conservation et transformation du patrimoine vivant
TRANSCRIPT
UNIVERSITĂ PARIS-EST
ĂCOLE DOCTORALE VILLE, TRANSPORTS ET TERRITOIRES
Institut dâUrbanisme de Paris
ThĂšse de doctorat
AmĂ©nagement de lâespace, Urbanisme
Pierre-Marie TRICAUD
CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Ătude des conditions de prĂ©servation des valeurs des patrimoines Ă©volutifs
ThÚse dirigée par Thierry PAQUOT
Soutenue le 15 décembre 2010
Jury :
Pierre DONADIEU, IngĂ©nieur Agronome, Professeur Ă lâĂcole Nationale SupĂ©rieure du Paysage de Versailles-Marseille
François MADORĂ, GĂ©ographe, Professeur Ă lâUniversitĂ© de Nantes
Chris YOUNĂS, Philosophe, Professeur Ă lâĂcole Nationale SupĂ©rieure dâArchitecture de Paris-La-Villette
Remerciements
Je dois ce travail Ă un nombre de personnes dâautant plus grand quâil est le rĂ©sultat dâune pratique professionnelle de plusieurs annĂ©es, au cours desquelles jâai reçu de beaucoup.
Mais je veux citer plus particuliĂšrement :
M. Thierry Paquot, philosophe de lâurbain, professeur Ă lâInstitut dâUrbanisme de Paris, mon directeur de thĂšse, pour ses conseils et ses encouragements, les trois autres membres du jury (M. Pierre Donadieu, M. François MadorĂ©, Mme Chris YounĂšs), ainsi que M. Yves LuginbĂŒhl, avec qui jâai commencĂ© cette recherche avant de la rĂ©orienter dans le sens dâune capitalisation dâexpĂ©riences ;
Mme Mechtild Rössler, chef de lâUnitĂ© Europe au Centre du Patrimoine mondial, pour mâavoir introduit dans lâunivers des paysages culturels et mâavoir encouragĂ© Ă entreprendre ce travail ;
Mme Françoise Choay, M. Alain Roger, plusieurs fois citĂ©s au cours de cette thĂšse, ainsi que M. Christian Thibault, directeur du dĂ©partement Environnement urbain et rural Ă lâInstitut dâAmĂ©nagement et dâUrbanisme de la RĂ©gion dâĂle-de-France, qui ont bien voulu faire une lecture critique constructive de ses versions intermĂ©diaires ;
M. Pierre Prunet (1926-2005), architecte en chef des monuments historiques, qui mâa fait dĂ©couvrir la « restauration critique » par sa pratique et par sa pensĂ©e, crĂ©atives, rigoureuses et jamais dogmatiques ;
Ma famille, et notamment Laurence mon Ă©pouse, qui mâa au dĂ©part suggĂ©rĂ© lâidĂ©e de me lancer dans une thĂšse et mâa encouragĂ© quand je nây croyais plus, mes enfants Marie, Martin et Marguerite, qui mâont demandĂ© pendant des annĂ©es, plus longues Ă leur Ăąge quâau mien, quand jâallais la finir, et, si je remonte plus loin, mes parents par leur exemple : mon pĂšre (1922-1999), universitaire Ă une Ă©poque oĂč il fallait deux thĂšses, et ma mĂšre, qui mâa montrĂ© quâil nâest jamais trop tard en soutenant Ă 75 ans une thĂšse commencĂ©e aprĂšs sa retraite.
SOMMAIRE
Avant-propos : Résoudre la difficulté de conserver un patrimoine vivant ................................... 3
ProblĂ©matique : Quâest-ce que le patrimoine ? Quâest-ce que la conservation ? Comment lâassurer ? .......................................................................................................... 7
1 Patrimoine, valeur, authenticité, évolution ...................................................................................................... 9
2 Pour durer, le patrimoine doit-il ĂȘtre solide ou vivant ? ................................................................................ 51
3 ConsĂ©quences du caractĂšre Ă©volutif dâun patrimoine vivant sur sa transmission ......................................... 73
Enseignement des études de cas : Quelques exemples de patrimoines vivants et de questions soulevées par leur gestion ...................................................................... 75
1 Quâest-ce qui permet de dire quâun patrimoine Ă©volutif a conservĂ© ses valeurs ? Le cas des paysages viticoles ...................................................................................................................... 78
2 Quels éléments nouveaux sont acceptables dans un paysage reconnu ? Le cas des centrales nucléaires du Val de Loire ........................................................................................... 93
3 Préserver le patrimoine ou lui redonner vie ? Le cas des projets routiers ................................................... 111
4 Que signifient nature et authenticitĂ© dans la restauration dâun paysage ? Le cas de la renaissance de la BiĂšvre urbaine ........................................................................................................................................... 137
Discussion et dĂ©monstration : Essai dâune thĂ©orie de la prĂ©servation dynamique du patrimoine ..................................................................................................................... 185
1 Théories et pratiques de préservation dynamique du patrimoine ................................................................ 189
2 Quelles évolutions autorisent une « préservation dynamique » ? ............................................................... 199
Conclusion : On ne transmet pas sans transformer ......................................................................................... 225
Ăpilogue : le patrimoine et la vie .................................................................................... 231
Bibliographie ................................................................................................................. 235
P.-M. TRICAUD, 2010 3
Avant-propos : RĂSOUDRE LA DIFFICULTĂ
DE CONSERVER UN PATRIMOINE VIVANT
4 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
P.-M. TRICAUD, 2010 5
Résoudre la difficulté de conserver un patrimoine vivant
Il peut paraĂźtre surprenant de voir un architecte-paysagiste 1 â qui plus est venu de lâagronomie et non de lâarchitecture, comme beaucoup de ses confrĂšres â se lancer dans une recherche, non sur le paysage en tant que tel, ni sur les concepts souvent entendus de « paysages patrimoniaux » ou de « patrimoine paysager », mais sur le patrimoine en gĂ©nĂ©ral, ne considĂ©rant le paysage que comme lâun des champs en relation avec le patrimoine.
Or cette thĂšse est bien partie dâune rĂ©flexion sur le paysage. Mais il est bientĂŽt apparu que les observations faites sur le patrimoine paysager sâappliquaient Ă de nombreux autres types de patrimoine.
Notre point de dĂ©part est liĂ© Ă la reconnaissance des paysages culturels par le ComitĂ© du patrimoine mondial de lâUnesco, en 1992. Cette reconnaissance a Ă©tĂ© prĂ©parĂ©e pendant des annĂ©es par de nombreuses interventions, Ă©tudes, sĂ©minaires et travaux divers, mais câest la rĂ©union dâexperts de La Petite-Pierre, dans le parc naturel rĂ©gional des Vosges du Nord, en septembre 1992, qui est considĂ©rĂ© comme lâĂ©tape dĂ©cisive. Cette rĂ©union a formulĂ© la dĂ©cision adoptĂ©e par le ComitĂ© du patrimoine mondial en dĂ©cembre de la mĂȘme annĂ©e 2. Jâai eu la chance de participer Ă cette rĂ©union, pour laquelle il mâavait Ă©tĂ© demandĂ© de prĂ©parer un rapport exposant la problĂ©matique.
Les experts rĂ©unis Ă la Petite-Pierre et quelques autres 3 se sont retrouvĂ©s Ă plusieurs reprises par la suite (principalement entre 1999 et 2002), pour rĂ©flĂ©chir Ă
1 Lâarchitecte-paysagiste est lâarchitecte du paysage, câest-Ă -dire celui qui conçoit ou planifie les paysages et les espaces extĂ©rieurs, et non un architecte qui serait en outre concepteur de paysages. Il nây a pas de confusion avec lâarchitecte dans les pays qui emploient ce terme (landscape architect en anglais, Landschaftarchitekt en allemand, architecte-paysagiste en Belgique et au QuĂ©bec). En France, le renouveau de la profession ces vingt derniĂšres annĂ©es sâest fait sous le nom de paysagiste, mais ce terme demeure ambigu, puisquâil sâagit en rĂ©alitĂ© dâun adjectif, applicable au peintre paysagiste, Ă lâentrepreneur paysagiste, comme Ă lâarchitecte-paysagiste. Dâautres expressions ont prĂ©valu, telles que jardinier paysagiste ou architecte de jardins, Ă des Ă©poques oĂč lâactivitĂ© de cette profession Ă©tait plus limitĂ©e aux jardins. La tournure architecte-paysagiste semble donc celle qui correspond le mieux au champ dâactivitĂ© actuel de la profession et Ă son positionnement international. Dans Les Paysagistes (2009), Pierre Donadieu montre la polysĂ©mie du terme et dĂ©crit chaque catĂ©gorie particuliĂšre dont le nom le contient ; parmi celles-ci, lâarchitecte-paysagiste est dans les grandes lignes dĂ©fini comme ici.
2 Lors de sa 16e session, Ă Santa Fe (USA), le ComitĂ© du patrimoine mondial a modifiĂ© les Orientations devant guider la mise en Ćuvre de la Convention du patrimoine mondial, en y introduisant un article dĂ©finissant la notion de paysage culturel, comme lâune des catĂ©gories de biens culturels (§ 36, devenu § 47 dans la version rĂ©visĂ©e en 2005) et un article Ă©tablissant la typologie des paysages culturels (§ 39, devenu annexe 3, § 10 dans la version rĂ©visĂ©e, cf. infra pp. 42 sq.), ainsi quâen modifiant lâarticle relatif aux critĂšres dâĂ©ligibilitĂ© des biens culturels, de façon Ă tenir compte des paysages (§ 24, devenu § 77 dans la version rĂ©visĂ©e, cf. infra pp. 31 sq.).
3 Je dois notamment citer : pour le Centre du patrimoine mondial, Mechtild Rössler (Allemagne) ; pour lâIccrom (Centre international dâĂ©tudes pour la conservation et la restauration des biens culturels), Herb Stovel (Canada) et Katri Lisitzin (SuĂšde) ; pour lâIcomos (Conseil international des monuments et des sites) Henry Cleere et Peter Fowler (Royaume-Uni) ; pour lâIfla (FĂ©dĂ©ration
6 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
la gestion des paysages culturels. En effet, la reconnaissance de paysages comme patrimoine est loin de rĂ©soudre toutes les questions qui se posent Ă leur sujet. Il sâagit en effet de prĂ©server les qualitĂ©s qui font leur identitĂ© et qui les ont fait classer. Mais que signifie la prĂ©servation dâun paysage « organiquement Ă©volutif » (lâune des catĂ©gories dĂ©finies Ă la Petite-Pierre) ? Et comment prĂ©venir non seulement sa destruction, mais aussi sa lente dĂ©gradation, qui peut venir de son abandon ou de la gestion elle-mĂȘme ?
Or ces questions sur la gestion, comme celles sur la dĂ©finition, comme celles sur lâauthenticitĂ©, se posent dĂ©jĂ pour les sites naturels, les monuments ou les ensembles urbains. La rĂ©flexion sur les paysages culturels a donc rĂ©vĂ©lĂ© une problĂ©matique plus gĂ©nĂ©rale, celle du patrimoine vivant.
Lâobjectif de cette recherche apparaĂźt donc de rĂ©soudre une contradiction. En effet, le terme « patrimoine vivant » est un oxymore : un patrimoine est ce que lâon souhaite conserver, or ce qui est vivant est changeant et mĂȘme mortel, comme lâexprime Maurizio Boriani Ă propos des jardins et plus gĂ©nĂ©ralement de « lâarchitecture vĂ©gĂ©tale » :
« (âŠ) lâaspect paradoxal de la conservation dâune Ćuvre qui est composĂ©e de matiĂšre vivante et donc par dĂ©finition changeante, qui naĂźt, croĂźt, se dĂ©veloppe, dĂ©cline et finalement meurt » 4
Comment alors rĂ©pondre Ă une demande de conservation dâun patrimoine vivant ?
Ce travail essaye dâĂȘtre aussi rigoureux que doit lâĂȘtre une recherche, dans la dĂ©finition des termes employĂ©s, la revue des recherches antĂ©rieures, lâexposĂ© de la problĂ©matique, la formulation dâhypothĂšses et leur mise Ă lâĂ©preuve. Cependant, il ne sâagit pas purement dâun travail de recherche, dont lâauteur doit se contenter de dĂ©crire et dâexpliquer, en restant extĂ©rieur Ă son objet. Il sâagit aussi de la mise en thĂ©orie dâune pratique. Câest pourquoi il analyse principalement des ouvrages thĂ©oriques Ă©crit par des praticiens, tels que Le Culte moderne des monuments, dâAlois Riegl (1903), ou la ThĂ©orie de la restauration de Cesare Brandi (1963). Il sâaventure donc vers le normatif, non pas dâune maniĂšre absolue (puisquâil affirme constamment, Ă la suite dâautres, que la thĂ©orie ne peut ĂȘtre figĂ©e, quâelle doit rester fondĂ©e sur la pratique et que celle-ci doit sâapprĂ©cier au cas par cas), mais comme une sorte de guide pour lâaction.
internationale des architectes-paysagistes), Carmen Añon Feliu (Espagne) ; pour lâUICN (Union internationale pour la conservation de la nature, devenue Union mondiale pour la nature), Bing Lucas (Nouvelle ZĂ©lande, â ), Liz Hughes, Adrian Phillips et Michael Beresford (Royaume-Uni) ; ainsi que Nora Mitchell (USA), Susan Buggey (Canada), Jane Lennon (Australie), Albert Mumma (Kenya), Elias Mujica (PĂ©rou).
4 « (âŠ) lâaspetto paradossale del conservare unâopera che Ăš composta da materia vivente e quindi per definizione mutevole, che nasce, cresce, si sviluppa, decade e infine muore. » (« Conservare il mutamento : il paradosso del restauro delle architetture vegetali », 2002)
P.-M. TRICAUD, 2010 7
ProblĂ©matique : QUâEST-CE QUE LE PATRIMOINE ?
QUâEST-CE QUE LA CONSERVATION ? COMMENT LâASSURER ?
8 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
P.-M. TRICAUD, 2010 9
1 Patrimoine, valeur, authenticité, évolution
1.1 Patrimoine et monument
Patrimoine
Sous la multiplication récente des formes de patrimoine subsiste une remarquable
constance de cette notion. Quâest-ce en effet que le patrimoine ? LâĂ©tymologie
(patrimonium, ensemble des biens appartenant au pĂšre, pater) et toutes les
dĂ©finitions classiques 5 le rattachent Ă lâhĂ©ritage (mot qui sert dâailleurs Ă le
traduire en anglais). Dans ces dĂ©finitions, le patrimoine est ce qui se transmet dâune
gĂ©nĂ©ration Ă lâautre. Il sâagit Ă la base de ce dont la gĂ©nĂ©ration qui transmet a elle-
mĂȘme hĂ©ritĂ©, mais enrichi de ce quâelle a constituĂ©, voire appauvri de ce quâelle a
dilapidĂ©. Câest cette modification, enrichissement ou appauvrissement, qui
introduit la principale nuance entre la notion dâhĂ©ritage et celle de patrimoine :
mon hĂ©ritage est ce que jâai reçu, mon patrimoine est lâhĂ©ritage de mes enfants,
constituĂ© du mien, moins ce que jâen aurai perdu, plus ce que jây aurai ajoutĂ©.
Quâen est-il des acceptions modernes du mot ? Le patrimoine gĂ©nĂ©tique, câest ce
quâun individu reçoit de ses gĂ©niteurs et quâil transmettra, pour moitiĂ©, Ă sa
progĂ©niture. Dans ce cas, on pourrait aussi bien parler dâhĂ©ritage, car ce
patrimoine ne se modifie pas par lâacquis, seulement par dâĂ©ventuelles mutations,
dont les effets sont en gĂ©nĂ©ral infinitĂ©simaux Ă lâĂ©chelle dâune gĂ©nĂ©ration. Le
patrimoine naturel, le patrimoine culturel, sous toutes leurs formes, sont ce que notre
gĂ©nĂ©ration souhaite transmettre aux suivantes, quâelle a en majeure partie hĂ©ritĂ©,
mais aussi enrichi ou appauvri â souvent les deux en mĂȘme temps selon les
domaines. Le patrimoine Ă©conomique, quant Ă lui, reprĂ©sente lâensemble des biens
dâun mĂȘme propriĂ©taire, les stocks par opposition aux flux, quâils soient hĂ©ritĂ©s ou
acquis.
5 Ămile LittrĂ©, Dictionnaire de la langue française, 1863-77 (citĂ© par F. Choay dans LâAllĂ©gorie du patrimoine, 1992, p. 9, et dans le Dictionnaire de lâurbanisme, 1988, p. 471) : « Bien dâhĂ©ritage qui descend suivant les lois, des pĂšres et des mĂšres aux enfants. ». Paul Robert, Dictionnaire (dĂ©finition trouvĂ©e dans lâĂ©dition de 1973) : « 1o (1160) Biens de famille, biens que lâon a hĂ©ritĂ© de ses ascendants. 2o (Droit) « Lâensemble des droits et des charges dâune personne, apprĂ©ciables en argent » (Planiol). 3o (1829) Ce qui est considĂ©rĂ© comme un bien propre, comme une propriĂ©tĂ© transmise par les ancĂȘtres. (Biologie) Le patrimoine hĂ©rĂ©ditaire de lâindividu, lâensemble des caractĂšres hĂ©ritĂ©s. »
10 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Ce qui nous intéresse ici est la notion moderne de patrimoine naturel ou culturel,
que lâon rĂ©unit depuis le dernier quart du XXe siĂšcle sous lâappellation de patrimoine
commun 6. Ce qualificatif indique que plusieurs acteurs sâintĂ©ressent Ă un mĂȘme
patrimoine, sans en ĂȘtre nĂ©cessairement propriĂ©taires, et sans que les raisons de
leur intĂ©rĂȘt ne soient nĂ©cessairement les mĂȘmes (elles peuvent mĂȘme ĂȘtre
opposĂ©es). La formulation mĂȘme est controversĂ©e, Ă cause de ces divergences
dâintĂ©rĂȘt qui empĂȘchent une vision commune de ce patrimoine. Mais un
patrimoine commun nâimplique pas une vision commune ni un engagement
réciproque. On pourrait aussi bien dire patrimoine partagé, voire patrimoine disputé,
mais câest lâexpression de patrimoine commun qui est la plus employĂ©e, et elle est
Ă prendre seulement dans son opposition au patrimoine individuel.
Parmi les acceptions modernes du mot patrimoine, celle que porte lâexpression
« patrimoine commun » est la plus proche du sens dâorigine, car on peut
considérer la notion de patrimoine génétique comme une métaphore et celle de
patrimoine Ă©conomique comme en dehors du propos, puisquâelle nâest pas
rattachée à celle de transmission 7
On peut faire remonter cette notion moderne de patrimoine commun Ă la
Renaissance avec lâintĂ©rĂȘt pour les monuments antiques, Ă la RĂ©volution française
pour le patrimoine bĂąti dâune maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale (au moins Ă©tendu Ă
lâarchitecture mĂ©diĂ©vale), et Ă la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle pour ce que nous
appelons aujourdâhui le patrimoine naturel 8.
6 Câest par exemple lâexpression employĂ©e par le rapport Brundtland dans lâintitulĂ© du chapitre 10 (qui fait rĂ©fĂ©rence aux ressources naturelles), « La gestion du patrimoine commun » (pp. 313-346 de la version française, Notre Avenir Ă tous, Les Ăditions du Fleuve, MontrĂ©al, 1988). Câest Ă©galement le cas, pour les biens culturels, de la charte de Venise (cf. infra p. 11). En France, le Code de lâurbanisme (article L 110) proclame que « le territoire français est le patrimoine commun de la Nation. »
7 Il faut cependant noter que les thĂ©ories de la gestion du patrimoine commun dans le domaine du vivant (Montgolfier, Ollagnon) opĂšrent une synthĂšse entre les notions de patrimoine Ă©conomique et de patrimoine commun et enrichissent considĂ©rablement la notion de patrimoine Ă©conomique, en prenant en compte la valeur des externalitĂ©s, les conflits de valeurs sur un mĂȘme bien et la question de la transmission entre gĂ©nĂ©rations.
8 Les jalons de cette constitution de la notion moderne de patrimoine sont bien connus. Rappelons les principaux : pour le patrimoine culturel, divers Ă©dits pontificaux pour la protection des monuments antiques (bulle de Pie II, 1462, bref de Paul III, 1534), rapport de lâAbbĂ© GrĂ©goire sur les destructions opĂ©rĂ©es par le vandalisme et sur les moyens de le rĂ©primer (France, 1794), crĂ©ation de la premiĂšre Commission des monuments historiques (dirigĂ©e par Prosper MĂ©rimĂ©e, France, 1837), loi sur les monuments historiques (France, 1913), Charte dâAthĂšnes pour la restauration des monuments historiques (1er CongrĂšs international des architectes et techniciens des monuments historiques, 1931), Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, dite Charte de Venise (2e CongrĂšs international des architectes et techniciens des monuments historiques, 1964) ; pour le patrimoine naturel et paysager, crĂ©ation des
P.-M. TRICAUD, 2010 11
Comme la notion traditionnelle de patrimoine, la notion moderne repose sur celle
de transmission, et, partant, sur une dépossession du jus abutendi au profit des
hĂ©ritiers, comme lâexprime la fameuse formule, attribuĂ©e Ă de nombreuses
sources, « Nous nâhĂ©ritons pas la terre de nos parents, nous lâempruntons Ă nos
enfants ». La possession dâun patrimoine ne crĂ©e pas que des droits, mais aussi
des devoirs : câĂ©tait hier le credo des familles terriennes, câest aujourdâhui celui des
promoteurs du développement durable. Et si certains propriétaires de
monuments historiques en refusent le classement, câest parce quâils sont bien
conscients que cette reconnaissance limite leur droit de propriété. Seule la
définition strictement économique, celle des « gestionnaires de patrimoine », ne
pose pas de limites au droit de propriĂ©tĂ© et laisse le dĂ©tenteur dâun patrimoine en
disposer comme il lâentend.
La nouveautĂ© de la notion moderne, câest lâĂ©largissement des ayant-droit, de la
famille Ă lâensemble dâune sociĂ©tĂ©, voire au monde entier avec le patrimoine
mondial :
« LâhumanitĂ©, qui prend chaque jour conscience de lâunitĂ© des valeurs humaines, (âŠ) considĂšre [les Ćuvres monumentales des peuples] comme un patrimoine commun, et, vis-Ă -vis des gĂ©nĂ©rations futures, se reconnaĂźt solidairement responsable de leur sauvegarde. » (PrĂ©ambule de la Charte de Venise, 1964)
« La dĂ©gradation ou la disparition dâun bien du patrimoine culturel et naturel constitue un appauvrissement nĂ©faste du patrimoine de tous les peuples du monde. (âŠ) Certains biens du patrimoine culturel et naturel prĂ©sentent un intĂ©rĂȘt exceptionnel qui nĂ©cessite leur prĂ©servation en tant quâĂ©lĂ©ment du patrimoine mondial de lâhumanitĂ© tout entiĂšre. » (PrĂ©ambule de la Convention du Patrimoine mondial, 1972)
Conséquence de cet élargissement, la dépossession du droit de disposer est
dâautant plus grande que, non seulement les hĂ©ritiers sont plus nombreux et
moins choisis, mais aussi quâils sont moins soumis. Dans le schĂ©ma traditionnel
du patrimoine familial, câest le patriarche qui dĂ©cide seul de la valeur patrimoniale
et câest lui-mĂȘme qui se donne la contrainte de la transmission : les hĂ©ritiers ne
premiĂšres rĂ©serves artistiques en forĂȘt de Fontainebleau (France, 1853), crĂ©ation du premier parc national, le Yellowstone (USA, 1872), loi organisant la protection des sites et monuments naturels de caractĂšre artistique (France, 1906), loi relative Ă la protection des monuments naturels et des sites de caractĂšre artistique, historique, scientifique, lĂ©gendaire ou pittoresque (France, 1930, instituant notamment les sites classĂ©s) ; pour lâensemble des patrimoines, Convention pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel (Unesco, 1972, cf. infra, pp. 32 sq.). Avant ces documents institutionnels, on peut remonter beaucoup plus loin pour trouver des prises de position individuelles, par exemple, pour la forĂȘt, Ronsard (Contre les bĂ»cherons de la forĂȘt de Gastine, 1584) ou Mme de SĂ©vignĂ© (Lettre Ă Mme de Grignan du 27 mai 1680). Plusieurs de ces jalons, et dâautres, sont rassemblĂ©s par Françoise Choay dans Le Patrimoine en questions, Anthologie pour un combat, Ăditions du Seuil (Paris), 2009.
12 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
peuvent la lui imposer, ni personne en leur nom. Pour le patrimoine commun
moderne, les experts la dĂ©finissent puis la loi lâimpose, dâoĂč les rĂ©ticences des
propriétaires de monuments historiques cités plus haut. Et dans le contexte
international, oĂč aucune loi extĂ©rieure ne sâimpose Ă lâintĂ©rieur des Ătats
souverains, lâUnesco nâa pas pu faire autrement que de nâinscrire que des biens
proposĂ©s par les Ătats qui les possĂšdent.
Ce patrimoine commun a fini par faire lâobjet dâun engouement que plusieurs
auteurs nâhĂ©sitent pas Ă qualifier de culte : câest le titre que donne il y a dĂ©jĂ un
siĂšcle Alois Riegl, historien de lâart et prĂ©sident de la Commission des monuments
historiques de lâempire autrichien, Ă son essai, Le Culte moderne des monuments 9, le
premier à tenter une telle analyse. Plus récemment, Françoise Choay, dans
LâAllĂ©gorie du patrimoine (1992) 10, dĂ©monte les mĂ©canismes de lâextension de ce
culte Ă toutes les Ă©poques et tous les types de patrimoine.
« Patrimoine. Ce beau et trĂšs ancien mot Ă©tait, Ă lâorigine, liĂ© aux structures familiales, Ă©conomiques et juridiques dâune sociĂ©tĂ© stable, enracinĂ©e dans lâespace et le temps. RequalifiĂ© par divers adjectifs (gĂ©nĂ©tique, naturel, historiqueâŠ), qui en ont fait un concept ânomadeâ, il poursuit aujourdâhui une carriĂšre autre et retentissante. (âŠ) Dans notre sociĂ©tĂ© errante, que ne cessent de transformer la mouvance et lâubiquitĂ© de son prĂ©sent, âpatrimoine historiqueâ est devenu un des maĂźtres mots de la tribu mĂ©diatique. (âŠ) Le culte rendu aujourdâhui au patrimoine historique appelle donc (âŠ) un questionnement, car il est le rĂ©vĂ©lateur, nĂ©gligĂ© et nĂ©anmoins Ă©clatant, dâun Ă©tat de la sociĂ©tĂ© et des questions qui lâhabitent. » (F. Choay, op. cit., 1992, pp. 9-10)
Ce culte est dorénavant devenu mondial : la Convention du Patrimoine mondial (1972)
est la convention internationale signĂ©e par le plus grand nombre dâĂtats, et
sûrement la plus populaire. Le concept de développement durable, à la suite du
rapport Brundtland (1987) a connu un succÚs planétaire. Cette mondialisation du
patrimoine est Ă rapprocher dâautres mondialisations, moins celle de lâĂ©conomie
que la recherche dâune citoyennetĂ© mondiale promue par les Nations unies et
leurs diverses agences â de la mĂȘme façon que les institutions chargĂ©es de la
9 Alois Riegl, Der moderne Denkmalkultus, sein Wesen und sein Entstehung, Vienne, 1903. Les rĂ©fĂ©rences renvoient Ă la premiĂšre Ă©dition française, traduite de lâallemand par Daniel Wieczorek, Le Culte moderne des monuments, son essence et sa genĂšse, avant-propos de Françoise Choay, Paris, Ăditions du Seuil, 1984. Une nouvelle traduction française, par Jacques Boulet, Le Culte moderne des monuments, sa nature et son origine, a Ă©tĂ© publiĂ©e chez LâHarmattan (Paris) en 2003 (cf. infra, note 21, p. 17).
10 Françoise Choay, LâAllĂ©gorie du patrimoine, Ăditions du Seuil, Paris, 1992.
P.-M. TRICAUD, 2010 13
conservation des patrimoines nationaux se sont mises en place au XIXe siĂšcle dans
le cadre de la construction des Ătats-nations 11.
Monument
Il faut noter que si lâon peut faire remonter le culte du patrimoine au dĂ©but du
XIXe siĂšcle, voire Ă la Renaissance, câĂ©tait jusquâau milieu du XXe siĂšcle sous le
nom de monument, y compris pour les « monuments naturels » 12. Le sens premier
de monument est plus restreint :
« Par monument, au sens le plus ancien et vĂ©ritablement original du terme, on entend une Ćuvre crĂ©Ă©e de la main de lâhomme et Ă©difiĂ©e dans le but prĂ©cis de conserver toujours prĂ©sent et vivant dans la conscience des gĂ©nĂ©rations futures le souvenir de telle action ou telle destinĂ©e (ou des combinaisons de lâune et lâautre) » A. Riegl, op. cit., p. 35 13.
Ă partir de ce sens dâorigine, la notion de monument a connu une double
extension : dâune part, les actions ou les destinĂ©es Ă conserver vivantes dans la
mĂ©moire Ă©tant dâabord celles des puissants, et lâaspect imposant Ă©tant un moyen
efficace de lutter contre lâĂ©rosion et lâoubli, lâidĂ©e de monument a fini par ĂȘtre
associĂ©e Ă celle de grandeur, et lâadjectif monumental devenir synonyme
dâimposant 14. Dâautre part, le monument Ă©tant la premiĂšre forme reconnue de
patrimoine commun, Ă mesure que de nouvelles formes lâont Ă©galement Ă©tĂ©,
lâappellation de monument leur a peu Ă peu Ă©tĂ© Ă©tendue, jusquâĂ ce que les deux
extensions du monument ne deviennent trop divergentes : les formes de
patrimoine les plus récemment reconnues (notamment le petit patrimoine) sont si
11 Les termes patrie et patrimoine viennent tous deux du pĂšre et ont Ă©tĂ© employĂ©s (mĂȘme si câest plus successivement quâen mĂȘme temps) dans lâintention de transposer Ă la communautĂ© nationale des rĂšgles de solidaritĂ© qui jouaient au dĂ©part dans la communautĂ© familiale. On peut considĂ©rer que les actions de lâONU, de lâUnesco ou dâautres agences multilatĂ©rales tentent une semblable transposition au niveau mondial, mĂȘme si ces actions reçoivent les critiques opposĂ©es de ceux qui y voient lâimposition de concepts occidentaux au reste du monde et de ceux qui y voient un poids excessif de ce « reste du monde » (cf. lâunilatĂ©ralisme amĂ©ricain).
12 Câest pour cela que lâanalyse dâAlois Riegl, bien quâelle ne parle que de monuments et jamais de patrimoine, demeure pertinente pour notre Ă©poque de culte du patrimoine. Lâexpression monuments naturels se rencontre notamment dans lâintitulĂ© de la loi de 1906.
13 « Ăber Denkmal im Ă€ltesten und ursprĂŒnglichsten Sinne versteht man ein Werk von Menscheshand, errichtet zu dem bestimmten Zwecke, um einzelne menschliche Taten oder Geschicke (oder komplexe mehrerer solcher) im Bewusstsein der nachlebenden Generationen stets gegenwĂ€rtig und lebendig zu erhalten. » (Der moderne Denkmalkultus, p. 1). Cette dĂ©finition, que Riegl donne du mot allemand Denkmal (ce qui fait penser Ă quelque chose, de denken, penser), sâapplique parfaitement au mot monument (du latin monere, rappeler, cf. O. Vallet, « Les Mots du monument : linguistique comparĂ©e », in LâAbus monumental ?, Entretiens du patrimoine, 1998).
14 DĂšs le XVIIe siĂšcle, cf. F. Choay, LâAllĂ©gorie du patrimoine, 1992, p 16.
14 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
peu « monumentales » quâil fallait bien leur trouver un autre terme. Le monument
sâest alors cantonnĂ© Ă la premiĂšre extension de son sens : ce qui est monumental.
En dehors de cette signification, celle dâorigine subsiste dans un emploi local et
familier (quand dans un village on parle du monument, il sâagit du monument aux
morts de la guerre de 14-18, qui en est bien un au sens premier du terme), et la
signification patrimoniale, disparue des monuments naturels, subsiste dans
lâappellation monuments historiques dĂ©signant le patrimoine bĂąti.
« Lorsque nous parlons de culte et de protection moderne des monuments, nous ne songeons pas aux monuments âintentionnelsâ, mais aux âmonuments artistiques et historiquesâ (âŠ). Selon la dĂ©finition communĂ©ment admise, est Ćuvre dâart toute Ćuvre humaine tangible et visible, ou bien audible, prĂ©sentant une valeur artistique. Et on appelle monument historique toute Ćuvre analogue qui possĂšde une valeur historique. » A. Riegl, op. cit., p. 36 15
Françoise Choay estime quâil y a une cĂ©sure complĂšte entre le monument et le
monument historique :
« Le monument historique nâest pas un artefact intentionnel, crĂ©ation ex nihilo dâune communautĂ© humaine Ă des fins mĂ©moriales. Il ne sâadresse pas Ă la mĂ©moire vivante. Il a Ă©tĂ© choisi dans un corpus dâĂ©difices prĂ©existants, en raison de sa valeur pour lâhistoire (quâil sâagisse dâhistoire Ă©vĂ©nementielle, sociale, Ă©conomique ou politique, dâhistoire des techniques ou dâhistoire de lâartâŠ) et/ou sa valeur esthĂ©tique. » F. Choay 16
Certes, alors que la notion de monument est universelle, le monument historique
apparaĂźt en un lieu et un temps donnĂ©s (lâEurope moderne, oĂč lâon peut faire
remonter la notion de monument historique Ă lâItalie du Quattrocento, sous le
nom dâAntiquitĂ©s 17). Cependant, tous les intermĂ©diaires existent entre le
monument au sens primitif du terme et le monument historique dans toute sa
variété contemporaine (vernaculaire, industriel, etc.). On peut notamment établir
les degrés suivants :
15 « Aber wenn wir von modernem Denkmalkultus und DenkmalschĂŒtz sprechen, denken wir so gut wie gar nicht an die âgewolteâ Denkmalen, sondern an die âKunst- und historische Denkmaleâ (âŠ). Nach der gemein ĂŒblichen Definition ist Kunstwerk jedes tast- und sichtbare oder hörbare Menschenwerk, das einen kĂŒnstlerischen Wert aufweist, historisches Denkmal jedes ebensolche Werk, das historischen Wert besitzt. » (Der moderne Denkmalkultus, p. 2)
16 Le Patrimoine en questions, Anthologie pour un combat, 2009, p. VII. Cf. aussi du mĂȘme auteur, LâAllĂ©gorie du patrimoine, pp. 9-24.
17 Il faut aussi noter que la spĂ©cificitĂ© europĂ©enne de la notion de monument historique sâestompe Ă mesure que cette notion est reprise, assimilĂ©e, adaptĂ©e par dâautres cultures, Ă lâinstar de nombreuses autres notions dâorigine europĂ©enne (cf. note 48 infra).
P.-M. TRICAUD, 2010 15
â Monuments au sens primitif du terme, appelĂ©s aujourdâhui monuments
commémoratifs (ce qui est une redondance) : arcs de triomphe, monuments aux
morts, stÚles, cénotaphes, mémoriaux, etc. ;
â Monuments dont la fonction mĂ©morielle est principale, mais non unique :
mausolées (à la fois tombes et monuments), stupas (à la fois reliquaires et
monuments), tombes modernes (qui servent surtout au recueillement des
vivants) ;
â Monuments dont une autre fonction est au moins aussi importante que la
fonction mémorielle : tombes antiques (la fonction mémorielle étant assurée par
leur extérieur et la fonction autre par leur contenu, destiné à pourvoir le défunt
lors de son voyage vers lâau-delĂ , la limite Ă©tant floue entre le tombeau et le
mausolĂ©e), Ă©difices cultuels, destinĂ©s Ă abriter le culte autant quâĂ en tĂ©moigner ;
â Monuments dont une autre fonction est principale, mĂȘme si la fonction
mémorielle reste importante : la plupart des édifices institutionnels, à un degré
plus ou moins fort (palais royal, parlement, hĂŽtel de villeâŠ) ;
â Monuments historiques tels que dĂ©finis par F. Choay et monuments naturels,
dont la fonction mémorielle est venue postérieurement.
