claude addas
TRANSCRIPT
Claude Addas
Ibn ArabĂź et le voyage sans retour
Ăditions du Seuil
Collection dirigée
par Vincent Bardet et Jean-Louis Schlegel
ISBN 2-02-025126-4
© Ăditions du Seuil
1996
Table
1. Faut-il brûler Ibn Arabß ?
Un procÚs toujours recommencé
2. La priĂšre du prince
Une foudroyante métamorphose
3. « Fuyez vers Dieu ! »
Sur les pas du ProphĂšte Le disciple de JĂ©sus
4. Les seigneurs de la Voie
LâhĂ©roĂŻsme des soufis dâAndalousie La « Voie du blĂąme » et la servitude absolue La tribu des saints
5. Le Sceau
6. « Lorsque disparaĂźt ce qui nâa jamais Ă©tĂ©... »
Le « monde imaginal », terre de contemplation La vision suprĂȘme
7. « A la distance de deux arcs ou plus prÚs »
Le « voyage nocturne » Les adieux Ă lâOccident
8. Les illuminations de La Mecque
« Me voici, Seigneur, tout à Toi »
9. « Dieu est, et rien nâest avec Lui »
LâunicitĂ© de lâĂȘtre Les « exemplaires Ă©ternels » et la science divine « Il ne cesse dâĂȘtre et tu ne cesses de nâĂȘtre pas »
10. « OĂč que vous vous tourniez, lĂ est la Face de Dieu »
LâAssemblĂ©e des Noms divins « Le cĆur de Mon serviteur croyant Me contient » « Ma MisĂ©ricorde embrasse toute chose »
11. Les deux horizons
Errances Les héritiers du Maßtre La Lettre et la Loi
Jugements sur Ibn ArabĂź
Les auteurs musulmans
Chronologie
Orientation bibliographique
Ătudes Traductions
1
Faut-il brûler Ibn Arabß ?
Sâil est poĂšte Ă ses heures, SĂ©lim Ier nâest pas un rĂȘveur.
MaĂźtre de lâempire ottoman - aprĂšs avoir sans Ă©tats dâĂąme
semé sur son chemin les cadavres de sa parentÚle -, le pÚre
de Soliman le Magnifique est un conquérant pressé. Le 28
septembre 1516, il entre Ă Damas : la Syrie lui appartient,
lâĂgypte est sa prochaine Ă©tape. AprĂšs de durs combats
contre les Mamelouks, il arrive au Caire en vainqueur le 7
fĂ©vrier 1517. Au dĂ©but dâoctobre, il est de retour Ă Damas et
met aussitĂŽt en chantier la construction dâune mosquĂ©e et
dâun mausolĂ©e qui, dĂ©sormais, abritera le tombeau dâIbn
ArabĂź. Ce tombeau, gisant parmi les herbes folles dans un
enclos Ă lâabandon, il lâavait dĂ©jĂ pieusement visitĂ© lors de
son prĂ©cĂ©dent sĂ©jour, Ă un moment oĂč les prĂ©paratifs de
lâexpĂ©dition en Ăgypte semblaient devoir lâoccuper tout
entier. Les travaux, dont il contrĂŽle personnellement
lâexĂ©cution, avancent rapidement. Le 5 fĂ©vrier 1518, la priĂšre
du vendredi est célébrée pour la premiÚre fois en présence
du sultan.
Le personnage ainsi honorĂ© dâun hommage impĂ©rial
nâĂ©tait pourtant pas de ceux dont, Ă lâĂ©poque, les notables
damascÚnes vénéraient la mémoire. Un voyageur marocain,
quelques années auparavant, avait pu à grand-peine se faire
indiquer lâemplacement du cimetiĂšre privĂ© des BanĂ» ZakĂź,
oĂč reposait Ibn ArabĂź : lâĆuvre de ce dernier Ă©tait alors en
Syrie la cible de violentes polémiques et son auteur, frappé
dâanathĂšme, nâĂ©chappait Ă lâoubli que par la haine posthume
quâil suscitait chez la plupart. On sâinterroge donc encore
sur le motif de la fervente attention que porta SĂ©lim Ă un
maĂźtre spirituel dont lâenseignement Ă©tait obscur et dĂ©criĂ© :
la mĂ©taphysique nâĂ©tait pas son fort et sa politique nâavait
rien Ă y gagner. On attribue Ă Ibn ArabĂź, il est vrai, un Ă©crit -
parfaitement apocryphe - censé prédire, en termes sibyllins,
les hautes destinées de la dynastie ottomane et, en
particulier, la conquĂȘte de la Syrie. Mais ce grimoire a Ă©tĂ©
manifestement rédigé post eventum et il est fort peu
probable que Selim lâait connu. Il nâexplique donc pas la
surprenante dĂ©votion du sultan, quâimiteront sur ce point la
plupart de ses successeurs.
Juste retour des choses ? Trois siĂšcles auparavant,
Muhammad b. AlĂź al-ArabĂź al-HĂątimĂź al-TĂąâĂź, surnommĂ©
Muhyß al-dßn (« le Vivificateur de la religion »), venu de son
Andalousie natale, avait trouvĂ© Ă Damas, oĂč il avait choisi
de sâĂ©tablir au terme de longues pĂ©rĂ©grinations, lâaccueil dĂ»
Ă un Ă©minent soufi. Et câest entourĂ© de vĂ©nĂ©ration et fort
paisiblement que, ùgé de soixante-dix-huit années lunaires,
il y avait rendu lâĂąme le 8 novembre 1240 (638 de lâhĂ©gire).
Tout aussi paisiblement sa dépouille avait été conduite vers
sa derniÚre demeure, sur le mont Qùsiyûn. A ceux qui le
pleuraient ce jour-lĂ , il ne laissait aucun bien - il avait
renoncé, depuis son adolescence, aux biens de ce monde -,
mais il lĂ©guait une Ćuvre littĂ©raire aux dimensions
colossales.
Quâon le considĂšre comme un philosophe ou comme un
mystique, comme un hérétique ou comme un saint, un fait
demeure incontournable : avec plus de quatre cents
ouvrages Ă son actif, Ibn ArabĂź figure parmi les Ă©crivains les
plus féconds de la littérature arabe. Si certains de ces écrits
ne sont que de brefs opuscules, dâautres, en revanche,
comptent des milliers de pages. Il y a, par exemple, ce
Recueil des connaissances divines (DĂźwĂąn al-MaâĂąrif), une
somme poĂ©tique quâIbn ArabĂź a rĂ©digĂ©e Ă la fin de sa vie en
vue dây rassembler lâintĂ©gralitĂ© des poĂšmes quâil a composĂ©s
au cours de sa longue existence, soit des dizaines de milliers
de vers. Il y a ce commentaire du Coran en soixante-quatre
volumes - encore est-il inachevĂ© ! -, aujourdâhui disparu. Il y
a aussi et surtout les trente-sept volumes des Futûhùt
Makkiyya, Les Illuminations de La Mecque.
La premiÚre version est achevée en décembre 1231 et
donnée en legs à son fils, « et aprÚs lui à ses descendants et
Ă tous les musulmans dâOccident et dâOrient, sur terre et sur
mer1 ». Câest dire que dans lâesprit dâIbn ArabĂź, ce quâil a
consignĂ© dans cette somme nâest point seulement destinĂ© Ă
une poignĂ©e dâĂ©rudits. Câest aux musulmans de tous les
horizons, de tous les temps Ă venir, que sâadresse son
message. «Je sus alors que ma parole atteindrait les deux
horizons, celui dâOccident et celui dâOrient », dĂ©clare-t-il Ă
la suite dâune vision survenue dans sa jeunesse. Lâhistoire
lui a-t-elle donné raison ? Quand on songe que depuis plus
de sept siĂšcles son Ćuvre nâa cessĂ© dâĂȘtre lue, mĂ©ditĂ©e -
1 Futûhùt Makkiyya (désormais Fut.), Le Caire, 1329 h., IV, p. 554.
attaquée aussi, nous y reviendrons - et commentée dans
toutes les langues vernaculaires de lâislam ; quand on sait
lâinfluence majeure quâelle va exercer sur tout le soufisme -
« the mystical dimension of islam », selon lâexpression
dâAnne-Marie Schimmel -, que ce soit dans ses formes
Ă©rudites ou ses expressions populaires, force est de
rĂ©pondre par lâaffirmative. En serait-il autrement, dâailleurs,
que la vindicte des oulĂ©mas Ă rencontre dâIbn ArabĂź aurait
cessé depuis longtemps. Si, depuis la fin du XIIIe siÚcle, ils
persistent à combattre les idées que véhicule son
enseignement, câest quâils savent pertinemment que
lâadversaire quâils traquent reste invaincu et que, de maniĂšre
ouverte ou couverte, son Ćuvre demeure une rĂ©fĂ©rence
majeure pour les « Hommes de la Voie ».
Bien des facteurs que nous nâĂ©voquerons pas ici, dâordre
historique, politique et socioculturel, ont contribué à ce
rayonnement que les polĂ©miques ont Ă©tĂ© impuissantes Ă
Ă©teindre. Il rĂ©sulte aussi, Ă nâen pas douter, du caractĂšre
exhaustif de lâenseignement exposĂ© dans les FutĂ»hĂąt :
ontologie, exégÚse, cosmologie, hagiologie, prophétologie,
eschatologie, jurisprudence, rituel..., il nâest pas de question
qui ne trouve une réponse dans ce compendium des
sciences spirituelles - quand ce ne sont pas des réponses. Le
Doctor Maximus a en effet le souci constant, lorsquâil traite
de questions litigieuses, dâindiquer les diverses opinions qui
ont prĂ©valu. Il nâexclut aucune des interprĂ©tations
proposées, tout en signalant celle qui a sa préférence. Au
demeurant - et contrairement Ă une opinion courante selon
laquelle il Ă©tait zĂąhirite2 -, Ibn ArabĂź nâest rattachĂ© Ă aucune
Ă©cole juridique ou thĂ©ologique. Câest un penseur
indĂ©pendant, au sens le plus fort de ce terme. Non quâil
rejette lâhĂ©ritage des maĂźtres qui lâont prĂ©cĂ©dĂ© et dont son
Ćuvre est, au contraire, totalement solidaire. Ibn ArabĂź,
quoi quâen disent ses adversaires, nâest pas un « innovateur
», du moins au sens pĂ©joratif quâils donnent Ă ce terme. Les
FutĂ»hĂąt sont dâabord lâexpression dâune extraordinaire
synthĂšse qui ordonne et rassemble les membra disjecta
dâune longue et riche tradition mystique. La formulation est
certes parfois inĂ©dite, souvent audacieuse, mais ce quâelle
véhicule était présent, en germe, bien avant que son auteur
voie le jour.
La seconde version de cette Summa mystica - dont
subsiste le manuscrit autographe - est achevée en 1238,
deux ans avant la mort de lâauteur, et offre un Ă©tat dĂ©finitif
et complet de son enseignement. DâemblĂ©e, on observe que
les idĂ©es majeures qui sây trouvent dĂ©veloppĂ©es et le
vocabulaire qui les exprime apparaissaient déjà dans ses
écrits de jeunesse. Au surplus, Ibn Arabß a incorporé dans
les Futûhùt, pratiquement sans modification, de courts
traités rédigés antérieurement. Aussi bien serait-il vain de
vouloir retracer une Ă©volution de sa pensĂ©e qui serait Ă
mettre en rapport avec les Ă©tapes de sa biographie : câest Ă
un développement homogÚne de la doctrine à partir de
prĂ©misses immuables que lâon assiste. Et si, sur tel ou tel
2 ZĂąhirisme : nom dâune Ă©cole juridique qui ne reconnaĂźt comme sources du droit que le texte littĂ©ral (zĂąhir) du Coran et des traditions prophĂ©tiques.
point, les Ă©crits les plus anciens sont moins explicites que
ceux qui leur succĂ©deront, cela ne signifie pas quâIbn ArabĂź
nâavait pas dĂ©jĂ une vue suffisamment claire du sujet traitĂ© :
la situation politique en Occident, oĂč commence sa carriĂšre
dâĂ©crivain, lui imposait une certaine rĂ©serve. ProtĂ©gĂ© par de
puissants personnages, entourĂ© dâun cercle de disciples
fidĂšles, Ibn ArabĂź sera plus libre de sa plume en Orient. LĂ
encore, néanmoins, il usera de certaines précautions.
Plusieurs de ses ouvrages ne connaĂźtront, de son vivant,
quâune diffusion restreinte.
Câest dâailleurs Ă partir du moment, vers la fin du XIIIe
siĂšcle, oĂč cette discipline de lâarcane ne sera plus observĂ©e
que naßtront des polémiques destinées à se poursuivre
jusquâĂ nos jours. La diffusion des FusĂ»s al-hikam (Les
Chatons de la sagesse), et les nombreux commentaires
quâen firent les disciples des premiĂšre, deuxiĂšme et
troisiÚme générations vont jouer à cet égard un rÎle
considérable. Beaucoup plus concis que les Futûhùt, cet
ouvrage, qui, en une centaine de pages seulement,
rĂ©capitule lâessentiel de la doctrine mĂ©taphysique et
hagiologique dâIbn ArabĂź, donne davantage prise aux
attaques de lecteurs malveillants. Tout dĂ©vouĂ©s quâils
fussent Ă leur maĂźtre, les disciples - dont les gloses sont
marquées par un langage plus philosophique, et donc plus
suspect - ont contribué à faire des Fusûs une cible de choix
pour les adversaires dâIbn ArabĂź.
Un procÚs toujours recommencé
On imagine mal un dĂ©putĂ© français demandant aujourdâhui
au Parlement dâinterdire la diffusion des Ćuvres de MaĂźtre
Eckhart en invoquant la bulle In agro dominico de Jean
XXII. En Ăgypte, un dĂ©putĂ© a obtenu de lâAssemblĂ©e du
peuple, en 1979, que les Futûhùt soient retirées du
commerce. Cette mesure a été, fort heureusement,
rapportĂ©e par la suite ; elle nâen est pas moins significative
de la permanente actualité des problÚmes que posent à la
conscience musulmane des Ă©crits vieux de bientĂŽt huit
siÚcles. Vénéré par les uns, qui le considÚrent comme le
Shaykh al-akbar, « le plus grand maßtre », anathémisé par
dâautres, qui voient en lui un ennemi de la vraie foi, Ibn
ArabĂź nâest indiffĂ©rent Ă personne.
Les premiĂšres escarmouches Ă©clatĂšrent dans la seconde
moitiĂ© du XIIIe siĂšcle; il ne sâagissait toutefois que de tirs
isolés, sans grandes conséquences. Les attaques
systématiques contre Ibn Arabß et son école ne se
dĂ©clenchĂšrent vĂ©ritablement quâĂ lâaube du XIVe siĂšcle,
quand un docteur de la Loi (faqĂźh) du nom dâIbn Taymiyya
(m. 1328) entreprit de démontrer le caractÚre hérétique de
sa doctrine. Presque aussi abondant que le Shaykh al-akbar,
il rĂ©digea inlassablement dâinnombrables responsa (fatwĂą-
s), dont lâĂ©dition publiĂ©e en Arabie Saoudite comporte
trente-sept volumes ; il y dénonce à coup de citations
scripturaires les thĂšses quâil extrait de lâĆuvre dâIbn ArabĂź.
Du moins a-t-il de cette derniĂšre une assez bonne
connaissance. Si ses critiques portent essentiellement sur
les FusĂ»s, il nâen a pas moins lu Ă©galement les FutĂ»hĂąt et
convient mĂȘme en avoir tirĂ© profit. Nombreux seront ceux
qui lâimiteront sans avoir toujours ses scrupules. La longue
liste des Ă©pigones dâIbn Taymiyya - que nous Ă©pargnerons
au lecteur - tĂ©moigne de la continuitĂ© dans lâespace et le
temps de polémiques dont la persistance surprend
lâobservateur occidental. Signalons pourtant que, invitĂ© Ă
arbitrer une controverse surgie à Alexandrie, le célÚbre Ibn
Khaldûn délivra une sentence juridique prescrivant
lâautodafĂ© des livres dâIbn ArabĂź.
Que la prolifération de cette littérature anti-akbarienne
ne nous abuse pas. Les sentences hostiles au Shaykh al-
akbar sont certes nombreuses, mais leur contenu est
immuable. Ce sont, Ă peu de choses prĂšs, les arguments
avancĂ©s par Ibn Taymiyya et les textes tĂ©moins quâil avait
utilisés, qui sont indéfiniment repris. En outre, la virulence
du discours - rhétorique oblige - masque souvent un
jugement plus nuancĂ© quâil nây paraĂźt de prime abord.
DhahabĂź (m. 1348), Ă©lĂšve dâIbn Taymiyya, sâest prononcĂ© Ă
maintes reprises contre Ibn ArabĂź. Mais nâĂ©crit-il pas aussi Ă
son propos :
« Quant Ă moi, je dis que cet homme fut peut-ĂȘtre un saint...
»? Troublante réserve, que précÚde une dénonciation en
rÚgle des Fusûs. La remarque suivante nous permet peut-
ĂȘtre de dĂ©chiffrer cette position ambiguĂ« : « Par Dieu, mieux
vaut pour un musulman vivre ignorant derriĂšre ses vaches
[...] que de posséder cette gnose et ces connaissances
subtiles3 ! » Câest moins la doctrine dâIbn ArabĂź que DhahabĂź
3 MizĂąn al-i'tidĂąl, Beyrouth, 1963, vol. III, p. 660.
condamne, en définitive, que sa diffusion dans la « masse
des croyants » (ùmma).
Rien, de surcroßt, ne serait plus contraire à la réalité que
de croire - ou de laisser croire, comme sây emploient les
wahhabites4 - que tous les oulémas ont condamné Ibn
ArabĂź. Certains soufis se sont opposĂ©s Ă lâĂ©cole dâIbn ArabĂź;
inversement, beaucoup dâoulĂ©mas, et parmi les plus
prestigieux, ont défendu sa cause. Citons, parmi eux,
Fßrûzabùdß (m. 1414), qui, au Yémen, rédige une fatwù dans
laquelle il sâĂ©vertue Ă dĂ©montrer la saintetĂ© dâIbn ArabĂź et
approuve le sultan al-NĂąsir, qui accumule ses Ćuvres dans
sa bibliothĂšque. Moins dâun siĂšcle plus tard, en 1517, KamĂąl
Pachù Zùdeh (m. 1534), conseiller trÚs écouté de Sélim Ier
(lequel, décidément, est voué à jouer un rÎle dans la
destinĂ©e posthume dâIbn ArabĂź), Ă©met une sentence
recommandant au sultan, qui vient de conquĂ©rir lâĂgypte,
de réprimander ceux qui dénigrent le Shaykh al-akbar.
Ăvoquant les adversaires dâIbn ArabĂź, nous avons
délibérément passé sous silence la propagande anti-
akbarienne diffamatoire que publient réguliÚrement de nos
jours les wahhabites saoudiens et leurs Ă©mules. La
médiocrité intellectuelle de cette littérature pamphlétaire
dispense de tout commentaire. Mais, pour malveillant quâil
soit, cet acharnement Ă combattre son Ćuvre soulĂšve tout
4 Wahhabisme : fondĂ© au XVIIIe siĂšcle par Muhammad Ibn Abd al-WahhĂąb, le wahhabisme est un mouvement fondamentaliste qui sâest donnĂ© pour but de « purifier» lâislam en Ă©liminant notamment le soufisme et la vĂ©nĂ©ration des saints. La dynastie rĂ©gnante lâa imposĂ© en Arabie Saoudite et sâemploie activement Ă le rĂ©pandre dans le monde musulman.
de mĂȘme une question : Ibn ArabĂź est-il, conformĂ©ment Ă la
signification de son surnom traditionnel, un « vivificateur
de la religion » (Muhyß al-dßn) ou, comme préfÚrent le
désigner ses adversaires, un « tueur de la religion » (Mumßt
al-dĂźn) ?
2
La priĂšre du prince
« Je nâai eu de cesse, dĂšs que je fus en Ăąge de porter des
ceinturons, de chevaucher des coursiers, de fréquenter les
nobles, dâexaminer les lames des sabres, de parader dans les
campements militaires5 » Personne, parmi ses proches,
nâeĂ»t sans doute pu prĂ©voir que ce jeune garçon quâattirait le
clinquant des armures allait bientĂŽt se vouer aux dures
ascĂšses des renonçants. Tout destinait le jeune Ibn ArabĂź Ă
une carriĂšre militaire. LâEsprit qui souffle oĂč il veut en avait
décidé autrement.
La famille dâIbn ArabĂź appartient Ă lâune des plus vieilles
souches arabes de lâEspagne musulmane. Ses ancĂȘtres, des
Arabes originaires du YĂ©men, Ă©migrĂšrent trĂšs tĂŽt vers la
péninsule Ibérique ; vraisemblablement lors de la « seconde
vague » de la conquĂȘte, celle qui, en 712, amena plusieurs
milliers de cavaliers yéménites en Andalousie. Du moins
sont-ils recensés parmi les « grandes familles » arabes qui
occupent le sol andalou sous le rĂšgne du premier Ă©mir
omeyyade (756-788). Câest dire quâils appartiennent Ă la
5 Dßwùn al-Ma'ùrif, ras. B. N. 2348, f° 36b.
khùssa, la classe dominante qui détient les hautes fonctions
dans lâadministration et dans lâarmĂ©e.
Fier de son origine arabe, Ibn ArabĂź aime Ă rappeler
dans nombre de ses poĂšmes quâil descend de lâillustre HĂątim
al-TĂąâĂź, poĂšte de lâArabie antĂ©-islamique dont les vertus
chevaleresques devinrent littéralement proverbiales. Il fait
allusion dâautre part, Ă diverses reprises, Ă la position
importante de son pÚre, qui, précise-t-il, « comptait parmi
les compagnons du sultan6» - expression qui a donnĂ© lieu Ă
de nombreuses conjectures et dont certains biographes
tardifs ont tirĂ© la conclusion quâil ne fut pas moins que
ministre. Un document édité il y a quelques années permet
maintenant dâĂȘtre beaucoup plus prĂ©cis. Selon son auteur,
Ibn ShaâĂąr (m. 1256), qui a rencontrĂ© le Shaykh al-akbar Ă
Alep le 27 octobre 1237 et lâa interrogĂ© sur sa jeunesse, Ibn
ArabĂź « Ă©tait dâune famille de militaires au service de ceux
qui gouvernent le pays7 ».
Ăvasive, cette formulation nous rappelle que la carriĂšre
du pĂšre dâIbn ArabĂź sâinscrit dans le cadre des fluctuations
politiques qui ont accompagnĂ© lâeffondrement du rĂ©gime
almoravide en Andalus.
BerbĂšres venus du Sahara occidental, les Almoravides
avaient débarqué dans la Péninsule à la demande des
souverains des Taifas : ces Ătats autonomes avaient vu le
jour Ă la faveur de la chute du califat de Cordoue et
sâinquiĂ©taient de la progression continue des chrĂ©tiens, qui
6 Rûh al-quds, Damas, 1970, p. 108.
7 Uqûd al-jamùn, in Al-dirùsùt al-islùmiyya, vol. 26, 1991, n° 1-2, p. 246.
avaient pris TolĂšde en mai 1085. LâĂ©crasante dĂ©faite quâils
infligent aux Castillans moins dâun an plus tard Ă ZallĂąqa
permet aux Almoravides de se présenter comme les
dĂ©fenseurs de lâislam andalou. Petit Ă petit, ils annexent les
Taifas pour donner finalement naissance au premier Ătat
andalou-maghrébin, lequel marque une Úre nouvelle dans
lâhistoire de lâEspagne musulmane. DorĂ©navant, son destin
politique, religieux, culturel, est étroitement lié à celui du
Maghreb. A une mosaĂŻque dâethnies, de langues et de
confessions se substitue peu à peu une société plus
homogÚne, largement arabisée et islamisée, mais aussi plus
repliĂ©e sur elle-mĂȘme. LâinquiĂ©tude quâont fait naĂźtre les
succĂšs de la Reconquista favorise lâintolĂ©rance Ă lâĂ©gard des
juifs et des chrétiens, qui émigrent massivement vers le
Nord. Mais cette intolérance résulte aussi de la rigidité
dogmatique des juristes mĂąlikites, dont lâascendant sur les
souverains almoravides est considérable. Le puritanisme
des Almoravides, lâimportance quâils donnent Ă la
jurisprudence au dĂ©triment de lâĂ©tude du Coran et de la
sunna, la « coutume du ProphÚte », engendrent une
casuistique sclérosante, qui étouffe les nouvelles aspirations
religieuses dont témoigne notamment le développement du
soufisme. Il est significatif Ă cet Ă©gard que les deux
principaux soulÚvements qui vont déstabiliser le régime se
présentent comme des mouvements de réforme religieuse.
AprĂšs un sĂ©jour en Orient, oĂč il a pris connaissance des
ouvrages de GhazĂąlĂź, Ibn Toumert, un BerbĂšre du Sous,
revient prĂȘcher au Maghreb un islam plus sobre, centrĂ© sur
le tawhĂźd, lâaffirmation de lâUnicitĂ© divine - dâoĂč le nom de
muwahhidûn, Almohades, donné à ses partisans. Fustigeant
les dirigeants almoravides, quâil accuse dâĂȘtre des
anthropomorphistes et des infidĂšles, il se proclame le
MahdĂź - celui qui doit assister JĂ©sus Ă la fin des temps pour
restaurer la paix et la justice - et prend les armes. A sa mort,
en 1130, Abd al-Muâmin, lâun de ses plus anciens disciples,
sâimpose comme son successeur et poursuit la lutte. Elle
sâavĂšre longue et ponctuĂ©e de dĂ©faites ; cependant, la prise
de Marrakech en 1147 met un terme à la souveraineté
almoravide au Maghreb.
Lâannexion de lâAndalus, lâEspagne musulmane, oĂč les
Almoravides sont en proie à de graves difficultés internes et
externes, sera plus rapide. LâautodafĂ© des Ćuvres de GhazĂąlĂź
décrété par les autorités a suscité des remous dans la
population, en particulier dans les milieux soufis. Ce
mĂ©contentement, quâaccentuent les Ă©checs militaires (les
Almoravides ont perdu Saragosse en 1118), favorise
lâexpansion de la rĂ©volte des murĂźdĂ»n, une espĂšce de
congrĂ©gation qui sâest regroupĂ©e dans lâAlgarve autour dâIbn
QasĂź, lequel prĂ©tend Ă©galement ĂȘtre lâImĂąm, le Guide
spirituel et politique de la communauté. Séduit par la
propagande des Almohades, dont il espĂšre le soutien, Ibn
QasĂź persuade Abd al-Muâmin dâenvoyer des troupes dans la
Péninsule. Les premiÚres débarquent en 1146 et, un an plus
tard, Séville et sa région sont sous obédience almohade.
Mais la conquĂȘte est loin dâĂȘtre achevĂ©e : Grenade reste sous
la juridiction des Almoravides ; Almeria est occupée par les
Castillans, tandis quâun Ă©mirat indĂ©pendant voit le jour
dans le Levant sous lâĂ©gide dâIbn Mardanish, un chef
militaire qui installe son Ă©tat-major Ă Murcie.
Câest dans cette ville, oĂč son pĂšre exerce des charges
militaires au service dâIbn Mardanish, quâIbn ArabĂź vient au
monde le 27 juillet 1165 (17 ramadĂąn 560) ou, selon dâautres
sources, le 6 août (27 ramadùn). Moins de trois mois plus
tard, Murcie est assiégée par les Almohades. Ces derniers
devront pourtant attendre jusquâen mars 1172 pour
sâemparer de la citĂ©. Ibn Mardanish ne survit pas Ă la
dĂ©faite; accompagnĂ©s dâune dĂ©lĂ©gation comprenant les
hauts dignitaires de lâarmĂ©e, ses fils se rendent Ă SĂ©ville et
prĂȘtent allĂ©geance au calife Abu Ya'qĂ»b YĂ»suf. Le souverain
almohade, qui a succĂ©dĂ© Ă son pĂšre en 1163, sâempresse de
reprendre Ă son service les gĂ©nĂ©raux dâIbn Mardanish, dont
il ne connaßt que trop bien les compétences.
Le pĂšre dâIbn ArabĂź est vraisemblablement du nombre ;
câest Ă cette Ă©poque, en tous les cas, quâil Ă©migre Ă SĂ©ville
pour y poursuivre sa carriĂšre au service des Almohades.
Plus rien dĂšs lors ne vient troubler lâenfance heureuse et
insouciante dâIbn ArabĂź. Le jeune garçon aime Ă chasse8 et,
nous lâavons vu, jouer au soldat. Son destin semble tout
tracĂ© : Ă lâinstar de son pĂšre, dont il est lâunique fils, il
entrera dans lâarmĂ©e.
Une foudroyante métamorphose
Rien, donc, ne laissait présager a priori que la vie de cet
adolescent promis Ă une carriĂšre militaire allait basculer du
jour au lendemain. Saura-t-on jamais ce qui se produisit et Ă
8 Fut., IV, p. 540.
quelle date exactement? Aucun texte connu dâIbn ArabĂź ne
permet Ă ce jour dâapporter une rĂ©ponse claire et prĂ©cise.
Le cĂ©lĂšbre texte oĂč il dĂ©crit son entrevue Ă Cordoue avec le
philosophe AverroĂšs nous fournit, Ă tout le moins, un repĂšre
chronologique : Ibn ArabĂź sây dĂ©peint comme un jeune
garçon complÚtement imberbe mais doté, déjà , de
connaissances illuminatives quâil a rĂ©cemment obtenues au
cours dâune retraite (voir encadrĂ© en fin de chap.).
On peut dĂ©duire de ce rĂ©cit quâau moment de cet Ă©pisode
il est approximativement ĂągĂ© dâune quinzaine dâannĂ©es. La
suite du tĂ©moignage dâIbn ShaâĂąr nous livre par ailleurs une
information précise et détaillée quant aux circonstances de
cette brusque et précoce metanoia : « La raison, lui raconte
Ibn ArabĂź, qui mâa conduit Ă quitter lâarmĂ©e dâune part et Ă
entrer dans la Voie dâautre part, est la suivante : jâĂ©tais sorti
un jour, Ă Cordoue, en compagnie du prince Abu Bakr [b.]
YĂ»suf b. Abd al-Muâmin. Nous nous rendĂźmes Ă la grande
mosquĂ©e et je lâobservais tandis quâil sâinclinait et se
prosternait dans la priÚre avec humilité et componction. Je
me fis alors la remarque suivante : si un tel personnage, qui
nâest pas moins que le souverain de ce pays, se montre
soumis, humble et se comporte de la sorte avec Dieu, câest
que le bas monde nâest rien ! Je le quittai le jour mĂȘme -
jamais je ne le revis - et mâengageai dans la Voie. »
Mais ce document soulĂšve presque autant de questions
quâil en rĂ©sout. Ibn ShaâĂąr situe cet Ă©pisode en 1184, date Ă
laquelle Ibn ArabĂź a dix-neuf ans. Or le portrait quâIbn ArabĂź
brosse de lui-mĂȘme dans le rĂ©cit de sa rencontre avec
AverroÚs, postérieure à son engagement spirituel, infirme
une telle hypothĂšse. En outre, de quel prince sâagit-il ? Le
calife YĂ»suf a rĂ©gnĂ© entre 1163 et 1184, mais il nâa pu se
trouver Ă Cordoue Ă cette Ă©poque puisquâil quitte
lâAndalousie en 1176 pour le Maroc, oĂč il demeure jusquâen
1184. En mai de cette année-là , il franchit le Détroit et se
rend directement Ă SĂ©ville pour passer ses troupes en revue.
Peu aprĂšs, le 7 juin, le calife quitte la capitale pour une
expédition contre le Portugal dont il ne reviendra pas
vivant. Au demeurant, son « patronyme » est Abu YaâqĂ»b (et
non Abu Bakr), ce quâlbn ArabĂź nâignore certainement pas. Il
est vraisemblable dans ces conditions que le prince dont
lâhumilitĂ© dans la priĂšre a proprement bouleversĂ© Ibn ArabĂź
est lâun des fils du calife, Abu Bakr, qui fut lâun de ses
généraux.
En tout Ă©tat de cause, une certitude demeure : lâincident
survenu dans la mosquée de Cordoue constitue le point de
rupture dans le cours, jusque-lĂ paisible, de lâexistence du
jeune Ibn ArabĂź. Le petit grain de sable qui vient de percuter
son destin déclenche une prise de conscience aussi brutale
quâirrĂ©versible. Sa dĂ©cision est prise : il choisit Dieu.
