exemple, la
scène dans laquelle Harpagon est introduit est enregistrée dans une église. Même le jardin de
l‟église et les rues de la ville fonctionnent comme décor. En plus, quasi tout le cinquième acte
a lieu dans une salle d‟audience.
En outre, les pièces de décor sont implantées de manière créative dans l‟histoire. Quand
Cléante se plaint de son sort devant sa soeur, il paraît soudainement atterri dans une prison.
Dans un coin de la chambre, il rencontre une série de barreaux derrière lesquels il exprime sa
plainte à Élise. Le mur derrière lui est devenu rouge. Cette image particulièrement filmique
reflète donc la dépendance vis-à-vis de son père. Un phénomène pareil se reproduit lors de la
scène où La Flèche lit les conditions du prêteur de Cléante. Après l‟énumération de tous les
objets que le prêteur lui donnera au lieu de l‟argent, ces objets prêtés apparaissent ex nihilo
dans la chambre.
21
Cf. Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995, p. 617 : « [...] le ton des
pièces [...] frise souvent le pathétique ou même le tragique. »
35
Dans la scène suivante, l‟humour verbal est combiné avec l‟humour visuel, dans la forme
d‟une pièce de décor. Maître Jacques se plaint de l‟état des chevaux d‟Harpagon. Il parle alors
de « façons de chevaux ». Le moment suivant, nous apercevons un cheval blanc, dessiné et
découpé d‟un carton, dans une écurie improvisée au coin de la chambre.
L‟argent d‟Harpagon est caché sous le sol au jardin. À la fin du quatrième acte, il va contrôler
une fois de plus si sa cassette se trouve toujours là. Mais il aperçoit seulement un grand trou
que le voleur a creusé pour accomplir son crime. De désespoir, Harpagon saute alors dans le
trou, s‟y couche et dit : « (...) je me meurs, je suis mort, je suis enterré ». Ainsi, le metteur en
scène a réussi à combiner le choix du décor avec le texte du personnage d‟Harpagon.
Il n‟y a qu‟un seul accessoire de valeur comique considérable. Tout au début du film,
Harpagon enterre sa cassette. Afin de protéger ses louis d‟or contre des voleurs possibles, il le
couvre d‟un piège. Quand plus tard nous voyons La Flèche qui, le pied coincé dans le piège,
boite vers Cléante, nous comprenons immédiatement pourquoi il est tellement pressé.
À côté des scènes comiques classiques qui mettent les costumes de La Flèche et de Maître
Jacques en vedette, le costume d‟Harpagon fait également l‟objet du rire dans ce film.
D‟abord, Harpagon se plaint vis-à-vis de ses enfants de la situation financière pénible dans
laquelle il prétend se trouver. Au moment suivant, il se tourne et court vers l‟autre côté de la
chambre, de façon à ce que nous voyons l‟envers de son manteau qui est totalement troué. À
la fin du film, il demande donc un nouvel habit à Anselme. La scène suivante, les noces ont
commencées : un Harpagon rayonnant, paré d‟un nouveau manteau rouge, dirige l‟orchestre.
En plus, il apparaît devant Mariane dans un costume extraordinaire, paré d‟une aigrette et
d‟une queue de paon.
5.1.2 Images
Ce film abonde d‟images particulièrement filmiques. Il y en a trois types. Le premier type
concerne les images qui ne peuvent être réalisées que dans un film, ceci grâce à la liberté de la
caméra et du montage (dessus), ou grâce au truquage. Le deuxième type inclut les images, ou
meilleur dit, les scènes, qui réfèrent aux pensées des personnages. Elles se déroulent donc
dans la fantaisie du personnage qui invoque ces images. Enfin, le type particulier d‟images
36
dites „métathéâtrales‟ contient celles qui réfèrent au théâtre en général et à ses conventions,
ainsi qu‟à L’avare même.
Nous commencerons avec les images filmiques dites „pures‟. Rappelons-nous de la scène à
l‟église où Harpagon est introduit. Harpagon, priant, entend à un certain moment le cliquetis
de l‟argent offert lors de la collecte. Quand il se réalise ce qu‟il passe, il court vite vers l‟autre
côté de l‟église dans le but d‟éviter la femme en question. Il se croit sauvé, mais
soudainement la femme réapparaît derrière lui.
Lors de la confrontation entre Harpagon et ses enfants, Valère écoute la conversation derrière
la porte. Élise, furieuse à cause de la décision cruelle de son père, quitte alors la chambre
brusquement. Valère en paraît complètement surpris, car dès le moment que la porte s‟ouvre,
il se cache le plus vite possible, le dos contre le mur. L‟humour de cette scène ne se trouve
cependant pas dans le fait que Valère est surpris ; l‟apparition inattendue de Valère écoutant la
conversation est à la base du comique ici.
Harpagon est en train de farfouiller dans son armoire quand il interroge Cléante à propos de
Mariane. Au fur et à mesure que la conversation évolue, Cléante se voit de plus en plus obligé
de confesser son amour. Du point de vue d‟Harpagon, qui regarde son fils à travers les
ouvertures de l‟armoire, Cléante semble aller à confesse. Le metteur en scène a donc
interprété littéralement l‟acte de confession.
Les trois situations comiques suivantes s‟appuient sur une succession continue de deux scènes
qui ont cependant un contexte spatio-temporel tout différent. Pendant son monologue à la fin
du quatrième acte, Harpagon se plaint du vol au public qui se trouve dans une salle de théâtre.
Il quitte alors la salle et, au milieu de sa phrase, la scène change. D‟un coup, on le voit tourner
le coin d‟une rue, accompagné d‟un grand groupe de gens : « (dans la salle de théâtre) Allons
vite, des commissaires, des archers, des prévôts, (dans la rue) des juges, des gênes, des
potences et des bourreaux (...) ».
Plus ou moins de la même façon, Valère entre la salle d‟audience (dessus). On ne voit que son
entrée dans la chambre d‟Harpagon. Au moment suivant, filmé du point de vue de Valère,
Harpagon est „transformé‟ en procureur, le commissaire en juge et le reste en public.
37
Harpagon lui dit : « Approche : viens confesser l‟action la plus noire, l‟attentat le plus horrible
que jamais ait été commis ».
La troisième situation paraît encore plus osée. À la fin de la pièce, Harpagon retrouve son
argent. À l‟aide de la chaîne qu‟il a utilisée pour renforcer la cassette, il traîne alors celle-ci
derrière lui. Soudainement, nous voyons Harpagon monter une colline dans un désert,
toujours traînant sa cassette derrière lui. L‟image d‟Harpagon souffrant dans le désert fait
penser au carême de Jésus-Christ.
D‟autres images sont truquées. Quand Frosine inspecte les mains d‟Harpagon, elle découvre
qu‟il a une „ligne de vie‟ exceptionnellement longue. Elle est tellement longue, qu‟elle
traverse les deux bras, jusqu‟à atteindre l‟autre main. Harpagon étire alors sa „ligne de vie‟,
sous forme d‟un fil fin, de sorte que nous pouvons l‟apercevoir. Frosine prend ensuite des
ciseaux et coupe le petit fil. Harpagon paraît en souffrir. Le même irréalisme s‟observe quand
Harpagon, désespéré par le vol de son argent, ouvre un tiroir interminable de son armoire.
Contraire aux images précédentes, qui sont propres à l‟art filmique en général, le deuxième
type d‟images est plus original. C‟est que les scènes dites „surréelles‟ se déroulent
indépendamment de la trame. Par exemple, Cléante parle à sa soeur de la situation financière
difficile dans laquelle Mariane se trouve. Pendant qu‟il lui dit : « Figurez-vous, ma soeur,
quelle joie ce peut être (...) que de donner adroitement quelques petits secours aux modestes
nécessités d‟une vertueuse famille », nous voyons une image de Cléante affrontant Mariane et
sa mère. À sa maîtresse, il offre un grand oeuf de Pâques, décoré d‟un noeud et à sa future
belle-mère il offre un gros pot de fleurs.
Frosine essaie de convaincre Harpagon de ses qualités dans le but de le pousser vers Mariane.
Elle lui dit donc qu‟elle préfère les hommes âgés : « (...) Saturne, du roi Priam, du vieux
Nestor, et du bon père Anchise sur les épaules de son fils ». Pendant qu‟elle énumère ces
vieillards, leur portraits, dessinés sur papier, apparaissent sur l‟écran.
Plus tard, Frosine se voit obligée de résoudre le problème qu‟elle a créé elle-même. Elle met
donc les amoureux au courant du plan qu‟elle a inventé afin de tromper Harpagon. Elle
propose de chercher une femme qui feindra son origine riche de façon à ce qu‟Harpagon
veuille l‟épouser. Pendant que Frosine raconte son histoire, nous pouvons suivre ses
38
raisonnements à l‟aide d‟une série d‟images : Harpagon inspectant sa future femme, son
consentement au mariage et la conclusion du mariage à l‟hôtel de ville.
