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ECHOS N° 82 1

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ECHOS N° 821

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ECHOS N° 892

Edito (Ariane Hassid) ............................................................................................................................................................................................................................................................................................................3

La laïcité, points de suspension (Mathieu Bietlot) ............................................................................................................................................................................................................................4

Sacré Charlie ! (Luc Malghem) .................................................................................................................................................................................................................................................................................8 Les victimes des extrémistes sont d’abord les nuancés (Pierre Verbeeren) ................................................................................................................................................11

Le sommeil de la raison engendre des monstres (Benoît Van der Meerschen) .......................................................................................................................................13

Ceci n’est pas un article (Alice Willox) ........................................................................................................................................................................................................................................................16

Leurs motivations ne sont pas que religieuses (François Burgat) ............................................................................................................................................................................20

Affonter la complexité sans complexes (Mathieu Bietlot & Mario Friso) ..........................................................................................................................................................24

Situer L’extrémisme violent: premier pas vers des actions efficaces (Michael Privot) ....................................................................................................................28

Radicalisation et démission politique (Renaud Maes) .............................................................................................................................................................................................................32

Un devoir de mémoire (Marc André) .............................................................................................................................................................................................................................................................35

La lutte contre la radicalisation en prison (Juliette Béghin & Cedric Tolley) .................................................................................................................................................39

Un nouveau tour de vice sécuritaire (Manuel Lambert) .........................................................................................................................................................................................................43

Fantasmes sécuritaires sur un Internet incompris (Alexis Martinet) .....................................................................................................................................................................46

Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Bruxelles Laïque Echos est membre de l’Association des Revues Scientifiques et Culturelles - A.R.S.C. (http://www.arsc.be/)

Bruxelles Laïque asblAvenue de Stalingrad, 18-20 - 1000 BruxellesTél. : 02/289 69 00 • Fax : 02/502 98 73E-mail : [email protected] • http://www.bxllaique.be/

Sommaire

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ECHOS N° 893

EDITOrialNous avions annoncé que nous reviendrions en juin sur les attentats de janvier. Nous pensions que cette affaire et ses

multiples dimensions occuperaient le devant de la scène politique, médiatique, scolaire et citoyenne de l’année 2015. Nous avions décidé de ne pas réagir à chaud, de prendre du temps : le temps de l’analyse et le temps du recul afin d’évaluer tout ce qui allait suivre ce drame.

Force est de constater que le soufflé est vite retombé, sans qu’aucune des questions complexes soulevées par ces attaques ne soit résolue. Et pendant ce temps, la présence de l’armée dans les rues se banalise et les tensions sociales ou interculturelles s’aggravent. Les pro- et les anti- Charlie restent face à face.

Du coup, nous avons rencontré quelques difficultés à réunir toutes les contributions souhaitées pour ce numéro de Bruxelles Laïque Echos. Pour reprendre l’expression d’un de nos amis, c’est comme si tout le monde éprouvait à présent une grosse “gueule de bois” après avoir été soulé par cette affaire qui n’était pourtant pas une fête.

Pour parer à certains désistements, nous avons demandé à d’autres revues de reproduire l’un ou l’autre de leurs articles. En particulier Les cahiers de l’éducation permanente de Présence et action culturelles qui préparaient un dossier sur la même thématique à la même échéance. Nous avons décidé que nos publications se répondraient en publiant chacune un article de l’autre.

Les pages que vous allez parcourir s’efforcent donc d’aborder le sujet dans toute sa complexité. Elles proposent des analyses des multiples causes des attentats : la relégation des populations musulmanes en Europe, la propagation de l’islamisme radical et les conquêtes de Daesh, les motivations politiques des djihadistes, les enjeux géopolitiques, les manquements des politiques publiques, le déficit de sens de nos sociétés… Elles s’inquiètent des conséquences immédiates du 7 janvier : la crispation sur les valeurs de la république d’un côté et les valeurs religieuses de l’autre, l’intensification des tensions – voire des violences – intercommunautaires, la récupération de l’événement par l’extrême droite, l’instrumentalisation de la laïcité, l’inflation des mesures sécuritaires et liberticides…

Elles cherchent aussi, avec moins d’ampleur qu’espéré, à proposer des réponses constructives et respectueuses de chacun. À l’école, en prison, dans les quartiers relégués, dans les associations, au sein du mouvement laïque comme à l’échelle de la société ou de la scène internationale, nous sommes persuadés que c’est la rencontre à la place de la séparation, le débat, la confrontation sereine des points de vues, des histoires et des valeurs ainsi que la mobilisation collective autour de la défense intransigeante des droits fondamentaux – en ce compris les droits économiques et sociaux et le droit international – de tous sans exception ni géométrie variable qui nous permettront de sortir des impasses qui ont mené à la déferlante meurtrière de ce début d’année. J’espère que nous en sortirons tous grandis.

Ariane HASSIDPrésidente

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LA LAÏCITÉPOINTS DE SUSPENSION

ECHOS N° 894

Par Mathieu BIETLOT,Bruxelles Laïque Echos

L’éditorial de Charlie Hebdo du 14 janvier 2015 escomptait qu’on en aurait enfin fini avec les “oui, mais” concernant la condamnation des djihadistes et qu’en matière de laïcité les choses seraient désormais claires. “Nous allons espérer qu’à partir de ce 7 janvier 2015 la défense ferme de la laïcité va aller de soi pour tout le monde […] Pas la laïcité positive, pas la laïcité inclusive, pas la laïcité-je-ne-sais-quoi, la laïcité, point final.” Déjà, les manifestations du 11 janvier se voulaient des marches unanimes pour la liberté d’expression et la laïcité. “Les millions de personnes […] qui ont proclamé “Je suis Charlie” doivent savoir que ça veut aussi dire ‘Je suis pour la laïcité’” affirmait encore l’édito. Et le Premier ministre, Manuel Valls, proclamait dans son discours du 13 janvier, que les soutiens, venus du monde entier, étaient là pour défendre “l’esprit de la France, sa lumière, son message universel” et les symboles “de la liberté d’expression, de la vitalité de notre démocratie, de l’ordre républicain, de nos institutions, de la tolérance, de la laïcité” que les terroristes ont voulu abattre.

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LA LAÏCITÉPOINTS DE SUSPENSION

ECHOS N° 895

La République, une et indivisible ? Un message universel ? La laïcité, point final ? Presque toutes les réactions et prises de positions qui ont suivi les atten-tats, d’où qu’elles viennent, ont évoqué, invoqué ou révoqué la laïcité. Et chacun y est allé, une fois de plus, de sa concep-tion de la laïcité et, bien souvent, de son petit qualificatif : laïcité de méfiance, laïcité de confiance, laïcité d’intégration, laïcité d’abstention, laïcité stigmatisante, laïcité libérale, laïcité intégriste, laïcité plurielle, laïcité falsifiée… D’aucun n’ont pas man-qué de reprocher à l’équipe de Charlie de n’avoir pas mesuré la bataille politique dont le vocable de laïcité demeure l’enjeu : “Se contenter aujourd’hui de se réclamer de la laïcité sans en définir le contenu peut amener à toutes les dérives”1.

Depuis ces attentats, la laïcité ne cesse de faire débat. Elle est l’objet de toutes les instrumentalisations. Comme sur la question du voile, c’est au nom de la laï-cité que les positions les plus tolérantes et les plus restrictives sont défendues. C’est à se demander si la laïcité ne partage pas ce trait commun avec la Bible ou le Coran d’être un texte suffisamment sacré et com-plexe pour qu’on s’en dispute l’interpréta-tion et qu’on puisse lui faire dire tout et son contraire ?

Au sommet de l’État, d’abord, Valls a mar-telé qu’il fallait mobiliser l’école et toute la société “autour du seul enjeu qui importe : la laïcité !”, c’est-à-dire “la possibilité de croire, de ne pas croire”. Une défini-tion large… qui se précise deux phrases plus loin : “arborons fièrement ce prin-

cipe puisqu’on nous attaque à cause de la laïcité, à cause des lois que nous avons votées ici interdisant les signes religieux à l’école, prohibant le voile intégral”. Ce discours de fermeté, à forte teneur sécuri-taire, soulignait encore que “la République, la laïcité, l’égalité hommes / femmes sont compatibles avec toutes les religions sur le sol national qui acceptent les principes et les valeurs de la République”. Il ne nous étonnera hélas guère de constater la proxi-mité de ces propos avec ceux de Marine Le Pen qui distingue “nos compatriotes musulmans attachés à notre nation et à ses valeurs” de ceux “ayant acquis la natio-nalité française à leur naissance ou à leur majorité, qui se sentent pourtant profondé-ment en rupture avec la société française”. Et de revendiquer une défense ferme de la laïcité “face à cette crise de l’assimilation et du communautarisme” manifestée par les prières de rue, le port du voile, les exi-gences d’accommodement dans les entre-prises… Le FN n’a plus besoin de vitupé-rer que les étrangers volent notre travail et violent nos femmes, il lui suffit de dire qu’ils ne sont pas laïques, qu’ils ne partagent pas nos valeurs.

En face, une kyrielle d’intellectuels – qua-lifiés d’“islamo-gauchistes” – dénoncent cette instrumentalisation ou falsification de la laïcité à dessein d’obliger les populations issues de l’immigration à adhérer à “nos” valeurs, à refouler leur identité culturelle et à s’abstenir d’une partie de leurs pra-tiques. Ils soulignent que la laïcité est un principe qui régit les relations entre l’État et les Églises, pas les actes quotidiens des citoyens. Il s’agissait, à l’origine de la loi de 1905, de réduire et contenir l’emprise de l’église catholique sur les affaires publiques

par un principe de non-ingérence réci-proque. “La grande manipulation a été de la transformer en une règle à laquelle tous les particuliers doivent obéir. Ce n’est plus à l’Etat d’être laïque, c’est aux individus. Et comment va-t-on repérer qu’une per-sonne déroge au principe de laïcité ? A ce qu’elle porte sur la tête”2… Alain Merlet et Jean-Marc Noirot font le même constat à l’école : nous sommes passés d’une loi de 1905 imposant la neutralité de l’en-seignement par respect pour la liberté de conscience des élèves à une loi de 2004 interdisant aux croyances religieuses des élèves d’entrer dans l’école publique3.

D’autres rappellent à bon escient que la laï-cité garantit la liberté de culte de manière à permettre la cohabitation égalitaire des religions dans la société. C’est, ainsi, au nom de la loi de 1905 qu’ils revendiquent une reconnaissance pleine et entière du droit des musulmans à exercer leur culte avec les mêmes facilités matérielles que les autres religions (ce qui implique des lieux et des temps de prières dans le cadre professionnel, etc.). Et ce “y compris dans l’espace public : la loi de 1905 n’a jamais aboli les processions religieuses”4.

Caroline Fourest, qui se bat autant contre l’extrême droite que contre les intégristes islamiques et les islamo-gauchistes, défend une conception médiane de la laï-cité en établissant une distinction, non pré-vue par la loi, entre “lieux de contrainte” et “lieux de liberté”. “Dans la rue, au domicile ou dans les restaurants, on ne peut pas invoquer la laïcité pour imposer un mode de vie, sauf en cas de trouble à l’ordre public” tandis qu’on le peut dans les lieux de contrainte, tels que l’école5.

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ECHOS N° 896

Les représentants de la communauté musulmane qui se sont exprimés à la suite des attentats ont aussi appelé à la tolé-rance et à la concorde, à la coexistence pacifique entre toutes les croyances et non croyances, sans toujours associer cette idée à la laïcité.

Pour notre part, nous adhérons à une conception égalitaire de la laïcité française, fidèle au texte légal : “La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public” et en déduisons le même droit pour les athées ou mécréants d’exer-cer leurs pratiques satyriques.

La censure qui vient d’en bas

Et nous en arrivons à l’autre grande valeur fondamentale de la République mise en exergue suite aux attentats mais qui fait aussi l’objet de controverses : la liberté d’expression, en ce compris le droit au blasphème6. Evacuons tout de suite ce dernier qui n’a rien à faire ici. Le blasphème désigne un outrage au sacré. Il ne peut donc être commis que par ceux qui croient au sacré. En l’occurrence, une caricature du prophète n’est un blasphème que si elle est dessinée par un musulman croyant ; pas par une joyeuse bande d’athées.

Alors que le discours unanimiste affirmait que toute la France a défilé le 11 janvier pour célébrer la liberté d’expression, des “fines bouches” ont “fait la moue” en dénonçant la logique du deux poids deux mesures en la matière : en gros, Charlie Hebdo a le droit de rire de tout mais pas Dieudonné… Nous ne nous embarquerons

pas ici ni dans les polémiques qui font le fonds de commerce de l’humoriste sora-lien ni dans le difficile débat sur les limites à la liberté d’expression en régime démo-cratique bien que nous reconnaissions qu’en pratique, celles-ci ne dépendent pas seulement des conséquences du propos mais de qui le tient et dans quel contexte.

Nous voudrions avancer l’idée qu’au même titre que le droit au blasphème, la liberté d’expression n’était pas vraiment en jeu dans l’affaire Charlie. A l’instar de la laïcité, la liberté d’expression et de la presse telles qu’elles sont garanties par la constitution française et la déclaration des droits de l’Homme sont des principes qui protègent les citoyens de l’ingérence publique. Ils per-mettent à tout individu de s’exprimer sans que l’État ne l’en empêche, le censure ou le réprime. Si l’équipe de Charlie a connu des entraves à la liberté de la presse, c’était en 1970 à l’époque d’Hara Kiri hebdo lorsqu’il a été interdit par le ministre de l’Intérieur pour avoir titré “Bal tragique à Colombey – 1 mort” suite au décès de de Gaulle. C’est en riposte à cette censure qu’une semaine plus tard naissait Charlie Hebdo.

Nous vivons une époque où ce n’est plus tant la force publique qui limite la liberté d’expression que la bienséance ou le politiquement correct et les doléances de certaines communautés (religieuses, sexuelles, porteuses d’un handicap…). Ces exigences s’expriment en général à travers des pétitions, des lettres ouvertes, des procès, des menaces… et lorsque ces menaces sont portées à exécution, comme le 7 janvier, il ne s’agit pas d’une limitation de la liberté d’expression mais d’une infraction au principe le plus élémen-

taire de la civilisation – l’interdit du meurtre et de l’inceste – et du code pénal. On ne tue pas quelqu’un parce qu’on n’est pas d’accord avec ce qu’il dit ou fait. C’est ce principe-là qui a déclenché l’unanimisme des marches du 11 janvier : les gens qui se sont ému, sont descendus dans la rue ou ont affiché “je suis Charlie” ont affirmé cela avant tout, avant de savoir s’ils s’ad-héraient un peu, beaucoup ou pas du tout à la ligne éditoriale du journal, avant d’ex-primer telle conception de la laïcité ou telle autre, avant de se positionner à l’égard de l’Islam et des musulmans.

Et en Belgique, deux fois…

Si les choses ne sont pas claires en France, la confusion en matière de laïcité s’avère encore plus grande en Belgique bien que les positions soient moins cris-pées et les échanges moins passionnés dès lors que la laïcité n’y est pas assimi-lée au patrimoine génétique de la nation. Nous ne sommes pas en république et le pays résulte d’une somme de compromis, dont celui entre croyants et non croyants7. Des compromis qui apaisent les tensions, empêchent la guerre civile et embrouillent les représentations.

Des protagonistes du débat français ont raison de préciser que confondre laïcité et prohibition de la religion ou athéisme “ne peut que faire le jeu des ennemis de la laïcité et des fondamentalistes religieux qui ont beau jeu alors de crier à la persécu-tion religieuse”8. En Belgique, cette confu-sion existe. La laïcité n’est pas considérée comme un principe d’État garantissant à tous les citoyens la même liberté : il n’est pas inscrit dans la constitution et ce sont

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ECHOS N° 897

des associations qui se chargent de le pro-mouvoir. Ensuite, compromis obligent, ces associations ont fini par être reconnues et financées par l’État au même titre que les cultes. C’est en tant que représentants de la communauté philosophique non confes-sionnelle (en clair les athées, les agnos-tiques, les libres penseurs…) que ces associations sont financées mais, du côté francophone, elles se fédèrent au sein du Centre d’Action Laïque. Comment s’éton-ner alors que pour bon nombre de gens la laïcité soit perçue comme une religion ou une conception de vie parmi d’autres et rapidement assimilée à l’athéisme. Pour sortir de cet imbroglio, le mouvement laïque distingue la laïcité politique – un principe d’organisation de l’État comme en France – et la laïcité philosophique – une conception de vie fondée sur le libre exa-men et le refus de la transcendance. Cette distinction est loin d’être maîtrisée par tout le monde, y compris au sein de ladite com-munauté philosophique.

Notre mouvement, et Bruxelles Laïque en particulier, a donc été interpellé par l’affaire Charlie sur de nombreux plans, à commen-cer par celui de sa double identité. C’est, entre autres, notre communauté philoso-phique qui a été visée par les attaques dji-hadistes : Charlie Hebdo, “journal athée” fait partie de notre “famille”. Comme dans toutes les familles, il y règne des désac-cords et des disputes. Mais, quelles que soient les réserves et critiques qu’il nous a inspirées, Charlie Hebdo incarne un esprit qui fait partie de notre histoire : l’irréligio-sité, le libertinage, l’humour sans tabou et la désacralisation de tous les pouvoirs. En tant que représentants de cette com-munauté philosophique, nous devons

défendre ces valeurs, avec intelligence et responsabilité. Certes, dans le monde sous tensions qui est le nôtre, il faut réflé-chir à deux fois avant de jeter de l’huile sur le feu, mais autocensurer notre irrévérence reviendrait à céder face aux menaces ter-roristes. Il n’y a pas de raison d’être plus frileux face à ce diktat que face à tous les autres que nous dénonçons. C’est pourquoi, l’équipe de Charlie Hebdo a eu raison de republier une caricature du prophète en couverture du numéro qui a suivi les attentats et de continuer à faire “le journal que nous avons toujours fait” (édito). Ils ont eu bien raison de res-ter fidèles à leur ligne tout en ayant l’intel-ligence d’émettre un message pacifique (“tout est pardonné”) pour désamorcer la guerre que veulent déclencher les dji-hadistes. Par contre, l’État français – qui est laïque mais pas athée – aurait tort s’il s’appropriait cette couverture et identifiait l’esprit de Charlie à l’esprit de la France ou à la laïcité. Ce qui fut le cas de certains dis-cours.

