commentaire de difference et repetition

198
Séminaire « Introduction à la lecture de Différence et répétition de Gilles Deleuze » Lille 3 — UMR « Savoirs et textes » — 2003-2004 semestre 2 UNIVERSITÉ CHARLES DE GAULE DE LILLE 3 UMR « SAVOIRS ET TEXTES » Année universitaire 2003-2004 Semestre 2 INTRODUCTION A LA LECTURE DE DIFFÉRENCE ET RÉPÉTITION DE GILLES DELEUZE * VOLUME 1 Explication suivie des pages 1 à 95 : Avant-propos, Introduction, « Répétition et différence », Chapitre premier, « La différence en elle-même » Groupe de travail organisé et animé par Arnaud Bouaniche et Guillaume Sibertin-Blanc (tous les mercredis 14h-16h à la Maison de la Recherche, salle 111) 1

Upload: vhz

Post on 21-Nov-2015

35 views

Category:

Documents


8 download

DESCRIPTION

Repetition

TRANSCRIPT

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    UNIVERSIT CHARLES DE GAULE DE LILLE 3 UMR SAVOIRS ET TEXTES Anne universitaire 2003-2004 Semestre 2

    INTRODUCTION A LA LECTURE DE

    DIFFRENCE ET RPTITION

    DE

    GILLES DELEUZE

    *

    VOLUME 1

    Explication suivie des pages 1 95 :

    Avant-propos,Introduction, Rptition et diffrence ,

    Chapitre premier, La diffrence en elle-mme

    Groupe de travail organis et anim parArnaud Bouaniche et Guillaume Sibertin-Blanc

    (tous les mercredis 14h-16h la Maison de la Recherche, salle 111)

    1

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    Voici rassembl dans ce volume le texte brut des commentaires de lavant-propos, de lintroduction et du premier chapitre de Diffrence et rptition, exposs ce semestre dans le sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze , durant les sances du mercredi (14h-16h) la Maison de la recherche. Nous remettons lanne prochaine la reproduction de lintervention de Philippe Sabot sur la question du simulacre, ainsi que celle de la dernire sance, consacre la Note sur la philosophie de la diffrence de Heidegger (explication des pages 89 91).

    Nous remercions tous ceux qui nous ont fait lamiti de nous accompagner fidlement dans cette tche difficile et de longue haleine : Marcio Barreto, Ludovic Duhem, Hisashi Fujita, Ciprian Jeler, Frdric Keck, Stphane Legrand, Hironobu Matsuura, Philippe Sabot... La qualit dcoute, la rigueur des interventions et lexigence intellectuelle manifestes par ce prcieux auditoire durant les sances de discussions, ont contribu faire de notre projet un authentique groupe de travail indispensable notre effort pour mieux comprendre ce livre difficile quest Diffrence et rptition.

    Nous remercions Pierre Macherey pour son soutien, Fabienne Blaise pour sa confiance et la possibilit quelle nous a donne de pouvoir nous runir dans la salle 111 de la Maison de la Recherche, Frdric Worms enfin pour ses encouragements et le constant intrt quil a manifest pour notre entreprise.

    Nous vous donnons rendez-vous lanne prochaine pour la suite de ce commentaire suivi, qui portera sur les chapitres deux et trois de Diffrence et rptition.

    A. Bouaniche & G. Sibertin-Blanc.

    2

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    TABLE DES MATIRES

    Sance du 21 janvier 2004 Avant-propos, pp. 1-5 (GSB) 5

    Sance du 28 janvier 2004 Introduction, section 1, pp. 7-12 (GSB) 28

    Sance du 4 fvrier 2004 Introduction, section 2, pp. 12-20 (AB) 44

    Sance du 11 fvrier 2004 Introduction, section 3, pp. 20-25 (GSB) 59

    Sance du 18 fvrier 2004 Introduction, section 4, pp. 26-30 (GSB) 77

    Sance du 25 fvrier 2004 Introduction, section 5 (I), pp. 31-36 (AB) 89

    Sance du 10 mars 2004 Introduction, section 5 (II), pp. 36-39 (GSB) 98

    Sance du 17 mars 2004 Introduction, section 6, pp. 39-41 (AB) 110

    Sance du 24 mars 2004 Chapitre I, section 1, pp. 43-45 (GSB) 117

    Sance du 31 mars 2004 Chapitre I, section 2, pp. 45-52 (AB) 132

    Sance du 7 avril 2004 Chapitre I, section 3 (I), pp. 52-57 (GSB) 137

    Sance du 14 avril 2004 Chapitre I, section 3 (II), pp. 57-61 (GSB) 150

    Sance du 5 mai 2004 Chapitre I, section 4, pp. 61-71 (AB) 163

    Sance du 12 mai 2004 Chapitre I, section 5, pp. 71-82 (GSB) 166

    Sance du 19 mai 2004 Chapitre I, section 6, pp. 82-91 (AB) 181

    Sance du 26 mai 2004 Chapitre I, section 7, pp. 91-95 (GSB) 186

    La sance du 2 juin 2004 a t consacre un expos de Philippe Sabot sur le thme du simulacre chez Klossowski, Foucault et Deleuze. Une partie de cette intervention a t prsente au colloque Gilles Deleuze et Michel Foucault, histoire dune relation , le 13 mai 2004 au Centre dEtudes du Saulchoir (Paris 14me), dont les actes paratront la rentre 2004 aux ditions Sils Maria.

    La sance du 9 juin a donn lieu une tentative de confrontation de Deleuze avec Heidegger autour de la notion de diffrence ontologique , partir de la Note sur la philosophie de la diffrence de Heidegger (DR, pp. 89-91).

    3

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    LILLE 3 - UFR DE PHILOSOPHIE

    Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze

    Groupe de travail anim par Arnaud Bouaniche et Guillaume Sibertin-Blanc

    Anne 2004, semestre 2, tous les mercredis, 14h-16h,Maison de la Recherche, salle 111

    Avec Diffrence et rptition qui parat en 1968, le lecteur de lpoque dcouvrait non sans surprise le premier livre crit pour son compte par G. Deleuze (1925-1995), dont luvre navait jusqualors consist quen de fameuses tudes dhistoire de la philosophie consacres Hume, Nietzsche, Bergson, Spinoza et dautres. Diffrence et rptition na rien perdu aujourdhui de ce caractre surprenant, voire droutant et dcourageant, qui, bien souvent, en masque limportance et la porte. Si Diffrence et rptition est un livre essentiel, cest en raison du double clairage quil apporte, dune part, sur les dbats et les problmes du moment philosophique auquel il appartient, celui des annes 60 en France, marqu par le structuralisme, la psychanalyse, la critique de Hegel, etc., et, dautre part, sur loeuvre de Deleuze, dont il constitue en quelque sorte le livre souche , jetant, une fois pour toutes, les grandes lignes dune ontologie qui servira de toile de fond pour tous les livres venir. Mais Diffrence et rptition est bien un livre difficile : par la technicit de ses enjeux tout dabord, ltranget de ses concepts et la sophistication de ses thses ; mais aussi par la singularit de son rgime dcriture, qui joue sur limplicite, lanacoluthe, lnumration, contournant ainsi les procds classiques de largumentation et de la dmonstration en philosophie ; par la multiplication des rfrences philosophiques, des auteurs classiques, comme Platon, Aristote, Kant, etc., mais aussi moins classiques, comme Simondon, Tarde, Whitehead, Mamon, etc. ; enfin, par la richesse des emprunts des domaines techniques : aux sciences humaines, aux mathmatiques, la biologie, etc.

    Ce groupe de travail propose donc une lecture de Diffrence et rptition qui cherchera en faciliter laccs, en procdant une explication suivie et dtaille du texte de Deleuze, qui commencera ce semestre par ltude de lavant-propos du livre, de son introduction et de son premier chapitre. On sefforcera en particulier, au cours des sances, 1/ de dgager des outils danalyse prcis pour aborder, lire et comprendre le livre de Deleuze ; 2/ contrairement une certaine approche de la philosophie de Deleuze qui trop souvent privilgie et encourage les usages et les exprimentations libres des concepts du philosophe, de situer et dtudier rigoureusement ces concepts dans le travail effectif des analyses o ils sinscrivent et slaborent, en redonnant ainsi toute son importance la forme matrielle du livre et de lcriture philosophiques sur laquelle Deleuze na cess dinsister dans toute son oeuvre ; 3/ de situer enfin la pense de G. Deleuze, telle quelle prend forme en 1968, par rapport aux grands problmes de la philosophie, et ce, non pour la musifier en la rattachant un pass et une poque, mais pour en retrouver aujourdhui la persistante nouveaut.

    A.B. et G. S.-B.

    Bibliographie :

    Outre le livre de Deleuze qui servira dobjet et de support aux sances du groupe de travail (Diffrence et rptition, Paris, PUF, coll. Epimthe , rd. 2003), on pourra se reporter utilement quelques autres textes du philosophe qui clairent le projet ou un aspect important de son ouvrage :

    - Jean Hyppolite, Logique et existence (1954), rd. Lle dserte et aux textes, Paris, Minuit, 2002, pp. 18-23.- La conception de la diffrence chez Bergson (1956), ibid., pp. 43-72. - La mthode de dramatisation (1967), ibid., pp. 131-162.- Gilles Deleuze parle de la philosophie (1969), ibid., pp.198-201.- Prface ldition amricaine de Diffrence et rptition (1986), rd. Deux rgimes de fous, Paris, Minuit, 2003, pp. 280-283.