Ruskin déjà emploie le mot monument dans un sens second, certes métaphorique
et rapportĂ© au sens premier, mais montrant que ce que lâon appelle depuis la fin
du XXe siÚcle « patrimoine vernaculaire » mérite autant que les monuments
premiers ce titre :
« En ce qui concerne les bĂątiments domestiques, (âŠ) je ne peux pas ne pas penser que câest un signe funeste pour un peuple quand ses maisons ne sont construites que pour une gĂ©nĂ©ration. (âŠ) Et je crois que les hommes de bien (âŠ) seraient affligĂ©s (âŠ) de penser que (âŠ) bien quâil y ait un monument dans lâĂ©glise, il nây aurait pas de chaleureux monument dans le foyer et la maison pour eux. » Les Sept Lampes de lâarchitecture, VI, La Lampe de MĂ©moire, § III. 18
Quant à Riegl, il englobe les « monuments artistiques et historiques » dans son
analyse, et traite mĂȘme principalement de ceux-ci, tout en Ă©tablissant bien la
18 âAs regards domestic buildings, (âŠ) I cannot but think it an evil sign of a people when their houses are built to last for one generation only. (âŠ) And I believe that good men (âŠ) would be grieved at the close of them to think that (âŠ) though there was a monument in the church, there was no warm monument in the hearth and house for them.â The Seven Lamps of Architecture, VI, The Lamp of Memory, § III.
16 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
position de ce sens second par rapport au sens premier (Le Culte moderneâŠ,
pp. 35-36, citations ci-dessus).
On peut donc considérer que la notion moderne de patrimoine recouvre toutes
les acceptions du mot monument. Le monument comme le patrimoine peuvent
ĂȘtre hĂ©ritĂ©s ou crĂ©Ă©s, et lâun comme lâautre font lâobjet dâun soin destinĂ© Ă en
assurer la transmission aux générations futures. Le monument au sens premier
nâest conçu que dans cette intention, les autres types de patrimoine peuvent lâĂȘtre
dans dâautres intentions. Le monument au sens de ce qui en impose est aussi une
forme de patrimoine parmi dâautres.
1.2 Les valeurs du patrimoine
Ce qui se transmet est ce qui mĂ©rite dâĂȘtre transmis : il nây a donc pas de
patrimoine auquel on ne confĂšre une valeur, mĂȘme si celle-ci nâest pas toujours
appréciable en argent.
Les valeurs du patrimoine sont multiples. La mise en thĂ©orie de ces valeurs sâest
effectuĂ©e Ă lâoccasion de questions pratiques que posait le patrimoine : dâabord,
quelles valeurs justifient que lâon prĂ©serve le patrimoine du vandalisme (comme
lâAbbĂ© GrĂ©goire) ou des atteintes du temps (comme Vitet et MĂ©rimĂ©e) ? Ensuite,
et surtout, au nom de quelles valeurs orienter une action de restauration (dans un
sens comme Viollet-le-Duc ou Gilbert Scott ou dans un autre comme Scarpa ou
Froidevaux), la mettre en théorie (comme Viollet-le-Duc encore, ou comme
Boito puis Brandi) ou préférer ne pas restaurer (comme Ruskin) ? Alors que
lâentretien a toujours fait consensus, la restauration a toujours Ă©tĂ© controversĂ©e,
obligeant les protagonistes du débat à argumenter leur position sur la base des
valeurs du bien considéré. Les théories des valeurs du patrimoine ont donc
toujours été inséparables des théories de la restauration.
La premiÚre définition précise et la premiÚre classification des valeurs modernes
attachées au patrimoine ont été données en 1903 par Alois Riegl dans Le Culte
moderne des monuments, cité plus haut. Et puisque les théories de la restauration sont
aussi celles des valeurs du patrimoine, leur contribution doit aussi ĂȘtre citĂ©e ici.
Parmi ces derniÚres, une étape essentielle est, en 1963, la Théorie de la restauration
P.-M. TRICAUD, 2010 17
(Teoria del restauro) 19 de Cesare Brandi, fondateur de lâInstitut central de
restauration de Rome.
Remémoration et contemporanéité
Riegl distingue dâabord la valeur historique et la valeur artistique, les plus
Ă©videntes Ă lâĂ©poque, et encore aujourdâhui pour le patrimoine culturel.
« Nous appelons historique tout ce qui a Ă©tĂ©, et nâest plus aujourdâhui. Ă lâheure actuelle, nous ajoutons encore Ă ce terme lâidĂ©e que ce qui a Ă©tĂ© ne pourra plus jamais se reproduire, et que tout ce qui a Ă©tĂ© constitue un maillon irremplaçable et indĂ©plaçable » (p. 37).
« (âŠ) Il existe manifestement une valeur purement artistique, indĂ©pendante de la place quâoccupe lâĆuvre dans le dĂ©veloppement de lâhistoire » (p. 39). 20
Puis il montre que ces deux valeurs peuvent ĂȘtre englobĂ©es dans des notions plus
larges : la valeur historique dans celle de remémoration et la valeur artistique dans
celle de contemporanéité 21. Les valeurs de remémoration sont liées au fait que
lâobjet parle du passĂ©, les valeurs de contemporanĂ©itĂ©, elles, ne dĂ©pendent pas du
fait quâil soit ancien ou rĂ©cent, hĂ©ritĂ© ou produit.
19 Cesare Brandi, Teoria del restauro, Edizioni di Storia e Letteratura, Rome, 1963, rĂ©Ă©d. Einaudi, Turin, 1977. Traduit en français par Colette DĂ©roche, ThĂ©orie de la restauration, Ăditions du patrimoine, Paris, 2000.
20 « Historisch nennen wir alles, was einmal gewesen ist und heute nicht mehr ist; nach modernsten begriffen verbinden wir damit noch die weitere Anschauung, daĂ das einmal Gewesene nie wieder sein kann und jedes einmal Gewesene das unersetzliche und unverrĂŒckbare Glied einer Entwicklungskette bildet. » (Der moderne Denkmalkultus, p. 2). « Es ist offenbar (âŠ) doch auch ein reiner Kunstwert vorhanden der von der Stellung des Kunstwerkes in der historischen Entwicklungskette unabhĂ€ngig bleibt. » (p. 3).
21 Les deux traductions de Riegl (cf. note 9, p. 12) diffĂšrent sur certains termes, notamment les types de valeur : de remĂ©moration, de remĂ©moration intentionnelle, de contemporanĂ©itĂ©, dâusage chez Wieczorek ; de mĂ©moire, de commĂ©moration, dâactualitĂ©, utilitaire chez Boulet. Ce dernier, dans lâannexe Ă sa traduction (pp. 118-121), publiĂ©e aprĂšs, critique sĂ©vĂšrement la premiĂšre : « (âŠ) Pour Riegl lâhistoire ne remet pas en mĂ©moire, mais Ă©labore une mĂ©moire en dĂ©signant des monuments. La valeur historique et la valeur dâanciennetĂ© des monuments sont au mieux des mĂ©morations, seule la commĂ©moration remĂ©more. » (p. 118). Lâargument est peu convaincant, car la remĂ©moration a rarement le sens Ă©troit que lui donne Boulet, et presque toujours le sens large dâun appel Ă la mĂ©moire, quâil soit premier ou rĂ©pĂ©tĂ© (le prĂ©fixe « re » Ă©tant redondant, insistant sur le fait que la mĂ©moire est un rappel) ; surtout, la remĂ©moration est plus neutre que ne lâest aujourdâhui la mĂ©moire, dont la connotation Ă©motionnelle est devenue prĂ©pondĂ©rante dans son usage courant ; dâautre part, la remĂ©moration intentionnelle ne se confond pas avec la commĂ©moration, puisque cette derniĂšre valeur peut ĂȘtre acquise. LâactualitĂ© est certes un terme plus Ă©lĂ©gant que la contemporanĂ©itĂ©, mais jâai besoin des deux termes pour deux types de valeur, faisant toutes deux rĂ©fĂ©rence au prĂ©sent, mais dont lâune sâoppose au passĂ© et lâautre au futur : ce qui est contemporain sâoppose Ă ce qui est rĂ©volu (câest donc la distinction de Riegl), ce qui est actuel, câest-Ă -dire rĂ©el, sâoppose Ă ce qui est potentiel, câest Ă dire qui peut se rĂ©aliser dans le futur, mais aussi ne pas se rĂ©aliser (câest une distinction qui croise toutes celles de Riegl, cf. infra, p. 24). Enfin, dâusage et utilitaire sont quasiment synonymes, et par souci dâhomogĂ©nĂ©itĂ©, jâadopte pour tous les termes et les citations la traduction de Wieczorek.
18 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Riegl distingue trois valeurs de remémoration (Erinnerungswerte), apparues
successivement au cours de lâhistoire, chacune Ă©tant une extension de la
précédente. Il les décrit en allant de la plus récente à la plus ancienne (valeur
dâanciennetĂ©, valeur historique, valeur de remĂ©moration intentionnelle) pour
expliquer la genĂšse de chacune :
â Valeur dâanciennetĂ© (Alterswert). La mise en Ă©vidence de la valeur
dâanciennetĂ© est lâune des contributions le plus originales de Riegl. Tous les biens
peuvent prendre une valeur dâanciennetĂ© avec le temps. La plupart prennent des
altĂ©rations qui tĂ©moignent du passage du temps (cf. infra, Lâaction du temps sur le
patrimoine) ; mĂȘme ceux qui sont inaltĂ©rables, comme les objets en or, en pierres
prĂ©cieuses ou en verre, peuvent montrer par leur style surannĂ© quâils remontent Ă
un passé lointain.
« Au regard de la valeur dâanciennetĂ©, la loi esthĂ©tique fondamentale de notre Ă©poque peut ĂȘtre formulĂ©e de la façon suivante : nous exigeons de la main de lâhomme quâelle produise des Ćuvres achevĂ©es et closes, symboles de la loi de la crĂ©ation. Nous attendons au contraire de lâaction de la nature au cours du temps la dissolution de ces Ćuvres, symbole de la loi Ă©galement nĂ©cessaire de la dĂ©gradation. » (p. 66) 22
â Valeur historique (historische Wert). Dans cette acception plus prĂ©cise, il ne
sâagit pas seulement de parler du passĂ©, mais dâune Ă©poque prĂ©cise.
« La valeur historique dâun monument rĂ©side dans le fait quâil reprĂ©sente pour nous un stade particulier, en quelque sorte unique, dans le dĂ©veloppement de la crĂ©ation humaine. » (p. 73) 23
â Valeur de remĂ©moration intentionnelle (gewollte Erinnerungswert).
« La fonction de la valeur de remĂ©moration intentionnelle tient au fait mĂȘme de lâĂ©dification du monument : elle empĂȘche quasi dĂ©finitivement quâun monument ne sombre dans le passĂ©, et le garde toujours prĂ©sent et vivant dans la conscience des gĂ©nĂ©rations futures. » (p. 85) 24
Ă lâinverse de la plupart des valeurs de remĂ©moration, les valeurs de
contemporanĂ©itĂ© (Gegenwartswerte) nâont pas attendu lâĂ©poque moderne pour se
22 « Das auf dem Alterswerts beruhenden Ă€sthetische Grundgesetz unserer Zeit lĂ€st sich sonach volgendermaĂen formulieren: von den Menschenhand verlangen wir die Herstellung geschlossener Werke als Sinnbilder des notwendigen und gesetzlichen Werdens, von der in der Zeit wirkenden Natur hingegen die Auflösung des geschlossenen als Sinnbild des ebenso notwendigen und gesĂ€tzlichen Vergehens » (op. cit., p. 24).
23 « Der historische Wert eines Denkmals ruht darin, daà es uns eine ganz bestimmte, gleichsam individuelle Stufe der Entwicklung irgend eines Schaffensgebieters der Menschheit reprÀsentiert. » (op. cit., p. 29)
24 « Der gewollte Erinnerungswert hat ĂŒberhaupt den von Anbeginn, das heiĂt von der Errichtung des Denkmals gesetzten Zweck, einen Moment gewissermaĂen niemals zur Vergangenheit werden zu lassen, im BewuĂtsein der Nachlebenden stets gegenwĂ€rtig und lebendig zu erhalten. » (op. cit., p. 38)
P.-M. TRICAUD, 2010 19
dĂ©velopper ; elles ont toujours Ă©tĂ© la raison dâĂȘtre de presque toutes les
rĂ©alisations humaines. La valeur de contemporanĂ©itĂ© ne peut que sâopposer Ă la
valeur dâanciennetĂ©, voire aux autres valeurs de remĂ©moration :
« La valeur de contemporanĂ©itĂ© rĂ©side dans cette propriĂ©tĂ© qui, de toute Ă©vidence, nâattribue de rĂŽle ni Ă lâanciennetĂ© du monument, ni Ă la valeur de remĂ©moration qui en dĂ©coule. » (p. 87) 25
Les valeurs de contemporanéité sont de deux sortes :
â Valeur dâusage (Gebrauchswert).
â Valeur dâart (Kunstwert).
« La valeur de contemporanĂ©itĂ© rĂ©sulte donc de la satisfaction des sens ou de lâesprit. Dans le premier cas, nous parlerons dâune valeur dâusage pratique, ou simplement de valeur dâusage ; dans le second, de valeur dâart. » (p. 88) 26
On peut objecter que lâart sâadresse aussi aux sens, ou au moins par
lâintermĂ©diaire des sens Ă lâesprit. Mais la distinction demeure pertinente entre une
valeur plus matérielle et une valeur plus spirituelle.
La valeur dâart se subdivise elle-mĂȘme en valeur de nouveautĂ© (Neuheitswert) et
valeur dâart relative (relative Kunstwert) :
« (âŠ) Toute Ćuvre nouvelle possĂšde dĂ©jĂ , en tant que telle, une valeur artistique que lâon peut appeler Ă©lĂ©mentaire, ou simplement valeur de nouveautĂ©. » (p. 94)27
Cette valeur de nouveautĂ© sâoppose le plus souvent Ă la valeur dâanciennetĂ©, dans
la mesure oĂč les marques du temps altĂšrent lâintĂ©gritĂ© de lâĆuvre (cf. infra, IntĂ©gritĂ©
et unité, p. 58).
« La seconde exigence, qui rĂ©sulte non pas de la continuitĂ©, mais de la rupture opĂ©rĂ©e par le vouloir artistique moderne au regard des expressions antĂ©rieures, concerne la spĂ©cificitĂ© du monument (âŠ) On lâappellera âvaleur dâart relativeâ, car cette exigence nâa aucun contenu objectif ni durable. » (p. 94) 28.
25 « (âŠ) in jener FĂ€higkeit, bei welcher offenbar die Entstehung in der Vergangenheit und der darauf basierte Erinnerungswert gar nicht in Frage kommt, beruht der Gegenwartswert eines Denkmals. » (op. cit., p. 40)
26 « Der Gegenwartswert kann, wie gesagt, aus der Befriedigung sinnlicher oder geistiger BedĂŒrfnisse entspringen: in ersterem Falle sprechen wir von praktischem Gebrauchswerte oder schlankweg Gebrauchswerte, in letzterem vom Kunstwerte. » (op. cit., pp. 40-41)
27 « (âŠ) jedes neue Werk besitzt um dieser Neuheit allein willen bereits einen Kunstwert, den Mann den elementaren Kunstwert oder kurzweg Neuheitswert nennen darf. » (op. cit., p. 45)
28 « Die zweite Anforderung in welcher sich nicht das Verbindende, sondern das Trennende des modernen Kunstwollen gegenĂŒber den frĂŒhere Achten des Kunstwollen offenbart, betrifft die spezifische Beschaffenheit des Denkmals (âŠ); Mann wird dafĂŒr am besten die Bezeichnung ârelativer Kunstwertâ gebrauchen dĂŒrfen, weil diese Anforderung ihrem Inhalte nach nichts Objektives, bleibendgĂŒltiges darstellt (âŠ). » (op. cit., pp. 45-46)
20 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Les valeurs du patrimoine selon Riegl (ou des monuments, pour sâen tenir Ă ses
termes en Ă©largissant leur sens) peuvent ĂȘtre rĂ©sumĂ©es dans le schĂ©ma suivant.
Valeurs de remémoration (Erinnerungswerte)
Valeur dâanciennetĂ© (Alterswert)
Valeur historique (historische Wert)
Valeur de remémoration intentionnelle (gewollte Erinnerungswert)
Valeurs de contemporanéité (Gegenwartswerte)
Valeur dâusage (Gebrauchswert)
Valeur dâart (Kunstwert)
Valeur de nouveauté (Neuheitswert)
Valeur dâart relative (relative Kunstwert)
Brandi opĂšre une distinction similaire Ă celle de Riegl entre valeur historique et
valeur artistique, en parlant dâinstance historique (istanza della storicitĂ ) et dâinstance
esthĂ©tique (istanza estetica). Mais la notion dâinstance de Brandi, employĂ©e dans le
sens que lui donne la phĂ©nomĂ©nologie, ne se rĂ©duit pas Ă celle de valeur : câest la
manifestation dâune rĂ©alitĂ© indĂ©pendante de celui reçoit lâĆuvre, alors que la
valeur reste attribuĂ©e et donc soumise au libre choix de celui qui lâattribue ; la
valeur ne crĂ©e des devoirs quâĂ lâĂ©gard des bĂ©nĂ©ficiaires actuels, futurs ou
Ă©ventuels du patrimoine (qui reste donc un bien, comme lâappelle la Convention
de lâUnesco), alors que Brandi parle de lâinstance (surtout esthĂ©tique) dâune
maniĂšre qui relĂšve aussi dâun autre sens du mot, celui de « sollicitation pressante »
(Le Robert), comme dâune sorte dâobligation morale Ă lâĂ©gard de lâĆuvre elle-mĂȘme
et de son créateur.
Les contributions de Riegl et de Brandi comptent parmi les plus complĂštes et les
plus poussées pour la définition et le classement des valeurs du patrimoine.
Dâautres auteurs proposent des classements moins complets, qui peuvent ĂȘtre mis
en correspondance avec ceux-ci. On peut ainsi rapprocher la distinction entre
valeurs de remĂ©moration et de contemporanĂ©itĂ© des trois Ă©tapes du statut dâun
bien que définit Krzysztof Pomian 29 à propos des objets de musée : la chose utile
(valeur de contemporanéité), le déchet (perte de valeur), le sémiophore (valeur de
remĂ©moration). Mais lĂ oĂč Pomian voit des valeurs successives, Riegl montre
quâelles peuvent coexister.
29 K. Pomian, « MusĂ©e et patrimoine », in Jeudy (Henri-Pierre, dir.), Patrimoines en folie, Ăditions de la Maison des Sciences de lâhomme (Paris), 1990, pp. 177-198.
P.-M. TRICAUD, 2010 21
Valeurs chaudes et valeurs froides
Avec la multiplication des formes de patrimoine, de nouvelles valeurs ont été
prises en compte depuis Riegl, et mĂȘme depuis Brandi.
Dâabord, les disciplines scientifiques se sont emparĂ©es du patrimoine, jusque-lĂ
réservé au domaine artistique. Ce qui est transmis, ce qui vient du passé, ne parle
pas seulement aux sentiments, câest aussi â et, pour beaucoup aujourdâhui,
dâabord â un document qui nous livre des informations. LâidĂ©e dâune information
objective Ă©tait absente de lâintention monumentale Ă lâorigine :
« La nature affective de la destination est essentielle : il ne sâagit pas de faire constater, de livrer une information neutre, mais dâĂ©branler, par Ă©motion, une mĂ©moire vivante » 30.
Riegl Ă©crit le Denkmalkultus Ă la fin dâun siĂšcle qui a vu la science devenir un
domaine totalement autonome 31. Ce nâest donc pas par confusion entre les
domaines artistique et scientifique quâil ne les sĂ©pare pas, mais parce que les
sciences ne se préoccupent pas alors de la valeur de leurs sources documentaires,
nâayant pas encore pris conscience de leur raretĂ© (cf. infra, p. 26). Câest
notamment vrai des sciences naturelles, dont les ressources, animales, végétales et
minĂ©rales, paraissaient inĂ©puisables, et de lâarchĂ©ologie, dont les pratiques de
lâĂ©poque nous paraissent aujourdâhui apparentĂ©es au pillage 32.
30 F. Choay, LâAllĂ©gorie du patrimoine, 1992, p 14.
31 LâAntiquitĂ© et le Moyen-Ăge ne distinguaient pas le domaine de la science de celui de lâart. On peut considĂ©rer que câest au XVIIe siĂšcle, avec GalilĂ©e, Descartes, Pascal, Newton, que la science commence Ă Ă©laborer une dĂ©marche spĂ©cifique, basĂ©e sur la dĂ©monstration, et sĂ©parant lâobjet du sujet ; et que câest au XIXe que les outils conceptuels modernes sont mis en place dans toutes les disciplines scientifiques. Le XXe siĂšcle va dĂ©velopper la technologie Ă partir des grandes thĂ©ories scientifiques, dont la plupart sont dĂ©jĂ mises en places Ă son tout dĂ©but : Planck publie la thĂ©orie quantique en 1898-1900, Einstein la relativitĂ© en 1905. Il en va de mĂȘme pour les sciences humaines : pour F. Choay, « on peut considĂ©rer avec Arnaldo Momigliano que lâhistoire, aprĂšs avoir acquis son autonomie disciplinaire Ă la Renaissance, acquiert son statut Ă©pistĂ©mologique seulement dans le dernier quart du XVIIIe siĂšcle, avec les travaux de Gibbon. » (Le Patrimoine en questions, p. XVII)
32 Le pillage des sites archĂ©ologiques nâa pas disparu, mais il ne prĂ©tend plus aujourdâhui avoir dâautres fondements que mercantiles, alors que le dĂ©membrement dâĂ©difices pour alimenter les musĂ©es Ă©tait pratique courante au XIXe, souvent justifiĂ©e par leur protection mais dĂ©jĂ controversĂ©e, de plus en plus critiquĂ© au XXe et de moins en moins pratiquĂ© aujourdâhui : citons la constitution du MusĂ©e des Monuments français sous la Convention aux dĂ©pens dâĂ©difices souvent encore debout (dĂ©noncĂ©e par QuatremĂšre de Quincy), le transfert des frises du ParthĂ©non par Lord Elgin en 1801 (celui-ci justifiĂ© par le mĂȘme QuatremĂšre), et encore au dĂ©but du XXe, le Cloisters Museum de New York. Les fouilles du XIXe siĂšcle, remuant et mĂ©langeant les couches successives Ă la recherche dâobjets, perdant au passage de nombreuses informations sur leur contexte, paraissent loin des infinies prĂ©cautions de lâarchĂ©ologie moderne et de son souci de conservation in situ. On peut les comparer aux collections dâinsectes ou dâanimaux naturalisĂ©s de la mĂȘme Ă©poque, rarĂ©fiant leur objet et lâobservant en dehors de son contexte.
22 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
On est donc conduit Ă distinguer deux types de remĂ©moration, que lâon pourrait
appeler la documentation et la commémoration. La valeur documentaire est « froide »,
scientifique, objective, elle tient le passĂ© Ă distance. On peut aussi lâappeler valeur
scientifique. La valeur commémorative est « chaude », émotionnelle, elle implique
le sujet, elle fait revivre le passĂ©. Alors que la re-mĂ©moration est dâune maniĂšre
générale un rappel du passé, la com-mémoration est une participation à celui-ci 33.
Câest ce que font les cĂ©rĂ©monies commĂ©moratives (sâil y a cĂ©rĂ©monie, câest quâon
nâest pas dans le registre documentaire, mais dans lâĂ©motionnel).
Il ne faut certes pas surestimer le caractĂšre froid de la valeur documentaire. Il nây
a pas de valeur, mĂȘme documentaire, sans relation affective avec le bien qui la
porte. Ce qui vaut cher est chéri. Les scientifiques sont le plus souvent passionnés
par lâobjet de leur Ă©tude, la passion pouvant ĂȘtre lâorigine de lâĂ©tude, sa
consĂ©quence ou les deux Ă la fois ; ce nâest pas par hasard que lâimagerie populaire
fait ressembler les savants aux artistes. On constate notamment que la valeur
Ă©cologique, Ă lâorigine dâordre documentaire, est celle qui dĂ©chaĂźne aujourdâhui le
plus de passions : les écologues ont été parmi les premiers 34 et sont encore les
plus fervents Ă©cologistes. Cela Ă©tant, la distinction demeure entre les valeurs
documentaires et les valeurs commémoratives : la relation affective au bien
patrimonial est toujours Ă lâorigine de la valeur commĂ©morative et elle est
volontairement maintenue, alors que la démarche scientifique essaie de prendre
du recul, de faire taire un moment la relation affective pour examiner la valeur
documentaire.
On peut étendre la distinction entre valeurs « chaudes », émotionnelles, et valeurs
« froides », rationnelles, à la deuxiÚme grande catégorie, celle des valeurs de
contemporanĂ©itĂ©. Et lĂ , on retrouve la distinction opĂ©rĂ©e par Riegl lui-mĂȘme,
entre valeur dâart et valeur dâusage.
La valeur dâusage dâun bien nâest pas non plus une valeur toujours froide. Si lâon
reconnaĂźt Ă cet usage une valeur patrimoniale (qui en fait un patrimoine
33 Les deux termes ne sâopposent pas, lâun est inclus dans lâautre : pour quâil y ait commĂ©moration, il faut dâabord quâil y ait remĂ©moration.
34 Parmi les premiers et non les tout premiers, car ce ne sont pas des naturalistes mais des artistes, les peintres de Barbizon, qui furent Ă lâorigine des premiers espaces naturels protĂ©gĂ©s, les « rĂ©serves artistiques » de la forĂȘt de Fontainebleau en 1853.
P.-M. TRICAUD, 2010 23
immatĂ©riel, cf. infra p. 35), si celle-ci est de commĂ©moration ou dâart, câest-Ă -dire
une valeur chaude, et si lâusage est difficilement dĂ©tachable du bien (cf. infra,
chapitre 2, p. 51), ce dernier est affectĂ© par la valeur de commĂ©moration ou dâart.
Par exemple, Riegl indique que lâusage dâun monument peut participer Ă sa valeur
dâanciennetĂ© 35.
Valeur différée et valeur immédiate
La prise en compte du patrimoine naturel et de sa valeur Ă©cologique amĂšne par
ailleurs à remettre en cause, non la distinction entre valeurs de remémoration et
valeur de contemporanéité, mais leur appellation. En effet, la valeur écologique ne
parle pas du passé : on peut la classer dans les valeurs documentaires, mais pas
dans celles de remémoration.
La distinction qui demeure entre ce qui a Ă©tĂ© jusquâici appelĂ© valeurs de
remémoration et valeur de contemporanéité est que ces derniÚres peuvent
sâappliquer de maniĂšre immĂ©diate Ă un bien, ce qui nâest pas le cas des premiĂšres :
entre lâobjet et sa valeur documentaire ou commĂ©morative, il y a un dĂ©calage,
dans le temps ou dans lâintentionnalitĂ© : dĂ©calage dans le temps pour toutes ces
valeurs sauf la valeur Ă©cologique, dĂ©calage dans lâintentionnalitĂ© pour toutes sauf
celle de commémoration intentionnelle.
On peut donc proposer un nouvel intitulé pour chacune de ces deux familles de
valeurs : valeurs différées au lieu de valeurs de remémoration, valeurs immédiates
au lieu de valeur de contemporanéité (ou encore : valeurs indirectes et valeurs
directes).
La distinction entre valeurs différées et immédiates ne représente pas une
frontiĂšre totalement Ă©tanche. En particulier, la valeur dâanciennetĂ© (valeur
35 « (âŠ) Ein wesentlicher Teil jenes lebendiges Spieles der NaturrkrĂ€fte, dessen Wahrnehmung den Alterswert bedingt, wĂŒrde mit dem Hindengfall der Benutzung des Denkmals durch Menschen unersetzliche Weise verloren gehen. Wer möchte z. B. in Anblicke des St. Petersdomes zu Rom auf die lebendige Staffage moderner Besucher und Kultverrichtungen verzichten » (A. Riegl, op. cit., p. 43) « (âŠ) Une part essentielle de ce jeu animĂ© des forces de la nature, dont la perception dĂ©termine la valeur dâanciennetĂ©, serait irrĂ©mĂ©diablement perdue, si les hommes cessaient dâutiliser le monument. Ainsi, dans le spectacle offert par Saint-Pierre de Rome, qui accepterait de renoncer au dĂ©cor vivant des visiteurs et des offices religieux ? » (p. 91). Notons que mĂȘme les visiteurs sont ici considĂ©rĂ©s comme faisant partie de la vie du monument, ce qui devrait rassurer les gestionnaires de sites patrimoniaux confrontĂ©s Ă la pression touristique ; mais la valeur quâils donnent nâest que celle dâanciennetĂ©, celle-lĂ mĂȘme qui admet la dĂ©gradation et la disparition finale du bien.
24 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
diffĂ©rĂ©e) peut ĂȘtre un rĂ©vĂ©lateur de valeurs dâusage ou dâart (valeurs immĂ©diates) :
le temps permet en effet de faire le tri, en laissant davantage subsister les Ćuvres
les mieux conçues, les plus solides, celles oĂč les attaques du temps conduisent Ă
une patine plutĂŽt quâĂ une dĂ©gradation, et aussi celles dont la valeur dâusage ou
dâart sâimpose avec le recul, une fois les effets de mode passĂ©s.
Valeur actuelle et valeur potentielle
Une deuxiĂšme distinction est opĂ©rĂ©e depuis peu, cette fois dans la valeur dâusage.
Celle dont parle Riegl concerne un usage immĂ©diat, câest une valeur actuelle. Or le
patrimoine est de plus en plus dĂ©fendu au nom de la valeur dâusage quâil pourrait
avoir dans le futur. Cette valeur dâusage potentielle est par exemple accordĂ©e aux
forĂȘts Ă©quatoriales, rĂ©servoirs de diversitĂ© gĂ©nĂ©tique dont on pourrait un jour tirer
de nouveaux mĂ©dicaments ou dâautres nouvelles molĂ©cules.
La valeur dâusage potentielle nâest pas Ă proprement parler une valeur immĂ©diate,
puisquâelle concerne le futur et non le prĂ©sent. Mais une fois rĂ©alisĂ©e, elle devient
une valeur immédiate et non différée. Symétriquement, on pourrait reconnaßtre
parmi les valeurs différées une valeur de remémoration potentielle ; celle-ci sous-
tend souvent le discours de ceux qui défendent un patrimoine face à ceux qui ne
le reconnaissent pas : « Ce bien nâa pas pour vous de valeur historique pour
lâinstant, mais il pourrait en avoir Ă lâavenir. »
Valeur artistique, valeur de chef-dâĆuvre, valeur esthĂ©tique
Quant à la valeur artistique, la distinction riegélienne entre valeur de nouveauté et
valeur dâart relative demeure pertinente, mais la prise en compte de nouveaux
types de patrimoine amĂšne aussi Ă Ă©largir chacun de ses termes.
Ce qui fait rechercher lâintĂ©gritĂ© dâune Ćuvre dâart et prĂ©fĂ©rer sa nouveautĂ© Ă son
anciennetĂ© (cf. infra, IntĂ©gritĂ© et unitĂ©, p. 58), câest son caractĂšre achevĂ©, la
cohĂ©rence de sa conception, le savoir-faire, lâinventivitĂ©, le travail dont elle
tĂ©moigne â qualitĂ©s qui peuvent ĂȘtre reconnues par chacun, quâil soit touchĂ© ou
non par lâĆuvre, et qui peuvent sâappliquer aussi Ă des ouvrages hors du domaine
des beaux-arts. Câest une telle valeur qui sâattache au patrimoine industriel et aux
travaux de gĂ©nie civil (terrasses cultivĂ©es, canaux, voies ferrĂ©esâŠ), dans lesquels
on admire lâingĂ©niositĂ© et la somme de travail.
P.-M. TRICAUD, 2010 25
Cette extension de la valeur de nouveautĂ© peut ĂȘtre qualifiĂ©e de valeur de chef-
dâĆuvre, terme qui implique la reconnaissance dâun savoir-faire ou lâadmiration
devant une performance plus que lâĂ©motion personnelle.
Ce qui Ă©meut dans certaines Ćuvres dâart et non dans dâautres est quelque chose
de plus profond et de plus complexe que la valeur de chef-dâĆuvre, et qui est
peut-ĂȘtre la valeur esthĂ©tique proprement dite. Sans entrer dans les fondements
philosophiques du jugement esthétique, on peut employer ce terme pour ce type
de valeur, qui est le plus proche de ce que Brandi appelle lâinstance esthĂ©tique. Valeur
certes relative, comme dit Riegl, puisque chacun, selon son Ă©poque, son milieu et
son idiosyncrasie, est Ă©mu par certaines Ćuvres dâart et point par dâautres ; et
pourtant, instance, comme dit Brandi, qui commande le jugement de la façon la
plus forte et la plus absolue.
RĂ©capitulation des valeurs patrimoniales
Nous avons donc distingué deux grandes catégories de valeurs différées : la valeur
documentaire et la valeur de commémoration.
La valeur documentaire peut se subdiviser Ă son tour selon les types de sciences
que le patrimoine documente : valeur Ă©cologique pour les sciences de la nature,
valeur archĂ©ologique pour celles de lâhomme. Les deux adjectifs sont pris ici dans
leur sens le plus large : lâĂ©cologie dĂ©signe lâĂ©tude du milieu naturel, quâil soit vivant
ou minĂ©ral, et lâarchĂ©ologie lâĂ©tude de toutes les traces de lâactivitĂ© humaine,
quâelles soient anciennes ou rĂ©centes.
Quant à la valeur de commémoration, on y retrouve les trois valeurs de
remĂ©moration dĂ©crites par Riegl. Cependant, la dimension documentaire nâest pas
chez lui absente de la valeur historique : celle-ci se partage donc aujourdâhui entre
la valeur archéologique et celle de commémoration acquise.
Enfin, pour ce qui est des valeurs immédiates, on peut distinguer la valeur
dâusage, qui se subdivise en actuelle et potentielle, et la valeur dâart, qui se
subdivise en valeur de chef-dâĆuvre et valeur esthĂ©tique.
26 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Toutes ces valeurs peuvent ĂȘtre rĂ©sumĂ©es dans le schĂ©ma suivant.
Valeurs différées (R. : de remémoration)
ïżœ Valeur documentaire (ou scientifique)
Valeur Ă©cologique
Valeur archéologique (R. : historique, pour partie)
ïżœ Valeur de commĂ©moration
Valeur dâanciennetĂ© (R. : dâanciennetĂ©)
Valeur de commémoration acquise (R. : historique, pour partie)
Valeur de commémoration (R. : de remémoration) intentionnelle
Valeurs im-médiates (R. : de contemporanéité)
ïżœ Valeur dâusage (R. : dâusage)
Valeur dâusage actuelle
Valeur dâusage potentielle
ïżœ Valeur dâart (R. : dâart)
Valeur de chef-dâĆuvre (R. : de nouveautĂ©)
Valeur esthĂ©tique (R. : dâart relative)
ïżœ Valeur « froide ». ïżœ Valeur « chaude »
En italique entre parenthĂšses : valeur correspondante chez Riegl (R.)
Valeur de qualitĂ© et valeur de raretĂ©. Lâexemple du paysage
Toutes les valeurs examinĂ©es ci-dessus, quâelles soient diffĂ©rĂ©es ou actuelles, sont
liĂ©es aux qualitĂ©s propres de lâobjet : on peut les appeler valeurs de qualitĂ©. Or ces
valeurs ne suffisent pas Ă expliquer lâattachement Ă tel ou tel bien, qui en fait un
patrimoine.
On nâest pas conscient de la valeur de lâair tant quâon le respire en abondance,
mais celui qui suffoque donnerait tout lâor du monde pour en avoir un peu. Nous
ouvrons nos robinets sans accorder beaucoup de valeur Ă lâeau quâils dĂ©livrent
sans limite, mais les habitants des pays sahéliens voient les choses autrement. De
mĂȘme, le patrimoine sâapprĂ©cie quand il commence Ă se rarĂ©fier. Câest ainsi quâon
peut définir, à cÎté des valeurs de qualité du patrimoine, une valeur de rareté.
Celle-ci apparaĂźt dâailleurs souvent la premiĂšre, et câest elle qui fait prendre
conscience des autres valeurs : le patrimoine ne devient tel que lorsquâil est
menacĂ© de disparaĂźtre (câest Ă dire quâil se rarĂ©fie, se dĂ©grade, se fragilise ou est
exposĂ© au danger, sans pouvoir ĂȘtre remplacĂ©). Ă ce titre, lâappellation
« patrimoine en danger » est presque un pléonasme 36.
