bref historique de la guerre bactériologique

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M~decine et Maladies Infectieuses -- 1985 - 7 -- 402 & 406 Bref historique de la guerre bact riologique RESUME par H.H. MOLLARET ** De I'Antiquit~ jusqu'au XIX~me si~cle, les tentatives d'agression biologique furent empi- riques, d~coulant de I'observation de certains ph~nom~nes apparemment ~pid~miques. Les progr~s de la microbiologie et les premiers essais de lutte biologique contre les esp~ces animales nuisibles furent ~ I'origine d'exp~rimentations et de tentatives d'utilisation ~ des fins militaires, entre les deux guerres mondiales, des d~couvertes scientifiques r~centes. Depuis la derni~re guerre mondiale, ces experimentations et les laboratoires specialists dans la recherche en mati~re de guerre microbiologique se sont multiplies. Mots-cl~s : Guerre microbiologique - Agression biologique - Arme B - Variole Darts leur ardeur& s'entretuer, les hommes recouru- rent tr~s tbt ~ I'arme biologique. Des si~cles avant la d~cou- verte des bact~ries et des virus, ils avaient d~j~ pu ~tablir quelques relations de cause ~ effet, observer certains ph~no- m~nes infectieux, ~pid~miques ou non, qu'ils ne savaient pas encore comment interpreter, mais qu'ils tent~rent d'uti- liser & des fins meutri~res. Dans une ~tude remarquablement document~e sur les ruses de guerre biologique dans I'Antiquit~, Grmek (6) a rapport~ comment les archers scythes rendaient leurs fl~- ches non seulement toxiques, mais de surcro~t infectantes en en trempant la pointe dans des'cadavres en d~composi- tion, ou dans du sang putr~fi~ incub~ ~ la temperature du fumier en maturation, g~n~rateur de t~tanos ou de gangre- ne. Ce m~me auteur a montr~ que si certains strat~ges anti- ques se pr~occupaient de choisir des emplacements sains pour faire camper leurs troupes, c['autres surent imposer I'ennemi des s~jours prolong~s en terrain insalubre : ainsi, en 414 avant J.C., Iors du si6ge de Syracuse, le strat6ge sy- racusain Hermocrates sut amener le corps exp~ditionnaire ath~nien & s~journer dans une plaine mar~cageuse bien con- nue des gens du pays pour son end~mie palustre. La mala- die, ~crit Grmek, r~gla le sort de I'arm~e ath~nienne. Le m~me stratag~me fut r~p~t~ vers 350 avant J.C. par Clear- chos, tyran d'H~racl#, au si~ge d'Astacos. Dix-huit si~cles plus tard, Napoleon dira {(qu'il vaut mieux donner la ba- taille la plus sanglante que de mettre les troupes en un lieu malsain~>. A cette idle d'amener I'ennemi en zone r~put~e mal- saine, devait en succ~der une autre, celle d'infecter d~lib~- r~ment les eaux, les aliments ou les lieux de cantonnement. A ce titre, les v~ritables pr~curseurs dans le domaine de la guerre bact~riologique seraient les Vazimbas qui auraient ~lev~ des tiques, vectrices de fi~vre r~currente, pour rendre leurs habitations inhospitali~res ~ leurs ennemis, les Sakala- yes (1). Polluer les eaux des citernes ou des puits en y jetant caclavres ou immondices fut sans doute une pratique an- cienne ; mais la premiere tentative connue pour r~pandre une maladie pr~sum~e contagieuse en infectant des aliments avec des produits pathologiques serait due aux Espagnols qui, selon Cesalpino, auraient abandonn6 aux Fran.cais du- rant la campagne de Naples en 1495 du vin additionn~ de sang pr~lev~ chez des I~preux (2). Selon la relation de Gabriel de Mussis, chroniqueur piacenzais, c'est & I'emploi d~lib~r~ de la peste ~ des fins meutri~res que I'Europe serait redevable des quinze & vingt millions de victimes -- le tiers ou la moiti~ de sa population d'alors -- qui succomb~rent de 1348 ~ 1350 au d~but de la seconde grande pand~mie pesteuse (7, 22). Le point de d~- * Re(;u le 12.12.1984. Acceptation definitive le 25.3.1985 ** Unit6 d'Ecologie bact~rienne, Institut Pasteur, 25 rue du Dr Roux, F-75724 Paris cedex 15. 402

