aprendre a dire l'espace - helene blais

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APPRENDRE À DIRE L'ESPACE L'invention du triangle polynésien dans les récits de circumnavigation (1817-1845) Hélène Blais Belin | « Genèses » 2001/4 n o 45 | pages 91 à 113 ISSN 1155-3219 ISBN 2701131111 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-geneses-2001-4-page-91.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Hélène Blais, « Apprendre à dire l'espace. L'invention du triangle polynésien dans les récits de circumnavigation (1817-1845) », Genèses 2001/4 (n o 45), p. 91-113. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 79.158.197.112 - 21/12/2015 12h01. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 79.158.197.112 - 21/12/2015 12h01. © Belin

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APPRENDRE À DIRE L'ESPACEL'invention du triangle polynésien dans les récits de circumnavigation (1817-1845)Hélène Blais

Belin | « Genèses »

2001/4 no45 | pages 91 à 113 ISSN 1155-3219ISBN 2701131111

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-geneses-2001-4-page-91.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Hélène Blais, « Apprendre à dire l'espace. L'invention du triangle polynésien dans les récits decircumnavigation (1817-1845) », Genèses 2001/4 (no45), p. 91-113.--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Grand Océan, Mer(s) du Sud, Océanie, Polynésie,mer Pacifique : les termes se rencontrent, se che-vauchent, se recouvrent ou ne se recouvrent pas.

Les manières de dire avertissent sur les glissements desens. «Mer du sud» est déjà un peu vieilli au début duXIXe siècle, et n’est utilisé que dans les récits de voyageles plus littéraires1. «Grand Océan», le plus communé-ment employé, semble recueillir l’unanimité, à quelquesexceptions près. Pour certains, le terme n’est pas neutre,et même porteur d’erreurs, « parce que, nous ne crai-gnons pas de l’avancer, nulle partie de l’océan n’est aucontraire plus restreinte que cet espace semé d’écueils,de peu de profondeur, et d’une navigationdangereuse»2. La discussion est infinie, et chacun peut yapporter de nouveaux arguments. La multiplicité desexpressions, aussi vagues soient-elles, dit malgré tout lavolonté de saisir un espace dans son ensemble, et ceciavec la crainte, présente à l’esprit des voyageurs, de ledénaturer par un terme inexact. Cette multiplicité peutaussi être interprétée comme l’écho d’un espace auxcontours flous, sans définition. Dans la représentationde l’océan Pacifique qu’expriment les voyageurs, il estdifficile de mettre en avant une vision unifiée d’unespace cohérent ou continu. Il est impossible de désignerd’emblée une région ou un territoire3. Ainsi l’océan estune étendue, un espace dont la continuité pose question.

1. Avec une exception notable,celle de l’appellation officielle dela station navale «du Pacifique et dela Mer du Sud», qui conserve son nomjusqu’en 1841. La conjonction decoordination suppose d’ailleurs ici unedistinction originale entre le Pacifique(c’est-à-dire, dans ce contexte, les côtesdu continent sud-américain) et la merdu Sud (les îles plus lointaines, sansdoute, mais cela n’est jamais précisé).

2. Louis-Isidore Duperrey, Voyageautour du monde exécuté par ordre duroi sur la corvette de Sa Majesté LaCoquille, pendant les années 1823, 1824et 1825…, Paris, A. Bertrand, volumeBotanique, par Dumont d’Urville, Boryde Saint-Vincent et Brongniart, 1828,p. 22. C’est nous qui soulignons.

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APPRENDRE À DIRE

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L’INVENTION

DU TRIANGLE POLYNÉSIEN

DANS LES RÉCITS

DE CIRCUMNAVIGATION

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Genèses 45, déc. 2001, pp. 91-113

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Dans la première moitié du XIXe siècle sont organiséespar la marine française une dizaine de campagnes mari-times autour du monde4. La multiplicité des domainesscientifiques abordés par les voyageurs au cours de leurvoyage s’inscrit dans la tradition universaliste du Siècledes lumières. En même temps, chaque expérience devoyage est ancrée dans le local, le particulier. Si l’objetde la science est alors de passer du particulier à l’univer-sel, si les instructions le disent et si les voyageurs ycroient, il n’en reste pas moins que le terrain du voyageest reconnu comme le seul moyen de bâtir une connais-sance positive5. L’empirisme qu’impose la pratique duvoyage s’accorde ainsi relativement bien avec lesconsignes des savants, et l’espace géographique par-couru dans le temps du voyage constitue ainsi un arté-fact, une condition de la pratique de la science. La ques-tion est alors de comprendre comment cet espacedevient simultanément un objet d’étude, comment il estreconnu, distingué, identifié, et à quelle échelle il estconsidéré. Par leur pratique de la science, les voyageursconstruisent une image de l’océan Pacifique. C’est celle-ci, représentation et savoir, que l’on voudrait interroger.

Les voyageurs du XVIIIe siècle ont dépeint avecenthousiasme un océan de découverte, où l’île devenaitle réceptacle de toutes les utopies des Lumières. LaNouvelle-Cythère, île de Tahiti nommée par Louis-Antoine de Bougainville, symbolise (et schématise)cette approche des îles du Pacifique. Sous la Restaura-tion et la monarchie de Juillet, les tours du monde de lamarine française ne se font plus dans les mêmes condi-tions. Sur des navires assez semblables, avec des instru-ments de mesure similaires, les officiers de marine fran-çais, qui voyagent désormais sans embarquer de savantscivils6, abordent le Pacifique dans un contexte différent,où la rivalité avec l’Angleterre et le souci de retrouverle prestige d’une marine défaite pendant les guerresnapoléoniennes jouent un rôle de premier plan. Lesmissions sont dites scientifiques, mais la science n’excluten rien la prospection coloniale. La géographie est aucentre des interactions qui s’exercent entre ces deuxobjectifs. Le savoir géographique qu’élaborent les voya-geurs est lié, dans une certaine mesure seulement, à cesimpératifs. La question se pose, notamment, si l’oncompare la géographie des voyageurs à l’image destoutes nouvelles colonies de Tahiti et des Marquises,telle qu’elle se forme en 1842.

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3. Dans la mesure où l’on prend commedéfinition de ce dernier terme celle quepropose Daniel Nordman dansFrontières de France. De l’espace auterritoire. XVIe-XIXe siècle, Paris,Gallimard, 1998. Voir notammentpp. 516-517 : «Alors que l’espace estillimité – ou non encore délimité –,le territoire est borné [...] ; alors qu’unespace n’est pas qualifié par un termequi l’identifie intégralement ouexclusivement, un territoire est désignépar un seul nom.»

4. À savoir celles de : Louis-Claude deFreycinet sur l’Uranie et la Physicienne(1817-1820), L.-I. Duperrey sur laCoquille (1822-1825), Hyacinthede Bougainville sur la Thétis etl’Espérance (1824-1826),Jules-Sébastien-César Dumontd’Urville sur l’Astrolabe (1826-1829)et sur l’Astrolabe et la Zélée(1837-1840), Cyrille-Pierre-ThéodoreLaplace sur la Favorite (1829-1832) etsur l’Artémise (1837-1840), Auguste-Nicolas Vaillant sur la Bonite (1836-1837), Abel-Aubert Dupetit-Thouarssur la Vénus (1836-1839) et Cécille surl’Héroïne (1837-1839).

5. Voir Marie-Noëlle Bourguet, «De laMéditerranée», in M.-N. Bourguet,Bernard Lepetit, D. Nordman, MaroulaSinarellis (éd.), L’invention scientifiquede la Méditerranée…, Paris, EHESS,1998, pp. 7-28.

6. À la différence des grands voyagesdu Siècle des lumières, rassemblant lessavants et spécialistes les plus éminentsdes divers corps académiques. À partirde 1817, les circumnavigations neconcernent que des officiers de marine,sous le prétexte de l’inadaptation descivils à la vie en mer.