Lors de la scène dans la salle du tribunal, Harpagon, furibond, accuse Valère du vol. Il le
menace avec les mots suivants : « (...) tu seras roué tout vif ». L‟image suivante est celle de
Valère étendu sur une roue. Harpagon, habillé comme un bourreau, tente de lui casser les os
avec une grosse matraque pendant qu‟il tient sa fille, qui lui implore le pardon, à distance.
Passons au type particulier d‟images métathéâtrales. On ne peut nier que certaines images
réfèrent, directement ou indirectement, au théâtre. Tout d‟abord, pensons au concept
d‟ « ironie dramatique »22
, phénomène courant à l‟époque du théâtre classique : un
personnage s‟adresse directement au public avec l‟intention de lui communiquer ses pensées,
sans que les autres personnages puissent l‟entendre. Il s‟agit d‟une convention
particulièrement théâtrale.
Or, les personnages pratiquent ce phénomène de façon quasi identique dans le film. Quand le
texte se prête à un „monologue intérieur‟, ils adressent leur regard directement à la caméra,
donc : au public. Surtout Harpagon profite vraiment de cette convention. Parfois, il tourne les
yeux „discrètement‟ vers la caméra et murmure entre les dents afin de se moquer de cette
convention. Ailleurs, il dit à Maître Jacques, qui vient de parler à la caméra : « Qu‟as-tu à (il
s’adresse à la caméra et baragouine quelque chose en imitant Maître Jacques) ? »
Le même type de moquerie s‟observe lors de la confrontation tendue entre Harpagon et
Maître Jacques. Après que Valère dit : « (...) il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour
manger », Harpagon élève les bras vers le ciel aux sons d‟un alléluia. Maître Jacques ne sait
pas ce qui se passe et tourne les yeux vers le ciel d‟un air égaré, cherchant la source du bruit.
Il quitte donc le niveau théâtral pour un moment et se met ainsi au niveau du public. La même
situation se reproduit dans la salle du tribunal. Tous les personnages qui ne participent pas à
cette scène y sont présents et s‟y sont regroupés. Ils se profilent ainsi comme le public de
l‟audience, qui regarde le spectacle et qui réagit à toute révélation inattendue avec un
« Ooooh ! » harmonieux et éloquent.
22
Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Essais Série « Lettres », 2001, p.
57.
39
Le sommet de cette conception „métathéâtrale‟ coïncide avec le monologue d‟Harpagon. Il
entre alors dans une salle de théâtre (dessus) et, depuis l‟avant-scène, demande au public :
« Est-ce mon voleur qui y est ? (...) N‟est-il point caché là parmi vous ? ». Le moment
suivant, on aperçoit trois hommes nobles, qui forment le public, secouant la tête.
En outre nous pouvons remarquer des indices référant à L’Avare en particulier. Il y a ainsi
quelques scènes qui commencent avec l‟image de l‟écriture originelle de Molière, comme si
un lecteur suivait le texte, littérairement répété par les personnages. Le même texte apparaît
d‟ailleurs durant une seule scène à l‟arrière-plan du décor. De même, le public peut également
remarquer des portraits de Molière, avec L’Avare comme souscription, aux murs de la salle du
tribunal. Un autre portrait de Molière pend au mur de la cave où La Flèche a caché l‟argent
d‟Harpagon. Au moment où il retrouve sa cassette, une voix mystérieuse émanant du portrait
lui dit : « Bonne chance, Harpagon ! ».
5.1.3 Répétitions
Comme dans le film précédent, les répétitions sont nombreuses. Bien que la majorité des
répétitions se rapporte aux actions des personnages, il y en a quelques-unes qui ne sont
comiques que par la reprise de l‟image en soi. Mentionnons le moment où Harpagon fouille
les poches de La Flèche. Celui-ci dit à la caméra : « (...) que j‟aurai de joie à le voler ! ». D‟un
coup, la tête d‟Harpagon apparaît sur l‟écran. Exactement la même image réapparaît après que
La Flèche dit un peu plus tard : « La peste soit de l‟avarice et des avaricieux ».
Quand Harpagon va visiter Maître Simon pour discuter de son emprunt, on voit l‟image
d‟Harpagon marchant dans la rue et entrant dans la maison du notaire. Ensuite, ils parlent de
leur affaire. L‟image suivante est celle de Cléante et de La Flèche suivant la même route
qu‟Harpagon. Le spectateur en déduit alors, par la répétition du décor, que l‟emprunteur
d‟Harpagon est son propre fils. Enfin, comme dernier exemple, pensons aux images
nombreuses d‟Harpagon contrôlant l‟endroit où il a caché son argent.
Comme nous avons déjà pu remarquer dans le film précédent, la plupart des répétitions se
rapportent à des actions comiques. Commençons avec l‟apparition multiple de l‟aumônière
(dessus). Après avoir approché Harpagon trois fois dans et endéans de l‟église, elle le hante
40
jusqu‟à sa maison. Tout à la fin de l‟histoire, elle le harcèle une dernière fois dans le désert
(dessus).
La confrontation entre Frosine et Harpagon s‟avère bien féconde quant à ce type d‟humour.
Pour renforcer ses mots, Harpagon crache son dégoût envers les jeunes hommes littéralement
dans le visage de Frosine. Se plaignant ensuite de sa fluxion, il lui tousse encore plusieurs fois
dans le visage. Comme si cela ne suffisait pas encore, il lui marche, par maladresse, plusieurs
fois sur les pieds. Après l‟entrée de Mariane, Harpagon se présente à elle dans le costume
extravagant que nous avons déjà invoqué (dessus). Or, puisqu‟il est déguisé en paon, il fait la
roue de temps en temps. Chaque fois qu‟il lui fait une révérence, la queue s‟ouvre.
Brindavoine et La Merluche jouent un rôle particulier dans ce film. Ils se présentent toujours
ensemble et agissent synchroniquement, presque comme des frères siamois. Le caractère
inséparable de ce couple est à la base de sa force comique. Harpagon fait souvent appel afin
de régler ses affaires. Il leur montre ainsi comment masquer de manière créative l‟usure de
leurs vêtements en servant les hôtes (dessus). Lors de la fête, on voit donc Brindavoine et La
Merluche agir conformément aux prescriptions d‟Harpagon.
À un moment donné, le couple attend une récompense de leur maître, mais celui-ci fait
disparaitre de manière inexplicable la pièce de monnaie qu‟il avait ôtée de sa poche. Plus tard,
Brindavoine et La Merluche se vengent d‟Harpagon en utilisant le même truc.
Pour finir, mentionnons le grand nombre de scènes où Maître Jacques est rossé par Harpagon.
Il est la brebis galeuse de tout, sur lequel Harpagon décharge constamment sa fureur.
5.2 Psychologie des personnages
5.2.1 Harpagon
L‟Harpagon de ce film est nerveux, inquiet, agressif, hypocrite et agit toujours avec une
théâtralité exagérée. La „nervosité agressive‟ d‟Harpagon s‟observe par exemple lors de la
confrontation avec l‟aumônière. Il la fuit d‟abord comme un fou, et quand il atteint finalement
sa maison, il donne des coups de pied dans la porte jusqu‟à ce que quelqu‟un lui ouvre la
porte. Rappelons aussi la manière extrêmement agressive dont il attaque La Flèche (dessous)
et Maître Jacques (dessus).
41
Éclaircissons alors son hypocrisie au moyen de deux scènes. D‟abord, il est hypocrite par
définition parce qu‟il prétend être dévot alors qu‟il ne donne point d‟aumône pendant la
messe. Il tente donc d‟éviter l‟aumônière, et lorsqu‟il y en est finalement confronté, il feint
d‟être en prière. Son inquiétude est mise en vedette lors de sa rencontre avec Frosine.
Harpagon revient une fois de plus de son jardin quand il entre vite dans une chambre de sa
maison. Sans avoir remarqué Frosine, il a une peur bleue au moment qu‟elle crie :
« Ooooh ! ».
La théâtralité de sa personne est permanente. Il renforce ses mots quasi toujours par des
gestes, il utilise la tonalité de sa voix au maximum et avant tout il possède un mimique
presque élastique. Le manque de théâtralité des autres personnages se voit ainsi largement
récompensé par la figure d‟Harpagon.
5.2.1 Frosine
Comme dans le film précédent, Frosine se profile comme une séductrice. Néanmoins, son
caractère présente une différence importante. Frosine est généralement conçu comme une
femme rusée. On a, au contraire, à faire à une femme naïve ici. Invoquons encore la scène
avec Harpagon. Malgré qu‟elle réussit à le séduire, elle ne parvient point à le dominer. Quand
Harpagon crache et tousse auprès d‟elle, Frosine n‟ose pas s‟en plaindre. Au contraire : quel
que soit son dégoût envers Harpagon, elle ne cesse de sourire sans qu‟elle en dit mot.
5.3 Confrontations
5.3.1 Harpagon vs. La Flèche
Les rôles d‟Harpagon et de La Flèche semblent renversés. Si La Flèche était dans les versions
précédentes le seul personnage plus ou moins capable de dominer Harpagon, il le craint dans
ce film. La Flèche ne parvient même pas à se moquer de lui ; au contraire, c‟est La Flèche qui
maintenant est ridiculisé par Harpagon. Il partage le sort de Maître Jacques : celui d‟être sans
cesse rossé.