    4

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    INTRODUCTION LA LECTURE DE DIFFRENCE ET RPTITION DE GILLES DELEUZESance du 21 janvier 2004 Avant-propos, pp. 1-5 (GSB)

    dans lair du temps contre ce temps

    Introduction : le 1 de Diffrence et rptition

    Mais que font les prfaces ? , demande Derrida dans celle hors livre , tel est son titre, qui ouvre en 1972 La Dissmination (Seuil, p. 14). Derrida note aussitt la valeur paradoxale de cet espace o la parole santicipe elle-mme et, dans cette anticipation, donne son nonciation le mouvement de son propre effacement (p. 15). Lintrt de la prface consisterait alors dans le reste persistant dans cette soustraction, insistant en excs ou en dfaut par rapport lauto-prsentation du livre lui-mme, la prsentification en propre du contenu. Quun tel reste soit reconnu incompatible avec la systmaticit du savoir philosophique, et le couperet hglien ampute sans appel le bavardage intempestif extrieur la chose mme :

    Dans la prface (Vorrede) qui prcde un ouvrage, un auteur explique habituellement le but quil sest propos, loccasion qui la conduit crire et les relations qu son avis son uvre soutient avec les traits prcdents ou contemporains sur le mme sujet. Dans le cas dune uvre philosophique un pareil claircissement parat, non seulement superflu, mais encore impropre et inadapt la nature de la recherche philosophique. En effet tout ce quil faudrait dire de la philosophie dans une prface, un aperu historique de lorientation et du point de vue, du contenu gnral et des rsultats, une enfilade de propositions parses et daffirmations gratuites sur le vrai, tout cela ne pourrait avoir aucune valeur comme mode dexposition de la vrit philosophique (Hegel, Phnomnologie de lesprit, Prface, tr. fr. J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, p. 5).Prolongeant par bien des aspects les rflexions derridiennes, et sappuyant sur un

    corpus littraire trs tendu, Grard Genette a propos en 1987, dans son livre intitul Seuils, une systmatisation des diffrents usages stratgiques des prfaces, introductions, prambules et autres avant-propos. Leur fonction gnrale y est comprise comme la valorisation paradoxale du livre au moyen dune amorce toujours en porte--faux par rapport lui, faux miroir, double dformant, mise en jeu interprtative du livre que le livre se fera une joie de djouer, le livre et la prface sclairant ainsi mutuellement force de sesquiver lun lautre.

    Lamorce de l Avant-propos sur lequel souvre en 1968 le livre de Gilles Deleuze Diffrence et rptition, redouble ce paradoxe relev par Derrida et Genette.

    Les faiblesses dun livre sont souvent la contrepartie dintentions vides quon na pas su raliser. Une dclaration dintention, en ce sens, tmoigne dune relle modestie par rapport au livre idal. On dit souvent que les prfaces ne doivent tre lues qu la fin. Inversement, les conclusions doivent tre lues dabord ; cest vrai de notre livre, o la conclusion pourrait rendre inutile la lecture du reste (DR, Avant-propos, 1, p. 1)En annonant une dclaration dintention , puis en suggrant un ordre de lecture,

    deux fonctions convenues du discours prfacier, ce premier paragraphe, sous la formulation de deux gnralits quindiquent les pronoms et articles indtermins, et la rcurrence du terme souvent ( Les faiblesses dun livre sont souvent On dit souvent que les prfaces ) ce premier , donc, procde trangement une double exclusion, ou un double dcentrement du livre quil introduit pourtant. Premirement, la dclaration dintention que lon sapprte lire met immdiatement en porte--faux le livre rel qui suit, par rapport un livre idal, dont on ne sait encore rien. Et pour cause, il appartient justement la dclaration dintention, dont la modestie proclame parat de ce fait malicieuse, et dannoncer lobjet rel, et de poser lidal par rapport auquel on apprciera les grandeurs et faiblesses du

    5

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    premier. Deuximement, lordre de lecture propos dans la seconde partie du est pour le moins dconcertant, puisquil commence par prconiser la lecture pralable de la conclusion du livre, pour aussitt prciser que cette avantageuse lecture permettrait de faire lconomie de celle de tout le reste , congdiant ainsi, et le corps du livre, et lAvant-propos, dont on peut tout de mme rappeler que nous nen sommes qu la septime ligne, autant dire, que nous nen avons encore pris aucune connaissance ! Cest peine si, passe la deuxime de couverture, on ne nous invitait pas refermer louvrage (et il nest pas impossible que certains lecteurs, fussent-ils deleuziens , est suivi ce conseil la lettre).

    Mais tout cela ne relve-t-il pas dun artifice manir ? Non. Non, tout dabord, parce quil est vrai que la conclusion, qui reprend le titre mme de louvrage ( Diffrence et rptition , p. 337), et qui stend sur prs de 60 pages (autant, donc, que les chapitres proprement parler), offre une rptition synthtique des principaux lments doctrinaux du livre, bien quen adoptant un nouvel ordre dexposition, et en organisant une cohrence sans doute originale quil conviendra in fine dinterroger. Non, en outre, parce que la distorsion, plus que conjecture, proprement annonce, entre le livre idal et le livre rel, structure dj lAvant-propos lui-mme et y trouve en retour une explication, sous un rapport double du livre au temps prsent.

    En effet, tout cet Avant-propos est organis en deux mouvements : 1 le premier comprend les 2, 3 et 4, et concerne le livre rel, son sujet ( 2), son origine ( 3), son but (que la pense devienne une agression : 4), dans leur rapport au temps prsent du monde de la culture ( lair du temps et au monde moderne, 2 ; la vie moderne , 3). 2 Le second mouvement du texte couvre les quatre derniers ( 5-8, partir de Un livre de philosophie doit tre ), et emprunte des formulations nettement prescriptives ( un livre de philosophie doit tre ; les concepts doivent avoir une cohrence , 5 ; Il appartient la philosophie moderne de surmonter , ce que ce livre aurait d rendre prsent , 6 ; et encore dans le 8, La recherche de nouveaux moyens dexpression philosophiques doit tre aujourdhui poursuivie ). Sesquisse ainsi, par touches, ce que ce livre devrait, ou aurait d tre idalement. Or on remarque que ce livre idal entretient un rapport au temps prsent tout fait diffrent de celui mentionn dans la 1re partie. A une philosophie de facto dans lair du temps , rpond lidal dune philosophie contre ce temps , selon le mot de la seconde Considration inactuelle de Nietzsche, que Deleuze cite au 6. A une pense moderne adquate au monde moderne (les deux expressions se trouvent regroupes au 2), rpond la tche idale de rendre prsent une cohrence qui nest pas de notre modernit, ou comme il est dit la fin du 6, une cohrence qui nest pas plus la ntre, celle de lhomme, que celle de Dieu ou du monde ( 4).

    Peut-tre le hors lieu o les premires lignes faisaient passer le livre venir, sindique-t-il dans ce glissement de lair du temps ce qui joue contre lui, glissement qui est aussi bien la tension interne dune philosophie qui est inscrite dans son temps et cependant prend pour objet ce qui uvre lencontre de ce temps, et, lencontre de sa conscience de soi, autrement dit, ce qui travaille le faire devenir autre. Cet objet, ce sont certaines forces dites de diffrence et de rptition.

    I. La philosophie dans lair du temps : symptomatologie, diagnostique, clinique ( 2-4)

    1) Lair du temps , sa symptomatologie, et le commencement philosophique ( 2)Tout semble commencer dune manire hglienne : puisquil parat que nous sommes

    tous fils de notre temps, le sujet trait ici est manifestement dans lair du temps . Mais la cohrence intrieure dun esprit du temps identifiable, Deleuze prfre llment dextriorit vague, subtil ou rarfi, dun courant dair. Le terme dair, quil ne faut sans

    6

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    doute pas surinterprter, revient tout de mme avec une frquence telle dans les crits de Deleuze des annes 1960, que lon peut tenter de lui donner une valeur prcise, susceptible dclairer une manire de commencer en philosophie. Ce terme fait jouer deux rseaux de signification. Dune part, dsignant un lment indispensable du vivant, il apparat souvent lorsquil est question dvaluer, dans le moment actuel de la culture, des possibilits de crativit philosophique comprise comme activit vitale. Deux exemples simplement :

    1) Dans larticle de 1964 Il a t mon matre , Deleuze salue lart de ceux qui nous frappent dune radicale nouveaut, ceux qui savent inventer une technique artistique ou littraire et trouver les faons de penser correspondant notre modernit, cest--dire nos difficults comme nos enthousiasmes diffus , et qui, comme Sartre, savent faire passer de lair pur quand il[s] parl[ent], mme si cet air pur () est difficile respirer ( Il a t mon matre , Lle dserte, p. 109).

    2) A partir des annes 1970, la formule kierkegaardienne : du possible sinon jtouffe , revient plusieurs fois pour faire entendre lexigence constamment revendique par Foucault de penser autrement , o le travail philosophique nourrit la tche thique dune dprise de soi.

    Dautre part, lair forme un milieu extrieur, un milieu ambiant et non pas une chose cernable, un milieu de circulation et de dispersion plutt quun objet qui nous fait face1. Aussi soffre-t-il moins lidentification qu une valuation ou une reconnaissance qualitative adquate un lment foncirement multiple et htrogne. Cest ainsi que dans les premires lignes de larticle A quoi reconnat-on le structuralisme ? , paru en 1972 mais dont la rdaction remonte 1967, et est donc contemporaine de celle de Diffrence et rptition, Deleuze renonce la question Quest-ce que le structuralisme ? au profit dune critriologie plus propice suivre les singularits de recherches en cours, diffrentes et communicantes : Penseurs trs diffrents, et de gnrations diffrentes, certains ont exerc sur dautres une influence relle. Mais le plus important est lextrme diversit des domaines quils explorent. Chacun retrouve des problmes, des mthodes, des solutions qui ont des rapports danalogie, comme participant dun air libre du temps, dun esprit du temps, mais qui se mesure aux dcouvertes et crations singulires dans chacun de ces domaines 2. On retrouve dans un article de mars 1968 pour La Quinzaine littraire, o Deleuze voque le livre quil vient de finir, et le problme de la vitalit cratrice dans la culture, et celui de lapprhension de ce milieu culturel comme un lment foncirement htrogne et dispers :

    Jai fini ce livre [sur la rptition]. La rptition et aussi bien la diffrence, cest la mme chose, sont des catgories actuelles de notre pense. Cest le problme des rptitions et des invariants, mais aussi des masques, des dguisements, des dplacements, des variantes dans la rptition. Les philosophes, les romanciers, tournent autour de ces thmes qui signifient srement quelque chose quant notre poque. Les gens pensent ces thmes trs indpendamment les uns des autres. Quoi de plus gai quun air du temps ? Cest mon thme aussi de mon ct, cest ce qui me souci, bien involontairement. Cest ce que jai cherch, sans le faire exprs, chez tous les auteurs que jaimais. Il y a actuellement beaucoup dtudes profondes sur ces concepts de diffrence et de rptition. Tant mieux si jy participe, et si, aprs dautres, je pose la question : comment faire en philosophie ? Nous sommes la recherche dune vitalit. Mme la psychanalyse a besoin de sadresser une vitalit chez le malade, que le malade a perdue, mais la psychanalyse aussi. La vitalit philosophique est

    1 Songeons la remarque de Ricardo selon laquelle lair, sil tait appropriable comme lest la terre, ferait galement lobjet dune rente (une rente arienne). Ricardo, Principes de lconomie politique et de limpt, Flammarion, p. 64 : Si lair, leau, llasticit de la vapeur et la pression de latmosphre pouvait avoir des qualits variables et limites ; si lon pouvait, de plus, se les approprier, tous ces agents donneraient une rente, qui se dvelopperait mesure que lon utiliserait leurs diffrentes qualits .2 A quoi reconnat-on le structuralisme ? , Lle dserte, p. 238.