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Dans cet article, nous voudrions montrer comments’élabore une connaissance du Pacifique comme région,entre le moment des derniers grands tours du monde à lavoile (1817-1840) et celui des premières prises de posses-sion française en Océanie (1842). Les travaux de ces cir-cumnavigateurs contribuent-ils à élaborer un savoir parti-culier sur l’océan Pacifique ? Permettent-ils auxcontemporains, voyageurs, savants et gens du monde, deconnaître l’océan Pacifique comme un espace qui seraitdoté de caractéristiques précises, qui pourrait être défini,nommé précisément et délimité? En quoi ce savoir et lesreprésentations du Pacifique que l’on diffuse au momentde la colonisation, en 1842, sont-ils liés? C’est en analy-sant la manière dont se met en forme le discours surl’espace de l’océan Pacifique que l’on peut mettre enlumière les modalités de l’élaboration d’un savoir géogra-phique sur le Pacifique.

La réflexion autour des limites de l’Océan, la rechercheanalogique de caractéristiques et les tentatives pour don-ner consistance et unité à un espace d’abord vécu sonttrois directions qui seront explorées ici dans la mesure oùelles sont liées à l’invention d’un ensemble territorial.Elles apparaissent dans les récits de voyage, et trouventun certain écho dans le discours politique propre aumoment de la colonisation, discours dans lequel l’imageretenue du Pacifique renvoie à la flexibilité du savoir éla-boré sur un espace en construction.

Délimiter l’OcéanTentatives d’encerclements

L’espace de l’océan Pacifique défie par son immensitéla conception traditionnelle des espaces maritimes, consi-dérés sur le modèle de la Méditerranée, comme des mersfermées, ou du moins aisées à cerner. L’océan Atlantiquerelie deux continents. C’est moins clair pour le Pacifique,dont on peut discuter indéfiniment des limites orientales,sans parler de son extrémité méridionale. La tentativepour en définir les limites est pourtant un exercice récur-rent dans le discours des voyageurs. Le géographeConrad Malte-Brun en a établi un contour en 18137, dontle tracé évolue d’ailleurs légèrement d’une édition de laGéographie Universelle à l’autre. Les voyageurs s’y réfè-rent, sans s’attarder trop longuement sur la discussion.Jules-Sébastien-César Dumont d’Urville s’appuie explici-tement sur C. Malte-Brun, et sur la rectification apportée

7. Dont les limites méridionales, en1813 (première édition de laGéographie Universelle, volumecontenant la «Description del’Océanique»), ne sont pas précisées.

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par André Brué à la deuxième édition de la GéographieUniverselle, pour définir ce dont il parle dans une «Noticesur les îles du Grand Océan » : « Nous désignerons parOcéanie l’ensemble des îles grandes ou petites, éparses àla surface du Grand Océan, nommé par différents naviga-teurs Océan Pacifique8.» Océanie, Grand Océan, OcéanPacifique : les deux derniers termes désignent l’espacemaritime, le premier renvoie à un contenant, à ce quel’espace contient de terres. Cependant, dans sa définitionglobale, et sans entrer dans les détails d’échelles, l’espacede l’océan Pacifique reste assez simple à présenter.

Certaines mises au point sont pourtant nécessairespour qualifier l’objet décrit. René-Primevère Lesson, lepharmacien de l’expédition de Louis-Isidore Duperrey,dans le volume de zoologie du voyage de la Coquille,commence par une présentation du Grand Océan, pourlequel il précise d’emblée:

« Adoptant la manière de voir de plusieurs géographesmodernes, nous appelons Océanie les îles innombrables quisont éparses dans le grand Océan, et Polynésie toutes les îlesqui forment ce qu’on appelle les archipels d’Asie [...].Quelques autres écrivains, au contraire, ont transposé cesnoms. Il suffit qu’on soit averti pour comprendre ce que nousappelons Océanie et Polynésie9.»

C’est là une distance prise avec la géographie du prési-dent Charles de Brosses qui, le premier, a désigné parPolynésie les îles que R.-P. Lesson englobe au contrairedans l’Océanie. C. Malte-Brun a préféré des divisions plus«savantes», selon ses propres termes, évoquant une par-tie occidentale et une partie orientale, alors que le termed’Océanie désigne l’ensemble de l’espace de l’océan Paci-fique. Ce qui est notable ici, c’est la désinvolture affichéeavec laquelle R.-P. Lesson éloigne le problème en leréduisant à un simple accord normatif (« il suffit qu’onsoit averti… »). Dans cet espace, il faut adopter desconventions ; mais elles ne sont apparemment fondées suraucun présupposé idéologique. Les choses sont tellesqu’on décide de les nommer.

De fait, la limite méridionale reste le problème princi-pal de la délimitation de l’ensemble océanien. Au sud, leslimites de l’océan Pacifique sont souvent exprimées defaçon plus sensitive que topographique. Les navigateursexpriment une limite ressentie, symbole de rudesse, defroid et de désert humain, mais qui ne se traduit pas parune ligne précise. Décrivant le Grand Océan, Cyrille-Pierre-Théodore Laplace note : « Au sud de nous se

8. J.-S.-C. Dumont d’Urville, «Noticesur les îles du Grand Océan…», Bulletinde la Société de Géographie, t. XVII,1832, pp. 1-21. C’est nous quisoulignons.

9. L.-I. Duperrey, Voyage autour dumonde…, op. cit., volume Zoologie, parAdolphe Lesson et Garnot, 1826. Cetteintroduction a d’abord été publiée sousforme d’articles dans les Annalesd’histoires naturelles, en 1825,par A. Lesson.

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déployait l’immense mer australe, avec ses terres dou-teuses [...]10. » Le problème de la zone antarctique ne peutêtre appréhendé que difficilement avant les explorationspolaires lancées par J.-S.-C. Dumont d’Urville à la fin desannées 1830. R.-P. Lesson donne ainsi pour borne « lazone glaciale australe», ce qui reste assez flou, à l’imagede la plupart des textes qui négligent d’ailleurs d’en par-ler. J.-S.-C. Dumont d’Urville, l’un des premiers, dès1832, ose trancher en définissant une limite méridionale,qu’il trace en s’appuyant sur une ligne géométrique, celledu 50e parallèle sud. Un nouveau sillage est tracé. En1837, la Géographie Universelle qui avait négligé le sujetdans les éditions précédentes, établit une limite au sud, lelong du 55e parallèle.

Cette question de la limite sud de l’Océan conduit lesvoyageurs à s’interroger sur le sens même de cette délimi-tation. L’Océan, par son immensité, par sa matière (beau-coup plus d’eau que de terre, ce qui, même pour desmarins, déconcerte) et par son absence de bornes, pousseà s’interroger sur le mode même de la description géogra-phique. Ainsi, J.-S.-C. Dumont d’Urville témoigne d’unecertaine modernité dans le regard qu’il porte sur sa propredélimitation. Alors que les descriptions des bornes sontfaites la plupart du temps au fil de la plume, comme untracé au crayon qui ne serait que l’évidence même, l’offi-cier note à propos des limites nord, est et sud de l’Océan:« Ces trois limites sont purement systématiques, attenduqu’on ne trouve plus d’habitants dans toute cette surface,au-delà du 23e degré de longitude ouest, enfin du47e degré de latitude sud.» Systématique s’entend ici dansle sens d’artificiel, de gratuit aussi. Les limites, aux yeuxde J.-S.-C. Dumont d’Urville, font sens pour et par lesrépartitions humaines. Quand il n’y a pas d’êtres humains,les tracés deviennent très arbitraires. C’est une conceptiondes frontières qui s’exprime là, de frontières comprises tra-ditionnellement comme limites entre des groupes humainsaux caractéristiques différentes. On peut comprendre alorsla difficulté qu’éprouvent les contemporains à leur donnerun sens dans des espaces désertiques. Les limites du Paci-fique sont finalement peu importantes, dès lors qu’on setrouve dans des zones inhabitées. Cependant, la nécessitéd’en proposer indique la volonté de cerner un ensemble.