Câest le vandalisme de la RĂ©volution française qui a conduit lâAbbĂ© GrĂ©goire Ă
publier son rapport, câest lâabandon de nombreux monuments convertis en
36 Il existe, au sein de la liste du patrimoine mondial, une sous-liste du « patrimoine mondial en péril » (World Heritage in Danger). http://whc.unesco.org/pg.cfm?cid=86
P.-M. TRICAUD, 2010 27
carriÚres qui a conduit Mérimée à créer la premiÚre Commission des monuments
historiques, câest le sauvetage in extremis des temples dâAbou Simbel qui a
conduit lâUnesco Ă se doter de la Convention du patrimoine mondial, câest le
succĂšs dâĂ©missions tĂ©lĂ©visĂ©es telles que Chefs dâĆuvre en pĂ©ril qui a conduit Ă
« lâinflation patrimoniale » actuelle, câest la profonde transformation du paysage
urbain et rural des pays dĂ©veloppĂ©s qui a conduit Ă lâengouement contemporain
pour le paysage.
Le paysage est lâun des exemples les plus significatifs dâune patrimonialisation Ă
lâoccasion dâune rarĂ©faction. De nombreuses analyses de sa perception ont fait
observer que le paysage vĂ©cu nâest pas vu, que le paysan ignore son paysage, et
quâil faut de la distance pour lâapprĂ©cier 37 : abondance pour celui qui y vit, qui ne
le remarque pas, raretĂ© pour celui de lâextĂ©rieur, qui le patrimonialise.
« On cite souvent le propos de CĂ©zanne, oĂč celui-ci doute que les paysans de la rĂ©gion dâAix aient jamais vĂ©ritablement vu la montagne Sante-Victoire. Certainement, ils la voyaient, mais pas avec le regard du peintre, ni du touriste, ni du gĂ©ographe, qui en font un paysage. » (A. Berque, « Une certaine conception de lâenvironnement », in LâAtlas des paysages ruraux de France, 1992, p. 117)
« Mon plus proche voisin, Louis Y., est agriculteur en retraite. (âŠ) Je lui demande (âŠ) : âLouis, comment dis-tu : il est beau ce paysage ?â Il me regarde et je comprends que je lui pose un problĂšme difficile. (âŠ) : le mot paysage nâexiste pas en occitan. (âŠ) Câest que le paysage est un point de vue dâintellectuel, une abstraction, une fiction. » (Henri Cueco, « Approches du concept de paysage », 1982, rĂ©Ă©d. in. La ThĂ©orie du paysage en France, 1995, pp. 168-169)
Lâapproche de cette question est aujourdâhui plus nuancĂ©e : lâĂ©tranger est peut-
ĂȘtre plus Ă mĂȘme dâaccorder de la valeur Ă un lieu que lâindigĂšne qui lâa sous les
yeux en permanence, mais lâindigĂšne qui ne lâa plus sous les yeux est encore
mieux placĂ© que lâĂ©tranger ; le paysage de Barbizon ou de Pont-Aven a pu ĂȘtre
inventĂ© par lâĂ©merveillement de peintres venus de Paris 38, mais celui de Provence
ou de Sologne lâa Ă©tĂ© au moins autant par la nostalgie dâĂ©crivains qui fixaient leurs
37 Augustin Berque, « Une certaine conception de lâenvironnement », in LâAtlas des paysages ruraux de France (P. Brunet, dir.), J.-P. de Monza (Paris), 1992, pp. 117-118. A. Berque, Les raisons du paysage, Hazan (Paris), 1995, pp. 110-116. RaphaĂ«l LarrĂšre, « Paysans, marchĂ©s, paysages », in Actes du colloque Paysage et Agriculture (Paris, 27-28 mars 1996), Comptes rendus de lâAcadĂ©mie dâagriculture de France (Paris), vol. 82, no 4, 1996, p. 102. Pierre Donadieu, « Le projet de paysage, un outil de nĂ©gociation », in Paysage, grand paysage, Les Cahiers de lâIAURIF, no 106, 1993, pp. 34-35. P. Donadieu, « Pour une conservation inventive des paysages », in Cinq propositions pour une thĂ©orie du paysage (sous la dir. dâA. Berque), Champ Vallon (Seyssel), 1994. Henri Cueco, « Approches du concept de paysage », Milieux, no 7-8, 1982, rĂ©Ă©d. in La ThĂ©orie du paysage en France (Alain Roger, dir.), Champ Vallon (Seyssel), 1995, pp. 168-181. Les citations qui suivent sont extraites de ces articles.
38 Pour Barbizon, on peut citer Rousseau, Millet, Daubigny. Et encore, lĂ aussi il y a des regards endogĂšnes prĂ©curseurs, qui ont fait venir les Parisiens (cf. C. Thibault, « Le Rural, source dâinspiration artistique », Atlas rural et agricole dâĂle-de-France, IAURIF-DRIAF, Paris, 2004, p. 76). Pour Pont-Aven, Gauguin. Pour la Provence, Pagnol. Pour la Sologne, Alain-Fournier.
28 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
souvenirs dâenfance ; la distance nĂ©cessaire Ă lâapprĂ©ciation du paysage est souvent
mieux assurĂ©e par la prise de recul, câest-Ă -dire par un mouvement qui part de
lâimmersion dans celui-ci, que par lâapproche Ă partir dâun point de vue lointain :
« Les populations viticoles de la cĂŽte bourguignonne beaunoise considĂšrent le rebord supĂ©rieur du coteau viticole comme le lieu idĂ©al de contemplation de leur pays (âŠ). De ce point de vue, elles prennent du recul par rapport Ă la rĂ©alitĂ© Ă©conomique et sociale du vignoble. (Yves LuginbĂŒhl, « Le paysage rural⊠», 1991, rĂ©Ă©d. in La ThĂ©orie du paysage en France (A. Roger, dir.), 1995, p. 322. Câest moi qui souligne)
La prise de recul dans lâespace, quâĂ©voque ici LuginbĂŒhl, par rapport Ă un pays
que lâon peut apprĂ©cier dans son Ă©tendue mais dont on nâest pas encore sĂ©parĂ©, le
valorise par bien dâautres ressorts que la rarĂ©faction, qui nâentrent pas dans la
prĂ©sente recherche 39. Câest la prise de recul dans le temps, lorsque le sujet est
entiĂšrement sevrĂ© du pays, qui donne Ă celui-ci une valeur de rarĂ©faction. Câest le
mot de nostalgie qui traduit le mieux cette valeur attribuée à un patrimoine, plus
que rarĂ©fiĂ©, perdu. Il fut dâabord appliquĂ© au mal du pays â donc Ă un lien charnel
et non extĂ©rieur â et signifie la douleur (algia) du dĂ©sir de retour (nostos) de ce qui
est perdu.
« (âŠ) La plupart des citadins dâaujourdâhui sont fils ou petits-fils de ruraux. Ceux-ci nâont-ils fait, en arrivant en ville, que se rallier Ă un regard inventĂ© par dâautres, ou nâont-ils pas tout simplement idĂ©alisĂ© leur propre milieu dâorigine ? Le regard contemporain chargĂ© dâĂ©motion sur la campagne ne traduirait-il pas surtout la nostalgie de racines perdues, Ă la fois de chaque individu, qui idĂ©alise le souvenir de ses vacances dâenfant, et de toute une sociĂ©tĂ© qui voit sâachever huit mille ans de civilisation agricole ? » (P.-M. Tricaud, « Paysages perçus, paysages rĂȘvĂ©s, paysages vĂ©cus », Les Cahiers de lâIAURIF, no 117-118, 1997, p. 23.) 40
DĂ©jĂ les travaux citĂ©s plus haut mentionnaient ce facteur de nostalgie, bien quâil
nâaille pas dans le sens de la thĂšse selon laquelle les influences culturelles
extĂ©rieures seraient dĂ©terminantes dans lâapprĂ©ciation du paysage :
« Le paysage est nĂ©, dans notre civilisation occidentale, du regard esthĂ©tisant, nimbĂ© de nostalgie, que les hommes de Cour ont portĂ©, Ă la Renaissance, sur les terres de leurs aĂŻeux, celles oĂč ils avaient vĂ©cu libres, en guerriers et seigneurs. » (R. LarrĂšre, « Paysans, marchĂ©s, paysages », 1996, p. 102 41, in Actes du colloque Paysage et Agriculture, 1996, citant Norbert Elias, Die Höfische Gesellschaft, 1933-1969, La SociĂ©tĂ© de Cour, 1974)
39 Et qui ont trait Ă lâorigine mĂȘme de la notion de paysage. Cf. notamment Yves Lacoste, « Ă quoi sert le paysage ? », HĂ©rodote no 7, 1977, et « Paysage en action », HĂ©rodote no 44, 1987, ainsi quâAnne Cauquelin, LâInvention du paysage, Plon (Paris), 1989, rĂ©Ă©d. PUF (Paris), 2000.
40 Si je devais rĂ©Ă©crire ce texte aujourdâhui, la seule chose que je changerais serait la durĂ©e, erronĂ©e dans lâarticle citĂ© : la civilisation agricole a commencĂ© encore plus tĂŽt, avec la « rĂ©volution nĂ©olithique » plus de 8 000 ans avant J.-C., donc il y a plus de 10 000 ans.
41 Cf. aussi, p. 105 du mĂȘme compte-rendu, la rĂ©ponse de R. LarrĂšre Ă la question que je lui adressais Ă propos de la nostalgie suite Ă cette intervention.
P.-M. TRICAUD, 2010 29
« La conscience de la disparition du paysage accompagne en fait son Ă©laboration mĂȘme dans la littĂ©rature, oĂč la mĂ©lancolie de cette perte se rĂ©vĂšle trĂšs tĂŽt. » (Y. LuginbĂŒhl, « La palette des artistes », in LâAtlas des paysages ruraux de France, 1992, p. 122)
« Je ne me souvenais pas en fait de lâavoir entendu dire que le pays Ă©tait beau, Ă lâexception toutefois dâune situation particuliĂšrement dramatique. Son frĂšre Ă©tait Ă lâhĂŽpital, et sâil souffrait aprĂšs son opĂ©ration, câĂ©tait aussi dâĂȘtre loin de chez lui. Il disait, et câest Louis qui le rapportait : âLe Pouget, y a rien de si beauâ (âŠ) » (H. Cueco, op.cit., p. 172.)
Devenu rare pour celui qui lâavait auparavant en abondance, ce patrimoine est
donc alors valorisé par celui-là aussi.
Certains chercheurs 42 vont plus loin encore en montrant que celui qui est
immergĂ© dans un paysage nâattend pas dâen ĂȘtre privĂ© pour le patrimonialiser,
pour lui attribuer lui-mĂȘme une valeur et pas seulement la valeur que lui ont
apprise des élites extérieures : en somme, que le paysan voit bien le paysage,
mĂȘme sâil ne le voit pas comme lâartiste ; ce qui limite singuliĂšrement la
contribution de la rarĂ©faction Ă la valeur dâun tel patrimoine.
« Quand un individu lit un paysage, le caractĂ©rise, les termes quâil emploie, les symboles quâil Ă©voque le caractĂ©risent lui-mĂȘme et le replacent dans lâespace dans lequel il vit, dans la nature Ă laquelle il est confrontĂ© : il en donne cette double lecture, qui appartient, dâune part, Ă la Culture, que lâon peut considĂ©rer comme un ensemble de rĂ©fĂ©rences universelles vĂ©hiculĂ©es par toutes sortes de mĂ©dias, et Ă une culture locale forgĂ©e par les rapports sociaux Ă lâĂ©chelle du territoire de vie, et dâautre part, Ă sa propre place dans la sociĂ©tĂ© et dans lâespace matĂ©riel. » (Yves LuginbĂŒhl, « Symbolique et matĂ©rialitĂ© du paysage », in Revue de lâĂconomie MĂ©ridionale, no 183, 1998, p. 237.)
Si la prise de recul dans lâespace, Ă©voquĂ©e plus haut, est caractĂ©ristique du paysage,
la prise de recul dans le temps vaut pour tout type de patrimoine. Ces
considérations sur la valeur de raréfaction du patrimoine développées à partir de
lâexemple du paysage appellent les conclusions suivantes :
â Ce nâest pas tant la raretĂ© en soi qui accroĂźt la valeur patrimoniale, que la
raréfaction, et plus généralement le risque de disparition (raréfaction, dégradation,
fragilisation, exposition à divers dangers, sans possibilité de remplacement).
â RaretĂ©, rarĂ©faction ou risque ne suffisent bien sĂ»r jamais Ă donner une
valeur ; ils ne donnent quâun supplĂ©ment de valeur Ă un bien qui possĂšde dĂ©jĂ des
valeurs de qualité.
42 Citons notamment le Ladyss (Laboratoire Dynamiques sociales et recomposition des espaces du CNRS et des universitĂ©s de Paris I, VIII et X), fondĂ© par Yves LuginbĂŒhl et Hugues Lamarche et dirigĂ© par Jean-Paul Billaud et Françoise Plet, dont les recherches sâappuient sur des enquĂȘtes auprĂšs de larges Ă©chantillons dâacteurs.
30 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
â La rarĂ©faction ou lâexposition au risque agit plutĂŽt comme un rĂ©vĂ©lateur des
valeurs de qualitĂ© que comme un ajout dâautres valeurs ; le supplĂ©ment de valeur
quâelles donnent ne disparaĂźt pas une fois que le bien est Ă lâabri (cf. lâexemple
dâAbou Simbel).
â Si la rarĂ©faction donne plutĂŽt un supplĂ©ment de valeur, dâautres formes
dâexposition au risque de disparition peuvent en enlever, notamment la
dĂ©gradation, qui avant de faire disparaĂźtre lâobjet entier, peuvent le laisser sans
plus de valeur patrimoniale 43.
â Valeur de qualitĂ© et valeur de raretĂ© ou de rarĂ©faction ne sont pas totalement
indĂ©pendantes : la rarĂ©faction dâun bien tĂ©moigne du passage du temps et lui
donne donc une valeur dâanciennetĂ© au sens oĂč lâentend Riegl 44 ; dâautre part, dĂšs
leur production, les monuments sont rares parce quâon ne commĂ©more que
quelques Ă©vĂ©nements, les chefs-dâĆuvre sont rares parce quâon ne considĂšre
comme tels que les quelques Ćuvres les plus rĂ©ussies ; le double sens du mot
exceptionnel â dâune qualitĂ© supĂ©rieure et qui fait exception â exprime ce lien entre
valeur intrinsÚque et valeur de rareté.
Valeur patrimoniale et valeur Ă©conomique
Valeur de qualité et valeur de rareté font songer aux deux sources de la valeur en
Ă©conomie : selon la loi de lâoffre et de la demande, la valeur est liĂ©e Ă lâutilitĂ© et Ă
la raretĂ©. LâutilitĂ© accroĂźt la demande, la raretĂ© diminue lâoffre, les deux
mouvements font monter le prix, mesure de la valeur.
De mĂȘme, la valeur patrimoniale croĂźt avec la valeur de qualitĂ© (extension de la
notion Ă©conomique dâutilitĂ©) et avec la raretĂ©. Elle peut mĂȘme se traduire par une
valeur Ă©conomique : les sommes vertigineuses atteintes par certaines Ćuvres dâart
dans les ventes aux enchÚres sont communément perçues comme la juste
43 Câest pourquoi les Ătats parties Ă la Convention du Patrimoine mondial de lâUnesco sâopposent le plus souvent Ă lâinscription dâun de leurs biens sur la liste du Patrimoine mondial en pĂ©ril, malgrĂ© les aides corrĂ©latives, car ils ressentent cette sous-liste comme lâantichambre de lâexclusion.
44 « Certes, lâĂ©tendue de la valeur dâanciennetĂ© diminue Ă mesure que la destruction progresse, et quâelle repose sur un nombre plus rĂ©duit dâĂ©lĂ©ments ; en revanche, la force de cette valeur augmente dans la mesure oĂč les Ă©lĂ©ments restants produisent une impression plus profonde sur le spectateur. » (op. cit., p. 69).
P.-M. TRICAUD, 2010 31
reconnaissance dâune grande valeur patrimoniale (en lâoccurrence une valeur
esthétique, pour reprendre la classification de la page précédente).
Mais la valeur patrimoniale et la valeur économique présentent deux différences
notables :
â La valeur Ă©conomique nâexiste que sâil y a un marchĂ©, câest-Ă -dire un Ă©change
et la prĂ©sence de nombreux acteurs prĂȘts Ă Ă©changer, alors que la grande majoritĂ©
des biens patrimoniaux se situe en dehors de lâĂ©change 45 ;
â La valeur Ă©conomique est mesurable (en unitĂ©s monĂ©taires), ce qui rend
additionnables les diffĂ©rentes valeurs Ă©conomiques dâun mĂȘme bien et
comparables entre eux tous biens dotés de valeur économique ; la valeur
patrimoniale nâest pas quantifiable, et lâon ne peut pas additionner les diffĂ©rentes
valeurs patrimoniales dâun mĂȘme bien (p. ex. valeur dâanciennetĂ©, dâusage et
esthétique), ni comparer entre eux des biens dont la valeur patrimoniale est de
nature différente.
Classement selon la valeur
La valeur nâest pas une caractĂ©ristique des choses aussi neutre que peut lâĂȘtre leur
Ă©poque, leur emplacement ou leurs particularitĂ©s physiques. MĂȘme quand elle
nâest pas absolue mais seulement relative, mĂȘme quand elle nâest pas mesurable
mais seulement comparable, la valeur introduit inévitablement un classement :
entre deux biens dont la valeur est de mĂȘme nature, lâun est gĂ©nĂ©ralement
considĂ©rĂ© de plus grande valeur et lâautre de valeur moindre, ou bien on dĂ©clare
que leurs valeurs sont Ă©quivalentes, ou encore on refuse ce classement, ou on en
45 On entend ici par valeur Ă©conomique la valeur dâĂ©change, celle qui est mesurĂ©e par le prix, mais qui est censĂ©e ĂȘtre au-delĂ : la valeur Ă©conomique ainsi dĂ©finie ne lâest donc que si le prix est Ă peu prĂšs constant entre de nombreuses transactions ; elle ne peut donc lâĂȘtre que pour un type dâobjet, non pour un objet unique, comme un tableau, dont les transactions sont forcĂ©ment rares. Il faut aussi remarquer, dans le cas des ventes aux enchĂšres, que des facteurs de circonstance, trĂšs Ă©loignĂ©s de la valeur intrinsĂšque, entrent pour une part prĂ©pondĂ©rante dans la formation du prix : non seulement la raretĂ©, mais aussi la place dans une collection, un effet de mode, voire un « dĂ©sir mimĂ©tique », tel que le dĂ©finit RenĂ© Girard, exacerbĂ© par la procĂ©dure mĂȘme de la vente aux enchĂšres. Ces facteurs peuvent dâailleurs sâappliquer non seulement aux Ćuvres dâart ou aux tĂ©moins de lâhistoire, mais aussi Ă des objets qui ne possĂšdent aucune des valeurs dĂ©taillĂ©es ici : un timbre-poste peut se vendre un million dâeuros et dĂ©clencher lâhystĂ©rie ou la pĂąmoison des collectionneurs. MĂȘme entre les Ćuvres dâart, quâun Van Gogh se vende dix fois le prix dâun Rembrandt signifie-t-il que sa valeur patrimoniale est dix fois supĂ©rieure ? LâintĂ©rĂȘt de la valeur Ă©conomique comme mesure de la valeur patrimoniale se limite en fait Ă ce caractĂšre vertigineux des prix, qui donne une idĂ©e approchĂ©e dâune valeur inestimable, infinie, au-delĂ de toute valeur Ă©conomique.
32 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
débat longuement. Mais dans tous les cas, il y a comparaison au départ, et la
question du classement est posĂ©e. Et dans la mesure oĂč la valeur nâest jamais
totalement froide, ce classement est une hiĂ©rarchie, câest-Ă -dire quâil crĂ©e des
obligations plus grandes vis-Ă -vis du bien de plus grande valeur â notamment une
plus grande obligation à le transmettre aux générations suivantes 46.
La hiĂ©rarchie des valeurs des biens patrimoniaux, quand elle nâest pas traduite par
un prix, se fait en général par des qualificatifs qui forment des séries croissantes.
Lâune des sĂ©ries de qualificatifs les plus employĂ©es â patrimoine ordinaire,
remarquable, exceptionnel â nâest pas dĂ©nuĂ©e dâambiguĂŻtĂ©, car elle est le plus
souvent employĂ©e pour dĂ©finir une valeur de qualitĂ©, alors quâelle se rĂ©fĂšre dans
son sens premier à la valeur de rareté : le double sens du mot exceptionnel a été
observĂ© ci-dessus, mais il en va de mĂȘme pour les autres termes : lâordinaire, câest
ce qui est dans lâordre des choses, ce qui suit la rĂšgle commune, avant dâĂȘtre ce qui
a peu de valeur ; le remarquable, câest ce qui se qui sort suffisamment de cet ordre
pour ĂȘtre remarquĂ©, sans ĂȘtre aussi rare que lâexceptionnel.
Une autre sĂ©rie de qualificatifs considĂšre lâĂ©tendue de lâaire gĂ©ographique dont les
habitants sont intĂ©ressĂ©s par chaque bien : câest ainsi que lâon distingue un
patrimoine local, régional, national, continental (p. ex. européen) ou mondial (on
dit aussi universel).
Au plus haut de cette hiérarchie 47 est communément reconnu le Patrimoine
mondial, tel quâil a Ă©tĂ© dĂ©fini par la Convention pour la protection du patrimoine mondial,
culturel et naturel, adoptĂ©e par lâUnesco en 1972 et gĂ©rĂ©e par cette organisation. Le
qualificatif « mondial » et lâappellation populaire « patrimoine de lâhumanitĂ© »
montrent lâintention de le situer au plus haut de lâĂ©chelle dĂ©finie ci-avant par des
aires géographiques croissantes 48. La Convention ne donne pas de définition
46 Je prĂ©fĂšre parler dâobligation du gestionnaire dâun bien que de droit de ce dernier Ă ĂȘtre prĂ©servĂ© et transmis. Je ne considĂšre pas le patrimoine comme un sujet de droit, et si la question est posĂ©e par certains, notamment Ă propos de la nature, elle nâentre pas dans le champ de la prĂ©sente recherche. Il suffit ici de considĂ©rer que les sujets de droit sont les autres personnes susceptibles dâĂȘtre intĂ©ressĂ©es par le bien patrimonial et que lâobligation qui sâexerce vis-Ă -vis du bien nâest que la consĂ©quence de celle qui sâexerce vis-Ă -vis dâeux. Ces autres personnes peuvent ĂȘtre des contemporains, les gĂ©nĂ©rations futures, voire celles du passĂ© (lâartiste auteur dâune Ćuvre, les hĂ©ros, les victimes ou les ancĂȘtres envers qui la sociĂ©tĂ© contemporaine se reconnaĂźt une dette morale ou un « devoir de mĂ©moire »).
47 Du moins pour le patrimoine matériel immobilier, cf. infra.
48 Un bien peut-il avoir une valeur de patrimoine pour toute lâhumanitĂ©, ou sâagit-il dâune conception europĂ©enne imposĂ©e au reste du monde par un impĂ©rialisme culturel ? Cette question a fait lâobjet
P.-M. TRICAUD, 2010 33
générale du patrimoine mondial, mais elle en décrit six catégories (trois culturelles,
trois naturelles) en employant pour chacune un couple insĂ©parables dâadjectifs :
« universel » â synonyme dans ce contexte de « mondial » â et « exceptionnel » ;
on retrouve donc dans cette définition les deux échelles de valeur mentionnées
plus haut, celle de lâaire gĂ©ographique et celle qui mĂȘle valeur de qualitĂ© et valeur
de rareté.
« Article 1er
Aux fins de la prĂ©sente Convention sont considĂ©rĂ©s comme âpatrimoine culturelâ :
â Les monuments : Ćuvres architecturales, de sculpture ou de peinture monumentales, Ă©lĂ©ments ou structures de caractĂšre archĂ©ologique, inscriptions, grottes et groupes dâĂ©lĂ©ments, qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de lâhistoire, de lâart ou de la science ;
â Les ensembles : groupes de constructions isolĂ©es ou rĂ©unies, qui, en raison de leur architecture, de leur unitĂ©, ou de leur intĂ©gration dans le paysage, ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de lâhistoire, de lâart ou de la science ;
â Les sites : Ćuvres de lâhomme ou Ćuvres conjuguĂ©es de lâhomme et de la nature, ainsi que les zones y compris les sites archĂ©ologiques qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue historique, esthĂ©tique, ethnologique ou anthropologique.
Article 2
Aux fins de la prĂ©sente Convention sont considĂ©rĂ©s comme âpatrimoine naturelâ :
â Les monuments naturels constituĂ©s par des formations physiques et biologiques ou par des groupes de telles formations qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue esthĂ©tique ou scientifique ;
â Les formations gĂ©ologiques et physiographiques et les zones strictement dĂ©limitĂ©es constituant lâhabitat dâespĂšces animale et vĂ©gĂ©tale menacĂ©es, qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de la science ou de la conservation ;
â Les sites naturels ou les zones naturelles strictement dĂ©limitĂ©es, qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de la science, de la conservation ou de la beautĂ© naturelle. »
Les critĂšres qui confĂšrent une valeur universelle exceptionnelle Ă un bien culturel sont
définis dans un document annexe à la Convention, les Orientations devant guider la
mise en Ćuvre de la Convention du patrimoine mondial, au § 77 :
« Un monument, un ensemble ou un site (âŠ) proposĂ© pour inscription sur la Liste du patrimoine mondial sera considĂ©rĂ© comme ayant une valeur universelle exceptionnelle aux fins de la Convention lorsque le ComitĂ© considĂšre que ce bien rĂ©pond Ă lâun au moins des critĂšres ci-aprĂšs et au critĂšre dâauthenticitĂ©. En consĂ©quence, tout bien devrait :
dâanalyses poussĂ©es (cf. notamment Françoise Choay, « Structures identitaires et universalitĂ© », Les Cahiers de la Ligue urbaine et rurale, 1er trim. 2001), mais elle nâentre pas plus dans le champ de la prĂ©sente recherche que celle de la nature comme sujet de droit. Signalons seulement quâelle se pose Ă peu prĂšs
34 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
i. soit reprĂ©senter un chef-dâĆuvre du gĂ©nie crĂ©ateur humain ; ou
ii. soit tĂ©moigner dâun Ă©change dâinfluences considĂ©rable pendant une pĂ©riode donnĂ©e ou dans une aire culturelle dĂ©terminĂ©e, sur le dĂ©veloppement de lâarchitecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des villes ou de la crĂ©ation de paysages ; ou
iii. soit apporter un témoignage unique ou du moins exceptionnel sur une tradition culturelle ou une civilisation vivante ou disparue ; ou
iv. soit offrir un exemple Ă©minent dâun type de construction ou dâensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une ou des pĂ©riode(s) significative(s) de lâhistoire humaine ; ou
v. soit constituer un exemple Ă©minent dâĂ©tablissement humain ou dâoccupation du territoire traditionnels reprĂ©sentatifs dâune culture (ou de cultures), surtout quand il devient vulnĂ©rable sous lâeffet de mutations irrĂ©versibles ;
vi. soit ĂȘtre directement ou matĂ©riellement associĂ© Ă des Ă©vĂ©nements ou des traditions vivantes, des idĂ©es, des croyances ou des Ćuvres artistiques et littĂ©raires ayant une signification universelle exceptionnelle (âŠ). »
Les Orientations définissent plus loin les critÚres qui confÚrent une valeur universelle
exceptionnelle à un bien naturel (suite du § 77 49) :
« Un bien du patrimoine naturel (âŠ) proposĂ© pour inscription sur la Liste du patrimoine mondial sera considĂ©rĂ© comme ayant une valeur universelle exceptionnelle aux fins de la Convention lorsque le ComitĂ© considĂšre que ce bien rĂ©pond au moins Ă lâun des critĂšres ci-aprĂšs et aux conditions dâintĂ©gritĂ© (âŠ). En consĂ©quence, les biens proposĂ©s devront :
vii. ĂȘtre des exemples Ă©minemment reprĂ©sentatifs des grands stades de lâhistoire de la terre, y compris le tĂ©moignage de la vie, de processus gĂ©ologiques en cours dans le dĂ©veloppement des formes terrestres ou dâĂ©lĂ©ments gĂ©omorphiques ou physiographiques ayant une grande signification ; ou
viii. ĂȘtre des exemples Ă©minemment reprĂ©sentatifs de processus Ă©cologiques et biologiques en cours dans lâĂ©volution et le dĂ©veloppement des Ă©cosystĂšmes et communautĂ©s de plantes et dâanimaux terrestres, aquatiques, cĂŽtiers et marins ; ou
ix. reprĂ©senter des phĂ©nomĂšnes naturels ou des aires dâune beautĂ© naturelle et dâune importance esthĂ©tique exceptionnelles ; ou
x. contenir les habitats naturels les plus reprĂ©sentatifs et les plus importants pour la conservation in situ de la diversitĂ© biologique, y compris ceux oĂč survivent des espĂšces menacĂ©es ayant une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de la science ou de la conservation. »
La hiĂ©rarchie de valeur des biens patrimoniaux qui va du local Ă lâuniversel ne
pose pas moins de questions que celle qui va de lâordinaire Ă lâexceptionnel. En
particulier, doit-on considĂ©rer les habitants de lâaire gĂ©ographique correspondante
(la localitĂ©, la nation, le mondeâŠ) comme les gestionnaires du bien, ou comme
les ayant-droit sur lui (ceux au profit de qui sâexerce la dĂ©possession du jus abutendi
dans les mĂȘmes termes pour les droits de lâhomme, lâingĂ©rence humanitaire et toutes les idĂ©es dâorigine europĂ©enne Ă vocation universelle.
49 Dans les versions des Orientations antérieures à 2005, les critÚres pour les biens culturels étaient au § 24 et ceux pour les biens naturels au § 44.
P.-M. TRICAUD, 2010 35
qui caractérise la notion de patrimoine, cf. p. 11), ou encore comme les deux ? Si
câest comme des ayant-droit, cette hiĂ©rarchie donne-t-elle des droits seulement Ă
ceux qui sont concernés géographiquement, mais sans distinction entre eux, ou
bien sur chaque bien à tous les hommes mais par ordre de proximité ? Par
exemple, ai-je le mĂȘme droit quâun Chinois Ă exiger la prĂ©servation dâun site
chinois inscrit au Patrimoine mondial et aucun droit sur un site qui nây figure
pas ? ou bien ai-je aussi un droit sur le reste du patrimoine chinois, mais
cependant subordonné à celui des Chinois (sinon tout le patrimoine chinois serait
du patrimoine mondial) ? Et de quelle nature est ce droit, sâil nâest pas juridique
(puisque un tribunal chinois ne recevrait pas ma demande) ? Sâagit-il dâailleurs
dâune Ă©chelle de droit, moral sinon juridique, ou de sentiment (je suis dâautant
plus affecté que le bien est de grande valeur selon cette échelle) ?
1.3 Les catégories de patrimoine
Patrimoine tangible et intangible, matériel et immatériel, immobilier et mobilier
Dâautres distinctions que les types de valeurs peuvent ĂȘtre opĂ©rĂ©es dans le
patrimoine. En particulier, on distingue souvent patrimoine tangible et intangible,
matériel et immatériel, immobilier et mobilier. Les deux premiÚres sont
Ă©quivalentes : on peut identifier le patrimoine matĂ©riel au tangible et lâimmatĂ©riel Ă
lâintangible 50. Mais la distinction entre immobilier et mobilier est sur un autre
plan : on a donc deux distinctions qui peuvent se croiser et lâon trouve des types
de patrimoine pour chacune de leurs quatre combinaisons.
Le patrimoine immobilier est attachĂ© Ă un lieu et ne peut en ĂȘtre sĂ©parĂ© sans
disparaĂźtre, tandis que le patrimoine mobilier est dĂ©localisable, mĂȘme sâil peut au
dĂ©part ĂȘtre enracinĂ© dans un lieu. La distinction entre patrimoine matĂ©riel et
immatĂ©riel â ou tangible et intangible â est plus subtile. Certes, lâadjectif tangible
Ă©voque le toucher, que lâon peut Ă©tendre Ă la vue et Ă la prĂ©sence. Mais le
patrimoine intangible ne se rĂ©duit pas Ă celui qui sâentend. Il peut parfois ĂȘtre
perçu indiffĂ©remment par la vue ou lâouĂŻe (p. ex. textes, littĂ©raires ou
documentaires), il peut parfois ĂȘtre perçu par la vue, tout en Ă©tant au-delĂ (câest
50 Lâanglais utilise les termes tangible et intangible, le français prĂ©fĂšre matĂ©riel et immatĂ©riel.
36 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
notamment le cas du patrimoine immatériel immobilier, que nous examinons plus
loin, p. 38).
LâUnesco a tentĂ© de dĂ©finir le patrimoine immatĂ©riel, notamment dans deux
textes successifs :
Le « patrimoine oral et immatĂ©riel » a Ă©tĂ© dĂ©fini par un groupe dâexperts rĂ©uni Ă Turin en mars 2001 par lâUnesco, comme « les processus acquis par les peuples ainsi que les savoirs, les compĂ©tences et la crĂ©ativitĂ© dont ils sont les hĂ©ritiers et quâils dĂ©veloppent, les produits quâils crĂ©ent et les ressources, espaces et autres dimensions du cadre social et naturel nĂ©cessaires Ă leur durabilitĂ© ; ces processus inspirent aux communautĂ©s vivantes un sentiment de continuitĂ© par rapport aux gĂ©nĂ©rations qui les ont prĂ©cĂ©dĂ©es et revĂȘtent une importance cruciale pour lâidentitĂ© culturelle ainsi que pour la sauvegarde de la diversitĂ© culturelle et de la crĂ©ativitĂ© de lâhumanitĂ©. » (Proclamation des chefs-dâĆuvre du patrimoine oral et immatĂ©riel de lâhumanitĂ©, Unesco, 18 mai 2001 51)
« On entend par âpatrimoine culturel immatĂ©rielâ les pratiques, reprĂ©sentations, expressions, connaissances et savoir-faire â ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associĂ©s â que les communautĂ©s, les groupes et, le cas Ă©chĂ©ant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatĂ©riel, transmis de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, est recrĂ©Ă© en permanence par les communautĂ©s et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment dâidentitĂ© et de continuitĂ©, contribuant ainsi Ă promouvoir le respect de la diversitĂ© culturelle et la crĂ©ativitĂ© humaine. » (Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatĂ©riel, Unesco, 17 octobre 2003)
Une définition du patrimoine immatériel plus exacte que celle qui le réduit à ce
qui sâentend, et plus comprĂ©hensive que celles de lâUnesco, serait la suivante :
alors que le patrimoine matĂ©riel est celui que lâon peut apprĂ©cier sans mĂ©diation,
le patrimoine immatĂ©riel est apprĂ©ciĂ© indirectement, par lâintermĂ©diaire dâun
support matĂ©riel (instrument de musique, voix, Ă©crit, enregistrement, lieuâŠ)
indispensable, mais qui nâest quâun support.
51 DĂ©finition donnĂ©e dans les documents suivants : PremiĂšre Proclamation des chefs-dâĆuvre du patrimoine oral et immatĂ©riel de lâhumanitĂ© et Proclamation des chefs-dâĆuvre du patrimoine oral et immatĂ©riel de lâhumanitĂ©, Guide pour la prĂ©sentation des dossiers de candidature, Unesco, Paris, 2001.
P.-M. TRICAUD, 2010 37
Ces deux distinctions et leur croisement sont résumées dans le tableau suivant.
Patrimoine matériel (ou tangible) Patrimoine immatériel (ou intangible)
Patrimoine immobilier
â Naturel
â BĂąti
â Paysager
(CatĂ©gories couvertes par la Convention du patrimoine mondial de lâUnesco)
â Structures, organisation gĂ©omĂ©trique du territoire (tracĂ©s, parcellaire, trame fonciĂšreâŠ)
â Toponymie
â MĂ©moire des Ă©vĂ©nements associĂ©s aux lieux, itinĂ©raires
â Traditions vivantes attachĂ©es au lieu
Patrimoine mobilier
â Peinture, sculpture, mobilier, objets
â Ćuvres littĂ©raires, musicales
â Traditions, savoir-faire, patrimoine ethnologique
â Langues
(CatĂ©gories couvertes par la Convention du patrimoine immatĂ©riel de lâUnesco)
La distinction la plus souvent faite est entre le patrimoine matĂ©riel et lâimmatĂ©riel.