    7

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    trs proche de nous, la vitalit politique aussi. Nous sommes proches de beaucoup de choses et de beaucoup de rptitions dcisives et de beaucoup de changements 3.On sera sensible la proximit de ce propos avec le passage de lAvant-propos auquel

    je reviens maintenant : Le sujet trait ici est manifestement dans lair du temps. On peut en relever les signes de linconscient, du langage, de lart (DR, p. 1).Le rapprochement de ces deux extraits suscite trois remarques :1) Premirement, le sujet qui concerne le travail de Deleuze sur la diffrence et la

    rptition nest pas lobjet dune dcision subjective, mais leffet involontaire produit par la sensibilit un certain nombre de productions thoriques et artistiques, qui valent comme des forces contraignantes. Est dj en uvre ici la critique tablie ds Proust et les signes de la coappartenance classiquement affirme de la pense et de la bonne volont (la pense serait spontanment porte par une volont du vrai, comme du bien et du beau), que Deleuze reprendra dans DR pour lui substituer lide dune exercice toujours forc des facults, dune violence congnitale la pense qui la force penser (cf. DR, III).

    2) Deuximement, cette entre en matire ne relve ni dun questionnement introspectif ou de donnes immdiates de la conscience, ni dun projet de fondation, ni daucune prtention avant-gardiste. Bien au contraire, il sagit dabord de relever les signes du temps, et dadopter ainsi la dmarche symptomatologiste que Deleuze a dj thmatis travers sa lecture de Nietzsche en 1962 (Nietzsche et la philosophie, pp. 82-83), et quil reprend avec prcision dans les premires pages de Prsentation de Sacher-Masoch en 1967. Selon cette dmarche, lartiste, le philosophe sil est en forme, se fait mdecin de la civilisation, cest--dire en premier lieu dchiffreur de signes nouveaux, quil capte et quil rend sensible par son uvre mme.

    3) Enfin, troisime remarque, ces signes quil sagit de relever ne sont pas produits par le philosophe Deleuze ; ils sont produits ailleurs, par dautres pratiques, mis de domaines divers touchant non seulement la philosophie, mais galement les sciences humaines et les arts ( linconscient, le langage ) : se ctoient ainsi la philosophie heideggerienne, le structuralisme en anthropologie et en psychanalyse, le nouveau roman Rappelons simplement lactualit ditoriale auquel renvoie cette numration ple-mle : en 1966, les Ecrits de Lacan, le troisime volume des Questions de Heidegger, Les mots et les choses de Foucault ; en 1967, Derrida publie La voix et le phnomne, De la grammatologie, et Lcriture et la diffrence auquel Deleuze fait peut-tre allusion lorsquil mentionne la dcouverte dans toutes sortes de domaine dune puissance propre de rptition, qui serait aussi bien celle de linconscient, du langage, de lart , puisque dans la bibliographie thmatique qui clt Diffrence et rptition, on peut lire en face de lentre Derrida, Lcriture et la diffrence : Diffrence et rptition dans linconscient, le langage et luvre dart 4. Concernant lart du roman contemporain , Deleuze mentionnera dans le corps du livre, notamment, La Modification de Butor, mais galement les uvres et rflexions thoriques du groupe de Tel Quel, dont les longs changes lors du Colloque Dbats sur le roman de Cerisy-la-Salle, en septembre 1963, paraissent au printemps 1964 dans le n 17 de la revue Tel Quel. (Les deux longs extraits reproduits dans le premier volume des Dits et crits de Foucault, textes 22 et 23, contiennent ce propos beaucoup dchanges concernant la question de la rptition et du double).

    3 Sur Nietzsche et limage de la pense , in Lle dserte, pp. 196-197.4 Et en 1968 (Deleuze rdige probablement lAvant-propos autour des mois de fvrier-mars) : Heidegger, Questions I et II ; Lvi-Strauss, Mythologiques III ; Michel Serres, Le systme de Leibniz et ses modles mathmatiques ; Blanchot, Lentretien infini ; Chomsky, Le langage et la pense, Structure syntaxique, Linguistique cartsienne ; Foucault, Larchologie du savoir ; Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux ; G-G. Granger, Essai pour une philosophie du style

    8

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    2) Le diagnostique : un anti-hglianisme gnralis quelques problmes sur le rapport de Deleuze Hegel ( 2)Au temps de la symptomatologie, succde celui du diagnostic qui permet de ressaisir

    la multiplicit des travaux mentionns ple-mle dans une orientation principale : Tous ces signes peuvent tre mis au compte dun un anti-hglianisme gnralis de la diffrence et de la rptition . Ce passage appelle tout dabord deux remarques sur la forme gnrale de ce

    diagnostic. Dune part, il sagit dun diagnostic assez spcial, puisquil nindique quindirectement une pathologie ou une crise, mais directement une mergence, savoir une nouvelle manire de penser qui, par contre-coup seulement, signe la faillite de lancienne manire quelle supplante les termes la diffrence et la rptition ont pris la place indique cette ide de substitution qui semble carter tout rapport gntique entre les deux modes de penser, danticipation du 2nd dans le 1er ou dvolution du 1er vers le 2nd. Dautre part, sil concerne tous les domaines aviss prcdemment, ce diagnostic fait rfrence un philosophe, et introduit une terminologie technique qui marque une premire position spcifiquement philosophique du problme que Deleuze entend traiter ce quattestera la pronominalisation de la dernire phrase : nous voulons penser .

    Considrant prsent lobjet mme du diagnostic, il reoit une double caractrisation : lhglianisme dune part, la reprsentation dautre part. Or lidentification de ces deux aspects videmment trs problmatique. En effet, la philosophie hglienne saffirme comme lune des premires et des plus minentes tentatives menes pour dpasser la reprsentation, que Hegel dfinit au 20 du Concept prliminaire de la philosophie comme une pense, soit immdiate, soit mdiatise par les rapports dentendement (du type rapport de luniversel au particulier, rapport de la cause leffet), mais qui, dans les deux cas, se contente de rflchir les dtermination par lesquelles elle rend raison du rel, cest--dire de tenir ces dterminations comme donnes, figes, finies, opposables dans un formalisme abstrait, bref, une pense incapable de rendre compte du mouvement de production de ses dterminations, cest--dire de sa propre ncessit conceptuelle5.

    Dans cette vue gnrale, Deleuze sinscrit dans lhorizon ouvert par lexigence hglienne datteler le savoir philosophique au mouvement effectif de la dtermination, cest--dire au mouvement rel du rel en train de se faire6, et cette fin, de le soustraire 5 Rappelons que pour Hegel, le fait que ces dterminations soient rapportes subjectivement un difice transcendantal cens les fonder, ne change rien laffaire, et ne leur confre gure de ncessit, puisque cette fondation reste elle-mme contingente, tout comme la subjectivit quelle rclame.

    Profitons de cette occasion pour annoncer le travail quil nous faudra faire concernant le rapport de Deleuze avec lidalisme allemand. Ce que nous verrons de prs, concernant Diffrence et rptition, cest limportance cruciale de Kant, dont la Critique de la raison pure alimente profondment la pense deleuzienne du temps, mais aussi lide de pense reprsentative, et plus largement, lide dune critique de la pense pure . La structure mme de Diffrence et rptition en tmoignera, puisquon pourra y trouver, dans un ordre boulevers quil conviendra de justifier, une logique formelle dpasse dans une logique transcendantale, une dialectique transcendantale comme thorie de lIde et de ses usages, et in fine, une esthtique transcendantale ou doctrine de ltre du sensible qui trouvera sa pierre angulaire dans la reprise par Mamon de la notion kantienne de quantits intensives. Mais il semble quil faille distinguer, dun ct, cette rfrence Kant, massive, claire, matrise, dleste de tension, comme dans le rapport un ennemi que lon connat bien dsormais et que lon peut ctoyer du mme coup sans crainte, pour lui emprunter occasionnellement armes ou tactiques, et dun autre cot, bien plus dlicate, la rfrence Hegel, auquel nul emprunt nest reconnu, nulle complicit admise ce qui nous vaut de la part de Deleuze les raccourcis les plus brutaux, des lectures qui parfois paratront grossires si lon ny discerne pas linquitude dune diffrence en train de se faire.6 Cest sur cette base que lon comprendra le recours de Deleuze Kierkegaard, dont la critique porte, non pas sur le projet de Hegel ainsi formul, mais sur les moyens emprunts pour le faire aboutir,

    9

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    lanthropologisme qui part de la rflexion subjective, et sen tient toujours des dterminations contingentes, simplement reprsentes subjectivement, bref, extrieures la chose mme, rifies dans des oppositions abstraites et contingentes.

    Sur quoi porte alors la critique deleuzienne de Hegel ? Lordre des raisons est le suivant : si lon dfinit la reprsentation par le primat de lidentit, et si le schma de la contradiction est un procd pour subordonner la diffrence lidentit, alors simpose la conclusion suivante : Hegel naurait finalement atteint, comme les philosophes de la rflexion quil critiquait, que le mouvement abstrait du rel ou son mouvement reprsent, cest--dire le mouvement de la dtermination seulement rflchi dans les dterminations figes et contingentes de lentendement, mais non pas le processus effectif par lequel des diffrences sengendrent dans ltre et la pense. Le nud de cette critique, suggr dans notre passage et qui sera dvelopp dans le 1er chapitre (pp. 61-82), tient donc au rapport de la diffrence et de lidentit, la comprhension de la diffrence comme contradiction, et sa subordination lidentit. Largument donn cet endroit, selon lequel la diffrence nimplique le ngatif, et ne se laisse porter jusqu la contradiction, que dans la mesure o lon continue la subordonner lidentique , fera lobjet dune exposition approfondie dans le 1er chapitre. Mais rappelons dores et dj quil est esquiss ds 1954, dans le compte-rendu du livre de Jean Hyppolite paru lanne prcdente, Logique et existence : essai sur la logique de Hegel. Dans cette recension, Deleuze commence par restituer trois points principaux qui se dgagent des dveloppements dHyppolite :

    1) Dune part, Hyppolite montre comment la doctrine hglienne du Savoir absolu affranchit la philosophie de toute rflexion dans une finitude anthropologique, en comprenant labsolu, non comme une rflexion de lhomme, mais une rflexion de labsolu dans lhomme 7.

