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SOUFFRANCE AU TRAVAIL : CE QUI A CHANGÉ Pierre-Henri d?Argenson Gallimard | Le Débat 2010/4 - n° 161 pages 105 à 115 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-2010-4-page-105.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- d?Argenson Pierre-Henri, « Souffrance au travail : ce qui a changé », Le Débat, 2010/4 n° 161, p. 105-115. DOI : 10.3917/deba.161.0105 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_nacionallanus - - 190.220.150.130 - 28/06/2012 19h40. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_nacionallanus - - 190.220.150.130 - 28/06/2012 19h40. © Gallimard

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SOUFFRANCE AU TRAVAIL : CE QUI A CHANGÉ Pierre-Henri d?Argenson Gallimard | Le Débat 2010/4 - n° 161pages 105 à 115

ISSN 0246-2346

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-debat-2010-4-page-105.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------d?Argenson Pierre-Henri, « Souffrance au travail : ce qui a changé »,

Le Débat, 2010/4 n° 161, p. 105-115. DOI : 10.3917/deba.161.0105

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Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.

© Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Pierre-Henri d’Argenson est haut fonctionnaire. Il est l’auteur de Réformer l’ENA, réformer l’élite. Pour une véritable école des meilleurs (L’Harmattan, 2008).

Pierre-Henri d’Argenson

Souffrance au travail:

ce qui a changé

Le débat sur la souffrance au travail et, plus généralement, sur le mal-être en milieu profes-sionnel a visiblement plongé les pouvoirs publics dans un certain embarras. Il semble que l’on n’arrive pas à cerner ce phénomène dans sa globalité et, surtout, à déterminer ce qu’il a de neuf et de spécifique par rapport à des périodes antérieures. Comment distinguer, en effet, ce qui relève d’une pénibilité consubstantielle au travail, millénaire et même biblique, regrettable mais inévitable, d’un environnement qui prend à un moment donné une dimension anorma-lement hostile, de nature, dans certains cas extrêmes, à conduire à la dépression, voire au suicide? Les nouvelles générations de travailleurs sont-elles, comme il a été parfois suggéré, plus sensibles et plus douillettes que les précédentes, qui ont le sentiment d’avoir connu des temps autrement plus difficiles? Mais alors, comment expliquer que la sensation de mal-être touche toutes les catégories professionnelles, fonction-naires et salariés du privé, précaires et «protégés»,

jeunes et moins jeunes? Bien sûr, tout le monde n’est pas concerné au même degré, et il existe des types de métiers beaucoup moins exposés que d’autres à ce que l’on nomme aujourd’hui les «risques psycho-sociaux», principalement le stress, l’anxiété ou la dépression.

La profusion d’ouvrages récents, écrits notam- ment par de jeunes diplômés 1, dénonçant pêle-mêle la violence morale des relations profes- sionnelles, la perte de sens des tâches effectuées, la déshumanisation du modèle productiviste, montre cependant que ce débat, trop facilement réduit à la question du «stress», recouvre en réalité une interrogation profonde, émanant des forces vives de la nation, sur notre modèle de société et son rapport au monde, qu’il n’est pas possible d’évacuer par les traitements habituels de l’État-providence. Il s’agit donc d’essayer de

1. Voir notamment Alexandre Des Isnards et Thomas Zuber, L’open-space m’a tuer, Lgf, 2009 (2e éd.), et Teodor Limann, Morts de peur: la vie de bureau, Les Empêcheurs de penser en rond, 2007.

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cardio-vasculaires et le cancer colorectal, aux -quels il faut ajouter la montée en puissance des troubles dit «musculo-squelettiques 3», qui ne tou chent pas seulement les travailleurs «manuels», toutefois les premiers concernés. L’injonction des pouvoirs publics de pratiquer une activité physique de trente minutes par jour est peu compatible avec la culture en vigueur au sein du monde du travail, qui rejette ce type d’activité dans la sphère du loisir, du luxe, du superflu, et stigmatise généralement la pratique du sport comme de tout autre hobby pendant les heures de bureau comme un manque de motivation, un signe de dilettantisme, voire de paresse et d’im-productivité, en particulier pour les cadres. La sédentarité au travail risque pourtant de devenir à terme une question de santé publique à grande échelle, que nous ne commencerons vraisembla-blement à traiter que lorsque les dégâts seront déjà importants. Un autre exemple est celui de la sieste, pratiquée en cachette par de nombreux français faute d’être admise socialement, alors qu’elle est reconnue comme contribuant non seulement à une meilleure productivité, mais également à la diminution du stress et des mala- dies cardio-vasculaires. Comment s’étonner du mal-être ou de la souffrance engendrés par des vies professionnelles confinées dans un espace

comprendre ce qui, dans les conditions actuelles de travail de la majorité des salariés, représente quelque chose de radicalement nouveau, inconnu des générations précédentes, et susceptible, si l’on n’y prend pas garde, de conduire au rejet de notre système économique et social.

