comment la terre d'israël fut inventée

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COMMENT LA TERRE D’ISRAËLFUT INVENTÉE

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DU MÊME AUTEUR

Comment j’ai cessé d’être juif, Flammarion, 2013.De la nation et du « peuple juif » chez Renan, Les liens qui

libèrent, 2009.Comment le peuple juif fut inventé. De la Bible au sionisme,

Fayard, 2008 ; rééd. « Champs » no 949, Flammarion,2010.

Les Mots et la Terre. Les intellectuels en Israël, Fayard, 2006 ;rééd. « Champs » no 950, Flammarion, 2010.

Le XXe Siècle à l’écran, Le Seuil, 2004.Georges Sorel en son temps (dir. avec J. Julliard), Le Seuil, 1985.L’Illusion du politique. Georges Sorel et le débat intellectuel 1900,

La Découverte, 1984.

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Shlomo Sand

COMMENTLA TERRE D’ISRAËL

FUT INVENTÉE

De la Terre sainte à la mère patrie

Traduit de l’hébreu par Michel Bilis

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© Shlomo Sand, 2012© Flammarion, 2012, pour la traduction française

© Flammarion, 2014, pour la présente édition en coll. « Champs »ISBN : 978-2-0813-0788-9

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En mémoire des habitants d’al-SheikhMuwannis qui, dans le passé, ont étéarrachés à ce lieu où je vis et travailleaujourd’hui.

Tel-Aviv, 2012.

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Prologue

MEURTRE ORDINAIRE ET TOPONYMIE

Le sionisme et sa fille, l’État d’Israël, quisont arrivés jusqu’au mur des Lamenta-tions par la force des armes, accomplissantainsi un messianisme terrestre, ne pour-ront pas y renoncer et abandonner desparties conquises de la terre d’Israël sansrenier le cœur même de leur conceptionhistoriographique du judaïsme […]. Lemessie laïc ne peut pas se retirer : il nepeut que mourir.

Baruch Kurzweil, 1970.

Il est totalement illégitime d’identifier,avec le destin de rassembler tous les juifsdans un État territorial moderne surl’ancienne terre sacrée, les liens des juifsavec la terre ancestrale d’Israël.

Eric Hobsbawm, Nation et nationalismedepuis 1780, 1990.

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Des fragments de souvenirs qui tournoient comme demystérieux oiseaux au-dessus de ce récit sont intimementliés à la première guerre de ce pays à laquelle, encoretout jeune homme, j’ai pris part. J’éprouve la nécessitéde m’y référer, en prologue à ce livre, dans un souci detransparence et de sincérité, afin de dévoiler le substratémotionnel de mon rapport intellectuel aux mythologiesdu sol national, aux tombeaux des lointains ancêtres, etaux grosses pierres de taille.

Se souvenir de la terre des ancêtres

Le 5 juin 1967, j’ai franchi la frontière séparant Israëlde la Jordanie sur la colline HaRadar (Djebel el-Radar),parmi les monts de Jérusalem. Jeune soldat, je venaistout juste d’être mobilisé, comme beaucoup d’autres,pour la défense de mon pays. À la nuit tombante, nousmarchions en silence et à tâtons, sur des fils barbeléssectionnés. Ceux qui nous précédaient avaient sauté surdes mines, et leurs membres avaient été déchiquetés : jetremblais de peur, je claquais des dents, une sueur froideinondait ma chemise. Alors même que mon corps s’était

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mis en mouvement comme une poupée mécanique, monimagination, prise dans l’étau de l’épouvante, se fixaitsans cesse sur le fait que, pour la première fois, je sortaisde mon pays pour me rendre à l’étranger. J’étais, certes,arrivé en Israël à l’âge de deux ans mais, jeune travailleurayant grandi dans un quartier pauvre de Jaffa, je n’avaisjamais eu, jusqu’alors, autrement qu’en rêve, les moyensd’en sortir pour aller visiter le vaste monde.

Je compris très vite que ma première « sortie » horsd’Israël ne serait pas une partie de plaisir pleine d’aven-tures : je me retrouvai, en effet, précipité dans les com-bats à Jérusalem. Mon sentiment d’aliénation s’accrutencore lorsqu’il s’avéra que mes « compagnons d’armes »ne percevaient pas cette situation comme une sortie horsdu pays. Plus d’un soldat, autour de moi, se voyait toutsimplement comme franchissant les frontières de l’Étatd’Israël pour pénétrer sur la terre d’Israël. Abraham, notrepatriarche, ne se déplaçait-il pas, après tout, entre Hébronet Bethléem et non pas entre Tel-Aviv et Netanya ? Et leroi David n’avait-il pas conquis et agrandi la Jérusalemsituée à l’est de la « ligne verte » du cessez-le-feu de 1949,et non pas la Jérusalem occidentale israélienne, moderneet bouillonnante ? « Qu’est-ce que tu racontes ! On n’estpas à l’étranger : on est bien là sur la terre authentiquede tes ancêtres ! » m’avaient déjà répondu des soldatsprogressant à mes côtés dans les durs combats du quar-tier d’Abou-Tor à Jérusalem.

Mes compagnons d’armes étaient persuadés de péné-trer en un lieu qui, de tout temps, avait été leur. Pourma part, en revanche, j’éprouvais le sentiment d’avoirquitté un endroit qui était mon « chez moi », où j’avaisgrandi et vécu quasiment toute ma vie, et vers lequel jene pourrais plus revenir si la mort me fauchait dans cescombats ; mais la chance me sourit et j’en sortis vivant,non sans mal. Ma crainte de ne pas pouvoir regagner le

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lieu que j’avais quitté se confirma, toutefois, sous uneforme que je n’avais pas pu imaginer jusqu’alors.

Le lendemain des combats à Abou-Tor, ceux d’entrenous qui n’étaient pas blessés furent conduits au murdes Lamentations : nous avancions prudemment dans lesruelles silencieuses, prêts à faire usage de notre arme.Nous apercevions, par instants, des regards épouvantésderrière une fenêtre. Au bout d’une petite heure, nousparvînmes dans une étroite ruelle, bordée sur un côtépar une haute muraille en pierre de taille ; à l’époque,les habitations du lieu (le vieux quartier Mughrabi)n’avaient pas encore été démolies pour faire la place au« disco-Kotel » ou « discothèque de la présence divine »,comme le professeur Yeshayahou Leibowitz se plaisait àl’appeler. Nous étions épuisés et à bout de nerfs ; le sangdes morts et des blessés maculait encore nos tenues decombat puant la sueur et la saleté. Mais nous étions sur-tout obsédés par la recherche d’un endroit où soulagernos besoins naturels : il était impossible d’effectuer unehalte dans les quelques cafés restés ouverts ou de pénétrerchez les habitants stupéfaits. Par respect pour ceuxd’entre nous qui étaient religieux, nous finîmes paruriner sur les maisons, sur le côté opposé au « Mur », etc’est ainsi que ne fut pas « profanée » la muraille exté-rieure de soutènement de l’esplanade du temple que le« cruel » Hérode et ses descendants avaient fait édifier,avec d’énormes pierres de taille, pour conforter leur pou-voir tyrannique.

J’étais impressionné par les dimensions imposantes deces pierres taillées en regard desquelles je me sentais frêleet tout petit ; cet effet était encore amplifié par l’étroi-tesse de la ruelle et par ma peur des résidents du voisi-nage qui ne s’attendaient certainement pas à êtrerapidement expulsés du quartier. Je savais peu de chose,

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à l’époque, sur le roi Hérode et sur le mur des Lamenta-tions que j’avais vu sur des gravures anciennes dans nosmanuels scolaires, et je ne connaissais personne qui aitdésiré s’y rendre. J’ignorais encore que ce mur n’avaitjamais été celui d’un temple et que depuis la destructionde ce dernier, il n’avait quasiment jamais été considérécomme un site sacré 1, contrairement au faîte du montdu Temple dont l’accès était interdit aux fidèles pourcause d’impureté du cadavre. Cependant, les mêmesagents laïcs, pourvoyeurs de la culture, qui s’étaientinvestis dans la recréation et l’exaltation massive de latradition sous la forme d’albums de la victoire se ruèrent,sans hésitation, à l’assaut national de l’histoire. Leurcoup de maître fut de trouver une photo mettant enscène trois combattants : au centre, l’« ashkénaze » a ôtéson casque et se tient tête nue comme à l’église, et toustrois portent vers le mur leur regard empreint d’uneattente de deux mille ans, tandis que leur cœur déborded’émotion devant la « libération » de la terre des ancêtres.

