baudelaire - de l'essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques

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 De l'essence du rire et  généralement du comique  dans les arts plastiques Charles Baudelaire Libros de Baubo

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Este artículo fue publicado en 1868. Por lo tanto, pertenece al dominio público.This article was published in 1868.

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  • De l'essence du rire et gnralement du comique

    dans les arts plastiquesCharles Baudelaire

    Libros de Baubo

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  • Charles Baudelaire

    DE L'ESSENCE DU RIRE ET

    GNRALEMENT DU COMIQUE DANS

    LES ARTS PLASTIQUES

    Libros de Baubo

  • Esta obra forma parte de la coleccin de estudios sobre la risa de la Asociacin de Estudios Literarios y de Cultura, A. C. (AD ELyC), y puede descargarse gratuitamente en www.librosdebaubo.net.

    Contacto: [email protected]

    Este libro digital est bajo una licencia Creative Commons:BY-NC-SA. Para saber ms de la licencia Reconocimiento- NoComercial-CompartirIgual, por favor visite: http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/3.0/

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    Ttulo original de la obra digitalizada: Curiosits Esthtiques

    Mxico: ADELyC, 2013.

  • Asociacin de Estudios Literarios y de Cultura

    Estudios sobre la risa

    Biblioteca Digital Libros deBaubo

  • La coleccin digital Libros de Baubo es coordinada por:Silvia Alicia Manzanilla Sosa Karla Marrufo

    El Comit Editorial de la ADELyC, A. C. est integrado por los siguientes miembros del Consejo Directivo:

    Karla Marrufo Secretaria

    Martha Elena Mungua Zatarain Vicepresidenta

    Silvia Alicia Manzanilla Sosa Presidenta

  • DE L'ESSENCE DU RIRE ET GNRALEMENT DU COMIQUE DANS

    LES ARTS PLASTIQUES

    Edicin preparada por

    Silvia Alicia Manzanilla Sosa y Karla Marrufo

  • 10 I B a u d e l a i r e

  • D e l ' e s s e n c e d u r i r e e t . I 11

    VI

    DE LESSENCE DU RIRE

    E T G N R A L E M E N T

    DU COMIQUE DANS LES ARTS PLASTIQUES

    1Je ne veux pas crire un trait de la caricature; je

    veux simplement faire part au lecteur de quelques rflexions qui me sont venues souvent au sujet de ce genre singulier. Ces rflexions taient devenues pour moi une espce dobsession; jai voulu me soulager. Jai fait, du reste, tous mes efforts pour y mettre un certain ordre et en rendre ainsi la digestion plus facile. Ceci est donc purement un article de philosophe et dartiste. Sans doute une histoire gnrale de la caricature dans ses rapports avec tous les faits politiques et religieux, graves ou frivoles, relatifs lesprit national ou la mode, qui ont agit lhumanit, est une uvre glorieuse et importante. Le travail est encore faire, car les essais publis jusqu prsent ne sont

  • 12 | B a u d e l a i r e

    gure que matriaux; mais j ai pens quil fallait diviser le travail. Il est clair quun ouvrage sur la caricature, ainsi compris, est une histoire de faits, une immense galerie anecdotique. Dans la caricature, bien plus que dans les autres branches de la r t, il existe deux sortes d'uvres prcieuses et recommandables des titres diffrents et presques contraires. Celles-ci ne valent que par le fait quelles reprsentent. Elles ont droit sans doute lattention de lhistorien, de larchologue et mme du philosophe; elles doivent prendre leur rang dans les archives nationales, dans les registres biographiques de la pense humaine. Comme les feuilles volantes du journalisme, elles disparaissent emportes par le souille incessant qui en amne de nouvelles; mais les autres, et ce sont celles dont je veux spcialement moccuper, contiennent un lment mystrieux, durable, ternel, qui les recommande lattention des artistes. Chose curieuse et vraiment digne dattention que lintroduction de cet lment insaisissable du beau jusque dans les uvres destines reprsenter lhomme sa propre laideur morale et physique ! Et, chose non moins mystrieuse, ce spectacle lamentable excite en lui une hilarit immortelle et incorrigible. Voil donc le vritable sujet de cet article.

    Un scrupule me prend. Faut-il rpondre par une dmonstration en rgle une espce de question pralable que voudraient sans doute malicieusement soulever certains professeurs jurs de srieux, charlatans de la gravit, cadavres pdantesques sortis des froids

  • D e l ' e s s e n c e d u r i r e e t . I 13

    hypoges de linstitu t, et revenus sur la terre des vivants, comme certains fantmes avares, pour arracher quelques sous de complaisants ministres? Dabord, diraient-ils, la caricature est-elle un genre? Non, rpondraient leurs com pres, la caricature nest pas un genre. Jai entendu rsonner mes oreilles de pareilles hrsies dans des dners dacadmiciens. Ces braves gens laissaient passer ct deux la comdie de Robert Macaire sans y apercevoir de grands symptmes moraux et littraires. Contemporains de Rabelais, ils leussent trait de vil et de grossier bouffon. En vrit, faut-il donc dm ontrer que rien de ce qui sort de lhomme nest frivole aux yeux du philosophe? A coup sr ce sera, moins que tout autre, cet lment profond et mystrieux quaucune philosophie na jusquici analys fond.