Les thĂ©ories du patrimoine citĂ©es (Riegl, Boito, BrandiâŠ) concernent le
patrimoine matĂ©riel, quâil soit mobilier ou immobilier. Le patrimoine matĂ©riel
dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale est bien pris en compte par les outils rĂ©glementaires et
conventionnels, mĂȘme si Ă lâintĂ©rieur de cette catĂ©gorie, le patrimoine immobilier
fait peut-ĂȘtre lâobjet de plus dâattention. La Convention du patrimoine mondial
couvre lâensemble du patrimoine matĂ©riel immobilier et de sa problĂ©matique, sans
Ă©quivalent pour le mobilier, mais celui-ci est au moins en partie couvert par
certaines conventions 52. Le patrimoine immatériel forme quant à lui un pan qui
Ă©tait jusquâĂ prĂ©sent en grande partie reconnu, mais ne faisait guĂšre lâobjet de
mesures particuliĂšres. Il concentre aujourdâhui lâattention de lâUnesco, qui a Ă©mis
récemment les textes dont sont tirées les définitions citées plus haut : en 2001,
une Proclamation des chefs-dâĆuvre du patrimoine oral et immatĂ©riel de lâhumanitĂ©, puis, en
2003, une Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, transposition
dans ce domaine de la Convention du patrimoine mondial.
Or la distinction entre patrimoine immobilier et mobilier est au moins aussi
importante, car elle permet de faire apparaßtre une catégorie rarement prise en
compte, le patrimoine immobilier immatériel (cf. infra, p. 38).
52 Convention concernant les mesures Ă prendre pour interdire et empĂȘcher lâimportation, lâexportation et le transfert de propriĂ©tĂ© illicites des biens culturels (1970), Convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique (2001).
38 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
La distinction entre patrimoine matériel et immatériel est en réalité beaucoup
moins nette quâentre patrimoine immobilier et mobilier. Un patrimoine matĂ©riel
ne se rĂ©duit pas Ă sa forme sensible : il est porteur dâun message ou dâun usage. Ă
lâinverse, un patrimoine immatĂ©riel ne peut ĂȘtre transmis que par lâintermĂ©diaire
dâun support matĂ©riel. Tout patrimoine possĂšde ainsi un message et un support,
et les deux catégories ne se distinguent que par le caractÚre plus ou moins
dissociable du support et du message. Et mĂȘme si câest dans le message que rĂ©side
la valeur patrimoniale, celui-ci ne peut se passer de support.
Matérialité et immatérialité du patrimoine immobilier
Les distinctions « mobilier-immobilier » et « matériel-immatériel » ne sont donc
pas équivalentes, et forment par leurs combinaisons quatre catégories de
patrimoine. Parmi celles-ci, le patrimoine immobilier immatériel est la moins
Ă©vidente Ă percevoir et, partant, la moins bien prĂ©servĂ©e. MĂȘme la rĂ©cente
convention de lâUnesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatĂ©riel
sâattache principalement au patrimoine immatĂ©riel mobilier. Certes, beaucoup des
traditions vivantes quâelle vise Ă prĂ©server (et quâelle a mĂȘme, pour certaines, dĂ©jĂ
inscrites) sont attachées à des lieux, et la préservation de ces lieux aide fortement
celle de ces traditions, mais elle nâest pas indispensable : les coutumes,
lâhabillement, les savoir-faire artisanaux ou culinaires, les mythes, les productions
musicales ou littĂ©raires, les langues peuvent se transmettre, voyager, et mĂȘme
devenir la mĂ©moire dâun lieu Ă©loignĂ© ou altĂ©rĂ©. On le constate chez les Ă©migrants.
Quant aux productions musicales ou littéraires plus savantes, elles sont en général
dĂšs le dĂ©part plus dĂ©tachĂ©es dâun lieu que les productions populaires. Toutes ces
productions, populaires ou savantes, relÚvent donc du patrimoine immatériel
mobilier.
Quels sont les patrimoines immatĂ©riels vĂ©ritablement immobiliers, câest-Ă -dire
indissociables dâun lieu ? Ou bien, dâun autre point de vue sur la mĂȘme rĂ©alitĂ©,
quels sont les lieux (patrimoines immobiliers) qui ont une valeur patrimoniale
immatĂ©rielle ? On pense dâabord aux traditions, aux savoir-faire, aux pratiques qui
sâexercent dans un lieu et en relation avec lui : cĂ©rĂ©monies dâinitiation dans une
forĂȘt sacrĂ©e, par exemple. Un tel lieu conserve sa valeur patrimoniale immatĂ©rielle
tant que ces pratiques peuvent sây exercer ; dans le cas contraire, le lieu perd une
grande part de sa valeur patrimoniale associative, mais de son cÎté, la pratique
P.-M. TRICAUD, 2010 39
peut ĂȘtre conservĂ©e, en Ă©tant transposĂ©e et adaptĂ©e Ă un autre contexte. Ainsi,
dans beaucoup dâethnies dâAfrique, les cĂ©rĂ©monies dâinitiation, traditionnellement
en forĂȘt, ont survĂ©cu Ă la dĂ©forestation, et se pratiquent mĂȘme en ville 53.
Il y a aussi les lieux associés à des croyances, des représentations ou des
Ă©vĂ©nements : forĂȘts ou montagnes sacrĂ©es indĂ©pendamment des rites qui sây
dĂ©roulent, sites peints ou dĂ©crits, champs de bataille, lieux dâĂ©vĂ©nements
dramatiques (Gorée, Auschwitz, Hiroshima) ou fondateurs, etc. Un tel lieu
conserve sa valeur patrimoniale immatérielle tant que son état peut rappeler la
croyance, la reprĂ©sentation ou lâĂ©vĂ©nement auquel il est associĂ© ; dans le cas
contraire, le lieu perd sa valeur patrimoniale associative (ou la plus grande partie
de cette valeur), mais la croyance, la reprĂ©sentation ou lâĂ©vĂ©nement peut continuer
de son cÎté à subsister dans la mémoire collective.
Dans les deux cas prĂ©cĂ©dents (pratique dâun lieu ou caractĂšre associatif), sâil y a
altération du lieu, la perte de patrimoine immatériel est plus grande pour celui-ci
que pour les pratiques ou les représentations associées, lesquelles peuvent
survivre dâune certaine façon. Mais il existe des patrimoines immatĂ©riels encore
plus attachés au lieu, qui disparaissent totalement si celui-ci est altéré. Un bon
exemple en est la toponymie : on peut certes conserver des cartes qui
mentionnent les noms des lieux-dits, comme on peut conserver des Ă©crits ou des
dictionnaires dâune langue morte, mais une toponymie est par dĂ©finition formĂ©e
de noms donnés à des lieux réels. La grande toponymie, celle des pays ou des
rĂ©gions, peut subsister dans la mĂ©moire collective mĂȘme si elle nâa plus de
support rĂ©el, de la mĂȘme façon que les grands Ă©vĂ©nements ou les reprĂ©sentations ;
elle peut mĂȘme ĂȘtre remise en usage (Aquitaine, Ăle-de-France, Ghana, BĂ©nin,
Saint-PĂ©tersbourgâŠ). Mais la petite toponymie, celle des lieux-dits, ne subsiste
pas en dehors de son lieu : cette survie peut ĂȘtre tĂ©nue, fantomatique, comme
celle quâassurent des noms de rues Ă©voquant une campagne recouverte par la ville
ou un Ă©lĂ©ment disparu (rue du Bac, rue de BiĂšvre, Wall streetâŠ) ; mais il faut au
minimum une telle présence du nom sur le lieu pour considérer que la toponymie
est conservée.
53 Les observations de cette transposition sont nombreuses dans la littĂ©rature ethnologique. Je lâai pour ma part observĂ©e en Sierra Leone en 1984.
40 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Enfin, il existe des patrimoines immatériels totalement immobiliers,
indissociablement attachĂ©s au lieu : les tracĂ©s de voies de communication, au-delĂ
des chaussées ou des ouvrages qui les matérialisent, voire les itinéraires sans voies
de communication (cf. infra, p. 121) ; le parcellaire, au-delĂ de lâusage du sol qui
différencie les parcelles et des types de clÎtures ou de limites qui les séparent ; et
mĂȘme, au-delĂ du parcellaire, la trame fonciĂšre, telle que lâa dĂ©finie Gerald
Hanning 54, correspondant aux grandes directions dessinĂ©es par lâalignement des
parcelles. Plus prĂ©cisĂ©ment, la trame fonciĂšre est dĂ©finie comme lâensemble des
directions données par les traces au sol du parcellaire (toutes limites entre des
occupations différentes du sol) et des objets implantés à sa surface (voies,
ouvrages, terrassements, cultures, plantations, bĂątiments, etc.). La trame fonciĂšre
sous-tend toutes ces traces comme le champ magnétique sous-tend la limaille de
fer qui sâoriente autour dâun aimant. Et de mĂȘme que le champ magnĂ©tique existe
en lâabsence de la limaille, la trame fonciĂšre, structure gĂ©omĂ©trique dĂ©finie par ces
grandes directions, existe entre les objets qui la matérialisent 55.
La trame fonciĂšre nâa pas acquis le statut dâune notion largement partagĂ©e. Elle
demeure peu connue en dehors des héritiers de Hanning, et il y a débat au sein de
ceux-ci pour savoir dans quelle mesure son tracĂ© est la reconnaissance dâun ordre
existant indĂ©pendamment ou la premiĂšre Ă©tape dâun projet sur ce territoire â et Ă
ce titre dépendant du projet. On peut considérer la trame fonciÚre comme
relevant Ă la fois de lâanalyse et du projet : deux personnes diffĂ©rentes ne traceront
pas la mĂȘme exactement, mais la mĂȘme dans les grandes lignes. LĂ oĂč des
aménagements successifs ont surimposé des trames sans relation entre elles,
rendant difficile la lecture dâune organisation gĂ©nĂ©rale, plusieurs dessin de trames
54 Gerald Hanning, urbaniste Ă lâInstitut dâAmĂ©nagement et dâUrbanisme de la RĂ©gion Parisienne dans les annĂ©es 1970 â aprĂšs avoir travaillĂ© chez Le Corbusier sur le Modulor â et auteur de projets de composition urbaine de plusieurs villes dans le monde. Pour plus de dĂ©tails, on pourra se reporter Ă la compilation des ses travaux, La trame fonciĂšre comme structure organisatrice de la mise en forme du paysage. IAURIF (Paris), 1975-1976, Ă lâarticle dâHervĂ© Blumenfeld, « La trame fonciĂšre, grille dâanalyse, armature de projet », Les Cahiers de lâIAURIF, no 106, dĂ©cembre 1993, pp. 55-66, et Ă lâarticle « Trame fonciĂšre » (rĂ©digĂ© par P.-M. Tricaud et J.-L. PagĂšs) du Vocabulaire illustrĂ© de lâart urbain, SĂ©minaire Robert-Auzelle (Paris), sur http:// www.arturbain.fr/ arturbain/ vocabulaire/ francais/ fiches/ trame_fonciere_nouvelle_version/ fiche_existante/ fiche.htm.
55 Et de mĂȘme encore quâun champ magnĂ©tique (avec ses lignes de champ ou de force et ses lignes Ă©quipotentielles), la trame fonciĂšre est le plus souvent formĂ©e de deux directions principales perpendiculaires entre elles, mĂȘme lorsquâelles sont curvilignes : cĂŽtĂ©s de champs rectangulaires, souvent calĂ©s sur le rĂ©seau curviligne perpendiculaire des lignes de plus grande pente et des courbes de niveau, cĂŽtĂ©s de parcelles bĂąties et de bĂątiments Ă©galement rectangulaires.
P.-M. TRICAUD, 2010 41
fonciĂšre seront possibles, influencĂ©s par les projets sur ce lieu ; mais lĂ oĂč la
mĂȘme logique dâoccupation du sol a prĂ©valu longtemps, ou a Ă©voluĂ© de façon
progressive (ce qui est notamment le cas des trames dites gĂ©omorphiques, câest-Ă -dire
déterminées par le relief : trames agricoles puis urbanisation progressive), deux
personnes correctement formées au tracé de la trame fonciÚre en dessineront des
tracés trÚs voisins.
Les tracés, le parcellaire, la trame fonciÚre forment des patrimoines immatériels
car ils sâexpriment Ă travers des objets matĂ©riels substituables, mais se situent au-
delĂ de ceux-lĂ , et peuvent subsister mĂȘme si les Ă©lĂ©ments matĂ©riels immobiliers
qui les manifestent disparaissent (cf. La préservation de la structure
à travers le renouvellement des éléments, pp. 200 sq.). Ils sont immobiliers, et totalement,
car leur forme Ă©pouse celle dâun territoire : comme des patrimoines matĂ©riels, ils
sont dĂ©finis dans lâespace, ils possĂšdent une gĂ©omĂ©trie. On peut parler Ă leur
endroit de patrimoines quasi-matériels.
Le paysage, un patrimoine immobilier à la fois matériel et immatériel
La catégorie la plus importante de patrimoine immobilier à la fois matériel et
immatériel est sans doute le paysage.
Augustin Berque a montré que la notion de paysage recouvre à la fois une réalité
objective et sa perception par un sujet (MĂ©diance, De Milieux en paysages, 1990).
Pour Berque, lâinteraction entre les caractĂšres objectif et subjectif (ou physique et
phĂ©nomĂ©nal) du paysage va plus loin quâune juxtaposition : ils sont indissociables,
ce quâil exprime en les associant dans le nĂ©ologisme trajectif :
« DĂ©finitions de base du point de vue de la mĂ©diance : // Milieu : relation dâune sociĂ©tĂ© Ă lâespace et Ă la nature. Syn. : relation mĂ©diale ou mĂ©sologique. Cette relation est Ă la fois physique et phĂ©nomĂ©nale. // Environnement : dimension physique ou factuelle du milieu (comprenant aussi bien des artefacts et des relations sociales que des faits naturels). // Paysage : dimension sensible et symbolique du milieu; expression dâune mĂ©diance. // MĂ©diance : sens dâun milieu; Ă la fois tendance objective, sensation//perception et signification de cette relation mĂ©diale. // MĂ©dial : relatif au milieu. // MĂ©sologie : Ă©tude des milieux en tant quâils sont ambivalents (Ă la fois physiques et phĂ©nomĂ©naux). DâoĂč : mĂ©sologique. // Trajection : combinaison mĂ©diale et historique du subjectif et de lâobjectif, du physique et du phĂ©nomĂ©nal, de lâĂ©cologique et du symbolique, produisant une mĂ©diance. DâoĂč : trajectivitĂ©, trajectif, trajecter. » (MĂ©diance, p. 48)
Berque illustre cette interaction trajective par la métaphore de la prise :
« Quâest-ce en effet quâune prise ? Câest la branche quand la main la saisit, lâaspĂ©ritĂ© si lâorteil sây cale. Les pins ont des branches et les rochers sont rugueux par nature, mais ils nâoffrent de prises quâĂ lâenfant qui sait grimper. » (MĂ©diance, pp. 102-103)
42 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
La distinction matĂ©riel-immatĂ©riel nâest pas strictement superposable Ă la
distinction objectif-subjectif : en effet, mĂȘme envisagĂ© comme objet,
indépendamment des sujets qui le perçoivent, le paysage comporte déjà une part
dâimmatĂ©riel (ou au moins de quasi-matĂ©riel, tel que dĂ©fini ci-dessus). Mais la plus
grande partie du caractÚre immatériel du paysage est bien lié à sa dimension
subjective, câest Ă dire Ă la perception quâen ont des sujets (qualification,
reprĂ©sentations, croyances, mĂ©moire dâĂ©vĂ©nements associĂ©s, etc.) et Ă lâaction
quâils exercent sur lui (exploitation, amĂ©nagement, etc.) ou dans son cadre
(traditions, rites, etc.).
« Le double sens matĂ©riel/immatĂ©riel du paysage peut-il signifier quâil est autant lâun que lâautre ? En sortant des conflits de chapelles qui tentent de dĂ©finir cette notion dans une vision souvent Ă©troite, on peut en tout cas admettre que le paysage est une construction sociale ; sâil est une construction sociale, ce peut ĂȘtre Ă double titre : la sociĂ©tĂ© le construit dans sa matĂ©rialitĂ©, câest-Ă -dire quâelle le façonne en modifiant ses composantes et leur organisation respective, elle le transforme constamment en agissant sur les ressources naturelles et sur les structures que la sociĂ©tĂ© a Ă©laborĂ©es ; il sâagit bien alors dâadmettre que cette signification renvoie Ă une matĂ©rialitĂ© naturelle (âŠ). Le second sens implique Ă©galement que la sociĂ©tĂ© se construit du paysage des reprĂ©sentations qui sont inspirĂ©es notamment des formes que les pratiques sociales empruntent Ă sa matĂ©rialitĂ©, mais qui appartiennent Ă lâidĂ©el et sont fortement influencĂ©es par des rĂ©fĂ©rences soit universelles soit au contraire locales (âŠ). (Yves LuginbĂŒhl, « Symbolique et matĂ©rialitĂ© du paysage », in Revue de lâĂconomie MĂ©ridionale, no 183, 1998, p. 237.)
Dans le sens donné plus haut (p. 35) des termes matériel et immatériel,
lâinteraction de lâhomme et du paysage (perception dans un sens, action dans
lâautre) est en soi de nature immatĂ©rielle, mĂȘme si elle est une relation avec des
éléments matériels.
Si un paysage acquiert une valeur patrimoniale pour un groupe ou pour un
individu, quâil en soit acteur ou extĂ©rieur, cette valeur est donc double : dâune
part, le lieu lui-mĂȘme est un patrimoine matĂ©riel, dâautre part, la reprĂ©sentation
quâen a ce groupe ou cet individu, les savoir-faire, les traditions, les croyances, les
productions littéraires ou artistiques associés forment un patrimoine immatériel.
Patrimoine paysager, paysage patrimonial
à la fois matériel et immatériel, le paysage a-t-il pour autant une valeur de
patrimoine ?
Le paysage cumule presque toutes les valeurs patrimoniales définies plus haut :
valeur dâusage pour le paysan, valeur esthĂ©tique pour le peintre, valeur de chef
dâĆuvre pour le touriste, valeur documentaire pour le gĂ©ographe, valeur de
P.-M. TRICAUD, 2010 43
commémoration pour tous ceux pour qui il évoque un passé disparu. On peut
mĂȘme voir une valeur dâanciennetĂ© dans la qualitĂ© dâun paysage qui tĂ©moigne
dâune longue Ă©volution (cf. infra p. 51, AmĂ©lioration des valeurs par le temps) :
formation naturelle ayant acquis une diversité appréciable du point de vue
paysager autant quâĂ©cologique, campagne portant les traces de lâaccumulation du
travail de nombreuses générations (comme notamment les paysages de terrasses),
ville historique⊠Quant à la valeur de rareté du paysage considéré comme un
patrimoine, elle a été longuement développée plus haut (p. 26).
De fait, la patrimonialisation du paysage accompagne lâĂ©mergence mĂȘme de cette
notion.
Un sommet dans la patrimonialisation du paysage a été atteint en 1992 avec
lâentrĂ©e de cette catĂ©gorie au patrimoine mondial de lâUnesco, au mĂȘme titre que
les chefs-dâĆuvre de lâart, de lâhistoire ou de la nature. Certes, des sites quâon
qualifierait aujourdâhui de paysages naturels ou de paysages urbains Ă©taient dĂ©jĂ
inscrits, mais câĂ©tait la premiĂšre fois que le paysage Ă©tait pris en compte en tant
que tel. Le ComitĂ© du patrimoine mondial de lâUnesco, chargĂ© de la mise en
Ćuvre de la Convention du patrimoine mondial, a introduit cette notion dans une
annexe Ă la Convention intitulĂ©e Orientations devant guider la mise en Ćuvre de la
Convention du patrimoine mondial (§ 47), de la façon suivante :
« Les paysages culturels reprĂ©sentent les âouvrages combinĂ©s de la nature et de lâhommeâ dĂ©signĂ©s Ă lâArticle l de la Convention. Ils illustrent lâĂ©volution de la sociĂ©tĂ© et des Ă©tablissements humains au cours des Ăąges, sous lâinfluence de contraintes et-ou des atouts prĂ©sentĂ©s par leur environnement naturel et les forces sociales, Ă©conomiques et culturelles successives, internes et externes. Ils devraient ĂȘtre choisis sur la base de leur valeur universelle exceptionnelle et de leur reprĂ©sentativitĂ© en termes de rĂ©gion gĂ©o-culturelle clairement dĂ©finie et de leur pouvoir dâillustrer les Ă©lĂ©ments culturels essentiels et distincts de telles rĂ©gions. »
Ils sont répartis en trois catégories majeures (Orientations, annexe 3, § 10 56) :
« i. Le plus facilement identifiable est le paysage clairement défini, conçu et créé intentionnellement par
lâhomme, ce qui comprend les paysages de jardins et de parcs crĂ©Ă©s pour des raisons esthĂ©tiques
qui sont souvent (mais pas toujours) associés à des constructions ou des ensembles religieux.
ii. La deuxiĂšme catĂ©gorie est le paysage essentiellement Ă©volutif. Il rĂ©sulte dâune exigence Ă lâorigine
sociale, Ă©conomique, administrative et-ou religieuse et a atteint sa forme actuelle par association
56 Dans les versions des Orientations antérieures à 2005, la définition des paysages culturels était au § 36 et ses catégories au § 39.
44 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
et en réponse à son environnement naturel. Ces paysages reflÚtent ce processus évolutif dans
leur forme et leur composition. Ils se subdivisent en deux catégories :
â un paysage relique (ou fossile) est un paysage qui a connu un processus Ă©volutif qui sâest arrĂȘtĂ©,
soit brutalement soit sur une période, à un certain moment dans le passé. Ses
caractéristiques essentielles restent cependant matériellement visibles ;
â un paysage vivant est un paysage qui conserve un rĂŽle social actif dans la sociĂ©tĂ©
contemporaine étroitement associé au mode de vie traditionnel et dans lequel le processus
Ă©volutif continue. En mĂȘme temps, il montre des preuves manifestes de son Ă©volution au
cours des temps.
iii. La derniĂšre catĂ©gorie comprend le paysage culturel associatif. Lâinclusion de ce type de paysages sur
la Liste du patrimoine mondial se justifie par la force dâassociation des phĂ©nomĂšnes religieux,
artistiques ou culturels de lâĂ©lĂ©ment naturel plutĂŽt que par des traces culturelles tangibles, qui
peuvent ĂȘtre insignifiantes ou mĂȘme inexistantes. »
Quelques exemples permettent de rendre ces catégories plus évidentes. Ainsi,
dans la premiĂšre (paysages intentionnels), on trouve des parcs et jardins de tous
usages et de toutes tailles, accompagnant pour beaucoup des chĂąteaux ou dâautres
monuments, avec lesquels ils sont inscrits au Patrimoine mondial, sans ĂȘtre
considérés comme de simples annexes : Fontainebleau, Versailles, Caserte,
Blenheim, Schönbrunn, Taj Mahal, Kyoto⊠Ces jardins nâont pas Ă©tĂ© inscrits
sous la catĂ©gorie des paysages culturels, car elle nâexistait pas Ă lâĂ©poque de leur
inscription, mais ils en relĂšvent clairement. Certains ont les dimensions et lâusage
de morceaux de campagne, tout en restant des paysages entiÚrement dessinés, tel
le domaine de Lednice-Valtice en Tchéquie (20 000 hectares).
La deuxiĂšme catĂ©gorie, celle des paysages Ă©volutifs, rĂ©sulte de lâinteraction de toute
une société avec son environnement naturel. Dans la plupart des cas, les éléments
naturels dâun tel paysage ont plus ou moins Ă©tĂ© transformĂ©s par lâhomme. Dans
les paysages ruraux, le but de cette transformation est généralement la production
agricole, au sens le plus large. Parmi les plus remarquables, on trouve les terrasses
rizicoles dâAsie, celles viticoles ou arboricoles des rĂ©gions mĂ©diterranĂ©ennes, les
plantations de thĂ©, les bocages de France ou dâAngleterre, les marais salants... Les
paysages peuvent aussi ĂȘtre transformĂ©s par lâhomme dans dâautres buts, comme
les ouvrages hydrauliques (canaux, lacs de barrages...). Certains de ces paysages
ruraux ou dâinfrastructures ont Ă©tĂ© abandonnĂ©s, puis, aprĂšs avoir continuĂ©
dâĂ©voluer sous la seule action de facteurs naturels, se sont fixĂ©s dans un Ă©tat
relativement stable, qui conserve des traces de leur origine humaine. On les
qualifie de paysages fossiles ou reliques. Câest par exemple le cas des anciennes mines
P.-M. TRICAUD, 2010 45
romaines de Las MĂ©dulas, en Espagne, ou de lâĂźle de PĂąques (Rapa Nui). Dâautres,
la plupart, continuent aujourdâhui dâĂȘtre entretenus par des traditions anciennes,
ou dâĂ©voluer sous lâeffet de changements techniques ou sociaux. Ce sont les
paysages vivants, catégorie à laquelle appartiennent la plupart des paysages culturels
aujourdâhui inscrits au Patrimoine mondial.
Lâinteraction entre lâhomme et son environnement naturel peut aussi nâĂȘtre pas
matérielle, comme dans les paysages évolutifs, mais symbolique, affective ou
spirituelle. Ces paysages sont dits associatifs, parce quâils sont liĂ©s Ă des mythes ou
des croyances, des Ă©vĂ©nements historiques, des Ćuvres artistiques ou littĂ©raires.
Câest le cas de nombreuses montagnes, siĂšges de divinitĂ©s (le rocher dâUluru, en
Australie), objets de représentations picturales (la Sainte-Victoire), ou les deux (les
monts Taishan ou Houangshan en Chine, le Fuji-Yama au Japon). Comme les
autres paysages (cf. p. 41), ils constituent un patrimoine à la fois matériel et
immatériel, mais la part immatérielle est chez eux prépondérante.
Patrimoine naturel et patrimoine culturel
Il convient dâinterroger Ă©galement une distinction couramment faite, celle entre
patrimoine naturel et patrimoine culturel.
Dans son sens premier, la notion de nature sâoppose Ă celle de culture : elle
englobe tout ce qui Ă©chappe plus ou moins Ă lâaction de lâhomme, non seulement
les ĂȘtres vivants, mais aussi le rĂšgne minĂ©ral, lâeau, lâatmosphĂšre, les astres⊠La
culture, câest tout ce qui est au contraire crĂ©Ă© par lâhomme, câest ce qui est
artificiel, autre opposĂ© du mot naturel. La nature existe aussi Ă lâintĂ©rieur de
lâhomme, mais par dĂ©finition elle correspond Ă ce qui en lui Ă©chappe Ă sa propre
influence, elle correspond Ă lâinnĂ©, alors que la culture ne se transmet que par
apprentissage. Il y a certes dĂ©bat pour savoir la part de lâinnĂ© et de lâacquis, de la
nature ou de la culture, ou de leur interaction, mais ce qui est de lâun nâest pas de
lâautre : il sâagit de deux notions distinctes et il nây a pas de dĂ©bat sur ce point. La
culture, de son cĂŽtĂ©, existe certes en dehors de lâespĂšce humaine, beaucoup
dâespĂšces animales Ă©tant capables dâapprentissage, mais les capacitĂ©s
dâassimilation et dâinvention de lâhomme, de tous les hommes, sont sans
commune mesure avec cette culture animale fruste et répétitive. On peut donc
assimiler le naturel Ă ce qui ne dĂ©pend pas de lâhomme et le culturel Ă ce qui
dépend de lui.
46 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Mais un patrimoine, par définition lui aussi, est un bien ayant un propriétaire
humain, mĂȘme si ce dernier est lâhumanitĂ© entiĂšre : mĂȘme le patrimoine naturel
nâest patrimoine que pour lâhomme. Dans tous les cas, lâattribution dâune valeur
est un fait culturel : mĂȘme le patrimoine naturel peut ainsi ĂȘtre considĂ©rĂ© comme
un patrimoine culturel.
Ce nâest donc pas le type de valeur (selon la typologie Ă©tablie ci-dessus) qui
distingue le naturel du culturel. Certes, si la valeur est documentaire, elle sera
écologique pour le patrimoine naturel et archéologique pour le patrimoine
culturel. Mais toutes les autres valeurs, définies ci-dessus dans le cadre des biens
culturels, sâappliquent aussi Ă la nature : valeur dâanciennetĂ© confĂ©rĂ©e aux arbres
remarquables, valeur de commémoration pour tout espace naturel associé à des
croyances ou des reprĂ©sentations, valeur dâusage actuelle pour la nature exploitĂ©e
(cueillette, agricultureâŠ) et potentielle pour les ressources de biodiversitĂ© (forĂȘt
tropicale, fonds marinsâŠ), valeur de chef-dâĆuvre pour les formations
spectaculaires (montagnes, falaises, volcans, glaciers, dĂ©serts, ocĂ©ansâŠ), valeur
esthĂ©tique pour tous les paysages naturels qui suscitent lâĂ©motion. Certains des
critĂšres de valeur confĂ©rĂ©s aux « biens naturels » par lâUICN (Union mondiale
pour la nature, anciennement Union internationale pour la conservation de la
nature) et la Convention du patrimoine mondial sont dâailleurs Ă©minemment
culturels, tels la beautĂ© (mĂȘme si la Convention ajoute « naturelle ») ou le rĂŽle
dans lâhistoire des sciences (comme les Ăźles Galapagos, oĂč Darwin conçut la
thĂ©orie de lâĂ©volution).
La gestion des biens naturels et des biens culturels, tous considérés comme
patrimoine commun de la mĂȘme humanitĂ©, tend dâailleurs Ă se rapprocher. Si en
France elle reste séparée, assurée par des ministÚres différents (Environnement et
Culture) et traitĂ©e par des spĂ©cialistes qui ont peu lâhabitude de se rencontrer, on
peut constater des évolutions, notamment dans les Parcs naturels régionaux. Au
niveau international, lâUnesco Ă©tait plus en avance que ses Ătats parties lorsquâelle
proclama, en 1972, la Convention du patrimoine mondial, qui traitait de la mĂȘme
façon les patrimoines naturel et culturel. MĂȘme si les deux sont traitĂ©s dans des
articles diffĂ©rents de la convention, et mĂȘme si les organismes de conseil de
lâUnesco restent sĂ©parĂ©s (UICN pour le patrimoine naturel, Icomos pour le
culturel), celle-ci sâoriente depuis quelques annĂ©es vers une stratĂ©gie de gestion
unique des deux types de patrimoine. La rĂ©union dâexperts du patrimoine naturel et
P.-M. TRICAUD, 2010 47
culturel pour une stratégie globale du patrimoine mondial (Amsterdam, 1998) a
recommandĂ© dâaller plus loin en combinant les critĂšres dâĂ©ligibilitĂ© des biens
culturels et des biens naturels en une seule liste. Câest ainsi quâĂ partir de 2005, les
Orientations devant guider la mise en Ćuvre de la Convention du patrimoine mondial ont placĂ©
les quatre critÚres qui confÚrent une valeur « universelle exceptionnelle » à un bien
naturel (cf. p. 34 supra) Ă la suite de ceux qui concernent les biens culturels (cf.
p. 33) et non plus dans une liste séparée.
Si les types de valeur ne diffĂšrent pas entre patrimoine naturel et patrimoine
culturel, leur diffĂ©rence dâorigine justifie-t-elle encore dâen faire des catĂ©gories
aussi séparées ? La nature et la culture sont bien des notions distinctes, mais leur
patrimonialisation est toujours un phénomÚne culturel.
Patrimoine vivant et patrimoine inanimé
On parle fréquemment aussi de patrimoine vivant, et pas seulement pour désigner
ce qui appartient au rÚgne végétal ou animal, ou à leur combinaison (milieux,
écosystÚmes) : le terme patrimoine vivant est moins souvent employé pour désigner
une catĂ©gorie du « patrimoine naturel » que pour lâopposer Ă un patrimoine mort
ou inerte, souvent le mĂȘme objet qui a perdu ce qui le rendait vivant : par exemple
un bùtiment désaffecté, privé de son animation. Pour plus de clarté, on peut
parler de biologique pour ce qui concerne les ĂȘtres vivants, animaux ou vĂ©gĂ©taux, et
employer le mot vivant dans un sens plus large.
Quel est donc ce sens plus large, et quâa perdu un patrimoine qui nâest plus
vivant ? Lâemploi le plus frĂ©quent de lâadjectif vivant appliquĂ© au patrimoine en
fait presque un synonyme dâanimĂ©. De mĂȘme que « vivant », « animĂ© » est au
dĂ©part rĂ©servĂ© aux ĂȘtres vivants, et plus strictement aux animaux (mĂȘme
Ă©tymologie, qui fait rĂ©fĂ©rence au souffle vital) ; de mĂȘme que « vivant », « animĂ© »
sâemploie aussi en dehors du biologique : Ă tout ce qui est douĂ© de mouvement,
de changements au cours du temps. On peut caractĂ©riser le vivant, ou lâanimĂ©, par
des transformations, câest-Ă -dire des changements dâĂ©tat en fonction du temps.
Trois transformations au moins caractérisent le vivant biologique : le mouvement,
le dĂ©veloppement, la reproduction. La naissance et la mort, ou lâapparition et la
disparition, en sont moins caractĂ©ristiques, puisquâelles sâobservent aussi sur des
objets inanimĂ©s, ou inertes, câest-Ă -dire qui ne connaissent aucune transformation
48 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
entre ces deux transformations extrĂȘmes. Dâautres phĂ©nomĂšnes sâobservent dans
le monde vivant, comme la complexité ordonnée et le réseau de relations au sein
des organismes ou des écosystÚmes. Mais ces phénomÚnes se mettent en place au
cours du dĂ©veloppement : ils sont donc sont eux-mĂȘmes des fonctions du temps
et non des données immuables du vivant.
Le mouvement peut se dĂ©finir comme une succession dâĂ©tats dont chacun peut Ă
nouveau ĂȘtre atteint lors dâune succession suivante : par exemple, un animal peut
retrouver au cours dâun mouvement toute position ou attitude quâil a eue
prĂ©cĂ©demment. Le mouvement peut ĂȘtre erratique, avec des successions
diffĂ©rentes dâĂ©tats identiques ou diffĂ©rents (dĂ©placements dâun animal), ou
cyclique, avec une mĂȘme succession rĂ©pĂ©tĂ©e. MĂȘme dans le rĂšgne vĂ©gĂ©tal, on peut
parler de mouvement, et de mouvement cyclique, avec les variations saisonniĂšres
de la plupart des plantes. Quant aux relations des ĂȘtres vivants entre eux ou avec
leur milieu dans un Ă©cosystĂšme (chaĂźnes alimentaires, cycle de lâeau ou du
carbone, etc.), elles se traduisent par des successions dâĂ©tats, souvent cycliques :
elles forment aussi des mouvements, selon la définition ci-dessus.
Le développement est la résultante de deux transformations : la croissance et la
complexification. La croissance est une augmentation de volume, qui se réalise de
façon continue, conservant une ressemblance entre des Ă©tats successifs mĂȘme
Ă©loignĂ©s. Le mouvement cyclique des vĂ©gĂ©taux saisonniers sâaccompagne presque
toujours dâune croissance : les feuilles de lâannĂ©e suivante, Ă premiĂšre vue
identiques Ă celles de lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente, ne poussent pas sur les mĂȘmes
bourgeons, mais sur de nouveaux bourgeons, portés par les branches issues des
bourgeons de lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente ; plus rarement, sur des bourgeons anciens
restĂ©s en dormance (seul cas oĂč il nây a pas croissance). Pour quâil y ait
développement, il faut, au-delà de la croissance, une complexification : apparition
de nouveaux organes, passage dâun stade larvaire Ă un stade adulte⊠Si la
croissance sâobserve dans le rĂšgne minĂ©ral (concrĂ©tions de calcite, p. ex.), en
revanche le développement, et la complexité qui en résulte, sont caractéristiques
du monde vivant (certaines concrétions présentent une complexification, mais qui
reste limitĂ©e en regard de ce quâon observe dans le monde vivant).
La reproduction est la transformation Ă lâissue de laquelle un ĂȘtre vivant donne
naissance Ă un ou plusieurs autres ĂȘtres vivants semblables Ă lui. Ă la diffĂ©rence
des deux autres transformations, la reproduction est une fonction discontinue du
P.-M. TRICAUD, 2010 49
temps. La reproduction asexuĂ©e, qui existe depuis lâorigine de la vie, donne
naissance Ă un ĂȘtre dotĂ© du mĂȘme code gĂ©nĂ©tique que celui de la gĂ©nĂ©ration
prĂ©cĂ©dente. La reproduction sexuĂ©e, beaucoup plus rĂ©cente, donne naissance Ă
une combinaison inĂ©dite de gĂšnes, donc Ă un ĂȘtre singulier, qui conserve
cependant suffisamment de ressemblance avec lâensemble de son espĂšce pour
quâon puisse parler de reproduction 57.