42
II. Conceptions du comique
Dans ce chapitre, nous ferons une synthèse dramaturgique de chaque version que nous avons
analysée d‟une manière détaillée ci-dessus. Nous essaierons de trouver des principes plus
généraux qui régissent la dramaturgie comique de chaque représentation et de chaque film.
L‟objectif est d‟obtenir ainsi un aperçu structuré de tous les points de repère du comique, ainsi
que nous pouvons passer à une comparaison réciproque des différentes dramaturgies
comiques.
1. NTGent
1.1 Absence de types comiques
Peu de situations comiques se reproduisent en absence d‟Harpagon. À côté d‟Harpagon,
seulement Maître Jacques a droit au statut de personnage comique. Toutefois, le comique que
Maître Jacques incarne est généralement issu de sa relation avec Harpagon (faisant abstraction
de la collision avec Valère). Il est un moqueur, mais il se moque surtout de son maître. De
même, il n‟est rebelle que par rapport à Harpagon. La même chose peut être dite de Cléante :
sa force comique résulte de sa relation hostile avec son père.
Ensuite, la figure de La Flèche ne présente pas la même légèreté qu‟on lui accorde
généralement. Au lieu du jeune vaurien joueur, nous rencontrons un homme mûr, stylé et un
peu mystérieux. La confrontation avec Harpagon prouve qu‟il n‟a pas du tout l‟intention de
lui voler son argent (dessus). Il a néanmoins l‟air sournois, surtout quand il est en compagnie
de Cléante. Ce qu‟il fait, étant un ami loyal, c‟est l‟aider à trouver l‟argent nécessaire.
Un autre argument montre que le metteur en scène a voulu donner une autre interprétation au
personnage de La Flèche : il n‟apparaît que dans deux scènes. D‟abord, il est confronté avec
Harpagon, ensuite il a un entretien avec Cléante. Au fond, il ne vise que la rencontre avec
Cléante. Quand Harpagon lui demande ce qu‟il fait dans sa maison, il répond : « Ik sta hier te
wachten. Op een vriend ». C‟est en effet le seul objectif de sa visite : rencontrer Cléante.
Cela veut dire que les deux scènes où La Flèche est normalement présent, il sera remplacé par
d‟autres personnages. Frosine rencontre ainsi, avant de visiter Harpagon, Maître Jacques au
lieu de La Flèche. À la fin de l‟histoire, Cléante au lieu de La Flèche semble être le voleur de
43
la cassette d‟Harpagon. Maître Jacques et Cléante ne sont pas par hasard les deux personnages
à côté d‟Harpagon avec la plus grande portée comique dans cette pièce.
Mentionnons encore que Frosine n‟a pas non plus la même légèreté qu‟on lui a accoutumée.
Elle se présente comme une femme d‟affaires, mûre et avec l‟air sérieux. Ce profile ne
convient donc d‟aucune façon à la folle marieuse comme on la conçoit dans d‟autres versions.
Son objectif n‟est pas de pousser Harpagon vers Mariane pour son propre plaisir ; elle ne
désire que l‟argent d‟Harpagon.
1.2 Présence du tragique
Non seulement le nombre de personnages comiques est réduit, le nombre de personnages en
général se voit également diminué – pas de Dame Claude, pas de Brindavoine & La
Merluche, pas d‟Anselme. Ajoutons-y que le décor est réduit au minimum : on obtient alors
un endroit dramatique où il n‟y a que très peu d‟espace pour le comique. De même, les
costumes sont très semblables : ils ne permettent pas la création de types comiques. Ces deux
arguments montrent qu‟il règne dans cette représentation une atmosphère tragique plutôt que
comique. Cette même thèse apparaît d‟ailleurs dans le programme de la représentation en
question23
.
Le véritable aspect comique de cette pièce se „cache‟ alors dans la figure d‟Harpagon, y
compris ses relations avec les autres personnages. Sur le plan comique, ceux-ci sont donc
inférieurs à Harpagon. L‟aspect comique de son caractère ne monte néanmoins à la surface
qu‟au moment de la confrontation avec eux. Les rares moments durant lesquels l‟âme
d‟Harpagon monte à la surface, nous n‟apercevons qu‟un vieil homme tourmenté. Rappelons
l‟image d‟Harpagon pleurant lors de la scène où Cléante annonce qu‟il a recommandé le
festin au nom de son père (dessus). Nous pouvons apercevoir une pareille image tragique
d‟Harpagon tout à la fin de la pièce, où il reste seul sur scène en compagnie de sa chère
cassette.
En plus, une partie de l‟histoire originelle, d‟importance considérable, est omise dans cette
version. Il s‟agit de la scène où Anselme revoit ses enfants, qui annonce la joie du
23
Frans REDANT, Programme de De Vrek, Gent, NTG, 1987, p.4 : “Maar, dames en heren, dit is een tragedie!”
44
dénouement romanesque de L’Avare.24
Voilà la raison pour laquelle le metteur en scène n‟a
pas voulu cette scène dans sa représentation. Cette approche dramaturgique remonte au fond à
l‟histoire de L’Avare, qui présente plus de traits d‟une tragédie que ceux d‟une comédie.25
Le
metteur en scène a crée une atmosphère tragique dans laquelle Harpagon fonctionne comme
un personnage tragi-comique. En plus, ce dernier coup de théâtre entre radicalement en
collision avec l‟unité de l‟histoire qui est celle de l‟avarice d‟Harpagon. Cette unité se réflète
également dans les costumes et le décor (dessus)
2. Théâtre de la Porte St.-Martin
2.1 Théâtralité
Presque tous les personnages dans cette représentation parlent avec une théâtralité exagérée.
Ils jouent avec le ton et le volume de leur voix, utilisent beaucoup de gestes en parlant et ils
possèdent une mimique quasi élastique. En plus, ils témoignent d‟un talent dramatique en
pratiquant constamment l‟art de l‟imitation. Pour mettre en vedette le caractère oratoire de
leurs discours, ils font usage du texte originel de Molière, qui invite à une telle rhétorique26
.
Surtout Harpagon et Frosine se servent de cette théâtralité. Ils réussissent même à transformer
des parties de texte sérieux, qui sont simplement destiné à informer le spectateur sur la trame,
en paroles comiques. Par conséquent, ces deux personnages constituent des points de repère
comiques constants de la représentation. Ils élèvent également la force comique de certaines
situations, qui sont indépendamment comique par contraste, en exagérant leur réaction à des
moments clefs.
Pourtant, cette théâtralité n‟est pas seulement l‟issu du choix du metteur en scène ou du talent
dramatique des acteurs. Beaucoup de personnages dans L’Avare présentent des traits de
caractère qui invitent justement à être joué d‟une manière théâtrale. Les situations qui s‟y
reproduisent ont également un degré élevé de théâtralité27
.
24
René Bray, Molière : homme de théâtre, Paris, Mercure de France, 1954, p. 268. 25
ibid., p. 282. 26
Cf. Alfred Simon, Molière (1957), Paris, Seuil, Écrivains de toujours, 1996, p. 50 : « Il fut le premier à
soumettre la phrase à la mimique, à faire passer la dynamique du corps dans l‟écriture, à inscrire le jeu dans le
texte, le geste dans le mot ». 27
Cf. Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995, p. 618 : « [...] c‟est à une
longue pratique et à une réflexion profonde sur les lois propres du genre dramatique que l‟oeuvre de Molière doit
sa théâtralité ».
45
On peut par exemple relever du texte originel qu‟Harpagon est une personne agressive. Ce
trait de caractère provoque la théâtralité de son personnage. L‟agressivité verbale s‟exprime
dans la forme de flots d‟injures, des cris et des menaces. Lors de la confrontation avec La
Flèche, Harpagon le menace : « Je te rosserai, si tu parles »28
. Quand il découvre qu‟on lui a
dérobé son argent, il crie : « Allons vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des
juges, des gênes, des potences et des bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde ; et si je
ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après »29
.
En plus, l‟agressivité de sa personne, qui est quand-même comique parce qu‟il s‟agit d‟une
« agression indolore »30
, s‟observe dans ses actions. Molière nous indique explicitement son
attitude agressive. Encore lors de la rencontre avec La Flèche, Harpagon lui dit : « Je te
baillerai de ce raisonnement-ci par les oreilles. (Il lève la main pour lui donner un
soufflet.) »31
. De même, quand Maître Jacques énumère les plats fin qu‟il préfère servir aux
gens lors de la fête, Harpagon entre en action : « (en lui mettant la main sur la bouche) – Ah !
traître, tu manges tout mon bien »32
. Il finit même par l‟attaquer : « (en le battant) – Vous êtes
un sot, un maraud, un coquin, et un impudent »33
. Pour terminer, mentionnons la scène où
Cléante offre l‟anneau de son père à Mariane. Le texte nous dit qu‟Harpagon a du mal à
contenir sa fureur : « (bas, à son fils, en le menaçant) – Bourreau que tu es ! (...) (avec
emportement) – Pendard ! (...) (avec les mêmes grimaces) – Le coquin ! »34
.