    Nous allons donc nous occuper de lessence du rire et des lments constitutifs de la caricature. Plus tard, nous examinerons peut-tre quelques-unes des uvres les plus remarquables produites en ce genre.

    il

    Le Sage ne rit quen tremblant. De quelles lvres pleines dautorit, de quelle plume parfaitement orthodoxe est tombe cette trange et saisissante maxime ? Nous vient-elle du roi philosophe de la Jude? Faut-il

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    lattribuer Joseph de Maistre, ce soldat anim de lEsprit-Saint? Jai un vague souvenir de lavoir lue dans un de ses livres, mais donne comme citation, sans doute. Cette svrit de pense et de style va bien la saintet majestueuse de Bossuet ; mais la tournure elliptique de la pense et la finesse quintessencie me porteraient plutt en attribuer lhonneur Bourda- loue, limpitoyable psychologue chrtien. Cette singulire maxime me revient sans cesse lesprit depuis que jai conu le projet de cet article, et jai voulu men dbarrasser tout dabord.

    Analysons, en effet, cette curieuse proposition :Le Sage, cest--dire celui qui est anim de lesprit

    du Seigneur, celui qui possde la pratique du formulaire divin, ne r it , ne sabandonne au rire quen trem blant. Le Sage tremble davoir ri; le Sage craint le r ire , comme il craint les spectacles m ondains, la concupiscence. Il sarrte au bord du rire comme au bord de la tentation. 11 y a donc, suivant le Sage, une certaine contradiction secrte entre son caractre de sage et le caractre primordial du rire. En effet, pour neffleurer quen passant des souvenirs plus que solennels, je ferai rem arquer, ce qui corrobore parfaitement le caractre officiellement chrtien de cette m axime, que le Sage par excellence, le Verbe Incarn, n a jamais ri. Aux yeux de Celui qui sait tout e t qui peut tout, le comique nest pas. Et pourtant le Verbe Incarn a connu la colre, il a mme connu les pleurs.

    Ainsi, notons bien ceci : en premier lieu , voici un

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    au teu r, un chrtien, sans doute, qui considre comme certain que le Sage y regarde de bien prs avant de se perm ettre de rire, comme sil devait lui en rester je ne sais quel malaise et quelle inquitude, et, en second lie u , le comique disparat au point de vue de la science et de la puissance absolues. Or, e inversant les deux propositions, il en rsulterait que le rire est gnralement lapanage des fous, et quil implique toujours plus ou moins dignorance et de faiblesse. Je ne veux point mem barquer aventureusement sur une m er thologique, pour laquelle je ne serais sans doute pas muni de boussole ni de voiles suffisantes; je me contente dindiquer au lecteur et de lui montrer du doigt ces singuliers horizons.

    Il est certain, si lon veut se mettre au point de vue de l'esprit orthodoxe, que le rire humain est intimement li laccident dune chute ancienne, dune dgradation physique et morale. Le rire et la douleur sexpriment par les organes o rsident le commandement et la science du bien et du mal : les yeux et la bouche. Dans le paradis terrestre (quon le suppose pass ou venir, souvenir ou prophtie, comme les thologiens ou comme les socialistes), dans le paradis te rrestre , cest--dire dans le milieu o il semblait lhomme que toutes les choses cres taient bonnes, la joie ntait pas dans le rire. Aucune peine ne lailigeant, son visage tait simple et u n i, et le rire qui agite maintenant les nations ne dformait point les traits de sa face. Le rire et les larmes ne peuvent pas se faire voir dans le paradis

  • 16 | B a u d e l a i r e

    de dlices. Ils sont galement les enfants de la p e in e , et ils sont venus parce que le corps de lhomme nerv manquait de force pour les contraindre1. Au point de vue de mon philosophe chrtien , le rire de ses lvres est signe dune aussi grande misre que les larmes de ses yeux. Ltre qui voulut multiplier son image n*a point mis dans la bouche de lhomme les dents du lion , mais lhomme mord avec le rire ; ni dans ses yeux toute la ruse fascinatrice du serpent, mais il sduit avec les larmes. Et remarquez que cest aussi avec les larmes que lhomme lave les peines de lhomme, que cest avec le rire quil adoucit quelquefois son cur et lattire; car les phnomnes engendrs par la chute deviendront les moyens du rachat.

    Quon me permette une supposition potique qui me servira vrifier la justesse de ces assertions, que beaucoup de personnes trouveront sans doute entaches de Y priori du mysticisme. Essayons, puisque le comique est un lment damnable et dorigine diabolique, de mettre en face une me absolument prim itive et so rtan t, pour ainsi dire, des mains de la nature. Prenons pour exemple la grande et typique figure de Virginie, qui symbolise parfaitement la puret e t la navet absolues. Virginie arrive Paris encore toute trempe des brumes de la mer et dore par le soleil des tropiques, les yeux pleins des grandes images primitives des vagues, des montagnes et des forts. Elle

    Philippe de Chennevires.

  • D e l ' e s s e n c e d u r i r e e t . I 17

    tombe ici en pleine civilisation turbulente, dbordante et m phitique, elle, tout imprgne des pures et riches senteurs de lInde; elle se rattache lhumanit par la famille et par lam our, par sa mre et par son am ant, son Paul, anglique comme elle, et dont le sexe ne se distingue pour ainsi dire pas du sien dans les ardeurs inassouvies dun amour qui s'ignore. Dieu, elle Ta connu dans lglise des Pamplemousses, une petite glise toute modeste et toute chtive, et dans limmensit de lindescriptible azur tropical, et dans la musique immortelle des forts et des torrents. Certes, Virginie est une grande intelligence; mais peu dimages et peu de souvenirs lui suffisent, comme au Sage peu de livres. Or, un jour, Virginie rencontre par hasard, innocemment, au Palais-Royal, aux carreaux dun vitrier, sur une table, dans un lieu public, une caricature I une caricature bien apptissante pour nous, grosse de fiel et de rancune, comme sait les faire une civilisation perspicace et ennuye. Supposons quelque bonne farce de boxeurs, quelque normit britannique, pleine de sang caill et assaisonne de quelques mons- treux goddam; ou, si cela sourit davantage votre imagination curieuse, supposons devant lil de notre virginale Virginie quelque charmante et agaante impuret, un Gavarni de ce temps-l, et des meilleurs, quelque satire insultante contre des folies royales, quelque diatribe plastique contre le Parc-aux-Cerfs, ou les prcdents fangeux dune grande favorite, ou les escapades nocturnes de la proverbiale Autrichienne.