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Page 1: Bref historique de la guerre bactériologique

M~decine et Maladies Infectieuses -- 1985 - 7 -- 402 & 406

Bref historique de la guerre bact riologique

RESUME

par H.H. M O L L A R E T **

De I 'Ant iqui t~ jusqu'au XIX~me si~cle, les tentatives d'agression biologique furent empi- riques, d~coulant de I'observation de certains ph~nom~nes apparemment ~pid~miques. Les progr~s de la microbiologie et les premiers essais de lutte biologique contre les esp~ces animales nuisibles furent ~ I'origine d'exp~rimentations et de tentatives d'ut i l isat ion ~ des fins militaires, entre les deux guerres mondiales, des d~couvertes scientifiques r~centes. Depuis la derni~re guerre mondiale, ces experimentations et les laboratoires specialists dans la recherche en mati~re de guerre microbiologique se sont multiplies.

Mots-cl~s : Guerre microbiologique - Agression biologique - Arme B - Variole

Darts leur ardeur& s'entretuer, les hommes recouru- rent tr~s tbt ~ I'arme biologique. Des si~cles avant la d~cou- verte des bact~ries et des virus, ils avaient d~j~ pu ~tablir quelques relations de cause ~ effet, observer certains ph~no- m~nes infectieux, ~pid~miques ou non, qu'ils ne savaient pas encore comment interpreter, mais qu'ils tent~rent d'uti- liser & des fins meutri~res.

Dans une ~tude remarquablement document~e sur les ruses de guerre biologique dans I 'Antiquit~, Grmek (6) a rapport~ comment les archers scythes rendaient leurs fl~- ches non seulement toxiques, mais de surcro~t infectantes en en trempant la pointe dans des'cadavres en d~composi- t ion, ou dans du sang putr~fi~ incub~ ~ la temperature du fumier en maturation, g~n~rateur de t~tanos ou de gangre- ne. Ce m~me auteur a montr~ que si certains strat~ges anti- ques se pr~occupaient de choisir des emplacements sains pour faire camper leurs troupes, c['autres surent imposer I'ennemi des s~jours prolong~s en terrain insalubre : ainsi, en 414 avant J.C., Iors du si6ge de Syracuse, le strat6ge sy- racusain Hermocrates sut amener le corps exp~dit ionnaire ath~nien & s~journer dans une plaine mar~cageuse bien con- nue des gens du pays pour son end~mie palustre. La mala- die, ~crit Grmek, r~gla le sort de I'arm~e ath~nienne. Le m~me stratag~me fut r~p~t~ vers 350 avant J.C. par Clear- chos, tyran d'H~racl#, au si~ge d'Astacos. Dix-huit si~cles plus tard, Napoleon dira {(qu'il vaut mieux donner la ba- tail le la plus sanglante que de mettre les troupes en un lieu

malsain~>. A cette id le d'amener I'ennemi en zone r~put~e mal-

saine, devait en succ~der une autre, celle d' infecter d~lib~- r~ment les eaux, les aliments ou les l ieux de cantonnement. A ce titre, les v~ritables pr~curseurs dans le domaine de la guerre bact~riologique seraient les Vazimbas qui auraient ~lev~ des tiques, vectrices de fi~vre r~currente, pour rendre leurs habitations inhospitali~res ~ leurs ennemis, les Sakala- yes (1).

Polluer les eaux des citernes ou des puits en y jetant caclavres ou immondices fut sans doute une pratique an- cienne ; mais la premiere tentative connue pour r~pandre une maladie pr~sum~e contagieuse en infectant des aliments avec des produits pathologiques serait due aux Espagnols qui, selon Cesalpino, auraient abandonn6 aux Fran.cais du- rant la campagne de Naples en 1495 du vin addit ionn~ de sang pr~lev~ chez des I~preux (2).

Selon la relation de Gabriel de Mussis, chroniqueur piacenzais, c'est & I 'emploi d~lib~r~ de la peste ~ des fins meutri~res que I'Europe serait redevable des quinze & vingt mil l ions de victimes -- le tiers ou la moit i~ de sa populat ion d'alors -- qui succomb~rent de 1348 ~ 1350 au d~but de la seconde grande pand~mie pesteuse (7, 22). Le point de d~-

* Re(;u le 12.12.1984. Acceptation definitive le 25.3.1985 ** Unit6 d'Ecologie bact~rienne, Institut Pasteur, 25 rue du Dr Roux, F-75724 Paris cedex 15.