    2) Dautre part, il montre que cette leve de lhypothque anthropologique implique de reconnatre la corrlation entre le niveau phnomnologique de la conscience, comprise comme diffrence extrieure de la rflexion et de ltre , et le niveau logique de la diffrence interne de ltre lui-mme 8 (lorsque la diffrence extrieure de la conscience est retourne dans le soi, les moments phnomnologiques se prsentent alors comme des concepts dtermins et comme leur mouvement organique fond en soi-mme ).

    3) Sur cette base, il esquisse enfin dans la conclusion de son livre lorientation suivant laquelle cette autonomisation par rapport lanthropologique et la reprsentation subjective peut donner lieu une ontologie de la diffrence , en vertu dune identit absolue de ltre et de la diffrence.

    Deleuze indique au terme de son compte rendu ce qui napparat encore que comme une timide hypothse, et qui sera repris douze ans plus tard comme une faille rdhibitoire de la dialectique hglienne :

    Dans lempirique et dans labsolu, cest le mme tre et cest la mme pense ; mais la diffrence de la pense et de ltre est dpasse dans labsolu par la position de ltre identique la diffrence et qui, comme tel, se pense et se rflchit dans lhomme. Cette

    savoir une logique dialectique propre lidalit et non une logique transcendantale comprise comme dialectique de lexistence . Nous verrons cela dans trois semaines.7 Le principe de lanthropologisme, cest de faire driv le savoir de la conscience, quelle soit empirique ou transcendantale, cest--dire dune rflexion formelle et extrieure la chose mme : La conscience empirique est une conscience qui se dirige sur ltre prexistant et relgue la rflexion dans la subjectivit (Hyppolite, cit par Deleuze, Lle dserte, p. 19). Kant nchappe pas cet cueil, car la conscience critique est une conscience qui rflchit le soi de la connaissance, mais qui relgue ltre dans la chose en soi. Kant dpasse le psychologique et lempirique, mais en restant dans lanthropologique. Tant que la dtermination nest que subjective, nous ne sortons pas de lanthropologie (Lle dserte, p. 19).8 Id., p. 19.

    10

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    identit absolue de ltre et de la diffrence sappelle le sens. Mais il y a un point dans tout ceci, o M. Hyppolite se montre tout fait hglien : ltre ne peut tre identique la diffrence que dans la mesure o la diffrence est porte jusqu labsolu, cest--dire jusqu la contradiction. La diffrence spculative est ltre qui se contredit. La chose se contredit parce que, se distinguant de tout ce qui nest pas, elle trouve son tre dans cette diffrence elle-mme ; elle se rflchit seulement en se rflchissant dans lautre, puisque lautre est son autre. Cest le thme que M. Hyppolite dveloppe en analysant les trois moments de la Logique, ltre, lessence et le concept. A Platon comme Leibniz, Hegel reprochera de ne pas tre all jusqu la contradiction, den tre rest lun la simple altrit, lautre la pure diffrence. Ce qui suppose au moins que non seulement les moments de la Phnomnologie et les moments de la Logique ne sont pas des moments dans le mme sens, mais aussi quil y a deux manires, phnomnologique et logique, de se contredire. Aprs le livre si riche de M. Hyppolite, on pourrait se demander ceci : ne peut-on faire une ontologie de la diffrence qui naurait pas aller jusqu la contradiction, parce que la contradiction serait moins que la diffrence et non plus ? La contradiction nest-elle pas seulement laspect phnomnal et anthropologique de la diffrence ? (Lle dserte, pp. 22-23)La question que pose ici Deleuze La contradiction nest-elle pas seulement

    laspect phnomnal et anthropologique de la diffrence ? , sonne comme une provocation lorsquon se souvient que la contradiction, chez Hegel, anime dj le mouvement logique, cest--dire llment abstrait de la pense comme totalit en dveloppement de ses dterminations (Concept prliminaire, 19, Vrin, p. 35), indpendamment de toute altrit sujet-objet, de toute intuition et de toute conscience, bref, de tout prdicat anthropologique. Ce que la question deleuzienne semble suggrer, cest que la contradiction ne serait que la manire dont la diffrence, en quoi consiste toute dtermination, et ltre mme (cest ce que Hyppolite tente de montrer), se rflchirait pour une conscience, et pour un sujet. Autrement dit, il sagirait de montrer que le statut phnomnologique assign dans la Phnomnologie de lesprit au mouvement dialectique de la ngativit, et le rle quy tient la contradiction dans le dploiement des diffrents types de position de conscience, ne peuvent quindment tre transposs au niveau de la pense pure, et prtendre valoir pour lensemble du mouvement des dterminations de ltre. Do simposerait la tche de rtablir une ontologie de la diffrence sur la base dun nouveau concept de diffrence soustrait la dialectique conscientielle de lidentit soi et de lalination dans lautre (et peut-tre une nouvelle doctrine du concept, diffrente de celle de Hegel9). En rsum : la dialectique, lpreuve de la contradiction, le mouvement de la ngativit, ne caractriserait quune dialectique toute conscientielle, valant pour la conscience, soumise au rquisit de toute conscience : le primat de lidentit (identit soi).

    Or lorsquil reprend dans notre passage de lAvant-propos cette ide selon laquelle la contradiction ne serait quune manire anthropologique, cest--dire subordonne la condition didentit que doit satisfaire toute reprsentation pour une conscience ou un sujet, denvisager la diffrence, Deleuze dispose dun nouveau plan de rfrences qui lui permet de prciser l anti-hglianisme quil dit constater avant de le revendiquer pour son propre

    9 Si Deleuze affirme que Hegel a fauss la nature de ce mouvement, et la comprhension du rapport entre lidalit et leffectif, alors on doit exiger de lui quil montre que la comprhension hglienne mme du concept nest pas suffisante. La critique deleuzienne, pour tre tenable, devra aller jusque-l. Aussi sindique dj ici un enjeu philosophique de ltude la diffrence : il sagit dabord de dgager la prsence dans tous les phnomnes de la nature et de lesprit, dune diffrence qui ne soit pas seulement conceptuelle, rpte Deleuze, cest--dire dune diffrence qui ne se rduise pas, selon la manire hglienne, la diffrenciation interne du concept, et sa contradiction soi. Mais il sagit, corrlativement, de produire le concept dune telle diffrence non conceptuelle ; et si lon parvient jusque-l, il faudra bien statuer sur la nature de ce concept de la diffrence pure , qui ne peut justement plus sentendre au sens hglien. La thorie de lIde, labore dans le chapitre IV, trouvera l lune de ses motivations profondes.

    11

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    compte. Une rfrence majeure, en fait : Les mots et les choses de Foucault, auquel fait allusion lexpression monde de la reprsentation , et plus loin, celle de Cogito pour un moi dissous , que lon trouve ds 1966 dans larticle que Deleuze consacre cet ouvrage ( Lhomme une existence douteuse ). De cet ouvrage, Deleuze retient au moins deux lments cardinaux : premirement, lanalyse de la mutation pistmique qui destitue lespace ordonn de la reprsentation, sous lintervention des forces non reprsentables que sont la vie dans le vivant, les forces de production dans les conditions de lchange et du profit, lhistoricit des langues, les systmes des flexions, sries de dsinences et modifications des radicaux ; deuximement, lanalyse foucaldienne de cette mutation partir de Kant, substituant la mtaphysique de linfini de lge classique une analytique du fini qui trouve dans la vie, le travail et le langage ses structures transcendantales ( Lhomme, une existence douteuse , ID, p. 127). Mais il faut tenir compte, en outre, la rencontre de Klossowski et de sa lecture de Nietzsche : parution en 1963 du recueil Un si funeste dsir, qui contient notamment deux articles sur le rapport, chez Nietzsche, entre la mort de Dieu et la dissolution du sujet ; son intervention au colloque de Royaumont de 1964, Oubli et anamnse dans lexprience vcue de lternel retour du Mme ; mais aussi la parution dans la Nouvelle Revue Franaise, en cette mme anne 1964, de larticle de Foucault consacr la question des simulacres chez Klossowski, La prose dActon qui introduit dj le thme exploit en 1966 dans Les mots et les choses du doublet empirico-transcendantal, qualifi en 1964 de scission ontologique (ddoublement de soi destituant le soi de son identit au profit dun jeu de double et de simulation, de ddoublement et de dissimulation).

    Pourtant, la notion deleuzienne de reprsentation reste par certains aspects tributaire de son acception critique hglienne. Nous verrons par exemple que lanalyse des prsupposs envelopps dans limage de la pense reprsentative (cf. chap. III), si elle rinvestie bien la description foucaldienne de l pistm classique, ne vise cependant pas une configuration historiquement assignable, mais plutt, au sens o Hegel le dit de la reprsentation, une faon gnrale [de penser] toujours prsente (Concept prliminaire, 27). Cest alors dans l inactualit la plus immdiate que Deleuze pointe les brches mettant en pril la pense reprsentative (cohrence de lintemptestif). Une diffrence apparat dans lenjeu de la critique de la reprsentation : alors que pour Hegel, la reprsentation distingue la philosophie de la non-philosophie, la philosophie se voyant assigne lentreprise de transformer les reprsentations en penses , pour Deleuze, la faillite de la reprsentation affecte aussi bien la philosophie que la non-philosophie, et travaille dj la non philosophie (sciences humaines, arts) tout comme elle impose le renouvellement du concept philosophique lui-mme. Notons cet gard quen introduisant un vouloir penser ( Nous voulons penser ), la dernire phrase du paragraphe fait cho au caractre involontaire de lentreprise soulign prcdemment, et en marque la reprise active sous la forme dune difficult et dune tche : penser la diffrence en elle-mme , selon la formule reprise en titre du 1er chapitre, cest--dire sans la rabattre immdiatement sur un pour soi , et sans la faire dpendre de lidentit soi dun sujet ; tablir le rapport du diffrent avec le diffrent (cest la dfinition gnrale du simulacre cf. articles mentionns ci-dessus), au lieu de comprendre la diffrence comme une altration ou une ngation de lidentique. Le nous nonciateur, cet endroit, marque la premire insertion de linitiative revendique par le philosophe comme il le fera la fin des 6, 7, 8, chaque fois en dcalage par rapport au ton plus impersonnel qui domine le reste de lAvant-propos ( 6 : Nous croyons un monde o les individuations ; 7 : Nous avons donc parl de science ; 8 : Cest pourquoi nous avons d parfois intgrer , j.s.).