La nouvelle vie du salarié

Le salarié moyen est aujourd’hui un homme de bureau, qui travaille l’essentiel de son temps assis devant un ordinateur. faut-il s’en réjouir? On pourrait en effet considérer que les condi-tions de travail se sont nettement améliorées au cours du siècle dernier, si l’on retient comme critère la diminution de la pénibilité physique de la plupart des métiers. Pourtant, cela pourra surprendre, mais il faut reconnaître que la vie de bureau, telle qu’elle est pratiquée à grande échelle aujourd’hui, peut dans certaines condi-tions devenir oppressive pour la santé physique et mentale des salariés, bien que ces derniers n’en aient pas toujours conscience. La tertiari-sation de l’économie et l’irruption massive des nouvelles technologies ont en effet donné nais-sance à un type nouveau de travailleur: l’homo computerus, qui passe la majeure partie de sa journée sur un siège, les yeux rivés sur un écran 2, le dos courbé, et n’exerçant plus qu’une activité physique minimale. À long terme, nous n’avons absolument aucune idée des pathologies que développeront les générations qui auront passé plus de quarante années de vie professionnelle dans cette posture, même si les premiers effets sont déjà à l’œuvre: la sédentarité, une alimen-tation surchargée et l’absence d’exercice sont généralement associées aux deux premières causes de mortalité en france, à savoir les maladies

2. Une étude récente révèle une très forte progression de la myopie aux États-Unis, le taux de myopes passant d’environ 25 % de la population américaine au début des années 1970 à presque 42 % au début des années 2000 (source: Archives of Ophtalmology, vol. 127, n° 12, décembre 2009). L’augmentation du temps passé devant les écrans pourrait jouer un rôle important dans cette évolution que l’on retrouve un peu partout dans le monde, et devenir préoccupante à long terme. En france, on estime que 39 % de la population souffrent de myopie (estimation fondée sur les chiffres du Syndicat national des ophtalmologistes de france).

3. En france, les troubles musculo-squelettiques sont la première cause de reconnaissance de maladie profession-nelle pour les 40-60 ans, en progression continue depuis plus de dix ans.

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quences physiques et psychiques peuvent être observées dans des lieux et à des échelons où l’on ne les attendait pas auparavant. Il ne s’agit en aucun cas de «plaindre» les salariés menant une «vie de bureau» et de placer sur un pied d’égalité les risques qu’ils encourent avec ceux qui existent au sein de métiers autrement plus dangereux ou pénibles, mais de refuser l’idée que cette vie professionnelle sédentaire sur écran serait le stade ultime et indépassable du progrès en matière de condition du travail. Au regard du spectacle quotidien qu’offrent notamment en Île-de-france ces milliers de salariés qui s’en-gouffrent chaque matin dans des tours de verre pour y passer la journée assis et voûtés à pianoter sur des claviers, et en ressortir le soir le regard terne et hagard, compressés dans des trains, métros et autres périphériques congestionnés et pollués, la question mérite à tout le moins d’être posée.

Changements ou dérives du travail?

Ce qui a empêché de percevoir jusque-là tous ces phénomènes 5, c’est d’abord le spectre du chômage de masse, qui a concentré en lui seul toutes les inquiétudes et fait passer au

clos, sans aucune possibilité d’extériorisation des tensions et des besoins naturels de dépense physique ou de repos du corps humain?

La vie de bureau à grande échelle résulte du passage d’une économie industrielle à une éco -nomie tertiaire, où la majorité des salariés trai te de l’information. Mais cela ne signifie pas que le travailleur moderne se sente moins aliéné à sa tâche, même si sa situation n’est pas comparable à celle de son ancêtre ouvrier de la révolution industrielle. L’hyperspécialisation et le taylo-risme industriels se sont tout simplement déplacés dans le secteur tertiaire, chacun ne trai- tant qu’un tout petit maillon d’une chaîne d’in-formations dont il est de surcroît dépossédé tant par l’outil informatique que par sa position alvéo-laire au sein d’immenses organisations. La plu part des salariés sont des gestionnaires de ressources immatérielles qui ne portent pas leur nom, qu’ils ne peuvent montrer à leurs enfants et auxquelles ils contribuent avec beaucoup d’autres dans l’anonymat. Cela rend d’autant plus dif ficile la constitution d’une identité de métier, source de cohésion, souvent confisquée par des technologies de l’information omnipré-sentes qui dépouillent encore plus sûrement l’individu de son œuvre que la machine-outil des usines d’antan.

Bien sûr, le stress et la souffrance au travail touchent toutes les catégories de travailleurs et pas seulement les salariés travaillant sur écran, mais la nouveauté réside dans l’effacement de la distinction classique entre employés de bureau relativement épargnés, cadres sous tension «psy -chique», mais sans conséquence «physique», et ouvriers-techniciens soumis à une pénibilité phy - sique, mais moins «stressés» au sens psycholo-gique du terme 4. Désormais, non seulement le stress et le mal-être semblent avoir envahi toutes les catégories professionnelles, mais leurs consé-

4. Selon une étude de l’InED de janvier 2008, les ouvriers ont six années d’espérance de vie de moins que les cadres supérieurs et connaîtront des incapacités plus sévères, cette différence pouvant, entre autres, être attribuée à la plus grande pénibilité de leur travail.

