chimie et societe

Upload: alfonsosalvatore

Post on 01-Nov-2015

216 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

Chimie

TRANSCRIPT

  • 1

    Chimie et socit : De la mixit sociale comme phnomne cosmique

    Hodo-Abalo AWESSO Doctorant, Universit Jean Moulin Lyon 3.

    Rsum :

    Un mixte est un compos ou un mlange de deux ou plusieurs corps htrognes. Le fondement du mixte est l'affinit, au sens o celle-ci constitue la force d'attractivit ou le mouvement de rapprochement entre les composs. Toutefois, lorsqu'on observe de plus prs, on peut se rendre compte que l'affinit est un phnomne qui se manifeste dans presque tous les phnomnes de la nature, comme si elle participait l'harmonie inhrente l'univers. C'est un tel constat qui m'a conduit postuler la thse d'une analogie entre la mixit chimique et les compositions mixtes en socit. Dans quelles mesures une telle position est-elle soutenable, c'est tout l'objet de cette contribution. Aprs avoir spcifi laffinit mixtive comme phnomne obissant lharmonie de la nature, je montrerai comment lorganisation de la socit, lducation et mme le savoir peuvent constituer des obstacles leffectivit de laffinit dans les rapports interpersonnels. Ce point de vue sera illustr par deux exemples prcis, savoir : a.) les unions entre personnes de classes sociales diffrentes ; b.) les unions entre personnes issues de cultures diffrentes. Jaurai alors les ingrdients ncessaires pour en appeler au bon sens et la tolrance, afin que les acquis et les apriorits socioculturels, religieux ou encore idologiques, ne constituent paradoxalement une barrire lpanouissement et lexpression de lnergie cratrice de lhomme.

    1. Le problme de la mixit chimique : de la guerre des Ecoles au calcul de laffinit

    Lessor des thories modernes des sciences physico-chimiques aux XVIIIe et XIXe sicles, a t possible en grande partie grce aux recherches relatives aux mixtes. Mais lide de mixte (mlange physique, combinaison chimique) a fait lobjet de dbats qui continuent de provoquer la curiosit des philosophes et historiens des sciences. La question qui pose problme aux savants est celle de la nature des mixtes et donc de leur statut scientifique. Le mixte consiste-t-il en une

  • 2

    union agrgative entre les corpuscules molculaires de deux ou plusieurs corps diffrents, ou alors est-il plutt une union daffinit, ou plus exactement une cohsion intime entre deux corps htrognes ? Si on suppose que laffinit est une caractristique fondamentale des mixtes, faut-il parler daffinit cohsive ou daffinit agrgative ? Lorsque deux corps sattirent et se mlangent par affinit, le produit de leur union est-il quelque chose de totalement nouveau de sorte que les deux corps perdent leur substance de dpart, ou alors, les deux corps subsistent-ils en restant plutt juxtaposs lun sur lautre dans le compos ? Dans lhistoire des sciences, cette question a connu un premier dbat avec les philosophes de lAntiquit avant de subir deux rebonds, lun au Moyen Age et lautre lpoque de la science classique (XVIIe et XVIIIe sicles).

    La premire interprtation des compositions est celle dite atomiste ou corpusculaire. Elle tient son origine des thories des Anciens, notamment Anaxagore, Dmocrite, Leucippe ou encore Epicure, qui seront relays par Lucrce. Selon cette interprtation, un corps mixte est une agrgation entre les atomes des corps composants. A la question de savoir pourquoi les diverses parties des corps solides adhrent si fortement les unes aux autres, ces savants rpondent que ce phnomnes est d la duret des corps solides des composants et lenchevtrement des crochets et des ramifications que portent leurs atomes respectifs. Pour Dmocrite et Leucippe ou encore Lucrce, quand on mlange deux corps, on assiste simplement une juxtaposition ou une agrgation des atomes des deux corps. Tout mlange est un agencement datomes libres et lhomognit du compos nest quune simple apparence. Si nous considrons lexemple de leau sucre, on constatera que dans un verre deau sucre, leau et le sucre y sont bien prsents tels quels et leurs molcules respectives peuvent tre visibles au moyen dun microscope. Les substances premires de leau et du sucre continuent dexister au-del de la dissolution.