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part en fut un comptoir tenu par les navigateurs g~nois sur la cSte orientale de Crim~e, Caffa (maintenant F~odosie), oQ aboutissaient les caravanes venant de I'Orient. En 1344, les Mongols assi~g~rent la ville et durant trois ans les G~nois r~sist~rent desesp~r~ment. Les Mongols se disposaient ~ le- ver le si6ge Iorsque la peste atteignit la Crim~e et frappa du- rement les assaillants ; Djanisberg, leur chef, eut alors I'id~e de faire catapulter par-dessus les murailles les cadavres de ses propres soldats. Si le cadavre d'un pestif~r~ n'est pas in- fectant par lui-m~me, ses ectoparasites - puces et poux - r~pandent la maladie. Ainsi furent contamin~s les Genois qui f in irent par s'embarquer et diss~min~rent la peste en Sicile, en Sardaigne, ~ Venise, G~nes et Marseille ; ainsi na- qui t la grande peste du Moyen-Age.

Toujours selon de Mussis, Djanisberg f i t jeter des ca- davres ((pour que leur puanteur insoutenable achev~t les assi~g~s)). Esp~rait-il, de surcroit, leur transmettre la peste et d~clencher une ~pid~mie ? Vraisemblablement non, en fonct ion des ignorances ~pidemiologiques de I'~poque.

Quoi qui l l en soit, le proc~d~ devait faire ~cole : ainsi au si~ge de Carolstein, en 1422, Corbut f i t jeter dans la ville les corps de ses soldats tu~s Iors de I'assaut ((plus deux mille charret~es d'excr~ments ; un grand hombre de d~fenseurs tomb~rent victimes de la fi~vre qui r~sulta de la puanteur)).

En v~rit~, I'envoi par-dessus les murailles de cadavres entiers ~ I'aide de catapultes ou de tr~buchets ne devait pas ~tre une manoeuvre des plus aisles. Aussi I'id~e de bombar- der I'ennemi avec des produits supposes virulents, mais moins volumineux, Iog~s dans des projectiles creux, rut elle propos~e en 1650 par un mil i taire polonais, Siemenowicz, l ieutenant g~n~ral d'arti l lerie qui pr~conisa I'emploi de ((globes empoisonn~s avec de la bave de chiens enrages et autres substances capables de corrompre I'atmosph~re et d'occasionner des ~pid~mies)) (9). L'id~e en resta I~ pour un temps ; les ((globes)) ne furent pas prepares et en 1710, Reval en Estonie, durant la guerre avec la Su6de, I'arm~e russe recourut encore, elle aussi, & la projection de cadavres de pestif~res (4).

Plus maniables que les cadavres, les v~tements de ces m~mes malades auraient ~galement ~t~ utilis~s pour r~pan- dre la peste. Selon A. Proust, ((on raconte qu'en 1785 les Nadis, t r ibu tunisienne tr~s ~prouv~e par la peste, venaient jeter dans la place de La Calle, par-dessus les murailles, des

: lambeaux de v~tements ayant servi aux pestif~r~s. Cruelle- ment d~cim~s par le fl~au, ils voulaient se venger en le trans- mettant aux chr~tiens qui, par des sages mesures, s'en ~taient preserves. Leurs tentatives furent vaines car, si la transmission par les v~tements est possible, elle ne pouvait etre d~termin~e, en tous cas, par de pareits proc~d~s)) (17, 19).

Le virus de la variole, en revanche, se pr~tait beau- coup mieux aux tentatives de contamination par I'interm~- diaire de textiles. Si, pour certains, la variole aurait ~t~ introduite involontairement dans le Nouveau-Monde par un esclave noir de I'arm~e de Cortes, d'autres accusent Pizarre d'avoir d~lib~r~ment fait distribuer aux Indiens des v~te- ments de varioleux. Le m~me proc~d~ fut utilis~ ~ Fort- Pontiac en 1763 contre les Indiens d'Am~rique du Nord. Charles Nicolle dans ((Le destin des Maladies infectieuses)) (16) et Ren~ Dubos (3) ont cit~ la correspondance ~chang~e

entre le g~n~ral Amherts, gouverneur de la Nouvelle-Ecosse (Acadie) et le colonel Bouquet : ((Ne pourrions-nous pas, ~crit le g~n~ral, tenter de r~pandre la petite v~role parmi les tribus indiennes qui sont rebelles. II faut, en cette occasion, user de tous les moyens pour les r~duire)) ; ((Je vais essayer, r~pond le colonel, de r~pandre la petite v~role, grace & des couvertures que nous trouverons le moyen de leur faire par- venir)) ; ((Vous ferez bien, approuve le g~n~ral, de r~pandre ainsi la petite v~role et d'user de tousles autres proc~d~s ca- pables d'exterminer cette race abominable)).