5. La souffrance au travail fait toutefois l’objet d’une attention croissante, notamment grâce à la publication d’ou- vrages écrits par des personnalités issues du monde médical qui s’intéressent à cette question depuis longtemps, comme Christophe Dejours, Dominique Huez ou Marie Pezé, qui a ouvert la consultation Souffrance et Travail à nanterre en 1997.

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sur des «processus organisationnels» conduits par des logiciels et des systèmes d’information dont eux-mêmes ne sont que les très modestes et, somme toute, bien insignifiants servants.

Si l’on en croit les nombreux articles et témoignages parus sur le sujet, l’environnement professionnel que nous venons de décrire ne saurait à lui seul créer un tel malaise s’il n’était combiné, d’une part, avec une culture omnipré-sente de l’urgence, d’autre part, avec un mode de gestion des ressources humaines perçu comme de plus en plus brutal, bien qu’il soit très difficile, au-delà des recueils de témoignages, d’en définir les contours exacts 6. Ce que l’on nomme «ges - tion du travail par l’urgence» n’est pas seulement le résultat involontaire et subi de la place prise par les technologies informatiques qui ont accé- léré la circulation des flux à un degré que nous ne maîtrisons plus, ou que nous n’essayons pas de maîtriser. C’est une culture de travail fondée sur l’urgence systématique des tâches à effectuer, la simultanéité des objectifs à réaliser, l’absence de hiérarchisation dans les commandes à traiter et le sentiment d’une insatisfaction chronique (ou absence de gratification) de la part de l’en-cadrement. Ces caractéristiques, lorsqu’elles deviennent le mode ordinaire de fonctionnement d’un service, d’une équipe ou de toute une orga-nisation, placent les salariés concernés dans un état de tension psychologique, voire de détresse morale profonde, en particulier lorsqu’elles devien nent permanentes, en dehors de toute période de crise ou d’enjeu vital.

À cette gestion du travail par l’urgence se

second plan les interrogations sur les évolutions de notre manière de travailler. Le dialogue social s’est ainsi prioritairement attaché aux questions de protection de l’emploi plutôt qu’à la qualité du travail. Plus fondamentalement, le malaise actuel des salariés met en lumière la contra-diction entre le discours contemporain de démo-cratisation du savoir et d’individualisation des talents, véhiculé pendant les années d’études, et la réalité d’un monde professionnel essentiel-lement fondé, même au plus haut niveau, sur la division des tâches, la standardisation des méthodes de travail, l’uniformisation des profils et des carrières, et la substituabilité des postes. L’organisation économique qui sous-tend notre modèle quantitatif de consommation de masse exige d’abord des travailleurs non de l’intelli-gence et de la créativité, mais de l’obéissance et un sens aigu du conformisme: c’est la capacité à reproduire, non à inventer, qui est valorisée. Les individualités sont dissoutes malgré elles dans les processus de production et de bureau-cratie modernes, qui ont, dans le même temps et justement pour dissimuler leur besoin d’uni-formité, maintenu un discours hautement ins - piré par la thématique de l’accomplissement individuel et l’épanouissement de la personna- lité, arguments de recrutement favoris des entre-prises. Les débuts de la vie professionnelle sont ainsi souvent marqués par une déception immense infligée par le décalage entre les mythes véhi-culés durant les années de jeunesse et la réalité «ouvrière» du quotidien, même dans les fonc-tions réputées plus prestigieuses d’encadrement ou de direction; cette déception peut aussi se retrouver en milieu de carrière, à l’occasion de licenciements où des cadres convaincus de la valeur de leur «savoir-faire» se voient remplacés avec une facilité déconcertante, souvent surpris de découvrir que leur entreprise repose d’abord

6. La Mise à mort du travail, documentaire réalisé par Alice Odiot et Jean-Robert Viallet, diffusé les 26 et 28 octobre 2009 sur france 3, a mis en lumière les aspects les plus cari-caturaux des méthodes de management actuelles ainsi que la souffrance, parfois extrême, qu’elles provoquaient chez certains salariés.