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    La caricature est double : le dessin et lide : le dessin violent, lide mordante et voile; complication dlments pnibles pour un esprit naf, accoutum comprendre dintuition des choses simples comme lui. Virginie a vu; maintenant elle regarde. Pourquoi? Elle regarde linconnu. Du reste, elle ne comprend gure ni ce que cela veut dire ni quoi cela sert. Et pourtan t, voyez-vous ce reploiement dailes subit, ce frmissement dune me qui se voile et veut se retirer? Lange a senti que le scandale tait l. Et, en vrit, je vous le dis, quelle ait compris ou quelle nait pas compris, il lui restera de cette impression je ne sais quel malaise, quelque chose qui ressemble la peur. Sans doute, que Virginie reste Paris et que la science lui vienne, le rire lui viendra; nous verrons pourquoi. Mais, pour le m oment, nous, analyste et critique , qui noserions certes pas affirmer que notre intelligence est suprieure celle de Virginie, constatons la crainte et la souffrance de lange immacul devant la caricature.

    1 1 1

    Ce qui suffirait pour dmontrer que le comique est un des plus clairs signes sataniques de lhomme et un des nombreux ppins contenus dans la pomme symbolique, est laccord unanime des physiologistes du rire

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    sur la raison premire de ce monstrueux phnomne. Du reste, leur dcouverte nest pas trs-profonde et ne va gure loin. Le rire, disent-ils, vient de la supriorit. Je ne serais pas tonn que devant cette dcouverte le physiologiste se ft mis rire en pensant sa propre supriorit. Aussi, il fallait dire : Le rire vient de lide de sa propre supriorit. Ide satanique sil en fut jamais! Orgueil et aberration! Or, il est notoire que tous les fous des hpitaux ont lide de leur propre supriorit dveloppe outre mesure. Je ne connais gure de fous dhumilit. Remarquez que le rire est une des expressions les plus frquentes et les plus nombreuses de la folie. Et voyez comme tout saccorde : quand Virginie, dchue, aura baiss dun degr en puret, elle commencera avoir lide de sa propre supriorit, elle sera plus savante au point de vue du monde, et elle rira.

    Jai dit quil y avait symptme de faiblesse dans le rire; et, en effet, quel signe plus marquant de dbilit quune convulsion nerveuse, un spasme involontaire comparable ltem um ent, et caus par la vue du malheur dautrui? Ce malheur est presque toujours une faiblesse desprit. Est-il un phnomne plus dplorable que la faiblesse se rjouissant de la faiblesse? Mais il y a pis. Ce malheur est quelquefois dune espce trs-infrieure, une infirmit dans lordre physique. Pour prendre un des exemples les plus vulgaires de la vie, quy a-t-il de si rjouissant dans le spectacle d un homme qui tombe sur la glace ou sur le pav,

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    qui trbuche au bout d'un trottoir, pour que la face de son frre en Jsus-Christ se contracte dune faon dsordonne, pour que les muscles de son visage se m ettent jouer subitement comme une horloge midi ou un joujou ressorts? Ce pauvre diable s'est au moins dfigur, peut-tre sest-il fractur un membre essentiel. Cependant, le rire est parti, irrsistible et subit. Il est certain que si lon veut creuser cette situation, on trouvera au fond de la pense du rieur un certain orgueil inconscient. Cest l le point de dpart : moi, je ne tombe pas; moi, je marche droit; moi, mon pied est ferme et assur. Ce nest pas moi qui commettrais la sottise de ne pas voir un trottoir interrompu ou un pav qui barre le chemin.

    Lcole romantique, ou, pour mieux dire, une des subdivisions de lcole romantique, lcole satanique, a bien compris cette loi primordiale du rire; ou du moins, si tous ne lont pas comprise, tous, mme dans leurs plus grossires extravagances et exagrations, lont sentie et applique juste. Tous les mcrants de mlodrame, maudits, dam ns, fatalement marqus dun rictus qui court jusquaux oreilles, sont dans l*or- thodoxie pure du rire. Du reste, ils sont presque tous des petits-fils lgitimes ou illgitimes du clbre voyageur Melmoth, la grande cration satanique du rvrend Maturin. Quoi de plus grand, quoi de plus puissant relativement la pauvre humanit que ce ple et ennuy Melmoth? Et pourtant, il y a en lui un ct faible, abject, antidivin et antilumineux. Aussi comme il

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    rit, comme il rit, se comparant sans cesse aux chenilles humaines, lui si fort, si intelligent, lui pour qui une partie des lois conditionnelles de lhumanit, physiques et intellectuelles, nexistent plus! Et ce rire est lexplosion perptuelle de sa colre et de sa souffrance. Il est, quon me comprenne bien, la rsultante ncessaire de sa double nature contradictoire, qui est infiniment grande relativement lhomme, infiniment vile et basse relativement au Vrai et au Juste absolus. Mel- moth est une contradiction vivante. Il est sorti des conditions fondamentales de la vie; ses organes ne supportent plus sa pense. Cest pourquoi ce rire glace et tord les entrailles. Cest un rire qui ne dort jamais, comme une maladie qui va toujours son chemin et excute un ordre providentiel. Et ainsi le rire de Mel- moth, qui est lexpression la plus haute de lorgueil, accomplit perptuellement sa fonction, en dchirant et en brlant les lvres du rieur irrmissible.