    Cette interprtation des compositions mixtes va trs rapidement heurter le bon sens dAristote. Dans sa grande sagacit, Aristote adresse une critique srieuse la conception atomiste des mixtes. Partant de sa thorie de lacte et de la puissance, Aristote opte pour une autre interprtation du mixte. Pour lui, ce nest pas une agrgation datomes crochus entre eux. Le mixte est considr par Aristote comme un compos homogne, rsultat de la combinaison de deux corps htrognes. Les lments des composants sadhrent dans une union pour ainsi dire intime. Ainsi, la mixtion suppose une transformation interne des composants qui a pour consquence une homognit du compos. Leau sucre en tant que compos en acte ne renfermerait plus ni le sucre ni leau dans leur acte dtre. Le sucre et leau nexistent dans leau sucre quen puissance. Cette union intime, est synonyme de

  • 3

    fusion, au sens biologique ou nuclaire du terme. Cependant cette fusion admet selon Aristote une rversibilit, au sens o elle sentend en termes de composition-dcomposition. Pour le Stagirite en effet, on dira quil sagit dun mixte si et seulement si les composants peuvent la suite dune opration retrouver leurs proprits de dpart. On comprend pourquoi Aristote prend soin de prciser non sans humour quil est par exemple impossible () que la blancheur et la science entrent dans un mlange . Il exclut du mlange () toutes les () qualits et proprits qui ne sont pas sparables () ; car , explique-t-il, tout ne peut pas tre mlang tout et il faut que chacune des composantes dun mlange subsiste de manire pouvoir en tre spare () . Les mixtes sont donc forms par la runion des choses qui taient antrieurement spares et qui peuvent de nouveau tre spares 1. Mais la subsistance des composants dans le compos est plutt en puissance, le compos tant la seule ralit en acte. Ainsi Aristote montre, dune part que peuvent tre mlangs seuls les composants qui ne subsisteront pas en acte dans le compos. Dans une composition mixte, chaque composant ne conserve sa nature que de manire latente, il ny a pas dexistence substantielle des composants. Si les composants subsistent en acte, cest--dire sils conservent intactes leurs qualits et leurs proprits, le compos nest plus un mixte mais une juxtaposition de deux corps. Les composants dune mixtion se dissolvent, pour donner un nouvel lment, le mixte, le seul qui existe en acte. Les composants nexistent plus quen puissance2. Dautre part, Aristote indique quon ne peut mlanger que des choses qui appartiennent au mme genre. Lexemple de la science et de la blancheur que donne Aristote est trs significatif. Il ne peut par exemple pas y avoir de composition mixte entre la langue franaise et un scorpion de la savane africaine.

    Si cette thorie aristotlicienne du mixte pche par ses prsupposs mtaphysiques que sont les ides de puissance et acte, matire et forme, en revanche, Aristote effectue une analyse et opre des distinctions qui explicitent la diffrence entre la mixtion cohsive et la mixtion agrgative ou entre laffinit mixtive et laffinit agrgative.

    Au XVIIe sicle, on assiste un surgissement de la conception corpusculaire des mlanges. Cest prcisment Descartes et ses disciples qui vont se distinguer comme vritables hritiers des courants mcaniste et atomisme. Mais cest surtout avec les savants du XVIIIe sicle les dbats relatifs aux mixtes vont prendre une forme purement scientifique, et ce grce la notion daffinit-attraction. Dsormais

    1 ARISTOTE, De la Gnration et de la Corruption, 327 b 15 32.

    2 ARISTOTE, De la Gnration et de la Corruption, 327 b 21 32.

  • 4

    il ne sagit pas de discuter autour des concepts de substance, de matire ou de puissance. Convaincu que laffinit est le fondement des mixtes, les savants sinvestissent davantage dans la chasse aux affinits et dans le calcul des degrs daffinit entre les corps qui sattirent et qui sont par le fait mme susceptibles de constituer une composition mixte. En devenant mathmatiquement maniable, laffinit simpose comme un puissant critre de classification des corps et donc une voie incontestable de la connaissance des proprits et de la nature des corps. On peut noter particulirement la mthode de Newton qui a permis de ranger les mtaux selon lordre de grandeur de lattraction 3. Les travaux de Newton sont novateurs au sens o ils intgrent lide daffinit dans un systme mathmatique rigoureux, qui est celui de la thorie de lattraction universelle des corpuscules lmentaires. Les formules mathmatiques expriment avec clart et rigueur laffinit qui existe entre les diffrents corps. La tche du savant consiste rendre compte des phnomnes, les grouper dans des catgories sur la base de leur degr dattractivit naturelle, et non en se fondant sur des prsupposs mtaphysiques. Avec Newton, laffinit cesse dtre quelque chose qui relve de loccultisme ou de lalchimie, pour devenir une force reprsentable, ce qui fera dire Duhem que les travaux de Newton sur laffinit mixtive ont inspir tous les chimistes qui, de Geoffroy Bergman, ont construit les tables daffinit 4.