Passons à Frosine. Son enthousiasme et son talent de mentir et de tromper les gens s‟exprime
également au moyen d‟une attitude théâtrale par excellence. Sa vivacité et son enthousiasme
se traduisent en exclamations, par exemple au moment où elle rencontre Harpagon : « Ah !
mon Dieu ! que vous vous portez bien ! et que vous avez là un vrai visage de santé ! »35
. De
même quand elle observe la main d‟Harpagon : « (...) Ah ! mon Dieu ! quelle ligne de
vie ! »36
L‟exagération de ses gestes reflète donc l‟exagération de ses discours qui se
présentent d‟avance dans le texte dans la forme de mensonges et de tromperies.
28
Molière, Oeuvres complètes III, Paris, Garnier-Flammarion, coll. Garnier-Flammarion Brochée, 1965, p. 330. 29
ibid., p. 374. 30
Marcel Gutwirth, Laughing Matter : An Essay on the Comic, Ithaca, Cornell University Press, 1993, p. 106.. 31
Molière, Oeuvres complètes III, Paris, Garnier-Flammarion, coll. Garnier-Flammarion Brochée, 1965, p. 329. 32
ibid., p. 353. 33
ibid., p. 356. 34
ibid., p. 363. 35
ibid., p. 345. 36
ibid., p. 346.
46
La théâtralité de Cléante est d‟une autre catégorie. Disons que son attitude est théâtrale en soi,
donc par définition, parce que ce trait fait vraiment partie de son caractère. Ce ne sont pas ses
actions ou ses mots qui incitent au jeu théâtral, mais plutôt son air et ses manières permanents.
Il est vaniteux et idéaliste et ne se relativise pas : il se prend lui-même toujours au sérieux.
Son pédantisme se reflète le plus nettement lors de sa première entrée. Pour commencer, il
apparaît dans un costume qui frappe véritablement l‟imagination (dessus). Ensuite, il informe
sa soeur de son état d‟âme, avec un discours qui ressemble davantage à un sermon, parce qu‟il
déclame presque ses mots. De la même façon exagérée, il parle de Mariane comme un
véritable poète.
Puis, mentionnons l‟attitude hypocrite de Valère. Ainsi que Frosine, Valère feint ses émotions
et ses idées. Il est amoureux d‟Élise, mais il se voit obligé de flatter Harpagon en feignant son
consentement avec lui, afin d‟obtenir ainsi un jour sa permission d‟épouser sa fille. La
permanence de cette hypocrisie provoque alors la théâtralité de sa personne. Cette situation
difficile est exploité au maximum par Molière, par exemple quand il rapproche explicitement
ces deux attitudes radicalement opposées de Valère : « Enfin notre dernier recours, c‟est que
la fuite nous peut mettre à couvert de tout ; (...) (il aperçoit Harpagon) Oui, il faut qu‟une fille
obéisse à son père »37
.
Enfin, les moqueries de Maître Jacques se prêtent à la théâtralité. Prenons par exemple la
scène où il dresse Cléante contre son père sans qu‟ils le saisissent (dessus). La provocation de
la dispute entre Harpagon et son fils n‟est pas du tout à l‟issu de sa méchanceté ; pour lui, ce
n‟est qu‟un jeu. Toutefois, ceci n‟est pas toujours le cas. Le dégoût qu‟il ressent pour la
personne de Valère incite Maître Jacques à défier l‟intendant. De nouveau, Molière rapproche
les deux attitudes de Maître Jacques lors de sa vengeance. En plus, il l‟indique nettement dans
le texte : « Il file doux. Je veux faire le brave et s‟il est assez sot pour me craindre, le frotter
quelque peu. Savez-vous bien, Monsieur le rieur, que je ne ris pas, moi ? »38
. La même
hostilité envers Valère le pousse à l‟accuser du vol de l‟argent d‟Harpagon, et cette vengeance
est également explicité dans le texte : « à part – Voici justement ce qu‟il me faut pour me
venger de notre intendant (...) Monsieur, (...) je crois que c‟est Monsieur votre cher intendant
qui a fait le coup »39
.
37
ibid., p. 338. 38
ibid., p. 357. 39
ibid., p. 377.
47
Nous pouvons conclure de ces exemples qu‟outre la psychologie des personnages, l‟acte de
feindre se prête également à la théâtralité. Cette attitude est alors théâtrale par définition : au
fond, il y a peu de différence entre feindre ses sentiments et jouer un rôle sur la scène. Pour
terminer, mentionnons à ce propos la scène où Cléante feint son désintérêt pour Mariane
(dessus).
2.2 Création des types comiques
La façon dont on a créé des types comiques constitue un deuxième point remarquable de cette
représentation. Contrairement à la représentation précédente, ici l‟accent est mis sur les
différences entre les personnages plutôt que sur l‟unité de l‟histoire. Cette pluralité de
caractères offre alors une richesse psychologique à l‟histoire.
La pluralité se reflète avant tout dans les costumes et à un moindre degré au décor. Les
costumes sont très développés, et ils sont tous très différents. Ce profilage externe est le
premier pas vers une pluralité générale, qui commence donc avec l‟aspect visuel. Il est clair
que le metteur en scène a prêté beaucoup d‟attention aux costumes. Prenons par exemple le
costume d‟Harpagon. Il ne porte pas de manteau ordinaire, mais apparaît par contre dans une
espèce de veston noir auquel pendent des dizaines de clefs et dont le bas de l‟envers se
termine par deux cornes bouclées. Le dessus est décoré avec un grand col relevé, de sorte
qu‟il fait penser à Dracula. Au-dessus de ce veston, il porte des bas usés et des grosses
chaussures. Cette analyse vestimentaire nous révèle quasi tout son caractère : un vieillard fou,
avare et méfiant qui est peut-être dangereux.
La psychologie des personnages est traitée avec la même pluralité que celle des costumes.
Cette approche multiple entraîne que la vue du spectateur est élargie. Il faut donc également, à
côté d‟une pluralité psychologique et vestimentaire, des traits de caractère nets et uniformes
que le spectateur puisse reconnaître facilement. Autrement dit : la force du comique dans cette
représentation se trouve dans la création de véritables types comiques. Au fond, les
personnages principaux se laissent décrire en quelques mots : Harpagon est avaricieux,
méfiant, naïf ; Cléante est vaniteux, amoureux, têtu; Élise et Mariane sont inquiètes ; Valère
48
est hypocrite ; Frosine est la marieuse légère ; Maître Jacques est le moqueur-joueur ; La
Flèche est le gâcheur ; Anselme est l‟homme d‟honneur.40
3. Théâtre Royal du Parc de Bruxelles
3.1 Visualité
L‟aspect comique de cette représentation se situe surtout au niveau du visuel. Cette visualité
se situe sur trois fronts. D‟abord, la „multiformité‟ du décor, y compris les accessoires, créé
une pluralité spatiale qui étend la vue du spectateur. Ensuite, la présence d‟humour incite le
spectateur à regarder attentivement. Enfin, la création d‟images artificielles, qui réfèrent au
concept dramaturgique plus général de la performance, retire sa force visuelle de la totalité de
l‟image dramatique.
Le décor est donc très développé. Il fait preuve d‟une pluralité spatiale maximale. D‟abord, il
n‟y a pas moins de six entrées dans la maison : quatre entrées au rez-de-chaussée, dont deux
au premier plan et deux à l‟arrière-plan, ainsi que deux entrées au premier étage. Ensuite, le
décor se compose de cinq lieux dramatiques : la chambre au rez-de-chaussée ; le palier au
premier étage, l‟escalier qui mène au premier étage, l‟espace sous l‟escalier et le jardin, qui
est vaguement visible par les fenêtres à l‟arrière-plan du rez-de-chaussée. Comme si cela ne
suffisait pas, un deuxième décor ouvre la pièce, et réapparaît encore une fois au cours de
l‟histoire. Ce décor représente le jardin, dans lequel une chapelle marque le milieu de la
scène. Deux grandes plantes, dont un carré de pierres marque les frontières, terminent
l‟image. Nous comptons donc six lieux dramatiques au total.
Premièrement, la multiformité du décor entraîne une pluralité d‟images simultanées. Le
spectateur n‟aperçoit donc pas nécessairement plus d‟images successives ; il s‟agit de „sous-
images‟ qui font bifurquer la vue d‟ensemble du moment. Prenons comme exemple la
confrontation entre Harpagon et La Flèche. Quand La Flèche fui vers le palier de la maison,
on obtient la double image d‟Harpagon s‟enrageant au rez-de-chaussée d‟une part, ainsi que
La Flèche se moquant d‟Harpagon du premier étage. La confrontation comique entre
Harpagon et La Flèche est donc temporairement remplacée par une double image comique.
Au moment où l‟armure à côté de La Flèche s‟ouvre, nous pouvons parler d‟une image triple.