    IV

    Maintenant, rsumons un peu, et tablissons plus visiblement les propositions principales, qui sont comme une espce de thorie du rire. Le rire est satanique, il est donc profondment humain. Il est dans lhomme la consquence de lide de sa propre sup

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    riorit ; et, en effet, comme le rire est essentiellement hum ain, il est essentiellement contradictoire, cest- -dire quil est la fois signe dune grandeur infinie et dune misre infinie, misre infinie relativement ltre absolu dont il possde la conception, grandeur infinie relativement aux animaux. Cest du choc perptuel de ces deux infinis que se dgage le rire. Le comique, la puissance du rire est dans le rieur et nullement dans l'objet du rire. Ce nest point lhomme qui tombe qui rit de sa propre chute, moins quil ne soit un philosophe, un homme qui ait acquis, par habitude, la force de se ddoubler rapidement et dassister comme spectateur dsintress aux phnomnes de son moi. Mais le cas est rare. Les animaux les plus comiques sont les plus srieux; ainsi les singes et les perroquets. Dailleurs, supposez lhomme t de la cration, il n y aura plus de comique, car les animaux ne se croient pas suprieurs aux vgtaux, ni les vgtaux aux minraux. Signe de supriorit relativement aux btes, et je comprends sous cette dnomination les parias nombreux de lintelligence, le rire est signe dinfriorit relativement aux sages, qui par linnocence contemplative de leur esprit se rapprochent de lenfance. Comparant, ainsi que nous en avons le droit, lhumanit lhomme, nous voyons que les nations primitives, ainsi que Virginie, ne conoivent pas la caricature et nont pas de comdies (les livres sacrs, quelques nations quils appartiennent, ne rient jam ais), et que, savanant peu peu vers les

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    pics nbuleux de lintelligence, ou se penchant sur les fournaises tnbreuses de la mtaphysique, les nations se mettent rire diaboliquement du rire de Melmoth; et, enfin, que si dans ces mmes nations ultra-civilises, une intelligence, pousse par une ambition suprieure, veut franchir les limites de lorgueil mondain et slancer hardiment vers la posie pure, dans cette posie, limpide et profonde comme la natu re , le rire fera dfaut comme dans lme du Sage.

    Comme le comique est signe de supriorit ou de croyance sa propre supriorit, il est naturel de croire quavant quelles aient atteint la purification absolue promise par certains prophtes mystiques, les nations verront saugmenter en elles les motifs de comique mesure que saccrotra leur supriorit. Mais aussi le comique change de nature. Ainsi llment anglique et llment diabolique fonctionnent paralllement. Lhumanit slve, et elle gagne pour le mal et lintelligence du mal une force proportionnelle celle quelle a gagne pour le bien. Cest pourquoi je ne trouve pas tonnant que nous, enfants dune loi meilleure que les lois religieuses antiques, nous, disciples favoriss de Jsus, nous possdions plus dlments comiques que la paenne antiquit. Cela mme est une condition de notre force intellectuelle gnrale. Permis aux contradicteurs jurs de citer la classique historiette du philosophe qui mourut de rire en voyant un ne qui mangeait des figues, et mme les comdies dAristophane et celles de Plaute. Je rpondrai quoutre que ces

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    poques sont essentiellement civilises, et que la croyance stait dj bien retire, ce comique nest pas tout fait le ntre. 11 a mme quelque chose de sauvage, et nous ne pouvons gure nous lapproprier que par un effort desprit reculons, dont le rsultat sappelle pastiche. Quant aux figures grotesques que nous a laisses lantiquit, les masques, les figurines de bronze, les Hercules tout en muscles, les petits Priapes la langue recourbe en lair, aux oreilles pointues, tout en cervelet et en phallus, quant ces phallus prodigieux sur lesquels les blanches filles de Romulus montent innocemment cheval, ces monstrueux appareils de la gnration arme de sonnettes et dailes, je crois que toutes ces choses sont pleines de srieux. Vnus, Pan, Hercule, ntaient pas des personnages risibles. On en a ri aprs la venue de Jsus, Platon et Snque aidant. Je crois que lantiquit tait pleine de respect pour les tambours-majors et les faiseurs de tours de force en tout genre, et que tous les ftiches extravagants que je citais ne sont que des signes dadoration, ou tout au plus des symboles de force, et nullement des manations de lesprit intentionnellement comiques. Les idoles indiennes et chinoises ignorent quelles sont ridicules ; cest en nous, chrtiens, quest le comique.

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    V

    11 ne faut pas croire que nous soyons dbarrasss de toute difficult. Lesprit le moins accoutum ces subtilits esthtiques saurait bien vite mopposer cette objection insidieuse : Le rire est divers. On ne se rjouit pas toujours dun malheur, dune faiblesse, dune infriorit. Bien ds spectacles qui excitent en nous le rire sont fort innocents, et non-seulement les amusements de lenfance, mais encore bien des choses qui servent au divertissement des artistes, nont rien dmler avec l'esprit de Satan.