Un si~cle plus tard, durant le si~ge de Paris, un m~de- cin proposera ((de prendre au Val-de-Gr~ce 7 000 ou 8 000 couvertures ayant servi ~ des variol~s, de les emporter dans une voiture et de les abandonner en se retirant ; ainsi les Prussiens s'en serviraient et attraperaient la petite v~role)) (5).

Les progr~s de la microbiologie ne pouvaient que fa- voriser ceux de la guerre biologique ; apr~s des si~cles d'em- pirisme, cette derni~re allait pouvoir s'appuyer sur une connaissance scientifique des agents infectieux, bact6ries et virus : tousles fruits d'une recherche humanitaire, pacifique et bienfaisante allaient ~tre monstrueusement d~tourn~s pour devenir moyens de destruction.

C'est en 1882, en cherchant ~ combattre le phyloxera qui d~truisait les vignobles francais, que Pasteur eut, le pre- mier, I'id~e de lutter contre une esp~ce vivante par I 'emploi d'une autre esp~ce (9).

En fait, les lapins, et non le phyloxera, furent tes pre- mieres victimes de la lutte biologique : ayant lu dans Le Temps que le gouvernement australien cherchait ~ d~truire les lapins qui d~vastaient les Nouvelles Galles du Sud, Pas- teur lui f i t proposer, par le m~me journal, de d~clencher une ~pizootie chez ces animaux en r~pandant sur leur nour- riture une bact~rie pathog~ne ; le 27 novembre 1887, il ~cri- vait au directeur du Temps : ((On a employ~ jusqu'& pr~- sent, pour la destruction de ce fl~au, des substances min~ra- les, notamment des combinaisons phosphor~es ... Pour d~- truire des ~tres qui se propagent selon les lois d'une progres- sion de vie effrayante, que peuvent de tels poisons min~raux ? Ceux-ci tuent sur place I& oQ on les d~pose ; mais, en v~rit~, pour atteindre des ~tres vivants, ne faut-il pas plutSt, si j'ose le dire, un poison comme eux dou~ de vie, et comme eux, pouvant se mult ip l ier avec une surpre- nante f~condit~ ? Je voudrais donc que I'on cherch~t ~ por- ter la mort dans les terriers en essayant de communiquer aux lapins une maladie pouvant devenir ~pid~mique. II en existe une, que I'on d~signe sous le nom de ((cholera des poules)) et qui a fai t I 'objet d'~tudes tr~s suivies dans mon laboratoire. Cette maladie est ~galement propre aux lapins... Des experiences nous ont appris qu' i l est facile de cultiver, sur une ~chelle aussi grande qu'on peut le d~sirer, le micro- be du cholera des poules dans des bouil lons de viande. De ces liquides pleins de microbes, on arroserait la nourriture des lapins qui, bientSt, iraient p~rir ici et I~ et r~pandre le real partout)). Le gouvernement australien f i t venir les cul- tures et le docteur A. Loir, neveu de Pasteur, pour les r~- pandre puis, f inalement, renonca ,~ cette tentative (8). II de- vait la r~aliser quelques ann~es plus tard, avec un autre agent infectieux : le virus de la myxomatose. Ce m~me virus

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sera employ~ ~ nouveau, dans le m~me but, en Sologne, en 1953, par un m~decin, propri~taire forestier lass~ des plain- tes de ses voisins dont les cultures ~taient d6vast~es par les lapins : il se contenta d' inoculer deux lapins qu'i l relAcha et le succ~s d~passa son attente puisque 1'6pizootie s'~tendit toute I'Europe occidentale, d6truisant non seulement les la- pins sauvages, mais aussi ceux d'~levage, ruinant ainsi I'in- dustrie du feutre. La France fut traduite pour cela devant la Cour de Justice internationale de La Haye.

