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BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE L

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BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

L

Jacques-Louis LIONS

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MATHEMATIQUES A VENIR

Quels mathématiciens pour l'an 2000?

Colloque organisé par la

Société Mathématique de France et la

Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles

(École Polytechnique, 9-1 0 Décembre 1987)

Textes réunis par Karine CHEMLA et lvar EKELAND

avec la collaboration de Bernadette A U BERT

INTRODUCTION

Ce livre se veut une démonstration. Démonstration de ce que les mathématiques n'ont peut-être jamais été aussi prolifiques, jamais autant impliquées dans le développement de notre connaissance sur le monde, dans la vie économique et industrielle, et de ce qu'elles sont pourtant en proie à des difficultés considérables, qui pourraient entraver tant leur essor que leur possible rayonnement.

Les mathématiques connaissent depuis quelques décennies une croissance accélérée - point n'est besoin de rappeler la place des mathématiciens français dans cette histoire. Ce développement a certes été induit par une dynamique interne, dans laquelle les "grands problèmes" ont joué et continuent de jouer un rôle déterminant. Cependant cela ne doit pas faire oublier la part qu'ont prise à cet essor les questions que les mathématiciens se sont laissé poser par les autres disciplines : loin d'être une boîte à outils achevée, les mathématiques se font dans les réponses qu'elles tentent de donner et puisent, à l'occasion, leur inspiration dans les disciplines qui les interrogent. Cela est toujours vrai de la physique, de la biologie, de l'informatique ... Le bilan qui suit le confirme. Il est plus nouveau que cela le soit dans les domaines économiques et industriels. Sans doute, l'informatique a-t-elle fourni aux mathématiques les moyens de cette nouvelle interaction. Toujours est-il que, sans plus se limiter à participer aux avancées théoriques d'autres domaines, les progres des mathématiques en viennent maintenant à pouvoir déterminer la réalisabilité de tel ou tel projet ; le lecteur en rencontrera ici des exemples.

Les pages qui suivent rappellent cependant que l'endroit et le moment où ce lien entre mathématiques et autres disciplines se noue a presque toujours été imprévisible : combien de cas ne peut-on citer de théories, développées semblait-il pour les seuls besoins de la logique interne, et qui se révélaient soudainement l'interlocuteur approprié pour une question venue d'ailleurs. C'est là que l'avancée propre aux mathématiques conditionne leur puissance à interagir avec leur extérieur.

De plus, cette avancée - et c'est peut-être un des traits particuliers de sa dynamique au XXe siècle - a été ponctuée par des échanges multipliés et souvent inattendus entre les nombreuses parties des mathématiques elles-mêmes ; en ce sens, l'on peut dire que les mathématiques forment un tout, que l'on ne peut les amputer sans risquer de les mettre en péril.

Face à cette demande accrue de spécialistes, les dernières années ont, au contraire, montré une évolution inquiétante dans la démographie des mathématiciens en France. Il fallait prendre la mesure de cette situation. Il fallait en signaler les dangers. Il fallait aussi, pour rencontrer les multiples rôles que l'avenir assigne à cette discipline, réfléchir à sa place dans le monde contemporain, à la manière de la faire évoluer en agissant tant sur la formation des jeunes que sur la politique de développement. Bref, il fallait se demander quels mathématiciens nous aurons et quels mathématiciens nous voulons en l'an 2000. Les mathématiciens d'aujourd'hui se sont attelés a cette tâche. Voici l'état de leurs débats.

REMERCIEMENTS

Nous tenons à exprimer notre gratitude à toutes les personnes qui nous ont aidés dans la préparation du colloque "Mathématiques à venir" par leurs encouragements ou par leur soutien matériel.

Le colloque était placé sous le haut patronage de Monsieur le Président de la République.

Son comité de parrainage était présidé par Monsieur Bernard Esambert que nous tenons à remercier tout particulièrement pour avoir de surcroit assumé la présidence effective du colloque.

Nos remerciements vont égale- ment à MM. M.F. Atiyah, J.L. Beffa, J . Benichou, M. Boiteux, P . Boulez, Mme Y. Choquet-Bruhat, MM. A. Connes, H. Curien, P.M. Fasella, C. Fréjacques, J . Friedel, J.P. Kahane, J.L. Lions, J.Maisonrouge, E. Malinvaud, P.Malliavin, Mme C.S. Morawete, MM. M. Neuneert, M. Pecqueur, E. Schatemann, L. Schwarte, Mme J . Serre, MM. J . Stern, P. Suard, J. Teillac, membres du comité de parrainage.

L'organisation matérielle, certes modeste, du colloque n'a été rendue

possible que grâce aux contributions des institutions et entreprises suivan- tes : Centre National d'Etudes Spatiales, Centre National de la Recherche Scientifique, Direction générale XII de la Commisssion des Communautés Européennes, Direction des Recherches et Etudes Techniques du Ministère de la Défense, Ecole Normale Supérieure, Ecole Polytechnique, Electricité de France, IBM France, Institut National de la Recherche en Informatique et en Automatique, Matra, Péchiney, Société Intertechnique, Ministère de la Recherche et de l'Enseignement SuMrieur, Ministère des Affaires Etrangeres, Saint Gobain, Thomson- CSF, Union des Assurances de Paris.

Nous ne saurions clore ces remerciements sans mentionner les membres non-mathématiciens du comité d'organisation, Mme Anne Litman et MM. Jacques Behr et Thierry Paturle, qui ont beaucoup oeuvré à la réussite matérielle du colloque, ainsi que nos interlocuteurs des éditions Bordas/Dunod/Gauthier- Villars pour leur action décisive dans l'édition des actes du colloque.

MATHEMATIQUES A VENIR

J.-F. Méla (Président de la Société Mathématique de France)

C'est la première fois, à ma connaissance, qu'un grand colloque de prospective est organisé en France sur le thème des Mathématiques. Qu'y a-t-il donc de nouveau qui ait rendu utile, et même indispensable à nos yeux, la tenue de ce colloque ?

Il y a d'abord le décalage qui existe entre la réalité des Mathématiques aujourd'hui et l'image que s'en font encore beaucoup de nos concitoyens, même parmi les plus instruits et parmi ceux qui ont des pouvoirs de décision. Or nous entrons dans une époque où les Mathématiques risquent fort d'être une ressource stratégique pour le progrès des sciences et de la technologie. Il est donc important de redessiner les contours de ce champ d'activités en plein renouvellement, de mieux faire connaître le dynamisme de la recherche et la richesse de ses applications.

La recherche mathématique fondamentale a aujourd'hui une incroyable vitalité, très mal perçue de l'extérieur. Les différentes branches se fécondent mutuellement de façon souvent imprévisible et spectaculaire. Les interactions profondes avec d'autres sciences sont tout à fait remarquables. Je me bornerai à évoquer d'un mot les découvertes récentes en Géométrie des espaces de dimension 4, récompensées par deux médailles Fields, qui se sont faites de plain-pied avec les théories de la Physique moderne.

Il y a aussi, bien sûr, la révolution que constitue l'utilisation sur une grande échelle, d'ordinateurs de plus en plus puissants. Ce n'est pas seulement une révolution dans les capacités de calcul. Elle crée un fantastique appel d'air pour davantage de Mathématiques. Ceci est vrai pour la conception des machines elles-mêmes dont les progrès ultérieurs reposent en partie sur des avancées de la recherche en Logique et en Mathématiques. Ceci est vrai aussi pour la modélisation de plus en plus sophistiquée des phénomènes naturels, et leur simulation numérique (avec notamment l'explosion des théories de systèmes dynamiques). Mais surtout, les ordinateurs deviennent capables de manipuler la plupart des structures abstraites et, ainsi, des

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parties des Mathématiques réputées naguère parmi les plus gratuites voient leur portée pratique s'étendre considérablement. Enfin les Mathématiques trouvent dans l'utilisation des machines un champ expérimental quasi-illimité dont l'impact sur la pratique de la recherche est encore difficile à évaluer, mais qui deviendra certainement un fait majeur dans les années à venir.

En dépit - ou peut-être à cause - de leur abstraction, les Mathématiques s'appliquent partout. La distance dans le temps entre les découvertes fondamentales et les applications se réduit vertigineusement. Il sera de plus en plus difficile de prévoir quelles Mathématiques vont s'appliquer et dans quel délai. On en trouve quelques exemples dans les tables-rondes du colloque ; mais ce qui nous attend demain pourrait être plus surprenant encore.

Du même coup, on comprend que le rapport des Mathématiques aux techniques de l'ingénieur s'en trouve radicalement transformé et exige des hommes d'un type nouveau, formés en f in d'études dans les laboratoires, capables de suivre le progrès de la recherche de base et de dialoguer avec ses acteurs.

A partir de la réalité que je viens d'esquisser, la question qui se pose à nous, est de définir pour les années futures les conditions d'un développement des Mathématiques qui prenne en compte toutes leurs dimensions : leur ambition historique de compréhension du monde, leur mouvement propre, en même temps que leurs possibilités d'applications et les multiples demandes dont elles sont l'objet aujourd'hui.

Ce n'est pas une question de pure forme, car nous allons vers une pénurie assez dramatique de mathématiciens de toutes catégories : chercheurs, ingénieurs, professeurs de lycées et collèges. C'est une situation qui n'est pas propre aux Mathématiques, mais qui revêt dans notre discipline un caractère particulièrement aigu. Je n'alignerai pas ici les chiffres qui seront donnés au cours du colloque. Qu'il me suffise de dire, par exemple, que nous avons à peine un chercheur sur dix, qui ait moins de 35 ans, et ceci dans une science où les contributions majeures sont souvent dues à des jeunes ; ou encore que nous avons à peine autant de licenciés de Mathématiques que de professeurs à recruter. Et même si, par hypothèse optimiste, on augmentait beaucoup les recrutements, il n'est pas sûr que l'on trouve sur-le-champ des candidats de bon niveau en nombre suffisant. Il est d'autant plus urgent de s'interroger sur les causes profondes d'une telle situation et de mettre en oeuvre des solutions appropriées.

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J-F . MELA

Dans la période récente, le souci de mieux articuler la recherche et la production a conduit à promouvoir une série de mesures, de plans, de filières, qui ont laissé de côté, pour l'essentiel, la recherche mathématique. L'accent mis sur le court terme et les applications immédiates, la concentration des moyens sur de grands projets finalisés ou des équipements coûteux ont entraîné une marginalisation relative des mathématiciens. C'est tout à fait paradoxal à une époque où leurs compétences trouvent de plus en plus à s'employer et où leur esprit d'ouverture n'a jamais été si grand. Mais il semble que l'on ait du mal à trouver une place aux Mathématiques, parce que leur centre de gravité se situe un peu trop en amont de la rentabilité économique directe, et que leur action est trop diffuse ou échappe à la planification.

II n'est peut-être pas surprenant, dans ces conditions, que des jeunes hésitent à s'engager dans une profession dont le statut reste un peu excentrique, et dans laquelle les aléas de carrière ont été nombreux dans le passé. Soyons clair : si l'on veut attirer des jeunes brillants aujourd'hui, il faut y mettre le prix. En matière de salaires, on peut craindre que seules les entreprises aient les moyens de suivre. Certes il faut se féliciter de voir certaines d'entre elles embaucher des mathématiciens de haut niveau, qui assurent la valorisation de la recherche dans les applications industrielles et établissent une véritable interaction entre les deux. Mais ceci n'aurait pas d'avenir sans le maintien et le développement d'une puissante recherche de base. Il faut donc se préoccuper aussi d'attirer vers les laboratoires des universités et du C.N.R.S. des jeunes de grand talent. Ces laboratoires qui font actuellement un gros effort de structuration, ont des moyens extrèmement modestes sans commune mesure avec leurs besoins actuels. Les positions doctorales qu'ils peuvent offrir sont trop peu attrayantes ; les bourses post-doctorales font défaut. Comment, dans ces conditions, soutenir la comparaison avec une entreprise moderne ?

En ce qui concerne le manque de professeurs, il est décourageant d'en parler tant le problème est immense et relève de choix politiques globaux touchant au statut social des enseignants, à leurs salaires, aux moyens accordés à I'Education. Mais il faut dire que le désastre qui se profile à l'horizon 2000 est proprement angoissant et risque bien de rendre dérisoire toute autre considération.

Il faut aussi aborder la question de l'enseignement scientifique : l'incapacité constatée de notre système éducatif à former davantage de scientifiques ; la propension qu'il a à détourner les meilleurs d'entre eux, après le baccalauréat, vers des carrières éloignées de la recherche. C'est une grave question qui ne concerne pas, évidemment, les seuls

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mathématiciens, mais qu'il va bien falloir un jour prendre à bras- le-corps.

Dans cette affaire, les Mathématiques sont souvent mises en accusation. On leur fait un double reproche : tout d'abord de jouer un rôle "impérialiste" dans la sélection des élèves ; ensuite de donner lieu à un enseignement par trop abstrait et formaliste, coupé des autres sciences et de la pratique.

Je ne parlerai pas de la "sélection par les Maths", car cette question renvoie à toute l'organisation de notre système d'Education, piloté en définitive par les concours de Grandes Ecoles : c'est un sujet qu'on ne traite pas en quelques minutes mais qui ne pourra rester éternellement un sujet tabou. Ceux qui croient s'en tirer en criant aujourd'hui "Haro sur les Mathématiques" commettent une grave erreur. Il serait tentant de pallier le manque de professeurs de lycée par une réduction pure et simple des horaires de Mathématiques, en dehors de toute visée pédagogique. On aurait alors toutes les chances d'aggraver les problèmes de formation dans cette discipline, sans garantie d'améliorer quoi que ce soit par ailleurs.

Sur la question du contenu de renseignement et de ses méthodes, je crois que nous pouvons faire beaucoup et, pour notre part, nous sommes prêts à y apporter notre contribution. Pourquoi ne pas reconnaître que, dans l'introduction des "Mathématiques Modernes", on a commis quelques erreurs qu'il a fallu corriger par la suite ? Mais, ceci étant dit, on ne doit pas oublier l'incontestable rénovation accomplie depuis tant d'années. J'ose dire que nous sommes la profession qui a fait le plus d'efforts pour aborder de front les problèmes éducatifs. Si le souci du concret est davantage présent aujourd'hui, il serait stupide de croire que tout se résume en une bataille du concret contre l'abstrait (quoi de plus abstrait, par exemple, qu'un programme d'ordinateur ?).

Il y a aujourd'hui un capital de réflexion pédagogique qui ne demande qu'à s'investir sur le terrain, si on lui en donne l'occasion. Cette réflexion conduit à faire entrer dans l'enseignement des Mathématiques un peu de l'esprit d'aventure moderne qui souffle sur ce colloque. Nous disons qu'il existe une profession de mathématicien, aux multiples facettes, aux perspectives passionnantes, qu'il y a des Mathématiques à faire un peu partout, des théories à faire avancer, de vrais problèmes à résoudre, et qu'il faut former des jeunes pour ça. Voilà les idées qui doivent nous guider. Sans cette référence à la créativité, la formation générale par les Mathématiques risque bien de n'être qu'une déformation "scolastique", une "pénitence" pour réussir des concours.

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8 J - F . MELA

La France occupe depuis toujours une place de premier plan en Mathématiques. Faut-il rappeler que nous sommes, après les Etats-Unis, le pays qui compte le plus de médailles Fields ? Les Mathématiques mériteraient d 'y être davantage traitées comme une richesse nationale, voire un produit d'exportation. On peut regretter que sur quelque 10.000 chercheurs, le C.N.R.S. compte seulement 2 19 mathématiciens et que l'ensemble de tous les crédits publics distribués aux Mathématiques françaises dans une année, représente à peine le sixième du prix d'un gros ordinateur.

Serons-nous encore présents, à la place qui nous revient, dans 25 ans d'ici ? Il y a là un défi à relever, et le temps presse pour le faire. On détruit une équipe de recherche en quelques mois, mais il faut 12 à 15 ans pour amener un étudiant jusqu'au niveau où il sera capable, à son tour, de former de nouveaux chercheurs. Pour l'instant il faut reconnaître que nous prenons du retard. Nous le voyons bien dans l'attraction qu'exercent sur les jeunes les Mathématiques americaines qui sont engagées depuis plusieurs années, à la suite du fameux "rapport David", dans une nouvelle phase d'expansion et disposent aujourd'hui de ressources sans commune mesure avec les nôtres. On assiste, pour la première fois depuis longtemps, à un début inquiétant de "fuite de cerveaux". Ce phénomène, pour n'être pas encore catastrophique, a tendance à s'accélérer et touche les éléments les plus brillants au moment où nous en avons cruellement besoin.

Pour relever ce défi, pour apporter des solutions à tous les problèmes que nous avons soulevés, il n'y a certes pas de méthode miracle. Mais il est indispensable d'affirmer une ambition nouvelle pour les Mathématiques françaises. Nous souhaitons qu'une politique soit clairement définie en ce sens, dans le contexte national et européen, et qu'elle soit mise en oeuvre avec continuité dans les années qui viennent. La communauté mathématique, pour sa part, n'a pas attendu ce signal pour se mobiliser, comme vous pouvez le constater aujourd'hui. E t elle espère beaucoup de la prise de conscience générale que ce colloque devrait contribuer à créer.

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LES MATHEMATICIENS E T LE MONDE INDUSTRIEL

J-C. Nédélec (Président de la Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles)

Je voudrais axer mon intervention sur les liens entre la communauté mathématique et le monde industriel. Ces liens qui étaient à peu près inexistants jusqu'aux années 1950, se sont rapidement développés avec i'avènement des moyens de calcul. Ceci s'est traduit par la naissance de nouveaux thèmes de recherche ou par le renouvellement complet de thèmes plus anciens. Nous pouvons citer : la recherche opérationnelle, le traitement du signal, l'automatique, l'analyse numérique, le contrôle optimal, l'optimisation, la statistique. En France (comme aux U.S.A.) ce mouvement est parti des grands organismes de llEtat, dont il faut souligner le rôle essentiel. La naissance de l'industrie nucléaire n'a été possible que grâce au développement des ordinateurs et des méthodes de calcul. Le Commissariat à 1'Energie Atomique et l1Electricité de France ont, dès les années 1950, développé des grands centres de recherche munis de moyens de calculs très puissants (pour l'époque bien sûr). L'Institut Français du Pétrole et les compagnies pétrolières ont, à la même époque mis en place les premières simulations de gisement. Les premiers calculs de mécanique des fluides pour la construction aéronautique datent aussi de cette époque (Office National dlEtudes et Recherches en Aéronautique, Avions M. Dassault, Nord Aviation). La naissance du contrôle optimal et celle de l'automatique sont associées au développement des secteurs aéronautique et spatial.

Ces grands organismes ont recruté des mathématiciens et ont noué les tout premiers contacts avec des laboratoires universitaires. Mais il faut souligner que ces recherches étaient le fait d'une poignée de spécialistes dont beaucoup avaient pour seule formation initiale celle d'une grande école.

Nous entrons actuellement dans une phase très différente dont l'ampleur en termes industriels et financiers sera bien plus grande. Deux éléments nouveaux vont amener cette révolution ; il s'agit d'une part du coût décroissant du temps de calcul associé au développement

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de systèmes d'exploitation plus faciles d'emploi (Super ordinateurs et stations de travail individuelles) ; d'autre part des progrès des outils mathématiques et des méthodes de simulation. On peut maintenant calculer a priori l'évolution de beaucoup de phénomènes complexes dès lors qu'ils sont bien modélisés. Ceci concurrence et même remplace dans certains cas l'expérimentation. Le cas du projet de navette HERMES qui nous est présenté par P. PERRIER en est une excellente illustration. Un autre exemple de grande importance économique est celui du calcul des structures mécaniques. La plupart des grands projets actuels ont une composante de calcul scientifique qui y joue un rôle essentiel. Mais ce qui est plus significatif peut-être, c'est la conversion au calcul scientifique de secteurs industriels qui s'en étaient tenus à l'écart jusqu'ici : la construction automobile, l'industrie des semi-conducteurs, les industries de télécommunications. Même là où l'expérimentation est facile, elle peut devenir plus coûteuse que le calcul et celui-ci est plus souple s'il s'agit de modifier des paramètres. Il est moins cher actuellement de simuler l'écrasement d'une automobile dans un ordinateur que de réaliser l'expérience correspondante, et les logiciels qui le permettent sont le fruit des recherches en Mathématiques Appliquées et en Mécanique. Aucune industrie de pointe ne pourra plus ignorer cette réalité sans risque pour sa compétitivité.

Cette évolution se traduit dès maintenant par le développement de nombreux liens entre les laboratoires et les entreprises. Ceux-ci prennent la forme de contrats de recherche qui permettent de financer des thèses. Ou encore des chercheurs confirmés deviennent conseillers auprès de laboratoires industriels. Et surtout l'industrie recrute nos jeunes thésards et les mathématiciens dans l'industrie commencent à être nombreux. La demande est plus forte que l'offre et il y a actuellement une pénurie de docteurs en mathématiques appliquées. J'ai appris à être prudent en matière de prospective, mais si mon analyse est juste les besoins vont exploser. Pourra-t-on répondre à cette demande tout en préservant la qualité de la formation des jeunes qui fait notre succès ? C'est l'un des enjeux de la formation par la recherche.

J'ai parlé davantage du calcul scientifique parce que je le connais bien, mais des besoins en mathématiciens se font également sentir en conception assistée par ordinateur (dessin et représentation des objets de I'espace) en robotique (reconnaissance des objets et contrôle optimal) et bien sûr dans le vaste secteur de la statistique aux applications nombreuses et variées en économie, biologie et médecine. Toutes les branches des mathématiques sont ou seront concernées. C'est déjà clair pour la théorie des nombres et la géométrie.

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LES MATHEMATICIENS E T LE MONDE INDUSTRIEL 11

Une caractéristique essentielle de la formation nécessaire est son caractère multidisciplinaire. Outre beaucoup de mathématiques, il faut bien dominer l'utilisation des ordinateurs et assimiler selon les cas une bonne dose de physique, de mécanique ou de biologie, voire d'économie. Le travail industriel est un travail d'équipe et pour dialoguer utilement, i l faut un certain nombre de connaissances communes. Il ne faut pas sous-estimer les difficultés qu'il y a à acquérir cette double formation et ensuite à se faire reconnaître par les deux communautés concernées.

Une autre évolution que l'on observe, est la sophistication des connaissances mathématiques utilisées. S'il y a vingt ans, quelques connaissances d'algèbre linéaire permettaient d'aborder la plupart des problèmes industriels, ce n'est plus du tout le cas désormais. La présence dans l'industrie de mathématiciens chevronnés conduit à aborder et à formuler correctement des modèles de plus en plus complexes dont la résolution fait appel à des notions de plus en plus abstraites. Et c'est entre autres, la raison pour laquelle il est dangereux d'opposer mathématiques pures et mathématiques appliquées. Les deux communautés sont étroitement liées. Il est certain aussi que le déclin de l'école mathématique française entraînerait à terme celui de l'école "mathématiques appliquées". A l'inverse, certains problèmes répertoriés dans l'industrie deviennent dans les laboratoires des thèmes d'étude abstraits.

Je voudrais aussi m'adresser aux médias. L'une des causes de nos difficultés actuelles est la méconnaissance du rôle des mathématiques dans le monde économique. Il est vrai que notre importance est occultée bien souvent car le mathématicien n'est jamais maître d'oeuvre. D'autre part, nos collègues (et c'est typique en France) sont le plus souvent discrets et ne savent pas mettre en valeur leur activité. Si ce colloque contribue à remédier à cet état de fait, nous aurons accompli un grand progrès.

En conclusion, il est urgent d'organiser au niveau national une réflexion globale sur la place des mathématiques et sur ses liens avec l'industrie. Je pense que la difficulté essentielle est celle de la formation des jeunes. Il faut favoriser la formation par la recherche des ingénieurs et restaurer le flux d'étudiants en mathématiques dans les Universités. Il est aussi nécessaire d'attirer vers les carrières de la recherche les étudiants les plus brillants. Les enjeux financiers et stratégiques sont importants et c'est en fonction de cette analyse que les Etats-Unis ont décidé le doublement des crédits de recherche en mathématique. Il faut enfin situer cette réflexion dans un cadre européen car le calcul scientifique joue un rôle de premier plan dans les grands projets actuels.

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

MESSAGE POUR LE COLLOQUE

François Mitterrand Président de la République

J'ai souhaité par un bref message m'adresser aux participants à ce colloque organisé par la Société Mathématique de France et la Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles.

Vos débats portent sur un domaine essentiel de la recherche, qui commande le progrès scientifique et technique de notre pays, et sur une discipline centrale de notre système d'enseignement. La compétition internationale accrue et, sur le plan national, la crise de recrutement qui s'annonce pour les toutes prochaines années, créent une situation d'urgence. Il faut y répondre : tel est le sens de vos travaux.

Notre école mathématique est renommée et les mathématiques se sont imposées comme la clé des autres disciplines. Dès lors se posent une série de questions dont vous allez débattre : comment renforcer notre position dans la recherche mondiale, assurer le renouvellement des enseignants, chercheurs, ingénieurs-mathématiciens, organiser la formation aux nouveaux métiers de l'industrie ?

Parmi ces interrogations, il en est une qui préoccupe les Français, celle de la place des mathématiques dans notre système d'enseignement. Elles sont devenues un moyen de sélection comme le furent jadis le latin et le grec. Ne faut-il retenir qu'un petit nombre de bons esprits selon leurs dispositions aux mathématiques, alors que la culture mathématique, nécessaire aux autres savoirs, répond aux besoins d'une société de plus en plus technicienne ? Il y a là un des "vices les plus criants du système actuel" comme le soulignait le rapport du Collège de France sur l'enseignement de l'avenir. Ce sont donc à la fois les programmes et la pratique pédagogique qu'il faut repenser.

Votre colloque rappelle à un moment opportun la nécessité d'une politique de la science soucieuse du long terme, attentive à l'équilibre entre recherche, enseignement, écononomie. Je souhaite plein succès à vos travaux. Je ne doute pas pour ma part que la volonté d'ouverture manifestée dans ce colloque par des mathématiciens qu'on enfermait trop volontiers dans leur tour d'ivoire, vaudra aux mathématiques un prestige accru à la mesure de leur rôle dans notre société.

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l è r e Partie

LES MATHEMATIQUES ET LES SCIENCES

CONCEPTS ABSTRAITS ET QUANTITES NUMERIQUES(*)

A. Connes (Professeur au Collège de France)

Mon but, aujourd'hui, est d'essayer d'expliquer mon point de vue, sûrement partiel, sur le rôle que l'abstraction mathématique pure peut avoir dans la compréhension de quantités numériques très concrètes qui apparaissent en physique. Disons qu'en mathématiques, il y a deux sources inépuisables de phénomènes à l'état brut qui sont, d'un côté, l'arithmétique, et, d'un autre, la physique. Pour prendre un exemple concret, on constate que les nombres 8 et 9 sont des puissances et sont des nombres qui se suivent. On ne sait pas démontrer mathématiquement, que 8 et 9 sont les seuls nombres consécutifs qui soient des puissances. On constate aussi que nous vivons dans un espace géométrique à trois dimensions, dans l'espace-temps à quatre dimensions - ce nombre, on ne sait toujours pas l'expliquer-. Pour être un petit peu plus spécifique, en physique, il y a un nombre bien connu qu'on appelle la constante de structure fine, qui est un nombre sans dimension, valant approximativement 1 / 1 37, et qui apparaît comme une constante fondamentale dans l'électrodynamique quantique. Eh bien ce nombre, on ne sait pas l'expliquer mathématiquement, on ne sait pas en trouver une formule simple, on ne sait pas du tout le comprendre.

Donc, ces deux sujets, aussi bien l'arithmétique que la physique, abondent en phénomènes qui sont des phénomènes bruts. Une des difficultés premières, lorsqu'on rencontre un phénomène de ce type, est d'essayer de l'intégrer harmonieusement dans une théorie. Tant qu'on n'a pas réussi à poser le problème sous une forme telle que, pour le poser, il ne faille pas faire des contorsions, de telle sorte qu'il se pose harmonieusement à l'intérieur d'une théorie, on peut dire qu'on a peu de chances de le résoudre. Les succès récents concernant le problème de Fermat, dus en particulier à K. Ribet, permettent, effectivement, de formuler ce problème de telle sorte qu'il s'intègre très harmonieusement à une théorie. Disons qu'en général, ces phénomènes bruts sont un test pour notre compréhension soit de la théorie des nombres, soit de l'espace, en un sens que je voudrais

(* ) Le texte de cette conférence paraîtra dans le livre du Professeur Alain Connes intitulé : Réflexions sur l'espace. Géométrie et algèbre izorz comnlutative ( O ~ n t e r ~ d i t i o n s , 1989).

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CONCEPTS ABSTRAITS ET QUANTITES NUMERIQUES 15

essayer d'expliciter davantage, selon lequel la physique des interactions, des quatre interactions fondamentales, a pour but ultime de comprendre l'espace ou l'espace-temps dans lequel nous vivons.

Je voudrais ici, en prenant un exemple, essayer d'expliquer à quel point l'idée suivante est une idée fausse. C'est l'idée selon laquelle les seules mathématiques dont le physicien a besoin sont d'un niveau d'abstraction facile, relevant - disons grosso modo - de l'algèbre élémentaire. L'on pourrait essayer de la justifier en disant que, comme le but ultime de la physique est de produire des quantités numériques, de produire des nombres, eh bien, le physicien ... le vrai physicien n'a que faire des sophistications mathématiques.

De mon point de vue, cette idée est une idée fausse, et elle limite considérablement le rayonnement possible de notre discipline. Donc, mon but principal sera d'essayer de décrire en détail un exemple - qui est un exemple entre d'autres, que je citerai simplement parce que je le connais mieux - et qui montre à quel point des mathématiques apparemment très abstraites peuvent donner une compréhension considérable de nombres qui ont un rapport avec la réalité expérimentale de la physique.

Mon texte sera divisé en trois parties. Je vais commencer par expliquer un théorème assez ancien de géométrie, mais qui est à l'origine d'une idée mathématique laquelle a eu de nombreux avatars, et s'est développée sous des formes très différentes. Je pense qu'il est important d'expliquer le théorème qui est à l'origine de cette idée. Je décrirai ensuite assez simplement les résultats expérimentaux et je montrerai enfin - ce n'est pas moi qui suis parvenu à ce résultat mais un physicien théoricien, Jean Bellissard - j'expliquerai comment on peut arriver à comprendre ces résultats expérimentaux grâce à une théorie. Cette troisième partie de mon texte sera essentiellement basée sur l'algèbre, elle sera beaucoup plus algébrique que les deux premières parties. La première partie sera assez géométrique, la deuxième sera l'exposé des résultats de physique.

Je vais commencer par la première partie, essayer d'expliquer un théorème ancien, le théorème de Gauss Bonnet. C'est un théorème qu'on peut très bien visualiser, et qui a trait à la théorie des surfaces.

3 Donc, je vais parler de surfaces dans l'espace R . Pour fixer les idées, je vais donner un exemple concret d'une telle surface (fig. 1) tracée

3 dans l'espace R ; on essaie de la comprendre, de l'étudier, et la notion fondamentale qui apparaît est celle de courbure. En fait, cette notion

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est encore plus facile à comprendre en dimension 1 lorsqu'on s'intéresse à des courbes planes. Je vais donc commencer par vous rappeler ce qu'est la courbure d'une courbe plane, et ensuite nous passerons aux surfaces.

C SURFACE DANS

+

Figure 1.

Si l'on regarde une courbe plane, comme celle tracée en traits gras et passant par le point P sur la figure 2, on s'aperçoit que parmi les cercles qui ressemblent à la courbe au voisinage du point P, il y en a un dont le centre est toujours situé sur la normale à la courbe passant par P, et qui en un sens convenable a trois points communs avec la courbe, épouse la courbe le mieux possible au voisinage de P. Ce cercle a un centre qui est donc sur la normale au point P et un rayon qu'on appelle le rayon de courbure de la courbe au point P. Ce qu'on appelle la courbure (on a envie que la courbure soit d'autant plus grande que la courbe est plus courbée), c'est l'inverse du rayon de courbure.

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CONCEPTS ABSTRAITS E T QUANTITES NUMERIQUES

RAYON DE COURBURE D'UNE COURBE PLANE COURBURE : K = 1/R

Figure 2.

1 Donc, elle est définie par l'égalité K = - R'

Maintenant, revenons au cas des surfaces. Par un point P de la surface on peut tracer la normale à la surface et pour réduire la dimension de 1, couper la surface par un plan qui passe par cette normale. Lorsqu'on intersecte la surface par un plan passant par la normale, on obtient une courbe plane. Mais, bien sûr, cette courbe plane va avoir un rayon de courbure au point P, et ce rayon de courbure n'a aucune raison d'être le même lorsqu'on change le plan

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passant par la normale. Evidemment, pour une sphère qui est bien symétrique, c'est vrai, on a toujours le même rayon de courbure, mais vous voyez très bien dans les deux dessins qui sont ici (fig. 3) que, dans le cas de la calotte, on aura deux courbures différentes, K, K,, et dans le cas de la forme d'une selle de cheval, on voit bien qu'il y aura même un plan passant par la normale dans lequel on aura une courbure nulle. C'est dire que la courbure, si on lui donne un signe, change de signe entre ses deux extrêmes. Il y a un vieux théorème, dû à Euler, qui dit qu'en fait on n'a pas besoin de connaître les courbures de tous les plans passant par la normale pour connaître la situation. Il suffit de connaître ses deux extrêmes, K, et K,.

EULER : K 0 = K I cm28 + K, sin20

Figure 3.

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CONCEPTS ABSTRAITS E T QUANTITES NUMERIQUES 19

Ils sont atteints pour deux plans qui sont perpendiculaires, et lorsqu'on coupe la surface par un plan passant par la normale mais faisant un angle 0 avec l'un des deux extrêmes, la formule (fig. 3) due à Euler donne la valeur de la courbure de cette intersection.

Le théorème dont je voulais parler est le théorème de Gauss Bonnet. Il dit la chose suivante : considérons ce qu'on appelle la courbure totale au point P c'est-à-dire le produit R = K, K, des courbures K, et K,. Lorsqu'on intègre R(P), lorsqu'on fait la somme sur toute la surface de ces courbures totales R(P), on obtient un nombre très particulier parce que d'une part c'est un multiple entier de 27r mais d'autre part ce nombre, bien qu'il soit calculé comme une somme de nombres, comme une intégrale, a une propriété tout à fait extraordinaire, il a la propriété d'être un nombre stable.

I

(1,

EXEMPLE KI = 0

R = KIKz

COURBURE D E GAUSS

THEOREME (GAUSS BONNET)

J R ci^ = (2-2gl2n C t

ENTIER

Figure 4.

Qu'est-ce que j'entends par là ? C'est que bien que ce nombre soit défini avec beaucoup de paramètres il ne dépend pas de leur choix ; en fait, si vous voulez, il y a une infinité de paramètres qui

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sont à notre disposition, puisqu'on peut, par exemple, prendre la surface en question, et on peut lui faire une petite bosse à un endroit. Pensez à une surface plus simple que la surface de la f igure 1 , pensez à la surface de la Terre. Eh bien, chaque fois que l'on fait une petite bosse ce que dit le théorème en particulier, c'est qu'en faisant cette petite bosse, on introduit exactement autant de courbure positive que de courbure négative. C'est-à-dire qu'en faisant cette petite bosse, on introduit au sommet de la bosse de la courbure positive, puisqu'à cet endroit-là les courbures K, K, sont dans le même sens, mais le long de la bosse, on est dans la situation d'une selle de cheval e t à ces endroits là la courbure R=K,K, est négative. Donc vous voyez ce qui se passe, c'est qu'on obtient effectivement un nombre en faisant cette intégrale, mais ce nombre a une propriété tout à fait extraordinaire, ce n'est pas l'intégrale de n'importe quelle fonction, c'est un nombre qui, lorsqu'on modifie légèrement la surface, ou lorsqu'on la modifie vraiment, mais sans changer sa nature topologique, ne change pas. L'idée que je vais essayer de soutenir, par un exemple bien entendu, c'est que lorsqu'un nombre a cette qualité, i l a une signification beaucoup plus grande qu'un nombre ordinaire. En fait un espoir important, c'est que certaines des quantités physiques qui ont vraiment une signification fondamentale sont des nombres qui se calculent par une méthode de ce type et qui ont une signification topologique, une propriété de stabilité par déformation.

Revenons à l'énoncé du théorème de Gauss-Bonnet : l'intégrale sur toute la surface de la courbure R = K,K, est un multiple entier de 27r de la forme 2(1-g) x 2n où g est un entier positif qui s'appelle le genre de la surface - Ce nombre caractérise le type topologique de la surface en question. Par exemple, si l'on revient donc à la f igure 1 , c'est un exemple de surface de genre 2. Le genre, si vous voulez, mesure le nombre de trous dans la surface. Pour un tore, i l y a un seul trou, pour une sphère il n'y en a pas et ainsi de suite.

Je voudrais maintenant expliquer les résultats de physique expérimentale qui, éventuellement, seront reliés à ce que j'ai dit ici. Je ne parle pas de la démonstration du théorème, j'y reviendrai plus tard, et je passe directement, donc, à un problème de physique.

Ce problème de physique, c'est ce qu'on appelle "l'effet Hall". L'effet Hall classique remonte à 1880 et concerne l'expérience suivante. On considère une feuille métallique plane, extrêmement fine, qui est formée d'un métal conducteur, et ensuite on s'arrange pour imposer un champ électromagnétique B perpendiculaire à cette

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feuille (fig. 5) . Les électrons placés dans le plan sont alors soumis à une force, la force de Lorentz, qu i est perpendiculaire à leur vitesse. Et donc, en fait, en général ils vont décrire des cercles. Ces cercles sont analogues à ceux que l'on voit dans toutes les images d'accélérateurs.

EFFET HALL Classique ( 1 880)

E = VH/X . VH = VOLTAGE HALL

CONDUCTIVE HALL :

oH = j/E = Ne c/B

B ( N e E + j A - = 0) - c - +Feiec. +'mag".

Figure 5 .

Le premier intérêt de l'effet Hall classique qui a été découvert en 1880, est le suivant. Il y a un signe, un signe + ou -, que l'on appelle le "signe des porteurs de charge" et qui est une caractéristique du métal. Par exemple, ce signe est + pour le fer , est - pour l'or, ou le

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cuivre, c'est un signe qui dépend du métal que l'on considère. C'est une caractéristique de ce métal. Traitons le prolème de manière classique. Il y a un certain nombre d'électrons qui réalisent la conduction dans le métal plan, e t l'on écrit la règle d'équilibre des forces auxquelles un petit élément de surface est soumis. En appelant N la densité des électrons ou des porteurs de charge (en général il vaut mieux parler de porteurs de charge parce que, justement, lorsque le signe est t, le transport des charges est effectué par des trous d'électrons, non par des électrons), la contribution du champ électrique à la force en question est donnée par NeE, où e est la charge élémentaire du porteur et E la différence de potentiel entre les deux côtés (voir f igure 5) .

La force électromagnétique est le produit extérieur du courant j par le vecteur qui représente le champ électromagnétique perpendiculaire. La règle d'équilibre est donc : NeE + j A B = O (fig. 5) . Elle implique évidemment qu'il y a une différence de potentiel dans le sens perpendiculaire au courant. Selon les expériences, on impose le courant dans une certaine direction ou on impose la différence de potentiel, mais enfin, peu importe, il y a toujours cette relation entre e et B et cette relation permet de définir la conductivité Hall ou, en prenant l'inverse, la résistance du système ; la conductivité est définie comme étant le quotient entre les valeurs absolues du courant et de E - ou du voltage V=XE peu importe, tout dépend de quoi on veut parler - Cette conductivité Hall a plusieurs propriétés remarquables, en particulier elle est proportionnelle au nombre de porteurs de charge.

Comme je le disais plus haut, i l y a une deuxième chose très importante, c'est que, en fait, dans cette équation (fig. 5), il y a un signe qui s'introduit. C'est-à-dire, selon les métaux, la différence de potentiel sera dans un sens ou dans l'autre, et, au départ, la conductivité Hall a été utilisée - la conductivité Hall classique - dans des expériences, pour savoir si un métal appartenait au signe + ou au signe -. Et c'était le premier moyen de savoir si la conductivité s'effectue par des électrons, comme dans l'or par exemple, ou par des trous d'électrons, comme dans le fer.

Cent ans plus tard, en 1980, trois physiciens, Von Klitzing, Peppes et Dorda ont réussi à mettre au point un dispositif qui permet de réaliser l'expérience de la conductivité Hall en dehors du régime classique. Pour rappeler un petit peu de thermodynamique, on a découvert la mécanique quantique à partir du moment où on a réussi à

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CONCEPTS ABSTRAITS E T QUANTITES NUMERIQUES 2 3

sortir du régime classique, du régime des températures assez grandes. On s'est aperçu que, lorsqu'on descend à des basses températures, les résultats obtenus pour le rayonnement des corps noirs par exemple ne sont plus en accord avec les formules que l'on obtient par la physique classique. Mais évidemment, dans le cas présent, dans le cas de l'effet Hall, il était difficile de réaliser l'expérience dans les régimes non classiques. Il y a plusieurs raisons à cela : il faut des champs électromagnétiques extrêmement forts, des températures très basses et de plus une idée théorique qui permette de trouver un plan, quelque chose qui soit exactement un plan et qui soit conducteur (au lieu d'être réalisé sous la forme d'une feuille métallique très fine, c'est un dispositif expérimental extrêmement compliqué, avec un contact entre deux matériaux différents, contact qui se fait exactement sur un plan).

Tout ceci a été réalisé expérimentalement, et on est arrivé à la constatation suivante : contrairement à ce qu'on avait vu dans le cas classique, on n'a plus du tout la proportionnalité entre la conductivité Hall, et la densité N des porteurs de charge. Techniquement, on utilise le niveau de Fermi v au lieu de N.

L'on constate que lorsqu'on varie ce paramètre v, il se produit des plateaux, c'est-à-dire qu'il y a certaines valeurs, certaines bandes de valeurs du paramètre v pour lesquelles la conductivité Hall reste constante, ne change pas. Il y a une explication simple : lorsque vous accroissez dans ces plateaux (fig. 6) le paramètre v les seuls états nouveaux que vous introduisez sont des états liés du système qui ne participent pas à la conductivité et donc la conductivité est exactement stationnaire. Mais, ce qui est beaucoup plus extraordinaire, c'est que, lorsqu'on mesure la conductivité Hall dans un de ces plateatx en utilisant l'unité e2/h de conductivité, on trouve un entier à 10- près. C'est-à-dire que l'on trouve un nombre qui est, à la précision expérimentale que l'on connaît, vraiment un nombre entier : on obtient sept décimales qui donnent un nombre entier. On constate ainsi que, à condition de passer en dehors du régime classique, on découvre un phénomène d'intégralité qui est de nature quantique (il faut bien voir que dans le mot "quantique", évidemment, il y a déjà cette notion d'intégralité). Ici, la précision est telle qu'elle conduirait à prendre comme étalon de la résistivité la quantité donnée par l'effet Hall quantique.

Le problème que je veux discuter maintenant, et qui a été à mon sens résolu de la manière la plus conceptuelle par un physicien théoricien qui s'appelle Jean Bellissard, c'est celui de donner une

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EFFET HALL QUANTIQUE

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1 2 3 4 5 "

VON KLITZING, PEPPER, DORDA 1980

Figure 6.

explication théorique à ce phénomène expérimental, de comprendre les nombres qui apparaissent, et de comprendre également pourquoi on a affaire à un entier, etc. Je vais donc tenter d'expliquer ce que Jean Bellissard a trouvé et, pour ce faire, il faut auparavant que je libère un petit peu l'idée sous-jacente au théorème de Gauss Bonnet. Une idée a toujours plusieurs facettes et peut donner mutes sortes d'avatars possibles ; ce que je veux faire, c'est essayer de l'exprimer sous une forme essentiellement algébrique. En réalité, je veux dire la chose suivante : au lieu de faire jouer un rôle fondamental à la vision géométrique du problème (évidemment, on peut avoir une intuition géométrique et une compréhension géométrique complètement immédiate du théorème de Gauss Bonnet), ce que je vais essayer de faire, c'est de comprendre ce théorème en utilisant uniquement l'algèbre qui est l'algèbre des coordonnées de cette surface. Pour vous

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CONCEPTS ABSTRAITS E T QUANTITES NUMERIQUES 2 5

donner un exemple d'une démarche analogue, supposez qu'on vous pose comme problème celui tout à fait élémentaire de démontrer que les trois médianes d'un triangle s'intersectent, se coupent en un même point. Il y a deux manières de procéder : soit d'une manière purement géométrique, en trouvant une démonstration élégante qui aboutise au résultat ; soir en disant ceci : pourquoi ne pas calculer en cmrdonnées et démontrer que ça marche ? Evidemment, les deux ont une certaine valeur, mais l'avantage de la seconde méthode, qui est une méthode de calcul direct, d'algèbre, c'est qu'elle se prête immédiatement à passer en dimension plus grande. Si on passe en dimension supérieure, on aura moins l'intuition géométrique, la perception immédiate de ce qu'il faut faire au niveau géométrique pour démontrer un théorème. Mais s'il s'agit de faire des calculs, et des calculs élémentaires, on aura toutes les chances de le faire après avoir formulé correctement la démonstration dans un cas simple. C'est exactement ce que je vais faire ici. L'algèbre que je vais utiliser ne sera plus simplement l'algèbre de deux ou trois coordonnées comme on le fait lorsqu'on manipule des triangles dans le plan, ce sera une algèbre un petit peu plus compliquée : l'algèbre des fonctions sur cette surface.

Je vais énoncer un théorème. Ne soyez pas effrayés par son énoncé (fig. 7), c'est un théorème très simple à démontrer pourvu que l'on s'habitue à l'idée, justement, qu'il faut manipuler des algèbres. Pour les gens qui ne savent pas ce que c'est qu'une algèbre, pensez à des quantités que l'on manipule, dont on peut faire la somme et le produit. Les règles que l'on suppose sont les règles de l'algèbre ordinaire. Il y a une seule règle qu'en général on n'aura pas besoin de supposer, et la physique nous enseigne qu'il ne faut surtout pas la supposer, c'est la règle de permutabilité, de commutativité du produit. C'est-à-dire, lorsque l'on donnera un produit, il faudra donner l'ordre des facteurs, l'ordre des termes dans lequel on fait ce produit, par exemple le produit AB ne sera pas en général égal au produit BA.

Voici donc un petit théorème d'algèbre qui se place dans ce cadre général et dont, ensuite, je donnerai de nombreux exemples. On suppose que chaque. fois qu'on se donne trois éléments a', a l , a2 de l'algèbre on sait leur associer un nombre ?(ao,a1,a2). Par exemple prenons pour algèbre, celle des fonctions sur la surface C de la fig. 1. Etant données trois fonctions a', a l , a 2 on peut associer à chaque point P de la surface trois coordonnées ao(P), a,(P), a2(P). Cela permet non plus de regarder cette surface abstraitement, mais de regarder chacun de ses points comme point d e n 3 . On peut alors calculer le volume de

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ALGEBRE

THEOREME : A algèbre , r fonctionnelle trilinéaire telle que :

a) r(a0,a',a2) = r(a1,a2,a0) a' E A

b) r(a0a1,a2,a3) - ~ ( a ~ , a ' a ~ , a ~ ) + r(a0,a',a2a3) - r(a3a0,a',a2) = O

a' E A

Alors e E Proj A -+ r(e,e,e) est invariant par homotopie.

Exemple 1.

- A = algèbre des coordonnées sur C

- e E M2(A) donné par l'application normale P -+ n(P) E S2 c M2(C)

- r(a0,a1,a2) = 1 a0 da' n da2 = Volume a(C) =IR3 C

Figure 7.

l'intérieur, en l'affectant du signe + ou - selon que l'orientation est la bonne ou pas. Cette fonctionnelle r(ao,a',a2) est le prototype de la quantité que je veux regarder. Donc partons d'une fonctionnelle r , de trois variables, a,, a,, a,, éléments de l'algèbre, qui vérifient les relations a) et b) du théorème : la deuxième relation est une relation qui est un peu compliquée, peut-être, à comprendre, mais qui signifie simplement qu'il y a une compatibilité de cette fonctionnelle non seulement avec l'addition, mais aussi avec le produit.

Le théorème dit la chose suivante : soit e une quantité qu'on appelle un projecteur, ou idempotent, qui a la propriété d'être égale à son carré, e2=e. Lorsque vous appliquez la fonctionnelle en mettant les trois arguments a', a', a 2 égaux à e, vous obtenez un nombre qui a cette remarquable propriété de stabilité. C'est-à-dire un nombre qui lorsque vous changez e, lorsque vous le déformez de manière continue, ne va pas changer, va rester stable.

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Je vais commencer par l'appliquer à l'exemple de la surface dont j'ai parlé plus haut, et on va essayer de faire l'effort de ne plus voir cette surface géométriquement mais d'y penser à travers l'algèbre des coordonnées. Arrêtons-nous là-dessus : cette démarche est celle que les physiciens ont inventée de manière absolument remarquable. Heisenberg y a été contraint par la mécanique quantique, et je vais expliquer en quelques mots pourquoi, en quel sens, ce processus s'est imposé à lui. Disons que la physique du XIXe siècle avait habitué justement à traiter un système physique par ce qu'on appelle les quantités observables. Si, par exemple, vous considérez un système mécanique qui a un certain nombre de degrés de liberté, vous pouvez spécifier un état du système en spécifiant les quantités observables telles que les coordonnées ou les vitesses.

Ainsi, les physiciens se sont habitués en mécanique à penser à l'ensemble des états possibles du système, mais à manipuler constamment, en faisant leurs calculs, les observables, les fonctions sur l'ensemble des états du système et qui sont toujours à valeur numérique, à valeur réelle. Ceci était suffisant pour faire la mécanique classique et on a pu la formuler de manière extrêmement simple à l'aide de ces objets.

Ensuite, Heisenberg, qui était quelqu'un d'extrêmement pragmatique, d'extrêmement proche de l'expérience, s'est aperçu que lorsqu'on voulait traiter des systèmes quantiques, on était mis, à cause de la réalité expérimentale, à cause de la règle de combinaison de Rydberg, devant une évidence : les quantités observables, les quantités de la physique, n'étaient plus comme des fonctions, des quantités qui commutent entre elles, mais comme des quantités qu'on appelle des matrices, et qui ne commutent plus. Mais, peu importe, elles peuvent être codifiées, on peut leur donner un nom et en fait, on peut donner des noms classiques à des quantités qui ne sont plus classiques, telles que le moment dipolaire, la position, etc. Les règles qui régissent l'algèbre de ces quantités sont changées, la principale étant la commutativité, qui n'est plus vérifiée.

Revenons maintenant aux surfaces et considérons l'algèbre des coordonnées sur une surface. Alors que, dans cette algèbre elle-même, il y a peu d'éléments qui soient vraiment intéressants, vraiment particuliers, dès que l'on se permet de prendre des matrices 2x2 sur cette algèbre et de les multiplier entre elles, il y a un élément particulier e qui est un projecteur (e2=e), et qui est donné par l'application normale. (fig. 8).

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Figure 8.

Cette application associe à tout point P de la surface un point de la sphère unité, et le vecteur normal en ce point de la surface. Et - je pense que la figure parle d'elle-même - elle montre bien la différence qu'il y a entre le cas où la courbure totale est positive (on a quelque chose qui a la forme d'une sphère) et le cas où on a quelque chose qui a la forme d'une selle de cheval : dans le dernier cas l'application normale change l'orientation. En fait on peut voir cette application normale d'un point de vue très géométrique, - et c'est important pour commencer, pour comprendre quelque chose au début - mais on peut aussi la voir d'un point de vue algébrique. Comme un point de S2 = Pl(û!) est une matrice 2x2 particulière, l'application normale est un élément e de l'algèbre des matrices 2x2 de fonctions.

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De plus e a cette propriété remarquable dont j'ai parlé tout à l'heure d'être un projecteur. Il ne reste plus qu'à appliquer le théorème à la fonctionnelle r que j'ai décrite ci-dessus.

Donc je dis simplement qu'il y a moyen de comprendre le théorème de Gauss Bonnet à travers une vision purement algébrique, c'est-à-dire en oubliant vraiment le point de départ géométrique et en traduisant tout algébriquement. Quel est l'avantage de ce procédé ? Il permet d'appliquer exactement le même résultat, le même théorème à un cas qui est infiniment plus difficile à maîtriser si l'on voulait en avoir une image visuelle et une image géométrique. Par contre, si on veut travailler avec des quantités que l'on a à multiplier, et pour lesquelles on veut définir des règles algébriques, il n'y a aucune difficulté à faire des calculs et il n'y a aucune difficulté à définir l'algèbre que l'on considère.

L'exemple est le suivant. C'est une algèbre qui va représenter, si on essayait de la voir de manière visuelle, une généralisation de ce qu'on appelle les courbes elliptiques. D'habitude, pour les courbes elliptiques, i l y a un seul module - ici il va y avoir un module supplémentaire, un nombre O , qui est un angle. Le fait que cet angle soit rationnel ou pas, que ce nombre ait ou non de bonnes approximations diophantiennes ont jouer des rôles absolument fondamentaux. Je vais décrire cette algèbre de telle sorte que vous puissiez faire des calculs avec un ordinateur par exemple. Je donne un nom U et V pour les deux générateurs de cette algèbre et la seule règle (qui remplace la commutativité) est la suivante :

Tout élément de l'algèbre s'écrit alors comme une série double C ~ , , , U ~ V ~ où les a,, sont des nombres complexes.

La règle algébrique, la seule qui compte, c'est celle qui est donnée ici ; et une fois qu'on a cette règle, on peut faire tous les calculs algébriques qui sont nécessaires. Quand O est irrationnel contrairement au cas commutatif, on n'a pas besoin de passer aux matrices sur l'algèbre pour trouver des projecteurs non triviaux. Dans le cas usuel, si vous prenez une fonction assez régulière sur une surface, l'image de cette fonction est un connexe, c'est-à-dire un intervalle dans R, toujours. Mais, lorsque vous regardez cette algèbre-là et que vous essayez de chercher ce qu'est l'image d'une fonction, c'est le spectre d'un élément autoadjoint de l'algèbre. En

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général, ce qui se produit lorsque 8 est suffisamment irrationnel, c'est que ce spectre est un ensemble totalement discontinu, c'est-à-dire un ensemble de Cantor. En gros, cela veut dire que si vous cherchez à voir une image visuelle de ce qu'est l'espace en question, vous obtiendrez un ensemble de Cantor.

En particulier, on peut prendre l'élément auto-adjoint, qui est donné par a fois la partie réelle de U plus b fois la partie réelle de V. Si on prend cet élément T, on peut regarder le projecteur que l'on obtient, justement, en isolant un petit morceau du spectre (fig. 9) ; parce qu'après tout, si un morceau de spectre est isolé, vous pouvez toujours considérer la portion de l'espace en question qui correspond à

VU = exp(i2îr8) UV

e projecteur spectral de

~(u+u*) + ~ ( v + v * ) = T

autour d'un bout de spectre :

Figure 9.

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CONCEPTS ABSTRAITS ET QUANTITES NUMERIQUES 3 1

l'image inverse de ce morceau de spectre. On obtient ainsi un projecteur e (qui vérifie l'équation e2=e). Ce qui est tout à fait remarquable, c'est que lorsque l'on prend comme fonctionnelle r l'analogue exact de la fonctionnelle qui, plus haut, décrivait l'élément de volume, bien que l'on soit dans une situation dans laquelle l'image de l'espace est un ensemble de Cantor, totalement discontinu, bien que l'on soit dans une situation où le nombre O est présent partout, lorsque l'on évalue la fonctionnelle sur n'importe quel projecteur, on obtient toujours un nombre entier. Ce phénomène est tout à fait extraordinaire et je me souviens d'avoir fait des calculs, au départ, tout à fait numériques et explicites, sur des exemples, et d'avoir été très étonné de voir que, bien que l'on soit dans une situation qui, a priori, est irrationnelle, puisqu'il y a ce nombre irrationnel O qui est la donnée de départ, malgré cela, la quantité T évaluée sur e, du fait peut-être qu'elle a des propriétés de stabilité remarquables, est un nombre entier.

Cet exemple, c'était vraiment le premier balbutiement de géométrie différentielle non commutative qui montrait qu'il se passait quelque chose. Je ne vais pas essayer d'expliquer pourquoi c'est un entier, ce que je vais faire c'est montrer le lien entre ce second exemple et le problème de l'effet Hall quantique, tel qu'il a été expliqué par Jean Bellissard.

Revenons donc au problème de physique dont on parlait plus haut et traitons-le de la manière suivante : on néglige les effets de théorie des champs et on considère le problème comme un problème de thermodynamique en négligeant l'interaction des électrons ou des porteurs de charge entre eux. La statistique étant celle de Fermi-Dirac, on obtient, après des calculs assez compliqués bien entendu, une formule explicite pour la conductivité Hall. Le rôle fondamental dans tous les calculs est joué par l'hamiltonien de la théorie. L'hamiltonien est obtenu en ajoutant à l'opérateur de Dirac le potentiel électromagnétique correspondant au champ électro- magnétique. Ce que Bellissard a découvert c'est que cette situation- là cadre exactement avec le théorème précédent pourvu que, maintenant, l'on comprenne quelle est l'algèbre A, quel est le projecteur e et quelle est la fonctionnelle r.

Ainsi d'abord, quelle est l'algèbre A ? Elle a une signification physique très simple : l'énergie est représentée par un opérateur en mécanique quantique, l'hamiltonien. Le métal que l'on considère est formé d'atomes immobiles situés sur les mailles d'un réseau plan

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cristallin, et qui engendrent un potentiel électrostatique, lequel s'ajoute au potentiel électromagnétique créé par le champ B perpendiculaire au plan. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, l'hamiltonien n'est pas invariant par les translations, le système n'est pas entièrement invariant par translation puisque les points du réseau ont une place particulière dans le plan, et le système n'est invariant que par les translations d'ordre entier, celles qui laissent le réseau invariant. Ainsi ce n'est pas l'hamiltonien seul qui est important, ce n'est pas non plus l'énergie individuellement, mais ce sont aussi tous ces translatés, par translation dans le plan. Or ce qui est fondamental, c'est que justement lorsqu'on translate, à cause de ce qu'on appelle la translation magnétique qui introduit une phase, l'hamiltonien translaté ne va pas commuter avec l'hamiltonien de départ. Mais la situation n'est pas inextricable car, si on engendre une algèbre avec les fonctions de l'hamiltonien et de l'hamiltonien translaté, on obtient une algèbre familière qui est exactement l'algèbre Ag dont j'ai parlé plus haut. Ce nombre O , a une valeur sans dimension qui est fournie par les données physiques et qui est exactement le flux du champ magnétique à travers une unité du réseau plan que l'on a considéré. Donc, ce nombre a une signification, véritablement, et, en général, ce sera un nombre irrationnel ; il n'y aurait bien entendu aucune raison de supposer que ce nombre soit un nombre rationnel. Ainsi donc, j'ai spécifié quelle était l'algèbre : c'est en un certain sens l'algèbre des quantités physiques qui nous intéressent, c'est-à-dire de l'énergie et des fonctions translatées de celle-ci.

Maintenant, quel est le projecteur e ? Il s'obtient de la manière suivante : on regarde le nombre de porteurs de charge ou - ce qui est une quantité équivalente - ce qu'on appelle le niveau de Fermi, qui intervient lorsqu'on fait de la thermodynamique, et qui est une vaieur spécifique de l'énergie. II se peut que ce niveau d'énergie appartienne ou n'appartienne pas au spectre du Hamiltonien. Ce qui est fondamental c'est qu'il n'appartienne pas au spectre formé d'états non localisés. Et cela correspond exactement dans la figure 6 aux endroits où l'on a un plateau de la conductivité. Cela correspond donc à des régions du spectre du hamiltonien où les seuls états nouveaux que l'on crée en accroissant l'énergie sont des états liés, qui ne contribuent donc pas à la conductivité. Dans cette situation correspondant à un plateau, la valeur de E est en dehors du spectre formé d'états libres. Et ceci permet de faire l'intégrale de Cauchy dont je parlais tout à l'heure autour du spectre, autour de la portion entre O et E, et d'obtenir un projecteur : celui auquel on applique le théorème.

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CONCEPTS ABSTRAITS E T QUANTITES NUMERIQUES 3 3

JEAN BELLISSARD

A = algèbre des fonctions du Hamiltonien et ses translatés :

e = Projecteur spectral défini par le niveau de Fermi : E

THEOREME

1 ) A E Ag où 0 est le flux de B par unité de réseau

2) La formule de Kubo devient :

0 = - - H h 2i7r

Figure 10

Enfin, il faudrait spécifier cette forme trilinéaire r qui intervient dans l'énoncé du théorème. Ce qui est miraculeux, c'est qu'il y avait une formule pour la conductivité, la formule de Kubo, et que Bellissard a montré en identifiant l'algèbre des fonctions du hamiltonien et de ses translatés avec l'algèbre Ae qu'elle donne exactement la fonctionnelle T que j'évoque plus haut, évaluée sur le projecteur e, multipliée par la constante ei/h. La conductivité Hall est une quantité physique, qu'on ne peut pas ne pas voir, puisque l'existence même d'un plateau invite à considérer la valeur de la conductivité pour n'importe quel point de ce plateau sur lequel elle est constante. Le fait expérimental remarquable était que l'on obtenait un entier, à huit décimales près. Grâce à la formule ci-dessus (fig. 10) cela découle de l'intégralité de cette fonctionnelle r sur les projecteurs de l'algèbre Ae. Cette intégralité, j'en avais donné une preuve en 1980, mais pas vraiment la bonne explication. Ck que je veux essayer de faire passer d'une certaine manière, c'est que cette intégralité de la

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valeur de 7 , en fait, a une raison mathématique qui est une raison assez profonde et qui a ses racines dans ce qu'on appelle le théorème de l'indice.

Essayons de tirer une conclusion de ces constatations. On est amené, à cause des besoins de la physique, ou à cause d'exemples très frappants en mathématiques, à ne pas limiter notre champ d'investigation du point de vue de la géométrie, du point de vue des espaces que nous considérons, mais seulement à des espaces dont l'algèbre des coordonnées est une algèbre commutative. J'ai expliqué plus haut comment Heisenberg avait ouvert la voie et je pense que l'exemple de Bellissard est également très frappant.

A partir du moment où un espace est perçu sous forme d'ensemble de points, il s'ensuit automatiquement que l'algèbre des fonctions sur cet espace est une algèbre commutative. Pourquoi ? Parce qu'une fonction est une application dans les nombres, et les nombres commutent entre eux. Il y a une espèce d'a priori selon lequel un espace est formé de points, ce qui revient à limiter le champ de nos investigations à des algèbres commutatives. Cet exemple force à étendre nos notions usuelles, les concepts usuels que nous avons sur un espace, à les étendre au-delà du cadre commutatif. Alors, parmi les concepts les plus utiles, évidemment, il y a les formes différentielles, il y a l'intégration de ces formes différentielles, il y a, si vous voulez, les outils fondamentaux de la géométrie différentielle, par exemple les courants de de Rham, etc. Lorsque l'on s'impose comme contrainte de pouvoir appliquer la théorie non seulement dans le cas commutatif, mais aussi dans le cas non commutatif, on est obligé de repenser, chacune des notions fondamentales auxquelles nous sommes habitués.

Je ne veux pas rentrer dans les détails là-dessus, mais ce qui se produit, c'est qu'on est obligé, lorsqu'on veut démontrer par exemple l'intégralité, d'introduire une notion de forme différentielle différente. Au lieu d'être la notion ordinaire, où une différentielle est définie comme une section du fibré cotangent, ou est définie en différenciant localement une fonction, les formes différentielles sont remplacées par des opérateurs, par des objets quantiques. Et l'entier q u e l'on obtient est l'indice d'un opérateur. L'intégralité est donc celle de la dimension d'un sous-espace d'un espace de Hilbert.

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QUELQUES GRANDS PROBLEMES EN MATHEMATIQUES

F. Dress, P. Eymard, B. Teissier, G. Lachaud, A. Chenciner, P. Cartier,

J-M. Deshouillers, J. Lefort

1. COMMENT VIVENT LES MATHEMATIQUES ?

Parmi les conférences et les tables rondes de ce Colloque, nombreuses étaient celles qui montraient les Mathématiques de l'extérieur, au travers de leurs différentes interfaces avec la société. Le but de celle-ci est complémentaire : faire connaître les Mathématiques de l'intérieur. Le mathématicien n'est pas un être à part, et sa démarche est par de nombreux aspects semblable à celle des autres scientifiques. Mais cette démarche présente aussi des traits particuliers et originaux, et il est souhaitable que le non-mathématicien puisse en avoir une idée globale. Cela peut se faire à travers ce que la communauté mathématique appelle les grands problèmes. Ils ne sont qu'un des aspects de l'activité mathématique, mais ils sont aussi - tout au moins pour certains d'entre eux - un lieu privilégié de communication avec le non-mathématicien, voire de communication entre mathématiciens.

Une question se pase tout de suite : qu'est-ce que la communauté mathématique considère comme étant de grands problèmes, et pour quelles raisons ? Sur une palette variée d'exemples, les intervenants ont essayé de répondre à cette question.

Ils ont ensuite montré la place essentielle que tiennent ces grands problèmes au coeur de l'activité mathématique : moteur de la dynamique interne de la recherche, ferment de la structuration des théories, origine directe ou indirecte de presque tous les développements féconds. Des caractéristiques de l'évolution des mathématiques ont été dégagées : sans que les théorèmes démontrés ne soient (en principe) remis en cause, leur accumulation et la "poussée"

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des grands problèmes provoquent un changement de formulation des questions et une réorganisation des théories.

Outre la dimension culturelle du savoir, un point important pour la société est celui des rapports entre les développements théoriques et les utilisations pratiques, et ce Colloque dans son ensemble s'y est beaucoup intéressé. Il y a, concernant ces rapports, des fait d'expérience dont la lecture sous l'angle des grands problèmes est passionnante et éclairante : notamment une constante de tenzps souvent très grande, et aussi une évolution surprenante des liaisons entre la théorie et les applications. Les intervenants ont évoqué ces rapports et ont tenté d'apporter quelques éléments de réponse à des questions telles que : peut-on prévoir (de l'extérieur) les utilisations des Mathématiques, ou bien : peut-on programmer (de l'intérieur) la recherche mathématique ?

Environ 200 personnes y ont participé. F. Dress dirigeait les débats, en remplacement de P. Eymard, empêché. La première mi-temps de la rencontre a été consacrée à de courts exposés sur quelques grands problèmes.

B. Teissier a présenté le problème isopérimétrique, vieux de 2400 ans, et montré comment il a inspiré, depuis le calcul des variations jusqu'à des questions de combinatoire ou de géométrie algébrique, des recherches extrêmement variées.

G. Lachaud, dans un saisissant raccourci de l'histoire des équations diophantiennes, de Diophante lui-même et Fermat jusqu'au théorème de Faltings, a indiqué le rôle important de structuration et de lien entre disciplines joué par les grands problèmes.

A. Chenciner a montré comment le très concret problème des trois corps est à la source de grands pans de mathématiques pures, et continue à les vivifier.

P. Cartier, parcourant la bien curieuse histoire du troisième problème de Hilbert, a fait apparaître les rebondissements de ce qui aurait pu ne sembler qu'un banal problème de "découpage" géométrique ; formulé dans un cadre géométrique élémentaire, ce problème a nécessité pour sa solution des outils très élaborés et continue à susciter des questions parfois inattendues.

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J.M. Deshouillers enfin, à travers l'évolution de la théorie des nombres premiers, a mis en lumière quelques traits significatifs : les détours souvent indispensables pour la résolution d'un problème, le caractère d'"auto-modélisation" des Mathématiques, l'absence de différence de "nature" entre Mathématiques dites pures et appliquées.

La seconde mi-temps a été consacrée au débat public. Parmi les points évoqués ou controversés, on a noté l'importance de la fécondité pour la qualification "grand problème (ainsi le problème des quatre couleurs, par exemple, n'est que célèbre), l'ambiguïté de fait sur la signification de "résoudre un problème", l'importance du facteur temps.

On a regretté enfin que la présentation de grands problèmes soit absente de l'enseignement, où elle pourrait à la fois jouer un rôle motivant certain et rappeler que l'intuition, le doute, les essais ... ont leur place en mathématiques.

III. CONTRIBUTIONS ECRITES

On trouvera ci-dessous le texte de P. Eymad sur le problème de Dirichlet avec des textes relatifs aux interventions orales de B. Teissier, A. Chenciner, G. Lachaud et J-M. Deshouillers, puis les notes prises par J. Lefort à l'issue du débat public.

LE PROBLEME DE DIRICHLET

Le problème de Dirichlet semble à bien des égards exemplaire. 11 est apparu dans la moitié du XIXe siècle. Il s'agissait de rendre rigoureux le principe de Dirichlet : il existe une solution du problème aux limites de l'équation de Laplace

a2u a2u AU = +- = O s u r n ;

a x a y 2

u = f donnée sur I' = d o la frontière de R ;

elle est donnée par la fonction u qui réalise le minimum de l'intégrale d'énergie

JJ ( (2 1 + 1 1 dxdy

pour u = f sur I'.

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Une crise qui mobilise la recherche mathématique

Kiemann, ce grand intuitif, tenait ceci pour acquis, puisqu'il fallait bien que la situation qui correspondait en physique aux données du problème atteigne une position d'équilibre. Mais Weierstrass objecta qu'il arrivait souvent en mathématiques qu'une borne inférieure ne soit pas atteinte, puis il produisit en l'espèce un contre-exemple. Il en résulta une crise, un phénomène de rejet du principe de Dirichlet, qui dura trente ans, jusqu'à ce que Hilbert vers 1900 ressuscite le principe en montrant sa validité sous des hypothèses convenables sur les données-f rontière.

Ceci conduisit Hilbert à formuler son vingtième problème dans la célèbre liste qu'il présenta au congrès de Paris en 1900. Il s'agit du problème général aux limites pour les équations aux dérivées partielles elliptiques. Plus que d'un problème précis appelant une réponse par oui ou par non, i l s'agissait d'un véritable programme mobilisateur qui continue de se développer de nos jours.

Les efforts faits dans les derniers trois-quarts de siècle pour réaliser ce programme ont permis d'inventer des techniques d'analyse fonctionnelle, de développer des idées-force d'une portée bien plus générale. Citons brièvement :

- les méthodes de déformation homotopique du problème, depuis une situation connue jusqu'à celle qu'on veut résoudre ;

- les estimations a priori des dérivées partielles ;

- la définition d'un espace de fonctions "généralisées", où l'on cherche la fonction minimisante comme réalisant le minimum sur un compact d'une fonction semi-continue inférieurement ;

- le lien profond qui a été trouvé entre, par exemple, le problème originel de Dirichlet et la théorie probabiliste du mouvement brownien :

Au = O sur Cl ; u = f sur I'

équivaut à

u(x,y) = espérance (f(M))

où M est le point (aléatoire) de r par lequel le mouvement brownien issu du /--I point (x,y) de sort pour la première fois de l2.

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QUELQUES GRANDS PROBLEMES E N MATHEMATIQUES 3 9

Quelques réflexions sur l'évolution des mathématiques

Ce qui précède amène à souligner quelques points de portée générale :

1) L'aspect "programme mobilisateur" de certains grands problèmes (et notamment de celui-là) a déjà été indiqué.

2) L'intervention de processus aléatoires (mouvement brownien) dans un problème de pure analyse à l'origine montre bien l'unité profonde des mathématiques qui apparaît chaque fois qu'on pose les vraies questions.

3) La crise de fragilité du principe de Dirichlet à la f in du siècle dernier fait apparaître certaines difficultés de la modélisation des phénomènes physiques. Cependant la suite des évènements a prouvé que, quand une idée intuitive d'origine physique est profonde, on parvient toujours à la sauver mathématiquement en y mettant le prix. Ceci contribue alors à rendre crédible une modélisation initiale insuffisante.

4) Le réservoir à problèmes en mathématiques est inépuisable car, sitôt qu'un problème particulier est résolu, sa solution même (ou la crise ouverte par sa solution négative) appelle d'autres problèmes qui viennent prendre sa place.

LE PROBLEME ISOPERIMETRIQUE

<< Cependant, les théories ont leurs commencements : des allusions vagues, des essais inachevés, des problèmes particuliers ; et même lorsque ces conzmencements importent peu dans l'état actuel de la Science, on aurait tort de les passer sous silence. >>

Frédéric Riesz , 191 3

Les mathématiques sont un investissement à très long terme

Le problème isopérimétrique n'est peut-être pas un "grand problème", mais il est certainement un vieux problème. Son origine mythique est la nécessité pour la reine Didon d'enfermer la plus grande surface possible avec une peau de boeuf ; elle eut l'idée de la découper en lanières et dut ensuite se demander quelle .forme donner à

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un f i l pour qu'il enferme la plus grande surface possible. J'appellerai problème isopérimétrique le problème consistant à montrer que parmi tous les domaines du plan ayant un périmètre donné, le disque est celui qui a la plus grande aire.

Je l'ai choisi pour illustrer comment un problème d'énoncé fort simple peut en Mathématiques donner naissance à des concepts assez profonds pour qu'ils aillent ensuite enrichir des branches de Mathématiques a priori fort éloignées. Ce problème de géométrie euclidienne a fécondé l'analyse, puis plus récemment la géométrie riemannienne et la géométrie algébrique. Sa version multidimension- nelle a permis en 1982 de donner une démonstration fulgurante d'un problème de combinatoire posé en 1928 et qui avait résisté à de nombreux efforts. Je veux aussi insister sur le fait qu'il n'a pu être posé clairement que vers le début du XVIIie siècle et n'a été résolu qu'à la f in du XIXe alors que les Grecs de l'époque classique étaient déjà tout à fait conscients de la propriété extrêmale du cercle. On insiste souvent à juste titre sur le fait que les Mathématiques inventent des concepts dont l'utilité "pratique" n'apparaît parfois que plusieurs décennies ou siècles plus tard, et que la recherche mathématique est donc un investissement à très long terme. En sens inverse, il est aussi vrai que des problèmes "concrets" peuvent contribuer à créer des concepts mathématiques pendant plusieurs siècles ; l'histoire que je vais esquisser est en fait celle d'une longue méditation mathématique, commencée il y a 2400 ans et qui n'est pas encore terminée, sur les concepts d'aire et de volume, et sur le concept d'extremunz.

Je dois aussi souligner que la motivation de ces recherches n'était pas dans les applications. Les architectes navals n'ont pas attendu la démonstration rigoureuse de l'inégalité isopérimétrique pour faire des hublots ronds. Comme le dit joliment T. Bonnesen dans l'introduction de son livre "sur le problème des isopérimètres et des isépiphanes" (1929) :

"Et ces propriétés du cercle et de la spère sorzt tellement intuitives que, pour l'homme de bon sens, i l paraît superflu d'en dontzer des démonstrations. Pour les géomètres au corztraire la démonstration exacte des théorènzes en question a présenté des di f f icul tés assez grandes".

Cependant les retombées pratiques des mathématiques au développement desquelles le problème isopérimétrique a contribué sont

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QUELQUES GRANDS PROBLEMES EN MATHEMATIQUES 4 1

incalculables et dépassent de très loin ce qu'aurait pu donner une réflexion "pilotée par les applications" (pour n'en citer qu'une classe : les calculs sur les vibrations des structures, comme les ponts par exemple).

Une autre idée que j'aimerais illustrer dans cet exposé est donc que la recherche de la rigueur est un puissant moteur pour l'invention, et fournit ainsi des champs d'application bien plus vastes que la "vérité utile" que l'on cherchait à établir.

,Une première approche hésitante

11 est possible que le premier énoncé mathématique du problème isopérimétrique soit dû à Archimède (287-212 av. J.C.) mais la première solution d'un problème analogue qui soit parvenue jusqu'à nous est celle de Zenodorus qui vivait entre 200 av. J.C. et 90 après J.C. Celui-ci prouve par exemple que parmi tous les polygones ayant un nombre donné de côtés et inscrits dans un cercle donné, c'est le polygone régulier qui enferme la plus grande aire.

Polybius (201 - 120 av. J.C.) insiste sur le fait que les gens mesurent l'aire des villes et des champs par leur circonférence ; il ajoute : "l'ennui est que nous avons oublié nos leçons de géométrie".

Proclus, qui vivait au cinquième siècle, mentionne des procès opposant (au premier siècle?) des membres de communautés d'agriculteurs grecs où la terre devait être également répartie entre tous, mais l'était selon le périmètre ... avec les résultats que l'on pense au moment de la récolte.

Le rapport entre le périmètre et l'aire n'était donc pas tout à fait clair bien que la propriété d'extrémalité du cercle ait été clairement vue, au moins parmi les courbes que connaissaient bien les Grecs : coniques et polygones. Il paraît d'ailleurs que certains commentateurs tardifs mettaient en doute la proposition d'Euclide selon laquelle tous les triangles qui ont une base donnée et dont le sommet opposé parcourt une droite parallèle enferment la même aire, pour la raison que l'on peut faire tendre le périmètre vers l'infini en éloignant le sommet sur la parallèle.

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Naissance d u calcul des variations

Le problème théorique semble ensuite reposer jusqu'au XVRIe siècle, et il va se réveiller dès que le calcul infinitésimal donnera des techniques pour étudier le problème que voici : étant donnés un ensemble de courbes, et une grandeur associée à chaque courbe de l'ensemble (par exemple un temps de parcours, ou une variation d'énergie), déterminer la ou les courbes qui rendent maximale ou minimale cette grandeur ; c'est la naissance du calcul des variations comme branche de l'analyse. La solution des premiers problèmes de calcul des variations, comme celui de la "courbe brachystochrone", qui est la courbe joignant deux points donnés d'un plan vertical le long de laquelle le temps de chute d'une bille sans frottement est minimal, cette solution, dis-je, est obtenue en écrivant qu'un extrenlunl (maximum ou minimum) "annule la dérivée" ; cela conduit pour chaque problème à des équations appelées équations d'Euler. Les courbes qui satisfont ces équations sont candidates à donner le maximum ou le minimum cherché, mais il se peut aussi qu'aucune de ces courbes ne donne l'extremum, et qu'en fait cet extremum ne soit pas atteint. Décider de l'existence de 19extremunz est en fait la difficulté majeure du calcul des variations, mais comme dans les cas analogues à celui de la brachystochrone les équations d'Euler pouvaient être assez facilement intégrées pour donner explicitement la solution cherchée, le problème de l'existence de la solution ne se posait pas. C'est, je crois, une des grandes contributions du problème isopérimétrique que d'avoir obligé les mathématiciens à poser le problème de l'existence des solutions des problèmes variationnels, et voici comment :

Les équations d'Euler n'ont de sens que sous des hypothèses de dérivabilité, donc de régularité des courbes considérées, qui ne sont pas du tout naturelles dans le problème isopérirnétrique. Après des travaux analytiques pas vraiment concluants de Jacob et Johan Bernoulli et de Brook Taylor, les géomètres du début du XIXe avaient donc cherché des solutions géométriques et Jacob Steiner avait inventé une construction géométrique, la symétrisation de Steiner, qui associe à chaque domaine qui n'est pas un cercle et à une direction de droite un nouveau domaine ayant la même aire et un périmètre plus petit. Steiner a cru pouvoir en déduire une propriété d'extrémalité du cercle équivalente à la propriété isopérimétrique ; parmi les courbes qui enferment une aire donnée, i l a le plus petit périmètre. Mais il supposait l'existence d'un extremum.

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O. Perron a fait observer que le même schéma de démonstration prouverait que "le nombre 1 est le plus grand nombre entier", puisqu'à tout nombre entier a différent de 1 on peut en effet associer un nombre entier plus grand, son carré a2. Cet argument montre seulement que le nombre 1 est le seul candidat possible, et l'erreur de cette "démonstration" est évidemment qu'ici le maximum n'existe pas. Il a ainsi souligné que le problème essentiel est celui de prouver l'existence d'une courbe ayant la propriété extrémale, par exemple en trouvant des conditions nécessaires et suffisantes pour qu'une courbe soit extrémale.

Du problème isopérimétrique au problème de Dirichlet et au tambour

C'est à peu près à la même épbque que Lejeune-Dirichlet affirmait la possibilité de prolonger une fonction donnée sur le bord d'un domaine D du plan en une fonction définie à l'intérieur de celui-ci et minimisant une "énergie". Les sources physiques de la théorie du potentiel (cherchant à mettre dans un même cadre mathématique le potentiel gravitationnel et le potentiel électrostatique) faisaient que nul ne doutait de l'existence de telles fontions, dites "harmoniques", mais l'usage fait par Riemann de ce "principe de Dirichlet" (voir le paragraphe 1)' et peut-être aussi l'accent mis sur les problèmes d'existence à propos du problème isopérimétrique, ont amené plus tard les mathématiciens à s'interroger sur ses conditions précises de validité. Les méthodes mises au point à propos du problème isopérimétrique, ainsi que des méthodes d'analyse, ont contribué à la création d'une magnifique théorie qui contient en particulier le problème de Dirichlet, le problème isopérimétrique, et des inégalités d'analyse reliant la forme d'un domaine du plan à la fréquence fondamentale d'un tambour dont la membrane aurait la forme de ce domaine. L'analogue dans ce dernier cas du théorème isopérimétrique est que parmi tous les domaines du plan ayant la même aire, c'est le disque qui donne la note fondamentale la plus basse.

Une partie de cette théorie donne des conditions suffisailtes pour l'existence de solutions d'un problème de calcul des variations, et a permis à Weierstrass et Schmidt de résoudre finalement de manière satisfaisante le problème isopérimétrique dans les années 1880.

Minimiser i'énergie

Tout cela ne constitue aujourd'hui qu'une toute petite partie du calcul des variations, qui continue à être utilisé partout en physique,

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l'idée restant depuis Maupertuis et Laplace que tout mouvement, une fois représenté dans un espace de configuration convenable, doit se faire de façon à minimiser une dépense d'énergie convenablement définie. Par exemple les fameuses équations de Yang-Mills de la Physique contemporaine sont des équations variationnelles. La symétrisation de Steiner est devenue une technique classique de calcul des variations qui sert à prouver des résultats d'analyse.

Les généralisations de la partie "fréquence fondamentale d'un tambour", que les mathématiciens appellent "spectre du Laplacien" forment en ce moment un domaine de recherche très actif où coopèrent la géométrie et l'analyse fine. Tout récemment Colin de Verdière a trouvé des liens entre ce spectre du Laplacien pour une surface et le nombre minimum de couleurs nécessaire pour colorier une carte tracée sur cette surface (qui est égal a 4 pour la sphère d'après le Théorème des quatre couleurs, mais ceci est une autre histoire, du moins pour le moment).

Retour à la géométrie

Le problème isopérimétrique en dimension supérieure, qui consiste en dimension 3 à montrer que parmi tous les solides (appelés isépiphanes) ayant la même surface de bord, c'est la boule qui possède le plus grand volume, avait été abordé géométriquement dès le début du XIXe siècle, en particulier par Steiner. Il y a des difficultés nouvelles car le comportement du volume est plus compliq.ué ; par exemple on ne peut pas du tout se ramener, comme dans le plan, au cas où les domaines considérés sont convexes. Pour bien comprendre il faut écrire quelques formules. Il y a un résultat quantitatif, l'"inégalité isopérimétrique" : ( ~ o l ( û D ) ) ~ d d ~ o l ( ~ ) ~ o l ( ~ ) d - l reliant le volume (d-1)-dimensionnel du bord ûD d'un domaine D de l'espace de dimension d et le volume de D (ainsi que celui de la boule B de rayon 1, qui intervient comme une constante ne dépendant que de la dimension), sous la seule contrainte que ces deux quantités aient un sens, c'est-à-dire pour les domaines qui ne sont pas des "Fractals". En dimension d=2, cela donne L' I 4aS, où L est le périmètre du domaine et S sa surface, et le problème isopérimétrique revient à montrer que l'on a l'égalité seulement si le domaine est un disque. La démonstration générale de l'inégalité isopérimétrique remonte aux années 1930. Dès que la dimension de l'espace est au moins 3, on peut avoir égalité pour des domaines autres que la boule de dimension d, mais on peut montrer cependant que si D done l'égalité dans l'inégalité isopérimétrique, alors D est une boule à laquelle on a ajouté un "voile" de volume nul. Si l'on veut que l'égalité n'ait lieu que pour la boule, on peut se

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restreindre à l'étude des corps convexes, et l'on a alors bien mieux. Etant donnés deux domaines convexes K et K' de l'espace affine de dimension d, il est clair qu'ils peuvent avoir le même volume sans être égaux à une translation près. 11 se trouve que l'on peut généraliser le concept de volume comme ceci : étant donnés deux convexes K et K', on peut intercaler naturellement entre le volume de K et celui de K' des volunles mixtes, bien définis mais ne dépendant que de K et K', pour obtenir une suite de d + l nombres positifs ou nuls v,, v,, ..., vd , avec v, = Vol(K) et vd=Vol(K1). Le miracle est que deux convexes K et K' sont égaux à une translation près si et seulement si tous leurs volumes mixtes sont égaux. L'inégalité isopérimétrique est dans ce cas une conséquence des inégalités bien plus précises que voici : v: 2 v i - l . ~ i + l pour i=1,2, ..., d-1. Cela suffit pour prouver que parmi les convexes, on n'a égalité dans l'inégalité isopérimétrique que si K est une boule.

Ces inégalités ont vers 1980 servi à prouver une conjecture combinatoire (la conjecture des permanents de van der Waerden) qui avait résisté à beaucoup d'efforts depuis 1926, et elles ont d'autres applications en combinatoire. Elles ont d'autre part été reliées, au moyen d'un dictionnaire établi récemment entre la théorie des convexes et une partie de la géométrie algébrique, à la "théorie de Hodge". Comme cette dernière, toute géométrique qu'elle soit, descend en ligne directe du principe de Dirichlet, cette relation est en fait une résurgence moderne et géométrique de l'analogie féconde entre le problème isopérimétrique et le problème de Dirichlet. Cela a inspiré des énoncés dont la vérification permettrait entre autres choses de préciser et généraliser des inégalités de géométrie algébrique utilisées pour démontrer la conjecture de Weil correspondant pour les courbes algébriques sur les corps finis à l'hypothèse de Riemann sur les zéros de la fonction <, qui est en ce moment le "grand problème" par excellence. Les volumes mixtes ont aussi été introduits vers 1983 dans la théorie des espaces de Banach, qui sont des espaces de dimension infinie où la géométrie de la "boule de rayon un" joue le rôle central et des variantes de l'inégalité isopérimétrique jouent en ce moment un rôle crucial dans certaines parties de l'étude de la géométrie des objets les plus généraux appelés variétés riemanniennes, pour lesquels les vocables de distance, boule, volume, etc. ont un sens. Ceci nous a donc ramenés à la Géométrie, d'où nous étions partis.

Comme un ruisseau qui reçoit des affluents, le courant de pensée issu du problème isopérimétrique s'est mêlé à bien d'autres, inspirés des applications ou bien des problèmes les plus "purs", et ce que nous

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observons aujourd'hui est le résultat de ces mélanges. Distinguer la part des eaux qui provient de chaque affluent est impossible et d'ailleurs sans grand intérêt, mais je pense que la géométrie du "réseau hydrographique", dont je n'ai présenté ici qu'une partie, peut donner une idée de la richesse de la construction mathématique.

L'ANALYSE DIOPHANTIENNE ET LE THEOREME DE FALTINGS

Les grands problèmes, en mathématiques, évoluent en changeant : je me propose de montrer ici comment un thème donné, celui des équations diophantiennes, évolue au fur et à mesure que les mathématiciens STRUCTURENT, RELIENT et TRANSFORMENT les phénomènes qu'ils constatent. Ces trois méthodes de travail sont particulièrement manifestes dans la théorie examinée ici ; même si les énoncés sont restés les mêmes depuis Diophante et Fermat jusqu'à nos jours, cette discipline s'est construite par mutations successives jusqu'à engendrer une partie de l'algèbre et de la géométrie algébrique moderne. Faltings a utilisé des notions issues de presque toutes les branches des mathémati

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ues pour parvenir à ce qui est unanimement considéré comme un tour de force et démontrer la conjecture de Mordell, vieille de soixante ans. II s'agit d'un résultat essentiel dans le domaine ouvert par le grand théorème de Fermat.

Résolution de la conjecture de Mordell

Le mathématicien allemand Gerd Faltings a obtenu une médaille Fields en 1986 pour avoir démontré la conjecture posée par le mathématicien anglais Louis Mordell en 1922. Cette conjecture était approximativement la suivante :

une équation diophantienne à deux variables n'a qu'un nombre fini de solutions (mises à part deux familles d'équations connues).

On va maintenant préciser le sens de cet énoncé. Une équation diophantienne est une équation dont les coefficients et les inconnues sont des nombres entiers ou rationnels. En voici quelques exemples :

Diophante 1 : x2 + y2 = 1 (degré 2) II : Y 2 = x3 - 2 (degré 3) III : y2 = x6 + x2 + 1 (degré 6)

Fermat Fn : xn + yn = 1 , n entier 1 3 (degré n)

De façon générale, résoudre un problème d'analyse

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diophantienne consiste à trouver les solutions d'une équation

où f(x,y) est un polynôme irréductible à deux variables à coefficients rationnels, comme dans les exemples ci-dessus.

Ce genre de question n'a pas toujours été considéré comme sérieux : au XIXe siècle, par exemple, ce type de problème a fait partie des "mathématiques amusantes".

L'équation f(x,y) = O est l'équation d'une courbe algébrique plane : l'étude de telles équations est du ressort de la géométrie. C'est Newton qui a RELIE la notion d'équation (venant de l'arithmétique et de l'algèbre) et la notion de courbe (venant de Pa géométrie).

Le degré de la courbe mesure sa complexité, mais de façon assez imprécise. Poincaré a utilisé la notion de genre, qui vient de la géométrie. Une courbe de genre g a au plus g+ l morceaux lorsqu'on la dessine. La courbe de Fermat F, est de genre g = (n- l)(n-2)/2.

Transformation du problème

C'est avec les notions de degré (Diophante), puis de genre (Riemann) qu'on a CLASSIFIE la catégorie des équations algébriques : le passage du degré au genre est une MUTATION.

Les courbes de genre O sont les coniques. Leurs solutions sont décrites par des polynômes x = x(t) et y =y(é) : c'est le cas du cercle défini par l'équation 1. On sait résoudre ces équations depuis Diophante par la "méthode de Ia corde".

Les courbes de genre 1 sont les cubiques régulières, comme par exemple la courbe d'équation II. Pierre de Fermat s'est rendu compte au XVIIe siècle que certaines de ces équations n'avaient pas de solution : c'est le cas de l'équation de Fermat de degré 3 ; le problème SE TRANSFORME par la découverte d'équations sans solution. Le "grand théorème de Fermat" est une conjecture : Fermat a affirmé sans donner de preuves que l'équation générale de Fermat de degré n n'a aucune solution avec xyz # O.

Ensuite, Poincaré a établi que l'ensemble des solutions d'une équation de genre 1 est un groupe avec un nombre fini de générateurs.

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L'équation II a une infinité de solutions, toutes déduites de la solution x=3, y=5.

Les courbes qui ne sont ni des coniques ni des cubiques sont de genre au moins 2, par exemple la courbe d'équation III (solution x=1/2, y=9/8) et l'équation générale de Fermat de degré n.

Par ANALOGIE avec les courbes de genre 1, Weil a associé des groupes aux courbes de genre au moins 2, leurs "jacobiennes" : cette notion venait de la théorie du calcul des primitives (intégrales abéliennes).

E t changement du point de vue

Il y a la forme de l'équation, et il y a le champ où on l'étudie. En analyse diophantienne, on cherche les solutions dans un corps de rationalité donné : on veut que les solutions soient par exemple dans le corps des nombres rationnels (les fractions), ou dans un corps de fonctions, dans un corps fini, etc.

La géométrie algébrique moderne (Weil, Zariski, Serre, Grothendieck, Deligne) étudie une courbe "simultanément" dans tous les corps de rationalité (sur les entiers, sur les corps finis, etc.)

Ceci a donné lieu à un profond CHANGEMENT de point de vue, et a permis de développer de fructueuses ANALOGIES entre ce qui peut se passer dans des corps de rationalité différents.

En outre, la théorie des équations diophantiennes, qui fu t à la base de l'invention de l'algèbre, a engendré ex nihilo pour les besoins du théorème de Fermat la théorie moderne des idéaux.

On peut énoncer maintenant le théorème de Faltings de façon plus précise :

Une courbe de genre au moins 2 n'a qu'un nombre f ini de points rationnels.

Ainsi, l'équation de Fermat de degré n n'a qu'un nombre f ini de sol ut ions.

La conjecture de Morde11 était déjà démontrée pour les corps de fonctions. Pour obtenir ce théorème, Faltings a adapté cette

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démonstration par ANALOGIE, en CONNECTANT ce schéma de démonstration avec d'autres ingrédients : propriétés des courbes sur des corps finis, outils issus de l'analyse et de la géométrie, etc. Il a ainsi obtenu sept résultats jugés fondamentaux, et démontré deux autres conjectures, REGROUPANT ainsi des notions éparses en une théorie complète, dont la portée dépasse de loin ce dont Mordell pouvait même rêver. De Mordell à Faltings, en passant par Weil, la théorie a été complètement TRANSFORMEE.

A ce propos, on peut prendre l'image suivante. En faisant appel à l'étymologie, le grec ?rpopXr]pa signifie cap, pronlontoire. Lors de l'étude d'un problème, il s'agit en effet pour le mathématicien, comme pour le navigateur, d'atteindre ou de dépasser un point donné ; pour doubler le cap, i l faut louvoyer dans des directions imprévues ; lorsque ce point est atteint, on découvre de nouvelles perspectives.

Faltings n'a pas été seul dans cette aventure : il a travaillé en relation étroite avec l'équipe du C.N.R.S. de Géométrie Algébrique de Szpiro.

Depuis i985, d'autres thèmes de recherche ont eu des incidences significatives sur le grand théorème de Fermat :

- l'approximation des nombres et la géométrie complexe (Lang, Vojta),

- les courbes "modulaires" (Frey, Serre, Ribet)

- la théorie des nombres premiers (Adleman, Fouvry, Heath-Brown).

Enfin, depuis une vingtaine d'années, l'analyse diophantienne a trouvé de nombreux champs d'application en informatique : en effet un processeur ne travaille que sur un nombre f in i d'entiers. Or , sur un corps fini, toute fonction est un polynôme.

Ainsi on voit de nos jours l'analyse diophantienne intervenir dans les mathématiques discrètes et le codage de l'information : compression, encryption, correction.

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LE PROBLEME DES TROIS CORPS

Le Soleil, la Terre et la Lune

Dans un "essai sur le mouvement des corps cosmiques", V. Beletski note avec raison la chance qu'a eue l'espèce humaine, ses mathématiciens tout au moins, d'apparaître sur une planète gravitant autour d'une étoile non binaire (le soleil) en compagnie d'autres planètes fort éloignées. En première approximation, tout se passe en effet comme si chaque planète était en tête-à-tête solitaire avec le soleil, d'où les ellipses de Kepler et la possibilité de la découverte par Newton de la loi de l'attraction universelle dont on peul effectivement déduire ces dernières. Tout va donc pour le mieux tant que deux corps seulement sont en présence ! Dès qu'il y en a trois, la description, même qualitative, des mouvements impliqués 'par les équations de Newton devient une tâche gigantesque, et ce "problème des trois corps", dont Poincaré a fait germer la théorie des "Systèmes dynamiques'" est à l'origine de grands pans de mathématique "pures" qu'il continue périodiquement à vivifier et qui, en retour, ont profondément modifié sa forme.

Prenons par exemple la caricature la plus simple du problème qui reste signifiante, le problème restreint circulaire plan : évoquant entre autres les noms prestigieux d'Euler, HiII, Poincaré, Birkhoff, 41 s'agit d'une situation dont la simplicité apparente masque au premier abord la richesse1 : le soleil et la terre décrivent dans un même plan des cercles à vitesse angulaire uniforme autour de leur centre de gravité, et un corps de masse nulle (appelons-le La lune) se promène dans ce plan, par exemple autour de la terre. Que l'une des masses soit supposée nulle ne doit pas nous inquiéter (les équations de Newton gardent un sens après division par cette masse) et signifie simplement que la lune, bien qu'influencée par eux, n'influence pas les mouvements du couple soleil-terre ; ces derniers sont donc "képleriens" et on a siipposé qu'ils sont les plus simples possibles (circulaires). L e . "problème" est de décrire les mouvements de la lune dans un repère lié au couple soleil-terre.

C'est bien souvent le cas en mathématiques ; pour ne pas t rop sortir de notre champ, citons seulement les "modèles de turbulence" issus de la simple itération d'un polynôme du second degroi d'une variable, une parabole quoi !

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Eh bien, c'est très difficile ! Pour simplifier encore, supposons la lune assez proche de la terre, ce qu'elle est en vérité ; le soleil, en dépit de sa grosse masse, n'a alors qu'un rôle de perturbation du couple terre-lune, ce qui rassure astronomes et mathématiciens (on peut essayer d'extrapoler à partir du cas bien compris de deux corps en "calculant"), mais ne permet pas cependant de "résoudre" le problème.