    Il y a bien l quelque apparence de vrit. Mais il faut dabord bien distinguer la joie davec le rire. La joie existe par elle-mme, mais elle a des manifestations diverses. Quelquefois elle est presque invisible ; dautres fois, elle sexprime par les pleurs. Le rire nest quune expression, un symptme, un diagnostic. Symptme de quoi? Voil la question. La joie est une. Le rire est lexpression dun sentiment double, ou contradictoire ; et cest pour cela quil y a convulsion. Aussi le rire des enfants, quon voudrait en vain mobjecter, est-il tout fait diffrent, mme comme expression physique, comme forme, du rire de lhomme qui assiste une comdie, regarde une caricature, ou du rire terrible de Melmoth ; de Melmoth, ltre dclass, lindividu situ entre les dernires limites de la patrie humaine et les frontires de la vie suprieure; de

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    Melmoth se croyant toujours prs de se dbarrasser de son pacte infernal, esprant sans cesse troquer ce pouvoir surhumain, qui fait son malheur, contre la conscience pure dun ignorant qui lui fait envie. Le rire des enfants est comme un panouissement de fleur. Cest la joie de recevoir, la joie de respirer, la joie de souvrir, la joie de contempler, de vivre, de grandir. Cest une joie de plante. Aussi, gnralement, est-ce plutt le sourire, quelque chose danalogue au balancement de queue des chiens ou au ronron des chats. Et pourtant, remarquez bien que si le rire des enfants diffre encore des expressions du contentement animal, cest que ce rire nest pas tout fait exempt dambition, ainsi quil convient des bouts dhommes, cest- -dire des Satans en herbe.

    Il y a un cas o la question est plus complique. Cest le rire de lhomme, mais rire vrai, rire violent, laspect dobjets qui ne sont pas un signe de faiblesse ou de malheur chez ses semblables. Il est facile de deviner que je veux parler du rire caus par le grotesque. Les crations fabuleuses, les tres dont la raison, la lgitimation ne peut pas tre tire du code du sens commun, excitent souvent en nous une hilarit folle, excessive, et qui se traduit en des dchirements et des pmoisons interminables. Il est vident quil faut distinguer, et quil y a l un degr de plus. Le comique est, au point de vue artistique, une imitation; le grotesque, une cration. Le comique est une imitation mle dune certaine facult cratrice, cest-

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    -dire dune idalit artistique. Or, lorgueil humain, qui prend toujours le dessus, et qui est la cause naturelle du rire dans le cas du comique, devient aussi cause naturelle du rire dans le cas de grotesque, qui est une cration mle dune certaine facult imitatrice dlments prexistants dans la nature. Je veux dire que dans ce cas-l le rire est lexpression de lide de supriorit, non plus de lhomme sur lhomme, mais de lhomme sur la nature. Il ne faut pas trouver cette ide trop subtile; ce ne serait pas une raison suffisante pour la repousser. Il sagit de trouver une autre explication plausible. Si celle-ci parat tire de loin et quelque peu difficile admettre, cest que le rire caus par le grotesque a en soi quelque chose de profond, daxioma- tique et de primitif qui se rapproche beaucoup plus de la vie innocente et de la joie absolue que le rire caus par le comique de murs. Il y a entre ces deux rires, abstraction faite de la question dutilit, la mme diffrence quentre lcole littraire intresse et lcole de lart pourlart. Ainsi le grotesque domine lecomique dune hauteur proportionnelle.

    Jappellerai dsormais le grotesque comique absolu, comme antithse au comique ordinaire, que jappellerai comique significatif. Le comique significatif est un langage plus clair, plus facile comprendre pour le vulgaire, et surtout plus facile analyser, son lment tant visiblement double : lart et lide morale; mais le comique absolu, se rapprochant beaucoup plus de la nature, se prsente sous une espce une, et qui

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    veut tre saisie par intuition. Il ny a quune vrification du grotesque, cest le rire, et le rire subit; en face du comique significatif, il nest pas dfendu de rire aprs coup ; cela nargue pas contre sa valeur ; cest une question de rapidit danalyse.

    J ai dit ; comique absolu; il faut toutefois prendre garde. Au point de vue de labsolu dfinitif, il ny a plus que la joie. Le comique ne peut tre absolu que relativement lhumanit dchue, et cest ainsi que je lentends.

    vi

    Lessence trs-releve du comique absolu en fait lapanage des artistes suprieurs qui ont en eux la rceptibilit suffisante de toute ide absolue. Ainsi lhomme qui a jusqu prsent le mieux senti ces ides, et qui en a mis en uvre une partie dans des travaux de pure esthtique et aussi de cration, est Thodore Hoffmann. Il a toujours bien distingu le comique ordinaire du comique quil appelle comique innocent. Il a cherch souvent rsoudre en uvres artistiques les thories savantes quil avait mises didactiquement, ou jetes sous la forme de conversations inspires et de dialogues critiques; et cest dans ces mmes uvres que je puiserai tout lheure les exemples les plus

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    clatants, quand jen viendrai donner une srie d'applications des principes ci-dessus noncs et coller un chantillon sous chaque titre de catgorie.

    Dailleurs, nous trouvons dans le comique absolu et le comique significatif des genres, des sous-genres et des familles. La division peut avoir lieu sur diffrentes bases. On peut la construire dabord daprs une loi philosophique pure, ainsi que jai commenc le faire, puis daprs la loi artistique de cration. La premire est cre par la sparation primitive du comique absolu davec le comique significatif; la seconde est base sur le genre de facults spciales de chaque artiste. Et, enfin, on peut aussi tablir une classification de comiques suivant les climats et les diverses aptitudes nationales. Il faut rem arquer que chaque terme de chaque classification peut se complter et se nuancer par ladjonction dun terme dune autre, comme la loi grammaticale nous enseigne modifier le substantif par ladjectif. Ainsi, tel artiste allemand ou anglais est plus ou moins propre au comique absolu, et en mme temps il est plus ou moins idalisateur. Je vais essayer de donner des exemples choisis de comique absolu et significatif, et de caractriser brivement lesprit comique propre quelques nations principalement artistes, avant dam ver la partie o je veux discuter et analyser plus longuement le talent des hommes qui en ont fait leur tude et leur existence.