Délimitations internesCette vision d’ensemble de l’océan Pacifique entraîne,

chez certains voyageurs, une volonté de penser

10. C.-P.-T. Laplace, Voyage autour dumonde par les mers de L’Inde et de laChine, exécuté sur la corvette de l’ÉtatLa Favorite, pendant les années 1830,1831 et 1832…, Paris, ImprimerieRoyale, 1833-1835, t. IV, p. 57.

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l’ensemble comme un espace organisé, voire hiérarchisé.Aux problèmes de délimitations générales s’ajoutentdonc ceux de délimitations internes, ou de différencia-tions à l’intérieur même de l’espace considéré. Les natu-ralistes Adophe Lesson et Garnot11 établissent dans leGrand Océan des divisions entre îles basses et îles hautes,qui correspondent à une volonté de classer les formes demanière rigoureuse. Le terme de « division » apparaît àplusieurs reprises sous la plume d’A. Lesson, et la typolo-gie de formes s’affine au fur et à mesure de sa description,puisqu’il en vient à désigner les « motous simples, lesmotous à lagons et les plateaux12 ».

Mais surtout, des différences spatiales au sein del’ensemble de l’Océan apparaissent, par l’élaborationde typologies régionales, sur des critères différents.Cette nouvelle division est essentiellement le fait deJ.-S. C. Dumont d’Urville, particulièrement intéressé parl’observation des populations. Il établit des régionsinternes en se fondant sur les « races », en fonction desobservations qu’il a faites sur les populations rencon-trées13. Ces divisions sont l’Océanie orientale, ou Polyné-sie, qui se limite « aux peuples qui reconnaissent leTapou »14, l’Océanie boréale, ou Micronésie, qui com-prend «toute la race cuivrée», l’Océanie occidentale, ouMalaisie, « îles communément connues sous le nom d’îlesorientales », et enfin l’Océanie australe, ou Mélanésie«formée par les grandes îles de la Nouvelle-Hollande ettoutes les terres qui l’environnent », « patrie de la racenoire océanienne». J.-S.-C. Dumont d’Urville est cepen-dant l’un des rares officiers de marine à s’intéresser de siprès aux peuplements et aux différences de peuplementdans les îles de l’océan Pacifique. Il en fait, on le voit, uncritère de différenciation géographique, ce qui représente,comparé aux autres recherches, une démarche originaledans l’océan Pacifique15. Les autres navigateurs sillonnentle Pacifique dans tous les sens et ne représentent unensemble géographique que par des mises en relationsanalogiques, essentiellement fondées sur l’observation dela nature, des paysages et milieux insulaires.

Caractères et signes particuliers

La question est de savoir dans quelle mesure ceGrand Océan, dont tous parlent, constitue effectivementun espace unifié ou cohérent pour ceux qui, essentielle-ment, ne font que le traverser. Des remarques, éparses

11. Il s’agit d’un pharmacien et d’unmédecin de marine, qui font aussi officede naturalistes lors de ces campagnes.

12. A. Lesson, «Coup d’œil sur les îlesocéaniennes…», Annales de SciencesNaturelles, 1825, p. 176.

13. Cette réflexion est accompagnéed’une carte générale de l’Océanie quireprésente en à-plats colorés les régionsainsi distinguées.

14. J.-S.-C. Dumont d’Urville, «Noticesur les îles du Grand Océan et surl’origine des peuples qui les habitent»,Bulletin de la Société de Géographie,1832, pp. 1-21.

15. L’article est publié dans le Bulletinde la Société de Géographie, ce qui estassez révélateur des préoccupations decette société, tournée vers ce quideviendra l’ethnologie, alors que lesujet reste globalement étranger auxpréoccupations de la marine. Certes, lesnavigateurs accumulent desconsidérations sur les peuplesrencontrés, mais sans aucune rigueur, eten reprenant généralement desstéréotypes de la description de l’Autreexotique. J.-S.-C. Dumont d’Urville,secondé par le phrénologue Dumoutier,est le seul à tenter d’approfondir sesobservations dans ce domaine.

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et non ordonnées, laissent penser que l’Océanie recèleune identité, à laquelle les voyageurs peuvent faire inci-demment référence, surtout sur des points précis, et leplus souvent sans l’expliciter. Le savoir fragmentaire,accumulé lors de ces circumnavigations, trouve-t-il uneunité spatiale dans son expression, chez les voyageurs etauprès de leurs rapporteurs ? L’empirisme de ladémarche des officiers est ici fondamental : c’est d’aborden disant leur expérience de navigation qu’ils structurentl’espace parcouru. Décrivant une rivière en Tasmanie,J.-S.-C. Dumont d’Urville note, rapidement : « Seule-ment, comme cela arrive presque toujours dans les îlesde l’Océanie, le cour de ces torrents se resserrent, lapente devient rapide [...]16. » Aucun exemple ni aucunedémonstration ne viennent étayer cette assertion, qui estpeut-être une simple intuition, le résultat d’observationscirconstanciées et non pas d’ordre théorique.

Le voyage est en effet avant tout un itinéraire, uneligne que les voyageurs matérialisent d’ailleurs par la figu-ration de la route de leur navire, sur des planisphères cen-trés sur le Pacifique et dans lesquels se perdent une oudeux petites lignes transversales. Passer de cette lignevécue dans le voyage à des considérations sur un espaceplan, large et indéfini, n’a rien d’évident et suppose uneconstruction mentale dont on peut s’attacher à identifierquelques étapes.

Procédés analogiquesPour des espaces inconnus, sans références, l’analogie

est un moyen pratique d’identification. Le Grand Océan,aux yeux des voyageurs, est d’abord doté des caractèresque met en avant la comparaison. Ce sont des ressem-blances avec des terres d’ailleurs, certes, mais aussi et sur-tout des comparaisons entre ce qui est vu et ce qui vientd’être vu, dans le cours de la navigation, qui conduisent àproduire la vision d’un ensemble.

C’est d’abord un espace où, grossièrement, tout se res-semble:

«Sur toutes les îles du Grand Océan, nous trouvâmes les mêmesproductions végétales, et le plus souvent les mêmes noms pourles désigner. C’est ainsi que les vallons si pittoresques, mais àla longue si monotones, des Sandwich, et de la reine des mersdu Sud, Taiti, si éloignés, produisent abondamment le taro,l’igname, la pomme de terre [...]17. »

En se battant contre l’immensité, les distances, et en atti-rant l’attention sur la communauté des espèces végétales,

16. J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyagede la corvette L’Astrolabe exécuté parordre du roi pendant les années 1826,1827, 1828 et 1829…, Paris, J. Tastu,1830-1833, t. II, p. 35.

17. L.-I. Duperrey, Voyage autour dumonde…, op. cit., p. 18. C’est nous quisoulignons.

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les auteurs s’accordent tacitement sur l’unité de «toutesles îles du Grand Océan », unité forgée par la ressem-blance, avouée ici d’ailleurs dans sa forme la plus dépré-ciative, la monotonie. Le thème est d’ailleurs fréquentdans les récits de voyage, où chaque île représente un butenfin atteint, mais aussi l’idée d’une même découverterecommencée. Dans l’océan Pacifique, les navigateursn’échappent pas à cette impression, plus vive même quepartout ailleurs puisqu’il n’y a que des îles à rencontrer.Mais c’est cela même qui semble forger la caractéristiquepremière de cette zone, traversée différemment mais avectoujours la même impression globale, et certes vague,d’un océan, «semé»18 d’îles.