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férent, voire étranger, en particulier dans un système économique où le paternalisme patronal a disparu et où chacun est appelé à changer de nombreuses fois de métier. Cela peut susciter une forme de désinvestissement à la fois indi-viduel et collectif dans la qualité des relations humaines. D’autre part, avec l’effacement des structures hiérarchiques traditionnelles, il n’est plus question aujourd’hui pour un manager de distribuer des ordres et d’en assumer la respon-sabilité. À l’ère de la disqualification de l’autorité, les ordres et autres instructions ont fait place aux finesses de la tyrannie doucereuse, usant de détournements du langage pour obtenir le résul- tat souhaité, au sein d’organisations matricielles et transversales où les responsabilités hiérar-chiques sont diluées, et insensiblement transfé- rées à des échelons de plus en plus bas. Le salarié moderne est à la fois autonomisé et infantilisé: autonomisé parce qu’on le rend responsable de ses résultats, et infantilisé parce que, avec la généralisation des messageries électroniques et de la «mise en copie» systématique de la hié -rarchie dans les courriels, l’hypercontrôle qui en résulte rend bien souvent impossible toute action réellement autonome. Une autre illustration de cette tendance infantilisante est donnée par l’exer- cice très répandu de l’auto-évaluation, par lequel on demande au salarié de réaliser sa propre auto- critique, dont il n’est point besoin de rappeler la sinistre ascendance. À cela, il faut ajouter l’in-croyable degré d’asservissement technologique qui enchaîne le salarié à un flux d’ordres en continu, qui sont parfois d’autant moins réfléchis qu’ils sont faciles à donner, et peuvent très rapi-

superpose la violence morale dont font état de nombreux témoignages sur les relations profes-sionnelles, sous des formes et des degrés qui dépassent le cadre de la conflictualité «accep-table» et inhérente aux rapports humains. Il semble qu’en dehors de la violence physique de nombreuses formes de brutalité aient droit de cité, comme si le monde professionnel pouvait se transformer en zone franche de la courtoisie, en lieu où prévaudraient d’autres règles que la civilité ordinaire, à travers des attitudes qui seraient jugées insupportables dans le reste de l’espace public ou même privé. Manipulation affective, perversion du langage, menaces ou chantages plus ou moins voilés, autoritarisme, pression, mise en concurrence, insatisfaction systématique font partie des comportements qui sont régulièrement évoqués comme étant deve- nus, dans certains lieux et à des degrés divers, le lot habituel des relations de travail, sous des formes souvent subtiles et donc irréprochables 7. Il ne s’agit pas de diaboliser les relations de travail ni de procéder à des généralisations hâtives, mais il n’est plus possible aujourd’hui d’ignorer les sentiments exprimés à travers de nombreux ouvrages ou récits convergents.

L’exigence accrue de rentabilité dans un monde globalisé devenu ultraconcurrentiel joue un rôle certain dans cette atmosphère d’hyper-tension croissante, mais d’autres facteurs sont à prendre en compte: d’une part, notre société a atteint une forme de «plénitude» dans l’indivi-dualisme (le terme est employé ici sans jugement de valeur), au sens où les relations d’interdépen-dance et de solidarité familiale ou sociale propres à la société traditionnelle se sont très largement distendues, accompagnées en cela par la mon - tée en puissance de l’État-providence. L’Autre – le collègue de bureau, le supérieur, le subor-donné – nous est d’une certaine manière indif-

7. Seul le harcèlement est défini juridiquement: har -cèlement moral (articles L1152-1 du code du travail et 222-33-2 du code pénal) et harcèlement sexuel (article 222-33 du code pénal) sont tous deux punis d’un an d’emprison-nement et de 15 000 euros d’amende.

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Le monde du travail est un univers exclusif, qui tolère mal les affiliations concurrentes et exige de ses salariés une adhésion entière et constam- ment démontrée. Pour s’en convaincre, il suffit de constater la difficulté de concilier la vie pro -fessionnelle et la vie de famille. L’enfant est avant tout considéré par l’entreprise (et l’admi-nistration) comme une contrainte, une source de détournement d’énergie, que l’on fait surtout payer aux femmes par des carrières plus lentes, des plafonds de verre, des rémunérations infé-rieures. Cela concerne aussi les hommes: comme le souligne Teodor Limann 8, si le modèle du père de famille est préféré à l’homme célibataire, c’est uniquement dans sa version sacrificielle. Le renoncement ostensible à la vie de famille par un cadre supérieur est valorisé, tandis que celui qui s’y consacre un tant soit peu est immé-diatement rayé de la liste des hauts potentiels. Au-delà de quelques discours et vœux pieux, rien n’a changé aujourd’hui dans ce domaine: la culture du présentéisme à des horaires tardifs, parfois sans aucune nécessité opérationnelle, reste en france un puissant facteur de discrimi-nation des carrières dans les entreprises et les administrations. Il semble même qu’avec la réduc tion du temps de travail ait émergée une forme de renforcement de la culture de la «défonce» au travail, au sein des populations de cadres moyens, liée à la volonté de bien se démarquer du salariat moyen, ce «peuple des trente-cinq heures» dont ils se sont de fait rap -prochés par leurs salaires et leur statut. En réalité, il est difficile d’imaginer, lorsqu’on ne les a pas expérimentés, la tension et l’épuise- ment engendrés, pour un jeune couple qui tra -vaille (ou pis, une famille monoparentale) avec