Au nom de ses convictions libres exa-ministes, Bruxelles Laïque a raison de défendre Charlie mais, en tant que pro-moteurs de la laïcité politique et de l’inter-culturalité, nous avons aussi la responsabi-lité de mesurer l’impact de nos propos sur le vivre ensemble, la coexistence pacifique des croyances et non croyances, l’amitié entre les peuples… Et nous pouvons géné-raliser la maxime : tout le monde a le droit légal de dire ce qu’il veut mais chacun a la responsabilité éthique de tenir compte des conséquences de ce qu’il dit en fonction d’où il parle.

1 Pierre Khalfa et Gustave Massiah, “Mettons la laïcité au ser-vice de l’intégration et non de la stigmatisation”, Le Monde, 15 janvier 2015.

2 Jacques Rancière, “Les idéaux républicains sont devenus des armes de discrimination et de mépris”, L’Obs, 2 avril 2015.

3 “Laïcité d’assimilation ou laïcité d’intégration à l’école?”, paru sur blogs.mediapart.f le 16 mars 2015.

4 Alain Gresh, “‘Charlie’, la laïcité et la bicyclette”, Les blogs du Diplo, 25 janvier 2015.

5 Caroline Fourest interviewée par Anastasia Vécrin à pro-pos de son livre Eloge du blasphème (Grasset, 2015) dans Libération, 20 mai 2015.

6 La liberté d’expression et le droit au blasphème ont fait l’objet du seul article relatif à l’affaire Charlie dans notre précédent numéro : “De la conviction à la responsabilité” (pp.51-54).

7 Certes, Jean Baubérot n’a de cesse de répéter qu’en France aussi la laïcité a toujours été une histoire de compromis et d’accommodements mais la Belgique est championne en la matière.

8 Pierre Khalfa et Gustave Massiah, op. cit.

Dans le cadre de nos publications croi-sées, cet article paraît simultanément dans Les Cahiers de l’éducation perma-nente de Présence et actions culturelles, n° 46.

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ECHOS N° 8988

Par Luc MALGHEMAuteur

SACRÉquatre millions de Charlie, et moi, et moi, et moi

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ECHOS N° 899

Au commencement, un temps pour tout : je suis Charlie

Je suis Charlie parce que c’est la guerre et je choisis mon camp

Je suis Charlie parce que Cabu quand même (c’est mon enfance qu’on assassine)

Et Wolinski, bordel de cul ! Wolinski !

Je suis Charlie parce que tout le monde est Charlie (mon possible futur employeur aussi)

Je suis Charlie même si je ne suivais plus Charlie depuis long-temps (depuis Val et l’affaire Siné exactement)

Je suis partagé

Je ne connaissais pas ce Charlie mais je suis. Parce que.

Je suis Charlie parce que Caroline Fourest

Je ne suis pas Charlie parce que Caroline Fourest

Avant d’émettre l’hypothèse que je ne suis, peut-être, pas com-plètement Charlie : penser à préciser que je condamne ferme-ment toute forme d’atteinte à l’intégrité physique fut-elle de mon pire ennemi (qui n’est pas, je le précise, Caroline Fourest)

Tuer au nom de Dieu, théologiquement et définitivement, c’est une aberration, mais enfin, tu insultes ma mère, tu peux t’attendre à un poing dans la gueule, non ? In nomine patris et filii et spiritus sancti, amen (en substance, Pape François, 15 janvier 2015)

Si même Viktor Orban, Ali Bongo et Benyamin Netanyahou se revendiquent de lui : je ne suis pas Charlie, je ne le suis plus, je ne le peux pas, je ne le peux plus

Pousse-toi, pauv’con, c’est moi Charlie sur la photo

Donc : je ne suis pas Charlie, je suis le monde dans lequel Charlie (et je pleure et je crie)

En disant que je ne suis pas Charlie parce que ci ou parce que ça, ne serais-je point en train de blasphémer ?

De chier sur la tête de mes lecteurs ? (Alain F., de l’Académie française)

La polémique, un fonds de commerce ? L’anticonformisme, une autre manière de conformisme ?

Dans un monde binaire où qui n’est pas pour est contre, et vice versa, je suis Charlie, inévitablement. Ou pas. (Et nous nous met-trons sur la gueule par médias interposés, et nous nous sentirons tous encore un peu vivants) (oh ! le joli feuilleton qui nous tombe dessus pour les siècles et les siècles, comme une paire d’avions dans le téléviseur)

Je suis juif de France donc je suis Juif, Charlie et même Policier, je suis cohérence

Je ne serai jamais Charlie : je suis le corps qui sombre dans la Méditerranée, et je suis sans nom

Je ne suis ni Charlie ni pas Charlie – donc, non, je ne suis pas Charlie si tu veux tout savoir, et je n’ai pas à m’en justifier, qu’est-ce que c’est que cette histoire – qui, en passant, n’est pas la mienne ?

Je m’appelle Mohamed et tu voudrais que je me dise Charlie ? (non mais là-haut allo quoi)

Merci pour le cliché : je ne suis pas Charlie et je ne suis pas une caricature

Je suis une projection idéologisée

Je suis convoqué au commissariat, mis en examen, convo-qué dans les médias, cartographié, sommé de me désolida-riser, désintégré façon puzzle statistique, je suis Charlie Zéro, l’anti-Charlie

Charlie ou pas, je propose qu’on remplace la minute de silence obligatoire dans les écoles par une minute de hurlement, ils auraient préféré, je crois

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ECHOS N° 8910

Iconoclastes comme ils se voulaient, ils auraient conchié cet una-nimisme bêlant (tas de catholiques zombies)

Charlie, reviens, ils sont devenus fous !

Qui est Charlie, d’ailleurs ?

De quoi Charlie est-il le nom ?

Pendant que Marine la peine, le vieux coq se dresse sur ses ergots : Charlie Martel, je suis Charlie Martel, assène-t-il en bavant un peu, et tout le monde a compris

Et moi qui tapote sur mon clavier, je montre les dents : je me sens Charlie Coulibaly, écris-je, et j’éclate d’un rire méchant et je gagne à tous les coups (comprenne qui veut)

Je suis deux mois en prison avec sursis, le diable dans l’histoire, le corps du crime et aussi de la démonstration

Je suis une parenthèse dans laquelle l’auteur de ces lignes sur-ligne la schizophrénie d’un pays qui se dresse pour le droit au blasphème, donc de se moquer du sacré, et qui, sans état d’âme, par une loi de 2003 (pas de 1830 ni de 1941, non, une loi de 2003) punit de six mois de prison et de 7.500 euros d’amende l’auteur de l’outrage au drapeau ou à l’hymne national

Je suis l’amour sacré de la patrie, je suis le poids et la mesure

Je suis de la très bonne Foi, je suis sans aucun doute

Je suis qui je suis alors je suis ce que je suis : qui suis-je ?

Je suis Charlie est une métonymie polysémique

Une injonction du Saint-Esprit (du 11 janvier)

Notre 11 du mois à Nous (allo Papa Tango Charlie) (souriez, vous êtes écouté)

Un grand moment de communion transcendantale tel que la Nation en attendait depuis la Libération (au moins) (en tout cas, la victoire des Blacks Blancs Beurs en 1998)

Je suis Un et je me nourris de mes contradictions faute de plus roboratif à distribuer à mes administrés

Je suis le degré zéro du slogan politique, l’occasion qui fait le larron présidentiel

Je suis le nouveau messie du catéchisme républicain

Et tant pis : je suis et je reste Charlie parce que moi, je ne confonds pas le 11 janvier avec l’esprit du 11 janvier

Je reste Charlie parce que je me veux positif, tourné vers l’avenir malgré le présent

Et que, de toutes mes forces, je veux que ce qui nous rassemble demeure plus fort que ce qui nous pulvérise

Je reste Charlie, plus que jamais, parce que je suis contre leur rhétorique relativiste tordue de bobos penseurs (pris en flagrant délit de flagrant déni)

Je suis Charlie parce que, ne vous en déplaise, je suis Nous et, dès lors, universel

Je ne suis pas Charlie parce que je suis les Autres

Je suis coupée en deux

Au moins…

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ECHOS N° 8911

Le 19 août 2014, trois ans après le début de la guerre oubliée de Syrie, James Foley, reporter de guerre américain pour le GlobalPost était décapité par Mohammed Hemwaz, un lieutenant de l’Etat islamique. Je déclarais alors à mes beaux-parents (qui m’en ont voulu) que je me méfiais de ces constructions médiatiques scénarisant l’horreur et que je redoutais plus encore la lente glissade conduisant tant d’opinions du rejet de l’extrémisme islamique au rejet de l’Islam.

Par Pierre VERBEEREN Directeur général de Médecins du Monde – Belgique

Les victimes des Extrémistes sont d’abord

LES NUANCÉSEtat islamique

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ECHOS N° 8912

Quelques jours plus tard, ce dernier réitérait son geste contre Steven Sotloff, repor-ter freelance américano- israélien. J’ai hésité à réex-

primer mes interrogations et mes craintes. Lorsque le 13 septembre 2014, il exécutait le journaliste britannique, David Haynes, je n’avais plus voix au chapitre. Les images de ces décapitations tournaient en boucle sur les réseaux sociaux, relayés par les médias. Elles fondaient dans l’airain un ennemi de l’Occident sans pitié. Si nous ne venons pas à bout de l’Etat islamique, l’Etat islamique nous mettra à genoux.

Ces assassinats ciblés sont un maillon, certes crucial, dans une chaîne de mes-sages dont la conséquence sinon l’ob-jectif est la polarisation des opinions : “soit tu es avec, soit tu es contre”. Il en va de même avec l’attentat contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015 : les opinions vont se ranger derrière un complexe inédit de luttes pour la liberté d’expression, contre l’antisémitisme, pour le droit à la provo-cation, contre l’extrémisme religieux… Ceux qui n’endossent pas la totalité du package sont contre Charlie. Lorsque les médias-photos reviennent avec des repor-tages exceptionnels au cœur des kabitas, à Mossoul ou dans les camps d’entraine-ment, lorsqu’ils ramènent les témoignages de Yézidis assiégés, de Peshmergas libé-rés et de femmes violées, notre imaginaire assemble l’ennemi comme on assemble une maquette. Des pièces éparses ne font plus qu’un tout cohérent, lisible. Horrible. Il l’est.

Par-delà cette évidence, plusieurs points :

– les dizaines de milliers de victimes tuées ou assassinées par Daesh sont des Syriens, des Irakiens, des Yézidis, des Kurdes… Les milliers de personnes tuées par Boko Haram, qui a fait allé-geance à l’EI depuis 2014, sont des Nigérians. C’est essentiellement là que se joue l’enfer.

– Depuis 2014, les Nations Unies renoncent à chiffrer le nombre de vic-times du conflit syrien, l’estimant alors à plus de 100.000. L’Observa-toire syrien des Droits de l’Homme l’évalue aujourd’hui à 222.000 et des centaines de milliers de blessés. Les balles ne viennent pas que de Daesh. De même, Antonio Guterres, ex- premier ministre socialiste du Portugal et actuel Haut-Commissaire des Nations Unies pour les Réfugiés, estime que nous compterons bientôt 15 millions de réfugiés d’Irak et de Syrie vivant dans la misère. Tous ne fuient pas Daesh. Ils fuient aussi la répression d’une révolu-tion commencée en 2011, soit deux ans avant l’arrivée de Daesh en Syrie.

– Ces extrémismes s’installent dans des Etats fragiles ou fragilisés, là où l’Etat n’arrive plus à faire entendre une voix de cohésion, de solidarité et de causes communes.

Le “Chaos Contagieux” selon le qualificatif que donne le Dr Thierry Brigaud, président de Médecins du Monde-France, à l’exten-sion des zones de non-droit et d’extré-misme, nous impose de lire la complexité, plutôt que nous polariser. La polarisation du “Si je ne suis pas pour, je suis contre” nous entraînera dans un conflit dont elle nous fera même oublier les raisons. Elle nous fera aussi oublier les valeurs d’hu-manité, de solidarité et de justice qui sont les valeurs de la nuance. De tous temps, les principales victimes des extrémistes ont toujours été celles et ceux qui cher-chaient les nuances, prenaient la peine de l’analyse, se risquaient à la complexité et chérissaient la dialectique.

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ECHOS N° 8913

Par Benoît VAN DER MEERSCHENSecrétaire général adjoint du CAL

Dans notre société de l’immédiateté où “la dictature de l’urgence” semble devenue la règle, il devient complexe d’opérer des retours en arrière et, tout simplement, de se souvenir. Et, quelques mois après les attentats de Paris, un an après la tuerie du Musée Juif, ces souvenirs font toujours mal. Ils interpellent et questionnent notre modèle de société.

Gravure de Francisco de Goya – 1799

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ECHOS N° 8914

Société dans laquelle, de plus en plus, en guise de pseudo- solution, c’est l’émotion qui régente notre vie sociale et politique1, ce qui rend particu-

lièrement ardue la simple tentative de faire appel aux faits et à la raison.

Pour autant, comment ne pas constater que, de Bruxelles à Tunis2, ce sont des lieux de culture et de transmission qui ont été touchés. Qu’au Pakistan3 comme au Kenya4, ce sont des lieux de savoirs et de transmission également qui ont été victimes d’une violence aveugle. Qu’au Canada5, c’est un Parlement, symbole de la démocratie, qui a fait l’objet d’une attaque. Et, enfin, qu’à Paris, ce sont ceux qui ont pour mission d’entamer les inter-dits et de porter plus loin le domaine du licite, qui sont tombés.

Si, face à la bêtise humaine, la violence aveugle et gratuite, il convient de faire preuve d’intransigeance par rapport aux actes et aux mécanismes d’enrôlement6, cependant, les pièges qui nous sont ten-dus ne sont pas loin non plus.

Celui tout d’abord de se focaliser sur les actes et, dans une dynamique sécuritaire, de risquer de sacrifier nous-mêmes nos libertés. N’est-ce pas notre 1er Ministre lui-même qui, dans son discours aux corps constitués en janvier dernier rappelait que “l’enjeu n’est pas seulement la sécurité. C’est aussi la sécurité dans le respect des libertés” ?

Celui aussi de la responsabilisation indivi-duelle à outrance qui, bien souvent, nous fait oublier notre responsabilité collective et l’impératif de solidarité qui doit nous animer. A quoi bon demander que chaque jeune revenu de Syrie passe automatique-ment par la “case prison”7 si personne ne daigne réfléchir aux raisons pour les-quelles des jeunes opèrent ce choix ou se laissent embrigader à un moment donné ? Si nous ne voulons pas être condamnés à toujours rester dans la réaction, il est cru-cial aussi de nous interroger sur ce que notre société met concrètement en place pour empêcher ces dérives tragiques.

Celui enfin du repli communautaire et ce, le plus souvent, sur une base confes-

sionnelle. Face à cette tentation, notre volonté de construire une société où l’on pourrait conjuguer les différences sans les opposer passe aussi par une décon-struction de tous les préjugés. Et, dans ce cadre, même si elle ne peut pas tout et qu’elle doit d’abord elle-même être un lieu citoyen, l’école a un rôle primordial à jouer.

Or, dans notre enseignement officiel, un débat est en cours depuis maintenant plu-sieurs années et a été récemment relancé tant par la Déclaration de politique com-munautaire (DPC) de la coalition au pou-voir en Fédération Wallonie-Bruxelles que par un arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 mars dernier. A la volonté politique exprimée dans cette DPC de remplacer par un cours commun d’éducation à la citoyenneté une des deux heures de cours de religion ou de morale non confession-nelle est venue se superposer, avec cet arrêt, la fin “de fait” du caractère obliga-toire de ces cours précités de l’enseigne-ment officiel puisque, dorénavant, n’im-porte quel parent ou élève majeur peut en demander la dispense.

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ECHOS N° 8915

Heureusement car peut-on encore accep-ter, aujourd’hui, que l’école soit le der-nier lieu où l’on demande en y entrant de s’identifier religieusement ?

Cet arrêt nous oblige à revoir notre copie et, si l’heure de cours commun prévue par la Déclaration de politique commu-nautaire constitue certes une avancée, elle n’est pas moins insuffisante et même dangereuse sur les plans pédagogique8

et organisationnel. Et, surtout, elle n’em-pêchera pas les demandes de dispense qui peuvent être introduites tant pour une heure que pour deux heures de cours…

Bref, parce que nous sommes convain-cus que l’école, outil logiquement majeur d’émancipation, doit être autre chose qu’une gigantesque machine à reproduire les inégalités sociales, il est impératif de rapidement mettre en œuvre un cours d’éducation philosophique, éthique et citoyenne. Un cours de deux heures9 qui respecterait les principes de la neutra-lité dans le parcours commun à tous les élèves et à tous les niveaux.

Ce cours ne résoudra pas tous les pro-blèmes de notre société mais, au moins, il permettra aux élèves d’évoquer ensemble

les questions de sens plutôt que, pour ce faire, d’être cantonnés dans des classes séparées sur une base confessionnelle. Donner ce cours ne sera peut-être pas toujours aisé mais la gestion des conflits fait partie de la société10 et c’est précisé-ment à en être des membres actifs que notre école doit former les élèves.