Si le chol6ra des poules ne fut pas r6pandu en Austra- lie, c'est f inalement pros de Reims que I'entreprise pasteu- rienne eut lieu. La lettre de Pasteur au Temps avait retenu I 'attention d'une lectrice, Madame Pommery, propri6taire de vignobles en Champagne, qui se d~solait de ce que les la- pins creusant leurs terriers au-dessus de ses caves, fassent tomber les pierres des voQtes sur ses bouteilles. Voici, telle que I'a relat~e Pasteur & I'Acad~mie des Sciences, la premi~- re 6pizootie volontairement d~clench6e par I 'homme : << Le vendredi 23 d~cembre 1887, j'envoyais ~ Reims Monsieur Loir arroser le repas des lapins d'une culture r6cente du mi- crobe du chol6ra des poules. Le r~sultat en fut pour ainsi di- re surprenant. Madame Pommery m,~crivit le 26 d~cembre : <<samedi matin (par consequent d~s le lendemain du repas mortel), on compta 19 morts en dehors des terriers. Le lun- di matin; on compte encore 13 morts et depuis samedi on n'a pas vu un seul lapin vivant courir sur le sol)). En g6n~ral, les lapins meurent dans leurs terriers. Les 32 cadavres trou- v6s sur le sol du clos devaient donc representer une tr~s fai- ble minori t6 parmi les morts .... Les ouvriers estiment beaucoup plus de 1 000 le hombre des lapins qui venaient manger les 8 grosses bottes de lo in que I'on distr ibuait cha- que jour autour des terriers)) (9). Un autre essai, avec la m~- me bact6rie, sera tent6 en 1946 pour d~truire les lapins ravageant les vignobles de I'H6rault : 350 lapins captur6s sur 5 communes de la r~gion de B~ziers, puis relAch~s apr6s ino- culation du bacille, succomb6rent ~ la maladie, mais sans la transmettre, d~montrant ainsi I ' imprevisibil i t~ en mati~re d'~pizootie ou d'~pid~mie.

Ces premiers essais de lutte biologique furent ensuite ~tendus ~ d'autres esp~ces nuisibles : spermophiles en Bessa- rabie ~ I'aide du cholera des poules, campagnols en Allema- gne et rats en France avec diverses Salmonella~ sauterelles I'aide de certains Bacillus.

Malgr6 leurs r6sultats in~gaux, ces d~buts de la lutte biologique devaient amener certains bellig~rants, durant la premi6re guerre mondiale, ~ envisager de r~pandre des bac- t~ries pathog6nes pour I 'homme ou certains animaux, chevaux et bovins. Y eut-il seulement const i tut ion de stocks ou r~ellement tentative d'ut i l isat ion ? II est di f f ic i le de le di- re devant le peu de documents dignes de foi et compte tenu du climat de d~fiance qui faisait faci lement attr ibuer ~ une intervention de I'ennemi tout 6pisode 6pid~mique spontan~. (Le m~me climat p~sera sur les investigations menses a Phi- ladelphie en 1976 Iors de la survenue de la Maladie des L~gionnaires). Ainsi en 1916 I'~closion de charbon, ~ Bor- deaux, parmi les troupeaux de bovins import~s d'Argentine f i t invoquer une contaminat ion volontaire par des saboteurs atlemands.

En revanche, la consti tut ion de stocks de bact~ries pa-

thog~nes ne fair pas de doute : ainsi, en 1916, des lots de cultures furent saisis & la L~gation allemande de Bucarest et identifies comme bacilles de la morve ; des notices y ~taient jointes, pr~cisant le mode d'emploi : <<Chaque ampoule suf- f i t pour 200 t~tes. Autant que possible, inoculer directe- merit dans la gueule, sinon m~ler au fourrage)) (8). Plusieurs notes du Grand Quartier G~n~ral, en date du 26 mars 1917, du 6 juin 1917 et du 30 octobre 1918, faisaient ~tat de d~- couvertes de tentatives de dispersion de la morve et du cho- lera en plusieurs points de front, en particulier apr~s le recul des armies allemandes en octobre 1918 (7).

Experimentations et projets d'agression bact~riologi- que se mult ipl i~rent avec la Seconde Guerre Mondiale, r~v~- I~s avec quelques d~cennies de retard, au fur et ~ mesure de I'accessibilit~ ~ certaines sources de documents : selon William Stead, des experiences de dispersion de bact~ries auraient ~t~ faites d~s 1938 par des agents allemands dans le m~tro parisien. Sacqu~p~e aurait constat~, sur certaines lignes, la dif fusion de BacH/us prodigiosis.