Lâadolescent quitte tout, lâarmĂ©e, ses compagnons, ses
biens. Il se retire du monde - dans une caverne située au
milieu dâun cimetiĂšre, selon lâun de ses biographes - pour un
face-Ă -face avec lâĂternel dont, dâune certaine façon, il ne
reviendra jamais : « Je me suis mis en retraite avant lâaurore
et je reçus lâillumination avant que le soleil ne se lĂšve [...]. Je
demeurai en ce lieu quatorze mois et jâobtins ainsi les
secrets sur lesquels jâĂ©crivis ensuite ; mon ouverture
spirituelle, à ce moment, fut un arrachement extatique9. »
9 KirĂąb wasĂą'il al-sĂąâil, M. Profitlich (Ă©d.), Fribourg. 1973, p. 21.
Une prodigieuse métamorphose, au sens le plus fort de
ce mot, sâest donc opĂ©rĂ©e chez le jeune garçon, qui, au sortir
de cette rĂ©clusion, nâa de commun que le nom avec
lâadolescent qui caracolait dans les garnisons militaires.
Cette rupture radicale entre ce quâil Ă©tait jusque-lĂ et ce quâil
sera dorénavant, Ibn Arabß en rend bien compte lorsque,
pour Ă©voquer sa vie dâ« avant», il lâappelle ma « jĂąhiliyya »,
terme qui dĂ©signe lâĂ©tat de paganisme - littĂ©ralement, dâ«
ignorance » - dans lequel vivaient les Arabes avant la
révélation muhammadienne qui inaugurait une Úre nouvelle
de leur destinée.
L'enfant et le philosophe Je me rendis un jour, Ă Cordoue, chez le cadi Abu l-WalĂźd Ibn Rushd [AverroĂšs] ; ayant entendu parler de l'illumination que Dieu m'avait octroyĂ©e, il s'Ă©tait montrĂ© surpris et avait Ă©mis le souhait de me rencontrer. Mon pĂšre, qui Ă©tait l'un de ses amis, me dĂ©pĂȘcha chez lui sous un prĂ©texte quelconque. Ă cette Ă©poque j'Ă©tais un jeune garçon sans duvet sur le visage et sans mĂȘme de moustache. Lorsque je fus introduit, il [AverroĂšs] se leva de sa place, manifesta son affection et sa considĂ©ration, et m'embrassa. Puis il me dit : « Oui. » Ă mon tour, je dis : « Oui. » Sa joie s'accrut en voyant que je l'avais compris. Cependant, lorsque je rĂ©alisai ce qui avait motivĂ© sa joie, j'ajoutai: « Non ». Il se contracta, perdĂźt ses couleurs, et fus pris d'un doute : « Qu'avez-vous donc trouvĂ© par le dĂ©voilement et l'inspiration divine? Est-ce identique Ă ce que nous donne la rĂ©flexion spĂ©culative ? » Je rĂ©pondis : « Oui et non ; entre le oui et le non, les esprits prennent leur envol, et les nuques se dĂ©tachent ! »
Ibn Arabß, Futûhùt, I, p. 153-154
3
« Fuyez vers Dieu ! »
LâĂ©blouissante illumination quâIbn ArabĂź a expĂ©rimentĂ©e
aux premiĂšres heures de sa retraite relĂšve de ce que, dans le
langage de la mystique musulmane, on nomme « ravis-
sement » (jadhba). Le majdhûb, le « ravi », est en quelque
sorte arraché par Dieu à sa condition ordinaire sans passer
par les Ă©tapes dâune longue et pĂ©nible discipline. Cette
forme de réalisation spirituelle, fulgurante et passive, doit
ĂȘtre suivie, pour ĂȘtre complĂšte, de la via purgativa10, « la
voie la plus haute et la plus parfaite » selon lâĂmir Abd el-
Kader, Ă©minent reprĂ©sentant de lâĂ©cole akbarienne au siĂšcle
dernier. « Désiré » par Dieu (murùd), celui qui bénéficie de
la jadhba doit devenir « désirant » (murßd), et parcourir pas
Ă pas cette voie de perfection quâil a dans un premier temps
survolée.
Ibn ArabĂź indique en divers passages de son Ćuvre
quâune vision joua Ă cet Ă©gard un rĂŽle dĂ©cisif11. Le rĂ©cit le
plus complet de cet événement - qui survint sans doute lors
10 Selon un schĂ©ma traditionnel en thĂ©ologie mystique, cette expression dĂ©signe le premier des trois degrĂ©s de la voie vers la perfection, celui qui conduit Ă la purification de lâĂąme. Les deux degrĂ©s suivants sont la « voie illuminative » et la « voie unitive ».
11 Fut., II, p. 491; IV, p. 172.
de cette premiĂšre retraite, longue de plus dâun an - figure
dans la suite du passage du Recueil des connaissances
divines oĂč il Ă©voque ses souvenirs dâenfance : «Je vĂ©cus de
la sorte jusquâĂ ce que le MisĂ©ricordieux tourne vers moi Sa
providence et mâenvoie dans mon sommeil Muhammad,
JĂ©sus et MoĂŻse, sur eux la grĂące et la paix ! JĂ©sus mâexhorta
Ă lâascĂšse et au dĂ©pouillement. MoĂŻse me donna le âdisque
du soleilâ et me prĂ©dit lâobtention de la âscience
transcendentaleâ (al-ilm al-ladunnĂź) parmi les sciences de
lââUnicitĂ©â (tawhĂźd). Muhammad, lui, mâordonna :
âCramponne-toi Ă moi tu seras sauf!â Je me rĂ©veillai en
pleurant et consacrai le reste de la nuit Ă psalmodier du
Coran. Je pris alors la résolution de me consacrer à la Voie
de Dieu12... » Cette rencontre en mode subtil avec les
représentants des traditions majeures du monothéisme -
qui prĂ©figure la dimension universelle de lâenseignement
akbarien - marque donc le point zéro de ce qui apparaßt
vĂ©ritablement comme lâengagement spirituel dâIbn ArabĂź.
Sur les pas du ProphĂšte
Lâinjonction du ProphĂšte est on ne peut plus claire :
lâimitatio prophetae est la seule voie dâaccĂšs Ă la perfection
spirituelle. PrĂ©cepte fondamental de lâhagiologie islamique -
qui trouve sa source scripturaire dans le verset 21 de la
sourate 33 : « Il y a pour vous en lâEnvoyĂ© de Dieu un
12 Dßwùn al-Ma'ùrif, f° 36b.
exemple excellent » -, la conformité au modÚle
muhammadien nâest pas seulement, chez les mystiques
musulmans, une étape recommandée : elle est la condition
sine qua non de toute rĂ©alisation spirituelle, dont elle est Ă
la fois le moyen et lâaboutissement. A leurs yeux, le
Messager de Dieu, qui apparaßt à un moment précis de
lâhistoire comme « Sceau des prophĂštes », est aussi, sur le
plan cosmique, lâHomme Parfait (al-insĂąn al-kĂąmil),
autrement dit le paradigme de la saintetĂ©, lâĂȘtre en qui elle
sâaccomplit dans toute sa plĂ©nitude. Lâimitation du ProphĂšte
ne saurait se réduire à celle de ses faits et gestes. Elle
implique néanmoins une connaissance approfondie de sa «
coutume » (sunna). Le jeune Ibn Arabß, dont le savoir
livresque se limite alors Ă la connaissance du Coran, en a
conscience. Aussi bien entreprend-il dâĂ©tudier auprĂšs des
maßtres les plus réputés le hadßth, cette discipline
fondamentale de lâenseignement religieux qui recense les
actes et les propos du ProphĂšte et dont il poursuivra lâĂ©tude
jusquâĂ la fin de ses jours. Lâimportance quâil attache Ă
lâĂ©tude, et plus encore Ă la pratique, de la sunna nâest pas
chez Ibn ArabĂź, soulignons-le, une concession au pieux
conformisme de la société islamique à laquelle il appartient
: elle sâinscrit dans le droit fil de sa doctrine hagiologique et
de son enseignement initiatique.
Si le thÚme de la prééminence spirituelle de Muhammad
est largement antĂ©rieur Ă lâĂ©poque dâIbn ArabĂź, câest Ă ce
dernier toutefois que lâon doit un exposĂ© rigoureux et prĂ©cis
de la nature et de la fonction de cette précellence
muhammadienne. Des données essentielles figurent, à ce
sujet, dans le chapitre 337 des Futûhùt consacré à la «
demeure de Muhammad » : « Le ProphÚte a reçu des
privilĂšges particuliers qui nâont Ă©tĂ© donnĂ©s Ă aucun autre
prophĂšte avant lui; mais nul prophĂšte nâa reçu un privilĂšge
qui nâait Ă©tĂ© Ă©galement octroyĂ© Ă Muhammad, car il a reçu la
âSomme des parolesâ. Il a dit : âJâai Ă©tĂ© prophĂšte alors
quâAdam Ă©tait entre lâargile et lâeauâ; tandis que les autres
prophĂštes ne sont devenus tels quâau moment de leur
manifestation historique. [...] Il est de ce fait celui qui
assiste tout Homme Parfait, quâil soit gratifiĂ© dâune Loi
rĂ©vĂ©lĂ©e ou dâune inspiration sapientiale [...]. Lorsquâil
apparut, il fut comme le soleil dans lequel se confond toute
lumiĂšre [...]. Son rang dans la science embrasse la science
de tous ceux qui connaissent Dieu parmi les Premiers et les
Derniers [...].
Sa Loi embrasse tous les hommes sans exception et sa
miséricorde, en vertu de laquelle il a été envoyé, embrasse
tout lâunivers [...]. Sa communautĂ© (umma) englobe tous les
ĂȘtres, vers la totalitĂ© desquels il a Ă©tĂ© missionnĂ©; quâils
croient ou non en lui, tous les ĂȘtres en font partie13... » Trois
idées maßtresses, qui apparaissent déjà dans des écrits de
jeunesse tels que Les Ordonnances divines (TadbĂźrĂąt
ilùhiyya), se dégagent de cet extrait des Futûhùt. Tout
dâabord, la notion de la prĂ©existence de Muhammad, ou
plus exactement de la « Réalité muhammadienne » ;
premier ĂȘtre existenciĂ© Ă partir de la materia prima, elle
inaugure le processus cosmologique dont elle est la finalité.
Les prophÚtes envoyés tour à tour aux hommes sont autant
de manifestations sporadiques et fragmentaires de la «
13 Fut., III, p. 141-144.
Réalité muhammadienne », qui ne se déploie intégralement
que dans la personne de Muhammad, dont la Révélation
embrasse et parfait celles qui lâont prĂ©cĂ©dĂ©e ; dâoĂč
lâuniversalitĂ© du message muhammadien, qui sâadresse Ă
tous les hommes sans exception, quâils y adhĂšrent ou non.
Enfin, le caractÚre primordial et universel de cette « Réalité
muhammadienne » inclut celui de sa suprĂȘme perfection ;
miroir sans tache des perfections divines, elle est la source
unique en laquelle puise toute sainteté et en laquelle elle se
rĂ©sorbe. LâidĂ©e dâune « RĂ©alitĂ© muhammadienne »,
vĂ©hiculĂ©e par les prophĂštes successifs jusquâĂ son Ă©closion
totale en la personne historique de Muhammad, est apparue
trÚs tÎt dans le soufisme. Mais, énoncée jusque-là de
maniĂšre plus allusive quâexplicite, câest dans les Ă©crits dâIbn
ArabĂź que lâon en trouve pour la premiĂšre fois une
élaboration doctrinale détaillée. De ces considérations
abstraites, Ibn Arabß tire des conséquences pratiques.
Puisque Muhammad est lâarchĂ©type de la saintetĂ©, câest en
se conformant strictement Ă sa sunna, en se nourrissant de
son exemple, que lâaspirant parviendra Ă restaurer sa nature
originelle d'imago Dei.
« Dieu créa Adam selon Sa forme », énonce un hadßth
fameux. Aussi bien lâhomme contient-il virtuellement tous
les Noms divins qui sont gravĂ©s dans lâargile mĂȘme de son
ĂȘtre. Câest en raison de cette sublime similitude que Dieu lâa
dĂ©signĂ© pour ĂȘtre son khalĂźfa, son locum tenens, sur terre :
« La lieutenance (khilĂąfa) fut assignĂ©e Ă Adam, Ă lâexclusion
des autres crĂ©atures de lâunivers, en raison de ce que Dieu
lâa crĂ©Ă© selon Sa forme. Un lieutenant doit obligatoirement
possĂ©der les attributs de celui quâil reprĂ©sente ; dans le cas
contraire il nâest pas Ă proprement parler un âlieutenantâ14.
» Mais ces deux faveurs accordĂ©es exclusivement Ă
lâhomme, sa forme divine et sa magistrature, lâexposent au
plus grand pĂ©ril de son existence : lâillusion de la
souveraineté. La conscience de son théomorphisme originel
le conduit Ă oublier quâil fut crĂ©Ă© dâargile - la matiĂšre la plus
humble, souligne Ă maintes reprises le Shaykh al-akbar -,
symbole par excellence de sa « servitude ontologique »
(ubĂ»diyya). Le pouvoir et lâautoritĂ© que lui confĂšre son
mandat lâinduisent Ă se croire autonome.
Il sâapproprie la souverainetĂ© qui nâappartient en propre
quâĂ Celui quâil reprĂ©sente et trahit le serment de vassalitĂ©
quâil a prĂȘtĂ© lorsquâil a rĂ©pondu «Certes, nous en
témoignons !» à la question « Ne suis-Je pas votre
Seigneur? » (Cor. 7:172).
Parce quâil refuse dâassumer son statut de « serviteur de
Dieu » (abd AllĂąh), il est dĂ©sormais indigne dâĂȘtre « lieute-
nant de Dieu » (khalĂźfat AllĂąh) : « La patrie de lâhomme,
câest sa servitude ; celui qui la quitte, il lui est interdit
dâassumer les Noms divins15» Pour reconquĂ©rir la noblesse
de son origine, il lui faut réactiver les caractÚres divins
inscrits dans sa forme primordiale que sa prétention et son
ignorance ont oblitĂ©rĂ©s : « Le ProphĂšte a dit : âJe suis venu
parfaire les ânobles caractĂšresâ.â Celui qui se conforme aux
ânobles caractĂšresâ suit une loi de Dieu mĂȘme sâil nâen a pas
conscience [...]; parfaire les caractĂšres, câest les dĂ©pouiller
de ce qui leur donne Ă©ventuellement un statut vil. En effet,
14 Fut., I, p. 263.
15 Fut., I, p. 362,367.
les caractĂšres vils ne sont tels que par accident tandis que
les caractĂšres nobles sont tels par essence, car ce qui est vil
nâa pas de point dâappui in divinis [...] au lieu que les
caractĂšres nobles ont un point dâappui in divinis. Le
ProphĂšte a parfait les ânobles caractĂšresâ dans la mesure oĂč
il a fixĂ© les circonstances oĂč les caractĂšres doivent sâexercer
de sorte quâils dĂ©tiennent un statut noble et soient exempts
dâun statut vil16. »
Un thĂšme majeur de lâenseignement akbarien sous-tend
ce passage : câest par lâobservance la plus stricte et la plus
absolue de la Loi divine que lâhomme peut rĂ©tablir son
théomorphisme originel. Toute qualité - y compris, par
exemple, la colĂšre ou la jalousie - est par essence noble, car
chacune a sa racine dans un attribut divin ; elle ne devient «
ignoble » et rĂ©prĂ©hensible que dans la mesure oĂč elle est
dĂ©ployĂ©e en dehors des limites que fixe la Loi. Câest, par
conséquent, en se conformant à la sunna du ProphÚte et à la
Loi qui lui a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ©e que lâhomme rĂ©intĂšgre les caractĂšres
divins qui sommeillent au plus profond de son ĂȘtre.
Le disciple de JĂ©sus
La profonde vĂ©nĂ©ration quâIbn ArabĂź tĂ©moigne Ă JĂ©sus -
auquel, de surcroĂźt, il assigne un rĂŽle capital, nous le
verrons, dans lâĂ©conomie de la saintetĂ© - paraĂźtra sans doute
paradoxale chez un maĂźtre qui, par ailleurs, ne cesse de cla-
16 Fut., II, p. 562.
mer sa qualité de « muhammadien parfait » et revendique
mĂȘme le statut dâ« hĂ©ritier suprĂȘme de Muhammad ». Une
rapide analyse de sa doctrine hagiologique, et de la notion
majeure dâhĂ©ritage prophĂ©tique qui la sous-tend,
dĂ©montrera sans peine quâil nây a lĂ aucune contradiction.
En tout état de cause, la dévotion du Shaykh al-akbar pour
la personne de JĂ©sus nâest pas nĂ©e de quelque spĂ©culation
abstraite; elle prend sa source dans la relation intime qui
sâĂ©tablit dĂšs le dĂ©but entre le jeune adolescent en quĂȘte de
Dieu et le Fils de Marie : « Il [Jésus] est mon premier maßtre
dans la Voie; c'est entre ses mains que je me suis converti. Il
veille sur moi à toute heure et ne me néglige pas un
instant17. » Un autre passage des Futûhùt permet de
comprendre pourquoi Ibn ArabĂź associe tantĂŽt sa
conversion à la vision qui le mit en présence des trois
prophĂštes, tantĂŽt Ă la seule intervention de JĂ©sus: «Je lâai
souvent rencontrĂ© au cours de mes visions; câest auprĂšs de
lui que je me suis repenti. [... ] Il mâa ordonnĂ© de pratiquer
lâascĂšse et le renoncement18. » Si Muhammad lui prescrit
lâitinĂ©raire quâil doit suivre, câest JĂ©sus qui, au cours du
mĂȘme Ă©pisode visionnaire, se prĂ©sente comme son guide
dans la longue et pĂ©rilleuse traversĂ©e quâil entreprend; câest
lui qui, en lâabsence de maĂźtre terrestre, prend en charge
lâĂ©ducation du jeune mystique qui ignore les dĂ©tours et les
périls de la Voie.
Bien quâelle ne soit pas la plus commune, cette forme de
direction spirituelle assurĂ©e par lâinflux spirituel dâun pro-
17 Fut., III, p. 341.
18 Fut., II, p. 49.
phĂšte - ou dâun maĂźtre dĂ©funt - nâest pas exceptionnelle.
Dans la terminologie du soufisme, elle confĂšre Ă ceux qui en
bĂ©nĂ©ficient le statut d'uwaysĂź - par rĂ©fĂ©rence au cas dâUways
al-QaranĂź, qui, contemporain du ProphĂšte, fut instruit par
lui sans lâavoir jamais rencontrĂ©. Les uwaysis constituent
donc une catĂ©gorie de saints qui relĂšvent apparemment dâun
phĂ©nomĂšne de gĂ©nĂ©ration spontanĂ©e puisquâils nâont pas de
généalogie réguliÚre ; de là proviennent les singularités que
lâon observe parfois dans certaines chaĂźnes initiatiques oĂč
tel personnage figure comme disciple dâun maĂźtre mort un
siĂšcle avant sa naissance. Bien quâil ait rencontrĂ© par la suite
de nombreux shuyûkh (plur. de shaykh) et tiré profit de leur
enseignement, Ibn ArabĂź restera un uwaysĂź jusquâĂ son
dernier souffle.
Sans quâil en ait encore pleinement conscience, le destin
dâIbn ArabĂź est dorĂ©navant liĂ© Ă plus dâun Ă©gard Ă celui de
son invisible protecteur, JĂ©sus, dont il applique Ă la lettre les
recommandations : « Câest ainsi que moi-mĂȘme je me suis
dĂ©pouillĂ© de tout ce qui mâappartenait. Cependant, Ă cette
Ă©poque, je n'avais pas de maĂźtre Ă qui confier lâaffaire et
remettre mes biens. Aussi eus-je recours Ă mon pĂšre; aprĂšs
lâavoir consultĂ©, je lui remis tout ce que je possĂ©dais. Je nâai
fait appel Ă personne dâautre car je ne suis pas revenu Ă Dieu
par lâintermĂ©diaire dâun maĂźtre Ă©tant donnĂ© quâen ce temps
je nâen connaissais aucun.
Je me suis séparé de mes biens comme un mort se sépare
de sa famille et de ses possessions19. » Ibn Arabß
commencera, nous le verrons, à fréquenter des maßtres en
19 Fut., II, p. 548.
1184, Ă lâĂąge de dix-neuf ans. Cette dĂ©cision est donc
intervenue auparavant, Ă lâĂ©poque oĂč, sous la tutelle du Fils
de Marie, il cheminait vers Dieu dans la plus grande
solitude.
Curieusement, son pĂšre, qui pourtant ne brĂ»lait pas Ă
cette Ă©poque dâun zĂšle religieux comparable Ă celui de son
fils, ne semble pas sâĂȘtre opposĂ© Ă ce dĂ©sistement radical,
lequel pouvait difficilement passer inaperçu de ses relations.
Il est vrai que les annales familiales comptent déjà deux cas
de conversion spectaculaires. Il y eut dâabord, avant la nais-
sance dâIbn ArabĂź, le cas dâun de ses oncles maternels, un
prince berbĂšre qui rĂ©gna quelque temps sur Tlemcen Ă
lâĂ©poque almoravide. Lâhistoire de cet Ă©mir qui, Ă©mu par les
rĂ©criminations dâun ascĂšte quâil avait imprudemment apos-
trophé, échangea sur-le-champ le faste royal contre le froc
des soufis a bien Ă©videmment frappĂ© lâimaginaire populaire.
On nâest guĂšre surpris, en consĂ©quence, de retrouver le rĂ©cit
de sa dramatique conversion - quâIbn ArabĂź a consignĂ©e
dans les Futûhùt20 - dans le recueil hagiographique de Tùdilß
(m. 1230) ou dans lâhistoire des rois de Tlemcen rĂ©digĂ©e par
le frÚre du célÚbre historien Ibn Khaldûn.
Plus Ă©mouvante est lâhistoire quâIbn ArabĂź rapporte, en
sâappuyant sur ses propres souvenirs dâenfance, Ă propos de
son oncle paternel21. Ce dernier coulait une vieillesse pai-
20 Fut., II, p. 18.
21 Al-Durrat al-Fùkhira. trad. partielle par R. W. J. Austin, Sufis of Andalusia, Londres, 1971 : version française : Les Soufis d'Andalousie,
Paris. Albin Michel, 1995. p. 90.
sible, lorsquâil vint Ă croiser chez un apothicaire un jeune
garçon en quĂȘte dâun remĂšde. Lâignorance dĂ©sarmante de
lâenfant en matiĂšre de pharmacopĂ©e suscita une malencon-
treuse plaisanterie de la part du vieil homme; son jeune
interlocuteur - qui, souligne Ibn ArabĂź, portait sur lui les
marques dâun pieux adorateur - lui rĂ©pliqua que sa mĂ©con-
naissance des drogues Ă©tait insignifiante comparĂ©e Ă lâin-
souciance du vieillard Ă lâĂ©gard de Dieu : « Mon oncle,
raconte Ibn ArabĂź, prit cet avertissement Ă cĆur; il se mit au
service de lâenfant et entra par lui dans la Voie. »
Au demeurant, le pĂšre dâIbn ArabĂź, dont on sait quâil
désapprouvait les tendances religieuses par trop marquées
de son fils, finira au soir de sa vie par se rallier Ă son point
de vue : « Le jour oĂč il mourut, il Ă©tait alors gravement
malade, il sâassit sans prendre appui et me dit : âO mon
enfant, câest aujourdâhui le dĂ©part et la rencontre.â Je lui
rĂ©pondis : âDieu a inscrit ton salut dans ce voyage et te bĂ©nit
dans cette rencontre.â Il se rĂ©jouit de ces paroles et me dit :
âQue Dieu te rĂ©compense ! Ă mon enfant, tout ce que je
tâentendais dire et que je ne comprenais pas, et que parfois
je rĂ©prouvais, câest cela ma profession de foi 22»
Bien quâil ait pris cette rĂ©solution Ă lâĂ©poque oĂč il Ă©tait
encore un adolescent, Ibn ArabĂź nâa pas rejetĂ© son patri-
moine sous lâimpulsion dâun enthousiasme juvĂ©nile et pas-
sager. MĂ»rement rĂ©flĂ©chie, sa dĂ©cision dĂ©coule dâun simple
constat : lâindigence (faqr) est le statut inamissible de la
créature, celui que lui assigne, entre autres, le verset cora-
nique maintes fois citĂ© par lui : « Ă hommes ! Vous ĂȘtes
22 Fut., I, p. 222.
indigents envers Dieu ! » (Cor. 35:15) Câest pour avoir niĂ©
cette indigence ontologique que lâhomme a Ă©tĂ© dĂ©chu de son
thĂ©omorphisme originel; câest en acceptant de lâassumer
quâil le recouvre. Un autre tĂ©moignage autobiographique
confirme que le «renoncement» dâIbn ArabĂź nâĂ©tait, Ă ses
yeux, que la stricte application dâune loi mĂ©taphysique qui
gouverne tous les ĂȘtres : « Depuis le moment oĂč jâai accĂ©dĂ© Ă
cette station spirituelle (celle de la âservitude pureâ), je nâai
possĂ©dĂ© aucune crĂ©ature vivante, pas mĂȘme les vĂȘtements
que je porte car je ne porte que ceux quâon me prĂȘte et quâon
mâautorise Ă utiliser. Sâil mâarrive de possĂ©der quelque
chose, je mâen sĂ©pare aussitĂŽt en lâoffrant ou, sâil sâagit dâun
esclave, je lâaffranchis. Je pris cet engagement lorsque je
voulus rĂ©aliser la servitude suprĂȘme Ă lâĂ©gard de Dieu. Il me
fut dit alors : âCela ne te sera pas possible tant quâun seul
ĂȘtre sera en droit de te rĂ©clamer quelque chose !â Je
rĂ©pondis : âDieu Lui-mĂȘme ne pourra me rĂ©clamer quoi que
ce soit !â On me rĂ©pondit : âComment cela se pourrait-il ?â
Je rĂ©pondis : âOn ne rĂ©clame quâĂ ceux qui nient [leur
indigence ontologique], non Ă ceux qui [la] reconnaissent ; Ă
ceux qui prĂ©tendent possĂ©der des droits et des biens, non Ă
celui qui dĂ©clare : âJe nâai aucun droit, aucune part Ă quoi
que ce soit23 ! ââ »
La comparaison quâIbn ArabĂź Ă©tablit entre lâabandon de
ses biens et la mort nâest donc pas quâune simple mĂ©ta-
phore. Elle rend compte du sens profond de lâengagement
spirituel tel quâil le conçoit : la fuite vers Dieu que prescrit
aux hommes le verset 50 de la sourate 51, « Fuyez vers Dieu
23 Fut., I, p. 196.
! », entraĂźne le pĂšlerin vers la mort de l'ego ; le voyage quâil
entreprend est, comme celui du défunt, un voyage sans
retour quâil doit, lui aussi, accomplir dans la plus radicale
nudité.
4
Les seigneurs de la Voie
Les raids de plus en plus audacieux auxquels se livrent les
garnisons chrĂ©tiennes en Andalus, les pillages quâelles font
subir à la population rurale ont créé peu à peu un climat
dâinsĂ©curitĂ© constant dans la PĂ©ninsule. Lâexamen des
sources hagiographiques de cette période est de ce point de
vue fort instructif ; la mention récurrente des Rûm - les
chrétiens -, le récit de leurs attaques sur terre et sur mer, la
délivrance miraculeuse de saints captifs entre leurs mains
témoignent de la précarité dans laquelle vivent les
Andalous. La débùcle de Santarém en juillet 1184, au cours
de laquelle le calife Yûsuf est mortellement blessé, porte
lâinquiĂ©tude de la population Ă son comble.
Pour redresser la situation, câest dâabord Ă rĂ©tablir
lâordre moral que sâemploie YaâqĂ»b quand il succĂšde Ă son
pĂšre.
DÚs son accession au trÎne, il ordonne la saisie des débits
dâalcool, promulgue une loi frappant de mort quiconque en
consommera, dĂ©crĂšte lâexpulsion des chanteurs sur les rives
du Guadalquivir et rend lui-mĂȘme la justice au cours
dâaudiences publiques. Mais il lui faut bientĂŽt faire face aux
rĂ©voltes qui Ă©clatent en Afrique du Nord, oĂč les Almoravides
des Baléares tentent de reprendre le pouvoir; aprÚs avoir
récupéré Alger et Bougie, Ya'qûb remporte une victoire
importante en 1187. Elle ne suffit pas toutefois Ă mettre un
terme Ă la contre-offensive des Almoravides, qui ne
cesseront de provoquer des troubles tout au long des
décennies suivantes. Dans la péninsule Ibérique, ses entre-
prises militaires contre les chrétiens connaßtront davantage
de succÚs et lui vaudront le surnom de Mansur, « le Victo-
rieux ». Elles nâont pas, malgrĂ© tout, le caractĂšre dĂ©cisif
quâont voulu y voir ses contemporains; la victoire dâAlarcos
en 1195 nâendigue que provisoirement lâinexorable pro-
gression de la Reconquista.
LâhĂ©roĂŻsme des soufis dâAndalousie
«Je devins le compagnon dâhommes fidĂšles au pacte quâils
avaient conclu avec Dieu, je fréquentai des maßtres qui, de
lâinstant oĂč ils sâorientĂšrent vers Lui, ne sâen dĂ©tournĂšrent
jamais. En les servant je tirai un grand profit et, grĂące Ă leur
Ă©nergie spirituelle, je reçus les âsecrets subtilsâ24. » Ă la
mort du calife Yûsuf en 1184, Ibn Arabß a tout juste dix-neuf
ans. Câest Ă cette Ă©poque, indique-t-il dans les FutĂ»hĂąt, quâil
fait son entrée dans la Voie. Le terme tarßq dont il use dans
ce passage - et qui signifie proprement « chemin » - ne doit
pas ĂȘtre confondu avec celui de rujĂ»', « retour», quâil
24 Dßwùn al-Ma'ùrif, f° 36b.
emploie Ă propos de sa conversion stricto sensu, laquelle,
nous lâavons vu, se situe au seuil de son adolescence. Câest
de la «Voie des maĂźtres» quâil est ici question. Autrement
dit, au cours de cette annĂ©e 1184, Ibn ArabĂź commence Ă
fréquenter des shuyûkh et à suivre leur enseignement.
A la solitaire adoration du Dieu Unique succĂšde la
contemplation de Ses théophanies parmi les créatures. Ce
retour dâIbn ArabĂź vers la sociĂ©tĂ© des hommes inaugure une
nouvelle étape de sa destinée spirituelle ; elle sera longue et
riche. Au cours des années à venir, il va cÎtoyer un nombre
considérable d'awliyù, de saints, fréquenter les représen-
tants les plus illustres du soufisme andalou et maghrébin.
Que son Ćuvre porte lâempreinte de cet environnement
mystique, que sa doctrine puise largement dans la tradition
quâil hĂ©rite de ses maĂźtres, cela est incontestable. Mais il
nâen demeure pas moins que, au moment oĂč il rencontre ces
hommes et ces femmes dont il sera le compagnon attentif et
dĂ©vouĂ©, Ibn ArabĂź nâest plus, il sâen faut de beaucoup, un
néophyte. Dans la solitude de ses retraites, dans le silence
de ses priĂšres, il a parcouru un long chemin. Et chez le jeune
homme qui se présente un beau jour dans la demeure du
shaykh Uryanß, celui qui sera son premier guide « terrestre
», rayonnent dĂ©jĂ les Ă©blouissantes connaissances quâil
consignera beaucoup plus tard, enrichies des rencontres et
des expériences multiples qui de Séville à La Mecque auront
jalonné son parcours, dans les Futûhùt Makkiyya.
Conscient des qualités exceptionnelles de ses maßtres,
Ibn ArabĂź transcrit, avant mĂȘme de quitter le sol natal, les
moments inoubliables passés en leur compagnie dans un
recueil qui nâa jamais Ă©tĂ© retrouvĂ©. Mais Ă son arrivĂ©e en
Ăgypte, oĂč il dĂ©couvre pour la premiĂšre fois le paysage du
soufisme oriental - lequel présente de larges différences
avec celui dâOccident -, Ibn ArabĂź mesure vraiment ce que
lâunivers des spirituels andalous et maghrĂ©bins quâil a laissĂ©
derriĂšre lui a de merveilleux et dâunique. Or, Ă peine a-t-il
dĂ©barquĂ© au Caire quâun shaykh originaire dâIrak lui affirme
quâil nây a pas de gnostiques authentiques en Occident. A
une réplique verbale immédiate, courtoise mais ferme, fera
suite deux ans plus tard lâĂpĂźtre sur lâesprit de saintetĂ© (RĂ»h
al-quds), témoignage vibrant de la haute sainteté de ses
maĂźtres occidentaux. Puis, comme si cela ne suffisait pas Ă
immortaliser le souvenir de ces hĂ©ros (fityĂąn) que furent Ă
ses yeux ces mystiques dâOccident, il leur consacrera plus
tard un troisiĂšme ouvrage auquel il donne le mĂȘme titre
quâau premier, dont il est un abrĂ©gĂ© : La Perle prĂ©cieuse (al-
Durrat al-FĂąkhira)25.