1 “Pour les belles idées de liberté et de vie privée, nous n’en sommes plus là…”, interview de la Ministre de l’Intérieur, La Première, RTBF, 2 juin 20142 Au musée du Bardo à Tunis le 18 mars 2015.3 Dans une école à Peshawar le 16 décembre 2014. 4 Dans une université à Garissa le 2 avril 2015.5 A Ottawa le 22 octobre 2015.6 Dans la cité comme dans les lieux clos (ce qui impose de repenser notre système carcéral).7 Comme au Monopoly ? Lire l’interview de Claude Moniquet dans la Libre Belgique du 17 janvier 2015. 8 Que peut-on enseigner en une heure de cours ?9 Ce qui suppose d’organiser les cours de religions ou de morale non confessionnelle en dehors de la grille horaire.10 Thomas Gillet, débat du journal Le Soir, 22 janvier 2015.

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Par Alice WILLOXBruxelles Laïque Echos

De quoi parle-t-on lorsque l’on évoque, le plus souvent avec dépit, la prolifération massive des “théories du complot” ? Force est de constater que ce concept est à la fois vague et galvaudé, et qu’il est par-delà complexe d’en dire des généralités. Le sujet revenu au-devant de la scène depuis le 7 janvier a suscité des réactions “à chaud” plutôt indignées. Loin de prétendre à une analyse exhaustive, cet article propose d’en baliser quelques clés de compréhension.

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ECHOS N° 8917

Pensée magique

Les historiens situent l’arrivée des théories du complot à la fin du XVIIe siècle. Dans les années suivant la Révolution française, on voit apparaître pour la première fois l’idée d’un complot judéo-maçonnique qui aurait en fait mené une conspiration anti-chrétienne en bonne et due forme. A partir de cette période, les récits d’un monde tenu par la main souterraine des sociétés secrètes (Francs-maçons, Illumi-natis, Jésuites…) deviennent une caracté-ristique principale de ce que l’on appelle communément aujourd’hui “les théories du complot”. On y ajoutera au XXe siècle les sociétés secrètes étatiques telles que la NSA, le Mossad, le MI6, etc.

Une des hypothèses pour comprendre l’apparition de ces récits est celle d’une recherche de sens pour expliquer l’inex-plicable. Le XVIIe siècle est celui de la raison. La science et la connaissance prennent le dessus sur les explications théologiques. Ces avancées humaines sont fondamentales en termes d’éman-cipation civilisationnelle, mais elles font défaut sur la scène du sens et de l’ordre du symbolique. Or, les grandes tragé-dies, les événements violents de la vie sociale appellent à des réponses sur ces aspects. Les explications du monde par la conspiration donnent du sens à ce qui n’a pas été désiré par une société et apporte de surcroît des réponses simples. De ce fait, elles nous aident à assimiler des événements complexes et soudains. La construction complotiste aurait donc remplacé les croyances religieuses dans une de ses fonctions sécurisantes, celle de la pensée magique.

Par ailleurs, la culture du doute apparaît comme un progrès pour l’humanité. Les adeptes de ces théories s’en revendiquent, ils “savent” plus, ils ne prennent pas le discours dominant pour argent comptant, ils cherchent “au-delà”. On peut donc supposer qu’il réside un vrai potentiel de renforcement narcissique, essentiel à la psyché humaine, dans la posture conspi-rationniste. Voilà pourquoi nous y sommes tous plus ou moins perméables.

Le XXe siècle voit émerger de nouveaux récits. Si les hypothèses d’un Elvis Pres-ley encore vivant, d’un alunage en studio hollywoodien ou de lézards géants vivants au centre de la Terre peuvent faire sou-rire, le phénomène prend une tournure inquiétante pour la société civile dans les années 2000. Et pour cause : plus les évé-nements sont brutaux et médiatiques, plus les thèses sont radicales. La publication et l’énorme relai médiatique de l’ouvrage de Thierry Meyssan, L’effroyable imposture, destiné à rendre la vérité sur les attaques terroristes du 11 septembre 2001, signe l’arrivée d’une nouvelle vague conspira-tionniste. Les explications des attentats qui ont eu lieu le 7 janvier dernier à Paris par une commande des services secrets français, israéliens et américains en sont la prolongation. Lignée que l’on peut peut-être circonscrire sous ces caractéristiques communes : le doute, la dénonciation de l’ostracisme et la formidable connectivité à Internet.

“Si nous sommes les seuls à le dire, c’est forcément vrai”

Le doute comme preuve. C’est par ce tru-chement de la pensée que s’établit toute

bonne théorie conspirationniste. Après tout, comment les frères Kouachi auraient-ils eu la stupidité de laisser leur carte d’identité dans une voiture ? De même, on peut clairement voir sur la photo du Penta-gone qu’un avion n’a pas pu s’y écraser. La démonstration est faite et l’argument peut s’arrêter là, pour être suivi par des explica-tions les plus diverses. A partir du moment où la thèse majoritaire a été “démontée”, il suffit alors d’y coller un récit qui, en géné-ral, vient appuyer une explication du monde préexistante. Le doute fait donc fonction de preuve “supplémentaire” de la portée mon-diale, globale, d’un pouvoir secret.

Il faut bien le dire, et on peut le regretter, ces déclarations suscitent des réactions plutôt épidermiques et très émotives. Les constellations Soral et Dieudonné sont montrées du doigt et discréditées sans autre forme de procès. Or, cette mise au banc peut être instrumentalisée au titre d’une “vérité qui dérange”. Si personne ne veut les entendre ou leur répondre sérieu-sement, voire que d’aucuns font tout pour les faire taire, c’est bien une autre démonstration de la validité des raison-nements qu’ils propagent. C’est un des arguments les plus difficile à contrecarrer : ne pas adhérer aux explications conspira-tionnistes relèverait soit de la naïveté soit de la complicité… L’ostracisme dont ces idées sont objectivement victimes, même s’il relève de la volonté de laisser ces pro-pos à la marge, semble plutôt raviver sa légitimité. Dont acte.

La “face sombre” d’Internet

On met souvent en cause la responsabilité d’Internet (notez l’ineptie dans ce blâme)

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ECHOS N° 8918

dans la propagation de ces thèses. En effet, pour reprendre le cas de Dieudonné et Soral, le moins que l’on puisse dire est qu’ils se sont formidablement appro-priés ce mode de communication. Sur la forme, les deux protagonistes empruntent tout aux codes des “vlogueurs1” et autres commentateurs du web. Face caméra, ton décontracté, l’exercice consiste à donner des informations jugées pertinentes, des révélations ou une opinion sur l’actualité. Un ton résolument populaire, ancré dans son époque.

Mais ce n’est pas l’unique point de force de leur succès. Les sites Internet d’Egalité et réconciliation (dirigé par Alain Soral) et de Quenel+ (fondé par Dieudonné) sont forte-ment visibles sur Internet, et pour cause. L’algorithme qui constitue la base de la recherche de Google se calcule sur des critères précis. Parmi ceux-ci, le nombre de référencements extérieurs à un site vers ce dernier en est un important. Autre-ment dit, plus votre site est référencé par d’autres sites, plus vous apparaissez au top du résultat sur le moteur de recherche. Les professionnels du e-marketing l’ont bien compris. La constellation “dieudo- soralienne” a donc créé de multiples petits sites internet sur des sujets variés étique-tés “alternatifs” ou “antisystèmes”. Ces sites satellites renvoient de multiples liens vers les sites principaux. Voilà comment, aujourd’hui, si vous introduisez le simple mot “Egalité” dans le moteur de recherche qui domine internet, le tout premier résultat qui s’affiche est celui d’Egalité et réconci-liation. C’est donc une véritable stratégie – qui requiert des compétences techniques et promotionnelles particulières – qui est brillamment mise en place ici.

Par ailleurs, visiter ces sites peut compor-ter quelques surprises car ils sont loin de ne contenir que des informations sur un complot juif ou les considérations poli-tiques de ces principaux contributeurs. En effet, on y trouve également des articles et documentaires sur le monopole agro- alimentaire, sur les conflits au Moyen-Orient, sur la dette publique, sur les pré-sidences sud-américaines… autant de sujets susceptibles d’intéresser des per-sonnes à la recherche d’informations divergentes de celles répandues dans les médias de masse. La plupart du temps, il s’agit d’un contenu venant de sites mili-tants qui sont relayés en dépit de leur accord, mais de manière légale.

Internet est le lieu d’expression privilégié des dominés. Une légitimité à la parole publique ne s’accorde pas en amont, comme dans les médias traditionnels. Elle se donne au fur et à mesure de la reconnaissance des lecteurs. D’aucuns le déplorent, pensant alors qu’il s’agirait de “civiliser” l’outil, de prendre le contrôle sur ce qui doit y être dit. C’est oublier une des deux faces de la médaille : si tout le monde peut s’y exprimer, on y trouve donc les meilleurs contradicteurs. La télévision, en bon média vertical et unidirectionnel, ne permet pas cette diversité, d’autant qu’elle est plus soumise encore à ses annonceurs. Benjamin Bayard, spécialiste du web, n’hésite pas à le clamer : “L’impri-merie a permis au peuple de lire. Internet va leur permettre d’écrire”. Les vlogueurs et autres artisans du média numérique sont en effet les contradicteurs les plus actifs et les plus efficaces aux adeptes du conspirationnisme, tout simplement parce qu’ils utilisent les mêmes codes et qu’ils

émargent, eux aussi, d’une culture popu-laire peu audible dans les cercles légitimes de la parole2.

Dénoncer sans simplifier

Malgré l’indignation que peuvent susciter certains propos essentialistes et les expli-cations du monde par un ordre mysté-rieux, il faut bien reconnaître que des com-plots ont existé dans l’histoire. Il faut aussi souligner que les secrets d’Etat et militaire sont des réalités qui cachent parfois (sou-vent ?) de sombres pratiques. Qui, il y a dix ans, aurait dénoncé l’existence de pro-grammes de surveillance de masse par la NSA et aurait été pris au sérieux, n’aurait pas été traité de complotiste paranoïde ? L’histoire lui aurait pourtant donné raison, et il a fallu qu’un lanceur d’alerte risque sa vie et s’expatrie ad vitam pour que l’infor-mation soit devenue vérité publique.

Une enquête sérieuse et bien argumen-tée sur les médias français, à travers la réalisation du documentaire “Les nou-veaux chiens de garde3”, a démontré avec brio les convergences d’intérêts entre les mondes de la finance, de la politique et des médias. Montrant les relations sociales privilégiées que ces professions entretiennent, le film s’attache à démonter la prétendue pluralité des opinions dans la sphère médiatique. Sur le diagnostic de départ, celui de l’uniformité de l’informa-tion, il y a une concordance quasi totale avec les propos d’Alain Soral. Mais là où l’un explique ce phénomène par le fait que “de toute façon ce sont tous des juifs, il suffit de se renseigner”, les autres mènent une longue enquête argumentée et une explication bien plus fine et complexe.

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Se méfier des explications simplistes n’implique donc pas de nier toute parole divergente. On aurait vite fait de traiter de conspirationniste ou de populiste tout dis-cours accusant l’ordre établi de conserver le statu quo de ses privilèges, et, dès lors, de couper court à toute critique subver-sive et radicale. Le danger se situe bien de part et d’autre de la médaille…

Alors comment distinguer le vrai du faux, le plausible de l’insolite, le pertinent et le délirant ?

A nouveau, et comme sur beaucoup de thématiques, l’invitation sera celle de l’es-prit critique et du libre examen. Les expli-cations simplistes du monde, qu’elles pro-viennent des médias mainstream ou des recoins d’Internet devraient nous rendre vigilants. Rechercher, confronter, multiplier les sources et les opinions, et inviter nos enfants à faire de même. C’est l’unique, mais combien délicate et de longue haleine, réponse à la propagation des contre-vérités et des constructions intel-lectuelles essentialistes. Loin de la déné-gation ou de l’indignation irrationnelle, c’est en promouvant, encore et inlassa-blement, une attitude curieuse, critique et rationnelle que nous nous libérerons, petit à petit, de notre besoin de pensée magique.

1 Le terme Vlogueur est une contraction de “vidéo” et “blog”. 2 A titre d’exemple, l’excellent Usul et sa série “Mes chers contemporains” : http://www.dailymotion.com/zulmastr

3 “Les nouveaux chiens de garde”, réa. G. Balbastre et Y. Kergoat, 2012.

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Par François BURGATPolitologue, directeur de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) à Aix-en-Provence1

Leurs motivationsque religieusesne sont pas

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Plus de douze années après

la chute des tours du World

Trade Center, quel a été, pour la

compréhension et le traitement

de la crise, l’apport analytique de la

sociologie des kamikazes ? Proche de zéro,

ai-je aujourd’hui envie de répondre.

Des Français candidats au djihad ?

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ECHOS N° 8921

Pour avoir une chance de maîtri-ser le sens et la portée du 7 jan-vier français, pour comprendre surtout pourquoi les réponses – culturalistes, sociales et poli-

cières – construites sur le socle unanimiste du 11 janvier risquent fort de ne pas suffire, il ne faut pas laisser l’arbre de la sociologie des “laissés-pour-compte des banlieues” (ou du séduisant “mirage maoïste de notre jeunesse”) cacher la forêt d’une profonde fracture très politique : celle que tracent depuis plusieurs décennies les agisse-ments de la France et de ses alliés dans le tissu “musulman” du monde.

Le fait que – à la différence de la confi-guration américaine (où les kamikazes étaient des étrangers) – cette fracture exa-cerbe les failles de notre “vivre ensemble” ne doit pas nous conduire à enfermer sa lecture dans une territorialité étroitement hexagonale.

Une confrontation politique

En contrepoint des 17 victimes parisiennes des Kalachnikovs, il nous faut impérative-ment faire figurer, à quelques milliers de kilomètres, ou à quelques clics de souris de là, les milliers de victimes des Rafale, des F-16 et autres drones.

En limitant au territoire français les termes d’une confrontation dont les “petits soldats français du jihadisme” ne représentent en fait qu’une fraction des acteurs, nous ris-quons d’abord d’en enfermer la lecture dans la fausse dichotomie du “plomb contre les plumes”.

Plus structurellement, la “suridéologisa-

tion” ou la “sursocialisation” de l’agenda des jihadistes français nous voit retom-ber dans la vieille ornière analytique de la dépolitisation des mobilisations islamistes.Pourtant, les frères Kouachi comme Ahmed Coulibaly ne sont pas seulement des “laissés-pour-compte de l’intégra-tion”, des “paumés de la modernisation” ou des victimes des “dérives sectaires”. Ils sont également les acteurs lucides d’une confrontation internationale, banalement politique, née dans le sillage de l’effrite-ment de l’hégémonie impériale des Occi-dentaux.

Sauf à devoir payer un jour le prix d’un véritable aveuglement, il serait dangereux de vouloir ignorer cette dimension de la réalité.

“Désislamiser” (et repolitiser) les motivations

Si la jeunesse et la marginalité sociale des agresseurs (presque tous passés effec-tivement par la case prison) doivent être mobilisées pour éclairer le moment de leur passage à l’acte, elles ne sauraient aucu-nement clore l’inventaire de leurs motiva-tions.

Celles-ci doivent impérativement être cor-rélées avec l’agenda des officiers baa-thistes irakiens ou des activistes yémé-nites qui ont signé leur ordre de mission. Or, le profil et les mobiles de ceux-là ne sauraient en aucune manière être réduits à un simple prurit d’adolescents en mal d’in-tégration ou d’adolescence.

Pour prendre la pleine mesure du 7 jan-vier et avoir une chance d’y répondre avec

un minimum d’efficacité, il faut d’abord “désislamiser” les motivations des jiha-distes français, et cesser, pour ce faire, de chercher l’origine de celles-ci dans la rela-tion – erronée, simplificatrice, immature, inculte, que sais-je encore – qu’ils entre-tiendraient, par la faute d’un Imam “radi-cal”, avec les sourates de leur livre saint.

S’il ne faut certes pas ignorer que leurs fragilités sociale, économique ou iden-titaire ont été de puissants adjuvants de leur rébellion, il ne faut pas ériger ces adju-vants en motivations premières et ce fai-sant vider leur engagement de toute por-tée politique.

Les vrais ressorts de la radicali-sation jihadiste

Cette vieille dérive du regard extérieur qui consiste à dénier à l’adversaire le statut d’acteur politique remonte aux premières heures du traitement académique du phé-nomène islamiste. C’est parce “qu’ils ont la jambe éco-nomique cassée” que les islamistes – disait-on – “ne marchent pas droit”. Elle conduit aujourd’hui – comme le fait notamment Olivier Roy mais également tous ceux que rassure une telle perspec-tive, en forme d’absolution – à considérer par exemple que la radicalisation jihadiste “n’est pas l’expression de la colère des musulmans face aux agressions occiden-tales” ou même qu’elle n’a “rien à voir” “avec le conflit israelo-arabe”. Ou qu’elle ne serait venue que “des marges du monde musulman”.

Comment pourtant ne pas voir que si l’on

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trouve dans les rangs de Daesh “plus de Belges que de Palestiniens ou d’Egyp-tiens”, c’est tout simplement parce que, l’ennemi proche étant à leur porte, Pales-tiniens ou Egyptiens n’ont que faire d’aller le chercher en Irak ou en Syrie !

Daesh, ce conglomérat d’acteurs autres que politiques puisqu’ils ne sont que “l’ex-pression d’un immense fantasme, d’un monde imaginaire”, aura-t-il vraiment, comme le pensait Roy au début de l’an-née 2015, disparu de la carte “dans moins d’un an” ?