    2. De laffinit mixtive comme phnomne naturel

    Les dbats sur le rapport entre affinit et agrgation et les rsultats que les chimistes modernes ont obtenus dans leur chasse aux affinits, tmoignent en faveur dune ide plus dcisive qui est celle de laffinit naturelle. Cest cette ide me semble-t-il qui fait le lien entre les deux grands courants dont nous avons expos les argumentations. Que ce soit au niveau de laffinit agrgative ou de laffinit cohsive ou mixtive, lide qui se dgage est celle-ci : le phnomne daffinit est la caractristique fondamentale de tout compos, au sens o laffinit simpose comme un fait naturel. Laffinit est un critre naturel de dtermination du degr de rapprochement qui existe entre deux corps qui forment un mixte. Si le savant peut tablir une classification sur la base des mesures des diffrents degrs daffinit que prsentent les compositions, en revanche, la crdibilit dune telle classification rside dans le fait quelle se fonde sur un critre naturel. Et ce critre

    3 DUHEM (Pierre), Le mixte et la combinaison chimique. Essai sur lvolution dune ide, Paris, [C.

    Naud, 1902] Fayard, 1985, p. 34. 4 DUHEM (Pierre), Le mixte et la combinaison chimique, Op. cit.,, p. 35.

  • 5

    nest autre que laffinit. Aussi la classification elle-mme se veut naturelle. Classer les lments ou phnomnes selon les affinits, cest obtenir une reprsentation qui reflte leurs structures internes naturelles avec un haut degr de crdibilit. Newton qui reste vraisemblablement encore marqu par les conceptions alchimistes de lpoque, emploie dans certains crits lexpression vertu naturelle pour dsigner laffinit. On peut aisment observer que la tendance des corps se combiner, chappe fondamentalement lemprise du savant. Cest, dirions-nous, un fait obvie, un phnomne qui simpose au savant. Cest en cela que consiste toute limportance que recouvre le phnomne daffinit aussi bien en chimie que dans les autres domaines de la vie et de la connaissance. Mme si laffinit en tant que fondement de la mixit ne fait vraiment ses preuves que dans une chimie plutt empirique, elle aura comme nous le disions au dbut de cette rflexion un rle jouer dans la conceptualisation mathmatique des phnomnes chimiques, cest--dire dans le passage de la chimie empirique une chimie scientifique.

    Il nest pour sen convaincre que de considrer ltymologie mme du mot affinit. La terminologie latine ad fines ne signifie pas simplement une communaut de limites . Lide daffinit a un rapport vident avec lide de parent . Sur le plan psychologique, laffinit dsigne un accord de caractre, une sympathie naturelle, lit-on dans le dictionnaire philosophique de Lalande. Dans certaines langues africaines, le mot parent signifie la fois le rapprochement parental et la cohsion entre deux personnes. Deux amis trs proches, ou deux personnes qui saiment dun amour profond peuvent se dire parents. Le terme parent dsignerait lami intime. Affinit peut donc se traduire ainsi : deux ralits ou deux individus qui ont des limites naturelles communes, et ce malgr la diffrence de proprit, de sorte que, finalement, ces limites ne sont quartificielles, relevant de la commodit. Brunold, commentant la conception de laffinit chez le chimiste Berthollet crit que celle-ci est une vritable force de cohsion, qui agit comme une action rciproque, en assurant la solidit de la substance qui se forme 5. Laffinit demeure llment capital qui assure la solidit du produit de lunion des composants. Il faut admettre quune telle solidit ne peut tre possible que si les deux individus ou les deux corps partagent des frontires naturelles communes. Laffinit a donc un caractre ncessaire, de sorte que lhomme ne peut empcher le rapprochement des corps concerns sans exercer une certaine violence sur eux. Rechercher laffinit, cest examiner des ralits en vue de dtecter en elles ce que Duhem appellera dans un de ses derniers ouvrages lordre naturel 6.