Tout est dans la forme de la question posée

C'est d'ailleurs dans l'ambiguïté du mot "résoudre" que se manifeste le mieux la nature des "grands problèmes", hydres aux multiples têtes qui surgissent de chaque mort chargées de nouvelles provocations. La question de la stabilité du système solaire par exemple : "résolue" par Lagrange qui prouve que les grands axes des orbites des planètes n'ont pas en première approximation de perturbations séculaires (ce qui prouve la stabilité sur un temps long mais pas infini !), puis par Laplace, Poisson, enfin par Arnold qui réussit à montrer que "beaucoup" de données initiales conduisent à des mouvements stables indéfiniment et que le temps de déstabilisation des autres est a priori extraordinairement long, elle est dans un certain sens encore ouverte puisqu'on ne sait toujours pas s'il existe effectivement de tels mouvements instables, conduisant à l'échappée d'une planète "vers l'infini" ou à sa collision avec une autre. Tout est dans la forme des questions et celle-ci dépend de la manière dont on pense les objets mathématiques concernés : les équations différentielles exprimant la loi de Newton sont pour les astronomes des expressions sur lesquelles on calcule à l'aide de développements en série (souvent divergents) des solutions approchées que l'on compare aux mouvements

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réellement observés. Mais dans l'idée même de loi, et c'est à Kepler qu'il faut ici rendre hommage, il y a la prétention de régir aussi bien les mouvements qu'auraient des corps célestes virtuels que ceux des corps existant réellement ; la concrétisation de cette idée est l'espace de phase (espace des couples position-vitesse ou position-moment), déjà de dimension 4 dans notre caricature du problème de la lune, décomposé (feuilleté) en courbes intégrales disjointes qui correspondent chacune à un mouvement possible (portrait de phase) : aux mouvements périodiques correspondent des courbes intégrales ayant la topologie d'un cercle, aux mouvements quasi-périodiques des courbes intégrales denses dans un tore dont la dimension est le nombre de "périodes", aux mouvements plus compliqués enfin, des courbes intégrales dont la forme, lorsqu'on sait la décrire, fournit les caractéristiques du mouvement. La notion classique de "système d'équations complètement intégrable" (Le. dont on peut écrire les solutions en termes d'intégrales de fonctions connues) se traduit dans l'espace des phases par une géométrie très simple : la presque totalité de celui-ci se décompose en effet en tores de dimension moitié, habités chacun par une famille de courbes intégrales, périodiques ou quasi-périodiques. Quant aux équations de Newton, elles apparaissent comme version infinitésimale de cette image, champ de vecteurs tangents en chaque point à la courbe intégrale passant par ce point. Que position et moment jouent des rôles symétriques est attesté par l'extraordinaire liberté qu'on a de les mélanger dans les changements de coordonnées permis par la théorie "hamiltonienne", issue de l'optique, mais au domaine d'application immense par la grâce de la nature variationnelle de la mécanique.

La topologie de l'espace de phase (contraintes a priori) et la géométrie des courbes intégrales (nature des mouvements) devient maintenant essentielle. De nouvelles questions surgissent à partir des travaux fondateurs de Poincaré, non seulement l'existence de mouvements périodiques (les célèbres orbites lunaires de Hill par exemple) mais aussi, lorsque le système n'est pas complètement intégrable, la possibilité ou non d'approcher aussi près que l'on veut chaque mouvement possible par un mouvement périodique, l'existence et la nature des mouvements plus généraux et en particulier celle des "orbites homoclines transverses" dont l'extrême complexité décourageait même Poincaré qui en avait pourtant saisi toute l'importance, les propriétés de type statistique enfin (théorie ergodique, problèmes d'entropie).

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QUELQUES GRANDS PROBLEMES EN MATHEMATIQUES

Des déguisements multiples

Les méthodes changent en conséquence : les belles recherches actuelles de "géométrie symplectique" ont une bonne part de leur origine dans l'étude par Poincaré et Birkhoff des solutions périodiques du problème restreint des trois corps ; des surfaces de section, introduites par Poincaré dans ce même problème, vient l'étude, si vivante aujourd'hui, des systèmes dynamiques à temps discret ; et il faudrait parler également de topologie, de topologie algébrique, de théorie des groupes ...

L'analyse, cependant, ne perd rien de ses droits ; témoins les célèbres théorèmes de Kolmogorov, Arnold, et Moser affirmant l'existence de "beaucoup" de solutions quasi-périodiques dans les systèmes proches des systèmes "complètement intégrables" déjà évoqués, en particulier dans l'exemple que nous avons choisi : une grande partie des tores remplis de courbes intégrales de l'approximation intégrable résistent, bien que légèrement perturbés, à la perturbation. Les implications de ces théorèmes sont multiples : à la base des résultats de stabilité d'Arnold, ils ont également permis de réfuter l'"hypothèse ergodique" de ~oltzman' en montrant qu'il y avait plus de régularité dans les systèmes hamiltoniens, ceux régis par les équations de Newton en particulier, qu'on n'aurait pu le suspecter. Faisant intervenir des hypothèses de non-résonance de nature arithmétique sur les "périodes", ils sont une victoire étonnante sur le "problème des petits dénominateurs", l'un des plus difficiles de toute la mécanique céleste.

On ne peut sous-estimer la descendance du problème des trois corps et plus spécifiquement du problème lunaire : une grande partie de la théorie qualitative des équations différentielles (systèmes dynamiques) en est issue (le reste remontant essentiellement aux travaux de Van der Pol sur les oscillations électriques), ainsi que pas mal de topologie, de topologie algébrique, d'analyse fonctionnelle et de géométrie. Je terminerai en indiquant un autre aspect de ce problème protéiforme aux nombreux déguisements : après "régularisation" des collisions (Levi-Civita, Moser), le problème des deux corps se transforme, lorsque l'énergie est négative, c'est-à-dire

2 qui, proprement reformulée, posait qu'en général une courbe intégrale passe arbitrairement près de chaque é ta t ayant une énergie donnée.

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les mouvements considérés elliptiques, en le "flot géodésique" sur la sphère ronde de dimension deux, chaque mouvement képlerien correspondant à une géodésique de la sphère, c'est-à-dire à un grand cercle. Notre caricature du problème de la lune se révèle alors très semblable au problème de la nature des géodésiques (lignes de plus court chemin) d'une sphère un peu cabossée. Alternativement, on peut remplacer celles-ci par les trajectoires de la boule dans un billard dont le bord est une ellipse un peu cabossée ; les théorèmes de Kolmogorov, Arnold et Moser se traduisent alors par l'existence de beaucoup de caustiques pour ces trajectoires ! 11 y a plus de choses dans le ciel, etc., etc.

LES NOMBRES PREMIERS : LA SPECULATION ET LA BANQUE

Décrire les nombres premiers

La structure additive des entiers positifs est simple à décrire puisqu'un seul élément (l'unité) suffit à les engendrer tous. Que dire de la structure multiplicative ? Cette question dont débattait déjà l'école pythagoricienne reçoit une réponse d'Euclide qui établit vers l'an 300 avant notre ère, l'existence et l'unicité de la factorisation en nombres premiers. Mais peut-on décrire les nombres premiers ? C'est un problème qui a reçu des réponses partielles au cours des âges, depuis Euclide jusqu'à nos jours. A travers une étude sommaire de cette question, on tente de cerner l'activité du mathématicien.

La toute première remarque qu'impose le résultat d'Euclide est l'intérêt que porte le mathématicien aux rapports entre les objets qu'il étudie. On peut ajouter, mais c'est là un point de vue beaucoup plus récent, que ces rapports eux-mêmes sont l'essentiel de son intérêt.

Pour décrire une famille, une idée simple est d'en établir la liste : Euclide prouve qu'aucune liste finie de nombres premiers n'est exhaustive, car on peut toujours trouver un nombre premier qui n'est pas dans la liste et l'y ajouter. Il y a là matière à réfléchir sur la conception de l'infini (actuel ou potentiel), mais pour notre propos nous en retiendrons que cette démonstration n'a pas vieilli d'un iota en vingt-trois siècles : sa correction, sa clarté et son élégance sont toujours actuelles.

Quand les mathématiques se modélisent elles-mêmes

A la jonction des XVIIIe et XIXe siècles, Gauss et Legendre conjecturent la validité de formules empiriques donnant le nombre de

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nombres premiers au plus égaux à un réel donné x (sans entrer dans plus de détails, jusqu'à x il y a environ x/log x nombres premiers). Ce résultat ne sera démontré qu'à la f in du XIXe, soit un siècle plus tard, par Hadamard et de La Vallée Poussin, en faisant appel à une théorie mathématique développée au cours du XIXe siècle : les fonctions analytiques d'une variable complexe. Comment ? En suivant Euler, au milieu du XIXe siècle, Riemann construit une fonction associée à une suite dont les propriétés analytiques reflètent les propriétés arithmétiques de cette suite : il utilise cette fascinante propriété des mathématiques de pouvoir se modéliser elles-mêmes. Au cours de son travail, il mentionne incidemment une propriété que doivent posséder les zéros de la fonction (dite zêta) qu'il a construite : la connaissance et la démonstration de cette propriété, la célèbre hypothèse de Riemann, pourrait bouleverser les tendances actuelles de la recherche en mathématiques. Caractéristique de l'esprit des mathématiques est la démarche de Riemann qui va chercher la solution d'un problème dans un autre champ que celui sous-tendu par l'énoncé du problème.

Mathématiques pures ou appliquées ?

Une autre voie, pour décrire la famille des nombres premiers, consiste à disposer de critères permettant de déterminer aussi simplement que possible si un nombre donné est premier ou non. Cette question, étudiée depuis l'Antiquité, a reçu un regain d'intérêt il y a une dizaine d'années lorsque Rivest, Shamir et Adleman ont construit des systèmes de codages (codes à clef publique) basés sur la factorisation en nombres premiers. Des théories mathématiques de plus en plus élaborées (par exemple les courbes elliptiques) sont utilisées pour étudier les tests de primalité ; on en profitera pour remarquer que les grands problèmes servent d'étalon pour jauger la puissance d'une théorie.

On concluera sur une réflexion inspirée elle aussi par l'application des nombres premiers aux systèmes de codage, effectivement utilisés, notamment par les banques. La théorie des nombres est-elle une science fondamentale ou finalisée ? Ou bien n'y-a-t-il aucune distinction réelle entre mathématiques pures et appliquées ?

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F. DRESS et al.

IV. LES REACTIONS DU PUBLIC

Qu'est-ce qu'un grand problème de mathématiques ?

A. Douady cite l'exemple de l'hypothèse de Riemann, de la conjecture de Mordell (et du problème de Fermat), et du théorème des quatre couleurs pour remarquer que si les premiers ont donné lieu à des recherches fécondes, la démonstration du théorème des quatre couleurs n'a eu aucune retombée.

II apparaît ainsi que la grandeur d'un problème est liée essentiellement à sa fécondité. En ce sens le problème des quatre couleurs n'a pas été un grand problème mais seulement un problème célèbre ... mais cette constatation n'était pas possible avant sa résolution !

Il ne faut pas oublier non plus qu'il existe aussi des petits problèmes très compliqués ...

Que signifie "résoudre" ?

Une longue discussion entre deux auditeurs industriels à propos du problème des trois corps montre que "résoudre" ne signifie pas la même chose pour tout le monde. Certains se contentent d'une bonne approximation, d'autres veulent une théorie complète ou du moins prédictive ...

Et résoudre c'est aussi "faire de la cuisine", ce qui est indispensable quand on est dans le brouillard.

Le facteur temps

On peut noter deux types d'évolution d'un problème : soit il sommeille plus ou moins longtemps avant de connaître un bouleversement important, soit on le croit résolu et il voit brusquement son intérêt rebondir dans une autre direction.

Par exemple, à propos du problème des trois corps, Delaunay au milieu du XIXe siècle a mis 20 ans à calculer les équations de la Lune, à la satisfaction de tous les navigateurs, et récemment son travail s'est retrouvé à la mode comme moyen de vérification des logiciels de calcul symbolique.

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Par exemple encore, les théories de Turing et de Von Neumann sont restées peu connues jusqu'au bouleversement dû à l'apparition des ordinateurs.

Par exemple également le calcul des probabilités introduit par Pascal et Laplace n'a connu que peu de développement jusqu'à Kolmogorov.

Ne pas oublier la perspective historique

D. Perrin semble penser qu'il n'y a pas actuellement apparition de grandes théories comme le calcul différentiel ou les fonctions analytiques.

F. Dress lui objecte que, après coup et avec le recul de l'histoire, il est plus simple de faire le diagnostic, mais que le calcul infinitésimal a mis un siècle à se dégager.

P. Cartier remarque qu'il y a actuellement une explosion de théorèmes mathématiques grâce au contact avec les autres disciplines (comme la mécanique). On ne sait toujours pas résoudre certaines questions (comme l'intégrabilité des systèmes) mais on voit peu à peu émerger des nouvelles théories qui ne seront formalisées que plus tard.

La phase de formalisation est indispensable pour repartir de l'avant. La conjecture de Morde11 a été résolue grâce au formalisme développé en France 15 ans auparavant.

Et l'enseignement ?

J.L. Ovaert se demande où l'on entend ce genre de discours, tant dans l'enseignement supérieur que secondaire. Nulle part on n'éclaire notre enseignement à l'aide de grands problèmes ; or cela est nécessaire pour donner une image vivante des mathématiques, pour faire vivre l'enseignement des mathématiques.

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UN EXEMPLE DE DEBAT EN MATHEMATIQUES : L'ANALYSE NON STANDARD

Francine Diener Université Paris X

"Au colloque 'Avenir des Mathématiques' qui s'est tenu les 9 et 10 décembre à l'Ecole Polytechnique à Palaiseau, il a été beaucoup question de l'Analyse Non Standard." Cette phrase parue dans Le Monde au lendemain du colloque reflète bien la réalité. Bien qu'il n'y ait encore qu'une cinquantaine de mathématiciens en France qui utilisent ce nouveau calcul infinitésimal, et bien que les avis restent partagés dans la communauté mathématique sur son intérêt, il est certain que le sujet a été largement débattu, bien au-delà de la table ronde qui lui était consacrée.

A cette table ronde, le public est venu nombreux, environ 135 personnes dans l'amphithéâtre Carnot. La première partie fu t consacrée aux interventions des invités, Pierre Cartier (CMAT, Ecole Polytechnique), Claude Lobry (Université de Nice), Jean Mawhin (Université de Louvain) et Georges Reeb (Université de Strasbourg). Les résumés de ces interventions, distribués aux participants, ont été reproduits ci-dessous. On pourra lire également un court extrait du livre T h e problems of mathematics de 1. Stewart (Warwick), également invité, mais qui n'a pas pu prendre part à la table ronde pour des raisons de calendrier.

Je me propose de rendre compte à présent de la seconde partie de la table ronde consacrée aux questions des participants. On retiendra surtout du débat le fait que les participants sont venus là en majorité pour s'informer, mieux connaître le sujet, ses difficultés d'approche, son avenir. Le fait marquant fu t donc la grand curiosité du public.

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UN EXEMPLE DE DEBAT EN MATHEMATIQUES 5 9

Parmi les questions abordées, plusieurs concernaient l'existence d'approches différentes de 1'Analyse Non Standard, révèlant quelques inquiétudes sur la plus ou moins grande compatibilité entre elles. "L'Analyse Non Standard, a demandé H. Cartan, est-elle aujourd'hui formalisée avec suffisamment de précision pour que deux mathématiciens qui la pratiquent (de manière indépendante) soient nécessairement d'accord sur la solution de tel ou tel problème ?". La réponse est affirmative, bien entendu ! L'analyse non standard de Abraham Robinson est parfaitement formalisée, et c'est ce qui en fait la supériorité incontestable sur les précédentes tentatives de fondation d'un calcul infinitésimal. Elle s'inscrit dans le cadre des mathématiques usuelles et non en contradiction avec elles. En particulier tous les théorèmes classiques restent vrais. Et s'il existe des différences d'approches entre les équipes de non standardistes, elles ne sont que le reflet ici des clivages usuels entre mathématiciens, plus ou moins formalistes ou plus ou moins géomètres par exemple, mais cela ne concerne que la présentation que l'on en donne. Un spécialiste de théorie de la mesure et un probabiliste peuvent présenter des résultats de façons fort différentes sans qu'il puisse y avoir pour autant de conflits entre eux sur leur exactitude ; il en va de même entre deux non standardistes.

P. Cartier a indiqué brièvement quelles sont les approches les plus connues : celle de A. Robinson, inventeur de la méthode (1966), qui se situe dans le cadre de la théorie des modèles (approche prépondérante parmi les équipes de non standardistes nord américaines), celle de E. Nelson qui est une présentation purement axiomatique (adoptée par plusieurs équipes françaises), celle de G. Reeb plutôt intuitionniste dont il nous a entretenus brièvement (les entiers naïfs ne remplissent pas N) et celle de P. Cartier plutôt finitaire suggérée par Nelson dans son dernier livre et par I'école tchèque de Vopenka. Lorsque l'on analyse la situation du point de vue de l'utilisateur, la cohabitation entre les diverses approches est tout à fait bonne : il ne fait pas de doute qu'elles offrent diverses façons de voir le même calcul infinitésimal. J. Mawhin a également tenu à souligner qu'il n'y a pas que des inconvénients à disposer de plusieurs approches : "II est toujours enrichissant, a-t-il précisé, pour comprendre une théorie mathématique, de voir les choses de plusieurs points de vue différents, c'est même souvent indispensable si on veut vraiment comprendre. U n nouvel outil ne chasse pas nécessairement les autres, il s'ajoute aux autres. Et pour l'in fini, par exemple, il vaut mieux avoir plusieurs façons de le voir, même si l'une d'entre elles est 'finitaire' ! ".

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6 O F . D IE N E R et al.

Plusieurs participants ont souhaité avoir des informations sur l'ampleur réelle des résultats obtenus par ces nouvelles méthodes et sur leurs domaines d'application privilégiés. Il est devenu difficile aujourd'hui de dresser, dans le temps d'une conférence, un portrait complet de ce qui a été fait, au moyen des méthodes non standard, depuis la parution du livre de A. Robinson en 1966, tant les domaines des mathématiques concernés sont variés et les résultats nombreux : on a relevé, pour réaliser l'un des panneaux de l'exposition non standard visible dans le hall de 1'Ecole Polytechnique, plus de 750 articles ayant fait l'objet d'un résumé au Mathematical Reviews et la liste n'est certainement pas exhaustive. Et s'il est vrai que, dans les premières années, on s'est beaucoup employé à traduire dans ce nouveau formalisme les outils mathématiques classiques - probablement pour tester leur "compatibilité ascendante" et "mesurer" les simplifications qu'il apportait - on a accompli depuis des progrès substantiels dans de nombreux domaines allant de la physique mathématique à la théorie des probabilités, en passant par celle des équations différentielles ou par l'économie mathématique. Ceci inclut non seulement des théorèmes originaux dans des théories classiques mais également la découverte de phénomènes nouveaux. "Prétendre en 1987, a dit C. Lobry, que l'Analyse Non Standard ne permet que de retrouver des résultats classiques est tout simplement contraire aux faits1) ; il faut en finir avec cette idée reçue".

Parmi les domaines pour lesquels on peut attendre des percées non standard, on a cité à titre d'exemples, les problèmes asymptotiques, où interviennent plusieurs échelles de grandeurs, en particulier l'homogénéisation, les approximations numériques et les problèmes d'arrondis dans le calcul digital (les ordinateurs font des erreurs très petites, mais un nombre très grand d'opérations). Il faut noter cependant, comme l'a fait P. Cartier que "s'il est évident que ce sont là des champs privilégiés pour l'Analyse Non Standard, le travail reste à faire". Et il n'y a pas de doute que si l'on veut réellement donner sa chance à ces nouvelles méthodes et les voir se généraliser, il faudra se donner des moyens, à la fois humains et matériels. G. Reeb à son tour a défendu une politique d'investissement dans ce domaine ;. "Je crois, a-t-il souligné, que ce matin Monsieur Choquet a dit une chose à laquelle on peut adhérer, en tout cas c'est

1 ) A l'appui de cette affirmation, voir la monographie Analyse non standard et théorie des bifurcations (c. Lobry) (Université de Nice 1987).

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UN EXEMPLE DE DEBAT EN MATHEMATIQUES 6 1

ma conviction : << ça vaut la peine que des gens s'attellent à cela1) >>. Ce que l'on peut garantir à un jeune c'est qu'en aucun cas il ne compromet ce faisant son éducation classique de mathématiques ; c'est sans danger et c'est évident que ça vaut le coup !".

Une autre question largement débattue fut de savoir si l'Analyse Non Standard pouvait effectivement présenter des avantages dans le domaine de l'enseignement, en particulier pour l'enseignement des mathématiques aux non mathématiciens. Ce point a son importance si l'on pense que l'un des défis que l'on aura à relever dans les années à venir sera d'enseigner plus de mathématiques à un grand nombre de non mathématiciens. L'Analyse Non Standard aura son rôle à jouer parce qu'elle permet de définir certains objets mathématiques ou concepts d'une façon extrêmement proche de leur expression heuristique. "Une marche aléatoire de pas in finitésimale par exemple, disait C. Lobry pour illustrer cette approche à la fois constructive et intuitive, est un objet suffisamment riche pour contenir tout ce dont on peut avoir besoin pour faire une théorie mathématique du mouvement brownien. L'avantage de cet objet sur un processus de Wiener sur IR est que sa définition est triviale ; dans ce type d'approche les objets existent de façon naturelle et simple ; c'est la première chose que l'on peut demander à un objet mathématique. Ensuite pour dire quelque chose de pertinent sur cet objet, il faudra peut-être montrer qu'il a une ombre, c'est-à-dire une approximatioiz continue. Mais on ne le fera que si c'est utile, pour faciliter les calculs par exemple. Ainsi on définit les objets dans le discret et on calcule dans le continu. Le continu est une bonne approximation du réel".

A la question de F. Larene "Peut-on enseigner l'Analyse Non Standard e x nihilo sans enseigner au préalable les mathématiques standard ?, il a été répondu qu'on peut aujourd'hui envisager d'enseigner l'Analyse Non Standard à divers niveaux, y compris à l'occasion d'un cours d'introduction à l'analyse, et ce d'autant plus facilement sans doute s'il s'agit d'un premier cours sur le sujet. Plusieurs expériences ont été faites ; elles sont concluantes et il n'est pas déraisonnable de penser que d'ici quelques années les enseignements d'analyse et plus spécialement ceux destinés aux utilisateurs des mathématiques, contiendront un aspect infinitésimal. C. Kipnis a souhaité quelques précisions sur la faisabilité de ce type

1) Evoque une intervention faite par G . Choquet le matin même en séance pleinière, à la suite de l'exposé de J.L. Lions.

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6 2 F . D I E N E R et al.

d'enseignement : " L a grande diff iculté, semble-t-il pour accéder au non standard est la somme de logique qu'il faut ingurgiter avant. De même que les règles de manipulation des réels sont clairement codifiées (attention I / O est interdit !) peut-on trouver une somme de règles à utiliser, et qui font l'unanimité des non standardistes, pour ne pas faire de fautes logiques". La nécessité de bonnes connaissances de logique est l'une de ces idées reçues provenant d'une confusion entre l'origine de la méthode, effectivement issue des travaux des logiciens du début du siècle, et sa pratique. C'est un peu comme de prétendre que pour bien manipuler le principe de récurrence il faut connaître la théorie axiomatique des ensembles. Les présentations modernes de l'Analyse Non Standard ne demandent pas plus de connaissances de logique qu'un cours de mathématiques usuel. On est passé heureusement du "langage machine" à des "langages plus évolués" ; un petit nombre de règles simples (3 dans la présentation axiomatique de E. Nelson, par exemple) suffisent à codifier complètement la méthode.

Dans son intervention initiale, C. Lobry avait présenté l'Analyse Non Standard comme une chance de réconciliation entre mathématiciens et physiciens. Ce point a été repris et commenté : c'est évidemment, chacun en est convaincu, un enjeu important. Levith a rappelé que E. Nelson, tout comme A. Robinson, est autant physicien que mathématicien et qu'en ce sens l'Analyse Non Standard est un peu née de la physique. Le mathématicien dispose à travers elle d'une possibilité d'interpréter dans son univers à lui et avec les critères de rigueur qui lui sont propres, les discours des physiciens ou plus généralement des utilisateurs des mathématiques, sans qu'il soit besoin d'inventer des voix détournées, ou du moins perçues comme telles, pour y parvenir. Espérons, comme B. Jacob, que ce soit là un moyen de réconcilier étudiants ou futurs ingénieurs avec certaines théories mathématiques telles que le calcul des probabilités par exemple.

En conclusion, ce débat a montré qu'en 1987, il est possible de parler, nombreux, durant une heure et demi de ce sujet de façon positive. L'analyse non standard a 20 ans aujourd'hui et on dispose de suffisamment de recul pour se prononcer sur ses chances de développement. Beaucoup l'ont fait au cours de ce colloque, en particulier dans trois autres tables rondes. Parions avec eux qu'elle aura un rôle important à jouer dans les mathématiques à venir.

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UN EXEMPLE DE DEBAT EN MATHEMATIQUES

1. LA METHODE INFINiTESIMALE EN ANALYSE par Jean Mawhin

Pendant plus de 250 ans, le calcul différentiel et intégral s'est développé selon deux voies parallèles : la méthode infinitésimale et la méthode des limites. Leibnitz fut l'avocat de la méthode infinitésimale tandis que Newton, après avoir utilisé une approche cinématique, a tenté d'exprimer la dérivée comme limite d'un quotient différentiel. Le manque de rigueur des deux présentations a donné lieu très tôt à de vives polémiques.

Si l'analyse des Bernoulli et d'Euler est essentiellement infinitésimale, et si Lagrange tenta en vain de construire une analyse entièrement algébrique, d'Alembert va préconiser, dans l'Encyclopédie, un fondement du calcul différentiel et intégral sur la méthode des limites. C'est Cauchy qui va réellement réaliser ce programme et mettre la notion de limite à la base de l'analyse, sans toutefois éliminer le langage des infiniment petits : il subordonne ces derniers à la notion de limite en les définissant comme des variables qui ont pour limite zéro. Jusqu'à l'avènement et la diffusion de la rigueur weierstrassienne, et même après, les traités d'analyse continueront à mentionner à la fois l'approche infinitésimale (en général, mais pas toujours, dans la version de cauchy)l). En Belgique,

1) "Le mode d'exposition du calcul infinitésimal que l'on a adopté, est celui indiqué par Landen et d'Alembert, et qui est fourni par la considération des limites. Cette méthode a sur s a rivale, la méthode des infiniment petits, l'immense avantage de la rigueur et de l'exactitude qui manquent complètement à l 'autre, puisque la première n'applique les règles de l'arithmétique et de l'algèbre qu'à des quantités finies et par conséquent saisissables à l'esprit, tandis que l 'autre admet gratuitement que ces mêmes règles sont encore vraies quand on considère des quantités sans grandeur appréciable, et qui, par conséquent, échappent à nos sens et à notre intelligence.

On a donc cherché à déduire du seul principe des limites, d'une manière méthodique et uniforme, toutes les propositions fondamentales du calcul différentiel; mais l'ancienne méthode de Leibnite présente de t rop grands avantages sous le rapport de la brièveté et de la simplicité pour qu'on ait cru pouvoir s'abstenir de la faire connaître ; c'est pourquoi la plupart des démonstrations un peu importantes sont doubles, l'une destinée à convaincre l'esprit, et l 'autre, à le soulager et à mieux se graver dans la mémoire. Il arrive même quelquefois, lorsque la réduction aux limites ne présente aucune difficulté, que l'on s'est borné à une démonstration

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au XIXe siècle, les querelles entre "infinifuges" et "infinicoles" feront rage dans les discussions sur la manière d'introduire les éléments d'analyse dans l'enseignement secondaire et les écoles militaires.

L'éradication de la méthode infinitésimale des textes d'analyse est un phénomène typiquement "vingtième siècle". Les classiques célèbres (Goursat, Tannery, Valiron, Favard, Schwartz, Dieudonné, ...) ne la mentionnent plus. La raison est simple : l'approche infinitésimale n'a pas eu son Weierstrass avant la seconde moitié du XXe siècle et, au contraire, l'arithmétisation de l'analyse via la construction des réels a conduit à des démonstrations de l'impossibilité, dans IR, d'infiniment petits actuels (Cantor, Vivanti, Peano, ...). On notera toutefois, à la même époque, les recherches de duBois Reymond, Stolz, et Veronese sur les systèmes "non-archimédiens".

Cest pourtant cette arithmétisation de l'analyse qui va être un moteur puissant vers l'approche formaliste des fondements des mathématiques. Les résultats de Skolem sur l'arithmétique non standard auront peu d'écho chez les analystes jusqu'à ce que Robinson réalise pour la méthode infinitésimale, vers 1960, ce que Weierstrass avait réussi un siècle plus tôt pour la méthode des limites. Toutefois, les pré-requis logiques de l'approche de Robinson restent plus importants que pour l'approche de Weierstrass, un inconvénient qui semble se réduire si l'on adopte l'approche de Nelson.

Ce dernier a proposé une nouvelle axiomatisation de la théorie des ensembles (une extension conservative de ZFC) dans laquelle les infiniment petits et les infiniment grands actuels ont droit de cité. Ainsi, et pour la première fois dans l'histoire de l'analyse, on trouve côte à côte une approche "classique" et une approche infinitésimale répondant aux mêmes critères de rigueur. Mais, et c'est peut-être

par les infiniment petits, à laquelle le lecteur pourra toujours rendre par la pensée la forme plus rigoureuse adoptée pour les autres démonstrations.

Indépendamment des avantages incontestables que présente sous le rapport de la brièveté, l'emploi des infiniment petits, il existe un autre motif pour ne pas s'attacher exclusivement aux limites et pour faire marcher en quelque sorte de front les deux méthodes. Le calcul intégral, sous la forme que les géomètres lui ont laissée jusqu'ici, a essentiellement pour objet la considération des quantités infiniment petites ; il est donc nécessaire que l'élève se rende familières ces quantités abstraites, avant d'aborder la seconde partie du traité"

Préface du Trai té d e Calcul Différentiel et Intégral, A. Timmermans (1854).

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UN EXEMPLE DE DEBAT EN MATHEMATIQUES 6 5

nouveau, l'approche non standard permet non seulement (dans certains cas, car elle n'est pas la panacée universelle) de formuler et de résoudre plus simplement des problèmes classiques mais aussi de formuler et d'étudier des questions n'ayant pas de sens dans le cadre classique. Ainsi, une oscillation de relaxation de l'équation de Van der Pol

x" + a(x2-1) x ' + x = O

pourra être définie comme un cycle limite de cette équation lorsque le coefficient a est un réel infiniment grand. Dans le cas classique, la notion "a grand" n'a pas de signification précise et la limite du cycle lorsque a tend vers l'infini n'est plus la solution d'une équation différentielle du même type.

Il est encore très tôt pour apprécier l'impact de la méthode infinitésimale sur l'enseignement de l'analyse, mais l'existence même de l'analyse non standard conduira à des réflexions intéressantes et fécondes pour les deux approches. Tout le monde connaît, en histoire, le paradoxe affirmant que le présent modifie souvent le passé. La découverte de l'analyse non standard a élargi le point de vue dans l'histoire de l'analyse mathématique : on ne recherche plus seulement les ancêtres de l'approche weierstrassienne en considérant les autres voies comme des impasses plus ou moins intéressantes. On étudie avec d'autres yeux la méthode infinitésimale puisque, non contente d'avoir un passé, elle a maintenant un avenir.

II. LES ENTIERS NAIFS NE REMPLISSENT PAS N par G. Reeb

La mathématique non standard (NSA) prend au pied de la lettre l'enseignement des théorèmes liés aux noms de Godel, Skolem, ... . Cette originalité est certainement la raison de son efficacité et du fait que progressivement on s'approche d'un exposé "élémentaire" de cet outil.

J'aime exposer les acquis de la logique évoqués par le slogan (qui pourrait être signé par Brouwer) : "Les entiers naïfs ne remplissent pas l'ensemble des entiers de la mathématique classiqueW.l)

1) "Voilà pourquoi les axiomes de M. Zermelo ne sauraient me satisfaire. (...) L'auteur a cru éviter le paradoxe du plus grand cardinal, en s'interdisant toute spéculation en dehors de l'enceinte d'une Menge bien close ; (...). Mais s'il a bien fermé s a bergerie, je ne suis pas sûr qu'il n'y ait pas enfermé le loup."

Henri Poincaré - Dernières Pensées (1913)

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F. DIENER et a / .

Le slogan admis, les principes de l'ANS ne surprennent plus. Par exemple : il est évident qu'un entier non naïf mérite le qualificatif 'grand' ; les règles de calcul sur ces grands entiers sont évidentes (le travail a été fait par le constructeur de 1'ensembleN).

Les naïfs obéissent au principe naïf de récurrence ; les naïfs ne constituent pas un ensemble mais ils peuvent être enfermés dans un ensemble fini (le segment [O ... a] où a est grand est un tel ensemble fini) ...

Bref, ~ o d e l l ) a vu clairement la situation lors de son intervention évoquée dans la préface à la deuxième édition du célèbre livre d'Abraham Robinson.

Une présentation de l'actuelle table ronde, dans l'un des bulletins du colloque, relance, à mon sens, le débat sur d'antiques préjugés toujours renaissants2). Cette présentation parle de la notion

1) "1 would like t o point out a fact t ha t was not explicitely mentioned by professor Robinson, but seems quite important to me ; namely tha t non standard analysis frequently simplifies substantially the proofs, not only of elementary theorems, but also of deep results. This is true, e.g., also for the proof of the existence of invariant subspaces fo r compact operators, disregarding the improvement of the result ; and i t is true in an even higher misinterpretation of non standard analysis, namely the idea tha t it is some kind of extravagance or f ad of mathematical logicians. Nothing could be farther €rom the t ru th . Rather there are good reasons t o believe tha t non-standard analysis, in some version or other, will be the analysis of the future.

One reason is the just mentioned simplification of proofs, since simplification facilitates discovery. Another, even more convincing reason, is the following : Arithmetic s tar t s with the integers and proceeds by successively enlarging the number system by rational and negative numbers, irrational numbers, etc. But the next quite natural step after reals, namely the introduction of infinitesimals, has simply been omitted. 1 think, in coming centuries it will be considered a great oddity in the history of mathematics t ha t the first exact theory of infinitesimals was developped 300 years after the invention of differential calculus. 1 am inclined to believe tha t oddity has something t o do with another oddity relating t o the same span of time, namely the fact t h a t much problems as Fermat's, which can be written down in ten symbols of elementary arithmetic, are still unsolved 300 years after they have been posed. Perhaps the omission mentioned is largely responsible for the fact t ha t , compared t o enormous development of abstract mathematics, the solution of concrete numerical problems was left f a r behind."

Kurt Godel (1973).

2 ) "L'analyse non standard est une application de la logique à l'analyse mathématique. Elle utilise une notion inhabituelle des nombres entiers, qui renvoie aux précurseurs du calcul infinitésimal : elle utilise des nombres infiniment petits ou grands dont le s ta tu t mathématique avait suscité tant de difficultés au XVIIIe siècle. (...)". Lettre d'information n ' 8 (Novembre 1987).

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UN EXEMPLE DE DEBAT EN MATHEMATIQUES 6 7

d'entiers inhabituelle de NSA. Mon texte insiste au contraire sur ceci : un entier, même infiniment grand, est un entier (habituel). On objectera que du moins dans la théorie de Robinson, il n'en va pas de la sorte. Voire ! la pratique de NSA recommandée par Robinson, une fois les fondations acquises, est compatible avec notre vue.

Il conviendrait de ranger au placard les préjugés périmés, dont les Brouwer, Hilbert, Poincaré, ... n'étaient pas dupes. Le débat au fond s'engagera ; je ne préjuge pas de son issue. Depuis vingt ans je cherche à y voir clair !...

III. VIEILLES AMOURS, CHIFFONS A VENDRE par C. Lobry,

1. Une histoire qui aurait pu se produire

19 .... Département de mathématiques de Strasbourg, dans le bureau du directeur.

Le Directeur : Ecoute moi bien R..., ce n'est plus possible, j'apprends que tu tiens encore des réunions où tu parles de tes entiers naïfs ...

- Mais ce n'est pas un séminaire public, il n'y a pas d'affiches, presque personne n'est au courant.

- Ca ne fait rien, si cela venait à s'ébruiter c'est tout notre contrat avec Dassault qui saute ; combien de fois faudra-t-il te répéter que C... est leur conseiller scientifique. Tu sais très bien qu'il considère que tout développement de l'ANS serait pernicieux.

- Mais toi, tu le sais pourtant qu'ils ne remplissent pas IN... tu en as convenu l'autre jour ...

A ces mots le Directeur devient tout rouge de colère, il éclate

- Je m'en fous, je ne veux plus entendre parler de cette histoire qui ne nous rapporte pas un centime. Nous, nous nous fatiguons à obtenir des contrats ... tiens, moi, pas plus tard que la semaine dernière j'ai négocié un contrat de 350 000 F sur le calcul des angles du robot articulé pour le nouveau jeu télévisé "Des chiffres et du muscle" ... Pendant que nous faisons tourner la boutique à des choses sérieuses toi, tu t'amuses ... Et avec tes. recherches c'est toute notre politique contractuelle que tu risques de remettre en cause. Cest fini les mathématiques de papa, il faut du rentable, du commercial ... N'oublie

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pas que l'Institut ne te supporte qu'eu égard à ta grande notoriété passée. Mais pourquoi, mon Dieu, a-t-il fallu que toi, le père des feuilletages, sombre dans ces enfantillages.

Mais R... n'a pas entendu la f in de ce discours qu'il connaît trop bien. Il s'est éclipsé discrètement sur la pointe des pieds.

Une heure plus tard, toujours dans le bureau du Directeur

- Vous m'avez convoqué, Monsieur le Directeur ... ?

Le Directeur fait mine de terminer un calcul compliqué puis attaque

- Dites moi Duchmoll, combien touchez-vous pour votre travail sur le contrat "Le feuilletage en codimension 1 du Rif Saharien" ?

- Ben ... à peu près 6 000 F par mois. Pourquoi Monsieur le Directeur 3

- Vous savez combien ça fait par an ? ... - Heu ...

- Avec les charges ?...

- Beeen ... - 100 000 F, oui cent mille francs, et ce contrat ne nous rapporte que 200 000 F. Alors si vous continuez vos conneries, oui, passez-moi l'expression, vos conneries avec R... moi je vous vire. Votre travail sur les feuilletages en géologie est sérieux, c'est un fait, mais attention, vous n'êtes pas indispensable mon vieux, il y a des tas de jeunes formés à la géométrie qui sont prêts à prendre votre place ...

Plus tard, avant la sortie des bureaux, le téléphone de Duchmoll retentit << Allo, ici R... je crois qu'il est préférable, dorénavant, de nous rencontrer discrètement chez l'un d'entre nous >> Et c'est ainsi que la résistance commença à s'organiser ...

2. Retour à la réalité

Je vous ai fait peur, hein, avec ma petite description ... Soyez tranquilles, ce n'est que de la fiction, les choses ne se sont pas passées ainsi à Strasbourg quand G. Reeb commença à avancer l'idée des infinitésimaux ... Mais c'était en 1975, et depuis les choses ont bien changé ...

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UN EXEMPLE DE DEBAT EN MATHEMATIQUES 6 9

Il y a plus de vingt ans, dans les années du Général comme on dit, les mathématiciens avaient des revenus modestes mais suffisants. Les départements de mathématiques des Universités avaient de quoi alimenter leurs bibliothèques, repeindre leurs bureaux et financer quelques missions. Les mathématiques appliquées, j'entends par là les mathématiques liées à l'ordinateur, commençaient à se développer. Des actions incitatives, crédits spéciaux, créations de postes et carrières plus rapides poussaient les jeunes dans cette voie mais l'essentiel était assuré : les mathématiques pouvaient vivre normalement. Tout a changé. D'où cette manifestation qui nous réunit.

C'est sans arrière-pensée que j'applaudis des deux mains à l'initiative de ces journées, et c'est avec grand plaisir que j'ai accepté l'invitation de Mme Diener à cette table ronde, mais je ne peux m'empêcher, à voir le programme qui nous est proposé, de me demander si nous ne faisons pas fausse route. Regardez :

Huit tables rondes sur le thème "Mathématiques appliquées à et/ou utilisées par ...". Une seule sur "Les Mathématiques et la Physique". Deux tables rondes sur l'enseignement des mathématiques dans les lycées et collèges ou dans le Tiers Monde, rien sur les mathématiques dans renseignement supérieur. J'ai bien peur que tout cela ne nous mène au :

3. Mercantilisme Naïf

J'appelle "mercantilisme naif" l'idée selon laquelle les mathématiques seraient un "produit" que l'on "promotionne" pour en assurer la "vente". Les mathématiques ne se vendent pas, on les raconte, on les enseigne. On peut vendre un programme d'ordinateur capable d'assurer la gestion d'une compagnie d'assurance ou de déterminer le profil optimal d'une aile d'avion ; celui qui possède un tel programme possède effectivement quelque chose, même s'il ne connaît pas les techniques mathématiques qui ont permis sa réalisation.

Il ne possède rien que du papier celui qui possède un énoncé du théorème de Poincaré Hopf sans en connaître la signification.

Avant l'ordinateur les mathématiciens ne vendaient rien : ils vivaient généralement de leur travail de professeur, mais parfois aussi d'autres métiers. Les plus chanceux avaient une fortune ou un protecteur qui les dispensaient de travailler pour vivre. Avec l'ordinateur est née la nécessité de réaliser des programmes. Comme il

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70 F . DIENER et a[ .

était naturel, des mathématiciens s'y sont consacrés. Les programmes ont été vendus et les mathématiciens qui les réalisaient ont gagné des sous, ce qui est bien normal. Mais pas les mathématiciens qui étaient à l'origine des mathématiques éventuellement utilisées : je n'ai jamais entendu dire que les ayants droit de Fourier aient touché la moindre royalty sur les milliers de programmes qui moulinent de la théorie spectrale sur tous les Crays du monde. Et c'est bien normal également.

Le malheur est que toute cette activité de production de logiciels a eu lieu dans les départements de mathématiques ou a proximité immédiate, laissant croire aux successifs ministres des universités, qui ne demandaient que ça, que les mathématiques pouvaient s'auto- financer. Le "décideur" moyen ne faisant guère de distinction entre l'activité mathématique et la production informatique, a pu croire de bonne foi qu'il développait les mathématiques quand il achetait des ordinateurs aux universitaires. Et au bout du compte jamais l'activité mathématique n'aura été aussi méprisée.

4. Mathématiques utiles / inutiles

Il n'y a pas des mathématiques utiles, qui s'appliquent, et des mathématiques inutiles, des mathématiques pures. Les mathématiques constituent un tout.

Le processus qui fait qu'un jour les réflexions et polémiques sur la nature et les fondements des mathématiques de Borel, Poincaré, Russel, Hilbert suivies par les travaux de logiciens comme Godel, Turing, Tarski ... ont débouché sur l'informatique théorique, est un processus si complexe qu'il est tout à fait vain de tenter de le dominer. Tout au plus peut-on constater ce fait étonnant :

La science1) n'a jamais eu à se plaindre de ses investissements à long terme dans le domaine de la "pensée pure" et plus particulièrement celui de la pensée mathématique.

Les développements récents de l'Analyse Non Standard fournissent une fois de plus une illustration de ce fait. Voici, dans un domaine que je connais bien, un exemple de ce qui s'est passé.

1) Savoir si l'Humanit8 profite des progrès de la Science est une autre question.

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UN EXEMPLE D E DEBAT EN MATHEMATIQUES 7 1

Les techniques de l'ANS sont nées de préoccupations pour le moins spéculatives. Sans remonter à Leibnitz ou au Marquis de l'Hospital rappelons simplement que :

- Poincaré n'était pas pleinement convaincu que les infinis de Cantor étaient le paradis sur terre.

- Emile Borel, qui a beaucoup réfléchi sur la nature des nombres, s'inquiétait de ce que les mathématiques étaient bien mal outillées pour rendre compte du vieux sophisme du tas de blé : Trois grains de blé ne constituent pas un "tas de blé", 106 grains de blé constituent un "tas de blé", pour quel entier 12 le tas commence - t - il ?

- Plus près de nous, G. Reeb nous faisait remarquer l'intérêt d'une arithmétique dans laquelle on pourrait dire :

. le descendant d'un singe est un singe

. l'ancêtre d'un homme est un homme

. il existe une chaîne finie qui relie le singe à Darwin.

Toutes ces interrogations ont trouvé des réponses à divers niveaux dans les travaux des logiciens (existence de modèles non standard de l'arithmétique), les travaux de Robinson, le système formel E T de Nelson et l'apostrophe maintenant célèbre :

- Les entiers Naifs ne remplissent pas IN.

1972 - C'est vers cette époque que, préparant un cours de logique,

G. Reeb est tombé sur les travaux de Robinson. Il fu t rapidement convaincu de l'importance de l'ANS et proposa à quelques jeunes chercheurs de Strasbourg de s'intéresser à ... l'équation de Van der Pol :

On ne compte plus les gens qui ont rigolé. Vous vous rendez compte, proposer un sujet pareil !

Toujours est-il qu'il y eut quelques assistants (c'est-à-dire, à l'époque, des fonctionnaires titulaires, pas contractuels) pour le suivre. Ayant l'assurance de manger, ne désirant pas faire une carrière rapide à tout prix, ces jeunes gens se sont lancés dans une aventure

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intellectuelle dont l'issue n'était pas évidente. Nous savons maintenant qu'ils ont eu raison.

1986

SIAM J. on Applied Math., dans "The singular hopf bifurcation to relaxation oscillations" S.M. Baer et T. Erneux s'intéressent à l'équation de FitzHug Nagumo :

v = -v(v-l)(v-a) - w + 1 F.H.N. t

w = E ( v - 7w) t

dont le lecteur mathématicien constatera sans mal l'analogie formelle avec l'équation de Van der Pol citée avant.

Mais la grande différence entre V.d.P. et F.H.N. est que la première, qui modélise les oscillations dans les circuits électriques, n'intéresse plus guère les électroniciens qui ont d'autres chats à fouetter, alors que la seconde intéresse des électrophysiologistes qui y voient une représentation mathématique pertinente de la propagation du potentiel d'action dans les neurones. Savoir si les électrophysiologistes ont beaucoup à apprendre de ces équations est une question (importante) que je ne discuterai pas ici, et je me bornerai à constater que la chose paraît assez pertinente pour qu'une revue, dont le titre indique bien la vocation, accueille en 1986 un article sur les "bifurcations de Hopf singulières", avec une application à F.H.N.

Le message essentiel de cet article est qu'il existe dans ce type d'équations des transitions brusques entre des oscillations de faible amplitude et des oscillations de forte amplitude : une évidence expérimentale y est présentée et une explication théorique partielle, assez complexe, de ce phénomène en est donnée sur la base de techniques traditionnelles de perturbations singulières.

A peu près au même moment, dans les actes du congrès "Mathématiques finitaires" tenu à Luminy en 1985, dans un article signé : Canalis-Durand, Diener, Gaétano, on trouve les choses suivantes : .

- L'équation de Van der Pol présente des transitions brusques entre des cycles de faible et de forte amplitude s'expliquant par la présence de solutions "canards" (rappel de résultats acquis vers 1978).

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UN EXEMPLE DE DEBAT EN MATHEMATIQUES 7 3

- La valeur de transition peut être déterminée grâce à des développements en puissance de E dont les coefficients sont déterminés par un algorithme explicite.

- Les techniques du calcul formel permettent de déterminer la valeur de transition avec une précision pratiquement infinie (50 termes du développement !).

Tous ces résultats sont obtenus grâce à des méthodes non standard.

Il est tout à fait clair que moyennant un travail mathématique de routine (mais éventuellement astucieux, c'est un autre problème) ces résultats acquis sur V.d.P. s'étendront, si besoin est, à l'équation de F.H.N. ou à toute autre équation du même type.

Donc, là où des techniques classiques permettent à grand peine de prévoir l'existence d'une transition et d'en localiser la valeur tout juste au premier ordre de grandeur, l'Analyse Non Standard nous a fourni un algorithme, programmable, capable d'une précision arbitraire. Mais mon propos n'était pas ici de montrer la supériorité des techniques de l'ANS dans ce genre de questions, c'est aujourd'hui un fait que seul des mathématiciens ignorants pourraient encore mettre en doute.')

A VENDRE

Méthode de résolution des équations de FitzHug Nagumo Travail soigné, résultat garanti

Sadresser à la rédaction qui transmettra

Reprenons nos équations de FitzHug-Nagumo. Que voilà une belle chose à vendre !

1) Il arrive encore d'entendre des mathématiciens de qualité affirmer :

<< Les *nombres "infiniment petits" dont l'Analyse Non Standard affirme l'existence ne sont d'aucune utilité pratique puisqu'il est impossible d'en expliciter un seul >>. << L'Analyse Non Standard n'a aucun pouvoir prédictif, elle permet, au mieux, de retrouver des résultats classiques ... >>

J'ai rédigé à leur usage une courte note : "Analyse Non Standard et Théorie des Bifurcations". Prépublication 159 Université de Nice, Octobre 1987, où je montre sur la base d'une bibliographie d'une cinquantaine de titres la primauté d'une découverte "non standard".

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74 F. DIENER et al.

Il suffit de contacter des Electrophysiologistes et de les convaincre qu'ils ne peuvent pas se passer de la connaissance, avec une précision de l'ordre de de la valeur de transition de F.H.N. @'est certainement possible en se donnant du mal. Evidernment il faudra trouver des Electrophysiologistes de l'industrie si nous voulons un contrat qui rapporte. Peut-être en regardant du côté des médecins ... ? Ca prendra du temps, mais on y arrivera.

On arrivera à quoi ? A financer pendant deux ans un étudiant qui fera les soi-disant calculs difficiles (en quelques semaines), mais qui en réalité entreprendra un travail de recherche sur un tout autre sujet, et à financer les missions de quelques mathématiciens ? Est-ce là le prix des longues années de cogitations qui ont conduit aux techniques de calcul non standard ?

On m'aurait posé la question il y a quelques années j'aurais répondu : << Certainement pas, mais c'est toujours bon à prendre >>. Et de fait, j'ai grappillé en mon temps quelques sous, de-ci, de-là, en usant de ce procédé. J'ai changé d'avis. Car, si le financement contractuel pouvait être justifié à divers titres lorsqu'il représentait une part tout à fait anecdotique des moyens de financement de la recherche mathématique, il est totalement pervers quand il tend à se généraliser. La mathématique n'est pas à vendre. J'ai essayé dans ma petite scène de science fiction du début de montrer ce qui nous pend au nez si nous poursuivons dans cette voie.

5. Enseigner les Mathématiques

Si l'on peut douter de la nécessité d'une sélection par les mathématiques dans l'enseignement secondaire, on ne peut douter par contre de la nécessité d'un enseignement des mathématiques dans la majorité des formations scientifiques des universités. Ce qui me fait penser qu'en plus des industriels, hommes politiques et décideurs que nous essayons légitimement de toucher, il serait tout à fait nécessaire de renouer le contact avec nos interlocuteurs naturels : nos collègues enseignant la Physique, la Chimie, la Biologie, la Géologie, ..., la Philosophie.

Car si nous devons aujourd'hui nous battre pour prouver "l'utilité des Mathématiques",

- n'est-ce pas pour avoir accepté sans réagir l'opinion de nos collègues, physiciens en particulier, que les << mathématiques enseignées par les mathématiciens sont inutiles >> ?

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UN EXEMPLE DE DEBAT EN MATHEMATIQUES 7 5

- n'est-ce pas pour avoir accepté un peu trop facilement que des non professionnels des mathématiques enseignent les mathématiques des premiers cycles de biologie, de médecine, des seconds cycles de physique, d'électronique, d'automatique ?

- n'est-ce pas pour avoir accepté un peu vite, que les mathématiques disparaissent à peu près totalement de la formation des ingénieurs en informatique ?

Si nous avions su maintenir un dialogue avec n a collègues non mathématiciens nous n'aurions peut-être pas à répondre à l'accusation de Platonisme primaire, hélas justifiée, de notre collègue Claude Allègre dans le numéro de Novembre 1987 de Pour la Science. Si nous avions maintenu ce dialogue nous n'aurions peut-être pas à convaincre la Direction Scientifique du CNRS que nous devons exister ?

Et ce dialogue que nous n'avons pas su entretenir avec nos partenaires naturels, il me paraît un peu vain de vouloir l'instaurer du jour au lendemain entre nous et le public.

6. Une chance à saisir

Il n'est pas facile de renouer avec le conjoint abandonné. Trop sûre de ses charmes la mathématique des années passées a joué la Diva laissant le Physicien à ses "Calculs de Physicien", ces calculs "non rigoureux" où un chat est appelé un chat et un infiniment petit un infiniment petit. Mais la Castafiore ne fait plus recette.

Robinson, Nelson, Reeb nous ont fourni un langage où les infinitésimaux ont droit de cité. Retournons voir le Physicien, le Chimiste, le Biologiste ... << Nous avons un langage qui devrait nous permettre de nous mieux comprendre ... Veux-tu essayer encore une fois ?

IV. UTILISATION DES METHODES INFINITESIMALES EN CALCUL DES PROBABILITES par Pierre Cartier

A la suite des travaux de A. Robinson - qui, ne l'oublions pas, fut à la fois i'un des créateurs de l'aile Delta dans l'aéronautique

1) E. Nelson vient de publier un livre : Radically Elementary Probability Theory, Princeton University Press., qui montre clairement que, pour ce qui concerne la théorie des probabilités, cette voie est possible.

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76 F . D I E N E R et a[.

supersonique moderne, et l'un des plus grands logiciens de ce siècle - s'est développée au début des années soixante une codification rigoureuse de l'emploi des infiniment petits et des infiniment grands en mathématiques : ce fut l'origine d'une résurgence des méthodes infinitésimales.

Ces méthodes ont bien évolué depuis, en particulier dans le sens d'une plus grande simplicité. L'un des points de vue adopté aujourd'hui - proche de celui de 1'Ecole tchèque de P. Vopenka - peut être résumé ainsi :

Les ensembles sont essentiellement firris, mais ils sont de deux sortes : les petits et les très grands, ces derniers étant souvent appelés h yper f inis.

En ce qui concerne le calcul des probabilités, E. Borel a très bien souligné en son temps l'un des points essentiels, qu'il appelle la loi unique du hasard, sur lequel on achoppe souvent dans les applications : "Un évènement de probabilité très petite ne se produit pas, ou tout au moins on peut se conduire comme s'il ne devait pas se produire".

Dans les modèles les plus simples du calcul des probabilités tels qu'ils étaient connus au début du siècle et pratiqués encore par J. Hadamard, H. Poincaré, et E. Borel lui-même, avant la création de la théorie moderne de l'intégrale de Lebesgue, il n'y a guère de problèmes de fondement. Si dans une boite, il y a 100 boules dont 54 sont blanches, la probabilité de tirer une boule blanche, est de 541100. C'est le modèle d'urne. On peut ensuite "justifier" cette définition de la probabilité, par des théorèmes tels que la loi des grands nombres, en l'interprétant comme une fréquence dans une longue chaîne de tirages indépendants.

Par contre, quand on a voulu appliquer ce modèle du hasard à des problèmes portant sur le continu, on est tombé sur des paradoxes car on ne pouvait admettre qu'il y ait un nombre fini de points sur une droite. En d'autres termes, on ne peut pas donner un sens mathématique strict à la loi unique du hasard sans donner un sens mathématique strict à la notion de probabilité très petite, ou in finitésinzale.

Bâtissant sur les fondements donnés par A. Robinson, E. Nelson a proposé il y a quelques années, une refonte du calcul des

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probabilités. Son livre vient de paraître. La théorie moderne des probabilités remonte aux années trente quand Kolmogoroff l'a axiomatisée dans un livre justement célèbre ; il met à la base de cette théorie l'intégrale de Lebesgue sous sa forme la plus générale : une mesure dénombrablement additive sur une O-algèbre de parties d'un ensemble. Cette axiomatique a conduit à d'immenses succès, mais également à un certain nombre de complications, en particulier dans le maniement des probabilités conditionnelles. Voici un exemple typique : si l'on tire au hasard un point dans un plan, et qu'on sache déjà qu'il se trouve dans une partie A, la probabilité de le trouver dans une partie B est le rapport des aires de B et de A. Mais si A est, par exemple, une ligne, A et B ont des aires nulles et la probabilité cherchée est 010. On s'en tire, dans la théorie de Kolmogoroff, par un moyen assez détourné.

Dans l'approche de Nelson, on revient à un modèle d'urne, et donc à un modèle fini, mais on se place dans un ensemble hyperfini, c'est-à-dire dans un ensemble ayant les propriétés des ensembles finis usuels, mais contenant un nombre infiniment grand (on dit illimité) d'éléments. Si N est le nombre d'éléments de l'ensemble, la probabilité d'un point particulier sera 1/N, donc infinitésimale. Comme les probabilités, au même titre que les autres nombres réels, ne sont jamais évaluées qu'à un nombre infinitésimal près, on peut considérer que, isolé, ce point ne compte pas. On remplace la notion d'événement négligeable par la notion d'événement de probabilité infinitésimale, ce qui semble plus conforme à l'idée intuitive que l'on a des probabilités. Le problème des probabilités conditionnelles ne se pose plus car le rapport ai/P de deux infinitésimaux ai et P est bien défini, à l'inverse du nombre litigieux 010 rencontré plus haut.

Un autre paradoxe bien connu concerne l'espérance mathématique : personne ne souhaite parier une somme d'un milliard sur un événement dont la probabilité est l'inverse d'un milliard, bien que son espérance mathématique soit 1. Nelson résout ce paradoxe en introduisant la notion de variable aléatoire intégrable. Une variable aléatoire associe comme d'habitude à chaque point 1, 2, 3, ... de l'urne une valeur bien déterminée, x,, x,, x, ... Pour qu'elle soit intégrable, on demande que la moyenne des x, soit limitée mais surtout que la propriété de stabilité suivante soit satisfaite : si l'on modifie la variable aléatoire sur un événement de probabilité infinitésimale, la valeur moyenne n'est modifiée que d'une quantité infinitésimale. Dans le cas d'une urne d'un milliard d'éléments, une variable aléatoire prenant la valeur un milliard en un point et zéro en tout autre point n'est pas intégrable.

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Dans son livre, Nelson démontre en quelques lignes des analogues des théorèmes de Lebesgue, et il est facile de voir que ces nouvelles formulations ont au moins la même puissance dans les applications que les formulations usuelles. Il montre aussi, par exemple, que l'on peut donner dans ce contexte une présentation du mouvement brownien, qui reste extrêmement proche de celle des ingénieurs. Un mouvement brownien est décrit simplement de la façon suivante : sur un intervalle de temps, contenant un nombre hyperfini d'instants t,, t,+dt, to+2dt, ... , dt étant un nombre infiniment petit, on considère un déplacement entre deux instants consécutifs, vers la gauche ou vers la droite, d'une quantité dx qui doit vérifier l'égalité (dx)'=dt. Les choix successifs d'aller vers la gauche ou la droite sont faits indépendamment et au hasard, avec probabilité 1/2 pour chaque possibilité. Ce processus est bien un modèle du mouvement brownien, en ce sens que si l'on enlève un ensemble de trajectoires de probabilité infinitésimale, les trajectoires restantes sont continues au sens intuitif de la continuité : lorsque le temps varie d'une quantité infinitésimale, la position varie d'une quantité infinitésimale.

Il n'est pas possible de donner en quelques lignes une idée complète des résultats ou des perspectives apportés par cette approche infinitésimale du calcul des probabilités. Mais on peut penser qu'il s'agit peut-être de l'amorce d'un renouveau pour ce calcul, en particulier parce que les techniques difficiles, dans le maniement des probabilités conditionnelles, qui nécessitent d'ordinaire une haute virtuosité, ne se posent plus dans ce contexte. Cette approche présente en outre l'avantage scientifique de réduire la distance énorme qui était apparue entre l'approche intuitive du calcul des probabilités tel qu'il est pratiqué par les ingénieurs, et les méthodes rigoureuses qui ont fondé ce calcul à la suite des travaux de Kolmogoroff.

V. U n avis de Ian stewartl)

L.1 Logic for engineers ?

Indeed there are reasons to expect that it is in applied mathematics that the most usef ul products of non-standard analysis might emerge. First, because applied mathematicians, engineers, and scientists already think in terms of infinitesimals like dx. Second, because so much attention is paid to small perturbations. And too much

1) The problems o f Mathematics, Oxford University Press, 1987,

Chap.7 : Ghost o f departed quantities, pages 78-79.

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UN EXEMPLE DE DEBAT EN MATHEMATIQUES 79

of perturbation theory is hopelessly unrigorous and disorganized, and reeks of rule-of-thumb. There's a good chance that non-standard analysis could bring some much-needed order into this area, and add some power to its elbow. The non-standard analysts have explored some of the possibilities, including polynomial equations, fast-slow flows, geodesics, boundary value problems, boundary layer flow, stochastic differential equations, and spin systems in mathematical physics.

In scientific research, on might expect new ideas from elsewhere, new techniques, new phenomena, to be seized upon and exploited. Actually this only happens if they don't have to cross traditional boundaries between, subjects. The 'Nol Invented Here' syndrome is very strong, and some perturbation theorists appear to be suffering from it. (...)

But the reaction is symptomatic of a genuine problem, by no means confined to applied mathematics. The people most knowledgeable about the area of application are not, by training, equipped to handle a technique that developed out of mathematical logic - especially one which requires a distinctly different cast of mind, a new style of thinking that takes several years to get used to. They aren't impressed by the way it makes sloppy thinking rigorous, because - dare 1 Say it - they'd rather stay sloppy. And so it will be the non-standard analysts who have to push ahead with applied development, until they finally come up with something so dramatic that even the least imaginative perturbation-theorist will begin to feel that may be he's missing out on something. Of course i t may never happen - but I rather suspect it will, for the times they are achanging. However, whether the engineers of the twenty-first century will have to study the metamathematics of mode1 theory remains open to doubt.

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MATHEMATIQUES SUR ORDINATEUR

Par

D. Lazard (Université Paris VI et GRECO de Calcul Formel)

Il est universellement connu que les ordinateurs ont ouvert des possibilités immenses au calcul scientifique. Pendant longtemps, ces possibilités se sont limitées au maniement des nombres (réels approchés), et cela a provoqué un développement rapide de l'analyse numérique, qui est la théorie de ces calculs approchés.

Il est beaucoup moins connu que les ordinateurs peuvent également manipuler les concepts abstraits des diverses branches mathématiques. Ceci fournit un outil inestimable à la recherche en permettant une expérimentation impossible à la main.

Mais là ne se limite pas l'influence des ordinateurs sur les mathématiques ; il est facile de donner des exemples de théorèmes dont une partie de la démonstration est constituée de calculs sur ordinateurs (théorème des quatre couleurs, classification des groupes finis, problème de Waring, ...). L'objet de cette table ronde est d'illustrer un autre ascpect de l'interaction entre les mathématiques et l'informatique, qui a déjà une grande influence sur la recherche en mathématique et semble devoir modifier profondément les questions étudiées, même dans les domaines les plus classiques.

La puissance des ordinateurs ne permet pas d'assurer la faisabilité des calculs souhaités en un temps acceptable. Il faut élaborer des méthodes puissantes dont la mise au point passe par la démonstration de théorèmes nouveaux, souvent intéressants indépendamment & leurs applications au calcul.

Ainsi apparaît une interaction extrêmement riche entre la théorie mathématique, l'expérimentation et la programmation. Pour l'illustrer, nous avons choisi quatre domaines particulièrement représentatifs :

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MATHEMATIQUES SUR ORDINATEUR

La géométrie algébrique (M. Demazure) La topologie algébrique (F. Sergeraert) Les équations différentielles (J.P. Ramis) La théorie des nombres (J.L. Nicolas).

1. MATHEMATIQUES SUR ORDINATEUR par M. Demazure (Ecole Polytechnique).

Constatation : Les mathématiciens "classiques" sont très mal à l'aise lorsqu'il s'agit de parler d'algorithmes. Certaines démonstrations, qui consistent en fin de compte à exhiber un algorithme, vérifier sa correction et démontrer sa convergence, sont rédigées de façon incompréhensible et inutilement compliquée, faute des concepts et du langage nécessaires. En particulier, sont très mal compris des mathématiciens : la différence entre syntaxe et sémantique (sauf pour les logiciens) et le contrôle "implicite" des algorithmes (récursivité, etc...). Classiquement, un mathématicien a beaucoup de peine à programmer récursivement, ou fonctionnellement, ou en style objet ; beaucoup ne dépassent pas le stade du BASIC, car ils sont mal à l'aise dès que la convergence des algorithmes n'est pas explicite dans les algorithmes eux-mêmes. Corrélativement, les cours de maths ne comprennent pas les énoncés basiques et universellement utiles qui permettent de maîtriser ces situations (théorème de Konig, théorème du point fixe dans les treillis, etc...), ni les rudiments sur les structures de données de base (arbres,...).

Une nouvelle espèce de mathématiciens : "Classiquement" encore, les mathématiciens se divisent en "purs" et "appliqués", les uns ayant plutôt des rapports avec la physique, les autres avec les sciences de l'ingénieur. En fait, on constate que l'univers mathématique est en train de se diviser en trois, trois cultures, trois langages, trois communautés : ceux qui respectivement se sentent bien avec

. les physiciens théoriciens : analyse, géométrie, ... ex "mathématiciens purs"

. les mécaniciens : analyse numérique, ... ex "mathématiciens appliqués"

. les informaticiens : logique, arithmétique, ... nouvelle race.

Un test : la différence entre syntaxe et sémantique, suffit à départager cette nouvelle catégorie des autres.

Il me semble que, dorénavant, la frontière ne passe plus entre les mathématiques et le reste des sciences, mais à l'intérieur des mathématiques elles-mêmes.

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11. MATHEMATIQUES, INFORMATIQUE, ANALYSE NON STANDARD E T AXIOMATIQUES par Francis Sergeraert (Institut Fourier, Université de Grenoble)

Je voudrais rapprocher la situation du mathématicien utilisant l'informatique comme outil de travail par rapport à ses confrères "ordinaires", de celle du mathématicien ordinaire par rapport aux utilisateurs de "l'Analyse Non Standard". Pour abréger la rédaction, j'utiliserai, de façon tout à fait impropre mais ce sera commode, les dénominations respectives de "informaticien", "mathématicien", et "non-standardiste".

Il s'agit donc d'expliquer ici une sorte d'égalité :

informaticien - - mathématicien mathématicien non-standardiste

1. Analyse du rapport mathématicien/non-standardiste

Le champ d'étude du non-standardiste, est légèrement élargi par rapport à celui du mathématicien, par extension de l'axiomatique utilisable. Le travail d'extension du système de Zermelo-Fraenkel, l'axiomatique usuelle du mathématicien, fu t d'abord entrepris par le logicien Robinson [RBN], puis mis sous une forme à l'esthétique fort réussie par Nelson [NLS] ; son efficacité pratique n'est plus à démontrer.

La situation respective des mathématiciens et des non-standardistes est idéale ; il est en effet démontré (voir [NLS]) que les deux axiomatiques sont essentiellement équivalentes, au sens suivant : Tout résultat démontré par le mathématicien peut aussi, trivialement, être démontré par le non-standardiste ; inversement, par un procédé entièrement "automatique", tout énoncé et toute démonstration du non-standardiste peuvent être transformés en un énoncé et une démonstration acceptables par le mathématicien. Noter au passage que le fait que le "procédé" soit "automatique" relève de la compétence de l'informaticien ...

Cette situation est très saine : mathématiciens et non- standardistes croient au même Dieu ; les rites de leurs religions respectives sont seulement un peu différents, mais qu'importe, la nature n'en est que plus riche ; on espère seulement que cette situation est suffisamment bien comprise par les fanatiques des deux religions pour éviter la seule ombre au tableau : qui dit religion dit souvent guerre de religion.

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MATHEMATIQUES SUR ORDINATEUR

2. Analyse d u rapport idormaticien/mathématicien

Je voudrais expliquer que la situation est, ou plutôt devrait être, analogue entre informaticiens et mathématiciens.

L'informaticien travaille dans une axiomatique sensiblement plus stricte que celle du mathématicien. La description de ce qu'il faut enlever au système de Zermelo-Fraenkel est fort difficile, et la situation à ce sujet ne semble pas assez mûre pour qu'il soit possible de donner des références aussi commodes et communément admises pour l'axiomatique de l'informaticien, que la référence Bourbaki pour le mathématicien, ou Nelson pour le non-standardiste.

Bien sûr, on peut citer tous les textes sur la calculabilité, la définition des fonctions récursives, etc. Voir par exemple [CHR], [AHU] et [TRL]. Mais ce qui est décrit dans ces textes n'est autre qu'un nouveau "terme" de la théorie des ensembles, le terme "machine" ou "ensemble des fonctions récursives", ainsi que l'axiomatique à adopter pour y travailler commodément. Cest déjà très agréable de pouvoir disposer de telles constructions, mais je veux dire pourquoi la situation n'est pas encore idéale, c'est-à-dire comparable à celle des mathématiciens par rapport aux non-standardistes.

Il n'est pas si facile d'isoler la difficulté à laquelle je fais allusion, et pour ce faire, je vais utiliser un exemple cité dans le remarquable article sur Kronecker dû à H. Edwards [EDW].

3. Les décimales d'un nombre réel

Edwards décrit les relations épineuses entre Kronecker et Weierstrass à l'université de Berlin pendant le siècle dernier. Weierstrass utilisait allègrement une axiomatique à la Cantor, qui révulsait Kronecker. Ce dernier ne voulait pas entendre parler du développement décimal d'un nombre réel, puisque ce développement nécessite une infinité de décimales, mais seulement d'un algorithme (en utilisant le langage maintenant usuel) capable de donner la n-ième décimale de ce réel.

Autrement dit Kronecker ne voulait considérer que les réels récursifs. Ces "réels" posent des problèmes fort intéressants qui, à ma connaissance, n'ont pas encore été examinés. Considérons par exemple la démonstration par Cantor de l'existence de nombres transcendants, par simple examen des cardinaux de l'ensemble des nombres

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algébriques et de l'ensemble des nombres réels. Pour un disciple de Kronecker, cette argumentation est une hérésie, et il verra le problème d'une autre façon. Soit Rrec l'ensemble des réels récursifs ; c'est un ensemble dénombrable et l'argument de Cantor ne fonctionne donc plus.

Le problème pourrait être présenté de la façon suivante : existe-t-il une mesure sur Rrec, "naturelle", donc entre autres invariante par translation, telle que l'ensemble des réels algébriques soit de mesure nulle ? Mais la question est encore mal posée : notre ensemble est dénombrable, et si notre mesure est invariante par translation, ce ne peut être que la mesure nulle !

Il faut donc dire : quelle est la "bonne" notion de "mesure" sur Rrec donnant la traduction à un disciple de Kronecker du phénomène de Cantor ? On voit que décidément il y a un travail tout à fait non négligeable à faire.

4. Existe-t-il une axiomatique pour l'informaticien ?

Dès lors, on aimerait bien pouvoir disposer d'une axiomatique de l'informaticien (baptisons-la AXINFO), sous-ensemble de Zermelo- Fraenkel, essentiellement équivalente au système de Zermelo-Fraenkel au même sens que plus haut : tout résultat obtenu dans Zermelo-Fraenkel devrait pouvoir être "automatiquement" transformé en un résultat dans AXINFO. Par exemple le résultat de Cantor sur les nombres transcendants pourrait peut-être, pourquoi ne pas rêver, être ainsi transformé en un résultat de complexité sur la calculabilité des réels récursifs, énoncé du genre : "presque tout" réel récursif a un indice de complexité 2 C, mais l'indice de complexité des réels algébriques est < C.

On voit qu'on est fort loin d'un tel état de la science ; il est pourtant tout à fait raisonnable de demander une telle axiomatique, plus proche de la réalité que celle de Zermelo-Fraenkel. Les résultats des mathématiciens utilisant sans complexes les axiomes du choix, de l'infini, ... ne seraient dès lors que des raccourcis fulgurants et élégants de phénomènes très concrets de la réalité des informaticiens, qu'on pourrait d'ailleurs au besoin retrouver par un processus de réduction automatique. Le résultat de cette traduction serait souvent beaucoup moins élégant que la version originale chez Zermelo-Fraenkel ; de même que, par exemple, la traduction en

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Zermelo-Fraenkel des magnifiques résultats sur les canards obtenus par 1'Ecole Strasbourgeoise est certainement si indigeste qu'elle n'a jamais été faite !

Il y a pourtant ici une différence entre ce qui se passe entre mathématiciens et informaticiens, d'une part, et entre mathématiciens et non-standardistes, d'autre part. Les mathématiciens et les non-standardistes travaillent dans des mondes également abstraits, alors que l'informaticien travaille dans un monde sensiblement plus concret, si bien que les traductions indigestes de Zermelo-Fraenkel vers AXINFO pourraient peut-être avoir des retombées pratiques à ne pas négliger.

5. Vous avez di t indigeste ?

Mais après tout, peut-on être si certain que les traductions des textes de mathématiciens en textes d'informaticiens ne produiront que des énoncés indigestes ?

La citation suivante de Hensel [EDW] au sujet de la philosophie de Kronecker est un peu longue, mais convient tellement à notre sujet :

"Je dois aussi souligner une règle que Kronecker s'est consciencieusement imposée au sujet des définitions et démonstrations d'arithmétique générale ; son strict respect distingue son traitement de la théorie des nombres et de l'algèbre de presque tous les autres. II croyait qu'on pouvait, et qu'on devait, dans ces parties des nzathématiques, orgarziser chaque définition de telle façon qu'on puisse tester en un nombre fini d'étapes si elle s'applique à n'importe quel objet donné. Dans le même esprit, une démonstration d'existence ne peut être considérée comme rigoureuse que si elle cotltietzt une nzéthode permettant de construire l'objet dont l'existence est démontrée. Kronecker était loin d'écarter dé finitivement dé finitions et dénzonstrations qui ne répondaient pas à ces critères, mais il pensait que dans de telles situations, quelque chose nianquait, que combler cette lacune était important, et que de la sorte des nouveautés essentielles pouvaient être découvertes. De plus, i l croyait qu'une formulation rigoureuse de ce point de vue prendrait en général une forme plus simple qu'une autre ne satisfaisant pas ces exigences ; dans ses cours, i l en a donné de nombreux exemples, très probants."

Bref, Kronecker croyait très fermement que faire des mathématiques effectives, pour employer un mot à la mode, pouvait

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non seulement nous rapprocher d'une réalité concrète et utile, mais que le résultat net de cette ambition pourrait se révéler plus simple et plus élégant. L'exemple que j'ai décrit ailleurs de la version "homologie effective" de la suite spectrale de Serre [SRG], beaucoup plus simple à décrire que la version originale, bien que satisfaisant parfaitement l'exigence de Kronecker, est caractéristique d'une telle situation. Il est tout à fait clair que si l'on pouvait ressusciter aujourd'hui Kronecker et Weierstrass et réarbitrer leur débat dans l'environnement d'aujourd'hui, le résultat ne serait sans doute pas le même.

6. En guise de conclusion

Il s'agit dans le cadre de ce Colloque d'organiser au mieux la suite de nos aventures de mathématiciens (au sens large) ; dans le domaine que je connais bien, celui qui consiste à réfléchir à la topologie algébrique "effective", je ne peux qu'être très frappé par la géniale profondeur de vue de Kronecker ; autrement dit, pour penser utilement à l'an 2000, il ne faut peut-être pas négliger ce qui nous a été conseillé dès 1860 !

L'unification résultant du travail de Nelson me parait par ailleurs exemplaire : les relations mathématiques entre Kronecker et Weierstrass furent si tendues qu'elles finirent par détruire une belle amitié ; quel dommage ! Or, on constate très (trop) souvent aujourd'hui des phénomènes analogues entre "informaticiens" et "mathématiciens" (au sens de l'introduction). Nelson, par la définition de son axiomatique, a merveilleusement réussi à réconcilier les croyants en Zermelo- Fraenkel et les adeptes de la religion Robinson, au moins ceux qui ne sont pas définitivement pathologiques. Qui saura de la même façon réconcilier informaticiens et mathématiciens ?

REFERENCES

[AHU] Alfred V. Aho, John E. Hopcroft, Jeffrey D. Ullman : The design and analysis of computer algorithms, Addison- Wesley, 1974.

[CHR] Alonzo Church : The calculi of lambda-conversion, Princeton University Press, 1 94 1.

[EDW] Harold M. Edwards : An appreciation of Kronecker, The mathematical Intelligencer, 9 (1 987), 28 - 35.

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MATHEMATIQUES SUR ORDINATEUR 8 7

[NLSl Edward Nelson : Interna1 set theory : a new approach to nonstandard analysis, Bull. A.M.S., 83 (1977), 1165-1198.

[RBN] Abraham Robinson : Non-standard analysis, 2nd ed., American Elsevier, New York, 1974.

[SRGl Francis Sergeraert : Homologie effective, C.R. Acad. Sci. Sér. 1 Math, 304 (1987), 279-282 et 319-321.

[TRLl George J. Tourlakis : Computability, Reston, 1984.

m. UN LOGICIEL POUR LA RESOLUTION DES EQUATIONS DIFFERENTIELLES ORDINAIRES DANS L E CHAMP COMPLEXE - "LE CODE DESIR"

Les auteurs : D E S I R est le résultat des e f for ts de deux équipes ;

A Grenoble l'équipe d e J . Delladora : E. Tournier, C. Dicrecenzo, D. Duval, A. Hillali.

A Strasbourg l'équipe de J.P. Ramis : A. Duval, J . Thonzann. F . Richard.

Les équations différentielles dans le champ complexe ont été très étudiées au XIXème siècle : travaux de Gauss, Riemann, Poincaré, Picard, Klein, Fuchs, Schlessinger, ... et au début du XXème : Birkhoff, Dulac, etc. Le sujet est ensuite entré en sommeil jusque vers 1970. Il a été récemment repris avec succès par divers auteurs : Deligne, Sibuta, Malgrange, Gérard, Levelt, Ramis. Parmi les nouveaux progrès les plus notables figure la "Théorie des invariants" : il s'agit de classifier les équations différentielles modulo divers changements de variables "naturels" (algébriques, analytiques : i.e. séries convergentes ou fonctions holomorphes). La première étape d'une telle classification est la "classification formelle" : on ne se préoccupe pas de la convergence des objets obtenus.

Le nouvel éclairage ainsi jeté sur la théorie (et dû en grande partie à des outils modernes et sophistiqués forgés dans d'autres domaines : Géométrie Algébrique et Analytique, Topologie, Arithmétique, Théorie des Groupes) a permis aussi de renouveler et approfondir les divers algorithmes de calcul dont on disposait. D'où l'idée que quelques uns d'entre nous ont eue vers 1980 d'utiliser ces progrès pour créer un "Solver d'équations différentielles ordinaires".

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8 8 D . LAZARD et al.

L'enjeu était double :

1°/ Fournir un outil puissant au "mathématicien pur" : calcul des invariants, allure des solutions d'équation éventuellement assez compliquées, ... lui permettant un "travail expérimental" sur le sujet.

2"/ Créer un logiciel utilisable par un "public" assez varié : scientifiques (physiciens, chimistes), ingénieurs, etc.

Le problème

On veut "résoudre" des équatio~zs différentielles linéaires :

où x est une variable complexe, y une fonction inconnue et les a,, ..., a, des polynômes (ou plus généralement des fonctions holomorphes).

On s'est (d'abord) limité au cas linéaire qui présente déjà des difficultés considérables. Mais que peut bien "en pratique" signifier ici "résoudre" ?

Les équations résolubles par "formules", même en utilisant un attirail considérable de "fonctions spéciales" sont rares (et même rarissimes : on peut préciser cela pour des théorèmes rigoureux !).

La réponse est donc autre, et d'ailleurs plus "pragnzatique" : obtenir à partir de la donnée (finie) des polynomes a,, ..., a , des informations aussi précises que possible, qualitatives ou quantitatives, graphiques ou numériques, sur les solutions.

On peut d'abord chercher à comprendre (ou calculer) ce qui se passe dans les "environs" (le "voisinage") d'une valeur fixée a de la variable x. Soit a=O, pour fixer les idées.

Deux cas se présentent :

1. A,(O)#O où O est un point régulier. - La situation est "triviale" : on se ramène en "déformant un peu" à y (n ) = O. Analytiquement on "développe en série" la solution cherchée et la série obtenue "converge" et se prête à des calculs aussi précis que voulu (si on a le temps et l'argent).

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2. an(0) = O où O est un point irrégulier. Les choses peuvent alors se gâter sérieusement et les solutions devenir très compliquées. Cest ici que le logiciel va entrer en oeuvre.

On va quand même "développer en série" les solutions (à l'origine). Regardons un peu ce qui se passe sur quelques exemples :

x ~ ~ ' + y = x (équation d'Euler)

Solution particulière :

n n+l,, " y = C (-1) n!x n?0

C'est une série "divergente" (et qui diverge même pas mal), mais qui permet si on est malin (comme Euler, vers le milieu du XVIIIème siècle) d'obtenir des informations numériques très précises (plus vite qu'une série convergente !) sur la vraie solution.

Solution générale :

(c constante complexe).

Il faut utiliser d'autres "fonctions" que les séries. Notre "arsenal" va se composer de :

1. séries (peut-être divergentes)

2. 1

exponentielles : eP avec p(- ) polynôme X

3. logarithmes

4. xd (d nombre complexe et xd = edlogx

La remarque d'Euler a été systématisée par Poincaré, vers la f in du XIXème siècle, qui a étudié la "sommation au sens des astronomes".

4

I I"" I i X

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9 O D. LAZARD et al.

On arrête la sommation au "plus petit terme" : le résultat est "pratiquement" très bon.

Cette méthode a été parfaitement étayée théoriquement et donne lieu à divers algorithmes de resornmation. Ceci est mis en pratique dans le module

qui ne marche pour le moment que pour des cas "génériques". Pour les cas les plus difficiles on ne dispose d'un algorithme de resommation théorique que depuis quelques mois. Cet algorithme n'est pas étudié numériquement (et encore moins implanté). Tel quel, le module résout toutefois énormément de cas.

La dernière étude est l'étude graphique des solutions. C'est le rôle du module

En pratique, il y a un jeu interactif entre

RESOMMATION Utilisation interactive

On utilise divers procédés de calcul : Resommation, Range-Kutta, séries convergentes.

Il y a des difficultés considérables dues à Zvinstabilité"

TOME 115 - 1987 - Supplément

MTHEMATIQUES SUR ORDINATEUR

Un autre exemple :

Les fonctions h ypergéométr igues confluentes (de Kummer) : fonctions spéciales bien connues et utiles (niveau d'énergie de l'atome d'hydrogène, diffusion...).

z y" + (c-z) y' - a y = O (a , c complexes)

Notons : (b), = b ( b t 1) ... (b+n- 1 ).

yrès de O on a une base de solution :

Les séries écrites sont convergentes (partout !) : pas de problème. 1 Près de co on a une base de solutions (on pose x = - et x est près de z zéro) :

Ici les séries écrites divergent : que faire ?

Le logiciel que nous décrivons va d'abord calculer les solutionsi formelles (on ne se préoccupe pas de la convergence). On utilise pour cela les modules :

(s'il n'y a pas d'exponentielle) (cas général)

La première difficulté est qu'il faut calculer formellement, et en temps raisonnable, avec des nombres algébriques : on a en effet à résoudre une succession d'équations algébriques :

Ex. : x2+1 = O , il faut "ajouter i" x3-2 = O, il faut ajouter f i et j.

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

D . LAZARD et al.

On utilise pour cela le module --

NOMBRES ALGEBRIQUES D5

Une fois qu'on a les solutions formelles le "Mathématicien Pur" est déjà très content : calcul des "invariants formels", comportement arithmétique des coefficients. Mais le résultat pourrait sembler sans intérêt "pratique".

Ce n'est pas le cas et Physiciens et Ingénieurs savent bien que les séries divergentes peuvent fournir des résultats numériques très fiables. (Et que les situations les plus "intéressantes" donnent souvent lieu à des divergences !).

La représentation graphique pose des problèmes bien connus : le graphe d'une fonction complexe de variable complexe et un objet dessiné en dimension 4.

On emploie les deux méthodes suivantes basées sur l'utilisation de la couleur

1. On colore un cercle de centre O et de - rouge rayon p (240 couleurs) ce qui permet de

violet repérer l'Argument.

jaune On dessine l'image plane du cercle coloré par la fonction à étudier. On dispose d'un système puissant de "zooms" (de la taille de l'atome à celle d'une Galaxie : déjà nécessaire pour la fonction de Bessel !!).

2. On dessine dans IR3 (en perspective) le relief du module de la - fonction à étudier (comme les modèles en plâtre du XIXème siècle). On le colore suivant l'argument du point image.

/ z (plan complexe)

TOME 115 - 1987 - Supplément

MATHEMATIQUES SUR ORDINATEUR 9 3

IV. THEORIE DES NOMBRES par J.L. Nicolas (Université de Limoges)

A partir de quelques exemples, je voudrais montrer l'influence des ordinateurs sur les développements récents de l'arithmétique.

La fonction de Riemann

Une des réalisations les plus impressionnantes est certainement le calcul de un milliard et demi de zéros de la fonction < de Riemann par H. te Riele, J. Van de Lune et D. Winter. Ils sont tous de partie réelle 1/2, et le plus haut d'entre eux a une ordonnée de quelque 545 millions. Il a fallu deux mois d'un très gros ordinateur (CYBER 205) pour mener à bien ce travail. Ce type de calcul oblige à faire des mathématiques effectives : il ne suffit pas d'un reste qui tend vers O, il en faut une majoration. Par ailleurs une hiérarchie s'établit entre les différentes formules : la meilleure est celle qui se calcule le plus vite.

Le système de cryptographie R.S.A.

II y a une dizaine d'années, Rivest, Shamir et Adleman ont proposé un nouveau système de transmission secrète des messages basé sur le fait qu'il est relativement facile de construire des nombres premiers de 50 chiffres. Mais si l'on multiplie deux tels nombres entre eux, il est impossible à l'heure actuelle de retrouver les deux nombres premiers initiaux à partir de leur produit.

L'intérêt de ce système a développé considérablement les tests de primalité (certifiant qu'un nombre est premier) et les méthodes de factorisation, et l'on a fait appel pour cela à des outils mathématiques qui semblaient a priori assez éloignés des nombres premiers.

Les courbes elliptiques

L'un de ces outils est la théorie des courbes elliptiques, c'est-à-dire des fonctions y = f d x3+ax+b. Ces courbes avaient été introduites pour étudier le mouvement du pendule simple, elles font l'objet de très nombreux travaux depuis deux siècles.

Les formes quadratiques

Un autre outil est la théorie des formes quadratiques, c'est-à-dire des fonctions des deux inconnues x et y de la forme ax2 + bxy + c y 2 , proches parentes du bon vieux trinôme du second degré ax 2 + bx + c. Gauss avait introduit une opération sur ces formes, et en avait donné une méthode de calcul relativement

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

94 D. LAZARD et al.

compliquée à effectuer à la main. Beaucoup plus tard cette opération était interprétée comme un produit d'idéaux dans l'anneau des entiers d'un corps de nombres, et cette interprétation algébrique éclipsait le premier point de vue. Mais il se trouve que pour effectuer cette opération avec un ordinateur, la méthode de Gauss est efficace, et se trouve ainsi réhabilitée.

Les algorithmes probabilistes

L'utilisation des ordinateurs a conduit à développer fortement des méthodes de calcul, c'est-à- dire des algorithmes, et c'est une compétition intéressante de trouver pour des opérations mathématiques diverses (calcul du plus grand commun diviseur, test de primalité, etc ...) l'algorithme le plus rapide. Une nouvelle famille d'algorithmes a été ainsi trouvée, ce sont les algorithmes probabilistes. Par exemple, pour trouver un diviseur de n, on choisit un nombre d au hasard entre 2 et dg, on regarde si n est multiple de d . Si oui on a gagné, si non, on recommence avec un autre nombre d' au hasard. Cet algorithme de factorisation n'est pas très bon, mais il en existe d'autres très efficaces. On ne peut pas démontrer qu'ils marchent mais en pratique ils marchent, de la même façon que vous ne pouvez pas garantir, en lançant 100 fois un dé, que le 6 sortira au moins une fois, bien que cela ait lieu en pratique.

Le calcul formel

Certains ordinateurs réalisent maintenant des opérations algébriques, des calculs de primitives et de dérivées, le calcul matriciel, etc ... . Cela constitue évidemment un outil très important pour les ingénieurs, et pour les scientifiques incluant bien sûr les mathématiciens. Les algorithmes pour cela sont loin d'être évidents. De la même façon que l'on comprend la difficulté d'enseigner à l'école primaire la division avec deux chiffres au diviseur en essayant de la faire à l'ordinateur, on voit que le calcul des intégrales que l'on enseigne en taupe ou en Deug n'est pas facile à décortiquer. Il y a là un vaste champ d'études pour les mathématiciens.

TOME 115 - 1987 - Supplément

PHYSIQUE E T MATHEMATICIENS

Par

B. Sapoval

Cette table ronde, organisée par B. Sapoval, représente la contribution de la Société Française de Physique aux invitations de la S.M.F. et de la S.M.A.I.

Participants :

L. Michel, Membre de l'Institut I.H.E.S., Bures s/Yvette, Régulateur U. Frisch, Observatoire de Nice, Intervenant B. Julia, Ecole Normale Supérieure, Paris, Intervenant B. Sapoval, Ecole Polytechnique, Palaiseau, Intervenant J. Peyrière, Université Paris-Sud, Interlocuteur privilégié J.P. Ramis, IRMA, Université de Strasbourg 1, Interlocuteur privilégié

Cette table ronde, dévouée à l'expression de quelques-unes des problématiques entre physique et mathématiques, comprenait trois exposés de physiciens sur lesquels devaient intervenir, outre les membres du Colloque, deux interlocuteurs "privilégiés", J. Peyrière et J.P. Ramis, mathématiciens personnellement impliqués dans des collaborations réelles entre les deux disciplines.

Le sujet étant très vaste nous avons préféré présenter des exemples plutôt que d'essayer de faire le tour du problème très complexe des rapports entre mathématiques et physique. Les exposés ont donc porté sur des exemples :

U. Frisch (Observatoire de Nice)

HYDRODYNAMIQUE ET CRISTALLOGRAPHIE : Un exemple d'interaction entre mathématiques et physique passant par la quatrième dimension.

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

96 B. SAPOVAL et al .

B. Julia (Laboratoire de Physique Théorique de 1'Ecole Normale Supérieure)

PHYSIQUE THEORIQUE ET MATHEMATIQUES : voir texte joint 1. Pour une répartition des tâches et le renforcement des

interactions

2. Pour une harmonisation des programmes d'enseignement

B. Sapoval (Laboratoire de Physique de la Matière Condensée de 1'Ecole Polytechnique)

LE POINT DE VUE D'UN EXPERIMENTATEUR : Questions sur le statut du savoir pratique et du savoir mathématique ; La Physique, science active ? Les Mathématiques, sciences réflexives ? Exemples : 1. la percolation ;

2. la dimension "pertinente" d'un objet réel tel qu'une électrode poreuse dans un accumulateur.

On trouvera la contribution de B. Julia à la suite du résumé des discussions.

1. COMPTE RENDU DE LA DECUSION par B. Sapoval

La discussion, coordonnée par Louis Michel, est résumée ici :

Jusqu'à notre époque, les théories physiques ont toutes semblé devoir s'achever en une formulation mathématique rigoureuse, forme ultime et parfaite de leur statut "définitif". De nombreux écrits des plus illustres physiciens attestent cette perception. Cette image simple occulte cependant plusieurs problématiques, et notamment :

1. Les Mathématiques constituent-elles une "boîte à outils" pour le - physicien ? Cette perception linéaire des rapports entre les deux sciences ne s'avère pas suffisante de nos jours, même si elle doit continuer à fructifier dans tous les cas où un progrès physique est lié à l'utilisation d'un outil mathématique pré-existant. Souvent, il ne s'agit pas seulement pour le mathématicien de résoudre un modèle physique bien posé. Il s'agit en fait de participer directement à l'élaboration du modèle lui-même.

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PHYSIQUE ET MATHEMATICIENS 9 7

2. Il semble qu'à cet égard, les échanges entre les hommes soient les - plus fructueux. B. Julia nous donne quelques exemples dans son exposé. Ces contacts ne peuvent avoir lieu qu'à travers des membres des deux disciplines qui s'intéressent au langage de l'autre.

3. Le rôle de la rigueur a lui aussi été discuté, surtout au travers - de ses implications pédagogiques. En effet, si les physiciens, si les ingénieurs, si les mathématiciens savent "à quoi s'en tenir" sur ce sujet (on peut au moins l'espérer) il n'en est pas de même des écoliers, des lycéens et des étudiants. Pour un esprit qui ne s'est pas encore frotté au réel les attendus "rigoureux" d'un théorème peuvent en masquer le sens profond.

4. Peut-on d'autre part, présenter comme non "vraie" une - proposition qui n'est démontrée que dans des cas particuliers simples ?

La rigueur formelle peut se révéler être un obstacle pour les physiciens qui cherchent des outils dans la "boîte à outils", au même titre que le langage juridique pour comprendre le sens d'une décision de justice.

II apparaît à cet égard que la formation des enseignants de mathématiques serait enrichie par une formation en physique, et même plutôt dans un laboratoire de physique expérimentale. Car lorsque les étudiants mathématiciens s'initient à la mécanique quantique, font-ils de la physique ou en réalité des mathématiques ?

5. La physique est souvent tenue de mettre en oeuvre des concepts - approximatifs, en dehors même des problèmes conceptuels soulevés. Des concepts non rigoureusement fondés mais riches de développements sont mis en oeuvre journellement et peuvent finalement se trouvés "fondés" par confrontation avec le réel expérimental. Ces connaissances peuvent être à la base de toute une industrie, par exemple certains des éléments de la théorie du transistor. La rigueur de la physique tient plus à sa confrontation constante avec l'expérience qui, pour les physiciens est le seul garant de "vérité", qu'à la rigueur formelle qui reste le garant de la "vérité" mathématique. Rappelons Hegel qui écrit "Seul le réel est rationnel".

6. On discute sur l'exemple de la théorie de la percolation, du statut d'une discipline dans laquelle seuls quelques résultats exacts existent, mais où s'est constitué au fil des années un corpus important de connaissances considérées comme "vraies", ces connaissances étant le résultat de simulations numériques. Ce type de corpus qui ressort de la

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9 8 B. SAPOVAL et al .

théorie des probabilités, devra-t-il être enseigné par des mathématiciens ou par des physiciens ? Il est probable que dans le futur, le nombre de domaines où la connaissance suivra ce schéma augmentera rapidement, compte tenu des applications.

7. Enfin dans l'assistance une question a été posée : "Pourquoi ne - pas faire des mathématiques pour des mathématiques ?" La réponse semble être "bien sûr on peut et on doit" mais ceci reste dans un cadre académique et limité. L'importance sociale des mathématiques comme structure de base de nombreuses disciplines ne se ramène pas, et de très loin, aux mathématiques pour les mathématiques ainsi qu'en témoigne l'organisation même de ce Colloque.

II. PHYSIQUE THEORIQUE ET MATHEMATIQUE par B. Julia

Résumé

1. Pour une répartition des rôles et le renforcement des interactions - 2. Pour une harmonisation de l'enseignement et la diversification -

des débouchés.

1. Physique théorique et Mathématiques diffèrent. (échelle de temps et finesse de l'analyse)

Nous allons considérer à la fois les disciplines et les personnes contrairement à ce que laisserait envisager le titre de cette table ronde. Les échanges entre les deux disciplines sont en plein renouveau : de l'amont (Mathématiques pures) à l'aval (Physique théorique) mais aussi dans l'autre sens. Tentons de donner une définition assez large de la Physique théorique : celle-ci a pour but de modéliser puis d'analyser théoriquement les phénomènes physiques que l'ont peut observer expérimentalement. L'analyse de modèles peut précéder leur confirmation expérimentale (et même la découverte des phénomènes physiques correspondants) ; on parle alors de succès de la théorie. Pensons à la déviation de la lumière par le soleil prédite par Einstein en 1916, 3 ans avant la mesure, ou bien plus récemment à la prédiction en 1967 des besoins intermédiaires des interactions électrofaibles découverts en 1983 au CERN.

Toutefois la prédiction ne doit pas anticiper "trop" l'expérience, sinon la Physique théorique devient des Mathématiques. Nous verrons plus loin que les équations de Maxwell ne furent confirmées qu'en 1885 avec 20 ans de retard. Par contre la supersymétrie date de 1970

TOME 115 - 1987 - Supplement

PHYSIQUE E T MATHEMATICIENS 9 9

environ alors que le traité de Grassmann qui en contient les prémices date de 1844.

La sanction du physicien théoricien est le succès de son calcul, mais son raisonnement doit être "correct". S'il n'est pas toujours rigoureux le bon physicien doit être convaincant. Il le sera si les approximations qu'il doit faire sont réputées vénielles et si les imprécisions de son raisonnement n'empêchent pas d'arriver au bon résultat dans d'autres problèmes mieux compris.

Mais ... - et c'est une différence essentielle avec les Mathématiciens - le calcul doit conduire au résultat mesuré ! On pourra objecter que l'absence de rigueur est dangereuse, mais l'efficacité oblige souvent à ne pas attendre la disponibilité des techniques nécessaires à une rigueur absolue. La différence entre bons et mauvais physiciens se mesure peu à peu à leur succès. Ils doivent néanmoins formuler clairement les hypothèses utilisées. On peut voir dans cette nécessité de "coller" à l'expérience l'origine des modes qui galvanisent l'univers des physiciens. Le dur contact avec la matière est aussi source de créativité, le physicien désespéré sera amené à inventer de nouveaux outils et la légèreté de son bagage permettra peut-être à son imagination plus d'excès ! (au cours de l'exposé on m'a objecté que la dureté de l'exigence de rigueur pouvait être également féconde et moins dangereuse s'il y a impossibilité d'une vérification expérimentale) mais ceci m'amène à la précision de l'analyse.