Le jeu pervers des Occidentaux

L’impasse n’est pas qu’analytique, et elle ne se résume pas à une “querelle d’ex-perts”. Si séduisante (et si politiquement correcte) soit-elle, la piste qui dissout la

matrice politique de la révolte jihadiste risque de nous conduire vers une impasse culturaliste, sociologisante et sécuritaire, aussi mortifère que celle dans laquelle, avec le succès que l’on sait, notre réponse au 11 septembre 2001 nous a enfer-més. La tentation de “botter en touche” en recherchant des coupables étrangers (“c’est la faute du Qatar ou de l’Arabie”) n’est pas davantage fonctionnelle pour une très bonne raison au moins : si ces monarchies pétrolières font aujourd’hui partie de la coalition internationale qui combat Daech, c’est qu’elles se savent être aujourd’hui les cibles prioritaires des radicaux sunnites et qu’elles n’ont donc absolument aucune raison de les soutenir.

Rêvons que la complaisance infinie de Paris à l’égard du belliqueux petit État hébreu ou du plus grand massacreur

égyptien de l’histoire contemporaine (dont les armes françaises, payées par des Saoudiens, vont peut être bientôt protéger le trône) ne soient pas en train d’exacerber une fracture de plus en plus profonde entre les espoirs printaniers et le jeu pervers des Occidentaux et de leurs alliés, mobilisés contre un camp “jihadiste” désormais en croissance exponentielle.

Rêvons. Et prions aussi pour que le réveil ne soit pas trop brutal.

1 L’auteur nous autorise à reproduire ce billet publié sur le blog de Nouvel Obs (http://leplus.nouvelobs.com) le 10 février 2015 et ici augmenté à notre demande.

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Question de la rédaction : Les candidats français au djihad se positionnent à l’égard de la politique internationale de l’Occident. Ne prennent-ils pas part aussi, sciemment ou non, à la politique internationale de certains pays arabes et à des luttes d’influence dans la région ?

Il faudrait pour ce faire que l’on puisse démontrer que l’émergence de Daesch est le résultat direct de la politique de certains Etats de la région, Arabie ou Qatar, qui en seraient en quelque sorte les sponsors inavoués. S’il n’est certes pas impensable que des opposants saoudiens ou autres puissent adhérer aux ambitions révolutionnaires et sectaires de l’OEI et la soutenir, il en va très différemment des régimes eux-mêmes. Je m’inscris donc en faux contre cette tentation de rechercher des coupables étrangers (“c’est la faute du Qatar ou de l’Arabie”) très répandue, mais que je considère à bien des égards comme... paresseuse. Elle n’est pas fonctionnelle pour une très bonne raison au moins : ces monarchies pétrolières font aujourd’hui partie de la coalition internationale qui combat Daech, et elles le font car elles savent fort bien que les radicaux sunnites qui certes combattent “à leurs côtés” les chiites ont fait de leur trône leur cible prioritaire. Elles n’ont dès lors, sauf à être suicidaires, absolument aucune raison de les soutenir. La stratégie des princes saoudiens est complexe mais elle a un socle évident. Ils ne défendent pas “le wahhabisme” ou même “le sunnisme” mais bien plus prioritairement, et à n’importe quel coût idéologique ou religieux... leur trône. Ainsi ne peut-on comprendre le sens de leur engagement à la tête de la coalition qui combat les Houthis au Yémen (et donc le camp des alliées de l’Iran) si l’on ne rappelle pas qu’à quelques centaines de kilomètres plus au nord, ces Saoudiens sont alliés au camp iranien pour combattre Daech c’est à dire des Sunnites… Un peu comme les Français accusaient Nasser d’être “derrière l’insurrection algérienne”, chercher trop systématiquement “la main de l’étranger” est depuis toujours une façon, dont il faut se garder, de refuser de prendre en compte les causes premières, directes, d’une mobilisation protestataire.

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Par Mathieu BIETLOT et Mario FRISOBruxelles Laïque Echos

Les attaques meurtrières de Charlie Hebdo ont suscité une déferlante de tentatives analytiques cherchant autant à expliquer ce qui avait engendré ou rendu possible l’indicible horreur qu’à mettre en garde contre les mauvaises exégèses. Schéma-tiquement, nous pouvons discerner deux grandes tendances interprétatives : les explications “théologiques” qui imputent les attentats à une certaine lecture du coran ou aux dysfonctionnements de structures musulmanes ; les explications “sociologiques” qui interrogent la manière dont la société française ou occidentale a engendré les djihadistes aussi bien par sa relégation des musulmans que par son arro-gance internationale. Entre les deux écoles, il n’y a pas beaucoup de dialogue. Le débat semble binaire et oblige chacun à choisir son camp.

Affronter la complexitésans complexes

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Dans les milieux progressistes européens, c’est la tendance sociologique qui l’emporte. Ses analyses nous paraissent pertinentes : elles pointent une

profonde situation d’inégalité, de domi-nation et de stigmatisation qui alimente le ressentiment et l’envie d’en découdre d’une partie du monde musulman. Ses préoccupations nous paraissent légi-times : elles se soucient d’éviter les amal-games et de ne pas envenimer les rela-tions interculturelles. Mais, pour ce faire, elles versent trop souvent dans l’évite-ment voire le déni des liens existant entre ces attentats et l’islam au sens large. Au sein d’une part de la gauche occidentale, le monde musulman a été, selon Michel Onfray, sacralisé. Il devient tabou d’en parler de manière critique.

Ce refus de “nommer le réel”1 s’avère, au-delà des bonnes intentions, contre-pro-ductif. Si, entre intellectuels, il permet d’ai-guiser la critique, de pointer les dangers et de se démarquer de la pensée domi-nante, au sein du grand public, il entretient le flou ambiant et cultive les clichés. Dès lors qu’on ne parle pas précisément de certaines tendances ou pratiques, mino-ritaires mais bien réelles, dans l’islam, on empêche le commun des mortels de mesurer en quoi elles se démarquent de la majorité des musulmans. Dès lors qu’on esquive systématiquement la question lorsqu’elle est posée, on laisse courir le fantasme qu’il y a quelque chose à cacher, que le problème est à la hauteur du refus d’en parler. N’est-ce pas à force d’en-tendre que les pratiques qui les choquent n’ont rien à voir avec l’islam ou que les per-sonnes qui dérangent leurs habitudes n’ont

rien à voir avec l’immigration puisqu’elles ont la nationalité française ou belge, que nombre de gens se sentent denigrés et se laissent séduire par l’extrême droite qui parle, sans tabous mais sans nuances, de ces questions. Entre nuance et franchise, le choix est-il si binaire ?

Une telle attitude d’évitement résulte pro-bablement d’une forme de culpabilité postcoloniale. Les torts passés et pré-sents des puissances impérialistes sont tels que leurs victimes passées et pré-sentes auraient toujours, si pas raison, de bonnes raisons de faire ce qu’elles font et que nous serions encore une fois bien arrogants de le leur reprocher. Au nom du péché originel, il est désormais interdit de critiquer les dominés puisque ce serait une nouvelle manière d’affirmer notre domina-tion. N’observons-nous pas là une autre forme de condescendance post-colonia-liste ? N’est-ce pas manquer de considé-ration pour les dominés que de ne les voir qu’en position de victimes ? N’est-ce pas dédaigner l’engagement religieux ou poli-tique de ceux qui ont commis les attentats que de les réduire à des exclus, des pau-més, des malades, des fous… alors qu’ils ont réfléchi et préparé leur coup, tant du point vue militaire que politique. Une telle attitude de réserve peut s’ex-pliquer par la prise de conscience de la complexité du problème et la peur des simplifications imposées par les formats médiatiques ou la peur des récupérations populistes qui ne manquent pas de s’em-parer de la moindre critique de l’islam pour la généraliser ou la transformer en arme du guerre2. Les simplifications constituent en effet un grave écueil à éviter mais marteler

ou se convaincre que “les attentats n’ont rien à voir avec l’islam” en est une aussi. Si la volonté d’éviter les amalgames conduit à l’évitement des questions qui nour-rissent les amalgames, nous ne sommes pas très avancés... Affronter la complexité demande autant de courage que d’intel-ligence. Ne peut-on tenir un propos qui souligne sans tabou ni complexe postco-lonial la complexité de la situation où les torts sont partagés de manière inégali-taire ? Pourquoi ne peut-on pas aborder sans ambages et dans le même discours ce qui pose problème dans la politique occidentale et dans la politique des djiha-distes ?

C’est en nommant les choses – en l’oc-currence ce qui pose problème au sein de la nébuleuse islamique – que l’on peut circonscrire les positions extrêmes ou pro-blématiques, à la fois pour les dissocier du reste du monde musulman et pour y faire face. Il ne s’agit pas ici de se positionner sur l’interprétation des textes, d’abord parce que ce n’est pas notre rôle, ensuite parce qu’à l’instar de tout texte sacré, ils se prêtent à des interprétations multiples et contradictoires sans que personne ne puisse avoir le dernier mot. Il s’agit de regarder en face ce qui existe, ce qui se fait dans les méandres complexes des structures de l’islam et en son nom. Inter-peller les représentants de l’islam en leur demandant de mettre des choses en place pour éviter que les attaques de Paris ou de Copenhague ne se reproduisent, c’est comme enjoindre l’église catholique de prendre des mesures contre la pédophilie dans ses rangs. Et cela n’induit nullement que tous les musulmans sont terroristes ou que tous les catholiques sont pédo-

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philes, ni que leurs textes de référence les y incitent.

Dans les milieux progressistes arabes, une telle démarche critique et d’interpellation de l’islam existe et paraît nettement moins complexée qu’en Europe. Les intellectuels musulmans n’éprouvent pas de culpabilité postcoloniale et vivent de l’intérieur, bien plus violement que nous, la propagation du terrorisme islamique. Ils prennent la mesure de l’enjeu. Ils font face, avec plus d’audace qu’ici, à la nécessité d’une remise en ques-tion. C’est pourquoi, nous avons décidé de réunir quelques extraits d’articles signi-ficatifs parus dans la presse du Moyen-Orient à la suite des attentats. Pour illustrer notre propos, nous avons sélectionné les passages les plus critiques de ces textes. Ce petit florilège, volontairement partiel et partial, n’est donc pas représentatif de l’ensemble des analyses développées de l’autre côté de la Méditerranée.

“L’islamophobie commence au Moyen-Orient”Dalal El Bizri, Al Modon, 8 janvier 2015

Après le crime commis contre Charlie hebdo, une des choses les plus étranges qui émane du monde arabe est l’accusa-tion d’islamophobie. Comme après l’atten-tat qui a touché les tours jumelles de New York le 11 septembre 2001, cette accu-sation est largement reprise. Or l’islamo-phobie résulte tout naturellement de tous les assassinats individuels ou collectifs qui ont été commis au nom de “la défense de l’islam”. Ceux qui crient à l’islamophobie en Occident oublient que la source en est l’orient musulman lui-même. L’islamopho-bie y est extrêmement présente. Daech

l’a ravivée et nous a fait trembler avec son idée de régner au nom de la charia. Regardons d’un peu plus près ce Moyen-Orient qui sert de générateur du discours religieux. Qu’y voyons-nous ? Que l’Islam est le seul et unique héritage, nous n’en avons pas d’autres. Pas de culture, pas de sacralité, pas d’idées, pas d’idéologie qui pourrait s’y mesurer. Du coup, on craint pour l’islam. Cette crainte est le ciment de nos sociétés depuis trente ans. Elle était le fondement du pouvoir, c’est-à-dire le moyen de légitimation de tous les régimes musulmans, islamistes et même laïque ou pseudo laïque.

“We are all ISIS”Par Nadim Koteich, journaliste et ana-lyste politique libanais. Article initiale-ment publié en Arabe sur le site Now, le treize janvier 2015

Les condamnations ne suffisent plus, sur-tout quand elles sont suivies de propos stupides indiquant qu’un crime tel que le massacre de Charlie Hebdo ne représente pas le “vrai islam”. Dans un effort pour absoudre l’islam de toute responsabilité pour d’autres crimes, certains ont ajouté que l’État islamique (EI), Jabhat al-Nusra, Asa’ib Ahl al-Haqq, le Hezbollah, Boko Haram, al-Shabab en Somalie, les talibans et des centaines d’autres groupes armés ne représentent pas non plus le vrai islam. Quel est donc ce vrai islam que ceux qui condamnent les crimes commis au nom de l’islam entendent nous gratifier ? Au-delà des condamnations, comment les partisans du vrai islam ont-ils confronté les criminels depuis la défaite du Mutazilisme – la défaite du rationalisme dans l’islam – il y a 1100 ans ?

Se contenter de condamner n’est pas suf-fisant. Les musulmans du camp sunnite de l’islam contemporain qui ont perpétré le massacre de Charlie Hebdo, le massacre de l’école pakistanaise, les massacres de l’État islamique en Syrie et en Irak, les attentats du 11 Septembre et d’autres atrocités appartiennent tous au vrai islam. La même chose s’applique aux musul-mans du camp chiite de l’islam contempo-rain qui ont enlevé et tué des journalistes étrangers à Beyrouth, et émis et renouvelé la fatwa disant que le sang de l’écrivain britannique Salman Rushdie pouvait être répandu. Ils représentent une partie cen-trale du vrai islam et de ses nombreuses écoles de jurisprudence.

Les écritures islamiques importent peu, qu’il s’agisse d’un texte coranique ou jurisprudentiel, ou d’un texte relatant les paroles du prophète Mahomet ; les assas-sins ne tuent pas pour rien, ils tuent au nom de livres, de fatwas, de sourates et de traditions séculaires. Toutes ces choses constituent des parties inséparables de l’islam véritable. Ils resteront musulmans tant qu’ils prononcent la shahada (pro-fession de foi islamique) et aussi long-temps que l’institution religieuse n’osera pas moderniser les critères pour être un musulman.

Ces tueurs sont nous. Ils sont notre reli-gion dans sa forme la plus extrême. Ils sont dans les limites de notre véritable islam, et ils ne dérogent pas aux Écritures. Quand l’Occident déclare d’une seule voix “Nous sommes Charlie”, nous devrions déclarer : “Nous sommes l’EI”.[…]

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Il a été très révélateur que tout de suite après l’annonce du massacre à Charlie Hebdo, les gens ont pensé aux extrémistes islamistes, malgré le fait que la satire de la revue française n’a pas épargné le judaïsme, le christianisme, ni l’establish-ment politique français. C’est parce que la relation de l’islam avec le monde d’au-jourd’hui est en crise ; tout groupe qui tra-verse une telle crise est toujours le premier suspect. En fait, l’islam dans son ensemble est accusé à l’avance, et pas seulement sa frange extrémiste. Les textes originaux qui forment une partie inséparable de l’islam véritable et inspirent les crimes continus commis en son nom sont aussi coupables. Ceci sera vrai tant qu’il n’y aura pas d’au-torité centrale pour réorganiser la relation entre le texte islamique, en tant que docu-ment historique, et les exigences de notre époque, de la même manière que le coran s’est lui-même adapté avec la révélation graduelle des sourates, de nouveaux ver-sets remplaçant les plus anciens.

En vérité, les actes des tueurs de Paris n’ont fait que renforcer les images des dessinateurs de Charlie Hebdo. La seule différence entre les actions des dessina-teurs et celles des tueurs, c’est que les personnes qui lisent les caricatures sont bien moins nombreuses que celles qui ont suivi le drame international provoqué par le massacre. Rien ne peut insulter l’islam et les musulmans autant que de tels crimes, et pourtant nous acceptons encore de pré-tendre qu’ils ne représentent pas le véri-table islam, sans fournir une description claire de ce qu’est le vrai Islam, en com-mençant par nos écoles religieuses, dont certaines sont des fabriques de crime, et nos constitutions équipées avec les mines

de la jurisprudence islamique et de la cha-ria.Rien n’insulte plus l’islam que le massacre de Charlie Hebdo, qui dit, à partir du cœur du véritable islam lui-même : Ceux d’entre nous qui vénèrent le plus le prophète sont nos plus grands criminels.

“Il nous faut notre vatican II”Par Slim Laghmani, Tunisie, paru le 12 janvier sur le site www.leaders.com.tn

Que l’islamisme, sans qu’il en ait le mono-pole, génère le terrorisme, cela on le savait déjà : l’Algérie a compté ses victimes par centaine de milliers dans l’indifférence générale de la société internationale à l’époque. Mais que l’islamisme soit l’islam, “voilà l’erreur !”, dit-on.

En Occident comme dans le monde musulman, on peine à montrer en quoi l’islamisme est différent de l’islam. C’est parce que l’on s’y prend très mal. Quitte à choquer, je dirais que l’islamisme, c’est aussi l’islam, de même que la Sainte inqui-sition était aussi le christianisme. La ques-tion n’est pas de savoir ce qu’est l’islam ou ce qu’est le christianisme, mais com-ment on les comprend. L’Islam comme foi a pour support un texte. Ce texte comme tout texte, n’est pas univoque il doit être lu, interprété, réinterprété. Si aujourd’hui on confond islam, au nom duquel les pires horreurs sont commises, et l’islamisme, qui les glorifie, c’est parce que rien ne les distingue dans leur compréhension du texte.

Ils adoptent les mêmes paradigmes, les mêmes méthodes, les mêmes techniques d’interprétation. Ce qui les distingue, ce

n’est pas leur compréhension du texte, mais les décisions politiques relatives aux attitudes à adopter. Un immense travail reste à faire, ce qui est de notre respon-sabilité. Depuis la réforme, les protestants ont renoncé à l’interprétation littérale de certains textes. Depuis Vatican II, l’église catholique s’est adaptée à la modernité. Ce travail n’a pas été fait dans le monde arabo-musulman et les rares personnes qui s’y sont aventurées et qui s’y aven-turent encore sont, dans le meilleur des cas, superbement ignorées, et dans le pire, exécutées. Tant qu’on ne le fera pas, il sera difficile de convaincre, autrement qu’en recourant à des arguments d’auto-rité, que l’islamisme est une interprétation maladive de l’islam.

