avrom et sola

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A S entin Le Guennec

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Avrom, un cinéaste en début de carrière, tombe amoureux de Sola, une fillette de six ans.

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Avrom etSola

�entin LeGuennec

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Avrom et Sola

Quentin Le Guennec

3 octobre 2015

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Sola. Sol-la. Tes larmes sonnent comme un faux accorddans mon cœur. Sola, cela demande du courage. Un pas versla délivrance, la liberté, certes difficile à franchir, mais c’estainsi que les grandes personnes sont, tu sais ? Elles font dessacrifices.

Fais le, Sola. Appuie sur la gâchette. Car si tu veux lefaire, si tu souhaites que je meurre, alors je n’ai plus aucuneraison de vivre. Je ne veux vivre si ce n’est dans tes bras.Ma vie t’appartiens désormais. Pourquoi pleures-tu ? Tout cequ’on t’a raconté est vrai. Si tu veux pouvoir vivre, je doisdisparaître. Sinon, ton entourage te détestera. Il te maudira,et rien de ce que tu pourras faire ne changera quelque chose.

Je sais que tu possèdes cette force en toi. Sola. La forced’un soleil.

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« On voudrait en avoir, on voudrait croire que l’onen a, de distincts, de précis, mais il faut, lorsque le jourchavire, se rendre à l’évidence : les souvenirs de notrepetite enfance nous échappent pour toujours. »

- Jérôme Noirez

Je nacquis à Rome, en Juin 1920, sous le nomd’Avrom Mecker. Mon père m’avait concocté une vie ac-comandante de professeur des écoles, ainsi que le fût sonpère avant lui. Mr. Mecker était un homme droit, rigideet aimant : jamais de démonstrations d’affection tropexubérantes, mais le travail, la rigueur et le devoir. Il semarria à ma mère, la belle Victoria, la candide chanteused’opéra et actrice, à la popularité faible mais grandis-sante. Deux ans plus tard nacquit un bébé au magnifiquepalindrome : « Ada ».

Nous vêcumes à Milan, une vie agréable, heureuse.Puis le milieu du siècle pointa mon père du doigt etl’orna d’une étoile jaune. Ada, ma mère et moi échap-pèrent à la déportation. À la fin de la guerre, dans mon

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humble demeure à Rome, je reçus une lettre, confirmantle décès de mon père. Le lendemain j’en reçevais uneautre, annonçant le suicide de ma mère.

Depuis lors, je ne revis plus ma famille. Ma sœuravait entrepri quelque carrière de bohème en France, tan-dis que je renonçais à la mienne pour devenir cinéaste.L’héritage de mes parents fût plus généreux que je nel’imaginais. J’avais en moi une honte chaleureuse, quidécorait mon visage d’un sourire cynique et triste, lesourire d’un deuil toujours latent. Je me dérobais der-rière un mur d’humour glacial, camouflant mes yeuxhumides, et un pincement de douleur, murmurant ven-detta, soulevait le cœur du garçonnet toujours en moi.

Par dessus tout, je voulais filmer la monade de lasouffrance humaine, la peur et les pleurs. Je souhaitaismontrer la souffrance, que chaque gamin du siècle à venirne puissent dormir sur leurs deux oreilles, sans entendreles cris d’horreurs de la Shoah. Je m’étais autoproclamébourreau de l’imaginaire et des contes de fées.

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Il convient, pour m’introduire, de vous raconter endétail le long chemin qui nous mène jusqu’à cet hiver de1952. Mes souvenirs, vous le conçevrez, ne sont pas aussilimpides qu’ils ne le furent, et les photographies de mamémoire, viellies de tâches hypnagogiques, édifient unebien piètre pellicule. Si sa synchronisation est toujoursvalide, je dirais que l’origine de mes différences, et demon avide passion pour la jeunesse, se situe quelquepart dans le cliché de cet été d’enfance. Nous étionspartis, moi et mes parents, en vacances sur les plages deSicille. Avec la retenue d’un enfant de douze ans timide etvulgaiement, communément victime de ses camarades declasse, je m’épris d’une bambina qui semblait souffrir dela même infortune. Nous discutâmes pendant de longuessoirées d’été, ni trop chauds ni trop doux. Al dente.