À partir de ce moment, on n’a pas cessé d’entonneravec une intense ferveur Jérusalem d’or, un hymne àl’annexion, composé peu de temps avant les combats parNaomi Shémer et qui fut un des propagateurs efficacesde la vision faisant de la conquête de la ville orientale laconcrétisation naturelle d’un droit historique. Tous ceuxqui ont envahi la Jérusalem arabe (El Quds), lors de ces

1. Le mur des Lamentations n’est pas le mur du temple évoquédans le Midrash raba du Cantique des cantiques. Il ne s’agit pas d’unmur mais de la muraille d’une cité dont l’appellation hébraïque(HaKotel) prête à confusion. Sa reconnaissance comme lieu de prièreest intervenue ultérieurement, à compter du XVIIe siècle semble-t-il,et son importance n’est en rien comparable au statut sacré très large-ment antérieur de l’esplanade d’el-Aksa (dôme du mont du Temple).Les fidèles juifs ne pouvaient accéder au mont du Temple que s’ilsacquéraient la cendre d’une vache rouge.

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journées moites de juin 1967, auraient dû savoir que cesparoles qui préparaient mentalement à la guerre– « Comme ils sont à sec, les puits ! La place du marchéest vide, et nul œil ne guette le mont du Temple, dansla vieille ville » – étaient chimériques et dénuées de toutfondement 1. Bien peu en perçurent alors la nocivité,voire le caractère anti-juif. Mais lorsque les vaincus sontsi faibles, les vainqueurs en chantant ne s’embarrassentpas de tels détails. Les vaincus, désormais placés sousoccupation, sont des « sans voix » ; non seulement ilss’inclinaient devant nous, mais ils se volatilisaient,comme s’ils n’avaient jamais existé, dans le paysage sacréde la ville juive éternelle.

À la fin des combats, je fus placé en faction, avec unedizaine d’autres soldats, à l’hôtel Intercontinental jorda-nien, qui, plus tard, allait être « judaïsé » sous l’appella-tion d’hôtel des Sept Arcs. Cet hôtel luxueux était situéen haut du mont des Oliviers, à côté du vieux cimetièrejuif. Mon père demeurait alors à Tel-Aviv, et lorsque jelui racontai, par téléphone, que je me trouvais sur le

1. Il en va de ce « chant de la guerre des Six Jours » comme dumur des Lamentations : j’ignorais, comme presque tout le monde,qu’en fait nous fredonnions un refrain copié d’une berceuse basqueintitulée Pello Joxepe. Il n’y a pas de quoi s’émouvoir : nombreux sontceux qui entonnent Hatikvah (L’Espérance), l’hymne du mouvementsioniste, devenu ensuite l’hymne national de l’État d’Israël, sans savoirque sa mélodie a été reprise de La Moldau, une pièce musicale ducompositeur tchèque Bedrich Smetana (elle-même issue d’un poèmesymphonique intitulé Ma patrie). On pourrait y ajouter le drapeauisraélien : l’étoile de David qui figure en son centre n’est pas unsymbole juif antique, mais provient du continent indien où diversesbranches religieuses ainsi que des armées en ont fait usage à plusieursreprises au cours de l’histoire. L’invention de traditions nationalescomporte souvent davantage d’imitations et de plagiats que d’inspira-tions originales. Sur ce sujet, voir Eric Hobsbawm et Terence Ranger(dir.), L’Invention de la tradition, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.

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mont des Oliviers, il me remémora un récit ancien quiavait circulé dans la famille et que, par désintérêt, j’avaiscomplètement oublié.

À la veille de sa mort, mon arrière-grand-père avaitdécidé de se rendre à Jérusalem. Il n’était pas sioniste,mais c’était un homme pieux très respectueux des pré-ceptes du culte ; aussi avait-il fait l’acquisition d’unesépulture, en même temps que de son titre de transport.En tant que bon juif, il avait l’intention d’être inhuménon pas à Sion, mais sur le mont des Oliviers. Selon uneprédication du XIe siècle, en effet, la résurrection desmorts commencera sur la haute colline située face aumont Moriah où le temple fut édifié. Le vieux Guten-berg, tel était son nom, avait vendu tous ses biens etinvesti son capital dans ce voyage, sans laisser le moindrecentime à ses enfants. Il était du genre égoïste, de ceuxqui se faufilent pour arriver toujours en tête de la filed’attente, aussi avait-il souhaité figurer parmi les pre-miers à être appelés à la résurrection lors de la venue duMessie. Il avait tout simplement espéré que son salutprécéderait le réveil de tous les autres, et c’est ainsi qu’ilréussit, le premier de sa famille, à être inhumé en terrede Sion.

Mon père me suggéra d’aller rechercher la tombe,mais la chaleur lourde de l’été et la fatigue oppressantefaisant suite aux combats l’emportèrent sur la curiositéfamiliale pour me convaincre de renoncer à cette idée.Une rumeur circulait, par ailleurs, selon laquelle desvieilles tombes avaient servi à la construction de l’hôtel,ou à tout le moins au dallage de la voie qui y conduit.Je me souviens d’un soir où, après avoir parlé avec monpère, j’étais assis sur un lit adossé au mur à proposduquel mon imagination vagabondait : qui sait si ce murn’avait pas été construit avec la pierre tombale de monarrière-grand-père égoïste ! Enivré par les vins délicieux

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de l’hôtel, je méditais sur les leurres ironiques de l’his-toire. Ma situation infortunée de vigile armé, confrontéaux pillards israéliens juifs assurés que le contenu del’hôtel appartenait désormais aux « libérateurs » de Jéru-salem, ne m’a pas convaincu de l’imminence de la résur-rection des morts.

Deux mois après cette découverte très peu excitantedu mur des Lamentations et du mont des Oliviers, j’aipénétré plus avant sur la terre d’Israël, et ce fut l’occasiond’une rencontre dramatique qui a orienté, dans une largemesure, la suite de ma vie. Mobilisé en tant que « réser-viste » pour la première fois après la guerre, je fus postédans le vieux bâtiment de la police à l’entrée de Jéricho :la première ville, si l’on en croit le récit antique, qui futconquise, au son miraculeux des trompettes. J’y vécusun épisode traumatisant, très différent de ce qu’avaientéprouvé, d’après la Bible, les espions hébergés par Rahab,la prostituée. À mon arrivée sur place, des soldats meracontèrent que, ces jours-ci, des réfugiés palestiniens dela guerre des Six Jours qui, durant la nuit, tentaient deregagner leurs foyers, étaient systématiquement pris sousle feu des tirs. Ceux qui traversaient le Jourdain pendantla journée étaient arrêtés, puis renvoyés sur l’autre rive dufleuve. J’avais pour mission de surveiller ceux qui étaientdétenus dans la prison improvisée.

Une nuit de septembre 1967, je me souviens quec’était la veille de mon anniversaire, les officiers, partisse distraire à Jérusalem – c’était un vendredi –, nousavaient laissés seuls. Un vieil homme palestinien, arrêtésur la route en possession d’une grande quantité de dol-lars, avait été conduit dans la salle d’interrogatoire. Je metrouvais en faction à l’extérieur, lorsque j’entendis sou-dain des cris épouvantables. Je me précipitai à l’intérieuret, juché sur un caisson, je vis à travers une fenêtre unspectacle effrayant. Le détenu, attaché sur une chaise,

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recevait une pluie de coups, sur toutes les parties ducorps, de la part de mes camarades, qui pressaient aussides cigarettes brûlantes sur ses bras. Descendu du cais-son, je vomis tout mon soûl, et repris ma place, trem-blant de frayeur. Au bout d’une petite heure, unecamionnette transportant le corps du « vieux riche » pritla route ; mes camarades me dirent, en passant, qu’ilsallaient jusqu’au Jourdain pour s’en débarrasser.