dement transformer un dialogue concerté entre un chef et ses subordonnés en relation unila-térale presse-bouton jusqu’à saturation, plaçant le salarié dans une situation permanente d’échec et d’humiliation qui l’oblige à admettre et impo - ser ses limites auprès de sa hiérarchie. Avec les messageries à distance (Blackberry, 3 g), il arrive que le travail et ses tensions envahissent tota-lement la vie d’une personne, à des degrés s’ap-parentant à une forme d’esclavagisme moderne (qui s’exerce toutefois bien souvent avec la com -plicité de celui ou de celle qui en pâtit). Enfin, il est bien évident que le monde du travail subit de plein fouet les mutations exigées par la nécessité d’adaptation permanente aux flux de l’économie mondialisée, qui sont répercutées par les entre-prises sous la forme d’une instabilité chronique et de transformations drastiques de leur organi-sation, imposées parfois dans des délais très courts, pour répondre aux restructurations, aux changements de dirigeants ou aux exigences de rentabilité à court terme des actionnaires. Dans un tel environnement, comment s’étonner, une fois de plus, du degré de tension quotidienne pouvant peser sur les épaules de salariés, cadres compris, qui ont le sentiment de n’être jamais à la hauteur du flot ininterrompu d’échéances pres-santes auxquelles ils sont soumis?

Soyons clairs: l’organisation du travail est aujourd’hui largement conçue pour effacer toute sérénité dans le travail, perçue culturellement comme contre-productive. Le stress au travail n’est pas seulement le fruit d’une dérive malheu-reuse, non souhaitée, résultant des mauvais usages des technologies de l’information et de la pres- sion d’un système économique boulimique et mortifère, mais il est devenu l’un des piliers de notre modèle de productivité, voire d’une culture identitaire au sein de certains services qui le consi-dèrent comme un signe d’appartenance à l’élite.

8. Morts de peur, op. cit. Teodor Limann est un nom d’emprunt.

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faible mobilisation sur la question) ayant consti- tué, selon elle, des causes permissives impor-tantes. Cette dégradation se traduit notamment dans beaucoup de secteurs par l’impression très nette d’une intensification du travail: beaucoup de salariés peu qualifiés expriment une grande frustration, avec le sentiment que l’évolution de leur rémunération est loin d’avoir compensé le surcroît d’effort demandé. Au niveau de l’en-semble de la population active, un sondage réa lisé par TnS SOfRES pour Altedia paru le 30 novembre 2009 est venu confirmer la crise de confiance entre les salariés français et leurs employeurs. Seuls 42,7 % de salariés du privé et 29,6 % des agents de l’administration déclarent avoir «confiance dans les dirigeants» de leur entreprise. Le sondage montre bien que la préoc-cupation des salariés dépasse largement la question du stress et exprime à la fois une insa-tisfaction (faiblesse du salaire, manque de recon-naissance) et la peur de perdre leur emploi. Les cadres sont presque aussi cri tiques que les autres catégories de salariés. En revanche, la situation apparaît meilleure dans les petites structures: les salariés de TPE («très petites entreprises», soit moins de dix salariés) sont plus nombreux à être attachés à leur employeur (41 %, contre 27 % dans une grande entreprise) et à lui faire confiance (36 % contre 21 %). Côté patrons, les sondages indiquent également une exposition au stress à la mesure de celle de leurs salariés, en particulier chez les dirigeants de TPE 10.

Il y a, à n’en point douter, une spécificité française de la souffrance au travail, qui doit être rapprochée de la place particulière qu’occupe le

un ou plusieurs enfants, par la course quoti-dienne, qui va de l’habillage de l’enfant le matin à son coucher du soir (en passant par les cases crèche, nounou, transport, docteur, courses, etc.). Le monde économique traite le choix de la paternité ou de la maternité comme un choix privé, personnel, qui ne doit justifier aucun trai-tement différencié, préférentiel ou adapté, et ce de façon encore plus marquée à mesure que l’on grimpe dans la hiérarchie. Dans notre société, l’enfant n’a de place que comme consommateur.

Une spécificité française?

Si les dérives du monde professionnel que nous venons de décrire (mais sont-elles vraiment considérées à l’heure actuelle comme des dérives?) se retrouvent à bien des égards partout dans les pays développés, il semblerait que notre pays accumule un retard particulier dans la recherche de modes de management et d’organisation plus respectueux de la personne humaine. Une étude du CEPREMAP parue en 2009 9 confirme la dété-rioration des conditions de travail en france dans les emplois à bas salaires, liée aux facteurs suivants: des temps de travail éclatés; une intensification du travail due à l’introduction des nouvelles technologies et des nouvelles formes d’organisation du travail; un stress en forte augmentation avec la multiplication des tâches et une responsabilisation accrue; l’augmentation des maladies professionnelles; et un moindre recul des accidents du travail que dans les autres pays. Selon l’étude, il semble que cette dégra-dation ait été plus marquée que dans les pays européens comparables, l’atonie de l’interven- tion publique en la matière ainsi que la faiblesse des syndicats sur les lieux de travail (et leur

9. Opuscule n° 17 du CEPREMAP, Ève Caroli et Jérôme gautié, Bas salaires et qualité de l’emploi: l’exception française, (Éd. Rue d’Ulm, 2009).