Des soixante et onze notices que totalisent les deux
recueils parvenus jusquâĂ nous se dĂ©gage un panorama
vivant et coloré du monde des soufis andalous à la fin du
XIIe siÚcle. Sources directes, le Rûh et la Durrat présentent
dâautant plus dâintĂ©rĂȘt pour lâhistoire des idĂ©es - qui,
sâagissant du soufisme proprement andalou, dispose de peu
de matĂ©riaux de premiĂšre main - quâIbn ArabĂź nâa pas
cherchĂ© Ă faire Ćuvre dâhagiographe. Son propos nâest pas
dâĂ©difier le lecteur par une accumulation de prodiges mais
de nous révéler la sainteté dans son aspect le plus dépouillé,
le plus insoupçonné. Et si quelques-uns des saints dont il
25 Le Rûh et la Durrat ont été partiellement traduits dans Les Soufis d'Andalousie.
brosse le portrait se rencontrent aussi dans les prestigieux «
dictionnaires biographiques », comme la Takmila dâIbn al-
AbbĂąr (m. 1259), câest parfois en qualitĂ© dâ« ascĂštes », mais
le plus souvent au titre de leur compétence dans le domaine
des sciences religieuses exotériques (leur science du hadßth
par exemple), ou parce quâils se sont illustrĂ©s dans le
domaine littéraire (la poésie notamment) : enregistrer les
notables, célébrer les gloires locales, telle est la vocation de
ces compilateurs. Or la plupart des maßtres décrits par Ibn
ArabĂź sont des individus ordinaires, anonymes, que rien, en
apparence, ne singularise de la plĂšbe avec laquelle ils se
confondent. Petits artisans, modestes boutiquiers, indigents
: qui soupçonnerait ces hommes du commun dâĂȘtre les
interlocuteurs privilégiés de Dieu ? A la lecture des Soufis
dâAndalousie, on dĂ©couvre, Ă©bloui, derriĂšre ces silhouettes
obscures, souvent misérables, la sainteté la plus simple et la
plus lumineuse.
UryanĂź, le premier des maĂźtres vers lesquels se tourne
Ibn ArabĂź, est un paysan analphabĂšte; il ne sait ni Ă©crire ni
compter. Il nâen est pas moins capable dâimproviser de
subtils commentaires sur les sentences des Beautés des
sĂ©ances spirituelles, un ouvrage dâIbn al-ArĂźf, cĂ©lĂšbre soufi
andalou mort en 1141. Toutefois, son nom reste attaché pour
Ibn Arabß à la notion de « servitude » (ubûdiyya) qui était
au centre de son enseignement. Dâautres maĂźtres, il est vrai,
sont plus savants. Mais ce ne sont, en aucun cas, de grands
thĂ©oriciens du soufisme. Si leur enseignement nâest pas
dĂ©pourvu de rĂ©fĂ©rences doctrinales, il met surtout lâaccent
sur la praxis. MĂźrtulĂź est un lettrĂ© - mais il nâoccupe quâun
poste d'imùm dans une petite mosquée - et son recueil de
poĂšmes mystiques lui a valu de figurer dans la Takmila.
Câest moins, cependant, son talent poĂ©tique quâadmire Ibn
ArabĂź que sa bouleversante compassion envers ses
prochains : « Quand un homme était dans le besoin, il
vendait un livre de son importante bibliothĂšque pour
nourrir le malheureux avec le prix de la vente. [...]
Quand il les eut tous vendus, il mourut26... » De Abu Hasan
al-ShakkĂąz, Ibn ArabĂź se souvient quâil ne disait jamais «
moi » : « Jamais, souligne-t-il, je ne lâai entendu prononcer
ce mot27! » AgĂ©e de quatre-vingt-six ans lorsquâil lâa
rencontrée, Fùtima se nourrissait des détritus que les
SĂ©villans laissaient devant leur porte ; quand elle ne trouvait
ni restes ni aumĂŽnes, elle sâĂ©criait : « Ă Seigneur ! Comment
puis-je mériter ce haut rang, que Tu te conduises avec moi
comme Tu le fais avec Tes bien-aimés28? » Quant au shaykh
al-QabĂąâilĂź, « ses priĂšres sâĂ©tendaient Ă toutes les crĂ©atures
des cieux et de la terre, jusquâaux poissons de la mer29 ».
On pourrait multiplier les exemples de ce genre tant il
est vrai que lâhumilitĂ©, la simplicitĂ© et lâabnĂ©gation qui
caractérisent les spirituels andalous ont fortement impres-
sionné Ibn Arabß. Sans doute sont-elles à ses yeux les vertus
cardinales du « héros » (fatù), dans le sens que donne à ce
terme QushayrĂź : « Le hĂ©ros, câest celui qui brise les idoles ;
et lâidole de tout homme câest son ego» - dĂ©finition qui
sâinspire de lâĂ©pisode coranique oĂč Abraham, ayant dĂ©truit
26 Les Soufis d'Andalousie, op. cit.,n° 8, p. 80.
27 Ibid., n° 12, p. 88.
28 Ibid.. n° 55, p. 140.
29 Ibid., n° 20, p. 114.
les idoles adorées par son peuple, est désigné par ce vocable.
Dans le chapitre des Futûhùt consacré aux « héros » (fityùn,
plur. de fatù) et à la « générosité héroïque » (futuwwa), le
Shaykh al-akbar affirme de façon abrupte : « Le âhĂ©rosâ
câest celui dont nâĂ©mane jamais le moindre mouvement
inutile30. » Ceux qui ont atteint cette station sont « des
princes aux apparences dâesclaves » ; de mĂȘme que Dieu
pourvoit Ă la subsistance de lâimpie, de mĂȘme les « hĂ©ros »
se comportent avec bonté envers toutes les créatures,
quelque tort quâelles leur fassent. Et de citer le fameux
hadßth : « Le maßtre est au service de ceux dont il est le
maßtre»; celui dont la suzeraineté, commente Ibn Arabß,
consiste ainsi à servir les autres, celui-là est un « pur servi-
teur » de Dieu (abd mahd).
La « Voie du blùme » et la servitude absolue
Ă son degrĂ© extrĂȘme, la «gĂ©nĂ©rositĂ© hĂ©roĂŻque» nâest quâun
autre nom de la ubĂ»diyya, la «servitude », en tant quâelle
est pleinement assumĂ©e et actualisĂ©e par lâhomme.
Il ne sâagit pas en effet dâacquĂ©rir la « servitude » ; elle
est le statut imprescriptible de toutes les créatures. Ce qui
distingue fonciÚrement le « héros » du commun des
croyants, câest quâil a en permanence conscience de son
indigence ontologique, que plus rien en lui ne tend Ă
masquer : « Rien nâest plus Ă©loignĂ© du seigneur que son
30 Fut., I, p. 242.
esclave ; la condition servile nâest pas en soi un Ă©tat de
proximitĂ©; mais la connaissance quâil a de sa servitude
rapproche lâesclave de son seigneur31. » Ibn ArabĂź aime Ă
citer Ă ce sujet lâhistoire selon laquelle un soufi fameux du
IXe siĂšcle, Abu YazĂźd al-BistĂąmĂź, demanda Ă Dieu comment
il pouvait se rapprocher de Lui. « Approche-toi de Moi par
ce qui nâest pas Ă Moi : lâhumilitĂ© et lâindigence », lui fut-il
répondu.
Dans lâaveu de sa servitude, dans lâĂ©radication de toute
prĂ©tention Ă lâautonomie, lâhomme atteint la walĂąya, terme
que lâon traduit communĂ©ment par «sainteté» mais qui
signifie littéralement la proximité avec Dieu. Ayant brisé
lâidole de l'ego, il dĂ©couvre quâil nâagit que par Dieu, ainsi
que lâĂ©nonce un hadĂźth qudsĂź (un « propos divin » transmis
par le ProphĂšte mais qui nâappartient pas Ă la rĂ©vĂ©lation
coranique) quâIbn ArabĂź affectionne : « Mon serviteur ne
sâapproche pas de Moi par quelque chose que Jâaime davan-
tage que par les Ćuvres que Je lui ai prescrites. Et il ne cesse
de sâapprocher de Moi par les Ćuvres surĂ©rogatoires jusquâĂ
ce que Je lâaime. Et lorsque Je lâaime, Je suis son ouĂŻe par
laquelle il entend, sa vue par laquelle il voit, sa main par
laquelle il saisit, son pied avec lequel il marche... » La seule
métamorphose qui se soit produite, constate Ibn Arabß, est
celle de la perception du serviteur, qui, grĂące Ă la pratique
des actes surérogatoires, a désormais conscience que Dieu
est - et nâa jamais cessĂ© dâĂȘtre - son ouĂŻe, sa vue...
Pour sublime que soit ce degré de réalisation spirituelle,
il nâen demeure pas moins entachĂ© dâimperfection, dâun
31 Fut., II, p. 561.
reste de volonté propre, qui conduit le serviteur à accomplir
des actes surérogatoires, donc choisis par lui ; autrement
dit, il sâoctroie encore une part, fĂ»t-elle infime, dâautonomie.
Chez le « serviteur pur », la possibilitĂ© dâun choix a
disparu. Il sâen tient par consĂ©quent aux Ćuvres que Dieu
lui impose, au moment oĂč Il les lui impose. Lâ« abandon du
gouvernement de soi-mĂȘme » (pour reprendre le titre dâun
admirable traitĂ© mystique dâun saint Ă©gyptien du XIVe
siĂšcle, Ibn AtĂą AllĂąh) est son Ă©tat permanent. Or,
paradoxalement, câest par cette abdication des pouvoirs quâil
sâattribuait que lâhomme se qualifie pour exercer cette
royautĂ© sur le monde que Dieu lui a promise en lâinstituant
son « lieutenant». En effet, lorsquâil parvient Ă cette station,
explique Ibn ArabĂź, ce nâest plus Dieu qui est « son ouĂŻe, sa
vue... », câest lui qui, dĂ©sormais, est lâouĂŻe, la vue de Dieu. «
Dieu veut par sa volontĂ© sans quâil sache que ce quâil veut
est cela mĂȘme que Dieu veut ; sâil en a conscience, câest quâil
nâa pas pleinement rĂ©alisĂ© cette station32. »
DĂ©finitivement Ă©teint Ă lui-mĂȘme dans lâĂ©blouissante
Présence divine, éperdu dans la contemplation de Ses noms,
il ne sait plus quâil est : « Lorsque le serviteur sâest dĂ©pouillĂ©
de tous ses noms, ceux que lui confĂšre sa servitude
ontologique et ceux que lui octroie son théomorphisme
originel, il ne lui reste plus que son essence sans qualité et
sans nom. Alors il est dâentre les RapprochĂ©s [...]. Rien ne se
manifeste en lui, par lui, qui ne soit Dieu33. » A lâinstar
dâAbĂ» YazĂźd Ă qui lâon demandait : « Comment es-tu ce
32 Fut., IV, p. 559.
33 Fut., IV, p. 13.
matin ? », il rĂ©pondra : « Je suis sans qualitĂ©, je nâai ni
matin ni soir ! »
On nâest guĂšre surpris dans ces conditions quâIbn ArabĂź
assimile les « héros » aux malùmiyya, les « hommes du
blĂąme » qui, selon lui, « ont revĂȘtu le plus haut degrĂ© spi-
rituel ». Les caractĂ©ristiques quâil leur impute dans le
chapitre des Futûhùt qui leur est consacré rappellent de
maniÚre frappante le profil de ses propres maßtres : « Ils ne
se distinguent pas des autres croyants par quoi que ce soit
qui puissent les faire remarquer [...]. Ils se sont reclus avec
Dieu et ne se départissent jamais de leur servitude; ce sont
de purs esclaves, dévoués à leur Maßtre. Ils Le contemplent
en permanence, quâils boivent, quâils mangent, quâils soient
éveillés ou endormis. [... ] Ils semblent dépendre des choses,
car en toute chose, quel que soit son nom, ils ne voient
quâun NommĂ© : Dieu. Ils sâen tiennent intĂ©rieurement et
extérieurement au nom que Dieu leur a donné, qui est celui
d'indigent ; ayant constatĂ© que Dieu sâest occultĂ© de Ses
crĂ©atures, de mĂȘme ils se cachent dâelles34 » Contrairement
aux ascĂštes, dont le renoncement, par les efforts quâil leur
coûte, révÚle que le monde a encore du prix à leurs yeux,
contrairement Ă certains soufis dont les charismes sont trop
visibles, les malĂąmiyya sâeffacent dans lâanonymat le plus
obscur, celui qui constitue lâĂ©pitaphe de tout homme : «
serviteur de Dieu ».
34 Fut., III, p. 35.
La tribu des saints
Les innombrables références et anecdotes relatives aux
soufis andalous dont est parsemé le corpus akbarien, et par-
ticuliÚrement les Futûhùt, témoignent assez de la profonde
vĂ©nĂ©ration quâIbn ArabĂź vouait Ă ses maĂźtres. Ces spirituels
incarnaient Ă ses yeux le tasawwuf, le soufisme dans son
aspect le plus noble et le plus authentique. Mais elles
révÚlent aussi que, dans son cas, la relation maßtre-disciple
fut plus complexe que de coutume.
Prenons le cas du shaykh al-KĂ»mĂź, qui joua, Ă plus dâun
Ă©gard, un rĂŽle important dans lâitinĂ©raire dâIbn ArabĂź. En
premier lieu, câest lui qui lâinitie aux ouvrages de mystique,
dont Ibn ArabĂź avoue quâil ignorait jusque-lĂ lâexistence :
« Je ne savais mĂȘme pas ce que signifiait le terme tasaw-
wuf.35 » Comme beaucoup de uwaysis, Ibn Arabß est aussi
ummß, un saint « illettré ». Certes, il savait parfaitement lire
et Ă©crire et nâignorait rien de la poĂ©sie, du Coran et du
hadĂźth, quâil commença Ă Ă©tudier aprĂšs sa conversion. Mais
ses connaissances spirituelles se nourrissaient exclusive-
ment, jusquâĂ sa rencontre en 1190 avec le shaykh al-KĂ»mĂź,
de ses propres expériences. Dépourvue de tout savoir
livresque, de toute référence intellectuelle, sa perception des
mystĂšres divins Ă©tait absolument virginale. En second lieu,
câest ce maĂźtre qui lui inculque les rĂšgles traditionnelles de
la Voie : « Câest le seul de mes maĂźtres qui mâait inculquĂ© la
35 Rûh, p. 80.
discipline », dĂ©clare-t-il36. Mais dâajouter aussitĂŽt : « Il mâa
assistĂ© dans la discipline initiatique et je lâai assistĂ© dans les
Ă©tats extatiques ; il Ă©tait pour moi Ă la fois un maĂźtre et un
disciple et jâĂ©tais de mĂȘme pour lui. »
Si intense soit le respect quâil Ă©prouve pour ses maĂźtres,
Ibn ArabĂź ne craint pas, le cas Ă©chĂ©ant, de sâopposer Ă leur
point de vue. Ainsi blessera-t-il UryanĂź qui lui affirmait
avoir reconnu le MahdĂź chez lâun de ses contemporains;
convaincu, «grĂące Ă une perception infaillible», quâil se
trompe, Ibn ArabĂź le contredit ouvertement. Sur le chemin
qui le reconduit chez lui, un mystĂ©rieux inconnu lâaborde et
lui rappelle la rĂšgle sacro-sainte de soumission que le
disciple doit Ă son maĂźtre. Ibn ArabĂź sâen retourne aussitĂŽt
chez UryanĂź afin de lui prĂ©senter des excuses. Avant mĂȘme
quâil nâait pu profĂ©rer une seule syllabe, UryanĂź lâinterpelle :
« Faudra-t-il, chaque fois que tu me contredis, que je
demande à Khadir de te recommander la soumission37?»
Immortel voyageur -car il a bu Ă la Source de Vie -,
Khadir est le personnage qui, dans la sourate des « Hommes
de la Caverne », éprouve la sagesse et la patience du
prophÚte Moïse et lui dévoile la « science de chez-Moi »,
celle que Dieu octroie directement Ă certains de Ses
serviteurs et dont Moïse, rappelons-le, avait prédit
lâobtention Ă Ibn ArabĂź. Mais le rĂŽle de Khadir dans la
sphÚre de la sainteté ne se limite pas à ses interventions
impromptues dans la vie des saints. Il assume aussi, dâaprĂšs
Ibn ArabĂź, une fonction au sein de lâinvisible hiĂ©rarchie sans
36 Fut., I, p. 616.
37 Fut., I, p. 186.
laquelle lâunivers ne subsisterait pas38.
Si elle appartient en puissance Ă tous les fils dâAdam, la
« lieutenance » nâest assumĂ©e en acte que par les saints, qui,
Ă tous les degrĂ©s et dans toutes les dimensions de lâunivers
crĂ©Ă©, sont les agents de lâĂ©conomie divine. La notion dâun «
Conseil des saints » (dßwùn al-awliyù) qui assure, en per-
manence, le maintien de lâĂ©quilibre cosmique nâest pas
propre Ă Ibn ArabĂź. Mais, sur ce point comme sur beaucoup
dâautres, câest Ă lui quâon doit lâexpression la plus complĂšte
et la plus précise des données de la tradition islamique.
Tous ceux qui exercent une fonction dans ce plérÎme
suprĂȘme appartiennent, affirme-t-il, en vertu de leur degrĂ©
spirituel, à la catégorie des malùmiyya, et plus précisément
Ă celle des « esseulĂ©s » (afrĂąd), qui en constituent lâĂ©lite.
Les « esseulés » sont, parmi les hommes, les homologues
des anges « Ă©perdus dâamour dans la contemplation de la
MajestĂ© divine », câest-Ă -dire des ChĂ©rubins. Nul nâa
autoritĂ© sur eux, Ă lâexclusion de Dieu, qui se charge Lui-
mĂȘme de les instruire; dâoĂč la perplexitĂ© de MoĂŻse devant
lâĂ©trange comportement de Khadir dans lâĂ©pisode coranique
évoqué plus haut. Certains des « esseulés » reçoivent, par
mandat divin, une de ces fonctions garantes de lâordre
cosmique. Dâautres se sont dĂ©finitivement soustraits au
regard des hommes. Mais les uns comme les autres ont
rĂ©alisĂ© la servitude suprĂȘme ; agis par la volontĂ© divine, ils
sont pareils Ă la pierre qui tombe lĂ oĂč on la jette39.
38 Sur ce sujet, cf. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d'Ibn Arabß, Paris, Gallimard, 1986, chap. IV.
39 Fut., I, p. 710.
Aux deux critĂšres prĂ©cĂ©dents, celui du degrĂ© quâils ont
atteint et celui de la fonction cosmique quâils occupent, qui
permettent de regrouper les saints dans telle ou telle catégo-
rie, sâajoute celui du type spirituel, qui caractĂ©rise le saint et
que détermine son « héritage prophétique ». Certains saints
sont de type « christique », dâautres de type « abrahamique
», « moïsiaque » et ainsi de suite. Il arrive fréquemment
quâun saint accumule plusieurs hĂ©ritages prophĂ©tiques ;
câest le cas, nous le verrons, dâIbn ArabĂź. Lâ« ascendance »
prophĂ©tique dâun saint est une sorte de marqueur
génétique. Elle détermine de maniÚre caractéristique la
nature de ses connaissances spirituelles, ses vertus
prédominantes, ses charismes. Ainsi, le saint « christique »,
au type duquel Ibn ArabĂź ne consacre pas moins de deux
chapitres entiers des Futûhùt, a souvent le pouvoir de
marcher sur lâeau, Ă lâinstar de JĂ©sus ; il dĂ©ploie une
universelle compassion envers les créatures et la
prĂ©dominance en lui de lâattribut divin de misĂ©ricorde fait
quâen tout ĂȘtre il voit ce quâil a de meilleur.
Initialement « christique » - ce qui, eu égard au rÎle
dĂ©cisif quâil attribue Ă JĂ©sus au dĂ©but de sa vocation, nâest
guĂšre une revendication surprenante -, Ibn ArabĂź affirme
avoir ensuite reçu lâhĂ©ritage de MoĂŻse puis de tous les autres
prophĂštes et, en dernier lieu, de Muhammad. Il importe de
rappeler Ă ce propos que, quel que soit le prophĂšte dont un
saint est lâhĂ©ritier, câest toujours, en dernier ressort, de
Muhammad quâil hĂ©rite. La « RĂ©alitĂ© muhammadienne »
conjugue en effet toutes les formes de sainteté dont chacun
des prophĂštes successifs est Ă©minemment le type parce
quâelle en est la source unique et pĂ©renne. Dâautre part, Ibn
ArabĂź Ă©voque dans les FutĂ»hĂąt sa rencontre avec lâun des
membres du « Conseil des saints » qui lui recommande ins-
tamment de ne sâaffilier Ă aucun des maĂźtres quâil rencontre
: « Ne tâaffilie quâĂ Dieu, car aucun de ceux que tu as
rencontrĂ©s nâa autoritĂ© sur toi ; câest Dieu Lui-mĂȘme qui tâa
pris en charge dans Sa Bonté40. »
On ne saurait mieux exprimer lâindĂ©pendance des «
esseulés », qui, souligne Ibn Arabß, sont tous égaux du point
de vue de leur degré de perfection. Tous ont atteint la «
station de la proximité », qui se situe immédiatement en
dessous de celle de la prophĂ©tie lĂ©gifĂ©rante et quâIbn ArabĂź
ne craint pas dâappeler aussi « station de la prophĂ©tie
gĂ©nĂ©rale ». En effet, la mort de lâEnvoyĂ© de Dieu a scellĂ© Ă
jamais lâaccĂšs Ă la prophĂ©tie lĂ©gifĂ©rante : nulle Loi sacrĂ©e ne
succédera à la sienne. Mais la walùya, la sainteté, qui
Ă©mane de la « RĂ©alitĂ© muhammadienne » nâa pas disparu
pour autant ; elle continue de rayonner en la personne des
saints et, sous sa forme ultime, celle de la prophétie
générale, chez les « esseulés ».
40 Fut., II, p. 573.
5
Le Sceau
LâhĂ©ritage muhammadien transmis aux « esseulĂ©s » nâest
jamais totalement complet. Il nâappartient quâĂ un seul indi-
vidu dans lâhistoire de lâhumanitĂ© de le recevoir dans toute
sa plĂ©nitude. Câest Ă cet « hĂ©ritier suprĂȘme de Muhammad »
quâĂ©choient le privilĂšge et la charge dâassumer intĂ©grale-
ment la walĂąya, dâĂȘtre lâunique manifestation plĂ©niĂšre de la
face « cachée » du ProphÚte, celle de la sainteté que voilait
son magistÚre prophétique. La mort de cet héritier fermera
dĂ©finitivement lâaccĂšs direct Ă lâhĂ©ritage muhammadien ; il
est, par conséquent, le « Sceau de la sainteté
muhammadienne » : « De mĂȘme que, par Muhammad, Dieu
a scellĂ© la prophĂ©tie lĂ©gifĂ©rante, de mĂȘme par le Sceau
muhammadien Il a scellé la sainteté qui provient de
l'héritage muhammadien, non pas celle qui provient de
lâhĂ©ritage des autres prophĂštes41» DorĂ©navant il y aura
encore des « esseulés », mais ils ne pourront hériter
directement de Muhammad.
Cependant, « il y a aussi, affirme le Shaykh al-akbar, un
autre Sceau par lequel Dieu scelle la sainteté universelle,
depuis Adam jusquâau dernier des saints, et câest JĂ©sus.
41 Fut., II, p. 49, cité in Le Sceau des saints, op. cit., p. 147.
Il est le Sceau de la sainteté comme il est aussi le Sceau du
cycle du Royaume42 ». Ailleurs il spĂ©cifie : « Lorsquâil
[JĂ©sus] descendra Ă la fin des temps, ce sera en qualitĂ© dâhĂ©-
ritier et de Sceau, et il nây aura aprĂšs lui aucun saint Ă qui
appartienne la prophétie générale43. » La « station de la
proximité » sera donc définitivement soustraite aux
hommes quand il sâĂ©teindra.
Puis viendra le « Sceau des enfants », le dernier homme
à naßtre, le dernier saint à éclairer la Terre : « Lorsque Dieu
aura saisi son Ăąme et celle des croyants de son Ă©poque, ceux
qui subsisteront aprĂšs lui seront pareils Ă des bĂȘtes... ils
obĂ©iront Ă la seule autoritĂ© de la nature animale... et câest
sur eux que se lĂšvera lâHeure44. »
Avant de poursuivre plus en dĂ©tail lâanalyse de cette
notion de Sceau de la saintetĂ©, rappelons quâIbn ArabĂź ne lâa
pas inventée. On la trouve formulée, au IXe siÚcle, chez un
mystique du KhorassĂąn, HakĂźm TirmidhĂź, dont lâouvrage
majeur sâintitule prĂ©cisĂ©ment Le Sceau de la saintetĂ©
(Khatm al- walĂąya). Câest moins la question du Sceau
pourtant qui occupe la majeure partie de lâouvrage que celle,
plus vaste, de la walĂąya, dont, pour la premiĂšre fois, un
auteur tente de circonscrire la nature, le rÎle et les degrés.
HakĂźm TirmidhĂź est aussi le premier Ă se risquer - au sens
propre, si lâon en juge par les persĂ©cutions que, pour cette
raison, lui ont infligées les docteurs de la Loi - à énoncer
que, dâun certain point de vue, la saintetĂ© est supĂ©rieure Ă la
42 Fut., II, p. 9.
43 Fut., II, p. 49, cité in Le Sceau des saints, op. cit., p. 147.
44 Fusûs, Beyrouth, Afßfß, 1980,I, p. 67.
prophétie légiférante. Celle-ci, souligne-t-il, perdra sa raison
dâĂȘtre avec la fin du monde tandis que la walĂąya, la
saintetĂ©, subsistera Ă©ternellement en ce monde et en lâautre.
Il ne sâensuit pas cependant que les saints soient supĂ©rieurs
aux prophĂštes, mais seulement quâen chacun de ces derniers
la sainteté est supérieure à la fonction prophétique. Du
Sceau de la saintetĂ©, TirmidhĂź ne parle quâen termes vagues
et allusifs, et reste muet quant à son identité. Du moins lui
laisse-t-il un message et un défi : cent cinquante-sept
questions abruptes, souvent sibyllines, auquel seul le Sceau
authentique sera en mesure de répondre ; nul ne relÚvera le
dĂ©fi jusquâĂ Ibn ArabĂź...
Ce nâest pas, paradoxalement, dans « La rĂ©ponse au
questionnaire de Tirmidhß » (qui constitue la majeure partie
du chapitre 73 des FutĂ»hĂąt) que lâon trouve les donnĂ©es les
plus explicites de la doctrine akbarienne relatives au Sceau,
mais dans plusieurs autres chapitres des Futûhùt et dans le
deuxiĂšme chapitre des FusĂ»s. On a vu quâIbn ArabĂź distingue
trois Sceaux, et que câest Ă JĂ©sus quâil assigne la fonction de
Sceau de la sainteté universelle, amplifiant ainsi
considérablement le rÎle eschatologique qui lui est tradi-
tionnellement attribué en islam. Concernant le « Sceau des
enfants », Ibn ArabĂź ne donne quâune indication symbolique
selon laquelle il naßtra « en Chine » et viendra au monde
aprĂšs sa sĆur jumelle. Quant au Sceau de la saintetĂ©
muhammadienne, lâauteur des FutĂ»hĂąt affirme quâil connaĂźt
son identitĂ© : câest un Arabe, de noble lignage, qui vit Ă son
Ă©poque. Ce nom que le Shaykh al-akbar dissimule ici et dans
tous ses textes en prose, il le révÚle à maintes reprises dans
sa poĂ©sie : câest le sien. Voici, parmi cent, deux exemples :
Je suis le Sceau des saints, de mĂȘme quâil est attestĂ©
Que le Sceau des prophĂštes est Muhammad
Le Sceau particulier, non le Sceau de la sainteté générale
Car celui-lĂ est JĂ©sus lâassistĂ©45.
ou bien encore :
Si je ne suis ni MoĂŻse ni JĂ©sus ni leurs pareils
Cela mâest Ă©gal puisque je suis le totalisateur de cela
Car je suis le Sceau des saints de Muhammad
Le Sceau particulier dans les cités et les déserts46.
A la question qui vient immĂ©diatement Ă lâesprit : pour-
quoi taire ici ce quâil divulgue ailleurs ? Il nous semble que
la réponse est à chercher dans la fonction capitale et spéci-
fique quâIbn ArabĂź assigne Ă sa poĂ©sie. Certaines indications
figurant dans le prologue du Recueil des connaissances divines
- dont nous avons pu voir quâil contenait de nombreuses et
précieuses références autobiographiques - laissent à penser
que, dans son esprit, ses poĂšmes, souvent obscurs et
Ă©nigmatiques, ont pour fonction de vĂ©hiculer lâaspect le plus
ésotérique de son enseignement.
Câest Ă Cordoue, lĂ mĂȘme oĂč, jeune adolescent, il avait
fait subitement le choix de se consacrer Ă Dieu, quâIbn ArabĂź
apprend, au cours dâune vision, quâil est destinĂ© Ă ĂȘtre le
45 Dßwùn, Bûlùq, 1855. p. 293.
46 Ibid., p. 334.
Sceau de la sainteté muhammadienne. Des divers textes qui
relatent cet Ă©vĂ©nement, câest celui qui figure dans le chapitre
des Fusûs consacré au prophÚte Hûd qui donne des préci-
sions sur le lieu et la date : « Sache que lorsque Dieu me
montra et me fit contempler tous les Envoyés et les pro-
phĂštes de lâespĂšce humaine depuis Adam jusquâĂ
Muhammad, lors dâune scĂšne Ă laquelle il me fut donner
dâassister Ă Cordoue en 586 [1190], aucun dâeux ne me parla
Ă lâexception de HĂ»d qui mâinforma de la raison de leur
rassemblement47. » Il est vrai que, ni dans ce passage ni
dans aucun autre texte Ă notre connaissance, Ibn ArabĂź
nâindique expressĂ©ment que HĂ»d lui rĂ©vĂ©la alors quâil avait
Ă©tĂ© choisi pour assumer la suprĂȘme fonction de Sceau
muhammadien. Mais, sâil ne lâa pas Ă©crite, Ibn ArabĂź a confiĂ©
cette précision à certains de ses disciples qui, de génération
en gĂ©nĂ©ration, se sont transmis lâinformation. Reçue par
Sadr al-Dßn Qûnawß - lequel, nous le verrons, fut élevé dÚs
son plus jeune Ăąge par le Shaykh al-akbar -, elle fut
communiquée par lui à son élÚve Jandß, qui la rapporte dans
son commentaire des Fusûs.
A cette premiĂšre rĂ©vĂ©lation du rĂŽle axial qui doit ĂȘtre le
sien dans la sphÚre de la sainteté succéderont tout au long
de la vie dâIbn ArabĂź dâautres Ă©vĂ©nements visionnaires rela-
tifs Ă cette Ă©lection divine. PrĂ©cisons dâores et dĂ©jĂ quâil ne
sâagit pas dâune simple rĂ©pĂ©tition de ce message initial : la
vision de Cordoue annonce cette Ă©lection, celles qui suivront
en préciseront, selon les cas, la nature, les privilÚges et les
devoirs.
47 Fusûs, I, p. 110.
6
« Lorsque disparaĂźt ce qui nâa jamais Ă©tĂ©... »
De tous ses maĂźtres, celui dont le nom revient le plus sou-
vent sous la plume du Shaykh al-akbar est, paradoxalement,
un spirituel quâil nâa jamais rencontrĂ© « physiquement » :
Abu Madyan. Surnommé, de son vivant, « le Maßtre des
maßtres », cet illustre saint andalou a joui tout au long des
siĂšcles, et jusquâĂ nos jours, dâune immense popularitĂ© au
Maghreb. Soulignons au passage que sa destinée posthume
prĂ©sente certaines analogies avec celle dâIbn ArabĂź. Tous
deux figurent dans de nombreuses chaĂźnes initiatiques,
mais ni lâun ni lâautre ne sont les fondateurs dâune confrĂ©rie
autonome. Comme câest le cas pour Ibn ArabĂź,
lâenseignement dâAbĂ» Madyan a connu une trĂšs large
diffusion en Occident et en Orient et son influence a touché
aussi bien le soufisme Ă©rudit que ses tendances populaires.