    En exagrant et poussant aux dernires limites les consquences du comique significatif, on obtient le

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    comique froce, de mme que lexpression synony- mique du comique innocent, avec un degr de plus, est le comique absolu.

    En France, pays de pense et de dmonstration claires, o lart vise naturellement et directement lu tilit , le comique est gnralement significatif. Molire fut dans ce genre la meilleure expression franaise ; mais comme le fond de notre caractre est un loignement de toute chose extrme, comme un des diagnostics particuliers de toute passion franaise, de toute science, de tout art franais est de fuir lexcessif, labsolu et le profond, il y a consquemment ici peu de comique froce; de mme notre grotesque slve rarem ent labsolu.

    Rabelais, qui est le grand matre franais en grotesque, garde au milieu de ses plus normes fantaisies quelque chose dutile et de raisonnable. 11 est directement symbolique. Son comique a presque toujours la transparence dun apologue. Dans la caricature franaise, dans lexpression plastique du comique, nous retrouverons cet esprit dominant. 11 faut lavouer, la prodigieuse bonne humeur potique ncessaire au vrai grotesque se trouvent rarem ent chez nous une dose gale et continue. De loin en loin, on voit rapparatre le filon ; mais il nest pas essentiellement national. 11 faut mentionner dans ce genre quelques intermdes de Molire, malheureusement trop peu lus et trop peu jous, entre antres ceux du Malade imaginaire e t du Bourgeois gentilhomme, et les ligures carnavalesques

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    de Callot. Quant au comique des Contes de Voltaire, essentiellement franais, il tire toujours sa raison dtre de lide de supriorit; il est tout fait significatif.

    La rveuse Germanie nous donnera dexcellents chantillons de comique absolu. L tout est grave, profond, excessif. Pour trouver du comique froce et trs-froce, il faut passer la Manche et visiter les royaumes brumeux du spleen. La joyeuse, bruyante et oublieuse Italie abonde en comique innocent. Cest en pleine Italie, au cur du carnaval mridional, au milieu du turbulent Corso, que Thodore Hoffmann a judicieusement plac le drame excentrique de la Princesse Brambilla. Les Espagnols sont trs-bien dous en fait de comique. Ils arrivent vite au cruel, et leurs fantaisies les plus grotesques contiennent souvent quelque chose de sombre.

    Je garderai longtemps le souvenir de la premire pantomime anglaise que jaie vu jouer. Ctait au thtre des Varits, il y a quelques annes. Peu de gens sen souviendront sans doute, car bien peu ont paru goter ce genre de divertissement, et ces pauvres mimes anglais reurent chez nous un triste accueil. Le public franais naime gure tre dpays. Il na pas le got trs-cosmopolite, et les dplacements dhorizon lui troublent la vue. Pour mon compte, je fus excessivement frapp de cette manire de comprendre le comique. On disait, et ctaient les indulgents, pour expliquer linsuccs, que ctaient des artistes vulgaires et mdiocres, des doublures; mais ce ntait

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    pas l la question. Ils taient Anglais, cest l limportant.

    Il ma sembl que le signe distinctif de ce genre de comique tait la violence. Je vais en donner la preuve par quelques chantillons de mes souvenirs.

    Dabord, le Pierrot ntait pas ce personnage ple comme la lune, mystrieux comme le silence, souple et muet comme le serpent, droit et long comme une potence, cet homme artificiel, m par des ressorts singuliers, auquel nous avait accoutums le regrettable Debureau. Le Pierrot anglais arrivait comme la tempte, tombait comme un ballot, et quand il riait, son rire faisait trembler la salle ; ce rire ressemblait un joyeux tonnerre. Ctait un homme court et gros, ayant augment sa prestance par un costume charg de rubans, qui faisaient autour de sa jubilante personne loffice des plumes et du duvet autour des oiseaux, ou de la fourrure autour des angoras. Par-dessus la farine de son visage, il avait coll crment, sans gradation, sans transition, deux normes plaques de rouge pur. La bouche tait agrandie par une prolongation simule des lvres au moyen de deux bandes de carmin, de sorte que, quand il riait, la gueule avait lair de courir jusquaux oreilles.

    Quant au moral, le fond tait le mme que celui du Pierrot que tout le monde connat : insouciance et neutralit, et partant accomplissement de toutes les fantaisies gourmandes et rapaces, au dtriment, tantt de Harlequin, tantt de Cassandre ou de Landre. Seule

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    m ent, l o Debureau et tremp le bout du doigt pour le lcher, il y plongeait les deux poings et les deux pieds.

    Et toutes choses sexprimaient ainsi dans cette singulire pice, avec emportement; ctait le vertige de l'hyperbole.

    Pierrot passe devant une femme qui lave le carreau de sa porte : aprs lui avoir dvalis les poches, il veut faire passer dans les siennes lponge, le balai, le baquet et leau elle-mme. Quant la manire dont il essayait de lui exprimer son amour, chacun peut se le figurer par les souvenirs quil a gards de la contemplation des murs phanrogamiques des singes, dans la clbre cage du Jardin-des-Plantes. Il faut ajouter que le rle de la femme tait rempli par un homme trs-long et trs-maigre, dont la pudeur viole jetait les hauts cris. Ctait vraiment une ivresse de rire, quelque chose de terrible et dirrsistible.