La deuxième différence importante est celle des points de vue ou plutôt des grossissements. Lorsque le physicien théoricien aborde un domaine nouveau mal connu et un problème mal formulé, il a besoin d'outils rustiques et maniables. Un problème des télescopes les plus puissants actuellement est que l'on ne peut pas faire d'exploration systématique du ciel, il faut savoir où regarder ; avec les derniers accélérateurs de particules il est très fastidieux de faire varier l'énergie pas à pas. Avec les outils mathématiques le physicien théoricien à un problème analogue : il doit également commencer par utiliser la cavalerie légère, celle-ci ne suffit pas toujours à épuiser le problème mais elle permet de l'identifier et de l'étudier, et cela donne les premiers résultats physiques intéressants.

Un mathématicien fait aussi une étude préliminaire et superficielle quand il travaille dans son propre domaine, mais il ne s'arrête pas là au 20ème siècle (il n'en a pas toujours été ainsi). Pour

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1 O0 B. SAPOVAL et al.

réussir en Physique aujourd'hui il semble crucial d'avoir un spectre de connaissances très large pour pouvoir reconnaître les mathématiques potentiellement utiles. En fait l'existence de bonnes encyclopédies de Mathématiques permet de remplacer l'érudition par une connaissance approfondie des structures et une capacité d'apprentissage juvénile. Dans un second temps ce sera au collègue mathématicien de raffiner éventuellement l'analyse, et même quelquefois de perfectionner ses outils pour y parvenir ce qui est après tout le but des Mathématiques pures.

Enfin précisons notre but : nous avons essayé de distinguer une activité de type Mathématique et une de type Physique théorique. Le mot modélisation est ambigü : le choix ou l'invention de lois qui s'appliquent à telle ou telle situation c'est de la Physique, mais le traitement exact ou numérique de précision de ces équations c'est plutôt des Mathématiques. Les deux tâches sont différentes et requièrent des qualités différentes, des hommes différents, ce qui n'exclut pas les chassés-croisés (Harish-Chandra et F. Dyson par exemple). Enfin un Mathématicien peut réussir très bien en Physique et inversement.

A titre d'illustration, le programme mentionné par M. Lions : les gaz raréfiés et le passage de l'équation de Boltzmann à celle de Navier-Stokes, me semble nécessiter une réflexion physique avant une étude de Mathématiques appliquées. Quant aux mathématiciens qui se lancent dans la Physique ils méritent l'aide des physiciens dans le respect mutuel.

1. Les interactions.

Ceci nous amène aux différentes sortes d'interactions entre les disciplines. Nous avons bien sûr parlé des Mathématiques outil des physiciens, il y a aussi l'inspiration que peut fournir la Physique à un Mathématicien. Les exemples sont légion : la gravitation Newtonienne, la théorie des vibrations et celle de la propagation de la chaleur (équations aux dérivées partielles), la mécanique quantique (Analyse fonctionnelle). Plus récemment la théorie de la supersymétrie est née vers 1970 de la théorie de Grassmann (1944) et celle-ci a illuminé les théorèmes de l'indice, enfin les solutions "instantons" des équations de Yang-Mills qui généralisent les équations de Maxwell ont permis à Donaldson de démontrer l'existence d'un espace R4 anormal, résolvant ainsi un vieux et difficile problème de Mathématiques en dimension 4 (une des dimensions délicates !).

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PHYSIQUE ET MATHEMATICIENS 10 1

Comment se passent les échanges ? Ils font intervenir des personnes avant tout. La collaboration entre Marcel Grossmann et Albert Einstein qui conduisit à la Relativité Générale et stimula les progrès de la géométrie différentielle fut marquée par une nette séparation des rôles : le premier expliqua la géométrie riemannienne et formalisa les arguments physiques du second, d'après A. Mais ii refusa même la responsabilité des arguments physiques par honnêteté. Il y a d'autres modes d'interaction bien sûr. L'amitié entre Wigner et von Neumann permit au premier de classifier les représentations du groupe de Poincaré, et ce travail ainsi que celui du physicien Barmann ouvrirent une voie dans la théorie des représentations des groupes de Lie non-compacts. Le mouvement Brownien nous vient de la botanique, passe par la physique (Perrin, Einstein) est formalisé par N. Wiener. Un saut est fait par Feynman dans l'heuristique mais ô combien fructueux. La définition mathématique de ses intégrales de chemin est un des problèmes les plus urgents et les plus difficiles. Elles sont importantes en théorie des probabilités.

Je voudrais illustrer la synergie des deux disciplines par une révolution tranquille des dix dernières années qui a son origine vingt ans plus tôt séparément en Physique (modèles de cordes duales) et en mathématiques (algèbres de Kac-Moody, ce sont des algèbres de Lie de dimension infinie très proches de celles de dimension finie). A la f in des années soixante les physiciens ont étudié des modèles de cordes relativistes pour comprendre les interactions nucléaires. Ils ont été conduits à définir des opérateurs dits de vertex qui ont une structure mathématique nouvelle mais une interprétation physique très simple au moins pour l'opérateur de vertex qui représente la collision par leur bout de 2 cordes dont l'une est réduite à un point.

A peu près à la même époque et doublement indépendamment, un Canadien et un Russe inventaient les algèbres de Kac-Moody. Un problème difficile est la construction explicite de leurs représentations : les opérateurs de vertex se sont révélés être l'outil idéal ! Il est peut-être utile de comprendre comment le transfert de technologie a pu s'effectuer. Je ne citerai que des personnes dont je connais la contribution. H. Garland coorganisateur avec les physiciens de Yale de séminaires sur les cordes dix ans auparavant, a reconnu des opérateurs cousins de ceux des physiciens en Mathématiques et a permis la percée de 1. Frenkel et de V. Kac qui ont effectivement fait la traduction et utilisé les opérateurs des physiciens. Signalons que ces deux Mathématiciens sont des Soviétiques émigrés qui ont eu une formation supérieure en Physique théorique. D'autres applications des

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

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opérateurs de vertex à la théorie des groupes finis (le Monstre) et à la Physique (l'équivalence Eoson-Fermion) sont dues à des mathématiciens qui de longue date s'étaient intéressés à la Physique : G. Segal, M. Sato, 1. Frenkel, etc.

Quelles conclusions tirer de ces exemples ? La Physique est une source d'inspiration constante des Mathématiques (ceci est mentionné dans le texte d'A. Connes et par J.P. Ramis). Il est donc bon que de nombreux Mathématiciens la connaissent. On peut suggérer un bagage minimal en Licence : un cours de Mécanique quantique à un nombre fini de degrés de liberté, et un cours de Mécanique statistique avec les notions de limite thermodynamique et de limite hydrodynamique. Ceci servirait aux professeurs du secondaire également.

Mais il y a une deuxième difficulté de relation entre physiciens et mathématiciens. Elle a été résolue par quelques frontaliers mais eux-mêmes ont du mal à jouer leur rôle de relais de l'information. Supposons que les mathématiciens dans leur ensemble admettent le principe de reconnaître des connaissances heuristiques déjà acceptées par les physiciens. Ils auront du mal à les évaluer si les physiciens ne font pas des efforts de codification de leur langage. Inversement les mathématiciens devraient décoder leurs théorèmes en pensant aux utilisateurs, peut-être en revenant à une pédagogie par l'exemple.

Enfin toute initiative de rapprochement géographique de physiciens et de mathématiciens est à encourager : bibliothèque de Physique et de Mathématiques de l'Institut Henri Poincaré, actions communes SMF-SFP, création d'une fédération des sciences exactes dont un des buts serait le décloisonnement des cerveaux etc ...

Pour conclure cette partie je m'inspirerai de F. Dyson (BAMS de Sept. 1972 : Occasions manquées). Celui-ci rend J.C. Maxwell responsable par sa modestie du manque d'intérêt de ses contemporains mathématiciens pour ses équations qui sont invariantes de Lorentz, et invariantes par action du groupe conforme. Cette timidité aurait-elle fait perdre quarante ans ?

2. L'enseignement et les débouchés

Pour former ces deux catégories différentes de chercheurs faut-il des enseignements différents ? Oui, mais certainement pas disjoints. En effet la différence entre un mathématicien et un

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PHYSIQUE E T MATHEMATICIENS 103

physicien s'annule à la frontière des domaines. Peut-être les enseignements ne devraient-ils donc pas rester aussi séparés qu'aujourd'hui.

Je ne parlerai pas de l'enseignement supérieur qui souffre de ses DEA cloisonnés et de ses filières étanches. Mais je voudrais poser le problème des outils mathématiques nécessaires pour faire de la physique moderne. Et déjà dans l'enseignement des classes préparatoires de lycée le problème saute aux yeux. Je suis loin d'être un spécialiste mais j'ai fait quatre observations. Les méthodes asymptotiques sont maintenant au programme de Mathématiques, et c'est fondamental pour la Physique. D'autre part on traite aussi de problèmes non-linéaires (globaux) par-ci par-là, mais on pourrait insister par exemple dans le cours de Physique sur l'approximation linéaire et des effets proprement non-linéaires (attracteurs). Les probabilités brillent par leur absence malgré leur énorme importance dans de nombreux domaines d'activité et en particulier en Physique (méthodes d'optimisation par Monte-Carlo amélioré). Et enfin on assiste à l'émergence des Mathématiques discrètes après quelques siècles de calcul infinitésimal. Ceci est dû à l'informatique bien sûr mais aussi à l'attaque de problèmes discrets en physique par exemple. J'ai appris à ce colloque qu'une maîtrise de Mathématiques discrètes avait même été créée à Lyon, je vais aller voir. Ce n'est pas le lieu pour faire des propasitions concernant les programmes de physique, mais le fait que la Physique inspire des Mathématiques difficiles se paie et l'enseignement de théories modernes de Physique est très délicat sans ces outils mathématiques avancés.

Les débouchés. Là encore je serai bref par force. Je voudrais simplement faire une remarque qui concernait à l'origine les physiciens théoriciens, mais qui s'applique telle quelle aux mathématiciens. Si un chercheur moyen veut former plus d'un étudiant à la recherche, ce qui veut dire que ceux-ci passeront une thèse, il faut que les industriels ou autres employeurs reconnaissent cette formation et les embauchent sans les pénaliser. Preuve : sinon on n'arrivera jamais à créer de flux de sortie, le nombre de postes d'enseignants chercheurs en régime de croisière étant peu élastique on formerait des chômeurs. Corollaire : il faudrait sans doute prévoir des carrières originales plutôt de réflexion et d'analyse que de contact pour utiliser ces compétences de chercheurs. Elles n'existent pas au-dessus d'un certain niveau : il faut passer dans l'administration pour progresser.

BULLETIN D E LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

B. SAPOVAL et al.

CONCLUSIONS

Je terminerai par deux citations légèrement provocantes. D'abord R. Feynman physicien de Caltech et peu porté à la rigueur a dit :

"II y a beaucoup plus de choses vraies que de choses démontrables"

J. Hadamard dans un autre registre a écrit :

"II est important que celui qui veut découvrir ne se cantonne pas à un chapitre de la science mais qu'il garde le contact avec les autres"

Il aurait apprécié l'époque actuelle.

TOME 115 - 1987 - Supplément

MATHEMATIQUES E T SCIENCES DE LA VIE

Par

R. Tomassone

1. QUELLES MATHEMATIQUES POUR LES BIOLOGISTES ? COMMENT E T QUAND LES ENSEIGNER ? par R. Tomassone, Institut National Agronomique

L'utilisation des mathématiques en biologie soulève au moins deux problèmes spécifiques : la formation des biologistes au bon emploi des mathématiques et la nature de l'intervention des mathématiciens dans un travail de biologie. Elle soulève la question de l'équilibre entre l'utilité du résultat biologique et la qualité du travail mathématique.

1. La situation

Comme les physiciens au début du XXème siècle, les biologistes ont de plus en plus besoin de mathématiques, que ce soit pour un travail de recherche ou un travail d'ingénieur.

En France, les biologistes sont généralement des universitaires, des médecins ou des agronomes ; leurs domaines de travail s'étendent des disciplines fondamentales aux industries pharmaceutiques ou agro-alimentaires, en passant par la gestion de l'environnement. Leur formation initiale, à de très rares exceptions, est axée sur la biologie : s'ils ont choisi d'étudier la biologie c'est bien sûr par goût, mais aussi, et souvent simultanément, pour ne pas faire de mathématiques. Cette situation générale n'exclut naturellement pas les cas particuliers : de même qu'il est possible de citer l'existence de vieux ivrognes nonagénaires en bonne santé, il est toujours possible de citer le nom

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

106 R. TOMASSONE et al .

d'un biologiste remarquable particulièrement compétent dans les domaines mathématiques les plus variés. Mais l'existence d'un vieil orme vigoureux n'empêche pas le dépérissement général de tous les ormes ! La situation mondiale, avec vraisemblablement des variations locales, n'est pas à notre connaissance différente de celle que nous connaissons en France.

Nous arrivons donc à la constatation assez générale, que si bon nombre de biologistes, au cours de leur carrière professionnelle, reconnaissent l'impérieux besoin de maîtriser certains outils mathématiques, ils n'ont pas reçu dans leur formation initiale les moyens matériels et intellectuels pour y parvenir.

2. Quelles mathématiques ?

A cette question, nous ne savons pas donner de réponse satisfaisante, si nous ne précisons pas davantage non seulement le domaine de la biologie, mais aussi l'application dans ce domaine : aucune méthode mathématique n'est a priori exclue, même si nous savons par expérience que certaines ont déjà fait leurs preuves. Ainsi, par nature et par tradition, les méthodes statistiques ont un rôle central : la nécessité de prendre en compte, et si possible de maîtriser l'aléatoire justifient cette réalité incontournable.

Mais la connaissance de la géométrie s'avère de plus en plus indispensable ; le développement de techniques graphiques sur ordinateur est une raison simple. Mais ce n'est que récemment que l'on s'est rendu compte que le fait de travailler, en statistique, sur un espace de paramètres ayant une structure géométrique propre conduisait à un rapprochement de deux domaines mathématiques jusqu'alors distincts. Cette constatation n'est pas sans conséquence sur les utilisateurs des statistiques habitués à une toute autre approche.

De même, la connaissance théorique et la maîtrise technique des systèmes différentiels sont nécessaires pour toute étude de systèmes d ynarniques, qu'elle soit faite au niveau cellulaire pour mieux comprendre les paramètres physiologiques agissant sur la production laitière d'une vache, ou au niveau d'un écosystème prairial pour mieux essayer d'en contrôler l'évolution. Mais la connaissance de ce domaine fait appel à des champs mathématiques si variés qu'il est rare qu'un mathématicien lui-même puisse bien les maîtriser tous : analyse numérique, planification expérimentale, simulation, modélisation stochastique. Il serait donc malvenu, ici, de faire un quelconque

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MATHEMATIQUES E T SCIENCES D E LA VIE 107

reproche à des biologistes. La forte non linéarité des relations crée des problèmes complexes au niveau mathématique lui-même.

Enfin des champs nouveaux s'ouvrent régulièrement aux applications ; i l y a quelques années la théorie des catastrophes a montré la voie ; celle des fractals constitue un exemple plus récent. Même si ces champs n'offrent quelquefois qu'une approche qualitative, ou que très partiellement quantitative, de certains phénomènes vivants, ils n'en constituent pas moins les uniques moyens de formalisation actuellement disponibles pour décrire et tenter de comprendre ces phénomènes.

Tout le monde sera d'accord pour accepter l'idée que les domaines que nous venons de citer sont potentiellement importants pour les biologistes. Ceci n'exclut pas que d'autres domaines puissent l'être ou le devenir, mais sans doute actuellement avec une moindre importance.

3. Un travail à deux !

Après cette évocation des mathématiques à connaître et à maîtriser, il est compréhensible qu'un biologiste soit rarement capable d'être simultanément excellent dans son domaine et dans plusieurs domaines mathématiques. Certes, il peut très souvent - et grâce à de timides évolutions dans l'enseignement, les progrès sont réels depuis quelques années - bien utiliser un outil particulier comme les statistiques. Mais, ce qui est humainement impossible réside dans la difficulté à faire un diagnostic raisonnable pour délimiter un autre domaine mathématique qui puisse lui être utile.

Parallèlement, il est difficile au mathématicien de s'investir totalement dans plusieurs domaines biologiques. Pour une application particulière, il lui faut posséder un minimum de connaissances de base et connaître les difficultés expérimentales qui lui sont inhérentes. S'il ne fait pas un effort minimal de compréhension, il restera "le mathématicien", dans le pire des cas "le calculateur". Ceci peut suffire pour une application, mais ce ne sera que rarement une incitation suffisante pour poursuivre une collaboration à long terme. Il faut, en effet, que le mathématicien puisse compenser l'éventuelle "médiocrité" de son apport théorique propre par "l'utilité" pratique du résultat auquel celui-ci peut permettre d'aboutir.

11 s'ensuit donc que tout travail non routinier implique une collaboration régulière du biologiste et du mathématicien ; mais il faut une plage commune de compétences, et chacun doit aller vers l'autre.

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a - Le biologiste vers le mathématicien

Pour évaluer l'intérêt d'un nouvel outil, le biologiste devra pouvoir lire, pour les comprendre, des mathématiques éventuellement récentes. Comment le préparer à cette lecture ? Raisonnons sur un schéma particulièrement simple ; toute étude biologique peut être décrite par un processus en quatre étapes, où l'importance des connaissances mathématiques est variable :

1/ A partir de connaissances a priori, définition d'un modèle du sujet étudié. Ce modèle implique une parfaite définition de ses conditions d'application ; en particulier on écrira souvent :

OBSERVATION = PARTIE CONTROLEE + PARTIE ALEATOIRE

ou plus formellement : yi = f[a;x;] + ei

où yi représente un vecteur d'observations, f[.;.] une fonction analytique connue, a un vecteur de paramètres,

xi un vecteur de variables contrôlées, ei un vecteur aléatoire.

L'indice i indique que ce modèle devra être vrai pour tout ensemble d'observations (yi,xi). Il est alors important de préciser les suppositions portant sur ces différents termes : définition de la forme analytique particulière de f[.;.], définition de la nature de la distribution du terme aléatoire. Ainsi, un modèle aussi simple que celui de la régression linéaire simple s'écrit :

La p r m e analytique est linéaire en fonction des paramètres a = [a,,a,] ; la distribution du terme aléatoire est souvent Normale.

2/ Une expérience représente une - réalisation du modèle.

31 Une méthode mathématique permet de calculer, on dit estimer, les valeurs optimales â, et â, des paramètres et les caractéristiques de la distribution des termes aléatoires.

41 L'étape ultime, dite de validation, consiste à s'assurer que les suppositions sur lesquelles est fondé le modèle sont acceptables au vu des données de l'expérience. S'il n'en est pas ainsi, il est indispensable de recommencer ce processus.

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Généralement, de la part du biologiste, les quatre étapes du processus précédent ne demandent pas le même type de réflexion :

- la pemière est une phase de formalisation indispensable qui l'oblige à définir deux champs différents de connaissances, celui qu'il connaît et celui qu'il veut découvrir.

- la seconde est essentiellement expérimentale, elle lui demande de mettre en oeuvre des techniques propres à sa discipline.

- la troisième a souvent caché les problèmes les plus importants auxquels il doit réfléchir ; essentiellement fondée sur le calcul numérique, dans son mode habituel de pensée elle constitue un masque pour les autres. L'informatique y joue souvent un rôle si essentiel qu'elle conduit généralement, dans son esprit, à une confusion entre la réflexion (= le modèle) et la réalisation concrète (= le traitement des données).

- la quatrième revêt deux formes l'une expérimentale (il refait une seconde expérience indépendante pour confirmer les premiers résultats), l'autre mathématique grâce à des techniques récentes d'auto-validation de résultats expérimentaux.

Autant il est important que le biologiste soit maître des deux premières phases et de l'éventuelle partie expérimentale de la dernière, autant ses connaissances sur la troisième peuvent être succinctes, et sûrement peu techniques. Par exemple, il doit savoir exploiter les résultats d'un calcul, mais il est souvent inutile qu'il sache le réaliser matériellement.

b - Le mathématicien vers le biologiste

Il est essentiel que le mathématicien n'adopte pas une attitude dominante ; s'il veut jouer un rôle, ce qui nous semble essentiel, il doit d'abord accepter de ne pas parler de ses propres outils, et s'imprégner de la problématique du biologiste et de ses objectifs. Ceci ne signifie pas qu'il ne doive pas les critiquer, ce peut même être une partie importante de son apport. Mais sa critique doit, en premier lieu, porter sur la cohérence interne du modèle par rapport aux objectifs. C'est là qu'il peut suggérer l'emploi d'autres approches, ce qu'il est seul à pouvoir proposer car sa connaissance des mathématiques lui permet de le faire. Une fois l'expérience faite, il doit quelquefois s'assurer que le biologiste ne tire pas davantage d'information des résultats mathématiques qu'ils n'en recèlent en réalité. Ce supplément

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d'informations peut, bien sûr, se révéler utile pour reconstituer un nouveau stock de connaissances, nécessaire pour bâtir une nouvelle recherche.

Mais tout au long de son dialogue, il doit être en éveil permanent ; c'est au cours de ce dialogue que sa capacité d'imagination peut lui suggérer de nouveaux axes de recherche mathématique. Ces axes pourront alors être développés avec toute la cohérence interne propre aux mathématiques ; mais, au courant de la problématique du biologiste et de ses contraintes expérimentales, il pourra construire des schémas réalistes et applicables.

Naturellement, le succès n'est pas garanti. Ceci peut même être préjudiciable à sa propre carrière au sein de la communauté des mathématiciens : ceux qui pourront le juger ultérieurement, les mathématiciens, n'auront pas fait le même parcours "intellectuel" que lui. Nous avons donc décelé un problème crucial qui conduit actuellement à une impasse : trop souvent les bons mathématiciens ne travaillent pas avec des biologistes, car le travail de ces derniers ne peut pas être valorisé dans la communauté des mathématiciens. Seuls s'orientent vers la biologie, nous l'avons dit, ceux qui n'ont pas les capacités de faire de "bonnes mathématiques". A cette constatation s'ajoute le fait qu'une bonne mathématique appliquée n'est pas le fait d'une personne seule, mais qu'elle est le résultat d'un travail d'équipe. Le critère de jugement constitué par une thèse, travail individualiste par excellence, est évidemment soumis à cet aléa. En outre, une bonne thèse en mathématiques appliquées est aussi bien souvent le résultat d'un assemblage judicieux de différentes techniques mathémati~ques, et non pas la découverte d'une nouvelle méthode entièrement originale. Les mathématiciens sont-ils, dans leur ensemble, décidés à l'admettre ?

4. Bilan provisoire

Pour le biologiste une amélioration importante passe par la formation, qui doit pouvoir se faire tout au long de sa vie professionnelle. .Doit-elle être faite par des biologistes ou par des mathématiciens ? Nous n'avons pas de réponse absolue ; les deux cas de figure peuvent très bien coexister. Il serait bon toutefois que les manuels de référence indispensables pour l'enseignement soient réalisés par de très bons mathématiciens, capables de se faire comprendre par des biologistes, et peut-être en collaboration avec eux. Leur existence dans la langue maternelle du biologiste, française pour ce qui nous concerne, est capitale ; un très grand effort doit être fait

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dans ce domaine. Mais il n'est pas certain que la logique valable pour l'apprentissage d'un mathématicien le soit pour un biologiste. Ainsi, s'il est naturel que l'apprentissage de la statistique commence, pour un statisticien, par la maîtrise de la théorie des probabilités, il n'en est pas toujours de même pour un biologiste. Grâce à l'informatique, il est possible de "simuler" de nombreuses réalisations expérimentales, à partir desquelles la pratique statistique peut s'acquérir. Ceci ne supprime pas un retour ultérieur vers un enseignement plus "logique", mais ce retour correspond alors à un besoin du biologiste, et non plus à un dogme établi indépendamment de lui.

Pour le mathématicien, il est capital que la mathématique appliquée soit reconnue non comme un pis aller destiné à ceux qui ne peuvent pas suivre la voie royale des "vraies mathématiques", mais comme une branche qui doit attirer les meilleurs. Il en va de l'intérêt des biologistes et de la survie des mathématiciens qui ne doivent pas rester solitaires ; leur isolement n'est profitable à aucune des deux communautés scientifiques.

En conclusion nous pensons que, dans les relations entre mathématiques et sciences de la vie, nous devons faire cohabiter deux types de personnes ayant un objectif commun ; cette indispensable cohabitation implique deux constatations importantes :

- la formation des biologistes aux mathématiques ne suit pas obligatoirement des schémas classiques, en particulier ceux de la formation des mathématiciens.

- le jugement de la qualité du travail des mathématiciens dans ce cadre peut difficilement être fait selon les mêmes critères que celui des mathématiciens entre eux.

II. A PROPOS DU CONTINUUM STATISTIQUE-MODELISATION EN ECOLOGIE par Jean-Dominique Lebreton, C.E.F.E/C.N.R.S

1. Introduction

Le caractère de plus en plus quantitatif des sciences expérimentales se traduit en Biologie par une "mathématisation" croissante, selon deux courants a priori distincts.

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Le premier, déjà ancien, consiste en l'emploi généralisé des méthodes statistiques pour traiter des données expérimentales, quasi-expérimentales, ou d'observation. Le second - dont la généralisation au moins est récente - consiste en un développement marqué de la modélisation. Le but de cette note est d'illustrer, à partir d'une expérience d'enseignant, de chercheur et de consultant dans des groupes de biomathématique à Lyon puis à Montpellier, comment statistique et modélisation cohabitent pour les biologistes, a l'aide d'exemples pris en écologie (au sens large, voir par exemple CALOW, 1987). Nous discuterons également les limites de cette dichotomie et le rôle que sont amenés à jouer les biomathématiciens.

Du fait même que l'essor progressif des mathématiques en Biologie est nettement dessiné, je n'hésiterai pas à présenter, au risque de paraître négatif, ce qui me semble être les difficultés du moment, et les remèdes que l'on peut envisager d'y apporter, sans revenir sur divers points classiques (rôle des approches inférentielle et descriptive, contraintes de la pluridisciplinarité) ni tenter d'être exhaustif. Ces réflexions qui n'engagent que leurs auteurs, pourraient avoir une portée générale, bien qu'elles concernent une branche particulière de la biologie.

2. Utilisation de la statistique en biologie

La plupart des biologistes reçoivent actuellement au cours de leurs études une formation aux techniques statistiques d'analyse des échantillons. La situation dans notre pays reste cependant trks inégale pour ce qui est de la formation reçue en premier et second cycle. En outre, la plupart des biologistes "en poste" ont acquis leur formation statistique sur le tas.

Le "menu" classique porte sur la statistique descriptive, les tests de comparaison de moyennes et les notions de base de corrélation- régression, c'est-à-dire en gros le contenu de l'ouvrage de VESSEREAU (1967) dans la collection "Que sais-je". Il s'y ajoute, selon les cas, des connaissances en analyse multivariée et/ou en analyse de variance. Sans pouvoir étayer cette remarque de données chiffrées, j'aurais tendance à penser que les techniques accessibles aux biologistes sont en général bien utilisées, y compris dans la définition de plans d'expérience ou d'observation, avec bien entendu une concentration sur un "noyau dur" de techniques. Cest dire qu'il y a aussi un sous-emploi de nombreux tests spécialisés : à titre d'exemple, on trouve ainsi dans R A 0 ( 1 972 pp. 578 sqq) un test pour déterminer si des

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individus supplémentaires appartiennent à l'une, l'autre, ou aucune de deux populations d'où sont extraits deux échantillons soumis à une analyse discriminante de référence. Ce test, qui ferait le bonheur de plus d'un paléontologue rencontrant sans cesse de nouveaux taxons dans ses échantillons, est inaccessible en pratique parce que publié dans un ouvrage trop spécialisé.

Des logiciels comme SAS (SAS, 1982) ou BMDP (DIXON et BROWN, 1979) favorisent la diffusion lente de techniques sophistiquées, par l'intermédiaire de biologistes qui ont acquis leur autonomie dans l'utilisation de ces logiciels.

L'acquisition souvent individuelle des connaissances, et la difficulté même des concepts de la statistique - difficulté qu'on a tendance à sous-estimer une fois franchi le pas - font qu'on ne peut attendre des biologistes qu'ils acquièrent une vue unitaire d'un champ donné de la statistique. La structure même de l'enseignement des tests "de base" - et c'est une étape dont on conviendra qu'il est difficile de se passer dans la mesure où elle confère une large autonomie aux biologistes - conduit fréquemment à présenter les tests statistiques comme des recettes, plus que comme la mise à l'épreuve de modèles, c'est-à-dire de relations basées sur des hypothèses, vérifiables ou non, vérifiées ou non. On parlera ainsi d'analyse de variance et de régression plutôt que de modèle linéaire, de test G2 plutôt que de modèles logistiques-linéaires. On peut noter également que ce mode d'apprentissage de la statistique, et le contenu de bien des ouvrages, induisent des pratiques qui deviennent dominantes sans être soumises à examen ciritique : de nombreux biologistes sont ainsi littéralement obsédés par l'hypothèse de normalité en analyse de variance, mais ignorent totalement ou presque l'hypothèse d'homoscédasticité, pourtant plus à même le plus souvent de détruire la puissance de l'analyse.

Les deux conséquences les plus marquantes de cet état des relations des biologistes avec la statistique - où nous avons en tant que statisticiens une responsabilité évidente - me semblent en définitive être :

a) Une tendance à l'emploi de trop de tests, trop souvent univariés, sur les mêmes données, ou de collections de tests disjoints sur des sous-ensembles d'un corpus de données. Les corollaires sont une absence de contrôle du risque de première espèce, et une perte souvent considérable de puissance.

b) Une perte de la puissance modélisatrice de l'analyse statistique. L'avènement de logiciels mettant la notion de modèle en

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avant (par ex. GLIM ; BAKER et NELDER, 1978) et d'une plus grande flexibilité des méthodes d'analyse multivariées (voir par ex. SABATIER, 1987) devrait permettre de lutter, à travers la consultation statistique, contre ce second point.

3. Utilisation de la modélisation en biologie

A l'opposé, la modélisation est utilisée soit sous l'angle de l'Analyse des Systèmes, avec souvent des systèmes d'équations déterministes, différentielles ou de récurrence, d'un volume important, soit à l'autre extrême sous l'angle des modèles théoriques très compacts construits dans une perspective fortement hypothético- déductive, notamment en biologie de l'évolution. Dans les deux cas, il s'agit d'une mathématisation dont on peut dire un peu abruptement qu'elle tend à reproduire celle des sciences physiques. Entre ces deux extrêmes existent bien entendu de nombreuses situations intermédiaires.

Le modèle est dans le premier cas un outil de simulation visant à représenter l'évolution temporelle d'un système complexe, et l'hydrobiologie par exemple utilisera des modèles de flux spatio-temporels bien proches de ceux de l'hydrodynamique (voir par ex. PARKER, 1968). Un des exemples les plus classiques de gros modèles en Ecologie est certainement le modèle ELM ("Ecosystem Level Model") construit pour représenter le fonctionnement à l'échelle de quelques centaines de jours de steppes arides d'Amérique du Nord (INNIS, 1978). Ce modèle, dont les limitations des performances sont bien comprises (WOODMANSEE, 1978)' comporte une quarantaine d'équations aux différences, et n'a évidemment d'existence qu'à travers un programme d'ordinateur. Les analyses de sensibilité renseignent beaucoup plus que les réultats bruts sur la structure du Modèle, et soulignent pour les biologistes les domaines où doivent se porter les efforts. Néanmoins, si le degré de non-linéarité de tels modèles reste probablement limité, on peut craindre des interactions numériques entre des parties très éloignées du modèle (MAGUIRE, 1974).

Dans le second cas, les modèles sont comme nous I'avons souligné étroitement associés à une démarche hypothético-déductive : le modèle découle d'une théorie, et conduit à des prédictions qui permettent par confrontation avec le monde réel de réfuter ou non la théorie. Ces modèles sont le plus souvent construits et traités par les biologistes eux-mêmes, souvent avec l'aide de simulations. La performance de tels modèles par rapport aux questions étudiées est alors importante, et c'est ce qui explique leur important développement : on pourrait dire que, paraphrasant CLEMENCEAU, les biologistes considèrent que la

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modélisation est une chose trop sérieuse pour la laisser aux modélisateurs. 3 1 des 82 notes ou articles parus en 1987 dans la revue American Naturalist portent ainsi sur le développement d'un modèle mathématique. Deux autres périodiques s'intitulent Journal of Theoretical Biology, et Theoretical Population Biology. La fécondité de cette approche est indéniable, ne serait-ce que parce que le débat sur différentes théories est partiellement clarifié par l'écriture sous forme mathématique d'un certain nombre d'hypothèses : il s'agit là d'un avantage classique des modèles mathématiques sur les modèles dialectiques (LEGAY, 1973). La confrontation avec le monde réel reste souvent qualitative, ou fait l'objet d'une analyse statistique classique de données visant à mettre à l'épreuve une des déductions du modèle. Il est vrai que la confrontation directe avec des données est rendue difficile par le caractère strictement déterministe de bon nombre de ces modèles.

L'absence d'étude mathématique, au profit de calculs strictement numériques, est une autre faiblesse fréquente, d'autant que la diversité des comportements de systèmes dynamiques même très simples est un paradoxe difficile à admettre pour le non-mathématicien. Il est en particulier difficile de convaincre les biologistes que de tels calculs n'explorent au mieux qu'une partie des situations, avec des risques d'erreurs inhérents à nos moyens de calcul :

Le calcul de la série xP ! , pour p croissant (sur ordinateur i= l 1

compatible PC en Basic) indique ainsi une stabilisation à 15.40638. D'autres programmes, dans d'autres langages, sur d'autres machines, indiqueraient une stabilisation à une autre valeur alors que cette série est bien connue pour être divergente : en dessous du seuil d'underflow, 1 -r est remplacé par O ... 1

On peut citer également dans ce contexte l'important retentissement des modèles de récurrence non- linéaires, utilisés comme modèles en temps discret de la dynamique des populations (voir un résumé dans LEBRETON et MILLIER, 1982) : les comportements chaotiques revêtent entre autres un intérêt tout particulier dans la mesure où ils ressemblent étrangement aux "gradations" de populations d'insectes, c'est-à-dire à des explosions de population apériodiques. Il convient tout d'abord de rappeler que le calcul de ces comportements sur ordinateur ne saurait être chaotique puisque nos machines ne travaillent que sur un petit sous-ensemble des rationnels.

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En outre, in natura, des conditions de milieu exceptionnelles concourent le plus souvent à de telles explmions, et l'on voit donc bien que les modèles les plus pertinents devraient prendre en compte la variabilité de l'environnement.

Un avantage des modèles stochastiques est donc leur plus grande pertinence, mais aussi leur confrontabilité plus aisée aux données. Les difficultés techniques qui ne manquent pas de se faire jour peuvent être résolues de trois façons :

a/ par la simulation : nous venons d'en souligner les dangers si elle est utilisée en dehors de toute étude mathématique préalable ;

b/ la statistique ad-hoc ;

c/ la collaboration pluridisciplinaire.

La pratique de la statistique ad-hoc sur des données qui relèvent en fait de processus stochastiques est une des voies les plus dangereuses, car elle donne fréquemment naissance à des solutions erronées. Comme ces solutions s'adressent à des problèmes biologiquement importants, il en résulte parfois des pratiques erronées qui perdurent malgré des mises en garde répétées. En voici un exemple en dynamique des populations :

A partir du modèle de croissance en temps discret :

log Nt+l = log a + b log Nt

(Nt est l'effectif d'une population au temps t).

Si b= l , il y a croissance exponentielle. b < 1 indique au contraire une croissance hypoexponen ielle, c'est-à-dire une L- 1 régulation : le taux de multiplication a Nt devient une fonction décroissante Nt.

A partir de (2), divers auteurs (voir un résumé dans EBERHARDT, 1970) ont proposé au début des années 60 de tester l'hypothèse b=l en comparant la pente estimée par régression de Log sur log Nt à 1.

C'est oublier que, si log Nt est soumis à des erreurs additives iid ct , de variance u2, on a :

1 0 g N ~ + ~ = l o g a + b log N + c - 6 t t t-1

log Nt = l o g a + b log Nt - c t

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ce qui viole l'hypothèse d'indépendance des individus dans l'échantillon soumis à la régression.

EBERHARDT (1970) démontre que E (b) < 1 lorsque le modèle de régression usuel est appliqué ainsi à des effectifs. Des dizaines d'auteurs ont, avant et après 1970, conclu ainsi à l'existence de fortes régulations dans les populations qu'ils étudiaient.

La Collaboration pluridisciplinaire présente quant à elle diverses contraintes ; il est bien connu qu'elle exige un état d'esprit particulier des deux parties : le mathématicien devra notamment se soumettre aux objectifs biologiques, le biologiste aux contraintes des mathématiques. Le mathématicien devra admettre des modes de variabilité complexes, bien différents de bruits "blancs", ou même "roses" (cf. CHESSON, 1978). Ce type de collaboration bute fréquemment sur la rareté des biornathématiciens. 11 s'agit en fait le plus souvent d'une chaîne pluridisciplinaire plus que de la collaboration de deux personnes seulement.

Ajoutons enfin que l'enseignement de la modélisation en biologie est difficile, car il ne peut éviter de toucher à l'épistémologie (cf. LEGAY, 1973)' et repose sur des techniques très polymorphes (on trouvera un aperçu des techniques utilisées en écologie dans JEFFERS, 1977).

4. Discussion

Il me semble donc que les développements de l'utilisation de la statistique et de la modélisation en biologie devraient s'attacher à promouvoir :

a) la notion de modèle en statistique b) les aspects stochastiques en modélisation.

L'ajustement non-linéaire d'une courbe de croissance, ou la construction de modèles permettant d'estimer des taux de survie sont de bons exemples de situations intermédiaires qui peuvent être entièrement présentées sous l'angle statistique ou sous l'angle modélisation (bien des modèles de survie ont d'ailleurs initialement été construits comme modèles déterministes).

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Il s'agirait donc de placer statistique et modélisation non pas comme des techniques concurrentes, ni comme des techniques complémentaires, mais comme des constituants d'un continuum, malgré la distance qui sépare un test t d'un système d'équations différentielles.

Remerciements

Je remercie R. VARRO qui a attiré mon attention sur l'exemple de série divergente cité dans le texte, et N. BARBICHON.

Bibliographie

BAKER, R.J. et NELDER, J.A., 197 8 - The GLIM System, Release 3, Generalized interactive modelling. Numer ical algorithm group, Oxford.

CALOW, P., 1987 - "Towards a definition of functional ecology". in Functional Ecology, 1 : 57-6 1.

CHESSON, P., 1978 - "Predator-prey theory and variability". in Annu. Rev. Ecol. Syst. , 9 : 323-347.

DIXON, W.J. et BROWN, M.B. (Eds) 1979 - Biomedical cornputer programs P-series. Univ. of California Press, Berkeley, 88 pp.

EBERHARDT, L.L., 1970 - "Correlation, regression, and density dependence". in Ecology.

INNIS, G.S., 1978 - Grassland simulation model. Ecological studies n026, Springer-Verlag, New-York.

JEFFERS, J.N.R., 1977 - An introduction to systems analysis : with ecological applications. Arnold, Londres.

LEBRETON, J.D. et MILLIER, C. (Eds.) 1982 - Modèles dynamiques déterministes en biologie. Masson, Paris.

LEGAY, J.M., 1973 - La méthode des modèles, état actuel de la méthode expérimentale. Informatique et Biosphère, Paris.

MAGUIRE, B., 1974 - "Mega problems of megamodel builders". in Sinzulation., 22.

PARKER, R.A., 1968 - "Simulation of an aquatic ecosystem". in Biometrics, 24 : 803-82.

RAO, C.R., 1972 - Linear statistical inference and its applications. Wiley, New York.

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SABATIER, R., 1987 - Méthodes factorielles en analyse de données : approximations et prise en compte de variables concomitantes. Thèse Doct. ès-Sciences, Univ. des Sc. et Tech. du Languedoc, Montpellier.

S.A.S. 1982 - S.AS User's Guide, Statistics. SAS Institute Inc., Cary, North Carolina.

VESSEREAU, A., 1967 - La Statistique, Que sais-je ?.

WOODMANSEE, R.G., 1978 - Critique and analyses of the Grassland Ecosystem mode1 ELM. pp. 257 -28 1, in INNIS.

III. ELISA E T LE STATISTICIEN par E. Jolivet, INRA, département de Biométrie.

1. Introduction

C'est un lieu commun d'affirmer que les mathématiques se sont nourries des problèmes posés par les sciences expérimentales. La biologie n'a pas, à cet égard, un statut privilégié. Nous pouvons néanmoins souligner deux particularités : la conscience notoire du fait que l'interfécondation des mathématiques et des sciences de la vie n'est encore guère avancée, la complicité toute spéciale existant entre la biologie et la statistique. Cette dernière caractéristique provient essentiellement de la variabilité universellement constatée dans le monde vivant et de notre inaptitude à en rendre compte autrement que par des modèles probabilistes. Notre propos est ici de montrer, sur un exemple simple, comment la prise en compte rigoureuse du caractère imprécis des connaissances relatives à un phénomène biologique peut conduire le statisticien à fournir des méthodes bien adaptées.

2. L'exemple des dosages

C'est jusque dans les méthodes de mesure que le biologiste rencontre des difficultés à expliquer de manière suffisamment précise les phénomènes mis en jeu. La description mathématique, indispensable puisqu'il s'agit de quantifier et de comparer, reste fruste soit par impuissance à rendre compte en détail de ce qui se passe, soit par nécessité, car pour être opératoire, le modèle mathématique ne doit pas être trop complexe. Cette situation se rencontre en particulier dans les méthodes de dosage modernes, comme les dosages radio- immunologiques, couramment appelés RIA, sigle correspondant à

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l'expression anglaise radio immun0 assays, ou les tests immuno- enzymatiques, appelés ELISA, non par romantisme, mais comme abréviation de enzyme linked immuno sorbent assays. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit de méthodes de dosage indirectes, du fait que ce n'est pas la concentration du produit testé lui-même que l'on mesure, mais celle d'un produit obtenu à la suite de réactions chimiques, dont le produit testé est l'un des précurseurs.

Détection et dosage d'hormones, d'anticorps sont en particulier les champs d'application de la méthode ELISA, à laquelle nous nous restreignons maintenant. Le principe en est le suivant : le milieu contenant le produit à doser est dilué plusieurs fois, et pour chaque dilution, le. mélange est mis en contact avec un milieu réactif. Le réactif est contenu dans les puits d'une plaque. Chaque puits correspond donc à une dilution fixée. On mesure ensuite la densité optique du mélange contenu dans chacun des puits après réaction. Cette densité optique est un indicateur de la concentration de produit à doser introduite dans le puits. D'une façon générale, les données obtenues se présentent comme la densité optique mesurée en fonction du logar' hme de la dilution. Portées sur un graphique (voir figure 1)", elles se répartissent suivant une courbe en S que l'on souhaiterait évidemment caractériser par quelques paramètres interprétables et surtout comparables lorsque l'on passe d'une situation expérimentale à une autre.

Figure 1. Données issues d'un test ELISA pour la recherche d'anticorps dans un sérum de vache

(1) Ces données sont issues de [Il.

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MATHEMATIQUES E T SCIENCES DE LA VIE

3. La régression non-linéaire

Pour représenter et étudier ce type de phénomène, le modèle mathématique suivant offre un cadre correct. Si nous appelons Y la densité optique mesurée, elle peut être reliée à la dilution z=eX, donc finalement à la quantité de produit introduite dans le puits, par une relation

Y = f(x,O) + E

,où f est une fonction déterminée de x, dépendant de façon non-linéaire d'un vecteur de paramètre O, et où E est une variable aléatoire.

f est donc ici la relation fonctionnelle existant entre la quantité initiale du produit introduite dans un puits et la densité optique du milieu après réaction. Il n'est pas possible d'établir correctement sa forme, le phénomène à décrire étant fort complexe. On choisira alors de donner à f une forme classique de courbe en S, par exemple

E est l'erreur, l'écart aléatoire existant entre la mesure lue sur l'appareil et la vraie valeur pour une dilution x donnée. Cet aléa provient des fluctuations de l'appareil, des erreurs de lecture, mais sans doute surtout de la dilution elle-même. Le choix courant est de supposer qu'il s'agit d'une variable aléatoire gaussienne d'espérance nulle et de variance, inconnue, a2.

Le but sera par exemple de comparer les niveaux d'anticorps chez une même vache à plusieurs moments de l'année [ 5 ] .

Dans le cadre du modèle que nos venons de décrire, des résultats classiques, essentiellement asymptotiques, sont connus depuis presque vingt ans [7].

L'étude du modèle statistique de régression non-linéaire a évidemment beaucoup progressé depuis. Nous voulons aborder ici quelques uns des points où l'inspiration est clairement issue de situations réelles du type de celles que nous venons d'évoquer.

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a - Modèle de l'espérance

Puisque nous savons pertinemment que le modèle f choisi pour l'espérance est faux, pourquoi ne pas tenir compte de cette réalité, la formaliser et en tirer les conséquences ?

Nous supposons donc que le vrai modèle de l'espérance est une fonction g, que nous approchons par la fonction de l'ensemble { f ( ~ , d ) ) ~ ~ ~ dont l'écart aux données est le plus faible. 11 y a évidemment plusieurs choix d'écart possibles : maximum de vraisemblance, ou minimisation d'un contraste, comme les moindres carrés. Pour ce dernier choix, asymptotiquement, c'est-à-dire pour un effort expérimental suffisant, on montre [2] que la fonction f ainsi sélectionnée est bien la plus proche de g. De plus, les fluctuations du vecteur estimateur de 0 autour de la valeur O(g), qui rend f la plus proche de g, sont décrites approximativement par une loi de probabilité gaussienne.

Cette approche est en fait une alternative à la régression non-paramétrique, où l'on cherche à estimer la fonction de l'espérance non plus dans une famille du type { f ( x , 1 9 ) ) ~ ~ ~ , mais dans un espace beaucoup plus vaste, en précisant par exemple que f appartient à un espace de Sobolev. La méthode du modèle inadéquat est dans un certain sens plus proche de la pratique quotidienne des utilisateurs de la statistique. Cependant, les méthodes non-paramétriques, issues du même souci de se placer dans un cadre d'hypothèses moins contraignant et plus conforme à la réalité, font l'objet depuis quelques années de recherches importantes, dans l'ensemble de la communauté scientifique. Une perspective particulièrement importante et intéressante, du point de vue de l'application à la biologie, est la comparaison non- paramétrique de courbes.

b - Modèle de l'aléa

En ce qui concerne la loi des erreurs, l'hypothèse gaussienne n'est absolument pas cruciale, dans la mesure où bon nombre de résultats sont encore vérifiés si l'on s'en passe. En revanche, l'hypothèse selon laquelle les erreurs sont équidistribuées est souvent grossièrement fausse, la variance des observations évoluant avec la moyenne. Là encore, il est important de prendre cette information en compte. Suivant le plan d'expérience, il est possible d'aborder ce problème de façon paramétrique ou non-paramétrique, de supposer le modèle de la variance inadéquat ([4], [8]), de s'interroger sur

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l'influence d'une estimation plus ou moins exacte des paramètres de la variance sur ceux, la plupart du temps d'un plus grand intérêt pratique, de l'espérance [3]. Là encore, le souci essentiel est de ne se fonder que sur des hypothèses raisonnables.

c - Défauts de la technique de mesure

Revenons un instant à la technique ELISA. Afin d'obtenir la meilleure précision relative, le souhait de l'expérimentateur est d'étalonner son appareil de manière à ce que les densités optiques mesurées s'étalent le plus possible sur la plage de sensibilité de l'appareil. Comme le résultat de l'expérience n'est pas connu à l'avance, il arrive assez souvent que, pour les faibles dilutions, qui correspondent aux fortes densités optiques, l'appareil soit saturé. On sait alors seulement que la donnée est supérieure à la graduation maximale, soit r. Ignorer ces données, ou les remplacer par 5 n'est pas correct : c'est ce que suggère l'intuition et prouve la théorie. Si l'on suppose connues et la fonction f , et la loi de 6 , la méthode du maximum de vraisemblance s'impose et s'applique sans guère de difficultés. En revanche, si l'on souhaite se placer dans un cadre de suppositions plus réaliste, il est souhaitable de lever au moins les contraintes sur 6, en supposant par exemple qu'il s'agit de variables centrées équidistribuées, sans faire plus d'hypothèses sur leur loi. Les résultats obtenus dans le cas de la régression linéaire [6] doivent encore être étendus au cas de la régression non-linéaire.

4. Conclusion

Le caractère anecdotique et illustratif de ce qui précède n'échappera à personne. De plus, même sur cet exemple, c'est un aspect bien partiel des choses qui a été présenté. Surtout, que l'on ne me prête pas l'intention d'affirmer que l'observation de la nature est l'essentielle source de progrès de notre discipline. Quiconque s'est peu ou prou affronté à une activité de recherche en mathématique sait bien que cette science puise surtout en elle les éléments de son développement, même lorsqu'elle s'intéresse aux applications. Quoi qu'il en soit, j'aimerais terminer par deux propositions.

La première n'est guère originale, qui affirme que le mathématicien doit bien s'imprégner de la réalité des applications qu'il traite, afin d'apporter des éléments de réponse convenables aux questions concrètes qui lui sont posées. Ce but est d'autant plus

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difficile à atteindre en ce qui concerne les sciences de la vie que, en France, les parcours éducatifs des biologistes et des mathématiciens sont très tôt disjoints.

La seconde est peut-être un peu plus nouvelle. Au lieu de nous effaroucher, comme parfois les élèves de 1'Ecole qui nous accueille aujourd'hui, ou même comme des mathématiciens plus chevronnés, du caractère souvent imprécis des connaissances actuelles de la biologie, ou d'autres sciences expérimentales, considérons cet état de fait comme une donnée du problème, et traitons-le de la manière la plus exacte possible. J'espère avoir montré à travers l'histoire d'ELISA, peut-être un peu romancée pour qu'elle soit plus convaincante, que des statisticiens s'étaient lancés avec succès dans cette voie. Est-ce un exemple à suivre dans d'autres domaines des mathématiques ?

Remarque : Les travaux de mes collègues Olaf Bunke (Humboldt Universitat, Berlin), Sylvie Huet et Antoine Messéan (Biométrie, INRA) m'ont fourni l'essentiel du matériel à partir duquel j'ai préparé cet exposé.

Références

[ l ] F. BERTETTO. Mise au point d'une méthode ELISA destinée au titrage des anticorps circulant contre le coronavirus bovin, avec modélisation mathématique des résulats. Thèse, Ecole Nationale Vétérinaire, Maison-Alfort, 1986.

[2] 0 . BUNKE. Assessing the performance of regression estimators and models under nonstandard conditions. In Seminarbericht Nr 89, 1987.

[3] R.J. CARROLL and D. RUPPERT. Robust estimation in heteroscedastic linear models. The Annals o f Statistics, 101429-441, 1982.

[4] S. HUET. Maximum likelihood and least squares estimators for a nonlinear mode1 with heterogeneous variances. Statistics, 171517-526, 1986.

151 S. HUET and J. LAPORTE. Statistical methods for the cornparison of antibody levels in serums assayed by enzyme linked immuno sorbent. Rapport technique, INRA, Département de Biométrie, 1987.

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[6] I.R. JAMES and P.J. SMITH. Consistency results for linear regression with censored data. The Annals o f Statistics, 12:590-600, 1984.

[7] R.I. JENNRICH. Asymptotic properties of non-Iinear least squares estimators. The Annals of Mathematical Statistics, 40;633-643, 1969.

[8] A. MESSEAN. Application de la géométrie différentielle à la statistique du modèle non-linéaire. Thèse, Université Paris-Sud, Orsay, 1984.

IV. QUELS OUTlLS MATHEMATIQUES POUR LE GENIE DES PROCEDES BIOTECHNOLOGIQUES ? par A. Cheruy, Laboratoire d'Automatique de Grenoble, CNRS.

Avec l'essor des biotechnologies, de nouveaux procédés mettant en oeuvre des microorganismes se développent au niveau industriel. Le but ultime des efforts actuels de recherche et développement est d'aboutir à des procédés performants, c'est-à-dire assurant d'une manière reproductible et stable une productivité maximale et au moindre coût. Pour ce faire, il faut conjuguer trois approches :

- l'approche "biologique" où l'on cherche à amélioreer les performances par l'utilisation de souches et milieux de culture appropriés ;

- l'approche "technologique" où l'on recherche les modes de fonctionnement et les technologies les plus efficaces, et les plus rentables (procédé batch ou continu, bioréacteur infiniment mélangé ou à cellules fixées ...) ;

- l'approche "mathématique" où l'on cherche à maximiser la productivité par une conduite optimale (et souvent automatisée) du bioréacteur déterminée à l'aide d'un modèle mathématique de la dynamique du procédé.

En nous appuyant sur notre expérience personnelle, nous allons essayer de montrer en quoi consiste cette dernière approche qui relève essentiellement de l'Automatique, et préciser ses besoins en outils mathématiques.

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1. L'approche mathématique des bioprocédés

Comme pour n'importe quel type de procédé, cette approche comprend 2 étapes :

1) une étape de modélisation où l'on cherche à caractériser mathématiquement le comportement dynamique du procédé.

2) une étape de commande où l'on utilise le modèle mathématique précédemment défini pour déterminer une commande à des fins d'optimisation ou de régulation ...

Dans la lère étape, on fait appel aux outils mathématiques de l'analyse des systèmes et dans la seconde, à ceux de la théorie du contrôle. Mais leur application aux bioprocédés pose des problèmes spécifiques que nous allons analyser au niveau de chaque étape.

Auparavant, il convient de souligner que cette approche mathématique des bioprocédés est rarement menée de pair avec les approches biologique et technologique ; en pratique elle intervient après les 2 précédentes et ses attendus sont souvent sous-estimés. En effet, le biologiste et le technologue ont déjà, chacun à leur niveau, recherché de manière expérimentale des conditions optimales de fonctionnement qui paraissent, a priori, difficiles à améliorer. Or les bioprocédés comportent tellement de paramètres (biologiques et technologiques) qu'il est difficile de tous les prendre en compte expérimentalement, d'autant que le comportement dynamique de ces procédés est généralement non stationnaire. Enfin, indépendamment de la définition des conditions optimales de fonctionnement d'un bioprocédé, son contrôle automatique est quasiment indispensable pour le maintenir et le stabiliser dans ces conditions. Différents exemples rapportés dans la littérature illustrent l'apport de l'approche mathématique : citons simplement un exemple que nous avons étudié personnellement concernant un procédé industriel de biosynthèse d'antibiotique où la productivité a été améliorée de 30% par une telle approche (1).

2. La modélisation des bioprocédés

Le modèle mathématique recherché ici est simplement un outil permettant de calculer une commande et, de ce fait, il doit essentiellement rendre compte du comportement dynamique du procédé en réponse à l'excitation de ses variables d'action.

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Classiquement les modèles utilisés sont des systèmes d'équations différentielles (la plupart du temps une équation par variable d'état du procédé). Dans le cas des bioprocédés, ces équations sont non linéaires, à paramètres constants et variant dans le temps, et comportent des termes stochastiques pour rendre compte de perturbations, de bruits de mesure, d'erreur de modélisation par exemple.

En pratique, l'obtention d'un tel modèle est une tâche délicate, laborieuse et aux résultats souvent décevants. Les raisons en sont multiples :

a/ Les phénomèmes mis en jeu dans un bioprocédé sont complexes, mal cernés et se traduisent par un comportement dynamique non linéaire et non stationnaire. En plus, il est très difficile de définir les variables caractéristiques de l'état de fonctionnement (variables d'état).

b/ Au niveau expérimental, de nombreuses possibilités d'analyse biologique, physique ou chimique existent ; mais il y a peu de capteurs fournissant des mesures en ligne significatives indispensables pour une commande automatique. D'autre part les mesures ne sont pas toujours reproductibles ni d'excellente qualité et il est souvent difficile d'exploiter leur variabilité. Par ailleurs, l'expérimentation est limitée par des contraintes inhérentes à la nature du procédé.

c/ Mais le principal écueil en modélisation est le manque de méthodologie. Cette méthodologie devrait indiquer la démarche à suivre pour élaborer un modèle en définissant des étapes et des objectifs intermédiaires ; elle permettrait de coordonner efficacement les compétences variées auxquelles il faut faire appel (biologie, mathématique, automatique, génie des procédés, informatique ...) et d'orienter les recherches dans chaque discipline. Actuellement on travaille au "coup par coup" et les modèles prennent des formes variées essentiellement en fonction des compétences que I'on a pu réunir. Cependant, les études de cas sont maintenant suffisamment nombreuses et démonstratives pour qu'une certaine synthèse méthodologique puisse être effectuée (2). Cette dernière a été amorcée récemment avec le développement de systèmes d'aide à la modélisation (3,4). Dans ces logiciels, des connaissances et une certaine expertise sont introduites et I'on est amené à préciser leur niveau d'intervention :

- aide à l'analyse des modèles, en particulier de leurs propriétés mathématiques (sensibilité, stabilité, identifiabilité, observabilité, commandabilité ...). Signalons Ei ce niveau que les outils mathématiques

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d'analyse font cruellement défaut car l'on a généralement affaire à des systèmes non linéaires non stationnaires et par exemple, on sait très mal étudier leurs propriétés de commandabilité et d'observabilité, ce qui est un lourd handicap lorsque le modèle est élaboré à des fins de commande.

- aide au traitement des modèles : simulation, identification ... avec choix des méthodes et techniques les mieux adaptées.

- aide à l'analyse de données expérimentales : filtrage, analyse statistique ... afin d'extraire au mieux l'information significative.

Pratiquement, à chacun de ces niveaux, on peut faire apparaître un manque d'outils mathématiques appropriés à cause essentiellement des propriétés de non linéarité et de non stationnarité dans le comportement dynamique des bioprocédés, et aussi à cause de la qualité de l'information accessible et disponible par l'expérimentation.

3. La commande de bioprocédés

Il convient tout d'abord de souligner que les performances d'une commande de procédés dépendent à la fois de la méthode de commande utilisée et de la qualité du modèle qui a servi à l'établir. Et de nombreux exemples montrent que, souvent, une commande ne donne pas en pratique les résultats escomptés d'après les simulations parce que le modèle utilisé n'est pas "pleinement" valable.

La détermination d'une commande relève de la théorie du contrôle, mais cette dernière n'est bien développée que pour les systèmes linéaires. Or les bioprocédés sont généralement modélisés par des systèmes non linéaires pour lesquels les résultats théoriques sont peu nombreux ( 5 ) , aussi fait-on appel à des techniques de linéarisation qui généralement limitent la portée des résultats. Cependant, toutes ne correspondent pas à une approximation : c'est le cas par exemple de la commande "non linéaire linéarisante" récemment proposée, et qui consiste à faire une commande non linéaire d'un procédé, telle que l'ensemble (procédé plus commande) soit linéaire. Des tentatives d'application de cette approche sur les bioprocédés (6) ont montré que la mise en oeuvre pratique est compliquée par la prise en compte de contraintes physiques (positivité de variables représentant des débits ou des concentrations) et les résultats ne sont pas aussi satisfaisants qu'on pouvait l'espérer.

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De même pour prendre en compte la non stationnarité des bioprocédés, on a cherché à faire appel à la théorie de la commande adaptative mais cette dernière s'applique essentiellement aux systèmes linéaires monovariables. Aussi, conviendrait-il de développer des outils pour la commande des systèmes non linéaires.

Par ailleurs, pour mettre en oeuvre une commande, il faut disposer de mesures en ligne ; or, nous avons déjà signalé le manque de capteurs en particulier pour les variables d'états biologiques. C'est pourquoi, on cherche généralement à les reconstruire en temps réel à partir des mesures existantes. Cette conception d'observateur est souvent effectuée en s'appuyant sur l'extension de techniques linéaires (ex : filtre de Kalman étendu) et sans que l'on soit à même de garantir que le système en question est observable.

4. Conclusion

Une approche mathématique efficace des procédés biotechnologiques passe par le développement d'outils mathématiques pour l'analyse et le contrôle de systèmes non linéaires et non stationnaires. En effet, la non linéarité et la non stationnarité sont 2 caractéristiques essentielles du comportement d ynarnique des bioprocédés, et comme les outils disponibles concernent surtout les systèmes linéaires, les applications actuelles font appel à des approximations et linéarisations, ce qui limite beaucoup la portée des résultats. Ce besoin d'investigation en Automatique non linéaire n'est pas une demande spécifique du génie des bioprocédés ; mais en biotechnologie, les problèmes se posent de manière plus ardue que pour les autres types de procédés (physico-chimiques par exemple) car les non linéarités sont très marquées et inhérentes à la dynamique. Aussi la démarche généralement pratiquée par les automaticiens, et qui consiste à décomposer un système dynamique non linéaire en un système statique non linéaire auquel on superpose une dynamique linéaire, n'est pas valable pour les bioprocédés et tout particulièrement pour ceux de type batch pour lesquels on ne peut pas définir d'état statique : l'état évolue dans le temps et il convient de chercher à contrôler son évolution.

Enfin, dans l'approche mathématique des bioprocédés, soulignons le rôle charnière joué par l'ingénieur (automaticien) entre le biologiste et le mathématicien. En effet, de par sa formation à la fois expérimentale et théorique, il est en général parfaitement apte

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à comprendre les 2 types de problématiques et donc souvent le mieux placé pour les coordonner.

Références

( 1 ) A. CHERUY, A. DURAND, "Optimisation of Ery thromycin biosynthesis by controlling pH and temperature : theoretical aspects and practical application", in Biotech. Bioeeng., 9:303-320, 1979.

(2) A. CHERUY, "Méthodologie de la modélisation", in k o l e d'été sur "Modélisation et génie des systèmes biologiques", CNRS-INRIA, Sophia-Antipolis, 13- 15 Sept. 1985.

(3) A. PAVE, F. RECHENMAN, "Computer aided modelling in biology, an artificial intelligence approach", in A.I. Applied to Simulation, Ed. KERCKHOFFS, VANSTEENKISTE, ZEIGLER SCS Simul Serie, 18, 52-66, 1986.

(4) R. MONTELLANO, A. CHERUY, "Computer aided design in modelling of bioprocesses", 4th Eur. Congress on BIOTECHNOLOGY 1, 289-293, 1987.

(5) J.P. GAUTHIER, Structure des systèmes non linéaires, Editions du CNRS 1984.

(6) D. DOCHAIN, "On line parameter estimation, adaptative state estimation and adaptative control of fermentation processes", Thèse, Université Catholique de LOUVAIN, 1986.

V. MODELBATION EN BIOLOGIE : PROBLEMES LIES A L'INTERPRETATION DES OBJETS MATHEMATIQUES par Alain Pavé, Laboratoire de Biométrie, Université Claude Bernard.

Feller en 1940, remarquait qu'un modèle simple, le modèle logistique, était fréquemment choisi pour représenter des situations biologiques divers-es, sur la base de "bons ajustements" aux données expérimentales. Il montrait notamment que d'autres modèles, avec les techniques de l'époque, s'ajustaient mieux à ces données, et partant de là il s'interrogeait sur le choix systématique du modèle logistique par les expérimentateurs.

En fait, on peut prendre un point de vue "orthogonal" à la position de Feller, et se demander pourquoi un même objet mathématique est susceptible de représenter des situations biologiques

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diverses. Par exemple, toujours en prenant le modèle logistique, on remarque qu'il est utilisé comme modèle de divers phénomènes de croissance (aussi bien la croissance de populations microbiennes ou de populations humaines, que la croissance individuelle de vertébrés...), ou même de décroissance. Le modèle peut être vu uniquement sur le plan descriptif, alors la discussion s'arrête et renvoie aux remarques de Feller. On peut aussi imaginer qu'il représente, au niveau phénoménologique, des mécanismes plus profonds, comme le disait fort justement J. Monod : "le contenu d'une expression mathématique est toujours beaucoup plus riche que ne le croit en général son auteur". Notre propos est d'étudier ce deuxième point de vue et notamment de proposer des outils d'analyse des modèles conduisant à une interprétation, et de là à une justification au niveau de la cohérence du choix d'un modèle pour représenter un phénomène biologique donné. On apporte ainsi une dimension sémantique qui disparaît classiquement dans l'objet mathématique, ce dernier pouvant "vivre sa vie" indépendamment de toute interprétation hors du champ mathématique. Enfin on peut remarquer que ces préoccupations rejoignent par ailleurs des questions posées en I.A. sur les notions de connaissances superficielles et de connaissances profondes.

1. Différents niveaux de signification

Nous discuterons essentiellement de l'aspect formel, il faut cependant remarquer qu'une formule, outre son intérêt propre, n'est intéressante que dans la mesure où elle se situe dans un cadre permettant sa manipulation, sa transformation, mais aussi de la mettre en relation avec d'autres objets comme des objets géométriques, par exemple graphiques.

A un moment donné, si on se place dans une optique de modélisation, c'est-à-dire de représentation formelle d'un objet ou d'un phénomène, on choisira ou on construira une formule, en particulier une formule mathématique, sensée représenter cet objet ou ce phénomène dans un système formel. Il y a lieu d'examiner ce que ce symbolisme peut nous apporter, quel degré de signification on peut lui associer et quelle interprétation on peut en donner dans le champ d'application.

Pour une formule on peut distinguer grossièrement trois niveaux à contenu sémantique croissant :

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af La formule vue comme un objet formel : à ce niveau les symboles sont équivalents, ils n'ont pas d'interprétation particulière. C'est-à-dire qu'on peut appliquer à cette formule toutes les opérations permises, en particulier les opérations algébriques et arithmétiques. Les symboles littéraux jouent le même rôle. Par exemple, la formule

peut tout simplement être évaluée numériquement en associant des valeurs numériques aux symboles. On peut aussi lui faire subir tout un ensemble de transformations algébriques donnant des expressions équivalentes (i.e. qui donneront la même évaluation), ou encore lui appliquer l'opération de dérivation relativement à un, ou plusieurs, symboles littéraux.

Enfin, et à la limite, une telle expression peut être vue, au niveau le plus bas, comme une simple chaîne de caractères, surtout si on en prend la représentation informatique linéaire :

Dans cette chaîne tous les symboles sont équivalents, on ne la considèrera comme expression arithmétique que si on interprète les symboles, en particulier si on distingue les opérandes, opérateurs et parenthèses. On leur attribue alors un statut particulier, c'est un premier niveau d'interprétation.

bJ La formule vue comme un objet mathématique, écrivons maintenant

alors toute personne ayant un peu de culture mathématique comprendra qu'il s'agit d'une équation différentielle. En supposant en

d x outre x' = - , on saisit que cette équation définit implicitement un d t

ensemble de relations entre une variable "dépendante" x et une variable "indépendante" t , les autres symboles littéraux représentant des paramètres. Une relation, ou fonction, particulière pourra être déterminée si on se donne une condition initiale, par exemple à t=O x=x,.. Outre les transformations autorisées par le niveau formel, on peut essayer d'expliciter la fonction x=f(t) en cherchant la solution formelle de cette équation, on trouve :

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On sait également tracer le graphe de cette fonction. Tout ceci concerne l'étude qualitative, ou mathématique, de l'objet concerné.

L'objet mathématique vu comme modèle.

L'objet mathématique devient un modèle s'il représente une situation du monde physique ou biologique. Par exemple les formules (2) et (3) sont liées au modèle logistique très utilisé pour représenter des phénomènes biologiques, notamment la croissance de populations, ou d'organismes. Alors

m les variables prennent une signification physique, chimique ou biologique, ayant une unité. Par exemple, dans les formules ci-dessus x peut représenter la taille d'une population, ou une mesure équivalente, t est le remps. Par ailleurs, en écologie il est habituel d'interpréter r comme un taux de croissance et K , taille maximale de la population, comme la capacité limite d'exploitation du milieu par cette population.

m en fonction de l'interprétation des variables et paramètres, l'intervalle de signification de la fonction est précisé. 11 est inclus évidemment dans l'intervalle de définition. Par exemple, on ne considère que les temps positifs, que les solutions positives ...

Par ailleurs, les relations (multiplicatives, additives ...) entre les variables dans les termes constituant la formule peuvent représenter certains mécanismes plus élémentaires que le phénomène observé et modélisé. Nous conviendrons d'appeler ces mécanismes "processus" pour les systèmes dynamiques. Un phénomène donné peut être la conséquence d'un processus ou de la combinaison de plusieurs d'entre eux.

Ainsi, il existe plusieurs façons de voir une formule, de plus en plus précise depuis l'objet formel, jusqu'au modèle, et même dans ce dernier cas l'interprétation peut être plus ou moins précise. En fait, une relation hiérarchique peut être définie entre ces points de vue, la formule prenant de plus en plus de signification et perdant par là-même de sa généralité (restriction des domaines de définition, signification des variables, interprétation du contenu même de la formule). Il s'agit d'une relation hiérarchique de spécialisation.

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2. Interprétation mécaniste

Reprenons l'interprétation mécaniste des termes d'une formule. On peut imaginer deux niveaux : le niveau phénoménologique, celui de l'observation et de la réponse globale du modèle, et le niveau explicatif, celui des processus. Sachant que ce qui est phénoménologique à un niveau peut être explicatif à un niveau plus élevé, et devenir ainsi un processus d'une situation plus globale. Inversement, un processus peut être un phénomène à un niveau plus f in, lui-même interprétable en processus de ce niveau inférieur. En intelligence artificielle on distingue, sur une base voisine, les connaissances dites superficielles (niveau phénoménologique) des connaissances profondes (niveau explicatif).

En fait, la profondeur de l'interprétation dépend avant tout de la façon dont on souhaite utiliser le modèle, c'est-à-dire l'objectif de la modélisation. Ainsi, on peut distinguer les modèles suivant l'objectif, on parle par exemple de modèles descriptifs, de modèles de mécanismes, de modèles théoriques ... L'intersection n'étant pas vide entre ces ensembles : un même modèle pouvant répondre à plusieurs de ces objectifs. Cependant, un modèle de mécanisme devra avoir de bonnes qualités descriptives, au moins qualitativement, un modèle descriptif devra avoir de bonnes propriétés quantitatives. Bien que ce dernier type de modèle n'ait d'ambition qu'au niveau phénoménologique, on peut s'interroger pour certains d'entre eux, sur le point de savoir si la bonne qualité d'une description n'est pas liée uniquement à une bonne souplesse de l'objet mathématique (comme les fonctions poiynomiales), mais plus profondément à quelques types de processus qu'ils peuvent représenter. On parlera alors d'interprétation mécaniste. Cette façon d'aborder le problème de modélisation est assez fréquente en biologie, souvent on choisit d'abord un modèle qui décrit bien les données avant de s'interroger sur sa signification ... Cette démarche est certes critiquable, il est donc bon d'en cerner les limites.

L'objet essentiel de cette contribution est de tenter de faire le lien entre ces deux niveaux. Ainsi, nous avons examiné des objets mathématiques (équations différentielles) utilisés en dynamique des populations et dans l'étude de la croissance d'organismes. Nous avons tenté de préciser les types d'interprétation qu'on en peut proposer. A ce propos, nous avons montré qu'une formulation en termes de schémas fonctionnels est très utile aussi bien pour l'interprétation que la construction. Ces problèmes seront abordés en prenant toujours comme exemple le modèle logistique.

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En fait, cette réflexion a été menée dans le cadre du projet EDORA d'élaboration d'un système informatique d'aide à la modélisation en biologie. Ce système devrait être intégrer des connaissances diverses sur des modèles utilisés en biologie, en particulier des connaissances relatives à leur interprétation en termes de phénomènes et de processus (Pavé et Rechenmann, 1986, Pavé, 1986, Houiller, 1987).

Schémas fonctionnels

Depuis longtemps, la pratique scientifique utilise des schématisations intermédiaires entre l'énoncé discursif de connaissances a priori, ou d'hypothèses, sur la structure ou le fonctionnement d'un système. Pour certaines de ces schématisations des liaisons très fortes existent avec des formulations mathématiques, tout particulièrement avec certaines classes d'équations différentielles, aussi bien pour la génération d'expressions a priori que pour leur interprétation a posteriori. Citons les diagrammes en boîtes et flèches pour les systèmes à compartiments, les bond graphs, les diagrammes de Forrester en systémique, la représentation des réactions chimiques ... En fait, cette dernière représentation peut être adaptée à des cas plus généraux, en particulier à la dynamique des populations, dans la mesure où les quantités étudiées sont le bilan de processus élémentaires connus (Garfinkel, 1962, 1968). Nous avons donc utilisé cette représentation bien connue par ailleurs.

Le modèle logistique e t ses interprétations

Ce modèle, comme nous l'avons déjà signalé, est certainement le modèle le plus connu en biologie. Il fut proposé au milieu du XIXe siècle par Verhulst (Verhulst, 1938) pour décrire la croissance de populations humaines (en l'occurence la population de la Belgique). Verhulst discutait du modèle exponentiel de Malthus (xl=ax), il supposait que la régulation de la taille d'une population puisse venir de contraintes (biologiques ?) internes à cette population. Il proposait de tenir compte de ces contraintes par l'introduction d'un terme de

X freinage linéaire a = 1 - - ) Le succès de ce modèle est K certainement dû à la simplicité de sa formulation, à l'interprétation des paramètres en termes biologiques, et à la grande diversité des situations que ce modèle peut décrire. Comme l'écrivait Lotka (1925) : "it has been found to fit very acceptably a number of observed examples o f population growth", observation que reprenait et critiquait Feller en 1940. Comme nous allons le voir, cette diversité est sans doute en partie explicable par les différents schémas

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fonctionnels qui peuvent générer ce modèle, et donc la variété de processus et de combinaisons de processus qu'il peut représenter.

Interprétation de la formule en écologie

Dans un premier temps considérons la formulation différentielle [21 :

X x' = rx(1 - - ) K

Comme il a déjà été signalé x représente la taille, ou la densité d'une population, ou toute mesure équivalente. Les paramètres K et r sont interprétés respectivement comme la capacité de la population d'exploiter le milieu et comme un taux de croissance lié à la fertilité (proportionnel à la durée de génération). Ce modèle permet ainsi de discuter, et de comparer des populations. Classiquement on parle de populations à stratégies r pour celles dont le taux de croissance est élevé, et de populations à stratégies K pour celles qui exploitent au mieux le milieu. De nombreuses discussions ont été conduites sur ce concept de stratégie r et K, tant sur le plan théorique que pratique. Des interprétations sensiblement différentes ont aussi été proposées, notamment pour les populations humaines.

b - Interprétation à l'aide de schémas fonctionnels

Par ailleurs, on peut tenter d'analyser plus finement ce modèle en essayant de le relier à des schémas fonctionnels interprétables, évidemment, en termes biologiques. Pour ceci on a cherché les écritures équivalentes à (2) par transformations algébriques telles que les équations ainsi obtenues pouvaient être générées à partir de schémas fonctionnels type chimiques. C'est ainsi qu'on a pu constituer la figure 1.

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1 b ( 3 . 1 ) ~ -- ; a = ; K= RS, +xo - $ (3.2)contrainte en plus b p i + cp2 =-

1 - R R R est un rendement de croissance supposé constant.

1 (5) s = so + - (X - x0 ); - =-!- * ; K= x, - Rso ; a = c ; R : efficacité toxique (cste)

R dt R dt K

Figure 1. Interprétation du modèle logistique :

différentes expressions équivalentes et schémas fonctionnels associés, chaque situation est commentée dans le texte. Les paramètres et variables ne prennent que des valeurs positives.

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R. TOMASSONE et al.

Les différents schémas obtenus peuvent être interprétés de la façon suivante :

(Sl) représente une croissance limitée par un processus de compétition intraspécifique (voire prédation intraspécifique)

(S2) peut s'interpréter comme la croissance d'une biomasse x dans un milieu limité en substrat (ou ressources) S.

(S3.1) et (S3.2) représentent la croissance d'une population sur un milieu limité en substrat, la biomasse est soumise à une dégradation (ou processus de mortalité) qui régènère une quantité équivalente de substrat à celle consommée pour produire la biomasse pour (S3.1). Cette hypothèse est peut être trop forte dans la mesure où l'on sait que les produits de dégradation ne sont, en général, pas réutilisables en totalité comme substrat (du moins pas directement), c'est-à-dire que p, est plus petit que 1/R. Une façon d'améliorer cette représentation est de supposer que la biomasse (des individus d'une population) est capable "d'exploiter" le milieu pour produire du substrat nécessaire à sa croissance et à son maintien. Le schéma fonctionnel (S3.2) tient compte de cette situation.

(S4.1) et (S4.2), ces schémas décrivent la croissance d'une biomasse x en présence d'un facteur de croissance de type catalyseur s qui se dégrade spontanément (décroissance exponentielle de s décrite par la dernière réaction), si n>2 il y a production de facteur de croissance par la biomasse x.

(SS) s'interprète comme l'action d'une substance toxique sur la biomasse, cette substance étant elle-même dégradée par cette biomasse (par exemple l'action d'un antibiotique sur une population bactérienne, antibiotique simultanément métabolisé par cette même population).

c - Commentaires

Les notions de stratégies r et K peuvent se rediscuter, dans le cadre restreint que nous proposons, en termes de rendement de croissance (R), de vitesse de croissance (caractérisée par la constante

r a = -), de mortalité (caractérisée par la constante b), pour le schéma K (S3), et de s, (quantité totale de substrat, ou plus généralement de ressources disponibles pour une population donnée).

L'interprétation (S4) faisant intervenir un facteur de croissance, nous semble plus satisfaisante pour représenter des courbes de croissance d'organismes (notamment d'organismes supérieurs comme les

TOME 115 - 1987 - Supplément

MATHEMATIQUES ET SCIENCES DE LA VIE 139

vertébrés), dans ce domaine c'est un modèle concurrent du modèle de Gompertz (Pavé et al., 1986).

Pour le schéma (S5) on peut penser, par exemple, à l'action d'un antibiotique sur une population bactérienne si celui-ci est simultanément dégradé par cette population.

Enfin, il faut retenir que K (position de l'asymptote horizontale) dépend dans les interprétations (S2), (S3) et (S5) de x, et de s,, les conditions initiales, ce qui limite le champ des possibilités. Notamment pour (S2) on ne peut observer qu'une solution croissante et pour (S5) qu'une solution décroissante.

3. Conclusion

Il ne faut voir une tentative d'interprétation que comme indicative. Rien ne prouve, d'une part qu'un phénomène qui semble "logistique" puisse être relié à l'un des mécanismes décrits, d'autre part que la liste même des interprétations proposées soit exhaustive. Cependant, il est clair qu'une lecture biologique d'une formule est d'autant plus satisfaisante qu'elle est suggestive et explicative, et qu'elle peut conduire ainsi à des améliorations ultérieures du modèle. Aussi bien pour i'interprétation que pour la modification, ou même la construction de novo, les schémas fonctionnels semblent efficaces dans le champ de la dynamique des populations. On notera que cette approche a été testée pour d'autres modèles, et que la modélisation a été, dans certains cas, un complément efficace à un dispositif expérimental (cf. par exemple, Steinberg et al., 1987).

Cet exemple est lui-même une bonne illustration de concepts introduits en intelligence artificielle à propos de connaissances profondes et de connaissances superficielles. Inversement la nécessité de formaliser la connaissance est un excellent moyen de préciser les concepts dans un domaine d'application, et même de détecter les trous de connaissances. Nous en faisons l'expérience dans le projet EDORA, en particulier pour préciser la notion de modèle, mais aussi pour un ensemble de modèles en les analysant le plus finement possible.

Enfin, nous apportons un élément supplémentaire à la discussion lancée par Feller, après tout le modèle logistique est sans doute acceptable dans de nombreuses conditions, cependant il n'est peut être pas inutile de vérifier que son emploi est compatible avec le phénomène biologique étudié.

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

140 R. TOMASSONE et ai.

Références

Feller W. - On the logistic Law of Growth and its empirical verification in Biology, 1940, repris dans : Oliveira-Pinto F., Conolly B.W. - Applicable Mathematics of Non - Ph ysical Phenomena, 1982, Ed. Ellis Horwood & J. Wiley, Chistester.

Garfinkel D. - Digital compter Simulation of an Ecological System based on a modified Mass Action Law. Ecology, 45, 502-507, 1962.

Houllier F. - Construction et interprétation de modèles dynamiques : exemples forestiers. Cahiers dJEdora, 1, 1988.

Lotka A.J. .- Elements of Physical Biology. Williams & Wilkins, 1925, Baltimore.

Monod J. - Recherches sur la croissance de cultures bactériennes. Thèse Doct. ès Sciences, 1942, Herman, Paris.

Oliveira-Pinto F., Conolly B.W. - Applicable Mathematics of Non-Physical Phenomena. 1982, Ed. Ellis Horwood & J. Wiley, Chistester.

Pavé A., Rechenmann F. - "Computer Aided Modelling in Biology : an Artificial Intelligence Approach". In Artificial Intelligence Applied to Simulation, Eds. Kerckhoffs, Vansteenkiste G.C., Zeigler B.P., Soc. for Comput. Simul., 18, 1986, 53-66.

Pavé A. - "Schémas fonctionnels et modélisation. Etude de modèles de la dynamique des populations". Actes du Colloque Biométrie- Econométrie Sophia Antipolis, 1985, Eds Demongeot J. et Malgrange P., Presses de l'université de Dijon.

Pavé A. - "Utilisation et interprétation du modèle de Gompertz", application à l'étude de la croissance de jeunes rats musqués (Ondatra zibethica L.), Biom. Praxim., 1986, 26, 123- 140.

Steinberg C., Faurie G., Zegerman M., Pavé A. - "Régulation par les Protozoaires d'une population bactérienne introduite dans le sol. ~odé l i sa t ion mathématique de la relation prédateur-proie". In Rev. Ecol. Biol. Sol, 1987, 24, 1, 49-62.

Verhulst P.F. - "Notice sur la loi que la population suit dans son accroissement". Corr. Math. Phys., 10, 1838. Trad. anglaise : A Note on the Law of population Growth. In Smith D. & Keyfitz N. : Mathematical Demography, Biomath., Vol. 6, Springer-Verlag, Berlin, 1977.

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2ème Partie

MATHEMATIQUES E T INDUSTRIE

LES MATHEMATIQUES VUES PAR UN GROUPE INDUSTRIEL

Par

CI. Jablon (Directeur Scientifique, Société Nationale Elf Aquitaine)

Nous assistons depuis une quinzaine d'années à un développement des relations entre le monde industriel et celui de la recherche publique. Cette évolution profonde se manifeste dans tous les pays occidentaux ; en France, elle est associée au Colloque National de la Recherche de 1982, qui a permis de mettre en relief un mouvement amorcé depuis déjà quelques années.

En m'appuyant sur l'expérience d'Elf Aquitaine, je me propose de montrer quelle place peuvent occuper les mathématiques dans cette évolution. Je commencerai par présenter les principes de la coopération entre le Groupe et la recherche publique. J'analyserai ensuite les sujets actuels de coopération dans le domaine des mathématiques, en indiquant en particulier les thèmes qu'il me paraît important de développer.

Je concluerai enfin par quelques indications plus prospectives, afin de répondre aux objectifs de ce colloque : "Mathématiques à venir".

1. Recherche publique et recherche industrielle

Par commodité de langage, on distingue communément une recherche dite "fondamentale" et une recherche "appliquée".

Ces termes sont nés de la nécessité relativement récente de gérer la recherche scientifique, mais leur utilité ne me paraît pas évidente. Pour en illustrer les limites, essayons de les utiliser pour classer les travaux de personnalités telles que Newton, Euler ou Kelvin : leurs noms évoquent aujourd'hui des progrès scientifiques majeurs, mais ils ont tout autant marqué leur époque par leur participation aux développements techniques les plus appliqués.

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LES MATHEMATIQUES VUES PAR UN GROUPE INDUSTRIEL 143

Je préfère pour ma part distinguer entre la recherche de connaissance et la recherche de maîtrise des phénomènes. Ces deux types de recherche s'évaluent suivant des critères très différents. La qualité de la première est assurée par le mécanisme classique du jugement par les pairs (peer review). La seconde se mesure par des critères tels que la prise de brevets, la protection des secrets de fabrication, la satisfaction d'un cahier des charges, voire le succès économique du procédé ou du produit étudié.

Ces deux types de recherche s'évaluent suivant des critères différents, mais elles ne s'opposent en aucune façon. Une recherche de connaissance peut faciliter la mise au point d'un nouveau procédé ; réciproquement, un besoin industriel peut susciter des travaux d'approfondissement des connaissances, voire conduire dans certains cas à la création de nouvelles disciplines scientifiques. Les exemples les plus prestigieux de ces échanges jalonnent l'histoire des sciences : la machine à vapeur suscitant l'essor de la thermodynamique, les industries agro-alimentaires celui de la microbiologie, le téléphone celui de la théorie de l'information.

La pratique de la recherche industrielle ne conduit pas quotidiennement à des développements scientifiques aussi marquants que ceux que je viens de citer, mais elle exige fréquemment une meilleure compréhension des phénomènes auxquels elle est confrontée.

Comment accéder aux compétences scientifiques nécessaires à cette compréhension ? Quelques géants internationaux ont choisi de réunir ces compétences dans leurs propres laboratoires : il s'agit essentiellement d'IBM, de l'ancien groupe ATT, et plus récemment d'EXXON, qui a d'ailleurs dû réduire ses ambitions lors de la dernière crise pétrolière.

Une telle politique est extrêmement coûteuse, et elle dépasse probablement les moyens dont dispose notre pays. Elf Aquitaine a choisi une voie différente, en s'organisant pour coopérer avec la recherche publique existante : grands organismes tels que le CNRS, les universités, le CEA, l'INRA et l'INSERM en France, et un certain nombre d'universités et instituts de recherche publics à l'étranger.

Cette collaboration est extrêmement diversifiée : nous avons en effet plus de 400 contrats avec la recherche publique, correspondant à une dépense annuelle de l'ordre de 60 millions de francs. Ces chiffres

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144 C. JABLON

sont à comparer à un budget total de R et D d'environ 3 milliards de francs. Ces 2% du budget sont eux-mêmes comparables aux chiffres annoncés par nos grands concurrents internationaux qui ont adopté la même voie que nous.

A ces collaborations contractuelles s'ajoute un mécanisme original de coopération lancé il y a deux ans avec succès : il s'agit de l'accueil au sein de nos équipes de recherche, de chercheurs du secteur public en détachement. Ces chercheurs nous apportent des compétences spécialisées qui ne nous sont pas facilement accessibles, et peuvent en retour bénéficier d'un environnement technique de grande qualité. A moyen terme, leur expérience industrielle conduira, après leur retour dans la recherche publique, à une extension de notre réseau de collaborations et à une meilleure connaissance réciproque des deux mondes que constituent la recherche publique et la recherche industrielle.

Nous avons actuellement une quarantaine de chercheurs en détachement dans nos centres, et nous comptons développer cette opération qui s'est révélée fructueuse pour tous les partenaires.

II. Elf Aquitaine et les Mathématiques

L'éventail des disciplines couvertes par nos collaborations est très large, mais inégalement réparti. C'est sans doute la chimie qui est la plus représentée, car toutes les activités du Groupe ont des liens avec elle, de l'exploration pétrolière à la pharmacie et aux biotechnologies. Viennent ensuite, à égalité, les Sciences de la Terre et celles de la Vie, ce qui ne vous surprendra pas.

En excluant les liens que les mathématiques peuvent avoir avec ces trois grands domaines de la science, il ne reste qu'un petit nombre de coopérations directes entre notre propre recherche et le monde des mathématiques, mais ces coopérations portent sur des domaines particulièrement importants :

D'autres textes dans le même volume montrent à quel point l'ordinateur a révolutionné le travail de l'ingénieur et du scientifique, en lui fournissant un nouveau moyen d'étude, complémentaire de la théorie et de l'expérience, qui est la simulation numérique.

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LES MATHEMATIQUES VUES PAR UN GROUPE INDUSTRIEL 145

Toutes les branches du Groupe sont intéressées par ce nouvel outil qui a surtout pénétré aujourd'hui nos activités pétrolières.

En exploration, l'objectif de l'interprétation sismique peut se décrire comme la résolution d'un gigantesque problème inverse, et nous nous entourons de meilleurs spécialistes pour améliorer cette résolution.

En production, le défi mathématique est sans doute celui des modèles numériques de gisement : équations non-linéaires, surfaces libres, milieux inhomogènes (et mal connus) ... La complexité de nos problèmes approcherait ceux de l'aéronautique, si nous n'avions l'avantage. d'échapper à la turbulence. En revanche, nous affrontons d'autres difficultés car nous devons modéliser des volumes considérables (couches géologiques) à partir de données unidimensionnelles (puits).

. L'informatique technique :

Ce domaine recouvre en partie le précédent, mais certaines applications sont très spécifiques et font appel à des outils mathématiques particuliers. Nous avons ainsi une activité importante dans le domaine du traitement du signal et de l'image et dans le domaine du contrôle de procédés.

Une mention particulière doit être réservée au développement industriel des systèmes experts, dans lequel Elf Aquitaine a joué en France un rôle de pionnier.

Il me semble que les mathématiques n'ont pas encore beaucoup contribué à la compréhension de ces outils informatiques dont la base conceptuelle est bien fragile. Nous avons, pour notre part, utilisé les concepts de la théorie des possibilités pour tenter d'introduire des notions d'incertitude ou d'imprécision dans le raisonnement des systèmes experts. Je suis convaincu qu'il y a encore beaucoup à faire pour introduire de la rigueur dans un domaine où l'heuristique est la reine.

. Le traitement statistique des données :

L'intérêt industriel de ce domaine est tellement large et tellement évident qu'il est parfois oublié dans les exemples d'applications industrielles des mathématiques. C'est certainement le

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146 C. JABLON

domaine mathématique qui est le plus utilisé dans toutes les activités du Groupe, de l'analyse géologique aux plans d'expérience et aux plans d'essais cliniques en passant par le contrôle de qualité et l'évaluation des risques.

Nos statisticiens ont, me semble-t-il, une bonne formation classique et de bons outils industriels. Je suis convaincu que, comme toutes les disciplines, le traitement statistique fait des progrès constants et c'est sans doute un thème où nous pourrions développer le trop petit nombre de collaborations que nous entretenons aujourd'hui avec la recherche publique.

Je souhaite à ce stade de mon exposé faire une remarque inspirée de J. Dieudonné. Dans son ouvrage, Pour l'honneur de l'esprit humain, celui-ci fait une distinction importante entre les mathématiques et les applications des mathématiques.

Les exemples que je vous ai donnés appartiennent tous à la seconde catégorie, et ce n'est pas fortuit : je ne vois pas quelle collaboration pourrait se nouer entre un chercheur industriel et un chercheur en mathématiques au sens où l'entend Dieudonné. En revanche, nous collaborons activement avec des chercheurs en applications des mathématiques, et ceux-ci peuvent à leur tour utiliser les compétences de leurs collègues mathématiciens au sens strict du terme.

III. Un peu de prospective

La prédiction est un art difficile ... surtout lorsque l'on se propose de prédire l'avenir ! L'histoire des sciences et des techniques fourmille d'anecdotes montrant à quel point les experts peuvent se tromper lorsqu'ils essayent de prévoir l'évolution de leur domaine de compétence. N'étant pas, de surcroît, moi-même expert dans votre domaine scientifique, je ne me livrerai donc pas à un exercice de prévision sur l'évolution des mathématiques.

Plus simplement, je voudrais citer ici les atouts de la recherche mathématique en France, et les écueils que, selon un observateur industriel, elle doit éviter. Citons deux difficultés auxquelles il convient de veiller.

Tout d'abord, éviter les effets de mode et de chapelle. Vous connaissez comme moi les effets de mode auxquels succombent nos

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LES MATHEMATIQUES VUES PAR UN GROUPE INDUSTRIEL 147

collègues américains victimes de leur système d'attribution de contrats aussi chaotique que le fonctionnement de la Bourse. Sachons donc choisir nos sujets de recherche en fonction de nos compétences et de leur pertinence scientifique.

A l'opposé, ne nous enfermons pas dans notre pré-carré hexagonal. Certains sujets de recherche ont été l'enjeu de querelles de territoires réservées aux initiés.

Nous autres industriels sommes quelque peu perplexes devant de telles querelles, dans lesquelles nous n'avons pas qualité pour intervenir. Faute de disposer d'interlocuteur crédible, nous aurons tendance à nous détourner de ces domaines controversés et à travailler dans des domaines plus traditionnels, ce qui est finalement dommageable à l'ensemble de la recherche.

Comment éviter ces querelles ? Pour ma part, je pense que les mécanismes de concertation scientifique internationale doivent les transformer en véritables dialogues, qui constituent les fondements de la recherche scientifique. Aussi bien, je recommanderai de poursuivre l'ouverture internationale de vos travaux mathématiques, à l'image de ce que pratiquent la plupart des disciplines scientifiques.

Je souhaite mentionner une deuxième difficulté, spécifique aux mathématiques. Il s'agit de la recherche de formalisation, parfois un peu gratuite.

Je réalise ici que mes propos surprendront certains d'entre vous. Permettez au physicien que je suis de vous donner le point de vue d'un utilisateur des mathématiques appliquées.

Je comprends le rôle central joué par la formalisation dans la recherche mathématique. Je comprends également qu'à un certain niveau d'abstraction, cette formalisation du raisonnement peut être créatrice d'idées nouvelles.

Toutefois, une démarche fondée uniquement sur la formalisation paraît bien ésotérique à un futur client industriel. De plus, une telle démarche n'est pas toujours la plus féconde.

Prenons l'exemple de la résolution numérique des équations aux dérivées partielles issues de la physique. Dans ce domaine, les progrès récents sont venus d'idées fournies par l'interprétation physique de ces

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148 C. JABLON

équations beaucoup plus que d'une démarche formelle - même si la formalisation a posteriori a permis de conforter certaines des solutions choisies et d'en éliminer d'autres.

Sachez donc faire la place à des concepts venus d'autres disciplines, tout en conservant l'exigence de rigueur absolue qui est le caractère propre à la recherche mathématique.

Voyons maintenant les atouts dont dispose la recherche mathématique dans notre pays.

Les mathématiques en France jouissent d'un prestige culturel favorisé par le système si particulier de nos grandes écoles. De nombreuses disciplines dont l'importance économique est aussi grande sont loin d'avoir ce prestige, qui vous permet toujours, me semble-t-il, d'avoir accès aux meilleurs étudiants.

Notre pays possède d'autre part une infrastructure de recherche publique importante, qui lui permet de mener une politique de qualité scientifique à long terme. Il s'agit bien sûr du CNRS, des universités, et des organismes tels que YINRIA ou le CEA, qui manquent cruellement à des pays tels que la Grande-Bretagne et même les USA. Certes, on peut critiquer tel ou tel point du fonctionnement de ces organismes, mais je pense qu'il nous incombe à tous de les aider à mieux travailler, car leur utilité est incontestable.

D'ailleurs, les résultats prouvent que notre pays occupe toujours une place de tout premier plan dans la recherche mathématique internationale, que ce soit dans l'absolu ou en proportion de sa population ou de son produit national brut.

IV. Conclusions

Je vous ai présenté la politique scientifique du Groupe Elf Aquitaine et la place qu'occupent les mathématiques dans cette politique.

Parmi les spécialités dont nous avons besoin, le calcul scientifique joue un rôle important, mais le traitement statistique des données est probablement le domaine où nous pourrions bénéficier le plus des recherches mathématiques de qualité.

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LES MATHEMATIQUES W E S PAR UN GROUPE INDUSTRIEL 149

Je vous ai indiqué les écueils que la recherche en mathématiques doit éviter, si elle souhaite développer ses liens avec l'industrie. Pour résumer ce message, je dirais : oui à l'ouverture internationale et au dialogue, non à l'autarcie et aux querelles de clocher. Oui à la curiosité intellectuelle et à la rigueur, non à la formalisation gratuite.

La liste des sujets que, ce faisant, je n'ai pas abordés serait trop longue à citer. Je voudrais seulement en conclusion vous dire combien nous sommes attentifs aux évolutions de la recherche publique - toutes disciplines confondues.

Dans la compétition internationale féroce à laquelle nous faisons face, cette recherche publique constitue un atout pour l'industrie française - et c'est la raison pour laquelle je me réjouis de voir le sérieux avec lequel votre communauté a décidé de prendre en main son destin : ce colloque en est une preuve et je souhaite le meilleur succès à ses travaux.

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

MODELISATION ET MATHEMATIQUES DANS LE PROJET HERMES

Par

M. Perrier (Chef du département Aérodynamique Avions Marcel Dassault)

Il y a pas mal d'années, dans le laboratoire d'Aérothermique du Professeur .BRUN, nous essayions de simuler les gaz raréfiés et de savoir si les conditions aux limites classiques des équations de Boltzmann étaient physiquement valables. 11 y aurait beaucoup moins de difficultés aujourd'hui à terminer une thèse sur ce sujet qu'à cette époque.

Les progrès des mesures physiques font ainsi passer progressivement bien des problèmes de la pure spéculation à un niveau de connaissance proche de la modélisation mathématique : de nouvelles thèses appliquées apparaissent et les mathématiques en fait deviennent petit à petit le moyen de la plupart des outils utiles de modélisation du réel.

En tant qu'industriel, mon but sera de vous expliquer pourquoi l'industrie est obligée de transformer des idées en des modèles mathématiques, de changer un ensemble d'intuitions mal bâties en méthodes de calcul bien formalisées pour définir des objets bien réels dans lesquels des hommes bien réels risquent leur peau, au moins dans l'industrie aérospatiale. Pourquoi par ailleurs l'industrie a-t-elle maintenant une approche qui change petit à petit vis-à-vis des mathématiques, et pourquoi l'industrie de pointe est-elle peut-être en train de donner une ouverture nouvelle aux mathématiques, en leur permettant d'avoir une action assez directe dans ses nouveaux projets.