1 Michel Onfray, “Mercredi 7 janvier 2015 : notre 11 sep-tembre”. Le site http://mo.michelonfray.fr/ reprend l’intégrali-té du point de vue paru dans Le Point du 10 janvier 2015. “Le succès de Marine Le Pen vient beaucoup du fait que, mises à part ses solutions dont je ne parle pas ici, elle est en matière de constats l’une des rares à dire que le réel a bien eu lieu. Hélas, j’aimerais que cette clarté sémantique soit aussi, et surtout, la richesse de la gauche.”

2 Le site canadien Postedeveille, par exemple, reprend cer-tains extraits de presse que nous citons plus bas pour mener son combat contre la charia et stigmatiser l’ensemble des musulmans.

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Par Michaël PRIVOTIslamologue, Directeur de l’ENAR – le Réseau européen contre le racisme

Situer l’extrémisme violent : premier pas vers des actions efficaces

Radicalisation, questions identitaires, sociales et sécuritaires, reli-gion, liberté d’opinion, de presse, discriminations… Si les débats

étaient déjà confus avant Charlie, rien ne s’est vraiment éclairci depuis. Et pourtant, ce ne sont pas les ana-

lyses pertinentes qui manquent. La décon-nexion entre les mondes politiques, aca-

démiques et la société civile n’en est que plus criante, rendant la mise

en œuvre de solutions concrètes d’autant

plus compliquée.

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Regarder la problématique du départ de jeunes Belges pour rejoindre le projet d’état mes-sianique de Daesh au tra-vers du seul prisme religieux,

comme le font trop de décideurs poli-tiques, voire d’analystes, du niveau local au niveau européen, c’est se condamner à ne pas percevoir le mouvement d’en-semble auquel ils participent. Et s’inter-dire de facto d’envisager les rares options possibles qui permettraient de changer la donne.

Contrairement à une certaine vulgate, l’analyse des profils et des parcours de vie de nombreux jeunes partis rejoindre Daesh démontre que la religion, l’islam en l’occur-rence, n’intervient véritablement qu’en fin de parcours, comme une sorte de glu qui permet de donner un peu de cohérence, de structurer, un ensemble très hétéroclite de motivations diverses et variées. On y retrouve déception face à la promesse égalitariste non tenue par la société, dis-criminations vécues ou perçues, isla-mophobie vécue ou perçue, faillite de la démocratie, panne de l’ascenseur social, perception d’un traitement différencié vis-à-vis de sa communauté d’appartenance, négation de la participation de celle-ci à la conversation nationale, rejet permanent à son altérité… La liste pourrait encore être longue.

Or, la propagande bien rodée de Daesh sait appuyer où cela fait mal : la protec-tion contre l’islamophobie des sociétés occidentales figure parmi les ressorts-clés du “grand récit” articulé par l’Etat isla-mique. Face à l’exclusion et l’absence de perspectives d’avenir sérieuses aux-

quelles sont confrontés de nombreux jeunes (musulmans ou non), Daesh promet monts et merveilles : donner un sens à sa vie (construire la Cité idéale, renverser la tyrannie), un confort matériel (maison et voiture offertes, salaire, soins gratuits), un “plan-cul halal” (époux ou épouse choisi-e “librement”, loin des exigences familiales). Face à cela, la sécurisation grandissante, le chômage, l’austérité et l’exclusion “à perpète” mis en avant par les sociétés européennes ne peuvent faire long feu comme “grand récit” alternatif et mobili-sateur.

On l’aura compris : la dimension religieuse du processus de radicalisation menant éventuellement à l’extrémisme violent consiste largement en un “parfum spiri-tuel” recouvrant des aspirations bien plus matérielles – et légitimes – d’aspiration à une vraie place dans la société, à la réali-sation concrète de sa promesse égalitaire.

Cela permet de saisir, d’une part, pourquoi ce processus n’est pas uniquement un problème lié à la pauvreté : si une grosse partie du contingent parti rejoindre Daesh est recruté dans les classes paupérisées ou la petite classe moyenne, voire a connu des déboires avec la justice, un nombre non négligeable de recrues (en particulier les jeunes filles) ont plus un profil de classe moyenne, certaines étant engagées dans des études supérieures. La perception de l’exclusion sur base raciale ou religieuse, en effet, dépasse largement le cas indivi-duel, puisqu’il suffit de constater que l’on présente les mêmes caractéristiques exté-rieures de différence que certain-e-s de nos proches qui ont été exclu-e-s, discri-miné-e-s ou victimes de crimes haineux,

pour déduire que cela pourrait nous arriver du simple fait de partager ces caractéris-tiques. Cela participe au développement du sentiment d’exclusion et d’insécurité à l’échelle communautaire, qui peut être ressenti indépendamment du statut social effectif, même si l’on a plus d’occasions de rencontrer la discrimination et l’exclusion qui en découlent lorsque l’on combine un certain nombre de motifs de discrimination (race, religion, fortune – réelles ou suppo-sées –, sexe, orientation sexuelle…).

D’autre part, en élargissant la focale, on constate que des processus similaires tra-versent l’ensemble des populations euro-péennes depuis trois décennies au moins : perte de confiance dans le politique, sen-timent d’exclusion sociale et économique, questionnements de plus en plus virulents de la démocratie parlementaire représen-tative, crise identitaire, aliénation politique dans sa propre société, perte du pouvoir d’agir sur son destin… La radicalisation de la population majoritaire – au sein de laquelle s’inscrit la radicalisation décrite ci-dessus – se traduit par une montée constante de partis et mouvements cou-vrant l’ensemble du spectre à la droite de la droite de gouvernement, y compris avec la résurgence de groupuscules ou d’indivi-dus violents (Breivik en Norvège, groupus-cules paramilitaires violents en République Tchèque). On retrouve également des “djihadistes” européens d’extrême-droite des deux côtés du conflit ukrainien par exemple, chacun défendant sa version de la cause suprémaciste – sans pourtant que cela fasse la une des médias, par ailleurs.

En quelque sorte, si l’on fait abstraction du “facteur musulman”, l’ensemble de

Situer l’extrémisme violent : premier pas vers des actions efficaces

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la société connaît une poussée radicale, identitariste, potentiellement violente, sous une quadruple contrainte : déficit démocratique fondamental, déséquilibre total dans la répartition des richesses, exclusion sociale et économique crois-sante, recul massif de l’égalité réelle. Le radicalisme djihadiste n’est en fait qu’un motif particulier de ce vaste mouvement, spécifique à un sous-groupe de la popula-tion européenne.

De nombreux autres facteurs, non négli-geables pour autant, s’entremêlent sur cette toile de fond. Par exemple, la sécu-larisation de nos sociétés rend incompré-hensible pour beaucoup d’acteurs institu-tionnels l’expression de problématiques socio économiques au travers d’une gram-maire d’apparence religieuse. Ou encore les théories du complot, qui jouent un rôle important dans les processus de radicali-sation contemporains. On retrouve en effet les mêmes sources, les mêmes complots (judéo-maçonnique, illuminati…) tant dans les milieux d’extrême-droite que dans les milieux islamistes radicaux. Dès lors, lorsque l’on chausse ce type de lunettes pour analyser le monde, le seul petit David résistant à Goliath, à l’Empire déchaîné contre lui, c’est Daesh. Et tous les coups lui sont permis, y compris les attentats les plus sordides, puisqu’il ne ferait que se défendre contre les agressions dont il est victime. A ce titre, on comprend aisément pourquoi certains peuvent se convertir à l’islam – en fin de parcours d’une radi-calisation plus profonde – pour rejoindre Daesh et contribuer à l’effort des damnés de la Terre pour leur libération.

Le facteur religieux (en l’occurrence

musulman) n’est donc pas le facteur-clé du processus de radicalisation pouvant déboucher vers un extrémisme violent.

Cette analyse permet a minima :1. De comprendre que le djihadisme euro-

péen s’inscrit dans un phénomène beaucoup plus vaste de délitement de nos sociétés sous pression néo libérale depuis plus d’une trentaine d’années. Ce dernier a privé nos sociétés des ressources nécessaires pour inclure et accompagner de manière égale tous leurs enfants, quel que soit leur profil socio-économique, culturel, convic-tionnel… au sein de sociétés en voie de diversification et complexification crois-santes et inéluctables ;

2. De resituer la problématique dans le domaine du politique, et non plus du religieux ou du messianisme. Un enchaînement de décisions politiques, et non les lois de la Nature, nous a ame-né où nous en sommes aujourd’hui, que ce soit en matière socio économique ou d’“identity politics”, l’inévitable corol-laire de l’augmentation des inégalités. Cela permet aux agents de se réappro-prier des moyens d’action, de dévelop-per des actions collectives, de produire ensemble un horizon de sens et d’y parvenir, espérons-le, par la délibération démocratique ;

3. De sortir de l’exceptionnalité islamique du phénomène pour développer des politiques qui répondent aux besoins d’égalité, de démocratie, d’inclusion sociale et économique de la majori-té de nos concitoyens. La dimension “islamique” ne doit être mobilisée que pour un nombre très précis d’actions, comme, par exemple, le développe-

ment de contre-discours à l’intention de personnes en voie de radicalisation vio-lente – et cela peut encore se discuter. Le gros de l’effort en ce domaine doit au contraire se situer sur le terrain des valeurs ou de figures communes (éga-lité, justice, lutte des classes, Malcom X, Martin Luther King, le Che…) qui font partie de notre univers référentiel com-mun. Une conversation théologique n’a aucun sens au vu de l’absence de réfé-rentiel solide de la plupart des préten-dants au djihad ;

4. De refocaliser l’attention des décideurs politiques et des associations issues de la société civile sur l’impérieuse néces-sité de réinvestir les terrains éducatif et socio économique, massivement, et ne pas se contenter de mesurettes sécu-ritaires, coûteuses, et inefficaces sur le long terme. De fait, elles débouchent notamment sur une stigmatisation accrue des communautés considérées comme problématiques, renforçant leur propre sentiment d’insécurité et de ne pas être traitées sur un pied d’égalité avec les autres citoyens.

Notre pratique du plaidoyer, du niveau local au niveau européen, ne nous rend pas dupes : la génération au pouvoir, à tous les niveaux, indépendamment de sa cou-leur politique, a fait carrière sur la réduc-tion des dépenses publiques, la contrac-tion du rôle de l’Etat social, la privatisation des services, l’austérité, etc. Elle est dans l’incapacité de prendre le risque, voire même d’imaginer, qu’un autre paradigme soit possible. La réponse sécuritaire est dès lors la seule qu’ils peuvent envisa-ger et elle est triplement payante pour eux : c’est ce que souhaite le cœur de

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leur électorat, elle coûte moins cher que d’augmenter le nombre d’enseignants et de classes d’école et, enfin elle permet de continuer à juguler la contestation sociale croissante.

En conséquence, le rôle de la société civile et du monde académique n’en prend que plus d’importance. Si l’on met raison-nablement de côté l’option d’un “Grand soir” qui rebattrait les cartes de manière inattendue, la situation risque de rester stable, voire de s’empirer au cours des dix prochaines années. Aucune solution durable ne se profile au Moyen-Orient et Daesh, ainsi que ses métastases, vont rester un pôle d’attraction pour tous les messianistes en quête de sublimation dans une lutte contre l’Empire. En Europe, en dépit des pronostics faussement ras-surants de l’Union Européenne, qui table sur un rétablissement long d’une ou deux décennies, l’Organisation Internatio-nale du Travail prédit une augmentation continue du chômage au sein de la zone Euro pour les cinq prochaines années au moins, renforçant l’exclusion et les désil-

lusions au cœur même de la radicalisa-tion que nous constatons dans les milieux d’extrême-droite ou djihadistes.

Il importe donc plus que jamais, que la société civile et le monde académique jouent leur rôle de conscientisation de la société par rapport à ces enjeux, en les recontextualisant, y compris dans leurs dimensions géostratégique et environne-mentale, et continuent à mettre en œuvre des pratiques contribuant à l’inclusion éducative, sociale et économique et pré-venant ipso facto la radicalisation vio-lente. Il va de soi que l’effort de réflexion sur les nouvelles formes de démocratie et de gouvernance pluraliste et inclusive doit se poursuivre en parallèle, car toutes ces questions sont intimement liées.

L’expérience de l’ENAR, en conjonction avec celles d’autres mouvements sociaux (syndicalisme, éducation populaire, fémi-nisme, environnement, etc.), montre l’ur-gence de l’élaboration, lente et cruelle, il est vrai, d’alternatives viables, mais sur-tout d’un large front du changement qui

seul permettra d’atteindre le point de bas-culement en faveur d’une réforme en pro-fondeur des politiques dont le djihadisme n’est qu’un symptôme.

Quel que soit le secteur concerné, les méthodologies et les savoir-faire per-mettant de faire mieux, autrement, dans le respect des droits fondamentaux de toutes et tous, existent, ont été testés et sont prêts à l’emploi. Ce qui manque, c’est la volonté politique, appuyée et soutenue par une volonté populaire de changement vers plus d’égalité, de démocratie et d’in-clusion. Daesh et les djihadistes sont le rappel violent que nos sociétés dysfonc-tionnent parce qu’elles ont renoncé à se donner les moyens de leurs idéaux. La bonne nouvelle, c’est qu’il n’y a pas là de fatalité à cela, en dépit des discours décli-nistes, et que l’action politique et popu-laire a toujours le potentiel de ré-enchanter le monde.

Dans le cadre de nos publications croisées, cet article paraît simultanément dans Les Cahiers de l’éducation permanente de Présence et actions culturelles, n° 46.

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Par Renaud MAESCoordinateur éducation permanente du Collectif Formation Société

A la suite des attentats de Bruxelles, Paris et Copenhague, ainsi que de la fusillade de Verviers, la notion de “radicalisation” s’invite dans tous les débats politiques et médiatiques. Il s’agit de lutter contre la radicalisation, conçue comme la “machine à produire les terroristes” et des plans de “lutte contre la radicalisation en prison” ou encore “à l’école” sont présentés par les gouvernements un peu partout en Europe. Tous ces plans trouvent racine dans les discours d’experts en sécurité dont le point commun tient dans une double hypothèse que recouvre la notion de radicalisation : les terroristes sont des déviants mais leur déviance est le fruit d’une trajectoire individuelle pouvant être modélisée selon une série d’étapes, passant par des interactions déterminantes.

Radicalisationdémission politiqueet

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Cette double hypothèse a deux conséquences : d’une part, puisque les terroristes sont des déviants, il n’est pas envisageable que leurs sché-

mas de pensée puissent être cohérents et analysés de manière rationnelle – on peut donc s’abstenir d’une étude approfondie de ces schémas de pensée ; d’autre part, puisque leur déviance peut tout de même être décrite comme une suite causale, elle peut être empêchée par des mesures ciblées – qui ont elles l’avantage d’évi-ter l’examen approfondi des structures sociales . C’est pour cela que l’on évoque la radicalisation à l’école et non par l’école, ou la radicalisation en prison, et non par la prison.

Le concept de radicalisation arrive par là à dissimuler la contradiction fondamen-tale d’une forme de pensée qui se refuse à entrevoir la folie comme production sociale et, en même temps, souhaite la contrôler : en considérant la “djihadisation” comme une maladie (par essence exogène à la structure sociale) contaminant certains individus éventuellement “prédisposés”, on veut lui appliquer un schéma de pré-diction et un protocole de contrôle épidé-miques – ce qui est évidemment éminem-ment préférable pour un gouvernement à une analyse beaucoup plus structurelle et à un discours admettant que la sécurité absolue est un leurre.

Mais plus que ce que la “lutte contre la radicalisation” dit, ce qui mérite d’être soulevé, c’est ce qu’elle ne dit pas. Ou plutôt, ce qu’elle dit en creux. La personne que l’on diagnostique comme déviante ou sur le chemin de la déviance révèle en

effet “par l’extérieur” ce que l’on considère comme l’état “normal” du citoyen.

Et le premier constat en la matière, c’est que, forcément, le citoyen normal n’est pas musulman. Ou alors, il l’est tellement peu que cela ne se voit pas du tout. Tous les débats sur la lutte contre la radicali-sation visent plus ou moins explicitement les “terroristes islamistes” potentiels, dont un facteur de prédisposition serait d’être musulman. C’est parce que l’on a décidé qu’il fallait pouvoir prédire en amont la “déviance terroriste” que l’on a établi cette “prédisposition” comme existante : car quiconque s’intéresse quelque peu aux “cas réels” se rendra compte que le “basculement” n’est évidemment pas for-cément le fait d’un “cheminement dans la foi”. Ou plus exactement, que les cas d’illuminations sont bien plus nombreux que les schémas de lente conversion et de plongée progressive vers la “radicali-sation religieuse violente”. Cela n’a pour-tant rien d’étonnant : nous disposons, de Jeanne d’Arc à Guy Fawkes, de nombre d’exemples historiques d’illuminations aussi subites que maladives.

Mais la volonté de prédire balaie toute analyse circonstanciée et permet au pas-sage de faire sauter les derniers verrous qui restreignaient quelque peu la parole islamophobe dans les manchettes des journaux et dans les propos de certains élus des partis dominants.

Plus encore, le citoyen normal n’est pas immigré, ni enfant d’immigré (à moins qu’il donne tous les gages de sa totale assimila-tion en rejetant complètement ses racines étrangères). Le problème de la radicalisa-

tion est en effet systématiquement lié à un ennemi extérieur : c’est parce qu’il y a des puissances qui débauchent, entraînent et arment des personnes résidant “chez nous” que le terrorisme a lieu. Dans l’op-tique de la radicalisation, l’ennemi intérieur est toujours conçu comme lié à la menace des ennemis extérieurs. Or, rien n’est plus évident que les immigrés, issus de l’exté-rieur, sont “prédisposés” à entendre l’ap-pel des ennemis de l’extérieur.