10. Étude TnS-SOfRES du 27 mai 2010 réalisée pour le Conseil national de l’ordre des experts-comptables.

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par les insiders à défendre leur position serait ainsi la conséquence de l’importance du travail dans leur identité sociale, et expliquerait aussi l’angoisse et le stress, de la part de salariés pour- tant peu menacés économiquement, de subir un déclassement professionnel lié par exemple à une erreur, un accident de parcours, une gros-sesse, ou tout événement qui les ferait dévier d’une trajectoire réputée optimale. L’échec ou la difficulté professionnelle sont de fait souvent associés à une remise en cause personnelle et sociale très profonde, touchant l’individu tout entier et pas seulement en sa qualité de travail- leur, en particulier dans un monde où chacun est socialement tenu de s’épanouir dans son tra - vail. Le monde professionnel se trouve d’ailleurs par là dans la droite continuité d’un système scolaire de nature éliminatoire, fondé sur le caractère disqualifiant de l’échec.

Pour comprendre cet attachement au rôle social du travail, il faut bien avoir conscience que ce dernier représente en quelque sorte le moyen par lequel la société française a pu combler son aspiration profonde à l’individualisme, compris comme l’autonomisation vis-à-vis des attaches organiques de toute sorte (familiales, sociales, communautaires, religieuses, etc.). Le prix à payer en est la relative faiblesse du lien social, compensée par l’État, mais qui met l’individu dans une situation de grande fragilité morale dès lors que son univers professionnel se dégrade. Compte tenu de la place centrale prise par le

travail dans la hiérarchie des valeurs. Contrai-rement à ce que laisse entendre le discours sur le «pays des trente-cinq heures» très en vogue à l’étranger, les français attendent beaucoup du travail comme lieu d’accomplissement de soi et d’identité sociale, ce que confirment plusieurs études 11. Cette survalorisation du travail n’est pas sans lien avec le rôle qu’il a joué dans la construction de la société démocratique: par opposition à la société aristocratique réputée oisive et figée par les distinctions de naissance, le travail représente la valeur méritocratique par excellence, celle qui permet l’élévation de l’in-dividu à l’échelle d’une vie. Dans un monde qui prétend avoir rejeté les distinctions fondées sur l’être, seul le faire (et finalement l’avoir) peut encore légitimer les hiérarchies économiques, sociales et politiques. C’est par le travail que l’on s’élève, par le travail que l’on s’accomplit, par le travail que l’on se distingue. Lorsque l’on réduit le temps de travail, c’est encore pour partager le travail, pour le démocratiser, certainement pas pour introduire une autre hiérarchie des valeurs collectives. C’est précisément là que l’on touche au paradoxe d’une société française qui a fait du travail à la fois un instrument «progressiste», d’ascension et de libération, et une composante centrale, «conservatrice», du statut de l’individu dans l’échelle sociale. Je travaille donc je suis: mon travail m’ouvre les portes de l’ascension sociale en même temps qu’il définit, résume, voire fige mon statut dans l’échelle sociale. La question «Qu’est-ce que vous faites dans la vie?» est d’ailleurs bien souvent le premier terme de tout échange, celui qui permet à chacun de jau -ger, parfois de manière irrévocable, la place de l’autre dans la société. Cette caractéristique pour- rait expliquer le fameux dualisme du marché du travail en france entre insiders très protégés dans leur emploi et outsiders précaires. L’énergie mise

11. Voir notamment Lucie Davoine et Dominique Méda, «Place et sens du travail en Europe: une singularité française?», Document de travail du Centre d’études de l’emploi, n° 96-1, février 2008, cité dans le rapport du Centre d’analyse stratégique du 17 novembre 2009, La Santé mentale, l’affaire de tous – pour une approche cohérente de la qualité de la vie. L’enquête Valeurs de l’European Social Survey citée par ce rapport place les français parmi les Européens qui accordent le plus d’importance au travail.

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la violence d’une jeunesse issue de l’immigration largement en échec. nous avons là les ingrédients d’une exaspération mutuelle pouvant expliquer, au moins en partie, la dégradation de la qualité des relations humaines dans leur ensemble et pas seulement au travail, d’autant plus specta-culaire dans un pays qui a la réputation de porter l’art de vivre au rang de ses aspirations les plus élevées.

Quelle alternative?

Quelles pistes pouvons-nous préconiser pour répondre à ce mal-être au travail, au moins dans le champ de l’action publique?

En premier lieu, l’accent doit être mis sur la responsabilité individuelle des décideurs, qui ont les moyens, au sein de chaque entreprise, de

travail dans l’identité collective, il ne faut pas s’étonner que la souffrance au travail touche en profondeur la société française, dans un contexte d’angoisse générale qui se manifeste aujourd’hui de façon très frappante: la france est en effet la première consommatrice de psychotropes en Europe et se situe dans la moyenne haute des pays européens en matière de suicide 12.