    3) Clinique : la vie moderne, la tche de la vie, et la philosophie de la diffrence ( 3)

    12

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    Cest la tche philosophique dgage au terme du 2nd paragraphe que reprend le 3me paragraphe, en en dplaant cependant sensiblement lorientation sous deux aspects :

    a) Il adopte tout dabord un nouveau point de dpart : il ne sagit plus de partir de la dissmination des motifs de la diffrence et de la rptition dans divers domaines de la culture, mais bien plutt de dcrire directement leurs manifestations concrtes et leur jeu complexe dans notre conduite.

    b) Il apporte ensuite des indications sur la dmarche suivie dans llaboration du livre ; il nest alors plus question de dgager un projet philosophique gnral ( penser la diffrence en elle-mme ) en partant, de manire ngative, de la puissance critique de la diffrence et de la rptition contre les formes de la reprsentation , mais de retrouver le travail positif et crateur de la philosophie : la proposition de deux concepts, partir de la logique propre aux processus de la diffrence et de la rptition.

    Telle est dailleurs la structure du paragraphe, qui claire ici la dmarche de Deleuze. A partir du constat de lenveloppement rciproque de la diffrence et de la rptition dans notre vie moderne (jusqu diffrence , au milieu du paragraphe), il sagit de suivre deux directions de recherche polarise chacune sur un concept selon une mthode thmatise par Deleuze dans le premier chapitre du Bergsonisme (1966) : dgager les tendances pures mlanges dans lexprience et les concepts qui leur correspondent, afin de saisir plus prcisment, de manire matrise , leur intrication dans les conditions de lexprience relle et non pas simplement possible. Comme dans le paragraphe prcdent, il sagit donc pour Deleuze de partir des manifestations de la diffrence et de la rptition. Mais contrairement lapproche symptomatologique qui consistait en la composition dun tableau de signes dgageant, ici et l, le travail des deux motifs luvre dans diffrents domaines de recherche, Deleuze part ici du constat que diffrence et rptition sont des processus qui simposent de manire immdiate comme des coordonnes actives de notre vie moderne . Aussi lapproche se fait-elle davantage clinique ( il faudrait une tude clinique trs systmatique, non encore faite, croyons-nous , DR, p. 371). Cest en ce sens, par exemple, que la rfrence initiale la strotypie fera lobjet de dveloppements sur les rptitions pathologiques, celles des nvroses obsessionnelles et celles de la schizophrnie (DR, pp. 371 et suiv.), mais aussi les compulsions propres la socit de consommation. Deleuze en tirera la tche clinique dun art requis de sinsrer dans la vie quotidienne10. (En cho notre passage de lAvant-propos, cf. DR, p. 375 : Mme la rptition la plus mcanique ).

    Lexpression notre vie moderne , qui ouvre le paragraphe, vient ainsi prendre la relve des expressions de pense moderne et monde moderne prcdemment voques. Elle rapporte prsent le travail philosophique aux coordonnes immdiates de lexistence, mais qui affectent aussi bien lordre collectif ( notre vie ), ou lessence relle de cette civilisation (p. 375).

    10 Plus notre vie quotidienne [// notre vie moderne ] apparat standardise, strotype, soumise une reproduction acclre d'objets de consommation... lessence relle de cette civilisation (pp. 371 et suiv.). Cf. les exemples emprunts la musique (Berg), la peinture (Warhol), au roman (Butor) qui pourraient illustrer l'opration de soutirer l'habitude, aux rptitions, des modifications, des variations dans le 3 de lAP do lide que ce matriau de dpart ne renvoie ni des donnes phnomnologiques, ni des faits psychologiques accessibles l'introspection nest pas quelque chose de disponible (pour la perception, les actes spontans d'une conscience), mais quil faut les oprations de l'art pour rvler ces jeux complexes de la diffrence et de la rptition. Par l mme, lart (moderne) claire sa valeur non reprsentative, en se confrontant des processus abstraits, sans images. Et par l mme, il prend une valeur exemplaire et imprative pour la philosophie, qui doit accomplir pour son compte le mme passage l'abstrait que celui dj accompli par l'uvre d'art moderne ?

    13

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    Or ce nouveau point de dpart nest ni dduit, ni construit, mais rencontr dans une situation que le texte deleuzien rend assez trange :

    Notre vie moderne est telle que, nous trouvant devant les rptitions les plus mcaniques, les plus strotypes, hors de nous et en nous nous ne cessons den extraire de petites diffrentes, variantes et modifications .Situation trange puisque, sans encore donner aucune dfinition, aucune

    caractrisation prcise de ce en quoi consiste ces forces de diffrence et de rptition (le lecteur se trouvant immdiatement aux prises avec des notions rptitions mcaniques , nues , secrtes , diffrentiel , simulacre , etc., dont la signification et la porte ne seront explicites que par la suite), elle tmoigne dun rapport dimmdiatet ( nous trouvant devant ) que ne soutient aucune introspection, aucun repli sur une intriorit subjective. Elle suggre seulement un complexe doprations sur des processus impersonnels, qui ne viennent pas de nous, ne sont pas de nous ( nous ne cessons den extraire restituent en nous et hors de nous ). Lexpression hors de nous et en nous , frquente chez Bergson, et qui revient ici deux fois, pose ainsi sur un unique plan, indiffrent lintriorit ou lextriorit dun moi, des processus de diffrence et de rptition qui ne forment ni une exprience psychologique, ni des donnes immdiates de la conscience, mais ce que Deleuze appelle la ralit vcue dun domaine sub-reprsentatif o seffectuent les conditions relles de lexprience (cf. les dernires lignes du chapitre I).

    Si lon considre dsormais lenchanement des deux premires phrases dcrivant limplication des processus de diffrence et de rptition, on remarque quelles sarticulent autour de ladverbe inversement qui signale une sorte de chiasme complexe :

    nous trouvant devant les rptitions les plus mcaniques, les plus strotypes, hors de nous et en nous nous ne cessons den extraire de petites diffrentes, variantes et modifications. Inversement, des rptitions secrtes, dguises et caches, animes par le dplacement perptuel dune diffrence, restituent en nous et hors de nous des rptitions nues, mcaniques et strotypes .Or ce chiasme instaure une circularit entre, dun ct, lopration continue,

    involontaire, de lordre de la synthse passive , par laquelle nous djouons les rptitions mcaniques ou strotypes par lextraction (et non linvention) de petites variations (cette opration sera dcrite au dbut du chap. II comme synthse passive de lhabitude), et dun autre ct, lopration impersonnelle de restitution de rptitions mcaniques et strotypes partir des rptition quanime, selon la description que Deleuze proposait de la structure dans son article de 1967, la circulation dune diffrence ou dun diffrentiel. Mais on voit aussitt quil sagit dun faux chiasme, ou dun chiasme asymtrique qui fait intervenir, lun et lautre de ses ples, des instances manifestement diffrentes. Des petites diffrences dun ct, des rptitions secrtes de lautre : ce sont l les deux lignes de fait, les deux directions de recherche dont Deleuze dira, dans la seconde partie de ce paragraphe, quelles sont lorigine du livre. Mais dj, que les phnomnes de diffrence et de rptition dont il sera question soient ici immdiatement rapports ce mouvement circulaire qui part de rptitions strotypes pour y revenir, cela rend suspectes deux interprtations peut-tre trop htives. 1 Dune part, cette exposition invite en effet ne pas chercher ici la position dun fondement ou dune origine vers lesquels il sagirait de rgresser, en sarrtant par exemple aux petites diffrences comme fait primitif, ou la diffrence comme chose en soi ; 2 viter de rabattre trop rapidement la distinction entre rptitions mcaniques et rptitions dguises sur une opposition morale, ou de voir dans la strotypie lordre mcanique, rifi, alinant, travers lequel se rejouerait encore une fois le schme humaniste de lmancipation. Cette circularit elle-mme, puis lnigmatique tche de la vie de faire coexister toutes les rptitions dans un espace o se distribue la diffrence , semblent bien plutt faire valoir une multiplicit de niveaux de rptition htrognes, qui ne sont pas actives sur les mmes plans bien quelles coexistent dans lhtrogne mme, y compris la

    14

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    rptition mcanique de la strotypie. Autrement dit, il y a des rptitions multiples ou complexes , comme lcrit Deleuze quelques lignes plus bas, cest--dire qui coexistent sur plusieurs niveaux dexistence. Le domaine sub-reprsentatif implique lui-mme une telle multiplicit de niveaux coexistants, et des dynamismes capables de la diffrencier et de les faire communiquer. (Dans A quoi reconnat-on le structuralisme ?, Deleuze identifiait explicitement de tels systmes de coexistence dune pluralit de niveaux de diffrence et de rptition, et les opposait la successivit dialectique des diffrences subsumes dans la rptition du mme. Cf. aussi lart. de 1968 Sur Nietzsche et limage de la pense ). Cest le chapitre II qui, explorant pour lui-mme le domaine vcu dune ralit sub-reprsentative , analysera ces multiplicits (non seulement les diffrences niveaux coexistants de synthses passives du temps habitude, mmoire, instinct de mort , mais aussi la multiplicit de niveaux de diffrenciation et de rptition pour chaque synthse par exemple pour la mmoire, selon la lecture deleuzienne de Bergson : cf. Chap. II ; et Conclusion, pp. 365-382).

    (Dans les discussions, Stphane Legrand rappelle la rcurrence de lexpression tche de la vie chez Freud, notamment dans Au-del du principe de plaisir, texte crucial pour Deleuze, justement, pour la rptition dans la troisime synthse du temps).