    Pour je ne sais quel mfait, Pierrot devait tre finalement guillotin. Pourquoi la guillotine au lieu de la pendaison, en pays anglais?... Je lignore; sans doute pour amener ce quon va voir. Linstrument funbre tait donc l dress sur des planches franaises, fort tonnes de cette romantique nouveaut. Aprs avoir lutt et beugl comme un buf qui flaire labattoir, Pierrot subissait enfin son destin. La tte se dtachait du cou, une grosse tte blanche et rouge, et roulait avec bruit devant le trou du souffleur, montrant le disque saignant du cou, la vertbre scinde, et tous

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    les dtails dune viande de boucherie rcemment taille pour ltalage. Mais voil que, subitement, le torse raccourci, m par la monomanie irrsistible du vol, se dressait, escamotait victorieusement sa propre tte comme un jambon ou une bouteille de vin, et, bien plus avis que le grand saint Denis, la fourrait dans sa poche !

    Avec une plume tout cela est ple et glac. Comment la plume pourrait-elle rivaliser avec la pantomime? La pantomire est lpuration de la comdie ; cen est la quintessence; cest llment comique pur, dgag et concentr. Aussi, avec le talent spcial des acteurs anglais pour lhyperbole, toutes ces monstrueuses farces prenaient-elles une ralit singulirement saisissante.

    Une des choses les plus remarquables comme comique absolu, et, pour ainsi dire, comme mtaphysique du comique absolu, tait certainement le dbut de cette belle pice, un prologue plein dune haute esthtique. Les principaux personnages de la pice, Pierrot, Cassandre, Harlequin, Colombine, Landre, sont devant le public, bien doux et bien tranquilles. Ils sont peu prs raisonnables et ne diffrent pas beaucoup des braves gens qui sont dans la salle. Le souffle merveilleux qui va les faire se mouvoir extraordinairement na pas encore souffl sur leurs cervelles. Quelques jovialits de Pierrot ne peuvent donner quune ple ide de ce quil fera tout lheure. La rivalit de Harlequin et de Landre vient de se dclarer. Une fe

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    sintresse Harlequin : cest lternelle protectrice des mortels amoureux et pauvres. Elle lui promet sa protection, et, pour lui en donner une preuve immdiate, elle promne avec un geste mystrieux et plein dautorit sa baguette dans les airs.

    Aussitt le vertige est entr, le vertige circule dans lair; on respire le vertige; cest le vertige qui remplit les poumons et renouvelle le sang dans le ventricule.

    Ouest-ce que ce vertige? Cest le comique absolu ; il sest empar de chaque tre. Landre, Pierrot, Cassandre, font des gestes extraordinaires, qui dmontrent clairement quils se sentent introduits de force dans une existence nouvelle. Ils nen ont pas l air fch. Ils sexercent aux grands dsastres et la destine tumultueuse qui les attend, comme quelquun qui crache dans ses mains et les frotte lune contre lautre avant de faire une action dclat. Ils font le moulinet avec leurs bras, ils ressemblent des moulins vent tourments par la tempte. Cest sans doute pour assouplir leurs jointures, ils en auront besoin. Tout cela sopre avec de gros clats de rire, pleins dun vaste contentem ent; puis ils sautent les uns par-dessus les autres, et leur agilit et leur aptitude tant bien dment constates, suit un blouissant bouquet de coups de pied, de coups de poing et de soufflets qui font le tapage et la lumire dune artillerie ; mais tout cela est sans rancune. Tous leurs gestes, tous leurs cris, toutes leurs mines disent : La fe la voulu, la destine nous prcipite, je ne men afflige pas; allons 1 courons 1

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    lanons-nous! Et ils slancent travers luvre fantastique, qu i, proprement parler, ne commence que l, cest--dire sur la frontire du merveilleux.

    Harlequin et Colombine, la faveur de ce dlire, se sont enfuis en dansant, et dun pied lger ils vont courir les aventures.

    Encore un exemple : celui-l est tir dun auteur singulier, esprit trs-gnral, quoi quon en dise, et qui unit la raillerie significative franaise la gaiet folle, mousseuse et lgre des pays du soleil, en mme temps que le profond comique germanique. Je veux encore parler dHoffmann.

    Dans le conte intitul : Daucus Carola, le Roi des Carottes, et par quelques traducteurs la Fianoe du roi, quand la grande troupe des Carottes arrive dans la cour de la ferme o demeure la fiance, rien nest plus beau voir. Tous ces petits personnages dun rouge carlate comme un rgiment anglais, avec un vaste plumet vert sur la tte comme les chasseurs de carrosse, excutent des cabrioles et des voltiges merveilleuses sur de petits chevaux. Tout cela se meut avec une agilit surprenante. Ils sont dautant plus adroits et il leur est dautant plus facile de retomber sur la tte, quelle est plus grosse et plus lourde que le reste du corps, comme les soldats en moelle de sureau qui ont un peu de plomb dans leur shako.

    La malheureuse jeune fille, entiche de rves de grandeur, est fascine par ce dploiement de forces militaires. Mais quune arme la parade est diff

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    rente d'une arme dans ses casernes, fourbissant ses armes, astiquant son fourniment, ou, pis encore, ronflant ignoblement sur ses lits de camp puants et sales! Voil le revers de la mdaille; car tout ceci ntait que sortilge, appareil de sduction. Son pre, homme prudent e t bien instruit dans la sorcellerie, veut lui montrer lenvers de toutes ses splendeurs. Ainsi, lheure o les lgumes dorment dun sommeil brutal, ne souponnant pas quils peuvent tre surpris par lil dun espion, le pre entrouvre une des tentes de cette magnifique arme; et alors la pauvre rveuse voit cette masse de soldats rouges et verts dans leur pouvantable dshabill, nageant et dormant dans la fange terreuse do elle est sortie. Toute cette splendeur militaire en bonnet de nuit nest plus quun marcage infect.