Les récits de voyages impliquent certes une réécriture aposteriori, peut-être propice à la généralisation, mais lesjournaux de bord témoignent aussi de cette construction,alors que toute nouvelle île est identifiée par comparaisonavec les précédentes dans l’ordre du voyage. Parvenu àEiméo19, île voisine de Tahiti, Roquemaurel, officier àbord de l’Astrolabe, note dans son journal :

«L’île d’Eiméo est aussi belle, et plus accidentée que celle deTahiti [...]. Une large brèche qui existe dans le cratère d’uncôté forme une magnifique vallée dont l’aspect peut être com-paré à celui du hâvre de Noukouhiva [îles Marquises]. Icicomme à Tahiti, la nature étale jusqu’aux montagnes un richemanteau de verdure [...]20. »

Le procédé de description laisse percevoir le moded’appréhension de l’espace, référé à l’île de Tahiti, visitéequelques jours plus tôt par l’Astrolabe, et à l’une des îlesMarquises, où l’expédition a accosté quelques semainesauparavant. À quelques nuances près, ces comparaisonspermettent d’établir avant tout la ressemblance. C’est cequi frappe d’abord le voyageur, et qui contribue indubita-blement à l’idée d’une unité dans le Grand Océan.

Ce principe d’unité est tel, que lorsque des différencessont constatées entre deux archipels, elles ont tendance àêtre interprétées en termes d’anomalie :

«Les îles Marquises ne sont point entourées de récifs [...] etsous ce rapport, elles présentent un contraste remarquableavec les archipels si voisins des Pomotou et des îles de laSociété. Cependant, leurs rivages sont souvent entourés demasses arrondies de coraux, et bien qu’il n’existe pas de récifsproprement dits, les fonds sont encombrés de coraux sous-marins [...]. Il est probable que ces îles seront enveloppées plustard d’une côte de récifs21.»

Le terme de «contraste» dit bien combien la particu-larité se révèle d’abord sur une unité présupposée. Cette

18. Ce terme est très fréquemmentutilisé dans les descriptions de l’Océan.

19. Aujourd’hui Moorea.

20. Archives Nationale (par la suiteAN), série marine, 5/JJ/ 144, journal deRocquemaurel, 16 septembre 1838.C’est nous qui soulignons.

21. J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyageau pôle sud et dans l’Océanie sur lescorvettes L’Astrolabe et La Zélée,exécuté par ordre du roi dans les années1837, 1838, 1839 et 1840…, Paris,Gide, vol. Géologie, Minéralogie etGéographie physique, 1848-1854, t. II,chap. X, p. 42.

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dernière est considérée comme si évidente que la diffé-rence entre les deux archipels est donc appelée à s’annu-ler avec le temps. Sans discuter l’argumentation scienti-fique, on peut relever ici le mode de présentation duproblème, qui pose un contraste avec des îles « voi-sines », pour caractériser l’île, tout en réduisant immé-diatement cette différence. Tout se passe comme si l’onconsidérait, par principe, une ressemblance entre les îles,une identité morphologique nécessaire, dans le vague etsubjectif territoire du « voisinage ». L’explication sefonde, quoi qu’il en soit, sur cette idée. Par des projec-tions sur le long terme, le paysage s’uniformise, jusquedans sa constitution géologique.

Ainsi, la comparaison commence à grande échelle, engénéral en considérant un archipel, puis s’étale d’espacesen espaces. A. Lesson, dans la relation de voyage de laCoquille qu’il publie indépendamment de la relation offi-cielle, entame un paragraphe sur les Pomotou par desconsidérations sur les ressemblances observées au coursde la croisière: «Toutes les îles que nous longeâmes se res-semblent par leur aspect extérieur, toutes semblent être lerésultat de bandelettes d’un calcaire saxigène, reposantsur les contours des sommets des montagnes sous-marines[...]22. » Suivent quelques lignes sur les ressources végé-tales de ces îles, et leur peuplement, puis l’auteur conclut :«Toutes les îles basses de la mer du Sud, en effet, quelleque soit la petitesse de leur circonférence, deviennenthabitables et reçoivent des colons dès que le cocotier peutproduire23.» On passe donc rapidement d’observations àl’échelle de l’archipel à des constats généraux, à l’échellede la mer du Sud. Ce sont des vérités générales qui per-mettent dans ce contexte de comprendre le fonctionne-ment d’îles particulières, ici les Pomotou. Le voyageurcherche à mettre en lumière une unité dans l’océan Paci-fique et celle-ci passe par un constat sur les caractèrescommuns des îles basses, îles que l’on retrouve sur toutel’étendue considérée.

Une nature homogèneL’observation de la nature est l’une des clés de cette

homogénéité suggérée. On l’a vu dans le propos deA. Lesson et Garnot cité ci-dessus, qui énumèrent unnombre impressionnant de plantes communes à toutes lesîles du Grand Océan. J.-S.-C. Dumont d’Urville, s’intéres-sant à la flore des Marquises, note : « C’était bien lesmêmes espèces que j’étais habitué à voir dans toute

22. A. Lesson, Voyage médical autourdu monde exécuté par la corvette du roiLa Coquille…, suivi d’un Mémoire surles îles du Grand Océan, Paris, 1838, t. I,p. 229. C’est nous qui soulignons.

23. Ibid.

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l’Océanie24. » C’est là un lieu commun dans le discoursdes voyageurs, moins dans la description des plantescomestibles, plus spécialisée, que dans l’évocation d’unpaysage à la végétation luxuriante et prodigue. Ce pay-sage, les voyageurs en font un instrument de caractérisa-tion spatiale. Le terme «habitué» dit bien l’appropriationde ce paysage, devenant familier par la simple observa-tion de la répétition.

La géographie des plantes est de manière générale déter-minante dans toutes ces considérations. J.-S.-C. Dumontd’Urville, en 1830, tente ainsi d’expliquer des différences,minimes, par des étapes systématiques. Il parle depuis laNouvelle-Zélande:

«De nouveau, je fus frappé de la ressemblance qui existe, pourle ton général, entre la végétation de cette partie du monde etcelle de la Polynésie. D’un côté, on ne peut disconvenir que laNouvelle-Zélande reproduit plusieurs espèces de l’Australie,malgré les différences qu’offrent entre elles au premier coupd’œil les Flores de ces deux contrées. Cette double observationconduit naturellement à penser que la Nouvelle-Zélande, mal-gré sa haute latitude, présente un système de végétation inter-médiaire entre celle de la Polynésie et celle de la Nouvelle-Hollande, une sorte de transition de l’une à l’autre25.»

J.-S.-C. Dumont d’Urville témoigne d’une surpriserenouvelée dans ce constat, surprise qui montre bien quel’unité de l’océan Pacifique n’a rien d’évident a priori.L’auteur aurait tendance à relier, du fait de la proximitégéographique, la Nouvelle-Zélande à l’Australie, et uni-quement à elle. L’observation des plantes le conduitpourtant à changer d’échelle, à considérer dans un mêmeensemble toutes les îles depuis l’Australie jusqu’à la Poly-nésie, ensemble dans lequel lui apparaissent très claire-ment des ressemblances, des glissements, des migrations.

Liés aux plantes, il y a les sols, et les formations géolo-giques, qui sont des critères essentiels dans la caractérisa-tion des îles du Pacifique. L’Océanie insulaire se caracté-rise par deux formations principales, les îles hautes et lesîles basses. Ce couple forme un ensemble, dans lequel,nécessairement, toute île décrite doit s’intégrer. «L’île deMaita est le cratère d’un volcan éteint qui a surgi des bas-fonds de cette partie de l’océan pacifique, et sous ce rap-port, toutes les îles vraiment océaniennes partagent saconstitution géologique [...]. Les terres hautes sans excep-tion sont le résultat d’éruptions volcaniques26. » Ce quifait le caractère des îles « vraiment océaniennes », c’estdonc une origine commune. Il y a bien là affirmation

24. J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyageau pôle sud et dans l’Océanie sur lescorvettes L’Astrolabe et La Zélée…,op. cit., 1841-1846, t. III, p. 147.

25. J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyagede la corvette L’Astrolabe…, op. cit.,p. 58. C’est nous qui soulignons.