Certaines transformations peuvent ĂȘtre dĂ©crites, selon lâĂ©chelle, comme un
développement (du moins dans sa dimension croissance) ou comme une
reproduction : la croissance dâun organisme pluricellulaire est la reproduction
asexuée de ses cellules (mais son développement implique une transformation des
cellules concernĂ©es, au-delĂ de leur reproduction) ; la croissance dâune population
se fait par reproduction de ses individus.
Nous avons présenté plus haut ces trois transformations comme caractéristiques
du vivant biologique, et câest ainsi quâelles sont perçues. Il est vrai que câest dans
les rĂšgnes animal et vĂ©gĂ©tal et dans les Ă©cosystĂšmes quâils forment quâelles
sâobservent de la façon la plus gĂ©nĂ©ralisĂ©e et la plus achevĂ©e. Mais elles peuvent
sâobserver pour dâautres types de patrimoines, quâils soient dâorigine naturelle
(dans ce cas minérale) ou culturelle (dans ce cas, on peut considérer que leur
caractĂšre vivant procĂšde de leur crĂ©ation par des ĂȘtres vivants au sens
biologique.) : le mouvement est caractĂ©ristique de lâatmosphĂšre, des eaux, des
volcans, et aussi des machines, des arts de la scĂšne, de lâactivitĂ© dâune ville, de tout
usage habituel dâun bien patrimonial ; le dĂ©veloppement est celui des villes, mais
câest aussi la complexification dâune tradition orale ou dâun archĂ©type littĂ©raire ;
quant Ă la reproduction, elle a lieu dans un sens Ă©largi, car seul le vivant
biologique peut se reproduire Ă partir de lui-mĂȘme, de façon asexuĂ©e ou sexuĂ©e ;
tout autre patrimoine vivant nâest reproduit que par un nouvel acte crĂ©ateur, oĂč la
gĂ©nĂ©ration ancienne nâest que le modĂšle de la nouvelle, pas son origine : câest le
processus de copie, qui est discutĂ© ci-aprĂšs, comme moyen dâune conservation Ă
long terme (p. 65).
57 Le changement dâespĂšce se faisant par mutation et non par cette recombinaison.
50 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Tout ce que nous appelons vivant, câest donc ce qui change au cours du temps.
On peut donc dĂ©finir comme vivant tout patrimoine dont la valeur ne sâapprĂ©cie
pas seulement dans lâespace, mais aussi dans le temps.
Le patrimoine vivant en dehors du biologique est souvent assimilé au patrimoine
immatĂ©riel. Il est vrai quâune grande partie du patrimoine immatĂ©riel rĂ©pond aux
trois critÚres de transformation cités. Mais une grande partie du patrimoine
matériel est aussi vivante : nous avons cité plus haut les machines, la ville et son
activitĂ©, le paysage, qui change selon le temps ou les saisons, etc. MĂȘme les
monuments au sens premier du terme, quâon appelle aujourdâhui monuments
commémoratifs, censés résister seuls aux assauts du temps, ne sont complets
quâaccompagnĂ©s des cĂ©rĂ©monies qui les font vivre : mĂȘme les monuments aux
morts sont des monuments vivants. Seule une partie du patrimoine immobilier
peut exister sans transformation : non seulement lâimmobilier matĂ©riel, comme les
monuments, mais aussi lâimmobilier immatĂ©riel, comme les structures
gĂ©omĂ©triques dâun paysage ou la toponymie 58. Une grande partie du patrimoine
vivant est Ă la fois matĂ©riel et immatĂ©riel, constituĂ© dâun patrimoine matĂ©riel (un
site, au sens large) support dâun patrimoine immatĂ©riel, lâun et lâautre vivants.
58 Encore quâon puisse douter quâune toponymie soit conservĂ©e si elle se rĂ©duit aux cartes et nâest pas sue, utilisĂ©e et transmise.
P.-M. TRICAUD, 2010 51
2 Pour durer, le patrimoine doit-il ĂȘtre solide ou vivant ?
2.1 Lâaction du temps sur le patrimoine
Amélioration des valeurs par le temps
Conserver un patrimoine, le transmettre, implique que celui-ci franchisse une
longue durĂ©e sans sâaltĂ©rer. Or le temps modifie tout objet, ou, plus exactement,
certains facteurs modifient tout objet de façon croissante avec le temps. Cette
modification ne diminue pas forcément les valeurs attachées à un bien
patrimonial.
Par dĂ©finition, la valeur dâanciennetĂ© ne peut que croĂźtre avec les altĂ©rations qui
tĂ©moignent du passage du temps. La valeur historique, quâelle soit documentaire ou
commĂ©morative, peut aussi ĂȘtre accrue, ou au moins maintenue, par des
altĂ©rations qui tĂ©moignent plus prĂ©cisĂ©ment dâun Ă©vĂ©nement ou dâune Ă©poque
postérieurs à la création du bien. Les exemples de telles altérations positives sont
lĂ©gion : câest notamment au nom de la valeur historique que lâon prĂ©serve les
ajouts successifs dâun Ă©difice plutĂŽt que dâessayer, comme au XIXe siĂšcle, de
rĂ©tablir lâunitĂ© de style. Ces ajouts successifs ont en gĂ©nĂ©ral diminuĂ© la valeur
artistique, mais ce quâils ont fait perdre de la valeur historique dâorigine, ils lâont
retrouvĂ© dans leur valeur historique propre. MĂȘme des mutilations peuvent
prendre une valeur historique : leur intĂ©rĂȘt documentaire est certes presque
toujours plus faible que celui des ajouts, mais cette valeur peut ĂȘtre
commĂ©morative. Câest, entre autres, pour cette raison quâYves-Marie Froidevaux,
chargé de la restauration de la cathédrale de Saint-LÎ aprÚs les bombardements de
1944, a choisi de laisser visible la destruction de la façade 59.
Les valeurs immĂ©diates peuvent aussi ĂȘtre amĂ©liorĂ©es par le temps. On le constate
dans les domaines les plus variĂ©s â Ă©loignĂ©s pour certains du champ patrimonial â
avec autant dâappellations : patine dâune Ćuvre dâart, rodage dâune machine,
59 Cf. N. Detry et P. Prunet, Architecture et restauration, Sens et Ă©volution dâune recherche, Les Ăditions de la Passion, Paris, 2000, pp. 40-42.
52 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
mĂ»rissement dâun fruit, maturation ou bonification dâun vin, Ă©volution progressive dâun
écosystÚme⊠Certains de ces processus conduisent à un ajout (patine,
diversification dâun Ă©cosystĂšme), dâautres Ă un retrait (rodage, qui est une lĂ©gĂšre
usure), dâautres encore Ă une transformation. Dans tous les cas, ils amĂ©liorent des
valeurs immĂ©diates (valeur dâusage dâune machine ou dâun vin, valeur esthĂ©tique
dâune peinture).
Dans le cas dâun espace ayant une composante naturelle, que ce soit un lieu
sauvage, une campagne ou un jardin, le processus dit dâĂ©volution progressive
améliore plusieurs valeurs. En effet, en introduisant une biodiversité et une
complexité croissantes, il accroßt la valeur écologique ; mais il crée aussi une
valeur esthétique, en amenant avec la biodiversité, des formes et des couleurs
variĂ©es ainsi que des textures plus riches, avec la mise en place dâun Ă©cosystĂšme
une organisation complexe dont lâordre est perceptible, avec la sĂ©nescence des
arbres, des formes complexes et tourmentées.
La question de savoir si la patine amĂ©liore lâĆuvre dâart est controversĂ©e. Elle
resurgit, plus ou moins mĂ©diatisĂ©e, Ă chaque grande restauration dâune fresque ou
dâun tableau cĂ©lĂšbre mettant en jeu un nettoyage. Il est cependant certain que
nombre dâartistes ont eux-mĂȘmes jugĂ© la patine favorable, au point dâaccĂ©lĂ©rer
son effet par des vernis sur les peintures ou divers traitement de surface des
sculptures (cirage, oxydation, etc.), comme le rappelle Brandi dans un chapitre de
sa ThĂ©orie consacrĂ© Ă cette question 60. Brandi justifie lâutilitĂ© de la patine, non par
sa contribution Ă la valeur dâanciennetĂ© (car ce serait alors faire un faux que de
lâaccĂ©lĂ©rer), mais par son effet qui est de subordonner la matiĂšre Ă lâimage, le
moyen Ă la fin :
« Quand la matiĂšre prĂ©vaut sur la forme, câest entiĂšrement aux dĂ©pens de celle-ci ; la matiĂšre, dans lâĆuvre dâart, doit ĂȘtre lâintermĂ©diaire de lâimage ; elle nâest jamais lâimage elle-mĂȘme. »
Pour reprendre les catégories de valeurs établies ci-dessus, la patine permet de
rĂ©vĂ©ler la valeur esthĂ©tique, la plus fondamentale, en tempĂ©rant lâeffet plus
superficiel de la valeur de chef-dâĆuvre (ou de la valeur de nouveautĂ© de Riegl), Ă
60 « La pulitura dei dipinti in relazione alla patina, alle vernici e alle velature » (« La restauration des peintures ; patine, vernis et glacis »), op. cit., annexe 5, pp. 89-97 (pp. 118-135 de lâĂ©dition française), p. 90 (fr. 119) pour les deux extraits citĂ©s ici : « La prevalenza della materia sulla forma Ăš tutta a discapito della forma : la materia, nellâopera dâarte, deve essere tramite allâimmagine, non Ăš mai lâimmagine stessa. » « (âŠ) quella prepotente iattanza della materia nuova (âŠ) la virulenza sfacciata del colore, lo sfarzo troppo appariscente (âŠ). »
P.-M. TRICAUD, 2010 53
laquelle se rattachent « lâaspect abusivement ostentatoire de la matiĂšre neuve (âŠ),
la virulence insolente des couleurs (âŠ), lâĂ©clat excessif » que condamne Brandi.
Détérioration des valeurs par le temps
Cependant, en dehors de la valeur dâanciennetĂ© et de ces modifications positives,
lâaction du temps est le plus souvent, voire toujours sur une pĂ©riode assez longue,
une dégradation, et, pour un patrimoine, la perte de ses valeurs patrimoniales : le
fruit pourrit, le vin sâaigrit (ou tout au moins dĂ©cline), la piĂšce mĂ©canique sâuse, le
mĂ©tal se corrode, les couleurs sâestompent, le monument tombe en ruine.
Il faut noter que câest souvent le mĂȘme processus qui conduit dâabord Ă une
amélioration et ensuite à une dégradation, comme une application du vieil adage
corruptio optimi pessima. Câest une sĂ©rie continue de rĂ©actions chimiques
(oxydations, fermentationsâŠ) qui fait passer un fruit du mĂ»rissement au
pourrissement, un vin de la bonification Ă lâaltĂ©ration. Câest le mĂȘme mouvement
dâusure qui rode une piĂšce puis la dĂ©forme. Câest la mĂȘme Ă©rosion qui arrondit les
angles trop vifs des pierres neuves et qui ruine un Ă©difice. Câest la mĂȘme
oxydation qui patine un métal trop brillant et qui le fait tomber en poussiÚre.
Câest le mĂȘme mot qui est Ă lâorigine du rodage et de lâĂ©rosion, et un mĂȘme autre
mot Ă lâorigine de lâusage et de lâusure.
On peut donner aux améliorations liées au temps le nom générique de
vieillissement, et celui de sénescence aux détériorations, ce qui est conforme à la
connotation en général un peu plus positive du premier terme (mais les
connotations sont flottantes, puisque lĂ oĂč le botaniste voit une sĂ©nescence des
arbres, le paysagiste voit un vieillissement). Vieillissement et sénescence ne
constituent pas, on vient de le voir, deux types dâĂ©volution parallĂšles, mais bien
deux phases successives dâune mĂȘme Ă©volution. En estompant ce qui est de
lâordre du dĂ©tail et en approfondissant ce qui est essentiel, le vieillissement permet
Ă un patrimoine de devenir davantage lui-mĂȘme. En estompant ce qui est essentiel
Ă son tour, la sĂ©nescence altĂšre le patrimoine, câest-Ă -dire fait quâil nâest plus lui-
mĂȘme.
54 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Action du temps sur le patrimoine vivant
Une grande partie du patrimoine vivant, on lâa vu, est constituĂ© dâun patrimoine
matĂ©riel support dâun patrimoine immatĂ©riel, lâun et lâautre vivants. Le paysage en
est un exemple notoire. Pour quâun tel patrimoine reste vivant, il faut que sa
composante immatérielle comme sa composante matérielle conservent les
transformations qui les caractérisent.
Conserver les transformations : voilà le paradoxe posé. Il est théoriquement
possible de conserver un patrimoine Ă lâissue dâun mouvement, et de conserver le
mouvement lui-mĂȘme, puisque celui-ci ramĂšne par dĂ©finition (pp. 47 sq. supra) Ă
un Ă©tat antĂ©rieur, mĂȘme si la sĂ©quence nâest pas cyclique. Mais la croissance
conduit par dĂ©finition Ă un Ă©tat final diffĂ©rent de lâĂ©tat initial, elle ne peut ĂȘtre
ininterrompue sans remplir Ă terme lâunivers, et elle sâaccompagne toujours de la
sénescence. La reproduction, parade à la sénescence aussi bien pour le vivant
biologique que pour tout autre patrimoine vivant, peut quant Ă elle ĂȘtre
ininterrompue. Mais conserve-t-elle le patrimoine ? Câest ce Ă quoi la suite tente
de répondre (§ 2.4, p. 65).
2.2 Lâaction volontaire sur le patrimoine
à partir du constat que le temps dégrade le patrimoine et conduit finalement à sa
perte, plusieurs attitudes sont possibles : on peut accepter cette Ă©volution ; on
peut chercher Ă lâempĂȘcher ou Ă la retarder ; on peut chercher Ă la renverser
lorsquâelle sâest produite.
Acceptation de lâĂ©volution
Il peut paraĂźtre surprenant de considĂ©rer lâacceptation de lâĂ©volution, jusquâĂ son
terme qui est la disparition, comme une action volontaire, mais ce peut ĂȘtre le cas,
notamment au nom de la valeur dâanciennetĂ©, qui apprĂ©cie de voir un monument
suivre son Ă©volution naturelle, ou au nom de lâintĂ©rĂȘt dâun patrimoine vivant, qui
doit continuer de vivre sa vie au risque dâen mourir. Ainsi, câest parce quâil
considÚre que sa collection doit rester vivante que le propriétaire du musée des
Arts forains, Ă Paris, la maintient en usage par le public, jusquâĂ lâusure, tout en
P.-M. TRICAUD, 2010 55
retardant cette usure au maximum par un entretien soigné 61. Dans une maison de
famille, on peut conserver pieusement la vaisselle et le linge des générations
prĂ©cĂ©dentes dans des placards, ou bien les utiliser jusquâĂ ce quâils soient cassĂ©s
ou usĂ©s. Pour lâarchitecture, Ruskin envisageait aussi lâusage jusquâĂ lâusure,
recommandant certes de retarder au maximum cette usure par lâentretien, mais la
préférant à la restauration.
Conservation, protection et préservation
Mais dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, ce qui doit ĂȘtre transmis doit dâabord ĂȘtre conservĂ© :
il nây a donc pas de patrimoine sans intention de le conserver, au moins pour un
temps, mĂȘme si lâon admet comme dans les exemples ci-dessus que ce ne peut
ĂȘtre pour toujours.
Les mots de conservation, protection et préservation sont souvent employés
indifféremment à propos du patrimoine ; or ils ont des sens trÚs différents. La
notion de conservation insiste plus sur le rĂ©sultat, qui est lâabsence de
changement ; celle de protection insiste plus sur le moyen, la défense contre des
agressions extérieures ; le terme de préservation est intermédiaire.
Les parents protĂšgent leurs enfants, ils ne les conservent pas : ils les protĂšgent
pour quâils se transforment et un jour ne soient plus des enfants. Doit-on
chercher à conserver le patrimoine ou se contenter de le protéger ? La
conservation est un objectif souvent affichĂ© (dans lâappellation de conservateurs de
musĂ©es, dans lâintitulĂ© de nombreux colloques, revues ou organisations 62âŠ).
Mais la suite de ce chapitre montrera les difficultĂ©s quâelle soulĂšve, et la possibilitĂ©
a contrario de préserver un patrimoine en admettant sa transformation.
61 Collection de Jean-Paul Favand, Les Pavillons de Bercy, Paris (XIIe).
62 Cf. lâintitulĂ© de lâIccrom, Centre international dâĂ©tudes pour la conservation et la restauration des biens culturels (http://www.iccrom.org), ou du Getty Conservation Institute (http://www.getty.edu/ conservation/institute), ou la dĂ©finition que donne lâIcomos de lui-mĂȘme : « LâIcomos est une organisation non-gouvernementale internationale de professionnels, qui Ćuvre Ă la conservation des monuments et des sites historiques dans le monde. »
56 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Entretien, gestion
Les termes dâentretien et de gestion renvoient Ă lâaction ordinaire, continue, sur le
patrimoine. Lâentretien est seulement lâaction directe et matĂ©rielle, la gestion est
plus globale. Le passage dâun simple entretien Ă une vĂ©ritable gestion est une forte
préoccupation contemporaine, et ce dernier terme connaßt un grand succÚs dans
la perspective du développement durable.
Reconstruction, restitution, reconstitution, restauration
Lorsque lâaction du temps sâest fait sentir pour altĂ©rer, celle du gestionnaire nâa
plus un effet continu comme dans lâentretien ou la gestion, mais discontinu. Câest
alors quâapparaissent tous les termes en « re- » : retour Ă lâorigine, restitution,
reconstitution, reconstruction, restauration, réhabilitation, « renaturation »,
rĂ©ouverture, renaissance, reconquĂȘte⊠Ces termes ne sâopposent pas seulement
aux termes en « dé- », qui traduisent le mouvement inverse, comme le note
Simone Valcke 63, mais aussi, dans la discontinuitĂ© quâils marquent, Ă la continuitĂ©
de lâentretien et de la gestion. La restauration (comme les autres termes en « re- »)
implique des dĂ©cisions qui engagent plus leur auteur que lâentretien. Cependant, la
frontiĂšre nâest pas toujours nette entre lâentretien et la restauration.
Certains de ces termes, qui paraissent synonymes, appartiennent Ă des champs
différents ou présentent des nuances importantes, qui peuvent correspondre à des
attitudes opposées.
La restitution et la reconstitution appartiennent principalement au domaine de
lâarchĂ©ologie et sâappliquent Ă une recherche plutĂŽt quâĂ un projet : la restitution
est un document qui donne dâun objet disparu ou altĂ©rĂ© lâĂ©tat rĂ©el dâorigine, Ă
partir de sources sûres, tandis que la reconstitution est un document conjectural.
La reconstruction est quant à elle un acte opérationnel, qui vise à redonner existence
Ă un objet rĂ©el. Elle sâapplique Ă ce qui a Ă©tĂ© construit, puis dĂ©truit, donc Ă un
bĂątiment, un ouvrage, une ville, plus quâĂ un jardin, une riviĂšre ou tout autre
63 Sur les termes en « re- » â et leur opposition aux termes en « dĂ©- » â, cf. Simone Valke, « La RĂ©paration, une approche des espaces urbains », Mots, Les langages du politique, no 72, juillet 2003, une Ă©tude des termes employĂ©s dans les documents dâurbanisme de la CommunautĂ© dâagglomĂ©ration de Boulogne-sur-Mer.
P.-M. TRICAUD, 2010 57
paysage. Elle peut ĂȘtre du cĂŽtĂ© de la restitution si elle est basĂ©e sur des sources
sûres, et du cÎté de la reconstitution si elle est conjecturale.
Le terme de restauration est le plus complexe. La restauration vise Ă redonner Ă un
objet sa qualitĂ©, son essence, son esprit dâorigine, quand la reconstruction, plus
littĂ©rale, Ă©choue Ă le rendre, voire est impossible. Il sâapplique dâabord aux Ćuvres
dâart, mais peut sâĂ©tendre Ă tout objet auquel on donne du sens, que ce soit celui
du message transmis par lâartiste ou celui confĂ©rĂ© par la valeur commĂ©morative.
On peut donc parler de restauration dâun paysage. Le concept de restauration a
fait lâobjet de thĂ©ories trĂšs dĂ©veloppĂ©es, qui vont jusquâĂ des thĂ©ories assez
complĂštes du patrimoine : câest bien sĂ»r le cas de Brandi et de ses successeurs.
Ces théories sont la base de nombreuses pratiques contemporaines et de plusieurs
recommandations internationales (cf. La « restauration critique » des Ćuvres dâart
(restauro critico), p. 190).
RĂ©habilitation et reconquĂȘte sont largement employĂ©s Ă propos dâurbanisme et de
paysage, mais dans un sens figurĂ© : Ă lâorigine, rĂ©habiliter quelquâun, câest lui
rendre des droits dont il a Ă©tĂ© dĂ©possĂ©dĂ©, et reconquĂ©rir un bien, câest le reprendre
par la lutte quand on en a été dépossédé.
Dans le cas dâun milieu qui fut naturel et qui a Ă©tĂ© profondĂ©ment altĂ©rĂ© par
lâaction de lâhomme, on utilise aujourdâhui le nĂ©ologisme de renaturation (parfois
renaturalisation) quand il sâagit de crĂ©er un nouvel Ă©tat ressemblant davantage Ă ce
quâon peut trouver dans la nature, sans que ce soit nĂ©cessairement lâĂ©tat dâorigine.
RĂ©emploi
Le rĂ©emploi (ou remploi) dĂ©signe au sens strict la rĂ©utilisation dâun fragment
architectural dans un nouvel Ă©difice. Les monuments anciens ont longtemps servi
de carriĂšres pour les nouveaux. Mais le rĂ©emploi nâimplique pas nĂ©cessairement
un transport. Il peut donc dĂ©signer, dans un sens Ă©largi, lâaffectation des restes
dâun Ă©difice, ou de celui-ci tout entier, Ă un nouvel usage, assez diffĂ©rent de celui
dâorigine pour impliquer de profondes transformations, et faire apparaĂźtre ce qui
restait de lâancien comme sâil Ă©tait apportĂ©. De nombreux Ă©difices antiques ont
ainsi Ă©tĂ© rĂ©utilisĂ©s au Moyen-Ăge. Des exemples emblĂ©matiques sont fournis par
le thĂ©Ăątre de Marcellus, Ă Rome, transformĂ© pour lâhabitation, et encore visible
dans cet état, ou par le palais de Dioclétien, devenu tout un quartier de Split.
58 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Dans ce sens Ă©largi, le rĂ©emploi sâapplique non seulement Ă lâarchitecture, mais Ă
tout patrimoine, et notamment au paysage. Les transformations auxquelles il
donne lieu sont Ă lâorigine de ce caractĂšre de palimpseste si souvent observĂ© dans
les sites longtemps habités (cf. infra, La continuité, p. 203). Ces transformations
peuvent ĂȘtre trĂšs lourdes, et il sâagit de savoir jusquâoĂč elles respectent les valeurs
patrimoniales et lâidentitĂ© du bien. Câest la question que dĂ©veloppe le chapitre
suivant, Authenticité, intégrité et identité, ainsi que le chapitre Authenticité, intégrité et
réemploi p. 206.
2.3 Authenticité, intégrité et identité
Lorsque le patrimoine traverse le temps, deux notions sont trĂšs souvent
Ă©voquĂ©es, celle dâauthenticitĂ© et celle dâintĂ©gritĂ©. Ces notions peuvent a priori
sâappliquer Ă tout type de patrimoine : les Orientations devant guider la mise en Ćuvre de
la Convention du patrimoine mondial nâĂ©voquaient dans leurs premiĂšres Ă©ditions
lâauthenticitĂ© que pour le patrimoine culturel et lâintĂ©gritĂ© que pour le patrimoine
naturel, mais depuis 2005 lâintĂ©gritĂ© sâapplique aussi au patrimoine culturel (la
question de lâauthenticitĂ© ne se posant pas, elle, pour le patrimoine naturel,
comme on le verra plus loin) 64. Elles sont reliĂ©es Ă dâautres, moins souvent
Ă©voquĂ©es et pourtant pertinentes, notamment celle dâunitĂ© et celle dâidentitĂ©.
Intégrité et unité
La notion dâintĂ©gritĂ© sâapplique au sens strict Ă un tout dont aucune partie ne
manque. Les Orientations devant guider la mise en Ćuvre de la Convention du patrimoine
mondial la placent dans leurs critĂšres dâĂ©ligibilitĂ© dâun bien au Patrimoine mondial,
à cÎté des critÚres de valeur « universelle exceptionnelle », (§ 78, cf. p. 34).
LâintĂ©gritĂ© sây applique non Ă une rĂ©alitĂ© a priori, mais au pĂ©rimĂštre de classement
ou de protection qui y est apposé ; elle est entendue comme le fait que ce
périmÚtre contienne la totalité ou la plupart des éléments interdépendants qui
caractĂ©risent lâensemble concernĂ©. Dans le domaine du patrimoine naturel, le seul
64 « Tous les biens proposĂ©s pour inscription sur la Liste du patrimoine mondial doivent rĂ©pondre aux conditions dâintĂ©gritĂ©. » (§ 87) « Les biens proposĂ©s pour inscription selon les critĂšres (i) Ă (vi) [câest-Ă -dire les biens culturels] doivent satisfaire aux conditions dâauthenticitĂ©. » (§ 79). Dans les versions antĂ©rieures, lâauthenticitĂ© Ă©tait traitĂ©e Ă la fin du § 24, prĂ©sentant les critĂšres dâĂ©ligibilitĂ© dâun bien culturel, et lâintĂ©gritĂ© Ă la fin du § 44, prĂ©sentant les critĂšres dâĂ©ligibilitĂ© dâun bien naturel.
P.-M. TRICAUD, 2010 59
oĂč lâintĂ©gritĂ© ait Ă©tĂ© envisagĂ© au dĂ©part, un tel pĂ©rimĂštre ne peut ĂȘtre tracĂ© de
façon absolue, car tout est interdépendant dans la biosphÚre, mais on peut définir
des ensembles ou parties constitutives dont les éléments sont plus
interdĂ©pendants entre eux quâavec lâextĂ©rieur. On parle dans ce cas dâunitĂ©
naturelle (ou écologique) : par exemple une ßle, une vallée, un bassin versant, un
massif forestier.
Mais le concept dâintĂ©gritĂ© peut sâappliquer aux biens culturels comme aux biens
naturels, comme lâa recommandĂ© la rĂ©union dâexperts du patrimoine naturel et culturel
pour une stratĂ©gie globale du patrimoine mondial, organisĂ©e par lâUnesco Ă Amsterdam
en 1998. On peut en effet aussi dĂ©finir une unitĂ© humaine, telle quâun territoire
historique, lâaire dâappellation dâun produit, une unitĂ© de gestion, etc. On peut
parler dâunitĂ© gĂ©ographique (ou paysagĂšre) lorsquâon a affaire Ă un ensemble
cohĂ©rent, quâil sâagisse dâunitĂ© naturelle ou dâune unitĂ© humaine, plus encore bien
sûr quand le territoire forme une unité à la fois naturelle et humaine.
Dans le domaine des Ćuvres dâart, Riegl parle de Geschlossenheit : « die
Geschlossenheit in Form und Farbe, welche der Neuheitswert fordert » (p. 46)
(« lâintĂ©gritĂ© parfaite des formes et des couleurs, exigĂ©e par la valeur de
nouveauté » op. cit., p. 95, au chapitre sur la valeur de nouveauté). Brandi parle
quant Ă lui de lâunitĂ© potentielle de lâĆuvre dâart, potentielle car elle subsiste mĂȘme
lorsque lâunitĂ© physique nâest plus assurĂ©e 65 : elle est alors reconstituĂ©e par
lâobservateur chaque fois que « lâĆuvre dâart se rĂ©actualise dans la conscience. »
Authenticité et sincérité : « does it really matter much? »
Câest le plus souvent Ă propos dâune restauration que la question de lâauthenticitĂ©
est soulevĂ©e â que ce soit dâune Ćuvre dâart, dâun monument, dâun jardin, dâun
ensemble urbain, dâun paysage. Mais elle lâest presque aussi souvent dâune façon
controversĂ©e : câest au nom de conceptions diffĂ©rentes de lâauthenticitĂ© que les
diffĂ©rentes positions sâaffrontent sur un projet de restauration. Le concept
dâauthenticitĂ©, tant de fois invoquĂ©, est en effet difficile Ă dĂ©finir. LâauthenticitĂ©
65 Câest lâobjet de tout un chapitre de sa ThĂ©orie, « LâunitĂ potenziale dellâopera dâarte » (pp. 13-20, pp. 37-44 de lâĂ©dition française), dont la dimension spatiale est complĂ©tĂ©e par la dimension temporelle au chapitre suivant, « Il tempo riguardo allâopera dâarte e al restauro » (« Temps, Ćuvre dâart et restauration »), dâoĂč provient lâextrait citĂ© : « Al momento della riassuzione attuale, nella coscienza, dellâopera dâarte (âŠ). » (p. 22, 46 de lâĂ©dition française)
60 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
est souvent confondue avec le retour Ă lâĂ©tat dâorigine, quâil conviendrait mieux
dâappeler historicitĂ©. Plusieurs textes internationaux relatifs Ă la conservation et Ă la
restauration du patrimoine Ă©mettent des critĂšres visant Ă sauvegarder
lâauthenticitĂ©, mais sans en donner de dĂ©finition 66. Ainsi, les Orientations devant
guider la mise en Ćuvre de la Convention du patrimoine mondial, dans leurs critĂšres
dâĂ©ligibilitĂ© dâun bien culturel au Patrimoine mondial, Ă cĂŽtĂ© des critĂšres de valeur
« universelle exceptionnelle » (§ 77, cf. p. 33), placent lâauthenticitĂ© (§§ 79-86) :
« 80. La capacitĂ© Ă comprendre la valeur attribuĂ©e au patrimoine dĂ©pend du degrĂ© de crĂ©dibilitĂ© ou de vĂ©racitĂ© que lâon peut accorder aux sources dâinformation concernant cette valeur. (âŠ) 81. Les jugements sur les valeurs attribuĂ©es au patrimoine culturel, ainsi que la crĂ©dibilitĂ© des sources dâinformation, peuvent diffĂ©rer dâune culture Ă lâautre, et mĂȘme au sein dâune mĂȘme culture. (âŠ) 82. Selon le type de patrimoine culturel et son contexte culturel, on peut estimer que les biens satisfont aux conditions dâauthenticitĂ© si leurs valeurs culturelles (telles que reconnues dans les critĂšres de la proposition dâinscription) sont exprimĂ©es de maniĂšre vĂ©ridique et crĂ©dible Ă travers une variĂ©tĂ© dâattributs (âŠ) »
Le Document de Nara sur lâauthenticitĂ©, prĂ©parĂ© par la confĂ©rence rĂ©unie par lâUnesco
en 1994, relie lâauthenticitĂ© aux valeurs que lâon attribue Ă un patrimoine :
« Leur connaissance, leur comprĂ©hension et leur interprĂ©tation [de ces valeurs] (âŠ) fondent le jugement dâauthenticitĂ© concernant lâĆuvre en cause (âŠ) »
Historiquement, au moins Ă partir de son passage du grec au latin, le mot
authentique sâest toujours appliquĂ© Ă un message qui donne Ă son destinataire une
garantie sur sa véracité. Le plus souvent, la garantie est donnée par une autorité
reconnue (selon lâĂ©tymologie du mot, qui le rattache Ă lâauteur et Ă lâautoritĂ©), quâelle
soit civile ou religieuse (dĂ©cret authentique portĂ© par lâautoritĂ© romaine, texte ou
relique dĂ©clarĂ© authentique par lâĂglise, acte authentique signĂ© par un notaire) 67.
Mais elle peut aussi ĂȘtre donnĂ©e, dans le cas dâun tĂ©moignage, par un tĂ©moignage
supplĂ©mentaire 68. Aujourdâhui, dans une sociĂ©tĂ© oĂč les sources dâinformation
66 Cf. notamment la Charte de Venise (1965), la Charte de Florence (1982), la ConfĂ©rence de Nara (Japon) rĂ©unie par lâUnesco en 1994, dont les actes (Larsen et al., 1995) comprennent le Document de Nara sur lâauthenticitĂ©.
67 Cf. F. Choay, Sept propositions sur le concept dâauthenticitĂ© et son usage dans les pratiques du patrimoine historique, in ConfĂ©rence de Nara, pp. 101-120, et notamment la 2e proposition (pp. 101-102) : « Le concept dâauthenticitĂ© se trouve au fondement de la culture occidentale, qui le lie originellement Ă lâautoritĂ© de textes normatifs et instaurateurs, dans le double champ du droit et de la religion. Il dĂ©signe lâautoritĂ© dâun texte sans prĂ©juger de sa signification. Notion solidaire, lâinauthenticitĂ© ne vise que la falsification dĂ©libĂ©rĂ©e ou la copie erronĂ©e du texte authentique. Le Quattrocento italien a sĂ©cularisĂ© la notion en transfĂ©rant Ă la raison le pouvoir dâinstituer les signes de lâauthenticitĂ© et ainsi permis son annexion par la philologie et lâhistoriographie naissantes. »
68 Dans beaucoup de sociĂ©tĂ©s, un second tĂ©moignage, parfois un troisiĂšme, est nĂ©cessaire et suffisant pour authentifier le premier. Par exemple, chez les HĂ©breux tout au long de leur histoire : lâexigence du second tĂ©moin, Ă©dictĂ©e pour la procĂ©dure pĂ©nale dans la loi mosaĂŻque (DeutĂ©ronome, 19, 15), sâest
P.-M. TRICAUD, 2010 61
sont multiples et oĂč la source de lâautoritĂ© institutionnelle nâest plus considĂ©rĂ©e
comme extérieure à la société, la garantie donnée par le recoupement des sources
est souvent mieux acceptĂ©e que celle dâune autoritĂ©.
LâauthenticitĂ© sâapplique donc fondamentalement Ă un message, et son
application Ă un objet autre quâun texte vise en fait le message dĂ©livrĂ© par la
maniÚre dont est présenté cet objet 69. La question « cette relique est-elle
authentique ? » signifie « le message de celui qui me la présente comme provenant
de tel saint est-il véridique ? » ; si le patrimoine est un héritage, la question « ce
patrimoine est-il authentique ? » signifie « lâhĂ©ritage est-il conforme au
testament ? » 70 ; la question « ce monument médiéval est-il authentique ? »
signifie « ce que je vois de ce monument est-il bien médiéval comme on me
lâannonce ? » Les restaurations faites au XIXe siĂšcle sur des monuments mĂ©diĂ©vaux
ont Ă©tĂ© critiquĂ©es au siĂšcle suivant pour leur manque dâauthenticitĂ©. En effet, faire
croire au public que ces monuments sont dans leur Ă©tat dâorigine est une
tromperie. Mais telle Ă©glise restaurĂ©e par Viollet-Le-Duc, qui nâest pas une
authentique Ă©glise gothique, peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une authentique Ă©glise
nĂ©o-gothique. Câest ainsi que le ComitĂ© du Patrimoine mondial, qui place
lâauthenticitĂ© dans ses critĂšres dĂ©terminants, a acceptĂ© lâinscription de la citĂ© de
Carcassonne comme cité médiévale restaurée au XIXe siÚcle, ou celle de Varsovie
comme ville reconstruite.
Dans cette acception, il y a authenticitĂ© lorsque ce qui paraĂźt (aux yeux dâun
observateur) dâun monument, dâune Ćuvre, dâun paysage, etc., est conforme Ă ce
quâest cet objet ; il nây a pas dâauthenticitĂ© lorsque lâobservateur est trompĂ©. Câest
pourquoi Ruskin, si sĂ©vĂšre contre tout ce quâil qualifie de tromperies ou
Ă©tendue Ă lâauthentification de tout message ; notamment Ă celui de la messianitĂ© de JĂ©sus dans le Nouveau Testament, plus particuliĂšrement chez Jean (5, 32 et 8,17) et Paul (2 Corinthiens, 2, 12-13 et 13, 1) ; ce type dâauthentification Ă©tait dâautant plus nĂ©cessaire au christianisme naissant que celui-ci ne disposait pas encore dâune Ăglise institutionnelle ; situation que lâon retrouve dans les branches dissidentes de lâĂglise, comme les TĂ©moins de JĂ©hovah, qui vont toujours par deux, et Ă notre Ă©poque oĂč lâautoritĂ© des institutions â et pas seulement de lâĂglise â est remise en question.
69 Cette application Ă lâobjet sâest dĂ©veloppĂ©e Ă partir de la Renaissance (cf. F. Choay, Sept propositionsâŠ, 3e proposition, p. 103), mais on peut la faire remonter au culte des reliques et aux trĂ©sors des abbayes et des familles princiĂšres, cf. K. Pomian, « MusĂ©e et patrimoine », p. 180-181, op. cit. (p. 18 supra).