    5 BRUNOLD (Charles), Le problme de laffinit chimique et latomistique, Op. cit., p. 11.

    6 DUHEM (Pierre), La science allemande, Paris, Hermann, 1915, p. 78.

  • 6

    Le caractre naturel de laffinit sillustre aussi travers lhomognit du compos mixte. Pierre Duhem voit juste lorsquil montre que lhomognit constitue la caractristique fondamentale dun mixte. En elle se retrouvent la fois les notions de mlange physique et de combinaison chimique. La notion dhomognit est mise en exergue ds les premires pages du Mixte quand Duhem dfinit le mixte comme un corps homogne quon retrouve aussi bien sous le vocable de mlange que sous le nom combinaison chimique7. Il faut observer que ce qui sduit davantage dans linterprtation aristotlicienne du mixte, cest la mise en valeur du concept dhomognit. Cette notion qui tait presque inexistante chez les atomistes, Aristote en fait la caractristique fondamentale des mixtes. Lorsquon analyse les diffrentes interprtations du mixte, on se rend compte que lide dhomognit constitue le point dintersection de linterprtation aristotlicienne et de la conception du mixte telle quelle transparat chez les savants modernes. Lide de mixte se fonde sur laffinit entre les composants et cette affinit se traduit empiriquement comme scientifiquement par le caractre homogne du compos. Duhem considre que lhomognit de la combinaison telle quelle est soutenue par le philosophe grec et les Modernes, si elle est explique de diffrentes manires, en revanche, elle tmoigne en faveur du caractre naturel du phnomne daffinit.

    Au final, dans lexpression affinit naturelle ladjectif qualificatif naturelle serait de trop, au sens o lide du naturel est dj contenue dans la dfinition mme du concept daffinit. Finalement, ce serait une tautologie que de dire affinit naturelle , au sens o, par essence, laffinit est naturelle. Postuler le terme daffinit naturelle indique implicitement quon pourrait dire affinit artificielle ou affinit rationnelle , ce qui nest pas le cas, dans la mesure o le savant ne peut pas forcer les lments se combiner. Et il en va de mme dans le cas des relations interpersonnelles. On peut forcer des individus se mettre ensemble, on ne peut pas les forcer saimer et entrer dans une vritable relation dintimit. Le savant a la possibilit de crer les conditions de ralisation de telle ou telle combinaison et de les mesurer, mais il ne peut pas les crer au sens grec du terme, cest--dire quil ne pas sinterposer en tant que cause efficiente dune composition. Conclusion logique, les combinaisons mixtes fondes sur le phnomne daffinit chappent lemprise du savant. Mais dans le domaine social, la situation est plus complique, tant donn quil existe des lois qui rgulent le fonctionnement de la socit et les rapports interpersonnels. Et cest justement pour cette raison quune analogie entre laffinit chimique et laffinit dans les compositions mixtes en socit devient intressante.

    7 DUHEM (Pierre), Le mixte et la combinaison chimique, Op. cit., p. 12.

  • 7

    3. L'affinit naturelle et le problme de la mixit sociale

    Demble, il faut avouer en toute humilit que le rapprochement que nous tablissons entre la mixit chimique fonde sur laffinit naturelle et les compositions mixtes en socit, court le risque dune interprtation superficielle des faits sociaux. La configuration du problme de la mixit dans les relations humaines est diffrente, et cest de manire avise que les spcialistes des sciences humaines le dmontreraient. Il est vident que ltude des phnomnes sociaux a ses mthodes propres, qui nont pas de lien direct avec la chimie. Conscients de la complexit des phnomnes humains, conscients du fait que lhomme nest pas seulement un tre organis mais un tre qui sauto-organise dans le temps et dans lespace, nous estimons nanmoins quon peut tablir une analogie entre laffinit mixtive telle quelle se manifeste entre les phnomnes physico-chimiques et lide daffinit dans le domaine des relations interpersonnelles. Dans les deux ordres de considration, nous assistons bon gr mal gr la manifestation de lharmonie inhrente la nature, la mixit sociale devenant ainsi un phnomne cosmique, cest--dire un fait qui obit lordre mme de lunivers.