Nous partirons de' l'exemple du projet d'avion spatial HERMES, mais il faut élever le débat ; alors vous vous rendrez compte de ce qu'HERMES est en train de démontrer d'une façon claire - parce qu'il s'agit d'un projet ouvert non militaire, qui ne met pas en cause les problèmes nouveaux et secrets de furtivité que l'on a à résoudre sur un avion de type RAFALE -. La méthodologie d'étude d'HERMES est

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MODELISATION E T MATHEMATIQUES PROJET HERMES 151

ouverte, et elle est européenne ; ceci est exceptionnel car elle repose sur la capacité d'échanges entre des scientifiques très nombreux et divers, ce qui n'était pas le cas dans les grands programmes militaires jusqu'à présent. Mais ce n'était pas non plus le souhait des industriels civils car ils avaient eux-mêmes un tel souci de la compétitivité qu'ils gardaient jalousement pour eux les avancées qu'ils avaient faites.

Le programme HERMES est, surtout pour les mathématiciens, exemplaire de quelque chose qui va devenir usuel ou peut-être même le mode normal d'interaction entre Recherche et Industrie dans une Europe technologiquement avancée, ou du moins dans l'Europe technologiquement avancée de nos enfants.

Il y a trois points d'entrée nets dans la modélisation de systèmes complexes avec le formalisme des mathématiques : les mathématiques en premier lieu sont considérées comme un outil d'aide à la formalisation de la modélisation. Parmi toutes les modélisations possibles, il faut choisir celle qui est physiquement acceptable : c'est l'approche qui ne pouvait être suivie il y a une trentaine d'années quand nous essayions de modéliser avec des modèles de collisions dans les équations de Boltzmann des écoulements en gaz raréfiés difficilement mesurables. En second lieu, les mathématiques sont aussi un outil de traitement de modèles discrets ; ceci est une nouveauté introduite par l'usage systématique de l'ordinateur. Autant le premier usage des mathématiques a pu être l'objet de réflexions profondes et nécessaires sur les caractéristiques propres aux équations retenues, autant l'existence, l'unicité ou le choix de bonnes conditions limites sur des équations aux dérivées partielles retenues est tout à fait nouveau. II a été peu traité, mais il y a une école française qui est en ce moment exceptionnelle dans le monde ; et peut-être grâce à elle pour rons-nous faire de bons calculs sur HERMES.

Il y a enfin un troisième rôle des mathématiques, au moins tel qu'on le voit déjà apparaître dans l'industrie en ce moment : on commence à faire des outils d'aide à la décision logique, c'est-à-dire qu'on ne s'intéresse pas seulement aux problèmes plus ou moins continus, ou plus ou moins bien formalisés, ni aux problèmes discrets, mais aussi aux problèmes de logique, soit à tests multiples rationnels (des langages puissants comme Prolog ont été développés dans ce sens pour être plus efficaces que les lourds tests en Fortran), soit: de façon plus profonde à tests globaux de vraisemblance (problèmes de reconnaissance de formes, de langages denses).

BULLETIN DE LA SOCIETE h4ATHEUTIQUE D E FRANCE

152 M. PERRIER

Qu'est-ce qu'un projet avancé et quelle stratégie de développement implique-t-il ? Cette stratégie doit d'abord assurer que l'objectif visé est réalisable ; il y a en effet une grande distance entre les découvertes fondamentales qui le permettent, et un produit utilisable, spécialement si c'est un objet assez complexe comme HERMES. Il y a donc toujours des risques importants à prendre des décisions prématurées, en lançant des programmes qui seraient des échecs. Science et technologie doivent pouvoir dire ensemble si un objet est probablement réalisable à un moment donné : par contre, si l'on attend trop qu'il soit réalisable sans aucun risque, un autre le fera et toute l'expérience de l'industrie montre qu'on ne fera finalement l'objet que s'il est rentable. On ne justifie les dépenses d'un produit de technologie avancée que par une audace mesurée qui fait progresser et la science et la technologie.

Ainsi, dans la vérification de possibilité d'exécution du projet, l'aide des modéliseurs et des mathématiciens est essentielle. Elle intervient à nouveau quand on en a fait une réalisation effective. Faire voler un objet extraordinaire dans l'industrie aérospatiale n'est pas suffisant ; il faut en plus faire quelque chose qui est de l'ordre de la vérification : pourra-il voler régulièrement, sans risques intolérables ? En faisant voler un avion par exemple, on a démontré la faisabilité pour une mission mais non l'inclusion dans le dessin des marges nécessaires vis-à-vis des aléas. Si vous voulez pouvoir prendre l'avion pour New-York régulièrement avec une probabilité de IO-', il faut que l'on se soit posé très sérieusement la question : quels sont tous les aléas possibles ? Qu'est-ce qui ferait qu'on pourrait se tromper, et que vous n'arriveriez pas à bon port ? L'expérience permet d'éliminer les aléas par la recherche systématique des causes des accidents. Ceux-ci ne font plus remettre en cause la connaissance de la physique de base pour les avions classiques mais critiquent les règles de l'art de l'ingénieur.

Si un projet est avancé, il présente au contraire des risques liés à des nouveautés physiquement mal connues. Et s'il présente des risques, ce qui le rend plus intéressant au niveau de l'ingénieur, il est aussi plus dangereux pour le passager et le banquier. Ceux-ci ne raisonnent pas comme vis-à-vis de la recherche ; pour eux, il ne faudrait pas entreprendre de recherche si l'on n'a pas l'espoir de la réussir systématiquement.

HERMES est un exemple de produit avancé non secret parce qu'il n'est pas militaire, et qu'il a été jusqu'à présent l'objet d'un

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MODELISATION E T MATHEMATIQUES PROJET HERMES 153

effort d'ouverture lié au fait que les technologies mises en place, bien que critiques, étaient en fait dans leur application immédiate, ouvertes. Puisqu'on n'allait pas faire des HERMES en quantité énorme, on n'allait pas en produire en marché compétitif. Or , HERMES a pour objectif ambitieux de mettre un Européen dans l'espace ; l'homme est là pour faire des actions intelligentes, en particulier en faisant face à l'imprévu, mais la survie de l'homme nécessite la reconstitution contraignante d'un milieu de vie acceptable.

Ainsi, l'évaluation des aléas est difficile ; elle est cependant nécessaire pour que l'imprévisible de l'homme dans l'espace se transforme en routine maîtrisée de l'homme actif dans l'espace.

Quelles conditions de vol doit rencontrer HERMES ? (pl.1).

Dans une représentation "altitude/nombre de Mach", en fonction de la densité de l'air, la vitesse variable fait que les écoulements autour d'HERMES évoluent des gaz raréfiés (où seuls interviennent les effets des collisions directes de molécules qui ont des libres parcours moyens importants et excluent l'évaluation à partir de l'aspect statistique moyen) jusqu'aux écoulements continus peu visqueux : des équations de Boltzmann aux équations des milieux continus mais avec l'introduction des équations des réactions chimiques, des effets de gaz réels apparaissant pour des gaz à haute température ; en fait, on recouvre à peu près tous les modèles d'écoulement depuis ceux qui interviennent dans tout problème de combustion, jusqu'à ceux auxquels ne s'intéressaient que les spécialistes des gaz raréfiés ou de simulation directe, avec ou sans chaos, voire avec la chimie la plus fondamentale.

En début de rentrée, on suit les molécules une à une mais avant la fin de rentrée est posé le problème le plus complexe des écoulements, celui de l'apparition de la turbulence, c'est-à-dire du passage aux écoulements chaotiques générés par l'instabilité à l'intérieur des couches de cisaillement ; l'équation de Navier-Stokes n'a pu encore être réexprimée dans le formalisme des équations des systèmes dynamiques pour lesquels le passage au chaos est clairement exprimable. Les solutions directes numériques montrent les principales caractéristiques des écoulements turbulents, mais n'ont pas la finesse nécessaire pour couvrir les 5 à 10 ordres de grandeur de variation de la dimension des zones turbulentes, quand elles commencent à se développer.

154 M. PERRIER

Approfondissons le niveau de qualité demandé à la modélisation mathématique des phénomènes. On voit sur la planche 2 un résultat de calcul qui est une reconstitution des températures à la surface de la navette américaine. Ce que nous essayons d'obtenir d'un tel calcul est de vérifier, avec le peu d'éléments que nous avons sur YORBITER, de vérifier finement que les outils, les modèles mathématiques et les modèles de la physique, permettent de reconstituer les températures. Il faut le faire dans les divers régimes de la rentrée : au début pour l'écoulement de gaz raréfié, puis au point le plus chaud, ensuite lors du refroidissement et quand se posent les problèmes de transition à la turbulence. Or , si un seul de ces petits points rouges qui sont visibles à l'intrados ne correspond pas au choix du bon matériau ou à un défaut dans sa réalisation correcte - ici, il s'agit de la fente entre les élevons, les gouvernes de commande de YORBITER, là d'un coin du fuselage - si à cet endroit-là on n'a pas mis le bon matériau, i l se fera une destruction locale durant la demi-heure de très haute température et très rapidement un trou ; or cet avion ne peut être conçu intérieurement, pas plus qu'HERMES, pour résister dans une deuxième coque à une espèce de geyser concentré, une flamme de chalumeau à haute température qui transformerait l'ensemble du contenu du véhicule en un four.

Le public non spécialiste ne se rend pas compte des risques ; les médias lui ont fait ressentir, lors de cet accident déplorable qui a eu lieu sur I'ORBITER, les risques pris et qui se sont révélés critiques par un autre effet de chalumeau lié à une fuite dans les propulseurs au lancement. Pour ce qui concerne ce problème thermique à la rentrée, on peut indiquer que lors du deuxième vol, un défaut clair a été vu par rapport à la modélisation : cette figure a été choisie exprès car elle représente ce que l'on sait faire de mieux aujourd'hui, or elle n'est pas bonne.

Il y a un point chaud qui manque sur ce qu'on appelle les O.M.S. : cette espèce de bosse qui est à l'extrados ; lors du vol, ce point chaud a provoqué la destruction d'une tuile, la création d'un trou, et puis toute la structure derrière a été détruite, mais il s'est trouvé qu'il n'y avait rien d'essentiel à la poursuite du vol dans les équipements qui ont été détruits, par chance, et l'avion est revenu. Une bonne partie des vols de I'ORBITER comprend, à chaque fois, un petit problème comme cela. Donc, il faut que les mathématiciens voient par cet exemple que le jeu actuel des technologies avancées est quelque chose qui est difficile, voire angoissant ; si les ingénieurs se retournent vers tous les cerveaux capables de leur donner les moyens de

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comprendre, c'est vraiment parce qu'on voudrait se placer dans des conditions de sécurité plus raisonnables lorsque l'on met l'homme dans l'espace.

Autre exemple plus simple de mécanique du vol et d'optimisation de trajectoire : dans le corridor suivi par l'avion spatial en coordonnées "altitude et vitesse", il y a une limite qui correspond au plafond : vous ne pouvez pas voler plus haut de façon continue par manque de densité de l'air qui porte l'avion. Et puis vous avez une autre limite vers le bas. Quand vous êtes trop bas et trop rapide, vous êtes trop chaud. En traçant les limites technologiques actuelles, apparaît un rétrécissement local, un petit corridor ; si l'on n'a pu prévoir a l'avance que sa dimension est suffisante vis-à-vis des dispersions de trajectoire, le véhicule n'arrivera pas entier au sol. A cause des paramètres aléatoires de l'atmosphère qui provoquent des dispersions de guidage, une étude doit être poursuivie grâce à l'ordinateur, étude statistique dont les résultats dépendent entièrement de la valeur des outils de simulation non seulement du véhicule mais de la haute atmosphère terrestre.

Ainsi, un vol doit être réévalué après coup pour savoir s'il a rencontré des conditions climatiques exceptionnelles, s'il a franchi un certain nombre de points critiques, et avec quelles marges de probabilité. On en a présenté ici un, mais il y en a d'autres - pour lesquels aussi on vérifie que la réussite entière du projet repose sur une approche par modélisation. Elle est plus nécessaire sur HERMES que sur 1'ORBITER américain qui, étant plus gros, doit résister à des flux plus faibles (les flux varient sensiblement comme la racine carrée des dimensions).

Nous voudrions réussir le dessin aérothermique d'HERMES, dans un esprit différent de 1'ORBITER : l'Europe souhaite le faire le plus petit possible, et en même temps le plus fiable possible. Or, ceci n'est réalisable que maintenant ; ces dernières années seulement, l'ensemble de .la communauté des mécaniciens des fluides, des physiciens, des modéliseurs, des mathématiciens, a suff isarnment progressé pour permettre que la modélisation d'HERMES soit bien faite. Ainsi, la technologie européenne d'HERMES va pouvoir être une technologie de même niveau que la technologie qui se met en place aux Etats-Unis en ce moment pour résoudre les mêmes problèmes. Nous n'avons pas choisi de faire la démonstration d'une technologie avancée : elle n'a pas été faite sur I'ORBITER et elle est typiquement la technologie du futur.

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A l'intérieur de mon Département d'Aérodynamique des Avions Marcel Dassault - Bréguet Aviation, nous avons créé un Service Mathématique, en fait d'analyse numérique. Il est devenu un des quatre Services de base, avec le Service de Mécanique des Fluides, qui correspondrait assez bien au problème de modélisation, et puis avec deux services plus industriels. Cette équipe d'analyse numérique est en relation en France avec une vingtaine de groupes de recherche, et elle est en relation aussi avec une autre vingtaine de groupes de recherche hors de France ; cette ouverture est nécessaire mais rare dans l'industrie. Elle est comparable aux relations de recherche du Groupe de Mécanique des Fluides qui a une tradition très ancienne de collaboration Recherche-Industrie. Ainsi, le support mathématique aux codes de simulation numérique est-il devenu une pierre majeure dans la stratégie industrielle des nouveaux projets.

Si l'on repère rationnellement tous les points critiques d'un nouveau projet du point de vue aérodynamique, et puis si l'on note les limites des moyens expérimentaux (dont la soufflerie), on peut tenter de dire si la prévision sera bonne ou pas bonne, les calculs seront bons ou pas bons de façon à acquérir une certitude suffisante dans la définition : il faudrait démontrer ceci ou cela, etc ... Il faut certes faire une telle liste et on l'a faite sur HERMES avec beaucoup de soin. C'est typiquement le problème de l'industriel de couvrir ces problèmes, mais le problème de l'industriel c'est aussi de savoir avec certitude s'il y a des endroits où il ne sait rien, où il faut qu'il se retourne vers des gens plus compétents que lui, parce qu'ils ont réfléchi depuis longtemps sur un problème physique particulier d'une manière complètement indépendante vis-à-vis du projet HERMES. L'industriel doit raisonner à partir des éléments qu'il doit extraire de l'expérience et du calcul conjugués, c'est-à-dire les efforts aérodynamiques crées par les pressions et les flux générés par les différences de température, les espèces chimiques définissant aussi l'environnement. Ces éléments de définition dépendent de sept paramètres extérieurs, qui sont le nombre de Mach, le nombre de Reynolds, le nombre de Knudsen (il repère la raréfaction mais est dépendant des deux précédents), le rapport des températures fluides-corps, les paramètres repérant les effets de gaz réel et la chimie de dissociation dans l'écoulement ou de recombinaison catalytique sur la surface de l'avion.

Avec un tel nombre de paramètres, une identification complète terme à terme est difficile sans modèle a priori. On ne peut plus extrapoler à partir de quelques essais au sol correspondant à des groupes de paramètres toujours différents du vol. Typiquement, un avion civil est extrapolé en nombre de Reynolds à partir de calculs

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puis d'une vérification globale, au bon nombre de Mach par la simulation en soufflerie avec la géométrie exacte à l'échelle. Donc, extrapolation pour un paramètre comparé à l'extrapolation pour 7 puisque l'on ne peut pas assurer au sol la couverture des Mach et des températures les plus élevées. Avec sept paramètres, il est totalement irréaliste d'extrapoler sans modèle a priori .

La zone couverte par l'expérience, c'est par exemple la petite zone indiquée sur la planche 3 et puis la zone qu'il faudrait vérifier, et qui va être couverte par de la modélisation, c'est la grande zone hachurée, beaucoup plus importante.

Dans la modélisation à deux ou trois paramètres, on fait une maquette d'avion à l'échelle exacte dans une soufflerie, et on extrapole les paramètres au vol pour que le vol ait tous ses paramètres connus. Le modèle est constitué de tables ou de diagrammes assez complets pour fournir une bonne connaissance a priori permettant sur simulateur de vol une bonne prévision du vol. Dans la modélisation à grand nombre de paramètres, on doit modéliser les phénomènes et non tabuler seulement les variations des efforts et des flux avec les paramètres : sur chacun des problèmes élémentaires, on va modéliser l'effet des paramètres en résolvant les équations de la physique du problème. Ainsi va-t-on travailler à trois niveaux, correspondant à ces questions : quels phénomènes physiques sont présents, quel modèle mathématique peut valablement représenter la physique, et quelle est la mathématique discrète qui représente la mathématique modèle, mathématique elle-même du continu ou du non continu selon qu'il s'agit de modélisation continue ou non continue ?

On va donc passer d'une voie de raisonnement qui vérifiait l'objet par lui-même, i.e. l'objet tel qu'il était avec sa géométrie, à une voie de raisonnement où l'on vérifie les éléments qui permettent de définir le modèle. On peut maintenant dresser une nouvelle liste qui cette fois n'a plus rien à voir avec la précédente et qui n'est pas par éléments industriels (nez, gouvernes, dérives ...) ou par thèmes de simulation du mouvement (coefficients de stabilité latérale, longitudinale ...) mais qui est par sujets de recherche, et où l'on retrouve conime par hasard tous les sujets de la mécanique des fluides classique, et puis aussi tous les sujets de l'analyse numérique associés à une reformulation de nombreux problèmes de mathématiques non appliqués. Et à partir de ces deux listes, on va pouvoir établir une certaine collaboration entre l'équipe de Dassault et la Communauté

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scientifique : une certaine relation est créée entre les gens qui font des calculs, les gens qui font de la mathématique, les gens qui font de la physique.

Je voudrais faire ici une petite remarque qui couvre le problème de modélisation en général. Toute modélisation générale de la physique peut être exprimée sous forme d'un modèle formé d'opérateurs : pour HERMES, les équations de l'écoulement font intervenir des opérateurs de divergence (conservation), de rotationnel et de produit vectoriel (termes de force, de travail, d'énergie), de gradient (termes de viscosité, de flux), de changement de repères (termes de convection, d'invariance galiléenne), de Laplacien (diffusion ou dispersion d'énergie) etc ... dans des groupes d'équations aux dérivées partielles couplées que l'on résout numériquement sous forme d'équations discrètes. On peut aussi choisir une modélisation discrète a priori reposant sur des opérateurs matriciels ou des opérateurs ordinaires très simples. Dans ce cas, l'effort du mathématicien est de trouver l'équation continue analogue au modèle discret plus simple et facile à calculer (par exemple avec des réseaux de calculateurs parallèles).

Autour de ce noyau mathématico-physique, la couche scientifique, vous avez un certain nombre de boucles qui permettent de faire converger progressivement votre résolution numérique vers la solution de votre problème de maillage, en couvrant le problème d'optimisation. Tout ce modèle numérique devient ainsi rapidement très complexe et la seule solution rationnelle à son implémentation sur ordinateur, c'est le développement du code en des niveaux successifs de plus en plus complexes.

On part d'un modèle simple que I'on l'enrichit progressivement ; le résultat présenté plus haut dans le cas des températures de 1'ORBITER est obtenu de la façon suivante : la couche scientifique (scientific layer) est une solution des équations d'Euler, sans viscosité, plus des calculs de couches-limites sous forme de deux calculs séparés, qu'on fait séparément parce qu'on suppose que toute la viscosité est dans des couches-limites. Cela constitue un certain niveau qu'on pourrait appeler le niveau zéro. Et le niveau souhaitable pour certifier que I'on a tout pris en compte, est un niveau qu'on pourrait appeler 4, où il y a à peu près tout, du moins tous les éléments physico-chimiques modélisés qui semblent essentiels pour la prévision de faisabilité et l'optimisation du projet. On va ensuite définir des étapes de difficultés. Ce qui est tout à fait caractéristique de la difficulté du projet HERMES, au contraire de ce qui se passe habituellement, c'est

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qu'à ces niveaux de difficultés correspondent des niveaux de difficultés mathématiques et des difficultés de modélisation physique. De plus, c'est seulement quand un niveau est atteint qu'on peut espérer résoudre certains problèmes. Autrement dit, que l'ensemble du calendrier de l'opération est attaché à la réussite du passage d'un niveau à un autre. C'est peut-être la première fois qu'un programme industriel majeur voit certaines de ses étapes essentielles - la décision par exemple de lancer effectivement en fabrication HERMES - attachées à la réussite du passage d'un certain niveau de modélisation à un autre niveau, réussite qui elle-même dépend de la compréhension de la physique et de sa modélisation mathématique.

Il faut revenir à nouveau sur ce problème en précisant ce qu'on appelle la scientific layer. En partant de l'extérieur, on doit trouver dans un gros code industriel un certain nombre de couches successives ; une couche qui fait en général de la géométrie, une couche qui génère des maillages, et ce n'est pas un mince problème de générer cette connexion entre de multiples points, qui ressemblent à un arbre tridimensionnel (on sait que nos connaissances mathématiques sur les arbres tridimensionnels sont faibles) ; ensuite, la gestion de l'ensemble des données qui est de l'informatique classique mais difficile à cause de l'ampleur des données et des limitations imposées par la mémoire de l'ordinateur. Enfin, il y a au centre une couche scientifique qui repose sur de la mécanique des fluides ou de la chimie et de l'analyse numérique. Donc voilà la partie principale, le coeur du programme, mais souvent la plus petite en nombre d'instructions : la scientific layer numérique. Derrière, vous avez une adaptation au travail parallèle. Vous avez un certain nombre de sous-programmes souvent énormes par la quantité d'instructions qui visent à sortir les résultats et à les comprendre, donc à les visualiser, à les comparer ; et puis vous avez des programmes d'interface pour la fabrication de nouveaux groupes de données, de façon par exemple, à transmettre votre information à un autre département, qui, lui, travaillera sur la détermination de l'épaisseur de matériaux isolants.

Un gros code industriel est typiquement compris entre cent mille et cinq cent mille instructions Fortran. C'est un bouquin, un gros bouquin, qui est du Fortran, ce n'est plus écrit à la main, et ce qu'on appelle la scientific layer, au milieu, c'est tout petit, c'est 10.000 instructions. Mais si ce centre n'est pas bon, le reste s'effondre, bien sûr. Vous pouvez faire des tas de maillages, des tas de visualisations de résultats, si au milieu votre modélisation n'est pas validée, tout l'effort industriel est gaspillé.

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Comment essayer de faire progresser cette scientific layer : on va procéder par étapes de recherches. Ce qui a été retenu sur HERMES correspond à trois étapes de trois ans. Pourquoi trois ans ? Parce que c'est une bonne durée pour une thèse, pour une recherche de base comme pour une recherche appliquée. Donc trois étapes qui vont être directement connectées avec les étapes d'amélioration du niveau du code ordinateur. Et puis, un peu avant la f in de chaque étape, on proposera de faire ce qu'on appelle un workshop, i.e. qu'on fait tourner les codes, soit au niveau industriel, soit au niveau de la recherche, et que l'on vérifie où l'on en est sur des cas simples bien documentés et pourvus de leur pendant d'expériences fines et précises autant qu'il est possible.

La Science n'existe pas en publication ou en livre mais comme un ensemble d'instructions Fortran appliquées à un cas qu'on a vérifié expérimentalement et qui donnent un certain résultat. Ce n'est pas tout à fait la même chose. Quand on est industriel, on a une longue expérience de la distance énorme qu'il y a entre la formulation discrète d'une équation ou une formule dans un livre, et un code qui marche couramment, et plus encore un code qui retrouve effectivement avec régularité ce qu'on mesure dans une expérience bien faite.

Dans le programme HERMES, comment ce genre d'interface peut-il être réalisé ? Après la phase initiale, longue de définition contractuelle, ont été choisis des partenaires scientifiques : pour cette première période de trois ans, il y a quarante groupes de recherches en mécanique des fluides, et trente-sept groupes en analyse numérique et en mathématiques. A eux de poser aussi des questions à leurs collègues plus fondamentalistes ou plus spécialistes sur des points limités. Cela représente donc au total un peu moins de quatre vingts personnes responsables scientifiques et un nombre plus élevé de thésards.

Ce ne sont pas toujours de gros groupes qui travaillent. Quand on dit 37 sujets de recherche, cela signifie en général un grand spécialiste de la question, plus un thésard ou peut-être deux thésards au maximum, mais pour les thèses expérimentales, il faut souvent un support technique considérable. Ce sont cependant, en général, de toutes petites unités, où l'apport personnel est prépondérant, parce que les problèmes à étudier sont très pointus, et si vous avez des problèmes très pointus, vous ne les résoudrez pas en mettant quarante personnes ensemble, car il n'y a pas quarante experts de la question et il n'y a

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pas une personne qui puisse diriger quarante personnes pour arriver à organiser correctement ou faire avancer plus vite les choses. Il faut un temps déterminé, il faut des hommes. Tout ceci repose sur les hommes.

Derrière chacune de ces trente-sept actions plus mathématiques qui couvrent les problèmes posés par la résolution des équations d'Euler, puis de Navier-Stokes et jusqu'aux équations de Boltzmann, il y a ces trente-sept petits groupes de recherche qui sont en train d'apporter chacun leur pierre à l'édifice. Ils sont répartis partout en Europe. Un petit exemple : nous avons eu une réunion de toutes ces personnes à Stuttgart, il y a un mois, et dans cette réunion, si je prends le groupe qui travaillait sur Boltzmann, composé de gens de 1'Ecole Normale Supérieure de Paris, d'Allemands de Kaiserslautern et d'Italiens, ce groupe a pu avancer sur un sujet qui était à l'abandon depuis plusieurs années et sur lequel les spécialistes des mathématiques fondamentales, de l'analyse numérique et de la physique ne s'étaient jamais rencontrés ! Pour permettre aux équations de Boltzmann d'avoir un noyau de collision plus réaliste c'est-à-dire d'être plus près des problèmes de haute température, il fallait cette rencontre. Or , le fait de ne pas tirer au sort de façon aléatoire les collisions mais de tirer d'une façon bien précise les molécules a priori vient de faire passer une convergence qui était en 6, comme toutes les convergences aléatoires, en une convergence en n ; cela veut dire qu'on va pouvoir enfin calculer des cas réalistes tridimensionnels. Auparavant, on ne pouvait pas calculer mais seulement faire des estimations grossières car l'ordre de grandeur de ce qu'on pouvait calculer correspondait à des temps de calcul irréalistes dans le cadre du programme. Il fallait réunir un spécialiste des modélisations internes à Boltzmann, et un mathématicien bon connaisseur des équations aux dérivées partielles complexes, prêt à aborder peut-être l'effet de l'introduction de termes aléatoires. Ainsi dans cette période de trois ans, on espère élever le niveau technologique européen en élevant le niveau des connaissances scientifiques aussi bien en mathématique qu'en physique.

Autre remarque : si l'on note sur une carte les lieux où s'effectue la recherche, on retrouve des endroits à haute industrie et à haut niveau de recherche mais aussi des zones parfaitement désertes en industrie. L'apport scientifique n'est pas centralisé, il est même non négligeable dans des pays non industrialisés, ce qui est un espoir pour l'Europe de demain. Pour valider l'effort effectué, une seule méthode : organiser des w o r k s h o p tant expérimentaux que théoriques ; les cas tests seront-ils faciles à calculer au bout de 3 ans ? Les plus simples bidimensionnels (effet de rampe par exemple) seront alors remplacés

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par les plus complexes (double ellipsoïde, schématisation d'HERMES). Il ne faut pas surestimer le niveau de qualité de nos calculs actuels. Un récent workshop américain sur un calcul de flux en hypersonique a vu 9 sur 10 des participants fournir des résultats trop éloignés de l'expérience pour mettre en cause les mesures, et il s'agissait d'hypersonique froid ! Sur les dix réponses, une seule avait un semblant de similitude avec le résultat expérimental, c'est-à-dire était dans une bande raisonnable, de l'ordre de 5 à 10 pour cent en flux à partir d'une simple résolution des équations de Navier-Stokes. Simplement le fait de s'être placé à nombre de Reynolds élevé laminaire dans des conditions un peu exotiques à Mach 10 à un peu haute température a fait qu'il y avait des gens responsables d'erreurs locales de trois cent pour cent dans les flux ; on ne peut pas définir HERMES avec une méthodologie qui ferait une erreur maximum de trois cent pour cent sur les flux.

Un effort un peu analogue doit aussi être fait sur les mesures expérimentales, il faut simplement que vous le sachiez. Et j'insiste aussi sur le fait que les industriels ont un peu tendance à bousculer le CNES qui a du mal à admettre qu'on souhaite faire une démonstration en vol avec un petit véhicule à petite échelle, parce que dans ce magnifique programme HERMES toute la nouvelle technologie est davantage construction intellectuelle que réalité éprouvée. Dans le domaine de l'ingénieur, il faut vérifier qu'on n'a pas oublié des problèmes lors de la définition. Donc tout industriel responsable a une certaine tendance à dire qu'on démontrerait bien la technologie européenne si on faisait, peut-être avant HERMES, un véhicule à échelle plus petite sur lequel on pourrait vérifier qu'on ne s'est pas trompé. On peut aussi imaginer d'autres stratégies, mais elles devraient être très prudentes pour ne pas risquer la vie des astronautes. Redisons à nouveau que c'est peut-être la première fois qu'un programme majeur est attaché à des délais qui .sont comme des feux rouges technologiques ou des feux rouges scientifiques. Si vous ne réussissez pas à passer au niveau trois ou quatre, il vaut mieux s'arrêter, il vaut mieux retarder le programme que de continuer à bâtir un véhicule dont la réussite n'est pas assez certaine.

Une autre méthodologie qui a été mise en place pour la première fois avec HERMES est la méthodologie dite en anglais des alternate methods : l'équipe qui modélise et qui construit le gros code Fortran peut faire un certain nombre de choix ; il n'est pas évident que ces choix soient judicieux. C'est-à-dire que même si chacune des 77 actions de recherche ou des 37 actions de recherche en analyse

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numérique a recommandé telle direction, elles ne vont pas définir de façon unique la méthode de résolution, sans simplification du modèle ; pour prédire correctement la pression en tel point de l'avion peut-être faut-il recommander par exemple un schéma TVD, un limiteur de Roe etc ... Mais ce qui est recommandé en général marche mieux dans un tel endroit et un peu moins bien ailleurs, etc ... Et il y a des méthodes qui ne sont pas bonnes mathématiquement mais inévitables pour des raisons de coût, donc il reste une grande dispersion possible des résultats, ce que l'on voyait bien dans le workshop de Langley auquel je faisais allusion : il y avait 10 personnes qui avaient fait 10 codes différents par leurs réponses. La méthodologie retenue est telle qu'un certain nombre d'industriels font tourner des codes différents à partir certes de la même physique de base mais non de la même modélisation ; chacun fait son propre code et son propre choix de méthode, de façon à obtenir un résultat (peut-être un peu différent) qui puisse porter d'une certaine façon la contradiction aux autres résultats. Actuellement ont été retenus pour ces alterizate methods MBB et DORNIER en Allemagne et SAAB en Suède. Nous chez Dassault, nous avons retenu le code maximum puisque nous sommes les responsables de l'intégration globale, donc nous devons être capables des calculs maximum ; pour Dassault l'objet le plus complexe au niveau de la modélisation doit pouvoir être calculé avec une approximation par éléments finis capable de prendre en compte tous les détails géométriques, mais d'autres vont prendre des méthodes plus simples qui peut-être risquent de nous poser des questions nouvelles par leur meilleure véracité relativement à des expériences. Avec leurs codes, les industriels des alternate methods proposeront donc des modifications ou des améliorations du dessin initial fort utiles ainsi qu'une justification de ces améliorations lors d'essais partiellement comparables puisque nous savons que les moyens au sol sont insuffisants. Ces essais en fait valideront le modèle et non l'avion.

Je voulais dire aussi un petit mot sur la notion de progressivité. La progressivité de l'acquisition des connaissances est intuitive, bien que les résultats de la science soient complètement discrets ; de même, le travail d'amélioration progressive de la définition d'une forme est quelque chose qui est relativement continu et résulte en fait de ce processus d'amélioration continu des connaissances. Donc, il y a un effort systématique à faire pour que les participants au programme HERMES ne cessent pas d'améliorer leur niveau scientifique et technologique. Ainsi, des équipes doivent être développées puis maintenues avant qu'elles diffusent, en les assurant, les retombées

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technologiques du projet. Le manque d'équipes formées ne peut être pallié que par un effort d'éducation continu des équipes avancées mêlant leur travail de recherche et le travail de transmission des acquis.

Parlons maintenant d'une courbe qui exprime le progrès continuel des capacités de calcul ; quand on veut évaluer la quantité de calcul nécessaire à une simulation d'écoulement complexe, l'unité

12 réaliste majeure, dont on ne parle pas assez est le teraflop : soit 10 opérations flottantes. C'est l'unité typique du monde de la simulation numérique avancée et ce que l'on doit savoir c'est que, chaque 10 ans, son coût est divisé par 3 à 4. L'évolution actuelle des puissances maximales des superordinateurs est telle qu'on gagne un facteur 10 , un ordre de grandeur en nombre de teraflop fabriqués pendant un temps donné, en sept ans. C'est-à-dire que dans la durée d'un programme de développement d'avion, le nombre de calculs qu'on va pouvoir effectuer va être multiplié par 10 ; il faut donc avoir une vue dynamique de l'impact des calculs au cours du programme HERMES ; ceci veut dire aussi que le programme qui sera utilisé pour la validation finale d'HERMES, doit être certifié maintenant ; il doit commencer à tourner au niveau industriel dès maintenant. Cette remarque montre un déséquilibre énorme entre les besoins de la recherche et les besoins de l'application, puisque les besoins de la recherche actuelle doivent préparer jusqu'au niveau de tests significatifs les besoins de l'application dans dix ans : un gros effort doit être fait pour que les calculs de validation et de compréhension d'aujourd'hui soient à un niveau suffisant pour permettre en fait, à un coût final plus faible, la validation des projets de demain. Le teraflop est le niveau correspondant dès aujourd'hui à la capacité de calculer un ORBITER ou un HERMES. On donne sur la planche 4 un exemple où figurent les mailles du calcul que font apparaître les irrégularités de gradients. C'est un calcul d'échauffement : c'est typiquement un calcul d'un teraflop ; ce teraflop correspond actuellement sur un gros ordinateur ou un superordinateur à une nuit de calcul, donc c'est un calcul tout à fait accessible. Sur un avion militaire comme le RAFALE, on dépense en ce moment autant en ordinateur qu'en essais en soufflerie. Sur HERMES, on va dépenser un peu plus en calculs qu'en essais. Mais si on était logique avec le poids plus élevé des phénomènes accessibles seulement par le calcul et si l'on comptait le support scientifique, on dépenserait beaucoup plus en calculs qu'on ne dépenserait en essais. Et ceci est une tendance générale, liée au fait que si on veut modéliser des phénomènes complexes tridimensionnels, il faut un certain niveau de calcul qui est à peu près le teraflop. Un

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modèle physique, qui s'exprime en code Fortran sous forme d'un modèle numérique discret, nécessite une vérification continuelle et relativement fine, soit sur les exemples expérimentaux de la physique, soit sur l'application industrielle elle-même pour vérifier sa vraisemblance.

Voici un petit exemple tout simple : deux calculs avec des modèles différents d'échauffement sur des projets HERMES. On ne trouve aucune surchauffe à tel endroit précis quand on prend un modèle d'ordre zéro très simple, mais dans le cas où l'on prend un modèle plus sophistiqué (Euler plus couche limite) on trouve un problème d'échauffement local.

Le modèle le plus simple de modélisation des écoulements hypersoniques est Euler ; simplement, il faut ajouter des équations d'état plus réalistes à haute température que le modèle de gaz parfait isentropique, d'où ces équations complémentaires relatives aux gaz réels : mais ces petits termes supplémentaires ont une constante de temps extrêmement courte. Comme les problèmes analogues de réactions chimiques, ils induisent ce que l'on appelle des sti f f -probIems systèmes couplés d'équations différentielles à coefficients extrêmement variables. Telle équation gar exemple aura

3 des coefficients multipliés par un facteur 10 ou 10 par rapport aux constantes typiques d'intégration nécessaire pour les équations de base ; ainsi un comportement asymptotique doit se faire à deux échelles. Quand les forts gradients d'une part des variables associées à des équations molles co'incident avec les faibles gradients des équations plus raides, il y a couplage étroit et toute la solution en est modifiée. La question est alors : peut-on approcher par des termes complémentaires réalistes la perturbation des équations les plus molles ou doit-on obligatoirement intégrer avec le pas le plus faible ? La modélisation des termes des équations raides est une nécessité pour

6 éviter des calculs 103 ou 10 fois trop longs. Toute modélisation évite ainsi de prendre en compte les pas de calcul adaptés à l'atomistique pour un phénomène macroscopiquement plus lent. Une des voies est l'approche stochastique suivie de théorèmes de la moyenne cohérents.

Il faut aussi entrer plus en détail dans le problème des maillages. On peut donner un petit exemple sur le problème des maillages que vous avez vu apparaître continuellement. Supposez que vous vouliez obtenir avec précision la position d'un choc en hypersonique. L'idéal avec un maillage variable serait d'avoir un maillage très serré autour du choc et très lâche ailleurs ; ce choc serait d'autant plus étroit que le

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maillage serré le serait et en taille et en orientation. On donne un agrandissement d'une petite zone autour du choc où ceci est réalisé ; il n'y a pratiquement pas de mailles ou très peu hors de la discontinuité. Problème : trouver un algorithme de calcul qui met en place le maillage sous forme d'un ensemble de points bien disposés avec l'ensemble des connexions entre les différents points. Les connexions elles-mêmes aident à définir le choc : des segments bien choisis dans leur orientation précisent mieux le choc qu'une simple augmentation de la densité des points : le critère d'un bon résultat est tensoriel. Ce critère n'est déjà plus simple mais vous allez voir qu'il y a un problème de principe sous-jacent : considérons un résultat de sous-maillage sur HERMES. Cest très bien parce qu'effectivement le choc de départ est très grossier ; on raffine et on trouve un choc très f in , et puis on trouve un petit choc qui n'était à peu près pas visible auparavant. Mais alors si vous faites cela en partant d'un maillage qui est trop grossier, vous risquez de ne pas repérer un quelconque gradient là où finalement il faudra raffiner : le maillage grossier peut ne rien trouver. Donc si vous n'avez pas fait une exploration suffisante de tout votre problème, vous ne pourrez jamais extraire les difficultés raides du problème. On vient de mettre en évidence l'un des problèmes majeurs de tout ce qui est la modélisation : qui dit modélisation dit aussi processus imposant sa propre grille de lecture de la physique modélisée. Et sans une surveillance détaillée et une souplesse d'auto-ajustement du maillage aux gradients de celle-ci, on génère de fait une incapacité à saisir tous les imprévus. L'expression mathématique de critères précisant le comportement local des solutions des équations aux dérivées partielles est un besoin urgent ; peut-être des travaux déjà bien clarifiés de géométrie différentielle devraient-ils fournir de tels critères relatifs aux caustiques ou autres singularités des champs de vecteur associés aux surfaces singulières solutions. Ainsi, la sélection de meilleurs maillages est à la rencontre des mathématiques du continu et des mathématiques de la décision.

Un élément essentiel de l'apport des mathématiques encore à développer est relatif au problème de la modélisation de la turbulence en mécanique des fluides, turbulence qui est compliquée dans le cas hypersonique par une tendance à l'anisotropie augmentée : le chaos correspondant garde cependant trace des conditions aux limites qui l'ont généré et en moyenne des effets macroscopiques cumulés résultant des équations de Navier-Stokes. Ainsi, tout progrès dans l'analyse des propriétés des EDP à coefficients stochastiques, tout progrès dans la définition des modes d'instabilités moyens et de leur interaction comme résonateurs générateurs de chaos, et toute avancée mathématique dans

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MODELISATION E T MATHEMATIQUES P R O J E T HERMES 167

l'extraction d'ensembles flous, spécialement comme superposition d'objets fractals, permettra de modéliser mieux ce qui est le plus complexe et le plus fascinant dans ce mélange d'ordre et de désordre propre à la turbulence des fluides.

Une des caractéristiques de la modélisation des fluides, qui apparaît encore plus complexe dans les fluides turbulents réactifs, est la complexité des effets de changement de repère : l'expression de lois simples en variables de Lagrange entraînées par l'écoulement local, transposées dans un repère fixe d'Euler, donne des effets de convection, des forces de Coriolis liées aux écoulements tourbillonnaires. Cette complexification est très nette quand on repère les vitesses relatives de phénomènes à l'échelle atomique, par exemple la stabilité de fronts de flammes, mélangés à une approche probabiliste. A ce point de vue, la relative stabilité dans l'espace relatif aux corps limités par l'intervalle étroit choc-corps des phénomènes chimiques à la rentrée d'HERMES en fait une bonne introduction aux phénomènes plus complexes de flammes libres. Par contre, les décollements turbulents en air dissocié font apparaître la coexistence de zones à entraînement moyen très variable dans les bouffées turbulentes.

En conclusion, il me semble qu'il faut insister sur deux axes de recherche particulièrement importants pour la modélisation future : l'apport de la logique mathématique et celui de la mathématique des processus aléatoires. Résoudre des problèmes de pure logique est un objectif déjà présenté dans les exemples du problème du maillage ; il est nécessaire aussi pour des problèmes plus généraux incluant la génération des réseaux électriques complexes et le contrôle de leurs erreurs : éviter l'erreur du repliement de maillage, du croisement de fils. L'un et l'autre sont des arbres tridimensionnels pour lesquels il faut éviter les recensements systématiques, les tests de logique correspondants sont en n!. La découverte d'approches nouvelles moins logiques et plus intuitives est donc essentielle, de la même façon que la vraie intelligence artificielle doit s'éloigner de la pure logique déductive complète pour la réserver à des sous-ensembles et gérer la complexité par un langage symbolique global flou mais riche en analogie comme le langage naturel. Alors la programmation de méthode heuristique deviendra plus conviviale.

La mathématique des processus aléatoires est surtout présente dans la pratique du calcul d'HERMES par la recherche d'une formulation des équations de Boltzmann avec chimie et interaction

BULLETIN D E LA SOCIETE MATHEMATIQUE D E FRANCE

M. PERRIER

avec l'interface d'une paroi. C'est cette reformulation qui permettra une approche plus puissante que la moyenne exagérée contenue dans l'approche thermodynamique globale. Les mathématiques permettront alors d'extraire les lois de comportement des fluides moyens et les formulations correctes des conditions aux limites équivalentes dont le besoin est évident pour une modélisation réaliste non seulement comme en turbulence des petits tourbillons, mais des effets macroscopiques des phénomènes ayant lieu 2 la taille des molécules ; on couvre un énorme intervalle de modélisation de l'échelle atomique à l'échelle des plus gros tourbillons : comment ne pas oublier les effets macroscopiques indirects liés à l'homogénéisation mathématique des différentes échelles ? Ceci sans perdre de vue que l'aspect moyen de l'écoulement doit être complété par une évaluation des fluctuations probables : les plus lentes au moins, voire les structures quasi-stables locales, peuvent détruire les matériaux d'HERMES localement alors que les valeurs moyennées en temps et espace resteront acceptables.

Dans ce survol de l'apport des mathématiques au projet HERMES, il semble que l'on couvre une bonne part des efforts mathématiques actuels. On ne peut dire que l'aboutissement de la totalité de ces efforts est requise pour l'aboutissement heureux d'HERMES, mais leur rôle pour les points critiques est essentiel : déjà actuellement en f in de la première année de recherches, orientée vers l'aide à la meilleure connaissance des points critiques, on a vu des retombées importantes des mathématiques sur la façon de concevoir la simulation à ses différents niveaux. Les exigences de performances et de sécurité requises par la fabrication d'un avion spatial destiné à emmener l'homme dans l'espace de façon routinière, et les progrès récents des mathématiques permettent dès aujourd'hui de faire d'HERMES un programme exemplaire, image de la future interaction accrue entre la recherche de base et l'industrie.

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MODELISATION E T W T H E W T I Q U E S P R O J E T HERMES 169

P l a n c h e 1

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M. PERRIER

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Planche 3

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LES MATHEMATICIENS DANS L'INDUSTRIE

B. Angeniol - Responsable Service Intelligence Artificielle Thomson- CSF/DSE

J.L. Stehle - Professeur Ecole Centrale, détaché du centre de Recherches IBM

R. Douady - Ingénieur Matra Espace

J. Brun - Directeur Intelligence Artificielle GSI TECSI

G. Ruget - Directeur Technique Division Avionique - Thomson-CSF

J. Canetti - Responsable des Ventes d'Electricité pour les Grosses Entreprises d u Secteur Chimique et Petrochimique

EDF

G. Paretti - Directeur Département Informatique Thomson- CSF/DSE

Thèmes abordés

1. UTILISATION DES MATHEMATICENS DANS L'UNDUSTRJLE

L'expérience prouve que dans de nombreux domaines industriels, notamment ceux utilisant des techniques de pointe, un manque de culture mathématique peut conduire à s'engager dans des impasses. De plus, l'absence de connaissances théoriques peut amener à réinventer des algorithmes connus, et à perdre beaucoup de temps dans des tâtonnements aveugles.

Néanmoins, la place du mathématicien dans le contexte industriel n'est pas facile à trouver : soit i l se place à l'extérieur de Ia structure utilisatrice (consultant, société de service), et il risque de ne pas pouvoir intervenir sur les nombreux problèmes que l'industriel n'est pas capable de formaliser ; soit il se place à l'intérieur de la structure (le plus souvent celle d'un grand groupe industriel), et il lui sera plus difficile de convaincre les utilisateurs de l'intérêt des techniques novatrices qu'il propose.

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

172 B. ANGENIOL ef al.

II. LE POINT DE VUE DE L'INDUSTRIEL

La perception initiale du mathématicien par l'industriel comporte souvent une nuance péjorative : c'est un oiseau rare, original, aux compétences très particulières, dont on met en doute les capacités d'intégration, voire les qualités humaines.

Néanmoins, il suscite aussi un intérêt important par le potentiel intéressant qu'il amène ; on épiera avec attention sa capacité à aborder les problèmes concrets, la qualité de son contact, sa pédagogie vis-à-vis des autres ingénieurs ; c'est au mathématicien de se vendre et de montrer qu'il est capable de combler le hiatus existant entre théorie et applications.

III. LE POINT DE VUE DU MATHEMATICIEN

Les motivations du mathématicien désireux de s'intégrer dans un cadre industriel sont diverses :

- écarts de salaire entre industrie et université - ralentissement des carrières au CNRS et à l'université - désir d'avoir un contact avec des applications concrètes - souci d'une plus grande intégration sociale - dés i r de travailler en équipe, de rompre l'isolement du

chercheur - désir de se soumettre à une "épreuve de vérité".

Le mathématicien passant dans l'Industrie commence le plus souvent par travailler dans un domaine technique ; sa carrière industrielle sera d'autant plus réussie qu'il saura évoluer vers un domaine dans lequel il aura une plus grande ouverture sur l'entreprise.

Sa capacité d'évolution de carrière dépendra beaucoup de son aptitude à travailler en équipe, à affronter les problèmes concrets, à renoncer en partie à la liberté totale qu'il a connue dans la recherche (mais qui peut aussi être pesante) et à savoir prendre des décisions sans avoir toutes les données du problème en main.

Il devra enfin accepter le choc culturel lié au passage dans un univers plus incertain, où l'évaluation de son travail sera faite de

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LES MATHEMATICIENS DANS L'INDUSTRIE 173

manière plus continue qu'auparavant ; il devra y trouver les motivations pour se mettre au service d'une collectivité capable de reconnaître son effort.

IV. L E POINT DE VUE DE YUNIVERSITE E T DU CNRS

L'impression ressentie par tous les mathématiciens travaillant dans l'industrie quant à l'attitude de l'université et du CNRS vis-à-vis des passages vers l'industrie, est celui d'une indifférence totale, voire d'une satisfaction quant à la libération d'un poste.

L'image de l'entreprise chez les mathématiciens n'est pas bonne ; la plupart sont réticents devant toute idée de collaboration, ils ne sont pas prêts à se laisser imposer des thèmes de travail. De plus, la valorisation dans le milieu mathématique de travaux faits dans le cadre de contrats pour l'industrie est très difficile.

V. FORMATION MATHEMATIQUE - COMPARAEON AVEC L'ETRANGER

La nécessité d'une forte culture générale mathématique pour le mathématicien travaillant dans l'industrie est reconnue de façon unanime. Les avis sont plus partagés sur l'utilité d'avoir eu une activité de recherche, et sur l'existence de domaines "privilégiés" pour les applications industrielles.

La coopération entre universités américaines et industriels américains est beaucoup plus forte que celle qui existe en France. Néanmoins, le milieu des chercheurs en mathématiques américains semble assez réservé vis-à-vis des coopérations directes.

VI. LES DOMAINES D'UTILISATION DES MATHEMATIQUES DANS L'INDUSTRIE

POSSBILITES D'UTLLISATION D'UN MATHEMATICEN DANS L'INDUSTRIE (Raphaël Douady)

L'évolution de plus en plus rapide des sciences et des techniques au cours de ce siècle amène les industriels travaillant dans le domaine des technologies de pointe à collaborer de plus en plus avec des chercheurs scientifiques et, en particulier, des mathématiciens. Le but de cette note est de montrer à quels niveaux de la recherche

BULLETIN D E LA SOCIETE MATHEMATIQUE D E FRANCE

174 B. ANGENIOL et al.

industrielle l'apport du mathématicien peut être fructueux et de faire le tour des différents domaines dans lesquels ses compétences seront mises à profit.

1. Différenis niveaux

a. Recherche fondamentale -

Dans certaines branches des mathématiques, la recherche fondamentale débouche sur des découvertes physiques, puis sur la création de nouvelles technologies, de nouvelles conceptions de machines et de nouvelles méthodes d'étude et de décision.

A titre d'exemple, citons rapidement les lasers à électrons libres, les ordinateurs multiprocesseurs, les lois de finances, les statistiques, etc.

b. Recherche à application industrielle directe -

Dans certains cas, la technologie industrielle est source de problèmes de nature scientifique, qui requièrent des compétences dépassant celles des ingénieurs habituels et nécessitent de faire appel à des mathématiciens. Il s'agit, entre autres, des problèmes d'optimisation de commande pour des systèmes dont le comportement est régularisé par une équation différentielle ordinaire ou aux dérivées partielles (raffineries pétrolières, aéro/hydrodynamique, manoeuvres spatiales, etc...), de l'établissement de normes de sécurité (architecture, centrales nucléaires, etc...), de la conception de logiciels (études en amont). II y a encore bien d'autres applications.

5 Démonstration de faisabilité et 80pt iml i té

Le mathématicien sera à même, lors de la conception de certains systèmes, de prouver leur faisabilité et i'optimalité de certains choix, fournissant de solides arguments de vente de ces systèmes. Ce rôle sera utile en optique géométrique, en informatique, en traitement du signal, en résistance et dynamique des matériaux, en commande optimale, etc ...

d. Conseil -

Il arrive souvent que des industriels doivent faire appel à des consultants en mathématiques afin de résoudre tel ou tel problème qui s'est érigé sur leur route.

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LES MATHEMATICIENS DANS L'INDUSTRIE

e. Contact -

Actuellement, en France, le milieu industriel et le milieu scientifique sont encore séparés par des barrières trop imperméables, alors qu'à l'intérieur du milieu scientifique, et d'une discipline à l'autre de celui-ci, les contacts sont nombreux et bons.

Le chercheur scientifique, et en particulier le mathématicien, qui a, de par sa formation initiale, quantité de connaissances dans le monde de la recherche scientifique, est un intermédiaire précieux pour les industriels devant faire appel à des scientifiques, quel que soit le domaine scientifique requis (physique, chimie, biologie ...).

2. Interaction entre mathématiciens et ingénieurs

En général, un mathématicien a une vision très synthétique des problèmes techniques. Ceci lui permet de faire économiser à son entourage du temps de réflexion et d'ordinateur.

Son recul et son habitude de certaines techniques mathématiques (en analyse numérique par exemple) lui donnent la clairvoyance nécessaire por détourner ses collaborateurs d'éventuelles impasses, limiter les domaines d'applicabilité des méthodes standard, les améliorer et élaborer de nouvelles stratégies adaptées aux problèmes posés.

C'est aussi grâce à cet esprit de synthèse qu'il saura dégager des arguments simples et précis dans le choix des options et des paramètres d'un système à l'étude.

Enfin, on ne doit pas négliger son activité pédagogique, organisée ou non, en particulier auprès des jeunes ingénieurs.

3. Domaines d'application des mathématiques

Nous tentons ici de classer les grands domaines des mathématiques pouvant s'appliquer le plus directement possible aux problèmes de l'industrie. Une classification de cette nature ne peut être qu'incomplète, imprécise et parfois un peu arbitraire, car elle dépend constamment des progrès récents des sciences et des techniques. Aussi nous ne prétendons pas à l'exhaustivité, ni à l'immuabilité de la répartition.

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

176 B. ANGENIOL et al.

a Analyse, mécanique, physique, géométrie -

m Analyse numérique et simulation :

. Efficacité et limites des méthodes

. Améliorations

m Mécanique, dynamique :

Mécanique céleste et du solide Mécanique des fluides Aérodynamique Dynamique des matériaux Météorologie

m Physique :

. Acoustique

. Météorologie

. Electro-magnétique

. Mécanique quantique

. Physique des solides et autres milieux, cristallographie.

Architecture

. Géométrie

. Statique

. Résistance des matériaux

m Géométrie :

. Optique

. Cinématique (mouvements de corps divers, surfaces de roulement)

m Optimisation :

. Commande optimale

. Contrôle en boucle fermée

b. Informatique théorique, algèbre, automatique -

m Informatique :

. Nouveaux calculateurs (multiprocesseurs)

. Structure de logiciels

. Simulations, temps réel

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LES MATHEMATICIENS DANS L'INDUSTRIE 177

Intelligence artificielle, systèmes experts Robotique

m Filtrage, commande

m Traitement du signal, de l'image

Codage Compression Chiffrage

c. Probabilité et statistiques -

m Gestion :

. Economie et finances

. Gestion financière

. Recrutement

m Contrôle de qualité

. Tests

. Echantillonnage

. Spécification, évaluation

m Informatique :

. Accélération de procédures

. Logiciels

m Traitement du signal

m Contrôle stochastique, filtrage

4. Conclusion

Le mathématicien, et plus généralement le scientifique, se distingue de l'ingénieur courant tant par sa forme d'esprit que par ses méthodes de travail.

La collaboration, entre les deux, de quelque nature qu'elle soit, montre et continuera de plus en plus à se montrer enrichissante pour ndustriel et stimulante pour le scientifique. Cette collaboration est

fructueuse dans des domaines aussi variés qu'étendus, à tous les niveaux de la recherche depuis la plus fondamentale jusqu'à la plus pratique.

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

LES LABORATOIRES DE MATHEMATIQUES A L'INTERFACE DES APPLICATIONS

J-C. Nédélec (Directeur du centre de mathématiques appliquées

de 1'Ecole polytechnique)

Participants :

A.Y. Leroux, Professeur de mathématiques à l'université de Bordeaux1 M. Maxant, Chef du département mécanique et modèles Numériques,

Service Informatique et Mathématiques Appliquées, Electricité de France, Clamart.

J.L. Nicolas, Professeur de mathématiques à l'université de Limoges J.P. Puel, Professeur de mathématiques à l'université d'Orléans,

Responsable du FIRTECH Calcul scientifique (Université Paris VI)

C. Saguez, Directeur général de la société SMULOG J. Tourneur, Chef du secteur informatique de calcul en électro-

magnétisme, Thomson- CSF.

Objectifs : Pendant les quinze dernières années, un certain nombre de liens se sont noués entre des laboratoires universitaires de mathématiques et des services d'étude (ou des laboratoires) industriels. Ceci résulte de l'émergence de nouveaux besoins chez les industriels, de plus en plus confrontés à la concurrence internationale. Afin de rester compétitifs, ils ont cherché à développer des compétences en Calcul Scientifique, Simulation, CAO, Cryptographie, etc..

Nombre de mathématiciens universitaires ont répondu à cet appel de plusieurs façons. D'une part les besoins ainsi exprimés sont devenus des thèmes de recherche très actifs qui ont fait apparaître de nouveaux problèmes pour les mathématiciens. Ces recherches ont été souvent l'occasion de contrats entre le laboratoire et l'industriel.

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LES LABORATOIRES DE MATHEMATIQUES ... 179

D'autre part des DEA spécialisés se sont développés, qui sont l'occasion de nombreux autres liens : stagiaires et thésards dans les entreprises, embauches.

Le but de la table ronde est d'illustrer par un certain nombre d'exemples les différents aspects de ces collaborations. Le temps imparti étant limité, il est clair que seule une petite part de cette activité sera présentée. Nous espérons cependant faire prendre conscience des enjeux importants liés à ces recherches et mettre en évidence leur développement particulièrement rapide. La complexité croissante des problèmes abordés rend l'intervention du mathématicien indispensable.

Présentons rapidement les contributions :

M. Leroux présente les mathématiques appliquées à l'université de Bordeaux 1 et plus précisément l'activité en calcul scientifique.

M. Maxant traite des activités mathématiques aux Etudes et recherches de l'EDF. Il faut souligner le rôle historique qu'a joué cet organisme au début du calcul scientifique en France.

M. Nicolas est le créateur du DEA de cryptographie au département de mathématiques de l'université de Limoges, dont l'originalité a permis d'établir des liens avec le secteur bancaire.

M. Pue1 explique ce qu'est le FIRTECH CALCUL SCIENTIFIQUE. Cette nouvelle structure a pour but de favoriser les liens Université-Industrie. Elle est liée au DEA d'analyse numérique de l'Université Paris VI (Directeur : P.A. Raviart) qui est le plus gros DEA de mathématiques en France.

M. Saguez présente l'entreprise SIMULOG de création récente avec pour objectif initial la commercialisation de logiciels de calcul scientifiques développés dans un contexte universitaire (INRIA et PARIS VI).

M. Tourneur est le chef d'un groupe spécialisé dans les calculs d'électromagnétisme à Thomson-CSF. Ce type de simulation connaît actuellement un développement très rapide.

1. CRYPTOGRAPHIE ET OPTIMISATION A L9WIVERSITE DE LIMOGES par J.L. Nicolas

Le développement des applications des mathématiques à Limoges est le frui t du hasard et de la nécessité.

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180 J-C. NEDELEC et al.

Au commencement : Deux équipes de recherche : des théoriciens des nombres intéressés par les ordinateurs, et des spécialistes d'analyse non linéaire et d'optimisation.

Le hasard : La découverte par Rivest, Shamir, Adleman, d'un nouveau système de cryptographie (c'est-à-dire transmission secrète des messages) basé sur les nombres premiers.

Le grand intérêt porté à ce système ouvre aux applications une partie des mathématiques restée jusqu'alors très classique : la théorie des nombres, et la théorie des courbes elliptiques.

Les entreprises (banques, matériel informatique, télé- communications, armée) font appel à des mathématiciens pour assurer la sécurité de leurs transmissions.

La nécessité : En enseignement, notre licence et notre maîtrise de mathématiques se vidaient, nous n'avions pas de DEA, d'où la mise en place d'une maîtrise ingénierie mathématique, avec une part importante d'informatique.

Le hasard intervient encore sous la forme d'un mathématicien travaillant dans l'industrie et qui soutient notre projet de DEA "Cryptographie et Optimisation", devant la commission d'habilitation.

En recherche : dans une petite université, dans une région peu industrialisée, il faut, pour survivre, trouver des créneaux originaux, à l'échelle nationale.

Le D.E.A. "Cryptographie et Optimisation". La première promotion de 6 étudiants est entrée en Octobre 86, 2 français et 4 étrangers ; 4 ont été reçus, un a abandonné, un redouble.

5 sur les 6 ont fait le stage obligatoire de 3 mois en entreprises. La nouvelle promotion comprend 7 étudiants, 5 français et 2 étrangers, sélectionnés sur 50 demandes.

Les luttes : Il a- fallu arracher à l'université des crédits d'enseignement pour ce DEA. Nous nous sommes battus, jusqu'à présent sans succès, pour obtenir un poste de professeur supplémentaire : il est clair qu'un tel DEA, avec le suivi des stages industriels, puis des thèses, est plus lourd qu'un DEA classique de mathématiques. Il y a également eu quelques réticences de mathématiciens devant ce genre de mathématiques.

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LES LABORATOIRES D E MATHEMATIQUES ... 181

Quelques remarques : L'unité de notre DEA se fait dans le souci commun de former nos étudiants aux mathématiques effectives, c'est-à-dire de traiter un problème complètement, jusqu'à la résolution numérique sur ordinateur.

La collaboration avec les industriels est en général franche et agréable, une fois les premiers contacts pris.

Les deux équipes de recherche continuent la recherche classique parallèle avec les recherches appliquées. Les jeunes chercheurs sont invités à faire un "petit cours" d'une douzaine d'heures dans le cadre du DEA.

L'avenir : Les mathématiciens de Limoges, placés devant la nécessité de survivre, ont su faire preuve d'ingéniosité pour développer leur discipline. Si les prédateurs divers et variés n'empêchent pas leur évolution, nul doute que cette expérience devrait se développer et contribuer à donner aux mathématiques une nouvelle image de marque, et à l'université de Limoges une filière d'avenir.

II. LES ACTIVITES MATHEMATIQUES AUX ETUDES ET RECHERCHES DE L'EDF par M. Maxant

EDF a-t-elle besoin d'autres outils que ceux que lui fournit l'Analyse Numérique, autres par exemple que des solveurs performants en algèbre matricielle linéaire ?

Cette question, mis à part son aspect quelque peu réducteur, en appelle une autre : quel dialogue peut s'établir entre l'ingénieur chargé d'étudier des matériels de centrale et le chercheur en mathématiques ?

Nous nous proposons de donner quelques éléments de réponse au pourquoi et au comment des mathématiques dans une entreprise comme EDF.

Un bref regard en arrière nous permet de mieux cerner le problème. Dès sa création en 1946, EDF s'est dotée d'une Direction des Etudes et Recherches (DER), qui devait entre autres choses favoriser le contact entre les ingénieurs chargés d'études et les théoriciens. A cette époque toutefois, la plupart des disciplines étaient du ressort de l'étude expérimentale, sur site ou sur maquette. Seuls quelques domaines nécessitaient un apport mathématique : essentiellement celui des études de réseaux électriques et celui de l'optimisation des investissements.

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182 J-C. NEDELEC et al.

C'est d'ailleurs là que l'informatique scientifique fait ses premiers pas dix ans plus tard, avec par exemple la résolution des premiers "grands" calculs de programmation linéaire par la méthode de Dantzig. L'importance des enjeux stratégiques liés aux calculs d'économétrie conduisent la Direction Générale d'EDF à créer un Service spécialisé, qui lui est directement rattaché. 11 faut faire un nouveau bond de dix ans (fin des années 60) pour voir apparaître les premiers modèles de simulation en physique, traités sur ordinateur et concernant le fonctionnement des centrales : modèles thermo- hydrauliques, mécaniques et bientôt neutroniques. La méthode des éléments finis fait son entrée, mise en oeuvre par une petite équipe d'ingénieurs, bien avant que les mathématiciens ne lui apportent ses bases théoriques. Aujourd'hui où en sommes-nous ?

1. Les besoins, ou des mathématiques, pour quoi faire ?

En bornant l'analyse à la DER, on classera les champs d'application des mathématiques en quelques grands domaines :

- La résolution des équations de la mécanique et de la physique.

- Les problèmes liés à la programmation mathématique, continue ou discrète.

- La représentation de la connaissance et l'intelligence artificielle.

Il est clair que la DER n'a pas pour vocation de conduire des recherches en mathématiques pures, mais bien de résoudre des problèmes d'ingénierie, dans le cadre d'une mission générale d'aide à la conception des matériels et d'aide à leur exploitation. Le chercheur DER attend donc des laboratoires de mathématiques d'abord des méthodes et des outils qui soient adaptés à ses problèmes, mais aussi, et peut-être surtout, une aide à la modélisation.

Si l'on se replace dans la décomposition classique - modèle mathématique, modèle numérique, programmation et exécution sur ordinateur - le mathématicien intervient pour étudier les propriétés mathématiques du modèle, en fixer les limites ou en faire l'analyse numérique et en guider la résolution :

C'est ainsi qu'il proposera des éléments finis adaptés au phénomène d'incompressibilité en mécanique, déterminera des conditions aux limites absorbantes en propagation des ondes, précisera la singularité des solutions des problèmes de mécanique de la rupture,

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LES LABORATOIRES DE MATHEMATIQUES ... 183

soit pour éviter, soit pour exploiter ces phénomènes, etc. Mais derrière ces interventions "classiques", le mathématicien a un rôle plus fondamental, d'ouverture vers des modèles non standard ou inconnus de l'ingénieur.

En effet celui-ci a parfois trop tendance à utiliser son acquis mathématique et numérique et a souvent une idée trop limitative des modèles qu'il peut utiliser.

Le mathématicien pourra lui proposer d'autres modèles, conduisant peut-être à des algorithmes plus efficaces. En mécanique des fluides, l'ingénieur, après avoir utilisé les méthodes de différences finies ou d'éléments finis, pourra s'intéresser aux méthodes spectrales ou aux méthodes particulaires. En mécanique de la rupture ou en élastodynamique, des méthodes intégrales appropriées pourront être concurrentes des traditionnelles méthodes d'éléments finis. Pour développer des modèles de poutres hétérogènes en matériau composite, on fera appel aux méthodes des développements asymptotiques. Un dernier exemple concernera la stabilité des systèmes dynamiques : un transformateur électrique, relié à un alternateur par une ligne, peut, par la non-linéarité qu'il présente, provoquer des instabilités graves sur le réseau, dans certaines conditions initiales et certaines caractéristiques électriques. L'étude de ce phénomène, appelé ferrorésonance, fait appel à la théorie des catastrophes de Thom.

2. Les moyens, ou quel type de relations entre ingénieurs et mathématiciens ?

Après le constat précédent, il apparaîtrait naturel de rencontrer un certain nombre de mathématiciens à la DER. En fait EDF n'embauche pas de mathématiciens. Quelques exceptions, positives, confirment la règle : il s'agit de titulaires de DEA ou de thèse en analyse numérique, qui se spécialisent rapidement dans une discipline physique ou en calcul scientifique. Une situation plus fréquente est celle d'ingénieurs ayant un complément de formation en mathématiques appliquées. Au total, dans les quelques départements de la DER ayant une activité directement liée aux mathématiques appliquées, le quart des chercheurs possède de bonnes connaissances dans ce domaine. Ce brassage des formations est une condition nécessaire pour constituer des équipes de recherche de qualité.

BULLETIN DE LA SOCIETE h4ATHEMATIQUE DE FRANCE

J - C . NEDELEC et al.

Une deuxième voie est l'accueil de stagiaires et de thésards : outre l'intérêt que peut en retirer EDF, elle a l'avantage de sensibiliser l'étudiant aux problèmes concrets qu'il rencontrera dans sa vie active.

Une troisième voie concerne les contrats de collaboration entre un laboratoire de recherche et EDF, avec des finalités variées : transmission de savoir-faire, développement de méthodes nouvelles, mise au point d'un outil commun.

Dans tous les cas, le dialogue, pour être bénéfique, doit éviter l'écueil le plus fréquent : un langage mathématique trop fermé pour un non-spécialiste.

Pour que celui-ci utilise au mieux les méthodes et les outils mis au point par les mathématiciens et fasse autre chose que de l'utilisation en boîte noire sur un ou deux cas d'école, il est impératif qu'il ait compris le raisonnement, les possibilités et les limites de la méthode.

L'utilité et la nécessité des mathématiques dans l'activité de recherche d'EDF sont évidentes. Aux mathématiciens de poursuivre leur effort pour former des jeunes, conscients de l'intérêt des problèmes concrets qui leur sont proposés. Les ingénieurs attendent d'eux une nouvelle manière d'aborder les problèmes, une recherche systématique d'ouverture qui permettra d'élargir le champ des modélisations et des algorithmes de résolution, dans les domaines tels que les problèmes inverses, les méthodes stochastiques, la program- mation automatique ou la représentation des connaissances.

m. LABORATOIRE D'ANALYSE NUMERIQUE DE VUNIVERSITE P. E T M. CURIE ET FIRTECH "CALCUL SCJENTiFIQUEn par Jean-Pierre Pue1

Le Laboratoire d'Analyse Numérique de l'université Pierre et Marie Curie (LAN) s'est trouvé être, par vocation et par volonté, l'un des premiers laboratoires "universitaires" de mathématiques à avoir une réelle interface avec les applications, l'accent étant mis principalement sur les applications à la Physique, la Mécanique et les Sciences de l'Ingénieur, avec le plus souvent des implications industrielles.

Cette relation avec les applications s'est faite sur trois plans qui ont eu bien sûr une forte interaction entre eux :

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LES LABORATOIRES DE MATHEMATIQUES ... 185

- les sujets de recherche individuels des membres du LAN ; - le travail de petites équipes sur "contrats" ; - la formation assurée dans le LAN et principalement le DEA et

l'encadrement de thèses.

Elle a eu une profonde influence sur la structure et la vie du LAN, sur le comportement des personnes et leurs relations, et elle pose quelques questions sur l'avenir du laboratoire.

Le LAN est constitué de plusieurs équipes recouvrant des sensibilités et des compétences différentes (analyse mathématique, modélisation, méthodes d'analyse numérique, calcul scientifique, ...), le tout cherchant, selon le voeu de son fondateur, à faire une chaîne allant de l'expression et de l'étude mathématique d'un problème à l'obtention de résultats quantitatifs utilisables par un ingénieur par exemple. Le programme est vaste et n'est que rarement pleinement réalisé, mais il est. Dans ce cadre, l'orientation vers des thèmes de travail plus étroitement liés aux applications était naturelle, et même si elle n'est pas générale, elle s'est manifestée soit par des reconversions complètes (de l'analyse "presque pure" aux problèmes de l'extraction du pétrole), soit par un plus grand nombre d'études (mêmes lorsqu'elles restent qualitatives) de problèmes posés par des ingénieurs et/ou à application directe (matériaux composites, différents problèmes d'élasticité, de plasticité, de mécanique des fluides, problèmes de maillage automatique et de codes d'éléments finis d'utilisation générale, etc.). De manière plus diffuse, la préoccupation de l'utilité des recherches s'est accrue (la question : "à quoi cela sert-il ?" s'est beaucoup répandue).

Le LAN a recherché, sans frénésie, à travailler sur des contrats. Outre la motivation que procure l'apport financier au laboratoire (qui peut vite engendrer une dépendance), ils constituent un "challenge" qui lui permet de se situer dans un environnement industriel et économique et de se donner des gages d'utilité. Certains contrats passés avec des organismes publics ou para-publics (DRET, Ministère de la Recherche, INRIA, ATP, ...) relèvent de l'incitation à travailler sur certains thèmes appliqués et n'appellent que peu de remarques. Les contrats passés directement avec des industriels (Aérospatiale, Delas-Weir, Elf-Aquitaine, AMD-BA, ...) posent davantage de problèmes. Comment faire une juste évaluation du coût d'une étude ? Peut-on s'engager à payer un étudiant pour un travail sur contrat, responsabilité qui est généralement refusée par l'industriel ? Jusqu'à quel stade de développement une étude faite dans le cadre d'un

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laboratoire de recherche universitaire peut-elle aller (l'industriel désirant en général un produit le plus directement utilisable) ? Voilà quelques questions qui se posent très périodiquement et qui restent toujours sans réponse et même sans vraie réflexion. Il faut aussi pouvoir déterminer quel est l'apport scientifique d'un contrat. Permet-il d'aborder un domaine qui serait autrement resté sans étude ? Est-il l'occasion d'une vraie recherche qui fait progresser la connaissance scientifique ? Apporte-t-il à l'étudiant qui, en général, fait le travail effectif, une bonne formation et un bon démarrage vers d'autres recherches futures ? Bien sûr il y a de bons et de mauvais contrats ; il serait intéressant de déterminer la proportion de ceux qui ont été fructueux scientifiquement.

L'existence, le fonctionnement et l'orientation d'un DEA et d'une formation doctorale constituent une plaque tournante pour un laboratoire, en particulier pour ses relations avec l'extérieur. Le DEA d'Analyse Numérique de l'université Pierre et Marie Curie, qui est maintenant habilité conjointement avec l'université Paris Nord et l'Ecole Polytechnique, joue depuis de nombreuses années un rôle primordial dans la formation de chercheurs en Mathématiques Appliquées et d'ingénieurs mathématiciens de haut niveau, tant pour le système académique que pour les laboratoires de recherche industriels. L'équilibre maintenu entre les cours de caractère théorique donnant accès aux méthodes et résultats les plus récents et performants en équations aux dérivées partielles et en analyse numérique, et les cours de caractère plus pratique développant le savoir-faire dans l'implémentation des méthodes numériques, la politique volontariste de stages industriels (entre 20 et 30 par année) ont permis de développer ce double rôle de formation de chercheurs pour le système université-CNRS et d'ingénieurs de recherche pour l'industrie. L'effectif nombreux (plus de 60 étudiants) ainsi que les besoins ont permis et peut-être amené cette bivalence qui autorise une hétérogénéité des valeurs et des centres d'intérêt. Bien entendu, cette politique du DEA a beaucoup contribué à l'ouverture du LAN vers l'extérieur. En particulier, de nombreuses thèses, suite naturelle du DEA, ont été soutenues sur des sujets appliqués ou même directement industriels par des étudiants travaillant soit au LAN ou au Centre de Mathématiques Appliquées de I'Ecole Polytechnique (CMAP) (qui sont étroitement associés), soit dans des laboratoires industriels avec la collaboration et l'encadrement de chercheurs du LAN ou du CMAP. Cette situation de fait s'organise depuis deux ans dans le cadre du FIRTECH (Formation des Ingénieurs à la Recherche et à la Technologie) "Calcul Scientifique" qui tend à la développer et à la

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structurer. Le FIRTECH constitue un groupement, autour du DEA et de la formation doctorale, de laboratoires de recherche "universitaires" (principalement le LAN et le CMAP, mais d'autres laboratoires sont associés) et de partenaires industriels. Ses buts sont de former des étudiants de haut niveau, et d'assurer les moyens de cette formation, principalement dans le cadre de thèses, sur des sujets de caractère appliqué ou industriel décidés par le groupement. Ces sujets pourront être, selon la volonté des partenaires, des sujets d'application directe à court terme ou des sujets plus fondamentaux nécessitant le moyen ou long terme. Dans un premier temps, le FIRTECH a reçu des moyens spécifiques du Ministère de 1'Education Nationale et de la Recherche qui permettent actuellement un équipement progressif des laboratoires en moyens informatiques de calcul. Dans un deuxième temps (après quatre ans), les financements des partenaires industriels doivent assurer au FIRTECH une autonomie de fonctionnement. Il est prévu, outre les moyens informatiques, de bibliothèque, etc, le financement de bourses de thèse (ou de complément de bourses).

Ces quelques éléments tendent à décrire la réalité et la variété de ce qu'on appelle l'interface avec les applications pour un laboratoire comme le LAN. Il convient d'apprécier maintenant les apports, les dangers et les difficultés d'une telle situation.

L'aspect formation est à l'évidence très positif. 11 a permis de nombreux débouchés pour les étudiants vers des métiers intéressants et valorisant leur formation, en même temps qu'il a apporté à de nombreux laboratoires d'entreprises des compétences mathématiques et numériques à leur grande satisfaction dans la grande majorité des cas. D'autre part, il a poussé les chercheurs du laboratoire à s'ouvrir vers l'extérieur et par exemple à s'intéresser à des problèmes industriels. Il a également facilité la poursuite de certains travaux sous forme de contrats entre le laboratoire et des partenaires industriels, et nous avons vu plus haut l'intérêt et les limites possibles de ces contrats qui sont toutefois nécessaires pour assurer au laboratoire un niveau de financement décent.

L'orientation d'un laboratoire vers les applications nécessite des moyens spécifiques. Bien sûr, cela implique des moyens matériels et je ne veux pas insister sur ce point même s'il est important. Car de manière primordiale il y a un besoin de chercheurs, de techniciens et de secrétariat. Il convient de prendre conscience que l'encadrement de recherche appliquée, les relations industrielles sont dans la situation actuelle assez épuisants et peu gratifiants pour un chercheur de

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laboratoire universitaire. La variété des sujets abordés, dont aucun n'est exactement dans le domaine précis de compétence du chercheur, les longues discussions avec des ingénieurs ou des non mathématiciens dont très peu débouchent sur des problèmes intéressants ou solubles, les réunions de toutes sortes sur les différents programmes d'action, la recherche de moyens financiers pour du matériel, pour des bourses ou compléments de bourses afin de pouvoir garder de bons étudiants convoités à prix alléchants par le secteur industriel, la recherche de stages, tout ceci demande énormément de temps et d'énergie. Il est alors très difficile d'avoir devant soi plusieurs heures calmes d'affilée, ce qui empêche toute concentration nécessaire à un effort de recherche.

D'autre part, un danger doit être absolument évité sur le plan scientifique : celui de négliger la recherche de méthodes et la recherche sur des problèmes très difficiles un peu en amont des applications. Il est plus facile de faire vivre un jeune chercheur qui travaille sur un problème industriel d'intérêt à court terme, mais souvent ce genre de sujet ne fait pas progresser notablement la connaissance scientifique. Comme plusieurs thèses de troisième cycle n'ont jamais fait une bonne thèse d'état, on ne participera pas à la résolution de grands problèmes (appliqués ou non) qui résistent à la recherche mathématique par une multitude de résolutions de petits problèmes à court terme. Il est primordial mais difficile de savoir, en l'espèce, conserver un savant équilibre, et il faudrait que le secteur industriel se rende compte qu'il a intérêt à participer au soutien d'une recherche à caractère plus fondamental, étant entendu qu'il serait alors associé à la définition des thèmes soutenus.

Il serait souhaitable de remettre en valeur la notion de consulting, finalement très peu utilisée, et qui permettrait des échanges scientifiques et un réel encadrement par des chercheurs "universitaires" de personnes travaillant dans les entreprises. Ceci laisserait plus de responsabilité aux entreprises et ferait remonter aux laboratoires des sujets de recherche appliqués mais à plus long terme, ce qui est plus conforme à leur vocation.

Il y a une quinzaine d'années, le secteur économique et industriel pouvait à juste titre se plaindre du fait que les laboratoires de mathématiques vivaient dans leurs nuages et en circuit fermé. La situation a évolué de manière considérable, et à l'heure actuelle certains, au moins, des laboratoires peuvent se retourner vers le

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secteur économique et industriel en lui demandant de faire la part d'effort qui lui revient pour qu'une recherche cohérente et efficace soit maintenue et développée dans notre pays.

IV. LES MATHEhUTIQUES APPLIQUEES A BORDEAUX par Alain Yves Le Roux

1. L'équipe

Elle se compose d'une quinzaine de personnes en poste soit à l'université de Bordeaux 1, soit à l'université de Bordeaux II et véritablement actives. Cette dimension correspond à celle des trois autres équipes de mathématiciens de Bordeaux : Théorie des nombres, Analyse et Informatique.

II faut ajouter une vingtaine de chercheurs de troisième cycle, sur poste MRT, ou sur contrat et en formation par la recherche.

Le spectre des compétences est très large et continu ; il va de l'analyse des équations aux dérivées partielles à la génération de codes de calcul importants.

2. L'environnement

L'environnement bordelais, et c'est aussi le cas de la plupart des villes de taille comparable en province, est assez favorable au développement de relations extérieures pour une telle équipe.

La présence du CESTA (CEA) à Marcheprime (12km au sud de Bordeaux) a traditionnellement permis une bonne collaboration (MM. Artola, Charrier, Hanouzet, Haugazeau, Langlais). Quelques étudiants embauchés y exercent actuellement des responsabilités, ce qui est toujours favorable. Cette collaboration s'étend au niveau de la CLSI-Bordeaux, où nos anciens étudiants sont aussi présents.

Des industries de pointe, dans les industries spatiales notamment, sont présentes dans la région : l'Aérospatiale, la SEP et la SNPE ; des relations se sont développées : MM. Charrier, Laborde, Le Roux.

L'équipe entretient des activités avec des centres plus éloignés : le Centre d'Etudes de Gramat (MM. Le Roux, M.N. Le Roux, Colombeau) et l'Aérospatiale (Toulouse) en région Midi Pyrénées, le Centre d'Etudes de Limeil-CEA (M. Artola) et la S.G.N. (M. Le Roux) en région parisienne, ainsi que Michelin (M. Charrier).

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Enfin, des collaborations réelles existent avec d'autres laboratoires de type universitaire : Mécanique-LEPT (MM. Fabrie, Morel), Cristallographie (M.N. Le Roux), CICBx / graphisme (M.LeRoux), Fondation Bergonié / centre anticancéreux (M.N. Le Roux), US -INSERM / cardiologie (M.N. Le Roux, M. Le Roux), ENSERB / projet CHEOPS (M. Charrier), ENSC-Rennes (M. Le Roux), PMI-X (M. LeRoux), INSA-RENNES / Métallurgie et semi-conducteurs (M.N. Le Roux), ainsi qu'une convention avec la DRET (MM. Colombeau, Le Roux). D'autres collaborations ont eu lieu dans le passé : Cellulose du Pin, Lectra System, Chantiers Modernes.

3. Les conditions

L'environnement est donc assez favorable et il n'est pas utile de développer plus de contacts pour l'instant, car ceux qui existent donnent déjà suffisamment de travail. Ces collaborations, lorsqu'il s'agit d'établissements industriels, s'articulent autour de conventions et le plus souvent correspondent à l'activité de recherche d'un étudiant en thèse. Celui-ci peut être soit boursier MRT, soit rémunéré par l'établissement contractant, soit encore rémunéré par l'université sur un contrat prévu à cet effet.

De façon générale, le directeur de thèse est amené à s'investir complètement dans les recherches à développer car, et ceci est différent de la recherche traditionnelle à l'université, il y a obligation de résultat en temps fini. De plus, dans les établissements concernés, l'encadrement est très rarement disponible et suffisamment compétent pour mener à bien une recherche de haut niveau en mathématiques. Enfin le choix du sujet échappe à l'initiation des universitaires, et il y a un risque important de dispersion des intérêts de recherche.

4. La contrepartie pour les étudiants

Ces conditions ne doivent pas être considérées comme des inconvénients majeurs, et il faut y voir aussi des avantages. Les contreparties au niveau de la scolarité et des débouchés des étudiants sont des plus convaincantes. Les étudiants issus des DEUG bordelais sont véritablement intéressés par la formation de mathématiques appliquées, surtout depuis la mise en place du Magistère MATMECA. La maîtrise d'ingénierie compte plus de 40 inscrits, et le DEA entre 15 et 20 (ce nombre est limité par nos capacités d'accueil), dont 90% de nationalité française.

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Enfin, des collaborations réelles existent avec d'autres laboratoires de type universitaire : Mécanique-LEPT (MM. Fabrie, Morel), Cristallographie (M.N. Le Roux), CICBx j graphisme (M. Le Roux), Fondation Ber gonié / centre anticancéreux (M.N. Le Roux), U8-INSERM / cardiologie (M.N. Le Roux, M. Le Roux), ENSERB / projet CHEOPS (M. Charrier), ENSC-Rennes (M. Le Roux), PM-X (M. Le Roux), INSA-RENNES / Métallurgie et semi-conducteurs (M.N. Le Roux), ainsi qu'une convention avec la DRET (MM. Colombeau, Le Roux). D'autres collaborations ont eu lieu dans le passé : Cellulose du Pin, Lectra System, Chantiers Modernes.

3. Les conditions

L'environnement est donc assez favorable et il n'est pas utile de développer plus de contacts pour l'instant, car ceux qui existent donnent déjà suff isarnment de travail. Ces collaborations, lorsqu'il s'agit d'établissements industriels, s'articulent autour de conventions et le plus souvent correspondent à l'activité de recherche d'un étudiant en thèse. Celui-ci peut être soit boursier MRT, soit rémunéré par l'établissement contractant, soit encore rémunéré par l'université sur un contrat prévu à cet effet.

De façon générale, le directeur de thèse est amené à s'investir complètement dans les recherches à développer car, et ceci est différent de la recherche traditionnelle à l'université, il y a obligation de résultat en temps fini. De plus, dans les établissements concernés, l'encadrement est très rarement disponible et suffisamment compétent pour mener à bien une recherche de haut niveau en mathématiques. Enfin le choix du sujet échappe à l'initiation des universitaires, et il y a un risque important de dispersion des intérêts de recherche.

4. La contrepartie pour les étudiants

Ces conditions ne doivent pas être considérées comme des inconvénients majeurs, et il faut y voir aussi des avantages. Les contreparties au niveau de la scolarité et des débouchés des étudiants sont des plus convaincantes. Les étudiants issus des DEUG bordelais sont véritablement intéressés par la formation de mathématiques appliquées, surtout depuis la mise en place du Magistère MATMECA. La maîtrise d'ingénierie compte plus de 40 inscrits, et le DEA entre 15 et 20 (ce nombre est limité par nos capacités d'accueil), dont 90% de nationalité française.

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Les étudiants issus de cette formation, qui correspond à des besoins réels de l'industrie, trouvent avec une relative facilité du travail et pour des salaires honorables. Très souvent, l'entreprise cherche à embaucher l'étudiant qui a effectué un travail de thèse pour elle (exemples : CEA-CESTA, GRAMaT, SNPE). D'autres se sont mis à leur compte : le Cabinet "SCALAIRE", créé il y a trois ans par deux étudiants de Bordeaux a déjà embauché une quinzaine de personnes, dont deux polytechniciens et deux Sup de Co ...

5. Le point de vue financier

Une fois prélevée une part importante destinée à la survie de notre bibliothèque, qui est presque complètement à la charge du laboratoire, le budget de l'équipe est de l'ordre de 60 à 70 k F par année civile. Il doit permettre de couvrir les invitations, nos déplacements, le téléphone, la maintenance du matériel, etc ... Il s'agit d'un budget qui n'est pas ridicule : nombreux sont les laboratoires qui en ont beaucoup moins. Il n'est cependant pas compatible avec le type d'activité qui est le nôtre, et avec le nombre d'étudiants que nous encadrons en troisième cycle.

En tenant compte des contrats et conventions diverses, ce budget est en fait environ dix fois plus élevé, et la moitié est utilisée en rémunération d'étudiants. Il faut aussi ajouter quelques ATP-CNRS, de 30 à 50 kF par an, mais cette source est actuellement en voie de tarissement.

Un point important doit être souligné : cet apport financier extérieur permet de solliciter des subventions auprès de la région Aquitaine qui veut encourager et développer les relations université-industrie. L'équipe a ainsi pu obtenir 1 10 k F en 1986 et 150 k F en 1987, pour des achats d'équipement.

On peut regretter l'attitude du ministère qui n'a jamais facilité la rémunération des étudiants sur contrat : le principe de la circulaire Payan, bien qu'un peu allégé, est toujours en vigueur. Il est incompatible avec une rémunération sur contrat universitaire d'un étudiant pour la durée de la thèse. Ces contraintes sont évidemment contournables, à condition d'y consacrer beaucoup de temps et d'énergie. On pourrait souhaiter, sinon des mesures d'encouragement du ministère, au moins la possibilité de prendre nos propres initiatives, ce qui est bien dans l'esprit de l'autonomie des universités (sujet qui n'est plus à l'ordre du jour !).

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6. Les incidences sur la recherche

Le nombre de thèses à venir est en augmentation depuis deux ou trois ans. Le contenu de ces thèses a aussi beaucoup changé : on conserve une partie théorique (type existence, unicité, régularité, ...) mais la partie numérique est souvent bien plus importante, et les tests sont développés bien au-delà de ce qu'on est capable de traiter correctement sur le plan théorique. Il est largement tenu compte des composantes informatiques et grahiques du travail : il n'est pas rare de constater que, dans un code de plus de 10 000 instructions par exemple, la partie concernant la méthode numérique proprement dite ne compte qu'une cinquantaine de lignes. Quand le mathématicien dit "Soit R un ouvert delR3", le logiciel correspondant fait tout de suite plus de 5 000 instructions.

Bien qu'en théorie, le choix des sujets nous échappe, ces relations nous font découvrir des sujets nouveaux, souvent très intéressants, et surtout de première main. Le problème vient surtout de l'inertie des autres mathématiciens, particulièrement des referees qui cherchent à se couvrir, car il s'agit quelquefois de problèmes trop neufs sur lesquels il y a peu de feed back. Un des principaux exemples est le cas de l'élastodynamique : quel mal pour faire prendre conscience du fait que la loi de Hooke n'est pas conservative ! D'autres exemples de problèmes elliptiques non linéaires, ou de diffusion-réaction pourraient aussi être cités.

L'équipe connaît aussi une dynamique différente : les contacts avec d'autres établissements, les relations hors de l'université ou avec d'autres disciplines, sont très motivants et permettent de changer d'horizon, ce qui est très bénéfique en cette période où il n'y a pratiquement plus de variation dans les effectifs universitaires et où on ne voit toujours que les mêmes têtes ...

Il faut être vigilant quant au risque de dispersion. Ceci n'est cependant pas un problème à Bordeaux : il y a beaucoup d'interactions entre les sujets, dont 7 5 % concernent l'hydrodynamique ou l'élastodynamique, le reste correspondant à des problèmes de réaction-diffusion. On ne traite pas de statistiques par exemple.

7. La crédibilité

Elle s'appuie sur plusieurs principes. On ne peut plus se contenter de donner les propriétés essentielles de la solution d'un

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modèle qu'on a simplifié pour le ramener à la mesure de ses propres compétences, mais il faut fournir le code numérique, et présenter les résultats de façon immédiatement exploitable à l'utilisateur. Tous nos étudiants utilisent et quelquefois développent des logiciels graphiques, et nous avons la chance de bénéficier de logiciels GKS-3D générés par la. G5G et le CICBx, ou des compétences de quelques collègues informaticiens travaillant sur le projet LUMIERE.

Il faut aussi assurer une maintenance des produits générés à l'université. Or les étudiants disparaissent au bout de trois ans, et si le produit n'est pas repris immédiatenent en charge par un autre, il risque de ne jamais être réutilisé. Il n'y a pas de personnel technique (ingénieur ou technicien) qui pourrait se charger de cette tâche. Le prob1è:me se pose pleinement pour la commercialisation d'un produit.

8. La continuité

A la maintenance des produits vient s'ajouter le problème de la maintenance du matériel, pour laquelle les crédits universitaires sont dérisoires. Il nous est arrivé de renoncer à la réparation d'une machine devant les devis qui nous étaient proposés. Un technicien pourrait aussi assurer de petites réparations, ce qui permettrait de substantiels benéf ices.

Certains calculs, en deux ou trois dimensions d'espace notamment, exigent l'utilisation des services d'un Centre de Calculs. Nous avons des subventions pour le CIC-Toulouse, mais pas pour le CIC-Bordeaux ! Or un DEA, pour une formation correspondant à un stage en industrie, peut nous coûter entre 4 000 F et 6 000 F. Un effort financier pourrait être effectué en vue de permettre à des universitaires d'avoir suffisamment de moyens pour calculer sur leur propre Centre de Calculs, à Bordeaux en ce qui nous concerne.

Enfin, un outil est indispensable pour travailler avec l'extérieur : un téléphone en état de marche. A Bordeaux, ce luxe est pour 11988.

V. ILA COMMERCIALISATION DE LOGICIELS DE CALCUL SCJENIïFIQUE par C. Saguez

Les mathématiques appliquées au travers des techniques de modélisation, de simulation et d'optimisation interviennent potentiellement dans tous les secteurs industriels comme outils d'aide à la compréhension de phénomènes physiques, à la conception de

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nouveaux produits ou systèmes et à l'exploitation ou à la conduite de procédés. De plus, l'évolution des matériels, supercalculateurs qui permettent de traiter des problèmes jusqu'alors inaccessibles ou stations de travail qui fournissent sans nécessiter des investissements importants l'accès à ces techniques, permet une large diffusion des méthodes numériques.

Créée en 1984, la Société SJMULOG a pour objet de fournir sur les marchés français et internationaux, une gamme complète de prestations industrielles, en valorisant les importants travaux de recherche français en modélisation - simulation et optimisation. S'appuyant sur des méthodes mathématiques récentes, la Société propose des logiciels scientifiques notamment dans les domaines suivants :

- Calcul scientifique - Résolution d'équations aux dérivées partielles en thermique -dif fusion, mécanique des fluides, mécanique des milieux continus, électromagnétisme, ... notamment à partir des travaux de recherche des équipes de 1'INRIA et du club MODULEF.

- Simulation de processus industriels et aide à la conception d'automatismes, notamment au travers de la diffusion du logiciel BASILE, développé à I'INRIA.

- Modélisation et simulation de systèmes à flux discrets (architectures informatiques - réseaux - ateliers de production - magasins, ...) avec le logiciel QNAP2, initialement conçu dans le cadre d'une collaboration entre BULL et 1'INRIA.

Dans ces secteurs, les prestations de SIMULOG concernent :

- la diffusion de produits logiciels - le développement de logiciels spécifiques - la réalisation d'études - la formation autour des produits.

En quatre ans la Société a ainsi acquis de nombreuses références auprès de plus de 60 grands groupes français et étrangers. A titre d'illustration, le produit QNAP2 est utilisé actuellement dans près de 100 sites industriels et universitaires à travers le monde, et deux clubs en France et au Royaume Uni réunissent les utilisateurs du produit.

Cette expérience montre le rôle essentiel des collaborations entre les différents acteurs économiques (laboratoires, sociétés de services,

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utilisateurs) pour le développement et la diffusion des mathématiques appliquées. Nous indiquons, ci-après, deux points qui nous semblent essentiels dans ce contexte :

lJ La nécessité d'échanges croisés entre les laboratoires de recherche et l'industrie, doit se traduire par le détachement à la fois de chercheurs dans l'industrie et d'ingénieurs dans les laboratoires de recherche. Ces échanges présentent de nombreux intérêts : établissement d'un langage commun, expression des besoins et et des problèmes réels, transferts directs des méthodologies récentes ... Ainsi, par exemple, très souvent la connaissance physique de phénomènes fournit la base intuitive d'une formulation mathématique ou de méthodes numériques de résolution, citons par exemple les nombreuses méthodes fondées sur les concepts d'énergie. Les mathématiques appliquées sont une science interdisciplinaire nécessitant un dialogue permanent entre les différents acteurs, de l'établissement des modèles à la mise en oeuvre des méthodologies.

La réalisation d'un produit logiciel est un travail long et complexe, où chacun doit apporter ses compétences spécifiques. Schématiquement le laboratoire de recherche travaille sur l'élaboration d'un formalisme mathématique adéquat, la mise au point de méthodologies nouvelles et la validation de celles-ci sur un ou deux exemples industriels ; la société de logiciels assure la mise au point et la diffusion du produit (validation et fiabilité, interfaces utilisateurs, documentation, portabilité et mise aux normes, réalisation de différentes versions, maintenance et interface utilisateurs) et l'industriel utilisateur spécifie les problèmes à résoudre et les contraintes d'utilisation. Le respect de ces différents rôles, complémentaires entre eux, doit permettre à la fois la poursuite de la mise au point de nouvelles méthodes et la diffusion sur une base industrielle large de celles-ci.

L'évolution des techniques et des besoins rend de plus en plus indispensable l'usage des mathématiques et des outils logiciels issus de ces travaux. De par leur caractère général, l'approche mathématique et les méthodologies numériques permettent de créer un langage commun pour aborder de nombreux secteurs (de la médecine à la sidérurgie, de l'économie à la chimie, ...). Les laboratoires de recherche, les sociétés de logiciels et les utilisateurs industriels doivent unir complémentairement leurs efforts pour pouvoir répondre aux grands défis industriels des années futures.

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VI. COMPTE RENDU E T SYNTHESE DE LA DISCUSSION

THEME 1. LA POLITIQUE DES CONTRATS

. La répartition Math. pures / Math. appliquées

. Le choix : déontologie

. La liberté de recherche

THEME II . L'ENTREPRISE

. Avenir des étudiants en DEA de Mathématiques Appliquées

. Recrutement des entreprises

. Conseils scientifiques

THEME III. COMMUNICATION

. Langage entre entreprises et laboratoires

. Prise en compte des publications d'ingénieurs dans les carrières universitaires et thèses

THEME IV. DIVERS

. Relations entre laboratoires de mathématiques et PME

. Taille des équipes au sein de l'industrie.

1. La politique des contrats

Les dernières années ont vu se généraliser le financement partiel des laboratoires de mathématiques par des contrats avec des entreprises privées ou nationalisées. Nombre de questions se rapportent à ce développement de la politique contractuelle :

a - Y a-t-il une redistribution au sein des départements de mathématiques des sommes ainsi obtenues ?

La pratique est pour l'instant variable : J.L. Nicolas répond qu'à Limoges le partage est complet ; A.Y. LeRoux signale qu'à Bordeaux cela se passe souvent différemment.

b - Le choix des contrats n'amène-t-il pas une déviation dans le choix des thèmes de recherche ?

C. Saguez répond non, si l'on fait la différence entre développement et recherche.

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J.C. Nédélec signale qu'il y a de bons et de mauvais contrats ; tout responsable de laboratoire se doit de développer des thèmes de recherche spécifiques, indépendamment des contrats à court terme permettant au laboratoire d'avoir une avance sur l'industrie.

Un intervenant pense que l'auto-financement total des laboratoires par contrats est dangereux à long terme.

A la question sur l'intérêt des unités mixtes CNRS-entreprises, J.P. Pue1 répond qu'il faut éviter l'écueil d'une absence de diversité des thèmes de recherche.