J’ignore si le cadavre fut jeté à l’endroit même où les« fils d’Israël » ont franchi le fleuve pour se diriger versla terre qui leur avait été donnée directement par Dieu.Il est également peu probable que ce soit sur les lieux oùsaint Jean a baptisé les premiers « vrais enfants d’Israël » :d’après l’Évangile, cela eut lieu beaucoup plus au sud deJéricho. Je n’ai jamais compris pourquoi le vieux Palesti-nien avait été torturé : il n’y avait pas encore eu, à cetteépoque, d’actes de terrorisme, personne n’osait encorerésister. Était-ce pour l’argent ? Ou bien était-ce l’ennuidu vendredi soir passé à la caserne, sans possibilité dedistraction, qui avait conduit à la torture et au meurtreordinaire ?

Je n’ai perçu qu’ultérieurement la signification de ce« baptême de Jéricho » comme ligne de partage des eauxdans ma vie. Je n’ai pas pu empêcher les sévices et laviolence gratuite parce que, sous le coup de la peur,j’étais totalement bouleversé. Je ne sais pas si je seraisparvenu à m’interposer, mais le fait même de ne pas avoiressayé m’a profondément affecté et a résonné en moipendant des années. Le besoin de l’évoquer maintenantrévèle que ce meurtre gît encore en moi. Il m’a aussi faitcomprendre qu’une situation de pouvoir excessifengendre non seulement cruauté et corruption, commel’avait remarqué lord Acton, mais aussi une insuppor-table ivresse de domination : domination sur les per-sonnes et domination sur les lieux. Je suis certain que

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mes ancêtres qui vivaient, privés de pouvoir, dans la« zone de résidence » en Europe orientale étaient à millelieues d’imaginer ce que leurs descendants allaient perpé-trer en Terre sainte.

Lors de ma période de service suivante, je fus à nou-veau envoyé dans la vallée du Jourdain, au momentprécis où commençaient à s’implanter, dans l’enthou-siasme, les premiers points de colonisation du Nakhal 1.Lors de mon deuxième jour de présence dans la région,je participai, aux aurores, à une revue militaire dirigéepar Rehavam Zeevi, également connu sous le nom deGandhi. Il venait tout juste d’être nommé général com-mandant la région « centre » et allait bientôt recevoir,offerte en cadeau par son ami Moshé Dayan, une lionne,comme symbole de la présence de l’armée israélienne enCisjordanie. Le général sabra, ayant pris devant nous uneposture que n’aurait pas reniée le général Patton 2, pro-nonça un bref discours dont je ne me rappelle plus lateneur précise, mais je n’oublierai pas, en revanche,l’instant où, agitant la main tendue en direction desmontagnes de Transjordanie situées derrière nous, il nousordonna avec ardeur de nous souvenir que ces montsfont également partie de la terre d’Israël ; nos ancêtresavaient vécu là-bas, en Galaad et Bashan.

Quelques soldats hochèrent la tête en signe d’approba-tion, d’autres ricanèrent, la plupart n’aspiraient qu’à unechose : retourner sous leur tente le plus vite possible pourdormir encore un peu. Le boute-en-train de la troupedéclara ne pas avoir de doute sur le fait que notre généraldescendait en droite ligne des ancêtres qui vivaient, il y

1. Acronyme hébreu d’une unité de l’armée israélienne : « Jeunessepionnière combattante » (n.d.t.).

2. J’ai en vue, bien évidemment, le général interprété par GeorgeC. Scott dans le film Patton, réalisé en 1970.

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a trois mille ans, à l’est du fleuve, et il proposa qu’entémoignage de reconnaissance pour notre vénéré com-mandant, nous partions immédiatement libérer le terri-toire occupé par les « goyim arriérés ». Mon sens del’humour était moins développé ; la courte harangue dugénéral fut un catalyseur important dans le développe-ment de mon rapport dubitatif avec le dispositif de lamémoire collective dans lequel j’avais été éduqué sur lesbancs de l’école. Je savais déjà que dans sa logique (etaussi peut-être dans sa folie) biblique, Zeevi ne se trom-pait pas : cet ancien héros du Palmakh 1 et futur ministredu gouvernement d’Israël a toujours été sincère et consé-quent dans l’expression de la passion ardente pourl’expansion de la patrie qui l’animait. Sa cécité moraleface à la situation de ceux qui avaient vécu jusqu’ici dansle « patrimoine de leurs ancêtres » n’allait pas tarder àêtre partagée par beaucoup d’autres.

En vérité, j’éprouvais un attachement intime pour lelieu où j’avais grandi, façonné par ses paysages urbains,et où, pour la première fois, j’avais aimé. Bien que jen’aie jamais été véritablement sioniste, j’avais appris àvoir cet endroit comme un refuge d’urgence pour lesdéracinés et les persécutés qui n’avaient pas eu la possibi-lité d’aller s’installer ailleurs. À la suite de l’historien IsaacDeutscher, je me représentais le processus des événe-ments jusqu’à 1948 comme le saut en catastrophe d’unhomme se trouvant sur un bateau en flammes et quichute sur quelqu’un d’autre qu’il heurte et blesseviolemment 2.

Je ne pouvais pas alors prévoir les nombreuses évolu-tions qui surviendraient à la suite du triomphe militaire

1. Littéralement : « unités de choc » ; groupes armés paramilitairessionistes créés en 1941 en Palestine (n.d.t.).

2. Essais sur le problème juif, Paris, Payot, 1969, p. 167-168.

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et de l’expansion territoriale, sans aucun lien avec ladétresse et la persécution des juifs, qui ne peuvent êtreinvoquées pour servir de justification. Les conséquencesà long terme de la victoire de juin 1967 ont confirmé lepoint de vue empreint de pessimisme et d’amertumeselon lequel, dans l’arène de l’histoire, il n’est pas rare devoir les victimes se transformer en bourreaux, les persé-cutés et les exclus se muer, à leur tour, en persécuteurset maîtres des lieux.

Le changement dans la perception de l’espace nationala, très probablement, pris une part essentielle dans leprocessus de modelage de la culture israélienne posté-rieur à 1967, bien qu’il n’ait peut-être pas été détermi-nant. Il existait en effet depuis 1948, profondémentancrée dans une strate de la conscience israélienne, unesorte de ressentiment à cause du territoire étroit et limitéd’Israël. Cette frustration a éclaté au grand jour, notam-ment, lors de la guerre en 1956, lorsqu’à la suite de lavictoire militaire le chef du gouvernement israélien asérieusement envisagé d’annexer le Sinaï et la bande deGaza.

Par-delà cet épisode significatif mais passager, on peutcependant affirmer que le mythe de la terre des ancêtres,plus ou moins mis sous le boisseau après la création del’État, n’a effectué un retour en force au centre de l’arènepublique qu’à l’occasion de la guerre des Six Jours. Pournombre d’Israéliens juifs, il semblait que toute critiquede la conquête de la vieille ville de Jérusalem, d’Hébronet de Bethléem était de nature à délégitimer la mainmiseantérieure sur Jaffa, Haïfa ou Akko (Saint-Jean-d’Acre),qui, dans le kaléidoscope de la relation sioniste avec lepassé mythologique, apparaissaient chargées d’unemoindre valeur. Ainsi, si l’on admet le principe du« droit historique à revenir dans la patrie », il devientdifficile de récuser la réalisation de ce droit au cœur,

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précisément, de « l’antique patrie ». Mes compagnonsd’armes n’étaient-ils pas fondés à sentir qu’ils ne franchis-saient pas une frontière ? Ne nous a-t-on pas enseigné, àcette fin, la Bible comme une matière historique, dansnos écoles laïques ?

Je n’imaginais pas, alors, que la « ligne verte » ducessez-le-feu de 1949 disparaîtrait si vite des cartes géo-graphiques dessinées par les services du ministère israé-lien de l’Éducation, et que les générations suivantesauraient une vision des frontières de la patrie si différentede la mienne. Tout simplement, je n’étais pas conscientque, depuis sa fondation, l’État dans lequel je vivaisn’avait pas de frontières réellement définies, mais seule-ment des zones frontalières, souples et modulables ; cequi laissait toujours une option ouverte pour leur élar-gissement.