Le second constat est que le citoyen nor-mal accepte sa position sociale. Le texte de la stratégie de l’Union européenne de 2005 “visant à lutter contre la radica-lisation et le recrutement de terroristes” indiquait notamment que les facteurs suivants pouvaient influencer la radi-calisation : “l’absence de perspectives économiques et politiques ; des conflits nationaux ou internationaux non résolus ; un enseignement ou une offre culturelle inadapté et insuffisant pour les jeunes.” Mais il précisait ensuite immédiatement : “au sein de l’Union, la plupart de ces fac-teurs n’existent pas, mais, dans certaines couches de la population, ils peuvent entrer en jeu, sans compter qu’au sein des communautés musulmanes peuvent aussi se poser des questions d’identité”. Le pro-blème n’est donc pas l’existence des iné-galités, mais le fait que “certaines couches de la population” puissent les trouver problématiques. Le problème des musul-mans européens n’est pas l’islamophobie ambiante, c’est leur identité. Dans tous les discours portant sur cette question, c’est après avoir formulé ce pseudo-diagnostic que l’on fait alors appel à des notions- rideaux comme “le vivre ensemble” ou “la cohésion sociale” : il ne s’agit pas de

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réduire les inégalités, mais bien de faire en sorte que ceux qui les subissent acceptent leur situation.

Il est piquant de remarquer que certains édiles politiques, après avoir mené des campagnes de définancement du système scolaire, après avoir porté des réformes de la sécurité sociale qui ont contribué effi-cacement à l’augmentation des inégalités, plaident aujourd’hui, dans l’objectif expli-cite d’éviter “la radicalisation”, pour des mesures “innovantes” comme le service civil volontaire. Ces sorties démontrent une forme de renoncement politique a priori : toutes les mesures de “lutte contre la radicalisation” sont pensées comme des modules “add-ons” que l’on va pou-

voir greffer sur le système social, politique et économique existant sans jamais le remettre en question. Or justement, s’il y a un sens profond à l’action politique, c’est de porter “un projet de société”, ce que certains nomment “l’idéologie”. L’en-gagement politique ne prend sens, dans cette perspective, que dans une certaine forme de radicalité, passant par une cri-tique minutieuse et exhaustive des struc-tures sociales. Oui mais voilà, comme le soulignait déjà la stratégie européenne en 2005, la critique de l’ordre établi, c’est déjà le premier pas de la radicalisation…

La lutte contre la radicalisation, en ce qu’elle a pour implication de nier les conflictualités qui structurent nos socié-

tés, d’imposer une forme de soumission des dominés dans un mécanisme qui tient à la fois de la violence symbolique et de la coercition physique (allant jusqu’au retrait du passeport), en ce qu’elle participe de la croyance en la possibilité d’une société parfaitement sûre et donc dépassionnée, et, enfin, en ce qu’elle ancre la thèse d’une prévisibilité absolue des comportements humains, constitue de fait l’antithèse de l’engagement politique : elle ne peut que pousser à la démission politique.

1 Avec l’aimable autorisation de la revue et de l’auteur, nous republions ce texte paru en éditorial de La Revue nouvelle, numéro 3/2015, pp.2-4

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Par Marc ANDRE Formateur au CBAI

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devoirmémoire

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deL’attentat du Musée Juif à Bruxelles, puis ceux de Paris suivis immédiatement par l’affaire des “djihadistes de Verviers”, elle-même associée aux sinistres vidéos des exactions de Daesh, ont alarmé l’opinion publique et diabolisé l’ensemble des musulmans aux yeux de leurs concitoyens en Europe. Des formes nouvelles de stigmatisation, de crainte et de repli identitaire sont aujourd’hui perceptibles chez les uns et les autres. De nombreuses voix s’étonnent et s’inquiètent : comment en sommes-nous arrivés là ? Comment ces jeunes sont-ils tombés dans le piège du jihad ? Comment “lutter contre la radicalisation” des jeunes musulmans de chez nous ? C’est dans ce contexte que je propose de revenir sur certaines réalités de l’histoire vécue par les jeunes musulmans de Belgique. Il s’agit d’un témoignage, d’une prise de position aussi, celle d’un travailleur social s’exprimant à partir de son propre itinéraire, de sa propre expérience et de l’analyse de ce qu’elle lui a appris.

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Accumuler et encaisser les dis-criminations

Depuis vingt-cinq ans, d’abord comme coordinateur de plusieurs maisons de jeunes dans les quartiers populaires bruxellois, puis au CBAI comme forma-teur d’intervenants sociaux, j’ai eu l’oc-casion de travailler avec un public com-posé largement, sinon principalement, de jeunes musulmans d’origine marocaine. Des jeunes Bruxellois musulmans au sens large, ai-je envie de préciser, c’est à dire dans le sens sociologique, celui d’une dimension identitaire affirmée, revendiquée ou attribuée, mais sans que nous ayons pour autant à préjuger de ce que cela peut signifier pour chacun d’eux en particulier. C’est au niveau collectif que cette iden-tité correspond à la communauté d’une expérience sociale partagée : celle, trop souvent, de la discrimination et du déni de reconnaissance, c’est-à-dire du mépris. Cette expérience négative recouvre d’ail-leurs plusieurs dimensions de l’identité de ce public : ce sont des musulmans, ils sont d’origine étrangère et ils habitent majoritai-rement les quartiers populaires de la ville.

La plupart d’entre nous n’a aucune idée, sinon théorique, de l’effet que la discrimi-nation, la stigmatisation systématique, le mépris et l’arbitraire, policier entre autres, subis au quotidien, jour après jour, année après année, peuvent avoir sur la psycho-logie d’un adolescent et sur sa vision du monde. Mais lorsqu’un travailleur social accompagne ce public dans la durée, lorsqu’il entre en débat avec lui, lorsqu’il participe à la construction de projets com-muns, qu’il marche sur les mêmes trottoirs dans les mêmes quartiers et qu’il découvre

certaines réalités sociales telles qu’eux doivent les vivre, ce travailleur social ne peut éviter d’être affecté par les formes flagrantes d’injustice et l’hostilité grossière qu’il doit supporter. Et il ne peut éviter de comprendre quelque chose sur la société dans laquelle il vit et le mépris social dont elle est porteuse.

Compte tenu de cette expérience parta-gée, de la découverte, dans le cadre de mon travail, de cet envers du décor qui constitue en grande partie l’expérience de la société pour cette “communauté”, il faudrait plutôt, selon moi, admirer la patience, l’endurance et la résilience dont les musulmans (au sens large) ont fait preuve durant toutes ces années. Bien entendu, il y a des plaies qui restent vives, des blessures qu’il est difficile d’oublier, un ressentiment parfois profond. Mais il y eut surtout, et très majoritairement, un formi-dable bon sens et beaucoup de patience et de courage. Un solide sens de l’humour aussi, peut-être parce c’est encore une façon de défendre sa dignité. Tout cela représente une véritable leçon de sagesse que la société belge semble avoir du mal à entendre. Sans doute parce qu’elle est également peu disposée à regarder hon-nêtement la façon dont sont traités les groupes sociaux dominés. Elle préfère s’alarmer de façon hyper-médiatisée sur des phénomènes de radicalisation mar-ginaux, quoiqu’éminemment prévisibles et compréhensibles même s’ils sont des impasses pour ceux qui s’y engagent. Si la “radicalisation” des jeunes musulmans devait correspondre au niveau des pro-vocations, de l’arbitraire et des formes de rejet ou de mépris qui leur ont été infligés, les flambées de révolte urbaines auraient

été beaucoup plus fréquentes et violentes que celles que nous avons connues.

Mauvais plans hors-caméra

Plantons donc le décor de ce terrain que nous allons examiner sous le double registre de la discrimination et du déni de reconnaissance. Examinons-le en sachant que la “réalité” collective com-porte des “angles morts”, qui ne sont pas les moins propices à d’éventuelles radica-lisations. Ces angles morts, hors-cadre, hors-champ, hors-caméras, méritent d’être éclairés pourtant, car ils fonc-tionnent comme une sorte de dimension cachée, celle de la barbarie ordinaire telle qu’elle a été pratiquée par le “pays d’ac-cueil”, dans une sorte d’indifférence com-plice de la majorité des citoyens. C’est dans les angles morts en effet que l’on se fait insulter et tabasser, c’est hors-caméra que les provocations et les bassesses sont commises par les agents assermentés de l’Etat, afin que les victimes se révoltent, que l’on puisse les inculper de rébellion en contribuant ainsi à leur stigmatisation et à leur criminalisation. Les contrôles policiers abusifs, vexatoires, humiliants, accompa-gnés d’insultes racistes et de brutalités, n’ont pas été des “bavures”, comme cer-tains aiment le croire. Ils ont été, dans cer-tains quartiers et de la part de certaines équipes de policiers, des pratiques répé-tées et systématiques. Certes les jeunes des quartiers populaires ne sont pas tous des anges, certes tous les policiers ne se comportent pas comme une milice d’ex-trême-droite, mais les faits d’abus systé-matiques, je les ai constatés. Combien de fois n’avons-nous pas entendu des poli-ciers expliquer à un jeune qu’il n’était pas

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ici chez lui et qu’il ferait mieux de retourner dans “son pays” ?

Et cela alors que nous, les animateurs et travailleurs sociaux, cherchions à dévelop-per avec ces jeunes, à travers des projets participatifs, des formes de responsabilité citoyenne. Notre public était clairement exposé à des injonctions contradictoires, à ce fameux double-bind (“Tu es ici chez toi” versus “Tu ne seras jamais chez toi ici”), dispositif qui rend fou, selon les psychologues. Deux discours en opposi-tion complète, tenus par deux catégories d’agents du même Etat belge : welcome in Schizoland ! Une recherche publiée en 2000 et intitulée Mon délit ? Mon origine1 faisait apparaître deux raisons impor-tantes de la surreprésentation carcérale des hommes d’origine maghrébine. La première concerne les “techniques de chasse” des services de police, qui ciblent systématiquement certains lieux et quar-tiers où se trouve ce public spécifique, ce qui aboutit très logiquement à de plus nombreux constats de délits que dans les quartiers qui sont moins ciblés et contrô-lés et où il y a moins d’hommes maghré-bins. La seconde raison, c’est le fait que statistiquement, et pour des faits équiva-lents, les dossiers des inculpés portant un nom d’origine maghrébine sont plus poursuivis et aboutissent donc à plus de condamnations que pour d’autres catégo-ries de population. Sans cette recherche ces deux raisons seraient restées invi-sibles et impensées. Et ce qui est devenu visible c’est le phénomène de la xénopho-bie légale, du racisme institutionnel, de la criminalisation mise en œuvre par certains agents de l’Etat, policiers et magistrats, à l’égard de ce public musulman.

C’est ainsi que ça se passe et s’est passé durant des années. Vous ne le saviez pas ? Vous étiez occupé à regar-der ailleurs ? Vous étiez occupé par vos propres affaires ? Vous étiez à Batibouw et ces voyous ont abimé votre voiture ? Et maintenant vous êtes surpris, effrayé, vous vous demandez “pourquoi tant de haine ?”. Vous pensez qu’il y a sans doute eu trop de laxisme, d’indulgence, vous êtes séduit par les discours musclés. Il est clair que les “angles morts” de la visi-bilité sociale ont fonctionné, en Belgique et ailleurs, comme de véritables “fabriques de l’ennemi”. Ces angles morts, qui sont également des volontés de “ne pas voir” et de maintenir de confortables préjugés, finissent par envahir les consciences et par produire des zones occultées collectives. Ces zones impensées ne sont pas réelle-ment derrière un mur, mais elles impliquent des réalités séparées, aménagées, privati-sées, avec des itinéraires urbains évitant certains quartiers, ainsi qu’un sentiment d’insécurité ambiant, diffus, entretenu avec vigilance par certains medias. Ces zones impensées impliquent enfin la réaf-firmation incantatoire des croyances et des représentations qui servent à nourrir la bonne conscience et l’arrogance des dominants. Comme, par exemple, l’in-jonction “Il faut qu’ils s’intègrent !”, dont la répétition finit par montrer qu’elle signifie “Il faut qu’ils s’assimilent !”, sous-entendu “Il faut qu’ils disparaissent !”.

Servir l’économie, renoncer à son identité ?

Ces phénomènes d’occultation traduisent, au niveau des représentations sociales, des rapports de force idéologiques et

sociopolitiques. En tant que formateur, j’ai entendu les témoignages émouvants des jeunes concernant les épreuves que leurs parents ont supportées au nom de l’avenir de leurs enfants. J’ai dû me battre, souvent en vain, pour trouver des lieux de stage qui acceptent des jeunes femmes portant le foulard. Je les ai vues se rési-gner, elles qui était si désireuses de sortir de leur monde communautaire et d’être des citoyennes à part entière, et ne trou-ver finalement du travail que dans des associations musulmanes. En les rejetant qu’avait-on fait sinon les condamner au repli communautaire contre lequel, par ail-leurs, on prétendait lutter ? Je ne m’éten-drai pas non plus sur le vaste sentiment de trahison de milliers de jeunes qui ont systématiquement été orientés vers des filières scolaires professionnelles, sans prise en compte de leurs désirs ni de leurs capacités. Ici aussi le dossier à charge de la société d’accueil est lourd et désolant.

Les angles morts et la mémoire sélective cherchent à oublier le fait que c’est le patronat belge qui a fait appel à la main d’œuvre marocaine et que la présence de l’immigration marocaine en Belgique était donc parfaitement légitime. On préfère répandre l’idée que ces populations étaient à la fois des parasites et des envahisseurs. Anne Morelli rappelle régulièrement que si l’on avait importé de la force de travail, des bras, dans une optique purement écono-mique, c’était en réalité des êtres humains qui étaient venus, avec leur culture, leurs valeurs et leurs croyances. Mais de ce second aspect, pourtant fondamental, il n’avait guère été question à l’époque car cela sortait du cadre économique à courte vue qui déterminait les vraies questions,

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les questions “sérieuses” et les politiques menées pour y répondre. Peut-être faut-il s’autoriser aujourd’hui à se demander si ce mode de gestion était si “sérieux” que ça, puisqu’il était réalisé au détriment de la dimension humaine, sociale et culturelle, et de toute vision ou souci du futur.

Un travail important a été réalisé, princi-palement par les organisations syndicales, pour défendre et garantir les droits des tra-vailleurs étrangers en Belgique. Vers 1980, alors que s’installait le grand chômage, ceux-ci avaient ainsi acquis les mêmes droits sociaux que les travailleurs belges. Mais ici encore la dimension économique seule était envisagée et donc reconnue implicitement comme la dimension princi-pale voire unique de l’existence sociale : les êtres humains sont ainsi réduits à leur valeur marchande, à leur pouvoir d’achat, à leur employabilité (dans un contexte de pénurie d’emploi...), mutilés de l’essentiel d’eux-mêmes2. Quant aux autres dimen-sions, qui déploient l’ensemble des poten-tialités humaines et qui sont généralement rassemblées sous le concept de culture, au sens anthropologique, elles furent bien entendu fort peu considérées et souvent “neutralisées” comme de simples réalités folkloriques ou réduites à de la consom-mation de marchandise : si les Belges mangent du stoemp, les Italiens eux,

aiment chanter, tandis que les Marocains font du couscous et que les Espagnols dansent le flamenco…

Voulons-nous bien nous rendre compte de tout cela, quelque cinquante ans plus tard ? Et constater qu’en fait rien n’a fonda-mentalement changé depuis, pour ce qui concerne en tout cas les leviers décision-nels principaux qui déterminent le destin de notre petite démocratie, peut-être pas aussi sympathique, en fait, qu’elle aime parfois se l’imaginer3. Cependant c’est la démographie qui, depuis cinquante ans, a transformé sensiblement le paysage socio-logique bruxellois, l’électorat de certaines communes et l’origine ethnique des man-dataires politiques. Dans le même temps un certain nombre de jeunes musulmans ont accompli et réussi des études univer-sitaires dans différents domaines. Cela doit être mis au crédit à la fois de notre système scolaire et de leurs propres qua-lités de persévérance, mais cela change la donne globale. Car cela produit des changements progressifs de la façon dont sont formulés les problèmes de société. L’islamophobie est enfin reconnue offi-ciellement, parce qu’il y a aujourd’hui des responsables politiques qui la connaissent pour l’avoir subie. C’est ici la pression démographique et la ténacité des acteurs sociaux qui viennent renflouer la démocra-

tie. Et qui rendent à présent indispensable l’élaboration d’une nouvelle citoyenneté, interculturelle. L’un des chantiers majeurs de cette nouvelle citoyenneté bruxelloise en gestation est évidemment celui de la co-inclusion de la ville avec son impor-tante dimension musulmane : il s’agit de reconnaissance, celle de l’identité et de la contribution musulmane dans la cité, mais aussi de réciprocité dans l’élaboration interculturelle de la citoyenneté.

1 Recherche coordonnée par Brion, Rea, Schaut et Tixhon, Mon délit ? Mon origine, De Boeck Université, 2000

2 On suppose ainsi, derrière chaque identité culturelle, le même homo economicus universel, proche parent du co-chon, qui de los Angeles à Singapour, en passant par Berlin, Dubaï et n’importe quelle décharge illégale mais rentable (de déchets radioactifs ou de main d’œuvre exploitée) se vautre dans la jouissance de son confort privé. Un peu comme si nous décidions collectivement de valider l’idée que le mo-dèle mafieux est le véritable modèle humain. Et c’est en effet une idée, en forme de tête de mort, qui fait son chemin dans nos imaginaires culturels et contre laquelle il s’agit de résister intérieurement, culturellement et politiquement.

3 Le maintien de l’emploi dans le bassin de Liège impliquant, il y a quelques années, la livraison d’une importante com-mande de mitrailleuses à l’armée népalaise, le Ministre des affaires étrangères de l’époque, répondit à l’interpellation d’un parlementaire Ecolo que le Royaume du Népal, en pleine guerre civile, était tout à fait démocratique. Moralité : un ré-gime démocratique est un régime auquel la Belgique doit livrer des armes. Autre exemple : les tonnes d’armes et de munitions belges découvertes en Lybie après la liquidation de Khadafi. Elles sont actuellement fort utilisées sur place.