Plusieurs des maĂźtres andalous dâIbn ArabĂź ont Ă©tĂ©
formĂ©s par Abu Madyan. Câest le cas, en particulier, du
shaykh al-Kûmß, qui ne cesse de lui vanter les mérites et les
vertus du saint, lequel vit à Bougie. Fasciné, Ibn Arabß
souhaite ardemment rencontrer Abu Madyan. Mais celui-ci
lui fait savoir, en 1190, que leur entrevue ne pourra avoir
lieu « en ce monde48 ». Trois ans plus tard, Ibn Arabß décide
Ă brĂ»le-pourpoint de se rendre Ă Tunis afin dây rejoindre,
prĂ©cise-t-il, Abd al-AzĂźz MahdawĂź, lâun des plus fameux
disciples dâAbĂ» Madyan (voir encadrĂ©). EĂ»t-il encore Ă©tĂ© de
ce monde quâIbn ArabĂź aurait, Ă nâen pas douter, rendu
visite au saint de Bougie. Le dĂ©cĂšs dâAbĂ» Madyan - que
certains auteurs, notamment Ibn ArabĂź, situent en 589
(1192-1193), tandis que dâautres le placent beaucoup plus
tard - a donc vraisemblablement précédé son départ pour le
Maghreb.
Quoi quâil en soit, câest la premiĂšre fois quâIbn ArabĂź
sâaventure hors de lâEspagne, et ce pĂ©riple aura dâimpor-
tantes consĂ©quences sur sa formation doctrinale dâune part
et sur son cheminement spirituel dâautre part. Les soufis
andalous quâil a frĂ©quentĂ©s privilĂ©giaient, on lâa vu, la pra-
tique des vertus sur lâenseignement abstrait. Ibn ArabĂź va
mettre Ă profit son sĂ©jour Ă Tunis, oĂč il demeure prĂšs dâun
an en compagnie de MahdawĂź, pour approfondir lâĂ©tude des
grands maßtres à penser du soufisme. Il découvre en parti-
culier lâĆuvre dâIbn BarrajĂąn (m. 1141), un soufi andalou
victime de la rĂ©pression almoravide pour avoir prĂ©tendu Ă
lâimĂąmat, dont il cite Ă diverses reprises le commentaire du
Coran. Il rencontre, par ailleurs, le fils dâIbn QasĂź, le chef
des murĂźdĂ»n qui sâĂ©tait insurgĂ© contre le pouvoir almora-
vide. A lâissue de cette entrevue, Ibn ArabĂź porte un
jugement favorable sur le rebelle de lâAlgarve. Cependant,
trente ans plus tard, lorsquâil entreprend dâexaminer attenti-
vement son cĂ©lĂšbre traitĂ©, LâEnlĂšvement des deux sandales,
48 Les Soufis dâAndalousie, op. cit.. n° 19. p. 113.
pour en donner un commentaire, Ibn ArabĂź conclut Ă lâim-
posture dâIbn QasĂź.
Les allusions relativement fréquentes dans le corpus
akbarien aux thÚses doctrinales élaborées par ses précur-
seurs dĂ©montrent quâIbn ArabĂź a non seulement lu attenti-
vement ces auteurs mais quâil leur a Ă©galement empruntĂ©
certaines formulations. Il nâen demeure pas moins que les
deux principales sources qui nourrissent son enseignement
sont le Livre sacrĂ© dâune part - nous y reviendrons -, ses
propres expĂ©riences dâautre part. De ce point de vue, ce
premier sĂ©jour au Maghreb revĂȘt une importance capitale.
Câest en effet Ă Tunis, en 1190, que le Shaykh al-akbar
accÚde à la « vaste Terre de Dieu ».
Le soufi, le « faqĂźh » et les chrĂ©tiens Lorsque qu'il [le shaykh Abd al-AzĂźz MahdawĂź] partit au pĂšlerinage avec ses compagnons, l'ennemi les surprit durant la traversĂ©e en mer et le combat s'engagea entre les deux parties. Pendant ce temps, le shaykh pariait Ă ses compagnons des vĂ©ritĂ©s essentielles et [malgrĂ© ce qui se passait] il ne modifia pas son comportement et fit ses dĂ©votions habituelles. Parmi les passagers, il y avait un docteur de la Loi (faqĂźh) en proie Ă la peur et Ă la panique. Il commença Ă vilipender le shaykh et Ă critiquer son attitude : « Nous sommes en pleine calamitĂ©, sur le point de succomber, et lui il parle des vĂ©ritĂ©s essentielles ! » Le shaykh ne lui prĂȘta aucune attention. Un peu plus tard, on vint annoncer au shaykh que l'ennemi s'Ă©tait rendu maĂźtre du navire et qu'ils Ă©taient prisonniers. « Et alors ? demanda le shaykh. - Tu dois te rendre sur le bateau des chrĂ©tiens car nous sommes maintenant leurs captifs. - Dites aux chrĂ©tiens de nous rĂ©server un endroit oĂč nous puissions prier et faire nos rĂ©citations. » Les chrĂ©tiens firent ce qu'il demandait - par la permission de Dieu, qu'il soit exaltĂ©! -, ils l'honorĂšrent et lui montrĂšrent du respect. Quant au docteur de la Loi rĂ©calcitrant, ils le mĂ©prisĂšrent et le frappĂšrent. Le shaykh et ses compagnons ne cessĂšrent d'ĂȘtre honorĂ©s; ils purent continuer leurs dĂ©votions jusqu'Ă ce qu'ils arrivent sains et saufs en pays musulman.
Muhammad al-WazĂźr, al-Hulalal-sundusiyya
Le « monde imaginal », terre de contemplation
Nous possédons deux récits autobiographiques49 qui décri-
vent de maniÚre trÚs précise cet événement : il accomplissait
la priĂšre derriĂšre lâimĂąm quand celui-ci vint Ă rĂ©citer le ver-
set : « O Mes serviteurs ! Ma Terre est vaste, adorez-Moi
donc ! » (Cor. 29:56). Ravi Ă lui-mĂȘme, Ibn ArabĂź poussa un
cri tel que tous ceux qui Ă©taient prĂ©sents sâĂ©vanouirent. Ce
fut la seule fois, précisera-t-il à son disciple Ibn Sawdakßn,
quâil lui advint de crier de la sorte au cours de son parcours
spirituel. Sur cette « Terre de Dieu », quâil appelle aussi la «
Terre de la Réalité » (ard al-haqßqa), Ibn Arabß a écrit un «
grand livre », malheureusement perdu. Mais le chapitre 8
des Futûhùt lui est entiÚrement consacré. Créée à partir du
surplus de lâargile dâAdam, la « Terre de la RĂ©alitĂ© »
constitue, explique-t-il, le « monde imaginai », lâisthme qui
conjoint, Ă lâimage de lâHomme Parfait, tous les ordres de
réalités inférieures et supérieures, divines et créaturelles.
Terre surnaturelle oĂč tout ce qui y rĂ©side est incorruptible,
vit et parle ; terre spirituelle oĂč les corps sont dâune
consistance subtile tandis que les intelligibles sont revĂȘtus
dâune forme : câest pourquoi « les gnostiques nây pĂ©nĂštrent
que par lâesprit et laissent leur enveloppe charnelle en ce bas
monde ». Terre de contemplation enfin, elle est le thĂ©Ăątre oĂč
se dĂ©ploient les visions des contemplatifs, oĂč se dĂ©roulent
les rĂȘves, oĂč rĂ©sident les Ăąmes dans lâattente du Jugement
49 Fut., I, p. 173 ; K. al-Tajalliyùt, Téhéran, 1988, p. 454.
dernier.
Cette notion de « monde imaginai » nâest pas propre Ă
Ibn Arabß ; elle est également présente dans la gnose chiite
et a fait lâobjet de travaux Ă©rudits de la part dâHenri
Corbin50.
Dâune richesse considĂ©rable, ces publications ont incontes-
tablement contribuĂ© Ă mieux faire connaĂźtre la pensĂ©e dâIbn
ArabĂź en Europe. Force est de constater toutefois que le
grand iranologue, qui se fondait sur une connaissance par-
tielle des textes dâIbn ArabĂź, a mĂ©connu certains aspects
doctrinaux sous-jacents à cette notion de « monde imaginai
» et en outre, surestimé la fonction que lui assigne le Shaykh
al-akbar.
Dans une section du chapitre 351 des Futûhùt intitulée «
La servitude », Ibn ArabĂź dĂ©clare : « Nul nâassume pleine-
ment la servitude sâil ne demeure dans la âvaste Terre de
Dieuâ qui contient lâĂ©ternel et le contingent. Cette Terre est
telle que celui qui y demeure rĂ©alise lâadoration pure due Ă
Dieu. Jâai moi-mĂȘme commencĂ© Ă y adorer Dieu en 590
[1193] et nous sommes maintenant en 635 [1237]51. » En
effet, le propre de cette Terre, remarque-t-il ensuite, est
dâĂȘtre le rĂ©ceptacle de la SouverainetĂ© divine absolue. Ăcra-
sante théophanie, qui pulvérise chez le contemplatif la
conscience de son théomorphisme originel. Il a, dÚs lors,
une perception directe et sans mélange de sa servitude
50 L'Imagination crĂ©atrice dans le soufisme dâIbn ArabĂź, Paris, Flammarion 1977 (2e Ă©d.); Corps spirituel et Terre cĂ©leste, Paris, Buchet-Chastel, 1979 (2e Ă©d).
51 Fut., III, p. 224.
ontologique. Qui plus est, celui qui pénÚtre dans la « vaste
Terre de Dieu » y demeure à tout jamais. Citant à ce sujet
une parole du ProphĂšte selon laquelle il nây a « pas dâexil
aprĂšs la conquĂȘte », Ibn ArabĂź affirme dans un autre texte :
« Celui que Dieu a illuminé Le voit en toute chose52. » Pour
celui-lĂ donc, Dieu nâest jamais absent. OĂč quâil soit, il
demeure dans la « Terre de Dieu ».
La vision suprĂȘme
De ces indications, on serait tenté de conclure, à la suite de
Corbin, que le « monde imaginai » offre Ă lâhomme le plus
haut degrĂ© de contemplation de lâĂtre divin quâil puisse
connaĂźtre. Une contemplation somme toute imparfaite :
pour sublime quâelle soit, la thĂ©ophanie sous forme
imaginale nâen est pas moins formelle et ne saurait, par
consĂ©quent, rĂ©flĂ©chir lâIncrĂ©Ă©. Une remarque, incidemment
insĂ©rĂ©e dans lâexposĂ© du chapitre 351, dĂ©montre cependant
quâIbn ArabĂź nâexclut pas la possibilitĂ© de thĂ©ophanies
informelles rĂ©vĂ©lant lâEssence divine dans Sa SimplicitĂ©
absolue, au-delà de toute forme, de toute image : « Les
intelligibles ne se revĂȘtent dâune forme quâen raison de
lâincapacitĂ© de certains esprits Ă apprĂ©hender ce qui est non
formel. Mais ceux des gnostiques qui sont ancrés dans la
connaissance de Dieu ne perçoivent pas les intelligibles
dans les formes, ni les formes dans une autre consistance
52 Fut., III, p. 247.
que la leur. Ils appréhendent chaque chose dans la nature
qui lui est propre, quelle quâelle soit. » Une autre remarque,
située dans le chapitre 8 des Futûhùt, partiellement traduit
par lui, aurait dû éveiller les soupçons de Corbin : les
théophanies du « monde imaginal » ont ceci de spécifique,
constate Ibn ArabĂź, quâelles nâarrachent pas le gnostique Ă
lui-mĂȘme, si bien quâil conserve la conscience dâĂȘtre; les
autres thĂ©ophanies, en revanche, « le ravissent et lâĂ©teignent
Ă sa contemplation, quâil soit dâentre les prophĂštes ou les
saints ». Câest Ă©minemment le cas, affirme-t-il ailleurs, des
théophanies informelles53.
Entre la « permanence » du gnostique présent à lui-
mĂȘme (baqĂą) et lâ« extinction » (fana) de celui que sa
contemplation a ravi, entre le jour et la nuit, lâĂ©cart est
considĂ©rable. Lâadventice ne peut contenir lâIncrĂ©Ă©. PrĂ©sent
Ă lui-mĂȘme lorsque surviennent les thĂ©ophanies en mode
imaginai, le contemplatif peut, selon Ibn ArabĂź, voir et
entendre Dieu tout Ă la fois; mais il sâagit de thĂ©ophanies
formelles, donc créées, conditionnées et sans commune
mesure avec lâInfinitude divine. Seul lâĂternel peut
contempler lâĂternel. « La RĂ©alitĂ© divine, dĂ©clare Ibn ArabĂź
dans Le Livre de l'extinction54, est trop Ă©levĂ©e pour ĂȘtre
contemplĂ©e par lâĆil qui doit contempler, tant que subsiste
une trace de la condition de crĂ©ature dans lâĆil du
contemplant. » Aussi bien les théophanies informelles, qui
rĂ©vĂšlent lâEssence dans sa nuditĂ© radicale, exigent-elles
53 Fut., III, p. 107.
54 K. al-fanĂą. Hayderabad (Ă©d.), 1948, p. 2; trad. par M. VĂąlsan, Le Livre de l'extinction, Paris, Les Ăditions de lâĆuvre, 1984. p. 27-28.
lâextinction de la crĂ©ature qui ignore quâelle voit Dieu au
moment mĂȘme oĂč elle Le voit puisquâelle ne sait pas quâelle
est. Ce nâest quâune fois revenu Ă lui que le contemplant
jouit, a posteriori, du bonheur ineffable que lui a procuré
cette Ă©blouissante manifestation de lâĂtre divin.
Nâen dĂ©duisons pas que la « servitude » qui, pleinement
assumée, introduit le saint dans la « vaste Terre de Dieu »,
serait pour Ibn Arabß un détour inutile. Elle est, tout au con-
traire, le seul chemin qui puisse, selon lui, conduire
lâhomme Ă cette « nuit » de son ĂȘtre oĂč il peut contempler
lâUn sans second. Un autre chapitre des FutĂ»hĂąt, intitulĂ© «
Sur la connaissance de la demeure des chemins et de la
vaste Terre de Dieu55... », comporte sur ce point des indica-
tions dâautant plus prĂ©cieuses que Fauteur ne se contente
pas dâindiquer le but Ă atteindre, il en expose aussi les
moyens. « Sache, Î mon frÚre, que la terre de ton corps est
la vĂ©ritable âvaste Terre de Dieuâ, oĂč Il tâa ordonnĂ© de
Lâadorer; car Il ne tâa ordonnĂ© de Lâadorer sur Sa terre
quâaussi longtemps que ton esprit habite ton corps ; dĂšs lors
quâil le quitte tu nâes plus soumis Ă lâobligation lĂ©gale. »
Mandaté sur terre pour accomplir le « service de Dieu »
(ibĂąda), lâhomme a Ă©tĂ© crĂ©Ă© de terre et câest Ă la terre que
retourne son corps, parce que la terre est humble par
essence. Ainsi, remarque Ibn Arabß, Dieu a « raccourci » le
chemin qui doit reconduire lâhomme Ă son origine, sa
servitude ontologique. Quâil se soumette humblement,
strictement, aux obligations que Dieu lui a prescrites, quâil
fasse de son corps le lieu de lâaccomplissement de sa servi-
55 Fut., III, p. 247-252.
tude, et il pourra contempler son Souverain Ă chaque ins-
tant. Mais celui qui se connaĂźt comme serviteur a encore
conscience dâĂȘtre, il sâattribue par consĂ©quent une part
dâĂȘtre distincte de lâĂtre divin qui ne peut, dĂšs lors, Se
manifester à lui dans Sa plénitude. « Celui qui Me voit et
sait quâil Me voit ne Me voit pas » : telle est lâimprescriptible
rĂšgle divine56. La connaissance suprĂȘme de Dieu implique,
paradoxalement, lâignorance la plus absolue, et la vision de
Son Essence nâadvient, selon une cĂ©lĂšbre sentence souvent
citĂ©e par Ibn ArabĂź, que « lorsque disparaĂźt ce qui nâa jamais
Ă©tĂ© et que subsiste ce qui nâa jamais cessĂ© dâĂȘtre ». Elle est
donc réservée à celui qui, plongé dans la nuit de son néant
originel, ne sait plus quâil est.
Le voyage dâIbn ArabĂź Ă Tunis a entamĂ© un nouveau
chapitre de son odyssĂ©e. Celui, dâabord, de la siyĂąha : cette
longue pĂ©riode dâ« errance » Ă travers le dĂąr al-islĂąm, le
monde musulman, qui va durer quelque trente années. Une
vision, qui survient alors mĂȘme quâil sâapprĂȘte Ă traverser
pour la premiĂšre fois le DĂ©troit, souligne lâimportance de ce
passage dâune vie « sĂ©dentaire » vers une vie « nomade ».
Grùce à ce dévoilement, Ibn Arabß sait ce que seront sa des-
tinée et celle de ses disciples à venir. Muni de cette certi-
tude, il commence Ă sillonner la terre des hommes. Et,
brusquement, sâĂ©vade Ă tout jamais dans la « vaste Terre de
Dieu ». Plongé dans la contemplation du « Compagnon
SuprĂȘme », il apprend quâil est lâ« hĂ©ritier des sciences de
Muhammad ». Vers la mĂȘme Ă©poque se situe vraisemblable-
ment cet autre épisode visionnaire qui lui révÚle que son
56 Fut., IV, p. 55.
enseignement est destinĂ© Ă sâĂ©tendre sur « les deux
horizons, celui dâOccident et celui dâOrient». ĂgĂ© dâune
trentaine dâannĂ©es, Ibn ArabĂź va consacrer le restant de son
existence à transmettre, oralement et par écrit, le précieux
legs qui lui a été confié.
7
« A la distance de deux arcs ou plus prÚs »
PrĂšs dâune annĂ©e sâest Ă©coulĂ©e lorsque Ibn ArabĂź revient en
Andalousie, en 1194. La trĂȘve signĂ©e quatre ans plus tĂŽt avec
les Castillans a expirĂ© et les troupes dâAlphonse VIII
ravagent la région de Séville. A Marrakech, le calife bat le
rappel de ses troupes... Des Ă©preuves personnelles viennent
sâajouter Ă ces troubles extĂ©rieurs. Peu aprĂšs son retour, Ibn
Arabß perd son pÚre57. Ce décÚs est suivi de peu, semble- t-il,
par celui de sa mĂšre. Fils unique, il a maintenant la charge
de ses deux sĆurs. Sa passion de Dieu, sâempresse-t-on de
lui dire dans son entourage, est incompatible avec ses
nouvelles responsabilités de chef de famille : il doit prendre
une charge lucrative, Ă laquelle lui donnent droit ses
origines. Peine perdue. Ibn ArabĂź, adulte, nâentend pas
dĂ©vier dâun iota de la direction quâil a prise, adolescent. Qui
plus est, il se met Ă Ă©crire, et Ă Ă©crire abondamment. Il ne se
contente plus de contempler Dieu, il appelle Ă Dieu.
A peine rentrĂ©, il rĂ©dige un ouvrage quâil intitule, de
57 A ce sujet, voir Cl. Addas, Ibn ArabĂź ou la QuĂȘte du Soufre Rouge, Paris, Gallimard, 1989, p. 152-153.
façon trÚs significative, Le Livre des contemplations des secrets
sublimes (Kitùb mashùhid al-asrùr al-qudsiyya). Destiné, selon
sa propre expression, aux « héritiers », cet écrit est, de toute
Ă©vidence, le fruit dâexpĂ©riences rĂ©cemment vĂ©cues par lui
dans le « monde imaginal ». Lâauteur affirme dâailleurs
dâemblĂ©e que Dieu lui a enjoint de « manifester ce livre dans
le monde sensible ». Lâintroduction, riche et dense, traite
essentiellement, mais avec bien des dĂ©tours, de la notion dâ«
héritage prophétique ». On relÚve, déjà , des thÚmes fon-
damentaux de lâhagiologie akbarienne, qui trouveront de
plus amples développements dans les Futûhùt. Celui, par
exemple, de la distinction entre ceux des saints qui se sont
dĂ©finitivement « arrĂȘtĂ©s » (wĂąqifĂ»n) dans la PrĂ©sence divine,
et ceux qui reviennent (rùji'ûn) vers les créatures afin de les
guider. Suivent quatorze « contemplations » qui sont autant
de face-Ă -face entre lâhomme et son CrĂ©ateur, Celui-ci
rappelant Ă celui-lĂ sa vocation initiale dâ« Homme Parfait »
(Insùn kùmil) qui fait de lui le « lieutenant » de Dieu : « Tu
es Mes Noms, le signe de Mon Essence... Celui qui te voit,
Me voit. Celui qui tâhonore, Mâhonore. Celui qui te mĂ©prise,
se mĂ©prise. Celui qui tâhumilie, sâhumilie lui-mĂȘme. Tu es
Mon miroir, Ma maison, Mon habitacle ; tu es le trésor de
Mon mystĂšre, le lieu de Ma science. Nâeusses-tu Ă©tĂ©, Je
nâaurais Ă©tĂ© ni connu, ni adorĂ©, ni remerciĂ©, ni reniĂ©58... »
Câest encore de lâHomme Parfait quâil est question dans
les Ordonnances divines (TadbĂźrĂąt ilĂąhiyya), un ouvrage
rĂ©digĂ© peu avant ou peu aprĂšs les Contemplations. Lâincer-
58 K. MashĂąhid al-asrĂąr, Ă©d. du texte arabe et trad. espagnole par S. HakĂźm et P. Beneito, Murcie, 1994, p. 58-59 du texte arabe.
titude demeure, en effet, quant Ă la chronologie exacte des
écrits datant de la période occidentale de la vie du Shaykh
al-akbar. Ce traité, il est vrai, est mentionné à deux reprises
dans les Contemplations, mais cela ne prouve rien. Lâexamen
des textes fait apparaĂźtre quâIbn ArabĂź a bien souvent
retouché des ouvrages écrits antérieurement. Cela est vrai
des traitĂ©s dont la rĂ©daction sâest Ă©talĂ©e sur une longue
pĂ©riode comme de ceux qui ont Ă©tĂ© Ă©crits dâun seul jet. On
ignore, par conséquent, lequel de ses écrits de jeunesse fut
achevé en premier et à quelle date précisément. Il est en
revanche certain que la période qui suit son retour de Tuni-
sie est celle oĂč commence Ă se dĂ©ployer, Ă une cadence
accélérée, son génie littéraire.
Des Contemplations aux Ordonnances divines, le thĂšme
central, nous lâavons dit, est le mĂȘme. Toutefois, le style,
autant que lâapproche, diffĂšre radicalement. Les Contem-
plations sont lâĆuvre dâun visionnaire : lâĂ©criture est fugitive
et cadencĂ©e, confĂ©rant Ă lâouvrage une tonalitĂ© lyrique et
mĂȘme poĂ©tique. Dans les Ordonnances divines - quâil a
rédigées, précise-t-il, en quatre jours à MorÎn, en
Andalousie -, câest le maĂźtre qui sâexprime : la prose est
lente, discursive, lâargumentation minutieuse et dĂ©taillĂ©e.
Les Contemplations sont une exaltation de lâhomme
théomorphe; les Ordonnances, un exposé didactique : du rÎle
de lâintellect, du corps, de lâĂąme, des sens, dans la
restauration de ce théomorphisme originel qui fera de
lâaspirant, de maniĂšre effective et non plus seulement
virtuelle, lâHomme Parfait, celui qui conjoint en sa personne
tous les ordres de réalités divines et créaturelles. La
mention, au fil du texte, de six autres de ses ouvrages
témoigne du rythme intensif de la production littéraire du
Shaykh al-akbar Ă cette Ă©poque. Tous ces livres comptent en
effet parmi ses Ă©crits de jeunesse, sans que lâon puisse
affirmer catĂ©goriquement quâils ont Ă©tĂ© rĂ©digĂ©s avant les
Ordonnances.
Paradoxalement, cette fiĂšvre dâĂ©criture survient Ă un
moment oĂč les conditions ne sont guĂšre des plus favorables.
DĂ©sireux sans doute dâĂ©chapper aux pressions de ses
proches, Ibn Arabß est le plus souvent en déplacement, dans
un pays qui se prépare à la guerre. Il se trouve à FÚs quand,
en juin 1195, Mansûr arrive à Séville accompagné de son
armĂ©e, fin prĂȘte pour la grande bataille qui va sâengager.
Lâaffrontement, chacun le sait, sera dĂ©cisif. Mais le sera-t-il
en faveur des musulmans ou des chrétiens? Ibn Arabß
affirme nâavoir eu pour sa part aucun doute quant Ă lâissue
heureuse de la bataille59. A peine est-il rentré à Séville que
les Almohades anéantissent les Castillans à Alarcos, le 18
juillet 1195. Les Andalous sont en liesse. Ils ignorent que la
victoire quâils cĂ©lĂšbrent est le chant du cygne de lâEspagne
musulmane. Du reste, ils ont encore quelques beaux jours
devant eux. Et pour le prouver, Mansûr conduit son armée
jusquâĂ TolĂšde. Mais il sâagit moins dâune conquĂȘte que
dâune parade militaire destinĂ©e Ă conjurer le sort, Ă
persuader lâennemi, et plus encore Ă se persuader, que le
royaume musulman dâEspagne est irrĂ©ductible. Du moins
les chrĂ©tiens renoncent-ils, dans lâimmĂ©diat, Ă leurs raids
sur la campana sévillane.
Les pressions exercées sur Ibn Arabß pour le ramener
59 Fut., IV, p. 220.
dans le siĂšcle sâintensifient de jour en jour. Pour finir, le
calife intervient en personne : il convoque Ibn ArabĂź et lâad-
jure de lui laisser le soin de trouver des partis convenables
pour ses sĆurs. Refus, courtois mais inflexible, du jeune
shaykh, qui, pour Ă©chapper Ă toute nouvelle tentative, plie
bagage et emmĂšne ses sĆurs Ă FĂšs60.
Le premier sĂ©jour, apparemment bref, quâil y a effectuĂ©
deux ans auparavant lui a permis de repérer le terrain,
dâĂ©tablir des contacts. Beaucoup de soufis ont, comme lui,
Ă©lu domicile dans la mĂ©tropole marocaine, oĂč
lâenvironnement est semble-t-il propice Ă la vie spirituelle.
BientĂŽt, un petit cercle de disciples se forme autour du
jeune maßtre. Parmi eux se détache la figure rayonnante
dâun esclave affranchi : Badr al-HabashĂź. Bien des poĂšmes
dâIbn ArabĂź cĂ©lĂšbrent les vertus et la saintetĂ© de ce
compagnon Ă©thiopien. Disciple fidĂšle et plus encore ami
dévoué, Habashß va désormais suivre son maßtre pas à pas :
Maroc, Espagne, Algérie, Tunisie, péninsule Arabique,
Palestine, MĂ©sopotamie, Anatolie, oĂč la mort les sĂ©pare en
1221.
Le « voyage nocturne »
A FÚs, Ibn Arabß a sans doute trouvé le refuge qui lui
convient. Du moins y sĂ©journe-t-il deux ans, et câest dans
cette ville quâau mois de mars 1198 il achĂšve lâun de ses plus
60 Les Soufis dâAndalousie, op. cit.. n° 3. p. 65-66.
beaux textes, lâun des plus difficiles aussi, Le Livre du voyage
nocturne (Kitùb al-isrù). Le terme d'isrù, « voyage nocturne »,
renvoie dans la tradition islamique Ă cet Ă©pisode de la vie du
ProphĂšte oĂč celui-ci fut miraculeusement transportĂ© une
nuit de La Mecque Ă JĂ©rusalem, de JĂ©rusalem au TrĂŽne
divin. Ce pÚlerinage céleste - qui, de ciel en ciel, le conduisit
auprÚs de Dieu, « à la distance de deux arcs ou plus prÚs »
(Cor. 52:9) - nâest pas, aux yeux dâIbn ArabĂź, un privilĂšge
réservé exclusivement au ProphÚte. Ses « héritiers» peuvent
en faire lâexpĂ©rience, avec cette diffĂ©rence, souligne-t-il, que
dans le cas du ProphĂšte cette ascension sâest effectuĂ©e
corporellement, tandis que les saints ne lâaccomplissent
quâen esprit. Voyage vertical donc, mais voyage nocturne : ce
nâest quâune fois quâil sâest abĂźmĂ© dans la nuit de son
indigence ontologique que le contemplatif rencontre lâUn
sans second.
Sur ce thĂšme du « voyage nocturne », Ibn ArabĂź sâest
exprimĂ© Ă plusieurs reprises. Outre lâĂpĂźtre de la lumiĂšre,
quâil rĂ©dige Ă Konya en 1205, il lui a consacrĂ© deux longs
chapitres des Futûhùt. Si le chapitre 167 se présente sous une
forme allégorique, le chapitre 367 est, comme la relation de
FĂšs, une transcription Ă la premiĂšre personne de sa propre
ascension. Toutefois, les deux rĂ©cits diffĂšrent Ă plus dâun
titre. Dans les Futûhùt, la narration est linéaire, la prose
sobre et lisse. Le Voyage nocturne est, lui, de la mĂȘme veine
que les Contemplations, avec une résonance poétique plus
fortement marquĂ©e : dâun bout Ă lâautre le texte est en prose
rimée, entrecoupé de poÚmes et servi par une symbolique
dâune richesse vertigineuse. EnvoĂ»tĂ© par la puissance incan-
tatoire du rythme poĂ©tique, grisĂ© par lâĂ©cho sonore de la
rime, le lecteur est pour ainsi dire projeté hors du monde
empirique. Le Livre du voyage nocturne est sans doute Ă
classer parmi les plus grands chefs-dâĆuvre de la littĂ©rature
arabe.
De cette expérience fulgurante, Ibn Arabß tire au moins
deux certitudes. La premiĂšre concerne la magistrature
suprĂȘme qui lui a Ă©tĂ© assignĂ©e dans lâĂ©conomie de la
saintetĂ©. Tout au long de son voyage, les prophĂštes quâil
rencontre lâaccueillent en des termes qui confirment
explicitement sa désignation comme « Sceau de la sainteté
». La seconde, câest que cette charge exige que, de la
périphérie du monde musulman, il émigre vers son centre et
sây Ă©tablisse.
Les adieux Ă lâOccident
Quelque temps plus tard, Ibn ArabĂź rentre en Andalousie
accompagné de Habashß. Commence alors un long pÚleri-
nage dâadieu quâil dĂ©crit, non sans mĂ©lancolie, dans une
lettre adressée à un ami, probablement Mahdawß. Algésiras,
Ronda, Séville, partout Ibn Arabß prend congé de ceux qui
ont Ă©tĂ© les premiers tĂ©moins de sa quĂȘte. En dĂ©cembre 1198,
il se trouve Ă Cordoue oĂč il suit le cortĂšge funĂšbre
dâAverroĂšs. Câest peut-ĂȘtre dans cette ville -« lieu de
sublimes contemplations », écrit-il à son ami- que survient
quelques semaines plus tard, en janvier 1199, un événement
visionnaire qui donne naissance Ă un ouvrage Ă©nigmatique :
Le PhĂ©nix stupĂ©fiant, sur le Sceau des saints et le soleil dâOccident
(K. AnqĂą al-mughrib...).
Des donnĂ©es eschatologiques relatives Ă lâavĂšnement de
Jésus, le Sceau de la sainteté universelle, et du Mahdß y sont
disséminées dans un langage volontairement crypté.
Nécessaire précaution sous un régime qui fonde sa
lĂ©gitimitĂ© sur la prĂ©tention dâIbn Toumert Ă ĂȘtre lâ« ImĂąm
impeccable », attendu des musulmans pour la fin des temps.
La dynastie almohade apprĂ©cie peu - câest le moins quâon
puisse dire - tout ce qui peut apparaĂźtre comme lâexpression
dâun millĂ©narisme.
AprĂšs une Ă©tape Ă Grenade, câest dans sa ville natale,
Murcie, quâIbn ArabĂź met fin Ă cette tournĂ©e dâadieu :
« Dorénavant je ne visiterai plus personne aussi longtemps
que je resterai », écrit-il en conclusion de sa lettre. Force est
de reconnaĂźtre que durant un an et demi nous perdons toute
trace de notre shaykh. Sur cette pĂ©riode, son Ćuvre, pour-
tant si riche en indications biographiques, reste muette.
Seule certitude : en juillet 1199, il rédige à Almeria, en
lâespace de onze jours prĂ©cise-t-il, Les Couchants des Ă©toiles
(MawĂąqi' al-nujĂ»m); dâune extrĂȘme densitĂ©, cet ouvrage
traite de la relation entre les prescriptions légales auxquelles
sont soumises les différentes parties du corps et les grùces
qui en résultent.