    La deuxime partie de ce 3me nintroduit quen apparence une rupture ( A lorigine de ce livre ). Si Deleuze ne prend pas la peine dinaugurer un paragraphe, cest que le travail des concepts dont il est question prsent sinscrit dans la continuit des processus complexes de la diffrence et de la rptition, et slaborent dans ces dynamismes (Deleuze en tirera aux 5 et 6 une consquence gnrale sur le type de concept requis dans une telle continuit, et lintrt suprieur de lempirisme cet gard). Il sagit donc de passer de la vague vocation de ces forces sub-reprsentatives llaboration des concepts permettant de les penser. Il nest donc plus question de la diffrence et de la rptition, et de leur co-implication profonde, mais des concepts de la diffrence et de la rptition, et de leur distinction, et de leur rencontre qui rpte dans lanalyse philosophique, en miroir, lintrication immdiate mentionne au premier abord :

    Ces deux recherches se sont spontanment rejointes, parce que ces concepts dune diffrence pure et dune rptition complexe semblaient en toutes occasions se runir et se confondre La dualit des axes directeurs reprend celle du titre de louvrage : dun ct la

    diffrence, de lautre la rptition. Et lenjeu de DR sera prcisment de faire apparatre une implication troite, voire une identification des deux concepts, si bien que la conjonction et , dans le titre, devra bien plutt indiquer une rencontre, une articulation profonde, prenant ainsi le contre-pied de notre comprhension immdiate qui nous porterait plus volontiers voir une opposition entre la diffrence, place du ct de lhtrogne, de lautre, du dissemblable, etc., et la rptition, comme le semblable, le mme, lidentique, lgal, etc. Mais le dpassement dune telle opposition ne pourra seffectuer qu la faveur dun effort critique en direction des formes sous lesquelles la pense philosophique, comme le sens commun, se reprsentent ordinairement la diffrence (comme une diffrence entre deux choses) et la rptition (comme ritration du mme). Car dans les deux cas, selon Deleuze, la diffrence et la rptition sont manques, apprhendes non pas en elles-mmes, mais indirectement, partir de la position dune identit : diffrer, cest scarter dune identit suppose, et rpter, cest reproduire une copie ou un modle. Ce que doit au contraire rvler une analyse rigoureuse des concepts de diffrence et de rptition, cest, en mme temps que leurs liens profonds, une puissance commune immdiatement critique qui fait clater les cadres du monde de la reprsentation. (Sur la solidarit que trouvent dans la pense reprsentative la diffrence et la rptition dans leur acception non critique, sur la critique

    15

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    deleuzienne de cette solidarit, et sur le programme dune articulation construite et consquente de la diffrence et de la rptition, cf. toute lIntroduction, et in fine, p. 41).

    4) De la tche de la vie la problmatique pratique : lcueil de la belle me ( 4)Le 4me sinscrit dans la continuit du prcdent. Sil est question de la vie et de la

    tche que lui imposent les forces sub-reprsentatives de diffrence et de rptition, sil est question de la faillite du monde de la reprsentation et des identits que nous y trouvions, des contradictions, thoriques mais aussi pratiques, qui sy logeaient, le problme pos dans les deux paragraphes prcdents requiert ncessairement de la part du discours philosophique quil se prononce sur les formes pratiques dun monde moderne soit disant dbarrass des jeux de lidentit et du ngatif, du mme et de lautre. Or Deleuze, non sans une certaine dramatisation, prvient une mcomprhension dont son projet pourrait ici faire lobjet : Il y a bien des dangers invoquer des diffrences pures () loin des luttes sanglantes . Et le plus grand danger, ajoute-t-il, serait de tomber dans les reprsentations de la belle me .

    Cest le lieu dune nouvelle explication avec Hegel, qui sintresse ds ses Travaux de jeunesse cette position de la conscience quest la belle me , et dont il trouve la figure symptomatique dans le Christ celui qui, en affirmant mon royaume nest pas de ce monde , se refuse, pour ne pas perdre sa puret, saffronter laction dans le monde, ou comme Hegel lcrira dans la Phnomnologie de lesprit, se donner la substantialit, transformer sa pense en tre 11.

    Pour cerner plus prcisment lcueil qui menacerait lentreprise deleuzienne, il faut donc regarder de plus prs la reprise que Hegel fait du thme de la schne Seele dans la Phnomnologie de lesprit, qui lui consacre la dernire section du chapitre VI consacre lesprit certain de soi-mme , avant de le reprendre dans la conclusion, la toute fin de la Phnomnologie ce qui souligne son importance o lesprit absolu sera prsent comme la rconciliation de la bonne conscience agissante (Gewissen) et de la belle me qui se refuse et soppose la partialit de laction. Or le point le plus important pour notre propos, cest que la belle me soit justement inscrite dans le mouvement de cette bonne conscience , ou selon la traduction dHyppolite la conscience agissante correspondant lindividualit morale concrte, et qui trouve dans la mdiation de la belle me sa ngativit. Trois remarques ce propos : 1) Dune part, comme individualit morale concrte, la conscience agissante dpasse le moralisme subjectif kantien, en ce quel trouve le devoir comme immanent une situation daction singulire, ou engagement concret ; 2) Mais ds lors, et cest le second point, le Soi de la conscience agissante, ou son universalit, ne peut consister seulement dans laction particulire, mais avant tout dans llment de la conviction, en tant que cette conviction saccorde encore immdiatement cette action particulire et finie ; 3) Aussi, llment qui effectue le Soi correspondant cette position de la conscience, ce qui en recueille luniversel, ce nest pas laction elle-mme, mais le langage qui sassocie laction pour dire la conviction. (Comme toujours, dans la Phnomnologie, cest la position particulire de la conscience, le moment de lEsprit, qui dtermine chaque fois la fonction particulire du langage. Ici, llment duniversalit du langage effectue la conviction, mais en tant quil ne sabstrait pas de la situation concrte de laction). Or cest prcisment par cette mdiatisation du langage de la conviction que la bonne conscience se dvoie dans la belle me lorsque luniversalit de la conviction recueillie dans le langage sabstrait de la particularit de laction, cest--dire aussi bien, lorsque le langage se dcolle pour ainsi dire de la situation singulire daction, et entre en contradiction avec elle, comme

    11 Le sens gnral de la critique hglienne de la belle me a t fix par Goethe dans le livre du Wilhelm Meister, Confession dune belle me : le refus de l idalisme subjectif qui nglige la nature objective et laction concrte dans le monde (J. Hyppolite, Gense et structure, p. 498).

    16

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    luniversalit de la conviction sopposant la finitude de laction concrte. La bonne conscience cesse alors dtre agissante, et sintriorise, se refuse radicalement toute confrontation avec le monde pour maintenir dans une intimit aussi pure quabstraite lintention du cur.

    A la lumire de lanalyse hglienne, la mprise contre laquelle les formulations assez elliptiques de Deleuze entendent nous prmunir trouve un claircissement. Le risque que comporte le travail dont Deleuze vient de prciser la double origine, est daboutir une vue purement contemplative des forces dont il est dit pourtant quelles ont directement prises sur notre vie , et par l mme, de soustraire cette vie toute vise thorique et pratique de ces forces. Relisons le texte : le plus grand danger est de tomber dans les reprsentations de la belle me (j.s.). Notons quil serait dj fort embarrassant, lorsquun proclame prendre acte de la rupture consomme avec le monde de la reprsentation , de retomber aussitt dans des reprsentations . Mais il faut encore couter ce que dit la belle me : Rien que des diffrences, conciliables, fdrables, loin des luttes sanglantes. La belle me dit : nous sommes diffrents, mais non pas opposs (j.s.).

    Nous sommes diffrents, puisque chacun sidentifie lintriorit pure dune conviction celle de la bonne conscience , mais non pas opposs, puisquil ny aurait dopposition que dans la confrontation active, par laction, la substantialit de ltre. Tel est ce qui risque de rapprocher lentreprise deleuzienne de la position de la belle me : lacclamation de diffrences tellement pures , tellement indpendantes du ngatif force de refuser, comme dit Hegel, de se confier la diffrence absolue (Phnomnologie de lesprit, tr. fr. Hyppolite, t. II, pp. 188-189), cest--dire de refuser lpreuve de lalination, limplication de la pense dans la ngativit. Rien que des diffrences , donc, en effet, mais des diffrences pour rire, des diffrences reprsentes, comme celles de nos convictions intimes et de nos vux (DR, Avant-propos, p. 3), toujours soustraits la seule diffrence importante quanime, selon Hegel, la ngativit de la substantialit.

    Il faut prter attention, cet gard, la mise en scne laquelle Deleuze procde ici : la belle me dit : nous sommes diffrents . Et Hegel montre justement que ce que la belle me retient de la position de la bonne conscience quelle mdiatise, cest de ne se donner deffectivit que dans le langage, et dassigner au langage la fonction adquate une telle position : celui dexprimer le Soi comme conviction, identit du vouloir lengagement singulier dans une situation dtermine (moralit individuelle concrte). Mais par la belle me, nous disons que nous sommes tous diffrents mais non pas opposs, parce que nous ne faisons justement que dire que nous sommes diffrents. Et ce nous lui-mme, diffrent de celui employ dans le prcdent, qui tait problmatique, indtermin, est ici le nous des diffrences concilies et fdres dans un langage lui-mme soustrait la ngativit du substantiel. Comme lcrit Hyppolite, pour la belle me, le monde nest que son discours qui lui revient sans avoir reu lempreinte dune objectivit authentique (Hyppolite, p. 499). Et de citer Hegel : La conscience na pas son tre-l, car llment objectif ne parvient pas tre un ngatif du Soi effectif, pas plus que ce Soi ne parvient leffectivit. Il lui manque la force pour saliner, la force de se faire soi-mme une chose et de supporter de ltre . Aussi la figure de la communaut enveloppant les diffrences pures des belles mes nest que celle, toute religieuse, du langage o sentre-exprime la puret des curs et des convictions intimes.

    Deleuze prolonge cette rfrence la belle me, en introduisant la notion de problme, que nous verrons lie celle de diffrence . La notion de problme tiendra en effet un rle crucial dans la doctrine de lIde qui, au chapitre 4, articulera sur elle tout le processus de dtermination du rel. On comprend que le risque de la belle me pse encore ce niveau, si lon impute la position des problmes une subjectivit pure de toute alination dans laltrit du monde, et que lon renvoie ce dernier, ses contradictions et ses luttes, la rsolution concrte de ces mmes problmes. On saisit lambigut que prendrait alors

    17

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    lexpression quironise Deleuze : seuls comptent les problmes et les questions . Mais pas plus que pour Hegel, il ne suffit pour Deleuze de rendre problmatique les convictions de la belles mes, de brouiller lgrement la puret de nos intentions en y introduisant quelques incertitudes toutes subjectives. Lentreprise de Deleuze sera tout au contraire dlaborer une notion de problmatique rendant compte dun certain tat objectif du rel, ou plutt quun tat, un processus qui se confond avec la gense de la dtermination comme mouvement de lIde.