Il est possible, au-delà des évolutions de la condition du travail, que nous nous rappro-chions d’un seuil de tolérance vis-à-vis d’une civilisation consumériste qui n’arrive plus à tenir ses promesses, à commencer par celle du carac- tère infini de l’accumulation des richesses. Alors que la période d’enrichissement considérable des Trente glorieuses avait durablement installé l’idée que l’avenir en matière économique et sociale ne pouvait être que porteur de progrès, arrêtons-nous quelques instants sur la situation du travailleur contemporain, en particulier du travailleur français: alors même que ses pers-pectives d’enrichissement déclinent, qu’une dette considérable s’accumule sur ses épaules, qu’il pense que ses enfants connaîtront un avenir plus sombre que le sien 13, il sait qu’il devra travailler plus, plus vite, plus longtemps, tout en étant le principal contributeur fiscal de la nation. Le sentiment de déclassement est désormais suffi-samment ancré pour avoir fait l’objet d’un rap - port médiatisé 14. Ajoutons à cela le nombre de départs de jeunes diplômés pour l’étranger, las - sés d’un système perçu comme hostile à leurs talents; la colère d’une génération stagiaire qui fait les frais d’une exploitation économique et d’une précarité inédites, qu’elle attribue à une forme de gérontocratie française confirmée par l’analyse économique et sociologique 15, et qui risque à court terme de se transformer en frac- ture générationnelle ouverte 16; un sentiment d’iniquité dans le partage des profits 17 et, enfin,

12. Pour l’année 2001, selon les données de l’Orga-nisation mondiale de la santé, la france se classait au troi-sième rang de l’Europe des Quinze en termes de taux de suicide standardisé selon l’âge (16,1 décès par suicide pour 100 000 personnes), derrière la finlande et l’Autriche (res -pectivement 22 et 16,3 pour 100 000).

13. Selon l’Eurobaromètre de 2006 cité par le rapport du Centre d’analyse stratégique (voir supra n. 11), 78 % des français considéraient que la vie de leurs enfants serait plus difficile que la leur, un chiffre les plaçant parmi les plus pessi-mistes pour l’avenir des générations futures au sein de l’Union européenne, juste devant l’Allemagne.

14. À la suite de plusieurs ouvrages, notamment ceux de Louis Chauvel, Les Classes moyennes à la dérive (Éd. du Seuil, 2006) et de Camille Peugny, Le Déclassement (grasset, 2009), un rapport du Centre d’analyse stratégique sur la mesure du déclassement a été remis le 9 juillet 2009 à natha- lie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État chargée de la Pros-pective et du Développement de l’économie numérique.

15. grégoire Tirot, France anti-jeune. Comment la société française exploite sa jeunesse, Éd. Max Milo, 2008.

16. Le niveau de vie des retraités est aujourd’hui consi- déré comme au moins égal à celui des actifs, ce qui est une première dans l’histoire.

17. Selon un sondage IfOP publié dans Le Monde du 8 juin 2010, 77 % des salariés interrogés estiment que les profits ne sont pas partagés de manière équitable entre diri-geants, salariés et actionnaires de l’entreprise.

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tion» à opérer qu’avec le téléphone portable: au moment du premier boom de sa diffusion, on voyait les gens téléphoner n’importe quand et n’importe où, y compris en déjeunant, alors que l’on constate aujourd’hui un usage nettement plus courtois et surtout plus mature du cellu-laire. C’est en revanche le Blackberry qui fait à présent l’objet d’un fétichisme infantile beau- coup plus nuisible, illustré par l’utilisation fréné-tique qu’en font certains dans les lieux publics, en réunion et parfois la nuit ou dès le matin en se levant. La seconde direction réside dans la meilleure prise en compte des contraintes liées à la vie familiale et, en particulier, à l’éducation des jeunes enfants. Une économie ne peut à la fois exiger le renouvellement démographique néces-saire à sa croissance de long terme, une présence parentale assidue, responsable, structurante et équitablement partagée, et un investissement total des hommes et des femmes dans le travail. Il y a là une contradiction fondamentale que notre société n’a pas résolu et qui encourage des modes de vie schizophréniques.

En troisième lieu, c’est à l’école et dès le plus jeune âge que la «formation humaine» devrait trouver sa place dans le cursus scolaire. L’Édu-cation nationale n’a pas vocation à dispenser un enseignement de philosophie de la vie, mais peut aider, dans sa manière de concevoir la construction des élèves dont elle a la charge, à favoriser l’apprentissage d’un meilleur équilibre de vie. Il peut s’agir, par exemple, de s’appuyer

chaque administration, de choisir d’imposer un mode de management plutôt qu’un autre. Un système est susceptible de produire de la vio -lence, mais in fine ce sont toujours les hommes qui se font violence entre eux: un chef a toujours le choix, dans sa manière de traiter une équipe, d’agir par le dialogue, le respect et une authen-tique gestion du temps et du volume de travail, plutôt que de déverser aveuglément sur l’échelon inférieur la pression dont il fait lui-même l’objet. Il ne s’agit en aucun cas de criminaliser les comportements, mais de restituer à chacun la part de responsabilité qui lui revient, qui n’est ni anonyme ni collective, dans l’organisation du travail et des relations humaines. La qualité du management, mesurée notamment par des éva -luations d’ambiance ou «à 360 degrés» (c’est-à-dire par l’ensemble des collaborateurs, supérieurs et subalternes), pourrait à cet égard faire par - tie des critères déterminants de l’ascension professionnelle.