Dans ma naïveté politique, je n’imaginais pas non plusqu’Israël oserait annexer juridiquement la partie orientalede Jérusalem, plaçant ce mouvement sous l’invocationdu Psaume : « La ville où tout ensemble ne fait qu’un »(121, 3), et en même temps n’accorderait pas, jusqu’à cejour, l’égalité de citoyenneté à un tiers des habitants dela ville-capitale annexée de force. Comment aurais-je puprévoir, également, que je serais témoin de l’assassinatd’un Premier ministre israélien au motif, selon son meur-trier patriote, qu’il s’apprêtait à effectuer un retrait desterritoires de « Judée et Samarie » ? De même, je n’imagi-nais pas que je vivrais plus tard dans un État somnam-bule dont le ministre des Affaires étrangères, arrivé enIsraël comme immigrant à l’âge de vingt ans, résideraiten permanence pendant l’exercice de son mandat endehors de ses frontières officielles, dans une colonie enCisjordanie.

Je ne pouvais pas non plus prévoir, à l’époque,qu’Israël parviendrait, pendant plusieurs décennies, à

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dominer une si nombreuse population palestinienne,privée de libre souveraineté, avec l’acquiescement de lagrande majorité des élites intellectuelles israéliennes, etparmi eux d’éminents historiens qui continuent de dési-gner cette population sous le vocable : « les Arabes de laterre d’Israël 1 ». Je ne pouvais pas davantage imaginerque la domination sur l’autre peuple ne revêtirait pas lesmêmes formes que dans le « vieil et bel Israël » del’avant-1967 – à savoir : discrimination dans la citoyen-neté, avec la soumission, pendant un temps, à l’adminis-tration militaire, et dépossession de terres à fin dejudaïsation sioniste-socialiste –, mais se caractériseraitpar une accumulation de dénis de libertés et le détourne-ment de toutes les ressources naturelles du « pays char-mant » au profit des colons-pionniers du « peuple juif ».Je ne pensais absolument pas qu’Israël réussirait àimplanter dans les territoires nouvellement occupés prèsd’un demi-million de colons, barricadés et totalementséparés de la population locale, elle-même dépourvue desdroits humains fondamentaux ; faisant ainsi ressortir lecaractère colonisateur, ethnocentriste et ségrégationnistede toute l’entreprise nationale, depuis ses débuts. Enrésumé, je ne savais pas que je vivrais la majeure partiede mon existence à l’ombre d’un régime d’apartheid,alors que le monde « civilisé », du fait notamment de samauvaise conscience, se sentirait obligé de transiger aveclui, et même de lui apporter son soutien.

1. À titre d’exemple caractéristique, Anita Shapira, une historienneisraélienne célèbre, affirme à propos des changements intervenus àpartir de 1967 : « la rencontre avec les Arabes de la terre d’Israëlfut troublante » (Anita Shapira, « De la génération du Palmakh à lagénération des enfants aux chandelles. Une identité israélienne enmutation », in Yossi Mali [dir.], Guerres, révolutions et identité généra-tionnelle [en hébreu], Tel-Aviv, Am Oved, 2001, p. 137).

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Dans ma jeunesse, je n’avais pas songé aux intifadasdésespérées, ni à l’écrasement des soulèvements, ni à laterreur cruelle et à la contre-terreur qui ne l’est pasmoins. Je n’ai pas perçu, en son temps, la puissance del’invocation sioniste de la « terre d’Israël », face à la fria-bilité de l’israélité quotidienne en train de se constituer ;il m’a fallu du temps pour assimiler ce simple fait : laséparation imposée en 1948 d’avec les espaces de la« terre des ancêtres » n’était que temporaire.

Je ne me préoccupais pas encore de l’histoire des idéeset des cultures politiques, aussi n’avais-je pas pris suffi-samment en compte les mécanismes et le poids desmythologies modernes du sol, et particulièrement cellesdont la prospérité se nourrit du cocktail mêlant la puis-sance militaire et la nationalisation de la religion.

Revendiquer la terre des ancêtres

En 2008 est paru en hébreu mon livre Comment lepeuple juif fut inventé, démarche théorique visant àdéconstruire le mythe supra-historique de l’existenced’un peuple exilé et errant 1. Traduit en vingt langues, ileut droit à une abondance de critiques sionistes hostiles.L’un de mes détracteurs, l’historien britannique SimonSchama, a estimé que ce livre « échoue [dans sa tentative]de couper le lien du souvenir entre la terre des ancêtreset le vécu juif 2 ». De prime abord, cette remarque m’asurpris, mais à force de voir répéter, dans d’autres recen-sions, que mon travail visait pour l’essentiel à contesterles droits des juifs sur leur patrie antique, j’ai compris lecaractère symptomatique du point de vue exprimé par

1. Paris, Fayard, 2008, rééd. Flammarion, « Champs », 2010.2. Financial Times, 13 novembre 2009.

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Simon Schama, dans ce qui m’apparaissait comme unesorte de contre-offensive envers les thèses exposées dansmon livre.

J’étais loin d’imaginer qu’au début du XXIe siècle ontrouverait autant de discours justifiant la colonisationsioniste et la création de l’État d’Israël sur la base d’argu-ments tels que : la terre des ancêtres, les droits histo-riques, ou encore les aspirations nationales millénaires.Je m’attendais plutôt à ce que les justifications les plussérieuses de l’existence d’Israël invoquent les développe-ments tragiques qui, à partir de la fin du XIXe siècle, ontvu l’Europe rejeter ses populations juives, tandis que lesÉtats-Unis d’Amérique leur fermaient les portes del’immigration, à partir de 1924 1. Il m’est donc apparuque, sous plusieurs aspects, mon récit souffrait de cer-taines insuffisances qu’il me fallait corriger : telle est lafinalité du nouvel essai que je présente ici.

Une précaution et une précision s’imposent : mon pré-cédent travail ne traitait aucunement des attaches ou desdroits à un territoire, même s’il entrait nécessairement enrésonance directe avec ces problématiques. Comment lepeuple juif fut inventé, de mon point de vue, constitue fon-damentalement une récusation de la conception essentia-liste et ethnocentriste, anhistorique, de la définition dujudaïsme et de l’identité juive passée et présente, ens’appuyant sur des matériaux historiques et historiogra-phiques. Presque tout le monde sait que les juifs ne consti-tuent pas une race pure, mais trop nombreux sont ceux(judéophobes et sionistes notamment) qui s’en tiennenttoujours à une vision trompeuse selon laquelle la majorité

1. La création de l’État d’Israël et le conflit consécutif avec lenationalisme arabe ont entraîné le déracinement des communautésjuives de leurs patries, et l’immigration, choisie ou imposée, de frac-tions d’entre elles en Israël.

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des juifs appartiendrait à un peuple-race ancien ou à unethnos éternel qui se serait introduit parmi les autrespeuples et, à un moment donné, lorsque ces derniers l’ontrejeté, aurait entrepris de regagner sa terre ancestrale.

Bien sûr, après plusieurs siècles où les juifs se sontprésentés en « peuple élu » (une représentation qui a pré-servé et renforcé leur capacité de résistance face à l’humi-liation et à la persécution), et après deux mille ansd’obstination de la civilisation chrétienne à voir dans lesjuifs les descendants directs des déicides venus de Jérusa-lem, mais surtout à la suite du « recyclage » de l’hostilitétraditionnelle par le nouvel antisémitisme qui les a défi-nis comme une race étrangère et corruptrice, la démoli-tion de cette vision ethnique des juifs, produite par laculture européenne, n’allait pas de soi 1.

Malgré cela, je m’étais résolu, dans le cadre de maprécédente recherche, à m’en tenir à une hypothèse detravail fondamentale : une population donnée, aux ori-gines disséminées, dépourvue de composante culturellelaïque à même d’unir tous ses membres 2, ne saurait êtredéfinie, quel que soit le critère de référence, commepeuple ou comme « groupe ethnique » (concept faisantflorès depuis le discrédit du mot « race »).