26. A. Lesson, Voyage médical autourdu monde…, op. cit., t. I, p. 235. C’estnous qui soulignons.

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d’une caractéristique identitaire. En insistant sur le carac-tère indiscutable de son constat, l’auteur lisse et parfaitson ensemble, qui ne souffre aucune aspérité, et qui peutdonc être pensé comme un tout. La preuve en est d’ordregéologique, donc scientifique, et se présente de faitcomme indiscutable.

De même, dans la vision d’un océan formé par la scis-sion d’un seul continent, que prouveraient les parallé-lismes formels établis entre les côtes américaines et lescôtes asiatiques27, existe l’idée que cet espace, creusé pourainsi dire dans une même croûte terrestre, ne forme qu’unensemble. Quand les voyageurs cherchent à comprendrela formation des îles océaniennes, ils présupposentpresque systématiquement une identité d’origine de struc-ture. Cette identité n’est jamais vraiment discutée, nid’ailleurs affirmée, mais elle témoigne de l’idée précon-çue d’un «ensemble océanien», dirions-nous pour ne pasprendre le risque de dépasser cette pensée. Ce quiimporte ici, c’est la volonté, consciente ou pas, d’harmoni-ser un espace discontinu et d’y établir une continuité,qu’elle soit de l’ordre de l’histoire géologique ou de celuide la géographie des plantes. D’ailleurs, même ceux quicontestent l’idée d’un ancien continent démembré à l’ori-gine des archipels océaniens peuvent en retenir l’image, siutile comme principe explicatif ou hypothèse de départdans tout discours sur l’océan Pacifique. C’est le cas parexemple du médecin de la campagne de l’Astrolabe et laZélée, qui, recherchant les centres de peuplement del’Océanie, rejette l’idée d’un continent autrefois émergé,mais note cependant : « Une grande étendue d’îles cou-vrant un vaste océan peut donc être considérée comme uncontinent développé de l’équateur au pôle, ou occupant,de l’Est à l’Ouest, une large bande de méridiens28. »L’océan Pacifique est ainsi pensé comme espace conti-nental ; par analogie avec les seuls espaces de dimensionsapparentes identifiés à la surface de la terre. Ce quiimporte dans ces démonstrations, c’est de considérer uneunité, comme hypothèse de travail, puis d’en trouver descaractéristiques. Il suffit ensuite de mettre en avant descaractères communs aux éléments de cet ensemble.

Très fréquemment, une unité supposée, mais non prou-vée, guide les remarques d’ordre général qui s’attachent àqualifier l’Océanie. C’est d’ailleurs plus souvent l’Océa-nie, comme ensemble d’îles, que l’Océan comme espaceliquide qui est en question, les caractères maritimes nefaisant l’objet d’aucune synthèse. Des caractéristiques

27. On a tendance à penser alors,d’après la simple observation du dessindes côtes, qu’elles s’encastrentparfaitement, et procèdent doncd’une séparation originelle.

28. J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyageau pôle Sud et dans l’Océanie…, op. cit.,vol. Zoologie, 1846-1854, t. I,«De l’homme dans ses rapports avec lacréation, par M. Hombron», pp. 49-385,p. 248.

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communes sont avancées pour décrire un espace, maisaucune généralisation globale ne prévaut. Pour de nom-breux voyageurs, l’espace parcouru est un espace enconstruction. Dans le champ géographique occidental,l’océan Pacifique semble en voie d’invention, plus que dedéfinition. Son appréhension est extensive, et c’estd’abord l’expérience des voyageurs qui semble détermi-nante dans la description d’un ensemble cohérent.

La construction par l’expérienceUne mer immense et fragmentaire

Dans la description de l’océan Pacifique, ce sont doncles îles qui retiennent l’attention, îles surgies n’importeoù, sans ordre et par hasard aux yeux de la plupart desnavigateurs. Les récits de voyages s’ordonnent autour desrelâches, alors que les passages consacrés aux grandes tra-versées, entre deux chapitres, se réduisent à quelqueslignes précisant la durée et les conditions météorolo-giques de passage entre deux archipels.

Mais si la mer est secondaire, elle ne peut cependantêtre évacuée des qualifications données à l’océan Paci-fique. Si elle ne semble pas intéresser directement lesvoyageurs (du moins dans leur discours, sur le principequ’il n’y a rien à en dire), elle apparaît malgré tout au pre-mier plan comme un passage obligé de la relation duvoyage. L’océan Pacifique est d’abord vécu lors d’une tra-versée. C’est un lieu de passage, plus qu’une destinationen soi, et chaque voyageur le décrit plus ou moins commeun obstacle, ou du moins comme un motif d’appréhen-sion. La mer est d’abord ce qui sépare des îles.

L’océan Pacifique est un espace maritime immense,certes, mais surtout dangereux. C.-P.-T. Laplace, dontl’Artémise a échoué à Tahiti, est particulièrement prévenucontre cette mer. Il la présente lui aussi comme un espacede passage. Depuis la Tasmanie, il écrit : «Alors s’ouvritdevant nous cette mer presque sans bornes et que nousdevions parcourir d’une extrémité à l’autre, cet immenseocéan Pacifique, avec ces archipels entourés de milliersd’écueils29. » On notera que l’Océan n’a pas de bornes,mais quand même des extrémités. C’est bien là l’expres-sion d’un espace mal circonscrit, cependant connu dansune de ses longueurs, celle de la traversée entre l’Asie etles côtes américaines. Le terme d’immensité revient demanière récurrente dans les passages consacrés à l’Océan.C’est sa caractéristique principale, et presque unique.

29. C.-P.-T. Laplace, Campagne decircumnavigation de la frégateL’Artémise pendant les années 1837,1838, 1839 et 1840…, Paris, A. Bertrand,1841-1854, t. V, p. 190.

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À partir de ces considérations, le marin, comme s’ilétait perdu, a rapidement fait d’accuser cette mer de tousles dangers. Un espace mal maîtrisé est naturellementdangereux. L’autre topos, qui accompagne celui del’immensité, est relatif aux risques de la traversée. Tousles navigateurs parlent des cartes imparfaites et fausses, etde la navigation difficile dans ces mers. Le naufrage, avecses célèbres antécédents, guette le navigateur « sur lesrécifs toujours grondants qui défendent ces terres basseset isolées contre la fureur de la houle de l’Océan30 ».L’obstacle se précise par les récifs qui, plus que les dis-tances encore, éloignent des buts poursuivis, les îles.

L’immensité apparaît décidément comme le critèreultime de la définition de cet océan. Jean-BaptisteMarcellin Bory de Saint-Vincent se refuse à l’appelerGrand Océan, du moins pour sa partie orientale, en rai-son de la multiplicité d’écueils et donc de la surface res-treinte disponible pour la navigation. La caractéristique«grand» lui semble inappropriée à qualifier un espace quiest au contraire, selon lui, largement interrompu par desîles. Mais ce n’est là qu’un point de vue bien raisonné, quirésulte de l’observation de la carte plutôt que du voyage.À cela résistera longtemps le bon sens, et surtout l’expé-rience directe des voyageurs, qui conduisent à nommerl’océan Pacifique d’abord par l’impression qu’il donne àceux qui le traversent, celle d’un «grand Océan»31.

C’est d’ailleurs cette expérience même qui donne sensà l’unité océanienne. Certains textes rendent bien comptede cette construction empirique. C’est par les voyages,justement, que se construit l’océan Pacifique. Dans lesrécits d’explorations terrestres, l’espace s’agrandit sou-vent au fur et à mesure des avancées des explorateurs. Il ya comme un front pionnier que l’expérience fait reculer,dans une dynamique adaptée à l’idée occidentale de la«découverte» du monde. Le processus est similaire dansla représentation de l’océan Pacifique.

Dans le rappel des grandes expéditions en guised’introduction au voyage de La Bonite, le rédacteur énu-mère les dernières circumnavigations et leurs résultats, siriches, pour terminer sur la mission de J.-S.-C. Dumontd’Urville en 1826-1829, et notamment ses travaux hydro-graphiques «dont l’océan pacifique fut le théâtre, et quiont fait de la Polynésie une des grandes divisions géogra-phiques du monde32 ». Tout se passe comme si c’étaientles travaux hydrographiques, et plus largement les obser-vations diverses qui faisaient, qui inventaient la Polynésie.