LâannĂ©e suivante, Ibn ArabĂź franchit, pour la derniĂšre
fois, le DĂ©troit. Nous le retrouvons, en effet, en octobre 1200
Ă SalĂ©, oĂč il fait ses adieux au shaykh al-KĂ»mĂź avant de
poursuivre sa route vers Marrakech. A mi-chemin, il fait
halte dans un petit village berbĂšre, qui subsiste de nos jours
sous le nom de Guisser, oĂč se produit un Ă©vĂ©nement
spirituel majeur: celui qui marque son accession à « la
station de la proximité », la demeure spirituelle réservée,
selon lui, aux « esseulĂ©s ». AprĂšs sâĂȘtre arrĂȘtĂ© Ă Marrakech,
puis Ă FĂšs, il remonte vers le nord. En juin 1201, il est Ă
Bougie quand, dans une étonnante vision, il voit célébrer ses
noces avec chacune des Ă©toiles du ciel et chacune des lettres
de lâalphabet. Cet Ă©pisode, comme celui qui lâa prĂ©cĂ©dĂ© Ă
Guisser, confirme Ă ses yeux son Ă©lection comme Sceau de la
sainteté muhammadienne. Si le premier ressortit au degré
spirituel quâimplique cette fonction, le second rĂ©fĂšre, de
toute évidence, aux sciences ésotériques et sacrées que sont
en islam lâastrologie et la « science des lettres » (Uni al-
hurûj), dont le Sceau est le gardien et le dépositaire.
Continuant de longer la cĂŽte, Ibn ArabĂź arrive
Finalement Ă Tunis oĂč il rĂ©side chez le shaykh MahdawĂź en
compagnie de HabashĂź. Neuf mois plus tard, il reprend son
bĂąton de pĂšlerin Ă destination de La Mecque. La tristesse
qui imprĂšgne lâĂ©pĂźtre oĂč il dĂ©crit ses adieux mĂ©thodiques
aux lieux et aux ĂȘtres qui ont partagĂ© son aventure ne laisse
pas de suggĂ©rer quâil sait quâil entreprend un voyage sans
retour. Sây refuserait-il, dâailleurs, quâil ne pourrait assumer
pleinement la fonction qui doit ĂȘtre la sienne et dont
lâimportance et lâampleur exigent quâil sâexpatrie vers le
berceau de la révélation muhammadienne. Il ne peut
ignorer, en outre, que le royaume musulman dâEspagne est
condamné à disparaßtre à plus ou moins long terme.
Beaucoup dâAndalous ont Ă©prouvĂ© trĂšs tĂŽt ce que Maribel
Fierro appelle le « sentiment de précarité », la douloureuse
intuition que, tÎt ou tard, les chrétiens finiraient par avoir
raison dâeux.
Rien, ou presque, ne semble justifier, Ă ce moment, un
tel pessimisme. Le rĂšgne de MansĂ»r a portĂ© lâempire
almohade à son apogée. Ses succÚs militaires et la solide
administration dont il a dotĂ© le pays semblent propres Ă
assurer la stabilité du régime. Dans le domaine de Fart, il a
poursuivi glorieusement lâĆuvre entamĂ©e par son pĂšre. Des
monuments, qui comptent parmi les chefs-dâĆuvre de la
civilisation hispano-mauresque, ont été réalisés sous son
Ă©gide : la Giralda de SĂ©ville, la Koutoubiyya Ă Marrakech, la
tour Hassan à Rabat... Intelligent et cultivé, il fut, comme
son pÚre, un mécÚne éclairé. Le soutien que, tour à tour, ils
ont apporté à des hommes comme Ibn Tufayl, Fauteur du
grand roman philosophique Le Vivant fils du Vigilant, Ă
AverroĂšs bien sĂ»r, mais aussi Ă Ibn Zuhr (lâAvenzoar latin,
dont le manuel de thérapeutique fut traduit en latin au
XIIIe siĂšcle), ou Ă BitrĂ»jĂź (lâAlpetragius dont Michel Scot
traduit le traitĂ© dâastronomie dĂšs 1217), a permis lâĂ©closion
dâune production scientifique et philosophique dont on sait
lâinfluence durable quâelle aura sur lâEurope latine. Certes.
Mais la Reconquista est lĂ qui ne cesse de gagner du terrain.
Treize ans aprÚs la disparition de Mansûr, ce sera la
cuisante défaite de Las Navas de Tolosa et, avec elle, la lente
agonie de lâEspagne musulmane.
8
Les illuminations de La Mecque
«Le pÚre est mort... ses fils et son frÚre suivront son
exemple61. » Tel fut le message que le fils aßné de Saladin,
Afdal, sâempressa dâenvoyer au calife NĂąsir lorsque disparut
le vainqueur de Hattin en mars 1193. Cet engagement Ă
poursuivre la politique conduite par le fondateur de lâĂtat
ayyûbide - axée, rappelle à juste titre son fils, sur trois
grands principes : orthodoxie, guerre sainte, obéissance au
calife -, ses successeurs Font-ils véritablement respecté? Sur
le premier et le troisiĂšme points, les historiens sont enclins
Ă rĂ©pondre par lâaffirmative. La construction de nombreuses
madrasa-s, des Ă©coles dâenseignement religieux, le rĂŽle
quâexercĂšrent dans la vie politique certains grands oulĂ©mas
comme « conseillers du prince » témoignent, entre autres
signes, de la volontĂ© des souverains ayyĂ»bides dâĂȘtre les
vigilants gardiens de lâislam sunnite. Conformes aussi Ă
lâidĂ©ologie de Saladin sont les marques de dĂ©fĂ©rence quâils
multiplient Ă lâĂ©gard du calife de Bagdad. FidĂšles vassaux de
lâempire abbasside, ou sâefforçant, Ă tout le moins, de
61 Cf. E. Sivan, L'Islam et la Croisade, Paris. Adrien Maisonneuve, 1968, p. 133.
paraĂźtre tels, ils ont Ă cĆur de demander au calife un
diplĂŽme dâinvestiture lĂ©gitimant leur souverainetĂ©
territoriale. Plusieurs dâentre eux, par ailleurs, adhĂšrent Ă la
futuwwa, une vaste congrégation organisée par le calife
NĂąsir avec le soutien dâun grand soufi bagdadien,
SuhrawardĂź (m. 1234), en vue de rassembler les princes
musulmans sous lâĂ©tendard du califat.
Mais, sâagissant de la poursuite du jihĂąd, la guerre sainte
contre les Francs que Saladin a chassés de Jérusalem en
1187, force est de constater que ses héritiers firent montre
dâune grande rĂ©ticence. Les dissensions familiales qui les
opposent les uns aux autres ainsi que le souci de renflouer le
trĂ©sor de lâĂtat, que Saladin a laissĂ© exsangue, les amĂšnent Ă
rechercher un modus vivendi avec les Francs. Cette politique
de « coexistence pacifique », qui les conduira à rétrocéder
les villes conquises par lâillustre adversaire de Richard CĆur
de Lion, suscitera parfois des réactions hostiles au sein de la
population, notamment Ă Damas. Elle nâempĂȘchera pas, au
demeurant, lâarrivĂ©e de nouvelles croisades : le cycle des
Gesta Dei per Francos nâest pas achevĂ©.
La Reconquista ne laisse pas de provoquer un afflux
dâĂ©migrĂ©s andalous vers les pays du Levant. Aussi bien Ibn
ArabĂź retrouve-t-il Ă son arrivĂ©e en Ăgypte, puis tout au long
de ses pérégrinations en Orient, nombre de compatriotes. Si
certains regagnent lâAndalus une fois leur pĂšlerinage accom-
pli, dâautres choisissent, Ă lâinstar dâIbn ArabĂź, de se fixer
définitivement en Orient. Hospitaliers, les princes
ayyĂ»bides mettent tout en Ćuvre pour faciliter
lâimplantation de ces immigrants, y compris les soufis.
GrĂące Ă Saladin, ces derniers disposent dĂ©sormais dâun
vaste couvent (khanqĂąh) au Caire. Sans doute cette
prĂ©venance nâest-elle pas dĂ©nuĂ©e de tout calcul politique. En
les regroupant au sein dâune organisation structurĂ©e, en les
soumettant Ă lâautoritĂ© dâun supĂ©rieur hiĂ©rarchique, le
shaykh al-shuyûkh, choisi par eux, les Ayyûbides se
donnaient les moyens de mieux contrĂŽler ces gyrovagues
venus dâhorizons lointains et parfois suspects.
Arrivé au Caire, Ibn Arabß se rend dans ce fameux
couvent «dans lâespoir dây trouver lâhaleine du Compagnon
SuprĂȘme ». Grande est sa dĂ©ception : « On mâa conduit Ă
une assemblée réunie dans un khanqùh situé dans un grand
et vaste bĂątiment ; jâai constatĂ© que leur plus grand souci et
leur principale préoccupation étaient de nettoyer leurs frocs
- ou devrais-je dire leurs uniformes ? - et de peigner leur
barbe62... » De toute Ă©vidence, Ibn ArabĂź nâa guĂšre apprĂ©ciĂ©
cette forme de mystique organisée et communautaire, si
diffĂ©rente de lâunivers spirituel fluide, dĂ©pouillĂ© de tout
dĂ©corum, quâil a connu en Occident. Certes, dâauthentiques
saints vivent en Orient Ă lâombre de ces prestigieux
couvents. Le Shaykh al-akbar, qui en a rencontrĂ© plus dâun -
notamment Ă La Mecque, oĂč il rĂ©dige ces lignes extraites de
lâĂpĂźtre sur lâesprit de saintetĂ© (RĂ»h al-quds) -, ne lâignore pas.
Mais il nâignore pas non plus que, pour inĂ©luctable quâelle
soit, lâinstitutionnalisation du soufisme - qui est appelĂ©e Ă se
rĂ©pandre et Ă sâaccentuer - est le signe avant-coureur dâun
certain appauvrissement spirituel. La quĂȘte de Dieu, Ă ses
yeux, est lâaventure silencieuse dâune Ăąme qui cherche la
PrĂ©sence divine au plus secret dâelle-mĂȘme.
62 Rûh, p. 21,26.
« Me voici, Seigneur, tout à Toi »
En Ăgypte, oĂč sĂ©vissent la peste et la famine, Ibn ArabĂź ne
sâattarde guĂšre. AprĂšs avoir passĂ© le mois de ramadĂąn 1202
au Caire, il gagne la Palestine et, de JĂ©rusalem, se dirige vers
les lieux saints. Arrive, enfin, le jour oĂč il peut entonner le
chant des pÚlerins en marche vers la « Maison de Dieu » : «
Me voici, Seigneur, tout Ă Toi, me voici ! » Sa voix se mĂȘle Ă
celle de milliers dâhommes et de femmes.
Venus des quatre points cardinaux, tous convergent
maintenant vers la « MÚre des cités », La Mecque. Et les
voilĂ bientĂŽt, corps contre corps, tournoyant lentement
autour du temple sacré, célébrant, dans un murmure
Ă©tourdissant, les louanges du Dieu unique. Comme tant
dâautres, ils ont entendu le message dâAbraham qui, dans la
nuit des temps, appela tous les hommes Ă venir accomplir le
pÚlerinage (Cor. 22:27). Temple cubique, voilé de noir, la
Kaâba que bĂątirent Abraham et son fils fut maintes fois
détruite et reconstruite. Mais la pierre angulaire que, selon
la tradition, lâange Gabriel apporta du paradis subsiste
encore de nos jours, noircie, dit-on, par le péché des
hommes. Câest prĂšs de cette Pierre noire, oĂč le pĂšlerin
entame et achĂšve les sept circumambulations rituelles,
quâIbn ArabĂź aperçoit le fatĂą, le « Jouvenceau ».
Avant dâaborder le rĂ©cit de leur rencontre, prĂ©cisons
quâIbn ArabĂź a dĂ©jĂ croisĂ© ce mystĂ©rieux personnage en
Occident, vraisemblablement Ă plusieurs reprises. Un
poĂšme du DĂźwĂąn Ă©voque notamment une rencontre
survenue en Andalousie, largement antérieure, par
conséquent, à celle de La Mecque63. La mention répétée du
caractĂšre silencieux du fatĂą, que lâon retrouve en des termes
analogues dans le texte des FutĂ»hĂąt relatif Ă lâĂ©pisode
mecquois, interdit de penser quâil sâagisse dâun autre
personnage. Il est également question du fatù au début du
Livre du voyage nocturne : il apparaĂźt comme lâinitiateur,
stricto sensu, dâIbn ArabĂź dans la longue quĂȘte que figure son
« voyage nocturne ». Le texte des Futûhùt apporte davantage
dâinformations sur sa nature et sa fonction : « Tandis que
jâaccomplissais les circumambulations... je rencontrai, alors
que je me trouvais devant la Pierre noire, le jouvenceau-
Ă©vanescent, le locuteur-silencieux, celui-qui-nâest-ni-vivant-
ni-mort, le composĂ©-simple, lâenveloppĂ©-enveloppant. [...]
Puis Dieu me fit connaßtre la dignité de ce jouvenceau et sa
transcendance par rapport au âoĂčâ et au âquandâ. Lorsque je
connus sa dignité et sa descente, que je vis son rang dans
lâexistence et son Ă©tat, jâembrassai sa droite, jâessuyai la
sueur de la rĂ©vĂ©lation sur son front et lui dĂ©clarai : âRegarde
celui qui aspire Ă ta compagnie et dĂ©sire ton intimitĂ© !â Il me
rĂ©pondit par signes et par Ă©nigmes quâil avait Ă©tĂ© crĂ©Ă© de
telle sorte quâil ne parlĂąt jamais autrement que par
symboles. [...] Il me fit un signe et je compris. La réalité de
sa beautĂ© se dĂ©voila Ă moi et je devins Ă©perdu dâamour. Je
fus sans pouvoir et instantanément terrassé. Lorsque je me
redressai de mon évanouissement, mes flancs foudroyés de
crainte, il sut que jâavais rĂ©alisĂ© qui il Ă©tait.
63 Dßwùn, Bûlùq, 1855. p. 384.
[...] Il me dit : âRegarde les dĂ©tails de ma constitution et
lâordonnance de ma forme ! [...| Je suis la Connaissance, le
Connu et le Connaissant, Je suis la Sagesse, lâĆuvre sapien-
tiale et le Sage, [...] Je suis le Verger mûr et la Récolte totale
! LĂšve maintenant mes voiles, et lis ce que contiennent mes
inscriptions. Ce que tu constates en moi, mets-le dans ton
livre et prĂȘche-le Ă tous tes amis64 » Ainsi naquirent Les
Illuminations de La Mecque65. Dans lâĂȘtre mĂȘme du
Jouvenceau, paradoxale épiphanie de « Celui qui parle » (al-
mutakallim) mais dont la Parole est au-delĂ des sons, Ibn
Arabß déchiffre le contenu de cette Summa mystica dont vont
se nourrir des générations de spirituels musulmans
dâOrient, dâOccident, dâAsie, dâAfrique. Que cet Ă©vĂ©nement,
si dĂ©cisif pour lâavenir spirituel de la umma - cette
communauté muhammadienne qui, selon Ibn Arabß,
englobe toute lâhumanitĂ© -, survienne Ă La Mecque, le «
nombril de la Terre » selon la géographie arabe
traditionnelle, prĂšs de la Kaâba, le « cĆur de lâunivers »,
nâest Ă©videmment pas indiffĂ©rent. La place quâen occupe le
rĂ©cit dans lâordonnance des FutĂ»hĂąt, oĂč il constitue le
premier des cinq cent soixante chapitres que compte cet
ouvrage, ne lâest pas moins.
De mĂȘme que les interventions antĂ©rieures du fatĂą ont
préparé le pÚlerin à recevoir les « illuminations de La
Mecque », de mĂȘme les divers Ă©pisodes visionnaires qui ont
64 Fut., I, p. 47-51 ; notre traduction sâinspire largement dâun article inĂ©dit de Michel VĂąlsan.
65 A ce sujet, cf. M. Chodkiewicz, Un ocĂ©an sans rivage. Ibn ArabĂź, le Livre et la Loi, Paris, Ăd. du Seuil, 1992, p. 49, 106, 126, 128.
jalonnĂ© sa quĂȘte en Occident apparaissent comme autant
dâĂ©tapes prĂ©alables Ă son investiture comme « Sceau
muhammadien ». Une investiture qui survient également,
on ne sâen Ă©tonnera pas, Ă son arrivĂ©e Ă La Mecque. La
description détaillée de cet événement, qui marque la prise
en charge effective de sa haute magistrature spirituelle,
figure dâailleurs dans le prologue des FutĂ»hĂąt66 ; câest dire
que lui aussi est intimement liĂ© Ă la crĂ©ation de cette Ćuvre.
Nées des révélations silencieuses du fatù dont Ibn Arabß est
lâinterprĂšte (tarjumĂąn) auprĂšs des hommes, les FutĂ»hĂąt sont
aussi le testament du Sceau des saints.
Ibn ArabĂź arrive Ă La Mecque Ă la fin de lâannĂ©e 598 h.
(août 1202), le mois du pÚlerinage correspondant au dernier
du calendrier lunaire musulman. Quelque trois semaines
plus tard, un vent de cendres qui plonge le YĂ©men dans les
ténÚbres, une pluie de comÚtes qui dansent dans le ciel
dâOrient accompagnent lâavĂšnement de lâannĂ©e 599, celle
qui clĂŽt le VIe siĂšcle de lâhĂ©gire. « JâĂ©tais en train dâaccom-
plir les tournées rituelles, raconte Ibn Arabß, lorsque nous
les aperçûmes, moi et ceux qui étaient également en train
dâaccomplir les circumambulations autour de la Kaâba. Les
gens sâĂ©tonnĂšrent; jamais on nâavait vu une nuit avec autant
de comĂštes. Il y en eut durant toute la nuit jusquâĂ lâaube.
Elles Ă©taient nombreuses et sâentrechoquaient telles des
Ă©tincelles de feu, si bien quâon ne pouvait voir les astres. En
voyant cela, nous nous dĂźmes que câĂ©tait le signe
annonciateur dâun Ă©vĂ©nement grave67... » La Reconquista en
66 Cf. Le Sceau des saints, op. cit, p. 164 sq.
67 Fut., II, p. 450.
Occident, les Francs au Proche-Orient, les Turcs qui
dĂ©ferlent sur lâIran : nul besoin dâĂȘtre prophĂšte pour prĂ©dire
aux musulmans des jours sombres. Le calife NĂąsir lâa pres-
senti, qui tente de mobiliser la conscience des princes, de
restaurer lâunitĂ© de la umma. Mais les dĂ©s sont jetĂ©s. Du fin
fond des steppes asiatiques arrivera bientĂŽt le cataclysme :
les hordes mongoles qui anéantiront le califat en 1258.
Des frontiÚres qui volent en éclat, une institution sacrée
qui sâeffondre... le dĂąr al-islĂąm vacille. Le « dĂ©pĂŽt sacrĂ© », le
patrimoine sapiential que, depuis la mort du « maßtre des
amoureux », le ProphÚte, les spirituels musulmans se sont
transmis de bouche Ă oreille doit ĂȘtre mis Ă lâabri, donc fixĂ©
par Ă©crit. Assurer, par-delĂ les soubresauts de lâhistoire, la
sauvegarde de ce « dépÎt sacré » et sa transmission aux
gĂ©nĂ©rations Ă venir, câest ce quâentreprend Ibn ArabĂź en
rédigeant les Futûhùt. Puissante synthÚse qui embrasse, on
lâa dit, toutes les sciences spirituelles, ordonne lâhĂ©ritage
doctrinal des maĂźtres dâOrient et dâOccident. Certes. Mais
les FutĂ»hĂąt sont beaucoup plus quâune vaste encyclopĂ©die de
lâĂ©sotĂ©risme islamique, et la fonction du Sceau, celle que
prĂ©tend assumer leur auteur, nâest pas seulement de prĂ©ser-
ver le « dépÎt sacré » ; elle consiste aussi à le vivifier. Aussi
bien Ibn ArabĂź ne sâest-il pas contentĂ© de codifier la termi-
nologie existante en précisant et en élargissant à la fois le
sens des termes techniques en usage. Il lâa aussi considĂ©ra-
blement enrichie en puisant son inspiration dans le langage
coranique ou celui des traditions prophétiques : nafas
rahmùnß, « souffle miséricordieux »fayd aqdas, « flux
sanctissime», khalq jadßd, «création renouvelée»..., autant
de termes qui vont prendre place dans la koinĂȘ des «
hommes de Dieu » (ahl AllĂąh), pour devenir dâun emploi si
courant quâon les retrouvera, et ce nâest pas la moindre des
ironies, sous la plume des adversaires de son Ă©cole.
Sâagissant des thĂšmes doctrinaux dont ce vocabulaire est le
vecteur, nous avons rencontré, chemin faisant, bien des
textes relatifs Ă ceux qui relĂšvent de lâhagiologie akbarienne.
On a pu constater que si la notion de walĂąya apparaĂźt trĂšs
tĂŽt dans le soufisme, Ibn ArabĂź est le premier Ă en expliciter
de maniĂšre exhaustive la nature, la fonction et la typologie.
Le mĂȘme constat sâimpose, on va le voir, sâagissant de la
doctrine ontologique et métaphysique du Shaykh al-akbar.
9
« Dieu est, et rien nâest avec Lui »
« Rien ne vient pour Toi de personne ; rien ne vient de Toi
pour personne ; tout vient de Toi pour Toi, Tu es tout, et
câest tout68. » Ibn ArabĂź nâest pas lâauteur de ces lignes oĂč
sâexprime avec force le principe majeur de sa doctrine
métaphysique. Elles sont du shaykh Ansarß, un soufi notoire
du KhorassĂąn mort... bien avant la naissance dâIbn ArabĂź, en
1089. Câest dire que la notion de wahdat al-wujĂ»d, dâ« uni-
citĂ© de lâĂȘtre » - nous reviendrons plus loin sur la genĂšse de
cette expression fameuse -, nâa pas fait brusquement irrup-
tion au XIIIe siĂšcle. Si elle nâest jamais formulĂ©e de façon
explicite avant le Doctor Maximus, elle nâen est pas moins
présente, en germe, dans la doctrine métaphysique de
nombreux maĂźtres qui lâont prĂ©cĂ©dĂ©. Il est remarquable Ă cet
Ă©gard quâIbn ArabĂź commente Ă maintes reprises une
fameuse sentence du mĂȘme shaykh AnsarĂź (en lâattribuant Ă
Ibn al-ArĂźf, qui lâa reproduite dans ses BeautĂ©s des sĂ©ances
68 Extrait des MunĂąjĂąt dâAnsĂąrĂź: voir l'article trĂšs Ă©clairant de S. de Beaurecueil, « MĂ©moire de lâhomme ou mĂ©moire de Dieu », MIDEO. 22, 1994, p. 73-94.
spirituelles) : « Lorsque disparaĂźt ce qui nâa jamais Ă©tĂ© et que
subsiste ce qui nâa jamais cessĂ© dâĂȘtre... » Si, du point de vue
de la réalisation spirituelle, cette formule illustre, selon lui,
le degré de perfection du « serviteur pur » qui, abßmé dans
la DĂ©itĂ©, ne sait plus quâil est, du point de vue mĂ©taphysique
elle traduit lâidĂ©e que les «étants» (mawjĂ»dĂąt) nâont pas
dâĂȘtre propre, que le wujĂ»d, lâ« ĂȘtre », nâappartient quâĂ
Dieu.
Construit Ă partir de la racine wjd, dâune trĂšs riche poly-
sémie et dont le sens original est « trouver », le terme wujûd
(qui correspond en français Ă lâinfinitif passif du verbe «
trouver » : « ĂȘtre trouvĂ© » et donc « ĂȘtre là ») apparaĂźt dans
la philosophie musulmane chez al-FarĂąbĂź (m. 950) avec le
sens dâ«ĂȘtre» (actus essendi). Câest ce sens quâil a dans
lâexpression wahdat al-wujĂ»d, qui, bien que non utilisĂ©e par
Ibn Arabß, définit adéquatement le thÚme fondamental de sa
doctrine, celui de lâ« unicitĂ© de lâĂȘtre». Il est donc prĂ©fĂ©rable
dâĂ©viter lâemploi assez frĂ©quent (chez Izutsu par exemple)
dâ« unicitĂ© de lâexistence », le mot « existence » impliquant,
Ă©tymologiquement, une relation Ă une origine et ne
convenant donc, à proprement parler, que pour désigner ce
qui est « en dehors de Dieu ». Il faut cependant convenir
quâIbn ArabĂź lui-mĂȘme emploie parfois wujĂ»d lĂ oĂč lâon
attendrait plutĂŽt mawjĂ»d (lâ«étant» ou lâ«existant ») ou son
pluriel mawjĂ»dĂąt (lâensemble des « Ă©tants », lâunivers).
Seule, donc, une lecture attentive permet dâĂ©viter les piĂšges
de lâamphibologie.
Ibn ArabĂź nâest pas un philosophe et sa connaissance de
la philosophie - grecque ou arabe - ne paraßt pas dépasser
celle quâun homme cultivĂ© de son Ă©poque pouvait avoir, par
exemple Ă travers la lecture des Ćuvres dâun GhazĂąlĂź ; sâil
critique les philosophes dans son ouvrage LâEffondrement des
philosophes (TahĂąfut al-falĂąsifa), ce dernier commence par
exposer leurs thĂšses dans Les Buts des philosophes (MaqĂąsid
al-falĂąsifa). Mais si la pratique de cette koinĂȘ culturelle
permet Ă Ibn ArabĂź dâemployer un langage conceptuel
relativement facile Ă traduire (câest aussi le langage de la
scolastique chrĂ©tienne mĂ©diĂ©vale), son Ćuvre tĂ©moigne
dâune prĂ©fĂ©rence manifeste pour un vocabulaire symbolique
empruntĂ© au Coran ou au hadĂźth : sâil parle parfois de hayĂ»lĂą
(la hylé de la philosophie grecque) pour nommer la materia
prima, il la désigne plutÎt comme al-habù, « la PoussiÚre »,
terme quâil emprunte Ă une parole du ProphĂšte; de mĂȘme,
entre deux termes équivalents chez lui, ceux de aql awwal («
intellect premier ») et de qalam (« calame »), il privilégie
habituellement le second en raison de ses références
scripturaires.
DÚs les générations initiales de disciples, en
commençant par Sadr al-Dßn Qûnawß (qui, le premier,
employa incidemment lâexpression de wahdat al-wujĂ»d), on
voit apparaßtre des exposés qui, fidÚles à la doctrine du
Shaykh al-akbar, la formulent dâune maniĂšre plus abstraite
et par lĂ mĂȘme plus accessible Ă des esprits occidentaux.
TrÚs caractéristique est, à cet égard, la longue introduction
que donne Dawûd Qaysarß (m. 1350) à son précieux
commentaire des FusĂ»s. La doctrine de lâ« unicitĂ© de lâĂȘtre »
y est formulĂ©e selon un schĂ©ma ordonnĂ© qui permet dâen
bien saisir les articulations mais qui prĂ©sente lâinconvĂ©nient
de la figer en un systĂšme clos. Cette tendance sera trĂšs
marquĂ©e notamment chez nombre dâinterprĂštes persans de
lâenseignement dâIbn ArabĂź formĂ©s au dĂ©bat thĂ©ologique et Ă
lâĂ©cole dâAvicenne. Sans doute est-il dâailleurs prĂ©fĂ©rable
dâimiter prudemment leur exemple pour donner quelques
repÚres à des lecteurs peu familiers avec les particularités de
sa méthode.
LâunicitĂ© de lâĂȘtre
La pensée musulmane et la pensée chrétienne sont affron-
tĂ©es Ă un mĂȘme problĂšme mĂ©taphysique fondamental, celui
que formule au XIIIe siĂšcle Albert le Grand (mort en 1280 et
donc contemporain dâIbn ArabĂź) : « Utrum esse dicitur de Deo
et suis creaturis univoce ? » Le mot « ĂȘtre » a-t-il le mĂȘme
sens appliqué à Dieu et appliqué aux créatures, ou doit-on
considĂ©rer quâil a deux significations distinctes unies par un
rapport dâanalogie qui constitue un statut intermĂ©diaire
entre lâunivocitĂ© et lâĂ©quivocitĂ©? La dĂ©finition traditionnelle
de la doctrine akbarienne comme une doctrine de l⫠unicité
de lâĂȘtre » indique clairement que la rĂ©ponse dâIbn ArabĂź Ă
cette question nâest pas celle que lâon trouvera, entre autres,
chez saint Thomas dâAquin, mais aussi chez les thĂ©ologiens
musulmans.
«Ătre» (wujĂ»d) et «quiddité» (mĂąhiyya) sont deux
concepts distincts : le concept « cheval » nâimplique pas
nĂ©cessairement lâexistence ou lâinexistence du cheval. Mais
les «étants» (al-mawjĂ»dĂąt) ne sont pas tels en vertu dâun
«ĂȘtre » qui sâassocierait Ă leur quidditĂ©. Si la quidditĂ© ne
possĂšde pas lâĂȘtre, elle nâest rien et ne peut sâassocier Ă rien.
Si elle le possĂšde, il nâa, par consĂ©quent, pas Ă lui ĂȘtre
ajouté. Mais si, par la pensée, on le lui soustrait, de nouveau
elle nâest rien : lâĂȘtre ne peut donc en aucune façon ĂȘtre
considĂ©rĂ© comme un accident de la quidditĂ©, mĂȘme en
admettant quâil sâagisse dâun accident dâun autre type que,
par exemple, la blancheur ou la sphĂ©ricitĂ©. Rien ne peut ĂȘtre
antĂ©rieur ou extĂ©rieur au wujĂ»d, terme univoque qui sâap-
plique Ă©galement Ă Dieu comme au morceau de bois. La
quidditĂ© - ce qui fait quâune chose est telle chose - nâest
quâune dĂ©termination, ou plutĂŽt une autodĂ©termination, de
lâĂȘtre. Sa rĂ©alitĂ©, purement nĂ©gative, est celle dâune limite.
Autrement dit, ce qui dĂ©finit tel Ă©tant particulier, câest la
privation dâĂȘtre qui lui est propre et en raison de laquelle il
est un cheval, une fleur, un homme, et non pas Ătre pur, ou,
si lâon prĂ©fĂšre, en raison de laquelle il nâest pas Dieu. DĂšs
lors, envisagé comme une entité autonome distincte de
lâĂtre Absolu, lâunivers est une chimĂšre, puisquâil ne pos-
sĂšde pas lâĂȘtre en propre. Câest en ce sens quâIbn ArabĂź
dĂ©clare : « Lâunivers est une illusion, il nâa pas dâexistence
rĂ©elle, ce qui est le propre de lâimaginaire. Autrement dit, tu
tâimagines quâil est quelque chose de distinct de Dieu, sub-
sistant par lui-mĂȘme, alors quâil nâen est rien69. » Par contre,
si on le considĂšre sous lâangle de sa relation Ă lâĂtre Absolu,
dont il est une sĂ©rie infinie dâautodĂ©terminations, lâunivers
est totalement réel.
Ibn ArabĂź ne craint donc pas dâaffirmer aussi, en totale
contradiction apparemment avec ce qui précÚde, que «
lâexistence tout entiĂšre est rĂ©alitĂ© » ou quâ« il nây a rien
69 Fusûs, I, p. 103.
dâillusoire dans lâexistence »70. Bien des passages des
FutĂ»hĂąt se font lâĂ©cho de cette dimension bilatĂ©rale
inhĂ©rente Ă lâunivers : « Lâunivers nâest ni ĂȘtre pur ni pur
nĂ©ant. Il est tout entier magie : il te fait croire quâil est Dieu
et il nâest pas Dieu ; il te fait croire quâil est crĂ©ation et il
nâest pas crĂ©ation, car il nâest ni ceci ni cela sous tous les
rapports71»; « Des rĂ©alitĂ©s de lâunivers, on ne peut dire ni
quâelles sont Dieu ni quâelles sont autres que Lui72» ; « Si tu
dis [de lâunivers] quâil est rĂ©el, tu dis vrai ; si tu dis quâil est
illusoire, tu ne mens pas73. » «Tout ce que nous percevons
est lâĂtre de Dieu dans les essences des possibles. Du point
de vue de lâipsĂ©itĂ©, câest son Ătre ; du point de vue de la
diversité des formes, ce sont les essences des possibles. [...]
Sous le rapport de lâunicitĂ© de son existence [...], câest Dieu,
car IL est lâUn, lâUnique; sous le rapport de la multiplicitĂ© de
ses formes, câest lâunivers74. » Lâexpression de wahdat al-
wujĂ»d, « unicitĂ© de lâĂȘtre », par laquelle on dĂ©signe
communément la doctrine métaphysique du Shaykh al-
akbar, semble, au vu de ces extraits, refléter fidÚlement sa
pensée.