Si l’on peut, aujourd’hui, recourir sans difficulté auxtermes « peuple français », « peuple américain », « peuplevietnamien », et aussi « peuple israélien », on ne sauraiten revanche faire référence, de la même manière, à un« peuple juif ». Il serait tout aussi bizarre de parler d’un

1. L’embryon d’un peuple moderne formé, en Europe orientale,par la vaste population yiddishophone, cruellement anéantie ouexpulsée au cours du XXe siècle, a indirectement donné consistance àla conception trompeuse d’un « peuple juif » mondial.

2. Jusqu’à aujourd’hui, l’unique voie d’adhésion à ce groupe– y compris pour un athée intégral – réside dans la conversion reli-gieuse, et non pas dans le partage d’une langue ou d’une culturequotidienne commune.

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« peuple bouddhiste », d’un « peuple évangéliste » oud’un « peuple bahaïe ». Une communauté de destin entreles adeptes d’une même croyance, voire une certaine soli-darité entre eux, n’équivalent pas, pour autant, à unecommunauté d’appartenance à un même peuple, ni àune même nation. Certes, l’humaine société est unechaîne d’expériences vécues complexes qui se rebellentcontre toute tentative de les enfermer dans des formulesmathématiques ; nous sommes cependant tenus à undevoir de clarté et de précision dans le maniement denos appareils conceptuels. Depuis le début de l’èremoderne, tout peuple est réputé porteur d’une culturepopulaire unifiante (langage parlé de tous les jours,modes et pratiques alimentaires, musiques, etc.) ; or,s’agissant des juifs, dans leur longue histoire et avectoutes leurs spécificités, on identifiera un seul domainepartagé : une culture religieuse elle-même diversifiée(depuis la langue sacrée non parlée jusqu’aux pratiqueset au cérémonial cultuels).

Les nombreux chercheurs qui m’ont critiqué, touss’affirmant laïcs (ce qui ne relève pas du hasard), s’entiennent « mordicus » à une définition du judaïsme his-torique et considèrent ses descendants contemporainscomme constituant un peuple, non pas un peuple élu,certes, mais un peuple à part et spécifique, et ne pouvanten aucun cas être comparé aux autres peuples. Aussiétait-il nécessaire d’inculquer aux masses l’image mytho-logique d’un peuple exilé au Ier siècle, alors que, dans lemême temps, les élites instruites savent bien qu’un telévénement n’a pas eu lieu ; c’est d’ailleurs la raison pourlaquelle il n’existe pas un seul ouvrage de rechercheconsacré à l’expulsion du « peuple juif » 1.

1. La légende de l’expulsion massive par les Romains est évidem-ment reliée à l’exil babylonien biblique, mais on lui trouve égalementune source chrétienne, à partir, semble-t-il, de la prophétie punitive

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Parallèlement à la diffusion et au maintien de cemythe historique fondateur, il a fallu : 1o) passer soussilence le dynamisme prosélyte du judaïsme, du IIe siècleavant J.-C. au moins jusqu’au VIIIe siècle ; 2o) ignorer lamultiplicité des royaumes judaïsés apparus en diverseszones géographiques 1 ; 3o) effacer de la mémoire collec-tive les grandes masses humaines converties au judaïsmesous ces monarchies et qui ont constitué le berceau de laplupart des communautés juives dans le monde ; 4o) sefaire discret sur les déclarations des dirigeants sionistes,à commencer par David Ben Gourion, le fondateur del’État, bien au fait de l’inanité de la thèse de l’exil massif,et qui de ce fait voyaient dans la majorité des « fellahs »locaux une descendance des anciens Hébreux 2.

La même tendance ethnocentriste a conduit les plusinquiets et les plus dangereux à rechercher une identitégénétique commune à tous les descendants des juifs,dans le monde entier, qui les différencierait des popula-tions parmi lesquelles ils vivent. Ainsi, après l’échec del’antisémitisme « scientifique » dans ses horribles tenta-tives pour trouver une particularité juive dans le sang ou

attribuée à Jésus dans le Nouveau Testament : « Il y aura en effetgrande détresse et colère contre ce peuple. Ils tomberont sous le tran-chant du glaive et ils seront emmenés captifs dans toutes les nations,et Jérusalem sera piétinée par des païens, jusqu’à ce que soient accom-plis les temps des païens » (Saint Luc, 21, 23-24).

1. Le royaume d’Adiabène en Mésopotamie, le royaume d’Himyardans la péninsule arabique, le règne de Dahya al-Kahina en Afriquedu Nord, le royaume de Semien dans l’Est africain, le royaume deKodungallur dans la presqu’île méridionale de l’Inde, et le grandroyaume Khazar au sud de la Russie. L’inexistence de la moindrerecherche comparative concernant le phénomène captivant que sontces royaumes judaïsés, ainsi que les destinées de leurs habitants, nedoit rien au hasard.

2. Notamment l’article « Clarifier l’origine des fellahs » (1917), inDavid Ben Gourion, Nos voisins et nous (en hébreu), Tel-Aviv, Davar,1931, p. 13-25.

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dans les mensurations faciales, voici que l’on assiste à lanaissance d’une espérance nationale pervertie selonlaquelle l’ADN pourrait apporter la preuve solide del’existence d’un ethnos juif, d’origine unique, errant, enprovenance de la terre d’Israël.

Il y a à cette obsession une cause première, mais nonpas unique, qui ne m’apparaissait pas en toute clarté lorsde la rédaction du livre et qui est pourtant bien simple :tout peuple dispose d’un droit de propriété collectivesur un territoire défini où il organise son existence et sasubsistance ; ce principe, bien que non écrit, fait consen-sus dans toute conception civilisée du monde. Un teldroit, en revanche, ne saurait s’appliquer aux commu-nautés religieuses dont les membres ont une provenancetrès diverse et sont dispersés sur plusieurs continents.Cette logique juridico-historique ne m’était pas évidente,et ce pour tout un ensemble de raisons : l’instructionque j’avais reçue, dans ma jeunesse et même au-delà, dela part du système israélien d’éducation nationale,m’avait porté à croire, sans l’ombre d’un doute, en l’exis-tence d’un peuple juif quasiment éternel, tout comme jeconsidérais, à tort, la Bible comme étant pour partie unlivre d’histoire, et la sortie d’Égypte comme un événe-ment réel. J’étais donc persuadé, dans mon ignorance,que le « peuple juif » avait bien été expulsé de sa patrieaprès la destruction du Temple, ainsi qu’il est gravésolennellement dans la Déclaration d’indépendance del’État d’Israël.

D’un autre côté, grâce aux valeurs universelles quemon père m’a transmises et qui se fondent sur une sensi-bilité à la justice historique, je ne pouvais pas admettreque les « peuples de la dispersion » bénéficieraient d’undroit prioritaire de propriété nationale sur un territoirequ’ils n’habitaient plus depuis « deux mille ans », alorsmême que la population qui y réside en permanence

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depuis plusieurs siècles se verrait dénier ce même droit.Un droit se fonde, comme l’on sait, sur un ensemble devaleurs à partir desquelles sa reconnaissance par autruiest revendiquée : l’acceptation par la population localepouvait seule conférer vigueur et légitimité morale à undroit historique au « retour des juifs ». Dans la naïvetéde ma jeunesse, je croyais donc qu’une terre appartientau premier chef à ceux qui y résident en permanence,qui y ont construit leurs demeures, qui y vivent et ymeurent, plutôt qu’à ceux qui invoquent, de loin, unantique titre de propriété.

Ainsi, lorsqu’en 1917 lord Arthur James Balfour,ministre britannique des Affaires étrangères, promit àlord Lionel Walter Rothschild un « foyer national juif »,il s’abstint, dans son geste généreux, d’en prévoir la créa-tion dans son Écosse natale. En vérité, ce « Cyrus » destemps modernes demeura toujours conséquent dans sonrapport aux juifs : Premier ministre en 1905, il s’étaitemployé énergiquement à faire adopter une législationsévère contre l’immigration étrangère, visant essentielle-ment à empêcher l’arrivée en Grande-Bretagne de réfu-giés juifs d’Europe orientale qui fuyaient les pogromset les persécutions 1. La « déclaration » de ce protestantcolonialiste est toutefois reçue dans l’histoire sioniste,bien évidemment aux côtés de la Bible, comme une légi-timation politique et morale déterminante dans la recon-naissance des droits des juifs sur la « terre d’Israël ».