    En effet, lorsquon affirme quil y a affinit entre deux personnes, quel que soit le genre, cela veut dire quau-del de leurs diffrences spcifiques, au sens o lentendrait Aristote, ils ont naturellement des traits ou des caractristiques essentielles qui rendent possible la vie commune, de sorte que, quand ils sont ensemble, ils ont effectivement limpression de former une seule et mme personne. Il nest pas exagr de dire quil existe entre les deux personnes des lments naturels communs aussi bien au niveau du comportement quau point de vue de la conception du monde et de la vie, qui simposent bon gr mal gr, au-del des diffrences apparentes. Il semble bien que lide daffinit mixtive, telle que nous lavons examine jusquici est caractristique des compositions mixtes que nous rencontrons dans nos diffrentes socits. La vie quotidienne et lhistoire des peuples et des civilisations rvlent des rapprochements a priori inimaginables entre des individus, et dans certains cas inadmissibles par rapport aux prjugs et lducation. Parfois les diffrences sont telles quon se demande pourquoi ces deux personnes vivent et partagent la mme vie. Ces types dunion sils sont fonds sur une affinit, sont en ralit lexpression dun ordre naturel. Laffinit mixtive telle quelle est vcue dans notre socit est un phnomne cosmique. Or, lexpression de cette affinit dans les compositions mixtes entre personnes rencontre assez souvent lopposition de la socit. On assiste parfois impuissamment une sorte de confrontation entre les normes de la nature humaine et celles de la socit.

  • 8

    Nul ne saurait le nier, la socit offre un cadre protecteur lindividu. Elle lui assure scurit et bienveillance. Certains philosophes comme Hobbes ont vu juste lorsquils montrent qu ltat de nature, lindividu peut par principe jouir de tous les droits naturels, mais dans la ralit, cest le droit du plus fort qui rgne. Ainsi, la socit par ses rgles, lducation et la culture garantit lindividu le respect de ses droits naturels dont la plus grande instance dapplication est le droit positif. Dans ces circonstances prcises, on peut avancer que la socit achverait en lhomme ce que la nature et le hasard nont fait que de manire imparfaite. On peut mme soutenir que la vie en socit est inscrite dans la nature humaine, auquel cas la vocation premire de lhomme serait de vivre en socit. Ni Dieu, ni bte, mais plus proche du divin par son esprit que de la bte dont il se dmarque compltement, lhomme ne peut vraiment raliser son humanit et dvelopper toutes ses potentialits que dans la vie sociale et travers la vie communautaire. Autrement, cest surtout dans la vie en socit que lhomme acquiert et perfectionne son humanit. A ce propos, on pourra convoquer le philosophe Aristote qui dfinit ltre humain comme un politikon zn , cest--dire un animal politique, un tre qui a pour finalit de vivre en socit8. Lhomme ne se ralise comme tel, il nacquiert de vritable humanit que dans la mesure o il vit en socit. Cest juste titre que Montaigne a pu affirmer qu Il nest rien quoi il semble que nature nous ait plus achemins qu la socit (Essai I, 28). La socit est le lieu o lhomme peut raliser ce quil y a de plus grand pour lui, cest--dire le bonheur. Cependant, on constate qu ct de cet objectif noble et constructeur que s'assigne la socit, se pose un problme crucial auquel personne ne peut, en toute conscience, rester longtemps insensible. Je veux spcifier le problme des entraves de la socit, des obstacles que peut poser la socit lpanouissement de la nature humaine, et plus particulirement dans les projets des compositions mixtes. En effet, quand on observe ralit sociale travers le temps et lespace dans lordre des compostions mixtes, on constate que la socit dtourne parfois lindividu de sa vocation propre, par ses codes et ses prjugs socioducatifs. On peut ici parler dobstacles socioducatifs au sens o Bachelard parlait dobstacles pistmologiques, pour dsigner certaines connaissances premires (lopinion) qui font obstacle la connaissance scientifique. Pour illustrer, je partirai de deux exemples prcis qui touchent particulirement la question des unions mixtes.