30. Ibid., p. 420

31. Dénomination utilisée d’ailleurs,jusqu’au XVIIe siècle, pour désignerl’océan Atlantique.

32. A.-N. Vaillant, Voyage autour dumonde exécuté pendant les années 1836et 1837 sur la corvette La Bonite…,Paris, A. Bertrand, 1845-1852,chap. I. C’est nous qui soulignons.

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La vision exprime un point de vue étroitement européen,et évidemment fortement teinté d’impérialisme. Mais au-delà, la formulation montre la volonté de faire quelquechose des observations dispersées, de leur donner sens, neserait-ce qu’en les rattachant à une grande œuvre géogra-phique, celle du découpage du monde. J.-S.-C. Dumontd’Urville, dans la relation de voyage évoquée, ne ditd’ailleurs pas autre chose. Cédant lui aussi à l’exercicepresque obligatoire qui consiste à rappeler les voyagesprécédents, en leur rendant hommage, il conclut : «C’estainsi que l’Océan-Pacifique se peuple successivement desîles suivantes, que j’ai réunies sous la forme d’untableau33.» L’idée est la même, que l’océan Pacifique neprend existence que par la découverte et la reconnais-sance des voyageurs, que c’est dans l’expérience duvoyage même que l’espace se construit. C’est dans lasomme des îles reconnues, dans l’accumulation que sedessine un ensemble. Pour ces voyageurs du XIXe sièclequi n’espèrent plus de découvertes importantes, il reste àfaire, c’est-à-dire à dessiner, à représenter exactement unespace dont le nom est encore vide de sens, ou trompeur.Les reconnaissances doivent permettre d’établir des divi-sions géographiques, de tracer des limites sur une carte,de nommer des archipels. C’est en ce sens que seconstruit un espace, mieux délimité, mieux nommé, etdont la représentation globale devient possible.

La description de l’océan Pacifique passe généralementpar le rappel des expériences précédentes. C’est unmoyen unique d’appréhender un espace dessiné en poin-tillé, dans lequel rien d’autre ne permet d’homogénéisa-tion globale. La référence constante aux voyages précé-dents joue un rôle de construction, permet d’établir unematrice, que l’accumulation des données contribue à ren-forcer. Si les voyageurs se réfèrent ainsi à leurs prédéces-seurs, c’est, entre autres raisons, pour donner cohérence àleurs observations fragmentaires, inscrites ainsi immédia-tement dans un espace continu.

D’ailleurs, même ceux qui n’ont pas d’expériencepropre à ajouter peuvent se plier au jeu, dans un souci decontinuité du récit qui va au-delà du récit de l’expérience,et qui traduit l’importance de la description d’un espaceplein, jalonné par ses îles. C.-P.-T. Laplace, sur la Favo-rite, ne fait aucune escale entre la Nouvelle-Zélande et lescôtes sud-américaines. Il consacre pourtant dans sa rela-tion de voyage un chapitre à la « Traversée du grandOcéan», dans lequel il décrit une à une les îles les plus

33. J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyagede la corvette L’Astrolabe…, op. cit.,p. XX.

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célèbres, et disserte sur les ravages du temps dans laTahiti de L.-A. de Bougainville. Il dresse à son tour unvéritable tableau, selon le terme qu’il emploie lui-même,de la Polynésie, pour finalement préciser : « Toutes cesterres étaient beaucoup trop loin de notre route pourqu’il nous fût permis de les visiter34.» La description n’estpas le fruit d’observations, ou d’expériences personnelles,mais d’habitudes de lectures inhérentes à la pratique duvoyage. Il semble inconcevable d’écrire un tour du mondesans s’arrêter sur cette Polynésie. Cette région du mondereprésente aussi un passage obligé dans la littérature devoyage, et c’est là qu’apparaît le Pacifique, commeensemble indispensable à la relation d’un tour du monde.

L’océan Pacifique se détermine ainsi par le discoursque les voyageurs portent sur lui. En s’inscrivant dans uneexpérience recommencée de voyages, dans une sériecontinue, on brise l’impression fragmentaire qui dominechaque mission. Il convient donc de rappeler les précé-dents, mais aussi d’inscrire son propre voyage dans unesérie qu’il ne clôt pas, puisque l’Océan n’est pas encore«complet». Hyacinthe de Bougainville35, en envisageantla possibilité d’une carte générale de l’océan Pacifique, en1837, rappelle bien que le travail n’est pas achevé, mêmes’il doit l’être très bientôt. Ce qui importe, c’est d’avoirquadrillé intégralement tout l’espace de l’Océan: «Il n’yaura bientôt plus dans ces mers de parages qui n’aient ététraversés36.» Le terme de «parage» est naturellement unpeu flou. Il s’applique ici tout particulièrement à desenvirons maritimes, des espaces non bornés, sur unensemble non quadrillé. Quoi qu’il en soit, pour que lacarte, symbole d’une connaissance achevée, soit possible,il faut une expérience totale du parcours de l’espace.H. de Bougainville, dans cet objectif, suggère d’avoirrecours aux matériaux les plus divers, c’est-à-dire auxinformations des navires étrangers et surtout des bâti-ments de commerce, alors les plus nombreux à sillonnerl’Océan. C’est sur cette expérience extensive, et unique-ment sur elle, que se fonde la légitimité à représenterl’océan Pacifique.

Dans cette représentation de l’Océan, liée à l’expé-rience physique qu’en ont les voyageurs, se dessine ainsiune région qui est d’abord un terrain d’expérience, unesorte de laboratoire dans lequel les voyageurs poursui-vent, d’un voyage à l’autre, les observations entreprises,dans des conditions similaires, et dans lequel donc seconstitue un savoir. Les titres des ouvrages qui racontent

34. C.-P.-T. Laplace, Campagne decircumnavigation…, op. cit., t. IV, p. 57.

35. Le fils du célèbre navigateur, lui-même circumnavigateur.

36. H. de Bougainville, Journal de lanavigation autour du globe de la frégateLa Thétis, Paris, A. Bertrand, 1837,p. 553.

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ces expériences, et qui s’appellent presque tous Voyageautour du monde…, renvoient d’ailleurs un écho de cetterépétition particulière : c’est à la fois le même voyage etun voyage singulier qu’accomplissent les voyageurs. Etc’est dans la singularité sur le même terrain et dans lacontinuité que s’élabore une connaissance du Pacifique.Chaque voyage contribue ainsi à renforcer l’unité del’océan Pacifique dans les esprits, unité qui tient aussi aufait que les observations et les collectes sont inscrites dansune continuité, dans un même ensemble de savoirs liés àl’exploration de cette zone.

Cette représentation de l’océan Pacifique, à l’aube desannées 1840, est le fruit d’une expérience de voyages lar-gement médiatisée, dans laquelle la pratique scientifiquedes voyageurs est un objet central. Celle-ci contribue àl’élaboration d’une géographie du Pacifique. Cetteconnaissance est diffusée, et relativement accessiblegrâce aux comptes rendus multiples que font les journauxet les revues de ces relations de voyages. Elle est précisé-ment évoquée et citée au moment où la France prendpossession d’îles dans le Pacifique, moment qui, chrono-logiquement, suit très exactement cette série de circum-navigations. La question est alors de savoir quel estl’usage de cette représentation géographique de l’océanPacifique, et dans quelle mesure elle peut apparaîtrecomme cohérente, ou non, avec les agissements poli-tiques et militaires de la France dans cette région dumonde, dans les années qui suivent immédiatement cesgrands tours du monde à la voile.

De l’espace insulaire au territoire polynésienEn 1842, Abel Aubert Dupetit-Thouars, qui a lui-

même mené une campagne de circumnavigationentre 1836 et 1839, prend possession au nom de la Francedes îles Marquises, puis de Tahiti. La nouvelle, qui est enpartie une surprise, provoque des remous en France. Lesdéputés s’affrontent sur ce thème, les articles se multi-plient dans les revues, et plusieurs ouvrages entièrementconsacrés aux nouvelles colonies sont publiés entre 1843et 1845.