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Par Juliette BEGHIN et Cedric TOLLEY Bruxelles Laïque Echos

l a l u t t e c o n t r ela radicalisation en prison :

Déclencher un arsenal de mesures précipitées suite à des événements tragiques sans prendre le temps du recul et de l’analyse de fond semble être une manière récurrente de “faire de la politique”. Souvent le but n’est pas de résoudre les problèmes mais de faire mouche. Or, le recul et le temps de réflexion sont les remparts incontournables contre les dérives sécuritaires et les amalgames inquiétants. La vigilance est d’autant plus de mise en institution pénitentiaire où l’arbitraire et le pouvoir discrétionnaire des autorités locales et fédérales sont prégnants.

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u n p a s d e p l u s v e r s l ’ é r a d i c a t i o n

d e s i n u t i l e s a u m o n d e ?

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Phénomène ou épiphénomène ?

Selon Claire de Galembert : “le phénomène de radicalisation n’est pas aussi massif en prison que le suggère le discours ambiant. Notre enquête a abouti au constat qu’il est minoritaire et même absent dans nombre d’établissements”. De surcroit, l’incarcé-ration ne fait pas à elle seule le terroriste. Et si “tant est qu’elle ait été le déterminant du basculement d’un Kelkal, Merah ou Coulibaly, le passage à l’acte ne peut être déconnecté de ce qui y prédispose : l’échec de toute une série d’institutions de socialisation, de contrôle et de services sociaux, allant de pair avec une trajectoire de désintégration sociale, conduisant tôt ou tard à l’incarcération, statistiquement pro-bable pour les jeunes hommes des quar-tiers populaires”1.

En Belgique, aucune étude ou enquête ne permet d’affiner objectivement ni les pro-fils des détenus dits radicalisés ou “radi-calisables”, ni l’ampleur du phénomène de radicalisation en prison.

Prison et “déradicalisation”

Que la prison soit potentiellement détermi-nante dans le “basculement” vers diverses formes de radicalité est une évidence. La prison est assurément un “lieu de toutes les radicalités : radicale dans son objectif d’évincement de la société, radicale envers les détenus en ce qu’elle ne permet pas actuellement d’offrir une porte de sortie aux personnes les plus en difficultés socio éco-nomique et/ou psychiques. Les conditions de détention précaires, la violence, le sen-timent de rejet de la société, une forme de désespoir poussent certains à entrer dans

des logiques de radicalisation, pas unique-ment religieuses d’ailleurs, permettant de transcender radicalement la prison”2. On peut même s’étonner que ces formes d’ex-pression des radicalités ne soient pas plus nombreuses, visibles et régulières.

Les mesures annoncées : temps impensé à panser

Pour Dan Kaminski conclue une journée d’étude sur la radicalisation des jeunes : “certaines annonces et mesures pré-tendent rassurer ou servent d’affichage idéologique, mais elles isolent, réduisent au silence et insécurisent des popula-tions dont l’insécurité n’est jamais pensée, entendue et reconnue”. En effet, dans l’ac-cord de Gouvernement Michel, les initia-tives concernant la radicalisation sont ins-crites dans le registre répressif, tandis que la prévention est à peine abordée. Quant au plan d’action contre la radicalisation dans les prisons concocté dans la précipitation par le ministre de la Justice, il illustre bien les paradoxes inhérents à la problématique pénale et carcérale : poursuivre des objec-tifs incompatibles entre eux avec pour effet plus que probable que seuls ceux qui sont d’ordre sécuritaire seront mis en œuvre.

Ce plan débute par des constats qui rejoignent les nôtres : “Les détenus consti-tuent pour la radicalisation un groupe par-ticulièrement vulnérable qui mérite une attention et un suivi plus importants. Les recrues potentielles sont souvent incar-cérées pour de petits délits mais, par des sentiments de frustration à l’égard de la société, la pression du groupe, la société “normale” qui se ferme, la quête d’un sens inspiré par la religion ou l’idéologie et/ou le

désir d’appartenir à un groupe, ils sont très réceptifs à une idéologie radicale qui rejette les valeurs fondamentales et les droits fon-damentaux propres à notre société”. Mais n’est-ce pas justement l’accès limité aux valeurs et droits fondamentaux qui cristal-lise leurs positionnements ? Et n’est-ce pas autour de ce socle des droits fondamen-taux qu’il s’agit de se concentrer ?

Le premier point d’action irait dans ce sens puisqu’il vise à améliorer les conditions de vie dans les établissements pénitentiaires : “L’arme la plus puissante dans la lutte contre la radicalisation au sein des prisons est sans aucun doute une politique de détention humaine qui respecte les droits fondamen-taux des détenus et une concentration sou-tenue sur la réhabilitation et la réinsertion. Ainsi, la peine ou mesure privative de liberté doit être exécutée dans des conditions psy-chosociales, physiques et matérielles qui respectent la dignité humaine, permettent de préserver ou d’accroître chez le détenu le respect de soi et sollicitent son sens des responsabilités personnelles et sociales (art. 5 loi de principes)”. Ainsi, “prêter une plus grande attention au bien-être des détenus est la base sur laquelle viendront se greffer toutes les autres mesures de lutte contre la radicalisation”. Un point d’action qui nécessite de remédier au problème de surpopulation en diminuant l’emprisonne-ment au profit d’autres peines.

Il faut malheureusement parier que ces dis-positions relèvent surtout de l’effet d’an-nonce. La politique générale reste à l’ex-pansion et à la massification carcérale. Des pans entiers de la loi pénitentiaire ne sont, après dix années, toujours pas d’applica-tion.

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Ainsi, la quasi-totalité des points d’action viennent se greffer sur un organe malade non soigné, mettant les bonnes intentions en péril. En effet, les efforts concrets pro-posés ne touchent que les symptômes et non les causes puisqu’ils ne visent in fine que des actions de contrôle et de sécuri-sation. A savoir : une position plus forte en matière d’information (création d’une sec-tion spécifique au sein de la Sûreté de l’Etat en étroite collaboration avec les mondes judiciaire et pénitentiaire) ; le renforcement de structures de concertation et de coor-dination efficaces (plateforme incluant l’en-semble des opérateurs de sécurité intra et extra muros) ; la numérisation et l’automati-sation du flux d’informations ; une meilleure détection du radicalisme et une approche individualisée lorsque c’est nécessaire (via une formation par la Sûreté de l’Etat aux personnels pénitentiaires et un screening pour les candidats à un emploi dans les sections spécialisées). Mais aussi : une politique de placement bien pensée sur base d’une sélection judicieuse ; une impli-cation systématique des représentants des cultes ; des liens de coopération renforcée avec le niveau local, les entités fédérées et l’Europe et des programmes de déradicali-sation et de désengagement.

Revenons sur ces quatre derniers points d’action.

1 • Placement :

L’approche de placement consiste à choisir de disperser ou de concentrer les détenus suspects de radicalité. Dispersion s’il n’y a pas de risque de “contamination”, concen-tration dans le cas contraire ou pour les personnes jugées trop avancées dans leur

parcours de radicalité. Pour ce faire, deux quartiers spéciaux vont être mis en place à Bruges (16 places) et à Ittre (26 places). Comme pour nier l’évidence, il est précisé qu’il ne s’agit pas d’un régime particulier de type “haute sécurité”, mais d’un régime adapté qui tienne compte des nécessités de resocialisation des détenus concernés. Par ailleurs, la loi permettra toujours de mettre au régime spécial les personnes considérées comme dangereuses. Comme à l’habitude dans le monde carcéral, l’ab-sence de critères de jugement livrera les détenus à l’arbitraire d’un pouvoir local et discrétionnaire sans possibilité de prise ni de recours.

A l’instar de l’OIP en France, on peut donc dénoncer le caractère “impensé” des dis-positifs : “A la logique d’éparpillement qui était la règle jusque-là, s’est substituée une logique de regroupement, sans qu’une ana-lyse particulière de type avantages/incon-vénients/bénéfices attendus/faisabilité n’ait été réellement menée et justifie cette nou-velle approche”3.

On peut aussi s’inquiéter des effets d’un tel étiquetage, par exemple à l’égard de déte-nus dont les démarches en vue d’une libé-ration sont ainsi réduites à néant.

2 • Implication des représentants des cultes :

Si le plan prévoit qu’il “convient de mieux encadrer la pratique religieuse au sein des prisons”, il ne semble viser que les conseil-lers islamiques dont le rôle est défini comme “crucial”. Les défaillances de formation, d’exigence en termes de recrutement et d’évaluation de ces conseillers requièrent

pour les autorités la nécessité d’organiser un diplôme en théologie. En attendant, les formations internes sur la “radicalisation” destinées aux personnels doivent être accessibles aux conseillers islamiques. Ces dispositions sont interpellantes à plus d’un titre. Non seulement parce qu’elles ne s’adressent qu’au seul culte musulman, induisant de fait une inégalité de traitement avec les autres cultes et philosophies, mais aussi parce qu’elles représentent une forme d’ingérence de l’administration dans les affaires religieuses, ce qui est contraire aux principes qui prévalent en matière de relations entre les Églises et l’État.

Plus compliqué encore, une attention parti-culière au signalement, à la direction locale et aux coordinateurs, de problèmes relatifs à la radicalisation sera, semble-t-il, exigée spécifiquement des conseillers du culte musulman. C’est ici le secret professionnel qui est mis à mal de la part de l’administra-tion. Et nous ferions face, dans l’éventua-lité, à une instrumentalisation des missions de conseil moral et spirituel au profit des missions sécuritaires de l’administration. Il faut alors parier que la mesure serait aus-sitôt contrée par une délégitimation des conseillers du culte par ceux-là mêmes que les mesures voudraient contrôler par le tru-chement de ces conseillers.

3 • Coopération renforcée :

Le plan indique qu’une “intégration active des services qui sont présents dans les pri-sons relèvent de la compétence des enti-tés fédérées contribuera non seulement à prévenir la radicalisation, mais également à arrêter ou à inverser le processus de radicalisation.” Et de souligner : “Ici aussi,

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ECHOS N° 8942

l’échange d’informations est l’objectif cen-tral.”

Depuis que la société civile intervient en prison dans le cadre de l’aide et de la for-mation pour les détenus, le ministère de la Justice n’a cessé de vouloir établir une “collaboration” avec les services concer-nés. Mais ceci dans un rapport de force qui leur est radicalement défavorable et dans la perspective d’une instrumentalisation de leurs actions au profit des normes sécu-ritaires et de contrôle, au mieux comme faire-valoir de la mission de “réinsertion” que le ministère néglige fortement. Ici aussi la question du secret professionnel se pose de manière cuisante, d’autant que le minis-tère entend faire évaluer les possibilités légales de contourner ou de revoir la loi de principes en matière de régime des visites, de la correspondance et des fouilles.

Alors que le Gouvernement n’a jamais mis en application les normes prévues par la loi de principes, il démontre maintenant que les principes énoncés ne sont, pour lui, que discursifs. La “lutte contre le radica-lisme” sonne comme un nouveau gadget permettant de priver les détenus de leurs droits fondamentaux. Comment s’étonner alors qu’ils peinent à s’emparer de valeurs citoyennes qu’on prétend vouloir leur trans-mettre ?

4 • Déradicalisation et de désengagement :

“Les prisons peuvent constituer un ter-reau potentiel de radicalisation, mais elles peuvent par ailleurs offrir un bon cadre pour permettre aux détenus de considérer les choses autrement. Il convient de développer

des programmes visant la déradicalisation (à savoir la modification du mode de pensée d’une personne radicalisée) ou du moins le désengagement (ce qui revient à modifier le comportement d’une personne)”.

Tout le développement qui précède montre à souhait que si, effectivement, la prison est un terreau fertile pour la radicalisation, aucune mesure d’ordre socioéconomique ou socioculturel n’est envisagée sérieuse-ment pour ouvrir des voies alternatives. La prison est un lieu de réclusion, de peine, de repli, de désocialisation qui encourage la rage et le rejet des normes sociales sans donner aucun outil aux personnes incarcé-rées pour qu’elles expriment leur colère et leur rejet acquis du système dans un cadre démocratique. Pourtant, il existe, dans la loi pénitentiaire, tous les éléments nécessaires pour permettre des modalités de socialisa-tion alternatives aux radicalismes religieux ou autres.

La prison n’est qu’un révélateur

Les modalités proposées par le minis-tère selon le binôme bien connu contrôle/coercition n’a aucune chance d’aboutir. D’une part, parce qu’il ne sera pas difficile d’y échapper, d’autre part, parce que le problème ne se pose pas en prison mais dans l’ensemble de la société. La prison n’est qu’un révélateur, au plus un cataly-seur pour certains, du radicalisme qui est en réalité la conséquence d’une marche de notre société d’exclusion et d’inéga-lité. Ici encore, nous voyons à quel point la prison reste un outil de gestion de la pauvreté et de l’exclusion. Et s’il n’est pas dans l’agenda politique du gouverne-ment d’en finir avec ces réels facteurs de

risques, à tout le moins la politique péni-tentiaire pourrait essayer, modestement et à son niveau, de proposer des façons alter-natives de concevoir l’insertion citoyenne. Car c’est par l’exercice de la citoyenneté, par l’expression citoyenne, l’inclusion dans le débat public et l’expérience de la lutte pour leurs droits que les détenus ont une chance de renouer avec les fonctionne-ments démocratiques, fussent-ils contes-tataires. Restaurer leur droit d’association, de pétition, d’interpellation publique, de syndicalisation permettrait peut-être d’ou-vrir la voie à une socialisation alternative au radicalisme religieux, là où le contrôle et la contrainte ont déjà tant de fois prouvé toute leur incapacité.

1 Claire de Galembert, “L’incarcération ne fait pas à elle seule le terroriste”, L’Humanité, 29 janvier 2015 (dossier : “Com-ment combattre les processus de radicalisation en pri-son ?”). Claire de Galembert est sociologue au CNRS

2 Sylvia Descas, “Libérer la parole des détenus et des per-sonnels”, L’Humanité, 29 janvier 2015 (dossier : “Comment combattre les processus de radicalisation en prison ?”). Sylvia Descas est secrétaire nationale Collectif CGT insertion probation.

3 Rapport de l’Inspection des services pénitentiaires du 27 janvier 2015 qui dresse un bilan sévère de l’expérimentation menée au centre pénitentiaire de Fresnes et sans que cela ne freine son extension à quatre autres prisons.

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ECHOS N° 8943

Par Manuel LAMBERT Ligue des droits de l’Homme, Comité T

tourvice

Un

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Suite aux attentats commis à Paris en janvier 2015 et au démantèlement d’une cellule qualifiée de terroriste en Belgique, le gouvernement a décidé de prendre différentes mesures dans l’objectif affirmé de renforcer la sécurité des citoyens durant cette période de crise. Dans ce cadre, il a annoncé la mise en place de diverses mesures visant à rendre effectif le renforcement de la lutte contre le radicalisme et le terrorisme. Quelles sont ces mesures ? Constituent-elles des réponses adéquates aux phénomènes combattus ? Tentative de réponse.

de plussécuritaire

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ECHOS N° 8944

Extension de la liste des infrac-tions donnant lieu à l’utilisation des méthodes particulières de recherche

La Belgique a considérablement déve-loppé son arsenal législatif visant à lutter contre la criminalité grave ces dernières années. A un point tel qu’un élargisse-ment de cet arsenal n’est pas réclamé par les forces répressives (chose rare, il faut le souligner). A l’exception notable de l’extension de la législation permettant la mise sur écoute dans le cadre des ins-tructions portant sur l’incitation, le recrute-ment et la formation au terrorisme. Si cette extension peut sembler logique au regard des incriminations existantes pouvant déjà faire l’objet d’écoutes, il est important de remettre les choses dans leur perspective et d’insister sur la nécessaire évaluation de ces législations anti-terroristes qui se sont accumulées à une cadence élevées depuis maintenant une douzaine d’an-nées. En effet, les événements produisant des émotions collectives fortes, qu’ils soient récents ou plus anciens, ne doivent en aucun cas permettre une extension inconsidérée des moyens dérogatoires au droit commun, moyens déjà très dévelop-pés. Cette évaluation ne semble toutefois absolument pas figurer à l’agenda du Gou-vernement et du Parlement.

Elargissement des possibilités de retrait de nationalité

Cette mesure est sans doute la plus mau-vaise réponse à apporter. Elle risque en effet de créer deux catégories distinctes de citoyens belges : ceux dont la natio-

nalité ne pourra jamais être retirée et ceux qui risquent à tout moment de pouvoir la perdre. Les projets dévoilés en la matière sont extrêmement inquiétants, puisqu’on envisage de pouvoir retirer la nationa-lité belge à des personnes jouissant de celle-ci depuis deux, voire trois généra-tions. Cela signifie que quels que soient les efforts qu’un individu a consentis, quel que soit son degré d’“intégration”, quel que soit son parcours de vie et son inves-tissement dans la société belge, un étran-ger restera un étranger, et cela pour plu-sieurs générations. Cela signifie donc que la migration sera discriminante non seule-ment à l’égard de la personne concernée par une telle migration, mais également à l’égard de sa descendance sur deux ou trois générations… Cette mesure est inique, injuste et contre-productive. Elle va en outre à l’encontre de ce prétendu et mystérieux “vivre-ensemble” que le gou-vernement appelle de ses vœux en créant un clivage, une inégalité de traitement des citoyens sur base de leurs origines et, en conséquence, en faisant des “nouveaux Belges” des citoyens de seconde zone. C’est au contraire par l’inclusion que l’on peut espérer apporter des réponses aux dérives que l’on peut constater, non par l’exclusion. Or, cette mesure est lourde-ment exclusive, tant d’un point de vue symbolique que concret.