Toutefois, si elle rend bien compte du principe majeur
qui sous-tend sa cosmogonie - Ă savoir quâil nây a dâĂȘtre que
lâĂtre de Dieu, unique dans Son principe, multiple dans les
formes de Sa manifestation -, elle la réduit dangereusement
70 Mawùqi' al-nujûm. Le Caire, 1965, p. 74, et Fut., III, p. 68.
71 Fut., IV, p. 151.
72 Fut., III, p. 419.
73 Fut., III, p. 275, et II, p. 438.
74 Fusûs. I. p. 101-103.
en lâamputant dâun autre principe tout aussi fondamental
dans la perspective akbarienne. En effet, une lecture
superficielle, ou malintentionnée, de ces textes, et de bien
dâautres dâune teneur similaire, peut conduire Ă conclure
que, si « Dieu est lâĂȘtre des choses », il sâensuit
nécessairement que « les choses sont Dieu », que « tout est
Dieu », y compris, par conséquent, un chien, une table, une
poubelle, etc. InterprĂ©tation aussi simpliste quâerronĂ©e, que
lâon retrouve constamment chez les adversaires dâIbn ArabĂź.
Il est significatif que dans le WujĂ»d al-haqq, un ouvrage oĂč il
rĂ©pond aux adversaires dâIbn ArabĂź, NĂąbulusĂź (m. 1731), lâun
des grands reprĂ©sentants de lâĂ©cole akbarienne Ă lâĂ©poque
ottomane, prenne soin dâentrĂ©e de jeu de spĂ©cifier que « les
choses ne sont pas Dieu » bien quâ« Il soit le wujĂ»d ».
Affirmation réitérée à plusieurs reprises, tout comme celle
de la nĂ©cessaire distinction entre lâĂtre de Dieu et les «
Ă©tants ». Ibn ArabĂź ne dit pas autre chose lorsquâil dĂ©clare :
« Il est Lui, et les choses sont les choses75 », ou encore : « Le
Réel est le Réel, le créaturel est le créaturel (al-Haqq haqq
wa-l khalq khalq)76 ».
Les « exemplaires éternels » et la science divine
Les « Ă©tants » ne sont pas Dieu et ne peuvent ĂȘtre confon-
dus avec Lui, car ils sont par essence des « possibles » :
75 Fut., II, p. 484.
76 Fut., II, p. 371.
« Sache que lâunivers est tout ce qui est âautre que Dieuâ et
ce nâest rien dâautre que les âpossiblesâ, quâils existent ou
non. [...] Le statut de âpossibleâ leur est inhĂ©rent quâils soient
existenciĂ©s ou non ; câest leur statut ontologique77. » Les
possibles ne sont ni pur nĂ©ant - qui est ce qui ne peut ĂȘtre -,
ni ĂȘtre pur - qui est ce qui ne peut pas ne pas ĂȘtre ; ils sont
de toute Ă©ternitĂ© et pour lâĂ©ternitĂ© entre ceci et cela : « LâĂȘtre
pur ne peut recevoir le nĂ©ant, depuis lâĂ©ternitĂ© sans
commencement et pour lâĂ©ternitĂ© sans fin; le pur nĂ©ant ne
peut recevoir lâexistence, depuis lâĂ©ternitĂ© sans
commencement et pour lâĂ©ternitĂ© sans fin ; la pure
possibilitĂ© peut recevoir lâexistence pour une raison, et
recevoir le nĂ©ant pour une raison, depuis lâĂ©ternitĂ© sans
commencement et pour lâĂ©ternitĂ© sans fin. LâĂȘtre pur est
Dieu et rien dâautre. Le pur nĂ©ant est ce qui ne peut pas ĂȘtre
et rien dâautre. La pure possibilitĂ© est lâunivers et rien
dâautre ; son degrĂ© [ontologique] est entre lâĂȘtre pur et le
pur néant; ce qui, en lui, est tourné vers le néant reçoit le
nĂ©ant, ce qui en lui est tournĂ© vers lâĂȘtre reçoit lâexistence78.
» Les « possibles » sont Ă©galement enclins Ă ĂȘtre existenciĂ©s
ou Ă ne pas lâĂȘtre; câest le Fiat divin qui inflĂ©chit leur
propension Ă lâexistenciation.
Mais puisque les « étants » possÚdent le statut de « pos-
sible » antérieurement à leur existenciation, cela implique
quâils sont prĂ©sents, en tant que « possibles non existen-
ciĂ©s», lorsque intervient lâOrdre existenciateur qui les
manifeste sur le plan cosmique. Ces « possibles non
77 Fut., II, p. 443.
78 Fut., II, p. 426.
existenciĂ©s » auxquels sâadresse la Parole existenciatrice, ce
sont les «entités immuables» (a'yùn thùbita), ou, pour
reprendre la terminologie eckhartienne, nos « exemplaires
» Ă©ternels. Nâeussions-nous Ă©tĂ© prĂ©sents Ă Dieu, nous nâau-
rions pu, souligne Ibn Arabß, entendre le « Sois ! » qui
sâadresse nĂ©cessairement Ă ce qui possĂšde lâouĂŻe79. Cela ne
signifie en aucun cas que les « possibles » sont co-Ă©ternels Ă
Dieu, mais quâils sont Ă©ternellement connus de Lui, prĂ©sents
dans Sa science. Dieu est de toute éternité, Il est donc
Savant de toute Ă©ternitĂ© et connaĂźt, en consĂ©quence, lâuni-
vers de toute éternité : « La connaissance que Dieu a de Lui
est identique Ă la connaissance quâil a de lâunivers, car
lâunivers est Ă©ternellement connu de Lui, mĂȘme lorsquâil est
qualifiĂ© dâinexistant. Par contre lâunivers, Ă ce moment,
sâignore lui-mĂȘme puisquâil nâexiste pas. [... ] Il ne cesse
jamais dâĂȘtre et, par consĂ©quent, Sa science ne cesse jamais
dâĂȘtre; et Sa science de Lui-mĂȘme est Sa science de lâuni-
vers; Il ne cesse donc jamais de connaĂźtre lâunivers. Par
consĂ©quent Il connaĂźt lâunivers Ă lâĂ©tat de non-existence; Il
lâa existenciĂ© selon ce quâil Ă©tait dans Sa science80. »
La notion de thubĂ»t, « immutabilitĂ© », câest-Ă -dire le
mode de présence des possibles dans la science divine, a
pour corollaire celle de « prédisposition » (istidùd), sous-
jacente dans ce passage. Dieu, connaissant les « entités
immuables », connaĂźt leurs prĂ©dispositions, ce quâelles sont
par essence appelĂ©es Ă ĂȘtre, et Il les existencie selon ce
quâelles doivent ĂȘtre : « Ce que tu Ă©tais Ă lâĂ©tat de thubĂ»t
79 Ă ce sujet, cf. Fut, I, p. 168 ; II, p. 484; III. p. 257.
80 Fut., I, p. 90.
nâest pas autre chose que ce que tu es Ă lâĂ©tat dâexistence, si
tant est que lâon puisse parler dâexistence Ă ton propos81 ! »
« Les âĂ©tantsâ, en tant quâils sont distincts, sont la
manifestation de Dieu dans les lieux de manifestation que
sont les âentitĂ©sâ des possibles, selon la prĂ©disposition
propre Ă ces possibles82. » Afin dâĂ©viter toute confusion
quant aux « essences » et aux « prédispositions » dont il est
ici question, rappelons que la positivité que leur attribue
inévitablement le langage ne doit pas nous abuser : elles
sont proprement des limites car ce qui constitue tel « étant »
comme distinct des autres, ce qui en fait un hapax, câest un
manque d'ĂȘtre qui dĂ©finit son identitĂ© comme lâombre qui
lâentoure dĂ©finit la forme et lâĂ©tendue dâune surface Ă©clairĂ©e,
câest sa part singuliĂšre de nĂ©ant.
MĂ©taphysiquement, lâĂ©pineux problĂšme du libre arbitre,
qui, en islam comme en chrĂ©tientĂ©, nâa cessĂ© de tourmenter
les thĂ©ologiens, ne se pose pas : Dieu ne veut que ce quâil
sait devoir ĂȘtre. Câest ce que rappelle lâĂmir Abd el-Kader
dans ce passage du Livre des haltes : « Son acte et Son choix
en toute chose sont ce quâexige lâessence de cette chose. En
effet, les prédispositions universelles ne sont pas
extrinsÚques aux choses. Or Ses actes sont déterminés par
Sa science ; et Sa science, à son tour, est déterminée par son
objet83 ». à ceux, donc, qui Lui objecteront au jour du
Jugement quâils nâont pĂ©chĂ© que par Sa volontĂ©, Dieu
81 Fusûs, I, p. 83.
82 Fut., II, p. 160.
83 Cf. Ămir Abd el-Kader, Ăcrits spirituels, trad. par M. Chodkiewicz, Paris, Ăd. du Seuil, 1982, p. 122.
répondra :
«Je tâai manifestĂ© dans lâexistence conformĂ©ment Ă la
science que tu mâas donnĂ©e de ton essence84. »
« Il ne cesse dâĂȘtre et tu ne cesses de nâĂȘtre pas »
Contemplées par Dieu, connues de Lui, les «entités
immuables » ne se connaissent pas. Dieu sait quâelles sont,
mais elles ne savent pas quâil est et ne savent pas quâelles
sont. Nullement synonyme dâexistence, le thubĂ»t constitue
donc une « non-existence relative » (adam idùjß)85 ;
présentes à Dieu, les « entités immuables » sont absentes
dâelles- mĂȘmes86. Câest la Parole Existenciatrice qui, en les
manifestant ad extra, les pourvoit dâune conscience
distinctive. Elles savent dĂ©sormais quâelles sont : « Le
possible ne se dĂ©couvre Ă lui-mĂȘme quâaprĂšs lâexistenciation
par le Fiat ; câest alors quâil se dĂ©couvre lui-mĂȘme, quâil se
connaßt et contemple son entité87. » Mais, et ce point est
capital dans la doctrine ontologique dâIbn ArabĂź, les «
entitĂ©s immuables » nâacquiĂšrent pas pour autant lâ«
existence », que leur interdit le statut ontologique de «
possible » : elles en sont seulement « revĂȘtues»88. Dâune
84 Fut., IV, p. 72.
85 Fut., III, p. 193.
86 Cf. Fut., II, p. 281 et 587.
87 Fut., III, p. 254.
88 Fut., III, p. 47.
«non-existence relative» (adam idùjß), les « entités des
possibles » passent à une existence empruntée et donc «
relative »89.
Câest pourquoi Ibn ArabĂź affirme que les « possibles » ne
quittent jamais le thubût90; autrement dit, ils ne possÚdent
jamais lâexistence rigoureusement parlant: «LâĂȘtre Lui
appartient et la non-existence tâappartient ; Il ne cesse
dâĂȘtre et tu ne cesses de nâĂȘtre pas91. » « Sache que Dieu seul
est qualifiĂ© par lâĂȘtre et aucun possible ne lâest. Bien plus, je
dis que Dieu est lâexistence mĂȘme (ayn al-wujĂ»d). Câest le
sens du hadĂźth : âDieu est [kĂąna, que lâon traduit gĂ©nĂ©rale-
ment par âĂ©taitâ, a grammaticalement, remarque Ibn ArabĂź,
valeur de prĂ©sent] et rien nâest avec Lui.â Il [le ProphĂšte] a
voulu dire par lĂ : âDieu est (Allah mawjĂ»d) et aucune chose
nâest92.â» De façon plus abrupte, il affirme dans les FusĂ»s
que les possibles « nâont jamais senti le parfum de
lâexistence93». ManifestĂ©s ad extra, les «possibles» nâac-
quiĂšrent pas lâexistence mais uniquement, insiste-t-il, la
capacitĂ© Ă ĂȘtre des lieux de manifestation (mazĂąhir) de lâĂtre
Réel, à la mesure de leur prédisposition essentielle94.
89 Fut., III, p. 193.
90 Fut., IV, p. 312.
91 Fut., II, p. 54.
92 Fut., III, p. 429.
93 Fusûs, I, p. 76.
94 Fut., II. p. 484.
10
« OĂč que vous vous tourniez, lĂ est la Face de Dieu »
« JâĂ©tais un trĂ©sor cachĂ© et Jâaimais Ă ĂȘtre connu ; aussi Jâai
crĂ©Ă© les crĂ©atures et Me suis fait connaĂźtre dâelles. Ainsi elles
mâont connu par Moi. » La cosmogenĂšse, selon lâinterprĂ©ta-
tion que le Shaykh al-akbar donne de ce « propos divin »
(hadßth qudsß) maintes et maintes fois commenté par lui
(mais dont les juristes nient le plus souvent lâauthenticitĂ©),
prend sa source dans le désir de Dieu de Se révéler. Aspirant
à répandre Sa LumiÚre, Il extrait les « possibles » des
tĂ©nĂšbres de lâignorance absolue que constitue le nĂ©ant, pour
les projeter sous le soleil de Son Ătre, afin quâils Le contem-
plent et quâil Se contemple en eux.
Certes, sous le rapport de Son Essence, radicalement
simple et inconditionnée, « Dieu est indépendant des
mondes » (Cor. 3:97). Il se suffit Ă Lui-mĂȘme et nâa nul
besoin des crĂ©atures. Toutefois, remarque lâauteur des FutĂ»-
hĂąt, la DivinitĂ© (ulĂ»hiyya), câest-Ă -dire Dieu en tant quâil
inclut les déterminations ad intra que sont les Noms ou
Attributs, a nĂ©cessairement besoin dâun ma'lĂ»h, dâun objet
sur lequel exercer en acte Son statut de Divinité : « Dieu, du
point de vue de Son Essence et de Son Ătre, est
âindĂ©pendant des mondesâ. Cependant, en tant quâil est
âSeigneurâ Il a besoin de vassaux, sans le moindre doute95 »
; « LâĂtre RĂ©el, du point de vue de Son UnicitĂ© et de Son
Essence, nâest pas ce quâon appelle âDieuâ ou âSeigneurâ, car
de ce point de vue Il exclut toute assignation. Ce quâon
appelle âSeigneurâ a besoin dâun vassal, ce quâon appelle
âDieuâ a besoin dâun objet sur lequel exercer sa divinitĂ©96. »
FidĂšle Ă la pensĂ©e du Shaykh al-akbar, lâĂmir Abd el-
Kader affirme à son tour : « Sans Dieu, la créature ne serait
pas existenciée et sans la créature, Dieu ne serait pas mani-
festé. Sache cependant que Dieu, pour Se manifester par
Son Essence Ă son Essence, nâa nul besoin des crĂ©atures
puisque sous le rapport de Son Essence, Il est absolument
âindĂ©pendant Ă lâĂ©gard des mondesâ et mĂȘme de Ses propres
Noms... En revanche, lorsquâil se manifeste avec Ses Noms
et Ses Attributs, ce qui implique la manifestation de leurs
effets, Il a besoin des créatures97. »
De mĂȘme que Son immanence laisse intacte Sa transcen-
dance et vice versa, ces deux aspects de lâĂtre Unique, le
Dieu indépendant des mondes et le Dieu solidaire des
créatures sont éternellement concomitants et compatibles
en raison de la coincidentia oppositorum quâil revendique en
sâaffirmant « le Premier et le Dernier, lâApparent et le CachĂ©
» (Cor. 57:3). Ils correspondent aux deux degrés
ontologiques quâIbn ArabĂź dĂ©signe respectivement comme
lâ« UnicitĂ© absolue », celle de lâEssence inconditionnĂ©e, et lâ
« Unicité de la multiplicité », celle de la Divinité en tant
95 Fut., III, p. 364.
96 Fut., I, p. 328.
97 Ăcrits spirituels, op. cit., p. 117.
quâelle inclut les Noms. De l'unitĂ© exclusive de toute pluralitĂ©
- que, pour écarter toute ambiguïté, il est sans doute
prĂ©fĂ©rable de dĂ©signer comme « unitude » - Ă lâunitĂ©
inclusive, qui implique une différenciation interne, celle des
Noms, le passage se fait par ce quâIbn ArabĂź appelle al-fayd
al-aqdas, lâ« effusion sanctissime » (que MaĂźtre Eckhart
nomme bullitio).
LâAssemblĂ©e des Noms divins
Les Noms ne sont pas lâEssence, et pourtant ils ne sont pas
autre chose que Celui quâils dĂ©signent : « Chaque Nom divin
dĂ©signe Ă la fois lâEssence et le sens particulier quâil vĂ©hicule
et quâil rĂ©clame. En tant quâil dĂ©signe lâEssence, il inclut tous
les autres Noms, en tant quâil rĂ©fĂšre au sens qui lui est
spécifique, il se distingue des autres Noms [...]. Le Nom est
donc le NommĂ© sous le rapport de lâEssence, il est autre que
le NommĂ© sous le rapport du sens particulier quâil vĂ©hicule98
» Pas plus que la crĂ©ation nâaffecte Son Ă©ternelle solitude, la
pluralitĂ© des Noms nâaltĂšre pas la radicale simplicitĂ© de
lâEssence. Dans sa nuditĂ©, lâEssence est Ă jamais inconnue et
inconnaissable. Exclusive de toute multiplicité, elle ignore
les créatures, elle ignore les Noms. De ce point de vue, «
Dieu est et rien nâest avec Lui », et lâunivers est rigou-
reusement inexistant. Câest du « TrĂ©sor cachĂ© » qui aspire Ă
dĂ©voiler ses richesses, câest-Ă -dire de lâĂtre en tant quâil
98 Fusûs, I, p. 79, 80.
contient la multiplicitĂ© des Noms, quâil puise Ă chaque ins-
tant son existence.
Cette apparition du monde Ă lâexistence va ĂȘtre opĂ©rĂ©e
par lâ« effusion sainte » (al-fayd al-muqaddas) - ebullitio dans
le vocabulaire de MaĂźtre Eckhart. Il est Ă peine besoin de
préciser que les « opérations » dont nous parlons
sâaccomplissent dans lâĂ©ternel PrĂ©sent divin et que seule la
structure du langage humain impose de les décrire comme
se déroulant successivement dans une durée. Présents dans
lâ« unitĂ© inclusive », les Noms sollicitent des mazĂąhir, des
«rĂ©ceptacles Ă©piphaniques », de sorte quâils puissent se
diffĂ©rencier en acte: «Nâeussent Ă©tĂ© les possibles, nul effet
des Noms divins nâaurait Ă©tĂ© manifestĂ©; et le nom est
identique au nommĂ© particuliĂšrement quand il sâagit des
Noms divins99. »
A plusieurs reprises (dans le AnqĂą, dans lâInshĂą al-
dawĂąâir, dans les FutĂ»hĂąt), Ibn ArabĂź dĂ©crit la dramaturgie
divine qui se conclura par la manifestation ad extra de la
multiplicitĂ© interne Ă lâunitĂ©. « Les Noms se rassemblĂšrent
en présence du Nommé; ils contemplÚrent leurs réalités et
leurs significations propres et réclamÚrent de manifester
leurs effets afin que leurs entités se distinguent les unes des
autres100... » Un soupir cosmique va résoudre la tension
intradivine que symbolise le désir amoureux du « Trésor
cachĂ© » dâĂȘtre connu et quâexplicite la scĂšne grandiose de lâ«
AssemblĂ©e des Noms». Lâ«expir» ou le « souffle du Tout-
Miséricordieux » (nafas al-rahmùn, une expression
99 Fut., III, p. 317.
100 Fut., I, p. 323.
empruntée au langage prophétique) produit la « Nuée » (al-
amĂą), quâIbn ArabĂź appelle aussi - empruntant cette formule
au soufi andalou Ibn Barrajùn - « la réalité dont toute chose
est créée », autrement dit la materia prima.
Connus de Dieu de toute éternité, les « possibles » appa-
raissent donc en mode distinctif dans la « Nuée ». Présents
Ă Dieu, ils sont absents dâeux-mĂȘmes jusquâĂ ce que reten-
tisse le « Sois ! » qui les projette ad extra : « Le Souffle a
pour origine Son amour des créatures dont Il voulait Se
faire connaĂźtre afin quâelles Le connaissent. Ainsi apparut la
NuĂ©e, que lâon appelle âla rĂ©alitĂ© dont toute chose est crĂ©Ă©eâ.
Cette Nuée est la Substance du cosmos, aussi reçoit-elle
toutes les formes, les esprits, les composĂ©s de lâunivers; câest
un réceptacle infini... Lorsque nous entendßmes Sa parole
âSois!â, alors que nous Ă©tions des entitĂ©s immuables dans la
substance de la Nuée, nous ne pûmes nous détourner de
lâexistence101 » De mĂȘme, remarque Ibn ArabĂź, que
lâexpiration humaine produit des phonĂšmes, le Souffle du
Miséricordieux génÚre des kalimùt, des paroles dont la
somme constitue lâunivers : « Lâunivers nâest rien dâautre
que Ses paroles102. » Nous sommes des lettres dont Il est le
sens103.
La création est doublement un acte de futuwwa, de
gĂ©nĂ©rositĂ© divine, Ă lâĂ©gard des Noms et Ă lâĂ©gard des
crĂ©atures. Les «possibles» Ă©tant revĂȘtus de lâexistence, les
Noms peuvent exercer leur autoritĂ© (hukm) ; la requĂȘte des
101 Fut., II, p. 331 ; voir aussi p. 123,310 et 399.
102 Fut, I, p. 366 ; II, p. 390, 395 et 459.
103 Fut., III, p. 148.
Noms ayant été satisfaite, les « possibles » peuvent se
connaĂźtre et connaĂźtre Dieu. Aussi bien Ibn ArabĂź nâhĂ©site-t-
il pas Ă dire que les Noms sont notre subsistance autant que
nous sommes la leur. Et que sont les Noms sinon le Nommé
? «Ătant donnĂ© que lâunivers ne subsiste que par Dieu et
Ă©tant donnĂ© que lâattribut divin ne subsiste quâĂ travers
lâunivers, chacun des deux est la subsistance de lâautre,
chacun se nourrit de lâautre104... »
Comme dâautres spirituels, musulmans et non musul-
mans, Ibn Arabß a recours à diverses métaphores pour
exprimer cette subtile relation entre haqq et khalq, entre
Dieu et Sa création : celle de la lumiÚre, dont les rayons ne
sont visibles que sâil y a un objet pour les rĂ©verbĂ©rer, celle de
lâombre, qui, pareillement, ne se manifeste en acte quâĂ
condition dâĂȘtre projetĂ©e sur une surface. Les Noms sont
lâombre de Dieu, les rayons de Son Essence... Les crĂ©atures
sont les réceptacles qui les réfléchissent à plus ou moins
grande Ă©chelle selon leur configuration propre, câest-Ă -dire
selon leur prĂ©disposition essentielle. De mĂȘme que les
rayons ne sont ni le soleil ni autre chose que le soleil, les
Noms ne sont pas Dieu, mais ils ne sont pas autre chose que
le NommĂ©. On peut donc dire de lâunivers quâ« il nâest rien
dâautre que Ses noms105 » ou quâ« il est lâombre de Dieu106 »,
ou bien encore quâ« il nâest rien dâautre que Son
épiphanisation dans les formes des entités immutables qui
104 Fut., III, p. 363.
105 Fut., III, p. 405.
106 Fusûs, I, p. 101.
ne pourraient exister sans cela107 ».
Lieux Ă©piphaniques de lâĂtre, les crĂ©atures sont pareilles
aux formes que rĂ©flĂ©chit un miroir, rĂ©elles et visibles Ă lâĆil
nu et pourtant absolument chimériques : que celui qui se
regarde dans le miroir se retire, aussitĂŽt elles sâĂ©vanouissent
dans le néant. Ainsi en va-t-il des « étants ». Au moment
mĂȘme oĂč lâun dâeux apparaĂźt Ă lâexistence, sa nature ontolo-
gique de « possible » le ramĂšne au nĂ©ant; dĂ©pourvu dâĂȘtre
propre, il est vouĂ© par nature au non-ĂȘtre. Ce sont les thĂ©o-
phanies, incessantes et perpĂ©tuellement nouvelles, qui, Ă
chaque instant, le revĂȘtent dâune existence neuve : « âNon,
en vérité, ils sont dans la confusion quant à la re-création
(khalq jadĂźd)" (Cor. 50:15) : lâentitĂ© de chaque Ă©tant est
renouvelĂ©e Ă chaque instant et il ne peut en ĂȘtre autrement
car Dieu ne cesse jamais dâĂȘtre lâAgent de lâexistence des
possibles108. »
« A chaque instant le cosmos, du point de vue de sa forme,
subit une nouvelle crĂ©ation, dans laquelle il nây a pas de
rĂ©pĂ©tition109. » Lâinstant oĂč une chose cesse dâĂȘtre est celui-
lĂ mĂȘme oĂč Dieu la revĂȘt dâune autre existence, similaire
mais non identique à la précédente. à nos regards infirmes,
lâunivers semble donc possĂ©der une existence continue.
107 Fusûs, I, p. 81.
108 Fut., IV, p. 320.
109 Fut., II, p. 677.
« Le cĆur de Mon serviteur croyant Me
contient»
« Celui qui ne contemple pas les thĂ©ophanies par le cĆur les
nie110. » Insaisissables, fulgurantes, les théophanies ne
sâoffrent quâau regard du cĆur - le cĆur spirituel, bien
entendu, au sujet duquel Ibn Arabß déclare : « Sachez que le
cĆur est un miroir poli, une face totalement incorruptible111.
» Un « propos divin » cher aux spirituels musulmans
affirme dâailleurs : « Mon ciel et Ma terre ne Me contiennent
pas, mais le cĆur de Mon serviteur croyant Me contient. »
Si limpide quâil sây contemple, si vaste quâil y demeure, le
cĆur, celui de lâHomme Parfait, est Ă la fois lâorgane des
connaissances spirituelles et lâhabitacle de Dieu. Certes.
Mais, comme les intempéries corrodent le métal, l'ego et les
passions quâil gĂ©nĂšre nĂ©crosent le cĆur, lentement mais
sûrement. Au flux incessant des théophanies qui ne cessent
de lâirradier Ă chaque fraction de seconde, le cĆur, inerte,
reste désormais insensible. Pour le régénérer, lui restituer
sa transparence originelle, il nâest quâun seul moyen, une
seule voie : la mise Ă mort de cette puissante illusion quâest
l'ego. Souvenons-nous de ce hadĂźth que nous avons
rencontré à propos des « héros » qui ont brisé leur « idole »
: « Celui que Jâaime, Je suis sa vue par laquelle il voit... »
Celui dont Dieu est la vue, remarque Ibn ArabĂź, voit Dieu
110 Fut., I, p. 289.
111 Fut., I, p. 91.
par Dieu112. Le cĆur purifiĂ© des accrĂ©tions de lâĂąme
chamelle, « le gnostique perçoit les théophanies en
permanence, et pour lui, lâĂ©piphanisation ne cesse
jamais113».
Si toutes les créatures sont les réceptacles de Dieu, elles
ne le sont pas, on lâaura compris, de maniĂšre Ă©gale. Câest
leur «prĂ©disposition» essentielle, quâelles possĂšdent de
toute éternité, qui détermine leur capacité à réfléchir, de
façon plus ou moins ample et fidÚle, le Mutajallß, « Celui qui
sâĂ©piphanise ». « Je suis conforme Ă lâopinion que Mon
serviteur a de Moi », Ă©nonce un « propos divin » ; de mĂȘme
que lâeau prend nĂ©cessairement la couleur du rĂ©ceptacle qui
la contient, les théophanies, observe Ibn Arabß à propos de
ce hadßth, sont conditionnées par le réceptacle qui les
accueille et dont elles Ă©pousent la configuration114. Il sâensuit
que tout homme ne connaĂźt et ne reconnaĂźt que le dieu quâil
est apte à contenir et que le Shaykh al-akbar appelle le «
Dieu créé dans les croyances » : « Ce Dieu créé dans les
croyances est Celui dont le cĆur contient la forme, câest
Celui qui sâĂ©piphanise Ă lui et quâil connaĂźt115 » ; « Si Dieu se
manifeste Ă lui dans cette croyance, il Le reconnaĂźt, dans le
cas contraire, il Le renie116. » Cette tragédie du Dieu exclu,
renié, le gnostique la transcende. Il a pleinement réalisé la
signification du verset coranique qui affirme : « OĂč que vous
112 Fut., IV, p. 30.
113 Fut., II, p. 597.
114 Fut, I, p. 597 ; III, p. 161; Fûsus, I, p.226.
115 Fusûs, I, p. 121.
116 Fusûs, I, p. 113.
vous tourniez, là est la Face de Dieu » (2:115). IL sait, ou
plutĂŽt il voit, quâil nâest rien dans lâunivers qui ne soit un
lieu épiphanique. « Toutes les formes sensibles et
intelligibles sont Ses lieux de manifestation117. » Aucune
chose, en consĂ©quence, nâest dĂ©pourvue dâun point dâappui
in divinis : « Il nây a aucun statut manifestĂ© dans le monde
qui nâait son principe in divinis118»; «Lâappui divin consiste
dans le fait que les Noms sont les appuis des lieux de
manifestation dans lesquels ils exercent leurs effets119. » Ce
« point dâappui » - qui nâest pas autre chose que le Nom qui,
dans lâinstant prĂ©sent, « gouverne » la crĂ©ature - constitue
la « face particuliÚre » de toute chose, sa « réalité essentielle
» : « Toute réalité dans le monde est un signe qui nous
oriente vers une rĂ©alitĂ© divine, laquelle est le point dâappui
de son existence et le lieu de son retour120 » ; « Il nâest
aucune chose qui soit dĂ©pourvue dâune face de Lui - quâil
soit exaltĂ© ! Il est la rĂ©alitĂ© de cette face121.» DâoĂč lâidolĂątrie:
toute chose, dâordre sensible ou intelligible, peut ĂȘtre un
objet dâadoration en raison de cette Face divine quâelle
possĂšde et qui est cela mĂȘme qui, en elle, est adorĂ©. Aussi
Ibn Arabß affirme-t-il : « En tout adoré Dieu possÚde une
face122 » ; ou bien encore : « Dieu est lâadorĂ© en tout adorĂ©123.
117 Fut., II, p. 661.
118 Fut., II. p. 508.
119 Fut., II, p. 654.
120 KitĂąb al-abĂądila. Le Caire, 1969, p. 42.
121 Fut., II, p. 299.
122 Fusûs, I, p. 72.
123 Fut., III, p. 353.
» A quelque culte quâils sâadonnent, les hommes, dĂ©clare le
Shaykh, nâadorent jamais que Dieu, quâils le sachent ou non.
Mon cĆur est devenu capable de toutes les formes
Une prairie pour les gazelles, un couvent pour les moines,
Un temple pour les idoles, une Kaâba pour le pĂšlerin,
Les Tables de la Thora, le Livre du Coran.
Je professe la religion de lâAmour, et quelque direction
Que prenne sa monture, lâAmour est ma Religion et ma Foi124.
Prenons garde. LâĆcumĂ©nisme qui sâaffirme dans ce
fameux poĂšme nâest pas - quoi quâen disent les dĂ©tracteurs
dâIbn ArabĂź, mais aussi certains de ses admirateurs - une
invite Ă la confusion des langues. Rien nâest plus Ă©tranger Ă
lâauteur des FutĂ»hĂąt que le gĂ©latineux syncrĂ©tisme dont la
littérature du New Age est le plus récent avatar. Si, en toute
croyance, au sens le plus large de ce terme, le spirituel per-
çoit une manifestation de lâuniverselle VĂ©ritĂ©, il ne sâen tient
pas moins résolument à sa propre Loi125. Cette Loi lui
prescrit une forme dĂ©terminĂ©e dâadoration Ă laquelle il se
conforme strictement ; mais elle affirme aussi : « Ton
Seigneur a dĂ©crĂ©tĂ© (qadĂą) que vous nâadoriez que Lui » (Cor.
17:23). Or il ne sâagit pas lĂ - contrairement Ă
lâinterprĂ©tation courante- dâun dĂ©cret prescriptif (auquel on
peut donc Ă©ventuellement dĂ©sobĂ©ir), mais de lâimposition
aux crĂ©atures dâun statut inamissible. Nul ne peut sây
124 TarjumĂąn al-ashwĂąq. Beyrouth. 1966, p. 43-44; trad. H. Corbin LâImagination crĂ©atrice..., op. cit., p. 109.
125 Fusûs, I, p. 196.
soustraire. Tous les hommes, en conclut Ibn ArabĂź, adorent
Dieu - y compris ceux qui affirment sây refuser, y compris les
idolùtres - puisque telle est Son imprescriptible volonté126.
Tous les ĂȘtres sont donc vouĂ©s, in fine, Ă la MisĂ©ricorde
divine en laquelle ils ont reçu lâexistence par lâ« expir du
Tout-Miséricordieux ».
« Ma Miséricorde embrasse toute chose »
Autre rĂ©fĂ©rence scripturaire fondamentale, le verset oĂč Dieu
dit : « Ma Miséricorde embrasse toute chose » (Cor. 7:156).