70 Encore faut-il, certes, quâil y ait un testament. Or le patrimoine est souvent « un hĂ©ritage qui nâest prĂ©cĂ©dĂ© dâaucun testament », pour reprendre les mots de RenĂ© Char, Ă©crits dans un autre propos. On pourrait dire quâil est plutĂŽt suivi que prĂ©cĂ©dĂ© dâun testament, qui est lâinterprĂ©tation que lâon en donne aujourdâhui.
62 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
dâexpĂ©dients, peut Ă©crire : « Cependant, il y a certains degrĂ©s [dâexpĂ©dients] qui, en
raison de leur frĂ©quent usage, ou dâautres causes, ont Ă prĂ©sent perdu la nature de
tromperie, de sorte quâils sont devenus admissibles. » Et Brandi : « Le faux rĂ©side
dans le jugement et non dans lâobjet. » 71.
La question de lâauthenticitĂ© peut se poser pour tous les types de patrimoine.
Pour un jardin, une voie plantée et plus généralement ce que Maurizio Boriani
nomme architecture végétale et Caroline Mollie-Stefulesco urbanisme végétal, cette
derniĂšre considĂšre la plantation dâarbres de forte taille (35 Ă 50 cm de
circonfĂ©rence du tronc, 5 Ă 10 m de haut), pour rĂ©pondre Ă lâimpatience des
citadins et de leurs Ă©lus, comme un manque dâauthenticitĂ©, dans la mesure oĂč elle
fait croire que ces arbres sont plus anciennement plantĂ©es et fait oublier quâun
arbre pousse lentement. Pour un paysage rural (comme les alpages de Suisse et
dâAutriche), la continuation de pratiques traditionnelles grĂące Ă des subventions Ă
seule fin de préserver ce paysage est critiquée par de nombreux agriculteurs qui ne
veulent pas « ĂȘtre les jardiniers de la nature », sans nommer lâauthenticitĂ©, mais
dans le mĂȘme registre : un tel paysage ne devient-il pas un faux ? Pour un
patrimoine immatériel, comme une pratique traditionnelle devenue attraction
touristique, lâauthenticitĂ© est bien rĂ©sumĂ©e par cette formule entendue Ă la
tĂ©lĂ©vision : « Si on nâĂ©tait pas lĂ , ils feraient pareil. » 72
Le respect de lâauthenticitĂ© dans une restauration nâest donc pas celui de
lâhistoricitĂ©, retour Ă un Ă©tat dâorigine (difficile Ă Ă©tablir pour un monument qui a
subi des ajouts successifs, impossible Ă Ă©tablir pour un Ă©lĂ©ment de paysage). Câest
dâailleurs au nom de lâauthenticitĂ© que la restauration en est venue, au cours du
XXe siĂšcle, Ă refuser lâhistoricitĂ© (cf. par exemple la Charte de Venise).
On voit aussi que la question de lâauthenticitĂ©, si cruciale pour un patrimoine que
lâon essaie de maintenir dans un Ă©tat aussi proche que possible de celui dâorigine,
lâest beaucoup moins pour un patrimoine vivant, dont on admet lâĂ©volution. En
71 « However, there are some degrees [of these false expedients] which, owing to their frequent use, or to other causes, have so far lost the nature of deceits as to be admissible. » (The Seven Lamps of Architecture, II, The Lamp of Truth, § VI) « (âŠ) la falsitĂ [sta] nel giudizio e non nellâoggetto. » (Teoria del restauro, p. 65, 91 de lâĂ©dition française)
72 David Fauquemberg, auteur de guides touristiques, Ă propos de gauchos argentins auxquels il rend visite, dans lâĂ©mission Des Racines et des ailes, France 3, 1er novembre 2006. La question nâest pas ici de savoir si lâassertion est vraie dans cette circonstance.
P.-M. TRICAUD, 2010 63
effet, si « le faux rĂ©side dans le jugement » et si lâobservateur sait quâil a affaire Ă
un patrimoine Ă©volutif, il ne demandera pas si ce quâil voit correspond Ă lâĂ©tat
dâorigine. Câest ce qui permet Ă Pisit Charoenwongsa dâintituler sa contribution Ă
la confĂ©rence de Nara sur lâauthenticitĂ© « Authenticity: Does It Really Matter
Much? » (« AuthenticitĂ© : est-ce que cela a vraiment de lâimportance ? ») 73.
Relation de lâintĂ©gritĂ© et de lâauthenticitĂ© entre elles et avec lâidentitĂ©
Le respect de lâintĂ©gritĂ© et celui de lâauthenticitĂ© visent tous deux celui de lâidentitĂ©
du bien â dĂ©finie comme ce qui fait que ce bien est lui-mĂȘme et pas autre chose,
en dâautres termes comme sa singularitĂ©. Le mot identitĂ© possĂšde en effet deux
sens, celui qui qualifie deux objets distincts identiques (que lâon peut appeler
identitĂ© duelle) et celui qui qualifie un objet singulier, qui au contraire nâa pas
dâidentique (identitĂ© singuliĂšre, ou singularitĂ©). LâidentitĂ© duelle est ce qui rend
identiques deux propositions logiques énoncées en termes différents, ou deux
objets sortant dâun mĂȘme moule (elle dĂ©finit bien une unicitĂ©, mais dâun ordre
supĂ©rieur aux Ă©lĂ©ments considĂ©rĂ©s, qui, eux, devraient en toute rigueur ĂȘtre
qualifiĂ©s de semblables plutĂŽt que dâidentiques). LâidentitĂ©-singularitĂ© est ce qui
fait quâun individu est lui-mĂȘme et pas un autre. Câest le cas de tout ĂȘtre humain,
plus gĂ©nĂ©ralement de tout individu dâune espĂšce vivante qui ne possĂšde pas de
clone (voire plus largement pour les ĂȘtres vivants puisque, par exemple, deux
végétaux clones poussant dans des conditions différentes ne sont pas identiques,
deux jumeaux, malgré leur code génétique identique, ne sont pas identiques), et
dâun bien patrimonial non reproductible : paysage, ville, Ă©difice Ă partir du
moment oĂč ce dernier est considĂ©rĂ© comme non reproductible, câest-Ă -dire oĂč se
pose la question de lâauthenticitĂ©.
On peut rapprocher cette distinction de celle quâĂ©tablit Paul RicĆur entre deux
figures de lâidentitĂ©, bien quâil la situe apparemment Ă lâintĂ©rieur de lâidentitĂ©
singuliĂšre : lâidentitĂ© idem (ou mĂȘmetĂ©, en anglais sameness) et lâidentitĂ© ipse (ou ipsĂ©itĂ©,
en anglais selfhood). La premiÚre est donnée et liée à ce qui est invariant, la seconde
voulue et rĂ©sistant au changement 74. LâĂȘtre humain passe par des aspects bien
73 ConfĂ©rence de Nara sur lâauthenticitĂ©, 1994 (1995, pp. 287-291). Lâauteur appuie sa dĂ©monstration sur le contexte culturel de son pays, la ThaĂŻlande, oĂč le patrimoine nâa de valeur que vivant.
74 La Critique et la conviction, Hachette-Calmann-LĂ©vy (Paris), coll. Pluriel, 1995, p. 138.
64 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
diffĂ©rents au cours de sa vie ; et pourtant, du bĂ©bĂ© au vieillard, câest bien le mĂȘme
individu, attestĂ© par une mĂȘme carte dâidentitĂ©. IdentitĂ© assurĂ©e par des invariants
(traits, expressions, caractĂšreâŠ) qui font la mĂȘmetĂ© des Ă©tats successifs, ou
lâidentitĂ© « duelle » qui les subsume ; et par les diffĂ©rences dâavec les autres, qui
font lâipsĂ©itĂ© de lâindividu, ou son identitĂ© singuliĂšre.
Ces deux figures de lâidentitĂ© ne sont envisagĂ©es par RicĆur quâĂ propos de lâĂȘtre
humain, mais il ne nous semble pas abusif dâĂ©tendre cette distinction Ă tout bien
patrimonial. La question de la mĂȘmetĂ© se pose devant les Ă©tats successifs dâun
mĂȘme objet soumis au cours du temps : sâagit-il de manifestations distinctes dâun
mĂȘme objet ou dâobjets distincts ? La question de lâipsĂ©itĂ© se pose dans la mesure
oĂč lâidentitĂ© dâun bien patrimonial est une composante de lâidentitĂ© des individus
ou des groupes pour qui cet objet est un patrimoine.
Les manques qui font perdre lâintĂ©gritĂ© et les ajouts qui font perdre lâauthenticitĂ©
ont tous pour effet dâaltĂ©rer le bien, câest-Ă -dire, Ă©tymologiquement, de lui faire
perdre son identité. Mais dans bien des situations, ces deux respects semblent
aller en sens contraire. Lorsque trop de manques ont fait perdre Ă un bien son
intĂ©gritĂ©, le choix semble exclusif entre le rĂ©tablissement de lâintĂ©gritĂ© par
restitution des parties manquantes â aux dĂ©pens de lâauthenticitĂ©, puisque ce ne
seront plus les parties dâorigine â et le respect de lâauthenticitĂ© aux dĂ©pens de
lâintĂ©gritĂ©, en laissant le bien incomplet.
En raccourci, on peut dire que la pratique du XIXe siĂšcle, celle de Viollet-le-Duc
ou de Gilbert Scott, privilĂ©gie lâintĂ©gritĂ©, et reconstitue les parties manquantes
pour rĂ©tablir lâunitĂ© de lâĆuvre dâart ; et que celle du XXe, celle de Scarpa,
Froidevaux ou Prunet privilĂ©gie lâauthenticitĂ© en refusant ces reconstitutions.
Mais la recherche de lâintĂ©gritĂ© aux dĂ©pens de lâauthenticitĂ© Ă©tait contestĂ©e Ă
lâĂ©poque mĂȘme par Ruskin, et la prioritĂ© donnĂ©e depuis le milieu du XXe siĂšcle Ă
lâauthenticitĂ©, thĂ©orisĂ©e notamment par Brandi, ne dĂ©truit pas lâintĂ©gritĂ© : celle-ci
est sauvĂ©e par la notion dâunitĂ© potentielle, qui reste prĂ©servĂ©e dans les conditions
de restauration que prĂ©conise le fondateur de lâIstituto centrale per il restauro.
P.-M. TRICAUD, 2010 65
2.4 Comparaison de deux modes de transmission du patrimoine
Puisque le patrimoine est par dĂ©finition ce que lâon souhaite conserver pour le
transmettre aux gĂ©nĂ©rations suivantes et que le temps lâaltĂšre, la question
fondamentale que se posent les gestionnaires de tout patrimoine est comment le
conserver, comment le protéger des attaques du temps.
Nous avons vu plus haut que tout patrimoine comporte un message et un
support, que le patrimoine immatériel et le patrimoine matériel ne se distinguent
que par le caractĂšre plus ou moins dissociable du support et du message, et que
câest dans le message que rĂ©side la valeur patrimoniale. La valeur accordĂ©e au
support dépend donc de son caractÚre plus ou moins dissociable du message :
faible valeur du support pour le patrimoine immatĂ©riel, puisquâon peut en changer
sans altĂ©rer le message, forte pour le patrimoine matĂ©riel, puisque le message nâest
pas transfĂ©rable Ă un autre support et que lâaltĂ©ration du support entraĂźne celle du
message.
Quand on parle ici de message, il ne sâagit pas seulement du sens que porte le bien
patrimonial, de lâapprĂ©ciation, de lâĂ©vocation, du sentiment quâil suscite, mais plus
gĂ©nĂ©ralement de tout ce qui en lui a une valeur dâinformation : pour le patrimoine
immatĂ©riel, câest la simple succession des notes de musique ou des lettres dâun
texte, avant leur signification ; pour le patrimoine matĂ©riel, câest la forme, la
couleur, le matériau, etc.
Les notions de message et de support sont bien sûr plus complexes que ce qui en
est abordĂ© ici. Brandi les dĂ©veloppe dans le deuxiĂšme chapitre de sa ThĂ©orie, oĂč il
distingue la matiĂšre et lâimage de lâĆuvre dâart (qui grosso modo correspondent
respectivement Ă ce que nous appelons ici support et message), et dans la matiĂšre
lâaspect (porteur du message) et la structure (dissociable).
Préalablement à la question « comment conserver le patrimoine ? » il faut donc,
sâil sâagit de patrimoine matĂ©riel, poser celle-ci : la valeur patrimoniale rĂ©side-t-elle
dans le seul message ou bien aussi dans une partie au moins du support ? On peut
aussi poser une question équivalente : le message est-il entiÚrement détachable du
support ou bien une partie au moins du support est-elle indissociable du
message ? Si le message est détachable du support et seul porteur de valeur, la
conservation du patrimoine se ramĂšne Ă celle dâune information. Si au contraire le
66 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
support est indissociable et-ou porteur de valeur, la question posĂ©e Ă lâĂ©tape
suivante est celle de la conservation physique du support ; et si celle-ci nâest pas
possible, on peut dans une troisiĂšme Ă©tape se demander quel message
transmettre ou retrouver quand celui dâorigine est, avec le support, altĂ©rĂ©. Câest ce
que fait notamment Brandi dans son troisiĂšme chapitre, oĂč il indique comment
restaurer lâunitĂ© potentielle de lâĆuvre dâart lorsque son unitĂ© physique est altĂ©rĂ©e.
PremiĂšre Ă©tape DeuxiĂšme Ă©tape TroisiĂšme Ă©tape
La valeur patrimoniale réside-t-elle dans le seul message ?
(= le message est-il entiÚrement détachable du support ?)
Vaut-il mieux conserver le support ?
Ou bien :
Vaut-il mieux renouveler le support ?
Ou bien :
La valeur patrimoniale réside-t-elle aussi dans une partie au moins du support ?
(= une partie au moins du support est-elle indissociable du message ?)
Est-il possible de conserver le support ?
Ou bien :
Est-il impossible de conserver le support ?
Quel message transmettre ?
Conservation ou renouvellement du support
Reprenons Ă prĂ©sent, pour examiner ses consĂ©quences, lâhypothĂšse que le
message est entiÚrement détachable du support, hypothÚse dans laquelle la
problĂ©matique devient celle de la conservation de lâinformation. Dire que le
message est dĂ©tachable du support ne signifie pas quâil puisse se passer de tout
support, car lâinformation, on lâa vu, ne se transmet que via un support matĂ©riel
(mĂȘme dans le cas du patrimoine immatĂ©riel), mais cela signifie que le support
peut ĂȘtre remplacĂ© par un autre sans altĂ©rer le message.
Nous avons dans ce cas deux types de transmission du message : par la
conservation du support ou par son renouvellement. Cette typologie se rencontre
dans de nombreux domaines. Dans la nature, câest la distinction entre le rĂšgne
minĂ©ral et le monde vivant. Dans les arts, câest la diffĂ©rence non seulement entre
P.-M. TRICAUD, 2010 67
arts plastiques et « arts du temps » 75, mais aussi, Ă lâintĂ©rieur des arts plastiques,
entre ceux qui produisent des objets uniques (architecture, peinture, sculpture en
pierre) et ceux qui produisent des objets reproductibles (sculpture en bronze,
gravure, design industrielâŠ). Câest aussi, Ă lâintĂ©rieur mĂȘme de lâarchitecture,
lâopposition entre les monuments de pierre et ceux de bois : alors que les
pyramides dâĂgypte nous montrent leurs pierres dâorigine, les temples
bouddhistes (comme Bulguksa en Corée) sont peu à peu remplacés de fond en
comble, comme dans les histoires de la nef de Thésée ou du couteau de Jeannot ;
quant aux temples shintoïstes (comme Ise au Japon), ils sont renouvelés de façon
encore plus visible, par une reconstruction complÚte périodique.
Les deux types de temples extrĂȘme-orientaux fournissent les modĂšles de deux
types de renouvellement-copie du support : progressif ou en une fois. Dans le
monde vivant, la copie en une fois est celle des individus dâune gĂ©nĂ©ration Ă
lâautre 76 ; et la copie progressive est celle qui conduit en quelques dĂ©cennies ou
quelques siĂšcles dâun ensemble, formation ou Ă©cosystĂšme (par exemple une forĂȘt)
Ă un ensemble considĂ©rĂ© comme le mĂȘme, alors que tous ses individus (plantes,
animaux) ont changĂ©. Câest aussi le processus qui se dĂ©roule Ă lâintĂ©rieur de
chaque individu, qui voit se renouveler presque entiĂšrement ses cellules, et jusquâĂ
ses atomes77.
La copie progressive ne peut se faire quâen place et conserve lâunicitĂ© du support,
alors que la copie en une fois autorise le déplacement et la multiplication. Les
75 Il nây a pas en français de terme gĂ©nĂ©rique pour dĂ©signer la littĂ©rature, la musique, le thĂ©Ăątre et les autres arts dont la manifestation se dĂ©roule dans le temps, comme il en existe un â arts plastiques â pour dĂ©signer lâarchitecture, la peinture, la sculpture et les autres arts dont la manifestation se dĂ©roule dans lâespace (selon les termes dâHenri Focillon, citĂ© par Raymond Lemaire, « AuthenticitĂ© et patrimoine monumental », Restauro, Italie, no 129, juillet-septembre 1994). La distinction entre les deux grandes catĂ©gories dâarts est classique et demeure pertinente, mĂȘme si de nombreux esthĂ©ticiens, tel Brandi, insistent sur la dimension temporelle des arts plastiques comme sur la dimension spatiale des « arts du temps ».
76 On peut parler de copie en premiĂšre approximation, puisque la trĂšs grande majoritĂ© des gĂšnes sont identiques entre les individus dâune mĂȘme espĂšce (plus de 99 % dans lâespĂšce humaine).
77 Les restrictions au renouvellement complet ne sont pas les mĂȘmes pour les cellules et pour les atomes ; pour les premiĂšres, elles concernent les plus spĂ©cialisĂ©es (nerveuses, musculaires). Pour les atomes (y compris ceux qui composent les cellules vivantes, mĂȘme celles qui ne sont pas renouvelĂ©es), il sâagit dâune loi statistique : une mĂȘme proportion se renouvelle au cours dâune pĂ©riode donnĂ©e, comme un demi verre de vin que lâon complĂšte dâeau, puis que lâon vide Ă moitiĂ© en recommençant lâopĂ©ration indĂ©finiment ; la proportion des atomes dâorigine suit alors une fonction exponentielle dĂ©croissante, qui tend vers zĂ©ro avec le temps (ce que mon professeur de biologie en classe prĂ©paratoire rĂ©sumait par la formule « En deux ans, vous avez pissĂ© votre squelette ») ; mais elle nâest jamais nulle.
68 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
techniques de reproduction des Ćuvres dâart (gravure, moulage) ont dâailleurs
toujours servi Ă la multiplication autant quâĂ la conservation.
Il existe cependant des intermédiaires entre les deux types de renouvellement-
copie : une campagne de restauration lourde dâun Ă©difice endommagĂ©, qui conduit
à remplacer une grande partie de ses matériaux, est une copie partielle, sur place
et unique, mais elle est beaucoup moins progressive que ce que montrent le
vivant ou lâĂ©volution dâune ville.
Avantages du renouvellement du support pour la transmission du message
Dans lâhypothĂšse oĂč le message est entiĂšrement dĂ©tachable du support, quâest-ce
qui assure la transmission de lâinformation le plus efficacement ? Un support le
plus durable possible ou bien un support que lâon peut aisĂ©ment changer ? Un
support solide ou un support recopiable ?
La premiĂšre rĂ©ponse est peut-ĂȘtre la plus spontanĂ©e, câest en tout cas celle quâont
donnĂ© Ă cette question tous les concepteurs de monuments depuis lâorigine,
depuis les mĂ©galithes ou les pyramides jusquâaux monuments aux morts, en
passant par les cathĂ©drales, et sous tous les cieux, dâAngkor Ă Chichen Itza en
passant par lâEurope 78 ; câest celle que porte la double acception du mot
monument, monumental et commĂ©moratif : le support du message doit ĂȘtre
durable pour que celui-ci subsiste. Et cette réponse est déjà donnée dans le
contexte primitif oĂč seul le message a une valeur, qui nâest pas encore celui, plus
complexe, de lâĆuvre dâart selon Brandi, oĂč la matiĂšre est transfigurĂ©e par
lâimage : ce qui est Ă transmettre est le souvenir dâun chef ou de ses exploits, non
le matĂ©riau qui transmet ce souvenir, et qui nâa de valeur intrinsĂšque que dans
mesure oĂč il est peu remplaçable.
Pourtant, de nombreux exemples montrent une conservation de lâinformation par
renouvellement du support plus efficace Ă long terme que par emploi dâun
support solide. Ce nâest pas le plus dur qui dure le plus. Le paradoxe de la
conservation de lâinstable face Ă lâaltĂ©ration du durable est mĂȘme un archĂ©type
78 Câest peut ĂȘtre ici lâExtrĂȘme-Orient qui est lâexception, avec ses temples en bois reconstruits progressivement ou pĂ©riodiquement, et non lâOccident.
P.-M. TRICAUD, 2010 69
littĂ©raire, Ă la croisĂ©e de thĂšmes plus gĂ©nĂ©raux : dâune part, la prĂ©servation du
fragile face Ă lâaltĂ©ration du solide, symbolisĂ©e par la fable du chĂȘne et du roseau,
mais qui ne comporte pas nĂ©cessairement la dimension de la durĂ©e ; dâautre part,
le thĂšme de la fuite du temps, de lâinĂ©vitable corruption et de la mort. Ainsi Du
Bellay, dans Les Antiquités de Rome, observe que les monuments censés témoigner
pour lâĂ©ternitĂ© durent moins que le fleuve qui se renouvelle sans cesse :
« Le Tibre seul, qui vers la mer sâenfuit Reste de Rome. Ă mondaine inconstance ! Ce qui est ferme est par le temps dĂ©truit Et ce qui fuit au temps fait rĂ©sistance. » (« Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome », in Les AntiquitĂ©s de Rome, 1558)
Le fleuve se conserve sur une longue durée, mais il ne porte pas de message. Or le
paradoxe de la conservation de lâinstable sâapplique aussi, et tout particuliĂšrement,
Ă ce qui vĂ©hicule une information. Les textes, câest-Ă -dire les messages exprimĂ©s
par le langage humain, traversent les siĂšcles par transmission orale, mieux encore
par lâĂ©crit, et mieux encore par lâimprimerie 79. Câest vrai dâinformations pratiques,
de mythes, de rites, de textes Ă©piques, poĂ©tiques, littĂ©raires, etc. Câest vrai non
seulement des textes véhiculés par les langues, mais encore de chaque langue elle-
mĂȘme, considĂ©rĂ©e comme un ensemble dâinformations, qui se conserve pendant
des siÚcles. Or les textes sont rarement gravés dans le marbre, et plus souvent sur
des supports pĂ©rissables â argile, parchemin, papyrus, papier.
Les textes des civilisations les plus anciennes (Ăgypte, MĂ©sopotamie) nous sont
parvenus grùce à la durabilité de leur support (hiéroglyphes dans la pierre,
cunéiformes dans une terre durcie par le temps), alors que la chaßne de copie des
autres supports a fini par se rompre. Mais ceux de lâantiquitĂ© grĂ©co-latine nous
sont parvenus principalement par copie. Lâapparente plus grande longĂ©vitĂ© des
premiers nâa Ă©tĂ© obtenue quâau prix dâune mise Ă lâĂ©cart, voire dâun oubli, voire
dâun enfouissement, qui en a privĂ© toute la pĂ©riode intermĂ©diaire. La plupart des
textes, des objets ou mĂȘme des monuments de la Haute AntiquitĂ© dont nous
disposons aujourdâhui ont Ă©tĂ© retrouvĂ©s par les fouilles archĂ©ologiques des deux
derniers siĂšcles. Les tombes et leur contenu, destinĂ©s Ă affronter le temps, nây
79 Pour la transmission informatique, nous nâavons pas encore le recul suffisant pour savoir si elle est efficace Ă long terme, malgrĂ© le changement incessant des types de support physique et de codage par les logiciels. En tout cas, cette rapide obsolescence montre que si la transmission informatique a quelque chance dâĂȘtre efficace, ce ne peut ĂȘtre que par copie.
70 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
sont parvenus que lorsque lâenfouissement les a mis entre-temps Ă lâabri des
pillards. De mĂȘme les grottes ornĂ©es, protĂ©gĂ©es pendant des dizaines de milliers
dâannĂ©es par un Ă©boulement de leur entrĂ©e. De mĂȘme des villes entiĂšres, enfouies
dâun coup sous la cendre dâun volcan, comme PompĂ©i, ou plus lentement, aprĂšs
abandon, sous le sable comme les citĂ©s romaines dâAfrique ou sous la jungle
comme les temples khmers ou mayas. Ces témoins sont comparables aux
individus cryogénisés des romans et des films de science-fiction : dans la plupart
des scĂ©narios, leur vie nâest au final pas allongĂ©e, mais seulement diffĂ©rĂ©e. Les
quelques exemples de monuments les plus solides et les plus massifs restés à peu
prĂšs intacts sans avoir Ă©tĂ© oubliĂ©s, comme les Pyramides, ont quand mĂȘme Ă©tĂ©
mis Ă lâĂ©cart. Si celles-ci ont un moment servi de carriĂšres, câest bien que le
message quâelles portaient, appelant Ă se souvenir de la grandeur du Pharaon,
avait été oublié, tout au moins atténué.
On pourrait remarquer que mĂȘme pour transmettre lâinformation, le roseau reste
supĂ©rieur au chĂȘne : lâĆuvre Ă©crite au calame ou sur le papyrus, destinĂ©e Ă ĂȘtre
recopiĂ©e, rĂ©siste mieux aux assauts du temps que lâĆuvre sculptĂ©e dans le bois, le
métal ou la pierre. Une des expressions les plus fortes de ce paradoxe est celle
donnée par Victor Hugo dans le fameux chapitre de Notre-Dame de Paris (1830)
intitulĂ© Ceci tuera cela : « Le livre tuera lâĂ©difice. (âŠ) Lâimprimerie tuera
lâarchitecture. » Roland Barthes, dans La Chambre claire, dresse un constat
semblable Ă propos de la photographie, mais celle-ci nâa fait quâachever la sape
entamĂ©e par lâimprimerie, en y ajoutant une pointe de cruautĂ© : non seulement elle
dispense dâĂ©difier de nouveaux monuments, mais mĂȘme (et surtout aprĂšs Barthes,
depuis que son pouvoir est dĂ©multipliĂ© par lâinformatique) elle rend les anciens
inutiles, en perpétuant leur image.
Lâautre grand exemple de transmission de lâinformation par renouvellement du
support est le vivant. LâADN des bactĂ©ries les plus anciennes sâest conservĂ© en se
recopiant depuis des milliards dâannĂ©es. Un autre Ă©crivain, Borges, exprime de
maniĂšre saisissante la supĂ©rioritĂ© du vivant pour la transmission dâun message :
« CâĂ©tait une des traditions qui concernent le dieu. PrĂ©voyant quâĂ la fin des temps se produiraient beaucoup de malheurs et de ruines, il Ă©crivit le premier jour de la crĂ©ation une sentence magique capable de conjurer tous ces maux. Il lâĂ©crivit de telle sorte quâelle parvienne aux gĂ©nĂ©rations les plus Ă©loignĂ©es et que le hasard ne puisse lâaltĂ©rer. (âŠ)
Sur toute de la terre, il existe des formes antiques, incorruptibles et Ă©ternelles. Nâimporte laquelle dâentre elles pouvait ĂȘtre le symbole cherchĂ© ; une montagne pouvait ĂȘtre la parole du dieu, un fleuve, ou lâempire, ou la disposition des astres. Mais, au cours des siĂšcles, les montagnes sâusent et
P.-M. TRICAUD, 2010 71
le cours dâun fleuve dĂ©vie, et les empires connaissent des changements et des catastrophes, et la figure des astres varie. Jusque dans le firmament, il y a mutation. La montagne et lâĂ©toile sont des individus, et les individus passent. Je cherchai quelque chose de plus tenace, de moins vulnĂ©rable. Je pensai aux gĂ©nĂ©rations des cĂ©rĂ©ales, des herbes, des oiseaux, des hommes. (âŠ) Ă ce moment, je me souvins que le jaguar Ă©tait un des attributs du dieu.
Alors la piĂ©tĂ© emplit mon Ăąme. Jâimaginai le premier matin du temps. Jâimaginai mon dieu confiant son message Ă la peau vivante des jaguars qui sâaccoupleraient et sâengendreraient sans fin dans les cavernes, dans les plantations, dans les Ăźles, afin que les derniers hommes le reçoivent. » (Jorge-Luis Borges, LâĂcriture du Dieu, in LâAleph, 1947-52, traduction de Roger Caillois, pp. 146-148 de lâĂ©dition Gallimard, 1967) 80
Le chĂȘne et le roseau, Rome et le Tibre, lâĂ©difice et le livre, la montagne et le
jaguar nous montrent quatre paradoxes voisins, ou quatre modalitĂ©s dâun mĂȘme
paradoxe : le fragile se conserve mieux que le solide, lâinstable que le durable, le
message copiable que le message monumental, le vivant que le minéral. Les deux
derniÚres modalités correspondent particuliÚrement à la problématique présente,
qui est celle de la transmission de lâinformation, que ce soit le code gĂ©nĂ©tique
(patrimoine naturel) ou tout message humain (patrimoine culturel).
La copie transforme, le vivant Ă©volue
Plus efficace que le recours Ă un support durable, la transmission de lâinformation
par renouvellement du support nâen demeure pas moins risquĂ©e. Certes, la copie
supplée à la fragilité et à la faible durabilité du support ; mais son efficacité
suppose deux conditions :
â que la copie ait bien lieu, par un processus actif, dont lâinterruption causerait
la perte du message, alors que le support solide se conserve sans action ;
â que la copie soit faite sans erreurs, qui altĂ©reraient le message.
80 « (âŠ) Era una de las tradiciones del dios. Ăste, previendo que en el fin de los tiempos ocurrirĂan muchas desventuras y ruinas, escribiĂł el primer dĂa de la CreaciĂłn una sentencia mĂĄgica, apta para conjurar esos males. La escribiĂł de manera que llegara a las mĂĄs apartadas generaciones y que no la tocara el azar. (âŠ) / En el ĂĄmbito de la tierra hay formas antiguas, formas incorruptibles y eternas; cualquiera de ellas podĂa ser el sĂmbolo buscado. Una montaña podĂa ser la palabra del dios, o un rĂo o el imperio o la configuraciĂłn de los astros. Pero en el curso de los siglos las montañas se allanan y el camino de un rĂo suele desviarse y los imperios conocen mutaciones y estragos y la figura de los astros varĂa. En el firmamento hay mudanza. La montaña y la estrella son individuos, y los individuos caducan. BusquĂ© algo mĂĄs tenaz, mĂĄs invulnerable. PensĂ© en las generaciones de los cereales, de los pastos, de los pĂĄjaros, de los hombres. (âŠ) En ese afĂĄn estaba cuando recordĂ© que el jaguar era uno de los atributos del dios. / Entonces mi alma se llenĂł de piedad. ImaginĂ© la primera mañana del tiempo, imaginĂ© a mi dios confiando el mensaje a la piel viva de los jaguares, que se amarĂan y se engendrarĂan sin fin, en cavernas, en cañaverales, en islas, para que los Ășltimos hombres lo recibieran. » (La Escritura del dios)
72 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
La premiĂšre condition peut ĂȘtre remplie grĂące Ă la multiplication du message, qui
diminue la probabilitĂ© dâinterruption du processus de copie. Câest la multiplication
qui assure sur une longue durée la transmission du patrimoine génétique
(information portée par le vivant), la transmission des langues, des traditions
orales, de lâĂ©crit. Rien nâempĂȘche a priori la copie dâĂȘtre faite en plusieurs
exemplaires, comme son nom lâindique (du latin copia, abondance) â Ă quelques
exceptions prĂšs, comme la forme crĂ©Ă©e en cire qui doit disparaĂźtre pour ĂȘtre
copiée en bronze. Encore faut-il que cette multiplication soit suffisamment
nombreuse, ce qui nâest le cas de lâĂ©crit que depuis lâinvention de lâimprimerie.
Câest ce que dit Hugo dans Ceci tuera cela : « On peut dĂ©molir une masse, comment
extirper lâubiquitĂ© ? » Ce qui dure plus que lâĂ©difice, ce nâest pas le livre en gĂ©nĂ©ral,
qui se recopie, mais le livre imprimé, qui se multiplie en se recopiant. Auparavant,
la copie ne multipliait pas suffisamment le message pour annuler les risques de
perte, et de nombreux Ă©crits de lâAntiquitĂ© ne nous sont pas parvenus.
La deuxiĂšme condition est plus difficile Ă remplir. La thĂ©orie de lâinformation
distingue deux types de message, analogique (qui varie de façon continue) et
numérique (ou digital, qui varie de façon discontinue, ou discrÚte). Le message
analogique ne peut ĂȘtre recopiĂ© indĂ©finiment sans altĂ©rations importantes, car des
bruits (variations des mĂȘmes grandeurs que celles qui codent lâinformation, mais
non porteuses elles-mĂȘmes dâinformation) sont inĂ©vitablement ajoutĂ©s, de façon
cumulative, Ă chaque copie : une musique plusieurs fois copiĂ©e dâune cassette sur
une autre devient vite inaudible, une image photocopiĂ©e plusieurs fois nâa plus
rien de lâoriginal, et le jeu du tĂ©lĂ©phone arabe tire des effets comiques des
altĂ©rations dâun message transmis oralement. Le message numĂ©rique se recopie de
façon beaucoup plus fiable, par tout procédé qui maintient les bruits à un niveau
infĂ©rieur au seuil de discrimination du message, de sorte quâils ne sont pas
transmis : câest le cas du code gĂ©nĂ©tique, de la langue, de lâĂ©crit ou de
lâinformatique. Mais mĂȘme le message numĂ©rique sâaltĂšre, par des erreurs de
copie : le code gĂ©nĂ©tique connaĂźt des mutations Ă lâoccasion de la copie de lâADN
dans les cellules germinales ; les textes anciens ont été recopiés par des hommes,
P.-M. TRICAUD, 2010 73
qui ont introduit des modifications, volontairement ou non ; et bien quâelle soit la
plus fiable, la transmission informatique nâest pas Ă lâabri des erreurs de copie 81.
3 ConsĂ©quences du caractĂšre Ă©volutif dâun patrimoine vivant sur sa transmission
Ce qui précÚde a montré que la compétition pour la longévité entre le solide et le
vivant ne tourne pas toujours Ă lâavantage du premier. Il nâest pas nĂ©cessaire
dâaller jusquâĂ dĂ©montrer que câest toujours le vivant qui triomphe pour Ă©tudier
les consĂ©quences du cas oĂč il en est ainsi.
Ce qui compte est le constat que lorsque le patrimoine vivant réussit à se
transmettre, câest au prix dâune transformation. Lâobjet de cette recherche est
donc de savoir Ă quelles conditions on peut considĂ©rer quâun patrimoine vivant
est transmis en dĂ©pit de ses transformations, ou, en dâautres termes, quelles
transformations peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme nâaltĂ©rant pas ce patrimoine.
81 Dans le cas de lâinformatique, lâerreur est rarement dâorigine physique : par exemple, lâaltĂ©ration dâune disquette par un champ magnĂ©tique ou par un Ă©chauffement rend les documents purement et simplement illisibles, et non transmissibles dâune façon modifiĂ©e ; on peut la comparer aux mutations lĂ©tales du code gĂ©nĂ©tique. Mais il peut y avoir des altĂ©rations logicielles, dues au changement de format dâĂ©criture imposĂ© par lâĂ©volution rapide des logiciels (cf. supra, note 79).
74 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
P.-M. TRICAUD, 2010 75
Enseignement des Ă©tudes de cas : QUELQUES EXEMPLES DE PATRIMOINES VIVANTS
ET DE QUESTIONS SOULEVĂES PAR LEUR GESTION
76 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
P.-M. TRICAUD, 2010 77
Le prĂ©sent essai reprĂ©sente la mise en thĂ©orie dâune pratique de plus de vingt ans.
Cette dĂ©marche a sous-tendu, dâune maniĂšre plus ou moins formalisĂ©e, la plupart
des recommandations que jâai pu faire sur les projets de prĂ©servation ou
dâamĂ©nagement auxquels jâai eu lâoccasion de contribuer au cours de cette
période.