Elle portait, à merveille, le doucereux prénom deDiana. Si je n’étais pas un enfant loquace, j’étais, et je

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suis toujours, très (trop) observateur, et j’avais repéréses atraits, eussent-ils été dictés par ma libido précoce etaveuglante, ou par mon pur sens artistique et critique,héritage de l’Empire Romain, je reconnus, en totale ob-jectivité, le style baroque de son magnifique chatêau desable. Diana avait à l’époque six ans, soit exactement lamoitié de mon âge, et je souffre encore de la passiondévorante, de la tragique concupiscence qui unirent noscorps frêles et nos esprits libidineux, et si le monteurn’exhumât ni ne censurât la peliculle, subrepticement jeplantai la première graine d’un pommier diabolique.

Diana, la nitescente, de sa phosphorescence de sirènepuèrile, chantonnait, en ce soir ou je la rejoint (j’avais pa-tiemment attendu que mes parents s’endorment, et glisséhors de ma fenêtre), quelque air d’opéra dramatique. Jel’avais aperçu, à l’horizon, et déjà je sentais la tièdeurde son corps, et entendais sa voix lunaire me guider àtravers la pénombre. Nous connûmes, le temps d’uncoucher de soleil tardif, l’infime distraction du silence,tandis que le paysage s’ébrouait, nu à nos yeux brillants,

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dans une peinture à l’huile bigarrée. Je l’enlaçais, assisderrière elle sur le sable, et chaque contact avec sa peaubrune me crispait et me détendait à la fois.

À l’ombre et à la fraîcheur du soir, la plage sicilienneet sa déésse mythologique devinrent mon Eden éternel,le paradis sépulcral de mes sens, de mon innocence per-due et prospère, de mon ardeur enflammée.

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Il convient également, pour mon humble lecteur, dedécrire cette même passion qui dévora Avrom Mecker,Lewis Caroll, Edgar Allan Poe, et bien d’autres. Il fautêtre un poète, doublé d’un fou, pour succomber au goûtsucré du fruit interdit. La jeunesse est une pomme ex-quise et délicate, et je ne voyais là aucun crime à croquerdedans.

Voyez par là qu’il n’est pas de viel héritage chrétien,de tabou aux origines douteuses, ni de vaudou freudien,

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qui m’empechât de pleinement dormir sur mes deuxoreilles, plongé dans un rêve libidineux, ma conscienceerrant, sans aucun complexe, dans le verger des chéru-bines. Quelle ignoble justice condamne à nos enfantsle pays des merveilles, et sous quel infâme prétexte sepermet-elle d’y verouiller l’accès aux aventureux poètes,tragiquement coupables d’y trouver une harmonie pu-ritaine, impétueuse, plutôt que le vulgaire, archaique,prosaique, ersaltz de passion pour les pommes mûres ?Ô, Déséspoir ! Que ne puis-je faire comprendre à ce vieuxmonde que mes intentions sont nobles !

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Il en est de ces rencontres fortuites qui semblent ve-nir de la main même du destin, soigneuse, rigoureuse.Comme si elle avait établi à l’avance un plan précis desévénements qu’elle souhaitait voir se produire, depuisson cinéma gigantesque, tel une cruelle joueuse de mario-

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nettes voyeure. Toujours est-il qu’en octobre 1950, elleme joua un de ses tours les plus vicieux. Mon premierfilm avait été un total fiasco, et ne perdant pas espoir, jeretentai l’expérience cinématographique avec un scriptqui semblait trotter dans ma tête depuis mon adoles-cence, une dolce vita parisienne, au titre de vaudevilletourmenté de Rosso Rosso Sangue, et qui racontait, ledevinerez-vous, l’aventure sentimentale d’un homme etd’une fillette.

Je rencontrais cet après-midi la première candidatepour un rôle mineur. Une jeune femme française que jejugeais d’entrée trop ridée pour être actrice. Ma carrièrea débuté depuis peu, Monsieur Mecker, mais je suis trèsenthousiaste de participer à votre film. Je n’ai peut êtrepas l’éxpérience que vous attendez, mais vous savez, j’aijoué dans de nombreux rôles dramatiques au théâtrede Genève. Je restais impassible à son soliloque et lacoupai pour lui tendre un script. Sa démonstration fûtdéçevante et je la congédiai. Mais, Monsieur Mecker,vous ne comprenez pas, je suis venu de Genève pour ce

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rôle ! J’ai dû vider toutes mes économies pour voyagerjusque Milan, je ne peux même plus nourrir ma fille !

Je la contemplai comme Mussolini aurait pû admirerun papillon. Ma secrétaire vous rapellera si j’ai besoind’une femme de ménage, vous pouvez partir maintenant.Elle sortit en claquant la porte, et l’histoire aurait pûs’arrêter içi, si le destin n’avait pas décidé que je serai sonnouveau pantin fétiche.

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