Câest donc encore une fois en se fondant sur le texte sacrĂ© -
et sur cette lecture littérale du Livre qui, nous le verrons,
commande toujours lâhermĂ©neutique akbarienne - quâIbn
ArabĂź Ă©labore une doctrine de lâapocatastase127 (quâil serait
intĂ©ressant de comparer Ă celle de Jean Scot ĂrigĂšne,
comme lui accusé de panthéisme.) « à Mes serviteurs qui
avez transgressé à vos propres dépens, ne désespérez pas de
la Miséricorde de Dieu, en vérité Dieu pardonne tous les
pĂ©chĂ©s » (Cor. 39:53). Cet Ă©noncĂ©, affirme Ibn ArabĂź, nâest
pas susceptible dâabrogation et, contrairement Ă ce que prĂ©-
tendent bien des commentateurs du Coran, il nâest pas
inconciliable avec les versets qui affirment lâĂ©ternitĂ© du
126 à ce sujet, voir Fut., I, p. 405 ; IV, p. 106 ; et Fusûs, I, p. 108.
127 Dâorigine nĂ©o-testamentaire (Ac 3,21), ce terme est utilisĂ© pour dĂ©signer la doctrine selon laquelle toutes les crĂ©atures seront finalement rĂ©tablies dans un Ă©tat de bĂ©atitude, ce qui exclut lâĂ©ternitĂ© du chĂątiment pour les damnĂ©s.
séjour infernal pour certains damnés128. Dieu, remarque-t-il
ailleurs, nous a certes informĂ©s quâil remplirait le Paradis et
lâEnfer et que, pour certains, le sĂ©jour infernal serait Ă©ternel.
« Mais il nây a aucun texte scripturaire relatif Ă lâĂ©ternitĂ© du
chùtiment en tant qu'il est souffrance129. »
Les «gens de lâEnfer», ceux qui, Ă la diffĂ©rence des
croyants pĂ©cheurs pour qui il ne sera quâun sĂ©jour
provisoire, sont condamnĂ©s Ă y rester nâen sortiront
effectivement jamais. Toutefois, déclare Ibn Arabß, lorsque
le temps de la sanction sera accompli, au lieu de produire de
la souffrance, le chĂątiment leur procurera une forme de
fĂ©licitĂ© : « Ainsi se vĂ©rifieront [Ă la fois] Sa parole âMa
MisĂ©ricorde prĂ©cĂšde Ma colĂšreâ (transmise par un hadĂźth
qudsĂź), Sa parole âCertes, Je remplirai lâEnfer...â (Cor. 7:18)
et Sa parole âMa MisĂ©ricorde embrasse toute choseâ (Cor.
7:156). Ce que jâai dĂ©voilĂ© Ă ce sujet, je ne lâai pas divulguĂ©
par un libre choix mais parce que la Parole divine elle-mĂȘme
lâexigeait; jâai donc agi en cela comme celui qui choisit
contraint et forcĂ©130. » Si lâuniversalitĂ© de la MisĂ©ricorde
divine ne souffre aucune exception, si nulle créature, fût-elle
la pire, ne peut ĂȘtre vouĂ©e Ă un chĂątiment Ă©ternel, il en
rĂ©sulte une consĂ©quence que suggĂšre un passage oĂč Ibn
ArabĂź relate un dialogue entre le soufi Sahl al-TustarĂź (m.
896) et Iblßs, le diable: «Je suis une de ces choses que Sa
128 Fut., II, p. 171.
129 Fut., II, p. 673.
130 Fut., II, p. 674 ; Ibn ArabĂź fait remarquer Ă ce sujet que le terme adhĂąb, qui dĂ©signe le chĂątiment, est construit Ă partir de la racine a dhb, qui, Ă©tymologiquement, signifie « ĂȘtre agrĂ©able ».
Miséricorde embrasse », déclare Iblßs. « Sur ce problÚme,
commente Ibn ArabĂź, câest IblĂźs qui avait Ă©tĂ© le maĂźtre de
Sahl131»
131 Fut., II, p. 662.
11
Les deux horizons
Au rendez-vous que Dieu leur a fixé, tous sont présents :
Arabes, Kurdes, Iraniens... Lieu de priĂšre et de recueille-
ment, le sanctuaire de La Mecque est aussi un lieu de ren-
contre oĂč se cĂŽtoient une multitude dâethnies, de langues et
de cultures. A lâexemple de nombreux pĂšlerins, le Shaykh
met son séjour à profit pour enrichir ses connaissances et
approfondir lâĂ©tude du hadĂźth. Deux ans sâĂ©couleront avant
quâil ne se dĂ©cide Ă reprendre la route. Au cours de cette
longue halte, de nouvelles Ćuvres - outre les FutĂ»hĂąt, quâil
commence à rédiger - voient le jour. La Parure des abdùl,
quâil Ă©crit le 27 janvier 1203 Ă lâintention de deux disciples
dont HabashĂź, traite des quatre piliers de la via purgativa132
: le silence, la réclusion, le jeûne, la veille.
Est-ce Ă dire quâil suffit de sâabstenir de parler, de
cĂŽtoyer ses semblables, de manger, de dormir, pour
parvenir au rang des abdĂąl, lesquels appartiennent Ă lâĂ©lite
spirituelle qui veille sur lâunivers? Ces pratiques contribuent
- tous les maßtres en conviennent - à tuer le « vieil homme ».
Toutefois, si lâascĂšse des sens est la condition sine qua non
de toute mĂ©tamorphose spirituelle, ce nâest, souligne le
132 Cf. supra, p. 23, n. 1.
Shaykh, que dans le silence du mental, lâoubli de soi, le
jeĂ»ne de lâintellect, la veille du cĆur que sâaccomplit le
miracle de la palingĂ©nĂ©sie, de la re-naissance de lâHomme
Parfait.
Moins dâun an plus tard Ibn ArabĂź rĂ©dige le RĂ»h al-quds,
lâEpĂźtre sur lâesprit de saintetĂ©, qui, nous lâavons vu, Ă©voque
la sainteté, ou, devrions-nous dire, la simplicité de ses
maĂźtres occidentaux. Puis, en 1204, il compose La Couronne
des Ă©pĂźtres (TĂąj al-rasĂąâ il), huit lettres en prose rimĂ©e adres-
sĂ©es Ă la Kaâba dont il cĂ©lĂšbre la noblesse. A ces ouvrages
Ă©crits dâune traite, Ă ceux dont il achĂšve la rĂ©daction
entamée en Occident, il faut ajouter le Tarjumùn al-ashwùq,
L'InterprĂšte des dĂ©sirs ardents. Câest, Ă vrai dire, beaucoup
plus tard, Ă la fin de lâannĂ©e 1214, que seront couchĂ©s par
Ă©crit les poĂšmes que regroupe ce petit recueil. Mais câest en
1202, Ă lâombre de la Kaâba, que le poĂšte enfante ce chant
dâamour oĂč, sans plus de retenue, il dĂ©verse les flots de la
passion qui le consume.
Nâen dĂ©plaise Ă ceux qui nâont su voir en lui quâ« un
grammairien de lâĂ©sotĂ©risme », Ibn ArabĂź est aussi, ou,
mieux, est dâabord un spirituel Ă©perdu dâamour. Il y a
longtemps, bien sĂ»r, que la passion de Dieu lâhabite et le
possĂšde. Mais cette nuit-lĂ , lorsque le MystĂšre divin se
manifeste Ă lui en la personne dâune jeune Persane du nom
de NizĂąm, le dĂ©sir qui lâembrase Ă©clate dans le dire poĂ©tique.
Est-il besoin de prĂ©ciser que lâamour courtois, voire sensuel,
qui affleure dans chaque vers du TarjumĂąn nâest que
lâexpression, en mode symbolique, de lâineffable,
lâinsoutenable dĂ©sir de Dieu? Certes, câest bien la rencontre
avec un ĂȘtre de chair et de sang quâIbn ArabĂź dĂ©crit dans le
prologue du TarjumĂąn ; une femme dont il ne craint pas de
louer la grĂące physique autant que la noblesse dâĂąme.
Cependant, comme lâa montrĂ© Corbin en de trĂšs belles pages
de L'Imagination crĂ©atrice, câest la figure de la Sophia divine
que le Shaykh contemple et vénÚre en Nizùm. Cela,
Ă©videmment, nul nâest obligĂ© de le croire; et devant les
insinuations malveillantes de quelques juristes belliqueux,
le Shaykh sera contraint de rédiger un commentaire détaillé
de ce recueil afin de prouver la pureté de ses intentions.
Traduit dĂšs 1911 par Nicholson en anglais et partielle-
ment en français plus récemment133, le Tarjumùn a joui en
Occident dâun succĂšs auquel le travail de Corbin nâest cer-
tainement pas Ă©tranger. Cet enthousiasme est pleinement
justifiĂ© : le TarjumĂąn compte parmi les chefs-dâĆuvre de la
poĂ©sie arabe classique. Il ne reprĂ©sente cependant quâune
infime portion de la production poĂ©tique dâIbn ArabĂź. Frac-
tionnĂ©e en de multiples recueils, dispersĂ©e en dâinnom-
brables fonds manuscrits de bibliothĂšques publiques et
privĂ©es, une large part du corpus poĂ©tique dâIbn ArabĂź reste
en effet à explorer. Cette dispersion matérielle résulte aussi,
Ă nâen pas douter, des conditions qui ont accompagnĂ©
lâĂ©criture: improvisĂ©s au grĂ© dâune inspiration vagabonde,
les vers jaillissent nâimporte oĂč, nâimporte quand. Ibn ArabĂź
tentera dâailleurs de pallier cet Ă©clatement en rassemblant
lâensemble de sa production poĂ©tique dans une somme
unique, le Recueil des connaissances divines dont,
malheureusement, nous ne possĂ©dons pas Ă lâheure actuelle
133 Le chant de l'ardent désir, trad. par Sami-Ali, Paris, Sindbad, 1989.
de manuscrit complet134.
Câest dans sa jeunesse, en Occident, quâIbn ArabĂź se
découvre une ùme de poÚte que Le Livre du voyage nocturne
- rédigé, rappelons-le, à FÚs en 1198 - révÚle au grand jour.
Câest dire que sa vocation poĂ©tique est largement antĂ©rieure
Ă sa rencontre avec la jeune Iranienne. Elle prend sa source
dans une vision quâIbn ArabĂź dĂ©crit dans la longue et riche
préface qui inaugure le Recueil des connaissances divines : «
La raison qui mâa conduit Ă profĂ©rer de la poĂ©sie (shi'r) est
que jâai vu en songe un ange qui mâapportait un morceau de
lumiĂšre blanche ; on eĂ»t dit quâil provenait du soleil.
âQuâest-ce que cela?â, demandai-je. âCâest la sourate al-
shu'arĂą (âLes poĂštesâ)â, me fut-il rĂ©pondu. Je lâavalai et je
sentis un cheveu (sha'ra) qui remontait de ma poitrine Ă ma
gorge, puis Ă ma bouche. CâĂ©tait un animal avec une tĂȘte,
une langue, des yeux et des lĂšvres. Il sâĂ©tendit jusquâĂ ce que
sa tĂȘte atteigne les deux horizons, celui dâOrient et celui
dâOccident. Puis il se contracta et revint dans ma poitrine ;
je sus alors que ma parole atteindrait lâOrient et lâOccident.
Quand je revins à moi, je déclamai des vers qui ne
procĂ©daient dâaucune rĂ©flexion ni dâaucune intellection.
Depuis lors cette inspiration nâa jamais cessĂ©. »
Point nâest besoin dâĂȘtre un arabisant chevronnĂ© pour
constater que les termes clés qui ordonnent ce récit sont
morphologiquement apparentés: celui de shu'arù, «Les
poĂštes », titre de la sourate coranique quâIbn ArabĂź absorbe,
celui de sha'ra, le « cheveu » qui procÚde de cette commu-
134 A ce sujet, voir Claude Addas, « A propos du Dßwùn al-Ma'ùrif d'Ibn Arabß », Studia islamica, Paris, 1995, n° 81, p. 187-195.
nion, et celui de shi'r, la « poésie » que cette vision
engendre. Ce texte nâest toutefois intelligible que si on le
recoupe avec divers passages des FutĂ»hĂąt oĂč Ibn ArabĂź a
recours Ă lâimage du «cheveu» pour rendre compte du
caractĂšre subtil et imperceptible de la fonction du Sceau
muhammadien135, analogue sous ce rapport Ă la fonction
proprement initiatrice quâIbn ArabĂź assigne Ă la poĂ©sie «
sacrĂ©e ». De mĂȘme que ses interventions dans la sphĂšre de
la saintetĂ© empruntent des voies souterraines, de mĂȘme est-
ce par allusions et symboles que le Sceau doit sâexprimer
afin que nul regard impie ne profane le secret message quâil
destine aux awliyù, aux « saints » des « deux horizons ».
FonciÚrement ambivalent, le langage poétique offre, plus
que toute autre forme de discours, les garanties
indispensables dâinviolabilitĂ© : seules les Ăąmes pures savent
déchiffrer avec succÚs les énigmes et les symboles qui le
nourrissent.
Du moins cette vision est-elle la preuve quâentre inspira-
tion divine et inspiration poĂ©tique il nây a pas, aux yeux
dâIbn ArabĂź, dâincompatibilitĂ© absolue. Que des cent qua-
torze sourates du Livre, ce soit la vingt-sixiĂšme, celle qui
sâintitule « Les poĂštes », qui donne naissance Ă son Ćuvre
poĂ©tique ne laisse pas de suggĂ©rer, au surplus, que câest le
Coran mĂȘme qui nourrit sa poĂ©sie.
135 Fut., I, p. 3, 106; III, p. 514.
Errances
La lecture du RĂ»h al-quds fait apparaĂźtre quâIbn ArabĂź, tant
quâil demeure en Occident, se meut essentiellement, en dĂ©fi-
nitive, au sein de la communauté mystique andalouse et
maghrĂ©bine. Il se tient rĂ©solument Ă lâĂ©cart de la vie poli-
tique, et, bien quâil ait des contacts Ă©pisodiques avec des let-
trés ou des oulémas, il réserve son enseignement à un cercle
dâintimes, disciples ou condisciples soufis. Son investiture
mystique à La Mecque comme « Sceau de la sainteté » le
conduit à renoncer à cette espÚce de marginalité. Le carac-
tÚre universel de la fonction que, dorénavant, il assume de
maniĂšre effective requiert quâil Ă©tende son influence au-delĂ
du milieu soufi stricto sensu et gagne, si possible, les
souverains Ă sa cause.
Câest vraisemblablement dans cette perspective quâil faut
situer le rĂŽle de «conseiller des princes » quâil exerce en
Orient auprÚs des Ayyûbides et des Seljûkides. Le soutien
que lui ont accordé plusieurs de ces sultans, celui que de
grandes dynasties, notamment les Ottomans, prodigueront
Ă ses hĂ©ritiers ont contribuĂ© en tous les cas Ă
lâextraordinaire propagation de son enseignement Ă travers
tout le monde musulman. Toutefois, si lâappui des princes
est nĂ©cessaire, il nâest guĂšre suffisant. Pour que le «dĂ©pĂŽt
sacré» parvienne aux spirituels des « deux horizons », Ibn
ArabĂź doit Ă©galement veiller Ă ce que dâautres aprĂšs lui
soient en mesure de le transmettre aux générations
suivantes.
Câest vers le bilĂąd al-rĂ»m, lâAnatolie, que se dirige le
Shaykh en 1204 lorsquâil quitte les lieux saints. Sans doute
entreprend-il ce voyage Ă lâinitiative de Majd al-DĂźn RĂ»mĂź,
un haut dignitaire du royaume seljĂ»kide auquel il sâest liĂ©
dâamitiĂ© Ă La Mecque. AprĂšs une Ă©tape Ă Bagdad puis Ă
Mossoul, Ibn Arabß arrive à Konya en 1205. Il ne réside
guĂšre plus que quelques mois dans lâantique Iconium, mais,
six ans plus tard, il est en relation Ă©pistolaire avec le sultan
Kay Kùwûs, qui a récemment succédé à son pÚre sur le
trĂŽne. Au souverain dâAnatolie - dont il se dit « le pĂšre » -,
Ibn ArabĂź recommande, dans une Ă©pĂźtre brĂšve mais
fameuse136, dâappliquer les principes qui, selon la sharĂź'a, la
« Loi sacrée », doivent régir le statut des chrétiens en terre
dâislam. Un discours Ă tout le moins conforme, par
consĂ©quent, Ă lâidĂ©ologie de celui qui, en des milliers de
pages de son Ćuvre, ne cesse de prĂŽner la plus stricte
observance de la Loi.
En effet, sâil reconnaĂźt la validitĂ© de toutes les confes-
sions, et a fortiori de toute tradition monothéiste, Ibn Arabß
nâentend pas moins Ćuvrer Ă la pĂ©rennitĂ© de lâislam quâen
ces jours sombres la chrétienté menace sur tous les fronts.
En Andalus, la Reconquista - Ă lâombre de laquelle il a
grandi - porte, lâannĂ©e mĂȘme oĂč il rĂ©dige cette Ă©pĂźtre, un
coup fatal aux Almohades : le 16 juillet 1212, les souverains
de Castille, de Navarre et dâAragon unissent leur force - une
fois nâest pas coutume - et Ă©crasent les musulmans Ă Las
Navas de Tolosa. Au Proche-Orient, la troisiĂšme croisade a
laissĂ© aux Francs, outre la principautĂ© dâAntioche et le
comtĂ© de Tripoli, la bande cĂŽtiĂšre qui sâĂ©tend de Tyr Ă Jaffa.
136 Fut., IV, p. 547.
La quatriĂšme croisade, Ă lâappel dâinnocent III, ne tarde pas
à lui succéder. Elle ne cause guÚre, il est vrai, de dommages
aux Sarrasins : ce sont des chrétiens que les milites Christi
massacrent Ă Constantinople en avril 1204, consommant
dans un bain de sang la rupture de lâunitĂ© chrĂ©tienne.
Le sultanat dâIconium est dâailleurs directement
concernĂ© par cette tragĂ©die qui voit lâĂ©clatement de lâempire
chrĂ©tien dâOrient en trois royaumes : celui des Grecs Ă
NicĂ©e, des ComnĂšnes Ă TrĂ©bizonde et des Francs Ă
Constantinople. La division qui rĂšgne dans les rangs de
lâennemi est, Ă certains Ă©gards, une aubaine pour les
SeljĂ»kides, qui sauront en tirer profit. MaĂźtres dâune rĂ©gion
depuis peu sous contrĂŽle musulman et oĂč les chrĂ©tiens
restent majoritaires, elle les contraint aussi Ă une plus
grande vigilance ; du moins est-ce le sentiment dâIbn ArabĂź.
Au terme dâune longue pĂ©riode dâerrances Ă travers
lâĂgypte, lâIrak, la Palestine et le HijĂąz, Ibn ArabĂź retourne
en 1216 en Anatolie pour y demeurer plusieurs années. Le
rĂ©cent dĂ©cĂšs de Majd al-DĂźn RĂ»mĂź est vraisemblablement Ă
lâorigine de ce sĂ©jour prolongĂ© en Asie Mineure. En effet,
selon diverses sources arabes et persanes, le Shaykh Ă©pousa
la veuve de Majd al-DĂźn et prit en charge lâĂ©ducation de son
jeune fils Muhammad, qui portera plus tard le nom de Sadr
al-Dßn Qûnawß (m. 1274). Un certificat de lecture137 du Livre
des théophanies (Kitùb al-tajalliyùt) date de 1230, donc du
137 Le certificat (samĂą' : « audition ») est une attestation figurant sur un manuscrit et signĂ© de lâauteur de lâouvrage. Elle Ă©tablit quâil a Ă©tĂ© lu Ă haute voix en sa prĂ©sence et quâil en a authentifiĂ© le texte. Elle mentionne gĂ©nĂ©ralement le lieu et la date de cette lecture, ainsi que le nom du lecteur et des autres auditeurs.
vivant dâIbn ArabĂź, oĂč Sadr al-DĂźn est dĂ©signĂ© comme son
beau-fils138 confirme lâhypothĂšse de ce mariage, qui nâest
sans doute pas le premier contracté par le Shaykh al-akbar.
Deux autres épouses, en tous les cas, sont mentionnées dans
ses Ă©crits, dont lâune est la mĂšre de son fils ImĂąd al-DĂźn,
auquel il lÚgue la premiÚre copie des Futûhùt.
Les héritiers du Maßtre
Câest son fils spirituel, Sadr al-DĂźn QĂ»nawĂź, qui hĂ©ritera,
quelques années plus tard, du manuscrit de la seconde
rédaction. Initié à la tradition mystique arabe par son pÚre
adoptif et Ă celle dâIran par Awhad al-DĂźn KirmĂąnĂź - un soufi
à qui Ibn Arabß avait confié le soin de parfaire son éducation
-, Qûnawß était on ne peut mieux placé pour propager
lâenseignement dâIbn ArabĂź dans Faire iranienne. Fortement
influencé par la philosophie avicennienne, rompu à la
dialectique du kalùm, la théologie spéculative, il use
volontiers - contrairement Ă Ibn ArabĂź - du vocabulaire et
des concepts de la falsafa, la philosophie.
Aussi bien, entre lâauteur des FutĂ»hĂąt et celui du MiftĂąh
al-ghayb (La ClĂ© du monde cachĂ©) - lâĆuvre majeure de
QĂ»nawĂź -, les diffĂ©rences dâaccent sont considĂ©rables.
LâĆuvre dâIbn ArabĂź se veut avant tout tĂ©moignage ; son
enseignement doctrinal est donc Ă©troitement solidaire de
lâexpĂ©rience spirituelle, la sienne ou celle des maĂźtres quâil a
138 Tajalliyùt, Téhéran, 1988, p. 84.
connus, et sa dĂ©marche, parce quâelle dĂ©fie toute logique
rationnelle, est souvent déconcertante. Qûnawß - qui, souli-
gnons-le, fut en correspondance avec le grand philosophe
persan NĂąsir al-DĂźn TĂ»sĂź - sâefforce, quant Ă lui, dâexposer
une doctrine. Son discours est précis, ordonné, servi par une
logique rigoureuse.
Deux de ses disciples imitent son exemple : JandĂź (m.
1291), qui compose un commentaire des FusĂ»s, et Saâd al-
DĂźn FarghĂąnĂź (m. 1300), dont le commentaire du Nazm al-
sulĂ»k (le grand poĂšme mystique dâIbn al-FĂąrid) donne en
introduction un exposé méthodique de la doctrine métaphy-
sique dâIbn ArabĂź. QĂąshĂąnĂź (m. 1329) puis QaysarĂź, tous
deux auteurs, eux aussi, dâun commentaire des FusĂ»s, sont,
au XIVe siÚcle, les principaux relais de cette lignée «
iranienne » de lâĂ©cole dâIbn ArabĂź dont QĂ»nawĂź est
lâinitiateur. Remarquons que tous ces auteurs ont en
commun de concentrer leur réflexion sur les Fusûs, le plus «
abstrait » des Ă©crits dâIbn ArabĂź, et dâassocier Ă©troitement,
par ailleurs, le kalĂąm et la falsafa Ă leur argumentation.
Sans doute nâont-ils pas pour autant dĂ©naturĂ© la doctrine
dâIbn ArabĂź. Mais, Ă vouloir ordonner sa pensĂ©e, ils lâont
schĂ©matisĂ©e et du mĂȘme coup appauvrie. Lâenseignement
dâIbn ArabĂź devint par leur intermĂ©diaire plus accessible
mais également plus vulnérable aux critiques des ulamù al-
zùhir, les « savants du dehors », autrement dit les
exotéristes. Reste que leurs écrits ont profondément
influencé tout le développement ultérieur de la pensée
mystique et philosophique en Iran, y compris au sein de la
gnose chiite. Les travaux de Corbin dans ce domaine ont
rĂ©vĂ©lĂ© combien lâĆuvre de Haydar AmolĂź (m. 1385) ou celle
de MollĂą SadrĂą (m. 1640) Ă©taient redevables Ă lâenseigne-
ment akbarien.
Lâinfluence dâIbn ArabĂź dans le continent indo-iranien a
largement débordé le cadre de ce courant « intellectuel »,
dont nous nâavons citĂ© que les plus Ă©minents reprĂ©sentants.
Toute une tradition poétique, de langue vernaculaire et
dâinspiration akbarienne, destinĂ©e Ă se propager au fil des
siĂšcles, voit Ă©galement le jour en Iran Ă la fin du XIIIe siĂšcle.
TrÚs populaire, ce genre littéraire - dont la célÚbre
Roseraie du mystĂšre de ShabistarĂź est tout Ă fait
reprĂ©sentative - a Ă©tĂ© lâun des principaux vecteurs de
vulgarisation de lâenseignement dâIbn ArabĂź dans les rĂ©gions
les plus reculées du monde musulman. Fakhr al-Dßn Irùqß
(m. 1289), autre disciple de QĂ»nawĂź, est lâun des premiers
représentants de ce mouvement. Ses poÚmes, en particulier
ceux qui figurent dans ses Lamaùt, ont inspiré des
générations de soufis dans le monde turco-persan. Son
influence est notamment manifeste chez JĂąmĂź (m. 1492) ;
auteur dâun grand nombre dâouvrages sur la mystique,
parmi lesquels un commentaire des Lama'Ăąt et un autre des
FusĂ»s, ce shaykh de HerĂąt fut lâun des principaux maillons
de la transmission de lâhĂ©ritage akbarien au XVe siĂšcle. A
cette époque, le soufisme en Inde est déjà profondément
imprĂ©gnĂ© des idĂ©es maĂźtresses de la doctrine dâIbn ArabĂź, au
point que, selon Anne-Marie Schimmel, « le nombre de
commentaires des FusĂ»s et dâouvrages explicitant la thĂ©orie
du Grand Maßtre se comptent par milliers139 ».
139 Mystical Dimensions, Chapel Hill, University of North California Press, 1975, p. 357.
Le sĂ©jour prolongĂ© dâIbn ArabĂź en Anatolie revĂȘt donc
une importance considérable eu égard à ses répercussions
sur le devenir de son enseignement. On nâaura garde dâou-
blier cependant que ses voyages répétés au Caire, à Damas,
Bagdad, Mossoul, Alep, ont également contribué à la diffu-
sion, de son vivant, de sa doctrine dans le monde arabe.
IsmĂąâĂźl Ibn SawdakĂźn, qui rencontre le Shaykh au Caire
en 1207, compte parmi ses plus proches disciples. Ses Ă©crits,
peu nombreux, sont, pour lâessentiel, la transcription fidĂšle
- et donc fort prĂ©cieuse - de commentaires oraux dâIbn ArabĂź
: plutĂŽt que de gloser son maĂźtre, celui-lĂ a prĂ©fĂ©rĂ© nâĂȘtre
que son humble scribe.
AfĂźf al-DĂźn TilimsĂąnĂź, originaire, comme son nom lâin-
dique, de la rĂ©gion de Tlemcen, rencontre Ibn ArabĂź Ă
Damas en 1237, aprÚs avoir fréquenté Qûnawß en Anatolie.
Auteur dâun dĂźwĂąn cĂ©lĂšbre et dâun commentaire des FusĂ»s
moins connu, TilimsĂąnĂź serait, selon les docteurs de la Loi,
le « plus pernicieux » (le mot est dâIbn Taymiyya) des dis-
ciples dâIbn ArabĂź. A lâinfluence de ce dernier sâajoute, il est
vrai, celle dâun autre « hĂ©rĂ©tique », dont TilimsĂąnĂź devint le
disciple et le gendre : Ibn SabâĂźn (m. 1270). Natif de Murcie,
le cĂ©lĂšbre auteur du Budd al-Ăąrif (Ce quâadore le gnostique)
est bien connu des historiens de lâEurope mĂ©diĂ©vale pour
avoir Ă©tĂ© le correspondant de lâempereur FrĂ©dĂ©ric II, auquel
il adresse ses fameuses RĂ©ponses siciliennes. Mais pour Ibn
Taymiyya et ses Ă©mules, Ibn SabâĂźn nâest que le dangereux
protagoniste de la wahda mutlaqa, lâ« unicitĂ© absolue», une
doctrine qui, Ă la diffĂ©rence de lâ« unicitĂ© de lâĂȘtre » dâIbn
ArabĂź, affirme avec force que lâunivers est pure illusion sous
tous les rapports.
InitiĂ© Ă lâenseignement du Shaykh au YĂ©men, Abd al-
KarĂźm JĂźlĂź (m. 1408) est certainement lâun des interprĂštes
les plus originaux de la doctrine akbarienne. Lâauteur de
LâHomme parfait (al-InsĂąn al-kĂąmil) ne craint pas en effet de
se dĂ©marquer, sur certains points, dâIbn ArabĂź; du moins a-
t-il en commun avec lui dâassocier son enseignement
doctrinal à sa propre expérience spirituelle. Moins
audacieux, mais plus méthodique, Nùbulusß rédige de
nombreux traités en vue de clarifier et de défendre la
doctrine dâIbn ArabĂź, dâoĂč le ton souvent apologĂ©tique de ses
ouvrages.
Câest finalement Ă lâoccident du monde musulman, en
Algérie, au XIXe siÚcle, que resurgit dans toute sa plénitude
la tradition akbarienne en la personne de lâĂmir Abd el-
Kader. Ce fameux adversaire de la France, que lâAlgĂ©rie
indépendante a érigé en héros national, fut aussi en effet un
grand maĂźtre « akbarĂź », ainsi quâen tĂ©moigne son Livre des
haltes, longtemps méconnu en Occident140.
En marge de cette littérature savante, que sa technicité
rĂ©serve Ă des lecteurs relativement peu nombreux, sâest trĂšs
tĂŽt dĂ©veloppĂ©e la production dâouvrages plus accessibles qui
ont diffusĂ© lâenseignement dâIbn ArabĂź bien au-delĂ du
cercle des litterati. LâĆuvre de ShaârĂąnĂź (m. 1565), qui
paraphrase Ibn ArabĂź plutĂŽt quâil ne le commente, a jouĂ© Ă
cet Ă©gard un rĂŽle capital : nombre dâauteurs tardifs de
langue arabe qui invoquent la doctrine du Shaykh al-akbar
nâen ont en fait quâune connaissance de seconde main pui-
140 Voir la traduction partielle de M. Chodkiewicz in Ecrits spirituels, op. cit.
sĂ©e chez cet Ăgyptien prolifique. Encore faudrait-il prendre
en compte aussi, pour ĂȘtre exhaustif, les multiples Ă©crivains
qui, contrairement Ă ceux que nous venons dâĂ©voquer, ne se
rĂ©clament pas ouvertement dâIbn ArabĂź et parfois mĂȘme
rĂ©cusent ses thĂšses, mais dont les Ćuvres, en vers ou en
prose, sont tributaires de sa pensée et en véhiculent, volon-
tairement ou non, les notions majeures et le lexique.
Ibn Arabß est ùgé de trente-huit années lunaires quand il
arrive Ă La Mecque ; il en a approximativement cinquante-
huit quand, vers 1221, il ensevelit HabashĂź Ă Malatya, oĂč
naĂźt vers la mĂȘme Ă©poque son second fils, Saâd al-DĂźn. Sur le
plan littéraire, cette longue et ultime période de
pérégrinations aura été particuliÚrement féconde. Sur les
chemins oĂč lâa conduit son destin, Ibn ArabĂź a composĂ© une
multitude dâouvrages. Parmi ces Ă©crits, dont beaucoup sont
de courts traités de quelques folios, deux méritent une
mention particuliÚre : Le Livre des théophanies (K. al-
tajalliyĂąt), dont les cent neuf chapitres font surgir la
signification ésotérique des versets de la deuxiÚme sourate
du Coran, et Les Révélations de Mossoul (al-Tanazzulùt al-
mawsuliyya), oĂč il donne une interprĂ©tation mystique des
priĂšres rituelles et de leurs gestuelles.
Les innombrables certificats de lecture délivrés par le
Shaykh au cours de ces vingt ans attestent par ailleurs que
son enseignement oral sâest intensifiĂ©. Lâexamen de ces prĂ©-
cieux documents rĂ©vĂšle en effet lâaccroissement du nombre
de ses disciples ou, plus exactement, lâĂ©mergence dâun
groupe de « sympathisants ». Originaires pour la plupart du
lieu oĂč se tient la sĂ©ance de lecture, ces nouveaux venus
nâappartiennent pas nĂ©cessairement au milieu soufi. On
observe au surplus que lâimportance numĂ©rique de lâaudi-
toire varie selon la tonalitĂ© de lâouvrage Ă©tudiĂ©. Ce sont, on
le comprendra aisément, les écrits les plus « neutres » sur le
plan doctrinal qui, Ă lâexemple du RĂ»h al-quds, rĂ©unissent le
plus grand nombre dâauditeurs ; Ă lâinverse, la lecture de
traitĂ©s plus hermĂ©tiques, tels que le TĂąj al-rasĂąâil, fait lâobjet
de sĂ©ances rĂ©servĂ©es Ă un petit cercle dâinitiĂ©s. Pour dĂ©si-
reux quâil soit dâouvrir son enseignement Ă un public plus
large, Ibn ArabĂź nâen est pas moins conscient de la nĂ©cessitĂ©
dâobserver, dans certains domaines, la discipline de lâarcane.