Les études de cas qui suivent proviennent donc de travaux réalisés au cours des
dix derniÚres années dans le cadre de tels projets :
â Travaux menĂ©s pour le compte de lâInstitut dâAmĂ©nagement et dâUrbanisme
de la RĂ©gion dâĂle-de-France dans le cadre de son appui technique et stratĂ©gique
au Conseil régional, de ses missions contractuelles pour des collectivités locales
ou des établissements publics, ainsi que de son activité éditoriale (avec
notamment sa revue trimestrielle Les Cahiers de lâIAURIF) ;
â Commandes de lâUnesco, de lâIcomos ou de ministĂšres français dans le cadre
de lâinscription de paysages culturels au Patrimoine mondial ou dâune rĂ©flexion
plus gĂ©nĂ©rale sur lâidentification et la gestion des paysages culturels.
Ces Ă©tudes de cas ont Ă©tĂ© lĂ©gĂšrement remaniĂ©es pour sâadapter Ă un ensemble et
limiter les redites : notamment, les considérations relatives à la démarche générale
vis-Ă -vis du patrimoine en ont Ă©tĂ© extraites (puisquâelles sont dĂ©veloppĂ©es ailleurs
dans le présent document, principalement dans les chapitres indiqués à la derniÚre
colonne du tableau ci-dessous), de mĂȘme que, Ă lâopposĂ©, les considĂ©rations
relatives à des aspects trop particuliers aux projets concernés, éloignés de la
problématique présente. Mais je me suis efforcé de maintenir à chacune sa
cohérence initiale, pour préserver la compréhension du contexte dans lequel le
problÚme était posé.
Problématique spécifique Catégories illustrant particuliÚrement la problématique
Site exemple de la catĂ©gorie (date dâĂ©tude)
Chapitres plus particuliÚre-ment concernés en dehors des études de cas suivantes
Quâest-ce qui permet de dire quâun patrimoine Ă©volutif a conservĂ© ses valeurs ?
Les sites productifs reconnus
Les paysages viticoles (2004-05)
2.4, La part du feu et le développement durable
Quels éléments nouveaux sont acceptables ?
Les sites reconnus (en général)
Le Val de Loire (2000)
2.2, La continuité
Préserver le patrimoine ou lui redonner vie ?
Les sites de projet technique
Les projets routiers (1993-99)
2.3 (en particulier § Le réemploi noble)
Que signifient nature et authenticité dans une restauration de paysage ?
Les sites de restauration
La BiĂšvre urbaine (2000-03)
1.3 (en particulier § Patrimoine vivant et patrimoine inanimé), 2.3, Authenticité, intégrité et identité
78 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
1 Quâest-ce qui permet de dire quâun patrimoine Ă©volutif a conservĂ© ses valeurs ? Le cas des paysages viticoles
Les paysages viticoles sont généralement reconnus parmi les formes les plus
remarquables de paysages rĂ©sultant de lâactivitĂ© humaine, Ă la fois par la marque
quâils impriment au territoire et par les traditions culturelles qui leurs sont
associés. Ils ont donc trouvé leur place au Patrimoine mondial, dÚs que fut créée
la catégorie permettant de les intégrer à la liste, celle des paysages culturels.
Depuis 1992, date de lâintroduction de la catĂ©gorie des paysages culturels dans la
Liste du Patrimoine mondial, trois sites viticoles majeurs ont été inscrits,
produisant des vins parmi les plus fameux du monde et façonnĂ©s eux-mĂȘmes par
cette production : lâancienne juridiction de Saint-Ămilion (grand cru de
bordeaux), la vallĂ©e du Haut Douro (porto), la cĂŽte de Tokaj (tokaji aszĂș). Deux
autres sites moins connus par leur vin ont été inscrits pour la qualité de la
transformation du site quâils ont causĂ©e : enclos (curaĂs) de lâĂźle volcanique du Pico,
dans les Açores, et terrasses de Lavaux, dominant la rive suisse du lac Léman.
Dans dâautres paysages culturels inscrits au Patrimoine mondial, la vigne joue un
rĂŽle majeur (Wachau, Cinqueterre, val de Loire, vallĂ©e du RhinâŠ). Dâautres
rĂ©gions de vignobles sont en cours dâexamen par lâIcomos ou le ComitĂ© du
Patrimoine mondial, ou font lâobjet dâun dossier en prĂ©paration, ou encore
figurent sur les listes indicatives de leur pays.
Mais les paysages culturels viticoles font partie de ces catégories dont il existe de
nombreux exemples â qui ne sont pas tous dâune valeur « universelle
exceptionnelle » â et dans lesquelles il peut ĂȘtre difficile de dĂ©terminer, entre deux
sites dâĂ©gal intĂ©rĂȘt, lequel est le plus reprĂ©sentatif. Il sâagit aussi dâune catĂ©gorie
trÚs variée, dans laquelle on peut déterminer des sous-catégories : dans ce cas,
avant de discuter du caractĂšre reprĂ©sentatif ou exceptionnel dâun site, il faut
savoir de quelle sous-catégorie il est représentatif ou dans quelle sous-catégorie il
est exceptionnel.
P.-M. TRICAUD, 2010 79
Câest pourquoi, comme pour dâautres catĂ©gories de biens (cathĂ©drales gothiques,
canaux, art rupestre, etc. 82), le Comité du Patrimoine mondial a demandé au
Centre du Patrimoine mondial et Ă lâIcomos deux outils dâaide Ă la dĂ©cision :
â Lâorganisation dâune rĂ©union thĂ©matique dâexperts, permettant un point et un
premier Ă©change sur le sujet ;
â LâĂ©laboration dâune Ă©tude thĂ©matique, basĂ©e sur des Ă©tudes de cas,
permettant une premiĂšre comparaison, une typologie, et un Ă©clairage sur
lâapplication des critĂšres dâĂ©ligibilitĂ© au patrimoine mondial.
La réunion thématique a eu lieu à Tokaj (Hongrie) du 11 au 14 Juillet 2001. Elle a
Ă©tĂ© suivie par 25 participants des Ătats Parties Ă la Convention du Patrimoine
mondial, possédant des paysages viticoles sur la Liste du Patrimoine mondial, sur
leurs listes indicatives ou en cours de nomination. Des reprĂ©sentants de lâIcomos,
de lâUICN et du Centre du Patrimoine mondial de lâUnesco y ont aussi pris part.
Trois extraits des actes de cette réunion sont présentés ici en annexe, dont les
recommandations finales.
LâĂ©tude thĂ©matique comparative, dont lâutilitĂ© a Ă©tĂ© rappelĂ©e par la rĂ©union de
Tokaj, a fait lâobjet dâun document publiĂ© en 2004 par lâIcomos 83, que jâai
coordonnĂ© avec Regina Durighello, chargĂ©e de mission Ă lâIcomos. Elle
comprend :
1. Un cadrage historique ;
2. Une série de typologies qui, selon les cas, sont corrélées ou se recoupent
(morphologie, modes de conduites, type de vin et relation au terroir,
structures sociales, enjeux) ;
3. Un cadrage sur les enjeux de lâĂ©volution actuelle des paysages viticoles
(opportunités et menaces) ;
4. Une liste large de terroirs significatifs, sous forme de brĂšves notices, donnant
une idée de la variété des vignobles dans le monde ;
82 La plupart des études thématiques de ces catégories de biens sont accessibles sur le site http://www.icomos.org.
80 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
5. Une sĂ©rie dâĂ©tudes de cas, moins nombreuses et plus dĂ©taillĂ©es, permettant de
comprendre le pourquoi et lâintĂ©rĂȘt de ces vignobles ;
6. Un guide pratique de lâapplication des critĂšres dâĂ©ligibilitĂ© au Patrimoine
mondial ;
7. Une conclusion sur les défis auxquels sont confrontés les terroirs viticoles
dâexception.
Les pages qui suivent reprennent les extraits pertinents ici du guide dâapplication
des critĂšres dâĂ©ligibilitĂ© au Patrimoine mondial (6e section de cette Ă©tude), que
jâavais rĂ©digĂ© directement. Cette section nous intĂ©resse ici, car câest elle qui
recherche Ă quelles conditions on peut considĂ©rer quâun paysage viticole,
patrimoine essentiellement évolutif, a conservé les valeurs qui ont fait son
identité, sa notoriété et, dans ce cas, qui ont justifié son inscription sur la liste du
Patrimoine mondial.
Comment savoir en effet si tel site de vignobles mérite le classement au
Patrimoine mondial ? En dâautres termes (ceux de la Convention du Patrimoine
mondial), comment savoir sâil possĂšde une valeur « universelle exceptionnelle » ?
Les Orientations devant guider la mise en Ćuvre de la Convention du patrimoine mondial
constituent un guide pratique qui permet Ă la fois aux Ătats parties de constituer
les dossiers de candidature et aux évaluateurs de vérifier si les sites et leur gestion
remplissent les conditions. Cependant, beaucoup de questions se posent de façon
spécifique à chacune des catégories de biens, voire à chaque sous-catégorie ou
sous-type. Ainsi, doit-on justifier lâappartenance de chaque site viticole Ă la
catégorie des paysages culturels, et si oui, à quelle sous-catégorie appartient-il ?
Quels critÚres appliquer parmi les six critÚres de valeur définis ? Comment évaluer
son authenticité ? Comment définir les limites du site ?
83 Regina Durighello et Pierre-Marie Tricaud (dir.), Ătude thĂ©matique sur les paysages culturels viticoles dans le cadre de la convention du patrimoine mondial de lâUnesco, Icomos (Paris), 2004, rĂ©Ă©d. 2005, 175 p. Consultable et tĂ©lĂ©chargeable sur internet : http://www.icomos.org/studies/viticoles.htm.
P.-M. TRICAUD, 2010 81
PAYSAGES VITICOLES
De gauche Ă droite et de haut en bas : Saint-Ămilion, Douro, Cinqueterre, Lavaux, Pico, Tokaj
82 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
1.1 La catégorie (paysage culturel) et ses sous-cat égories
Une des premiĂšres choses Ă dĂ©finir dans la prĂ©paration dâun dossier de
candidature dâun bien au Patrimoine mondial est la catĂ©gorie Ă laquelle il
appartient. Les catégories ne sont pas définies de façon exhaustive et définitive.
Pour les biens culturels, on distingue notamment les Ă©difices religieux, militaires,
civils, les sites archéologiques, les sites industriels et ouvrages de génie civil ;
seules quatre catégories sont définies spécifiquement par les Orientations, avec les
enjeux spécifiques qui concernent leur gestion :
â Les paysages culturels ;
â Les villes et centres-villes historiques ;
â Les canaux du patrimoine ;
â Les routes du patrimoine.
Les catégories ne sont pas non plus exclusives entre elles : en particulier, celle des
paysages culturels recoupe la plupart des autres : paysages industriels, paysages
archĂ©ologiques, paysages linĂ©aires le long dâitinĂ©raires.
Les vignobles, paysages culturels, paysages essentiellement Ă©volutifs
Les dĂ©finitions des sous-catĂ©gories de paysages culturels (cf. p. 43) montrent oĂč
classer les paysages viticoles : comme tous les paysages agricoles, il sâagit bien
« dâouvrages combinĂ©s de lâhomme et de la nature », donc de paysages culturels,
selon le § 47. Ă lâintĂ©rieur de cette catĂ©gorie, il ne sâagit pas de paysages conçus
intentionnellement, mĂȘme si lâapprĂ©ciation esthĂ©tique Ă leur endroit est frĂ©quente,
puisquâils ont Ă©tĂ© conçus dans une intention de production et non de paysage ; il
ne sâagit pas non plus de paysages associatifs, car leur valeur est bien tangible (les
phĂ©nomĂšnes religieux, artistiques ou culturels qui peuvent leur ĂȘtre liĂ©s Ă©tant le
rĂ©sultat dâune transformation physique du territoire, premiĂšre et prĂ©pondĂ©rante) ;
en revanche, leur forme rĂ©sulte bien dâune rĂ©ponse Ă une exigence Ă©conomique, la
production de vin, en relation avec son environnement naturel : il sâagit donc de
paysages essentiellement Ă©volutifs.
P.-M. TRICAUD, 2010 83
Paysages reliques ou paysages vivants ?
Si la catégorie de paysage culturel semble donc indiscutable pour les régions
viticoles, et plus précisément celle de paysage culturel évolutif (§ 47 ii), la question
de la sous-catégorie de paysages culturels évolutifs (relique ou vivant) peut se poser
pour des paysages viticoles partiellement Ă lâabandon. En effet, comme dans
beaucoup dâautres paysages culturels Ă©volutifs, le processus traditionnel de
fabrication a été fortement altéré au cours du XXe siÚcle dans bien des régions
viticoles, notamment en terrasses : Cinqueterre, Chypre, etc. Il nâest pas
nĂ©cessaire en fait de trancher, et lâon peut proposer Ă lâinscription un site en partie
relique et en partie vivant. Cette double nature est Ă©vidente pour un site tel que le
Haut Douro, avec ses mortorios (terrasses abandonnées) et ses terrasses en
production.
Typologie plus fine
Ă lâintĂ©rieur de la sous-catĂ©gorie des paysages culturels Ă©volutifs, quâils soient
fossiles ou vivants, on peut dĂ©finir ce quâon pourrait appeler des sous-types :
selon leur grande production (riziĂšres, palmeraies, oliveraies, vignobles, marais
salants, etc.) ou selon leur mode de mise en valeur de leur environnement naturel
(oasis, terrasses, bocages, polders, etc.), ou encore selon les structures sociales qui
organisent celles de leur territoire. Les vignobles constituent donc un sous-type de
paysages Ă©volutifs.
Paysages culturels ou biens mixtes ?
Comme dâautres catĂ©gories de biens culturels (sites archĂ©ologiques, industriels, etc.),
et mĂȘme plus que dâautres, un paysage culturel peut possĂ©der aussi des valeurs
naturelles jugées « universelles exceptionnelles », et ainsi ressortir aussi à la
catĂ©gorie des biens naturels, donc ĂȘtre un bien mixte 84. Mais, outre le fait que les
vignobles ne sont en général pas les paysages culturels qui présentent les plus
grandes valeurs naturelles (comparés par exemple aux bocages ou aux milieux
84 De fait, beaucoup de sites inscrits comme biens mixtes au Patrimoine mondial avant que la notion de paysage culturel ne fĂ»t dĂ©finie pourraient aujourdâhui ĂȘtre requalifiĂ©s comme paysages culturels pour ce qui concerne leur part culturelle, tout en restant mixtes. Ainsi, des sites inscrits au dĂ©part seulement comme biens naturels ont Ă©tĂ© requalifiĂ©s comme paysages culturels et sont ainsi devenus des sites mixtes : Uluru en Australie, Tongariro en Nouvelle ZĂ©lande.
84 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
humides), les notions de bien mixte et de paysage culturel nâen demeurent pas
moins distinctes :
â Un bien mixte doit prĂ©senter une valeur « universelle exceptionnelle » pour
au moins un critĂšre culturel et un critĂšre naturel, pris sĂ©parĂ©ment, mĂȘme sâil y a
interaction entre lâhomme et la nature ;
â Un paysage culturel doit prĂ©senter une interaction entre lâhomme et la nature,
et câest cette interaction qui doit prĂ©senter une valeur « universelle
exceptionnelle » ; dans ce cas, on peut voir en lisant les Orientations (§§ relatifs aux
critĂšres) que câest les critĂšres culturels (§ 24) qui permettent de qualifier cette
interaction, mieux que les critÚres naturels (§ 44) ; le paysage culturel est donc une
catégorie de bien culturel.
Paysages culturels ou patrimoine architectural ?
Enfin, on peut considĂ©rer dans certains cas que seule lâarchitecture vitivinicole
(chais, caves, maisons de nĂ©goce, etc.) dâun site prĂ©sente une valeur « universelle
exceptionnelle » ; dans ce cas, doit-on considérer ce site comme un patrimoine
architectural et non comme un paysage culturel ? Mais par lâintermĂ©diaire du vin
cette architecture est reliĂ©e Ă un terroir, sans lequel elle nâexisterait pas. On peut
â et mĂȘme on doit â donc associer ce terroir Ă cette architecture : le site est alors
bien un paysage culturel, cette catégorie ne se réduisant pas aux sites dont la
valeur qui les rend digne du patrimoine mondial est immédiatement visible.
1.2 Les critĂšres de valeur
Venons-en Ă prĂ©sent au cĆur du sujet : que signifie la valeur universelle exceptionnelle
dâun bien, condition dâappartenance au Patrimoine mondial selon la Convention ?
Dans la pratique, les promoteurs dâune candidature ont dĂ©jĂ une premiĂšre idĂ©e
des principales valeurs de leur site : ce peut ĂȘtre une harmonie visuelle
particuliĂšrement rĂ©ussie, un systĂšme de terrasses ou dâautres ouvrages qui force
lâadmiration par lâingĂ©niositĂ© et la somme de travail quâil reprĂ©sente ainsi que par
la marque quâil imprime au paysage, ce peut ĂȘtre lâarchitecture des chais et des
caves, ou encore des conditions de terroir spĂ©cifiques permettant lâĂ©laboration
dâun vin remarquable, etc.
P.-M. TRICAUD, 2010 85
Les Orientations détaillent les critÚres qui confÚrent à un bien culturel une valeur
« universelle exceptionnelle », au nombre de six (§ 24, cf. p. 33 ci-dessus).
Cependant, il nâest pas toujours aisĂ© de dĂ©terminer le ou lesquels des 6 critĂšres de
valeur sâappliquent Ă un paysage donnĂ©, ni mĂȘme quelle qualitĂ© spĂ©cifique vise
chacun. En effet, Ă©tablis pour mettre en Ćuvre la convention de 1972, ces critĂšres
concernaient au départ des monuments ou des ensembles monumentaux, seuls
pris en compte Ă lâĂ©poque. Vingt ans plus tard, lorsque les paysages culturels
furent introduits, il fut dĂ©cidĂ© de ne pas remanier en profondeur lâarchitecture des
critĂšres, mais seulement dâamender ceux qui devaient lâĂȘtre pour leur permettre de
concerner aussi les paysages.
Un premier Ă©clairage sur lâapplication des critĂšres est donnĂ© par la maniĂšre dont
ils ont été employés pour les sites viticoles déjà inscrits au Patrimoine mondial.
Trois exemple de paysages culturels de vignobles sont pris ici (il sâagit des
paysages purement viticoles inscrits Ă la date de lâĂ©tude, les autres sites, comme la
vallĂ©e de la Loire ou la Wachau, ne lâĂ©tant que partiellement) : la juridiction de
Saint-Ămilion (inscrite en 1999 selon les critĂšres iii et iv) ; la vallĂ©e du Haut
Douro (inscrite en 2001 selon les critÚre iii, iv et v) ; la région viticole de Tokaj
(inscrite en 2002 selon les critĂšres iii et v). Dâautres paysages viticoles ont Ă©tĂ©
inscrits depuis (Pico, Lavaux), mais ces trois-lĂ restent ceux qui produisent les
vins les plus prestigieux, la valeur du vin contribuant Ă celle du paysage au-delĂ
des éléments tangibles.
Le bref texte argumentant lâapplication de chaque critĂšre Ă chaque site est celui
qui apparaßt dans le rapport de la session du Comité du Patrimoine mondial qui a
inscrit le site, comme pour tous les biens inscrits.
86 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
CritĂšres des Orientations devant guider la mise en
Ćuvre de la Convention du patrimoine mondial
Juridiction de Saint-Ămilion (inscrit en 1999)
Haut Douro (inscrit en 2001)
RĂ©gion viticole de Tokaj (inscrit en 2002)
(iii) Apporter un témoignage unique ou du moins exceptionnel sur une tradition culturelle ou une civilisation vivante ou disparue
La Juridiction de Saint-Ămilion est un exemple remarquable dâun paysage viticole historique qui a survĂ©cu intact et est en activitĂ© de nos jours.
La région du Haut-Douro produit du vin depuis bientÎt 2000 ans et son paysage a été façonné par les activités humaines.
La rĂ©gion du vin de Tokaj est le reflet dâune tradition viticole unique, existant depuis au moins mille ans et qui est, Ă ce jour, restĂ©e intacte.
(iv) Offrir un exemple Ă©minent dâun type de construction ou dâensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une ou des pĂ©riode(s) significative(s) de lâhistoire humaine
La Juridiction historique de Saint-Ămilion illustre de maniĂšre exceptionnelle la culture intensive de la vigne Ă vin dans une rĂ©gion dĂ©limitĂ©e avec prĂ©cision.
Les composants du paysage du Haut-Douro illustrent toute la palette des activitĂ©s associĂ©es Ă la viticulture â terrasses, quintas (complexes agri-coles dâĂ©levage viticole), villages, chapelles et routes.
(v) Constituer un exemple Ă©minent dâĂ©tablissement humain ou dâoccupation du territoire traditionnels reprĂ©sentatifs dâune culture (ou de cultures), surtout quand il devient vulnĂ©rable sous lâeffet de mutations irrĂ©versibles
Le paysage culturel du Haut-Douro est un exem-ple exceptionnel de rĂ©gion viticole europĂ©enne tradi-tionnelle, reflet de lâĂ©vo-lution de cette activitĂ© humaine au fil du temps.
LâintĂ©gralitĂ© du paysage culturel de la rĂ©gion viticole de Tokaj, compre-nant les vignobles ainsi que des Ă©tablissements humains installĂ©s de longue date, illustre de maniĂšre vivante la forme particuliĂšre dâoccupation traditionnelle du sol quâil reprĂ©sente.
Cette comparaison appelle les remarques suivantes, qui permettent de dire si
chacun de ces critÚres est pertinent pour une région viticole, et de quelle maniÚre.
Trois critÚres ont été écartés dans la préparation des dossiers de candidature de
ces paysages viticoles :
CritÚre (i) : On peut se demander pourquoi ce critÚre semble réservé aux paysages
clairement dĂ©finis. Il a dâailleurs Ă©tĂ© amendĂ© en 1992 pour faire place Ă des chefs
dâĆuvre non intentionnels, alors quâil ne visait au dĂ©part que les Ćuvres dâart. Les
paysages en terrasses sur des régions entiÚres sont véritablement des « chefs
dâĆuvre du gĂ©nie crĂ©ateur humain », mĂȘme sâils ne sont pas des Ćuvres dâart
intentionnelles. Il nây a donc pas de raison dâexclure a priori ce critĂšre dans
lâapprĂ©ciation dâun paysage viticole, mĂȘme sâil doit rester rĂ©servĂ© aux quelques cas
les plus spectaculaires.
CritĂšre (ii) : Les autres paysages culturels inscrits selon le critĂšre (ii) lâont Ă©tĂ© pour
des échanges dans le domaine de la création volontaire de paysage (un des
domaines mentionnĂ©s dans lâintitulĂ© du critĂšre), souvent en association avec le
P.-M. TRICAUD, 2010 87
critÚre (i). Les régions de grands vins ont aussi connu des échanges culturels (en
particulier entre les populations locales et les commerçants de nationalité et-ou de
religion diffĂ©rente â Anglais Ă Bordeaux, Porto et XĂ©rĂšs, Polonais et Ukrainiens,
Protestants, Orthodoxes et Juifs Ă Tokaj, Allemands en Champagne), mais qui ne
relĂšvent pas des domaine mentionnĂ©s dans lâintitulĂ© du critĂšre : dĂ©veloppement de
lâarchitecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des
villes ou de la création de paysages. Ces échanges culturels peuvent relever du
critĂšre (iii) et le critĂšre (ii) quant Ă lui ne semble donc pas des plus pertinents pour
les régions viticoles.
CritĂšre (vi) : De mĂȘme que le (i), on peut se demander pourquoi ce critĂšre semble
rĂ©servĂ© Ă une catĂ©gorie, en lâoccurrence celle des paysages associatifs. Les rĂ©gions
productrices de cultures ou de produits qui sont des faits de civilisation (tels que
le blĂ©, le riz, le vin, lâolivier, le thĂ© ou le cafĂ©) sont associĂ©s à « des traditions dâune
signification universelle exceptionnelle » (critÚre vi). Cette association a été
mentionnĂ©e pour les riziĂšres en terrasses des Philippines, bien que ce site nâait pas
été inscrit sous le critÚre (vi). Cela est particuliÚrement vrai quand elles produisent
les exemples les plus Ă©minents de ces produits (tels que les vins de Saint-Ămilion,
de Porto, de Tokaj ou de Champagne). Mais ces produits et les cultures qui leur
sont attachĂ©es portent des valeurs associatives dâune autre sorte que les traditions
visées par le critÚre (vi). Leur association est plus directe, puisque le produit et le
paysage sont fabriquĂ©s par le mĂȘme processus, alors que les paysages relevant du
critÚre (vi) ont une valeur associative liée à des faits culturels qui ne les ont pas
façonnés. PlutÎt que le critÚre (vi), ces paysages relÚvent donc du critÚre (iii) : ils
apportent « un témoignage unique ou du moins exceptionnel sur une tradition
culturelle ou une civilisation vivante ou disparue ».
Trois critÚres ont en revanche été employés :
CritÚre (iii) : Ce critÚre semble applicable à la plupart des régions de grands vins, la
tradition culturelle Ă©tant celle du vin â non seulement sa production (culture de la
vigne et élevage du vin) et tous les savoir-faire y afférents, mais aussi les
traditions, les reprĂ©sentations, les fĂȘtes et les relations commerciales (souvent
internationales) quâil a suscitĂ©es (mieux prises en comptes ici que par le critĂšre ii,
comme on lâa vu plus haut). Il permet de prendre en compte tout le patrimoine
immatériel lié au vignoble et au vin.
88 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
CritÚres (iv) et (v) : Il est en fait difficile de séparer ces deux critÚres : quelle
diffĂ©rence y a-t-il dans ce contexte entre des exemples Ă©minents dâensembles
architecturaux (iv) et dâĂ©tablissements humains (v) ? de paysages (iv) et
dâoccupation du territoire (v) ? On peut voir une nuance entre ces deux critĂšres
dans la mesure oĂč le (iv) semble davantage faire rĂ©fĂ©rence aux Ćuvres savantes
(« constructions ou ensembles architecturaux ou technologiques », créations
dâarchitectes et dâingĂ©nieurs pour les grands propriĂ©taires, les maisons de nĂ©goce
ou les collectivités) et le (v) au patrimoine vernaculaire (« établissement humain
ou occupation du territoire traditionnels », la mention « surtout quand il devient
vulnĂ©rable sous lâeffet de mutations irrĂ©versibles » renforçant cette attribution
puisque câest le patrimoine vernaculaire qui est le plus menacĂ©). Lâemploi des
critÚres dans les trois régions viticoles considérées semble aller dans ce sens : (iv)
seul pour Saint-Ămilion, dont les Ă©lĂ©ments les plus remarquables sont le bourg et
les chĂąteaux, (iv) et (v) pour le Haut Douro, avec dâune part les quintas, dâautre
part les terrasses, (v) seul pour Tokaj avec peu dâarchitecture savante, mais surtout
des coteaux et des caves. Mais la mention du paysage dans le seul critĂšre (iv) ne va
pas dans le mĂȘme sens, puisque celui-ci est davantage façonnĂ© par le travail de
milliers de mains anonymes sur lâĂ©tendue des vignobles que par les constructions
savantes, toujours plus isolées.
En tout cas, ces deux critĂšres (iv et v) sont les plus Ă©vidents pour les plus
spectaculaires des paysages façonnĂ©s par lâHomme, tels que les vignobles, les
cultures en terrasses et, bien sûr, les vignobles en terrasses, tous étant à la fois
reprĂ©sentatifs dâoccupations du territoire Ă©minentes et vulnĂ©rables.
1.3 Les diffĂ©rentes dĂ©limitations dâun site et leur gestion
Un dossier de candidature au Patrimoine mondial doit aussi comporter (et mĂȘme
préalablement à la justification de la valeur) une identification du site, comprenant
sa dĂ©limitation, avec une zone centrale (qui est le bien lui-mĂȘme) et une zone tampon
(servant Ă tenir Ă distance des altĂ©rations qui menaceraient lâintĂ©gritĂ© du site), ainsi
quâun Plan de gestion, qui prĂ©voit un traitement diffĂ©renciĂ© de ces deux zones. Cette
délimitation est souvent faite de façon peu cohérente dans le cas de paysages
culturels, ici encore parce que ses catégories ont été conçues pour des monuments
ou des ensembles monumentaux, non des paysages. En effet, les limites dâun
monument, voire dâun ensemble monumental, sont relativement faciles Ă cerner,
P.-M. TRICAUD, 2010 89
et elles tracent la zone centrale, mĂȘme si les diffĂ©rentes parties du monument sont
dâun intĂ©rĂȘt ou dâun Ă©tat de conservation inĂ©gal.
Pour les paysages culturels (et souvent, aussi, pour les villes historiques), les
limites â plus floues â et surtout les dimensions â beaucoup plus vastes â font
que la tendance est Ă nâinscrire en zone centrale que les parties les plus
significatives ou les mieux conservées, au risque de former des ensembles sans
cohérence, dont les contours ne sont souvent que le fruit des accidents de
lâhistoire.
Or un site que lâon regarde comme un paysage forme une entitĂ©, une unitĂ© paysagĂšre
cohĂ©rente, dont on ne peut extraire certaines parties, mĂȘme les plus reprĂ©sentatives,
sans faire perdre une partie de sa compréhension : unité visuelle (espace visible
dâun seul regard ou contenant de nombreuses co-visibilitĂ©s), unitĂ©
géomorphologique, unité de terroir, unité historique. Dans les régions viticoles,
lâaire dâappellation dâorigine forme souvent une telle unitĂ©, Ă la fois gĂ©ographique
et historique.
Dans un site de valeur patrimoniale de grandes dimensions, que ce soit un
paysage culturel ou une ville historique, on devrait définir non pas deux, mais
quatre zones, dont les trois premiĂšres forment lâunitĂ© paysagĂšre cohĂ©rente :
â A. Une zone de « protection intĂ©grale », comprenant des Ă©lĂ©ments
particuliÚrement significatifs (éventuellement séparés), ayant préservé leur
intégrité et leur authenticité (monuments, édifices historiques, ouvrages
remarquables tels que ponts, murs de terrasses ou de séparation, caves, arbres
exceptionnels tant quâon peut les maintenir en vie) ; ces Ă©lĂ©ments devraient ĂȘtre
préservés et entretenus de façon à les modifier le moins possible ;
â B. Une zone de « prĂ©servation structurelle », oĂč câest la structure qui doit ĂȘtre
préservée, à travers le renouvellement éventuel de ses éléments ; cette structure
peut ĂȘtre une forme urbaine caractĂ©risĂ©e par la forme des rues et des places,
lâalignement de ses façades, la mitoyennetĂ© de ses immeubles (qui peuvent ĂȘtre
remplacés) ; ou bien une forme de nivellement (terrasses, banquettes, canaux,
etc.), une formation végétale (dans le cas qui nous intéresse ici, non seulement
une spéculation, la vigne, mais aussi un certain mode de conduite) ; ou encore le
dessin dâun parcellaire ; il y a une analyse Ă faire pour dĂ©terminer si tel Ă©lĂ©ment
relĂšve de la premiĂšre ou de la deuxiĂšme zone ;
90 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
â C. Une zone de « restauration » (ou de reconquĂȘte), qui a perdu une bonne part de
son intĂ©gritĂ©, et oĂč un travail de restauration est Ă faire pour restituer au site son
unité cohérente ;
â D. Enfin, une zone « tampon » au sens strict, extĂ©rieure Ă lâunitĂ© paysagĂšre
cohĂ©rente, qui sert Ă tenir Ă distance des amĂ©nagements qui risqueraient dâaltĂ©rer
lâintĂ©gritĂ© du site ; cette zone supplĂ©mentaire nâest pas toujours nĂ©cessaire,
notamment si lâunitĂ© paysagĂšre est trĂšs vaste ; on peut nĂ©anmoins rencontrer des
espaces extérieurs en co-visibilité, par exemple des versants de montagne
dominant des coteaux viticoles.
La rĂ©union des trois premiĂšres zone (A, B et C) forme lâunitĂ© paysagĂšre
cohĂ©rente, souvent lâaire dâappellation dans le cas des vignobles.
Chacune de ces zones demande des efforts pour améliorer la qualité de son
paysage avec la mĂȘme exigence dâexcellence que la zone centrale. Lâinnovation qui
sâinscrit dans la continuitĂ© avec les modes de relations anciens nâest Ă exclure
dâaucune de ces quatre zones, mĂȘme de la plus centrale, celle de protection
intĂ©grale. Si la suppression dâĂ©lĂ©ments de valeur patrimoniale est Ă proscrire,
lâajout â sâil respecte la continuitĂ© â peut ĂȘtre admis, voire souhaitĂ© sâil enrichit le
patrimoine. Les nombreux exemples dâarchitecture vitivinicole contemporaine,
dont quelques-uns sont présentés page suivante, en témoignent.
Cette politique active et ambitieuse devrait ĂȘtre recommandĂ©e dans beaucoup de
sites, et pourrait mĂȘme, dans certains cas, conduire Ă une extension ultĂ©rieure
dâun site inscrit au Patrimoine mondial, voire au classement dâun site qui ne lâest
pas encore.
P.-M. TRICAUD, 2010 91
ARCHITECTURE VITIVINICOLE CONTEMPORAINE
En haut : Dominus Winery Yountville, Napa Valley, Californie, USA, par Jacques Herzog & Pierre De Meuron, 1995-98. Chai « les Aurelles », Nizas, Gard, France, par Françoise-HélÚne Jourda et Gilles Perraudin, 2001. Au milieu : Bodegas Ysios, La Rioja, Espagne, par Santiago Calatrava, 2001. Ci-dessus : Chai Royal Tokaji, Måd, Hongrie, 2009. Ci-contre : Chai Tokaji Disznókı, Mezızombor, Hongrie, 2000.
92 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Conclusion : la qualité et la spécificité, gages de la préservation
Les paysages viticoles (au sens le plus large du terme, puisquâil sâagit de paysages
plantĂ©s, bĂątis et souterrains) ont pu ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme faisant partie des
paysages culturels les plus remarquables, tout en restant parmi les terroirs
agricoles les plus actifs, objets dâune modernisation continue, et, pour les vins
prestigieux â ceux-lĂ mĂȘmes qui fournissent la majoritĂ© des inscriptions viticoles
au Patrimoine mondial â, les plus rentables. Comment cette alliance a-t-elle pu se
faire ? Principalement en recherchant constamment une rentabilité par la qualité,
et par la valeur ajoutée liée à une élaboration plutÎt que par la quantité ou le prix,
et en affirmant la singularité du produit dans ses caractÚres intrinsÚques comme
dans son attache Ă un lieu de production. Câest ainsi un double patrimoine qui est
préservé, mis en valeur et cultivé comme vivant : un vin et un paysage.
P.-M. TRICAUD, 2010 93
2 Quels éléments nouveaux sont acceptables dans un paysage reconnu ? Le cas des centrales nucléaires du Val de Loire
Cette étude de cas a été réalisée en 2000 dans le cadre du dossier de candidature
du Val de Loire Ă lâinscription au Patrimoine mondial de lâUnesco 85. Parmi les
catégories de paysages culturels définies à partir de 1992 par les Orientations devant
guider la mise en Ćuvre de la Convention du patrimoine mondial (§ 39) celle des paysages
dits « évolutifs vivants » intéresse particuliÚrement la France, riche de paysages
ruraux de grande valeur, élaborés au cours des siÚcles et encore actifs. Les
paysages culturels dont la France avait proposĂ© lâinscription au Patrimoine
mondial depuis 1992 jusquâalors relevaient tous de la catĂ©gorie des paysages
vivants : le parc national des PyrĂ©nĂ©es (inscrit en 1997) ; le territoire de lâancienne
juridiction de Saint-Ămilion (inscrit en 1999).
En 1999, la France a Ă©galement proposĂ© lâinscription de la vallĂ©e de la Loire entre
Sully et Chalonnes. AprÚs avoir été acceptée par le Bureau du Patrimoine mondial
en juillet, cette proposition a été différée par le Comité en décembre. La
principale pierre dâachoppement Ă©tait la prĂ©sence de la centrale nuclĂ©aire de Saint-
Laurent-des-Eaux Ă lâintĂ©rieur du site. Les dĂ©bats Ă ce sujet au ComitĂ© ont montrĂ©
que la notion de paysage vivant nâest pas perçue de la mĂȘme maniĂšre par
lâensemble des pays membres, notamment quant au degrĂ© dâacceptation
dâĂ©lĂ©ments de modernitĂ© dans un paysage culturel.
Le ministĂšre en charge de lâEnvironnement a souhaitĂ© prĂ©senter en 2000 un
dossier complĂ©mentaire pour lâinscription de la vallĂ©e de la Loire, abordant ce
problĂšme et affinant la justification de la proposition dâinscription du site sans en
retirer la centrale. LâĂ©tude de cas qui suit sâinscrit dans ce dossier complĂ©mentaire.