J.C. Nédélec signale que ce genre d'association a un avenir certain, probablement avec plusieurs entreprises simultanément et non une seule.

2. Avenir des étudiants en mathématiques appliquées

a - Etudiants en DEA : Qui sont-ils ? Que deviennent-ils ?

J.P. Pue1 fournit d'abord les chiffres suivants : sur 60 étudiants suivant le DEA d'Analyse Numérique de Paris VI, il y a environ 10 échecs ; 30 DEA débouchent sur une thèse au sein de l'industrie ou non. 15% des étudiants de DEA proviennent de l'université, les autres des grandes écoles d'ingénieurs. Un nombre croissant d'étudiants choisit de faire plutôt un D E S .

b - Qui sont les mathématiciens en entreprises ?

Une réponse de M. Maxant concernant EDF donne les chiffres suivants : sur les 2700 employés d'EDF faisant de la recherche, 100 utilisent des mathématiques. 30 d'entre eux font des mathématiques appliquées, dont 10 ont eu une formation universitaire et 20 ont fait une grande école. Un nombre croissant d'étudiants en D E S sera recruté dans les années à venir. L'évolution de carrière de ces mathématiciens les amènera soit à se spécialiser en mathématiques appliquées, soit à exercer une autre fonction : dans ce cas, avoir fait des maths ne constitue pas un handicap pour la carrière.

c - Et les matheux qui restent dans l'université ?

Il leur reste la ressource d'exercer l'activité de conseiller scientifique pour garder un lien personnel avec l'industrie.

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J- C . NEDELEC et al.

3. Communication industrie - laboratoires

a - Problème de langage

Ce point appelle de nombreuses remarques de la part de l'assistance :

. J.C. Nédélec signale que les deux partenaires doivent faire un effort. La communauté de Mathématiques appliquées a, ces dernières années, fait un effort important pour acquérir le vocabulaire de l'ingénieur. La réciproque se fait progressi- vement grâce à l'embauche d'ingénieurs formés aux mathématiques.

. J.P. Pue1 remarque que même au sein des mathématiciens, il y a des problèmes de compréhension.

. Un intervenant suggère la participation des mathématiciens aux congrès d'ingénieurs. Un autre remarque que la difficulté de langage est plus grande en mathématiques pures, et souligne l'effort fait par Alain Connes lors de sa conférence.

b - Problèmes de publications

J.C. Nédélec signale que les publications dans les revues d'ingénieurs (à "référee") ont la même valeur que celles paraissant dans les revues mathématiques. Le problème des "petits" sujets ne se pose pas en ces termes : l'essentiel est dans l'originalité et l'intérêt des travaux.

4. Relations PME - PMI - Laboratoires

a - Taille minimum des équipes industrielles en relation avec les laboratoires

J. Tourneur remarque que si le sujet est très ponctuel, il n'est pas nécessaire à l'entreprise de disposer d'une équipe importante ; il en va différemment lorsque le sujet amène des développements stratégiques pour l'entreprise.

J.C. Nédélec signale que de telles équipes ne peuvent exister qu'en grande entreprise.

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b - Investissements nécessaires pour que les PME - PMI puissent bénéficier des recherches des laboratoires de mathématiques

C. Saguez et M. Lepetit remarquent que de petits matériels suffisent maintenant pour utiliser des logiciels développés par les chercheurs, bien qu'il faille des outils plus importants pour la phase de développement des logiciels, qui n'est donc pas à la portée des PME/PMI.

5. Conclusions de J-C. Nédélec

m Le débat a surtout porté sur des exemples d'application de l'analyse (EDF, Thomson, ...).

m Progressivement, toutes les mathématiques seront concernées par les applications, à l'image de la théorie des nombres.

m La communication industrie-laboratoires suit un processus lent : elle s'améliore chaque fois que, par exemple, un étudiant ayant un DEA entre en entreprise et devient un interlocuteur.

m Bien que le développement des mathématiques passe par leur aptitude à se faire utiliser par l'industrie, il faut que les laboratoires respectent une certaine déontologie, les amenant à refuser les contrats n'améliorant pas le savoir scientifique.

m L'activité de conseil scientifique est trop peu répandue chez les universitaires, elle permet pourtant une meilleure communication, tout en étant une compensation aux salaires publics faibles devant les rémunérations des ingénieurs.

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

DU GENlE LOGICIEL AUX MATHEMATIQUES DISCRETES

Par

J. Stern

(Professeur à l'université Paris 7 Maitre de conférences à 1'Ecole Polytechnique)

AVEC la participation de :

Bernard Angeniol, Responsable du Service Intelligence Artificielle, Division Systèmes électroniques, Thomson CSF.

Gérard Berry, Maitre de recherche à l'Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris, Responsable Scientifique INRIA Sophia-Antipolis.

Xich Tue Ho, Responsable du projet stratégique de génie logiciel, Thomson CSF.

Denis Richard, Maitre de conférences à l'université Claude Bernard, Lyon, Responsable de la maîtrise de mathématiques discrètes.

Bernard Robinet, Directeur du Centre Scientifique, IBM France (uniquement pour la phase de préparation du colloque).

Le présent texte a été établi par le responsable de la table ronde. Il est issu du débat qui a eu lieu durant le colloque et d'entretiens avec chacun des participants. Naturellement, les intervenants ne sont pas liés par ce texte ; p n précise également qu'ils se sont exprimés en leur nom propre et non comme représentants de l'institution ou de l'entreprise à laquelle ils appartiennent.

UNE FORPvIATION MATHEMATIQUE DE HAUT NIVEAU EST-ELLE ADAPTEE AUX PROBLEMES D U GENIE LOGICIEL ?

Sur ce point, un consensus semble se dégager : une formation mathématique de haut niveau comme celle dispensée dans les

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universités ou les grandes écoles est un gage de rigueur. Elle permet une bonne structuration du mode de raisonnement et une approche conceptuellement correcte des objets informatiques. Elle autorise une modélisation précise des problèmes et l'élaboration de solutions reproductibles.

Y A T-IL UNE DEMANDE DE SPECIALITES PRECISES PLUS ADAPTEES AU GENIE LOGICIEL OU A CINTELLIGENCE ARTIFICIELLE ?

La réponse est largement positive avec des nuances toutefois. Les domaines des mathématiques qui semblent les plus concernés sont :

La logique - En intelligence artificielle, c'est la théorie qui permet de travailler sur le raisonnement et grâce à laquelle on peut organiser les bases de faits. Elle seule autorise, par exemple, à opérer sur les règles de déduction elles-mêmes. Sur un plan plus général, c'est la partie des mathématiques où apparaît de la manière la plus nette la dichotomie entre syntaxe et sémantique.

La théorie des graphes et des ensembles ordonnés - Dans le problème de la spécification de logiciel, c'est cette théorie qui fournit les outils de modélisation appropriés. De nombreux algorithmes opérant sur les graphes (recherche de plus courts chemins, calcul de composantes connexes) sont très utilisés. Egalement, certains problèmes de cohérence sont résolus par des méthodes fondées sur les graphes ; par exemple le graphe des appels de sous-programme d'un programme est un objet important.

La théorie des langages - Cette théorie présente la particularité d'avoir été largement développée à cause de l'informatique. Outre qu'elle permet la modélisation de certains concepts de base, elle est largement utilisée par exemple pour les générateurs d'analyse syntaxique ou pour l'optimisation de code dans les compileurs.

D'autres domaines des mathématiques sont cités : algèbre, topologie, théorie des catégories, théorie des nombres (pour la cryptographie par exemple), si bien qu'on pourrait à la limite nier toute spécificité de la demande en mathématiciens. Cette position semble assez minoritaire : la controverse commence réellement avec la question suivante.

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202 J. STERN et al .

DANS LES DOMAINES DETER- PLUS HAUT UTILISE-T-ON AUTRE CHOSE QUE DES CONNAISANCES ELEMENTAIRES ?

Sur cette question, les avis divergent considérablement. Pour les uns, on ne dépasse jamais le maniement des outils les plus simples ; par exemple, s'agissant de la logique dont on a parlé plus haut, on se borne à manipuler des formes normales conjonctives ou disjonctives. A l'appui de cette opinion est invoquée la nécessité de produire des logiciels robustes, ce qui exclut une trop grande sophistication.

Pour d'autres, des concepts mathématiques plus sophistiqués, issus parfois de théories récentes, commencent à trouver une utilisation. De plus, comme on ne se trouve qu'au début de la phase de développement de l'informatique, cette tendance ne saurait que se renforcer. Là aussi, des exemples précis viennent étayer l'argumentation : des outils récents mais déjà familiers comme le multifenêtrage font appel à des techniques algoritmiques avancées ; dans un ordre d'idées plus abstrait, certains problèmes, comme celui du typage des langages de programmation ne trouveront vraisemblablement de solution qu'à travers des théories mathématiques élaborées.

On voit bien que la controverse est au centre de notre débat puisque la réponse à la question posée conditionne la demande en mathématiciens. Cela dit les deux positions ne sont pas forcément aussi inconciliables qu'il n'y paraît : la théorie semble intervenir plus nettement en amont, au niveau de la recherche ou du prototypage, et moins en aval, au niveau des applications industrielles. Reste à évaluer la distance entre ces deux phases.

LES MATHEMATICIENS REPONDENT-ILS ACTUELLEMENT A LA DEMANDE ? FAUT-IL DES FORMATIONS SPECIFIQUES ?

La réponse à la première de ces deux questions est largement négative. Même ceux qui doutent de l'utilité de telle ou telle branche des mathématiques dans le contexte de ce débat, admettent qu'une part plus grande doit être faite aux mathématiques discrètes évoquées plus haut. Pour certains, une réforme dans ce sens est urgente : certains concepts simples mais essentiels à l'informatique, comme la distinction entre une formule et sa valeur ou l'appréhension des mécanismes récursifs, n'étant pas pris en compte dans l'enseignement traditionnel des mathématiques.

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DU GENIE LOGICIEL AUX MATHEMATIQUES DISCRETES 203

L'ensemble des intervenants a également souligné que, pour être efficace, la formation théorique doit absolument être complétée par la pratique. Loin d'être une évidence, ceci pose le problème de l'articulation entre le monde universitaire et l'industrie.

Sur la création de filières spécifiques, les avis sont réservés, la plupart des intervenants préfèrent un infléchissement global de l'enseignement des mathématiques vers ses aspects discrets. Il est certain cependant qu'un tel infléchissement se heurte à de fortes résistances. Par ailleurs, si la demande en mathématiciens est forte, l'existence de nouvelles formations au niveau universitaire peut être de nature à augmenter le flux d'étudiants actuellement faible, ce qui risque de constituer pour la communauté mathématique un des enjeux de la f in du siècle.

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MODELISATION EN BIOMEDECINE

J. Demongeot Université Joseph Fourier, Grenoble

Participants

D. Dacunha Castelle, Université de Paris XI J. Demongeot, Université Joseph Fourier, Grenoble F. Germain, Société Digital Design, Orsay J. Janin, Université de Paris XI Y. Kergosien, Université de Paris XI J.M. Legay, Université Claude Bernard, Lyon J.P. Mazat, Université de Bordeaux II G. Moreau, Société Roussel Uclaf, Romainville R. Thom, IHES A.J. Valleron, Université de Paris VI1

Pour ouvrir le débat, J. Demongeot pose d'emblée une question fréquemment soulevée dans la communauté des biomathématiciens : quelle mathématique en biomédecine, mathématique de service ou mathématique de concept ?

En effet, l'utilisation des mathématiques en biomédecine date du siècle dernier : la statistique a servi alors d'outil permettant de résumer les résultats expérimentaux ; si l'on s'arrête au discours prescrivant ou critiquant son emploi, on s'aperçoit qu'il a souvent été tenu par des biologistes (le démographe Louis, le physiologiste Claude Bernard, le généticien Fisher) qui pratiquaient à la fois la démarche expérimentale et la mise en forme de leurs résultats. Lorsque, la spécialisation aidant, les deux activités se disjoignirent, une catégorie particulière de statisticiens apparut, les biométriciens, spécialistes de l'application biomédicale. Qualifier de service l'essentiel de leur activité ne revient pas à la subordonner à celle des biologistes expérimentateurs, mais à les spécifier dans leur position de non spécialistes d'un champ biologique précis, appliquant les mêmes méthodes éprouvées dans tout domaine biomédical source de données quantifiées. Plus récemment, les mathématiques ont pris part à la conceptualisation biologique en contribuant à définir et qualifier des

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MODELISATION EN BIOMEDECINE 205

entités théoriques jusqu'alors non structurées dans le discours phénoménologique : les notions de force de contrôle dans les systèmes métaboliques, de réseau isochrone d'un système biologique périodique, d'attracteur pathologique en médecine, voire celle d'opéron (qui est un système génétique simple rétrocontrôlé) en sont la preuve. Dans bien des cas, elles résultent de la réflexion théorique d'un biologiste familier des rudiments de la théorie des systèmes dynamiques. Si l'on veut présenter rapidement deux domaines où s'exerce la mathématique, laquelle est davantage de concept dans le premier, et de service dans le second, nous pouvons retenir :

- la modélisation de processus biologiques complexes (système nerveux, métabolisme cellulaire, système immunitaire, génétique...), dans lesquels les "briques" élémentaires sont connues et font l'objet d'équations locales (transmission de l'influx, cinétique enzymatique, lois d'induction de cellules, de gènes ou de molécules spécifiques...). Le comportement conjoint de ces divers éléments dans un système intégré est en général difficile à prévoir et nécessite l'étude théorique et la simulation d'un modèle mathématique (réseau de neurones, cascade enzymatique, réseau immunitaire ou génétique...). Le rôle du modèle est d'expliquer a posteriori ou de prévoir a priori la phénoménologie expérimentale, de manière à interpréter et programmer au mieux la démarche empirique.

- dans un ordre de difficulté croissante, la visualisation, la modélisation tridimensionnelle et la segmentation d'objets d'intérêt biomédical, sains ou pathologiques (cellules ou organismes, membres ou segments de membres, os, organes mous,...), en vue d'optimiser les gestes thérapeutiques dont ils sont justiciables : cette activité connaît un regain d'intérêt avec l'apparition de moyens puissants d'imagerie numérisée (scanner, imagerie RMN, imagerie microscopique numérisée, ...). Les applications vont de l'interprétation automatique d'images microscopiques à la robotisation de certains gestes chirurgicaux tels que la stéréotaxie cérébrale, en passant par la conception assistée de pièces manquantes (en traumatologie de la main par exemple), que l'on doit reconstituer sous des critères de bonne adaptation fonctionnelle (restauration de la mécanique du poignet, dans l'exemple choisi).

Les outils mathématiques mis en oeuvre relèvent essentiellement de la théorie des systèmes dynamiques dans le premier cas (la description de l'attracteur biologique représentant le régime stable du processus étudié étant le but ultime, cet attracteur pouvant être stationnaire, périodique ou chaotique, comme dans les systèmes

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206 J . DEMONGEOT et al.

physico-chimiques) ; dans le second cas, ils relèvent de la théorie de l'approximation. Des passerelles existent entre les deux types d'outils, particulièrement dans le cas de la segmentation, le niveau de gris des images étant par exemple pris comme fonction énergie d'un système hamiltonien et le problème consistant alors à trouver le bon complément potentiel permettant d'identifier les trajectoires qui séparent les objets à segmenter. Dans le cas d'un système bruité, ces trajectoires remarquables peuvent être étudiées par des techniques nouvelles, comme celle du confinement.

Les outils mathématiques utilisés relèvent de théories classiques. La connaissance du domaine biomédical doit être étendue et synthétique, et doit concerner le comportement normal et le défaut des systèmes vivants étudiés. En conséquence, on peut penser qu'une formation mixte, mathématique de base, puis médicale ou agronomique ensuite, serait un bon prolégomène à l'activité de modélisation en biomédecine.

Les thèmes introduits ayant (volontairement) un caractère encore conflictuel dans la communauté des mathématiciens appliqués, les intervenants s'expriment alors, les deux premiers étant R.Thom et J.P. Mazat. R. Thom, géomètre, dont les contributions sont connues par tous, est actuellement Président de la Société Française de Biologie Théorique ; il expose sa vision de la modélisation, puis J.P. Mazat, biochimiste de formation initiale mathématique, donne ensuite un point de vue complémentaire, plus biologiste.

R. THOM :

"Je voudrais vous faire part de quelques réflexions concernant le rapport entre Mathématiques et Sciences de la Vie. Cette table ronde s'intitule Modélisation en Biomédecine. Il est ainsi sous-entendu que les mathématiques doivent intervenir essentiellement comme instruments de modélisation. Il est certain que c'est ainsi qu'on l'entend communément. On se propose de modéliser des structures locales - que la localité soit spatiale, organique ou biochimique (un modèle pharmacodynamique peut être global) - pour l'organisme.

Dans ce domaine, la porte est ouverte et, très probablement, elle ne se refermera plus. Mais, plus que l'étude des systèmes locaux, on peut envisager à plus ou moins grand délai des modélisations plus ambitieuses : par exemple, la modélisation de systèmes (équilibres physiologiques complexes, rationalisation de certaines thérapeutiques,

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MODELISATION EN BIOMEDECINE 207

étude des "effets pervers", etc...). Du passage de l'équilibre physiologique global à l'homéostasie et à la régulation, on pourra aborder l'étude des grandes questions de la biologie, la modélisation en embryologie, la typologie des régulations. Ici, on quittera le domaine proprement di t de la Biomathématique pour entrer dans celui de la Biologie Théorique au sens propre. On se demandera quel peut être l'apport des mathématiques à cette entreprise encore si mal dessinée. Si1 m'était permis de donner ici ma vision personnelle, je dirais que la Biologie théorique doit s'installer dans un vide (formel), celui qui sépare le langage usuel du formalisme quantitatif. J'évoquerai ici un souvenir personnel, celui de Gelfand que je rencontrai à Moscou, au Congrès de 1966. Alors tout plein de questions sur la "Théorie des Catastrophes", j'évoquais devant lui les possibilités offertes par la théorie des bifurcations et du déploiement universel. Gelfand m'arrêta net. Pour comprendre la Biologie, me dit- il, il faut plus que de la mathématique, il faut de la philosophie. A l'époque, cette affirmation me surprit ; aujourd'hui, je suis convaincu de sa validité. Alors, les mathématiques inutiles dans la pensée biologique ? Je crois au contraire qu'elles demeurent indispensables, non peut-être en tant que mathématiques, mais comme composante essentielle d'un mode de pensée qualitatif, topologique, non conceptuel et qui ne sera plus qu'accidentellement quantitatif. C'est dans ce no nzan's land entre conceptualisation physiologique et modèles de dynamique qualitative que la théorie biologique doit trouver sa voie. Ce faisant, il est à espérer que de nouveaux points de vue, de nouveaux problèmes pourront apparaître. Qu'on songe aux ambiguïtés de la notion d'attracteur, qui ne sont pas sans évoquer le flou qui entoure l'opposition Soi-Non Soi classique en Immunologie. La problématique de l'individuation est au coeur de la pensée biologique, comme de la pensée mathématique appliquée aux systèmes. Je souhaite très vivement que cette entreprise théorique se développe. Les applications, si elle se révèle valable, ne manqueront pas de suivre".

J.P. MAZAT :

"La distance entre les mathémattques et la biologie est grande. Aussi est-il nécessaire que le biologiste et le mathématicien, sauf s'ils sont représentés dans la même personne, soient d'accord pour faire un bout de route l'un vers l'autre.

Il s'agira alors de longues discussions, où le premier problème sera de comprendre ce que l'autre veut dire. Et il ne s'agit pas seulement de questions de vocabulaire, mais aussi de comprendre les

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208 J . DEMONGEOT et al.

motivations de l'autre, sa philosophie ... toute une série de paramètres rarement exprimés à l'intérieur même d'une discipline. Un vrai travail en profondeur, qui permet en général de dépasser (pour l'expérimentateur tout au moins) le simple niveau des résultats expérimentaux.

Un problème, cependant : les questions biologiques ne nécessitent pas toujours des mathématiques de haut niveau. Souvent, des connaissances de niveau DEUG suffisent et la difficulté réside beaucoup plus dans la formulation du problème. Il en résulte que le théoricien de la biologie ne fait bien sûr pas de la recherche en mathématiques, mais aux yeux de beaucoup de biologistes, ne fait pas non plus de recherche en biologie puisqu'il n'apporte pas sa moisson quotidienne de résultats expérimentaux.

Cela n'est pas très grave pour le chercheur qui a déjà fait sa réputation. C'est dramatique pour un étudiant en thèse qui cherche à entrer à l'université ou dans un des grands organismes de recherche.

Pourtant, la biologie a fortement besoin de ces jeunes chercheurs ayant acquis une solide formation à la fois biologique et mathématique.

Une solution à ce problème peut être trouvée dans la formation continue. Les trois Ecoles de Biologie Théorique qui ont eu lieu à Solignac en 1980, 198 1 et 1983 en sont un bon exemple. En plus de la formation de mathématiques donnée aux biologistes et de la culture biologique dispensée aux mathématiciens et physiciens, une telle formation favorise de nombreux contacts entre des chercheurs motivés et qui viennent là avec un problème biologique ou une thématique mathématique. De nombreuses collaborations se sont développées à cette occasion : un séminaire est aussi né spontanément de l'école et se poursuit chaque année dans les premiers jours de juin, depuis 198 1.

En résumé, un échange fructueux entre mathématiciens et biologistes nécessite la mise en place de formations de mathématique (pas uniquement de statistique) pour biologistes et de biologie pour mathématiciens et physiciens, aussi bien au niveau de la formation continue que de l'enseignement universitaire. Il est nécessaire aussi que le travail des chercheurs ayant la double formation à l'interface biologie-mathématique soit pleinement reconnu".

J.P. Mazat ajoute également que le niveau des mathématiques employées suscite fréquemment la déception, dans la communauté des

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MODELISATION EN BIOMEDECINE 209

mathématiciens, quant à la fertilité des problèmes soulevés en retour (et cela, même si l'application a requis les connaissances les plus poussées du domaine biomédical concerné).

J. Demongeot répond en citant quelques domaines récents encore peu explorés par les mathématiciens et suscités par la modélisation biomédicale (itérations d'une fonction discontinue bimodale de l'intervalle, étude de la fibration isochronale, comportement asymptotique d'un réseau formel de neurones,...).

Ensuite, D. Dacunha Castelle, J.M. Legay et A.J. Valleron exposent leur conception du DEA dont ils sont responsables (respectivement à Orsay, à Lyon et à Paris VIX), qui doit former de jeunes chercheurs appliquant les mathématiques au domaine biomédical : il s'avère que l'enseignement actuel est essentiellement à base de statistiques. Un dialogue s'instaure, auquel participent G. Choquet et B. Prum (ce dernier exposant un programme de DEA plus tourné vers l'épidémiologie, qui connaît aujourd'hui un regain d'intérêt, du fait de l'actualité des maladies infectieuses). Nous présentons ci-après de manière plus détaillée la conception de A.J. Valleron :

A.J. VALLERON :

"A peu près toutes les Universités nord américaines ou anglaises ont un Département de Biomathématiques ; le domaine possède de nombreuses revues spécialisées (voir par exemple, Jour~zal of Theoretical Biology, Bulletin of Mathematical Biology, Mathematical Bioscierzces ou la collection "Biomathenzatics" de Springer Verlag). Les Universités françaises ont très rarement un département ou un laboratoire de Biomathématiques dans leurs UER scientifiques et assez rarement dans leurs UER médicales ; corrélativement, l'insertion française reste très faible dans la littérature scientifique spécialisée (de l'ordre de 0,5%, contre environ 6-8% pour les autres disciplines). Que la France ne développe pas toutes les disciplines et en particulier pas celle-là ne serait pas, a priori, choquant si cette discipline n'était nécessaire à la recherche dans un certain nombre de domaines-clé pratiques ou théoriques des Sciences de la Vie et de la Santé. Ainsi, dans le domaine des Sciences de la Santé, les Biomathématiques sont indispensables aux chercheurs en Epidémiologie et en Santé Publique. D'autres exemples pourraient être trouvés dans de nombreux secteurs du Génie Biologique et Médical ou en Physiologie, en ce qui concerne par exemple les études quantitatives de pharrnacocinétique ou

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2 1 0 J . DEMONGEOT et al.

pharmacodynamique. Du côté des Sciences de la Vie, 1'Ecologie quantitative a manqué de spécialistes ou, lorsqu'elle en a eu, les a vus quelquefois isolés du reste de leur communauté et, ainsi, limités dans leur productivité.

Les Biomathématiciens ont également manqué dans des domaines fondamentaux de la Biologie, tels que la génétique des populations : la théorie du neutralisme, à travers les travaux de Kimura, nécessite par exemple un champ d'expertise dont ne dispose pas - en général - le généticien français formé dans nos Universités, quelles que soient ses et leurs qualités.

On conçoit bien, cependant, que si les Biomathématiques sont indispensables dans un grand nombre de domaine des Sciences de la Vie et de la Santé, un Biomathématicien - en revanche - ne puisse être le spécialiste de tous ces domaines, de la génétique des populations à l'épidémiologie, en passant par la modélisation en physiologie. 11 nous reste donc à clarifier la nature et les conditions du travail du biomathématicien.

Le Biomathématicien étant un chercheur du "secteur" des Sciences de la Vie, son succès est d'acquérir des résultats dans ce secteur (ceci sera mesuré, par exemple, par le fait qu'il publiera dans de "bonnes" revues). La condition de ce succès (et de son métier de chercheur) est bien entendu qu'il travaille dans un domaine particulier des Sciences de la Vie, où il devra posséder toute la culture biologique nécessaire. Son ambition sera de faire progresser ce secteur et, pour cela, il devra utiliser en général des techniques très variées : le recueil des données expérimentales nécessite une bonne connaissance en statistique (la "biostatistique") ; l'interprétation de leur variabilité? une bonne connaissance des modèles probabilistes ; leur exploitation nécessitera une bonne connaissance des méthodes et matériels informatiques ; la mise en évidence de relations simplifiées entre les observations, le test d'hypothèses physiologiques nécessitera de bonnes connaissances mathématiques au moment de la modélisation, statistiques au moment du test du modèle, etc ... Ainsi la caractérisation du Biomathématicien tel que nous l'avons défini (à savoir, un chercheur d'un domaine pointu des Sciences de la Vie apte à utiliser des techniques quantitatives variées) est semblable à celle que l'on pourrait donner du biophysicien ou du biochimiste qui, eux aussi, doivent avoir à leur disposition un large éventail de techniques, mais un sujet de recherche spécifique dans les Sciences de la Vie.

Cette caractérisation est un miroir de celle que nous emploierions pour définir le chercheur en mathématiques appliquées.

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En tant que chercheur, son ambition doit être de produire des résultats (des "théorèmes" pour stéréotyper) dans un domaine précis des mathématiques appliquées, résultats qui doivent d'une part être originaux (du point de vue mathématique), d'autre part être d'application assez large incluant (pourquoi pas) tel ou tel domaine des Sciences de la Vie.

Cette catégorisation du métier de biomathématicien sous-tend tout l'enseignement délivré à l'université Paris 7, et bien entendu la recherche qui y est menée. Les chercheurs que nous avons formés ont - de cette façon - acquis des résultats dans le domaine des sciences de la vie et de la santé (ainsi, les travaux qu'ils ont effectués à l'occasion de leur thèse de 3ème cycle ont toujours donné lieu à publication dans des revues sélectives des Sciences de la Vie). Ils ont trouvé - également - des débouchés aussi bien dans le secteur public que privé. Quant aux équipes de l'université Paris 7 travaillant dans le secteur des biomathématiques, elles ont acquis leur notoriété elles aussi dans des domaines précis de la Recherche Biomédicale (Hématocancérologie, microscopie quantitative en histopathologie, modélisation en épidémiologie des maladies transmissibles, notamment SIDA, modélisation en pharmacocinétique, ...).

Pour ce qui est de la coexistence, au plus haut niveau de formation, d'une connaissance mixte, biomédicale et mathématicienne chez un même individu, J. Janin présente ensuite une contribution pertinente d'une mathématicienne biochimiste en cristallographie, puis Y. Kergosien expose la situation inconfortable du "matheux-médecin".

Y.L. KERGOSIEN :

Doubles formations mathématiques/médecine

Une double formation semble constituer un bon point de départ pour faire interagir les mathématiques avec une autre discipline encore peu mathématisée ... 11 s'agit cependant d'un investissement assez lourd, qu'il peut être difficile de rentabiliser. Cette formation particulière est de plus assez rare pour ne pas toujours être facilement comprise ou acceptée. Après avoir rappelé la fréquence des doubles formations en Médecine, nous nous restreindrons au cas des formations MathématiquesIMédecine, pour en comparer les avantages et les inconvénients dans différentes conceptions de la recherche interdisciplinaire.

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212 J. DEMONGEOT et a/ .

Existent déjà

Les doubles formations sont très communes en Médecine et sont pratiquement la règle dans des disciplines fondamentales comme la Biophysique ou la Biochimie, où de nombreux enseignants-chercheurs acquièrent, en plus d'une formation médicale, une formation scientifique dispensée par une Faculté des Sciences (par exemple : thèse de Physique pour les Biophysiciens). Les titulaires de doubles formations ont joué un rôle majeur dans le développement de leurs disciplines, par exemple en discernant, parmi les résultats scientifiques contemporains, ceux qui pouvaient faire l'objet d'applications médicales, ou en permettant une collaboration efficace avec des équipes de recherche pure, par exemple en dirigeant des thèses de Physique au sein de départements hospitaliers, sur des sujets de médecine nucléaire ou de radiothérapie.

On aurait pu espérer un développement semblable pour la discipline nouvellement créée qu'est la Biomathématique, mais il faut bien reconnaître que la recherche mathématique constitue une part bien faible de l'activité de la plupart des départements, à qui l'on demande surtout d'assurer un service informatique et statistique pour l'hôpital, et que le niveau d'éducation en Mathématiques y est très inégal. Cet état est peut-être le fait du peu d'ancienneté de cette discipline, encore peu autonome, qui, d'abord issue de la Biophysique, s'est trouvée regroupée (notamment au niveau des recrutements) avec l'Informatique médicale ou même des disciplines comme l'Hygiène et 1'Economie de la Santé, traditionnellement peu scientifiques ( 1 ). Remarquons que la Statistique a eu, en son temps et au sein d'autres disciplines, les mêmes difficultés à faire admettre ses besoins d'enseignants qualifiés et capables de recherches théoriques (2).

Il semble qu'en matière de recherche biomathématique, deux conceptions s'opposent, entraînant deux attitudes opposées à l'égard des doubles formations.

Inutiles - Dans la première conception, les spécialités médicales formulent de manière autonome des problèmes pour la résolution desquels on cherche ensuite à appliquer des techniques mathématiques classiques, mises en oeuvre dans une optique d'"ingénieriew. Dans cette approche, tout est planifiable, et les interactions entre disciplines sont elles-mêmes sans surprises : le champ des sciences est conçu comme ayant la topologie d'un segment de droite, avec, à une extrémité, les mathématiques pures, inapplicables directement, puis les mathéma-

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tiques appliquées, analyse numérique et statistique, puis la physique, la chimie, la biochimie, et enfin la biologie et la médecine. Il est normal, selon cette conception, que les statisticiens les moins tournés vers la théorie, et éventuellement certains numériciens, soient, en mathématiques, les seuls interlocuteurs des biologistes, ou du moins le point de passage obligé des applications, et qu'ils puissent décider de la mathématisabilité d'une question médicale. On comprend que cette conception, pour laquelle l'organisation de la recherche est une affaire d'organigramme, et où l'importance des résultats est proportionnelle aux moyens mis en oeuvre, ait la faveur des administrations. Les titulaires de doubles formations peuvent y être utiles au niveau de l'organisation, mais, au niveau de la recherche, ils passent souvent pour des éléments dangereusement autonomes et incontrôlables.

Souhaitables - Une deuxième conception, honnie des tenants de la première, part d'une notion plus globale du progrès scientifique, et s'attache, autant qu'à résoudre des problèmes déjà posés, à imaginer de nouvelles problématiques, notamment de nouveaux champs d'application pour des méthodes inventées ailleurs, au besoin en usant de combinaisons disciplinaires non classiques. Ainsi, par exemple, la possibilité de reconstruire des images par des méthodes de géométrie intégrale pouvait difficilement être imaginée, ni les besoins de recherche dans cette voie exprimés par un radiologue qui se serait restreint à sa seule spécialité. Dans le même domaine, il fallait connaître à la fois suffisamment de mathématique et de radiologie pour adapter à l'interprétation radiologique le bouleversement problématique introduit en géométrie par la considération de propriétés génériques, et en déduire une justification du signe de la silhouette, lui-même médicalement trop spécialisé, bien que fondamental, pour être connu des biomathématiciens classiques. Citons encore l'application de considérations de topologie algébrique à l'étude de certains tissus biologiques, ou encore les débuts de l'application de la théorie des systèmes dynamiques à la biologie. Ces interactions originales entre mathématiques et médecine ont chacune été le fait d'un chercheur à double formation ou de deux chercheurs faisant chacun l'effort de développer une nouvelle problématique au contact de l'autre.

Pour une part, cette approche s'apparente aux transferts de technologie industrielle, dont on sait qu'ils s'appliquent souvent de manière peu prévisible et qu'en pratique ils profitent surtout, en attendant d'éventuelles formalisation et automatisation, et malgré toutes les possibilités de documentation ou de consultation de spécialistes, de la culture multidisciplinaire d'une équipe restreinte.

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J. DEMONGEOT et il/.

A côté de cet import technique et problématique doit exister, dans un but d'export, la possibilité de traduction d'un problème dans des termes suffisamment généraux pour ne pas en diminuer accidentellement la résolubilité, mais suffisamment formalisées pour être exposés à un mathématicien spécialisé. Ce renvoi des problèmes non résolus aux mathématiques ne peut se faire que si les mathématiciens appliqués eux-mêmes se donnent la peine de "faire suivre", par exemple pour un statisticien, un problème d'imagerie aux géomètres. 11 semble que, de la même manière qu'un patient profite de l'assistance d'un médecin généraliste dans son périple d'un spécialiste à l'autre, un problème médical important pourrait bénéficier d'une prise en charge par un mathématicien généraliste capable de dialoguer avec différents spécialistes, et aussi de reformuler en conséquence le problème original : là encore, une formation multiple semble souhaitable, associant à une formation médicale une formation mathématique assez diversifiée, notamment en mathématiques dites pures.

Conclusion

Les interactions entre mathématiques et médecine suivent certainement des voies plus complexes et moins prévisibles que ne le pensent certains biomathématiciens et organisateurs de la recherche. Le double attrait pour la médecine et les mathématiques dépasse très certainement lui aussi la rationalité des plans de recherche ou de carrière. Depuis longtemps, des médecins se sont intéressés aux mathématiques (Cardan), et des mathématiciens se sont occupés de biologie (Descartes). A ceux qui ont pris le risque d'une double curiosité, et qui ne trouvent pas de cadre où utiliser leur double formation, on ne peut que conseiller, au lieu de l'abandon d'une de leurs compétences, une curiosité pour un de ces pays qui donnent du prix aux doubles formations.

Notes :

(1) De plus, une réforme récente des disciplines fondamentales y renforce le poids de l'internat ou des C.E.S au détriment des formations scientifiques extra-médicales.

(2) "The teaching of Statistics", report of the Institute of Mathematical Statistics, Committee on the teaching of Statistics, Ann. of Math. Stat., Vol 19 (194S), pp. 95-1 15

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MODELISATION EN BIOMEDECINE 215

J.M. Legay répond par sa propre vision de la multidisciplinarité, qui doit être davantage vécue dans une équipe "chaînant" un ontinmm de compétences, des mathématiques à la biologie, que conçue à travers une formation polyvalente chez un même individu.

J M . LEGAY :

"La question de la double formation mathématique et biologique se pose dans la perspective de comprendre le fonctionnement de systèmes complexes ou de trouver des solutions à des problèmes posés dans le cadre de tels systèmes.

Peut-être est-il bon, pour éclairer les remarques à venir, de rappeler qu'on ne peut pas mettre des mathématiques élémentaires en face des systèmes complexes de la biologie. La pluridisciplinarité, quand elle est efficace, élève toujours le niveau, contrairement à ce qu'on dit souvent. On ne facilite pas les relations en abaissant le niveau de l'une ou l'autre des parties prenantes, ou on peut s'attendre à ne pas atteindre les résultats les plus intéressants.

On peut distinguer deux cas dans l'examen de la double formation :

a - Celui des personnes : dans ce cas on fait l'hypothèse que la même personne sera formée au niveau le plus élevé dans les deux directions ; ce cas est malheureusement inaccessible dans sa formule la plus étendue : avoir une large culture en biologie et une large culture en mathématique. Ce qu'il est raisonnable d'espérer, c'est un biologiste connaissant un peu de mathématique. Ce serait déjà une exceptionnelle réussite de former un bon mathématicien qui connaîtrait bien un petit chapitre de la biologie ou un biologiste qui serait dans une situation symétrique pour un petit chapitre de statistique ou de géométrie. Il faut dénoncer tout illusionnisme dans ce domaine, il pourrait conduire à des catastrophes (il a d'ailleurs conduit à de telles catastrophes). L'important est que la conversation devienne possible et que des questions puissent être posées de part et d'autre. Ce qui amène tout naturellement au deuxième cas.

b - Celui des laboratoires : cette fois, il s'agit de groupes de chercheurs (et souvent d'enseignants en même temps) qu'on pourrait appeler mixtes, dans la mesure où ils comprennent tous les cas possibles de formations depuis la biologie jusqu'à la mathématique. Seuls ces groupes, s'ils sont suffisamment importants, paraissent pouvoir assurer la pluridisciplinarité effective au niveau de la recherche et la mixité

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2 16 J . DEMONGEOT et al.

au moins partielle au niveau de l'enseignement. Les élèves qui ont travaillé dans de tels groupes sont extrêmement prisés dans les milieux professionnels, et n'ont aucune peine à trouver des débouchés, ce qui justifie la durée plus longue de formation.

Si cette double formation est donc nécessairement asymétrique, elle est néanmoins très importante ; elle autorise, entre autres, une fonction d'intermédiaire entre le demandeur et le spécialiste, dans une recherche scientifique dont l'organisation est aujourd'hui beaucoup plus complexe et collective.

Par exemple il peut se faire qu'un résultat mathématique utile à un biologiste soit publié, mais il n'est pas connu. Il faut donc commencer par le retrouver, et le plus souvent il n'est pas disponible, en ce sens qu'il n'est pas utilisable sans recherches complémentaires (champ de validité, hypothèses restrictives, etc.) ou sans moyens complémentaires (informatique, banques, etc.). L'objet mathématique n'entrera pas dans un modèle sans un important travail critique, pas plus qu'une certaine analyse de données ne saurait être appliquée dans n'importe quelle situation. Le biologiste qui énonce l'objectif garde des responsabilités importantes et le succès provient de l'adéquation des deux types de compétences. Une même personne a peu de chances d'assurer cet ajustement, si elle n'est pas soutenue par un collectif adéquat.

Le problème de la double formation quels qu'en soient le niveau et les objectifs ne peut être abordé que par des centres d'enseignement et de recherche suffisamment importants pour posséder le gradient de spécialistes nécessaires et pour avoir usé de ceux-ci sur des programmes pluridisciplinaires".

Ensuite, un industriel pratiquant la chimie computationnelle dans la découverte de médicaments, G. Moreau, et un "imageur" élaborant des systèmes de reconstruction d'images médicales, F. Germain, présentent des domaines où le besoin en matière de modélisation commence à devenir important, même si la tendance est apparemment encore à l'utilisation assez routinière et empirique d'une pure assistance informatique (dans le drug desigiz ou dans l'imagerie 3D). Commençons par F. Germain :

F. GERMAIN :

"Dès son origine, le traitement d'images numériques a été confronté à des problèmes de modélisation. Très rapidement, on a

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MODELISATION E N BIOMEDECINE 217

généralisé les méthodes utilisées en traitement du signal en les appliquant aux problèmes à plusieurs dimensions (ici 2 ou 3). Les techniques issues du secteur des télécommunications ont fourni l'essentiel en ce qui concerne les problèmes de codage, transmission, restauration et filtrage. Les problèmes de segmentation, comme la détection d'inhomogénéité (contours), s'apparentent davantage aux techniques utilisées pour traiter les signaux sismiques, par exemple.

Aujourd'hui, bon nombre d'algorithmes de traitement d'images sont considérés comme opérationnels et les efforts de développement concernent essentiellement leur implémentation sur des ordinateurs généraux ou spécialisés, en particulier dans le secteur biomédical.

Depuis quelques années, la puissance des ordinateurs de traitement et surtout l'apparition de nouveaux capteurs (scanners et RMN pour le médical) ont conduit à l'imagerie tridimensionnelle.

De nouveau, les principaux problèmes posés sont ceux de la modélisation et de la segmentation, auxquels vient s'ajouter un problème spécifiquement tri-dimensionnel, celui de la visualisation, largement abordé par les travaux en synthèse d'images.

En terme de modélisation, nous pouvons distinguer deux grandes classes de méthodes :

- celles qui modélisent un volume bien défini, c'est-à-dire une image tridimensionnelle binaire,

- celles qui approximent par une fonction continue l'ensemble de l'espace étudié.

En pratique, les premières méthodes nécessitent d'effectuer la segmentation avant la modélisation. Les principaux modèles utilisés pour représenter ces volumes sont : les octrees (méthode utilisant les techniques de génération et de manipulation d'arbres) et les facettes, en particulier triangulaires (méthode de géométrie algorithmique).

Les modélisations par fonctions continues se prêtent mieux à une information plus pauvre, coupes larges par exemple, et surtout conduisent à une segmentation beaucoup plus fine et robuste, car elle intervient après la modélisation. Ceci permet en particulier d'utiliser des techniques différentielles.

Le problème de la visualisation consiste à exploiter le fonctionnement de l'oeil pour rendre sur un écran l'impression de relief. Dans ce domaine, on dispose également de deux types de méthodes :

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218 J. DEMONGEOT et al.

- celle de 2-buf fer largement utilisée pour représenter des objets décrits par des facettes. Elle consiste à affecter à chaque facette une luminosité dépendant de son orientation par rapport à la source de l'éclairage et à l'observateur.

- celle du lancer de rayon, considérée comme la méthode fournissant l'image la plus authentique. On évalue l'intensité de chaque point de l'image en tenant compte de la réflection spéculaire et de la réfraction des objets. Un modèle continu et explicite du volume à visualiser permet d'accélérer considérablement les procédures de calcul d'intersection de droites avec le volume et de calcul de normale au volume en un point.

Les possibilités offertes par ces méthodes de reconstruction d'images tri-dimensionnelles ouvrent la voie à leur exploitation en routine, notamment dans le domaine de la chirurgie et de la conception de prothèse".

G. MOREAU :

"Les mathématiques, appliquées bien sûr, dans un centre de recherche pharmaceutique, y tiennent une place naturellement limitée, mais nécessaire et parfois insuffisante.

11 suffit de considérer les disciplines qui contribuent à l'élaboration d'un médicament : d'abord, la chimie intervient pour produire des échantillons de substances. La chimie est une science tout à fait exacte, mais, dans la pratique, elle devient vite une science de connaissances et de savoir-faire. Les biotechnologies contribuent aussi à fournir des substances susceptibles de devenir des médicaments ou des produits d'intérêt médical.

Intervient ensuite la pharmacologie : il s'agit de tester les substances sur des animaux ou des préparations biologiques pour détecter une activité. Si le produit se révèle intéressant, alors il devra passer la barrière de la toxicologie et enfin sera soumis à l'expérimentation clinique, en hôpital.

Cette description rapide de la genèse d'un médicament montre que les disciplines concernées sont surtout des disciplines de connaissances accumulées plutôt que de calcul pur et dur.

Voyons cependant pourquoi et où les mathématiques sont appliquées.

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MODELISATION EN BIOMEDECINE 2 19

Cest d'abord parce que les objets que l'on manipule dans un centre de recherche pharmaceutique sont des molécules : on ne les étudie pas seulement chimiquement, mais aussi et de plus en plus par le calcul : c'est la "chimie computationnelle".

C'est ensuite parce que les données sont très nombreuses : il faut préparer quelques milliers de molécules avant d'en mettre une sur le marché, il faut donc pratiquer aussi beaucoup de tests pharmacologiques, chimiques, etc ...

a) L a chimie computationnelle

On peut regrouper sous cette désignation la mécanique quantique, la mécanique moléculaire, le graphisme moléculaire, les études QSAR (quantitative structure-activity relationship), des problèmes de reconnaissance de forme, la manipulation de l'information chimique (structures topologiques des molécules), etc ...

Le chercheur industriel peut avoir deux attitudes : par exemple, il se pose peu de questions sur les programmes de calcul quantique, ils existent et il les utilise. Par contre, dans les autres domaines mentionnés ci-dessus qui représentent un intérêt spécialement pour l'industrie pharmaceutique, il est pwib le d'avoir une attitude créative, originale, car le milieu professionnel y est propice, probablement plus qu'à l'université. On peut dire que toutes les techniques mathématiques appliquées doivent pouvoir être mises à contribution : problèmes de minimisation ; problèmes de graphes ; de recherche opérationnelle ; méthodes de Monte Car10 ; reconnaissance de formes, etc., etc ...

On peut même avoir la chance de tomber sur des problèmes plus fondamentaux (peut-on associer aux noeuds d'un graphe une "coordonnée" telle que par une opération simple on obtienne la distance de deux noeuds ?).

Les conditions requises pour qu'une véritable activité de mathématiques appliquées existe sont :

- avoir une bonne culture mathématique

- avoir un champ de connaissances étendu dans les sciences naturelles et expérimentales de la recherche pharmaceutique (Thèse).

- une certaine latitude dans le travail.

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J. DEMONGEOT et al.

Les spécialistes de ces domaines proviennent souvent des grandes écoles d'ingénieurs et ont souvent aussi passé une thèse à l'université, ce qui leur donne le tempérament de chercher qui, sinon, risquerait de leur faire défaut. D'autres proviennent de l'université, toujours avec une thèse ; leur niveau mathématique est beaucoup plus variable, mais leur connaissance des biosciences probablement plus grande.

b) Les données abondantes

On les trouve en pharmacologie. Cette discipline est aux antipodes des mathématiques, autant par son objet que par les personnes qui la pratiquent : des pharmaciens, des biologistes, des biochimistes ; on peut même se demander si certains n'ont pas fait ces études pour fuir des cours de mathématiques abhorrés ..., à moins qu'ils n'aient pensé que les maths étaient, pour ce qu'ils entreprenaient, un luxe non indispensable.

Quoi qu'il en soit, on peut caricaturer une expérience de pharmacologie de la façon suivante : un pharmacologue établit le protocole d'une expérience, puis il dépose un rat dans une boite ; ensuite c'est un micro-ordinateur qui, à travers des capteurs, va enregistrer des données : physico-chimiques, physiologiques, comportementales. Désormais, c'est une deuxième expérimentation qui va commencer, mais très différente : il s'agit de faire sortir des tableaux de données brutes, les effets fins que l'on souhaite observer, s'il y en a.

11 n'y a pas de doute qu'aujourd'hui la pharmacologie est une mine pour les mathématiques appliquées : analyses de données et statistiques, traitement du signal, analyse d'images, etc ..., mais une mine insuffisamment exploitée.

C'est la qualité même des bases sur lesquelles travaillent les pharmacologues, qui est en jeu et menacée, si rien ne change.

Ici comme ailleurs, il faut des personnes ayant une double compétence ou, au moins, qui partagent la vie de la discipline expérimentale.

Ce dernier point est important : lorsque l'on explique à des mathématiciens les traitements que l'on est parfois amené à appliquer, leur réaction est : "mais un mathématicien aurait pu le faire !" ; c'est exact, mais on n'a pas besoin de mathématiciens qui attendent les

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MODELISATION EN BIOMEDECINE

problèmes, il faut surtout qu'ils aillent les chercher, c'est-à-dire qu'ils sachent analyser des situations réelles pour les traduire et leur appliquer telle ou telle technique mathématique susceptible d'apporter la solution. Double compétence, travail en équipe ..."

Pour compléter ce point de vue, citons une position récente de G. Moreau dans la presse (Science et Technologie, 4.4.88) : "...je suis absolument convaincu qu'à l'avenir on pourra appliquer les mathématiques à la modélisation des molécules de la même manière qu'à la mécanique. On parviendra alors à moduler l'activité des protéines de façon insoupçonnée et à influer sur leur comportement. Dans quinze ou vingt ans peut-être...". Ce défi donne une idée de l'importance que prendra l'application des mathématiques dans ce domaine biomédical de la conception de molécules d'intérêt thérapeutique.

Après ces deux interventions d'industriels du secteur biomédical, et une présentation d'images médicales dont la construction a nécessité l'usage de théorèmes récents (d'approximation spline ou de segmentation dynamique), un débat s'instaure avec le public, qui semble ignorer où peut bien s'exercer cette activité de modélisation biomédicale en France (quelques références américaines ou belges sont citées ...) ; des questions ou commentaires sont apportés par B. Prum, M. Legrand, R. Faure, G. Lumer, J.D. Lebreton et N. Barbichon, dont nous développons ici pour terminer les remarques sur les rapports entre statistiques et biologie théorique :

N. BARBICHON :

"Montrons que les stages de statistiques organisés depuis février 1975 au titre de la formation permanente du CNRS ont contribué (et pourront contribuer par la suite) au développement de la biologie théorique.

Il est fort tentant, pour réfuter l'affirmation de cette contribution, de montrer que l'usage du traitement des statistiques et de l'analyse de données fait appel à des connaissances et du savoir-faire sans lien direct avec la biologie théorique. La justification présentée ici ne se réfère nullement à une quelconque relation entre le traitement de données et la biologie théorique ; elle s'appuie plutôt sur la cohérence entre les objectifs généraux des stages de statistiques et les exigences requises pour obtenir des attitudes de disponibilité de la part des chercheurs susceptibles de s'engager dans la biologie théorique.

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222 J. DEMONGEOT et ai.

Il est peut-être utile de rappeler, avant de développer l'argumentation, que la formation a pour effet en général :

- d e permettre l'appropriation de connaissances et de savoir -faire

- de faciliter le changement d'attitudes - d'augmenter ou d'acquérir des compétences

- de permettre une meilleure estimation des connaissances à acquérir pour un perfectionnement ultérieur.

En ce qui concerne les stages de statistiques, les effets attendus portaient principalement sur le changement d'attitude à l'égard du "quantitatif", sur les capacités à présenter une problématique biologique à un mathématicien, et sur l'acquisition d'une autonomie pour prolonger - individuellement ou collectivement - une formation.

On peut remarquer que l'appropriation de connaissances n'est pas citée comme effet attendu dans l'immédiat, mais seulement en différé. A ce propos, il est intéressant de remarquer que le changement d'attitudes et l'appropriation de connaissances sont des "fonctions" liées, qui interagissent entre elles. Il est très fréquent, en particulier pour les chercheurs, que le seul fait d'être informé (acquisition de données, information sur un modèle explicatif ou sur les résultats d'une recherche) provoque une remise en question et, en conséquence, un changement dans une attitude (attitude dans une polémique, dans une démarche méthodologique). Réciproquement, on constate qu'un changement d'attitude (dû lui-même à une modification de l'environnement, par exemple stage résidentiel, introduction d'un mode relationnel nouveau entre enseignant et enseigné) facilite l'appropriation de connaissances.

Pour revenir aux stages de statistiques, le public visé est à classer dans cette deuxième catégorie. Les biologistes potentiellement intéressés par ces stages sont à la fois inhibés par les mathématiques et familiarisés avec un certain formalisme sans signification autre que d'être opérationnel dans l'ordonnancement des résultats chiffrés de l'expérience. Un enseignement purement mathématique n'aurait en définitive que renforcé des attitudes de rejet des mathématiques et de leur perception mythique (et magique). Devant leur complexité, ces biologistes seraient confortés dans leur appel au pur formalisme et à l'appel des sorciers - spécialistes - mathématiciens seulement en cas de nécessité absolue.

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MODELISATION EN BIOMEDECINE 223

En conséquence, l'organisation pédagogique des stages a été conduite pour faire prendre aux stagiaires de la distance par rapport aux mythes mathématiques en les contraignant à abandonner toute expression formalisée mathématiquement dans la présentation de leur problématique de recherche. Cette présentation a été faite systématiquement par tous les stagiaires, en présence des enseignants mathématiciens du stage.

Les premiers exposés ont tenté d'articuler ces diverses problématiques avec une approche probabiliste, en mettant en relief les divers dangers d'interprétation hâtive des résultats.

En définitive, dans ce premier niveau de formation, il s'agissait bien de changer les attitudes à I'égard de la quantification et de la modélisation.

Pour les stages de deuxième niveau, il s'agissait de donner les justifications mathématiques de la démarche probabiliste. Le troisième niveau avait pour but de développer la formation mathématique d'une part, et d'initier les stagiaires en analyse de données. Dans ce dernier domaine, il s'agissait aussi de démythifier les attentes des biologistes à I'égard de l'analyse de données, ne serait-ce qu'en montrant les limites de celle-ci dans la méthodologie de recherche.

11 était prévu de développer une formation mathématique plus poussée (en fait une formation à la modélisation), mais ces projets n'ont pu être mis en oeuvre. Il se trouve que le projet de Biologie Théorique vient rejoindre cette politique de transformation des attitudes des biologistes. L'Ecole de Solignac montre qu'il reste à organiser une formation mathématique approfondie permettant aux biologistes une relative autonomie dans "l'activité" de modélisation".

En conclusion, les opinions exprimées dans cette table ronde mettent en lumière l'urgence de la formation de bons mathématiciens, bien intégrés, par leur formation biologique ou médicale complémentaire, dans des équipes pluridisciplinaires dans lesquelles il existe un continuum de compétences, depuis la théorie jusqu'aux applications. Si l'on inclut l'activité statistique, les besoins annuels peuvent être estimés à environ une soixantaine par an dans les secteurs public et privé. Les DEA existants assurent la formation de manière satisfaisante, mais il reste que la définition du rôle et la promotion des chercheurs biomathématiciens, statisticiens ou biologistes théoriciens, doit être un des soucis de la communauté mathématique dans son ensemble.

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MATHEMATIQUES ET MATHEMATICIENS EN ECONOMIE ET EN FINANCES

par

J.-M. Lasry (Professeur à l'université de Paris IX)

1. INTRODUCTION

Une concession à l'actualité boursière, avec une ironie de circonstance, me fournit l'occasion de situer le débat sur le rôle de l'économie théorique et de l'économie mathématique.

Lorsqu'un barrage (inauguré naguère comme le fleuron prestigieux de la meilleure technologie) s'écroule à la stupéfaction générale, on ne remonte pas la chaîne des responsabilités jusqu'à Archimède et on ne demande pas son avis au directeur d'un laboratoire de physique théorique qui d'ailleurs n'est consulté ni avant ni après la catastrophe, ni comme responsable ni comme expert.

Effectivement il existe une économie théorique, une économie mathématique et une économie appliquée, comme il existe une physique théorique, une physique mathématique et des sciences physiques pour l'ingénieur. Dans chacun de ces compartiments de la science et de la technique économique, les mathématiques et les mathématiciens interviennent, important comme ailleurs des méthodes de calcul et un style de pensée, avec comme partout des avantages : rigueur, précision, concision, quantification, ... et (parfois) des inconvénients : opacité pour les non-mathématiciens, risque de voir prévaloir (parfois) le souci de l'esthétique intellectuelle sur celui de la pertinence et de l'efficacité !

Cependant, deux différences séparent l'économie de la physique, et par voie de conséquence, différencient l'intervention des mathématiques et des mathématiciens dans ces deux domaines : l'économie est une science humaine ; l'économie est une science jeune.

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MATHEMATIQUES ET MATHEMATICIENS ... 225

En économie, comme dans la plupart des sciences humaines, l'homme - agent économique - n'est pas, ne peut pas être assimilé à un objet ou à une machine : non seulement il maximise son utilité - ce que peut faire une machine - mais il raisonne, i l anticipe le comportement des autres, use de son libre arbitre, etc. Les concepts, les théories économiques, la notion même de théorie en économie, portent la marque plus ou moins visible de cette présence de l'homme en tant que tel. On en retrouve la trace dans les outils mathématiques utilisés. Ainsi marquée de la présence de l'homme dans ses prémices, la science économique l'est aussi à travers les contraintes éthiques qui déterminent les méthodes de recherche. L'expérience est exclue, l'observation est difficile. Le discours théorique lui-même n'est pas sans danger, car il arrive qu'un énoncé partiel ou un développement hypothétique avancé pour les besoins du raisonnement, devienne un slogan privé du contexte qui lui donnait son sens initial. Les mathématiciens, lorsqu'ils fournissent à l'économiste, théoricien ou appliqué, les méthodes mathématiques et les outils quantitatifs dont il a besoin pour ses modèles, sont pris avec lui dans la dimension humaine de cette science, avec ses enjeux sociaux, collectifs et individuels, et ne peuvent éviter quelques réflexions épistémologiques et quelques choix éthiques.

L'économie est une science jeune (comparée à la physique) ; mille détails témoignent de cette jeunesse, par exemple : l'élaboration récente de concepts fondamentaux, la vivacité des querelles savantes, la confusion des genres (quelles moues dubitatives susciteraient dans le public, les théories d'un théoricien de la finance qui perdrait à la bourse) ; au contraire la réputation de Newton d'excellent expert en gravitation n'a pas pâti des mauvais rapports qu'il entretenait dans sa vie personnelle avec ce phénomène : il n'était pas funambule et en outre il recevait parfois des pommes sur la tête, (ce qui lui donnait à penser sur la gravitation). Un autre indice de la jeunesse de la science économique est la place limitée qu'y tiennent actuellement les mathématiques. A vrai dire cette place est déjà importante. Mais à mesure que les économistes vont plus avant dans la richesse et la complexité des phénomènes économiques, leurs besoins de mathématiques s'accroissent, en qualité et en quantité.

Il y a là un champ considérable pour les mathématiques et les mathématiciens à venir.

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226 J - M . LASRY et al.

II. ECONOMlE MATHEMATIQUE : DEVELOPPEMENTS RECENTS ET PERSPECTIVES par Jean-Charles ROCHET, ENSAE et Ecole Polytechnique.

C'est au X K e siècle, avec Ricardo et surtout Marx, qu'apparaît 1'Economie Mathématique, c'est-à-dire la nécessité d'une formalisation mathématique de certains problèmes économiques. Mais c'est la théorie de l'équilibre général qui, sous l'impulsion de Von Neumann avant guerre, puis Arrow et Debreu dans les années cinquante, va donner ses premières lettres de noblesse à cette discipline. Pour la première fois, une théorie économique riche peut être complètement formalisée grâce à des outils mathématiques puissants. Le revers de la médaille c'est que le succès rencontré par cette théorie va populariser, aussi bien chez les mathématiciens que chez les économistes, une identification abusive entre 1'Economie Mathématique toute entière et la seule théorie de 1'Equilibre Général.

Pourtant, la formalisation mathématique s'est aussi révélée extrêmement féconde, depuis une quinzaine d'années, dans les nouvelles voies de recherche qui ont été explorées. Certaines prolongent le modèle de Arrow et Debreu (rendements croissants, marchés financiers incomplets, équilibres en anticipations rationnelles,...), d'autres s'en écartent profondément (équilibres à prix fixes, théorie des contrats, modèles à information asymétrique).

Ces notes ne visent bien sûr pas à donner un panorama complet de la recherche en Economie Mathématique de ces vingt dernières années. Nous avons plutôt cherché un petit nombre d'illustrations de la variété des problématiques et des techniques mises en jeu. Après quelques éléments de classification (partie 1), je donne plusieurs exemples historiques de l'utilisation de techniques mathématiques en Economie (partie LI). Les principales extensions récentes du modèle de Arrow et Debreu sont ensuite présentées (partie III). Dans la partie IV nous analysons plus en détail un problème issu de la théorie des incitations, branche nouvelle de 1'Economie Mathématique qui s'oppose à la théorie de l'équilibre général en ce qu'elle s'intéresse à des situations où l'information des agents économiques est incomplète. La recherche de contrats non manipulables conduit à la résolution d'une équation hyperbolique non linéaire d'un type nouveau. Enfin dans la partie V nous montrons le lien étroit entre les méthodes de valorisation d'actifs financiers par arbitrage et des propriétés classiques à l'analyse convexe (lemme de Farkas).

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MATHEMATIQUES E T MATHEMATICIENS ... 227

1. Un essai de classification

Le premier élément de classification en économie est le point de vue adopté, qui peut être macroéconomique (quand on s'intéresse à la détermination des "agrégats" de la Comptabilité Nationale : Revenu National, Taux de Chômage, niveau général des prix) ou rnicroéconornique (quand on s'intéresse au comportement des agents économiques individuels, à la répartition des revenus dans l'économie, à la détermination des prix relatifs des différents biens et services..,).

A l'opposition microéconomie-macroéconomie se superpose comme ailleurs une opposition théorie-applications ainsi qu'une classification en fonction du sujet de l'étude. S'intéressant au marché du travail par exemple, on pourra étudier l'effet des déficits publics sur le taux de chômage (macroéconomie théorique) ou l'importance des qualifications dans l'emploi des jeunes (microéconomie appliquée).

Les méthodes mathématiques de 17Economie sont à classer en deux catégories très différentes : celles qui concourent a l'élaboration des modèles (Economie Mathématique) et celles qui permettent l'estimation statistique de ces modèles (Econométrie). Nous ne parlerons ici que de la première catégorie. Remarquons pour terminer que c'est surtout en Microéconomie que la modélisation mathématique a, jusqu'ici, vraiment porté ses fruits.

2. L'utilisation de mathématiques en Economie : quelques exemples historiques

Une des questions centrales de la microéconomie est la détermination des prix relatifs : comment expliquer par exemple que le diamant coûte en moyenne un million de fois plus que les pommes de terre ? Nous allons voir plusieurs réponses, données successivement par Ricardo, Marx et Walras, ainsi que leur formulation mathématique.

a - Ricardo e t la valeur travail.

D'après Ricardo (Principes d'Economie Politique (1 8 17)) c'est la quantité de travail incorporée directement et indirectement dans chaque bien produit qui détermine sa valeur. Mathématiquement : on a N produits repérés par un indice des biens i=1, ..., N. Pour produire une unité de bien j, il faut aij unités de chacun des biens i=1, ..., N et bj unités de travail. On cherche alors un système de prix T,, ...,TN,

positifs, et compatibles avec la définition de Ricardo :

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J-M. LASRY et al.

N (1) V j=1, ..., N aj = C aijai + bj

i= 1 soit vectoriellement :

Proposition 1. Soit A une matrice N x N à coefficients 2 O. On a équivalence de

(4) ( I - A ) - ~ existe et est à coefficients 2 0.

N.B. La condition (3) a une interprétation économique simple : elle signifie que la matrice A est "productive", c'est-à-dire qu'il est possible d'obtenir une production nette positive de chacun des N biens.

b - Marx et les prix de production

D'après Marx (Le Capital (1848)) les prix vont s'établir à un niveau où s'égalisent les taux de profit dans les différentes branches. Mathématiquement on désigne par r ce taux de profit, par p le vecteur des prix de production, le taux de salaire étant normalisé à 1. On doit donc avoir :

soit vectoriellement :

Proposition 2. Sous les hypothèses de la proposition 1 , il existe un ro > O tel que :

1 - 1 V r E [O,ro[ , - A) existe et a tous ses coefficients positifs.

On a alors

c - Walras e t la loi de l'offre et la demande

D'après Walras (La théorie mathématique de la richesse sociale (1873)) les prix s'établissent à un niveau qui égale l'offre et la

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MATHEMATIQUES ET MATHEMATICIENS ... 229

demande sur chacun des marchés. Mathématiquement on normalise le vecteur des prix :

et on définit pour tout p de IP le vecteur d'excès de demande

égal à la différence entre demande et offre au prix p en chacun des biens i=1, ..., N. On montre alors la loi de Walras.

qui implique que Z définit un champ de vecteurs tangents à la sphère unité delRN. Finalement on montre que Z "pointe vers l'intérieur" sur le bord de IP :

Proposition 3. Soit Z E C l (IP,3RN) qui vérifie (10 ) et (1 1). Alors Z a un zéro :

La formalisation complète des idées de Walras, dont la proposition 3 ne décrit que l'un des aspects, est due à Arrow et Debreu. On le désigne sous le nom de théorie de l'équilibre général. Pour une présentation très claire, on pourra consulter l'ouvrage de Debreu (Théorie de la Valeur, Dunod, 1984). Les développements et extensions récentes, que nous présentons très brièvement dans la partie HI, sont exposés dans Mas-Cole11 Theory of General Economic Equilibrium, Cambridge University Press ( 1 98 6).

3. Développements et extensions du modèle Arrow-Debreu

Les techniques utilisées à l'origine par Arrow et Debreu étaient essentiellement de deux types : analyse convexe et théorèmes de point fixe à la Brouwer.

Sous l'impulsion de Debreu lui-même d'abord puis de Balasko, l'emploi de méthodes différentielles (Théorème de Sard, transversalité, théorie du degré) a permis d'établir de façon élégante les propriétés globales de l'ensemble des équilibres.

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230 3-M. LASRY et al .

Le théorème d'existence de l'équilibre a été généralisé (Bewley, Mas-Colell) à des modèles dynamiques et/ou stochastiques nécessitant l'emploi d'outils plus sophistiqués : treillis de Banach, théorème de Schauder. D'autres techniques d'analyse non-linéaire interviennent dans les économies avec rendements croissants.

Le développement récent le plus spectaculaire est sans doute la preuve, donnée par Duffie et Shafer, de l'existence générique d'un équilibre dans une économie financière avec marchés incomplets. Cette preuve utilise de façon intéressante les propriétés des variétés grassmaniennes ainsi que la théorie du degré modulo 2.

Enfin; l'emploi de techniques récentes de Systèmes Dynamiques (bifurcations, dynamique symbolique, théorème de Sarkovski'i ...) a permis d'apporter un point de vue nouveau à la théorie des cycles économiques (Grandmont). L'article de P.A. Chiappori ci -après traite d'une problématique très liée, celle des "taches solaires".

4. Une équation hyperbolique non-linéaire de la théorie des contrats

Parmi d'autres restrictions, les résultats d'Arrow-Debreu requièrent la concurrence parfaite sur les marchés, et l'information complète de tous les agents économiques. A l'autre extrême se trouve la situation d'un monopole bilatéral en information asymétrique : prenons l'exemple d'un contrat de fourniture qui lie deux partenaires commerciaux, appelés par simplicité acheteur et vendeur. Ce contrat stipule la quantité q à livrer par le vendeur et le montant monétaire m à verser par l'acheteur, en fonction des fluctuations de l'environnement économique, représentées par deux paramètres :

b : le paramètre de bénéfice de l'acheteur c : le paramètre de coût du vendeur.

Le couple (b,c) correspond aux réalisations d'une variable aléatoire que nous supposerons supportée par n = [O, 112. Un contrat de fourniture c'est donc :

Pour fixer les idées nous choisirons une spécification linéaire-quadratique des fonctions de bénéfice des deux partenaires :

1 (12) U(b,c) = b q(b,c) - q2(b,c) - m(b,c) pour l'acheteur

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MATHEMATIQUES E T MATHEMATICIENS ..

1 (13) V(b,c) = m(b,c) - c q(b,c) - q2(b,c) pour le vendeur.

Nous supposerons que chaque agent observe la réalisation de son propre paramètre de coût ou de bénéfice, mais n'a aucune information sur celui de son partenaire. Celui-ci pourrait donc être tenté de manipuler l'information pour accroître son bénéfice. Nous nous intéressons ici à la caractérisation des contrats immunisés contre ces possibilités de manipulation.

Définition 1 . On dit que le contrat (q,m) : Cl -+ IR: est non-manipulable si et seulement si :

L'inéquation (14) exprime que l'acheteur ayant observé son paramètre de bénéfice b , n'a pas intérêt à faire une fausse déclaration b', ceci indépendamment du paramètre c du vendeur. L'inéquation (15) exprime la condition symétrique. Enfin, les inégalités (16) assurent qu'aucun des partenaires n'a intérêt à rompre le contrat.

Proposition 4 . Soit q : n -+IR+ donné. Il existe m : il -+=+ tel que (q,m) est non manipulable, si et seulement si :

(1 7) ( q est croissante en b et décroissante en c

v ( b , b ) ~ R , q(b,b)=O b

(19) (18) 1 v (b,c) E f-l , (b-c)s(b,c)-s2(b,c) = 1 (q(a,c)+q(b,s)lds C

N.B. A cause de (17) le membre de droite de l'équation intégrale (19) a toujours un sens. Par ailleurs, si q est suffisamment régulière, (19) a une traduction en termes d'E.D.P. :

Enfin, on peut également trouver une formulation équivalente de (19) par un système hyperbolique. On pose pour cela :

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

J-M. LASRY et ai.

on obtient

avec la condition initiale :

L'inconvénient de (2 1) vient du caractère multivoque du second membre de la pemière équation. On peut appliquer des méthodes de point fixe d'opérateurs croissants à l'équation avec "-" (Lasry-Schatzman). On obtient alors une infinité de solutions assez régulières à (21), (22). L'intuition économique fournit deux familles de solutions singulières, aux propriétés plus intéressantes (Rochet).

5. La valorisation d'actifs financiers par arbitrage

La méthode la plus connue, due à Black et Scholes, a entraîné un engouement sans précédent de la part des financiers pour les Equations Différentielles Stochastiques et le calcul d'Ito. Je me contenterai ici de donner le principe général de ces méthodes.

Soit un marché financier où s'échangent N titres, repérés par un indice j=1, ..., N, et dont les rendements sont aléatoires. On suppose pour simplifier qu'il n'existe qu'un nombre fini d'états du monde possibles, repérés par un indice i=1 ,...,M. On note :

d.. = valeur de liquidation (demain) de l'actif j dans l'état du '' monde i

p. = prix (aujourd'hui) de l'actif j. J

On appellera portefeuille un vecteur quelconque delRN, noté x. Remarquons que certaines des coordonnées de x peuvent être négatives, ce qui veut dire que les ventes à découvert sont autorisées.

TOME 115 - 1987 - Supplément

MATHEMATIQUES ET MATHEMATICIENS ... 233

L'hypothèse d'absence d'opportunités d'arbitrage exprime simplement qu'un portefeuille qui a une valeur de liquidation positive ou nulle dans tous les états du monde (demain) a forcément un prix positif ou nul (aujourd'hui). Mathématiquement :

Proposition (Farkas). La condition ( a ) équivaut à l'existence de q ~ I R y t e l q u e :

M

Interprétation Economique : Les qj sont des coefficients d'"actualisation" généralisés qui permettent de définir la valeur théorique d'un actif financier quelconque comme la somme actualisée de ce qu'il rapporte dans tous les états du monde.

6 . Conclusion

Les trente dernières années ont donc vu une certaine "explosion" de l'utilisation de techniques mathématiques en Economie. Contrairement à ce que d'aucuns avaient pu claironner, 1'Economie Mathématique a montré qu'elle n'était pas au service d'une idéologie particulière mais bien au contraire qu'elle était le crible obligé par lequel toute théorie économique devait passer avant de prétendre à la rigueur. Enfin, bousculant les idées reçues de quelques-uns, 1'Economie Mathématique a fait la preuve qu'elle pouvait être la source de problèmes mathématiques actuels, c'est-à-dire nouveaux et intéressants.

m. ANTICIPATIONS RATIONNELLES, THEORLES AUTOREA- LISATRICES ET MODELES A "TACHES SOLAIRES" par P.A. Chiappori

L'une des mutations les plus profondes de la science économique, au cours des quinze dernières années, est liée à l'introduction de la notion d'anticipations rationnelles. On sait, depuis longtemps, que le comportement des agents économiques, à une date donnée, est largement influencé par les anticipations que ces agents formulent sur le futur. Jusqu'au début des années 70, cependant, les problèmes d'anticipations étaient abordés de deux points de vue radicalement

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

234 J-M. LASRY et al.

différents (et, en un sens, également peu satisfaisants). D'une part, les micro-économistes utilisaient le cadre de l'équilibre général, défini dans l'après-guerre par K. Arrow et G. Debreu, qui suppose une prise en compte totale de l'incertitude par un système complet de marchés appropriés ; d'autre part, les macro-économistes, théoriciens ou appliqués, formalisaient le plus souvent les anticipations comme "adaptatives", les agents prolongeant simplement les tendances observées par le passé. La première approche, très élégante, reposait cependant sur des hypothèses fortes et irréalistes : à l'inverse, la seconde proposait une modélisation manifestement grossière, et en particulier peu compatible avec la rationalité individuelle des agents. La notion d'anticipation rationnelle, introduite par Muth, puis étendue par Lucas, tente de réconcilier en partie les deux points de vue. Elle suppose que les agents ne sont qu'imparfaitement informés, mais qu'ils traitent l'information dont ils disposent de façon optimale, en un sens statistique fort.

L'approche des anticipations rationnelles a conduit à repenser de nombreux problèmes économiques classiques. L'un des cas les plus spectaculaires est celui de la théorie des fluctuations économiques. Dès 1972, Lucas avait montré qu'une transmission imparfaite de l'information pouvait, dans le nouveau cadre d'analyse, provoquer des fluctuations cycliques de l'activité, fluctuations qu'aucune politique annoncée ne pouvait éliminer. Cependant, l'imperfection des signaux n'est nullement indispensable à l'explication des cycles. Utilisant la théorie des systèmes dynamiques, et notamment les outils liés aux bifurcations, Grandmont ( 1 985) a par exemple montré que pour de nombreux modèles économiques, même très simples, l'hypothèse d'anticipations rationnelles seule pouvait conduire à une multiplicité d'équilibres économiques dynamiques - les uns stationnaires, les autres cycliques. Dans le second cas, les cycles économiques ne sont liés à aucune fluctuation exogène au modèle ; ils sont purement endogènes, et persistant uniquement parce que les agents anticipent leur persistence.

Dans cette ligne d'analyse, se situent également les travaux récents sur les équilibres stochastiques, et notamment les modèles à "taches solaires". On peut en résumer rapidement les principales idées. Prenons une économie à plusieurs périodes, et supposons que les seules informations dont les agents ont besoin à la date t , pour prendre leurs décisions, soient les prix courants (pt E R~), et la distribution de probabilité des prix futurs, notée dp. Techniquement, le comportement d'ensemble de l'économie est résumé par une fonction de

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MATHEMATIQUES ET MATHEMATICIENS ... 2 3 5

demande excédentaire agrégée Z(pt ; dp) à valeurs dans RL ; la lième

composante de Z représente, pour le bien 1, la différence entre demande totale et offre totale du bien, pour des prix pt et une distribution d p donnée. En particulier, le système sera en équilibre si Z(pt ; dp) = O - égalité traduisant l'équilibre offre-demande sur tous les marchés.

On suppose en général que l'économie admet notamment un équilibre stationnaire, c'est-à-dire un vecteur 6 tel que ~ ( p ; l i ) = 0, 1; étant la mesure de Dirac en P. Intuitivement : si les agents sont certains que le prix futur sera 6, alors leurs comportements sont tels que le prix qui équilibre le marché aujourd'hui est justement 6. ER

particulier, l'économie peut très bien rester perpétuellement en équilibre, le prix étant 6 à chaque période ; elle est alors parfaitement stationnaire.

Venons-en à présent à la notion d'équilibre stochastique. Pour cela imaginons que les agents puissent observer, dans leur environnement, un processus stochastique ("taches solaires") noté (Mt). Ce processus est purement extrinsèque, au sens où il n'a aucune influence sur les caractéristiques fondamentales de l'économie (préférences, techniques de production, ressources, ...) ; il n'a donc, a priori, aucune raison d'influencer l'activité économique.

Supposons, pourtant, que les agents soient d'un avis différent : ils croient que l'état de l'économie (et not ent le prix) est, à chaque période, complètement déterminé par l'état courant du processus. Techniquement, ils ont formulé une "théorie" $, qui associe un prix à chaque état du processus : V t pt = $(Mt) .

Intuitivement, de telles croyances sont irrationnelles et, donc, devraient finalement s'avérer fausses. La surprise, justement, est que cette intuition est elle-même incorrecte. La théorie 4, si elle est "bien choisie", peut parfaitement s'avérer rationnelle, au sens (fort) où elle prédit exactement le prix à chaque période.

Comment expliquer ce paradoxe ? Au travers d'un mécanisme d'autoréalisatiorz de la théorie. En effet, faisons l'hypothèse (cruciale) que le phénomène Mt est autocorrélé. Dans ce cas, l'observation de l'état actuel du phénomène fournit une information (probabiliste) sur l'état futur. Mais si les agents croient à la théorie, ils en déduisent une information sur les prix futurs - information qui modifie lieurs décisions. En d'autres termes : deux observations différentes induisent

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE F W C E

236 J-M. LASRY et al.

des prédictions différentes, d'où un comportement actuel (et donc un vecteur prix d'équilibre) différent. Enfin, la théorie 4 est autoréalisatrice si le prix qui, par ce mécanisme, équilibre les marchés quand Mt a été observé, est justement égal à 4 (Mt).

Traduisons ces idées de façon formelle. La distribution des prix futurs, n'est autre, selon la théorie 4, que la distribution de ( p (Mt+l) conditionnelle à Mt. L'équilibre, donc, sera obtenu au prix pt = 4(Mt) si et seulement si la fonction est solution de l'équation fonctionnelle :

Le problème est donc de résoudre une équation de ce type. La forme exacte de I'équation dépend évidemment des hypothèses faites sur la loi du processus. Donnons quelques exemples :

a) Mt est une chaîne de Markov à nombre fini d'états Ml , ..., M ~ . Chercher 4 revient alors à chercher k vecteurs prix p l , ...,pk, tels que

où ai est la ième ligne de.la matrice de probabilités de transition dp processus (intuitivement alJ est la probabilité $avoir demain l'état MI, donc le prix pl, sachant que l'état actuel est Ml).

Pour une matrice n donnée, le problème se ramène donc à la recherche des zéros de la fonction Z, : R+ -, RkL

Notons, cependant, qu'un zéro trivial est le prix d'équilibre stationnaire 6 ; on cherche donc à quelles conditions cette solution n'est pas unique. Les outils les plus naturels sont ceux de la topologie différentielle (théorèmes de l'indice, ...) ; de plus, on peut étudier alors les bifurcations éventuelles de l'ensemble de solutions, lorsque l'on modifie continûment, soit la matrice a , soit les paramètres du modèle.

b) M est un processus markovien à ensemble d'états dénombrable A= (Mi/k c Z). Pour fixer les idees, considkrons le processus le plus simple :

P ( M ~ + ~ = M ~ + I / M ~ = ~ k ) = a , P ( M ~ + ~ = M ~ - I / M ~ = ~ k ) = 1 - a

(intuitivement : après l'état M ~ , le processus ne peut prendre que l'un des deux états voisins, avec une probabilité indépendante de k). La

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MATHEMATIQUES E T MATHEMATICIENS ... 237

relation d'autoréalisation deviendra, avec des notations évidentes

V k E Z, z ( ~ ~ ; pk+l, pk- l , a, 1 - a ) = O

et la recherche de 4 (définie par pk = $ ( M ~ ) ) se ramène donc à l'étude d'un système dynamique.

c) Mt est un processus à support continu. On parvient alors à une équation fonctionnelle complexe. Par exemple, posons Mt+ 1 =xt+ 1. Mt, où les (xt) sont des variables aléatoires iid. Sous des hypothèses simplificatrices sur la fonction Z, on peut en particulier se ramener à une équation du type :

M G(4(M)) = E[4(Mx)l où x est une variable aléatoire et G une fonction donnée, déduite de Z.

En conclusion, on peut souligner les points suivants :

- l'étude des modèles à anticipations rationnelles est un domaine neuf (la plupart des articles datent de 10, voire 5 ans) et en plein essor ;

- les mathématiques impliquées sont complexes, et touchent des domaines divers (topologie différentielle, systèmes dynamiques, analyse fonctionnelle, probabilités, théorie des bifurcations, ...) ;

- les enjeux sont importants, il s'agit non seulement d'expliquer certaines fluctuations macro-économiques, mais aussi de mieux comprendre les phénomènes d'autoréalisation déstabilisante sur certains marchés (changes, marchés financiers, etc...).

Références

Azariadis, C. et R. Guesnerie - "Sunspots and Cycles", Review of Economic Studies (1986)' pp. 787-806.

Chiappori, P.A. et R. Guesnerie - "Endogenous Fluctuations under rational Expectations", European Economic Review (1988), à paraître.

Chiappori, P.A. et R. Guesnerie - "On Stationary Sunspots of Order kW, Mimeo, LEP, E.N.S., (1968).

Grandmont, J.M. - "On Endogenous Competitive Business Cycles", Econonzetrica, (1985), pp. 995- 1047.

Guesnerie, R. - "Stationary Sunspots Equilibria in a N-commodity World", Journal o f Economic Theory (1986), pp. 103- 128.

Numéro spécial du Jourrtal of Ecortomic Theory (Vol. 4 0 , 1986).

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3ème Partie

ENJEUX EUROPEENS DE LA FORMATION PAR LA RECHERCHE

Par

H. Curien (Professeur à l'université Pierre et Marie Curie)

Le titre qui m'a été proposé est "Enjeux européens de la formation par la recherche". En fait, mon intention n'est pas seulement de parler de la formation par la recherche, mais d'élargir mon propos à la formation, qu'elle soit nationale ou internationale, placée en parallèle avec toutes les initiatives prises pour développer la recherche elle-même. A quoi bon, en effet, imaginer des formations par la recherche si cette recherche n'est pas vraiment vivante. Enfin, parlant de formation par la recherche, il me paraît tout à fait opportun d'étudier l'engrenage de ces deux activités dans le cadre européen, avec le développement industriel.

C'est en empruntant ces trois entrées que je me propose de décrire quelques initiatives prises en Europe, et le long chemin qui reste encore à parcourir. Certes, il vaudrait mieux parler d'Europe à un moment où elle se porte bien. Le sommet de Copenhague ne nous donne pas l'occasion aujourd'hui de pavoiser. Mals nous en avons vu d'autres. Ceci n'est qu'une péripétie ; nous nous en remettrons vite et nous continuerons, nous scientifiques et techniciens, à aller de l'avant, partout où nous pouvons apporter notre concours.

La première remarque qui vient à l'esprit en réfléchissant aux structures européennes de recherche, de formation et de développement, c'est que c'est compliqué, pour des raisons historiques évidentes. On a superposé, on continue à superposer des processus dont chacun a sa logique. Si l'ensemble avait été conçu d'un seul mouvement, il serait différent de celui que nous connaissons. Mais les démarches ont été séquentielles ou souvent parallèles, d'où la variété des processus européens, variété d'ailleurs dont on peut également tirer profit plutôt que de se complaire à la déplorer.

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H. CURIEN

Quand on considère l'évolution des initiatives européennes dans le domaine de la recherche et de la formation scientifique et technique, on constate qu'au départ ces initiatives étaient plutôt tournées vers les sciences de base et vers la recherche fondamentale. Le prototype en est évidemment le CERN. Autre exemple, 1'EMBO avec son laboratoire de biologie moléculaire ; autre exemple, encore, I'ESO, qui exploite un grand télescope en hémisphère austral. Tout ceci touche aux parts les plus fondamentales de la recherche scientifique. Etait-ce vraiment une volonté de l'Europe de s'unir d'abord autour de questions très fondamentales ? Il serait, je crois, plus exact de dire que c'est parce que l'on n'a pas fait assez de technologie et de recherche appliquée ensemble qu'apparaît une pseudo-priorité donnke à la recherche fondamentale. Plutôt qu'une véritable priorité, c'est un manque d'équilibre par le secteur appliqué. Alors que le Japon fonçait vers les applications et le développement, et que des actions technologiques de grande envergure se menaient aux Etats-Unis, l'Europe prenait, de ce point de vue, un retard certain.

Ce n'est que plus tard que les Européens ont pris conscience que développer ensemble des grandes institutions tournées vers l'extension progressive de la connaissance était bénéfique, mais que ce serait encore mieux si cela allait de pair avec des actions de caractère plus technologique. Or s'unir pour des actions de caractère plus technologique était plus difficile car il fallait convaincre non seulement quelques politiques, mais aussi beaucoup d'industriels, et que ces industriels européens n'étaient pas très prêts à coopérer. Et puis il était trop facile de citer quelques demi-succès. Par exemple le Centre Commun de Recherche de la CEE. Quand les communautés ont voulu monter une activité propre de recherche, elles ont créé un centre commun de recherche, plutôt orienté vers les applications, et cela n'a pas été une grande réussite, comme chacun sait. Pourquoi ? Parce qu'on n'a pas tenu compte d'une règle simple : ne faites pas à plusieurs ce que chacun d'entre vous peut faire mieux tout seul. On a ainsi voulu faire ensemble, à ISPRA, ce que le CEA pouvait faire aussi bien sinoh mieux ici en France, ce qu'un établissement allemand pouvait faire aussi bien sinon mieux en RFA, etc ... A priori, cela ne pouvait pas être un succès : a posteriori, cela n'a pas été un succès.

Pour la coopération scientifique et technique, comment définir l'Europe ? Celle des douze, ou une Europe beaucoup plus large, à dix-huit ? Lorsqu'on s'intéresse à des recherches très fondamentales on peut tout aussi bien travailler avec une Europe qui va jusqu'à l'Oural. Ou bien on peut aussi, plus étroitement, se grouper à deux ou trois

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ENJEUX EUROPEENS DE LA FORMATION ... 24 1

partenaires. Et nous pouvons citer le succès remarquable de quelques initiatives bi- ou tri-latérales dans le domaine de la recherche fondamentale. Si1 ne fallait prendre qu'un exemple, je donnerais celui de l'Institut Laue-Langevin, de Grenoble. Les physiciens et chimistes français, allemands, britanniques, avaient un besoin pressant de sources de neutrons intenses. On a décidé alors de construire un réacteur. L'historique de la mise en place de cet Institut est d'ailleurs intéressante. Tout le monde en Europe avait besoin de neutrons : Anglais, Allemands et Français se sont rencontrés et ont mis au point un protocole, et puis les Anglais ont trouvé que c'était bien cher. Ils ont dit : allez- y, nous verrons ensuite. En disant cela, ils pensaient que nous n'avancerions pas sans eux et ils ont été un peu surpris de notre détermination. Deux ou trois ans plus tard, ils nous ont rejoints. C'était ce qu'il y avait de plus raisonnable, et, d'ailleurs, ils ont alors payé leur part. L'affaire bi-partite est devenue tri-partite, et il était évident que les trois communautés scientifiques britannique, française et allemande n'allaient pas exclure les bons physiciens, les bons chimistes, les bons biologistes venant d'autres pays, d'Italie ou d'ailleurs. L'Institut est très ouvert et lorsque de bonnes expériences sont présentées par de bons scientifiques venant d'autres pays que les trois fondateurs, ces expériences sont naturellement acceptées.

Parlant d'initiatives européennes, permettez-moi d'aborder les affaires spatiales. Je les connais bien, et il me semble qu'elles peuvent servir de base à une discussion intéressante.

Lorsqu'on évoque les affaires spatiales devant des physiciens, des chimistes, et surtout devant des mathématiciens, on court le risque de provoquer d'emblée une réaction : voilà bien l'exemple des grands programmes qui se nourissent et prospèrent aux dépens des petits. Si nous faisions moins d'espace, nous pourrions faire plus de mathématiques, plus de physique légère, plus de chimie modeste - modeste en dépenses, j'entends - plus de biologie (qui est de moins en moins modeste dans ses dépenses : c'est l'évolution des sciences qui en décide). Cette crainte est, en fait, un peu vaine : il n'y a pas vraiment d'effet de vases communicants. Ce n'est pas parce que nous ferons moins d'espace que nous trouverons davantage d'argent pour faire beaucoup plus de mathématiques, de physique, de chimie ou de biologie. Ce n'est pas en supprimant une fusée par-ci ou un satellite par-là que nous mettrons les laboratoires de telle ou telle école ou telle ou telle université plus à l'aise. Le principe que j'évoque s'est jusqu'ici révélé partout vrai. Prenez l'exemple de la Grande-Bretagne : le premier Ministre souhaite réduire de vingt cinq pour cent les crédits

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H. CURIEN

affectés au CERN, et se retirer d'un certain nombre de programmes spatiaux. Mais le bénéfice de ces économies ne paraît pas se reporter sur les laboratoires d'Oxford, de Cambridge ou d'autres, qui ne voient pas arriver d'argent.

Autre question à propos des affaires spatiales : la technologie mange-t-elle la science ? Les activités spatiales ne donnent-elles pas, précisément, l'exemple de grands programmes où les aspects technologiques deviennent si importants, si cruciaux qu'ils drainent non seulement les crédits, mais aussi les préoccupations, au point d'occulter les aspects scientifiques. 11 faut donc prendre soin, quand on a la chance de pouvoir, dans un pays, contribuer à des très grands programmes, de faire en sorte que ces programmes comportent en amont, une partie protégée de recherche et de formation. C'est ce à quoi s'appliquent en France le CNES et en Europe l'Agence Spatiale Européenne : lorsque le volume des actions augmente dans la partie technique, on s'attache à augmenter aussi les activités scientifiques.

Mais en science spatiale on peut faire du gros ou du moyen (pas du petit). Et les discussions sont vives entre les scientifiques qui veulent travailler dans l'espace avec des très gros satellites, et d'autres qui disent : au lieu de ne construire que tous les cinq ans un seul satellite qui épuisera nos crédits, imaginons des satellites plus modestes. On en aura cinq pour le même prix ; on fera des expériences qui ne seront pas de même nature, mais qui seront éventuellement aussi fructueuses pour la connaissance de l'univers et l'avancement de la science. C'est une discussion qui n'est pas vaine, et dans laquelle il est difficile de conclure. A priori, la sympathie va plutôt à des satellites moyens. Mais les techniciens poussent souvent vers l'autre solution : le gros. Et puis, en se cantonnant dans le moyen, on excliit un certain nombre de missions où s'illustreront des collègues américains et des collègues soviétiques. Reste une solution : être le moyen associé au gros. Avec nos collègues soviétiques, par exemple, nous menons des coopérations qui nous permettent de faire de l'excellente science.

Des grands programmes tels que ceux de l'Espace peuvent-ils être utilisés pour une formation par la recherche ? La réponse est nettement positive. Une formation par la recherche bénéficie largement des fortes attaches technologiques. Tel étudiant qu i vient préparer une thèse dans un laboratoire de recherche spatiale a la double occasion de faire de la science intéressante et utile et d'être initié à une technologie très avancée. Vous nne direz que dans tous les secteurs scientifiques, quand on prépare une thèse on se sert d'instruments très avancés. Mais, dans beaucoup de secteurs, ce sont des

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ENJEUX EUROPEENS D E LA FORMATION ... 243

instruments qu'on achète, tandis que dans l'espace ce sont des instruments que l'on construit. Il me semble que, dans la formation par la recherche, il est bien d'amener les étudiants à une certaine réflexion technologique sur l'instrumentation.

Ceci évoque, d'ailleurs, une autre préa'cupation : la France ne cesse de régresser dans le domaine de la fabrication des instruments de laboratoire, des instruments de mesure. Je sais bien que nous avons quelques très bonnes compagnies industrielles qui produisent des instruments remarquables mais, lorsque vous visitez un laboratoire, vous ne voyez que de trop rares étiquettes de fabricants français. Et cela est préoccupant, car tel qui ne fabrique plus d'instruments est voué à une dépendance certaine. Nous devons absolument revivifier vraiment notre capacité de fabrication instrumentale, et la formation par la recherche pour ce type d'activité industrielle qui est absolument indispensable.

J'en arrive maintenant aux programmes de recherche, de technologie, de formation des Communautés Européennes. Ils présentent une certaine diversité. Le plus connu est sans doute ESPRIT, qui est orienté vers les industries de la communication. Dans le même style qu'ESPRIT, vous avez aussi des programmes tels que BRITE, qui est à peu près l'équivalent &ESPRIT dans les domaines autres que celui des industries de la communication. Vous avez aussi RACE qui est plus spécialement orienté vers les ééBécommunications. Tous ces programmes sont mixtes, les contributions venant pour une moitié des communautés européennes et pour l'autre des industriels participant aux actions. Et puis, la Cornminnaut6 se préoccupe aussi de la mise au point de systèmes de production d'énergie par fusion nucléaire : l'instrument principal est Be JET qui est situé en Grande-Bretagne, à Culham.

Une initiative plus récente et moins connue, mais que les mathématiciens commencent à connaître, est le programme "Stimulation". Il a été initié il y a trois ou quatre ans, parce qu'un bon nombre d'entre nous avait le sentiment que les affaires bruxelloises étaient essentiellement thématiques et plutôt du type top-dowit, c'est-à-dire distillées à partir du sommet. Nous avons voulu faire fonctionner en complément un système qui fasse monter directement les idées de la base. Le nom de ce nouveau programme est évocateur : i l s'agit en fait , d'une double stimulation. D'abord, de la part des autorités, stimulation de la recherche dans toutes ses composantes, et de la pari des chercheurs, stimulation des dkcideurs 21 réorienter leurs idées quand c'est utile. Quel que soit le champ dans lequel VOUS

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travaillez, vous pouvez, à condition de vous entendre avec quelques autres partenaires européens, faire une proposition. Question : si je fais une proposition, quelles chances a-t-elle d'être retenue ? Hélas, pour le moment, à peu près une sur quinze. Ce n'est pas beaucoup. Mais une sur quinze va devenir une sur cinq dans un an, parce qu'on triple les crédits. Ensuite, parmi les propositions qui naissent un peu partout, vous concevez qu'il y en a de moins bonnes que d'autres. Donc, vous pouvez diviser par deux. Nous voici donc à une sur deux et demie, ce qui devient honnête.

C'est un type de programme que nous devrions, à l'avenir, pousser. Il est capable de constituer un bon catalyseur pour des actions européennes. Puisque ce colloque est consacré aux mathématiques, disons un mot des propositions qui nous sont soumises par des mathématiciens. Elles sont assez nombreuses en mathématiques appliquées, en informatique, plus rares en mathématique fondamentale. Six contrats portent sur des mathématiques de base, sur cinq cents pour toutes les disciplines scientifiques. Quelqu'un dans l'assistance est peut-être en position de me dire : moi j'avais proposé un bon projet, et il n'a pas été accepté. Il est exact que tout récemment, un projet mathématique assez volumineux a dû être écarté, pour des raisons qui ne portaient pas sur la qualité mais sur le volume. Je peux dire à ses auteurs que, s'ils soumettent une proposition revue et corrigée, ils seront les bienvenus.

Voilà donc un bref schéma des initiatives communautaires essentielles. La diversité est déjà grande. Pourquoi alors a-t-on souhaité disposer encore d'autres procédures parallèles ? Le foisonnement n'était-il pas déjà suffisant ?

Je vais maintenant tenter d'expliquer en quelques mots pourquoi un certain nombre d'entre nous ont pris la responsabilité d'ajouter encore quelques arbres à ce maquis scientifico-technique européen. Par exemple, pourquoi avons-nous proposé, nous français, le programme EUREKA ? Tout simplement parce que nous voulions résoudre un problème qui l'eût été avec beaucoup de difficulté dans les règles des communautés européennes. En proposant EUREKA, nous avons voulu construire une cohésion européenne dans les activités technologiques essentiellement orientées vers le marché. Tous les exemples que j'ai donnés sur les actions de la Communauté, vont jusqu'au stade pré-compétitif. On s'arrête là où peut commencer la compétition entre industriels. Or , ce qui fait la force d'une économie, c'est le fait de pouvoir mettre finalement des produits sur le marché,

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ENJEUX EUROPEENS DE LA FORMATION ... 245

de pouvoir aussi répondre à des appels d'offres pour des grandes commandes d'Etat, civiles - télécommunications, transports - ou militaires.

Il faut donc se préoccuper aussi de l'activité si importante qui va de la conception du produit jusqu'à sa réalisation et sa mise sur le marché. Telle est l'ambition d'EUREKA, conçu avec le moins de bureaucratice possible et en demandant aux industriels de faire leurs propositions sans qu'il leur soit suggéré a priori telle ou telle voie, telle ou telle priorité. Si on a le sentiment qu'un produit sera demandé sur le marché européen, américain, japonais, du tiers monde, dans quelques années, il faut se préparer à le fabriquer en évitant que trois ou quatre firmes indépendamment, ou même trois ou quatre consortiums indépendamment fassent chacun les frais de la recherche et du développement. EUREKA nous est apparu d'autant plus nécessaire que les grandes entités industrielles en Europe sont de bonne qualité, tout à fait comparables aux meilleures compagnies japonaises ou américaines dans la conception des produits. Mais elles ont depuis de nombreuses années pris l'habitude de travailler en concurrence et rarement en coopération. Une révolution culturelle est ici indispensable. Ce n'est pas si facile pour deux grandes compagnies, par exemple une française et une allemande, de travailler vraiment ensemble pour la mise au point d'un produit. Que chacun cache sa copie parce qu'il a envie d'être le premier, c'est naturel. Mais il vaut mieux travailler ensemble pour arriver ensemble au but. EUREKA constitue un record : je crois que c'est la seule initiative nationale qui en un an soit devenue une réalité internationale.

J'aimerais maintenant faire une remarque sur la formation par la recherche et l'utilisation des ingénieurs ainsi formés. Je suis sûr que beaucoup d'entre vous ont lu de nombreux articles, plusieurs livres sur les atouts japonais et qu'ils ont pu y trouver quelques contradictions. Certains nous disent : la force du Japon, c'est le MITI. Je connais le MITI, parce que je l'ai visité souvent. Bien sûr, c'est une force, mais s'il n'y avait que le MITI pour que le Japon réussisse, ce pays n'en serait pas où il e n est. En fait, au Japon, la force est dans les structures industrielles, qui ont de grandes vertus. Par exemple, nul ne peut, au Japon, devenir un grand patron sans avoir parcouru tous les étages de son industrie : le laboratoire d'études, le bureau de recherches, la fabrication, le département des ventes. Et ce n'est que lorsqu'on a tout vu qu'on peut devenir le grand chef. Il y a là une philosophie que nous pourrions parfois méditer.