    Il fut un temps dans la tradition franaise, o il tait inconcevable quune fille de famille bourgeoise ou de milieu noble pouse un proltaire ou un fils douvrier. Un jeune homme de milieu noble ne pouvait projeter une vie de couple

    8 ARISTOTE, Les Politiques, traduction de Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 1990, pp. 90-92.

  • 9

    avec une fille appartenant la classe ouvrire. Les alliances seffectuaient entre des personnes qui ont en commun non pas les mmes valeurs naturelles mais les mmes catgories sociales. Lexemple que lon retient est celui que peint Rousseau dans Julie ou la Nouvelle Hlose. Dans ce roman pathtique, Rousseau relate la passion amoureuse entre Julie dtanges, issue dune famille noble, et son prcepteur, Saint-Preux, un homme dorigine plutt modeste. Rousseau alors de rendre compte de deux situations compltement opposes. Dun ct lamour qui anime les deux individus, de laffinit naturelle qui les rapproche, et de lautre ct la diffrence de classe sociale qui les spare. Les deux amoureux sont obligs de vivre leur relation en secret. Lorsque Saint Preux quitte la Suisse pour Paris et Londres, esprant oublier Julie, la passion devient plus grande. Les deux amants changent alors plusieurs lettres damour. Mais hlas, la correspondance ne suffira pas raliser le vu de la nature. Les exigences sociales finiront par simposer, car lorsque la famille dEtanges dcouvre la relation, elle persuade Julie dpouser un noble, ami de M. de Wolmar le pre de Julie. Proposition que Julie finira par accepter, dans le grand respect des murs.

    On retrouve des cas similaires dans certaines coutumes africaines. Dans certaines traditions du Togo, par exemple, ce nest pas laffinit entre deux personnes qui fonde lunion ou la vie de couple, cest plutt laccord entre leurs familles respectives. La famille du pre du garon demande la main de la fille la famille de cette dernire et ce, souvent sans demander lavis des deux futurs maris. Le pre de famille tant le chef de famille, cest lui finalement qui marie sa fille. Les expressions telles que je me marie , un tel se marie ne sont pas courantes. On dit plutt quun tel offre sa fille en mariage. Si lon parcourt, un tant soit peu, quelques contes africains, on constate que trs souvent, llu doit avoir des qualits spcifiques correspondant concrtement aux aspirations du pre ou de la mre de la fille. Les parents du garon exigent aussi certaines valeurs de la part de la future pouse de leur fils.

    Dans les deux cas sus-voqus, les ides daffinit ou dattraction naturelle qui devaient tre au fondement de lunion sont relgues au second plan, si elles ne sont pas tout simplement ignores. Dans ces circonstances prcises, lentourage familial ne fait pas seulement abstraction de la volont et de la libert de dcision des futurs maris, il exerce surtout une sorte de violence sur la nature humaine.

    Le second exemple est celui des compositions interculturelles ou des unions mixtes, pour employer un terme courant dans lHexagone. Pendant longtemps les mariages entre Blancs et Noirs taient interdits aux Etats-Unis. Un fils desclave, saurait-il sunir avec une fille descendante des Anciens Matres desclaves ? Nest-

  • 10

    ce pas un problme que de sunir avec une personne dont la couleur de la peau symbolise plutt la petitesse et la honte ? Pareilles barrires politico-sociologiques se retrouvent en Afrique du Sud cause de la Sgrgation raciale. Certes ces interdictions soriginent dans des idologies ou systmes politiques ou dans des mouvements historiques bien localiss dans le temps. Mais de telles attitudes ne rendent pas moins compte de blocages systmiques et systmatiques. On rencontrait pareils interdits dans certaines rgions de lAfrique traditionnelle. Parfois des mariages sont interdits entre certaines tribus ou villages, soit sur ordre des chefs de clan, soit, dit-on, sur recommandation des esprits des anctres. Il existe aussi des attributs matrimoniaux qui font quon est tenu de se marier dans le village o lon nat. Mais on le voit encore aujourdhui dans nos socits. Lunion entre une femme de couleur et un homme blanc ou entre une femme blanche et un homme de couleur, intrigue parfois les familles et ce dans les deux sens. Les familles respectives sinterrogent sur la diffrence de culture, elles ont peur de laltrit. Mme si elles finissent par se plier la volont du futur couple, les arrire-penses subsistent dans les esprits. On a limpression quil y a quelque chose danormal ou de contre-nature.