40
Andrew Calder, Molière : The Theory and Practice of Comedy (1993), Londres, The Athlone Press, 1996, p.
14-15.
49
Passons à la scène où Cléante parle avec La Flèche de sa situation financière. Nous avons déjà
mentionné le moment où Valère vient écouter leur conversation (dessus). Cette intervention,
qui s‟accomplit à travers d‟un trou dans le mur, prouve donc que le metteur en scène met tout
en oeuvre afin d‟élargir l‟espace dramatique. Quand Cléante et La Flèche entendent la voix
d‟Harpagon, ils se cachent au premier étage. La présence d‟un deuxième niveau permet donc
au spectateur de regarder les deux situations simultanées : la discussion entre Harpagon et
Maître Jacques d‟une part, Cléante et La Flèche écoutant la conversation d‟autre part. La
particularité de cette scène n‟est donc pas le fait qu‟ils écoutent la conversation, mais la clarté
visuelle avec laquelle le spectateur peut suivre les deus scènes simultanées.
En plus, la pluralité des lieux dramatiques crée une certaine distance. Lors de la rencontre
entre Mariane et Harpagon, celui-ci monte au premier étage, tandis que Mariane et Frosine se
trouvent au rez-de-chaussée. La distance émotionnelle entre Mariane et Harpagon se traduit
alors par une distance spatiale qui facilite à Mariane de cacher ses vrais sentiments envers
Harpagon.
Dans une scène particulière, Molière a même explicité cette distance spatiale. Il s‟agit de
Maître Jacques dressant Harpagon contre Cléante. Maître Jacques garde donc la distance entre
le père et son fils pour qu‟il puisse les tromper tous deux, comme il est écrit dans le texte : « Il
vient trouver Cléante à l’autre bout du théâtre ». Évidemment, la pluralité des lieux facilite la
visualisation de cette scène. En mettant Harpagon du côté jardin au premier plan et Cléante du
côté cour à l‟arrière-plan (Harpagon l‟a enfermé sous l‟escalier), le metteur en scène a crée
une dimension optique supplémentaire sur la scène. La combinaison du redoublement des
lieux dramatiques avec la ligne diagonale qui sépare Harpagon et Cléante visualise donc la
profondeur spatiale.
Le deuxième aspect concerne l‟humour visuel. Quand Harpagon demande l‟opinion de Valère
à propos du mariage d‟Élise avec Anselme, celle-ci essaie d‟influencer Valère de façon à ce
qu‟il prenne parti pour elle. Chaque fois que Valère est tenté de faire de la lèche à son patron,
elle lui donne discrètement un pincement (dessus). Ces actions subtiles d‟Élise ne sont
comiques que si le spectateur les a aperçues.
Autres actions font penser à l‟humour „slapstick‟ : La Flèche feignant d‟être mordu par
l‟armure ; l‟arrachement de la perruque de Cléante, par Harpagon et par lui-même ; Harpagon
50
ôtant violemment le pantalon de La Flèche ; Mariane donnant à Harpagon un coup dans ses
parties nobles ; Harpagon étranglant Valère ; toutes les accessoires qui ont aidé à créer la
visualité comique : le gâteau, la guitare, la matraque et le chapeau d‟Harpagon (dessus).
Enfin, le metteur en scène a créé des scènes qui se caractérisent par leur artificialité et leur
totalité. Ces images donnent au spectateur une impression de la situation, ou l‟incitent à
réfléchir sur l‟histoire. Le caractère artificiel est issu de la non-spontanéité des actions et
l‟harmonie de l‟image. La totalité résulte du caractère général de l‟image, qu‟on peut
comparer à une peinture : un cadre immobile dont chaque détail contribue à l‟image totale. La
différence consiste en le fait que le spectateur n‟a que quelques secondes pour la saisir.
Toutefois, il ne faut pas nécessairement disposer d‟une image immobile sur la scène afin
d‟obtenir ce résultat.
Prenons l‟exemple de l‟interlude qui inaugure le troisième acte. À première vue, la scène est
créée par une série d‟actions. Mais si nous analysons cette scène plus attentivement, nous
pouvons apercevoir qu‟il s‟agit d‟une succession d‟images immobiles, comme s‟il s‟agissait
d‟une série de photos. D‟abord, le spectateur aperçoit l‟image du personnel dansant sur
scène ; ensuite, celle d‟Harpagon dans la baignoire, poussé par un valet, puis celle de
Brindavoine qui remplit la baignoire de louis d‟or et enfin Brindavoine et La Merluche
essuyant Harpagon (dessus). Pendant que Brindavoine remplit la baignoire, Harpagon
s‟immobilise littéralement : il adopte une attitude surprise jusqu‟à ce que la baignoire soit
remplie : cette attitude prouve donc notre thèse.
Un autre exemple est le long monologue d‟Harpagon. De nouveau, il s‟agit d‟une succession
d‟images. Harpagon entre en scène, tout confus, prend le chaudron qui se trouve sous le
manteau de la cheminée, en ôte un chou-fleur et remet tout en place. Entre-temps, deux
grillages descendent du ciel, chacun dans un coin du théâtre, pendant que des sons aigres
retentissent. Ensuite, trois hommes, habillés de manière identique, apparaissent au palier.
Tous les trois avec une cassette en main qu‟ils tiennent de la même façon. Ensuite entre
l‟homme à la tête de boeuf (dessus) : il se rend au premier plan, qui est éclairé d‟un spot,
justement pour mettre en valeur la cassette. Au même temps, Harpagon, confus, se retire vers
l‟autre bout du théâtre. Quand tous les personnages ont quitté la scène, Harpagon prend un
casque, qu‟il met sur la tête, et une épée qu‟il brandit. De cette façon il fait penser à une
espèce de Don Quichotte désespéré. Mariane alors apparaît : au palier, elle tend la main vers
51
Harpagon. Enfin, tous les personnages entrent en scène. Ils encerclent Harpagon et dansent,
chacun avec sa propre cassette. Le caractère absurde, illogique et même surréel de ces images
suffit au public pour déduire qu‟il s‟agit d‟une hallucination d‟Harpagon.
3.2 Animation
À côte d‟une pluralité spatiale, nous rencontrons également une pluralité de mouvements dans
cette pièce.41
Cette animation élevée résulte en partie de la multiformité du décor. La pluralité
des lieux dramatiques crée une espace différenciée qui donne une liberté de mouvement
élevée aux personnages. De même, elle permet la présence de plusieurs personnages en même
temps sur la scène.
Deux scènes me paraissent importantes à ce propos.
Premièrement, reprenons une fois de plus la confrontation entre Harpagon et La Flèche. La
scène commence au jardin. Le public peut y distinguer vaguement un va-et-vient de deux
personnes. Ensuite La Flèche, suivi d‟Harpagon, entre par la porte du côté jardin à l‟arrière-
plan. Après avoir défié Harpagon, La Fléche monte lentement l‟escalier et quand il arrive au
palier, il ouvre toutes les fenêtres du premier étage. Ce qui suit est l‟image avec l‟armure
(dessus). Enfin, il descend l‟escalier pour que la scène puisse continuer. La liberté de
mouvement dont La Flèche fait usage éclaircit ainsi sa relation tendue avec Harpagon. Il
représente la proie fuyant son chasseur, qui est Harpagon.
Deuxièmement, pensons à la scène où Maître Simon entretient Harpagon sur ses finances. À
un moment donné, celui-ci comprend que Cléante est l‟emprunteur de son argent. En même
temps, Harpagon découvre Cléante et La Flèche écoutant la conversation au palier. Ce
moment même marque le début d‟une poursuite qui provoquera une série d‟actions et de
mouvements animés. D‟abord, Harpagon, par frustration, ôte le chapeau de Maître Simon et le
jette au sol. Puis, il monte l‟escalier laborieusement et, arrivé au premier étage, il prend la
matraque afin de rosser La Flèche. Lorsque Maître Simon aperçoit cette action agressive, il
fuit hors scène par la porte du côté jardin à l‟arrière-plan. La Flèche met alors Harpagon dans
sa poche : il rampe entre ses jambes et sort par la porte du côté cour. Entre-temps, Cléante a
descendu l‟escalier. Harpagon le suit, puis s‟arrête au milieu de l‟escalier pour l‟atteindre avec
41
René BRAY, Molière : homme de théâtre, Paris, Mercure de France, 1954, p. 211.
52
la matraque, de sorte qu‟il brise la vitre derrière lui. Nous apercevons alors une espèce de
valse entre Cléante et Harpagon, autour d‟une chaise au rez-de-chaussée et enfin Cléante sort.
La multiformité du décor invite donc les personnages à utiliser les lieux dramatiques au
maximum dans ce type de scènes animées. Une telle animation exige alors du public une
attention élevée à cause de la vitesse avec laquelle les images s‟imposent. En plus, le
spectateur est incité à observer la scène avec un regard dissociable, puisque plusieurs lieux
dramatiques sont utilisés synchroniquement. D‟abord, l‟image triple de Maître Simon
attendant au rez-de-chaussée, d‟Harpagon sur l‟escalier, chassant La Flèche et Cléante et de
ceux-ci préparant la fuite ; ensuite l‟image triple d‟Harpagon attaquant La Flèche, de Maître
Simon fuyant la maison et de Cléante descendant l‟escalier ; enfin l‟image double d‟Harpagon
sur l‟escalier, poursuivant son fils et de Cléante attendant la confrontation avec son père.