Dâautant que bien des Ă©vĂ©nements viennent confirmer
lâinĂ©luctable dislocation du dĂąr al-islĂąm : tandis que le
rĂ©gime ayyĂ»bide sâenlise dans des luttes fratricides, la
cinquiĂšme croisade sâorganise. Partis pour libĂ©rer le Saint-
Sépulcre, les croisés assiÚgent Damiette en février 1218. Le
sultan KĂąmil, qui est alors Ă la tĂȘte de la confĂ©dĂ©ration
ayyûbide, ne craint pas de proposer à ses adversaires
Jérusalem, Ascalon, Tibériade... bref, toutes les
prestigieuses conquĂȘtes de son oncle Saladin, en Ă©change de
leur désistement. Mais Pélage, le prélat du pape, se montre
inflexible et, le 6 novembre 1219, Damiette tombe entre ses
mains. Saura-t-on jamais ce que ressentit alors saint
François dâAssise, qui, selon diverses chroniques
chrétiennes médiévales, était présent à ce moment-là ? On
peut au moins ĂȘtre sĂ»r que le Poverello avait une tout autre
conception de la mission de la « chevalerie chrétienne »
(voir encadré).
Comment saint François convertit à la foi le sultan de Babylone
Saint François, poussĂ© par le zĂšle de la foi du Christ et le dĂ©sir du martyre, passa une fois outre mer avec douze de ses trĂšs saints compagnons, pour se rendre tout droit prĂšs du Sultan de Babylone. Et ils arrivĂšrent dans un pays des Sarrasins, oĂč les passages Ă©taient gardĂ©s par des hommes si cruels qu'aucun des chrĂ©tiens qui y passaient ne pouvait Ă©chapper Ă la mort ; comme il plut Ă Dieu, ils ne furent pas tuĂ©s, mais pris, battus et chargĂ©s de liens, puis menĂ©s devant le Sultan. Et en sa prĂ©sence, saint François, instruit par l'Esprit-Saint, prĂȘcha si divinement la foi du Christ que pour la prouver il voulait mĂȘme entrer dans le feu. Aussi le Sultan commença-t-il Ă avoir une grande dĂ©votion pour lui, tant pour la constance de sa foi que pour le mĂ©pris du monde qu'il voyait en lui, - car bien que trĂšs pauvre il ne voulait accepter aucun prĂ©sent, - et pour la ferveur encore qu'il lui voyait pour le martyre. DĂšs lors le Sultan l'Ă©couta volontiers, le pria de revenir souvent le voir, et lui accorda libĂ©ralement Ă lui et Ă ses compagnons de pouvoir prĂȘcher partout oĂč il leur plairait. Les Fioretti de saint François (trad. A. Masscron), Paris, Ăd.
du Seuil, co11. « Points Sagesses », 1994, p. 101-102
12
« Profitez de mon existence ! »
« Allez en Syrie, a recommandĂ© le ProphĂšte, car câest le plus
pur des pays de Dieu et câest lâĂ©lite de Ses crĂ©atures qui y
habite. » Partiellement occupé par les Francs, menacé par
les Turcs, le bilùd al-shùm, le « pays de Syrie », suscite en
tous les cas bien des convoitises. Damas, en particulier, est
lâenjeu et la victime des rivalitĂ©s entre princes ayyĂ»bides qui
tentent tour Ă tour de sâen emparer. Câest malgrĂ© tout la
Syrie - plutĂŽt que lâĂgypte, par exemple, oĂč Ă©migre la
majoritĂ© des MaghrĂ©bins - quâIbn ArabĂź choisit pour
seconde patrie. Sans doute nâignore-t-il pas les nombreux
propos attribués au ProphÚte qui vantent les mérites de
cette contrĂ©e. Il nâest pas exclu cependant que des
considérations plus pragmatiques aient également pesé sur
sa dĂ©cision. Le Shaykh sâest en effet acquis la sympathie de
puissants personnages au cours des nombreux sĂ©jours quâil
a effectués à Damas tout au long des années précédentes.
Une prestigieuse famille, celle des BanĂ» ZakĂź, qui depuis des
générations occupe de pÚre en fils la charge de cadi,
sâengage mĂȘme Ă lui donner un toit et Ă subvenir Ă ses
besoins.
Encore ne sâagit-il pas lĂ dâun cas isolĂ©. Lâexamen des
sources internes et externes de sa biographie fait apparaĂźtre
quâIbn ArabĂź entretint des relations amicales avec les plus
Ă©minents docteurs de la Loi syriens, dont certains lui ver-
saient quotidiennement des aumĂŽnes.
Quoi quâil en soit, câest Ă Damas quâIbn ArabĂź se fixe Ă
partir de 1223 ; ĂągĂ© dâune soixantaine dâannĂ©es, le temps est
venu pour lui de mettre un terme Ă son pĂšlerinage terrestre.
Surnommée « le Sanctuaire des prophÚtes » - quelque
soixante- dix mille dâentre eux y reposeraient, selon les
traditions locales -, Damas détient un statut particulier dans
la topographie eschatologique de lâislam : câest cette ville
qui, Ă la fin des siĂšcles, accueillera le Fils de Marie revenu
sur terre pour accomplir le cycle du royaume. Pour lâheure,
la « fiancée des cités » offre asile au Shaykh, qui, au terme
dâune vie mouvementĂ©e, y jouit dâune vieillesse paisible
mais studieuse.
« Profitez de mon existence avant que je ne mâen aille »,
déclare un jour le Shaykh à ses compagnons141. Le temps
presse. Ibn ArabĂź le sait, et les annĂ©es quâil lui reste Ă vivre,
il les consacre Ă lâĂ©criture et Ă ses disciples. A peine achĂšve-
t-il la premiĂšre rĂ©daction des FutĂ»hĂąt quâil entame, en 1234,
la seconde ; il poursuit, parallÚlement, la rédaction de sa
somme poétique, le Recueil des connaissances divines
(DĂźwĂąn al-Ma'Ăąrif). En sus de ces Ćuvres proprement
gigantesques, il rédige de nombreux ouvrages - vingt-cinq
selon lâestimation dâOsman Yahia142 -, parmi lesquels les
FusĂ»s. Du contenu de cet ouvrage, qui, on lâa vu, cristallisera
les polémiques, peu de disciples ont eu connaissance du
141 Fut., I, p. 723.
142 Histoire et Classification de lâĆuvre d'ibn ArabĂź, Damas, 1964. I, p. 106-107.
vivant du MaĂźtre.
Prudent, sinon mĂ©fiant, Ibn ArabĂź sâentoure de grandes
précautions pour divulguer son enseignement ésotérique.
Aussi des écrits tels que les Fusûs ou le Anqù al-mughrib -
sans parler de ceux qui traitent de la science des lettres -
font-ils lâobjet de sĂ©ances de lecture Ă huis clos auxquelles
assistent rarement plus de deux ou trois disciples. Eût-il agi
autrement quâIbn ArabĂź aurait probablement connu le
mĂȘme sort que son contemporain le shaykh al-HarrĂąlĂź,
lequel, accusĂ© dâhĂ©rĂ©sie, fut expulsĂ© de Damas en 1235.
Nâoublions pas que la mĂ©tropole syrienne est Ă cette Ă©poque
le fer de lance du sunnisme en Orient. Les religieux - oulé-
mas et soufis - ne craignent pas de dénoncer publiquement
la politique des souverains ayyĂ»bides, quâils accusent de
pactiser avec lâennemi. Discours enflammĂ©s sur le devoir du
jihĂąd que certains traduisent en acte : ainsi le shaykh al-
Yûnßnß, que ses compatriotes surnommÚrent « le Lion de
Syrie », a-t-il Ă cĆur de participer Ă tous les combats contre
les Francs. Nul fanatisme, toutefois, chez ce fougueux com-
battant de la foi qui, sans la moindre hésitation, accepte
dâhĂ©berger une chrĂ©tienne venue lui demander asile au nom
de la Vierge Marie (voir encadré).
Le « Lion de Syrie » et la Vierge Marie Il [le shaykh al-YĂ»nĂźnĂź] Ă©tait assis un jour dans sa zĂąwiya, quand une femme se prĂ©senta, conduisant une monture chargĂ©e de cuivres et de tissus. Elle l'attacha, vint Ă lui et le salua. Il lui demanda : « Qui es-tu ? » âUne chrĂ©tienne de Jubbat al-Qunaytra [au mont Liban]. âQu'est-ce qui t'amĂšne chez moi ? âJ'ai vu Dame Marie en songe, elle m'a dit : "Va et mets-toi au service du shaykh Abd Allah al-YĂ»nĂźnĂź jusqu'Ă ta mort." Je lui ai dit : "Ă maĂźtresse, c'est un musulman ! âEt alors ? Certes, c'est un musulman, mais son cĆur est chrĂ©tien." » Le shaykh lui dĂ©clara : « Marie est la seule Ă me connaĂźtre ! » Le shaykh lui attribua un logis dans sa zĂąwiya et elle resta Ă son service pendant huit mois, puis tomba malade. Le shaykh lui demanda : « Que dĂ©sires-tu ? âJe veux mourir dans la religion de Marie. » Le shaykh ordonna qu'on fĂźt venir un prĂȘtre [...] et elle mourut chez le prĂȘtre.
Abu Shùma, Tarùjim, année 617
La Lettre et la Loi
On ne sâĂ©tonnera guĂšre que, dans un tel climat, la rĂ©tro-
cession de Jérusalem en 1229 ait suscité une vive émotion.
Il est vraisemblable quâIbn ArabĂź joignit sa voix Ă celle des
protestataires damascÚnes qui dénoncÚrent le traité de Jaffa
conclu entre le sultan KĂąmil et lâempereur FrĂ©dĂ©ric II.
Quâun souverain musulman fasse don Ă lâennemi de la
troisiĂšme ville sainte de lâislam, voilĂ qui ne pouvait que
susciter lâindignation du Shaykh. Un passage des FutĂ»hĂąt
oĂč, se fondant sur divers textes scripturaires, il dĂ©clare de la
façon la plus catĂ©gorique quâil est illicite de se rendre Ă
JĂ©rusalem ou dây rĂ©sider tant que la ville est sous contrĂŽle
ennemi ne laisse subsister aucun doute Ă ce sujet143. Preuve,
si besoin en Ă©tait, que lâĆcumĂ©nisme dâIbn ArabĂź est
strictement subordonné au respect de la Loi, laquelle
prescrit dans certains cas lâindulgence et la gĂ©nĂ©rositĂ©, dans
dâautres - notamment quand il sâagit de prĂ©server lâintĂ©gritĂ©
territoriale du dùr al-islùm - la fermeté et la rigueur. Dieu
seul est un arbitre infaillible et il nâest de jugement Ă©quitable
que le Sien.
Aussi bien le Shaykh invite-t-il son lecteur Ă se
conformer rigoureusement et en toute circonstance Ă ce
quâĂ©dicte la Loi divine, Ă lâexclusion de toute autre
considĂ©ration personnelle144. « Celui qui sâen tient aux
143 Fut., IV, p. 460.
144 Fut., I, p. 242; IV, p. 13.
prescriptions de son Seigneur, celui-lĂ est le âhĂ©rosâ145 » ; «
Le âhĂ©rosâ [rappelons que ce terme dĂ©signe chez Ibn ArabĂź
lâĂ©lite spirituelle] est celui qui est entre les mains de la
science canonique comme le cadavre entre les mains du
laveur des morts146 » ; « Lâhomme heureux est celui qui se
conforme aux prescriptions divines et ne les transgresse
pas147 » Et lâauteur des FutĂ»hĂąt de sâinsurger contre
lâantinomisme des bĂątinites, ceux qui, prĂ©tendant en
connaßtre le sens caché, se déclarent exemptés de
lâobservance de la Loi. Ce sont, dit-il, « les plus ignorants
des hommes quant aux vérités subtiles148 ». Autant de décla-
rations qui tranchent singuliĂšrement, on en conviendra,
avec la permissivitĂ© (ibĂąha) que ses dĂ©tracteurs imputent Ă
Ibn Arabß. Certains orientalistes ont, il est vrai, accrédité
cette thÚse en présentant les soufis en général, et Ibn Arabß
en particulier, comme les hors-la-loi, stricto sensu, de lâislam
: de purs thĂ©osophes parvenus Ă la bĂ©atitude pour sâĂȘtre
affranchis du lourd carcan de la Loi coranique. Une
interprĂ©tation qui, sâagissant dâIbn ArabĂź, ne rĂ©siste pas Ă
une lecture un tant soit peu attentive de son Ćuvre.
« La Loi révélée est identique à la réalité essentielle [...]
la Loi est la rĂ©alitĂ© essentielle149. » Câest peu de dire quâil nây
a pas chez le Doctor Maximus dâantagonisme entre sharĂź'a et
haqßqa, entre la Loi sacrée et les vérités éternelles dont elle
145 Fut., I, p. 242.
146 Fut., II, p. 233.
147 Fut., IV, p. 28.
148 Fut., III. p. 273 ; I, p. 334.
149 Fut., II. p. 562-563.
est le signe et le vecteur. Tout son enseignement tend Ă
dĂ©montrer, nous lâavons vu, que lâhomme ne parvient Ă res-
taurer son thĂ©omorphisme originel quâen assumant pleine-
ment sa servitude ontologique. Câest donc en se soumettant
corps et Ăąme Ă cette Loi qui dit Ă chaque instant sa servitude
que, déchu « au plus bas des bas » (Cor. 95:5), il sera recon-
duit à sa dignité primordiale « dans la plus parfaite stature
» (Cor. 95:4). « La Loi tout entiÚre constitue les états
spirituels des malùmiyya150. » On ne saurait signifier plus
clairement que la plus haute saintetĂ©, celle-lĂ mĂȘme quâIbn
ArabĂź assigne aux « gens du blĂąme », nâest rien dâautre que
lâobĂ©issance aux commandements divins. Une obĂ©issance
littĂ©ralement aveugle - celle mĂȘme de nos « exemplaires
éternels ».
Lâorthopraxie prĂŽnĂ©e et pratiquĂ©e par Ibn ArabĂź nâest
certes pas étrangÚre à la respectueuse considération que lui
témoignÚrent, de son vivant, les oulémas syriens. Ibn Hajar
AsqalĂąnĂź (m. 1449) nâa pas tout Ă fait tort cependant quand
il attribue leur bienveillance à une méconnaissance de sa
doctrine. Gageons quâils se fussent montrĂ©s beaucoup moins
comprĂ©hensifs sâils avaient eu connaissance de ses thĂšses en
matiÚre de «jurisprudence» (fiqh). Un problÚme capital,
puisquâil ne concerne pas les seuls mystiques mais la
communautĂ© musulmane tout entiĂšre. Câest, dâune certaine
façon, lâordre social qui est en cause et lâon peut se deman-
der si ce nâest pas lĂ en fin de compte le vĂ©ritable motif du
procĂšs que, depuis sept siĂšcles, on intente Ă Ibn ArabĂź.
Le Coran puis, en second lieu, le hadĂźth sont les deux
150 Fut., III, p. 36.
sources scripturaires de la jurisprudence islamique. Le «
mode de lecture » du Livre sacré joue par conséquent un
rĂŽle fondamental dans lâinterprĂ©tation de la Loi et, partant,
dans sa mise en application. Nous avons eu lâoccasion de
voir dans un chapitre prĂ©cĂ©dent quâIbn ArabĂź attache une
importance primordiale à la forme du discours divin. « Ce
nâest pas en vain, dĂ©clare-t-il, que Dieu Ă©carte un mot pour
lui en prĂ©fĂ©rer un autre151. » Lâoccurrence - mais aussi lâab-
sence ou la rĂ©pĂ©tition - dâun mot, fĂ»t-ce une simple parti-
cule, ne saurait ĂȘtre fortuite lorsque câest lâĂternel qui
sâexprime. IncrĂ©Ă©e, la Parole divine nâest pas le support de la
Vérité, elle est la Vérité, le signifiant et le signifié. Le sens
cachĂ© (bĂątin) nâest pas Ă chercher ailleurs par consĂ©quent
que dans le sens apparent (zùhir). Lecture littérale, dira-t-
on. Certes, mais non point univoque : plus elle adhĂšre au
texte sacrĂ©, plus lâexĂ©gĂšse est fĂ©conde en interprĂ©tations, Ă
condition de ne rien exclure de ce quâinclut la grammaire
divine. Ainsi, les thĂšses les plus audacieuses de la doctrine
dâIbn ArabĂź, celles notamment de lâapocatastase et de
lâuniversalitĂ© de la foi, jaillissent de cette rigoureuse fidĂ©litĂ©
Ă la Lettre.
Une interprétation résolument littéraliste, qui oriente
Ă©galement la rĂ©flexion juridique dâIbn ArabĂź : « Toute chose
sur laquelle la Loi garde le silence nâa pas dâautre statut lĂ©gal
que la licĂ©itĂ© originelle152. » Dieu nâest pas Ă©tourdi et Ses
silences ne sont pas des omissions. Il nâappartient pas Ă
lâhomme, en consĂ©quence, de combler les « vides » de la
151 Fut., IV, p. 67.
152 Fut., II, p. 165.
RĂ©vĂ©lation. Ce qui est dĂ©noncĂ© ici Ă mots couverts, câest la
tendance des juristes à alourdir inconsidérément les
contraintes qui pĂšsent sur le fidĂšle, quand leur rĂŽle serait de
lui faciliter au maximum lâobservance des commandements
divins. Dans la mĂȘme optique, Ibn ArabĂź condamne les
querelles partisanes des docteurs de la Loi qui interdisent
au croyant dâadopter un allĂ©gement lĂ©gal quand il est
prĂ©conisĂ© par une autre Ă©cole que la leur153. Pas plus quâil ne
doit supplĂ©er aux « lacunes » de la Loi divine, le juriste nâa Ă
pallier ses « ambiguĂŻtĂ©s » ; dĂšs lors quâelle laisse le champ
libre Ă plusieurs solutions, aucune, et certainement pas la
plus lĂ©gĂšre, nâest Ă Ă©carter : « Dieu nâimpose Ă une Ăąme que
ce quâelle peut supporter » (Cor. 2:286) ; stricte, la Loi
divine nâest pas rigide.
Ce souci dâallĂ©ger le poids de lâobligation lĂ©gale transpa-
raĂźt, au vrai, tout au long des volumineux chapitres des
FutĂ»hĂąt quâIbn ArabĂź a consacrĂ©s aux questions juridiques.
En aucun cas, il ne doit ĂȘtre assimilĂ© Ă une quelconque
forme de laxisme : Ibn ArabĂź, on ne le dira jamais assez, ne
tolĂšre aucune transgression de la Loi. Et si, Ă ceux qui se
veulent les interprÚtes de la Loi auprÚs de la « masse des
croyants », il recommande la plus grande mansuétude, pour
lui-mĂȘme et pour ceux qui prĂ©tendent marcher dans ses pas
Ibn ArabĂź nâadmet aucun recours aux solutions de facilitĂ©,
fussent-elles licites154.
Miséricorde envers les autres, implacable rigueur envers
soi-mĂȘme : tels sont, en dĂ©finitive, les deux pĂŽles de
153 Fut., I, p. 392.
154 Fut., I, p. 723.
lâĂ©thique akbarienne. Nâen soyons pas surpris: suprĂȘme
héritier de celui qui fut envoyé « vers tous les hommes »
(Cor. 34:28) « comme une miséricorde pour les mondes »
(Cor. 21:107), câest un message dâuniverselle misĂ©ricorde
que le Sceau de la sainteté muhammadienne a pour voca-
tion de dĂ©livrer aux hommes. En tant quâil a Ă©tĂ© « suscitĂ© »
pour préserver le « dépÎt sacré », son rÎle est aussi de rap-
peler aux spirituels des «deux horizons» que lâHomme
Parfait est celui que son adhérence la plus absolue à la Loi et
à la Lettre a reconduit à son origine, lorsque, présent à Dieu,
il Ă©tait absent Ă lui-mĂȘme.
Jugements sur Ibn ArabĂź
Les orientalistes
Louis Massignon (Essai sur les origines du lexique technique
de la mystique musulmane) :
« Ibn Arabß, par des concessions décisives et
irrémédiables, livre la théologie mystique
musulmane au monisme syncrétique des qarmates.
Ce ne sont pas seulement les Ăąmes, câest mĂȘme toute
la crĂ©ation quâil se reprĂ©sente comme Ă©manant de
Dieu suivant une Ă©volution cosmogonique en cinq
temps [...] et quant Ă lâunion mystique, câest par un
mouvement inverse, dâinvolution idĂ©ale en cinq
temps, que, totalisant la création entiÚre dans notre
pensĂ©e, ânous redevenons Dieuâ.
« Cet éclectisme syncrétiste les [Ibn Arabß et
âcertains pseudomystiquesâ] prive dâapercevoir la
différenciation transformante, irréparable, qui
sâopĂšre graduellement, en cours de route, entre ceux
qui se prosternent le long de la âVia crucisâ et ceux
qui sâĂ©tendent sous le char de Jaggemauth. »
Henri Corbin (LâImagination crĂ©atrice dans le soufisme dâIbn
ArabĂź) :
«[...] un génie spirituel qui fut non seulement un des
plus grands maĂźtres du soufisme en Islam mais aussi
un des plus grands mystiques de tous les temps. [...]
Devant un gĂ©nie de la complexitĂ© dâIbn ArabĂź,
radicalement Ă©tranger Ă la religion de la lettre et du
dogme comme aux schématisations que celle-ci
facilite, on a parfois prononcé le mot de
âsyncrĂ©tismeâ. Câest lâexplication sournoise et
paresseuse de lâesprit dogmatique sâalarmant devant
les dĂ©marches dâune pensĂ©e qui nâobĂ©it quâaux
impĂ©ratifs de sa norme intĂ©rieure, laquelle, pour ĂȘtre
personnelle, nâen est pas moins rigoureuse. Se
contenter dâune pareille explication, câest avouer son
propre Ă©chec, sa propre impuissance Ă seulement
pressentir cette norme irréductible à tout magistÚre
ou tout conformisme collectif. »
Les auteurs musulmans
Ibn Taymiyya (m. 1328) (Lettre au shaykh ManbijĂź) :
«JâĂ©tais dâabord de ceux qui ont bonne opinion dâIbn
ArabĂź et le respectent en raison des choses
profitables que jâavais lues dans ses livres, par
exemple ce quâil dit en beaucoup de passages des
Futûhùt, du Kunh, du [Amr] al-muhkam al-marbut,
de la Durrat al-Fùkhira, des Mawùqi'al-nujûm, etc. Je
nâavais pas encore perçu son vĂ©ritable but et je
nâavais pas lu les FusĂ»s et dâautres Ă©crits semblables
[...]. Quand la chose est devenue claire, jâai su quel
était mon devoir. »
Ibn Khaldûn (m. 1382) (fatwù en réponse à une question
sur les Fusûs al-hikam) :
« Quant au statut légal des livres qui contiennent ces
croyances pernicieuses et des copies qui en sont
répandues chez les gens, tels que les Fusûs et les
FutĂ»hĂąt dâIbn ArabĂź [...] [suit une liste dâautres titres
dâauteurs divers], la rĂšgle au sujet de ces ouvrages et
de leurs pareils est quâon doit les dĂ©truire oĂč quâils se
trouvent soit en les brĂ»lant, soit en effaçant par lâeau
toute trace dâĂ©criture. Et cela en raison du profit
gĂ©nĂ©ral qui rĂ©sulte de lâoblitĂ©ration des croyances
pernicieuses et de leur disparition de crainte quâelles
nâĂ©garent ceux qui lisent ces livres. »
Al-Ahdal (m. 1451) (Kashf al-ghitĂą) :
« Les thÚses de cet Ibn Arabß et de ses semblables
sont une mécréance évidente. Lui et ses disciples
sont parmi les pires mécréants, hérétiques et
débauchés [...]. Leur mécréance étant avérée,
quiconque agrĂ©e leur doctrine, lâapprouve et affirme -
comme ils le prĂ©tendent - quâelle ne sâĂ©carte pas de la
religion est un mécréant et un apostat. »
Ămir Abd el-Kader (KitĂąb al-mawĂąqif) :
«Câest par le Shaykh al-akbar quâa Ă©tĂ© scellĂ©e la
saintetĂ© qui sâidentifie Ă lâhĂ©ritage muhammadien.
En effet, il faisait partie des âesseulĂ©sâ (afrĂąd) Ă qui
appartient le degré de la prophétie libre et générale
[non légiférante] et y joignait la possession de
lâhĂ©ritage muhammadien, par lui scellĂ©. »
Chronologie
1163 DĂ©but de la construction de Notre-Dame de Paris. 1165 Naissance dâIbn ArabĂź Ă Murcie. 1167 Naissance de Gengis KhĂąn. 1172 La famille dâIbn ArabĂź sâinstalle Ă SĂ©ville. 1180 DĂ©but du rĂšgne de Philippe Auguste. 1182 Naissance de saint François dâAssise. 1187 Saladin conquiert JĂ©rusalem. 1190 Vision de tous les prophĂštes Ă Cordoue. Mort de ChrĂ©tien de Troyes : fondation de lâordre des Chevaliers teutoniques. 1193 Ibn ArabĂź franchit le DĂ©troit pour la premiĂšre fois et se rend Ă Tunis.
Mort de Saladin. 1194 Retour Ă SĂ©ville ; mort de son pĂšre et rĂ©daction du Livre des contemplations. Naissance de FrĂ©dĂ©ric II. 1195 Ibn ArabĂź emmĂšne ses deux sĆurs Ă FĂšs puis revient Ă SĂ©ville. Victoire des Almohades Ă Alarcos. 1196 DeuxiĂšme sĂ©jour Ă FĂšs. 1198 RĂ©daction du Livre du voyage nocturne en mars ; assiste en dĂ©cembre aux funĂ©railles dâAverroĂšs Ă Cordoue. Innocent III Ă©lu pape. 1199 RĂ©daction de Livre des couchants des Ă©toiles Ă Almeria. Mort de Richard CĆur de Lion. 1200 Ibn ArabĂź quitte dĂ©finitivement lâAndalus. 1201 Dernier sĂ©jour Ă Tunis, dâoĂč il part pour lâOrient. 1202 ArrivĂ©e Ă La Mecque ; rencontre avec le fatĂą ; dĂ©but de la rĂ©daction des FutĂ»hĂąt.
1204 Ibn ArabĂź quitte La Mecque pour une longue errance Ă travers lâOrient. QuatriĂšme croisade; sac de Constantinople. 1212 ĂpĂźtre au sultan dâAnatolie. DĂ©faite almohade Ă Las Navas de Tolosa. 1214 RĂ©daction du TarjumĂąn al-ashwĂąq. 1215 Gengis KhĂąn maĂźtre de PĂ©kin ; FrĂ©dĂ©ric II empereur. 1216 Ibn ArabĂź sâinstalle pour plusieurs annĂ©es en Anatolie. 1219 CinquiĂšme croisade; les Francs prennent Damiette ; saint François dâAssise en Ăgypte. 1223 Installation dĂ©finitive en Syrie. 1225 Naissance de saint Thomas dâAquin. 1226 DĂ©but du rĂšgne de Saint- Louis ; mort de saint François. 1227 Mort de Gengis KhĂąn ; excommunication de FrĂ©dĂ©ric II.
1229 Vision du ProphĂšte qui lui remet le livre des FusĂ»s. Le sultan KĂąmil rĂ©trocĂšde JĂ©rusalem Ă FrĂ©dĂ©ric II. 1231 Fin de la premiĂšre rĂ©daction des FutĂ»hĂąt. 1233 DĂ©but de lâinquisition. 1236 Chute de Cordoue. 1238 Fin de la seconde rĂ©daction des FutĂ»hĂąt le 3 novembre. 1240 Mort du Shaykh al-akbar le 8 novembre.
Orientation bibliographique
Ătudes
Addas, Cl., Ibn ArabĂź ou la QuĂȘte du Soufre Rouge, Paris, Gallimard,
1989.
Asin Palacios, M., L'Islam christianisé. Etude sur le soufisme d'ibn
Arabß, Paris, Guy Trédaniel, 1982.
Atlagh, R., « Paradoxes dâun mausolĂ©e », in Lieux d'islam. Cultes et
cultures de lâAfrique Ă Java, Paris, Autrement, 1996.
Austin, R. W. J., Sufis of Andalusia, Londres, 1971 ; version française
de G. Leconte, Les Soufis d'Andalousie, Paris, Albin Michel, 1995 (3e
Ă©d.).
Chittick, W. C., The Suf Path of Knowledge, Albany, SUNY Press,
1989.
Chittick, W. C., Imaginai Worlds : Ibn al-ArabĂź and the Problem of
Religious Diversity, Albany, SUNY Press, 1994.
Chodkiewicz, M., Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la
doctrine dâIbn ArabĂź, Paris, Gallimard, 1986.
Chodkiewicz, M., Un océan sans rivage. Ibn Arabß, le Livre et la Loi,
Paris, Ăd. du Seuil, 1992.
Chodkiewicz, M., et al., Les Illuminations de La Mecque. Textes
choisis/The Meccan Illuminations. Selected Texts, Paris, Sindbad,
1988.
Corbin, H., L'Imagination crĂ©atrice dans le soufisme dâIbn ArabĂź
(1958), Paris, Flammarion, 1977 (2e Ă©d.).
Izutsu, T., UnicitĂ© de lâexistence et CrĂ©ation perpĂ©tuelle en mystique
islamique, Paris, Les Deux Océans, 1980.
Izutsu, T., Sufism and Taoism, Tokyo, Iwanami Shoten, 1983.
Muhiddßn Ibn Arabß : A Commémorative Volume, S. Hirtenstein et
M. Tieman (eds), Shaftesbury, 1993.
Yahia, O., Histoire et Classification de l'Ćuvre dâIbn ArabĂź, Damas,
IFEAD, 1964.
Traductions
Las Contemplaciones de los Misterios (K. MashĂąhid al-asrĂąr al-
qudsiyya), Ă©d. du texte arabe et trad. espagnole par S. HakĂźm et P.
Beneito, Murcie, 1994.
Le DĂ©voilement des effets du voyage (K. al-isfĂąr an natĂą'ij al-asfĂąr),
trad. par D. Gril, Combas, Ăd. de lâĂclat, 1994.
Les Illuminations de La Mecque (al-Futûhùt al-Makkiyya), extraits
traduits; chap. 167 : LâAlchimie du bonheur parfait, trad. par S.
Ruspoli, Paris, Berg International, 1981 ; chap. 178 :
Le TraitĂ© de lâamour, trad. par M. Gloton, Paris, Albin Michel, 1986;
chap. 367 : Le Voyage spirituel, trad. par M. Giannini, Louvain-la-
Neuve, Bruylant-Academia, 1995.
LâInterprĂšte des dĂ©sirs ardents (TarjumĂąn al-ashwĂąq), trad.
anglaise complĂšte de R. A. Nicholson, Londres, 1911 ; 1978 (2e Ă©d.) ;
trad. partielle en français par Sami-Ali, Le Chant de lâardent dĂ©sir,
Paris, Sindbad, 1989.
Le Livre de lâarbre et des quatre oiseaux (RisĂąlat al-ittihĂąd al-
kawnß), trad. par D. Grill, Paris, Les Deux Océans, 1984.
Le Livre de lâextinction dans la contemplation (K. al-fanĂą f l-
mushĂąhada), trad. par Michel VĂąlsan, Paris, Les Ăditions de
lâĆuvre, 1984.
Le Livre dâenseignement par les formules indicatives des gens
inspirés (K. al-i'lùm bi ishùrùt ahl al-ilhùm), trad. par Michel
VĂąlsan, Paris, Les Ăditions de lâĆuvre, 1985.
La Niche des lumiĂšres (MishkĂąt al-anwĂąr), trad. par Muhammad
VĂąlsan, Paris, Les Ăditions de lâĆuvre, 1983.
La Parure des abdĂąl (K. hilyat al-abdĂąl), trad. par Michel VĂąlsan,
Paris, Les Ăditions de lâĆuvre, 1992.
La Sagesse des prophÚtes (Fusûs al-hikam), trad. partielle de
T. Burckardt, Paris, 1955; trad. anglaise de R. J. W. Austin,
The Bezels ofWisdom, New York, 1980.
La Vie merveilleuse de Dhû -I- Nûn al-Misrß (al-Kawkab al-durrß fi
manùqib Dhi I- Nûn al-Misrß), trad. par R. DeladriÚre, Paris,
Sindbad, 1988; Paris, Albin Michel, 1995 (2e Ă©d.).
RĂALISATION PAO ĂDITIONS DU SEUIL
IMPRIMERIE HĂRISSEY Ă ĂVREUX
DĂPĂT LĂGAL : NOVEMBRE 1996.
N° 25126 (74821)