Retrait temporaire de la carte d’identité, refus de délivrance de passeport et gel des avoirs natio-naux

Ce type de mesures doit être pris dans le respect des droits des justiciables et des procédures légales. En d’autres termes,

alors que le gouvernement prévoit que ces mesures peuvent être prises par le Ministre de l’Intérieur, il est fondamental d’insister sur le fait qu’elles doivent être impérati-vement précédées d’un contrôle a priori par un juge indépendant et impartial ainsi que suivies d’un contrôle a posteriori en ouvrant un droit de recours aux citoyens concernés, afin d’apprécier la légitimité de la décision et, plus globalement, d’évi-ter toute prise de décision arbitraire. On a déjà pu constater par le passé que ce genre de mesures administratives prises unilatéralement et sans respecter les droits de la défense des personnes concernées entraînait des dérives graves pour ces dernières. La Belgique a d’ailleurs déjà été condamnée par le Comité des droits de l’Homme des Nations Unies dans un cas similaire d’établissement de listes de personnes prétendument terroristes, mais qui ne l’étaient aucunement (affaire Sayadi-Vinck).

Echange de l’information et renforcement de la capacité d’analyse de la Sûreté de l’État

L’Etat et les services de sécurité possèdent déjà des bases de données très élargies leur permettant d’exercer leurs missions. L’opération anti-terroriste menée à Ver-viers et Molenbeek en janvier dernier tend à montrer que la problématique de l’infor-mation des services répressifs n’est pas la vraie question, puisque les personnes visées par cette opération étaient connues et surveillées. On peut dès lors s’interro-ger sur la nécessité d’un élargissement supplémentaire qui n’est pas sans risque. Si cet élargissement devait se concréti-ser, le gouvernement devrait être particu-

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lièrement attentif, d’une part, au respect du principe du secret de l’instruction et, d’autre part, et plus largement, à la pro-portionnalité de cette mesure quant au respect de la vie privée. Il serait en effet paradoxal, dans cette lutte menée contre ceux qui remettent en cause les valeurs de la démocratie, que la vie privée, valeur fondamentale en démocratie, en devienne une des victimes collatérales. Ce type de mesure a des effets potentiellement per-vers, effets qui se répercutent sur l’en-semble des citoyens.

Lutte contre le radicalisme dans les prisons

Le manque flagrant de volonté des divers gouvernements de mettre en place des mesures favorisant l’éducation et la réin-sertion des détenus a déjà été pointé à de très nombreuses reprises. La prison est un terreau particulièrement probléma-tique et criminogène qui favorise la radica-lisation de certains détenus. Envisager la lutte contre le radicalisme dans les prisons en travaillant exclusivement sur le renfor-cement de son caractère sécuritaire est complètement contre-productif. La lutte contre le radicalisme ne peut faire l’écono-mie d’une réflexion plus vaste sur le rôle et le fonctionnement de l’univers carcéral, la réponse sécuritaire ayant maintes fois fait la preuve de son inefficacité totale. Or, la volonté de regrouper ensemble les déte-nus qualifiés de “dangereux” (comment s’évaluera ce critère ?) est une mesure qui annonce un durcissement généralisé du caractère sécuritaire des politiques péni-tentiaires, cela au détriment de tous les détenus, et non uniquement au détriment des premiers concernés.

Appel à l’armée pour des missions spécifiques de surveillance

Le recours à l’armée est une mesure qui n’a ni nécessité, ni utilité. L’armée n’est pas à sa place dans les rues de nos villes car ce n’est tout simplement pas le rôle qui lui est assigné en démocratie. En effet, celle-ci est chargée d’intervenir dans un cadre de guerre, en terrain hostile. Les forces mili-taires, au contraire des forces de police, ne sont pas formées pour assurer l’ordre et la tranquillité publique. Si la police a besoin de moyens complémentaires (mais est-ce bien le cas ?), ce n’est pas en confiant ses tâches à d’autres acteurs qu’on lui per-mettra d’accomplir correctement ses mis-sions. Au contraire, cette présence mili-taire entraîne une réduction des moyens alloués aux forces de police. En outre, elle renforce le sentiment d’insécurité de certaines personnes sans pour autant augmenter la sécurité. Enfin, ce type de mesure doit impérativement et nécessaire-ment n’être effectif que pour un temps très court et préalablement défini, soit le temps strict de la menace, et s’accompagner d’une information objective vis-à-vis des citoyens permettant d’appréhender l’état de cette menace. Plus de trois mois après l’arrivée des premiers militaires dans nos rues, on constate que cette mesure n’est en rien temporaire : les militaires semblent être là pour rester, alors même que, de l’aveu du gouvernement, la menace qui a justifié leur déploiement a disparu. Et, au vu de la prolongation quasi-automatique de cette présence, on peut craindre que cela le soit pour encore longtemps. C’est pourquoi la Ligue des droits de l’Homme et la CNAPD, entre autres, ont introduit

une plainte en justice contre cette mesure et organisent une campagne de sensibili-sation intitulée “Rue sans soldats” (acces-sible depuis le site www.liguedh.be. Y figurent l’argumentaire de la campagne, l’affichette à imprimer et à apposer à votre fenêtre, sur votre voiture, dans votre lieu de travail… ainsi qu’un lien vers le site de crowdfunding pour financer le dépôt de la plainte).

Conclusion

On peut légitimement s’interroger sur la nécessité, la proportionnalité et les effets potentiellement liberticides de certaines de ces mesures anti-terroristes. Les mesures préconisées ne sont que des mesures à court-terme, qui ne règleront en rien la pro-blématique du terrorisme et du radicalisme. Afin de lutter efficacement contre ces phé-nomènes, il est indispensable de se pencher sur des questions bien plus épineuses qui touchent à l’éducation, à l’emploi, aux dis-criminations et à la politique internationale. Des mesures d’une toute autre dimension et d’une plus grande complexité que des réponses de type sécuritaires, qui ne consti-tuent souvent que des mesures contre les symptômes et non contre la maladie.

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Par Alexis MARTINETBruxelles Laïque Echos

ECHOS N° 8946

Ce n’est pas un hasard si, au lendemain des attentats qui ont frappé nos démocraties, l’Internet est particulièrement visé par nos décideurs, montré du doigt comme principal vecteur de la radicalisation, comme une zone de non-droit à mettre au pas et rendue responsable de quasiment l’ensemble du risque terroriste. Il est indéniable que certains terroristes se servent du réseau pour propager la haine, recruter ou préparer leurs attentats et qu’il faut prendre toutes les mesures adéquates pour les repérer et les combattre. Nous constatons malheureusement que la méconnaissance technique de nos élus, l’urgence dans laquelle ils veulent procéder ainsi que leurs agendas en matière de contrôle risquent d’avoir des conséquences plus désastreuses que bénéfiques.

Fantasmes sécuritairessur un Internet incompris

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ECHOS N° 8947

Internet, depuis sa création, marque une rupture historique dans les constructions sociétales que les domi-nants politiques, sociaux ou écono-miques n’ont jamais digérée. Sa forme

structurelle horizontale implique des chan-gements considérables en matière d’auto-rité et de légitimité de la parole publique qui n’est plus liée au statut social ou éco-nomique du journaliste, de l’homme poli-tique ou du groupe économique ayant pour coutume de s’adresser de manière verticale à ses ouailles. Sans renier qu’il s’y joue les mêmes violences symbo-liques liées aux capitaux culturels que dans l’espace public au sens commun du terme, il n’en reste pas moins, pour le moment, l’espace d’expression le plus accessible, le plus autorégulé et le plus proche d’un modèle égalitaire et libre sur lequel les autorités en tout genre lorgnent et bataillent pour asseoir une portion de leur fessier.

Des gouvernements autoritaires succes-sifs, pour lesquels l’emprise des instances politiques sur la société civile doit être implacable, n’ont pas attendu les attentats de janvier pour faire de la lutte contre le terrorisme un des multiples prétextes quo-tidiens de persécution des journalistes, militants et autres dissidents sur Internet.

Ce qui nous inquiète, c’est le rôle auquel nos démocraties prennent part dans ce jeu du contrôle de plus en plus invasif de leurs populations, allant jusqu’à redouter – voire renier – les fondements mêmes du modèle de société qu’ils sont censés représenter, à savoir, justement, la démo-cratie, l’État de droit et les libertés fonda-mentales.

Depuis le 11 septembre 2001, nos gouver-nements s’engouffrent dans une spirale sécuritaire qui a repris de la vitesse ces derniers mois. Ce sont des mesures que l’on ajoute les unes aux autres sans avoir pris le temps de mesurer l’efficacité des mesures précédentes, sans faire l’étude d’impact qui s’impose. Des mesures que l’on fait adopter à chaque fois dans l’ur-gence et dans un débat public qui est, en général, dominé par l’émotion et la peur.

Alors que les mécanismes juridiques civils et pénaux ainsi que de nombreuses méthodes d’enquête ont déjà été mis en place et sont effectives – au plus juste des titres – sur la toile comme ailleurs, certains élus, de gauche comme de droite, exercent une pression continue afin de créer un régime d’exception concernant Internet plutôt que de se focaliser sur les moyens d’arriver au respect, par les internautes, des droits (déjà) existants. La majorité des mesures préconisées est inadaptée ou portent atteinte aux fondements mêmes de nos démocraties ainsi qu’au socle de nos libertés fondamentales, capitulant de facto face aux terroristes dont c’est juste-ment l’un des objectifs.

Il est bon de le rappeler, le respect des libertés fondamentales constitue la base juridique de nos sociétés démocratiques et États de droit. C’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’Homme les considère comme “les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocra-tique”. Les plus hautes protections juri-diques leur sont donc accordées à l’égard de l’ingérence du pouvoir étatique.

Au lendemain des attentats, le gouverne-ment français, au détriment de tout bon sens, a dépassé les discours pour prendre des mesures qui, chez nous, sont encore en débat. Un modèle à ne pas suivre… “90% de ceux qui basculent dans des acti-vités terroristes au sein de l’Union euro-péenne le font après avoir fréquenté Inter-net” affirme fermement, après les attentats de janvier, Bernard Cazeneuve, ministre français de l’Intérieur, avant d’envoyer son projet de loi “de renseignement” à l’As-semblée nationale, insistant lourdement sur le caractère indispensable de son prescrit pour la sécurité nationale. Outre l’étude orientée et imprécise qui a amené à ce chiffre, il faut rappeler qu’Internet n’est qu’un outil d’échanges parmi d’autres et que probablement 90% des complices qui ont commis un attentat se sont également rassemblés au moins une fois à leur domi-cile ou... Qu’à cela ne tienne, le projet était prêt depuis des années et le moment de le mettre sur la table fut plus que propice.

L’Assemblée nationale a voté en faveur de ce texte le 5 mai dernier sans même demander l’avis du Conseil constitutionnel et en dépit de l’avis plus que négatif d’une Commission nationale consultative des droits de l’Homme atterrée. Le projet est à présent entre les mains du Sénat.

Ce projet de loi prévoit entre autres : l’élargissement des finalités du rensei-gnement permettant une potentielle mise sous surveillance de pans entiers de la vie politique, syndicale, militante, mais aussi économique et scientifique ; la légalisa-tion massive de pratiques illégales des services de renseignement et l’introduction

sur un Internet incompris

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de techniques de surveillance de masse des communications électroniques sur Internet ou non ; une absence de contrôle préalable réel et indépendant ainsi qu’une possibilité de recours des citoyens plus qu’illusoire.

Ce texte ne concerne pas uniquement la lutte antiterroriste telle que mise en avant par Cazeneuve mais englobe sept domaines dont “l’indépendance natio-nale”, “les intérêts majeurs de la politique étrangère”, les “intérêts économiques industriels et scientifiques majeurs de la France”, ou même ”la prévention des atteintes à la forme républicaine des insti-tutions, des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale, de la reconstitution ou d’actions tendant au maintien de groupements dissous”.

On n’ose imaginer ce que ces dispositions pourraient produire dans le cas d’une évo-lution autoritaire des régimes gouverne-mentaux. La passivité face aux révélations d’Edward Snowden sur le développement progressif d’une surveillance généralisée internationale par certains Etats, avec la complicité de leurs cocontractants privés et l’utilisation plus que variée qui est faite des données ainsi récoltées, ne fait qu’ajouter un coup de fusain à ce noir tableau.

Cet arsenal de contrôle indifférencié de toute la population est par ailleurs inef-ficace dans le cadre de la poursuite de son but premier : la prévention de nou-velles attaques terroristes. Il est si facile de contourner cette surveillance par l’uti-lisation de technologies d’anonymisation et de chiffrement que n’hésiteraient pas à utiliser ceux qui décideraient de passer à

l’acte. Les Etats-Unis n’ont pu se servir de leur système de surveillance de masse – qui possède des moyens infiniment supé-rieurs aux nôtres – dans moins d’1% des cas d’attentats terroristes déjoués selon l’étude de la New America Foundation. On sait aujourd’hui que la surveillance de masse sert moins pour la lutte contre le terrorisme que pour l’espionnage écono-mique et politique.

Le texte de la loi prévoit en outre une censure administrative (ou blocage) de certains sites Internet sensibles tels que les sites dits terroristes. Elle banalise des restrictions de liberté sans interven-tion préalable d’un juge, introduisant de facto des mesures d’exceptions à notre arsenal juridique. Selon notre système juridique, seul le juge peut déclarer illé-gale une situation d’abus de liberté, et ce, à l’issue d’une procédure contradic-toire respectant le droit au procès équi-table.

Pour faire appliquer cette mesure de blo-cage, on entend s’appuyer sur les fournis-seurs d’accès à Internet. L’extension que la loi prévoit concernant les sites prônant l’incitation ou l’apologie de terrorisme aug-mente considérablement le volume et la complexité de l’analyse dans le cadre de laquelle la responsabilité des hébergeurs pourrait être mise en cause. L’état du droit et de la jurisprudence pousseront donc les hébergeurs à censurer largement tous les contenus signalés par n’importe quel utilisateur, là encore sans aucune inter-vention judiciaire. Ce phénomène dit de surblocage a déjà été constaté à maintes reprises concernant d’autres probléma-tiques.

Outre les atteintes aux libertés fondamen-tales évoquées, cette mesure est fortement critiquée pour son caractère contrepro-ductif. Mettre la main sur un site internet qui prône l’apologie des attentats terro-ristes est une mine d’or pour les enquê-teurs qui pourront cibler leur surveillance sur les fondateurs et les utilisateurs des-dits sites. Les censurer reviendrait simple-ment à signaler à ces individus qu’ils ont été repérés par les autorités et que c’est le moment opportun pour faire basculer leur site, à l’aide d’un seul clic, vers le deepnet – ou la face immergée d’Internet – acces-sible par des navigateurs tels que Tor.

Plutôt que de censurer totalement de tels contenus, les fournisseurs devraient concevoir de meilleurs filtres permettant à leurs utilisateurs de sélectionner ce qu’ils ont réellement envie de voir et laisser aux services de renseignement et de police le soin de cibler leurs enquêtes.

Concernant les plateformes de discussion ou réseaux sociaux, le gouvernement pré-conise de confier des missions de surveil-lance, voire de censure – c’est-à-dire des missions de police et des missions de jus-tice – aux acteurs privés que sont notam-ment Facebook, Google ou Twitter pour juger de la légalité ou non d’un propos ou d’une idée, les transformant en une sorte de milice privée.

Il est difficile de juger ce qui est le plus atterrant : la violation irresponsable de ces libertés fondamentales, l’ignorance mani-feste des parlementaires au sujet d’Inter-net ou les propos d’un autre temps de la part de ces mêmes députés, focalisés sur un objectif de justice préventive suppri-

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mant toute inhibition vis-à-vis des mesures gravement attentatoires aux libertés. Quel triste hommage à rendre à ceux qui ont donné leur vie pour la liberté d’expression. Alors, comme l’exprimait Jérémie Zimmer-mann (co-fondateur de la Quadrature du Net) lors de son audition au Sénat du 28 janvier 2015, allons-nous simplement faire semblant de combattre ces djihadistes en ne s’attaquant qu’aux symptômes, en donnant l’illusion d’une action politique devant les caméras ? Dans l’affirmative, par pitié, tâchons de le faire sans attaquer le socle de nos valeurs démocratiques et de nos libertés fondamentales. Si, à l’inverse, on souhaite s’attaquer aux causes du problème, il est indispensable de s’attaquer à l’éducation des jeunes et à l’exercice de l’esprit critique, mais égale-ment de faire la lumière sur les pratiques de surveillance. Il convient de faire la part des choses entre, d’une part, la surveillance ciblée qui peut être réalisée sous contrôle

démocratique, notamment par l’autorité judiciaire indépendante et, d’autre part, la surveillance de masse qui, elle, n’est jamais proportionnelle ni justifiée dans un État de droit. Ce n’est qu’en opérant cette distinction qu’on pourra comprendre les pratiques actuelles des enquêteurs, de la surveillance ciblée et de l’infiltration et que l’on pourra pleinement apprécier leur efficacité et garder confiance dans les institutions qui s’y livrent pour évaluer les moyens à mettre en place pour améliorer leur efficacité dans le respect des institu-tions démocratiques. La seule façon de faire un pied de nez à ceux qui veulent attaquer nos démocraties est de renforcer nos libertés fondamentales et de respecter l’État de droit.

Outre le travail préventif indispensable dans les écoles, les banlieues et les pri-sons, n’oublions pas la responsabilité collective que nous avons tous dans la lutte contre les propos haineux. Effacer

un propos en le glissant sous le tapis sans que cela ne change les idées de celui qui l’a émis ne sert à rien. La volonté est, aujourd’hui, de combattre ces idées et on en a la possibilité de par cette potentia-lité de participation universelle àl a sphère publique qu’offre Internet.

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Conseild’Administration

Direction

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