D~s 1931, I'arm~e japonaise avait c r~e en Mandchou- rie trois centres specialists en recherche sur la guerre biolo- gique : le plus atroce fut <(l'Unit~ 731)) du G~n~ral Shiro Ishii, ~ Pinfang, pros de Harbin, o5 pendant dix arts des mil- liers de prisonniers chinois, cor~ens, russes et am~ricains fu- rent inocul~s et martyris~s dans des conditions d~passant celles des camps nazis. Evacuee en aoCJt 1945, I'existence de cette unit~ ne fut r~v~l~e qu'en 1949 par le proc~s de Kha- barovsk o~ ne furent jug6s qu'une douzaine de comparses. Ishii lui-m~me sut n~gocier avec I'arm~e am~ricaine les con- dit ions de sa l iberation scandaleuse. Un article de J.W. Po- well (18), un best-seller r~cent de S. Morimura (15) et le groupe de recherches de I'Universit~ Keio ont r~v~l~ I'acti- vit~ de ce centre : inoculat ion ~ I 'homme de micro- organismes varies ou de leurs toxines, ~levage d'insectes vec- teurs puis contamination de ceux-ci en vue de leur disper- sion, mise au point de dispositifs d'~pandage : bombes ou g~n~rateurs d'a~rosols. Deux autres unit~s fonctionn~rent parall~lement : I' <<Unit~ 100)) pros de Changchun et le <<D~partement Tama)) pros de Nanjing. Furent particuli~re- ment ~tudi~es les possibilit~s de dispersion de la peste, du charbon, de la morve, de la fi~vre typhoide, de la dysenterie et du cholera. II semble ~tabli que, de 1940 ~ 1944, I'avia- t ion japonaise a r~pandu la peste en Chine dans 11 villes des districts de Tchekiang, Hopei, Honan, Shansi, Hounan, Shantong et Ninglo. La technique varia selon les Iocalit~s : largage de bombes m~talliques ~ fragmentation ou de bom- bes en porcelaine et surtout dispersion de grandes quantit~s de puces infect~es en m~me temps que du riz destin~ ~ atti- rer les rongeurs Iocaux afin de les exposer & des piq~res ca- pables de d~clencher une ~pizootie en apparence naturelle.

A partir de 1952, I'arm~e am~ricaine, ~ son tour, fur accus~e d'avoir d~lib~r~ment r~pandu la peste en CorSe et en Chine ; le volumineux mais peu convaincant <<Rapport de la Commission Scientif ique Internationale charg~e d'exa- miner les faits concernant la guerre bact~riologique en CorSe et en Chine)) (20) ne mentionne pas moins de 50 <(in- cidents)) survenus depuis le d6but de 1952 ; ils ~taient tous identiques : passage d'avions am~ricains, avec ou sans pro- jection visible de materiel, puis d~couverte ult~rieure de vecteurs (insectes h~matophages, mouches) et parfois de

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campagnols chez lesquels les examens bact~riologiques, pra- tiqu~s une fois sur deux en moyenne, auraient r~v61~ les agents de la peste, du charbon, du chol6ra, de la dysenterie, de la fi6vre typho'ide et de la pasteurellose. Des cas de char- bon pulmonaire, de pasteurellose ou de peste seraient surve- nus dans les Iocalit~s atteintes.

II ne fai t aucun doute que depuis une trentaine d'an- n~es, les pr~paratifs et los experiences, sur le terrain, de guerre bact6riologique sont en recrudescence, tant ~ I'est qu'~ I'ouest ; p~riodiquement surgissent les accusations de const i tut ion de stocks, ou d'emploi d'armes biologiques : ainsi en 1971, Cuba accusait les agents de la CIA d'avoir in- t rodui t darts I ' i le divers virus pathog~nes pour I 'homme et les animaux, en part icul ier ceux de la dengue et de la peste porcine. De son c(3t6, le gouvernement am~ricain lancait, en 1980, I'{(affaire de Sv¢rdlovsk)~, accusant I 'Union Sovi~ti- que de preparer activement la guerre bact~rienne, comme le d~montrait I'~pid~mie de charbon survenue un an plus t6t, dans I'Oural, & la suite de I'explosion, le 4 avril 1979, d'un b~itiment mil i taire dans la zone interdite de Sverdlovsk (14,23).