Quoi qu’il en soit, il m’a toujours semblé que vouloirreconfigurer le monde tel qu’il était il y a des millénairesou des siècles reviendrait à détraquer tout le dispositif desrelations internationales : encouragera-t-on, demain, une

1. Voir le chapitre « The other Arthur Balfour » du livre de BrianKlug, Being Jewish and Doing Justice, Londres, Vallentine Mitchell,2011, p. 199-221.

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revendication arabe d’installer des implantations dans lapresqu’île ibérique dans la perspective d’y créer un Étatmusulman, au motif que leurs ancêtres en furent expulsésà l’époque de la Reconquista ? Pourquoi les descendantsdes puritains, jadis contraints de quitter l’Angleterre,n’essaieraient-ils pas de regagner en masse la terre de leursancêtres afin d’y fonder le royaume des cieux ? Quelqu’unde normalement équilibré va-t-il soutenir les revendica-tions des Indiens sur un bout du territoire de Manhattan,et demander l’éviction de ses résidents blancs et noirs ? Et,enfin, faudra-t-il aider au retour des Serbes et à la reconsti-tution de leur souveraineté sur le Kosovo, au nom de leurcombat sacré de 1389, ou bien parce qu’une populationchrétienne parlant un dialecte serbe y détenait la majoritéabsolue, il y a deux siècles ? On imagine facilement quellecour des miracles résulterait de la réalisation des « droitsantiques », qui aurait tôt fait de nous entraîner dans unprofond abîme historique et de plonger le genre humaindans un tohu-bohu général.

Je n’ai donc jamais reçu comme allant de soi l’idée de« droits historiques des juifs sur la terre promise ».Devenu étudiant, et ayant appris la chronologie histo-rique de l’humanité depuis l’invention de l’écrit, leretour des juifs après plus de mille huit cents ans m’estapparu comme un saut imaginaire dans le temps,dépourvu de tout fondement chronologique rationnel.Je ne voyais là aucune différence de principe avec lesmythes qui avaient animé les colons chrétiens puritainsen Amérique du Nord ou en Afrique du Sud : ils sereprésentaient la nouvelle terre conquise comme « unpays de Canaan » donné par Dieu aux authentiques filsd’Israël 1.

1. Sur les « terres promises » des puritains et des afrikaners, voirAnthony D. Smith, Chosen People. Sacred Sources of National Identity,Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 137-144.

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J’en ai déduit que le « retour sioniste » était essentielle-ment une invention utile, destinée à susciter la sympa-thie du monde occidental, et plus particulièrementchrétien protestant, lui-même précurseur dans la formu-lation de l’idée, lorsqu’il s’est agi de justifier la nouvelleentreprise coloniale. La logique nationaliste inhérente àcette entreprise devait obligatoirement porter atteinte àla population « indigène ». En effet, les immigrants sio-nistes ne débarquaient pas à Jaffa dans le même étatd’esprit que les juifs persécutés arrivant à Londres ou àNew York, qui n’aspiraient qu’à s’intégrer en toute égalitéavec leurs voisins. Les sionistes, en revanche, arrivaientavec d’emblée en tête l’idée de créer en Palestine un Étatjuif souverain, sur un territoire dont la majorité absoluedes habitants était arabe. Mener jusqu’à son terme unetelle entreprise de colonisation, à caractère national,impliquait obligatoirement qu’une partie notable de lapopulation autochtone soit repoussée hors de l’espacerevendiqué.

Comme on l’aura compris, après toutes ces annéesd’étude de l’histoire, je ne pense pas aujourd’hui qu’aitjamais existé un peuple juif qui aurait été exilé de sa terreet dont l’origine se situerait sur l’antique terre de Judée.Les Yéménites juifs ressemblaient énormément auxYéménites musulmans, les juifs d’Afrique du Nord auxBerbères natifs de la même région, il était difficile dedifférencier les juifs éthiopiens de leurs voisins africains,il en allait de même pour les juifs de Cochin vis-à-visdes Indiens au sud-ouest du sous-continent, les juifsd’Europe de l’Est ressemblaient à s’y méprendre aux filsdes tribus turques et slaves du Caucase et du sud-est dela Russie ; tout cela ne relève pas du hasard ! N’endéplaise aux antisémites, les adeptes de la foi juive n’ontjamais fait partie d’une « ethnie » étrangère envahissantevenue d’un ailleurs lointain ; ils trouvent au contraire

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leur origine au sein des populations autochtones dont lesancêtres ont été convertis, sur place, au judaïsme avantla venue du christianisme et de l’islam 1.

De même, je suis persuadé que le sionisme n’a pasréussi à créer une nationalité juive mondiale, mais « uni-quement » une nationalité israélienne dont il s’obstined’ailleurs, malheureusement, à nier l’existence. Si lanation est avant tout l’aspiration, ou au moins la prédis-position et l’accord, d’un groupe de personnes à vivreensemble sous une souveraineté politique indépendante,en partageant une culture laïque spécifique, il apparaîtque la plupart de ceux qui, dans le monde entier, s’iden-tifient comme juifs, y compris ceux qui expriment unesolidarité avec Israël, préfèrent ne pas y vivre et ne fontpas l’effort d’y émigrer pour partager la culture nationaledes Israéliens. On trouvera même des partisans du sio-nisme, confortablement installés dans la citoyenneté detel ou tel pays aux activités et à la richesse duquel ilsprennent une part quotidienne, et qui, en même temps,revendiquent un droit historique sur une terre dont ilsse déclarent propriétaires définitifs.

Est-il nécessaire de le souligner à nouveau, afin de nepas laisser prise aux incompréhensions ? Premièrement,je n’ai jamais laissé planer le doute sur le droit des Israé-liens juifs d’aujourd’hui à vivre dans un État d’Israëldémocratique, ouvert et inclusif, appartenant à tous sescitoyens. En second lieu, je n’ai jamais contesté le lienreligieux profond et durable des adeptes de la foi juive

1. Presque toutes les communautés religieuses mentionnées ci-dessus se sont développées dans les royaumes judaïsés rappelés plushaut. Cette approche historique des origines diversifiées des juifs étaitautrefois considérée comme allant de soi par nombre de chercheurs.Voir, à ce propos, l’opinion de Marc Bloch dans L’Étrange Défaite,Paris, Gallimard, 1990, p. 31, et la position de Raymond Aron,Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p. 502-503.

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envers Sion, autrement dit envers leur ville sainte. Iln’existe entre ces deux propositions aucune relation cau-sale ou morale ayant force d’obligation.

Je me suis toujours efforcé de tenir une position prag-matique et réaliste : s’il y a obligation de réparerbeaucoup de choses dans l’Histoire, si un impératif caté-gorique d’ordre éthique oblige à connaître et reconnaîtreles graves dommages subis par l’autre, et notamment àverser des dédommagements conséquents à ceux qui sontdevenus des réfugiés, il n’est pas possible, cependant, defaire marche arrière sur la route du temps sans créer denouvelles tragédies. La colonisation sioniste n’a pas uni-quement créé dans la région une couche supérieuredominatrice et spoliatrice, mais elle a aussi donné lieu àla formation d’une société, d’une culture et d’un peuplelocal dont l’éradication est désormais inconcevable. Dansces conditions, toute contestation de l’existence d’unÉtat israélien fondé sur une pleine égalité citoyenne etpolitique de ses habitants, qu’elle provienne d’islamistesradicaux prônant son éradication ou de sionistes obstinésdans leur aveuglement à le voir comme l’État des juifsdu monde entier, n’est rien d’autre qu’une ineptie ana-chronique, qui, surtout, laisserait présager de nouvellescatastrophes dans la région.

La politique est un univers de compromis douloureux,ce qui, en revanche, ne doit aucunement être le lot de larecherche historique. Ainsi peut-on percevoir que la soifspirituelle d’une terre promise divine a constitué un desaxes majeurs d’identité existentielle pour les communau-tés juives religieuses, en même temps qu’elle fournit unedonnée de base pour leur compréhension. Cependant,l’ardente nostalgie d’une Jérusalem céleste exprimée pardes minorités religieuses opprimées et humiliées tradui-sait surtout un désir métaphysique de rédemption, etnon pas un désir de paysage ni de pierres. Par ailleurs,

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l’attachement religieux (juif, chrétien ou musulman) àun lieu saint n’est aucunement de nature à faire valoirun titre moderne de propriété sur celui-ci.