3.3 Comique vs. tragique
Une dualité remarquable entre le comique et le tragique s‟impose dans cette pièce.42
Après
l‟analyse des cinq versions de L’Avare, nous pouvons constater qu‟il y a trois scènes dans la
pièce qui sont tragiques plutôt que comiques. Il s‟agit des deux premières scènes du premier
acte et de la première scène du quatrième acte.
Ces trois scènes décrivent toutes la situation difficile des deux couples amoureux. Dans la
scène initiale de la pièce, nous apprenons que Valère et Élise ont du mal à cacher leur liaison
amoureuse pour Harpagon. La scène suivante, Cléante se plaint devant sa soeur de sa
dépendance par rapport à son père, après l‟avoir informé à propos de son amour pour
Mariane. Au quatrième acte, Frosine essaie d‟inventer un plan afin de libérer les deux couples
de l‟embarras.
Le contenu tragique de ces scènes se voit reflété dans les différentes représentations et dans
les films. Aucune version ne fait preuve d‟une approche comique quant au cadre des trois
scènes en question. Outre quelques interventions comiques de Frosine ou de Cléante, ces
parties de l‟histoire s‟occupent surtout d‟informer le public sur la trame.
42
Cf. Andrew Calder, Molière : The Theory and Practice of Comedy (1993), Londres, The Athlone Press, 1996,
p. 47 : “The whole structure of L’Avare is designed to contrast inhumanity with humanity”.
53
Or, le contraste entre ces scènes et le reste de la pièce est plus radicale dans cette
représentation. Ce contraste se visualise nettement au moyen d‟un deuxième décor. La pièce
commence donc avec la rencontre entre Valère et Élise. Au lieu d‟un décor qui représente
l‟intérieur éclairé d‟une maison, le couple amoureux se trouve cette fois dans un jardin
romantique durant la nuit. Ce changement radical du décor crée ainsi une atmosphère
beaucoup plus tragique. En plus, la réaction du public en dit long : pendant ces scènes, on ne
compte quasi aucun rire.
4. Film de Christian de Chalonge
4.1 Liberté spatiale
Comme dans la représentation précédente, cette version exploite l‟espace dramatique au
maximum. Le défie est néanmoins plus grand de créer de l‟espace théâtral que de créer de
l‟espace filmique. C‟est que l‟espace théâtral est souvent suggéré, faute de point de vue
multiple. Dans un film, les trois dimensions peuvent plus facilement être visualisées. En plus,
la mobilité de la caméra permet une perspective plurielle du point de vue du spectateur
(dessus).
Le metteur en scène a souvent utilisé l‟effet de la surprise.43
Il a ainsi créé des situations
inattendues qui se situent au niveau spatial. Un décor complexe sur un plateau immense, en
combinaison avec la liberté mobile de la caméra, ont donné lieu à une espèce de labyrinthe,
dont les couloirs contiennent des surprises qui peuvent se manifester à chaque moment.
Prenons l‟exemple de Dame Claude. Le film commence avec l‟image de La Flèche se
promenant dans un couloir de la maison d‟Harpagon. La deuxième image mène le public à la
chambre d‟Élise, où Valère nous informe sur leur situation difficile. Le spectateur ne se
réalise pas encore qu‟il y a un second étage au-dessus de la chambre, où Dame Claude écoute
la conversation. Cette image soudaine est donc tout à fait surprenante.
La scène suivante montre qu‟on peut prendre la métaphore du labyrinthe au pied de la lettre.
Puisque la caméra suit la démarche de Cléante, le spectateur ne découvre les images que
43
Cf. Elizabeth Allen SMITH, Characteristics of Comic Incongruity : An Experimental Study (1907), Berkeley,
University of California Library, 1916,
http://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=uc1.b3835882;page=root;view=image;size=100;seq=87: “Comic
incongruity, on its mental side, brings with it surprise”.
54
graduellement, du point de vue de Cléante. Celui-ci traverse les couloirs de la maison quand
Dame Claude soudainement apparaît dans une niche accompagnée d‟un homme (dessus). De
nouveau, la surprise est totale. En plus, la mobilité de la caméra facilite le spectateur à vivre la
situation de Cléante découvrant la servante.
Une scène pareille explique l‟effet de surprise d‟une autre façon. Maintenant il s‟agit
d‟Harpagon traversant un couloir mais cette fois, la caméra est restée sur place. Du coup, une
servante, qui vient de l‟autre côté, apparaît devant Harpagon. Celui-ci tourne alors
immédiatement à droite. Quand la servante disparaît, le couloir est vide. À ce moment-là, le
spectateur pense qu‟Harpagon a couru dans un autre couloir, mais après quelques secondes, il
apparaît de nouveau au même endroit où il avait quitté l‟image. La scène suivante est celle
d‟Harpagon cherchant son argent : on comprend alors qu‟il voulait se cacher pour la servante
de sorte qu‟elle ne le suivrait pas jusqu‟à sa chambre. Mentionnons également les scènes
d‟Harpagon heurtant La Merluche ; de La Flèche entrant dans la maison par la fenêtre ; et La
Flèche épiant Harpagon (dessus) : dans toutes ces situations, l‟effet surprenant est issu de
l‟apparition ou de la disparition d‟un personnage, non de la mobilité de la caméra.
Dans la scène du miroir (dessus), c‟est le décor même qui est surprenant : qui s‟attend au fait
qu‟Harpagon regarde dans un miroir dont l‟envers le rend visible pour La Flèche ? Le même
principe vaut pour l‟arrivée d‟Anselme, qui entre ex nihilo dans la chambre par une porte
camouflée dans le mur (dessus).
4.2 Reconnaissance
Un deuxième aspect du comique se présente sous la forme de la répétition d‟images. Cet
aspect répétitif provoque chez le spectateur un sentiment de déjà-vu, de reconnaissance.
D‟une part, l‟acte répétitif est comique en soi, grâce à son irréalisme. C‟est que dans la vie
réelle, on ne vit que rarement deux situations de la même façon. D‟autre part, nous
reconnaissons l‟acte répétitif par son caractère humain : entreprendre les mêmes actions est
propre à la personne routinière qu‟est l‟homme. Ces deux points de vue sur la même réalité se
traduiront donc en deux types respectifs d‟images répétitives sur l‟écran.
L‟aspect humain de la répétition s‟observe quand il s‟agit d‟images qui ne réfèrent qu‟au
caractère d‟un seul personnage. Pensons à La Flèche. D‟une part, son profil de gâcheur
55
justifie le fait qu‟il guette Harpagon toujours et partout afin de lui dérober son argent. Les
scènes où La Flèche épie Harpagon sont donc très nombreuses. D‟autre part, sa ruse explique
son habitude d‟entrer et de sortir de la maison par la fenêtre. Le même principe est à la base
de l‟humour de la scène où Dame Claude est attrapé une deuxième fois : son hypocrisie
justifie le caractère sournois de ses actions, non seulement de sa double découverte mais aussi
de ses écoutes.
L‟aspect irréel se traduit par exemple par l‟image répétitive des différents personnages
écoutant une conversation. C‟est une image qui revient constamment, quasi chaque fois quand
deux ou plusieurs personnages s‟entretiennent dans une conversation privée. En plus, l‟image
est toujours cadrée de la même façon, ce qui augmente encore l‟irréalisme. On peut également
mentionner à ce propos la scène où Harpagon écoute la conversation entre Frosine, Mariane,
Cléante et Valère. Il se trouve alors exactement au même endroit que Valère quelques
moments plus tôt, ainsi qu‟il est positionné de la même façon dans le cadre filmique.
4.3 Humanité et vulnérabilité
Si Harpagon est généralement conçu comme une personne inhumaine (pensons à la scène où
La Flèche décrit le caractère d‟Harpagon à Frosine : « Le seigneur Harpagon est de tous les
humains l‟humain le moins humain »44
), L‟Harpagon de ce film ne l‟est point. Le caractère
plus humain de sa personne résulte de sa vulnérabilité visible. L‟absence d‟invulnérabilité est
toutefois compensée par l‟importance accordée à la surprise (dessus) de sorte que le comique
se maintient dans ce film.45
Deux autres personnages abusent de la vulnérabilité d‟Harpagon :
La Flèche et Frosine.
La Flèche vraiment défie Harpagon : il se moque de lui, et il voit que sa présence le
désespère. Au lieu de cacher son inquiétude, Harpagon le lui montre explicitement.
L‟Harpagon autoritaire a disparu : son argent l‟a affaibli. Malgré son agressivité envers La
Flèche, il n‟est pas capable de l‟effrayer.