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W. CURIEN

Les Japonais pratiquent aussi le downstrearn-tracking. Un ingénieur ou un jeune chercheur engagé dans des travaux qui débouchent sur des applications peut garder la responsabilité de son "bébé" jusqu'au stade ultime de la mise sur le marché.

J'aimerais maintenant parler des réseaux européens de recherche. C'est une initiative que nous avons mise, en 1984, sur Pa table à une réunion du Conseil des Ministres de la Recherche du Conseil de l'Europe. Elle dérive d'une idée d'Hlya Prigogine. Partant du constat que nous sommes trop dispersés en Europe et que nous ne pouvons plus nous permettre un saupoudrage qui rend notre rendement trop faible, 1. Prigogine pensait qu'il fallait rassembler, dans une discipline scientifique donnée ou même sur un sujet donné, l'essentiel des moyens européens ou presque sur un seul centre : le "Centre d'Excellence". Nous aurions ainsi un Centre d'Excellence pour l'étude des mécanismes neuronaux, un Centre d'Excellence pour les mathématiques non linéaires, etc ... Cette idée est évidemment irrecevable dès l'instant que doivent intervenir des décisions de caractère gouvernemental. Comment pouvez-vous imaginer que les pays européens admettent que, pour étudier les mathématiques non linéaires, on devra aller, par exemple, à Palaiseau, et que si on va ailleurs on n'aura pas un sou, ou presque. Cela serait immédiatement rejeté par toute instance politique. II nous est alors apparu que l'on pouvait faire pratiquement la même chose en faisant son contraire. Au lieu de choisir pour un certain sujet d'étude un Centre d'Excellence, on a proposé de définir pour ce sujet un réseau de Centres de référence. Si on connaît quatre ou cinq laboratoires qui sont vraiment très bons sur te% sujet en Europe, on va faire en sorte qu'ils puissent travailler ensemble plus facilement, avec davantage d'argent pour pouvoir plus facilement voyager, et qu9iPs disposent de crédits pour s'acheter en commun de gros appareils. Lorsque j'ai fait cette proposition au Conseil de l'Europe, je venais de quitter la présidence de la Fondation Européenne de la Science, dont le siège est à Strasbourg. Il était donc tout naturel que je propose aussi que la gestion de ces réseaux soit confiée à celte Fondation, ce qui a été fait. Pour l'instant, une demi-douzaine de tels réseaux fonctionnent déjà. Ils sont très divers dans leurs objectifs.

Ces réseaux lient des laboratoires déjà construits. On ne coule pas de béton. On profite d u béton déjà coulé, et on établit simplement des relations immatérielles. Ceci nous est apparu aussi particulièrement utile pour la formation par la recherche. Sur beaucoup de thèmes, Be volume de chacun de nos centres est un peu faible pour organiser des réflexions très approfondies sur tel ou tel sujet, des skrnlnaises très

ENJEUX EUROPEENS DE LA FORMATION ... 247

pointus. On a grand intérêt à disposer d'un réseau de chercheurs qui se connaissent et n'ont aucune difficulté à se regrouper pour faire avancer ensemble leurs idées.

J'ai parlé d'EUREKA, des réseaux, je vais dire maintenant quelques mots sur une autre initiative toute récente, PACE, programme avancé d'éducation continue. PACE est le produit d'une initiative prise par cinq industriels : IBM, Hewlett Packard, Thomson, Philips et British Telecom. Ces cinq industriels, à la suite de réunions organisées soit en Europe, soit aux Etats-Unis, ont décidé de mettre en commun au moins une partie des moyens qu'ils consacrent à la formation permanente pour réaliser quelque chose d'exemplaire et qui soit européen. Ils ont eu l'aimable idée de me demander de présider le Comité d'orientation, et nous en sommes maintenant au début de la phase d'exécution. L'idée est toute simple : faire que, pour la formation technique continue de haut niveau, les meilleurs professeurs aient les meilleurs auditoires et réciproquement. Cela paraît simple, ce n'est pas si évident. Quand un professeur ou un ingénieur a vraiment des choses très pointues à expliquer, et que, de plus, il sait les exposer élégamment, il serait bien dommage que cet enseignant ou cet ingénieur n'ait pas accès au plus large auditoire possible. Et cet auditoire le plus large possible, vous ne pouvez l'atteindre que par les moyens de télécommunication les plus modernes. Nous avons donc monté un système qui utilise les télécommunications par satellite. Pourquoi les satellites ? Parce que cela coûte moins cher. On achemine les programmes par satellite aux heures où ils ne sont pas saturés. II faut aussi, bien sûr, organiser les voies de retour. Inutile de dire que tout ceci est mené en connexion très directe avec les universités et les écoles d'ingénieurs, et que la plupart des collègues qui opéreront dans ces cours seront des professeurs d'écoles d'ingénieurs ou d'universités. On a choisi des programmes correspondant à des besoins très directs, pour l'instant essentiellement orientés vers l'informatique, l'électronique, l'intelligence artificielle. Mais on s'intéressera aussi plus tard à d'autres secteurs.

Le moment est venu de conclure. Je n'ai pas encore prononcé, je crois, le mot de mobilité. Il est difficile de ne pas le prononcer quand on parle de recherche ou de formation. Ce mot "mobilité" a le sens que chacun veut bien lui donner. Mais je suis sûr que la formation par la recherche est précisément l'exemple de la bonne mobilité. Il doit être admis, en particulier, que la formation par la recherche n'est pas, ne peut pas être pour l'essentiel une formation pour la recherche. IF est

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248 H. CURIEN

évident que si nous favorisons - et nous devons le faire avec conviction - la formation par la recherche, il ne faut pas que nous entretenions l'illusion que tous les jeunes gens formés par la recherche feront toute leur carrière dans la recherche. Ceci est souvent une ambiguïté, quelquefois entretenue un peu légèrement. Plus on pratiquera la formation par la recherche, plus la proportion de ceux qui continueront dans la recherche sera faible. Le nombre des jeunes gens qui poursuivent leur carrière dans la recherche doit augmenter, nous le souhaitons tous, mais leur proportion n'augmentera pas. La formation par la recherche est une étape, certes fondamentale, mais une étape en général dans la vie d'un ingénieur. Cette notion est maintenant bien admise. Dans toutes les universités, ou presque, ont été mis en place des mécanismes qui permettent aux étudiants d'envisager leur avenir en dehors du laboratoire dans lequel ils ont commencé leur carrière.

La mobilité des étudiants est une affaire. La mobilité des chercheurs en France en est une autre, et la mobilité en Europe est encore autre chose. Là nous souffrons, est-il besoin de le dire, du fait que l'Europe n'a pas encore de véritable unité politique, qu'on n'y parle pas la même langue. Et, d'autre part, la nécessité des échanges en Europe ne doit pas nous faire négliger nos échanges avec les Etats-Unis d'Amérique. Or ces échanges, au niveau des étudiants, ne vont pas sans quelques difficultés. Nous faisions le point, tout récemment, à l'université de Technologie de Compiègne dont je préside le Conseil d'Administration, sur nos échanges avec quelques universités américaines. Michel Lavalou, le Président du Directoire de Compiègne, revenait de Pennsylvanie où les étudiants lui avaient dit ceci : "Oui, nous voulons bien venir en Europe car nous aimons le changement, mais il est un peu gros ce changement : il y a votre langue, qui n'est pas la nôtre, et puis nous avons regardé vas cours de maths pour lesquels nous ne serons pas à niveau ..."

J'espère que vous voudrez bien retenir de mes propos que l'on pouvait être très raisonnablement optimiste sur le développement de la formation par la recherche en Europe, et tout simplement aussi sur le développement si nécessaire de la recherche en Europe. II est beaucoup de points que je n'ai pas abordés, sur la formation par la recherche ou plus généralement la formation des ingénieurs. Quel doit être le contenu de la formation d'un ingénieur ? Faut-il augmenter la proportion des enseignements qui ne sont pas strictement scientifiques ou technologiques, mais qui ont par exemple, un caractère commercial

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ENJEUX EUROPEENS DE LA FORMATION ... 249

ou relationnel ? C'est une idée qui fait l'objet de débats au sein de toutes les écoles d'ingénieurs. Il est sûr qu'un zeste au moins d'enseignement de cette nature est nécessaire pour que les ingénieurs sortants ne se sentent pas trop dépaysés en arrivant dans le milieu professionnel. Mais je voudrais bien insister sur le fait que les étudiants scientifiques ne doivent développer aucun complexe. Il y a beaucoup plus d'étudiants non scientifiques qui ne connaissent rien du tout de la science que d'étudiants scientifiques qui ne connaissent pas grand chose au management.

La bataille n'est pas encore gagnée, qui permettra de faire reconnaître la science comme un véritable élément de culture. A celui qui se plaît à déclarer avec une certaine suffisance "moi, aux mathématiques, je n'y comprends rien", on devrait pouvoir répondre : "Monsieur, vous n'êtes pas cultivé". Mais il faut aussi, sans doute, que les scientifiques passent un peu plus de temps à expliquer ce qu'ils savent.

J'espère avoir apporté au moins quelques preuves de la volonté européenne de s'affirmer dans les disciplines d'avenir. Je n'ai pas pu parler de tout. J'aurais dû, par exemple, expliquer ce que sont deux initiatives nouvelles de la CEE : ERASMUS (aide à la mobilité des étudiants) et COMETT (échanges transnationaux d'étudiants et de personnels des universités et des entreprises). Tous les jours, il se passe quelque chose dans l'Europe de la Science et de la Technologie.

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MATHEMATIQUES ET COOPERATION

J. -M. Lemaire

(Professeur à l'université de Nice) (Directeur du CIMPA)

Cette table ronde a été consacrée à la situation des mathématiques et des mathématiciens dans les pays en développement, et à la place des mathématiques dans les programmes de coopération scientifique.

Intervenants :

* Mohamed Amara (Recteur de l'université de Tunis), * Hamet Seydi (Professeur à Dakar et Vice-Président de l'Union

Mathématique Africaine), * AOerenii O. Kuhr: (Professeiir à i'oadan, Nigéria, et Présiderit de

l'U.M. A), * Mudumbai S. Narasimhan (Profeseur au Tata Institute de Bombay

et Président de la Commission "Développement et Echanges" de l'Union Mathématique Internationale)

ont tour à tour décrit la situation de la recherche et de l'enseignement mathématique dans leur pays.

* Paul-André Meyer (Professeur à l'université Louis Pasteur de Strasbourg)

a rendu compte de ses visites en Chine.

* Madame Jacqueline Starer (Chargée de Mission à la D.G.C.S.T.D, Ministère des Affaires Etrangères, Rue Lapérouse)

a apporté quelques précisions techniques et exprimé son vif intérêt pour le souhait exprimé par les intervenants d'accroître les échanges avec les mathématiciens français.

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MATHEMATIQUES E T COOPERATION 25 1

m Henri Hogbe-Nlend (Président du Centre International de Mathématiques Pures et Appliquées, CIMPA)

a brièvement présenté l'action du CIMPA et souligné son apport original dans le cadre multilatéral.

La recherche mathématique est-elle un luxe réservé aux pays riches, ou bien peut-elle contribuer au développement économique ? Narasimhan a apporté des éléments de réponse intéressants : ainsi, en Inde, l'exemple de S. Ramanujan a suscité de nombreuses vocations de scientifiques et renforcé la confiance de la population dans ses propres capacités ; en outre il n'y a pas de recherche scientifique possible sans mathématiques, et les mathématiques ne sont pas une activité coûteuse.

Les exemples de Tunis et du Tata Institute montrent qu'il faut une vingtaine d'années pour lancer un centre de mathématiques de haut niveau, et dans les deux cas les mathématiciens français ont joué un rôle déterminant - Narasimhan a parlé de "french connection"! Mais Amara a souligné que Tunis, après avoir vécu des "années glorieuses" de 1968 à 197 8, connaît actuellement des difficultés sérieuses du fait de la pénurie de devises, de crédits et de postes, et des besoins formidables - en postes et en formation permanente - de l'enseignement secondaire dans un pays qui compte 60% de jeunes de moins de 20 ans.

Seydi a brossé à grands traits la situation en Afrique noire francophone : niveau moyen faible, pauvreté des moyens, charges d'enseignement écrasantes (1 Oh de cours par semaine en moyenne dans le supérieur), constituent autant d'obstacles à l'émergence d'une recherche mathématique de qualité. Toutefois le Sénégal, la Côte d'Ivoire et le Cameroun commencent à se détacher du lot : dans les deux premiers cas, l'intérêt porté aux mathématiques par le chef de 1'Etat a été déterminant, et les retombées ne se limitent pas aux seules mathématiques : au Sénégal, le nombre de bacheliers scientifiques dépasse à présent celui des bacheliers littéraires.

Kuku a brièvement décrit la situation du Nigéria, "géant de l'Afriqueu avec plus de 100 millions d'habitants, 27 universités et environ 300 Ph.D. en mathématiques ; mais la dispersion des thèmes et des hommes, et la modicité des crédits limitent les contacts internationaux. Malgré l'obstacle linguistique, les nigérians développent les échanges avec les pays francophones voisins et souhaitent vivement bénéficier de visites de mathématiciens français

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

252 J-M. LEMAIRE et ai.

et de stages en France. Madame Starer a affirmé que ses services étaient prêts à soutenir un programme de coopération franco-nigérian en mathématiques.

Narasimhan a conclu en dégageant trois priorités :

1. les bibliothèques, 2. les programmes d'échanges, 3. des mesures d'incitation pour attirer les jeunes.

Il a évoqué l'action du Nation Board for Higher Mathematics, qui s'exerce suivant ces lignes, ainsi que les programmes de coopération internationaux (PICS Franco-Indien, Inde-URSS).

En ce qui concerne la Chine, P.A. Meyer a résumé sa contribution écrite jointe en annexe, et souligné la grande qualité des étudiants recommandés par des collègues chinois, mais aussi les difficultés d'obtenir pour eux des bourses (par ailleurs bien modiques), et les problèmes de visa d'entrée en france ; il a également regretté qu'en 1987 la France ait paru vouloir se désengager de l'opération Wu Han pour les mathématiques ; toutefois la publication récente - janvier 1988 - de deux postes est venue à point nommé redresser la situation.

Le débat a malheureusement dü être écourté faute de temps : la situation des étudiants maghrébins en France et la déculturation des étudiants du tiers-monde ont été très brièvement évoqués. Et l'on a formulé le souhait que la SMF et la SMAI soient plus étroitement associées à l'élaboration des programmes et aux choix scientifiques en matière de coopération mathématique.

On trouvera en annexe

m d'une part les contributions écrites préparées pour la table- ronde :

- "Les mathématiques dans les pays en développement, à travers l'exemple de la Tunisie", par M. Amara.

- "La situation mathématique en Afrique noire", par H. Seydi

- "Some remarks", par M.S. Narasimhan

- "Remarques sur la coopération mathématique franco-chinoise", par P.A. Meyer.

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MATHEMATIQUES E T COOPERATION 253

% d'autre part un texte de A. Kuku, intitulé "Towards a more comprehensive franco-african cooperation in mathematics", rédigé après la conférence, dans lequel l'auteur appelle de ses voeux le développement des échanges mathématiques entre la France et l'Afrique anglophone, et formule des suggestions pour la mise en oeuvre d'un tel programme de coopération,

L'organisateur de cette table-ronde tient à remercier tous les intervenants, ainsi que la Direction de la Coopération Scientifique, Technique et du Développement du Ministère des Affaires Etrangères, et tout particulièrement Mesdames de Kerdrel et Starer pour leur aide chaleureuse.

1. LES MATHEMATIQUES DANS LES PAYS EN VOIE DE DEVELOPPEMENT A TRAVERS L'EXEMPLE DE LA TUNISIE par Mohamed Amara, Université de Tunis

Dans les dernières décennies et particulièrement celle des années 50 et 60, nombreux sont les mathématiciens qui se sont évertués à faire vivre les Mathématiques de manière autonome comme si elles ne devaient rien à la nature. Ils se sont laissé emporter par l'abstraction en oubliant qu'elle vient du réel et que si elle n'y retourne pas, elle dénature et assèche l'esprit.

Cette abstraction a déferlé dans les universités, et sur sa lancée, s'est transformée en ouragan dans l'enseignement secondaire. C'est par vagues successives et de plus en plus rapprochées qu'on a abruti les élèves de mots, de concepts, de théories. Tout n'est que formalisme et axiomatique. On a prétendu éveiller l'esprit du raisonnement, on l'a tué ; on a voulu fonder les bases de calcul, les élèves ne savent plus calculer.

Dans les pays industrialisés, du fait de leurs organisations socio-culturelles, de leurs moyens, de la pression des industries de plus en plus consommatrices de hautes technologies, un contre-pouvoir a pu se manifester et a permis dans les universités le développement et l'épanouissement des Mathématiques appliquées, entraînant dans son sillage quelques répercussions heureuses sur l'esprit, le contenu et l'enseignement des Mathématiques dans les lycées et les collèges.

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254 J-M. LEMAIRE et al.

Par contre, faute de disposer de cadres nombreux, qualifiés, compétents, de locomotives industrielles, voire même de volonté politique, l'enseignement des Mathématiques dans certains pays du tiers-monde reste figé et végète avec des programmes soit prétentieux et abstraits, soit inadaptés et désuets, malgré quelques réformes. 11 convient d'ajouter que les dotations budgétaires ne permettent ni de réaliser les infrastructures nécessaires, ni l'équipement didactique minimal.

L'enseignement des Mathématiques dans l'Université tunisienne a connu des années glorieuses ( 1968 - 197 8) dues à :

1/ La Coopération Internationale, essentiellement avec la France, permettant le recrutement d'enseignants de qualité et l'enrichissement des bibliothèques de recherche ;

2/ La bonne situation budgétaire de l'université ;

3/ L'encouragement des étudiants vers la Recherche par

- soit l'octroi de bourses de troisième cycle à l'étranger ; - soit le recrutement, au poste d'Assistant-Délégué, des

maitrisards les plus méritants assurant un bon salaire à ces chercheurs débutants ;

4/ La disponibilité des postes dans l'enseignement supérieur tout en préservant la qualité ;

5 / La valorisation sociale des enseignants du supérieur ;

6/ La possibilité d'emploi de tous les diplômés scientifiques ;

7 / Le bon niveau des bacheliers.

La crise économique internationale et les difficultés de recrutement des universités françaises ont eu pour conséquence :

1/ Le ralentissement de la coopération internationale ;

2/ La stagnation du budget de fonctionnement et de recherche en dinars, se traduisant par une diminution de 35% suite à la dévaluation du dinar, sans compter l'inflation dans les pays occidentaux, ce qui a entraîné de sérieuses difficultés, principalement dans la gestion des bibliothèques ;

3/ La restriction de création des postes au sein de l'université.

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MATHEMATIQUES E T COOPERATION

De plus, il faut ajouter d'autres inconvénients qui sont :

1/ La suppression du poste d'Assistant-délégué, suite à une utilisation abusive par les autres disciplines ;

2/ Le taux insuffisant, en Tunisie, de la bourse de troisième cycle ;

3/ Le maintien de l'encouragement des études du troisième cycle à l'étranger ;

4/ Le système impératif d'orientation drainant les meilleurs bacheliers vers les carrières dites "nobles", accentué par un niveau faible de formation dans l'enseignement secondaire.

Ces 'inconvénients sont à l'origine, au niveau de la formation en troisième cycle, d'un auditoire faible en qualité et en quantité. Malgré ces difficultés, les Départements de Mathématiques n'ont pas cessé d'être actifs en :

- poursuivant l'échange des enseignants-chercheurs avec les Universités des pays développés ;

- organisant des séminaires, des colloques, des écoles 'd'été, etc..

On cite par exemple

- Le symposium international "Informatique et Enseignement des Mathématiques dans les pays en voie de développement", organisé en collaboration avec l'ICOMiDC, en Février 1986 ;

- L'Ecole d'Eté organisée en collaboration avec l'UNESCO et le CIMPA, en Juillet 1986, sur le thème "Les Mathématiques Appliquées à la Mécanique".

Deux Ecoles sont prévues pour l'année 88 à savoir :

- "Mathématiques et Intelligence Artificielle", en Mars 88 ; - "Analyse Complexe", en Juillet 88.

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J-M. LEMAIRE et al.

Perspectives

a - Relation enseignement secondaire-supérieur -

L'évolution prévue des effectifs :

Ces données et l'expérience passée nous incitent à accorder une attention particulière aux activités conjointes des deux cycles de formation. Pour cela il est nécessaire :

Etablissement Secondaire

Nombre des élèves

Nombre d'enseignants de Mathématiques

1/ de réaliser une meilleure coordination entre ces deux cycles de formation par le suivi en commun du développement des programmes et des manuels ;

2/ d'assurer une meilleure formation des enseignants du secondaire, en associant les inspecteurs ;

1986/87

420.000

2717

3/ de dynamiser la formation continue ;

1991192

580.000

4000

4/ de créer les concours de C.A.P.E.S et d'Agrégation exclusivement pour l'enseignement secondaire.

Toutes ces activités peuvent être soutenues par la création des Centres de Recherche et des Etudes Pédagogiques au sein des établissements supérieurs.

Il est à souligner que ces mesures doivent, nécessairement, freiner la dégradation et, peut-être, améliorer l'enseignement des Mathématiques dans le secondaire.

TOME 115 - 1987 - Supplément

MATHEMATIQUES E T COOPERATION 257

b - Diversification de la formation en Mathématiques -

Actuellement, les seuls débouchés offerts aux mathématiciens sont :

- soit I'accès à l'enseignement ; - soit I'accès à des formations complémentaires menant aux

carrières techniques.

La diversification de la formation par l'introduction des Mathématiques dites "appliquées" permettra :

- d'enrichir notre enseignement ; - de drainer des étudiants motivés ; - de sensibiliser les mathématiciens à d'autres domaines de

recherche ; - de contribuer au développement des autres disciplines ; - de mieux préparer les futurs enseignants du secondaire à

l'évolution technique.

Ainsi nous pouvons dire qu'il n'existe ni des Mathématiques expérimentales, ni des Mathématiques appliquées, ni des Mathématiques pures, mais seulement des Mathématiques ... applicables, répondant aux besoins et participant au développement des autres disciplines.

c - Recherche en Mathématiques -

Dans les pays développés, on considère que la recherche constitue une attribution fondamentale de l'université et le moteur de la vivification de l'enseignement supérieur. De plus la réalisation de la croissance économique les amène à donner une importance capitale à la recherche, au développement et à la transmission du savoir.

Pour la Tunisie, pays en voie de développement, ces objectifs sont, à moyen terme, identiques. En attendant, nous devons maintenir des formations de haut niveau afin de préserver notre avenir.

Pour cela, nous souhaitons voir aboutir des accords cadres entre les universités et les centres de recherches des pays développés, permettant :

1 / l'échange d'enseignants-chercheurs ;

2/ l'offre de postes d'enseignants-invités, dans notre pays, pour l'enseignement de troisième cycle ;

BULLETIN DE LA SOCIETE MTHEMATIQUE DE FRANCE

258 J-M. L E M I R E et al.

3/ l'enrichissement des bibliothèques, en particulier par l'envoi aux départements des :

- revues éditées par les sociétés nationales ou internationales, sous forme de don ;

- "preprint" en faisant appel à la solidarité mathématique internationale ;

41 l'accès facilité aux bases de données ;

5/ la possibilité offerte de participer à des programmes de recherche-développement.

II. LA SITUATION MATHEMATIQUE E N AFRIQUE NOIRE FRANCOPHONE par H. Seydi (Dakar)

La situation mathématique des pays d'Afrique noire francophone se caractérise par un immense besoin de professeurs tant au niveau de l'enseignement secondaire que de I'enseignement supérieur.

La situation de I'enseignement supérieur est d'autant plus inquiétante que non seulement les expatriés constituent, en moyenne, plus de soixante pour cent du corps enseignant de ces pays, à l'exception, peut-être, du Cameroun et du Sénégal. En outre, dans chacun de ces pays, les mathématiciens travaillent dans un isolement total et sont écrasés par les charges d'enseignement. En moyenne, chaque professeur dispense environ dix heures d'enseignement. Les bibliothèques mathématiques de ces pays sont assez pauvres. Le niveau scientifique moyen des enseignants des universités de ces pays se situe aux alentours du D.E.A. Cependant, trois pays commencent à se détacher du lot : le Cameroun, la Côte d'Ivoire et le Sénégal.

1. La situation mathématique au Sénégal

Au Sénégal, dans le domaine des mathématiques, le corps enseignant expatrié ne représente que 15O/o du corps enseignant de cette discipline dans I'enseignement supérieur. La plupart des enseignants sénégalais de l'université de Dakar sont titulaires au moins du Doctorat de troisième cycle. Des enseignements de troisième cycle fonctionnent depuis une dizaine d'années, fréquentés par une trentaine d'étudiants, nombre qui augmente d'année en année.

Avec l'aide de la Fondation Léopold Sédar SENGHOR, un Institut de Recherche en Sciences Mathématiques va prochainement

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MATHEMATIQUES E T COOPERATION 259

ouvrir ses portes à Gorée et un Journal de Mathématiques dénommé Journal de Mathématiques du Sénégal va commencer à paraître au courant de l'année 1988. L'assemblée générale constitutive de la Société Mathématique du Sénégal a été convoquée le 12 décembre 1987.

Le Département de Mathématiques vient de recevoir une subvention de deux millions de francs (2 000 000 F F ) de l'Italie pour s'équiper en matériel scientifique (micro-ordinateurs, rétro- projecteurs, photocopieuses, etc.). Sur le plan de la coopération internationale, le département de mathématiques est lié par des accords avec les UER de Mathématiques des Universités de Lille 1 et Louis Pasteur de Strasbourg, et le Département de Mathématiques de l'université de Trente, en Italie. D'autres accords sont sur le point d'être conclus avec les Universités de Bordeaux I et d'Abidjan en Côte d'Ivoire. Ces accords permettent aux mathématiciens de Dakar de rompre leur isolement et de se mettre au courant des développements, les plus récents de la recherche mathématique. Les relations que l'Institut de recherche en sciences mathématiques de Gorée se propose d'établir avec le CIMPA et le Centre International de Physique Théorique de Trieste, permettront de développer une recherche mathématique de haut niveau au Sénégal. Ce qui sera certainement profitable à toute l'Afrique francophone, cela d'autant que l'université de Dakar forme des mathématiciens venant de tous les pays francophones d'Afrique, aussi bien du Maghreb que de l'Afrique noire.

2. La situation mathématique en Côte d'Ivoire

En Côte d'Ivoire, dans le domaine des mathématiques, le corps enseignant expatrié représente plus de 60% du corps enseignant de cette discipline dans l'enseigement supérieur.

Cependant, ce pays fournit un effort important pour le développement de la recherche mathématique. La Société Mathématique de Côte d'Ivoire est l'une des plus dynamiques du Continent. Elle bénéficie d'un soutien financier annuel de 2 000 000 F F du Président Félix Houphouet-Boigny, qui lui permet de développer une activité mathématique unique en Afrique. Ce dynamisme attire de plus en plus de mathématiciens africains en Côte d'Ivoire, où ils trouvent de très bonnes conditions d'épanouissement intellectuel.

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

260 J-M. LEMAIRE et ai.

3. La situation mathématique dans les autres pays francophones d'Afrique noire

Si au Cameroun, dans le domaine des mathématiques, le corps enseignant expatrié représente moins de 10°/o du corps enseignant de cette discipline dans l'enseignement supérieur, c'est l'inverse pour la plupart des autres pays. En outre, c'est seulement dans ce pays que se développe une activité de recherche digne de ce nom.

Dans tous les autres pays, la vie mathématique est presque inexistante. La seule activité mathématique consiste en l'enseignement de cette discipline avec plus ou moins de fortune. Sous l'impulsion de 1'Union.Mathématique africaine, des Sociétés Mathématiques se créent un peu partout.

Il faudra cependant attendre quatre à cinq ans pour que ces sociétés puissent développer des activités comparables à celle de la Société Mathématique de Côte d'Ivoire.

Il est encourageant de constater que dans chacun de ces pays, on est de plus en plus conscient du fait que le développement de l'enseignement des mathématiques et de la recherche mathématique de haut niveau est un préalable au développement scientifique de l'Afrique.

4. Conclusion

Il n'est pas exagéré de dire qu'une véritable école de mathématique est en train de se créer en Afrique noire francophone autour de trois centres : Abidjan, Dakar et Yaoundé, sous l'impulsion de l'Union Mathématique Africaine. Beaucoup d'obstacles restent cependant à surmonter : moyens humains et financiers, documentation et contact avec l'extérieur.

Il est clair qu'à tous ces niveaux, le rôle de la France sera déterminant, dans la mesure où la plupart des mathématiciens de ces pays ont été formés à l'Ecole française et n'ont de relations qu'avec les mathématiciens de l'Hexagone.

III. REMARKS b y M.S. Narasimhan

It is generally agreed that education and research in science in developing countries are necessary for cultural and economic

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MATHEMATIQUES E T COOPERATION

development. However there may be some doubts regarding the level and fields of research : while the need for research in fields like physics and chemistry are easy to appreciate, one may ask why one should do research in mathematics which is suppased to be abstract. For one thing, mathematics provides the basic language to understand nature to some extent. As Wigner said there is this "unreasonable effectiveness" of mathematics in natural sciences. It is hard to see how first rate research, Say in physics, could be done in a country whose mathematical basis is weak. In the present day theoretical physics uses most sophisticated results f rom algebraic and dif ferential geometry.

While the relevance of mathematics to other fields of science is one reason for pursuing it, it should not be pursued simply as a service subject. In that case i t cannot even perform its service role effectively. Mathematics is one of great intellectual creative activities and it should be treated as such, aiming to do research at the m a t advanced level passible.

1 shall mention one more reason for high level research in mathematics in developing countries, which is not fully appreciated even in these countries. Achievements in science at the highest international level give confidence in the capacity of the nation to the general public ; such self-confidence is essential for progress High level achievements in mathematics with a modest financial investment is possible which in turn may help to build the confidence. The case of Srinivasa Ramanujan in India is a good example : his achievements and fame not only made the general public aware of science but also acted as the catalyst for the resurgence of science in India in this century.

1. Present status of mathematics in India

The level in mathematical research in India is variable. While research is being carried out at the highest international level in a few centres, taken in totality the situation cannot be considered too satisfactory, if we take into account the potentialities of the nation. The Government of India set up about 4 years ago a National Board for Higher Mathematics (NBHM) to promote high level mathematics in the country. Although mathematical research is not expensive, funds are necessary

1/ to build up good libraries, 2/ to have contacts with mathematicians in other countries, 3/ to attract talented young people to a career in mathematics.

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

262 J -M. LEMAIRE et al.

NBHM has already built up some regional libraries. To facilitate the visits of foreign mathematicians in India there is a visiting professorship programme of NHBM, under which the travel (both international and domestic) and the living expenses of visitors are paid by NHBM. Travel funds to young mathematicians to attend conferences are provided. Attractive fellowships are offered to young students to study mathematics in undergraduate, graduate and post- graduate (Ph.D) levels.

2. Cooperation with France

International cooperation is extremely important for developing mathematics in third world countries. Here the experience of Tata Institute is very relevant. About 30 years ago when efforts were begun to build up a School of Mathematics at the Tata Institute, we were very fortunate to have a stream of eminent French mathematicians visiting the institute over a number of years who initiated the students in modern fields of mathematics. Some young mathematicians from the institute also spent years in France doing post-doctoral works. It is no exaggeration to say that the contact with French mathematicians at the formative stage has played a crucial role in the development of the School of Mathematics at the Tata Institute.

At the present, there is an Indo-French cooperation program between CNRS and NBHM in pure mathematics. There are about 5 visits from each side and these are financially supported both by CNRS and NBHM. NBHM has been providing travel support for young indian mathematicians to attend the schools organized by CIMPA, Nice.

3. Commission on Development and Exchange

So far 1 have been talking about efforts in India. The International Mathematical Union(1MU) has set up a Commission on Development and Exchange (CDE) whose main purpose is to help the development of mathematics in developing countries. CDE supports financially conferences and visits by mathematicians from developing countries to other countries and also visits by mathematicians to developing countries. Efforts are being made to help libraries in developing countries to face the difficulties arising out of foreign exchange problems. However at present only very modest funds are available to CDE.

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MATHEMATIQUES ET COOPERATION 263

IV. REMARQUES SUR LA COOPERATION MATHEMATIQUE FRANCO-CHINOISE par P.A. Meyer

1. Je ne suis certainement pas un rapporteur compétent pour - décrire globalement la coopération franco-chinoise, même dans le petit domaine des mathématiques. Je tiens donc à préciser ce que je connais : je suis allé trois fois en Chine (en 1980 et 1986) et j'y ai visité l'Académie des Sciences et BeiDa à Pékin, l'Institut de Nankai, l'université Normale Supérieure de Shanghai, l'université Zhongshan à Canton, et deux fois l'université de Wuhan, sur laquelle par ailleurs j'ai été bien informé. D'autre part, plusieurs de mes collègues strasbourgeois sont installés en Chine ou ont eu des visiteurs chinois, et nous en avons souvent parlé ensemble. Je pense donc que cet exposé est raisonnable en ce qui concerne les mathématiques pures. En revanche, je suis très mal informé de la situation des mathématiques appliquées. Enfin, certains domaines spéciaux de la coopération mathématique franco-chinoise, tels que la préparation à Lille de bases de données terminologiques en mathématiques et de logiciels de traduction automatique, mériteraient d'être traités séparément.

2. Après tout, pourquoi devrions-nous nous intéresser à la Chine, et pourquoi les Chinois devraient-ils s'intéresser à la France ? Je ne prétends pas donner à cette question une résponse de diplomate, mais une réponse d'universitaire et de mathématicien : parce que nous avons en France surabondance de mathématiciens de premier plan, et carence relative d'étudiants de premier plan, et que la situation en Chine est exactement complémentaire. Cet investissement étant fait sur les étudiants, on peut espérer placer dans le système universitaire chinois, à moyen terme, des personnalités de culture française, de manière à réaliser des échanges scientifiques équilibrés (déjà, dans certains domaines des mathématiques, la collaboration franco-chinoise se fait d'égal à égal).

Mon expérience personnelle (que corrobore celle de nombreux collègues) est la suivante : chaque fois qu'un étudiant m'a été recommandé comme excellent par un collègue chinois, cela s'est avéré exact. Malheureusement, dans bien des cas, il a été impossible de répondre positivement à ce genre de recommandations à cause de la rigidité de notre système de bourses. Nous sommes habitués à nous méfier des recommandations personnelles et à faire confiance aux examens officiels, mais en Chine cela peut être dangereux : l'habitude semble y être de mettre de bonnes notes à tous les étudiants, et de

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traiter les affaires sérieuses en dehors des examens dans un système complexe d'entraide et de relations personnelles, où l'honnêteté envers un collègue étranger joue son rôle ...

Sans nier le rôle essentiel des bourses des Relations Extérieures, je pense qu'il est nécessaire de pouvoir disposer d'un petit système parallèle, permettant d'accueillir de manière plus souple un certain nombre d'excellents étudiants en mathématiques. Je proposerais volontiers que ces bourses ne soient que partielles, i.e. que l'on demande à un organisme scientifique français (grande école, université, etc ...) de prendre en charge une partie de l'accueil des étudiants de ce type. La proposition de bourse, venant d'un tel organisme, serait une garantie de sérieux.

En passant, signalons que les étudiants chinois souhaitent aussi rapporter à leurs familles quelques témoignages concrets des merveilles de l'occident, et que les bourses de ces dernières années étaient vraiment misérables.

Disons un mot du genre d'étudiants que nous recevons. Au début, la Chine nous envoyait des chercheurs ayant déjà plusieurs publications, souvent mal formés en raison de la révolution culturelle, mais ayant beaucoup de maturité personnelle. Ces dernières années, au contraire, nous avons vu beaucoup de "bons élèves", très brillants mais non encore formés. Une tendance encore plus récente, explicable par la crainte qu'ont les Chinois de perdre leurs meilleurs jeunes chercheurs, consiste à envoyer ceux-ci à l'étranger pour des périodes brèves, sans leur faire briguer de diplômes français. Il s'agit d'ailleurs d'un type d'échanges très intéressant et agréable pour nous. Ce serait encore mieux si nous pouvions prévoir des accords de formation à court terme, concernant quatre ou cinq étudiants à la fois (ou plus !) travaillant sur des sujets voisins.

3. L'une des difficultés de la coopération avec la Chine tient à - l'absence, de part et d'autre, d'un organisme poursuivant une politique scientifique globale. En Chine, chaque université, et l'Académie des Sciences elle-même (qui est un institut de recherche selon le modèle soviétique) poursuit sa propre politique sans s'occuper des autres. Il n'existe, par exemple, aucun organisme avec lequel le CNRS puisse traiter d'égal à égal. En France, au contraire, le système est extrêmement centralisé, la gestion de l'ensemble de la coopération étant confiée au Ministère des Relations Extérieures, qui gère de son mieux les crédits sans pouvoir vraiment faire des choix. Les opinions

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des représentants français à Pékin, et tout particulièrement du Conseiller scientifique, jouent donc un rôle déterminant. Nous n'avons aucune raison de nous plaindre à cet égard, en ce moment, mais il y a eu des ministres qui ne s'intéressaient pas à la Chine, ou des conseillers scientifiques hostiles, et cela peut revenir. 11 me semble que le CNRS et l'Enseignement Supérieur jouent actuellement un rôle trop effacé dans la coopération mathématique franco-chinoise. Il me semble aussi que l'on ne peut arriver à une coopération efficace, dans le domaine des mathématiques, que si des organismes scientifiques se chargent de faire des propositions aux organismes officiels (MRE en France, Ministère de 1'Education en Chine), ce qui suppose une certaine confiance du MRE envers les mathématiciens - et aussi une certaine capacité .d'organisation de la part de ceux-ci.

Il me semble en particulier que la SMF pourrait aider efficacement les Relations Extérieures à recruter des "missionnaires" pour le centre franco-chinois de Wuhan, en faisant de la publicité au moment favorable par la Gazette. Un autre point sur lequel la collaboration entre le MRE et les mathématiciens pourrait être utile concerne la préparation du placement des étudiants chinois dans les universités françaises : celui-ci se fait trop tardivement. Il est arrivé qu'on me demande au mois d'octobre si j'étais prêt à accepter un étudiant chinois, qui était déjà en France, attendant d'être placé quelque part !

4. La France dispose, pour la coopération mathématique avec la - Chine, d'un "point d'ancrage", qui est la classe franco-chinoise de Wuhan. Le projet initial de coopération était celui d'une université franco-chinoise, où l'enseignement aurait été en grande partie donné en français. Ce projet ambitieux ne s'est réalisé que très partiellement. Il a buté sur divers obstacles, parmi lesquels le choix (imposé par la Chine) du site de Wuhan, alors que la France aurait souhaité une ville moins provinciale (l'université de Wuhan occupe cependant un rang honorable dans la hiérarchie des universités chinoises, et dispose en particulier d'une excellente bibliothèque. Le département de mathématiques .est de qualité moyenne, sans plus). L'éventail des enseignements offerts s'étant peu à peu restreint, il reste en 1987 un enseignement de mathématiques (comprenant un cours de français pour scientifiques), allant jusqu'à la maîtrise, et un enseignement de français et de littérature allant jusqu'au DEA. Les moyens du département de français sont allés constamment en croissant depuis l'ouverture de l'expérience en 1980, et ceux du département de mathématiques en décroissant, jusqu'à toucher le fond cette année, où

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des deux permanents et des deux coopérants militaires d'il y a quelques années ne reste plus qu'un seul coopérant civil, qui atteindra à la f in de l'année universitaire la limite de son détachement ... Heureusement, des postes viennent tout juste (1 988) d'être créés, mais il reste à les pourvoir. Il est vrai que les premiers étudiants chinois formés à Wuhan et ayant terminé un doctorat en France sont rentrés en 1987, mais la présence de permanents français est vitale, pour au moins deux raisons : accoutumer les étudiants chinois à suivre des cours en français, les familiariser avec les habitudes françaises d'expression orale (les "colles" sont à la fois redoutées et terriblement efficaces), et ... pour organiser et surveiller les examens, les chinois étant soumis à de trop fortes pressions. Il est prévu que la "classe franco-chinoise" deviendra un véritable "Centre Sino-Français de Mathématiques" autonome, moins lié à l'université de Wuhan, et (on l'espère) recrutant dans une population plus large. Déjà certaines expériences de coopération atteignant l'ensemble des mathématiciens chinois ont eu lieu à Wuhan : des cours avancés attirant des étudiants et des chercheurs d'autres universités (J.P. Kahane, P. Malliavin ; j'espère ne pas en oublier !) ; également l'organisation au printemps 1987 d'un colloque d'analyse.

L'existence même de ce centre sino-français dépend du maintien d'un flux continu de missions, planifié assez longtemps à l'avance. Vu l'intérêt (et l'agrément) exceptionnel de ces visites en Chine, il ne devrait pas être difficile de maintenir un tel flux, à condition de faire un peu de publicité. Il sera peut-être plus difficile de recruter les coopérants militaires : il faut informer les élèves des Ecoles Normales Supérieures et les étudiants des universités. Là encore, i l y a un travail dont les mathématiciens doivent se charger

5. Je voudrais terminer par quelques points qui ne coûtent - vraiment pas cher, et par lesquels on pourrait améliorer concrètement, et tout de suite, les conditions de coopération :

- Veiller à ce que les étudiants arrivent en début d'année universitaire. Les retards sont presque toujours dus à notre système de visas, qui confine à l'absurdité.

- Dans le même esprit, d'excellents chercheurs chinois qui visitent l'Allemagne ou l'Angleterre n'ont pu entrer en France, à cause de la lourdeur des formalités de visa. Au prix des voyages entre la France et la Chine. c'est un scandale !

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- A ce propos, les voyages en Chine par Air France coûtent deux fois, sinon trois fois, plus cher que les voyages couramment offerts par d'autres compagnies. Pourquoi subventionner Air France aux dépens de la recherche ? L'organisation des missions en Chine laisse beaucoup à désirer (il y a certainement trop peu de gens pour s'en occuper !), et j'ai des exemples de chercheurs ayant appris que leur mission était refusée bien après la date prévue pour leur départ ... Cela coûte cher aux universités chinoises, qui perdent irrémédiablement leur droit à un visiteur étranger pour l'année (et il n'est pas transféré à l'année suivante).

N'oubliez pas que ceci est un aide mémoire, non un rapport officiel.

V. TOWARDS A MORE COMPREHENSIVE FRANCO-AFRICAN COOPERATION IN MATHEMATICS by Professor Aderemi O. Kuku - President African Mathematical Union)

1. Preamble

First of all, 1 should like to congratulate the Mathematical Society of France, other organisations and individiials responsible for the organisation of this colossal conference which is meant to chart a positive direction for Mathematical Sciences in the next century. This effort of French Mathematicians is unprecedented and underscores once again the leadership role of France in world mathematics. I should also like to seize this opportunity to thank the organisers of tliis conference for inviting me to contribute to this important dialogue on Mathematics cooperation between France and African continent.

The need for African Mathematicians in general to be exposed to French Mathematicians at al1 levels cannot be overemphasised in view of the front-line position of France in World Mathematics. Moreover, while quite a number of Francophone African countries can boast of some mathematics link with France, most of the non-Francophone countries have very little (if any) formal links with France. It is my aim in this brief discussion to give some situation report in various parts of the continent and propose further ways of strengthening existing cooperation efforts while opening avenues for new initiatives. It is noteworthy that the International Centre for Pure

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and Applied Mathematics has so far played significant role in linking France with Africa Mathematics-wise. It is Our hope that this important role will continue.

2. Situation report

a - Francophone Countries -

As expected, many Francophone African countries e.g. Senegal, Cote d'Ivoire, Cameroon, Marocco, Tunisia, Algeria, etc. have very strong mathematics links with France. For one thing, the Mathernatics staff in most Universities in Francophone African countries are either French Nationals or Africans trained in France. The system of education in these countries are essentially French. Most text books available at al1 levels are written by French Nationals except in a few countries like Cote d'Ivoire where efforts are being made at the Institut de Recherches Mathématiques, Abidjan to write complete set of text books for use at primary and secondary school level. However, in many of the Universities in Francophone African countries a lot still needs to be done to improve the quality of local staff and library facilities in spite of their forma1 links with France.

b - Anglophone Countries -

Unlike the Francophone African countries, the Anglophone African countries have little or no forma1 mathematical links with France. The situation with other non-Francophone countries is similar to those of Anglophone countries and so for the purpose of this discussion we shall restrict Our attention to Anglophone countries.

So far , ICPAM has played a dominant role in Franco-African Mathematics cooperation since many Africans (Anglophone, Francophone, etc.) do attend the high level mathematics courses organised by CIMPA either in Nice or even on the African continent. An example of such a course organised in Africa is the K-theory School held at University of Ibadan in July 1987 in cooperation with the African Mathematical Union. Indeed, University of Ibadan, a typical Anglophone Institution, has enjoyed fruitful cooperation with CIMPA over the years. The sarne comment applies to several other Nigerian Universities whose staff members and postgraduate students have been attending CIMPA courses.

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visiting programmes for French Mathematicians to African Universities on short and long term lecturing appointment at undergraduate and postgraduate level. This well go a long way to alleviate shortage of University teachers in several countries.

(iii) Post-doctoral Fellowships of short and long term duration tenable in france should be provided for African Mathematicians to visit their counterparts in France in order to have meaningful interaction as well as update their knowledge. Also postgraduate students, working for higher degrees of African Universities, should be encouraged to spend part of the time for their training at Centres of Excellence in France before completing their degree programme in Africa. The Mathematical Society of France and CIMPA with the cooperation of African Mathematical Union (AMU) could help to identify such centres.

(iv) CIMPA should be encouraged to continue its excellent job of organising high level courses at Nice and in various parts of Africa in collaboration with the African Mathematical Union.

v) In the direction of Books and Journals, the French Covernment, may, through the French Embassies as well as with the cooperation of the Mathematical Society of France and CIMPA, provide French Mathematics Literature - Books, Journals to libraries in selected African Universities thus helping to alleviate the problems of acute shortage of Books and Journals in such Libraries.

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MATHEMATIQUES DANS L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE :

CONTRAINTES ET OUTILS NOUVEAUX

J. Martinet (Université de Strasbourg)

Intervenants :

Robert AMALBERTI (Président de 1'APMEP) Bernard CORNU (Université de Grenoble) Pierre LEGRAND (Doyen de l'Inspection Générale de Mathématiques) Claude PAIR (Institut Polytechnique National de Lorraine, Nancy) François PLUVINAGE (Université de Strasbourg) Gérard VERGNAUD (CNRS, Psychologie, Paris)

Dans les débats actuels concernant l'enseignement secondaire, les Mathématiques sont en général les premières accusées. Ce phénomène reflète à la fois l'importance du rôle social qui leur est attribué, et les difficultés de leur enseignement.

La première partie de ce compte-rendu regroupe des analyses relatives à quelques unes des principales questions qui sont posées aujourd'hui, par la société, aux mathématiques comme discipline d'enseignement général : l'échec scolaire en mathématiques à la sortie du Collège ; le rôle des mathématiques comme outil de sélection ; l'insuffisance de recrutement des sections scientifiques des Lycées ; les objectifs de l'enseignement des mathématiques et leur mise en oeuvre par le corps enseignant ; les besoins sociaux et l'enseignement des mathématiques.

La seconde partie est prospective ; les interventions qu'elle contient proposent des points de repère sur les questions suivantes : les objectifs d'une formation mathématique pour tous (scolarité obligatoire) ; les enseignements de mathématiques au Lycée ; la formation continue des Professeurs et le problème du recrutement ; le rôle de l'informatique dans l'enseignement mathématique.

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1. ANALYSE DE QUELQUES PROBLEMES ACTUELS

1. L'échec en Mathématiques à la f in de la scolarité obligatoire

a - G. VERGNAUD :

L'échec en mathématiques est une notion relative. En premier lieu, elle est relative à l'état de développement de nos sociétés, et notamment des besoins de formation qui s'expriment dans une société technologique et scientifique avancée comme la nôtre. On commence à admettre que nous avons besoin d'une formation de bon niveau pour tous.

L'échec en mathématiques est une notion relative d'un autre point de vue encore : il existe une proportion significative d'élèves qui réussissent bien parmi les élèves français, y compris par comparaison avec ce qui se passe dans les autres pays. Les enquêtes internationales ne montrent pas une faiblesse particulière de la France sur ce point.

Et pourtant on parle à juste titre de l'échec en mathématiques : un grand nombre d'élèves n'atteignent pas les objectifs qu'une certaine lecture des programmes pourrait laisser espérer. Voici quelques exemples de points de résistance pour lesquels les élèves butent encore à la f in de l'enseignement obligatoire.

Les nombres relatifs

60% des élèves, en f in de troisième, ont des difficultés gour calculer avec des nombres négatifs, lorsque ceux-ci sont insérés dans une parenthèse précédée d'un signe "moins". Ce n'est pas seulement un problème de syntaxe, car on retrouve le même taux d'échec dans les situations modélisables par des relatifs (impliquant par exemple la composition et la décomposition de transformations positives oii négatives) lorsque la solution revient à soustraire deux nombres de signes contraires. Cette soustraction demande en effet l'addition des valeurs absolues, ce qui contredit l'intuition qu'ont les élèves de l'addition et de la soustraction.

La proportionnalité

Les élèves disposent de connaissances non négligeables, par exemple : ils utilisent bien les propriétés d'isomorphisme de la fonction linéaire. Par contre, ils ont de grandes difficultés avec la proportion

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multiple : lorsqu'une variable dépend linéairement de plusieurs autres variables, indépendantes entre elles. Ils ont alors du mal à saisir les liens de dépendance-indépendance qui régissent les relations entre variables, et notamment l'analyse dimensionnelle sous-jacente (on mesure les conséquences pour l'apprentissage de la physique), et ils traitent mal également la composition et la décomposition de rapports.

Avec ces deux exemples, on touche à la fois le problème des concepts mathématiques et celui de la modélisation mathématique. La modélisation, justement, est un point de faiblesse de I'enseignement actuel. D'une part les élèves réussissent mal les problèmes pour lesquels la solution demande une modélisation ; d'autre part, cet aspect des mathématiques n'est pas bien pris en charge dans l'enseignement français actuel des mathématiques, ni au niveau du collège, où cela permettrait de donner du sens aux concepts mathématiques et à l'algèbre, ni aux niveaux supérieurs puisque le même défaut se retrouve chez les élèves-ingénieurs. On observe aussi cette faiblesse dans des catégories professionnelles intermédiaires : techniciens, gestionnaires, etc.

A travers ces difficultés, deux concepts mathématiques apparaissent tout à fait essentiels : ceux de fonction et de variable, y compris de fonction de plusieurs variables. La plupart des élèves comprennent mal ces concepts, et d'ailleurs les manuels et les enseignants paraissent en sous-estimer l'importance et la difficulté.

Le concept de fonction de deux variables est à peu près totalement absent de I'enseignement au collège, alors qu'il serait intéressant de l'introduire pour la modélisation de certains problèmes à deux inconnues, et pour l'interprétation des formules "bilinéaires" ou trilinéaires, comme les fornlules d'aire et de volume.

Mon dernier exemple concerne la géométrie, notamment la difficulté qu'ont les élèves à distinguer clairement entre un objet à trois dimensions et son dessin dans le plan : 60% des élèves de troisième, devant le dessin d'un cube en perspective cavalière, font une estimation fausse des angles et des longueurs, auxquelles ils attribuent les mesures prises sur le dessin, faisant ainsi une confusion entre les propriétés du signifiant et celles du signifié.

L'échec en mathématiques est d'abord celui des élèves ; il est vécu comme tel. C'est aussi celui des enseignants et du système éducatif. De meilleurs programmes et de meilleurs manuels, une

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recherche plus développée, une meilleure formation des enseignants, davantage liée à la recherche et à l'innovation, telles sont les solutions explorées aujourd'hui.

Mais nous ne sommes qu'au début du chemin. Il ne faut pas croire que les difficultés conceptuelles des élèves peuvent être surmontées aisément. Ne croyons pas aux miracles. Cependant les recherches montrent que l'on peut faire beaucoup. On peut aussi faire beaucoup pour construire un enseignement des mathématiques plus attractif, même s'il reste difficile.

L'échec le plus grave de l'enseignement actuel, c'est qu'il contribue à détourner beaucoup d'élèves des filières scientifiques et techniques, qui seraient parfaitement capables de s'engager dans ces filières.

b - F. PLUVINAGE :

Les résultats de l'enseignement mathématique peuvent être envisagés d'un point de vue macroscopique : quels niveaux de réussite atteint-on dans la population scolarisée ? Ils peuvent aussi être envisagés d'un point de vue microscopique : en quoi l'enseignement mathématique profite-t- il à tel ou tel élève ?

Le bon vieux temps ?

Du point de vue macroscopique, on observe en f in de scolarité obligatoire, contrairement à certaines affirmations qui circulent parfois, des résultats qui s'améliorent très légèrement au f i l des années. On ne peut donc pas parler d'un présent qui serait difficile par rapport à un passé qui aurait été meilleur. Des observations qui remontent à une quinzaine d'années auraient pu susciter à l'époque bien des inquiétudes sur la qualité des apprentissages obtenus. Par exemple, pour une question demandant de placer quelques nombres par rapport à - 1, O et 1 , seul un cas tout à fait évident (x=0,0085) était réussi par la quasi totalité de la population ; le placement correct de 1/(51,7-50,9) n'était réalisé que par moins de 30% des élèves interrogés, et l'inverse de (-0,378) n'était bien placé que par environ 20% des élèves (alors qu'un placement au hasard parmi les quatre possibilités aurait conduit à 25% de réussite !). Différentes enquêtes ont montré que ces résultats ne sont nullement anecdotiques, mais reflètent une réalité dans laquelle les apprentissages de base sont difficiles à atteindre, et nécessitent des efforts appropriés et soutenus de l'enseignement.

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MATHEMATIQUES DANS L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE 275

Aujourd'hui les instances de décision ne nient plus cette réalité et préfèrent la prendre en compte plutôt que de chercher à la contourner.

2. Mathématiques et sélection : le recrutement des sections scientifiques

a - C. PAIR

Il serait intéressant de faire un sondage pour savoir quels sont les mots le plus souvent associés à "mathématiques" dans l'opinion. Je crois que l'un d'eux serait "sélection". C'est vrai, et en même temps c'est quelque peu injuste.

Il faut en effet comprendre le mécanisme de la sélection dans l'enseignement secondaire. Il possède trois composantes : les demandes de la société ; les exigences des filières de l'enseignement supérieur ; et les réactions du système éducatif.

Les demandes de la société ont changé au cours des dernières décennies. Auparavant, avant les années 1950, la société demandait peu à 1'Ecole : une formation de base (lire, écrire, compter) pour une masse de main d'oeuvre non qualifiée ; pour une élite déjà largement déterminée, la transmission de valeurs et de signes distinctifs, tout cela étant plus lié aux humanités qu'aux sciences ; cependant, à l'intérieur de cette élite, I'économie avait besoin d'un petit nombre d'ingénieurs : les mathématiques préparaient à un métier, en particulier parce que l'une des fonctions de l'ingénieur est de résoudre des problèmes ... et aussi parce qu'elles peuvent figurer parmi les signes distinctifs.

Pendant la période de croissance, la demande s'est diversifiée, et elle est d'abord venue de l'industrie, de la production. Et comme l'étaient les ingénieurs qui tenaient les postes de responsabilité dans la production, la demande s'est portée vers les scientifiques, ce qui n'était d'ailleurs pas absurde pour former des techniciens : la science est un accès à la technique. La société a donc demandé de plus en plus de scientifiques.

Au moment où la crise est intervenue, on a attaché, chez les élèves et leurs familles, de plus en plus d'importance aux études, ou plutôt à ce qu'elles permettent d'espérer socialement. La stratégie des élèves et des familles est non seulement de privilégier les études les plus sûres en termes de débouchés, qui sont les études scientifiqiles. mais aussi celles qui ferment le moins possible de portes.

BULLETIN D E L A SOGIETE M T H E U T I G U E DE FRABCI

J. MARTINET et al.

Or , les filières de l'enseignement supérieur ont des exigences extrêmement diverses : la plupart demandent des méthodes générales de travail, mais guère de connaissances spécifiques à leur domaine ... quand elles ne préfèrent pas les étudiants qui n'en possèdent pas. Au contraire, les filières scientifiques ont des exigences en termes de connaissances. Alors, i l y a une filière qui ouvre à tout - la filière C, une autre à presque tout, D, etc., et se crée ainsi une hiérarchie des filières.

Les élèves demandent donc en priorité les filières qui ont les débouchés les plus larges. Alors, pour les filières scientifiques, on se trouve devant une demande plus importante en aval comme en amont. On pourrait donc penser que tout va pour le mieux et que ces deux demandes vont s'ajuster. Mais là intervient la réaction du système. Elle est peut-être en train de changer, c'est à voir, mais pendant très longtemps elle a été de maintenir les exigences, non seulement en niveau mais en nature ; de les maintenir, et même de les renforcer en profitant de la demande croissante, notamment pour ce qui concerne la quantité de travail et la complexité des sujets.

De sorte que, si on ne peut pas nier que le lycée se soit démocratisé, à l'intérieur du lycée s'est créé un sous-lycée qui est devenu particulièrement sélectif : c'est celui qui conduit aux séries scientifiques ; pas uniquement parce qu'elles sont scientifiques, comme nous l'avons vu, mais de fait ce sont les mathématiques et la physique qui se trouvent au premier plan de cette sélection. Et par récurrence, la sélection par les matières scientifiques s'est développée en amont. J'ai pu par exemple constater, dans des établissements avec lesquels je travaille, qu'à la f in de la cinquième, la différence entre les élèves qui passent en quatrième de collège et les autres, porte sur les résultats en mathématiques plus que sur ceux des autres disciplines.

c - P. LEGRAND :

Mat hématiques et sélection

Ce problème est vraiment devenu un problème passionnel. Je veux dire que, pour une très large part de la population, les mathématiques ne sont absolument pas perçues comme un outil de travail, ni comme une formation ayant une valeur par elle-même, mais comme une espèce d'épreuve initiatique : en somme, pour voir si un jeune est digne de devenir un chef, plutôt que de le faire asseoir pendant une nuit sur une fourmilière comme, dit-on, cela se pratique

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MATHEMATIQUES DANS L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE 277

dans certaines peuplades, on lui donnerait à résoudre un problème de bac de terminale C. Il y a là une espèce de fascination pour les mathématiques, à la fois admirées et haies, qui est parfaitement malsaine et qui n'a strictement rien à voir avec leur rôle réel. Je pense qu'il faut essayer de dépassionner le débat et de ne plus voir exclusivement les mathématiques en fonction de la place qu'elles tiennent dans la sélection. Je propaserais bien volontiers à ce propos qu'on essaie en matière d'orientation de laisser une part beaucoup plus large que celle qui est donnée actuellement, au choix pur et simple des élèves, c'est-à-dire qu'on laisse aller vers les séries scientifiques les élèves qui souhaitent faire des études scientifiques comme après tout on laisse sans trop de discussion aller vers les études littéraires les élèves qui ont envie de faire des études littéraires. Il n'est pas bon que les questions de goûts et d'aptitudes personnels soient occultées par des évaluations de niveau faites de l'extérieur d'une façon finalement très autoritaire.

Recrutement des sections scienti f igues

Je voudrais ajouter quelques indications sur le recrutement des sections scientifiques des lycées. 11 me paraît important de donner son évolution, car il est de fait assez dramatiquement insuffisant. Grosso modo, il y a actuellement en Seconde près de 400 000 élèves. 11 s'en retrouvera en Première scientifique à peu près 1 17 000, ce qui fait un petit 30% de l'effectif. Mais à l'issue de la Première, et c'est peut-être là le point le plus choquant, plus du quart des élèves ainsi triés redoublent ou sont rejetés vers une filière non scientifique. Donc, première anomalie, on prend des élèves qui très souvent sont les meilleurs et on leur fait subir au bout d'un an un nouveau tri : ils passent ou ne passent pas dans une Terminale scientifique. De plus, à l'issue de la Première, ce n'est pas selon les aptitudes, plus portées vers les mathématiques ou plus portées vers la biologie, que l'on choisit entre C et D. On ne vous laisse pas l'embarras de choisir, le conseil de classe choisit généreusement pour vous (avec souvent bien sûr l'appui des familles, mais, dans l'ensemble, c'est le corps enseignant qui choisit). On arrive ainsi à une petite moitié de bacheliers C et E sur l'ensemble des bacheliers scientifiques.

Il faut cependant reconnaître qu'il y a depuis peu quelques lueurs d'espoir. L'évolution des trois ou quatre dernières années est nettement favorable. J'ai parlé de 117 000 élèves en Première scientifique (E compris). Il y a seulement trois ans, ce n'était pas 117 000 mais 86 000. Donc un mieux net apparaît, même s'il est encore insuffisant. De même, l'équilibre entre C et D est en train de

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s'améliorer : on est passé de 42 000 élèves en C-E et 56 000 en D en 1982-83 à environ 48 à 49 000 de chaque côté cette année. Là aussi les chiffres vont dans le bon sens, c'est-à-dire vers une meilleure adaptation des orientations aux débouchés. Les efforts qui ont été entrepris sont surtout à l'heure actuelle des efforts incitatifs auprès des enseignants, des chefs d'établissement, des recteurs ; ces initiatives émanent conjointement de la Direction des lycées et collèges et de l'Inspection générale.

Suggérons brièvement d'autres façons d'améliorer le recrutement des sections scientifiques. Tout d'abord alléger les programmes : ils viennent d'être allégés en mathématiques et le seront dans deux ans en sciences physiques ; aucun allègement n'est par contre encore envisagé dans les autres disciplines, qui représentent plus de la moitié de la charge globale d'un élève de Terminale scientifique. En second lieu, diminution des niveaux d'exigence : si l'on veut ouvrir les portes à un plus grand nombre d'élèves, il faut éviter certaines acrobaties intellectuelles, ce qui ne veut pas dire abaisser le niveau de formation. 11 faut aussi, je le rappelle, faire très attention aux problèmes d'orientation : atténuer le côté autoritaire de l'orientation me parait un minimum. Enfin, et c'est un point très important, il faut voir ce que l'on peut faire pour attirer davantage de jeunes filles dans l'enseignement scientifique. Il est patent qu'il y a là actuellement un vivier qui reste pour une large part inexploité.

APPENDICE

Voici pour terminer les chiffres donnant l'évolution du nombre de bacheliers scientifiques de type math-physique et du nombre total de bacheliers depuis 1970.

en 1970, 27 000 bacheliers C et E pour 167 000 bacheliers en 1975, 35 000 bacheliers C et E pour 204 000 bacheliers en 1980, 38 000 bacheliers C et E pour 222 000 bacheliers en 1985, 40 000 bacheliers C et E pour 253 000 bacheliers

Avec les chiffres actuels de scolarité en 87-88, il faut s'attendre à une progression, mais elle sera de toute façon insuffisante.

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MATHEMATIQUES DANS L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE

3. La dérive des objectifs : un mal français ?

a - J. MARTINET :

J'interviens ici en tant que mathématicien ayant, depuis une dizaine d'années, des relations suivies avec des collègues de l'enseignement secondaire. J'observe que la pratique enseignante conduit régulièrement à une dérive par rapport aux programmes officiels et à leurs objectifs :

- Dans le domaine conceptuel, la tentation de vouloir fonder les notions du programme en respectant aussi fidèlement que passible leur statut actuel dans l'édifice mathématique conduit à des exigences formelles excessives. Voici un exemple typique. Les programmes font actuellement une place plus importante qu'autrefois à l'étude des suites de nombres et à la notion de limite. L'objectif essentiel est que l'élève prenne conscience des situations fréquentes où un nombre n'est pas calculé par une formule finie, mais par un processus simple et infini, qui permet d'obtenir une précision arbitraire donnée. Cet objectif peut être atteint au prix d'une introduction largement intuitive à l'idée de limite (nettement suggérée par les programmes en vigueur). Dans la pratique, un développement formel détaillé, de style universitaire, reste malgré tout dominant.

- Dans le domaine technique, les manuels proposent trop d'exercices de haute virtuosité, et souvent artificiels.

- Dans le domaine du langage et du symbolisme, il y a aussi une nette exagération : excès de vocabulaire et de notations.

Globalement, il me semble qu'est perdu de vue un objectif fondamental de tout enseignement de base en mathématiques : donner une maîtrise accrue des nombres et des formes. Les réformes précipitées des programmes, pendant les dix dernières années, ont évidemment contribué à créer cette situation. Les allègements récents étaient indispensables, mais il reste des insuffisances inquiétantes dans les programmes des classes scientifiques des Lycées (comme l'absence de toute arithmétique, c'est-à-dire l'étude des nombres entiers !).

b - R. AMALBERTI :

En tant que président de I'A.P.M.E.P, Association des Professeurs de Mathématiques de l'Enseignement Public, je voudrais essayer

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d'entrer un peu plus dans les problèmes de fonctionnement interne de l'enseignement des mathématiques du secondaire et aussi tenter d'analyser certaines causes de dysfonctionnement qui me paraissent essentielles.

L'enseignement secondaire a ses contraintes spécifiques, sa psychologie particulière héritée d'une longue tradition de centralisme normatif et fortement hiérarchisé. Tout ceci peut sembler bizarre, voire incompréhensible à qui vient de l'extérieur, mais il y a là un certain nombre de paramètres qu'il importe de ne pas mésestimer lorsqu'on se penche sur le problème du fonctionnement d'une discipline aussi sensible que les mathématiques.

L'enseignement des mathématiques est à l'heure actuelle dans une période où l'on essaie de promouvoir un renouvellement à la fois des contenus et des méthodes dans le but de répondre à des besoins sociaux et techniques nouveaux. En gros : techniquement l'avènement et la généralisation des moyens de calcul électroniques a créé ses propres problèmes de développement scientifique et de formation tandis que socialement, la sophistication croissante du codage de l'information amène de plus en plus de gens à fréquenter des objets mathématiques.

La question qui se pose est alors la suivante : quels sont les moyens, les outils, que s'est donné le système pour mener à bien cette mutation dans le domaine de l'enseignement secondaire ?

Les mathématiciens de cet ordre d'enseignement ont la chance d'avoir un "bureau d'études" : la COPREM jusqu'à une date récente, le GREM à présent. Orientations et compétences de ces organismes, dont on peut regretter qu'ils demeurent ou soient demeurés aussi confidentiels y compris dans le milieu enseignant lui même, ne sont pas à mettre en cause ici. Par contre, qu'existe-t-il, à l'arrière plan, pour transmettre et rendre opérationnel le message ? Rien ou presque rien à l'échelle d'un corps enseignant d'environ cinquante mille professeurs d e mathématiques. Mis à part les IREM qui sont pour la plupart engagés dans des recherches plus fondamentales, et des corps d'inspection squelettiques qui croulent sous le poids de la gestion des carrières, de l'organisation des examens et concours, et de multiples tâches administratives.

Aussi extraordinaire que cela puisse paraître dans un système aussi jacobin que le nôtre, la communication n'existe pas vers

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l'enseignant de base sous forme institutionnelle. Les mathématiques, mais plus généralement tout l'enseignement secondaire, fonctionnent sur l'utopie suivante : nul enseignant n'est censé ignorer la loi à lui délivrée en termes conventionnels avec des explications restreintes à travers quelques pages du sacro-saint BOEN - La déontologie de ce genre de littérature interdisant d'ailleurs d'y faire figurer des indications didactiques et se souciant fort peu jusqu'à une date très récente de l'interprétation qu'en donnent les enseignants quant aux niveaux de compétences.

En réalité, comment opère l'enseignant de base qui a eu communication ou simplement entendu parler, car les photocopies sont chères et l'information noyée dans une logorrhee de textes purement administratifs, du "nouveau programme" qu'il va avoir à mettre en oeuvre ? Le plus souvent, ne nous faisons pas d'illusions, le texte officiel est peu lu, il ne semble d'ailleurs guère conçu pour cela ! Et l'on se fie aux manuels sortis à la date de la rentrée.

C'est dire que, grosso modo, dans un secteur aussi sensible que celui de l'enseignement des mathématiques, la situation est celle d'une entreprise qui aurait un bureau d'études performant, au dernier étage de la tour administrative, lequel jetterait ses projets par la fenêtre dans la cour de l'usine, où viendrait les ramasser qui le veut bien en attendant que la presse locale (les éditeurs) en donnent un écho plus ou moins déformé auquel se fieraient les ateliers de production ! Sans personne, dans l'entreprise ou ailleurs, pour opérationnaliser les projets, faire une étude de faisabilité, concevoir une maquette, gérer systématiquement l'information et la formation et enfin pour donner le feu vert à la production lorsque le produit est au point.

Ce type de gestion, à la rigueur concevable à une époque où la formation mathématique était figée sur des valeurs de forme et de fond bien établies, fortement consensuelles depuis des lustres, ne l'est plus dans une période de mutation.

Il y a là un certain nombre de lacunes de conception qui hypothèquent gravement tout projet de rénovation de l'enseignement des mathématiques. Prenons garde, par ailleurs, au fait que le corps enseignant mathématicien de l'enseignement secondaire, balloté au gré de réformes successives insuffisamment préparées et surtout mal gérées, est devenu de moins en moins réceptif.

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Voilà pourquoi il est urgent, pour agir en profondeur, de concevoir de nouvelles structures faisant une large part à la communication et à la gestion de la novation.

L'A.P.M.E.P est prête à y participer.

c - B. CORNU :

Robert Amalberti a bien montré le problème de la communication entre le système éducatif et les enseignants. Ce problème n'est pas celui de programmes qui seraient trop lourds, mais celui des objectifs que les enseignants se donnent pour leur enseignement.

Un autre problème de communication existe, entre le professeur et l'élève. Si les objectifs de l'enseignant sont vastes et très ambitieux, les élèves fabriquent leurs propres objectifs, dans leur propre langage, à partir d'habitudes, à partir des critères qui font que l'on redouble ou non une classe, à partir des pratiques habituelles au collège ou au lycée. Face aux exigences parfois grandes de l'enseignant, l'élève est ainsi amené à se contenter de la moyenne, à faire des "impasses" sur certaines parties du programme. Il se crée alors l'idée que pour réussir, il suffit d'avoir vu la moitié des choses ou d'avoir vu les choses à moitié. Ce décalage nécessite un effort de communication entre les enseignants et les élèves, sur les objectifs du travail.

4. Les insuffisances de notre enseignement par rapport aux besoins sociaux

a - C. PAIR :

Les insuffisances sont à la fois quantitatives et qualitatives.

Pour ce qui concerne les insuffisances quantitatives, on en a déjà beaucoup parlé. Je ne rappellerai que les principaux points :

- la société a besoin de davantage de scientifiques ;

- la plupart des filières de l'enseignement supérieur viennent recruter parmi les scientifiques ;

- on constate une stagnation numérique des séries scientifiques du lycée : leur part dans l'ensemble des bacheliers a constamment diminué de 1975 (1 5%) à 1983 (1 2%) ; et si elle a un peu remonté à partir de 1984, elle reste autour de 13%.

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Il n'est donc pas étonnant que le recrutement des scientifiques se heurte à des difficultés, l'exemple le plus criant étant celui des professeurs : nous en parlerons tout à l'heure.

Du point de vue qualitatif, on constate indiscutablement une élévation du niveau scientifique des meilleurs élèves. Mais cette élévation porte sans doute davantage sur l'emploi des formalismes que sur la capacité à traiter des problèmes réels. G. Vergnaud l'a dit tout à l'heure. Il est d'ailleurs singificatif que tout problème non mathématique posé en classe de mathématiques provoque l'étonnement. Il n'y a pas non plus de progrès sur la compréhension en profondeur des notions : on sait mieux manipuler formellement les objets mathématiques que comprendre leur signification.

Chaque année, par exemple, dans mon cours d'informatique, je rencontre la question suivante : dans un tableau ordonné, on veut chercher un élément ; on se demande s'il est dans la première ou la seconde moitié, puis on recommence à partager cette moitié ... ; si le tableau a n éléments, on passe ainsi à n / 2 éléments, puis n/4 ... ; au bout de combien de partages aura-t-on fini, c'est-à-dire sera-t-on parvenu à un seul élément ? Eh bien, avec des élèves d'écoles ingénieurs - donc des jeunes gens bien sélectionnés - on obtient rarement la réponse log, n , mais un peu n'importe quoi : n / 2 , dn, ... Ces élèves sont pourtant très capables de faire de savantes gymnastiques avec les logarithmes, mais ils n'ont pas intégré la notion même de logarithme.

Il me semble que cet aspect purement formel des choses est lié à une certaine perte de goût pour les mathématiques. On voit de plus en plus rarement des élèves de classe terminale dire "je veux faire des mathématiques parce que cela me plaît". C'est une réaction à un certain gavage.

Devant cette situation, on doit se poser la question de ce que la société demande aujourd'hui à l'enseignement des mathématiques, pour éviter de se laisser uniquement emporter par la tradition. A mon avis, les demandes portent essentiellement sur trois points.

D'abord, les mathématiques sont un langage : expressions algébriques, variables, fonctions, fonctions linéaires, exponentielles, logarithmes, graphiques, un peu de statistique, formes géométriques, voilà des outils dont on ne peut plus se passer dans le monde actuel. Mais l'important dans ce langage, ce n'est pas seulement sa grammaire,

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c'est aussi sa sémantique, le signifié plus que le signifiant, pour reprendre les termes de G. Vergnaud. Et on ne passe pas assez de temps sur cette relation entre signifié et signifiant.

Ensuite, les mathématiques sont un moyen de poser et de résoudre des problèmes, et donc de réfléchir pour agir. Enfin, elles permettent l'apprentissage du raisonnement, tout au moins d'une certaine forme de raisonnement, car il faut éviter d'être totalitaire et de croire que tout raisonnement est de style mathématique ; et c'est sans doute un des dangers du mode de sélection actuel que de ne guère former les futurs décideurs qu'à ce type de raisonnement.

Ces trois exigences ne sont pas indépendantes : le langage mathématique est un moyen de poser des problèmes, pour pouvoir ensuite les résoudre par le raisonnement. On s'aperçoit donc que c'est la notion de problème qui est centrale : passage d'une situation extra-mathématique à une situation mathématique, puis raisonnement sur cette situation mathématique, et retour à la situation de départ. Si l'abstraction est ce processus d'aller et retour, je suis pour l'abstraction ; si au contraire, c'est seulement la partie centrale, si elle ne consiste qu'à se mouvoir parmi les entités mathématiques, je ne suis plus partie prenante.

Mais l'enseignement des mathématiques n'a-t-il pas toujours tendance à privilégier le raisonnement formel, la partie centrale du processus, plutôt que celle qui consiste à poser le problème ou à y revenir ? Or, cette partie centrale est en train de perdre beaucoup de son importance, car il y a maintenant des outils automatiques pour la résolution. Prenons deux exemples.

Les dérivées étaient, sont encore, un outil pour tracer des graphiques. Mais aujourd'hui il suffit d'appuyer sur un bouton pour obtenir un tel tracé. Donc les dérivées n'ont là plus guère d'utilité ; en revanche, elles continuent à en avoir pour poser des problèmes, et aboutir par exemple à des équations différentielles. Que l'élève n'en connaisse pas de méthodes de résolution n'est pas très grave si on dispose d'un outil pour les résoudre.

Un second exemple concerne l'analyse de données. Elle peut être appliquée à beaucoup de domaines. Mais elle est trop compliquée pour être étudiée dans l'enseignement secondaire. Est-ce que pour autant cela doit empêcher d'utiliser des logiciels d'analyse de données ? Sans doute pas s'il s'agit de poser des problèmes et d'interpréter des

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résultats, en utilisant une "boite noire" pour effectuer les calculs. D'ailleurs, notre civilisation est pleine de boîtes noires qu'il faut apprendre à utiliser avec esprit critique sans pour autant connaître le détail de leur fonctionnement. Et déjà les calculettes sont de ce type.

Voilà qui dessine quelques actions souhaitables.

b - G. VERGNAUD :

Je voudrais ajouter quelques mots, pour parler des besoins de l'ensemble des élèves, et pas seulement de la minorité de ceux qui réussissent. Les temps en effet ont changé. Aujourd'hui, à l'Agence Nationale pour l'Emploi, certains industriels recherchent des "OS de niveau bac". C'est une réalité nouvelle, qui amène de nouvelles questions.

Quelle formation mathématique et scientifique minimum les élèves devraient-ils tous recevoir pour avoir quelque chance de trouver du travail ? Prenons quelques exemples :

- quelles connaissances de géométrie analytique faut-il pour comprendre et utiliser une machine à commande numérique, ou un système utilisant le dessin assisté par ordinateur ?

- quelles connaissances mathématiques faut -il à un agriculteur, un éleveur, un artisan ou un petit commerçant pour gérer correctement son entreprise : faire les bons choix en matière d'achat et d'investissement, tenir une comptabilité et l'interpréter, lire un bilan et en tirer les enseignements pour la bonne conduite de l'entreprise. C'est pour des raisons fondamentalement algébriques qu'on trouve au passif d'un bilan le capital, les bénéfices, les amortissements et les provisions. Comment comprendre et gérer la composition additive de rubriques aussi dissemblables ?

- enfin, la lecture des graphiques, des diagrammes et des tableaux fait maintenant partie de la culture quotidienne, celle des journaux et de la télévision. Comprendre ces images et ne pas se laisser abuser par les indices mensongers, c'est encore une retombée non négligeable d'une formation honnête en mathématiques.

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II. DES POINTS DE REPERE POUR L'AVENIR

1. La formation mathématique pour tous (scolarité obligatoire)

a - F. PLUVINAGE :

Une disipline scolaire irremplaçable : les mathématiques

Ca et là surgit la question : "A quoi ça sert, les mathématiques ?". Venant d'un élève, cette question n'interpelle pas la communauté mathématique, mais revêt un caractère beaucoup plus local, relevant du point de vue "microscopique". Personnalisée, la question devient : "Qu'est ce que les mathématiques peuvent m'apprendre, que je n'apprenne pas dans une autre discipline ?". Les réponses classiques se rapportent aux contenus d'enseignement. Elles restent alors partielles et inadaptées à beaucoup d'élèves. Une réponse plus effective demande d'analyser de près les tâches proposées en mathématiques, d'en distinguer les points communs et les caractéristiques qui font leur spécificité par rapport à celles d'autres disciplines scolaires. Et cette analyse de tâches conduit en particulier à repérer une pratique systématique de plusieurs registres d'expression, dont les mathématiques précisent ou même construisent les règles syntaxiques et sémantiques : registres de la langue usuelle, du langage symbolique, des représentations géométriques, graphiques, registre algorithmique. Les autres disciplines, qui ont chacune recours à plusieurs de ces registres, (et c'est indispensable dans une optique de formation lorsqu'on sait la variété des modes d'information au travers desquels s'expriment les idées, techniques ou résultats de toute discipline), attendent des mathématiques qu'elles apprennent l'accès et la mise en oeuvre des registres qu'elles utilisent. Cette mise en oeuvre suppose une connaissance au moins sommaire de l'économie propre à chacun de ces registres, ainsi que des possibilités de transfert. On ne troque pas aisément la langue naturelle et la langue symbolique s'il s'agit de dire, pour nous en tenir à des exemples mathématiques "(a+b)2 = a2+2ab+b2" ou "la suite des nombres premiers est illimitée".

L'attention portée de façon exclusive sur les contenus occulte les problèmes propres aux modes d'expression et peut aller jusqu'à rendre l'incompréhension (d'un élève) incompréhensible (au professeur). Comment comprendre par exemple que de jeunes collégiens puissent en même temps échouer dans la reproduction de la figure ci-après, constituée d'arcs de cercles de centres successifs A, B et C, et réussir dans sa continuation par d'autres arcs de cercles, si l'on n'a pas une

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vision multi-dimensionnelle des acquisitions. Ici, ce qui est en jeu est une indépendance pouvant aller jusqu'à l'opposition des appréhensions perceptive et algorithmique.

C'est par exemple une telle vision multi-dimensionnelle des apprentissages qui peut permettre de comprendre toute la complexité d'une appropriation fondamentale comme celle de la linéarité. Tableaux de proportionnalité, droites passant par l'origine des axes d'un graphique, formules, facteurs constants, ne sont que des avatars d'un même phénomène mathématique, applicable à des situations extra-mathématiques a priori sans rapports les unes avec les autres, sinon au terme d'activités mathématiques à la fois variées et coordonnées.

b - G. VERGNAUD

La question que je voudrais soulever maintenant est celle du contrôle et de la régulation du processus éducatif. Le contrôle de processus est bien connu dans Sindustrie, mais le processus d'enseignement-apprentissage, géré par l'enseignant et par l'institution, échappe pour une bonne part à l'analyse rationnelle. On fabrique aujourd'hui de l'acier en disposant de toute une série d'indices sur le déroulement de la fabrication, ainsi que d'une panoplie de moyens d'intervention. L'Education Nationale ne dispose n i des indices, ni des moyens nécessaires. Vaste problème. Comment avancer ?

L'un des malentendus concerne la signification d'un programme. L'idée même de programmes distincts présuppose que le contenu du programme de la classe n n'est pas celui de la classe n- 1 ni celui de la clase n+ 1.

On sous-entend ainsi sans le vouloir que les élèves ne savent presque rien au début de l'année sur les contenus du programme, qu'on va tout leur apprendre, et qu'ils devraient savoir presque tout à la f in de l'année, confondant ainsi l'idée d'un programme d'activités à organiser, e t celle d'un ensemble de compétences à faire acquérir effectivement.

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J . MARTINET et ai.

Les choses ne sont pas ainsi : toutes les recherches montrent que la conceptualisation du réel, y compris en mathématiques, s'étale sur une très longue période de temps ; évidemment, les élèves savent déjà des choses en début d'année, et en fin d'année ils sont loin de tout maîtriser, y compris les meilleurs. On peut même observer que le gain en pourcentage, pour des compétences bien repérées, est rarement supérieur à 15 ou 20% ; tous les élèves progressent, mais les plus faibles pour des compétences déjà atteintes par les plus avancés, et ces derniers pour des compétences qui demeurent hors d'atteinte pour les plus faibles.

Or , nous ne disposons pas des instruments de mesure qui permettraient d'évaluer ces progressions.

Il faudrait un système d'évaluation différencié, permettant de fixer une hiérarchie raisonnée d'objectifs, d'assurer une certaine régulation du processus de formation des compétences, et d'y associer les élèves. Ce devrait certainement être un grand projet du Ministère de 1'Education Nationale pour les décennies à venir, si l'on veut introduire un peu de rationalité dans la gestion des processus éducatifs.

c - Réponse de F. PLUVINAGE à diverses questions concernant l'exercice d u métier de Professeur de mathématiques au Collège :

Face à tous les problèmes de gestion d'un enseignement, dont on a vu qu'il va bien au-delà du fait de "dérouler" une chaîne de contenus mathématiques, les professeurs éprouvent souvent l'impression que le bon exercice de leur métier passe au second plan, après bien d'autres nécessités, à commencer par le simple accueil des élèves. "Comment donner du goût et des compétences pour les mathématiques à plus de trente élèves d'une classe de sixième que l'on voit trois heures par semaine ?" est une question réelle. Y a-t-il un effectif critique pour une classe à un niveau scolaire donné, et quel est le seuil en-dessous duquel un horaire cesse de correspondre à des possibilités d'acquisition ? Le fait que la formation continue par les IREM n'ait plus les moyens de toucher beaucoup de professeurs va à l'encontre de l'évolution nécessaire vers une pratique efficace de la profession.

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2. Les formations mathématiques au Lycée : faut-il des mathématiques pour tous les élèves ?

a - P. LEGRAND :

Perspectives de l'enseignement des mathématiques au Lycée

C'est une gageure évidemment de définir en quelques phrases ce que devrait être l'enseignement des mathématiques au lycée. Je voudrais seulement donner deux ou trois points de repère. Tout d'abord, quand on évoque le niveau d'un enseignement, on peut l'envisager de deux façons : soit l'ampleur des contenus (et là, il faut bien souligner que l'ampleur et l'ambition des contenus sont en France assez nettement inférieurs à ce qu'elles sont dans les pays voisins, en particulier Grande-Bretagne, Allemagne, Belgique, Espagne), soit les exigences (et là, par contre, nous sommes nettement en tête : exigences en matière de démonstration, de rédaction et également de maîtrise du programme). Je veux dire que, par exemple, pour exposer la notion de limite, un professeur anglais se contentera de donner une idée intuitive et d'énoncer des règles opératoires, pour passer presque aussitôt à des études de fonctions dans lesquelles il appliquera la notion. Le professeur français ne réagira pas, en général, de la même façon : il essaiera d'échafauder une construction qui soit aussi raisonnablement rigoureuse que possible, puis il fera un assez grand nombres d'exercices d'assouplissement, parfois fort complexes, avant de proposer à ses élèves l'étude de fonctions. Je ne dis pas que c'est un réflexe universel, mais c'est une pratique assez courante dans notre pays. 11 va de soi que, si nous voulons ouvrir davantage l'enseignement scientifique, ce n'est pas sur l'ampleur des programmes qu'il faudra jouer, puisque déjà ils sont plus restreints chez nous qu'ailleurs, mais plutôt sur le niveau de virtuosité et peut-être de compréhension profonde des mécanismes. Cela n'ira pas sans douleur ni sans inconvénients, mais je crois qu'il faudra entamer une réflexion sur ce thème.

Une autre question qui peut se poser, qui était d'ailleurs posée explicitement dans le programme de cette table ronde, est la suivante : "fait-on trop de mathématiques chez nous, et avons-nous raison de faire des mathématiques pour tous ou à peu près pour tous ?" N'oublions pas en effet que, sauf les élèves qui sortent en section G1, c'est-à-dire secrétariat, tous les élèves de l'enseignement général et technologique font des mathématiques jusqu'à la Terminale inclusivement. C'est un point qui mérite d'être discuté. Signalons que

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290 J. MARTINET et al.

par exemple, en Angleterre, lors des deux années de préparation à l'examen de niveau avancé (grosso modo Première et Terminale) l'étudiant choisit le plus souvent trois matières d'examen seulement. Les mathématiques sont très majoritairement l'une des trois, parfois deux des trois, très exceptionnellement les trois. Le cas le plus fréquent en Grande Bretagne est donc d'un tiers de mathématiques dans l'enseignement des deux dernières années, ce qui est le pourcentage respecté en Terminale C. On peut, par contre, citer d'autres pays européens où la part de mathématiques est beaucoup moins variable selon les orientations qu'en Grande Bretagne, par exemple l'Allemagne, et statistiquement plus faible qu'en France. La comparaison avec les systèmes scolaires étrangers ne me paraît d'ailleurs pas devoir être le seul élément d'appréciation, puisque justement il y a une telle variété de solutions fonctionnant de façon raisonnable. Il faut, je crois, essayer d'analyser les besoins en mathématiques selon les séries, et se demander par exemple s'il est vraiment indispensable qu'un élève totalement décidé à s'orienter vers des études littéraires ou juridiques fasse des mathématiques en Terminale, voire en Première. C'est en tout cas une question qui mérite réflexion. On peut de même se demander, on s'est d'ailleurs demandé, s'il ne faudrait pas diversifier la Première scientifique.

Bien des réformes de structure sont envisageables mais je voudrais attirer l'attention sur un défaut français c lmique en matière d'enseignement : les français réagissent à ce propos toujours comme le monsieur qui achète une voiture, crève un pneu au bout de lOOOkm et décide de changer la voiture pour en acheter une dont cette fois-ci les pneus ne crèveront pas. Je crois préférable d'essayer de faire des réparations, de façon à avoir un système qui nominalement soit à peu près stable et qu'on puisse faire évoluer dans une certaine continuité.

Je voudrais pour terminer dire un tout petit mot d'un problème très sérieux : la question "fait-on ou non trop de mathématiques chez nous ?" ne peut actuellement pas être posée de façon totalement innocente. Cette question est en effet étroitement liée à une autre : "avons-nous assez de professeurs de mathématiques ?" Il va de soi que l'évaluation des besoins et l'évaluation des possibilités ne sont pas indépendantes. Il est notamment trop facile et tentant de dire que l'on n'a pas besoin de quelque chose lorsque l'on n'a de toute façon pas les moyens de se l'offrir.

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b - Réponse de C. PAIR à une question sur l'opacité d u langage employé par les mathématiciens :

Pour ce qui concerne le langage des mathématiques, la principale difficulté tient à sa concision, à son peu de redondance, plus qu'à l'emploi de termes non usuels, comme il en existe d'ailleurs dans toutes les langues techniques. Le rapport entre la quantité d'information et la longueur du texte qui la transmet est particulièrement élevé. Il faut tenir compte de cette difficulté dans I'enseignement. Les professeurs de mathématiques, habitués à ce langage, ne comprennent pas que cette caractéristique constitue un obstacle pour toute une catégorie d'élèves. Un autre obstacle, comme je l'ai dit, tient à l'importance placée dans la grammaire avec trop peu de retours à la signification.

c - Réponse de G. VERGNAUD à une question sur la w i b i l i t é de pédagogies diversifiées :

La question d'une offre d'enseignement diversifiée est effectivement une question cruciale si l'on veut répondre aux besoins d'une diversité d'élèves, inégalement intéressés par les mathématiques et par leurs différentes facettes. Mais elle est elle-même subordonnée à la question que j'ai soulevée tout à l'heure d'une évaluation différenciée.

Pour un même champ conceptuel, il existe un grand nombre de compétences distinctes, de niveaux très différents, dont les plus précoces peuvent être acquises dès l'âge de 7 ou 8 ans, alors que d'autres ne sont pas totalement maîtrisées en classe de seconde. Chaque enfant, individuellement, fait son chemin dans ce dédale. La question centrale est celle de l'adaptation de l'enseignement et de l'apprentissage à cette diversité de cheminements individuels.

Peut-être l'informatique permettra-t-elle d'individualiser une partie de l'enseignement ; ce n'est pas encore vraiment le cas. En tout état de cause, un système d'évaluation différencié devrait permettre aux enseignants de situer les élèves avec beaucoup plus de précision ; il devrait permettre aussi aux élèves à la fois de mieux se situer et de se donner des objectifs personnels accessibles. Le développement d'un tel instrument demande beaucoup de recherches, mais les bases théoriques et méthodologiques existent d'ores et déjà.

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3. La formation continue des professeurs

a - B. CORNU :

Je voudrais faire quelques remarques sur la formation continue des professeurs, en ayant comme arrière-pensée, à titre d'exemple principal, le problème de l'introduction de l'ordinateur dans l'enseignement des mathématiques, car c'est un exemple où les problèmes apparaissent de façon plus immédiate et plus cruciale.

Le temps n'est plus où un professeur peut disposer en début de carrière du bagage de connaissances qui lui permettra d'enseigner pendant toute sa carrière. Les mathématiques évoluent, le rôle des mathématiques évolue, le besoin en mathématiques évolue, et l'enseignement des mathématiques évolue. Ceci entraîne des conséquences pour la formation initiale, et rend la formation continue tout à fait nécessaire. L'enseignant a besoin d'être à chaque instant apte à évoluer. Le mot "évolution" doit être au centre des préoccupations de la formation initiale et de la formation continue.

La formation initiale doit être principalement basée sur le contenu de la discipline. Mais elle doit aussi préparer au métier d'enseignant, notamment en donnant des outils pour la transmission du savoir mathématique. Il faudrait donner au futur enseignant une sorte "d'attitude face aux mathématiques", qui lui servirait pour son métier d'enseignant, et qui le rendrait apte aux évolutions qui se produiront dans sa discipline et dans son métier. Il conviendrait à cet égard de réfléchir sur la formation universitaire, sur les concours de recrutement, et sur la formation donnée en C.P.R.

La formation continue est nécessaire. Les professeurs qui enseigneront dans les quinze prochaines années sont déjà en exercice pour la plupart ; si l'on veut influer sur l'enseignement c'est à eux qu'il faut s'adresser.

L'utilisation de l'ordinateur pour l'enseignement illustre cette nécessité. Sous l'effet de l'informatique, les mathématiques elles-mêmes évoluent. Le besoin en mathématiques évolue lui aussi de même que l'enseignement des mathématiques. Cela doit être transmis aux enseignants par le biais de la formation continue.

La formation continue devrait être naturelle pour les enseignants. La formation continue fait partie du métier d'enseignant.

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MATHEMATIQUES DANS L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE 293

Le recours à la formation continue ne s'improvise pas ; dès la formation initiale on doit s'y préparer.

Porter un regard sur sa discipline, sur son activité, sur l'évolution de sa discipline, devrait faire partie du métier d'enseignant. On peut se demander à cet égard pourquoi si peu d'enseignants du second degré sont présents à ce colloque : il y a des raisons institutionnelles bien sûr, mais il y a probablement aussi le fait que ce genre de réflexion n'est pas considérée comme faisant partie du métier d'enseignant.

La formation continue doit trouver son appui dans la recherche sur l'enseignement. Cette recherche est particulièrement développée en mathématiques, au sein notamment des IREM. Elle se développe dans les équipes de didactique des mathématiques. On dispose maintenant de connaissances sur l'apprentissage des mathématiques, et on dispose d'outils pour analyser l'enseignement et l'apprentissage. Mais un énorme problème demeure : celui de l'utilisation et de la valorisation de toutes ces connaissances. C'est par la formation que ces connaissances peuvent passer dans le domaine utilisable. Il faut pour cela que la formation s'appuie sur la recherche.

Dans le domaine de l'utilisation de l'informatique pour l'enseignement, on dispose de matériel, de logiciels nombreux, mais ce n'est pas suffisant. Ce ne sont que des outils. Il faut y adjoindre le frui t des recherches sur l'enseignement. Si l'on connaît un peu l'influence de l'ordinateur sur l'enseignement des mathématiques, en revanche on mesure très peu l'influence de l'ordinateur sur l'apprentissage : qu'est ce que l'utilisation de l'ordinateur change réellement chez l'élève ? Pour une utilisation efficace de l'ordinateur, l'outil ordinateur-informatique doit être associé à l'outil "étude didactique". C'est ainsi que l'on pourra fabriquer les situations d'enseignement, les produits pédagogiques qui sont nécessaires pour améliorer l'enseignement et l'apprentissage.

L'exemple de l'informatique et de l'ordinateur montre l'importance des recherches sur l'apprentissage, l'importance et l'urgence de la formation, le caractère inéluctable de la formation, car les évolutions sont là. Cette formation doit concerner la quasi totalité des enseignants, et pas seulement les plus "mordus1' et les plus volontaires.

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294 J. MARTINET et ai.

b - En complément, voici le point de vue de C. PAIR sur le rôle de i'informatique dans l'enseignement des mathématiques :

Je suis parfaitement d'accord avec ce qui vient d'être dit sur l'utilisation de l'informatique, et en particulier sur le fait qu'elle devrait permettre de mieux tenir compte de la diversité des élèves. Les élèves qui ont le plus besoin d'action, ou de vue globale plutôt que d'analyse par petits pas, ou encore d'images mentales, sont défavorisés par l'enseignement actuel des mathématiques. Or on commence à voir apparaître des didacticiels, et à inventer les pédagogies associées, pour y remédier.

Par exemple, résoudre un problème mathématique, c'est le plus souvent se trouver devant une situation que l'on doit transformer. Certains élèves ont besoin qu'on leur propose dans un premier temps des transformations relativement globales, pour que le nombre de pas ne soit pas trop grand, quitte à ce qu'ultérieurement on justifie ces transformations en les affinant. Ainsi, pour résoudre une équation, on proposera des transformations telles que regrouper les inconnues, et la machine effectuera les calculs correspondants. L'élève n'aura donc pas à la fois la difficulté de déterminer les transformations applicables et celle de les appliquer effectivement. II me semble que l'enseignement traditionnel procède toujours en sens inverse, en allant des transformations élémentaires vers les transformations globales. L'informatique peut permettre de diversifier les démarches. Je regrette que nous manquions de temps pour développer ce point.

c - Les questions relatives à la formation initiale des professeurs de l'enseignement secondaire sont abordées. Le redoutable problème du recrutement des professeurs de mathématiques pour les années à venir est traité. Cependant, de nombreuses questions ayant été posées à ce sujet, voici la réponse de P. LEGRAND :

Aurons-nous assez de professeurs de mathématiques ?

En matière de recrutement des enseignants, je crois qu'il faut de toute urgence appeler les pompiers. Je voudrais donner un ou deux chiffres.

Il y a environ 1400 licenciés de mathématiques par an. Et 5 5 000 personnes, au titre de l'enseignement public ou privé, enseignent les mathématiques, soit comme matière unique, soit comme l'une de leurs deux disciplines. C'est à peu près l'équivalent de 43 000

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MATHEMATIQUES DANS L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE 295

enseignants de mathématiques à temps plein. Si l'on compte qu'une petite moitié seulement des licenciés de mathématiques soit 6 ou 700 se dirige vers l'enseignement, cela donne déjà une situation instable. Mais il faut y ajouter quatre facteurs aggravant la crise, et tout d'abord le vceu (combien légitime pourtant) exprimé par le Ministère d'améliorer la qualification des enseignants. Vous savez qu'il y a actuellement environ 20 ou 21 000 enseignants de haute qualité, agrégés ou certifiés, la majorité des autres n'ayant pas la licence. L'extinction du corps des P.E.G.C., mesure en soi hautement souhaitable, puisqu'elle élève la qualification générale, augmente les difficultés puisqu'un P.E.G.C. doit 2 1 h d'enseignement et un certifié 1 8h. Deuxième point, l'objectif des 80% (ou 74%) d'élèves d'une classe d'âge au niveau du baccalaureat augmente aussi le besoin en enseignants du second cycle, donc en enseignants tout court. De même l'augmentation du nombre de scientifiques et de techniciens, si souhaitable soit-elle, mène aussi vers une augmentation du nombre d'heures de mathématiques enseignées. Enfin, et c'est peut-être le plus dramatique des facteurs aggravants, la pyramide des âges du corps enseignant de mathématiques présente une pointe extrêmement aigüe, qui fait que les départs à la retraite vont doubler d'ici dix ans, quadrupler d'ici vingt ans.