    (On ne peut indiquer ici que des pistes pour la lecture venir du chapitre IV intitul Synthse idelle de la diffrence , dont le programme gnral est dexpliquer comme une multiplicit de valeurs diffrentielles qui constitue la virtualit dun systme quelconque, se synthtise rellement, et indpendamment dun foyer dunification conscientiel ou goque, pour produite une diffrence. Et ce programme est anticip dans le chapitre I par une histoire critique de la philosophie de la diffrence qui restitue les diverses stratgies par lesquelles on a pu dfigurer ce mouvement de la diffrence en train de se faire , i.e. le mouvement concret de la dtermination. Et dj au seuil de ce chapitre I, contre lopposition dans la forme binaire dun chantage lindiffrenci dune part (la nuit, comme chacun sait, toutes les vaches sont grises) et le diffrenci dautre part (cette vache-ci est rouge), Deleuze introduira cette instance gntique et progressive du problmatique (Ide) capable de rendre compte du passage de lindiffrenci au diffrenci. Il rservera alors ce processus la notion de diffrentiation , pour signifier que le problmatique est bien indtermin (et indiffrenci du point de vue de la logique catgorielle de la reprsentation), mais nullement sans diffrences (indiffrenti) dans la mesure o il consiste au contraire dans un systme pleinement positif de valeurs diffrentielles, petites diffrences ou diffrences pures , dont le synthse progressive (dterminabilit, dtermination rciproque, dtermination complte) constitue la raison suffisante des formations et transformations du rel empirique comme la force dagression relle de la pense (importance, cet gard, de lanalyse de linconscient diffrentiel la fin du chap. II)12.

    II. La philosophie contre son temps ( 5-8)

    1) La formule intempestive de la philosophie, et la signification de lempirisme cet gard ( 5-6) : que doit tre un concept ? Par roman policier, nous voulons dire que les concepts doivent intervenir, avec une zone de prsence, pour rsoudre une situation locale. Ils changent eux-mmes avec les problmes (DR, p. 3).La critique de la pense reprsentative, et lanti-hglianisme dont participe le projet

    deleuzien, se rpercutent ncessairement sur la conception du matriau propre la pratique

    12 Cette gense est dite transcendantale, en ce sens quelle est constitution de lexprience objective (dtermination objective des choses, penses, perceptions, actions), et quelle ne drive pas de lempiricit vcue par un sujet dj constitu. Mais cette gense est plus prcisment qualifie dempirico-transcendantale, et dite relever dun empirisme suprieur qui concerne lordre de constitution corrlative dun sujet et dun objet (constitution dune exprience relle et de son sujet associ), et non dun domaine dexprience possible en gnral. Outre la rfrence aux travaux en mathmatiques dAbel et de Galois, cruciaux pour la comprhension du problme et de son rapport ses solutions, il faudra prter attention la lecture croise que Deleuze fait de Kant, dun ct, pour la notion dIde objective et pourtant indtermine quant lobjet, dun autre ct, pour lide dune gense transcendantale , que Deleuze travaille partir dune analyse prcise de la Critique de la facult de juger, et qui lui permet de dgager chez Kant lui-mme la voie quemprunteront les post-kantiens, contre le Kant des deux premires Critiques : celle, non plus dun conditionnement statique de lexprience possible, mais dune dtermination gntique de lexprience relle (cf. Lide de gense dans lesthtique de Kant , in Lle dserte, pp. 79-101).

    18

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    philosophique : le concept. Les 5 et 6 nous introduisent ce problme ; ils engagent la redfinition deleuzienne de la philosophie critique comme empirisme transcendantal . Contre Hegel, Deleuze affirme la nature empirique du concept : celui-ci ne prend pas sens en vertu du mouvement logique qui lanime intrieurement ni par les contradictions qui le mdiatisent, mais par la zone de prsence immdiate o il intervient . Le verbe intervenir indique que le concept prend sens et valeur en fonction dun champ dextriorit, non en fonction dun dveloppement intrieur Il doivent avoir une cohrence entre eux, mais cette cohrence ne doit pas venir deux. Ils doivent recevoir leur cohrence dailleurs , DR, p. 3). Ce champ dintriorit qui est qualifi, en continuit avec le prcdent ( 5), comme problme . Le concept nest pas contemplatif mais a des sphres dinfluence ; il nest rflexif ou spculatif, mais rsolutif (do la rfrence lnigme rsoudre dans le roman policier ; cf. larticle de Deleuze : Philosophie de Srie noire , in Lle dserte). Il rsout une problmatique singulire au sein de laquelle il intervient, et qui dtermine localement sa valeur. Cest dire aussi que le concept est toujours variable, discontinu, et multiple. Un concept varie avec les problmes au sein desquels il intervient ; il peut disparatre si le problme est autrement construit pour rapparatre dans une nouvelle dtermination problmatique ; enfin, il trouve lui-mme consistance dans le rseau conceptuel qui actualisent les cas de rsolution du champ problmatique. (Noter lusage du pluriel : les concepts ils changent ).

    En vertu de cette premire caractrisation du concept philosophique, Deleuze modifie galement la conception kantienne du transcendantal . La zone de prsence que dploie un concept fait de ce dernier tout autre chose quune catgorie . Le concept empirico-transcendantal nest pas un rapport ni un acte synthtique gnral. Dans la mesure o il parat indissociable de son champ de prsence, il est indissociable de coordonnes spatio-temporelles relles dont il ne peut tre abstrait. On voit par l que Deleuze se place en porte--faux par rapport larchitecture kantienne de la Thorie transcendantale des lments . Dabord, la distinction esthtique transcendantale / logique transcendantale tombe, dans la mesure o lempirisme transcendantal conteste la possibilit dune analytique des concepts purs (catgories) autonome. Mais le ressort de ce dplacement se trouve dans le renouvellement de la thorie du schmatisme :

    [Les concepts] ont des sphres dinfluence, o ils sexercent, nous le verrons, en rapport avec des drames et par les voies dune certaine cruaut. () [Lempirisme] traite le concept comme objet dune rencontre, comme un ici-et-maintenant, ou plutot comme un Erewhon do sortent, inpuisables, les ici et les maintenant toujours nouveaux, autrement distribus (DR, p. 3).Au lieu denvisager le schme comme un intermdiaire entre les synthses sensibles et

    les synthses catgorielles, Deleuze, prenant les choses par le milieu , le redfinit comme un processus de dramatisation (do encore la rfrence la scnarisation de linvestigation policire), cest--dire des dynamismes spatio-temporels en quoi les concepts empirico-transcendantaux consistent. (Sur cette distinction du concept empirico-transcendantal, ou erewhon , et de la catgorie kantienne, et sur le sens dramatique pris dans le premier cas le schme, cf. DR, pp. 356, 364-365 et 388). Larchitectonique de lempirisme transcendantal modifie alors considrablement le dispositif de la Critique de la raison pure. Elle organise la thorie du concept selon la double polarit thorie du problme / thorie du sensible. La premire expose le mouvement de lidalit comme dtermination progressive de lIde problmatique : cest une dialectique transcendantale (chap. IV). La seconde expose les processus dactualisation rsolutive des problmes dans des complexes spatio-temporels : cest donc une esthtique transcendantale (chap. V), mais qui enveloppe dsormais le schmatisme. Ds lors que le schme nest plus subordonn aux spcifications de concepts purs de lentendement (catgories), et que ces derniers sont destitus au profit de diffrenciations immdiatement sensibles (concept empirico-transcendantal comme

    19

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    drame ), la partition kantienne esthtique / analytique des concepts / analytique des principes fait place une thorie du sensible qui unifie et prend sur elle les trois moments13.

    Cest donc tant contre Kant que contre Hegel, que Deleuze fait valoir cette premire caractrisation du concept empirico-transcendantal. Le point focal de ce double vis--vis, cest le statut de limmdiatet, et tout DR se prsente comme une doctrine de limmdiat, vulgairement dfigur par la pense reprsentative comme par la logique dialectique. Deleuze accorde cet gard une grande importance louvrage de Jean Wahl, Vers le concret, qui est prsent implicitement dans le 6me de lAvant-propos. Cest Wahl qui rhabilite, notamment, lici-et-maintenant, par-del la thmatisation hglienne de la certitude sensible dont Wahl critique la dialectisation artificielle par le truchement des universaux dun langage dj abstrait (Phnomnologie de lesprit, 1re partie, chap. 1 : La certitude sensible : le Ceci et ma vise du Ceci ; cf. lintroduction de Vers le concret ; et dans DR, pp. 73-74). Cest chez Wahl aussi que Deleuze trouve les mots du pote Blood exprimant la profession de foi de lempirisme transcendantal comme vritable esthtique : La nature est contingente, excessive et mystique essentiellement les choses sont tranges Lunivers est sauvage (DR, pp. 80-81). (Sur lexpression, au 6 de lAvant-propos : Lempirisme, cest le mysticisme du concept, et son mathmatisme , Franois Zourabichvili nous indique un article de Claude Imbert, que nous navons pas encore eu le temps de consulter. Dans les deux passages mentionns, pp. 3 et 80, ce mysticisme nous semble devoir tre rapport au thme de la conscience sensible, et au problme que pose limmdiatet sensible que lon veut viser sans la rabattre demble sur llment du langage compris comme un lment duniversalisation abstraite qui fausse aussitt la cohrence propre la prsence brute , qui soumet aussitt la prsentation des choses une rflexion reprsentative).