Frosine l‟aborde d‟un autre point faible. Il fait usage de sa faiblesse masculine. L‟Harpagon
traditionnel ne voit dans Mariane qu‟une „occasion‟, mais dans ce film, Harpagon semble
44
Molière, Oeuvres complètes III, Paris, Garnier-Flammarion, coll. Garnier-Flammarion Brochée, 1965, p. 344. 45
Marcel Gutwirth, Molière ou l’invention comique : la métamorphose des thèmes et la création des types, Paris,
Minard, Lettres Modernes, coll. Situation, n° 9, 1966, p. 8-9.
56
séduit par son charme. Frosine sait répondre à ses besoins sexuels issus d‟un manque
d‟affection, et cela d‟une façon rusée : elle utilise son propre charme afin de séduire
Harpagon, qui « s‟humanise » en sa présence.46
Frosine feint ainsi d‟être la seule personne qui
aime Harpagon, de sorte que celui-ci paraît parfois plus attiré par la présence de Frosine que
par la présence de Mariane.
Outre Harpagon, Maître Jacques incarne également une vulnérabilité élevée. Il n‟est plus le
moqueur léger, mais se caractérise en revanche plutôt par sa frustration et sa soif de
vengeance. Il n‟est pas du tout le rebelle qui s‟oppose à l‟autorité de son patron, au contraire :
il souffre du fait que Valère le noircit constamment. C‟est la raison pour laquelle il ne se
présente pas comme le joueur : il est trop sérieux, ne pas assez léger pour négliger les affronts
que Valère lui fait.
5. Film de Jean Girault & Louis De Funès
5.1 „Métathéâtralité‟
L‟aspect métathéâtral dans ce film est très particulier : aucune des quatre autres versions
applique la métathéâtralité de la même manière visuelle que ce film. Voyons donc s‟il y a des
indications métathéâtrales dans le texte originel de Molière, afin de découvrir l‟originalité de
cette approche47
.
Tout d‟abord, il faut mentionner le concept d‟ « ironie dramatique » à ce propos : un
personnage s‟adresse au public pour exprimer ses émotions et opinions. Cette stratégie
essentiellement théâtrale invite à la parodie, parce qu‟elle est tout à fait artificielle. La
convention consiste en le fait que les autres personnages, présents sur scène à ce moment, ne
peuvent pas entendre ce discours. Néanmoins, Molière ne se tient pas tout à fait à cette
convention. C‟est que les autres personnages semblent souvent bien entendre les paroles
destinés au public, n‟est-ce que vaguement. Molière ainsi intègre ce concept dans sa stratégie
comique.
46
Marcel Gutwirth, Molière ou l’invention comique : la métamorphose des thèmes et la création des types, Paris,
Minard, Lettres Modernes, coll. Situation, n° 9, 1966, p. 100. 47
Cf. Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995, p. 197 : « [...] la comédie
peut aisément se regarder, voire se parodier, et se permettre ainsi des effets de théâtre dans le théâtre [...] ».
57
Prenons l‟exemple de La Flèche et d‟Harpagon. À un certain moment, La Flèche s‟adresse au
public et dit nettement qu‟il a bien envie de voler Harpagon. Celui-ci a apparemment perçu
quelque mots, car il lui répond : « Euh ? (...) Qu‟est-ce que tu parles de voler ? »48
. De même
quand il réplique un peu plus tard à une déclaration pareille : « Comment ? que dis-tu ? (...)
qu‟est-ce que tu dis d‟avarice et d‟avaricieux ! »49
Molière utilise la même stratégie quand il indique nettement que le personnage s‟adresse au
public. La rupture avec la convention est alors encore plus radicale. Pensons par exemple aux
mots suivants de Maitre Jacques : « à part – Voici justement ce qu‟il me faut pour me venger
de notre intendant : depuis qu‟il est entré céans, il est favori, on n‟écoute que ses conseils, et
j‟ai aussi sur le coeur les coups de bâtons de tantôt »50
, sur lesquels Harpagon réagit : « Qu‟as-
tu à ruminer ? »51
.
Ensuite, il y a une seule scène dans le texte originel qui est particulièrement théâtrale : il s‟agit
du monologue d‟Harpagon à la fin du quatrième acte. Puisqu‟Harpagon est, comme le texte
l‟indique, le seul personnage sur scène dans cette scène, il ne peut s‟adresser qu‟au public
quand il dit : « Que de gens assemblés ! (...) de quoi est-ce qu‟on parle là ? (...) Quel bruit fait-
on là-haut ? (...) N‟est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire.
Vous verrez qu‟ils ont part sans doute au vol que l‟on m‟a fait »52
.
Nous pouvons donc conclure que le texte originel de L’Avare ne fournit que partiellement les
éléments métathéâtraux que ce film a tant exploité. Spécifiquement, le metteur en scène s‟est
inspiré sans doute sur ces éléments pour les scènes qui réfèrent au théâtre en général. Les
références à Molière et à L’Avare même, semblent par contre plus originales.
5.2 Imagination
Bon nombre de scènes dans ce film font appel à l‟imagination du spectateur. Soit, l‟irréalisme
de ces situations n‟est qu‟une stratégie comique en soi ; soit elle incite le public à se mettre
dans la peau des personnages parce que ces images imaginaires font partie de leur
psychologie.
48
Molière, Oeuvres complètes III, Paris, Garnier-Flammarion, coll. Garnier-Flammarion Brochée, 1965, p. 329. 49
ibid., p. 329-330. 50
ibid., p. 377. 51
ibid. 52
ibid., p. 374.
58
L‟irréalisme purement comique a souvent pu se réaliser grâce aux artifices particulièrement
filmiques. Rappelons le moment où tous les objets empruntés d‟Harpagon apparaissent dans
la chambre de Cléante. Cette image irréelle n‟est créée qu‟après le montage du film, donc
grâce au caractère indirect du médium. Pensons également à la scène où Harpagon découvre
sa „ligne de vie‟ et à celle avec le tiroir (dessus). Toutes ces images ne sont possibles que sur
l‟écran. Pour les représenter dans une pièce de théâtre, il faudrait faire appel à des alternatives
créatives. Toutefois, ce n‟est pas toujours le cas. Mentionnons à ce propos l‟image
d‟Harpagon s‟arrachant des cheveux de la tête.
Autres situations imaginaires reflètent les émotions ou les pensées d‟un personnage. La scène
dans la salle d‟audience en est un bon exemple. On pourrait dire qu‟elle se déroule
entièrement dans l‟imagination d‟Harpagon. Quand Valère apparaît, il lui dit : « Approche :
viens confesser l‟action la plus noire, l‟attentat le plus horrible qui jamais ait été commis »53
.
Harpagon se comporte alors comme un juge qui condamne l‟action du coupable. Cette idée va
encore plus loin quand il se croit le bourreau qui est en train de torturer Valère (dessus).
De même, le spectateur est emmené dans les pensées de Frosine. Quand elle est en train de
dévoiler son plan aux deux couples amoureux, nous voyons des images qui expliquent les
différentes étapes de son plan (dessus). Le spectateur est ainsi invité à suivre, pas à pas, le fil
de ses pensées.
Mentionnons enfin la présence de l‟aumônière (dessus). L‟image de cette femme hante
Harpagon du début jusqu‟à la fin du film. Ce qui est remarquable, elle se présente toujours de
la même façon : elle secoue le tronc, de sorte qu‟Harpagon entend le crépitement de l‟argent,
dans l‟espoir qu‟il fasse un don. La répétition identique de cette image est l‟issu de la
psychose d‟Harpagon, qui voit un voleur potentiel dans chacun qui se rend aux environs de
son argent.
53
ibid., p. 378.
59
Conclusion
Nous constatons que les approches dramaturgiques des représentations que nous avons
étudiées ne sont pas du tout uniformes en ce qui concerne le comique. Chacune utilise sa
propre stratégie et focalise les points de la pièce qui sont le plus compatibles avec la
dramaturgie générale de chaque représentation. Néanmoins, il y a bien des points communs
entre les différentes versions.
Mentionnons à ce propos la figure d‟Harpagon. Le personnage d‟Harpagon se trouve partout
au noyau comique de la représentation. S‟il est vrai qu‟il existe des différences subtiles dans
la conception de son caractère, il domine partout l‟image comique de la pièce. Même dans le
film de Christian De Chalonge, où le côté tragique de l‟histoire est développé davantage,
Harpagon reste une figure tragi-comique par sa vulnérabilité. C‟est-à-dire que l‟avarice, dont
Harpagon est l‟incarnation humaine (il est « [...] isolé dans son idée fixe [...], prisonnier de
[son] obsession »54
), reste partout l‟objet principal de la pièce.55
En outre, l‟humour de son
personnage résulte des confrontations comiques avec les autres personnages, dans lesquelles
Harpagon est presque toujours impliqué56
.
En plus, l‟attitude théâtrale des personnages, et d‟Harpagon en particulier, est une constante
dans les différentes versions. La théâtralité fait véritablement partie de la stratégie comique
générale. Nous avons démontré que cette caractéristique résulte indirectement du texte
originel de L’Avare. La version du NTGent s‟écarte toutefois de ce point de vue. Dans cette
représentation, la vivacité d‟Harpagon contraste fortement avec l‟attitude statique des autres
personnages, qui réduisent ainsi la théâtralité de leurs gestes à un minimum.