Le principe vaut par-delà toutes les différences : lescroisés n’avaient aucun « droit historique » à se rendremaîtres de la Terre sainte, quelle qu’ait été l’intensité deleur lien religieux envers elle, leur longue présence, et leflot de sang qu’ils ont versé pour elle. Ce privilège nevalait pas davantage pour les Templiers s’exprimant endialecte germanique qui, au milieu du XIXe siècle, s’iden-tifiaient comme peuple élu pour recueillir en héritage laterre promise. Quant aux pèlerins chrétiens arrivant enTerre sainte à la même époque, en grand nombre etemplis de ferveur, ils n’ont pas rêvé, en général, d’endevenir les propriétaires. De même, les milliers de juifsqui se sont rendus, ces dernières années, sur la tombede Rabbi Nahman de Bratslav, dans la ville ukrainienned’Ouman, ne prétendent pas, me semble-t-il, devenirmaîtres des lieux. Ce même Rabbi Nahman, l’un des fon-dateurs du hassidisme, venu à Sion en pèlerinage en 1799,au moment précis de la présence de Napoléon Bonapartedans la région, ne considérait d’ailleurs pas la villecomme son patrimoine national, mais comme unesource d’énergie insufflée par le Créateur ; aussi, en toutelogique et humilité, s’en est-il retourné dans son paysd’origine où, célébré par les siens, il fut inhumé.

Aussi, lorsque Simon Schama évoque « le lien mémo-riel entre la terre des ancêtres et l’expérience juive », àl’instar d’autres historiens pro-sionistes, il n’aborde pasla question de la conscience juive avec tout le sérieuxqu’elle mérite. Il se limite, en fait, à un souvenir sionisteet à des ressentis très personnels. Ainsi, dans l’introduc-tion de son essai stimulant Paysage et mémoire, il racontecomment, enfant d’une école juive londonienne, il a par-ticipé à une plantation d’arbres en Israël :

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Les arbres étaient nos immigrants par procuration, lesforêts étaient notre implantation. Et tandis que nous assu-mions qu’une forêt de pins était plus belle qu’une collinemise à nu par le pacage des troupeaux de chèvres et demoutons, nous étions précisément au fait de la finalité detous les arbres. Ce que nous savions, c’est qu’une forêt enra-cinée est le paysage opposé à un lieu fait de tas de sable, derochers exposés, et de poussière rouge soulevée par les vents.La diaspora était le sable. Et donc, que devrait être Israël,si ce n’est une forêt, fixée et élancée 1 ?

Laissons de côté, pour l’instant, l’ignorance (ou bienl’indifférence ?) si symptomatique dont fait preuveSimon Schama à propos des ruines des nombreux vil-lages arabes détruits (avec leurs champs d’oliviers, leursorangeraies, entourés par un enchevêtrement de cactus),que les arbres plantés par le Fonds national juif ontombragés et dissimulés. Schama sait mieux que d’autrescombien les forêts profondément enracinées dans le solont, de tout temps, constitué des allégories centrales dansla politique des identités nationales romantiques enEurope de l’Est. L’occultation du fait que dans la richetradition juive les forêts et l’enracinement ne sont jamaisapparus comme une réponse aux « déserts de sable »,figures de l’exil et de l’errance, est caractéristique del’écriture sioniste.

Il y eut bien une mémoire et une mélancolie juive dutemps long, mais cela ne s’est jamais exprimé sous laforme d’un désir massif de propriété collective sur lapatrie nationale. La « terre d’Israël » des essayistes sio-nistes et israéliens ne ressemble en rien à la Terre saintedes ancêtres de mes ancêtres, les authentiques, non lesmythologiques, dont l’origine et la destinée se sont tra-mées dans la culture du peuple yiddish d’Europe orien-tale. Ils éprouvaient une anxiété profonde et un

1. Landscape and Memory, Londres, Fontana Press, 1995, p. 5-6.

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sentiment de deuil envers ce lieu suprêmement vénéré etsacré ; il en allait de même pour les juifs d’Égypte,d’Afrique du Nord ou du Croissant fertile. Ce lieu sacréoccupait une place si élevée dans l’univers que, durantdes siècles et des siècles, depuis l’origine de leur judaïsa-tion, ils ne se sont pas mis en route pour y émigrer ets’y fixer définitivement. De leur point de vue, du moinsselon la plupart des érudits rabbiniques qui ont laisséderrière eux des écrits, Dieu a donné, Dieu a repris, etl’ordre des choses ne changera que lorsqu’il enverra leMessie. Avec la venue du Sauveur seulement, tous serontréunis, les vivants comme les morts, dans la Jérusaleméternelle. Précipiter le salut collectif se heurtait, chez laplupart, à un interdit absolu dont les contrevenantsseraient sévèrement punis. Pour d’autres, la Terre saintese présentait, dans une large mesure, comme un conceptallégorique irréel, générateur d’une spiritualité intérieure,et non pas comme un site territorial concret. Les réac-tions du rabbinat, toutes tendances confondues – tradi-tionalistes ultra-orthodoxes ou réformateurs libéraux –,vis-à-vis du mouvement sioniste naissant en témoignentplus que tout 1.

Ce que nous définissons comme l’Histoire ne se limitepas au monde des idées mais porte également sur letemps et l’espace de l’action. Dans le passé, nombreuxsont les groupes humains à n’avoir pas laissé derrière euxde traces écrites. Aussi, nous savons peu de chose sur ceque produisaient leurs croyances, leur imagination etleurs sentiments et quels en étaient les effets sur leurs

1. Il y eut, certes, quelques conceptions plus « territoriales », nonpar hasard, parmi les tenants de l’ethnocentrisme. Un flux ténu depèlerins et une infime minorité d’immigrants en provenance d’Europeou du Moyen-Orient ne font que confirmer la tendance de la grandemasse et de ses élites dirigeantes à s’abstenir d’émigrer à Sion.

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actions individuelles et collectives ; toutefois, les périodesde crise aiguë nous permettent d’en savoir davantage surleurs aspirations et leurs choix. Ainsi, lorsque des com-munautés juives ont été chassées de leurs lieux de rési-dence dans les périodes de persécutions religieuses, ellesne se sont pas tournées vers leur Terre sainte pour ytrouver refuge, mais elles ont déployé tous les efforts pos-sibles pour gagner une autre terre d’accueil (voir, parexemple, les expulsions de la péninsule Ibérique).Ensuite, lorsque eurent lieu les oppressions de l’èremoderne, sous la forme des pogroms « protonationaux »dans l’Empire russe, les juifs persécutés, déjà quelque peulaïcisés, ont tourné leurs espérances vers de nouveauxrivages. Seule une infime minorité marginale, précisé-ment porteuse d’une idéologie nationaliste moderne,imaginait une « ancienne nouvelle » patrie et jetait sondévolu sur la Palestine 1.

Telle fut la situation avant mais aussi après le génocideperpétré par les nazis. En l’occurrence, le refus des États-Unis, par une législation restrictive de l’immigrationentre 1924 et 1948, d’accueillir les victimes de la judéo-phobie européenne a eu pour effet d’augmenter le fluxd’émigrants vers le Moyen-Orient. Sans ces mesures derestriction drastique de l’immigration aux États-Unismais aussi en Europe occidentale, on peut se demandersi l’État d’Israël aurait vraiment été créé.