    Que le concept soit attach la singularit dune situation , un ici-et-maintenant variable, quil soit donc souple et intensif (selon lintensit variable de ses zones de prsence ; cf. ce que Frdric Worms dit cet gard des concepts de Bergson dans son Vocabulaire de Bergson, Ellipses), cela distingue nettement le concept empirico-transcendantal dun ralisme des universaux. Peut-tre Deleuze montre-t-il, cet gard, une affinit avec une approche nominaliste, par limportance quil accorde la variabilit et la singularit des concepts, qui se traduit dans une comprhension constructiviste de la pratique philosophique ( Je fais, dfais et refais mes concepts partir dun horizon mouvant, dun centre toujours dcentr, dune priphrie toujours dplace qui les rpte et les diffrencie ). Mais que le concept empirico-transcendantal soit rapport llment immdiat de complexes idels-sensibles (Ide problmatique/individuation intensive), cela le distingue tout autant dun nominalisme qui ferait des concepts des artifices irrmdiablement inadquats aux termes ultimes du rel, que dun nominalisme mthodologique y trouvant de simples instruments heuristiques. Il

    13 Dans ce dispositif encore, le critre opratoire est bien dcisif : un concept doit permettre de rsoudre une situation locale , cest--dire quil est li au processus de synthse idelle (selon le titre du chap. IV) du problme et avec ses conditions, qui sont toujours singulires, concrtes, variables, comme objet dune casuistique. (Intrt de lempirisme cet gard, comme mode dinvestigation des cas , des conditions singulires dun problme rapportant les questions du sens et de la valeur aux questions o , comment , quand , etc., plus impratives que la question dessence quest-ce que ? : cf.. lintervention la Socit franaise de philosophie La mthode de dramatisation ). La notion de dramatisation dsigne un processus dactualisation des Ides-problme (multiplicits virtuelles), qui inscrit directement les concepts dans lordre du sensible, cest--dire qui lie leur production des blocs despace-temps intensifs anticipant les espaces-temps extensifs dvelopps dans la reprsentation. En ce sens, le concept empiriste sapparente bien au schme kantien plutt quaux catgories , mais la condition de voir que le schme (comme drame ) nest pas subordonn aux spcifications conceptuelles, mais quil incarne ou actualise lIde virtuelle. Cest en ce sens que la thorie de la dramatisation est une thorie de lindividuation.

    20

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    ny a que lempiriste qui puisse dire : les concepts sont les choses mmes, mais les choses ltat libre et sauvage, au-del des prdicats anthropologiques ( 6). Contre le nominalisme, Deleuze affirme que les concepts sont les choses mmes, leffectif. Un point au moins sur lequel il saccorderait avec Hegel, sil ne comprenait tout autrement, et le concept, et leffectif.

    Reste que ce ralisme du concept mobilise un programme lourd, engageant le problme fondamental du rapport de ltre et de la pense, cest--dire, solidairement, lontologie et la thorie du sens. Ni particularits empiriques, ni universel abstrait , les concepts seront compris comme des modes de distribution des tants et des significations dans ltre univoque (cf. chap. I, pp. 53-55 : la notion de distribution nomade faisant cho lexpression, dans notre passage, les choses ltat libre et sauvage ), modes de distribution explicitement distingus de la manire dont le jugement, comme opration cardinale de la reprsentation, distribue le sens de ltre aux tants analogiquement et/ou hirarchiquement, selon les partages quen assurent les catgories. Cest cette problmatique que Deleuze introduit, la fin du 6me , avec la notion emprunte Samuel Butler d Erewhon

    nous dcouvrons le Erewhon, comme signifiant la fois le nulle part originaire [Vs distribution sdentaire du sens fixe par les catgories], et le ici-et-maintenant dplac, dguis, modifi, toujours recr ( 6, p. 3).Sur cette notion, cf. larticle Sur Nietzsche et limage de la pense , in Lle

    dserte, p. 196. Sur le concept-erewhon comme rgle de distribution diffrente de la distribution catgorielle de lexprience, cf. DR, chap. I, pp. 53-55.

    2) Le renversement de la premire formule dans lair du temps : dgager ce qui nappartient pas au temps prsent, mais joue contre lui et le fait devenir autre ( 6)La seconde partie du 6 adopte un surplomb normatif sur le livre rel, en reprenant le

    point de vue de la modernit : Il appartient la philosophie moderne de surmonter lalternative temporel-intemporel, historique-ternel, particulier-universel. A la suite de Nietzsche, nous dcouvrons lintempestif comme plus profond que le temps et lternit : la philosophie nest ni philosophie de lhistoire, ni philosophie de lternel, mais intempestive, toujours et seulement intempestive, cest--dire contre ce temps, en faveur, je lespce, dun temps venir (). Nous croyons un monde o les individuations sont impersonnelles, et les singularits, prindividuelles : splendeur du ON Deleuze reprend le point de vue gnral adopt dans le 2nd . Le monde moderne ,

    dont lavnement proclam annonait la faillite du monde classique de la reprsentation, trouve ici une qualification plus prcise : un monde o les individuations sont impersonnelles, et les singularits, prindividuelles : splendeur du ON . Splendeur : cest--dire que limpersonnalit de ce on , ne renvoie pas, comme chez Heidegger, linauthenticit ou la facticit de ltre-au-monde, mais plutt, comme chez Blanchot, un type dexprience pleinement positive. Cest dans cette impersonnalit quil convient de dcouvrir la cohrence encore sourde de notre modernit. (La critique de la thmatisation heideggerienne du on est reprise plusieurs fois dans DR ; cf. notamment p. 355).

    Dans un article de 1969 o il revient sur Diffrence et rptition (mais aussi sur Logique du sens), Deleuze propose de distinguer diffrentes formes de cohrence , auxquelles fait cho dans notre texte la notion de monde (cette distinction renvoie en fait un passage de Logique du sens qui la dveloppe prcisment en rapport avec les diffrentes modalits de lironie : cf. LS, 19me srie, pp. 162-166) : le monde classique trouve sa cohrence dans lindividu, est tout entier fond sur la forme dindividualit , coextensive ltre (Lle dserte, p. 198). Dans le monde romantique, la cohrence consiste dans la

    21

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    forme de la personne, coextensive ltre, cest--dire la reprsentation elle-mme, et suscite de nouvelles valeurs de langage et de vie (idem.). Et aujourdhui ? Deleuze explique : la spontanit daujourdhui peut-tre chappe-t-elle lindividu comme la personne , sans pourtant quil suffise de faire appel des puissances anonymes vagues et indtermines (qui renverraient le on linauthenticit). Sil y a prcisment un monde de singularits pr-individuelles, impersonnelles (Lle dserte, p. 198), cest bien quil y a l les termes dune cohrence, que Deleuze tente prcisment de rendre intelligible par lanalyse des dynamismes sub-reprsentatifs de diffrence et de rptition.

    Mais on voit immdiatement le problme que pose une telle cohrence, qui prend sur elle les nouvelles formes de vie, les valeurs de la culture et mme les modalits de laction politique14, mais qui, en mme temps, ne renvoie aucune identit fixe, stable, que ce soit sous la forme de ltre individu ou du moi personnel. Il y a l une tension qui traverse la pense deleuzienne, dans Diffrence et rptition comme plus tard dans Mille plateaux, et qui lui donne loccasion un ton dapocalypse (cf. DR, p. 375). De mme que la parole dapocalypse enveloppe ce paradoxe de prendre sens en fonction dune fin de monde qui serait en mme temps la rupture des conditions dnonciation de la parole apocalyptique elle-mme, de mme la parole laquelle la modernit, selon Deleuze, fait accder les singularits pr-individuelles et les individuations impersonnelles, dsigne une tension propre la philosophie deleuzienne. Cette tension consiste en ceci que, dun ct, Deleuze entend dgager les processus qui affectent spcialement notre monde actuel et ces processus sont donc compris, doivent tre compris selon lhistoricit dun monde moderne, dun nouveau milieu succdant dautres. Mais dun autre ct, la nature mme de ces processus semble inqualifiable du point de vue de lidentit dun monde de la culture, insaisissable ou non-intriorisable dans la conscience de soi dun tel monde. Et de ce second point de vue, les processus forment une cohrence tout fait paradoxale, comme lcrit Deleuze dans Sur Nietzsche et limage de la pense , une cohrence toujours venir, en dsquilibre par rapport elle-mme , qui double chaque monde et en dfait la cohrence historique. Cest cette cohrence disruptrice que Deleuze dsigne par la notion nietzschenne d intempestif , et quil dveloppera plus tard en accusant la distinction entre le devenir et lhistoire. Mais dj dans le dernier paragraphe de son article Renverser le platonisme , 14 Cf. pour ces trois points larticle Sur Nietzsche et limage de la pense , pp. 190-191 : Il se produit beaucoup de choses actuellement, cest une poque bien confuse, bien riche. Dune part, les gens ne croient plus gure au Je, au Moi, aux personnages ou aux personnes. Cest vident en littrature. Mais cest encore plus profond ; je veux dire que spontanment, beaucoup de gens sont en train de cesser de penser en termes de Je, et de Moi. La philosophie pendant longtemps a pos certaines alternatives : Dieu ou lhomme en termes savants : la substance infinie ou le sujet fini. a na plus grande importance : la mort de Dieu, la possibilit de son remplacement par lHomme, toutes ces permutations Dieu-Homme, Homme-Dieu, tout cela se vaut. Cest bien ce que dit Foucault, on na pas plus homme que Dieu, et lun meurt avec lautre. On ne peut pas sen tenir non plus lopposition dun universel pur et de particularits enfermes dans des personnes, des individus ou des Moi. On ne peut pas sen tenir cette distinction-l, mme et surtout sil sagit de concilier les deux termes, de les complter lun par lautre. Ce quon est en train de dcouvrir, actuellement, il me semble, cest un monde trs foisonnant fait dindividuations impersonnelles, ou mme de singularits pr-individuelles (cest cela, le ni Dieu, ni homme, dont parle Nietzsche, cest cela lanarchie couronne). Les nouveaux romanciers,ne parlent pas dautre chose : ils font parler [je souligne, cf. supra.] ces individuations non personnelles, ces singularits non individuelles. / Mais le plus important, cest que tout cela rpond quelque chose dans le monde actuel. Lindividuation nest plus enferme dans un moi, la singularit nest plus enferme dans un individu. Cest trs important, mme politiquement ; ainsi le poisson dans leau, la lutte rvolutionnaire, la lutte de libration Et dans nos socits riches, les formes de non-intgration si diverses soient-elles, les diffrentes formes de refus chez les jeunes gens, sont peut-tre de ce type Ceci nest pas thorique. Limportant, cest ce qui se passe actuellement .

    22

  • Sminaire Introduction la lecture de Diffrence et rptition de Gilles Deleuze Lille 3 UMR Savoirs et textes 2003-2004 semestre 2

    (dans la table des matires de Logique du sens, o cet article est reproduit en appendice, ce paragraphe est intitu