En résumé, nous sommes déjà dans une situation de détresse, puisque cette année il y a eu au CAPES à peu près 1 200 candidats ayant composé pour 935 places offertes. Et cette situation ne peut que s'aggraver très vite. Le ministère est conscient du problème : des études ont été faites, d'autres sont en cours, mais pour l'instant, à ma connaissance, aucune décision définitive n'a été prise.

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MATHEMATIQUES E T FORMATION DES INGENIEURS

J. Cea (Professeur à l'université de Nice)

et

P. - A . Raviart (Professeur à 1'Ecole Polytechnique)

Intervenants :

Pierre BERARD (Université de Grenoble) Paul CHAMPSAUR (Direction de la Prévision Ministère des Finances) Claude DESCHAMPS (Professeur de Mathématiques Spéciales au Lycée

Louis le Grand et Président de l'Union des Professeurs de Spéciales)

Daniel GOURISSE (Directeiir de 1'Ecole Centrale et PrPsident de !a Conférence des Grandes Ecoles)

Bertrand MERCIER (Aérospatiale) Marc PELEGRIN (Directeur du C.E.R.T de Toulouse).

Deux cents personnes environ ont suivi cette table ronde qui avait pour thème le rôle des mathématiques dans la formation des ingénieurs. Le constat suivant était au point de départ de la réflexion des divers intervenants : "Les mathématiques occupent en France une place traditionnellement considérable dans la formation des ingénieurs : c'est d'une part un critère prépondérant de sélection ; c'est également un moyen de formation de "bons esprits" capables d'abstraction et de synthèse. Cette image classique du rôle des mathématiques est désormais remise en question. On peut en effet se demander s'il est encore raisonnable de sélectionner par des mathématiques. A l'inverse, les mathématiques - outre leur vertu de formation - n'ont-elles pas désormais un rôle plus important de vecteur indispensable dans le progrès des sciences et des techniques ?"

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MATHEMATIQUES ET FORMATION DES INGENIEURS 297

En un mot, i l s'agissait de répondre aux interrogations suivantes : Quelles mathématiques pour l'ingénieur et comment les enseigner de manière à doter les futurs ingénieurs d'un outil puissant dont ils mesurent l'utilité ?

On trouvera ci-après les exposés des intervenants

- La place des mathématiques dans les grandes écoles (D. Gourisse)

- Les mathématiques en classes préparatoires (C. DESCHAMPS)

- Les magistères de mathématiques et la formation des ingénieurs mathématiciens (P. Bérard)

- Mathématiques et formation des ingénieurs en économie et gestion (P. Champsaur)

- Le rôle des mathématiques dans l'industrie (B. Mercier)

- Quelles mathématiques pour l'ingénieur de demain (M. Pelegrin).

1. L A PLACE DES MATHEMATIQUES DANS LES GRANDES ECOLES par Daniel Gourisse

Je ne suis pas mathématicien. Ce qui expliquera que mon exposé portera essentiellement sur des préoccupations ou observations du responsable d'éducation, même si leur lien dans le détail avec le sujet d'aujourd'hui est un peu lâche.

11 n'est pas inutile, tout d'abord, de situer le système de formation des ingénieurs français dans le contexte international. L'ingénieur français est formé avec un niveau d'exigences, en ce qui concerne la qualité du recrutement, la durée des études, les objectifs des projets de formation, qui est considérablement plus élevé que celui lié à la formation des ingénieurs dans d'autres pays.

On peut dire pour simplifier, que les ingénieurs français sont des "ingénieurs de conception", qui doivent être dotés d'une très large culture pluridisciplinaire. Même dans les écoles spécialisées en France, nous formons des ingénieurs beaucoup plus généralistes que dans les formations d'ingénieurs étrangères. On peut ajouter aussi que (selon une tradition que l'on peut qualifier de jacobine ou napoléonienne) au-delà de la formation à finalité professionnelle, les écoles d'ingénieurs françaises, tout au moins les plus prestigieuses d'entre

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298 J. CEA et al.

elles, portent une mission de dégagement des élites pour l'activité économique du pays.

La première mission des mathématiques est, à l'évidence, la sélection de nos élèves ingénieurs par les concours après les classes préparatoires. Cela paraît un truisme, mais il n'est pas inutile de rappeler qu'il y a une quarantaine d'années, les mathématiques n'étaient pas l'outil privilégié de la sélection des ingénieurs, mais le latin et le grec.

Pourquoi les mathématiques ? Il y a des raisons factuelles : elles sont un outil primordial des sciences de l'ingénieur. Elles le sont de plus en plus, notamment à travers le développement des moyens informatiques qui ont permis à certains systèmes d'équations, à certaines théories mathématiques de devenir des outils de tous les jours pour l'ingénieur. Elles cultivent la rigueur, la puissance de travail, la synthèse qui sont très utiles. Mais les mathématiques ont aussi une autre vertu, et c'est sur celle-là que je voudrais insister : dans la mesure où nous devons former des ingénieurs de conception, nous devons former des personnes qui soient capables de maîtriser l'abstraction. En effet, la démarche de l'ingénieur consiste à effectuer, à partir de l'observation d'un phénomène concret, la modélisation de ce phénomène en un modèle abstrait, le travail sur ce modèle abstrait e t ensuite seulement le retour au concret. Et à mon sens, la véritable justification du poids important des mathématiques dans la sélection de nos élèves ingénieurs est précisémentcette capacité d'abstraction.

Ceci étant, nous sommes un grand nombre de responsables d'écoles à regretter qu'au cours des dernières années, comme dans tout le système éducatif français, l'enseignement des mathématiques soit devenu trop exclusivement l'enseignement des mathématiques déductives. C'est une tradition culturelle : nous sommes dans un pays où la logique déductive a "pignon sur rue". C'est aussi une facilité pédagogique (dans la mesure où nos projets sont ambitieux) parce que la logique déductive permet d'apporter le maximum de connaissance dans le minimum de temps. Mais son usage exclusif est dangereux pour la formation des esprits. Nous le constatons pour nos concours d'entrée : l'esprit de géométrie de nos futurs élèves ingénieurs est trop souvent réduit à sa plus simple expression. Parallèlement, les jeunes abordent la physique par la logique déductive et ignorent la réalité des concepts expérimentaux sur lesquels sont appliquées les lois de la physique.

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MATHEMATIQUES ET FORMATION DES INGENIEURS 299

Au surplus, la logique déductive est une logique d'enseignement de certitudes. Elle risque de stériliser, chez les jeunes, les capacités d'écoute, de dialogue et surtout d'imagination et de créativité. Ce n'est pas un procès que je fais à l'enseignement des mathématiques. Il concerne l'ensemble du système éducatif français. Il est regrettable que, dans ce domaine, nous ayons oublié certaines formes de mathématiques plus intuitives qui corrigeaient ces excès.

Je voudrais ajouter que le dysfonctionnement actuel qui fait du baccalauréat C le seul baccalauréat d'enseignement général reconnu comme un baccalauréat de qualité avec une sélection outrancière des intelligences françaises avant 17 ans, est une catastrophe pour le pays. Ceci déborde largement les problèmes de la formation des ingénieurs.

En revanche, que les mathématiques tiennent une place tout à fait privilégiée dans la formation des ingénieurs français, la sélection, et l'entrée dans les écoles, ceci nous parait tout à fait légitime. 11 n'est pas possible, en quelques minutes, de dresser un panorama de ce que peut être l'enseignement des mathématiques dans les écoles d'ingénieurs. Nous avons le sentiment que les réponses apportées par les établissements sont très diverses, par la complexité et le grand nombre de facteurs qui influent sur les choix qui sont la base de la conception des projets pédagogiques.

Cette complexité tient tout d'abord à des effets de mode. Nous voyons, avec une période de l'ordre de 5 à 10 ans, passer des générations d'élèves ingénieurs qui alternativement nous reprochent, soit de faire un enseignement trop appliqué et nous demandent de tirer l'enseignement vers les disciplines fondamentales, soit, a contrario, de faire un enseignement beaucoup trop sophistiqué, abstrait et mal adapté au métier, et nous demandent de revenir à l'application.

Cet effet de mode est une première difficulté. Une deuxième touche de plein fouet l'enseignement des sciences de base, et notamment des mathématiques : les anciens taupins, lorsqu'ils ont réussi le concours d'entrée dans une école, croient que tout est arrivé et pensent qu'ils sont déjà des ingénieurs. Ils marquent de très grandes réticences à l'égard d'un approfondissement ultérieur des disciplines apprises dans les classes préparatoires. Ceci met les enseignants de mathématiques des écoles d'ingénieurs dans une position très difficile.

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J . CEA et al .

Troisième constatation, à travers le développement des technologies, à travers Sintensification de l'utilisation de l'informatique, le nombre d'outils mathématiques utiles dans les sciences de l'ingénieur va sans cesse croissant, et évolue. Ceci veut dire que les enseignants de mathématiques sont soumis de la part de leurs collègues d'autres disciplines, à des pressions de plus en plus fortes, pour enseigner tous les outils dont ces autres disciplines ont besoin.

Enfin, par l'évolution sociale que nous vivons, nos écoles d'ingénieurs sont obligées, au-delà de la formation scientifique et pédagogique, de prendre en compte de façon croissante une formation humaniste qui bien souvent a été insuffisante avant l'arrivée dans nos écoles. Cela alourdit nos programmes et la place réservée à l'enseignement des mathématiques comme à celui des autres disciplines est, dans nos écoles, de plus en plus réduite (sauf dans des options ou des spécialisations de 3ème année).

Face à toutes ces difficultés, j'ai, personnellement, deux convictions :

La première, c'est que l'enseignement des mathématiques dans les écoles sera toujours difficile à cause de l'état d'esprit des élèves ingénieurs, et à cause de sa rapidité qui ne laissera pas la possibilité d'exercices d'approfondissement aussi importants que ceux connus antérieurement par les élèves. Il y aura toujours frustration de ceux-ci vis-à-vis de l'enseignement des mathématiques.

La deuxième certitude : il faut, dans nos écoles, poursuivre un enseignement des mathématiques pour les mathématiques et pour la formation des esprits, au-delà de la simple acquisition par les élèves ingénieurs d'outils utiles pour d'autres disciplines. Il n'est pas possible de faire un enseignement accepté par les élèves, motivant nos élèves, si nous nous limitons à l'application.

Un dernier mot, la place des mathématiques dans les écoles d'ingénieurs, c'est également la place des mathématiciens dans nos activités au-delà des cours, travaux dirigés et enseignement. De ce point de vue, nous voyons depuis quelques années apparaître des expériences fort enrichissantes qui sont l'insertion d'enseignants de mathématiques dans des laboratoires de recherche de sciences physiques de nos écoles, où ils apportent une compétence complémentaire, et où ils ont un dialogue (axé vers le progrès de la connaissance) entre leur propre excellence et l'excellence des

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MATHEMATIQUES ET FORMATION DES INGENIEURS 30 1

responsables de sciences physiques et technologiques. Je crois qu'il y a là de grandes espérances, pour l'avenir de nos projets de formation et pour les mathématiques.

II. LES MATHEMATIQUES EN CLASSES PREPARATOIRES , par Claude Deschamps.

Chaque année plus de 10 000 élèves entrent en classe de Mathématiques Supérieures soit sensiblement le quart des bacheliers C et E ; après deux, éventuellement trois années passées dans nos établissements environ 7 500 d'entre eux vont accéder à une Grande Ecole à l'issue de laquelle la grande majorité va exercer le métier d'ingénieur. Ces quelques chiffres montrent l'importance des classes préparatoires dans la formation des cadres scientifiques.

L1enso,ignement en classes préparatoires est très lourd. Il comporte plus de trente heures par semaine de cours et de travaux pratiques avec une forte composante scientifique : quatorze heures de Mathématiques, plus de neuf heures de Sciences Physiques.

L'enseignement des Mathématiques a essentiellement deux objectifs :

- Le premier est l'acquisition par les élèves de connaissances théoriques solides ; il s'agit de leur apporter des bases sûres, de développer chez eux l'esprit d'analyse des situations, de leur offr i r une formation qui leur permettra de s'adapter aux exigences futures.

Cet enseignement de base est irremplaçable. L'étude, souvent difficile mais menée cependant jusqu'au bout, des théories classiques, développe tout d'abord l'esprit logique des étudiants, leur apprend à ordonner leurs idées et aussi, car la quantité de travail réclamée est importante, à organiser correctement ce travail ; cette discipline et cette rigueur intellectuelle, ils la conserveront toute leur vie.

Mais cet enseignement de Mathématiques est aussi irremplaçable par son contenu. Les ingénieurs ne sont pas de simples utilisateurs ; ils doivent au contraire connaître les théorèmes qu'ils utilisent et leurs limites, savoir appliquer ces théorèmes mais aussi savoir en douter, savoir les modifier en fonction de nouvelles données : une part importante de l'enseignement des Mathématiques en classes préparatoires doit être consacrée aux exemples et aux contre-exemples.

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Enfin cet enseignement de Mathématiques dites pures est aussi pour les étudiants l'occasion de maîtriser des concepts et un langage qu'ils retrouveront dans des domaines très divers ; c'est l'apprentissage de ce langage universel qui leur permettra d'aborder ensuite aussi bien des ouvrages sur la théorie des vibrations que des ouvrages sur l'économie.

Mais évidemment l'enseignement des Mathématiques ne peut se limiter à cet aspect purement théorique carlces étudiants vont pour la plupart d'entre eux exercer le métier d'ingénieur, et pour eux de telles études seraient stériles sans un second volet : "le savoir faire".

- C'est le second but de l'enseignement en classes préparatoires ; il s'agit d'apprendre aux élèves à transformer leurs connaissances théoriques, à les appliquer à la résolution effective et complète de problèmes, cette résolution se traduisant la plupart du temps par ce que l'on appelle des calculs et débouchant évidemment sur des résultats numériques.

Ce second aspect est lui aussi indispensable : toute théorie mathématique enseignée en classes préparatoires doit être suivie d'exemples concrets et d'exercices, elle ne doit pas être enseignée pour elle-même mais en vue des applications.

Ce délicat équilibre entre connaissance et "savoir faire" est fragile et il y a quelques années on a pu craindre qu'un excès de formalisation dans l'enseignement des Mathématiques nuise à l'aspect "savoir faire" ; c'est maintenant un problème dépassé. Les nouveaux programmes de Mathématiques mettent l'accent sur une moins grande formalisation, sur le développement de l'analyse numérique et sur le développement des applications ; en particulier chaque chapitre du programme se termine par une rubrique claire : travaux pratiques.

Ce retour aux applications va en outre être accéléré par l'introduction, depuis la dernière rentrée, de l'usage de micro ordinateurs. Cet usage, modeste pour le moment, est un complément à la formation scientifique des élèves, complément qui renforce l'aspect "utilisation" de l'enseignement des mathématiques mais qui à terme, va développer un changement de mentalité dans cet enseignement. Il est clair que l'aspect analyse numérique, voire modélisation, va devenir très important ; i l est clair aussi que certaines démonstrations purement formelles vont céder la place, chaque fois que cela sera

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MATHEMATIQUES E T FORMATION DES INGENIEURS 303

possible, à des démonstrations algorithmiques préparant ainsi les étudiants à l'analyse des Problèmes en vue d'une solution informatique.

Cette évolution, ce retour à des mathématiques en vue des applications, sont très importants et les Grandes Ecoles et l'Industrie qui constituent l'aval des classes préparatoires ont un rôle à jouer ; les études universitaires ont préparé les professeurs à l'enseignement des théories mais souvent ceux-ci connaissent mal leurs domaines d'applications. Cest en ouvrant largement les Ecoles ou les Laboratoires Industriels aux enseignants, lors de visites ou de stages, qu'ils seront le mieux sensibilisés aux problèmes de l'ingénieur et qu'ils pourront ainsi contribuer pleinement à la formation des cadres scientifiques dont notre pays a besoin.

m. MAGLFTERES DE MATHEMATIQUES ET FORMATION DES INGENIEURS MATHEMATICIENS par Pierre Bérard

1. Généralités

Le magistère est un diplôme d'université qui s'acquiert en trois ans, de bac+2 à bac+5 ; les premières accréditations datent d'octobre 1985. Il y a actuellement cinq magistères à forte composante mathématique (nous dirons "magistères de mathématiques" pour simplifier) :

- Universités parisiennes : magistère "Mathématiques fondamentales, appliquées et informatique" ;

- Université Rennes I : magistère "Modélisation mathématique et méthodes informatiques" ;

- Université Grenoble I, Université Lyon I et Ecole Normale Supérieure de Lyon : magistère "Mathématiques et Applications" ;

- Université Bordeaux 1 : magistère "MATMECA" .

2. Finalité des magistères de mathématiques

Ces cinq magistères visent à former des cadres de haut niveau, possédant une culture mathématique et une formation pluri- disciplinaire (calcul et informatique scientifiques, mécanique, ...) solides, ainsi qu'une bonne pratique de l'outil informatique.

La nécessité d'une filière de formation d'ingénieurs mathéma- ticiens résulte de l'intervention de plus en plus fréquente de

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304 J . CEA et al.

mathématiques de haut niveau dans les divers secteurs de l'activité économique et industrielle.

Bien qu'elle ne soit plus actuellement la seule forme sous laquelle interviennent les mathématiques, la modélisation mathé- matique joue un rôle particulièrement important, aussi nous limiterons-nous à ce seul aspect des applications des mathématiques. La modélisation mathématique intervient dans divers domaines où elle permet :

- d'améliorer l'adéquation des produits aux besoins,

- de réduire, voire de remplacer l'expérience (que ce soit sur maquette ou en vraie grandeur),

- de prévoir ou de simuler des phénomènes complexes.

De fait, elle joue un rôle important dans des domaines aussi variés que la construction aéronautique, l'électronique, la biologie, la recherche pétrolière, les matériaux complexes, la géophysique ... C'est-à-dire dans le domaine des sciences et des techniques, mais aussi dans celui de l'économie et comme aide à la décision (que ce soit pour le lancement d'un produit, pour évaluer l'impact de mesures économiques ou sociales, pour comparer des formules d'investissement ...).

La modélisation mathématique apparaît donc comme un outil indispensable d'aide à la compréhension, à la conception et à la décision.

On peut essentiellement distinguer cinq étapes générales dans la démarche modélisatrice :

1. analyse du problème (qu'il soit physique, mécanique ou économique, avec prise en compte éventuelle de "l'aspect aléatoire ou stochastique"),

2. modélisation mathématique proprement dite (c'est-à-dire choix du cadre mathématique : probabiliste ou déterministe, des équations éventuellement simplifiées mais représentatives du phénomène étudié et utilisables pour un calcul approché réaliste),

3. choix des méthodes de résolution du modèle mathématique (compromis entre efficacité, précision, robustesse et coût),

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MATHEMATIQUES ET FORMATION DES INGENIEURS 305

4. validation des résultats par des tests sur des équations simplifiées et par comparaison avec des mesures expérimentales,

5. création enfin d'un environnement informatique rendant le code de calcul facilement utilisable par un ingénieur ou un technicien supérieur suivant la finalité du code (informatique graphique pour la saisie des données et la visualisation des résultats par exemple).

Ces ét.apes qui pouvaient autrefois être confiées à un ingénieur généraliste doivent souvent être traitées en collaboration avec un ingénieur mathématicien, d'où la nécessité de filières spécifiques, aptes à former des cadres capables d'intervenir dans les différentes étapes de la modélisation ou dans d'autres aspects des applications des mathématiques.

Les magistères de mathématiques ont l'ambition de répondre à cette nouvelle capacité.

3. Organisation des études

Trois idées de base sous-tendent les magistères de mathématiques :

QUALITE, OUVERTURE, FORMATiON PAR LA RECHERCHE.

- Qualité des étudiants : par un recrutement sélectif, pour de petites promotions (une vingtaine d'étudiants par promotion), après le Deug A ou après les classes préparatoires. Le magistère propose ainsi, aux bons étudiants, une formation en trois ans aux buts précis, donc une formation motivante, plus cohérente et plus flexible que la formule classique maîtrise + DEA. Le magistère donne aussi, à ceux des élèves des classes préparatoires qui se trouveraient mal servis par les aléas des concours, une possibilité de poursuivre des études tournées vers les mathématiques ou leurs applications.

- Qualité de l'encadrement : les enseignements sont assurés par des enseignants et des chercheurs appartenant à des laboratoires d'envergure nationale et internationale et aussi par des experts de secteurs industriels de pointe.

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306 J . CEA et al.

b - OUVERTURE

- magistères de mathématiques certes, mais avec une orientation pluridisciplinaire marquée (pour certains vers la mécanique, pour d'autres vers la physique, l'informatique, la biomathématique, ...) et, toujours présentes, les méthodes de l'informatique.

- ouverture vers les milieux économiques et industriels : elle se concrétise par la participation d'experts extérieurs dans les enseignements, les conférences, mais surtout par les stages industriels (en seconde et troisième année). Le Conseil de Perfectionnement, auquel participent de manière importante les représentants des secteurs économiques et industriels, garantira quant à lui une évolution des enseignements qui soit compatible avec les besoins des employeurs potentiels.

c - FORMATION PAR LA RECHERCHE

Deux principes fondamentaux pour les enseignements :

- donner aux élèves des bases théoriques solides qui resteront au cours de leur vie professionnelle un facteur de clarification et le moyen de prendre du recul vis-à-vis des problèmes rencontrés ;

- développer chez les élèves le sens du concret et l'aptitude à concevoir et à élaborer des méthodes réalistes aboutissant à des solutions effectives.

Compte tenu du haut niveau mathématique de la formation, il est aussi possible de présenter aux élèves les grands courants des mathématiques contemporaines ; certains d'entre eux seront peut-être les bases des applications de demain (calcul formel, géométrie algébrique et codes correcteurs d'erreurs, théorie des nombres et cryptographie, systèmes dynamiques, applications de la géométrie à la physique, à la CAO ou à la robotique).

Dès la seconde année (souvent même par un stage en fin de première année) les élèves sont mis en contact avec des laboratoires oii ils s'initient à la recherche.

Ces premiers contacts avec la recherche sont indispensables pour faciliter l'insertion des élèves dans des équipes pluridisciplinaires (en milieu industriel par exemple), pour le choix d'un domaine de

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MATHEMATIQUES E T FORMATION DES INGENIEURS 307

recherche en vue d'une thèse éventuellement, et pour des "retours aux sources" pendant leur vie professionnelle.

4. Conclusions

Formations en trois ans, de bac+2 à bac+5, avec des objectifs précis (former des ingénieurs mathématiciens pour les bureaux d'étude ou les centres de recherche des entreprises à haute technologie, ou pour des sociétés de services), les magistères de mathématiques permettent à l'université d'offrir aux jeunes des filières débouchant sur des carrières de cadres de haut niveau.

Il ne s'agit pas ici de tenter de reproduire en milieu universitaire les cursus caractéristiques des écoles d'ingénieurs, mais au contraire d'offrir des formations de niveau comparable, en gardant la spécificité universitaire et en visant d'ailleurs un créneau différent sur le marché de l'emploi : formations moins généralistes que celles dispensées par les écoles, mais plus ouvertes que celles proposées par les filières universitaires classiques.

Les magistères conduiront peut-être à une nouvelle conception de la formation en mathématiques ; filières pour former des mathématiciens praticiens pluridisciplinaires, les magistères de mathématiques n'excluent pas de former aussi des mathématiciens fondamentaux, ayant une culture non exclusivement mathématique (la CO-existence des deux espèces au sein d'une même promotion ne peut qu'être bénéfique).

La coopération entre industries et universités, déJà fréquente au niveau des laboratoires de recherche par l'intermédiaire des contrats, s'est intensifiée avec la création de nouvelles filières (en particulier, pour ce qui est des mathématiques, avec les Maîtrises de Sciences et Techniques, avec les Maîtrises d'Ingénierie Mathématique, suivies éventuellement d'un D.E.S.S. ou d'un D.E.A). Les magistères de mathématiques viennent compléter ces filières à finalité professionnelle avec une ambition déclarée pour la qualité et l'ouverture.

IV. MATHEMATIQUES ET FORMATION DES INGENPEBJIRIS EN ECONOMIE ET GESTION par P. Champsaur

Dans un certain nombre de domaines tels que I'économie, la finance, la gestion d'entreprise, il est de plus en plus fait appel à de jeunes diplômés scientifiques et notamment à des ingénieurs. Or, voit

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ainsi croître une demande d'ingénieurs émanant de secteurs d'activité ou de fonctions à l'intérieur des grandes entreprises que l'on croyait, il y a une vingtaine d'années, réservés quasi exclusivement à des juristes, des comptables, des économistes, des commerciaux. Bien sûr, on n'attend pas de l'ingénieur qu'il se substitue à ces derniers mais qu'il apporte une compétence et un savoir-faire particuliers qui complètent ceux d'autres professionnels. Au-delà de la politique de personnel de certaines entreprises qui considèrent que l'intelligence passe avant le détail des connaissances scolaires, les trous pouvant se combler par l'expérience acquise sur le tas, il me semble que ce phénomène a une origine plus profonde. L'informatisation systématique des procédures de gestion génère dans une grande organisation une masse considérable d'informations quantitatives. Pour peu que ces informations soient convenablement structurées, il devient possible, toujours grâce à l'informatique, de les mobiliser afin de mieux analyser le fonctionnement de l'organisation et d'adopter des techniques de gestion de plus en plus sophistiquées. Ceci influe non seulement sur les modalités de gestion interne des entreprises, mais aussi sur les relations entre entreprises, que celles-ci soient bilatérales ou qu'elles passent par des marchés dont le fonctionnement est également de plus en plus complexe. A titre d'exemple, une entreprise doit être capable d'analyser la nature des risques que génère son activité, et d'apprécier dans quelle mesure elle doit couvrir ces risques par un appel aux marchés à terme et marchés d'options. Pour prendre un autre exemple dans un domaine que je connais bien, i l est maintenant possible au Ministère des Finances de tirer dans les fichiers de la Direction Générale des Impôts des échantillons de plusieurs dizaines de milliers de contribuables, ménages ou entreprises, permettant non seulement de simuler les effets budgétaires d'une disposition fiscale mais d'étudier plus généralement certains comportements économiques. Pour concevoir de telles opérations, il faut évidemment adjoindre à des spécialistes de droit fiscal des compétences analogues à celles d'un ingénieur.

Je ne suis pas capable de fournir une estimation globale de l'importance pour les ingénieurs des débouchés nouveaux que je viens de décrire. Il serait d'ailleurs utile pour les écoles de mieux les connaître. Néanmoins les éléments d'information épars dont je dispose montrent que ces débouchés sont devenus très significatifs pour les grandes écoles d'ingénieurs parisiennes. A titre d'exemple, je citerai le cas de 1'Ecole Nationale des Ponts et Chaussées. 28% des élèves sont recrutés à la sortie par des banques ou des organismes de conseil en gestion, soit à peu près autant que pour l'ensemble des secteurs qui constituaient le débouché traditionnel de I'ENPC, à savoir Transports,

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MATHEWTIQUES ET FORMATION DES INGENIEURS 309

Bâtiment, Travaux Publics et Ingénierie technique. Les grandes écoles d'ingénieurs telles que 1'Ecole des Mines, 1'Ecole Centrale, I'ENPC, i'Ecole Polytechnique ont réagi en créant de véritables options centrées sur l'économie et la gestion, options auxquelles un élève peut consacrer une part importante de son temps. Toujours dans le cas de I'ENPC, un bon tiers des élèves choisissent ce type d'option. On doit également citer le succès de grandes écoles récentes, spécifiquement conçues pour répondre à ces nouveaux besoins, comme 1'Ecole Nationale de l'Administration Economique et de la Statistique (ENSAE) dont le niveau de recrutement et d'enseignement sont comparables à celui des grandes écoles d'ingénieurs. L'Université elle-même s'est adaptée en créant de nouvelles formations comme les filikres de mathémtiques appliquées aux sciences sociales (MASS), ainsi que des 3èmes cycles.

Un élève ingénieur qui viserait le type de débouché que j'ai décrit doit-il encore apprendre des mathématiques et quelles mathématiques ? Ma réponse à la première question est clairement positive. Il suffit d'ailleurs de regarder les programmes d'une école comme I'ENSAE pour constater qu'une fois entré dans cette école, le taupin y apprendra au moins autant de mathématiques que dans la plupart des écoles d'ingénieurs. Ce serait à mon avis une erreur grave que de limiter la formation scientifique à l'acquis des classes préparatoires et de vouloir trop tôt et trop exclusivement spécialiser des élèves ingénieurs qui perdraient leur originalité vis-à-vis par exemple des diplômés d'écoles de commerce.

Quelles mathématiques faut-il enseigner en sus des programmes des classes préparatoires ? Je voudrais insister sur trois idées. Tout d'abord une formation minimale dans le domaine du raisonnement probabiliste et de la statistique est absolument nécessaire. Le fait que, dans la première partie de mon exposé, j'ai utilisé des mots tels que risque, échantillon, masse de données quantitatives est révélateur à cet égard. Cette formation ne doit pas être uniquement abstraite et doit pouvoir, à partir d'exemples concrets, déboucher sur une compréhension de la valeur de l'information et, plus généralement, des problèmes de décision en situation d'incertitude. Ensuite, parmi les branches des mathématiques, je citerai l'analyse en privilégiant l'analyse convexe et ce qui est utile à la présentation des méthodes d'optimisation. Au risque de mécontenter les spécialistes d'analyse numérique qui se trouvent autour de cette table, je recommanderai de mettre l'accent plutôt sur la compréhension des méthodes d'optimisation que sur les problèmes de mise en oeuvre. En effet, la panoplie des logiciels maintenant disponibles répond de façon satisfaisante aux

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besoins de la plupart des applications à l'économie ou à la gestion. Mon dernier point ne concerne pas les programmes d'enseignement mais plutôt les objectifs pédagogiques.

Une qualité essentielle que l'on recherche chez un ingénieur c'est la capacité à modéliser un problème. Dans cette capacité entre bien entendu une aptitude très personnelle à trier ce qui est important et à juger ce qui est possible, mais je crois que l'enseignement peut développer la capacité de modélisation. 11 ne suffit pas qu'un ingénieur connaisse la théorie des probabilités et la théorie du contrôle optimal. Il faut en outre qu'il ait eu l'occasion de voir comment un problème concret peut être analysé et simplifié, de façon que les techniques probabilistes ou d'optimisation puissent s'appliquer de façon pertinente. J'y vois également un autre avantage. Il se trouve que les élèves-ingénieurs attirés par des métiers différents de ceux qu'exerçaient traditionnellement les ingénieurs font souvent partie de ceux qui, à leur arrivée dans les écoles, estiment que leur formation mathématique est suffisante et ne sont guère motivés pour l'accroître. Rapprocher l'enseignement des mathématiques de l'exercice de modélisation, c'est-à-dire d'un exercice plus inductif et plus proche des applications, peut contribuer à résoudre le problème de motivation que posent ces élèves.

V. LE ROLE DES M[ATHENIATZQ DANS L'INDUSTRIE par B. Mercier

1. Introduction

Les mathématiques constituent aujourd'hui un instrument privilégié de sélection des ingénieurs des grandes écoles car elles contribuent à développer la capacitk d'abstraction et l'esprit de synthèse.

Pour un industriel, la justification de ce choix vient plutôt de ce que, dans un certain nombre de domaines, comme par exemple le contrôle automatique des systèmes, on passe plus de temps à formuler un problème qu'à le résoudre.

L'idéal de tout mathématicien est de se ramener à un problème déjà résolu, et ceci implique l'acquisition d'une certaine culture mathématique.

TOME 115 - 1987 - Siipplérneni.

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Cependant, la capacité de poser un problème ne s'acquiert pas en apprenant de belles théories abstraites imaginées par d'autres, mais plutôt en s'attaquant soi-même à des problèmes réels, où la méthodologie n'est pas suggérée dès le départ.

Ceci doit inciter les grandes écoles à continuer à pratiquer, dans une certaine mesure, la formation par la recherche.

Mais l'industrie a aussi besoin d'ingénieurs initiés à plusieurs disciplines à cause de l'imbrication de celles-ci, que nous tenterons d'illustrer par un exemple.

Nous parlerons ensuite de la simulation numérique, au développement de laquelle les mathématiques ont le devoir de participer.

Nous terminerons en mentionnant deux disciplines nouvelles, particulièrement importantes pour l'avenir de l'industrie : la CAO et les bases d~ données.

2. Imbrication des disciplines scientifiques dans l'industrie

Je me contenterai d'un exemple qui concerne l'Aérospatiale : le développement d'un missile ou d'un lanceur concerne au moins 4 disciplines qui sont étroitement imbriquées :

- l'aérodynamique, dont le but est de calculer les coefficients aérodynamiques du missile et les flux thermiques à sa paroi,

- le pilotage, dont le but est de le stabiliser sur trajectoire, a l'aide d'asservissements appropriés,

- le calcd des structures, qui vise à déterminer les efforts généraux subis par les différentes parties du missile, afin de les dimensionner,

- la propulsion qui est, pour l'Aérospatiale, une donnée extérieure.

Il est évident que de nombreux allers-retours sont nécessaires entre les différentes disciplines : citons par exemple le bouclage entre aérodynamique et structures pour les problèmes de "flottement" et d'aéroélasticité, le bouclage entre le pilotage, les structures et la propulsion pour l'élimination de l'effet POCO.

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J . CEA et ai.

Par ailleurs, on ne peut pas faire de pilotage sans déterminer l'efficacité des gouvernes, ce qui est typiquement de l'aérodynamique.

Pour mener à bien les projets de grande envergure dont elle a l'ambition, l'Aérospatiale a besoin, non seulement de spécialistes dans chacune des disciplines, mais aussi d'ingénieurs plus généralistes permettant d'assurer la liaison entre les différentes disciplines, et ceci est encore plus vrai lorsqu'il s'agit de constituer une équipe de projet.

Cependant, les mathématiques occupent une place de choix dans chacune des disciplines de base.

En aérodynamique, citons les schémas décentrés pour les équations d'Euler ou de Navier-Stokes, la théorie des couches limites, les modèles de turbulence.

En pilotage, on utilise la méthode L.Q.G. (Linéaire Quadratique Gaussien) et le filtre de Kalman ou les méthodes de placement de pôles (sait-on par exemple que pour rendre plus performants les avions supersoniques, on doit accepter qu'ils soient instables à basse vitesse, c'est-à-dire au décollage et à l'atterrissage). On fait appel au calcul formel pour établir les équations du mouvement à partir des Lagrangiens de la mécanique rationnelle.

Le calcul des structures est fondé sur la méthode des éléments finis, la théorie des coques et le raccord entre les coques et les structures tridimensionnelles.

3. La simulation numérique

Le PIF (Paysage Industriel Français) a été profondément modifié par le développement des ordinateurs et en particulier de la simulation numérique. Cette évolution ne va pas dans le sens d'un amoindrissement du rôle des mathématiques, bien au contraire.

Un code de calcul met en oeuvre un modèle physique faisant intervenir le plus souvent des équations aux dérivées partielles, que l'on doit discrétiser en choisissant généralement un maillage et, le cas échéant, un pas en temps.

Le problème discret doit être résolu généralement de façon itérative, ce qui nécessite l'introduction d'un critère de convergence approprié.

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MATHEMATIQUES E T FORMATION DES INGENIEURS 313

La validation du code commence par la vérification de la justesse de la programmation et progresse ensuite pas à pas, en vérifiant la précision du code sur des cas simples où la solution est connue, de préférence analytiquement.

Tout ceci est du ressort du mathématicien.

Le travail du physicien commence avec la confrontation à l'expérience : à lui de définir les expériences qui permettront de déterminer les paramètres de son modèle. Il appliquera ensuite le code aux expériences complexes qui constituent sa motivation profonde, et l'accord entre calculs et expérience mettra parfois en évidence la nécessité de revoir les critères de choix, des maillages, des pas en temps, du test d'arrêt des itérations, mais aussi des paramètres du modèle physique, sans que l'on sache a priori lequel est à incriminer.

Ce schéma montre

- la nécessité d'un dialogue mathématicien-physicien,

- que partout où il y a la simulation numérique, on a besoin de mathématiciens.

Où y-a-t- il de la simulation numérique ? Dans les domaines où les expériences sont soit d'un coût élevé, soit impossibles. Par exemple :

- essais en soufflerie pour simuler des écoulements hypersoniques,

- réflexion électromagnétique sur des diélectriques,

- mise au point du pilotage d'ARIANE.

Même si c'est plus coûteux, on ne renoncera pas pour autant aux expériences pour des questions de crédibilité, mais on comptera sur les simulations numériques pour faire des études paramétriques.

Ajoutons pour conclure cette partie que de véritables défis sont lancés à la simulation numérique, par exemple : l'allumage du moteur cryogénique du 3ème étage d'ARIANE, ou le calcul des coefficients aérodynamiques d'HERMES et des flux thermiques à la paroi.

4. La CAO et les bases de données

C'est paradoxalement au moment où la géométrie disparaît des programmes des concours d'entrée aux Grandes Ecoles que la CAO fait son apparition.

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314 J . CEA et ai.

Les outils existants de CAO sont excellents, mais évidemment perfectibles.

Pour surmonter la complexité des logiciels, il faut faire appel aux techniques les plus modernes de l'informatique (langages orientés objet par exemple) nécessitant un pouvoir d'abstraction important qui semble plus accessible aux jeunes générations, mais, pour constituer une équipe, il faut aussi faire appel aux vieux loups de la géométrie descriptive.

Tant que ceux-ci sont disponibles, i l n'y a pas péril en la demeure, mais l'ignorance de la géométrie parmi les jeunes générations ne laisse pas d'inquiéter (il est d'ailleurs remarquable de voir leur capacité à raisonner de façon abstraite, Pà où nous, nous aurions dessiné une figure).

Par ailleurs, un des défis qui se posent aux industriels est l'intégration de toutes les données relatives à un produit complexe, comme par exemple l'AIRBUS 320, dans des bases de données évoluées (relationnelles ou autres) permettant de gérer, non pas seulement le plan d'une pièce, comme le fait actuellement la CAO, mais d'un assemblage de 150 000 pièces. On attend beaucoup de tels systèmes : qu'ils indiquent quelles sont les autres pièces à modifier lorsque l'on fait une modification sur une pièce donnée, et éventuellement que ces modifications soient faites de manière automatique.

Tout ceci donne bien la mesure des progrès à accomplir dans la prochaine décennie.

5. Conclusion

Les Mathématiques offrent une approche rigoureuse des problèmes, qui ne permet certes pas de les résoudre tous, mais qu'il est raisonnable d'appliquer chaque fois que le problème s'y prête.

La rigueur ne doit pas faire oublier le pragmatisme : de très bons mathématiciens ont fait progresser la résolution numérique des systèmes hyperboliques non linéaires, alors qu'ils ne savaient pas nécessairement dans quel espace il y a existence d'une solution.

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MATHEMATIQUES E T FORMATION DES INGENIEURS 3 15

Le souci de développer le pouvoir d'abstraction est louable, mais il est parfois plus facile de démontrer un théorème abstrait que de démontrer qu'il est applicable sur un exemple concret.

L'industrie a besoin de mathématiciens qui acceptent de mettre leur talent et leur culture au service des problèmes pratiques et qui n'ont pas peur de se lancer' dans des calculs compliqués.

La formation d'ingénieur a le mérite au surplus de leur donner un langage commun avec leurs interlocuteurs.

VI. QUELLES MATHEMATIQUES POUR L'INGEmUR DE DEMAIN par Marc Pélegrin.

1. U n point d'histoire

Lors de mes études à Sup'Aéro, trois prototypes se sont écrasés au premier vol. Dans les 10 dernières années aucun prototype ne s'est écrasé au premier vol, seul un a été détruit au cours des essais en vol durant la phase "d'ouverture du domaine". L'analyse de l'accident a montré que le pilote se trouvait dans une phase de cumulation de forces (ressources avec dérapage si je me souviens bien), non prévue par le calcul.

Je rappelle également que les Américains ont mis un homme sur la lune en 1969 et l'ont ramené sur terre. La puissance des mathématiques est le facteur clé de l'évolution des techniques.

2. Au cours de ma carrière j'ai constaté que ce que l'on utilise bien - dans la vie est ce qu'on a appris à 1'Ecole et, loin derrière, ce qu'on a appris dans l'enseignement permanent (recyclage). Celui-ci est une condition indispensable pour tout travail d'ingénieur.

3. Avant d'aller plus loin, et puisque l'Ingénieur n'a pas encore été - défini ici, j'en donnerai la définition suivante :

C'est une personne qui réalise une idée par action sur la matière dans des conditions de prix et de délais données. Mots clés : idée, matière, prix, délais.

4. Les mathématiques, base - critiquable - de toute sélection en f in - du secondaire, doivent, dans l'enseignement supérieur, être adaptées à la finalité de l'activité future.

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Pour l'ingénieur les objectifs me paraissent être :

a) donner l'esprit de rigueur, b) savoir évaluer les erreurs et/ou incertitudes, c) avoir toujours en tête "l'approche système", d) manipuler avec aisance le domaine stochastique, e) être toujours en éveil pour les axes nouveaux.

5. Une partie des enseignements doit rester rigoureuse (théorèmes &xistence, domaine de validité). Ce n'est pas parce que l'ingénieur opère avec des données imprécises qu'il ne doit pas raisonner de façon précise. Insister sur les propagations d'erreurs, notamment en calcul numérique.

Aussi la représentation des systèmes physiques (notamment dynamique en mécanique) doit-elle être enseignée et expliquée de façon rigoureuse. Par exemple : différences entre les représentations "équations différentielles", "fonctions ou matrice de transfert", "représentation d'état" ; ces représentations font apparaître certains modes (la représentation d'état les fait tous apparaître) : il faut expliquer pourquoi au futur ingénieur. L'ingénieur doit comprendre. Autre exemple, l'ingénieur doit savoir jusqu'où des approximations sont valables, en particulier celles qui concernent la rigidité des systèmes. Au fur et à mesure que ses connaissances alliées au développement des moyens de calcul se développent, la prise en compte des déformations structurelles doit s'introduire normalement dans l'étude des systèmes (robotique souple).

6. L'approche système, maintenant solidement établie, implique des - formes de raisonnement adaptées : recherche de la frontière d'un système (points à impédance nulle), mesure ou observabilité des grandeurs agissantes ; modélisation de l'environnement ; utilisation des formes canoniques, ce qui le conduit tout naturellement à un certain degré d'abstraction, degré qu'il ne doit pas refuser. Cette abstraction est souvent génératrice de généralisation dont il bénéficiera ultérieurement.

L'un des points les plus importants est la notion de robustesse d'une commande (robustesse par rapport à ...), notion liée à la sensibilité aux paramètres. Ces méthodes générales d'étude de la sensibilité doivent être enseignées sans référence à une application particulière (là encore, degré d'abstraction évident).

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MATHEMATIQUES E T FORMATION DES INGENIEURS 317

7. L'ingénieur doit manipuler avec aisance les grandeurs stochastiques car l'univers dont il a à connaître est aléatoire. Si la théorie est simple pour les systèmes linéaires (corrélation, spectres, processus Markoviens, etc ...) elle devient rapidement complexe pour les systèmes non linéaires (surtout si des phénomènes héréditaires - hystérésis par exemple, ou indéterminés - jeux dans un système mécanique par exemple, existent). L'ingénieur d'essais en aéronautique, utilise quotidiennement les techniques stochastiques (essais de flottement de l'A 320).

La modélisation directe d'un système, incluant son environnement, à partir de données stochastiques s'impose.

Les théories relativement récentes (1970) sur la théorie des possibilités devraient entrer dans le bagage de l'Ingénieur, car le monde dans lequel nous vivons est plus du ressort de ces théories que de celles des probabilités(1).

8. La rapidité avec laquelle les techniciens progressent fait que - l'enseignement continu doit être accepté et pratiqué par tous. Les nouvelles méthodes sont très généralement plus performantes que les anciennes (... il y a quelques exceptions à cette affirmation !). L'ingénieur doit faire effort pour les assimiler. Ex : réglage d'un pilote automatique par placement de valeurs propres et des vecteurs propres, par opposition aux méthodes plus anciennes de marges de gain et marges de phase à partir des fonctions (ou matrices de fonctions) de transfert. Autre exemple : théorie des bifurcations. De l'aspect purement théorique qu'elle avait il y a 10 ou 15 ans elle a donné lieu à des applications très réalistes concernant, par exemple, les écoulements sur une voilure ou un fuselage (transition laminaire - turbulent).

Cet enseignement qui ne peut plus être de type scolaire (âge et expérience acquise des auditeurs) doit faire l'objet d'une attention particulière : sensibilisation aux théories et développements nouveaux, rénovation de l'esprit de rigueur, enseignement comportant des exercices et travaux personnels (adaptés au type de population concerné).

(1) la somme des possibilités de 2 évènements exhaustifs n'est plus égale à 1

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Mais le "recyclage" en mathématiques est certes plus délicat que les recyclages dans des domaines appliqués. Sa mise en oeuvre est plus difficile. Il est nécessaire que les applications apparaissent à chaque pas de l'enseignement car l'Ingénieur en cours de recyclage est, en général, moins friand d'abstraction que l'élève.

9. Quant au dernier point mentionné ("être toujours en éveil" ...) il est tellement évident pour l'Ingénieur que je me bornerai à souligner que les mathématiques, sinon dans leur contenu, mais au moins dans leur forme, évoluent constamment et que, par conséquent, l'éveil de l'Ingénieur pour les Mathématiques doit être soigneusement entretenu.

VII. DISCUSSION

Les différents exposés ont suscité des questions variées de la part des assistants à la table ronde. Les réponses apportées ont été souvent incluses dans les versions actualisées des exposés des intervenants. Nous donnons ci-dessous une rapide synthèse des points originaux soulevés lors de cette discussion. A la question de savoir si la "taupe" ne tuait pas la curiosité des étudiants et leur désir d'approfondir ultérieurement leurs connaissances en mathématiques, D. Gourisse répond qu'il lui paraît déraisonnable de maintenir un programme unique pour tous les taupins, et qu'une voie à explorer est de tendre vers une plus grande diversification des enseignements de mathématiques dès la taupe. C. Deschamps rappelle néanmoins la nécessité de maintenir un noyau dur de mathématiques en classes préparatoires, et M. Pélegrin précise qu'il lui semble difficile de commencer une initiation à la recherche, même très modeste, à ce niveau.

A propos des questions portant sur la forme de l'enseignement des mathématiques dans les Grandes Ecoles, et sur la possibilité de dégager un noyau commun de tout ce qui est indispensable à la formation des ingénieurs, P. Champsaur souligne qu'il ne lui paraît pas possible de définir les connaissances globales qu'un ingénieur doit posséder. Il prend comme exemple I'ENPC où 28% des élèves sont recrutés par des banques ou des organismes de conseil en gestion, soit à peu près autant que par les secteurs qui constituaient les débouchés traditionnels des Ponts et Chaussées. D. Gourisse suggère de structurer l'enseignement des mathématiques en un tronc commun de culture mathématique générale, et des enseignements optionnels finalisés avec un développement parallèle de la formation continue. Dans tous les cas, les mathématiques doivent s'insérer dans un projet pédagogique

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MATHEMATIQUES E T FORMATION DES INGENIEURS 319

global par essence pluridisciplinaire. B. Mercier et M. Pélegrin soulignent que la formation des ingénieurs doit privilégier l'approche système qui suppose une imbrication de diverses disciplines et de divers aspects des mathématiques en particulier.

Aux questions tournant autour de la formation permanente en mathématiques, M. Pélegrin note avec force qu'il s'agit là d'uri enjeu important et que cet enseignement doit être systématiquement développé pour permettre aux ingénieurs d'avoir accès à des méthodes mathématiques toujours plus performantes. Néanmoins, cet enseignement lui apparaît délicat à organiser surtout en mathématiques : c'est un problème sur lequel Universités et Grandes Ecoles se doivent de réfléchir et proposer des solutions.

Enfin, un dirigeant d'une société de services en informatique pose la question de savoir où l'on forme les architectes dont l'industrie du logiciel a besoin, et souligne la nécessité impérieuse de former des ingénieurs dans ce domaine.

En guise de conclusion, la table ronde a permis en particulier de mesurer la diversité des mathématiques désormais indispensables à la formation des ingénieurs : elles allient les mathématiques appliquées déjà "traditionnelles" comme les Probabilités et Statistiques, le Calcul Scientifique et l'Automatique, à des mathématiques parfois beaucoup plus pures (l'Analyse pour le Calcul Scientifique, la Géométrie et le Calcul formel pour le CAO et la robotique, l'Algèbre et la Logique pour l'informatique ...). Les mathématiques demeurent plus que jamais une composante fondamentale de la formation des ingénieurs. La table ronde a également mis en lumière la nécessité qu'il y avait de rapprocher l'enseignement des mathématiques de leurs applications, afin de mieux souligner leur imbrication avec les autres disciplines et de créer une réelle motivation chez les étudiants. Enfin, elle a mis en évidence la nécessité d'organiser sans retard la formation permanente en mathématiques pour les ingénieurs.

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LA PLACE DES FEMMES EN MATHEMATIQUES : PROBLEMES ACTUELS, PERSPECTIVES D'AVENIR

Compte-rendu établi par

Marie- Fran~oise Coste-Roy (Université de Rennes)

à partir des textes écrits par les intervenant(e)s et des notes prises par Danielle Gondard

Plus de 100 personnes ont participé à la table-ronde. Elle a essentiellement consisté en une prise de parole des intervenant(e)s, le temps consacré au débat a sans doute été trop court.

Le plan adopté dans ce compte-rendu est le suivant :

1. LE DEROULEMENT DE LA TABLE-RONDE

1) Introduction et présentation 2) le texte des interventions 3) questions et discussions

II. LES CONCLUSIONS QU'ON PEUT TIRER DE LA TABLE-RONDE

1. L E DEROULEMENT DE LA TABLE-RONDE

1) Introduction et présentation

Après une présentation des intervenant(e)s, l'on rappelle le thème général de la table-ronde qui est le suivant :

L'avenir des mathématiques, c'est aussi l'avenir des femmes en mat hématique.

Le colloque a mis en évidence le déficit croissant de mathématiciens dans l'industrie, la recherche et l'enseignement. L'augmentation du nombre de scientifiques et mathématiciens de tous niveaux passe par

TOME 115 - 1987 - Supplément

LA PLACE DES FEMMES EN MATHEMATIQUES 32 1

une augmentation du nombre des filles choisissant ces orientations. Or la situatio actuelle montre que des difficultés importantes

1 demeurent ! En particulier, l'idée répandue que la mirite dans l'enseignement entraîne un progrès continu et régulier de la présence des filles dans les filières non-traditionnelles, n'est pas confirmée par une analyse fine de la situation. Il est donc nécessaire d'adopter une politique volontariste d'encouragement et de promotion parmi le public féminin.

La parole est donnée à Madame J. Ferrand.

2) Le texte des interventions

a - Madame Jacqueline Ferrand, professeur d'université, intervient sur l'historique de la présence des femmes en mathématiques dans l'enseignement supérieur et la recherche en France.

Il est parfois utile de revenir sur le passé afin de mesurer le chemin parcouru. En ce qui nous concerne, nous en tirerons des raisons d'optimisme autant que de vigilance, car la place des femmes dans la Science n'est pas allée toujours en s'élargissant. Réalisons- nous qu'il n'y a guère plus d'un siècle que les Universités ont commencé à accepter des étudiantes ? Pourtant, dès la f in du I v e siècle de notre ère, Hypatie enseignait les mathématiques et la philosophie au Museum d'Alexandrie, avant d'être lapidée par des fanatiques en 4 15 ; en 1750 le Pape nommait Maria Agnesi à la Chaire de Mathématiques et Philosophie de l'université de Bologne ; et, en 1886, Sophie Kovalevsky était appelée à enseigner à l'université de Stockholm.

2 n fait, comme le montre Margaret Alic dans son très beau

livre 'les femmes jouèrent un rôle important dans le développement scientifique, même si ce rôle fut occulté par les historiens ; et il est curieux de constater qu'elles furent admises comme professeurs dans les Universités avant d 'y être admises comme étudiantes. Mais il fallait que leur formation initiale soit assurée en dehors des voies régulières :

1) voir le texte "A propos du nombre des mathématiciennes", table-ronde Démographie.

2 ) Hypatia's heritage, The Women's press Ltd 1 2 4 Shoretitch High Street London EI.

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beaucoup furent initiées à la Science par leur père, leur mari ou leur frère, les grandes dames de l'aristocratie pouvant seules avoir recours à des précepteurs de haut niveau, tels que Maupertuis et Clairaut pour la Marquise du Chatelet. Sophie Germain et Sophie Kovalevsky furent les premières à s'être formées par leurs propres moyens, mais reçurent l'appui de savants de l'époque.

Rappelons par ailleurs que l'enseignement secondaire féminin fu t créé en 1880 avec des programmes fortement allégés par rapport à ceux des Lycées de garçons, programmes qui subsistèrent jusqu'en 1924. Les jeunes filles ne préparaient pas le baccalauréat, mais un diplôme de fin d'études secondaires où les Sciences tenaient peu de place.

Parallèlement, 1'E.N.S. de jeunes filles de Sèvres fut créée en 188 1 pour former les professeurs de l'enseignement secondaire féminin ; les élèves ne suivaient que des cours internes à 1'Ecole et ne préparaient pas la Licence, régime qui dura jusqu9en 1939. Le résultat de ce cursus qui nous paraît aberrant aujourd'hui fu t que, dans les années trente, les Sévriennes échouaient massivement à l'agrégation féminine de mathématiques, les quelques places mises au concours étant prises par les étudiantes de Faculté. Mais lorsque je fus appelée par Madame Cotton, alors directrice, pour mettre en place une réforme des études scientifiques à Sèvres, j'eus à lutter contre l'influence d'un membre de l'Institut, professeur à I'Ecole, qui pouvait se croire féministe car il était globalement amoureux de toutes les Sévriennes, et qui préconisait pour elles un cursus aménagé, tenant compte de leur soi-disant fragilité.

Ce fut la guerre qui, en obligeant de transporter à Paris 1'Ecole occupée par les troupes allemandes, hâta le processus d'assimilation avec la rue d'Ulm.

Chose curieuse, aucun règlement ne s'opposait, à l'origine, à l'entrée des jeunes filles à la rue d'Ulm : le cas n'avait pas été prévu ! C'est ainsi qu'en 19 10 Marguerite Rouvière, étudiante à la Sorbonne préparée au concours par un père polytechnicien, fut reçue treizième et nommée élève de 1'Ecole le plus régulièrement du monde. Sa soeur cadette Jeanne voulant suivre ses traces fut admise en classe préparatoire au lycée Buffon et fut sans doute la première "taupine" ; elle passa le concours en 1912 et, classée trente-quatrième, aurait dû être admise, compte tenu des démissions ; mais entre temps le Conseil supérieur de l'Instruction publique s'était ému de l'intrusion de jeunes

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LA PLACE DES FEMMES EN MATHEMATIQUES 323

filles et une circulaire ministérielle du 2 mars 1912 précisa que les jeunes filles reçues au concours ne pouvaient recevoir qu'une bourse de Licence auprès de l'université de Paris. Nous ne savons pas ce qu'est devenue Jeanne Rouvière, mais à sa suite deux autres jeunes filles bénéficièrent, si l'on peut dire, de la même possibilité : Georgette Parize (Mme Flamant), reçue en 191 7, et Madeleine Chaumont, reçue en 19 1 9.

En 1926 Marie-Louise Jacotin (Mme Dubreil), reçue deuxième au concours, ne se vit offrir qu'une bourse de Licence en province. Elle protesta, obtint l'appui de journalistes, fut reçue par Edouard Herriot, alors Ministre de l'Instruction publique, et obtint finalement d'être admise à 1'Ecole comme élève en surnombre. Après elle 14 autres scientifiques et 24 littéraires furent admises au même titre. Au total, parmi les 19 scientifiques reçues au concours, 6 au moins soutinrent une thèse, quatre d'entre elles accédant à un poste de professeur d'université, et sept se virent confier des classes préparatoires. En particulier, le Ministère sut utilliser les premières normaliennes, même celles qui n'avaient reçu que des bourses de licence, pour leur confier les taupes féminines créées dans les années trente.

C'est Mme Dubreil-Jacotin qui fu t la première femme française nommée en Faculté, en 1938, longtemps après la nomination d'Emmy Noether à Gottingen. Elle fut suivie en 1942 par Marie Charpentier, également mathématicienne, qui avait fait ses études à l'université de Poitiers et avait soutenu en 1931 une thèse préparée sous la direction de Georges Bouligand. Il faut rappeler qu'à cette époque il n'existait pas de postes d'assistant ou maître assistant, et que l'université ne disposait au total que d'une cinquantaine de postes en Mathématiques ; on ne pouvait donc y accéder que par une porte assez étroite. Je fis moi-même mes débuts à l'université de Bordeaux en 1943, sans avoir rencontré les obstacles surmontés par Mme Dubreil.

La rue d'Ulm fut définitivement fermée aux jeunes filles en 1939 ; mais l'efficacité de la transformation du cursus des Sévriennes ne tarda pas à se manifester : d'abord pour l'agrégation, où le succès devint la règle, ensuite pour la recherche. Les deux premières sévriennes nommées professeurs d'université furent aussi des mathématiciennes : Paulette Libermann, de la Promotion 1938, mais retardée par les lois de Vichy, et Yvonne Choquet-Bruhat, de la promotion 1943, dont tout le monde connaît les brillantes carrières. Depuis, beaucoup d'autres femmes, sévriennes ou non, se

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distinguèrent dans la recherche et furent nommées professeurs d'université ; et il semble que la non-mixité des Ecoles normales n'ait plus été un obstacle sérieux pour la formation scientifique des sévriennes à partir du moment où les études sont devenues identiques.

Plus dangereuse semble être la fusion entre les Ecoles normales supérieures de filles et de garçons qui vient de s'opérer sans transition puisqu'elle a eu pour effet de tarir le recrutement féminin en mathématiques.

Nous devons donc nous demander quels sont les obstacles, permanents ou temporaires, qui s'opposent à l'orientation des jeunes filles vers les études scientifiques.

Au début de l'enseignement secondaire féminin on pouvait incriminer le poids d'une tradition bien établie qui cantonnait les femmes dans les disciplines qui paraissaient les moins arides : arts, littérature, langues. Il y eut donc au départ très peu de classes scientifiques dans les Lycées de jeunes filles, et celles-ci n'attiraient que peu d'élèves : en 1922, dans la classe de mathématiques élémentaires du lycée Jules Ferry fréquentée par Marie-Louise Jacotin, il n'y avait que 9 élèves ! Dans les villes de province de moyenne importance les lycées de jeunes filles ne possédaient pas de terminales scientifiques, et celles qui voulaient préparer le baccalauréat de Mathématiques élémentaires devaient demander à être admises au lycée de garçons : tel fu t mon cas, et je peux vous dire qu'il n'était pas toujours agréable, à cette époque, de se trouver noyée dans un établissement masculin. Cette situation constituait un obstacle bien réel pour celles qui n'avaient pas une vocation scientifique à toute épreuve.

Aujourd'hui la mixité est devenue la règle, et point n'est besoin d'héro'isme pour accéder aux filières scientifiques ; mais les lycéennes manifestent encore à leur égard une certaine réticence. Est-ce le poids de la tradition ou l'éternel féminin ? On ne saurait blâmer les mathématiciennes qui, comme Maria Agnesi, ou comme deux de nos contemporaines que je connais, ont délaissé la recherche pour se consacrer à des oeuvres sociales ; mais c'est peut-être l'indice d'aspirations vers d'autres valeurs. La recherche mathématique est devenue de nos jours une activité dévorante et quelque peu inhumaine : une femme peut hésiter à s'y consacrer, et il ne faut forcer personne à en faire. Mais à l'âge des concours il est peut-être plus difficile à une fille qu'à un garçon de décider de son avenir. Aussi convient-il d'éviter toute orientation définitive précoce, et de

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LA PLACE DES FEMMES EN MATHEMATIQUES 325

laisser des portes ouvertes. C'est dans ce sens que je souhaiterais de voir aménager le concours d'entrée à la nouvelle E.N.S. Ne pourrait-on, par exemple, obtenir des bourses de licence substantielles auprès de l'université de leur choix, Paris inclus, pour celles en qui le Jury n'a pas décelé de futurs génies, mais qui auraient pu normalement être reçues à Sèvres avant la fusion ? Etendue aux jeunes gens, cette mesure compenserait en partie la suppression des I.P.E.S. et serait bénéfique pour l'université. De plus ceux et celles qui manifesteraient par la suite des aptitudes particulières pourraient être admis à suivre les cours et séminaires de 1'E.N.S. préparant à la recherche - sans parler de ceux qui pourraient être admis sur titres dans les écoles d'ingénieurs. Cela éviterait de barrer la route à celles - et même à ceux - qui, à 19 ans, se sont laissé décontenancer par un oral trop élitiste.

b - Madame Nicole Desolneux-Moulis, professeur d'université, parle des chercheuses en mathématiques aujourd'hui, en France et ailleurs.

Quelques chiffres

Les chiffres suivants indiquent quel pourcentage de femmes sont chercheurs, enseignants-chercheurs en mathématiques et à quel niveau.

- Assistants 20% - Maîtres de Conférences 25% - Professeurs 10% (avec un blocage très net au dernier échelon

de la 2ème classe)

Chercheurs :

- Moins de 20% de femmes au CNRS en mathématiques et très peu de directeurs.

Analyse. Essai d'explication de ces chiffres

Une première explication facile serait bien sûr celle-ci : les femmes sont moins douées pour la recherche en mathématiques que les hommes. La compétition, comme je vais essayer de le montrer, étant inégale au départ, cette assertion me semble peu fondée.

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Les débuts dans la recherche

C'est là que tout se joue et c'est là que les femmes, qui sont une petite minorité, sont les plus découragées. Dans les grands centres de recherche règne trop souvent un état d'esprit assez désagréable imposé par ceux qui savent tout, ont tout compris, ou (encore pire) veulent le faire croire.

Garder confiance en soi dans de telles conditions exige beaucoup de force de caractère, mais aussi d'être soutenu par une communauté et là YENSJF jouait un rôle très positif. Actuellement, avec la mixité du concours et le niveau de compétitivité de plus en plus élevé, la situation aurait tendance à se dégrader.

Pour ma part, et je ne suis pas la seule dans ce cas, j'ai dû ma réussite au fait d'être partie en Hollande et d'avoir commencé à travailler sous la direction d'un excellent patron en dehors du circuit parisien de très haute compétitivité.

A cela s'ajoute le fait que plus ou moins consciemment, les directeurs de recherche qui sont des hommes favorisent plutôt leurs élèves masculins : en leur donnant de meilleurs sujets, en discutant plus souvent avec eux et plus librement ...

Malgré tous ces obstacles un certain nombre de femmes parviennent à acquérir un niveau honorable et à soutenir des thèses. Le passage au niveau Professeur ou Directeur de recherche pose alors d'autres problèmes.

La quête d'un poste de Professeur ou de Directeur de Recherche

Dans la période de pénurie de postes que nous traversons, d'autres facteurs que la seule qualité scientifique entrent en ligne de compte, entre autres :

- l'âpreté avec laquelle un patron défend la candidature d'un de ses élèves.

- la renommée, nationale et internationale, cultivée par la participation aux congrès, colloques internationaux ...

- pour les postes de professeur, l'acceptation de la mobilité.

Pour des raisons personnelles et surtout aux alentours de la trentaine, beaucoup de femmes mathématiciennes voyagent peu et

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LA PLACE DES FEMMES EN MATHEMATIQUES 327

refusent des postes éloignés de leur domicile. A ce sujet, il faut, je crois, souligner toutes les difficultés que rencontre un couple où les deux, mari et femme, travaillent au niveau le plus élevé dans leur spécialité, avec souvent des exigences contradictoires, et essaient, malgré tout, de bien élever les enfants ...

Situation comme professeur

Une fois reconnues par le milieu mathématique, tout devient psychologiquement plus facile, pour les femmes.

D'abord, avec la maturité, on prend de l'assurance et on juge plus sereinement sa place dans l'échelle des niveaux scientifiques. Enfin, les occasions de prendre des responsabilités ne manquent pas, il suffit d'accepter de les assumer.

Cependant, trop nombreuses sont celles d'entre nous quii restent bloquées au dernier échelon de la 2ème classe. On trouve là confirmé le fait que toutes les fois que la compétition devient beaucoup plus dure, le pourcentage de femmes qui réussissent diminue.

Situation à i'étranger

Nous manquons dans ce domaine de chiffres comparatifs. Personnellement, je connais dans les pays anglo-saxons quelques mathématiciennes très brillantes et qui ont très bien réussi leur vie professionnelle. Par contre, il semble que dans ces mêmes pays, le pourcentage de femmes chercheurs en mathématiques soit encore plus faible qu'en france. On hésite sur l'interprétation à donner de ce phénomène car dans ces pays la proportion de femmes travaillant est plus faible qu'en France.

Conclusions et perspectives

En prenant du recul par rapport à mes années de formation, j'ai le sentiment d'un certain gâchis au niveau du recrutement des jeunes mathématiciens. Le système favorise, encourage les individus très brillants, sûrs d'eux-mêmes, appartenant à une communauté très bien représentée parmi les patrons de thèse (anciens de la rue d'Ulm, de 1'Ecole Polytechnique) au détriment d'autres qui pourraient devenir des chercheurs plus profonds et plus originaux. Par leur origine, leur personnalité, beaucoup de femmes se trouvent ainsi éliminées. Il serait très souhaitable d'attirer dans des formations purement universitaires

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M- F. COSTE-ROY et al.

adaptées, tous ces jeunes que rebute le système des classes préparatoires et des grandes écoles et qui n'y donnent pas le meilleur d'eux-mêmes.

Je suis persuadée, d'autre part, que si le recrutement des femmes à la base se faisait plus largement, le pourcentage de celles qui parviendraient au niveau le plus élevé de la recherche en mathématiques serait plus important.

Enfin, dans la lente évolution qui devrait conduire à ce qu'or, ne soit plus obligé de tenir une table ronde sur le thème "femmes et mathématiques", celles d'entre nous qui sont déjà reconnues comme mathématiciennes ont un rôle particulièrement important à jouer :

- en encadrant et encourageant des jeunes, - et surtout en démontrant des théorèmes.

Alors ... au travail.

c - Monsieur Daniel PERRIN, maître de conférences, a traité les problèmes actuels de formation et de recrutement des mathématiciennes.

Prémisses

Les réflexions qui suivent sont issues de mon expérience de 10 ans d'enseignement à 1'Ecole Normale Supérieure de Jeunes Filles (Ex-Sèvres) ; elles reposent sur trois remarques :

1) Aucun argument scientifique n'autorise à penser que les femmes sont moins aptes que les hommes à l'étude des mathématiques.

2) Cependant, on constate qu'il y a beaucoup moins de femmes que d'hommes parmi les mathématiciens (enseignants, chercheurs,...), notamment au plus haut niveau.

3 ) L'explication de l'apparente contradiction des points 1) et 2) est sans doute à chercher en termes de rapports sociaux entre hommes et femmes, à un niveau plus général.

Le recrutement e t la formation des mathématiciens en France : le rôle des ENS

Parmi les mathématiciens français (chercheurs ou enseignants chercheurs), une part importante est issue des Ecoles Normales

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LA PLACE DES FEMMES EN MATHEMATIQUES 329

Supérieures ou, plus généralement, des classes de Taupe. C'est une différence avec d'autres pays (USA par exemple), ou avec d'autres disciplines (biologie, ...) où la formation est essentiellement assurée par les Universités. Cette particularité (dont on peut discuter le bien fondé) est à prendre en compte pour comprendre la place des femmes dans le système français.

Historique

Les Ecoles Normales Supérieures, sauf YENSET, étaient traditionnellement séparées en écoles de filles (Sèvres, Fontenay) et de garçons (Ulm, Saint-Cloud). Les écoles sont maintenant toutes mixtes, Saint-Cloud - Fontenay (récemment transférée à Lyon) depuis 198 1 et Ulm - Sèvres depuis 1986 (il s'agit de la mixité des concours, celle des études étant parfois réalisée depuis plus longtemps dans certaines disciplines).

Effet de la mixité du concours en mathématiques

Voici quelques chiffres :

Pour Fontenay-Saint-Cloud : le pourcentage de filles est passé de plus de 50% à moins de 20% depuis la mixité.

Pour Ulm-Sèvres : le nombre de postes offerts au concours A (mathématiques) de Sèvres a varié selon les années entre 23 et 15. Celui de la rue d'Ulm est d'environ 30 depuis de nombreuses années. Au concours mixte 1986 il y avait 45 postes, une seule fille est entrée à la rue d'Ulm (quatre étaient reçues mais trois ont préféré 1'X) ; en 1987, cinq sont entrées (sur six reçues).

Le rôle des ENS féminines dans l'enseignement supérieur et la recherche en mathématiques

Si l'on compare les populations féminines dans l'enseignement supérieur et la recherche (en mathématiques) en France et dans les autres pays, par exemple les USA ou l'Allemagne Fédérale, on constate que les femmes sont en nombre bien supérieur dans notre pays. Il est assez clair que les ENS féminines y sont pour beaucoup. Un seul chiffre : il y a actuellement environ 630 professeurs d'université en mathématiques, dont environ 60 femmes, parmi lesquelles 45 sévriennes.

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Le phénomène est encore plus important en période de pénurie : si les recrutements d'étudiants non normaliens au CNRS ou dans les Universités ont été importants durant les années 1965-1975, ils sont devenus plus rares aujourd'hui.

(Bien que cette remarque soit en dehors de notre sujet, il faut aussi souligner le rôle éminent des ENS féminines dans la formation d'enseignants du secondaire, souvent de grande qualité).

Effets prévisibles de la mixité à court et moyen terme

Si.le flux d'entrée des filles dans les ENS (cf. $3) ne change pas (et l'exemple de 1'X montre qu'on ne peut guère espérer un taux de réussite supérieure à la proportion de filles dans les taupes i.e. guère plus de 10%) on peut craindre les phénomènes suivants :

1) Une baisse considérable de la proportion de femmes dans l'enseignement supérieur et la recherche.

2) Une désaffection croissante des filles pour les études de mathématiques, notamment pour les classes de Taupe.

Ce dernier point mérite une petite explication : la faiblesse du pourcentage de filles dans ces classes (qui est bien entendu au coeur du débat) peut sans doute s'expliquer par le fait que leurs débouchés principaux sont les grandes écoles d'ingénieurs. Or ces écoles mènent à des carrières réputées peu féminines, ce qui signifie surtout que les femmes y sont encore, à l'heure actuelle, trop peu présentes. C'est pourquoi, jusqu'à ces dernières années, une part importante des filles de ces classes avait pour unique objectif d'entrer dans une ENS, essentiellement pour devenir professeur. Cet objectif étant devenu aujourd'hui trop improbable, le résultat sera sans doute que celles-là, qui ne veulent pas d'un métier d'ingénieur, vont se diriger vers d'autres études, par exemple, comme on peut déjà le constater, vers la biologie, les études de commerce ou les études littéraires, contribuant ainsi involontairement à renforcer et pérenniser les vieux schémas sexistes de division des disciplines.

La mixité des ENS : une mesure ambigüe

Il apparaît clairement aujourd'hui que la mixité des ENS est une mesure qui, au moins en mathématiques, pénalise gravement les femmes. Pourtant, parmi les promoteurs de la mixité il y avait de

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nombreuses féministes, dont des normaliennes, mais le plus souvent littéraires, qui n'on pas perçu que cette mesure, jugée positive en lettres, pouvait être catastrophique en mathématiques.

De plus les opposants à la fusion des écoles ont dû faire face, plus qu'à une analyse cohérente des conséquences de la mixité, à un discours "moderniste" superficiel et péremptoire ("des écoles de filles, mais c'est ringard !") beaucoup plus difficile à combattre.

Que faire ?

11 semble difficile de remettre en cause aujourd'hui la mixité des ENS ou de proposer des mesures du type des quotas, (même si l'on n'a rien contre de telles mesures, le rapport actuel des forces n'y est guère favorable).

A court terme, l'analyse développée ci-dessus n'incite pas à l'optimisme. Cependant, elle indique plusieurs axes d'actions possibles, dans le cadre plus général d'une politique volontariste :

1) Renforcer la présence des femmes dans tous les secteurs de la vie économique (à cet égard, la mixité de 1'Ecole Polytechnique était, elle, une conquête).

2) Lutter sans relâche, en particulier dans l'enseignement secondaire, contre les discours sexistes concernant les aptitudes aux mathématiques. L'auteur de ces lignes qui a vu passer à Sèvres et à Ulm beaucoup de sujets brillants considère toujours que le meilleur de tous ces mathématiciens était une mathématicienne.

3) Multiplier les mesures "de compensation" : par exemple, recrutement de filles dans les Magistères ou comme auditrices libres ...

4) Enfin, faire que les modèles positifs de femmes mathérna- ticiennes ne disparaissent pas, et pour cela encourager au maximum les recrutements de femmes au CNRS et dans les Universités.

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d - Madame Véronique Mayousse, ingénieur, donne son point de vue sur la situation des femmes ingénieurs : études et carrières.

Présentation

Je suis une femme ingénieur, sortie de 1'Ecole Nationale des Travaux Publics de 1'Etat et en activité depuis deux ans. Après un passage de dix mois dans un bureau d'études générales, j'ai aujourd'hui en charge une subdivision d'études et travaux neufs qui m'amène à m'occuper de chantiers de construction de routes nationales.

Les études

Les différentes étapes pour accéder à une Grande Ecole d'Ingénieurs ont été pour moi les suivantes :

- après une terminale C (dans cette classe, une seule fille a choisi une filière d'études scientifiques et techniques), une année de Mathématiques Supérieures et une année de Mathématiques Spéciales.

- à l'issue de l'année de Mathématiques Spéciales, différents concours d'entrée aux Grandes Ecoles.

Quelques remarques personnelles :

- le lycée dans lequel j'ai préparé mes concours possède un internat pour les garçons uniquement, les filles devant trouver un logement par leurs propres moyens.

- les filles représentaient environ 1.5% de l'effectif total de la classe.

L'Ecole Nationale des Travaux Publics de 1'Etat et ses débouchés

L'Ecole Nationale des T.P.E. forme des ingénieurs fonctionnaires qui, à leur sortie, trouveront un emploi par choix sur une liste de postes vacants. Le problème de l'emploi ne se pose donc pas pour ces ingénieurs qu'ils soient filles ou garçons. Les cours dispensés sont en majorité axés sur les fonctions futures de l'ingénieur, contrairement à d'autres écoles à vocation plus généraliste.

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LA PLACE DES FEMMES EN MATHEMATIQUES

La proportion des filles est d'environ 10%. Les postes offerts à la sortie de 1'Ecole se situent dans les

domaines suivants :

- urbanisme, aménagement - constructions publiques - études et travaux d'ouvrages d'art, études et travaux routiers - subdivisions territoriales ...

Ces postes sont de nature différente :

- soit de type fonctionnel - soit de type opérationnel.

Il semble que la préférence des filles aille vers les postes de type fonctionnel.

Tentative d'analyse du choix des postes par les filles

Cette analyse n'est basée que sur une expérience personnelle. A la sortie de llEcole, les filles n'ont pas choisi de postes demandant une très grande disponibilité comme les postes de subdivisionnaires territoriaux où les réunions le soir sont très fréquentes et la présence sur le terrain indispensable.

Il semblerait que l'état d'esprit des filles n'ait pas autant évolué qu'on pourrait le souhaiter et que l'insertion dans un monde d'hommes fasse encore peur. D'autre part, les filles donnent encore la priorité à leur vie de famille et la concilier avec leur vie professionnelle reste une difficulté.

Les relations dans le travail

En ce qui me concerne je n'ai pas encore connu de difficultés dans l'accomplissement de mon travail et les relations avec les entreprises de travaux publics se passent bien, même si, dans un premier temps, l'effet de surprise faisait que personne ne savait quel comportement adopter.

Mais dès que l'on parle vraiment travail, la différence garçon-fille disparaît peu à peu.

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M - F . COSTE-ROY et al.

Il faut signaler que les ingénieurs T.P.E. hommes qui occupent le même type de poste que moi ont très largement contribué à mon intégration dans le monde des entreprises de travaux publics et m'apportent une aide précieuse pour que la débutante que je suis apprenne les "ficelles du métier".

Malheureusement, les conditions de travail ne sont pas toujours aussi faciles. Une jeune femme de la même promotion choisit le poste d'adjoint au directeur d'un laboratoire de 1'Equipement alors que celui-ci avait émis le voeu d'avoir un homme à ses côtés. L'expérience a mal tourné, en effet, aucun de ses collègues de travail ne l'a acceptée, et tous ont contribué par leur indiscipline (retard volontaire aux différentes réunions de travail ...) à la dissuader de reprendre son poste après la naissance de son enfant en début d'année ; elle ne sait pas aujourd'hui, après cette expérience fâcheuse, si elle recommencera à travailler.

e - Madame Verena Aebischer, Association pour une éducation non sexiste, présente les projets européens pour l'égalisation des chances entre filles et garçons dans le système éducatif.

Dans tous les pays développés, on constate que les filles, vers l'âge de 1 3/ 14 ans déjà, se détournent des matières scientifiques bien plus que les garçons du même âge, alors que ces matières présentent le même degré de difficulté pour les deux. La majorité des filles se retrouvent alors entre elles dans des filières qui non seulement ne leur permettent pas d'accéder à un éventail d'emplois très diversifiés et qualifiés, mais qui ne les préparent pas non plus à des emplois dans des secteurs d'avenir. En fait, ainsi que nous avons pu le constater dans l'une de nos recherches, les filles, très tôt, ébauchent des projets d'avenir qui leur permettent de faire l'économie des matières scientifiques comme les mathématiques et la physique, et qui n'incluent aucunement les nouvelles technologies : on ne sait pas clairement si c'est en raison des stéréotypes classiques concernant les métiers féminins.

Pour assurer une égalité de chances pour les filles et pour les garçons, pour permettre aux filles et aux garçons d'effectuer, en connaissance de cause et en temps utile, des choix scolaires et professionnels leur donnant les mêmes possibilités d'emploi et d'indépendance économique, pour motiver les filles et les garçons à accomplir des choix non traditionnels et à suivre des formations qualifiantes, et pour encourager les filles à participer autant que les garçons aux secteurs nouveaux et en voie d'expansion tels que les

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nouvelles technologies de l'information et de la biotechnologie, le Conseil et les ministres de l'éducation réunis au sein du Conseil de la Communauté européenne ont marqué leur accord le 3 juin 1985 pour un programme d'action sur l'égalité des chances des jeunes filles et des garçons en matière d'éducation.

C'est dans le cadre de cette résolution et en collaboration avec le Ministère de 1'Education nationale et la Délégation à la Condition féminine que l'Association pour une éducation non sexiste a mis sur pied, dans 4 collèges de la région parisienne, des stratégies de sensibilisation des filles et des garçons moyennant des jeux de rôles (avec le concours d'acteurs du Théâtre-forum), des visites de femmes scientifiques et des débats entre adolescents et conseillers d'orientation particulièrement motivés.

L'Association espère pouvoir ensuite étendre son action en favorisant l'élaboration et la recommandation de programmes d'enseignement des "technologies nouvelles" spécifiques pour les filles, qui pourraient s'inspirer des programmes d'action actuellement mis en oeuvre dans plusieurs collèges irlandais.

f - Monsieur Louis Laudignon, principal de collège, présente son expérience de la pratique de l'égalisation des chances dans un collège.

Les remarques et réflexions qui suivent sont nourries de quinze années de recherche-action. C'est la lutte contre l'échec scolaire qui a constitué l'axe porteur des recherches. Ainsi nous avons été conduits à nous interroger sur l'égalité des chances des élèves. Mais les variables étaient jusqu'à présent essentiellement socio-culturelles.

Depuis peu, dans le droit f i l de nos actions, nous poursuivons et nous sommes engagés désormais dans la recherche européenne sur l'égalité des chances entre filles et garçons au collège.

Quand on parle d'égalité des chances, il faut d'emblée lever une "singulière équivoque" qui consiste, dans le système éducatif, à confondre égalité et identité.

Le concept d'égalité n'existe que parce que nous ne sommes pas identiques. Les difficultés du collège viennent essentiellement du fait qu'on traite les élèves comme s'ils étaient tous identiques : c'est le mythe identitaire.

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L'égalisation des chances c'est d'abord la prise en compte des différences. Mais cela ne va pas sans difficultés, c'est pourquoi l'échec scolaire constitue encore la grande préoccupation du système éducatif.

Dans un tel contexte, si l'on compare les trajectoires scolaires des garçons et des filles, on constate que ces dernières ont au niveau de la classe de troisième un avantage initial notable.

- Elles sont plus nombreuses que les garçons à être parvenues en classe de troisième.

- Elles sont moins victimes des redoublements car elles sont aussi plus jeunes que les garçons en classe de troisième.

- Quant à l'orientation, à l'issue du premier cycle elles sont plus souvent que les garçons orientées vers le second cycle long, et ce à réussite égale.

Ainsi, au collège les filles réussissent mieux que les garçons. On peut donc légitimement se demander pourquoi poser alors le problème de l'égalité des chances.

Après la classe de troisième on constate :

- Que la répartition entre les diverses voies d'orientation n'est plus à l'avantage des filles.

- Qu'elles sont proportionnellement moins admises en lère S et terminale C et ceci à réussite égale en 3ème.

La situation est paradoxale, ce sont les filles pour lesquelles on est en droit de parler de réussite scolaire, qui sont écartées des filières prestigieuses. Ce n'est sans doute pas pour des raisons d'aptitude que les filles sont plus sélectionnées à l'entrée des filières scientifiques mais pour des raisons de goût, d'intérêt. En outre ces raisons sont renforcées par les représentations que les professeurs ont de leurs élèves ; aux filles les intérêts littéraires, aux garçons les intérêts scientifiques. Nous retombons dans les stéréotypes.

Que peut faire le Collège ?

- Notons que les constats précédents concernant les comparaisons entre les garçons et les filles ont été faits dans un système où l'organisation a pour fondement la structure classe, la classe pensée à la fois comme structure et comme groupement.

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- Notons encore que les modifications du système ont d'abord été envisagées, pour la plupart, au niveau des méthodes pour de meilleurs apprentissages. Ceci d'ailleurs peut expliquer la lassitude de certains enseignants dépourvus de la variété de réponses nécessaires pour les multitudes de situations.

Notre démarche au collège de Cloyes a été différente : c'est au niveau de l'organisation du temps et de l'espace que nous avons porté nos efforts.

Ceci nous a conduit à la mise en place d'un système qui ne confond plus structure et groupement et qui rompt l'association rigide entre contenus et durées (association qui constitue le vice fondamental de tout notre système éducatif).

Ainsi, ont été modifiés :

- les interactions entre tous les secteurs du système

- les représentations entre pairs

- les attitudes et les comportements vis-à-vis des contenus

- les choix, découpage et niveau d'exigence des savoirs ont été modulés.

Les disciplines ne sont plus vécues comme des obstacles mais comme des matières dans lesquelles il est possible de s'exprimer pour réaliser au mieux ses potentialités. Dans ces conditions les redoublements ont été supprimés. L'échec scolaire n'a plus cours, il a cédé la place au concept d'erreur.

Au cours de ces recherches-actions qui avaient pour objectif la lutte contre l'échec scolaire en général on a pu noter des retombées intéressantes en ce qui concerne les filles.

Dans notre collège les filles ne montrent pas de rejet à l'égard des matières scientifiques et technologiques. Elles considèrent, comme les garçons, que les mathématiques sont une discipline comme les autres, indispensable à la réussite scolaire. Elles n'expriment aucune peur à leur égard.

Ceci pourrait laisser prévoir un désir d'orientation différent. Hélas il n'en est rien. Quand il s'agit de projet professionnel, elles retombent dans les stéréotypes. Ce qui a été fait était sans doute

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nécessaire mais ce n'est pas suffisant. C'est ailleurs aussi qu'il faut intervenir ...

g - Madame Jasiane Ballouard, conseillère d'orientation, ancienne chargée de mission pour la diversification de l'orientation des filles s'interroge. Filles et Mathématiques : Où agir dans le système éducatif ?

E n préambule

Si nous considérons que le taux de succès au baccalauréat est un indice de réussite scolaire, alors les filles réussissent mieux que les garçons puisque depuis 1968-70 le nombre de bachelières dépasse celui des bacheliers ! Cependant, une rapide évaluation de leur nombre dans les filières qui occupent le sommet de la hiérarchie scolaire (et sociale) atténue quelque peu notre optimisme. Les filles ne représentent en effet qu'un peu plus de 30°/o des effectifs de terminale C (par contre plus de 90% de la section G1 - secrétariat - où les mathématiques ne sont pas obligatoires). De par sa logique d'orientation, l'appareil éducatif construit et renforce, aux niveaux individuel et collectif, les images sociales traditionnelles autour de la bipolarisation bien connue : mathématiques et technique pour le masculin ; lettres et tertiaire pour le féminin. Cela signifie aussi, a contrario qu'il est possible individuellement et collectivement d'introduire des ruptures dans les représentations traditionnelles des hommes et des femmes, au sein du système éducatif, même s'il n'est pas le seul producteur de cet état de fait.

Les axes d'intervention retenus ici, s'inspirent du programme d'égalisation des chances de l'académie de Rennes et s'appuient sur :

- le changement des attitudes éducatives

- l'introduction de ruptures dans les représentations profession- nelles traditionnelles des filles

- une volonté au niveau des structures pédagogiques.

Le changement des attitudes éducatives

De nouvelles attitudes des partenaires de l'éducation et de l'orientation devraient développer chez les filles intérêts et motivations pour les mathématiques, aux différents paliers critiques, notamment à l'adolescence fin de 5ème-4ème, âge où se dessinent les intérêts et où

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elles commencent à "décrocher", notamment aussi à l'issue de la seconde I.E.S. quand elles "assurent" une Ière B au lieu de prendre le risque d'une lè re S !

Cette phase nécessite la sensibilisation de tous les acteurs aux mécanismes producteurs de la scolarisation différentielle des filles et des garçons, et peut-être plus particulièrement la formation en ce sens des enseignants et des personnes d'orientation.

A Rennes, le dispositif mis en oeuvre comprend :

- des stages intercatégoriels de 4 jours

- une Université d'été sur l'égalité des chances

- des groupes recherche-action (dont celui intitulé "Filles et matières scientifiques" travaillant en liaison avec l'université de Rennes 1)

- desgroupes de secteur

Une stratégie de formation facilite d'autre part la création d'un réseau de réflexion pour des actions individuelles et collectives.

Des ruptures dans les représentations traditionnelles

A performance scolaire égale, les filles introduisent moins souvent que les garçons les disciplines scientifiques dans leurs projets de vie et professionnels. L'identification à un personnage significatif est fondamental dans le choix d'une profession ; à ce niveau, il est important de cesser de rendre contradictoires, dans les esprits comme dans les faits, mathématique et féminité et de montrer aux filles des modèles qui rendent compatibles ces deux aspects.

A Rennes également sont mis en eoeuvre des mesures appropriées :

- informations à partir de vidéo-cassettes

- rencontres avec des ingénieur(e)s, techniciennes, chercheuses ...

- enquêtes et reportages par les jeunes sur les lieux de travail

- utilisation des campagnes nationales telles que la bourse de la vacation scientifique destinée à susciter chez des filles de Ière S et F des carrières d'ingénieur

- création d'outils de sensibilisation par des élèves.

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Des structures et supports pédagogiques favorisants

Une vigilance individuelle et collective lors du passage de lère S en terminale C, permettrait d'accroître de façon significative les effectifs féminins de cette section.

Certaines actions positives encourageraient les filles à dépasser "leur manque d'ambition" et les aideraient à vaincre leur "peur du risque" face aux mathématiques, à travers :

- le choix de situations mathématiques liées à leur univers quotidien

- l'utilisation de supports pédagogiques novateurs (classes découvertes à La Villette - clubs mathématiques à l'intention des filles ...)

- la mise en place d'actions de reconversion pour des titulaires du baccalauréat A l ou B vers un baccalauréat D par exemple

- la réalisation de P.A.E (projet d'action éducative) pour des actions intercatégorielles, voire interinstitutionnelles.

En conclusion

La liste des possibilités susceptibles de modifier les comportements des filles à l'égard des mathématiques n'est pas close. Actions individuelles et collectives en faveur de la mixité contribuent à déstabiliser les stéréotypes, mais ne connaissent d'efficacité que si elles sont relayées par les institutions et s'inscrivent dans le cadre de politiques volontaristes locales et nationales.

3) Questions et interventions

Après les exposés des sept intervenant(e)s le temps restant pour les questions et ladiscussion est très limité. Citons quelques unes de ces interventions :

- Une femme ingénieur, connaissant les difficultés évoquées précédemment, évoque des discussions analogues dans des associations de parents d'élèves et regrette que depuis quelques années les choses ne semblent pas avoir évolué.

- Un professeur canadien insiste sur le fait que dans son pays les femmes sont majoritaires dans les études de mathématiques, et que les meilleurs étudiants sont des étudiantes.

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LA PLACE DES FEMMES EN MATHEMATIQUES

- Un participant, vivement contesté, explique que les femmes ont raison de refuser un monde de chiffres et prouvent ainsi leur bonne santé.

- U n e journaliste présente se demande, à la suite des interventions, si la progression de la place des femmes dans les métiers scientifiques se poursuit, ou s'il y a stagnation.

- Je réponds que non seulement il y a stagnation mais que les statistiques montrent même un fléchissement. Elle précise que la progression se fait par paliers à la suite d'actions volontaristes, et non de façon continue.

- J. Ferrand conclut en insistant sur les besoins de l'enseignement msthématique en femmes, et sur la nécessité de l'humanisation du métier d'ingénieur. Elle insiste également sur la nécessité de rétablir des concours de prérecrutement style I.P.E.S. pour les mathématiques et la physique.

II. LES CONCLUSIONS QU'ON PEUT EN TIRER

Une idée essentielle est qu'il ne faut pas croire que la féminisation des métiers scientifiques et technologiques en général, mathématiques en particulier, se poursuivra spontanément.

Il apparaît dans toutes les interventions que les obstacles à cette présence accrue des femmes sont d'ordre psychologique et social, mais que l'aptitude des femmes à faire des mathématiques et à exercer des métiers scientifiques est partout reconnue.

Les actions que nous proposons pour favoriser la présence des femmes concernent les responsables de l'enseignement et des médias, mais aussi les enseignants, les parents et les enfants eux-mêmes dès leur plus jeune âge :

- lutter contre les stéréotypes : sciences et techniques = métiers masculins, lettres et tertiaire = métiers féminins,

- rendre l'enseignement des sciences et des mathématiques attrayant et esthétique, multiplier les lieux d'approche des technologies nouvelles, particulièrement au niveau des filles écolières et collégiennes,

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M-F. COSTE-ROY et ai.

- améliorer la confiance en elles-mêmes et l'assurance des filles : dire et redire que leur réussite scolaire est statistiquement meilleure que celle des garçons et que tout prouve qu'elles sont aussi aptes aux mathématiques que ces derniers, les encourager à se montrer combatives,

- promouvoir l'image des femmes qui ont réussi dans les carrières scientifiques ou technologiques, en valorisant le fait que cela ne s'oppose en rien à un développement harmonieux de leur personnalité (par la participation aux réunions d'orientation dans les lycées, la publication d'articles dans la presse féminine et générale, les interviews),

- encourager davantage de filles à s'orienter vers la première S et la terminale C : les convaincre que c'est à leur portée, que cela leur ouvre des possibilités et ne leur ferme guère de portes,

- être extrêmement attentif pour améliorer la situation en classe préparatoire et y éviter toute chute des effectifs (chute qui semble à l'heure actuelle amorcée en spéciale M'), veiller aux conditions matérielles (internat pour filles) et psychologiques (ambiance, présence d'une masse critique suffisante pour éviter les phénomènes de minorité),

- en ce qui concerne l'ENS prendre des mesures adaptées pour assurer une présence suffisante des filles dans la section de mathématiques ; l'absence de débouchés concrets vers les carrières de l'enseignement en classes préparatoires risque encore de faire baisser leur proportion, de nombreuses filles étant encore et malheureusement rebutées par les difficultés que rencontrent les femmes qui veulent faire une carrière d'ingénieur.

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DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS DES MATHEMATIQUES A L'INDUSTRIE

LA FUITE DES CERVEAUX

Daniel Barsky, Mireille Chaleyat-Maurel, Gilles Christol, Claude God billon, Eliane Klein, Jean-Yves Mérindol, Colette Moeglin, Jean-Louis Ovaert, Annie Raoult,

Michel Roussignol, Jacques Simon

Table des Matières

1. Quelques données chiffrées sur les mathématiques post-bac

II. La fuite des cerveaux

III. Les mathématiques dans le monde économique

IV. A propos du nombre des mathématiciennes

V. Le recrutement dans l'enseignement supérieur et au CNRS

VI. Et la formation

VII. Compte-rendu de la table ronde

VIII. Essai d'évaluation du flux d'entrée dans la recherche mathématique en France

Annexe 1. Données chiffrées sur les Clèves des classes scientifiques des lycées et sur l'évolution du nombre de bacheliers.

Annexe 2. Données chiffrées sur les classes préparatoires scientifiques.

Annexe 3. Données chiffrées sur les enseignants de mathématiques du type lycée.

Annexe 4. Données chiffrées sur les enseignants du supérieur et les chercheurs du CNRS.

Annexe 5. Données chiffrées sur le nombre de mathématiciennes.

BULLETIN D E LA SOCIETE MATHEMATIQUE D E FRANCE

344 D. BARSKY et al.

1. QUELQUES DONNEES CHIFFREES SUR LES MATHEMA- TIQUES AU NIVEAU POST-BAC par Daniel Barsky

Traditionnellement les mathématiques françaises sont considérées comme les troisièmes du monde. Le resteront-elles ? Dans ce rapport nous ne répondons pas à cette question, mais nous essayons de donner quelques chiffres qui permettent de juger du dynamisme actuel des mathématiques, de leur ouverture sur le monde économique, et des problèmes à venir.

Ce rapport donne un aperçu sur les points suivants

- Le nombre d'étudiants après le baccalauréat engagés dans des études où les mathématiques occupent une place importante,

- La démographie des enseignants de mathématiques après le baccalauréat,

- Le financement de la recherche mathématique,

- Les débouchés actuels et à venir pour les étudiants de mathématiques,

- Les applications et les utilisations des mathématiques.

1. Les étudiants1)

On considère les étudiants dont le cursus comporte une part très importante de mathématiques. Ces étudiants se recrutent essentiellement sur les bac C et E. Les filières envisagées sont :

au niveau du premier cycle :

- Les classes préparatoires scientifiques,

- Les DEUG A ~ ) et les DEUG MASS~) (plus une partie des DEUG B),

1 ) Extrait d'une étude en cours de réalisation pour la Gazette des Mathématiciens et le Colloque, par Martin Andler et Bernard Helffer. La première partie, premier et deuxième cycle, est publiée dans le n ' 3 5 de Janvier 1988. La deuxième partie, troisième cycle, est parue dans le n e 36 de Mars 1988.

2 ) DEUG : Diplôme d'Etudes Universitaires Générales.

3) MASS : Mathématiques Appliquées aux Sciences Sociales.

TOME 115 - 1987 - Supplément

DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS

au niveau du second cycle :

- Les licences de Mathématiques, - Les licences M A S , - Les Maîtrises de Mathématiques Pures, - Les Maîtrises M A S , MASFI), et les M I M ~ ) ,

au niveau du troisième cycle :

- Les Magistères de mathématiques (ce ne sont pas des diplômes de troisième cycle, mais des diplômes de niveau Bac+5 de type ingénieur),

- Les D E A ~ ) de mathématiques pures et appliquées, et les DES^) de mathématiques,

- Les thèses.

Les chiffres pour l'enseignement supérieur sont le résultat d'une enquête en cours de publication5), les chiffres définitifs du 3ème cycle ne sont pas encore connus et reposent sur le dépouillement des dossiers de demandes de bourses MRES pour le troisième cycle.

Baccalauréat M reçu^)^) 260 O00 Bacc C+E (reçus) 40 O00 Classes préparatoires scientifiques (flux lère année)7) 16 000 DEUG A (diplômes délivrés) 6 O00 DEUG M A S (diplômes délivrés) 600 Licence de mathématiques (diplômes délivrés) 1 O00 Licence M A S (diplômes délivrés) 150 Maîtrise de mathématiques Pures (diplômes délivrés) 300 Maîtrise MASF et MIM (diplômes délivrés) 350 Maîtrise M A S (diplômes délivrés) 8 5

MASF : Mathématiques et Applications aux Sciences Fondamentales MIM : Maîtrises d'Ingénieries Mathématiques DEA : Diplôme dlEtudes Approfondies, niveau BAC+5

DESS : Diplôme d'Etudes Supérieures Spécialisées, niveau BAC+5, comportant un stage en entreprise

Cf. Supra note 1) p.2 de ce document

Cf. annexe 1

Cf. annexe 2

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

D. BARSKY et al.

Magistères de mathématiques1) (inscrits en première année) 7 5 DEA et D E S de mathématiques pures et appliquées (délivrés à des ~ r a n ç a i s ) ~ ) 250

DEA et D E S de mathématiques pures et appliquées (délivrés à des étrangers) 250 Thèses délivrées à des Français 140 Thèses délivrées à des étrangers 150

Indiquons que le nombre de licences de mathématiques est passé de 400 dans les années 1950 à 1 O00 dans les années 1965 puis à plus de 2000 dans les années 1970 pour retomber à 1 O00 dans les années 1980. Une partie de la chute du nombre de licences et de maîtrises de mathématiques délivrées tient probablement à la création des nouvelles filières MIAGE~) et Informatique :

MIAGE (diplômes délivrés en 1986) 762 Maîtrises d'informatique (diplômes délivrés en 1984) >600

2. Les enseignants et les chercheurs4)

Dans les classes préparatoires5), les 900 enseignants de mathématiques sont des agrégés.