Karl Marx a exprimé l’idée, passée à la postérité, selonlaquelle les événements historiques se produisent tou-jours deux fois : une première fois sous la forme d’une

1. La masse des juifs « assimilés », des libéraux israélites aux socia-listes internationalistes, peinaient à comprendre l’essence de l’attache-ment pseudo-religieux du sionisme pour la Terre sainte ; par ailleurs, leBund, le grand mouvement socialiste d’expression semi-nationalitaire,politiquement majoritaire dans la population yiddishophone d’Europe

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tragédie, et la seconde fois en farce. Au début desannées 1980, le président américain Ronald Reagan adécidé de permettre aux réfugiés quittant l’URSSd’immigrer aux États-Unis, ce qui correspondait aux sou-haits de la grande majorité d’entre eux. Le gouvernementisraélien a déployé d’intenses pressions pour leur fairerefuser l’entrée aux USA. Face à l’obstination des émi-grants à vouloir gagner, coûte que coûte, les pays occi-dentaux, et non pas le Moyen-Orient, Israël décidad’user d’un stratagème : avec la collaboration, moyen-nant finance, de la Securitate de Nicolae Ceausescu etdu régime communiste hongrois, plus d’un milliond’émigrants furent détournés par la ruse et contraintsd’arriver dans leur « État national », qu’ils n’avaient paschoisi et où ils ne désiraient pas résider 1.

J’ignore si les parents ou les grands-parents de SimonSchama ont eu ou non l’opportunité de regagner la« terre de leurs ancêtres » au Moyen-Orient ; comme unegrande majorité, ils ont en tout cas choisi, en migrantvers l’ouest, de continuer à vivre dans les tourments del’« exil ». En revanche, il est certain que Simon Schamaa eu à tout moment la possibilité d’émigrer dansl’« antique patrie », mais il a préféré s’y faire représenterpar des arbres, ou encore par des juifs dont la route necroisait ni la Grande-Bretagne ni l’Amérique. Ce faisant,il me rappelle une bonne vieille plaisanterie yiddish :« Qu’est-ce qu’un sioniste ? C’est un juif qui collecte del’argent auprès d’un deuxième juif afin de pouvoir faire

centrale, considérait avec incrédulité et sarcasmes le projet d’émigra-tion au Moyen-Orient.

1. Sur ce sionisme « cynique », voir l’interview choquante deYaakov Kedmi, chef de l’organisation d’espionnage Nativ, où il recon-naît : « Aux yeux des juifs soviétiques, l’option non israélienne – USA,Canada, Australie, et même Allemagne – sera toujours préférable àl’option israélienne » (Yediot Aharonot, 15 avril 2011).

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émigrer un troisième juif en “terre d’Israël”. » Cette plai-santerie est certainement, de nos jours, bien plus prochede la réalité qu’autrefois ! J’aurai l’occasion d’y revenir àplusieurs reprises dans la suite de ces pages.

En résumé : les juifs n’ont pas connu d’exil forcé deJudée au Ier siècle et, de même, ils ne sont pas « revenus »au XXe siècle en Palestine, et ensuite en Israël, de leurplein gré. Chacun sait que l’historien a pour missionde prophétiser le passé et non pas l’avenir, aussi suis-jeconscient des risques auxquels je m’expose. Je me hasar-derai, malgré tout, à formuler une hypothèse : le mythede l’exil et du retour, vivace au XXe siècle du fait del’existence d’un antisémitisme imprégné de frénésiesnationalistes, pourrait se refroidir au XXIe siècle, à condi-tion, bien évidemment, qu’Israël cesse d’user de tous lesmoyens à sa disposition pour réveiller l’ancienne, ou unenouvelle, judéophobie charriant à sa suite de nouvellescatastrophes.

Nommer la terre des ancêtres

L’objectif que je m’assigne dans ce travail consiste àexplorer les modes d’invention de la « terre d’Israël »dans ses métamorphoses en tant qu’espace territorial oùs’exerce l’autorité du peuple juif, lui-même inventionrésultant d’un processus de construction idéologique 1.

1. Trois ouvrages abordent les sujets de mon travail actuel, maisla plupart de leurs raisonnements et de leurs conclusions s’en différen-cient : le passionnant essai de Jean-Christophe Attias et Esther Ben-bassa, Israël imaginaire, Paris, Flammarion, 1998, et les livres (enhébreu) d’Eliezer Schweid, Patrie et terre promise, Tel-Aviv, Am Oved,1979, et de Yoad Eliaz, La Terre/textes. Les racines chrétiennes du sio-nisme, Tel-Aviv, Resling, 2008.

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PROLOGUE 41

Avant d’entreprendre ce parcours théorique dans lesprofondeurs de cette terre mystérieuse qui a tant fascinéle monde occidental, il me faut attirer l’attention sur leproblème de l’appareil conceptuel qui enserre ce lieu.À l’instar d’autres cultures linguistiques nationales, le sio-nisme fournit son lot de manipulations sémantiques,truffées d’anachronismes, qui compliquent tout discourscritique conséquent.

Cette courte introduction m’est l’occasion d’exposerun exemple problématique central, issu du lexique histo-rique. Le terme « terre d’Israël » qui, comme l’on sait,n’a jamais coïncidé, et ne coïncide toujours pas de nosjours, avec le territoire placé sous la juridiction de l’Étatd’Israël, est utilisé depuis longtemps pour nommer enhébreu la région située entre le Jourdain et la mer, etmême parfois, dans un passé pas très lointain, de vastesterritoires à l’est du Jourdain. Ce terme fluctuant aorienté l’imaginaire territorial de la colonisation sionistedepuis ses débuts, il y a un peu plus d’un siècle. Ceuxqui ne vivent pas la langue hébraïque peuvent difficile-ment saisir à sa juste mesure le poids de ce terme dansla conscience israélienne. Des manuels scolaires auxthèses de doctorat, de la belle littérature à l’historiogra-phie érudite, de la poésie et de la chanson populaire à lagéographie politique, le terme équivaut à un code rhéto-rique qui rassemble, en Israël, toutes les branches de lacréation culturelle, en même temps que toutes les sensi-bilités politiques 1.

1. Le terme Eretz Israël (la terre d’Israël) est aussi utilisé en hébreumoderne comme adjectif qualificatif. On évoquera ainsi, dans le lan-gage courant, « une existence eretz-israélienne » (et non pas simple-ment « israélienne »), « la poésie eretz-israélienne », « un paysageeretz-israélien », etc. Des départements spécifiques d’« histoire dela terre d’Israël » ont été créés dans les universités israéliennes. Pourune légitimation idéologique de cette pédagogie particulière, voir

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Dans les rayons des librairies et des bibliothèques uni-versitaires, on trouve côte à côte des volumes sur « laterre d’Israël aux temps préhistoriques », « la terre d’Israëlau temps du royaume des croisés », « la terre d’Israël auxtemps de la conquête arabe », etc. Lorsque des livresvenus de l’étranger sont présentés en hébreu, le mot« Palestine » est systématiquement remplacé par la for-mule « terre d’Israël ». Il en va de même pour les écritsdes grands du sionisme, Theodor Herzl, Max Nordau,Beer Borochov, et bien d’autres : alors qu’eux-mêmesemployaient le terme « Palestine » en usage à l’époque,celui-ci est effacé des traductions en hébreu et toujoursconverti en « terre d’Israël ». Cette linguistique politiquedonne lieu à d’amusantes absurdités : ainsi, fréquem-ment, le lecteur hébreu candide ne comprend pas pour-quoi lors de la grande controverse qu’a connue lemouvement sioniste au début du XXe siècle à propos del’Ouganda comme substitut à la Palestine, les nombreuxopposants à ce projet étaient qualifiés de « palestiniens »ou de « palestino-centristes ».

Des historiens pro-sionistes s’emploient même à accli-mater la formule dans d’autres langues. Ainsi, SimonSchama, notre vieille connaissance, a immortalisé, dansun transport d’enthousiasme, l’entreprise de colonisationde la famille Rothschild sous le titre Deux Rothschild et laterre d’Israël 1. Or, il faut avoir en mémoire qu’à l’époqueconsidérée, « Palestine » était employé couramment nonseulement dans toutes les langues européennes, mais aussipar tous les personnages de l’épopée juive qui peuplentson livre. L’historien anglo-américain Bernard Lewis,

Yehoshua Ben Arieh, « La terre d’Israël comme sujet d’enseignementd’histoire et géographie », La Terre au miroir de son passé (en hébreu),Jérusalem, Magnes, 2001, p. 5-26.

1. Two Rothschilds and the Land of Israel, Londres, Collins, 1978.

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N° d’édition : L.01EHQN000731.N001Dépôt légal : février 2014