En second lieu, les études disponibles sur le coût économique de cette souffrance 18 doivent se frayer un chemin vers la prise de conscience collective. Si la souffrance au travail est encore mal appréhendée, c’est dans une large mesure parce qu’elle n’est considérée que comme un dommage collatéral mineur, dont seul le traite- ment serait coûteux et, qui plus est, sociale ment risqué. Il faut espérer qu’une prise de conscience de la perte de productivité et de richesse induite par la souffrance au travail, ainsi que de son coût pour la santé publique et plus largement l’équilibre social, conduise à une meilleure prise en compte de la qualité de l’environnement de travail. D’ici là, des progrès pourraient être réa -lisés dans deux directions au moins: la première est la promotion d’une plus grande maîtrise de la technologie, en particulier d’Internet. Il y a dans ce domaine le même effort de «civilisa -

18. Une enquête publiée en janvier 2010, menée conjoin-tement par l’Institut national de recherche et de sécurité (InRS) et Arts et Métiers ParisTech, conclut que le stress au travail aurait coûté en france de 1,9 à 3 milliards d’euros en 2007, en incluant les «dépenses de soins, celles liées à l’ab-sentéisme, aux cessations d’activité et aux décès préma-turés». Il s’agit là, comme les auteurs eux-mêmes le précisent, d’une approche restrictive de la mesure du stress destinée à garantir la rigueur des résultats.

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sible dans le champ politique nous est ouverte par les conclusions du rapport réalisé par la commission Stiglitz-Sen-fitoussi 19, qui propose plusieurs voies, d’une part, pour enrichir la mesure de la performance économique avec d’autres indicateurs que le PIB, comme la dégra-dation de l’environnement, le niveau de vie ou les inégalités; d’autre part, pour mesurer le pro - grès social à travers de nouveaux indicateurs, comme la qualité de vie, la santé, les liens sociaux, etc., de manière à approcher une forme de mesure du «bien-être», même si cette notion doit elle-même faire l’objet d’une approche pru -dente, sous peine de se contenter d’étendre la monétisation du monde à des sphères qui lui avaient jusque-là échappé. Ce que l’on mesure révèle en effet ce à quoi l’on accorde du prix.

Toutefois, seul un renouveau profond et exi -geant de la philosophie de l’homme moderne, de son audace à penser le monde autour de lui et à conduire sa critique radicale (et non destruc-trice), pourrait être à même de le sauver de son propre étourdissement. Il faut, en tout cas, refu- ser toutes les formes de dogmatisme, détermi-nisme ou scientisme économiques, qui proclament le caractère inéluctable ou indépassable de notre modèle de vie, de société, de consommation et de production, et constamment travailler à l’édi-fication d’une société plus respectueuse de l’Homme.

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sur la promotion d’expériences autres que le seul apprentissage académique. Pensons au sport, aux projets collectifs, aux disciplines musicales et artistiques, à toutes ces activités qui, lors-qu’elles sont menées avec intelligence, permet- tent d’enrichir et d’édifier la personnalité, de favoriser les occasions de réussite collective, de nourrir l’apprentissage de la vie en société et d’un mode de vie sain et équilibré. De leur côté, les entreprises doivent apprendre à valoriser les activités extraprofessionnelles de leurs salariés, pour éviter l’étouffement physique et mental d’une vie au travail qui peut parfois prendre un caractère aliénant. Il ne s’agit pas seulement d’accorder une plus grande place aux activités privées, mais également aux engagements dans la vie associative, civique (comme la réserve mili-taire) ou politique des salariés, afin que leur participation à la vie de la Cité ne se limite pas à sa seule dimension productive. La souffrance au travail n’aurait en effet pas pris cette importance si le travail n’avait pas, comme le craignait Hannah Arendt dans La Condition de l’homme moderne, envahi la totalité de l’espace public au détriment de l’œuvre et de l’action. La place de la «valeur travail» doit donc être repensée, dès lors qu’elle finit par justifier un mode de vie collectif et une organisation économique qui abolissent une part essentielle de notre humanité.

Enfin, une réflexion publique doit être menée sur notre modèle de civilisation, qui fait aujour-d’hui de la production et de l’accumulation de richesses sa valeur et son but premiers. La cri -tique de la société de consommation et des excès de la croissance à tout prix a certes déjà été faite, sans déboucher jusque-là sur une réelle trans-formation de notre mode de vie. Une piste pos -

19. Rapport de la Commission sur la mesure des per -formances économiques et du progrès social, réalisé par les professeurs Joseph E. Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul fitoussi, remis le 14 septembre 2009 au président de la République.

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