Enfin, nous pouvons constater la grande importance qui est constamment accordée à l‟aspect
visuel. Premièrement, les décors n‟appartiennent pas à l‟arrière-plan. Ils s‟avèrent très
fonctionnel au cours de l‟histoire et contribuent ainsi à l‟image comique de bon nombre de
situations. Ensuite, il y a beaucoup d‟animation parmi les personnages. Pensons par exemple
aux nombreuses poursuites au cours de la pièce, dont l‟humour ne s‟observe que dans la
54
Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995, p. 617. 55
Andrew Calder, Molière : The Theory and Practice of Comedy (1993), Londres, The Athlone Press, 1996, p.
26-27. 56
Cf. Christophe Mory, Molière, Paris, Gallimard, Folio Biographies, 2007, p. 300: “Le génie de la pièce vient
de tous les conflits de situation qui trouvent leur cohérence dans l‟obsession caractérielle du personnage de
l‟avare: on peut tout lui conter, il ne comprendra rien”.
60
représentation. Toutefois, nous avons pu découvrir que le texte de Molière fournit bien des
éléments qui invitent à une telle animation. Dans les deux films, le metteur en scène augmente
encore la visualité de la pièce à l‟aide de deux stratégies particulièrement filmiques. D‟une
part, il crée une dimension visuelle supplémentaire grâce à la liberté de mouvement de la
caméra ; d‟autre part, il crée une continuité artificielle entre les scènes à l‟aide du montage des
images.
Une fois de plus, la représentation du NTGent diffère – cette fois-ci radicalement - sur ce
dernier point. Nous pouvons donc conclure que l‟approche dramaturgique de la version du
NTGent se distingue nettement de celle des autres versions. Une théâtralité et une visualité
réduites trahissent une toute autre approche du comique. Le caractère statique, sobre et
littéraire de cette représentation prouve que la mise en scène résulte d‟une conception tout à
fait originale de la trame, qui rompt avec la dramaturgie moderne générale de L’Avare.
En conclusion, nous pouvons dire qu‟il existe une dramaturgie moderne du comique dans
L’Avare qui est plus ou moins uniforme. Bien que la représentation du NTGent contraste
fortement avec les autres, nous avons découvert une uniformité dramaturgique dans les quatre
versions restantes de L’Avare. Si nous examinons alors les trois points communs de cette
dramaturgie – supériorité comique d‟Harpagon, visualité, théâtralité - , nous constatons que
ces trois éléments se trouvent tous, directement ou indirectement, dans le texte originel de
Molière. Les différences dramaturgiques restantes que nous retrouvons dans ces quatre
versions résultent de la division inégale des trois points mentionnés et à cause de l‟importance
différemment attribuée à l‟un de ces éléments.
61
Bibliographie
Henri BERGSON, Laughter : An Essay on the Meaning of the Comic,
http://www.gutenberg.org/files/4352/4352.txt
René BRAY, Molière : homme de théâtre, Paris, Mercure de France, 1954.
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62
Filmographie
Dirk TANGHE & Maryse VAN DEN WYNGAERT, De Vrek (1987), NTG, BRT, 1989.
Georges WERLER, L’Avare, Théâtre de la porte Saint-Martin, Jean-Claude Camus, 2007.
Jean-Claude IDÉE & Mike ROEYKENS, L’Avare, Théâtre Royal du Parc de Bruxelles,
Collection Copot, 1999.
Christian DE CHALONGE, L’Avare, Jourdhui Mitchell Productions, 2007.
Jean GIRAULT & Louis DE FUNÈS, L’Avare, Les Films Christian Fechner, 1980.
63
Table
Remerciement ............................................................................................................................. 2
Introduction ................................................................................................................................ 3
I. Analyse dramaturgique du comique ....................................................................................... 5
1. NTGent ............................................................................................................................... 6
1.1 Mise en scène ............................................................................................................... 6
1.1.1 Décor, accessoires et costumes ............................................................................. 6
1.1.2 Texte ...................................................................................................................... 7
1.1.3 Images ................................................................................................................... 8
1.2 Psychologie des personnages ....................................................................................... 9
1.2.1 Harpagon ............................................................................................................... 9
1.2.2 Maître Jacques ..................................................................................................... 10
1.3 Confrontations ............................................................................................................ 10
1.3.1 Harpagon vs. La Flèche ....................................................................................... 11
1.3.2 Harpagon vs. Valère ............................................................................................ 11
1.3.3 Maître Jacques vs. Valère & Harpagon ............................................................... 11
1.3.4 Harpagon vs. Mariane & Frosine ........................................................................ 12
1.3.5 Harpagon vs. Cléante .......................................................................................... 12
2. Théâtre de la Porte St.-Martin .......................................................................................... 12
2.1 Mise en scène ............................................................................................................. 12
2.1.1 Décor et costumes ............................................................................................... 12
2.1.2 Texte .................................................................................................................... 13
2.1.3 Images ................................................................................................................. 15
2.2 Psychologie des personnages ..................................................................................... 15
2.2.1 Cléante ................................................................................................................. 15
2.2.2 Harpagon ............................................................................................................. 16
2.2.3 Valère .................................................................................................................. 18
2.2.4 Frosine ................................................................................................................. 18
2.2.5 Maître Jacques ..................................................................................................... 19
2.3 Confrontations ............................................................................................................ 20
2.3.1 Harpagon vs. La Flèche ....................................................................................... 20
2.3.2 Harpagon vs. Cléante .......................................................................................... 20
2.3.3 Harpagon vs. Valère ............................................................................................ 20
3. Théâtre Royal du Parc de Bruxelles ................................................................................. 21
3.1 Mise en scène ............................................................................................................. 21
3.1.1 Décor, accessoires et costumes ........................................................................... 21
3.1.2 Texte .................................................................................................................... 22
3.1.3 Images ................................................................................................................. 23
3.1.4 Actions ................................................................................................................ 23
3.2 Psychologie des personnages ..................................................................................... 25
3.2.1 Harpagon ............................................................................................................. 25
3.2.2 Maître Jacques ..................................................................................................... 26 3.2.3 Autres personnages ............................................................................................. 27
3.3 Confrontations ............................................................................................................ 28
3.3.1 Harpagon vs. Mariane ......................................................................................... 28
4. Film de Christian de Chalonge ......................................................................................... 28
4.1 Mise en scène ............................................................................................................. 29
4.1.1 Décor, accessoires et costumes ........................................................................... 29
4.1.2 Images ................................................................................................................. 30
64
4.1.3 Actions ................................................................................................................ 31
4.1.4 Répétitions ........................................................................................................... 31
4.2 Psychologie des personnages ..................................................................................... 32
4.2.1 Harpagon ............................................................................................................. 32
4.2.2 Maître Jacques ..................................................................................................... 33
4.3 Confrontations ............................................................................................................ 33
4.3.1 Valère vs. Élise .................................................................................................... 33
4.3.2 Harpagon vs. La Flèche ....................................................................................... 33
4.3.3 Harpagon vs. Frosine ........................................................................................... 34
5. Film de Jean Girault & Louis De Funès ........................................................................... 34
5.1 Mise en scène ............................................................................................................. 34
5.1.1 Décor, accessoires et costumes ........................................................................... 34
5.1.2 Images ................................................................................................................. 35
5.1.3 Répétitions ........................................................................................................... 39
5.2 Psychologie des personnages ..................................................................................... 40
5.2.1 Harpagon ............................................................................................................. 40
5.2.1 Frosine ................................................................................................................. 41
5.3 Confrontations ............................................................................................................ 41
5.3.1 Harpagon vs. La Flèche ....................................................................................... 41
II. Conceptions du comique .................................................................................................... 42
1. NTGent ............................................................................................................................. 42
1.1 Absence de types comiques ........................................................................................ 42
1.2 Présence du tragique ................................................................................................... 43
2. Théâtre de la Porte St.-Martin .......................................................................................... 44
2.1 Théâtralité ................................................................................................................... 44
2.2 Création des types comiques ...................................................................................... 47
3. Théâtre Royal du Parc de Bruxelles ................................................................................. 48
3.1 Visualité ..................................................................................................................... 48
3.2 Animation ................................................................................................................... 51
3.3 Comique vs. tragique .................................................................................................. 52
4. Film de Christian de Chalonge ......................................................................................... 53
4.1 Liberté spatiale ........................................................................................................... 53
4.2 Reconnaissance .......................................................................................................... 54
4.3 Humanité et vulnérabilité ........................................................................................... 55
5. Film de Jean Girault & Louis De Funès ........................................................................... 56
5.1 „Métathéâtralité‟ ......................................................................................................... 56
5.2 Imagination ................................................................................................................. 57
Conclusion ................................................................................................................................ 59
Bibliographie ............................................................................................................................ 61
Filmographie ............................................................................................................................ 62
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