Ainsi, c’est au moment de la colonisation française desîles que se fige une certaine manière de voir l’espace del’océan Pacifique. Le débat autour de la pertinence duchoix des îles océaniennes conduit à des prises de positionqui mettent en avant des considérations géographiques. Ledébat est ouvert à la Chambre des députés dès réception

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de la nouvelle, en mars 1843. Il se poursuit durant plu-sieurs mois, et trouve un large écho dans les journaux etles revues. L’Océanie tombe alors pour ainsi dire soudai-nement dans le domaine public, sans que ceux qui pren-nent part au débat ne puissent connaître cette partie dumonde de source directe. Aussi, les argumentaires straté-giques, économiques et politiques reposent en grandepartie sur ce que l’on veut bien alors retenir de la géogra-phie des voyageurs. L’expérience des navigateurs est lasource d’un discours sur les îles qui est aussi varié qu’il y ade positions différentes. Le débat ne porte pas alors sur lalégitimité de la colonisation, mais sur le choix particulierde ces îles plutôt que d’autres. Les opposants à l’entre-prise coloniale soulignent l’isolement, l’éloignement et lavanité de ces territoires. La vacuité des territoires dont apris possession la France est mise en valeur par les littéra-teurs :

«La Polynésie ou l’Océanie orientale est de toutes les grandesdivisions du globe celle qui offre la plus petite superficie enterre, malgré l’espace énorme sur lequel sont disséminées cesinnombrables îles37.»

Ce type de raisonnement vise en général à montrer quecette étroitesse territoriale est le support d’une faiblepopulation, de vallées étroites et de productions réduites,autant d’éléments qui vont contre l’idée de la grandeurd’une civilisation, selon les critères occidentaux. À cettepetitesse essentielle s’ajoute l’argument de l’isolement, luiaussi repris à l’envi par les opposants à la politique colo-niale de la France:

« Cette idée d’entrepôt tombe devant un simple fait géogra-phique: c’est que ces îles sont à 1600 lieues de la côte occiden-tale de l’Amérique, elles deviendront inutiles dans le cas mêmeoù l’on parviendrait à percer le canal de Panama […]38 .»

L’isolement est ici présenté comme un « fait géogra-phique», c’est-à-dire comme un fait indiscutable. L’idéeest surtout celle de l’éloignement, de distances incompres-sibles, quelles que soient les routes utilisées. Les îles sontdécidément trop loin.

Pour répondre à ces objections, le discours officiel des-sine un espace océanique adapté aux besoins de la coloni-sation. Il chante les louanges de la luxuriance des îles tro-picales et d’une nature parfaitement adaptable auxbesoins européens. Mais surtout, pour ce qui nous inté-resse ici, ce discours fait des colonies un nouveau centredu monde, tant au sens géométrique que métaphorique

37. Henri Lutteroth, O-Taiti, histoireet enquête, Paris, Paulin, 1843, 312 p.

38. Chambre des députés, séancedu 9 juin 1843, intervention deM. Boissy d’Anglas.

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du terme. L’ingénieur-hydrographe de l’expédition deJ.-S.-C. Dumont d’Urville, prêtant sa plume à la cause dela défense des colonies, n’hésite pas à affirmer «l’archipeldes îles Taiti occupe une position centrale dans l’océanPacifique39 ». Et il bâtit une argumentation reposant surl’articulation entre centre et périphérie, à la manière d’unstratège moderne, au profit d’une géométrie parfaite, ettotalement abstraite :

« Si sur un point intérieur de la grande île de Taiti on plaçaitla pointe d’un compas, avec une ouverture de mille à quinzecents lieues marines, la circonférence décrite atteindraitpresque tous les établissements importants des continentsvoisins40. »

L’idée de centralité permet de mettre en avant l’unitéde l’ensemble. Considérant les distances dans l’océanPacifique, il note : « Avec les îles Nouka-Hiva, senti-nelles avancées dans le Nord, et les attolons innom-brables des Pomotou, l’archipel Taiti constitue une divi-sion naturelle de la carte de l’Océanie41. » Le terme desentinelle rappelle la dimension militaire de ces considé-rations stratégiques. Mais c’est surtout l’identificationd’une « division naturelle » de l’Océanie qui marque iciune étape dans la représentation de la Polynésie. Cettedivision, c’est moins une région qualifiée par tel ou telcaractère qu’un tracé sur une carte, comme le soulignede fait l’auteur. Mais il n’en reste pas moins que, sansqu’elle soit démontrée, une nature commune est ici attri-buée aux archipels polynésiens.

Parallèlement, dans la réfutation de l’idée de l’épar-pillement, la mise en valeur de l’unité régionale se veutefficace. En passant de la représentation d’un espace enpointillé à un espace homogène, les défenseurs du projetcolonial cherchent à donner cohérence à ce qui a étéfait. Un exemple assez anecdotique, mais révélateur,illustre cette lutte constante contre l’idée d’éparpille-ment, contre cette insularité polynésienne dans laquelleles distances effraient. En 1843, dans une des ses livrai-sons hebdomadaires, le Magasin Pittoresque consacrequelques pages à la description des Marquises dont onvient d’apprendre la prise de possession. Les articles decette revue grand public sont illustrés. On trouve avec cetexte sur les Marquises des vues de baies, des portraitsdu roi Iotété et de sa femme, et une bien étrange cartede l’archipel, où les îles, figurées en relief, apparaissentcomme compactées, resserrées. Une parenthèse livre laclé de cette projection un peu spéciale : «On a réduit de

39. Clément-Adrien Vincendon-Dumoulin et Louis Desgraz, Îles Taiti,Paris, 1844, p. 124.

40. Ibid.

41. Ibid.

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moitié, dans cette carte, l’espace de mer qui sépare lesîles ; en d’autres termes, on a doublé la dimension desterres42. » Pour faire tenir la possession dans le format dela revue, il faut rétracter l’Océan. Il faut surtout éviterde donner l’idée d’une possession française qui ne seraitque de l’eau.

42. Magasin Pittoresque, 1843,livraison 5, p. 36. Voir la carte ci-dessus.

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Carte des Îles Marquises, parue dans le Magasin Pittoresque, 1843, livraison 5.Cliché BNF.

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L’argumentation contre la prise de possession est tou-jours celle de l’éloignement et de la dissémination desîles. Les parties « pittoresques » des récits de voyages,celles qui sont destinées au grand public et où la naviga-tion est racontée au jour le jour, trouvent ici leur écho.Les nouvelles colonies françaises sont loin de former dansles esprits un territoire continu.

La simple observation de la carte laisse les députésassez sceptiques sur l’unité de la région, assez difficile àimaginer du seul point de vue de cette représentation. Lesmarins, eux, soulignent plus volontiers, semble-t-il, lacohérence d’un ensemble qu’ils considèrent volontierscomme un tout. La position de l’ingénieur-hydrographeClément-Adrien Vincendon-Dumoulin, ancien circumna-vigateur et fervent défenseur de la colonisation, qui insistesur l’interdépendance des îles, est à cet égard révélatriced’une conception largement partagée par les officiers demarine. Dans une lettre au directeur des Colonies, qu’ilinforme sur son projet d’ouvrage sur les Marquises, ilécrit : « La possession de Taiti entraîne nécessairementcelle des Pomotou et des Marquises43.» L’argument prin-cipal de cette affirmation repose sur des conjectures.L’auteur envisage le développement du cabotage entre cesarchipels, qui ne doivent donc faire qu’une possession, «enimitant en tous points le protectorat hollandais». La réfé-rence aux colonies hollandaises des Moluques vise à don-ner l’idée d’un ensemble cohérent, tant du point de vuemilitaire que commercial. C.-A. Vincendon-Dumoulin,sans nier les «distances immenses» qui séparent ces archi-pels, trouve les arguments qui doivent permettre d’en don-ner une vision unifiée.