Les enseignants de mathématiques de l'Enseignement Supérieur sont regroupés pour la presque totalité dans la 23ème section du CSU. Ils sont au nombre de 2280, sur un total de 40 000 enseignants du supérieur, et se répartissent, en 1986, de la manière suivante6) :

1) Les Magistères sont de création récente, les premiers diplômés sortiront en 1988.

2) La distinction, au niveau des diplômes de troisième cycle, entre Français et étrangers, a été faite pour pouvoir apprécier le nombre de candidats potentiels à des postes de type recherche ou enseignement supérieur. Les étrangers rentrent en effet dans leur pays d'origine pour la plupart.

3) Maitrises d'Informatique Appliquée à la Gestion ; cette filière a été créée il y a une dieaine d'années.

4) Extraits d'une enquête pour le Colloque. Une partie des chiffres a été publiée dans la Gazette des Mathématiciens n ' 3 3 , avril 1987, pages 14- 40 sous le t i tre "Bilan de la Commission 3, 83-86" par Daniel Barsky. Voir aussi les annexes à la fin du document.

5) Voir annexe 3

6) Voir annexe 4

TOME 115 - 1987 - Supplément

DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS 347

Professeurs 650 Maîtres de Conférences et Maîtres Assistants 1080 Assistants 550

TOTAL (1 986) 2280

Il y a 219 chercheurs en mathématiques au CNRS, dans la section 3 de mathématiques et modèles mathématiques, sur un total de 10 000 chercheurs au CNRS soit 2,2% de l'effectif, plus quelques chercheurs, par exemple en mathématiques discrètes dans la section d'informatique. Les chercheurs de la section 3 se répartissent en 1986 de la manière suivante1) :

Directeurs de Recherches Chargés de Recherches

TOTAL (1986) 219

Il faudrait ajouter à ces emplois permanents de mathématiciens les enseignants de mathématiques dans les Ecoles d'Ingénieurs dont les effectifs sont difficiles à cerner car beaucoup d'entre eux ne sont pas à temps plein dans une école donnée. Il faudrait y ajouter par exemple les statisticiens de médecine et les mathématiciens employés par d'autres grands organismes de recherches, l'industrie électronique et électrique, aéronautique et spatiale, pétrolière, informatique et des télécommunications, hydraulique, bancaire et des assurances, pharmaceutique, logicielle, les industries agroalimentaires, etc ... La difficulté provient de ce que les profils de ces chercheurs sont complexes. Ils sont à la fois chercheurs, ingénieurs, administratifs ... Au total on peut estimer à environ 3500 le nombre de mathématiciens professionnels.

A ces emplois permanents s'ajoutent des emplois temporaires :

Assistants Normaliens ~ o c t o r a n t s ~ ) Allocataires d ' ~ n s e i ~ n e m e n t ~ 1

1) Voir annexe 4

2) Il s'agit d'emplois d'une durée de 2 ans prolongeable au plus pour un an, réservés aux élèves des Ecoles Normales Supérieures, comportant une obligation d'enseignement et destinés à leur permettre d'acquérir une formation à la recherche (préparation d'une thèse)

3) Il s'agit d'emplois du même type que ceux des Assistants Normaliens Doctorants, la durée est de 3 ans. Les agrégés et capésiens ne peuvent pas y postuler, ce qui est gênant en mathématiques.

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D. BARSKY et ai.

Boursiers MRES~) Bourses de Doctorats pour ingénieurs2)

Il faut ajouter à ces emplois non permanents les bourses destinées à la formation à et par la recherche financées par des entreprises (CIFRE et autres) qui sont en nombre restreint pour l'instant.

La pyramide des âges des enseignants du supérieur est très défavorable. En 1986, sur 2280 enseignants relevant de la 23ème section du CSU et 219 membres de la section 3 du CNRS, la répartition est la suivante :

23ème section du CSU

moins de 30 ans 2 3 âgés de 42 ans 210 moins de 3 5 ans 1 3 9 â g é s d e 4 2 à 4 9 a n s 1130

section 3 du CNRS

moins de 30 ans 5 5 moins de 3 5 ans 128

Cette pyramide des âges3) montre la faiblesse du recrutement de jeunes dans l'enseignement supérieur depuis des années. Au CNRS la situation est meilleure grâce à la priorité accordée au recrutement des jeunes.

On estime classiquement qu'une population active ayant une carrière de 35 ans environ doit avoir un taux de renouvellement de 3 à 4% par an. L'âge moyen du recrutement au CNRS est de 26/28 ans ces dernières années, idéalement il devrait être du même ordre dans l'enseignement supérieur, compte tenu de la durée des études nécessaires à l'obtention d'une thèse. On devrait donc avoir dans ces conditions au minimum de 500 â 800 mathématiciens de moins de 35 ans dans l'enseignement supérieur et au CNRS ; nous n'en sommes pas à la moitié, même en ajoutant les normaliens d'octorants et les allocataires d'enseignement.

1) Les bourses du MRES permettent à des étudiants titulaires d'un DEA de préparer une thèse en 2 ans (avec une possibilité de prolongation à 3 ans pour 10% de l'effectif). Leur montant est de 4500 francs par mois.

2 ) Ces bourses, gérées par le CNRS, permettent à des diplômés de Grandes Ecoles d'Ingénieurs ou des Ecoles Normales Supérieures, de préparer une thèse dans des domaines liés aux applications. Leur durée est de 2 à 3 ans (actuellement plutôt 2 ans et 6 mois). Leur montant est de 6500 francs par mois. Elles peuvent être cofinancées par les Régions ou par des Entreprises (dans ce cas leur montant atteint 8500 francs par mois).

3) Voir la partie du document consacrée au recrutement et Annexe 4

TOME 115 - 1987 - Supplément

DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS

Année - - -

recrutements CNRS démissions CNRS recrutement enseignement supérieur (hors transformations)

* * * * 32 44 55 15 (+150 postes

des budgets 85/86 qui ne seront pourvus qu'en 1988 au plus t ô t ) .

* II s'agit d'estimations.

Depuis 1984 on assiste à un phénomène de "fuite des cerveauxfl1) vers les Etats-Unis, qui touche les enseignants du supérieur, les chercheurs au CNRS, essentiellement dans la tranche d'âge 32-43 ans. Ce phénomène est dû, semble-t-il, d'une part à l'absence de perspectives de carrière même pour des chercheurs brillants, d'autre part au manque de considération qui s'attache à la recherche et enfin au manque de moyens. Il s'accélère depuis un ou deux ans. En outre les jeunes thésards s'expatrient aussi aux USA par suite de l'absence de postes à l'université et au CNRS, et de l'absence presque totale de soutien financier après la thèse pour une période d'un an au moins.

3. Le financement des mathématiques

La recherche en mathématiques est financée essentiellement par des crédits publics provenant du CNRS pour 25% à 30% et de la Direction de la Recherche du MRES~) pour la suite (dans des disciplines voisines le soutien est partagé à moitié entre CNRS et MRES~). II y a un développement des contrats passés avec les entreprises par des laboratoires de mathématiques4). Les montants de ces contrats sont difficiles à cerner, nous nous contenterons de donner quelques exemples dans le chapitre suivant sur les débouchés.

1) Voir le rapport "La fuite des cerveaux".

2 ) Ministère de la Recherche et de l'Enseignement Supérieur

3) Cf. par exemple "Objectifs et moyens de la recherche universitaire, bilan de l'exercice 1983", in L a documentation française, 1986.

4) Ces contrats sont , soit de type fondamental comme les contrats européens de type Stimulation, Esprit, Procope, soit de type industriel. Dans tous les cas la gestion de ces contrats prend du temps et nécessite du personnel administratif et technique qui fait défaut actuellement. Rappelons que l'ensemble des formations associées au CNRS disposent de moins de 150 ingénieurs, techniciens ou administratifs, pour plus de 40 formations associées et 1500 enseignants et chercheurs.

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350 D. BARSKY et al.

Les chercheurs, enseignants et boursiers de troisième cycle des formations associées ou recommandées représentent 1800 personnes environ. Le total des crédits CNRS et DR du MRES et Ecole polytechnique pour la recherche mathématique dans les formations associées au CNRS ou recommandées par la DR du MRES, se présentait en 1985 (dernière année connue), hors personnel, dans ses grandes lignes comme suit :

CNRS (total) 7 900 kF DR du MRES (formations associées) 11 000 k F D R du MRES (formations recommandées) 3 300 kF Divers (Ecole polytechnique, IHES, bibliothèques) 3 800 k F

TOTAL 26 000 k F

A ces crédits on peut estimer qu'il faut ajouter environ 3 000 à 000 k F pour les équipes qui ne sont ni recommandées ni associées1).

.n outre il y a 70 bourses MRES à 4500 francs par mois sur 24 mois, 2 à 4 Bourses de Doctorat pour Ingénieurs à 6500 francs par mois sur 24 mois (8000 francs si elle est cofinancée par l'industrie) et quelques conventions CIFRE ou industrielles.

Pour avoir quelques éléments de comparaison remarquons que le financement des équipes associées ou recommandées représente moins que le financement annuel du réacteur Orphée au laboratoire Léon Brillouin à Saclay (28 000 kF) lequel n'est qu'un des 6 ou 7 équipements lourds de la physique de base. Le soutien fédéral et universitaire des Etats-Unis à la recherche mathématique est de l'ordre de 200 à 250 millions de dollars pour 9 000 à 10 000 mathématiciens. La comparaison est difficile avec les chiffres français car ces crédits comportent une part de salaires (les 2 mois de sumnzer motzey par exemple, ...) et il n'est pas sûr que la définition du mathématicien soit la même des deux côtés de l'Atlantique. On peut, quand même, estimer que les Etats-Unis consacrent entre 5 et 10 fois plus de crédits par chercheur mathématicien que la France (à structure comparable).

Chaque enseignant ou chercheur, associé ou recommandé, reçoit globalement 13 à 15 kF par an. Si l'on ôte de cette somme le soutien aux bibliothèques de recherche (cf. ci-dessous), les crédits spéciaux

1) Ce chiffre est difficile à estimer car ces crédits sont répartis au niveau des Universités et il ne semble pas qu'il y ait de documents de synthèse au niveau national.

TOME 115 - 1987 - Supplément

DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS 351

pour l'équipement informatique (cf. ci-dessous), le soutien aux colloques, aux revues, etc.., les frais généraux engagés par les universités pour les fluides (eau, gaz, électricité...), le chauffage, etc.., il reste moins de 0,6 k F par personne et par an pour les communications (téléphone, courrier, photocopies, réseaux), les missions et invitations, les petits équipements (mobilier,...), les fournitures ordinaires (papier, disquettes,...). Sur les 12 000 I T A ~ ) du CNRS, 85 sont affectés aux équipes associées au CNRS. Le MRES fournit de son côté environ 50 ITA à ces mêmes équipes, bien que ce chiffre soit sujet à caution puisque la frontière entre enseignement et recherche est difficile à établir au niveau du troisième cycle. Enfin rappelons que dans le budget hors personnel du CNRS la part des mathématiques représente 0,5%.

Les moyens indispensables à une recherche mathématique de qualité sont les bibliothèques, les moyens informatiques, les possibilités de rencontre (mission, accueil de chercheurs étrangers, centres de rencontre, écoles d'été,...), des moyens de communications (téléphone, accès à des réseaux, revues, édition,...), et surtout des hommes car la recherche mathématique n'existe pas sans des jeunes chercheurs assurant un renouvellement régulier de la profession à un niveau convenable.

Un effort a été entrepris depuis 3 ou 4 ans sur les bibliothèques de mathématique-recherche qui étaient dans un état déplorable. Maintenant encore la comparaison avec celles des Etats-Unis bien sûr, mais aussi avec celles de R F A et d'autres encore, n'est pas très favorable. Un crédit annuel d'environ 1 900 k F commun au CNRS (pour 500 kF) et à la DR du MRES permet de soutenir de manière spéciale 16 bibliothèques de mathématique-recherche (dont le budget global atteint 9 500 k ~ ) ~ ) . Mais cette action est limitée et n'a pas encore permis d'atteindre des standards proches de ceux des USA. Par exemple, sur le Campus Jussieu qui compte plus de 500 mathématiciens (la plus grosse concentration au monde), sans tenir compte des étudiants de troisième cycle, soit 20% à 25% de l'effectif des mathématiciens français, il n'y a qu'une bibliothèque de mathématique recherche dont le budget est de l'ordre de 1 200 kF. La charge par livre y est donc énorme. Par ailleurs trop de centres de mathématiques actifs ont une bibliothèque de recherche insuffisante voire inexistante.

1) Ingénieurs, Techniciens et Administratifs du CNRS.

2 ) Un bilan de cette action se trouve dans le "Bilan de la commission 3", op. cit., n " 3 3 , 1987, pp. 14-40.

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352 D. BARSKY et aï.

Les revues françaises de mathématiques sont un instrument important de diffusion des résultats. Elles sont un bon niveau international ; les meilleurs mathématiciens français et étrangers y publient. Les mathématiques sont une des rares sciences où l'on peut encore publier en français et être cité (et des étrangers ne dédaignent pas de le faire). Le CNRS consacre annuellement environ 400 kF au soutien des revues.

Les moyens informatiques ont été et sont encore l'objet d'une demande pressante de la part des mathématiciens, à la fois en micro-informatique et en mini-informatique. Ces moyens servent pour la recherche (simulation numérique, calcul formel, expérimentation, aide à la démonstration), pour les applications (analyse numérique, théorie du contrôle, théorie des nombres, statistiques, probabilités, géométrie algébrique, différentielle, logique, combinatoire...), pour le traitement de texte mathématique, et ils sont un objet d'étude en soi (logique et informatique, logique et langages de programmation,...). Un effort important a été fait par le CNRS'). On peut s'attendre à un changement d'échelle maintenant que les mathématiciens commencent à dominer l'utilisation de la micro-informatique pour la recherche et les applications. La demande de mini-informatique, de stations de travail, va devenir plus importante ; les demandes d'accès à des gros systèmes va augmenter pour le calcul formel, la simulation numérique, la mécanique des fluides, la combustion, l'expérimentation mathématique, la parallélisation des algorithmes (aux Etats-Unis on signale des crédits de plus de mille heures de CRAY pour une équipe de quelques personnes).

Les mathématiques ne nécessitent pas encore à proprement parler de moyens lourds, encore que les recherches en arithmétique, en turbulence et en logique par exemple, peuvent demander des moyens de calcul imposants qui, pour l'instant, sont obtenus auprès des grands centres nationaux et internationaux (CIRCE, CNUSC, CCVR, CERFACS, ...). Il existe actuellement en France essentiellement 3 équipements collectifs affectés aux mathématiques, plus un

1) Le CNRS a consacré environ 1 800 kF, en 1986, à l'équipement infor- matique des formations associées de mathématiques. Environ 2 fois autant a été obtenu par d'autres canaux pour l'équipement informatique : crédits universitaires spéciaux, contrats, subventions des régions, des municipalités, etc ...

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DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS 353

équipement international le CIMPA, et des équipements non spécifiques aux mathématiques comme les centres de calcul. Enfin le réseau des bibliothèques de mathématiques est un instrument collectif important. Les 3 équipements collectifs sont :

- Le CIRM, Centre International de Recherche Mathématique, situé sur le campus de Luminy à Marseille, est destiné à accueillir des colloques de mathématiques (d'une semaine généralement) rassemblant 40/50 personnes. Il est doté d'une belle bibliothèque.

- L'IHES, Institut des Hautes Etudes Scientifiques, situé à Bures sur Yvette, accueille des physiciens théoriciens et des mathématiciens de très haut niveau. Il dispose de 6 à 8 postes permanents et accueille pour des périodes de quelques semaines à plusieurs années des mathématiciens invités. Il est financé par le MRES pour l'essentiel, avec un complément d'institutions des autres pays européens et de la NSF.

- L'IHP, Institut Henri Poincaré, situé en plein coeur de Paris, contient une belle bibliothèque, accueille des séminaires nationaux et parisiens et les cours de Magistère des universités parisiennes. Après l'avoir un peu délaissé, par suite de la construction des nouveaux locaux dans les années 60/70, les universités parisiennes sont en train d'essayer d'en refaire un centre de recherche vivant en mathématiques et physique théorique.

Dans les universités les crédits de fonctionnement pour l'enseignement sont dramatiquement insuffisants. Les bibliothèques de premier et second cycles sont pauvres en ouvrages de références. L'aménagement de salles d'ordinateurs, indispensables à l'enseignement des mathématiques, traîne faute de place, de personnel technique, voire de prises de courant. Une partie des crédits de recherche sert à financer l'enseignement en payant les fluides, le téléphone ; une partie du personnel admistratif et technique de recherche est détourné de sa destination par suite du manque de personnel pour l'enseignement. Des enseignants sont obligés de faire le travail de secrétariat et d'ingénieur pour l'enseignement, au détriment de leur recherche et de leur enseignement.

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5. Les débouchés1)

Les débouchés sont conditionnés par les trois finalités des mathématiques : le progrès intrinsèque des connaissances mathématiques, les applications directes, la collaboration avec les autres sciences.

Il y a d'une part les carrières traditionnelles de l'enseignement et de la recherche. Le nombre de postes mis au concours annuellement au CAPES est de l'ordre de 1000, à l'agrégation il est de l'ordre de 300. Ces nombres semblent devoir être maintenus sur plusieurs années. 11 faut les comparer aux 1000 licences de mathématiques délivrées chaque année. Il est vrai qu'actuellement moins de 50% des postes du CAPES sont pourvus par des étudiants, le reste sert pour la promotion interne. La moitié des enseignants de mathématiques de type lycée2) (Agrégés, Capésiens, adjoints d'enseignement) partira à la retraite entre 2003 et 201 1 (dans l'hypothèse de la retraite à 60 ans). En outre il faudra aussi remplacer un grand nombre de PEGC qui enseignent les mathématiques au Collège.

Pour l'enseignement supérieur et la recherche la moitié de la population partira en retraite entre 2003 et 2010 (dans l'hypothèse de la retraite à 65 ans). Par ailleurs les mathématiques sont une des rares disciplines scientifiques à être globalement sous-encadrée d'après les normes officielles du ministère. Un recrutement régulier de 80/90 jeunes par an dans ces carrières semble nécessaire indépendamment du lissage de la courbe démographique et de toute expansion. Ce nombre est à rapprocher des 130 thèses soutenues annuellement par des Français.

Les titulaires de diplômes de mathématiques bénéficient de nombreux débouchés et aucun d'entre eux, à notre connaissance, ne reste sans emploi. Les titulaires de DEUG A, de licence et de maîtrise de mathématiques trouvent en plus des débouchés traditionnels de

1) Cf. Ici même le compte rendu d'enquête sur "Les mathématiciens dans le monde éonomique" par Mireille Chaleyat-Maurel, Michel Roussignol, Annie Raoult et Daniel Barsky. Cf. aussi le compte rendu de la table ronde.

2) Le nombre total d'enseignants de type lycée est de 25 000 qui se répartissent en 3600 agrégés, 18 000 Capésiens et 3400 adjoints d'enseignement. Cf. Le rapport préparé par Jean-Louis Ovaert, Jacques Simon et Eliane Klein, et l'annexe 3.

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DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS 355

l'enseignement, soit des places dans les écoles d'ingénieurs, soit des places dans le monde économique, en particulier dans la banque, les assurances, etc. Pour les maîtres, les salaires de début sont souvent supérieurs à ceux des Capésiens. Les titulaires de diplômes Bac+5, et au-delà, de mathématiques se placent sans difficulté dans les disciplines appliquées traditionnelles (analyse numérique, statistiques) mais aussi dans les disciplines considérées comm eplus fondamentales (pour peu qu'ils soient prêts à acquérir une double compétence) en raison des nouvelles applications qui se développent (logique et informatique, théorie des nombrees et cryptage, géométrie algébrique et codage, géométrie et manipulations de formes, finances et mathématiques stochastiques, etc...). Citons l'existence d'une association des anciens des DEA de mécanique et de mathématiques appliquées de Paris VI qui compte plus de 180 membres, dont la plus grande partie est hors du monde universitaire. Il faut multiplier ce type d'associations. qui sont très importantes pour le placement des diplômés universitaires. On assiste à la création de DEA, D E S et Magistères orientés vers les applications (DEA de cryptographie et optimisation de Limoges, DEA de logique et fondements de l'informatique de Paris VII, Magistère de modélisation mathématique et méthodes informatiques de Rennes 1, etc.)

On trouve des mathématiciens dans les industries de pointe (électronique, informatique, robotique, aérospatiale ...), dans la banque et l'assurance (transmission des données et mathématiques financières), etc ...

En fait les DEA, DESS, Magistères et thèses qui offrent une perspective de débouchés sur le monde économique sont souvent obligés de refuser des étudiants. Les diplômés ont, la plupart du temps, des salaires de début supérieurs à ceux des Maîtres de Conférences ou des Chargés de recherche, ce qui va poser des problèmes de renouvellement des enseignants et des chercheurs dans l'avenir.

11 y a actuellement un goulot d'étranglement au niveau de la formation de mathématiciens. Les chiffres des étudiants reçus annuellement en licence, maîtrise, DEA, DESS et 3ème cycle sont dramatiquement insuffisants et risquent d'être le facteur limitant principal pour toutes les applications des mathématiques et même pour le simple renouvellement des formateurs. Le nombre de licences de mathématiques délivrées est passé de 1000 vers 1965 à plus de 2000 dans les années 1970 pour retomber à 1000 vers les années 1980 et

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remonter légèrement depuis peu. Les nombres de maîtrises de mathématiques pures, 300, et de mathématiques appliquées, 3 50, délivrées annuellement sont préoccupants, malgré la présence en DEA et en thèse d'élèves des Grandes Ecoles. On assiste depuis 4 ans à une baisse continue du nombre de candidats au CNRS (92 candidats CR2 et CR1 en 1983, 50 en 1987) dont les causes sont certes complexes mais qui est préoccupante.

Le développement des applications des mathématiques et l'existence ouverture récente vers le monde économique ne doivent pas faire oublier que c'est grâce aux progrès des mathématiques fondamentales que ces applications ont été rendues possibles. Elles vont susciter l'étude de noiivelles questions fondamentales de mathéma- tiques. Il faut donc avoir des chercheurs de haut niveau capables de les résoudre.

Le graphique ci-dessus donne la pyramide des âges de mathématiciens universitaires et CNRS en 1986. L'aire grisée donne les effectifs des universitaires relevant de la 23ème section du CSU, les colonnes noires donnent les effectifs des mathématiciens relevant de la section 3 du CNRS. En abscisses on a porté les années de naissance des mathématiciens et en ordonnées les effectifs.

II. LA FUITE DES CERVEAUX EN MATNEMATIQUES par Daniel Barsky

L'expression "fuite des cerveaux" concerne ici uniquement les enseignants du supérieur, les chercheurs du CNRS ou les thésards qui ont accepté un poste à l'étranger, d'une durée supérieure ou égale à 2

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DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS 357

ans pour les plus jeunes, de type permanent pour les autres (avec tenure ou tenure-truck). Nous n'avons pas tenu compte des quelques dizaines de mathématiciens qui sont à l'étranger pour des périodes de 3 mois à 1 an.

Une autre facette du phénomène "fuite des cerveaux hors de l'UniversitéM n'est pas traitée ici. Il s'agit des enseignants du supérieur, des chercheurs CNRS et des thésards (ayant été candidats à des postes de maîtres de conférences ou de chargés de recherches) qui acceptent des postes permanents dans l'industrie, la banque, les assurances, etc ... Cet aspect fait l'objet d'un rapport distinct. Il nous a semblé en effet que les transferts de compétence vers le monde économique sont plutôt bénéfiques, tant qu'ils ne saignent pas l'université et le CNRS, car ils correspondent à une de leurs missions et à une ouverture très nécessaire. Néanmoins dans certaines sous-disciplines des mathématiques il est difficile sinon impossible de retenir les meilleurs esprits à l'université et au CNRS, car les salaires de début offerts aux titulaires d'un D E S ou d'un DEA, voire d'une Maîtrise sont souvent de 50% supérieurs à ceux d'un maître de conférences ou d'un chargé de recherches, ceci sans préjuger de la difficulté pour obtenir un de ces postes et des perspectives moroses de carrière dans un passé récent. Par contagion ce phénomène se propage à l'ensemble des mathématiques.

Par contre nous avons considéré que l'acceptation d'un poste permanent à l'étranger par un chercheur français n'est pas une opération bénéfique, actuellement, faute de réciprocité. En l'absence du mouvement inverse, qui a existé dans les années 60/70 grâce à la forte position des mathématiques françaises et aux nombreux postes disponibles, cette émigration correspond à la perte, pratiquement sans contrepartie, de nos meilleurs formateurs, de nos chercheurs les plus productifs.

Pour cerner un peu le phénomène, nous avons procédé à des interviews de mathématiciens ayant accepté des postes permanents ou de longue durée, pour les plus jeunes, à l'étranger ; nous avons aussi tenu compte de rapports indirects sur des mathématiciens ayant émigré ou en passe d'émigrer. Cette enquête n'est pas exhaustive mais permet tout de même de dégager quelques grandes lignes.

La population concernée est celle des mathématiciens universitaires relevant de la 23ème section du CSU (2250 personnes environ), de la section 3 du CNRS (220 personnes) et des thésards

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ayant vocation à être candidats sur des postes relevant de ces deux sections. On a donc négligé les mathématiques discrètes, certaines parties du contrôle qui par leur lien avec l'informatique auraient, de toute façon, encore renforcé les tendances que nous avons dégagées.

Il y a eu 17 personnes interviewées et il nous a été signalé à peu près autant de personnes en passe d'obtenir ou envisageant très sérieusement d'accepter un poste permanent aux Etats-Unis ou ailleurs. 14 parmi les personnes interrogées ont émigré après 1984 et 9 après 1986, alors qu'avant 1980 il y avait moins d'un départ par an en moyenne, en général pour des raisons personnelles.

Les 17 personnes interrogées se répartissent en :

7 professeurs d'université 7 chargés de recherches CNRS 3 jeunes titulaires de thèses

Les jeunes thésards sont, bien sûr, la catégorie la plus difficile à appréhender.

Les âges se répartissent en :

4 personnes de moins de 30 ans 10 personnes de 3 2 à 4 3 ans 3 personnes de 50 ans et plus.

Les salaires s'étagent de 25 000 $ à plus de 100 000 $ pour 9 mois augmentés de Grants (NSF ou autres) et de bourses et contrats divers, les 10 de 32 à 43 ans ont des salaires s'échelonnant de 40 000 $ à 80 000 $ pour 9 mois. La comparaison avec les salaires français est délicate. Elle dépend du cours du dollar, mais aussi par exemple du fait que la couverture sociale n'est pas la même ou bien du fait que les études supérieures sont d'un coût élevé.

Les raisons qui sous-tendent la décision d'émigrer sont de plusieurs types et sont souvent associées. Citons :

- Tout d'abord, l'absence d'horizon, de considération pour la recherche fondamentale depuis quelques temps,

- La difficulté de faire des projets à moyen terme (3 à 5 ans) par suite de l'absence de programmation budgétaire pluri-annuelle (la formation d'un thésard prend de 3 à 5 ans après la maîtrise),

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DEMOGRAPHIE DES hL4THEMATICIENS 359

- Les incertitudes qui pèsent sur le CNRS ont été très mal ressenties, à la fois par les chercheurs CNRS mais aussi, ce qui est plus grave, par les candidats à l'entrée au CNRS et, même en-deça, par les élèves des classes de taupe,

- L'absence de moyens pour la recherche (bibliothèques convenables près des centres de recherche, secrétariat, accès au téléphone, aux réseaux télématiques, moyens de calcul, bureau, bourses décentes pour les jeunes),

- L'augmentation de la charge d'enseignement sans compensation réelle. Les années sabbatiques sont en nombre insuffisant et leur système de financement pénalise les équipes sous-encadrées.

- L'absence de perspectives de carrière pour les enseignants et les chercheurs de qualité et l'absence de possibilité de recrutement pour les jeunes brillants, ajoutée aux lourdeurs et aux à-coups dans la procédure de recrutement (actuellement après la thèse, les candidats à l'enseignement supérieur se retrouvent au moins un an sans support budgétaire),

- Tous apprécient le fait qu'aux Etats-Unis la recherche en général et la recherche fondamentale en particulier sont prises au sérieux même par les milieux politiques et industriels, et qu'on leur donne des moyens de travail sérieux.

Pour conclure, le fait saillant est l'apparition du phénomène de "fuite des cerveaux" sur une assez grande échelle à partir de 1984. Même si les nombres sont faibles, 1 ,Solo de la population concernée, le fait que ce phénomène touche une tranche d'âge jeune et déficitaire et surtout les meilleurs chercheurs, le rend très inquiétant. L'explication tient au développement des budgets de recherche aux USA depuis quelques années, conjugué à l'absence de recrutement dans le supérieur pendant de nombreuses années (l'étiage ayant été atteint en 1979). Ce phénomène touche la recherche mathématique de deux manières. D'une part les chercheurs en pleine productivité sont achetés essentiellement par les Etats-Unis et ils ne seront plus là pour former les enseignants et les chercheurs qui seront indispensables, ne serait-ce que pour remplacer les départs à la retraite prévisibles ( i l faudra remplacer la moitié des mathématiciens erztre 2003 et 2 0 1 0 ~ ) ) . D'autre part, les jeunes découragés par l'absence de postes et la

1) Voir "Rapport de la commission 3 du CNRS 1983-1986" par Daniel Barsky, op. cit. n " 33, 1987, pp. 14-40.

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morosité ambiante dans les milieux scientifiques émigrent facilement, car la langue n'est plus un obstacle pour eux, et ce qui est pire les meilleurs d'entre eux se détournent des métiers de la recherche, tarissant ainsi le recrutement.

On assiste à un désamorçage de la pompe déjà perceptible (baisse du nombre de candidats au CNRS, choix des écoles par les élèves des classes préparatoires). Une fois la pompe désamorcée il est très long et très coûteux de la réamorcer. Ce phénomène nous guette si rien n'est fait pour y remédier, et ce à un moment où les mathématiques sont plus que jamais une science fondamentale, une science d'application dans des domaines de plus en plus nombreux, et où elles collaborent efficacement avec les autres sciences. Les américains ne s'y sont pas trompés et ont multiplié par deux (en dollars constants) les crédits des mathématiques en quatre ans.

m. LES MATHEMATICIENS DANS LE MONDE ECONOMIQUE par Mireille Chaleyat-Maurel, Annie Raoult, Michel Roussignol

Le but de la mini-enquête que nous avons effectuée pendant les mois d'octobre et novembre 1987 était de compléter le volet "Démographie des Mathématiciens", consacré à des données chiffrées portant essentiellement sur les flux d'étudiants, de diplômés ou d'enseignants, par quelques indications sur l'utilisation des mathématiciens en-dehors de l'université ou du CNRS et, en particulier, sur l'insertion professionnelle des jeunes diplômés. Parmi les questions essentielles de nos "interviews" figuraient les possibilités de recrutement présentes et à court terme, la description des tâches d'un mathématicien dans une entreprise et ses perspectives de carrière.

Nous avons dû, en premier lieu, décider d'une définition du "Mathématicien" : il s'agit, ici, d'un individu titulaire d'un diplôme de 3ème cycle (DEA ou DESS ou thèse de mathématiques pures ou appliquées) ou de l'Agrégation. Les formations ne comprenant, par exemple, que -de l'informatique ou de la mécanique ne faisaient pas partie du cadre de notre enquête. Cette définition a été bien précisée à nos interlocuteurs, que nous avons, le cas échéant, aidés à déterminer qui étaient les mathématiciens dans leur entreprise, puisqu'il nous est arrivé de nous faire dire par un responsable que le département n'en employait aucun, alors que nous en connaissions plusieurs ! Leur formation initiale était ou occultée par leurs activités présentes, ou considérée comme non mathématique car appliquée, ou ignorée ; on remarque ainsi, dès maintenant, que pour une embauche dans une

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DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS 36 1

entreprise dont le champ scientifique n'est pas très "pointu", il est préférable de ne pas se présenter comme exclusivement mathématicien (voir les commentaires sur l'évolution des tâches ou l'acquisition d'une deuxième technique dans le corps du compte-rendu).

Notre enquête a porté sur un ensemble de 3 3 personnes, que nous ne pouvons considérer comme un "échantillon représentatif" : une moitié d'entre elles faisait déjà partie de nos relations de travail (encadrement de stages en entreprise d'étudiants de 3ème cycle, intérêts scientifiques communs...), ou était constituée d'anciens étudiants maintenant cadres dans l'industrie ou le secteur tertiaire. Compte tenu de nos propres appartenances scientifiques, les domaines explorés ont été principalement ceux où l'analyse numérique, le calcul scientifique, le codage, les mathématiques financières, les probabilités et les statistiques s'imposent. La plupart des entreprises contactées sont très im?ortantes, voire multinationales (liste en annexe) ; une inconnue, difficile à cerner, est celle de l'ouverture éventuelle des entreprises de petite taille à l'utilisation des produits mathématiques.

Cette enquête est donc à considérer comme un "coup de sonde" : un de ses intérêts est que nous avons cherché à voir qui dans une entreprise décide de l'embauche d'un mathématicien (l'institution ou celui qui va l'utiliser) et sur quels critères il est choisi.

Nous avons complété cette enquête par un dépouillement non systématique des offres d'emplois au niveau Bac+5 du Monde en octobre et novembre 1987. Nous y avons repéré 3 types d'annonces (une trentaine au total) intéressant les titulaires d'un diplôme de mathématiques : celles qui demandent des titulaires d'un diplôme scientifique universitaire sans autre précision (40% de l'échantillon), celles qui demandent un mathématicien sans préciser la spécialité (40% de l'échantillon), enfin celles qui précisent la spécialité. Pour ces dernières, les mathématiques financières et les statistiques sont largement en tête. 11 nous a semblé que certaines annonces qui ne mentionnaient pas dans leur libellé les diplômes universitaires ou les mathématiques auraient pu le faire (voir les commentaires sur l'acquisition d'une deuxième technique et sur le recrutement).

Précisons la répartition de nos interlocuteurs suivant leur emploi :

- 4 Chefs du personnel ou Responsables de la gestion des cadres,

- 11 Chefs de service ou de département utilisant des mathématiciens,

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D. BARSKY et al .

- 12 Ingénieurs,

- 6 Divers.

Par ailleurs, au sens de la définition ci-dessus, parmi eux 23 étaient mathématiciens, 9 étaient non-mathématiciens.

1. Recrutement

D'après notre enquête, on peut distinguer trois catégories d'entreprises qui recrutent un nombre non négligeable de mathématiciens : les grandes entreprises dans les secteurs de pointe, les sociétés de service en mathématiques appliquées et en informatique et le secteur des banques et des assurances.

Les grandes entreprises des secteurs de pointe ont besoin de mathématiciens appliqués ; actuellement, il s'agit principalement d'analystes numériciens. Ces entreprises ont l'habitude de recruter des ingénieurs de grandes écoles et les universitaires ont du mal à y entrer. Elles ont employé des analystes numériciens formés à l'université lorsque l'université avait le monopole de cette formation. Les passerelles grandes écoles / troisième cycle étant maintenant en place, ce créneau est moins ouvert. Il y a cependant des chefs de service (d'origine universitaire) qui poussent au recrutement d'universitaires : ils se heurtent aux habitudes des services de personnel.

Pourquoi une entreprise préfère-t-elle un ingénieur grande école à un universitaire ? Sans doute pour l'impression de garantie qu'offre le label grande école : le candidat a fait ses preuves pour y entrer et a reçu une formation pluri-disciplinaire. On est donc assuré d'une certaine "capacité intellectuelle" et d'une faculté d'adaptation. Par ailleurs, l'entreprise a l'impression que pour un même diplôme universitaire, le niveau des étudiants est plus inégal ; elle n'embauchera donc un universitaire que si elle le connaît, soit par recommandation directe de quelqu'un en qui elle a confiance, par exemple un enseignant avec qui elle a l'habitude de travailler, soit à la suite d'un stage ou d'une thèse en milieu industriel. La thèse en entreprise se développe beaucoup ces dernières années. Elle est clairement utilisée comme moyen d'apprécier les qualités d'un jeune mathématicien, de tester son aptitude à s'intégrer et à évoluer dans l'entreprise.

Il existe de plus en plus de sociétés de service en mathématiques appliquées et informatique ; elles gravitent souvent autour de grandes

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DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS 363

entreprises. Ces sociétés sont plus neuves, ont moins de traditions d'embauche et donc font plus de place aux universitaires. Elles recrutent volontiers à bac+5 des titulaires de DESS et DEA de mathématiques appliquées. Il y a actuellement une forte demande de ces sociétés.

Le secteur des banques et des assurances embauche traditionnellement des statisticiens et des actuaires. Les techniques de modélisation devenant de plus en plus sophistiquées, les banques se tournent également depuis peu vers des mathématiciens appliqués à spectre plus large (à partir de bact5). Ayant toujours eu l'habitude de recruter des universitaires économistes, elles n'ont pas d'a priori anti-universitaire, au contraire. Toute formation initiale mixte économie-mathématique est la bienvenue, mais n'est pas à l'heure actuelle indispensable. La personnalité d'un candidat compte beaucoup : le jeune mathématicien doit être prêt à acquérir "sur le tas" une formation en économie et à en intégrer rapidement les techniques. Il doit aussi être jugé apte à évoluer ensuite dans les différents secteurs de l'entreprise.

Enfin, signalons qu'il y a un manque criant d'actuaires en France : les compagnies d'assurances envisagent de créer leur propre formation devant cette carence de l'université.

2. Activités et tentative de description des carrières

Il y a une nette différence entre l'activité de début de carrière et son évolution ultérieure. Pour tous ceux que nous avons interrogés et qui ont été recrutés en tant que mathématiciens, le travail de départ est, ou a été, effectivement scientifique (et en tout cas non administratif).

Les champs d'application que nous avons rencontrés au cours de notre enquête recouvraient :

- le Calcul Scientifique (modélisation, résolution numérique, développement et test de logiciels),

- le Codage (cryptographie, expertise d'algorithme),

- les Mathématiques financières et le calcul actuariel,

- les Probabilités (fiabilité, maintenance),

- les Statistiques (statistique descriptive, analyse des données, séries temporelles).

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Dans certains organismes, les mathématiciens servent de consultants pour les problèmes de mathématiques. Dans les secteurs à vocation scientifique (ex : aérospatiale), il y a des services mathématiques autonomes. On y demande au mathématicien un travail de réflexion et de résolution utilisant des méthodes récentes, et en particulier d'être au courant des nouveautés. On attend de lui que non seulement il sache résoudre les problèmes bien posés, mais aussi qu'il soit capable de voir pourquoi un problème industriel est mal posé, de le transformer et de le résoudre effectivement : la contrainte permanente est que le produit fini doit être vendu. Au bout de quelques années (très variables suivant les entreprises), l'accès aux postes de responsabilité se fait par l'acceptation de tâches administratives et la polyvalence : un parcours en zigzag est obligatoire.

L'exemple du groupe de Recherche Opérationnelle du Crédit Lyonnais est, à ce titre, significatif : le service travaille comme groupe de service pour toute la Banque ; ses membres y passent trois ans, puis vont occuper un poste dans tout autre secteur de l'établissement. Cette politique semble être suivie dans l'ensemble du secteur bancaire et financier ainsi que dans les assurances.

Dans les entreprises à tradition très scientifique (aérospatiale, EDF), un ingénieur-chercheur peut le rester toute sa carrière, mais souvent à son détriment.

Un thème a été évoqué par beaucoup de nos interlocuteurs : il faut que les mathématiciens embauchés, outre la pratique de la programmation, soient prêts à appréhender un autre domaine et ses techniques (parmi les sujets cités : géophysique, économie, finances, théorie des réseaux, langage-machine) aussi bien pour réaliser concrètement leur travail dans l'entreprise qui les a recrutés, que pour augmenter leur mobilité sur le marché du travail.

Certains nous ont fait part d'ouvertures faites actuellement aux mathématiciens dans le domaine de la chimie (contrôle de processus - identification de paramètres), dans celui de la construction informatique (contrôle de qualité des systèmes logiques...), dans les systèmes experts et, bien sûr, en mathématiques financières.

Signalons, par ailleurs, que certaines entreprises de grande taille dans les techniques de pointe (ex : Matra, Thomson, IBM) ont un petit groupe de mathématiciens de très haut niveau (style chercheur), souvent recrutés parmi le personnel CNRS ou Universitaire (voir Table ronde "Mathématiciens dans l'industrie"), dont le rôle est plus

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DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS 365

stratégique (par exemple, participation à l'orientation à moyen et long terme).

Les grandes entreprises ont une grille de salaires qui ne permet que difficilement aux universitaires, même pourvus d'une thèse, de "rattraper" les gens des grandes écoles.

3. Quelques commentaires

Tout d'abord, nous sommes heureux de dire que nous avons été partout très bien accueillis et que, même lorsque nos contacts ne s'appuyaient sur aucune relation de travail antérieure ("chasseur de têtes", responsables de la gestion des cadres, une partie du secteur bancaire..) toutes les interviews que nous avons sollicitées ont été réalisées. La nécessité d'utiliser des mathématiciens est clairement dans l'air du temps et nos interlocuteurs nous ont sans réticence consacré du temps et ont répondu de bonne grâce à nos questions.

La nécessité d'élargir les relations Entreprise-Université (intervention des industriels dans le contenu des cours, accueil de stagiaires, thèses de pré-embauche ...) et surtout la méconnaissance de l'université dans l'entreprise ont été des thèmes souvent entendus : dans les services du personnel des sociétés de taille importante, on regrette l'absence de suivi des étudiants à l'université (pas d'annuaires, peu d'associations d'anciens élèves) et l'on dit se perdre dans le dédale des nouvelles formations (maîtrises ou diplômes de troisième cycle à noms variés !) Par ailleurs, de tels contacts sont, semble-t-il, difficiles à engager par les entreprises plus modestes, ou dont la vocation scientifique n'est pas très pointue : on ne sait à qui s'adresser.

Dans le même ordre d'idées, nos anciens étudiants, qui étaient tous satisfaits de la spécialisation reçue à l'université, confirmaient cette ignorance par l'entreprise de leurs compétences spécifiques. Leurs cibles pour une embauche (lorsqu'ils ne sont titulaires que de diplômes universitaires) sont actuellement les sociétés de service, moins rigides et où les salaires leur sont nettement plus favorables, ou bien les "nouveaux domaines" que I'université doit guetter, afin de développer les enseignements et les secteurs de recherche "porteurs". Enfin, ils sont actuellement favorablement accueillis dans le secteur tertiaire.

Nous remercions M. Balasko, Mme Baumlin (FNMF), Mme Bègue (AMD-BA), M. Bossavit (EDF), M. Brémaud (ENSTA), Mme Campana (CNET), M. Carpentier (EDF), M. Chassé (CNET), Mme Chatelin (IBM), M. Chognard (SNCF), M. Delabrière (Groupe

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Printemps), M. Del Cerro (Thomson), M. Demonchy (Ministère des Finances), M. Duby (IBM), M. Dupart (Matra), M. Gresh (Monde Diplomatique), M. Hurault (UAP), Mme Laurent (CNET), M. Lattés (Paribas), M. Leibundgut (Crédit Lyonnais), M. Maujaret (BNP), Mme Métivet (EDF), M. Mosseini (Crédit Lyonnais), M. Pénicaut (Saint Gobain), M. Rauch (FNMF), M. Raynaud, M. Santonastasi (Thomson), Mme Tissier (SEGIME), M. Trouvé, et les sociétés AMD-BA, ONERA.

IV. A PROPOS DU NOMBRE DE MATHEMATICIENNES par Colette Moeglin

Avant de commenter les chiffres dont nous disposons concernant le nombre de filles dans les filières à dominante mathématique, quelques remarques s'imposent. Ces chiffres sont assez peu précis et surtout ne sont pas très fins ; cela traduit la difficulté qu'il y a à se les procurer, la variable garçon/fille, homme/femme étant considérée par beaucoup comme secondaire. L'idée généralement admise est que pour des raisons traditionnelles, les filles sont moins présentes que les garçons dans ces filières, mais que la situation s'améliore et qu'il suffit de laisser faire la mixité des études. Cette idée est malheureusement fausse en ce qui concerne les mathématiques et j'insiste sur le fait que la situation dans ce domaine est différente de celle des autres disciplines dites scientifiques, par exemple la physique et a fortiori les sciences de la vie. D'où la nécessité de chiffres spécifiques à ce domaine.

Commençons par les résultats au baccalauréat série C. Le taux de réussite des filles est à peu près invariablement supérieur de 3% à '

celui des garçons (il n'est que légèrement supérieur à celui des garçons si l'on ne prend en compte que les reçus sans oral). Mais le pourcentage de filles parmi les reçus au baccalauréat C, après avoir fortement augmenté jusqu'en 1980, a chuté ces dernières années pour devenir inférieur à son niveau de 1973. Le pourcentage de filles en terminale C suit une courbe analogue. Précisons que l'on ne peut déceler de transfert de la série C vers la série D et que cette chute semble donc avoir des causes antérieures à l'orientation après la lère S.

Dans les études post-baccalauréat, les filles continuent à choisir massivement les filières les plus classiques : classes préparatoires, université. Le pourcentage de filles à l'université dans l'ensemble des sections à dominante mathématique ne progresse pas, alors qu'il le fait dans toutes les autres disciplines. En classes préparatoires Ière année,

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DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS 367

i.e. mathématiques supérieures, le pourcentage des filles est passé de 1968 à 1986 de moins de 12% à plus de 19%. Mais ce chiffre de 19% semble être un plafond atteint depuis 1976. La courbe d u pourcentage de filles parmi les élèves des secondes années section M suit actuellement celle des Sup., mais pour la section M' cette courbe est inquiétante, le pourcentage des filles étant redevenu inférieur à celui du début des années 70. (Actuellement il est environ de 14%). Evidemrnent ces chiffres doivent se discuter en liaison avec les débouchés souhaités et obtenus par les filles. Mais dans ce domaine peu de chiffres sont disponibles et fiables. A l'université, il est clair que les filles forment la plus grasse partie des préparations au CAPES et à l'agrégation et qu'elles profitent peu des possibilités que leur offrent les études universitaires d'acquérir un diplôme d'ingénieur ou l'équivalent. A la sortie des classes préparatoires les filles démissionnent moins que les garçons au concours d'entrée des 3 ENS, mais il entre moins de 14% de filles à 1'Ecole Polytechnique et à 1'Ecole Normale Supérieure. A ce propos, il est important de signaler que les chiffres donnés sont globaux alors que la répartition filles/garçons varie suivant les établissements (en particulier en fonction de leur prestige). Si l'on regarde un concours comme celui des ENSI, le pourcentage de filles parmi les reçus est un peu supérieur au pourcentage de filles parmi les candidats, et en accord avec le nombre de filles en M et M' (rappelons que certains des reçus aux ENSI sont des élèves de M' et que ce concours a lieu en même temps que celui de Polytechnique). On ne peut donc pas conclure à une amélioration de la situation en faveur des filles. En outre, avec la mixité des concours d'entrée dans les ENS vient de disparaître un des avantages qu'avaient les filles.

Il est inutile d'épiloguer longuement sur le fait que les femmes parmi les universitaires de rang A sont rares : 9,596 de rang A mais 26% de rang B. La situation au CNRS est analogue.

La situation en mathématique a bien sûr des traits communs avec celles des autres professions. Mais l'une des explications au trop petit nombre de mathématiciennes semble être que les filles sont trop peu poussées dans leurs études par leur entourage et que les schémas traditionnels continuent à servir de modèle. La difficulté fondamentale est bien de convaincre les filles de se lancer dans des filières à dominante mathématique et d'avoir une ambition suffisante pour y réussir. A ce titre le blocage des carrières, le peu de recrutement ont un effet dissuasif (le nombre de candidates au concours d'entrée à 1'Ecole Normale Supérieure a été divisé par 2 depuis l'introduction de la mixité).

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V. LES RECRUTEMENTS DANS L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR E T AU CNRS par Daniel Barsky et Jean-Yves Mérindol

L'évaluation des flux de recrutement universitaire est un problème délicat. Celui des flux de recrutement au CNRS est beaucoup plus simple du fait de la structure nationale du CNRS.

Tout d'abord rappelons que le nombre de chercheurs au CNRS est de 220. Le nombre de recrutements annuels au CNRS est la somme des postes créés, des démissions enregistrées et des départs à la retraite. Ces derniers sont inexistants pour l'instant : 1 seul départ à la retraite entre 1982 et 1987, le prochain est prévu pour 1992/94l). Par contre les démissions représentent une proportion importante du recrutement en mathématiques au CNRS, plus de 30%. La quasi totalité des départs est à destination de l'enseignement supérieur, depuis peu une partie des départs est à destination des ~ t a t s - u n i s 2 ) , et une autre à des potentiels vers l'industrie (c'est-à-dire que les démissions du CNRS ne sont pas encore effective^)^). La politique des mathématiciens dans les années 50/70 vis-à-vis du CNRS était que les chercheurs du CNRS devaient prendre un poste de professeur dans l'enseignement supérieur une fois leur thèse (d'Etat) soutenue. Cette politique a fonctionné tant que le nombre de postes de professeurs vacants était important, c'est-à-dire jusqu'en 1972/74. A partir de cette date le faible nombre de recrutements universitaires n'a plus permis la continuation de cette politique. Ceci explique le faible nombre de chercheurs au CNRS en mathématiques. Rappelons que dans les années 1980, une politique délibérée d'expansion du CNRS a été mise en place pour compenser partiellement au moins le blocage du recrutement universitaire. Les mathématiques n'en ont profité qu'au prorata de leur poids au CNRS. Le faible nombre de chercheurs CNRS parmi les mathématiciens (moins de 10°/o) a empêché les mathématiques de compenser ainsi l'absence de postes universitaires, alors que des disciplines comme la physique, dont le nombre de chercheurs CNRS dépasse 30°/o, ont pu mieux profiter de cette politique.

Grâce aux créations régulières de postes au CNRS et aux démissions, le taux de renouvellement de la section 3 "Mathématiques et Modèles Mathématiques" est resté supérieur à 5% depuis des années.

1) Voir la pyramide des âges dans l'annexe 4.

2) Voir le rapport sur "La fuite des cerveaux".

3) Voir le rapport sur "Les mathématiciens dans le monde économique".

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DEMOGFiAPHIE DES MATHEMATICIENS 369

Pratiquement tous les recrutés sont des jeunes chercheurs.

Année

Rec ru temen t CNRS Démissions CNRS Taux de renouvellement

A l'université la situation est plus confuse. Tout d'abord rappelons que le nombre de mathématiciens relevant de la 23ème section du CSU est de 2300.

82 83 84 85 86 87

2 1 17 1 O 12 14 1 2 * 7 5 3 5 6 4 *

10% 8,5% 5% 5,5% 7% 5O/0

On peut assez facilement connaître le nombre de postes piibliés au Journal Officiel. Mais un poste peut être pourvu par mutation ou par recrutement. Dans le cas de pourvoi du poste par mutation, le poste du mutant est publié au même mouvement comme susceptible d'être vacant ou dans un mouvement ultérieur comme vacant, d'où une cause systématique d'erreur. Si le poste pourvu par recrutement est un poste de professeur, il se peut que l'heureux élu soit un Maître de Conférence, dans ce cas son poste est, en général, publié dans un mouvement ultérieur (donnant lieu ainsi à une "cascade"), d'où une autre cause d'erreur systématique. Il semble que ces dernières années les postes pourvus par mutations représentent 10 à 15% du total.

Une autre manière de compter les recrutements dans l'enseignement supérieur est de compter les emplois créés et d'ajouter les départs à la retraite, une dizaine par an actuellement1), en augmentation continue et faible depuis des années et les démissions, très faibles actuellement2). Mais les emplois créés pour une année donnée, ne sont actuellement pourvus que longtemps après leur parution au Journal Officiel ; en outre les "cascades" mettent du temps à se terminer. Par exemple les postes prévus aux budgets 1985 et 1986 ne seront pourvus qu'en 1988 pour la plupart. On aboutit par les deux méthodes à l'estimation suivante, qui repose sur l'hypothèse que les mathématiques occupent une part constante de 6,596 des emplois créés :

82 83 84 85 86 87

32 35 47 41 51 40 Re t r a i t e s , démissions Tota l 37 40 53 48 58 49

1) Voir "La pyramide des âges" dans l'annexe 4. 2) Voir le rapport sur "La fuite des cerveaux".

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Dans les emplois créés, nous n'avons pas compté la catégorie des Allocataires d'Enseignement en 1984. Ils ne représentent que 10 à 15 postes par an sur 3 ans, puisque ce sont des emplois limités à 3 ans.

Pour avoir une idée de la part occupée par les Jeunes dans le recrutement universitaire, il faudrait défalquer du total des recrutements les chercheurs CNRS recrutés, les emplois utilisés pour promouvoir des assistants (dont les postes sont ensuite supprimés ou remplacés par des postes de type Allocataires d'~nseigneanentl)) et les emplois utilisés pour stabiliser des personnes engagées dans la recherche sur des emplois précaires. On peut mesurer grossièrement ces paramètres en remarquant qu'en 1986 :

23 membres de la 23ème section du CSU avaient moins de 30 ans, 139 avaient moins de 35 ans, 2 10 avaient 42 ans,

11 30 avaient entre 42 et 49 ans.

Autrement dit, les postes créés dans le supérieur depuis quelques années, après un étiage quasi-absolu, ont servi pour l'instant à rattraper les retards de carrière ou à stabiliser des situations précaires dues à l'absence de recrutement dans la période antérieure. Ceci changera peut-être avec les postes des budgets 1985-86-87, 150 environ, qui ne seront pourvus qu'en 1 98 8.

Mais 55/60 recrutements apparents annuels au CNRS et. à l'université ne suffisent pas à assurer le simpie renouvellement d'une population de 2500 mathématiciens. On compte, en effet, classiquement que le taux de renouvellement d'une telle population doit être de 3 à 4% dans l'hypothèse d'une pyramide des âges parfaite, c'est-à-dire 75 à 100 recrutements annuels. Ceci ne tient pas compte des départs massifs à la retraite entre les années 2003 et 2010. La moitié des 2300 enseignants du supérieur relevant de la 23ème section du CSU partiront à la retraite entre ces dates. Le nombre des départs à la retraite2) va passer d'une dizaine par an jusqu'en 199 1, à 22/25 par an de 1992 à 1995, puis à 40 par an entre 1996 et 1998, atteindre 100 en l'an 200 1 et augmenter encore jusqu'à 2 10 en 20 10.

1) Voir le rapport sur "Les données chiffrées sur les mathématiques au niveau post bac".

2) Dans l'hypothèse d'un départ a la retraite à 65 ans.

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DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS

VI. ET LA FORMATION ? par Jean-Yves Mérindol

On sait que le constat démographique n'est en rien brillant. Moins de 6% des enseignants-chercheurs en mathématiques ont moins de 35 ans. Moins de 7% des enseignants du second degré (agrégés, certifiés et adjoints d'enseignement) ont moins de 30 ans. Le nombre des bacheliers C augmente très lentement depuis une dizaine d'années1) (de 30 400 en 1975 à 34 500 en 1986 : soit une progression de 13% en 1 1 ans). Rappelons que pour la même période la possession de la tranche d'âge des 18 ans fut de 4% et la progression des bacheliers de 28%. Plus grave encore, le nombre total de bacheliers scientifiques (C+D+E) stagne depuis une dizaine d'années autour de 85 000 : ce qui signifie donc une baisse régulière du pourcentage d'une génération obtenant un baccalauréat scientifique.

Si l'on tient compte de la courbe actuelle de natalité (de 880 000 naissances en 197 1, on est tombé à 720 000 en 1976 et il y a depuis une légère remontée autour de 750 000) on devrait même peut-être connaître une Laisse du nombre de bacheliers scientifiques dans les prochaines années. Et ce ne sont pas les étudiants étrangers qui compenseront cette baisse : ils sont de moins en moins nombreux, la hausse était constante de 1945 à 1982, mais il y a eu rupture en 1983.

A moins bien sûr que toutes les courbes ne s'inversent par suite de modifications profondes dans les orientations des lycéens. Comment obtenir ces modifications ? On essayera de tracer quelques pistes plus loin.

2. Les besoins

Ce qui rend la situation extraordinaire, c'est qu'au moment où cette baisse devrait commencer à se produire on aura besoin d'un nombre considérable de nouveaux diplômés et en particulier de nouveaux scientifiques. Il faudra faire face à deux grands problèmes dont les effets vont se cumuler.

Le premier est assez facile à quantifier. Il s'agit du problème des départs massifs à la retraite. Par exemple pour les enseignants de

1) Voir aussi le compte-rendu de la table ronde.

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

372 D. BARSKY et al .

mathématiques du supérieur, on devrait atteindre en l'an 2000 (dans 13 ans : c'est tout proche, songez à 1974 c'était il y a 13 ans ! ) environ 100 départs par an contre moins d'une quinzaine aujourd'hui. Même phénomène pour les enseignants du secondaire : par exemple dans les lycées, les retraités en mathématiques passeront de 150 à plus de 600. Mais il ne faut pas oublier de parler des ingénieurs, cadres et techniciens. Eux aussi partiront à la retraite. Les recrutements massifs pendant les années 60-73 ne furent pas le seul fait de 1'Education Nationale.

Le deuxième aspect est celui de l'accroissement général du niveau de qualification. La prévision est ici infiniment plus délicate et les chiffres doivent être maniés avec une prudence infinie.

Le BIPE (Bureau d'Information et de Prévision Economique) s'y est essayé en particulier à la demande du Haut Comité Education-Economie (organisme consultatif de rélexion présidé par Monsieur Daniel Bloch, ancien directeur de ~'INPG')). Les conclusions sont intéressantes mais inquiétantes. Voici quelques extraits significatifs :

Les niveaux licence) devraient de 11%.

ca tégor ie professionnelle

Ingénieurs e t Techniciens

Cadres te r t ia i res supérieurs e t intermédiaire

Formation/ Enseignement

de formation 1-11 (en gros, supérieur ou égal à la passer de 5,5% de la population active à plus

1) Ins t i tu t National Polytechnique de Grenoble.

O/o au sein de la population

ac t ive 82

4,9

9,5

5,2

TOME 115 - 1987 - Supplément

O/o au sein de la population

ac t ive 2000

9

12

7

DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS

Voici un tableau chiffré donnant l'évolution prévue par le BIPE des emplois 1-11 :

La précision des chiffres est certainement un peu absurde et la méthode pour les obtenir n'est pas nécessairement convaincante, mais la tendance générale n'est pas discutée : il faudra en une quinzaine d'années former plusieurs centaines de milliers de personnes nouvelles en formation initiale, autant en formation continue et remplacer celles qui partent à la retraite. Le tout dépassera, et de loin, tout ce que l'on a fait jusqu'à maintenant:

Administration e t commerce

Ingénieurs e t cadres techniques

Professeurs e t professions scien-

tifiques

Professions libérales

Ce problème se pose d'ailleurs dans tous les pays développés, ne parlons pas des besoins des autres pays.

Sait-on par exemple que les USA n'ont pas assez d'étudiants en sciences et en particulier en mathématiques. Les tableaux ci-dessous sont éloquents1) :

Cadres de la 115 O00 218 O00 +103 O00 fonction publique

TOTAL

1982

151 O00

171 O00

268 O00

135 O00

1) Notices de i1American Mathematical Society, vol. 34, n' 5, 1987, pp. 748-750

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

2000

598 O00

541 O00

446 O00

266 O00

différence

+447 O00

+370 O00

+178 O00

+131 O00

D. BARSKY et al.

Table 1. NSF Data on Graduate Enrollments

TOME 115 - 1987 - Supplément

DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS

Table II. NSF Data on 1984 Graduate Enrollments by field

Economics 8 976 3 522 39,2O/o

Table m. Foreign Graduate Enrollments in Mathematics

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEhaATIQUE DE FRANCE

376 D. BARSKY et al.

La fuite des cerveaux est aussi la conséquence de la bataille engagée par les USA pour résoudre des problèmes de recherche et de formation.

3. Et les mathématiques

Je me limiterai ici à deux problèmes de nature assez différente :

1 - La stagnation du nombre des diplômés scientifiques du secondaire est des plus inquiétantes. Cette stagnation est d'autant plus dramatique que l'on sait qu'un bon nombre de ceux qui choisissent le bac C n'ont aucune intention de poursuivre des études scientifiques. Pire encore : il en est de même pour une partie des étudiants des classes préparatoires scientifiques. Je fais ici une proposition que certains jugeront paradoxale : pour sauver les formations scientifiques, i l faut abaisser et modifier les exigences en mathématiques dans le secondaire. La surenchère sur les programmes, sur les parties "indispensables" à connaître, la sélection par les mathématiques ont conféré à cette discipline un critère d'excellence. Mais il est à terme mortel pour les mathématiques de voir perdurer cette situation.

2 - Les mathématiques sont partout. A la fois comme technique de calcul, comme méthode conceptuelle, comme discipline de service, comme langage théorique. Il faut en tirer les conclusions en matière de formation dans l'enseignement supérieur. Ceci a-t-il été vraiment fait ? Il y a en France environ quarante DEA de mathématiques contre seulement 4 D E S . Il y a seulement une poignée de Maîtrises Sciences et Techniques à dominante mathématiques. La filière "Maîtrise d'Ingénierie Mathématiques" ne fut créée qu'en 1984 et ne forme pour l'instant que moins de 100 étudiants par an. Combien de formations en biomathématiques, ou encore en économie mathématique ? On ne peut certes pas accuser les mathématiciens d'être les seuls responsables, ni même les principaux responsables de cette situation. Mais il est tout de même indispensable d'innover et de développer des formations diversifées. Et cela, pas seulement dans les seconds et troisièmes cycles. Il est par exemple indispensable de créer de nouveaux premiers cycles qui mélangent la technologie ou les sciences de la vie ou l'informatique et les mathématiques, cette dernière discipline étant utilisée comme discipline de service. Malgré le jeu des options, filières, mentions, le découpage DEUG A/ DEUG B est insuffisant pour tenir réellement compte des acquis très variés des nouveaux bacheliers (bac C, D, E, F ,... ).

TOME 115 - 1987 - Supplément

DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS 377

Je regrette un peu que la formation supérieure en mathéma- tiques soit essentiellement abordée dans ce colloque à travers deux aspects : les grandes écoles et la formation des enseignants. Cela est nécessaire mais insuffisant. Pourquoi rien sur les IUT, pourquoi rien sur les mathématiques pour non scientifiques (historiens, psychologues,...)? Il y a là aussi un champ d'action et de réflexion. Il est vrai que ce ne peut être fait en une seule fois.

4. Demain

Ce Colloque est, je l'espère, une occasion pour que soient mieux perçues l'utilité et l'importance des mathématiques. Mais cette chance sera d'autant mieux saisie que les établissements d'enseignement supérieur (Ecoles et Universités) sauront rénover leurs formations et en inventer d'autres. Ceci est certes affaire d'argent, de postes d'enseignants, mais aussi d'imagination et d'ouverture sur les besoins sociaux. Il y a là des défis à relever.

VII. COMPTE RENDU DE LA TABLE RONDE B2

Démographie des Mathématiciens La fuite des cerveaux

Des mathématiques à l'industrie

1. Mathématiciens dans l'industrie (Y. Delabrière, A. Raoult, P.Y. Tissier)

Il s'agit ici uniquement du résultat d'enquêtes et d'expériences personnelles qui sont loin de prétendre à l'exhaustivité, en particulier dans les domaines mathématiques couverts. Le mot mathématicien est entendu comme titulaire d'un diplôme de mathématiques de niveau Bac+5 ou au- delà (DEA de mathématiques, DESS, thèse, éventuelle- ment agrégation) employé dans des entreprises.

Il y a actuellement une demande de mathématiciens de haut niveau dans l'industrie, les banques, les assurances, les sociétés de service, etc ... Insistons sur les faits suivants qui ressortent de toutes les enquêtes faites. Un mathématicien qui veut aller travailler en entreprise doit avoir une double formation (mathéma- tiques+mécanique, + économie, + informatique, + physique, + biologie, etc ...) ou, à tout le moins, être prêt à acquérir cette double formation dès son entrée dans l'entreprise. Au moment de l'embauche,

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

378 D. BARSKY et al.

il doit insister sur sa volonté de travailler dans l'industrie et sur sa capacité à évoluer par rapport à sa formation initiale, sans insister trop sur sa qualité de mathématicien et d'universitaire.

Les mathématiciens diplômés d'une Grande Ecole ont un avantage par rapport aux purs produits universitaires car les entreprises estiment avoir une garantie par la double sélection qu'ils ont subie (classe préparatoire, concours d'entrée). La situation peut évoluer à l'avenir si le mouvement d'embauche de mathématiciens qui se dessine dans les entreprises se poursuit et, si nous fournissons des personnes de qualité qui prendront des postes de responsabilité. Les diplômés universitaires sont en nombre faible par rapport aux diplômés des Grandes Ecoles, il n'est donc pas étonnant que les entreprises les connaissent peu. Les services du personnel se perdent dans le maquis des trop nombreux diplômes universitaires (DEA, D E S , MST, MASF, Maîtrise, MIM, Magistère, etc...). Ils regrettent l'absence d'annuaire à l'université, et ils se plaignent du trop faible nombre d'associations d'anciens élèves, c'est-à-dire en fait de points de contacts. Les salaires de début à Bac+5 sont de l'ordre de 12 000 / 13 000 francs/mois et de 14 000 / 15 000 francs/mois avec une thèse (rappelons qu'un Maître de Conférence débute à 8500 francs/mois) un peu plus avec un diplôme de Grande Ecole. Après 5 ans, ces salaires peuvent atteindre 35 à 60% de plus.

Les banques, les assurances, les services financiers représentent un secteur en pleine expansion pour les mathématiciens. La concurrence des grandes Ecoles y est faible, mais la situation pourrait changer si elles commençaient à s'y investir. Au départ ce secteur recherchait essentiellement des statisticiens ; maintenant il recherche aussi des spécialistes d'autres domaines des mathématiques et surtout des mathématiciens pouvant évoluer. Les "technologies de pointe" cherchent surtout des mathématiciens appliqués (analyse numérique et probabilités) et plus encore des ingénieurs avec une thèse de mathématiques. Il y a des possibilités importantes de thèse en entreprise dans le domaine du calcul scientifique ; néanmoins la situation semble pouvoir évoluer à la fois pour les domaines mathématiques demandés et pour les diplômes demandés.

Les sociétés de service recrutent de manière importante au niveau D E S mais en général sur contrat, et nous n'avons pas encore beaucoup d'expérience de ce qui arrive au bout du contrat.

Enfin, en plus des mathématiciens de niveau DEA er au-delà, certaines entreprises semblent être intéressées par l'embauche au niveau DEUG A de façon à avoir des techniciens plus polyvalents que ceux formés par les IUT.

TOME 115 - 1987 - Supplément

DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS

2. Conclusions (Y. Delabrière)

L'intervenant, ancien mathématicien, tire les conclusions de ce débat, vu par quelqu'un d'extérieur au milieu mathématique et avec un oeil volontairement critique. Il confirme la forte demande de mathématiciens et de mathématiques dans les banques, assurances, etc..

Les mathématiciens manquent d'organisation interne et manquent de contacts externes (comment un séminaire sur les mathématiques financières peut-il fonctionner sans financiers ?). Ils ne savent pas gérer leur corps. Le blocage des carrières est automatique. Un corps ne peut pas fonctionner sans départs à tous les niveaux (en particulier à la tête) et sans "tour extérieur". Il n'y a pas de reconnaissance des qualités professionnelles, ni sanctions à l'université. Sans nier le problème des salaires, il ne faut pas lui attacher une importance démesurée ; il y a de nombreux moyens de les compenser, même en mathématiques.

Il y a peu de perspectives professionnelles faute de liens avec le monde extérieur. Il faut favoriser les échanges avec la vie civile. Ces échanges ne sont pas organisés faute d'associations, de contacts. Les diplômes sont mal compris dans le "monde extérieur". Pour les postes à partir d'un certain niveau, il ne peut pas y avoir de formations adaptées ; il ne faut donc pas multiplier les diplômes, mais plutôt les contacts sur le modèle des Grandes Ecoles.

Pour conclure, Y. Delabrière insiste sur le besoin d'organisation interne des mathématiques ("aide toi et le ciel t'aidera") et sur la nécessité absolue de contacts extérieurs.

VIII. ESSAI D'EVALUATION DU FLUX D'ENTREE DANS L A RECHERCHE MATHEMATIQUE E N FRANCE E N 1986 par J.P. Raoult (Président du Groupe d'Experts chargé de la Répartition des Allocations de Recherche du M.R.E.S. en Mathématiques)

La diversité des cursus et des statuts des personnels qui, à l'issue de leurs études, abordent, à temps complet ou à temps partiel, une activité de recherche scientifique, rend difficile l'évaluation des flux d'entrée annuels dans la recherche mathématique dans notre pays. En effet les laboratoires de mathématiques accueillent à la fois des jeunes chercheurs bénéficiant d'un statut plus ou moins temporaire (de chercheur à temps p!ein, d'enseignant-chercheur ou de boursier) et des thésards sans statut, soit qu'ils soient totalement démunis de

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

380 D. BARSKY et al.

rémunération, soit qu'ils soient rémunérés pour une activité autre que la recherche qu'ils mènent (en particulier enseignants dans le secondaire, en général non titulaires).

Afin d'obtenir des informations aussi cohérentes et aussi fiables que possible, nous avons choisi de tâcher de "saisir" les jeunes chercheurs au moment où, pour la première fois de leur carrière, ils sont rémunérés pour une activité dont la recherche mathématique fait statutairement partie. En effet c'est à ce stade qu'on trouve un certain nombre de contingents annuels dont les effectifs globaux sont connus : Allocataires de Recherche (A.R., ex "boursiers DGRST"), Allocataires d'Enseignement Supérieur (A.E.S.), Anciens Normaliens Doctorants (A.N.D.). D'autre part ces personnels sont considérés comme ayant vocation à poursuivre une carrière de recherche et il sera relativement facile, dans une phase ultbrieure de l'étude, de suivre leurs carrières et évaluer les évasions qui se produiront hors de la recherche.

Ce choix du champ de l'enquête laissait ouvert quatre problèmes :

a) Cas de recherches "pluridisciplinaires" : il appartenait bien sûr aux laboratoires ayant répondu à notre enquête de dire qui ils considéraient comme figurant parmi leurs effectifs ;

b) Recensement des emplois de recherche du type "bourse industrielle" ou "contrat de recherche" : ces types de rémunération entraient bien dans le champ de notre enquête ;

c) Place des chercheurs étrangers : nous n'avons pas inclus dans le champ de notre enquête les chercheurs étrangers ayant vocation à retourner dans leur pays (enseignants associés, boursiers du Gouvernement français, bénéficiaires de bourses étrangères) mais nous sommes efforcés de recenser les étrangers occupant des emplois qui leur sont attribués dans une perspective de séjour définitif ou à long terme en France (A.R.) ;

d) Cas de personnels qui passent d'un statut de "débutant" à un autre, moins précaire : A.E.S. (statut conçu pour des débuts de carrière, mais qui a été "dénaturé"), Chargés de Recherche, Maîtres de Conférences.

Un questionnaire (portant sur les années 1986 et 1987) a été envoyé à tous les laboratoires de Mathématiques bénéficiant d'une reconnaissance soit du C.N.R.S. soit du Ministère de 1'Education Nationale. Ce mode de recueil de l'information nous a conduits à n'atteindre que des laboratoires implantés dans des Universités, les

TOME 115 - 1987 - Supplément

DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS 38 1

I.N.P., les I.N.S.A., les E.N.S. et 1'Ecole Polytechnique. Ceci exclut malheureusement le recrutement par des laboratoires situés en certaines Grandes Ecoles Scientitifiques, des organismes de recherche autres que le C.N.R.S. ou des entreprises privées.

Le taux de réponse aux questionnaires que nous avons envoyés aux laboratoires a été de 70% (après relance). Mais le croisement des résultats avec les chiffres nationaux nous a conduits à évaluer, pour l'année 1986, la "chute" en effectifs dans les réponses à 20°/0 seulement. Compte tenu de toutes les réserves ci-dessus, notre évaluation des flux d'entrants en 1986 figure dans le tableau suivant :

A.R. du M.R.E.S. (ex D.G.R.S.T.) 7 O Allocataires d'Enseignement Supérieur 20 Anciens Normaliens Doctorants 2 5 Bourses du Type Industriel (y compris celles

dlss Grandes Ecoles Scient.) 3 O Divers (Bourses "Curien", enseignants en

Grandes Ecoles, ...) 1 O

Total 155

Nous estimons à une dizaine le nombre d'individus déjà antérieurement rémunérés au titre de l'un des statuts pris en compte dans cette enquête. On arrive ainsi à une évaluation de 150 recrutements. (Rappelons que le recrutement de chargés de recherche a été de 15 personnes, pour la plupart bénéficiant auparavant d'un autre statut).

Les proportions de femmes, pour les catégories pour lesquelles nous disposons des renseignements plus fiables, sont les suivantes :

A.R. du M.R.E.S. A.E.S. A.N.D.

(pour mémoire : 30 % pour le recrutement de Chargés de Recherche au C.N.R.S.).

Quoique nous l'ayons demandé, l'âge est souvent absent des réponses que nous avons reçues des laboratoires : les informations ci-dessous doivent donc être accueillies avec précaution :

A.R. du M.R.E.S. : âge moyen 24 ans ; répartition assez étalée (22 à 27 ans chez les hommes, 22 à 26 ans chez les femmes) ;

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

382 D. BARSKY et al.

A.E.S.

A.N.D.

: âge moyen 26 ans ; répartition très concentrée (seules années de naissance signalées : 1959 et 1960) ;

: âge moyen 24 ans ; répartition assez concentrée (23 à 26 ans, à l'exception de quelques individus très jeunes).

Pour mémoire :

C.R. du C.N.R.S. : âge moyen 26 ans ; répartition assez étalée (24 à 28 ans, à l'exception de deux individus plus âgés).

TOME 1 1 5 - 1987 - Supplément

DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS 383

ANNEXE 1 Donnees chiffrees sur les eleves des classes

scientifiques des lycées e t sur I 'evolution d u nombre de bacheliers

Evolution du nombre de Bacheliers C+E comparé au nombre total de Bacheliers

250000

200000

150000 .O- TOTAL

100000

Evolutlon cornparke du nombre des Bacheliers: C+E, A, B

La stabilire di1 nombre d e s bachel iers scientifiques corresporid.elle d 1'~i~olrition d e s besoins?

% des Clèves de première (S ou E) et de seconde q u i entrent en terminale C ou E

83.84 84 -85 85 -88 88.87

N.B. Pour l'année scolaire n on a calcul6 : - l e rapport entre le nombre d'élèves de terminale de

cette année et le nombre d'éléves de premitre (S ou E) de l'année n-1 - le rapport entre le nombre d'éltves de terrninale de

cette année n et le nombre d'élèves de seconde de tous les types de l 'aiinte n-2

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

D. BARSKY et al.

Rkpartit ion des k l6ves d e Prerniere

TOTAL

RBpartltlon d e s Bl6ves d e Terminale

Donnees chiffrees sur les classes preparatoires scientifiques

Effectifs des classes préparatoires scientifiques, techniques et commerciales

( Enseignement Public )

7 6 - 7 7 8 0 - 8 1 81 .82 8 2 - 8 3 83-84 8 4 -8 5 85 .88 8 6 - 8 7

TOME 115 - 1987 - Supplément

DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS

Evoiution du nombre de Classes Prbparatoires Scientifiques, Techniques et Commerciales

(Enseignement Public) 800.

Données chiffrées sur les enseignants ANNEXE 3 de mathématiques du type lycée

(Agrégés, Capésiens, Adjoints d'enseignement)

Nombre de postes (N), nombre d'Inscrits (1) et de candidats reels (C) A I'agr6gatlon de

MathBmatIques 3000, -

Dicalage entre t vo lu t ions des nombres de postes et de candidats

r i au concornisaurs dit C u - co est troditite serilement d partir de 1980 par iule dimi- . . .

o m b r e des can-

La remonrie di< nombre des D a e s mis au concoiirs de 1981 d 1982 n'a arrête la chirre dir nombre des c a m oir'd .wrtir de 1984

Ulre prévision s u r c i n q ans es t indispensable

Nombre de postes (N), nombre d'inscrits (1) et de candidats reels (C) au Capes de Math6matiques

BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

386 D. BARSKY et ai.

Des variat ioris de la diff iculté du CAPES de i l lATHEhlATIQUES

Rapport ( I i N ) nbre inscrits 1 nbre de postes Rapport (CiN) nbre candidats réels 1 nbre de p o s t e s

60% des adrnis sont déjà enseignarzls

Origine des admis au Capes de Mathematlques

Nbre de Capésiens 1200 ,

'O- WSEIGNPMS

.a- DNERS

P y r a m i d e des âges des p rofesseurs d e 5 Ia thérna t iques

T O T A L ( A g r é g é s , Cer t i f i és , Ad jo in ts )

TOME 115 - 1987 - Supplément

DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS

AGREGES

2 5 0 ,

CERTIFIES

Sortie des Enseignants de Math6rnatiques du Second Degr6

X.& Ces prévisions tiennent compte des départs en retraite et des autres rypes de dépar t .

Les prévisions pour les années postérieures a 2000 ont ét6 obtenues en considérant comme constant a partir d e cette date le rapport entre nombre de départs à la retraite et nombre total de départs (rapport q u i a diminué régulièrement pour atteindre 68 % dans les prévisions de 2000)

BULLETIN DE LA SOCIETE h4ATIIEMATIQUE DE FRANCE

3 8 8 D. BARSKY et al .

Données chiffrees sur les enseignants e t chercheurs de mathematiques

d e l 'enseignement superieur e t d u C N R S ANNEXE 4

(Assistants. Maî t res- Assis tants , Mal t res de Conference, Professeurs,

Chargés d e Recherches, Directeurs d e Recherches

l P I R A A I I D E DES A G E S D E L ' E N S E I G N E \ I E \ T S b P E R I E U R EV 1987 1

i c o ! 1-

Q ASSlST&W M.COKFEREh'CES W PROFESSEURS

ENSEIGNANTS DU GROUPE SCIENCES 1200

n

La pyramtde prdsente un maximum entre 40 et 50 ans (retraite entre 2000 et 2010) dans toutes les discplnes. mals celui-ci est plus net en sciences et encore plus marque en mathbmatiaues.

TOME 115 - 1987 - Supplément

DEMOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS

PYRAMIDES DES AGES PAR GRADES DANS L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR

Dans les graphiques suivanls. on a en abscisses les dales de naissance el en ordonnees. A gauche les chiffres des rnalhbmatiques el A drone ce qui concerne les autres disciplines MPB (d6partemenl Malh4rnaliques- Physique de Base du CNRS). Groupe des sciences. loules disciplines.

ASSISTANTS - 900

1963 1958 1953 1948 1943 7 9 3 8 1933 1928 1923 1918

I I m *. SCIENCUW) 0- TOTAL 1 MAITRES DE CONFERENCES

-. 1600

hum *- SCIWCLS(x2) O- TOTAL

PROFESSEURS

T @% 600

1963 1958 1953 1948 1943 1938 1933 1928 1923 1918

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BULLETIN DE LA SOCIETE MATHEMATIQUE DE FRANCE

.?i!sJeh!un.l v luos sue ZE ep snld ep ~neqoiaqa sel snol enbsaid ' ~ 8 ~ 3 ne auos sue ZE op suloui ep sine~pieqo sel snol enbseid 'senb!iewgqi~ui u s

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DEhfOGRAPHIE DES MATHEMATICIENS 39 1

Donnees chiffrees sur le nombre d e mathematiciens

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FILLES EN MATHEMATIQUES SUPERIEURES FOURCWTAGE M FILLES EN MM SUP

FILLES EN MATHEMATIQUES SPECIALES M ET hY pauicsn:sgs de lilles i n milh rp4 M el M'

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BULLETIN D E LA SOCIETE MATHEMATIQUE D E FIRANCE

MATHEMATIQUES ET MEDIAS

S. Deligeorges (Journaliste)

1. REFLEXIONS SUR LA PLACE DES MATHEMATIQUES par J-M. Kantor, mathématicien, Université Paris VII

Le succès exceptionnel du Colloque de Palaiseau auprès des medias contraste avec l'absence habituelle des mathématiques dans la presse, la radio ... A qui, à quoi la faute ? Est-ce en train de changer ?

1 . De l'utilité de populariser les mathématiques.

II n'y a pas d'une part la bonne diffusion du savoir mathématique (scolaire puis universitaire) et de l'autre un discours approximatif pour non-spécialistes, mais un spectre continu d'activités, depuis les exposés internes au milieu professionnel mais qui "vulgarisent" une discipline à des mathématiciens non-spécialistes (Séminaire Bourbaki), jusqu'aux articles de sensibilisation dans la grande presse, aux émissions radiophoniques (France-Culture récemment), aux expositions ("Les Mathématiques et l'Universn à la Cité des Sciences). Toutes ces opérations de sensibilisation ont des effets indirects et à long terme difficiles à mesurer. Elles touchent des publics variés : les mathématiciens eux-mêmes, les autres scientifiques, les jeunes, les ingénieurs, informaticiens, les "décideurs", pour ne citer que des exemples suggérés par des expériences récentes.

2. Les difficultés objectives de la diffusion des mathématiques vers des non-spécialistes ne doivent être ni surestimées ni prétexte à renoncement : a-t-on vu un biologiste moléculaire, un psychanalyste ou un philosophe spécialiste d'Heidegger "faire des complexes" devant la difficulté de la communication ?

A d'autres époques, ou dans d'autres pays, les mathématiques ont trouvé leur chemin : Poincaré et Borel entre les deux guerres, par exemple. A l'étranger aujourd'hui il faut citer Martin Gardner, les chroniques du "New Scientist" en Grande-Bretagne (récemment publiée, une série "Les mathématiques, ça compte !") ; ou encore, le nombre impressionnant de revues japonaises de vulgarisation, ou la place importante des mathématiques dans les revues soviétiques analogues.

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MATHEMATIQUES E T MEDIAS 393

Ces exemples suggèrent que les retards français sont liés au poids des mathématiques dans l'enseignement, et plus généralement à leur place dans le dispositif culturel, où, sous l'influence d'Auguste Comte, la "Reine des Sciences", hautaine et énigmatique, ne se livre qu'aux "happ.v few". Une analyse plus fine devrait évoquer Ia place centrale des mathématiques dans la culture anglo-saxonne par exemple (cf. 1).

Citons deux exemples d'actualité où la place des mathématiques a été occultée, où le mot même n'est en général pas cité : les sondages d'une part (peut-on dévoiler les fondements scientifiques sans affaiblir leur autorité présumée ?), le rôle des ordinateurs d'autre part, dans la récente crise boursière (programmes reposant sur des techniques statistiques élaborées).

3. Faire du "nzarketing" pour les mathématiques ne semblait pas, encore récemment, une activité utile aux yeux des mathématiciens.

L'évolution en cours est positive : on a pu entendre un professeur du Collège de France à la radio, d'éminents spécialistes collaborent à la préparation d'une série télévisée. Il faudra encore de nombreux efforts pour combattre l'image négative due entre autres au rôle sélectif des mathématiques dans l'enseignement, et pour faire mieux connaître notre discipline, parfois réduite à un rôle secondaire chez les plus proches de nos collègues (cf. 2). Les cursus universitaires devraient prendre en compte ces efforts.

Mais il faut souligner que la popularisation des mathématiques est un dialogue(*). Il faut tenir compte de l'attente, des intérêts des publics, d'abord. Ce dialogue a lieu ensuite avec les journalistes, dont le champ de compétence doit être reconnu, ou avec d'autres agents de communication (cinéastes, designers ...). Ce dialogue ne peut avoir lieu que si les mathématiciens, abandonnant définitivement le discours ex cathedra - du haut de leur tour d'ivoire -, apprennent à écouter pour mieux se faire entendre !

1. Judith V. Grabiner, The cerztrality o f Mathenzatics in the History of Westertl Thought, Proceedings of the International Congress of Mathematicians, Berkeley 1986, Vol. II, p. 1668.

2. Pour la Science, 1987, Le point de vue de l1Alg?bre, et la réponse de P. Cartier.

( * De ce point de vue, la conception du secteur des mathématiques à la Cité des Sciencea a été une expérience difficile mais fructueuse, comme l'attestent les réactions des publics scolaires ou celles des mathématiciens français et étrangers.

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S. DELIGEORGES et al.

n. ANALYSE DES ARTICLES DE PRESSE TRAITANT DE MATHEMATIQUES (86-87) par Karine Chemla, CNRS et Dominique Vignaud, Belin, SNE.

Quand et comment la presse parle-t-elle de mathématiques ? A quels événements de la vie de cette discipline fait-elle écho ? Et quels chapitres des mathématiques à proprement parler y trouve-t-on abordés ?

Afin de réfléchir à ces questions, nous avons rassemblé, tous sujets confondus, les articles traitant de mathématiques parus dans deux quotidiens (Le Monde et Libération) et dans quatre mensuels scientifiques (Pour la Science, La Recherche, Sciences et Avenir, Science et Vie). Et nous y avons ajouté, à titre de comparaison, les articles parus dans des journaux anglo-saxons (New-York times, Washingfon Post, New Scientist).

Sans que le bilan provisoire que voici prétende à l'exhaustivité, il fournit quelques données sur l'un des indices de la présence de mathématiques dans la culture contemporaine, et nous espérons qu'à ce titre au moins, il suscitera quelques réflexions.

Le premier fait qui frappe à l'examen de l'échantillon de presse que nous avons sélectionné, c'est à quel point sont peu nombreux les articles qui abordent les mathématiques, depuis la brève nouvelle jusqu'au long article, en passant par les jeux mathématiques. Signalons toutefois que la revue Pour la Science fait exception à cette règle, puisque le nombre de ses articles consacrés à cette discipline est d'un ordre de grandeur supérieur à celui des autres revues.

1. A quel propos parle-t-on de mathématiques ?

Les articles relevés se répartissent autour de trois pôles : articles d'actualité, jeux (mathématiques ou informatiques), articles historiques (biographie d'un héros scientifique, histoire d'une problématique).

Ce classement montre la prépondérance écrasante des articles d'actualité, dont les sujets sont assez divers :

- actualité éditoriale (à l'occasion, par exemple, de la parution d'un livre de vulgarisation, d'histoire ou de philosophie des mathématiques ...)

- actualité économique ou politique : diminution des postes, besoin de l'industrie en matière de mathématiques ...

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- événement social : attribution de prix (les médailles Fields ont fait couler beaucoup d'encre) ; décès, nominations, commémorations ; compte-rendu de colloques (colloque "Mathématiques à venir1' ...)

- actualité d'un sujet dans la discipline : un problème important vient d'être résolu (conjecture de Poincaré, théorème de Fermat...). La question se pose dans ce cas du rôle négatif que peut jouer la presse, lorsqu'elle donne pour acquis des résultats qui n'ont pas encore été sanctionnes par la communauté.

- actualité d'une application importante des mathématiques dans les autres disciplines ou dans l'industrie.

2. Quels sujets mathématiques sont abordés à l'occasion de ces articles ?

Les jeux, qui perpétuent une tradition importante de récréations mathématiques, proposent souvent une participation active du lecteur à l'expérimentation sur un sujet. Les actualités prennent souvent prétexte de l'événement pour évoquer des contenus mathématiques. Les sujets abordés, quelles que soient ces rubriques, puisent essentiellement dans les mêmes régions des mathématiques :

- théorie des nombres (façon XIXe siècle, essentiellement)

- fractals (malgré le caractère marginal de ce domaine des mathématiques, un nombre impressionnant d'articles lui ont été consacrés)

- topologie (topologie algébrique dans le cas des noeuds, construction d'ensembles pathologiques) ; parfois un peu de géométrie.

- logique - combinatoire, algorithmique, théorie des langages,

probabilités (aspect combinatoire)

- théorie des groupes - application des mathématiques.

Seules quelques disciplines sont donc représentées dans le paysage des -articles mathématiques, celles qui peuvent s'évoquer en termes de nombres, de formes ou de configurations élémentaires.

Des pans entiers des mathématiques n'apparaissent presque jamais, en particulier les domaines analytiques ; sans oublier que la majeure partie des objets mathématiques contemporains ne sont pas même évoqués.

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Ainsi, les articles qui ont annoncé la médaille Fields décernée au théoricien des nombres G. Faltings ont-ils donné l'énoncé du problème résolu, les définitions impliquées, rappelé des points connus depuis longtemps. Mais aucun n'a pu donner une idée des méthodes utilisées.

Mais, plus encore, la majeure partie de ces articles s'interdisent l'emploi des redoutées "formules". Est-il raisonnable que, plusieurs siècles après leur introduction, l'on n'ose les employer librement et qu'elles effraient tant ?

Pour ce qui est des questions d'actualité mathématique, n'y a-t- il pas un paradoxe à vouloir donner une idée de leur contenu en faisant fond sur des éléments de mathématiques qui relèvent au mieux du XIXe siècle ? Si c'est certainement une des fonctions de la presse que de traiter de l'actualité, ne devrait-elle pas, pour que cette actualité puisse devenir signifiante, contribuer à créer les conditions d'un discours sur cette actualité, à savoir participer à l'élaboration d'une culture mathématique, évoluant avec les mathématiques elles-mêmes ?

Certes, les jeux pourraient être le moyen d'une telle fin. Cependant, il nous semble qu'ils ne représentent qu'un aspect très parcellaire de l'activité mathématique (tant sur le plan du type d'activité que sur celui des problèmes abordés). En particulier, ils ne peuvent donner l'accès à des concepts qui conditionnent la compréhension des mathématiques d'aujourd'hui (du moins jusqu'à présent, ils n'ont pas été utilisés en ce sens).

L'approche historique a peut-être un rôle à jouer, en montrant la genèse de ces concepts, les problèmes que l'on a pu résoudre en les introduisant, la nécessité qu'il y avait de le faire.

Quoi qu'il en soit, il nous semble qu'il faille dégager un espace pour une vulgarisation conceptuelle, indépendante de l'actualité. Mais il nous semble aussi qu'une telle vulgarisation ne se fera pas sans un travail important des mathématiciens, lequel travail pourrait bien être tout aussi utile à la communauté des mathématiciens. Actuellement, poutant, il faut souligner qu'une telle activité n'y est valorisée d'aucune manière.

Cette vulgarisation conceptuelle pourrait être cependant un des moyens d'étendre la vulgarisation à d'autres domaines des mathématiques et de construire ainsi la culture mathématique de l'honnête homme du XXe siècle.

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DISCOURS DE CLOTURE

(Président du Conseil d'administration de 1'Ecole Polytechnique)

Mesdmm, Messieurs,

Avant de conclure trés provisoirement le collwue, je voudrais tous d'abord adresser les remerciements des organisateurs, c'est-à-dire des prbidenQ des deux swietés savantes de mûthémati~ues, a M. Jacques Dixmier, qui, avec discrétion, dans l'ombre, ;a agi inlassablement pour faire de ce colfwue un succès. Jxques Behr et Thierry Paturle de YEcote F"ofytechnique méritent également le temoignage de notre reconnaissance pour B'aide efficace et germaï-fente qu'ils nous ont apportke. Enfin, bien que je sois ma3 place pour le faire, je voudrais remercier t9Ecofe Polytechnicque pour son kapitafité.

Qu'il me soit &galement permis de tercaoigner notre reconnaissance aux differents orateurs qui nous ont fait l'honneur de naus exposer leurs idées sur des thèmes intesesant les mathématiques : Jacques-Louis Lions, Pierre Perrier, Claude JaHslon, Hubert Curien et Alain. Connes.

Enfin, que les entreprises et les organismes publics ou privés qui nous ont aidés de leur contribution ou de leurs conseils soient également remerciés.

Nous avons été particulièrement heureux de la couverture par la presse à laquelle le Colloque a donné lieu et qui, je l'espère, ne s'arrêtera pas là.

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398 B. ESAMBERT

Je voudrais profiter du privilège qui m'est accordé de disposer d'un micro pour vous dire d'un mot ma conception des mathématiques.

Elles sont pour moi le sel des autres sciences. Elles donnent ainsi du sens, tout leur sens aux autres disciplines scientifiques dures ou n~olles pour reprendre la terminologie en usage dans les grandes écoles.

Si elles sont langage, c'est d'un langage évolutif qui induit leur développement autant qu'il le sous- tend, qu'il s'agit.

Une nation, consciente de ses responsabilités envers ses ressortissants, c'est-à-dire des actions à mener sur le long terme, ne peut négliger la science qui défriche pour l'avenir et pour les autres sciences. L'objet du colloque était de provoquer cette prise de conscience au niveau de la nation. Nous pensons qu'il a été atteint grâce à la mobilisation spectaculaire qu'il a entraînée chez les mathématiciens, mobilisation qui n'a pas été sans effet sur celle des pouvoirs publics.

Si le colloque a montré à l'évidence que le péril qui guette la mathématique française et les mathématiciens en matière de débouchés, épargne dans une certaine mesure le domaine des mathématiques appliquées, i l a également conduit à la conclusion que mathématiques appliquées et mathématiques fondamentales s'adossent l'une à l'autre avec des liens d'une telle force que les premières dépériraient rapidement si les secondes étaient sacrifiées.

On ne peut donc séparer ou dissocier ces deux faces d'une même activité dans l'examen des problèmes qui se posent et des meiures qu'ils rendent nécessaires.

Les organisateurs du colloque suggèrent l'adoption des initiatives suivantes :

- Première initiative :

La synthèse des travaux du colloque et notamment des nombreux groupes de travail qui se sont réunis devra conduire à la publication d'un livre blanc sur le problème des mathématiques françaises.

Ces travaux seront confiés à un comité de personnalités du monde scientifique, économique et industriel dont les présidents des deux sociétés de mathématiques m'ont demandé d'assumer la

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DISCOURS DE CLOTURE 399

présidence. Je les remercie d'avoir tout de suite su détecter la souplesse dont je dispose dans l'organisation de mon emploi du temps, mais comme l'on dit en pareil cas, je ne me déroberai pas à leur demande.

- Deuxième initiative :

L'enseignement scientifique se trouve placé devant de graves échéances. Il exige que des décisions soient prises rapidement concernant le recrutement des enseignants et l'organisation de l'enseignement scientifique en France.

Le moment semble donc venu pour une initiative des deux sociétés de mathématiques et de la société française de physique en vue de créer un groupe de réflexion et de propositions sur l'enseignement scientifique, groupe auquel s'associent d'ores et déjà l'association de professeurs de mathématiques de l'enseignement public (APMEP) et l'Union des Professeurs de Spéciales (UPS).

Il conviendra d'associer à ce groupe des personnalités non universitaires et des contacts seront pris avec les sociétés savantes de chimie et de biologie.

Il ne s'agit pas de créer un comité de sages de plus mais de déboucher sur des propositions concrètes pour qu'il soit tenu compte du point de vue des enseignants et des chercheurs de ces disciplines lors des mesures qui ne manqueront pas d'être prises rapidement.

- Troisième initiative :

Dans l'esprit du colloque, un contact direct avec les jeunes et leurs parents sera organisé afin de créer une meilleure image des mathématiques et des professions liées à cette discipline.

A l'occasion d'une campagne "mathématiques à venir, 50 lycées", des enquêtes seront lancées sur ce que pensent les jeunes et des débats enseignants, élèves, parents prolongeront l'esprit du colloque.

Pour en revenir au livre blanc, celui-ci comprendra une analyse des points de blocage de la situation faite aux mathématiciens en France et des mesures à prendre à moyen terme pour y remédier.

Les organisateurs profiteront de l'ouverture qui leur a été faite par les pouvoirs publics, et du souhait du Ministre de la Recherche de

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B. ESAMBERT

s'entretenir prochainement avec eux pour transmettre le livre blanc au gourvernement, ainsi que des propositions à plus court terme dont l'urgence résulte de l'acuité de certains problèmes bien connus :

- la place des mathématiques au CNRS - le recrutement des jeunes docteurs dans l'enseignement et la

recherche et le hiatus qui existe dans ce domaine. - la paupérisation des laboratoires de mathématiques - ...

pour n'en citer que trois parmi les plus aigus.

Ces démarches, nous les ferons avec ardeur et persévérance, portés par l'esprit du colloque, car il s'agit de soutenir une cause d'avenir, une noble cause.

La revue Bulletin de la Société Mathématique de France est une publication de Gauthier-Villars, société Anonyme, constituée pour 99 ans, au capital de 3 089 600 F. Siége social : 17, rue Rémy Dumoncel, 75014 Paris - P.D.G. : J.M. Bourgois. Actionnaire : Bordas SA. (99.8 %des parts). Direction de la publication : J.M. Bourgois. Responsable de la Rédaction : P. Schapira.

Philip J. Davis et Reuben Hersh,cé#bres auteurs du k t - seller "L'univm math6matique7 abordent Ki le véritable Empire qu'ont acquis les mathématiques et l'informatique, en particulier dm les cerdes stratégiques du powoir, de la cl& cision, de la dation. Stimulant, é d i t et plein dhumour, ce livre passionnera tous ceux qui pensent que les mathémati- ques ne méritent ni I'exchs d'honneur qui leur est fait, ni I'indignitb que les ignorants voudraient leur attribuer.