    Les deux exemples voqus plus haut montrent bien que notre ducation, notre culture ou encore notre socit ne sont pas toujours bonnes conseillres. Les exigences culturelles exercent souvent une certaine violence sur lhomme faisant ainsi obstacle la crativit et lpanouissement de la nature humaine. Ces exemples illustrent chaque fois une opposition entre deux principes : celui de la nature et celui de la socit. Nous pouvons observer que les problmes lis la mixit sociale ne relvent pas uniquement de la sociologie, de la psychologie ou encore de lanthropologie. Ils relvent aussi de la philosophie. Les consquences au plan moral, psychologique, ou encore social sont normes et doivent tre prises en considration. Mais le fond du problme est philosophique, au sens o ces problmes sont la consquence dune vision du monde. Rapports une problmatique philosophique, ces problmes exigent aussi des rponses dordre philosophique. Or la philosophie est essentiellement recherche du sens et de la finalit de lexistence humaine. Dans ces circonstances prcises, on devrait se rinterroger sur ce qui donne sens notre vie et notre socit. Quelles sont les vraies valeurs que doit dfendre la socit pour garantir tous ses membres et chacun un certain panouissement ? Il ne sagit pas de se rebeller contre les rgles sociales, loin sen faut. La question de laffinit naturelle dans les compositions mixtes veut considrer le questionnement sur le problme des valeurs comme une exigence rationnelle. Dun point de vue philosophique, on peut considrer quune interdiction na de sens que si elle se fonde sur des valeurs importantes, telles que la

  • 11

    libert, lgalit ou encore sur des droits naturels savoir le droit la vie, au bonheur, ou encore sur des valeurs morales telles que le respect de la personne et de la dignit humaine. A la vrit, il faut reconnatre quaucune composition mixte ne remet en cause de tels droits et valeurs. Notre vision de l'homme et du monde ne devrait-elle pas voluer? Ne doit-elle pas prendre en compte la fois la dimension sociale et la dimension naturelle de lhomme ? Notre regard sur les compositions mixtes en socit doit tre tolrant, il doit simplement tre raisonnable. Il nous faut viter des stigmatisations, sortir de nos carcans familiaux pour regarder toute ralit nouvelle comme une auto ralisation de la raison qui gouverne le monde et la nature.

    En guise de conclusion je voudrais faire observer que la socit devrait penser revisiter et rviser ses critres de classification et de catgorisation. Le principe fondateur de laffinit chimique, attraction, adhsion ou union intime, puis possibilit de sparation ne devrait-il pas tre pris en considration ? Si on devait tablir des systmes sociaux de classification, ne faudrait-il pas tenir compte la fois des acquis socioculturels et des affinits naturelles ? Si une telle dmarche nest pas impossible, encore faut-il avoir une volont socio-philosophique pour sy investir.

  • 12

    BIBLIOGRAPHIE

    ARISTOTE, De la Gnration et de la Corruption, traduction et notes par J. Tricot, 2e dition, Paris, Vrin, 1951, 171 pages.

    ARISTOTE, Les Politiques, traduction et notes par Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 1990, 575 pages.

    BENSANDE-VINCENT (Bernadette), Lavoisier. Mmoire dune rvolution, Paris, Flammarion, 1993, 469 pages.

    BENSAUDE-VINCENT (Bernadette), STENGERS (Isabelle), Histoire de la chimie, Paris, La Dcouverte, 1993, pp. 41-44.

    BRUNOLD (Charles), Le problme de laffinit chimique et latomistique. Etude du rapprochement actuel de la physique et de la chimie, Paris, Masson et Cie, 1930, 118 pages.

    DUHEM (Pierre), Le mixte et la combinaison chimique. Essai sur lvolution dune ide, Paris, C. Naud, 1902/Fayard, 1985, 187 pages.

    DUHEM (Pierre), DUHEM (Pierre), La science allemande, Paris, Hermann, 1915, 143 pages.

    LUCRECE, De la Nature, traduction et notes de Charles Guittard, Paris, Imprimerie Nationale Editions, 2000, 595 pages.

    ROUSSEAU (Jean-Jacques), Julie ou la Nouvelle Hlose, Paris, Garnier-Flammarion, 1971, 610 pages.

    PHILIPPE (Claudine), VARRO (Gabrielle), NEYRAND (Grard), (Sous la direction de), Libert, galit, mixit conjugales : Une sociologie du couple mixte, Paris, Anthropos, 1998, 311 pages.