Surtout, l’identification de figures géométriques, telleune modélisation, est aussi une réponse au sentimentd’immensité que provoque l’océan Pacifique. Elles’exprime clairement dans le propos des voyageurs au len-demain de la colonisation. L’idée d’un triangle englobantles possessions françaises permet de donner cohérence audiscours en faveur de la colonisation. A. A. Dupetit-Thouars justifie ainsi le protectorat sur Tahiti :

«Cette possession complète notre établissement des Marquiseset nous livre toute la pêche des perles de l’Océanie, ou dumoins, la principale, celle des îles de l’archipel dangereux quisont entièrement comprises dans le triangle formé par legroupe des Marquises au nord, par Taiti à l’ouest, et par les îlesGambier à l’est. Ces dernières sont aujourd’hui entièrementcivilisées, et on y professe uniquement la foi catholique, ellessont aussi françaises de cœur44.»

43. AN, S.O.M, SG Océanie, carton 2,A16, lettre de Vincendon au directeurdes Colonies, s.d. [1843].

44. AN, série marine, BB/4/620, lettrede Dupetit-Thouars, n° 63, 12 juillet1843. C’est nous qui soulignons.

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Impérialisme et géographie sont mêlés ici pour formerune image harmonieuse des possessions françaises, pos-sessions dont on met en avant l’unicité. C’est le triangle leplus intéressant de l’Océanie qui apparaît dans cette pré-sentation, visant à rendre l’évidence de la continuité spa-tiale entre ces îles.

A. A. Dupetit-Thouars considère aussi les chosesdepuis le terrain, et relie systématiquement les Marquiseset Tahiti dans un seul espace, ce que les hommes poli-tiques en charge du dossier refusent pourtant d’acceptercomme une évidence. Albin Roussin annonce ainsi àFrançois Pierre Guillaume Guizot les arguments avancéspar A. A. Dupetit-Thouars, et disant qu’il se fonde,notamment,

«sur cette considération que ces deux groupes d’îles qui sont à260 lieues de distance l’un de l’autre (c’est-à-dire à la distancede Paris à Toulon), ne sont pourtant qu’un seul point consi-déré dans l’immensité des mers qui les environnent, de sorteque les possessions d’un de ces groupes entraînent presquenécessairement la possession de l’autre, sous peine d’encourirles inconvénients d’un voisinage hostile45 ».

Le Directeur des Colonies, Galos, témoigne d’une mêmevision lorsqu’il note: «Les îles Gambier ou les Pomotou oul’archipel dangereux forment avec les Marquises et les îlesde la Société un triangle où notre pouvoir doit régner sanscontestation46.» Le terme de triangle montre la volonté deconsidérer l’ensemble de manière géométrique et finie,uniforme. L’éparpillement est contesté avec force dans lediscours officiel. Ce même triangle apparaît dans le textede C.-A. Vincendon-Dumoulin: «Les îles Marquises, lesîles Gambier et celle de la Société forment un vaste tri-angle, dont les côtés enveloppent dans son intérieur unnombre immense de petites îles basses et boisées, pour laplupart habitées47. » La géographie schématique de C.-A. Vincendon-Dumoulin s’exprime ici très clairement.Tahiti est le centre d’un cercle à la circonférence venantbaigner les bordures continentales de l’Océan. Dans cecercle s’inscrit un triangle, symbole de ce que doit être lapuissance française48.

* **

Pour ou contre les possessions françaises d’Océanie,l’espace dans toutes ses dimensions est au centre du débatsur la colonisation des îles polynésiennes. Ces visionss’opposent et se répondent dans une géographie malléable,

45. AN, AP Guizot, copie d’unedépêche de Roussin à Guizot,18 mars 1843.

46. AN, AP Guizot, note du directeurdes Colonies au ministre de la Marine,s.d. [1844]. C’est nous qui soulignons.

47. C.-A. Vincendon-Dumoulin etL. Desgraz, Îles Taiti, op. cit., p. 5.C’est nous qui soulignons.

48. Une longue histoire commence alorspour l’image du triangle polynésien,image dont les géographiescontemporaines ne se sont pas toujoursdéparties.

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et sujette à diverses interprétations. L’île se prête particu-lièrement au débat ; elle peut être à la fois, dans le dis-cours, un espace de protection et d’isolement, un lieuouvert à toutes les influences ou une terre en retrait dumonde. L’espace même du Pacifique, tel qu’il est vualors, comme un vide avec des points, permet tous lestracés les plus efficaces. Ainsi, à partir de trois archipels,les Marquises, les îles de la Sociétés et les Gambier, sedessine comme naturellement un triangle, figure géomé-trique élémentaire et par-là même rassurante: les posses-sions françaises sont cohérentes, logiques, unies,puisqu’elles forment un même ensemble.

Pour les débatteurs, les voyageurs sont des références,mais c’est alors la notion même de référence qu’il fautinterroger. Les officiers de marine s’appuient sur unsavoir empirique; ils n’ont pas navigué dans un triangle etl’espace parcouru lors des circumnavigations n’est pas tri-angulaire. Les voyageurs ont sillonné, relevé des posi-tions, observé avec attention des îles, dressé des typolo-gies en fonction des richesses présumées des archipels,mais toujours en s’en tenant à ce que Louis-Claude deFreycinet appelle alors une «géographie de détail» l’œilrivé sur la sonde dans une baie, ou la main levée prête àrelever le profil d’une côte sous voile. À partir de 1842, dufait de l’emprise coloniale, l’océan Pacifique est le sujetd’une représentation liée à la conquête. Une géographies’élabore alors, dans un lien constant avec les récits desvoyageurs, au moins nominal, mais selon des degrés dedépendance qui semblent varier à chaque cas. Le passagede l’expérience du terrain au savoir géographique est icien jeu. L’expérience des navigateurs apporte une légiti-mité de détail. Le souvenir des mesures, des observationset des collectes offre en lui-même une garantie au dis-cours sur les espaces conquis. Le constat n’est pas surpre-nant : le long travail d’observation du terrain, médiatisépar le fait colonial, rend possible une vision géostraté-gique tranchée et impérieuse.

Cependant, les récits de voyages et les archives desvoyageurs signalent une démarche géographique quiexiste aussi indépendamment des ambitions coloniales.Deux types de savoirs se superposent, sans pourtant quele discours politique annule une posture scientifiquepropre à l’élaboration d’un savoir sur l’espace. Par leursinterrogations, leurs hypothèses et par leur empirismemême, les officiers de marine dans le Pacifique se fontgéographes. Ils contribuent à donner forme et structure à

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une région mal connue. La figure simplifiée et caricatu-rale du «triangle polynésien» en est une émanation. Enrendant possibles des considérations à l’échelle régionale,les voyageurs du XIXe siècle ouvrent l’espace du Pacifiqueà des découpages et des modélisations externes. Leursavoir rend donc concevables des géographies multiples,et c’est ici que le travail d’inventaire prend toutes sesdimensions. Celui-ci n’est certainement pas neutre, etassurément malléable. Ainsi la géographie des voyageurssert-elle, entre autres, une géographie coloniale. Mais iln’y a pas de lien nécessaire dans cet enchaînement, et riendans le travail d’observation et d’inventaire des formesfait par les voyageurs ne détermine absolument ce type deschématisation géographique. Dans cette mesure, lesdécalages entre la pratique quotidienne de la science etson usage méritent d’être soulignés, tant ils renseignentsur les interdépendances entre savoirs et pouvoirs, maisaussi sur certaines solutions de continuité, dont témoi-gnent des choix coloniaux en inadéquation avec la géo-graphie des voyageurs. Il apparaît donc aussi possible delire dans cette pratique des voyages de la première moitiédu XIXe siècle une tentative de compréhension del’espace, une manière de penser le territoire qui consti-tuent, in fine, un savoir géographique propre.

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