    Je pourrais tirer de ladmirable Hoffmann bien dautres exemples de comique absolu. Si lon veut bien comprendre mon ide, il faut lire avec soin Daucus Carota, Peregrinus Tyss, le Pot dor, et surtout, avant tout, la Princesse Brambilla, qui est comme un catchisme de haute esthtique.

    Ce qui distingue trs-particulirement Hoffmann est le mlange involontaire, et quelquefois trs-volontaire, dune certaine dose de comique significatif avec le comique le plus absolu. Ses conceptions comiques les plus supra-naturelles, les plus fugitives, et qui ressemblent souvent des visions de livresse, ont un sens moral trs-visible : cest croire quon a affaire un

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    physiologiste ou un mdecin de fous des plus profonds, et qui samuserait revtir cette profonde science de formes potiques, comme un savant qui parlerait par apologues et paraboles.

    Prenez, si vous voulez, pour exemple, le personnage de Giglio Fava, le comdien atteint de dualisme chronique, dans la Princesse Brambilla. Ce personnage un change de temps en temps de personnalit, et, sous le nom de Giglio Fava, il se dclare lennemi du prince assyrien Cornelio Chiapperi ; et quand il est prince assyrien, il dverse le plus profond et le plus royal mpris sur son rival auprs de la princesse, sur un misrable histrion qui sappelle, ce quon dit, Giglio Fava.

    Il faut ajouter quun des signes trs-particuliers du comique absolu est de signorer lui-mme. Cela est visible, non-seulement dans certains animaux du comique desquels la gravit fait partie essentielle, comme les singes, et dans certaines caricatures sculpturales antiques dont jai dj parl, mais encore dans les monstruosits chinoises qui nous rjouissent si fort, et qui ont beaucoup moins dintentions comiques quon le croit gnralement. Une idole chinoise, quoiquelle soit un objet de vnration, ne diffre gure dun poussah ou dun magot de chemine.

    Ainsi, pour en finir avec toutes ces subtilits et toutes ces dfinitions, et pour conclure, je ferai remarquer une dernire lois quon retrouve lide dominante de supriorit dans le comique absolu comme dans le comique significatif, ainsi que je lai, trop longuement

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    peut-tre, expliqu; que, pour quil y ait comique, cest--dire manation, explosion, dgagement de comique, il faut quil y ait deux tres en prsence; que cest spcialement dans le rieur, dans le spectateur, que gt le comique; que cependant, relativement cette loi dignorance, il faut faire une exception pour les hommes qui ont fait mtier de dvelopper en eux le sentiment du comique et de le tirer deux-mmes pour le divertissement de leurs semblables, lequel phnomne rentre dans la classe de tous les phnomnes artistiques qui dnotent dans ltre humain lexistence dune dualit perm anente, la puissance dtre la fois soi et un autre.

    Et pour en revenir mes primitives dfinitions et mexprimer plus clairement, je dis que quand Hoffmann engendre le comique absolu, il est bien vrai quil le sait; mais il sait aussi que lessence de ce comique est de paratre signorer lui-mme et de dvelopper chez le spectateur, ou plutt chez le lecteur, la joie de sa propre supriorit et la joie de la supriorit de lhomme sur la nature. Les artistes crent le comique; ayant tudi et rassembl les lments du comique, ils savent que tel tre est comique, et quil ne lest qu la condition dignorer sa nature; de mme que, par une loi inverse, lartiste nest artiste qu la condition dtre double et de nignorer aucun phnomne de sa double nature.

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    I n d ic e

    Portada original ......................................................................................... 9

    De l'essence du rire et gnralement du comique dans les arts plastiques

    I 11II 13III 18IV 21V 25VI 28

  • o" o tB 0 X O o 2 o X o o O O 3 j#ts mmfewta#iSEBIiffi&Siitnfa. *?!^y ,y y

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  • En esta obra, Charles Baudelaire (1821-1867) reflexiona sobre lo cmico y la caricatura, aunque el nfasis no est en las artes plsticas como

    anuncia el ttulo, sino en el sustrato mismo de la risa y lo cmico. El autor observa que la caricatura exhibe una paradoja fundamental: es la representacin artstica de la fealdad moral y fsica del hombre, pero desencadena la risa en lugar del llanto, y genera un nuevo concepto de belleza.

    Para Baudelaire, la risa es contradictoria porque deriva de una miseria y de una grandeza infinitas del ser humano: miseria, respecto a su Creador; y grandeza, respecto a los animales. Del choque perpetuo de ambos infinitos se libera la risa. Como se ve, el autor la asocia al sentimiento de superioridad, tanto del hombre sobre el hombre como de ste sobre la naturaleza. Desde la perspectiva del espritu ortodoxo, dice Baudelaire, la risa humana est ligada a la degradacin fsica y moral; por ello, los libros sagrados no ren.

    Baudelaire analiza las manifestaciones de lo cmico en las artes y distingue dos tipos: lo cmico significativo y lo cmico absoluto. El primero es algo ms o menos ordinario, una imitacin, mientras que el segundo es grave, profundo, excesivo, y adquiere el rango de creacin. Pese sus importantes diferencias, ambos tipos de lo cmico requieren que haya dos seres en presencia, en relacin.

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