On salt, depuis peu, qu'en 1942, la marine britanni- que avait exp~riment~, dans I'~le de Gruinard, & I'ouest de I'Ecosse, sous le 58~me parall~le, divers dispositifs, ((bombes ~ anthrax)) et g~nerateurs de dispersion a~rienne de spores de Bacillus anthracis.

Certaines de ces grandes manoeuvres de guerre biologi- que entrain6rent, malgr~ le secret qui les entourait et les precautions prises, des incidents, d'o5 des enqu~tes journa- listiques, qui f in i rent par les faire connaitre. Ainsi furent r~alis~es aux Etats-Unis des experiences de dispersion a~rienne de bact~ries du genre Serratia en 1952 ~ Fort- Mc-Mellan, de dispersion de Bacillus subtilis dans le m~tro de New-York les 6 et 10 juin 1966, de dispersion de virus & Dugway en 1976, r~v~l~e par la mort impr~vue de moutons et de chevaux. Diverses agressions simul~es - pros de 250 - furent r~alis~es aux Etats-Unis soit ~ I'aide de simili bact~- dens ou viraux, soit ~ I'aide de micro-organismes des genres Serratia, Bacillus ou Aspergillus, & San Francisco, au Penta-

gone, ~ Washington, & Key West, etc. (21). Une de ces experimentations sur le terrain est particu-

Ikrement significative car e lk util isa des particules simulant le virus de la variole. Le protocole, en date de jui l let 1965, vient d'en 6tre r~v~l~ dans un document ini t ialement secret du laboratoire de biologie de Fort-Detr ick (12). Des parti- cules furent dispers~es en divers points de I'a~roport de Washington et des terminus des autocars {{Greyhound)). Une 6tude minutieuse des mill iers de passagers ((contami- n~s)), de leurs destinations et de leurs dates de vaccination antivarioloqie montra que les deux tiers, au moins, des Etats am~ricains pouvaient 6tre atteints par la variole, dans le cas d'une agression variolique r~elle. Ce choix de la vario- le n'~tait pas innocent. L'Organisation Mondiale de la Sant~ se pr6parait alors & une entreprise sans precedent : I'~radica- t ion de la variole. En 1980, trois cents mil l ions de dollars avaient permis d 'obtenir ce r~sultat ; le dernier cas de vario- le avait ~t~ enregistr~ en Somalie en 1977 ; pass~ cette date, apr~s trois ans d'attente avant de crier victoire, I'Organisa- t ion Mondiale de la Sant~ pouvait annoncer off iciel lement, le 8 mai 1980, I'~radication de la variol~, la disparit ion de son virus de la surface du globe. En 1984, aucun cas nou- veau n'est survenu et, plus le temps passe, plus I'~radication peut ~tre tenue pour certaine. Mais si le virus semble bien disparu de I 'environnement naturel de I 'homme; des exem- plaires en restent off ic iel lement conserves dans certains laboratoires autoris~s (Etats-Unis et U.R.S.S.) et il faudrait une inconcevable na'ivet~ pour ne pas imaginer que dans tel ou tel autre pays, des laboratoires non autoris~s le d~tien- nent frauduleusement. Dans ces condit ions, la variole dispa- rue et la vaccination antivariol ique progressivement aban- donn~e, le virus variol ique devient la premi6re des armes biologiques. II n'existe, actuellement, aucun traitement de la variole qui fut , avant la peste, avant la fi~vre jaune, avant le cholera, la plus meurtri~re des maladies humaines. Un seul recours : la protection efficace par la vaccination. Tou- tes les nations qui abandonnent, les unes apr6s les autres, cette protection ~prouv~e, s'offrent d~lib~r~ment ~ devenir les victimes du virus variolique utilis~ ~ des fins meurtri~res (11,13).

S U M M A R Y Brief history of the bacteriological war

From the Ant iqui ty unti l the 19th century, the attempts to use biological weapons were empirical, based upon the observation of apparently epidemic phenomena. The ad- vances in microbiology and the first trials in biological control of noxious animals, bet- ween the two world wars, led to experiments and attempts to apply the recent discoveries for mil i tary purposes. From the second world war, these experiments, as well as new labo- ratories specialized in research on microbiological weapons are multiplied.

Key words : Bacteriological war- Biological aggression - B weapon - Smallpox.

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