Elle analyse la doctrine du paysage culturel telle quâelle se dĂ©gage des divers
documents émis par le Comité, le Centre du Patrimoine mondial ou des experts
85 P.-M. Tricaud, « La ContinuitĂ© historique dans les paysages culturels », in Proposition dâinscription du Val de Loire au Patrimoine mondial de lâUnesco, Dossier complĂ©mentaire, 2000, pp. 7-21.
94 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
conviés par le Centre (Icomos, Iccrom, UICN 86), ainsi que par des théoriciens du
paysage (Roger, Berque, etc.).
La question posée est celle de savoir si la notion de paysage culturel admet celle
dâĂ©volution, et Ă quelles conditions un paysage culturel peut absorber des
Ă©lĂ©ments nouveaux ; en dâautres termes, quels Ă©lĂ©ments de modernitĂ© ou
dâĂ©volution, et dans quelle mesure, sont acceptables dans un paysage patrimonial
vivant sans quâil perde les composantes de son identitĂ© qui lui confĂšrent sa valeur
patrimoniale (valeur dite universelle exceptionnelle dans le cas du Patrimoine mondial,
mais la problĂ©matique est similaire dans le cas dâun patrimoine plus local).
2.1 ContinuitĂ© historique dans la relation de lâhom me Ă un site : Position gĂ©nĂ©rale du problĂšme
Les composantes dâidentitĂ© qui peuvent confĂ©rer une valeur « universelle
exceptionnelle » Ă un paysage culturel â comme plus gĂ©nĂ©ralement de la valeur Ă
un bien culturel â correspondent aux critĂšres dĂ©finis par les Orientations devant
guider la mise en Ćuvre de la Convention du patrimoine mondial, au § 77 (cf. p. 33 ci-
dessus) : chef-dâĆuvre (i), Ă©change dâinfluence (ii), tradition culturelle (iii),
ensemble architectural ou paysager (iv), occupation du territoire (v),
représentations (vi).
Par ailleurs, les paysages culturels sont dĂ©finis par les mĂȘmes Orientations en trois
grandes catégories (cf. p. 43) : paysages intentionnels, évolutifs et associatifs.
Mechtild Rössler 87 a établi le lien entre ces trois catégories et les six critÚres de
valeur dâun bien culturel :
â la catĂ©gorie des paysages intentionnels est celle qui ressortit le mieux au critĂšre
(i), « chef-dâĆuvre du gĂ©nie crĂ©ateur humain » ;
â celle des paysages associatifs au critĂšre (vi), association « Ă des Ă©vĂ©nements ou
des traditions vivantes, des idĂ©es, des croyances ou des Ćuvres » ;
86 Conseil international des monuments et des sites, Centre international dâĂ©tudes pour la conservation et la restauration des biens culturels, Union mondiale pour la nature (anciennement Union internationale pour la conservation de la nature).
87 Notamment dans M. Rössler et al., World Heritage Cultural Landscapes, A Handbook for Conservation and Management, 2010, annexe 2, p. 121.
P.-M. TRICAUD, 2010 95
â celle des paysages Ă©volutifs aux quatre autres critĂšres â (ii), « Ă©change
dâinfluences », (iii), « tĂ©moignage sur une tradition culturelle ou une civilisation »,
(iv), « type de construction ou dâensemble architectural ou technologique ou de
paysage », (v), « Ă©tablissement humain ou dâoccupation du territoire
traditionnels ».
Ce qui est de plus Ă noter ici est que les critĂšres de valeur dâun bien culturel (§ 77)
concernent la relation de lâhomme au lieu, et que les diffĂ©rentes catĂ©gories de
paysages culturels (annexe 3) correspondent Ă autant de types de relation :
â la catĂ©gorie des paysages Ă©volutifs Ă la relation dâusage ;
â celle des paysages intentionnels Ă lâamĂ©nagement en vue du paysage (ce quâAlain
Roger appelle « lâartialisation in situ » 88) ;
â celle des paysages associatifs Ă la relation symbolique, qui correspond Ă une
représentation au sens large (mythique, artistique, littéraire, etc. : « artialisation in
visu »).
Il est proposé ici de considérer que les éléments de modernité constituant un
prolongement, ou une continuitĂ©, de la relation historique de lâhomme au site qui
confĂšre Ă celui-ci sa valeur (ici universelle exceptionnelle) â mĂȘme sâils ne sont pas
eux-mĂȘmes de valeur Ă©gale â sont plus acceptables que les Ă©lĂ©ments de modernitĂ©
sans rapport avec cette relation.
Pour quâon puisse parler de continuitĂ©, trois conditions ont Ă©tĂ© dĂ©finies ici :
â Les modes de relation contemporains de lâhomme au site doivent avoir une
certaine parenté avec les modes de relation traditionnels.
â Il doit y avoir eu une Ă©volution progressive des modes de relation traditionnels
aux modes de relation contemporains, ou au moins un passage sans interruption,
plutĂŽt quâun abandon des premiers suivi plus tard de lâapparition des seconds.
â Les modes de relation contemporains ne doivent pas avoir effacĂ© les traces des
modes traditionnels.
88 La dĂ©finition gĂ©nĂ©rale de lâartialisation est aujourdâhui trop connue dans les Ă©tudes de paysage pour quâil soit nĂ©cessaire de la reprendre ici. Alain Roger, qui emprunte le terme Ă Montaigne (Ăcrits, III, 5 :
96 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
La question de la continuité historique peut se poser pour chacun des trois modes
de relation de lâhomme Ă la Loire et Ă sa vallĂ©e :
â Dans la relation dâusage, y a-t-il continuitĂ©, depuis les usages traditionnels
jusquâĂ lâĂ©nergie nuclĂ©aire ?
â Dans lâamĂ©nagement intentionnel, y a-t-il continuitĂ©, depuis les parcs des
chĂąteaux Renaissance jusquâau festival des jardins de Chaumont ?
â Dans la relation symbolique, y a-t-il continuitĂ© des modes de reprĂ©sentation,
de la peinture à la photographie ? Y a-t-il continuité des éléments représentés ?
Cette Ă©tude de cas examine principalement la continuitĂ© de la relation dâusage. En
effet, les modes de relation intentionnel et associatif, sâils donnent un supplĂ©ment
de valeur Ă ce site, nây sont toutefois pas considĂ©rĂ©s comme dâune valeur
« universelle exceptionnelle ». Le val de Loire a Ă©tĂ© proposĂ© Ă lâinscription en
vertu des critĂšres (ii) (Ă©change dâinfluences sur le dĂ©veloppement de lâarchitecture,
de la technologie, de la planification des villes, de la création de paysages) et (iv)
(exemple dâun type de paysage illustrant une pĂ©riode significative de lâhistoire
humaine), mais non (i) (qui correspond souvent aux paysages intentionnels 89) ni
(vi) (qui concerne les paysages associatifs). Câest en tant que paysage Ă©volutif quâil
prĂ©sente une valeur « universelle exceptionnelle », mĂȘme sâil est aussi un paysage
associatif et, localement, un paysage intentionnellement créé.
Plus briĂšvement, la question de la relation symbolique (associative) est cependant
abordĂ©e, dans la mesure oĂč cette relation est prĂ©sente dĂšs quâon parle de paysage,
par dĂ©finition, mĂȘme si sa valeur nâest pas « universelle exceptionnelle ».
« nature artialisĂ©e ») et Ă Charles Lalo (Introduction Ă lâesthĂ©tique, Paris, 1912, p. 131), lâa dĂ©veloppĂ©e dans Nus et paysages, Aubier (Paris), 1978, puis dans Court TraitĂ© du paysage, Gallimard, Paris, 1997, pp. 16 sq.
89 Le critĂšre (i) a finalement Ă©tĂ© retenu car il Ă©tait employĂ© pour lâinscription du chĂąteau de Chambord en 1981, rattachĂ© au site du val de Loire lorsque celui-ci fut inscrit en 2000 (cf. infra, p. 102).
P.-M. TRICAUD, 2010 97
PAYSAGES DU VAL DE LOIRE
En haut : Chalonnes-sur-Loire © Mission Val de Loire. Au milieu : Amboise (photo Pierre Aucante) © Mission Val de Loire. En bas : Centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux © http://www.easydep.com/spip.php?article26
98 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Rappel des usages traditionnels et contemporains
Parmi les usages dâun cours dâeau, certains, que lâon peut qualifier de diffus, ont
des conséquences sur la qualité et la quantité de la ressource en eau, mais
relativement peu sur lâaspect du fleuve et de la vallĂ©e :
â lâalimentation en eau potable,
â la pĂȘche (du moins dans le fleuve, car elle peut modifier le paysage de ses
abords par la crĂ©ation dâĂ©tangs),
â le lavage,
â lâĂ©limination des eaux usĂ©es ;
Dâautres, que lâon peut qualifier de lourds, modifient profondĂ©ment lâaspect du
fleuve et de ses abords, directement ou par les ouvrages qui leur sont nécessaires :
â la navigation,
â la production dâĂ©nergie,
â lâextraction de matĂ©riaux.
Aux travaux liés aux usages du fleuve, il faut ajouter ceux qui servent à se
prémunir de lui :
â la protection contre les crues.
Au cours de lâhistoire humaine, la Loire a connu tous les usages dâun cours dâeau,
et notamment les plus lourds. Le « dernier fleuve sauvage dâEurope » a longtemps
été le plus aménagé de France 90.
La question de la continuité dans les usages diffus listés ci-dessus ne sera pas
examinĂ©e ici, parce que leur impact est faible sur le paysage et que lâalimentation
en eau ou la gestion des eaux usées ne sont ici guÚre supports de traditions ou
dâamĂ©nagements ayant valeur patrimoniale ou dâidentitĂ©. Seule la pĂȘche,
notamment au saumon, peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une tradition ayant ces
90 Cf. Alain Mazas et Jean-Louis Coyaud, Proposition dâinscription du val de Loire au patrimoine mondial, MinistĂšres de lâEnvironnement et de la Culture, Paris, 1999, pp. 25 sq., et Jean BĂ©themont, « LâHomme et la Loire », in La Loire, Colloque dâhydrotechnique, Tours, 14-15 juin 1996, pp. 31-42.
P.-M. TRICAUD, 2010 99
valeurs. Sa prĂ©servation, qui sâinscrit dans celle plus gĂ©nĂ©rale des ressources
naturelles, fait lâobjet de mesures (limitation des ouvrages, amĂ©nagement de
passes, restauration de frayĂšres, etc.) 91.
Ne sera pas non plus examinĂ©e la question de lâextraction de matĂ©riaux : elle nâa
pas davantage crĂ©Ă© de valeur patrimoniale, au moins dans le fleuve lui-mĂȘme 92 ;
et depuis une dizaine dâannĂ©es, elle a presque totalement cessĂ© dans le lit du
fleuve et sâest fortement rĂ©duite dans la vallĂ©e.
LâĂ©volution des usages anciens aux usages modernes sera donc Ă©tudiĂ©e pour la
navigation, la protection contre les crues, et surtout lâĂ©nergie, puisque câest la
production de cette derniĂšre qui est au cĆur du dĂ©bat.
Navigation et protection contre les crues
La navigation sur la Loire a Ă©tĂ© jusquâĂ lâavĂšnement du chemin de fer bien plus
importante que sur la Seine ou le RhĂŽne, atteignant jusquâĂ 300 000 tonnes par
an. Cette navigation a modelĂ© lâaspect du fleuve par les nombreux ports qui
jalonnent son cours, et surtout par les célÚbres levées :
« De Decize Ă Nantes, sur 530 kilomĂštres, la Loire est enserrĂ©e de façon Ă peu prĂšs continue par des digues qui dominent de plus de 7 mĂštres son lit ordinaire et dont lâassise atteint prĂšs de 30 mĂštres pour une largeur de 12 mĂštres au couronnement », Ă©difiĂ©es du XIIe au XIXe siĂšcle 93.
Au départ, il y a eu des bourrelets de berge naturels, formés par le dépÎt de
matériaux grossiers lors des crues du fleuve. Ces bourrelets ont progressivement
été renforcés, à la fois pour créer des chaussées insubmersibles, pour protéger des
crues les villes et les champs du val, et surtout pour fixer le lit du fleuve et créer
ainsi un chenal navigable permanent. Plus quâĂ la protection contre les crues, loin
dâĂȘtre absolue (celle de 1856 les a dĂ©passĂ©es), les levĂ©es peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©es
comme des ouvrages essentiellement liés à la navigation.
91 Cf. Ăric LâHermitte, « EDF et la Loire : 50 ans dâhistoire commune », in La Loire, Colloque dâhydrotechnique, Tours, 14-15 juin 1996, pp. 138-139.
92 Car si lâon sâen Ă©carte, lâexploitation de lâardoise ou du tuffeau contribuent fortement Ă lâidentitĂ© de la rĂ©gion, et il est Ă noter que lâexploitation de lâardoise Ă TrĂ©lazĂ© sâest considĂ©rablement mĂ©canisĂ©e sans cesser dâĂȘtre un des points forts de lâidentitĂ© locale, dâune valeur remarquable sinon mondiale.
93 DâaprĂšs J. BĂ©themont, op. cit., p. 33.
100 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Lorsque la Loire Ă©tait navigable, aucun arbre nâĂ©tait tolĂ©rĂ© entre les levĂ©es et le lit
était maintenu ouvert par des pùtures. Mais lorsque la navigation fut abandonnée,
les levĂ©es, qui rendaient le lit difficilement accessible, lui ont permis de revenir Ă
un Ă©tat aussi naturel que possible. Câest donc, paradoxalement, les mĂȘmes
ouvrages qui ont modifié le plus profondément la physionomie du val de Loire et
qui lui permettent de passer aujourdâhui pour le dernier fleuve sauvage dâEurope.
Ănergie
La force motrice des eaux du bassin de la Loire a longtemps été employée par de
nombreux moulins, sur de nombreux affluents et sur le fleuve lui-mĂȘme en amont
du val. La carte de Cassini en montre en moyenne un tous les kilomĂštres, il en
reste encore un tous les 3 kilomĂštres aujourdâhui 94. Le rĂ©gime capricieux de la
Loire Ă lâaval du bec dâAllier nâa pas permis dây construire beaucoup de moulins,
et la plupart se situent donc hors du périmÚtre proposé. Le Loiret cependant en
porte plusieurs.
Une autre technique a permis de tirer parti de lâabondante source dâĂ©nergie que
représentait le fort débit de la Loire : les moulins-bateaux. Ces derniers furent trÚs
nombreux tout au long du cours jusquâau XVIIIe siĂšcle, Ă tel point quâils causĂšrent
dâincessants conflits avec la navigation et quâils finirent par disparaĂźtre pour cette
raison 95.
Sur les coteaux, les moulins Ă vent ont aussi marquĂ© le paysage jusquâĂ la fin du
XIXe siĂšcle. Ă cette Ă©poque, on en comptait encore 32 autour de Saumur, entre le
chĂąteau, Varrains et Dampierre 96.
Les moulins, quâils soient bĂątis au fil de lâeau, bateaux ou Ă vent, pouvaient certes
se rencontrer sur tous les cours dâeau et tous les coteaux de France. Mais ils sont
parmi les Ă©lĂ©ments qui font de ce lieu lâun des archĂ©types du paysage français,
mĂȘme si câest Ă un moindre degrĂ© que les chĂąteaux, les jardins ou lâhabitat.
94 DâaprĂšs J. BĂ©themont, op. cit., p. 32.
95 Cf. « Tournent les ailes, tournent les roues, tourne le temps⊠», in La Loire et ses terroirs, mai-juin 1993, no 7, pp 26 sq., et Françoise de Person, Bateliers sur la Loire, XVIIe-XVIIIe siÚcles, CLD, Chambray-lÚs-Tours, 1994, pp. 49 sq.
96 « Tournent les ailes⊠», op. cit., p 26.
P.-M. TRICAUD, 2010 101
Ensuite, dĂšs le dĂ©but du XXe siĂšcle, vint lâhydroĂ©lectricitĂ© 97. Comme les moulins,
elle sâĂ©tablit sur le cours supĂ©rieur et sur les affluents. Ă peu prĂšs en mĂȘme temps,
mais sur le cours moyen et infĂ©rieur, apparurent les centrales thermiques, dâabord
au charbon, puis au fioul, puis nucléaires. En bordure du périmÚtre proposé, celle
de Chinon a une valeur historique, puisquâelle fut, en 1963, la premiĂšre de France.
Sa premiÚre tranche, dorénavant désaffectée, a été aménagée en musée.
2.2 ContinuitĂ© historique de la relation dâusage de lâhomme Ă la Loire
PremiÚre condition de continuité : Parenté entre les usages contemporains et les usages traditionnels
La parenté est évidente entre les moulins et les turbines hydroélectriques, qui tous
utilisent lâĂ©nergie mĂ©canique de lâeau. Elle est moins directe des moulins aux
centrales thermiques, pour qui lâeau nâest plus elle-mĂȘme source dâĂ©nergie
mécanique, mais une simple source froide dans un processus de transformation
dâune Ă©nergie thermique extĂ©rieure en Ă©nergie mĂ©canique. Cependant, les
centrales thermiques, quâelles soient classiques ou nuclĂ©aires, ne se sont pas
installées par hasard au bord de la Loire : comme les moulins et les turbines, elles
ont tirĂ© parti de lâabondance de lâeau. Que ce soit pour sa force motrice ou pour
sa capacitĂ© calorifique, câest la mĂȘme ressource qui a Ă©tĂ© employĂ©e.
Les centrales thermiques ont nouĂ© dâautres relations avec le fleuve : la voie dâeau a
servi Ă lâacheminement du charbon et du fioul (ChevirĂ©, Cordemais) ; les retenues
de lâamont ont autant servi de source froide pour les centrales thermiques de
lâaval (soutien dâĂ©tiage) que de source dâĂ©nergie mĂ©canique pour leurs propres
centrales hydrauliques.
La relation des centrales thermiques au fleuve sâattĂ©nue encore avec le
refroidissement en circuit fermĂ© : dĂ©sormais, câest lâair qui sert de source froide.
Câest notamment le cas Ă la centrale nuclĂ©aire de Saint-Laurent-des-Eaux. Mais,
de mĂȘme quâon peut Ă©tablir une parentĂ© entre les centrales refroidies en circuit
97 Sur lâhistoire de lâĂ©lectricitĂ© hydraulique et thermique du bassin de la Loire, cf. E. LâHermitte, « EDF et la Loire : 50 ans dâhistoire commune », op. cit., pp. 135-141.
102 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
ouvert et les moulins à eau, on peut en établir entre les centrales en circuit fermé
et les moulins Ă vent, comme le montre le tableau suivant.
Eau Air
Source dâĂ©nergie mĂ©canique Moulins Ă eau (fixes ou bateaux)
Turbines hydroélectriques
Moulins Ă vent
Ăoliennes
Source froide dâun processus thermique
Centrales thermiques (classiques ou nucléaires) refroidies en circuit ouvert
Centrales thermiques refroidies en circuit fermé
Si lâon compare dâune maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale les usages contemporains de la Loire
aux usages passĂ©s, sans se limiter au domaine de lâĂ©nergie, on peut constater que
les centrales nucléaires, comme les barrages, et comme les levées auparavant, ont
Ă©tĂ© lâoccasion de grands travaux de gĂ©nie civil, Ă la pointe des techniques de leur
temps et marquant fortement le paysage.
En résumé, les principaux points communs entre les centrales nucléaires et les
ouvrages anciens sont les suivants :
â ParentĂ© avec les moulins : utilisation de grands volumes dâeau et-ou dâair dans
un processus de production dâĂ©nergie
â ParentĂ© avec les levĂ©es : grands travaux de gĂ©nie civil, Ă la pointe des
techniques de leur temps et marquant fortement le paysage
DeuxiĂšme condition de continuitĂ© : Ăvolution progressive des usages
LâĂ©volution progressive peut se faire Ă lâintĂ©rieur dâun mĂȘme type dâusage, mais
aussi entre des domaines différents. Ainsi, avant de disparaßtre, la navigation a
permis lâessor dâactivitĂ©s « aussi diverses que les vins de Touraine et dâAnjou, les
industries mécaniques de Bourges, Vierzon, Montluçon ou les porcelaines du
Berry, pour nâen citer que quelques-unes » 98. Dâune maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, elle a
favorisé le développement des villes et des activités le long de la vallée, donc des
besoins en Ă©nergie, qui ont conduit aux centrales modernes.
98 J. BĂ©themont, op. cit., p. 34
P.-M. TRICAUD, 2010 103
Si lâon sâen tient au domaine de lâĂ©nergie, il est remarquable de constater que
toutes les principales techniques de production, et tous les stades dans le progrĂšs
de chacune de ces techniques, se sont succĂ©dĂ© dans lâhistoire du fleuve et de ses
affluents : moulins, centrales thermiques classiques au charbon puis au fioul,
centrales nuclĂ©aires refroidies en circuit ouvert puis en circuit fermĂ©âŠ
On peut donc considĂ©rer que les centrales nuclĂ©aires constituent lâaboutissement
dâune Ă©volution progressive de lâexploitation Ă©conomique et des techniques de
production dâĂ©nergie.
TroisiÚme condition de continuité : Préservation des traces des usages traditionnels
Certes, les « voituriers dâeau » ont disparu de la Loire, de mĂȘme que ses moulins-
bateaux, de mĂȘme que les moulins Ă vent sur ses coteaux. Pendant ce temps,
dâautres fleuves, comme le Rhin, le RhĂŽne ou la Seine, ont vu se poursuivre
lâĂ©volution de la navigation, avec la motorisation, lâaccroissement continu des
tonnages et des gabarits.
Mais dans ces cas, la poursuite des usages « lourds » du fleuve a effacé les
ouvrages prĂ©cĂ©dents. Sur la Loire, lâarrĂȘt de ces usages a maintenu les levĂ©es et les
ports, traces exceptionnelles de plusieurs siĂšcles de navigation. Le val de Loire
reprĂ©sente donc un point dâĂ©quilibre relativement rare entre un paysage « fossile »
(au sens des Orientations) et un paysage dont la modernité aurait effacé toute trace
du passé.
Conclusion sur la continuité des usages
Les centrales nuclĂ©aires reprĂ©sentent donc la continuitĂ© dâun usage Ă©nergĂ©tique du
fleuve (oĂč elles succĂšdent aux moulins et aux centrales hydroĂ©lectriques et
classiques), et plus gĂ©nĂ©ralement dâun usage Ă©conomique (auparavant manifestĂ©
principalement par la navigation).
104 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
2.3 Continuité de la relation symbolique
Pour ce qui concerne la relation associative ou symbolique, la continuité des
modes de représentation (notamment de la peinture à la photographie) est moins
en question que celle des Ă©lĂ©ments reprĂ©sentĂ©s, celle de lâapprĂ©ciation esthĂ©tique
du paysage lui-mĂȘme.
Les diffĂ©rents Ă©lĂ©ments dâun paysage nâont pas tous la mĂȘme importance pour
son appréciation. Certains sont contingents : ils peuvent se modifier sans modifier
profondĂ©ment le paysage tel quâil est perçu.
Dâautres sont essentiels, ou structurants 99. Il peut sâagir de traits du relief, de
grandes formes végétales, de la géométrie du parcellaire, de silhouettes urbaines,
mais aussi dâĂ©lĂ©ments physiquement plus modestes qui sont reconnus
culturellement. Ă ces Ă©lĂ©ments reconnus, Augustin Berque 100 et dâautres auteurs Ă
sa suite 101 donnent le nom de motifs, puisquâils sont souvent des motifs picturaux
et toujours des motifs dâintĂ©rĂȘt.
« Ce sont eux que notre milieu culturel nous a appris Ă reconnaĂźtre Ă travers les manuels de lâĂ©cole, les chefs dâĆuvre de la peinture, de la littĂ©rature, de la photographie et du cinĂ©ma, la presse, en un mot de tous les mĂ©dias qui forment notre regard et notre sensibilitĂ©. »
Parmi les principaux motifs du paysage ligérien, on peut citer « les vignobles, les
falaises de tuffeau, les grandes perspectives sur le fleuve, les modĂšles dâurbanisme
des villes-ponts (âŠ) ou de certaines petites bourgades portuaires » 102, les Ăźles et
les bancs de sable, et, bien sûr, les chùteaux.
PremiÚre condition de continuité : Parenté des motifs du paysage
Les ouvrages industriels et techniques â usines, barrages, viaducs, etc. â comptent
parmi les rĂ©alisations les plus puissantes de notre Ă©poque, au mĂȘme titre que les
99 Cf. Jean Cabanel, « Les structures paysagÚres », in Paysage, paysages, Jean-Pierre de Monza, Paris, 1995, pp. 47-71.
100 « Milieu et motivation paysagĂšre », LâEspace gĂ©ographique, 1987, no 4, pp. 241-250.
101 Notamment lâarchitecte-paysagiste Alain Mazas, auteur avec le gĂ©ographe Jean-Louis Coyaud du rapport pour la proposition dâinscription du val de Loire au patrimoine mondial, 1999, op. cit., et de Typologie paysagĂšre de la vallĂ©e de la Loire, Direction rĂ©gionale de lâenvironnement Centre (OrlĂ©ans), 1999, dâoĂč est extraite la citation qui suit, p. 1.
102 A. Mazas, Typologie paysagĂšreâŠ, p. 4.
P.-M. TRICAUD, 2010 105
églises et les chùteaux avant la révolution industrielle. Ces grands ouvrages ont
gĂ©nĂ©ralement fait lâobjet dâune recherche architecturale poussĂ©e, plus que les
ouvrages mineurs 103. Comme les chĂąteaux, ils sont aussi symboles dâun pouvoir
et dâune histoire qui a sa grandeur et ses conflits. En tĂ©moignent des expressions
telles que « les chĂąteaux (ou les cathĂ©drales) de lâindustrie » ou « lâĂ©popĂ©e du
nucléaire » 104. Une étude plus approfondie permettrait sûrement de dégager de
nombreuses autres parentés symboliques entre les monuments de la société
féodale et ceux de la société industrielle.
DeuxiĂšme condition de continuitĂ© : Ăvolution progressive des motifs
Cette condition semble moins bien remplie. On peut démontrer une évolution
progressive entre des ouvrages dâun mĂȘme usage, mais plus difficilement entre
des ouvrages dâusage diffĂ©rent.
TroisiÚme condition de continuité : Préservation des motifs
La question couramment soulevée des impacts sur le paysage peut se formuler
comme la préservation des motifs, une des conditions de continuité de la relation
symbolique. Les centrales nucléaires préservent-elles ou non les motifs qui
contribuent à la valeur « universelle exceptionnelle » du val de Loire ?
Les principales atteintes Ă ces motifs structurants sont diffuses 105 : ce sont le
mitage par lâhabitat sur les coteaux et dans la plaine alluviale derriĂšre les levĂ©es,
lâenvahissement de certaines Ăźles par les peupliers, la banalisation des entrĂ©es de
villes, le piÚtre dessin des nouvelles infrastructures routiÚres. On peut considérer
que les centrales Ă©lectriques ont aussi un impact diffus, indirectement, par les
103 Cf. les travaux de lâarchitecte Claude Parent en 1975 pour les centrales nuclĂ©aires (prĂ©sentĂ©s notamment dans lâarticle de Dominique Amouroux, « Des maisons de lâatome aux centrales nuclĂ©aires », revue 303, no 75, 4e trim. 2002, pp. 306-307, 5 ill., avec une interview de Claude Parent). Dâautres architectes ont travaillĂ© sur dâautres centrales nuclĂ©aires ; la mission de Claude Parent avait dâabord Ă©tĂ© proposĂ©e par ĂlectricitĂ© de France Ă Pierre Riboulet ; cf. Thierry Paquot et Chris YounĂšs, Ăthique, architecture, urbain, 2000, La DĂ©couverte (Paris).
104 Cette expression est notamment employĂ©e par E. LâHermitte, dĂ©lĂ©guĂ© EDF Centre, op. cit., p. 137.
105 Cf. A. Mazas, Typologie paysagĂšreâŠ, pp. 4-5.
106 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
lignes Ă©lectriques Ă haute tension qui en partent. Mais celles-ci ne croisent la Loire
quâau droit des centrales, et sâen Ă©loignent en-dehors.
Les éléments ponctuels, si puissants soient-ils, comme les centrales nucléaires,
nâont pas les mĂȘmes consĂ©quences. Visibles de loin par leur masse, et mĂȘme de
trÚs loin par leur panache blanc, elles restent cependant des monuments isolés,
qui laissent lire les lignes du site. Et un impact fort nâest pas forcĂ©ment nĂ©gatif :
elles ont une valeur de point de repÚre, et une qualité architecturale indéniable.
Conclusion sur la continuité de la relation associative ou symbolique
Deux conditions sur trois sont bien remplies ; celle de la parenté des motifs et
celle de la préservation des motifs traditionnels. La continuité de la relation
symbolique est donc selon ces critÚres moins bien assurée que celle des usages,
mais elle existe bien.
2.4 Autres questions
Le dĂ©bat sur lâĂ©nergie nuclĂ©aire
Parmi les objections formulĂ©es ou sous-jacentes Ă lâinscription du val de Loire, la
nature des centrales nuclĂ©aires nâest pas indiffĂ©rente. Les dĂ©bats nâauraient pas Ă©tĂ©
aussi passionnĂ©s pour dâautres installations industrielles, miniĂšres ou Ă©nergĂ©tiques.
Peu de technologies ont fait lâobjet de dĂ©bats aussi Ăąpres que lâĂ©nergie nuclĂ©aire.
Le dĂ©bat politique, Ă©cologique ou Ă©conomique sur le bien-fondĂ© de lâĂ©nergie
nuclĂ©aire a-t-il lieu de se poser dans le cadre de celui sur lâinscription dâun site au
Patrimoine mondial ?
Lâinscription dâun bien culturel signifie dâune maniĂšre ou dâune autre sa
reconnaissance comme tĂ©moignage de lâhistoire humaine, mais câest de façon trĂšs
nuancĂ©e quâelle porte un jugement sur la tranche dâhistoire correspondante.
Certes, elle rĂ©vĂšle souvent un jugement positif (Ćuvres dâart, ouvrages religieux,
tĂ©moignages dâĂ©vĂ©nements libĂ©rateurs, etc.), plus rarement un jugement nĂ©gatif
(témoignages de guerres ou de déportations, inscrits pour rendre hommage aux
victimes et pour servir dâavertissement aux gĂ©nĂ©rations suivantes). Mais elle peut
aussi signifier la simple reconnaissance de lâimportance de la pĂ©riode, sans la juger
globalement. On peut considĂ©rer que câest lâapproche qui prĂ©vaut dans
P.-M. TRICAUD, 2010 107
lâinscription de sites industriels. On a pu ainsi inscrire Las MĂ©dulas, en Espagne,
qui est pourtant un site littĂ©ralement dĂ©vastĂ© par lâexploitation miniĂšre Ă lâĂ©poque
romaine. Une telle exploitation susciterait aujourdâhui, Ă juste titre, de fortes
oppositions. Mais cela nâempĂȘche pas de reconnaĂźtre lâintĂ©rĂȘt historique de cette
exploitation et lâintĂ©rĂȘt archĂ©ologique de ses traces.
On verra peut-ĂȘtre un jour lâinscription de centrales nuclĂ©aires pour elles-mĂȘmes
au Patrimoine mondial. Dans ce cas, ce serait sans doute celle de Chinon, qui fut
la premiĂšre de France, plutĂŽt que celle de Saint-Laurent. Mais nous nâen sommes
pas lĂ : il ne sâagit pas aujourdâhui de classer des centrales nuclĂ©aires, mais de
classer un site qui en contient, et dont elles ne sont que lâun des tĂ©moignages
historiques.
Risque et valeur
Parmi les arguments contre lâinscription, a Ă©tĂ© Ă©galement invoquĂ© le risque
technologique. Cet argument peut ĂȘtre contrĂ© par les remarques suivantes :
a) Le dossier complémentaire dont cette note fait partie démontre par ailleurs
que toutes les prĂ©cautions ont Ă©tĂ© mises en Ćuvre pour situer la probabilitĂ©
dâaccident Ă un niveau extrĂȘmement bas.
b) Les risques technologiques dépendent de facteurs tels que la distance, la
circulation de lâair ou de lâeau, et ne sâarrĂȘtent pas Ă un pĂ©rimĂštre de classement.
Le risque est identique de la part dâun Ă©tablissement situĂ© en dehors du pĂ©rimĂštre
mais Ă proximitĂ©, comme lâa malheureusement montrĂ© la pollution du parc de
Doñana il y a peu dâannĂ©es.
c) Comme plusieurs dĂ©lĂ©guĂ©s lâont fait remarquer, lâinscription au Patrimoine
mondial permet de placer le bien et son Ă©volution future sous le contrĂŽle du
Comité du Patrimoine mondial : elle accroßt la protection et diminue le risque,
encore un peu plus que le classement selon les lois nationales qui lui est préalable.
Le risque a mĂȘme parfois Ă©tĂ© un des arguments en faveur de lâinscription, qui a pu
sâaccompagner de lâinscription immĂ©diate sur la liste du Patrimoine mondial en
pĂ©ril (p. ex. Angkor en 1992). Câest mĂȘme parfois lorsquâun bien est menacĂ© que
lâon commence Ă prendre conscience de sa valeur patrimoniale. Lâargument
avancé porte en fait une confusion entre le risque, qui est une dégradation
potentielle, et la dégradation effective. La dégradation effective peut justifier le
108 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
refus ou le retrait dâune inscription, si elle fait perdre au bien ce qui faisait sa
valeur. La dĂ©gradation potentielle doit jouer en sens contraire, pour Ă©viter quâelle
ne devienne effective.
Pertinence des limites
Lâoption (finalement retenue) de retirer du site proposĂ© la centrale de Saint-
Laurent amĂšne Ă poser la question de la pertinence des limites dâun site.
Pour les limites latĂ©rales, le choix des crĂȘtes des coteaux, qui dĂ©finissent un espace
de co-visibilitĂ©, nâest guĂšre contestable. La co-visibilitĂ© aurait suffi Ă justifier que
lâon ne retirĂąt pas la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux et rend le problĂšme
identique pour celle de Chinon, en bordure immédiate. On peut toujours
imaginer un périmÚtre plus étendu, correspondant à des relations historiques et
symboliques, mais le pĂ©rimĂštre retenu est le plus fort et le plus cohĂ©rent dâun
bout Ă lâautre.
Localement, cependant, on aurait pu élargir les limites pour inclure des éléments
exceptionnels ; des observateurs Ă©trangers, pour qui le val de Loire est surtout
connu â Ă juste titre â pour ses chĂąteaux, pourraient sâĂ©tonner de nây point
trouver les deux plus connus : Chambord et Chenonceau. LâidĂ©e de proposer
lâinscription du val de Loire comme extension du site dĂ©jĂ inscrit de Chambord a
été écartée au motif que ce dernier était « plus solognot que ligérien » 106. Cela est
vrai du site, beaucoup moins du chĂąteau, qui fait historiquement partie des
chùteaux de la Loire (ce qui est moins vrai pour Cheverny). Devant un Comité du
Patrimoine mondial qui a recommandé aux pays européens de limiter
volontairement le nombre de leurs propositions, une simple extension passerait
peut-ĂȘtre mieux. Quant Ă Chenonceau, il fait de la mĂȘme façon partie des
« chĂąteaux de la Loire », mĂȘme sâil est sur le Cher. Son inclusion dans le site
proposĂ© devrait ĂȘtre Ă©tudiĂ©e, soit en incluant la vallĂ©e du Cher jusquâĂ lui, soit Ă
partir de la Loire vers le sud.
106 ComplĂ©ments au dossier dâinscription du val de Loire au Patrimoine mondial, MinistĂšres de lâEnvironnement et de la Culture, Paris, 1999, p. 4. Le chĂąteau et le domaine de Chambord ont finalement Ă©tĂ© rattachĂ©s, mais pour des motifs plus politiques (limitation du nombre des inscriptions europĂ©ennes) que liĂ©s au caractĂšre des lieux.
P.-M. TRICAUD, 2010 109
En revanche, le choix des extrĂ©mitĂ©s amont et aval est plus dĂ©licat. Lâextension
aval Ă Chalonnes permet dâinclure dâautres Ă©lĂ©ments remarquables. Mais alors
pourquoi ne pas descendre jusquâĂ Nantes ? jusquâĂ Saint-Nazaire ? Pourquoi ne
pas remonter jusquâĂ Briare pour inclure le pont-canal ? jusquâĂ Decize pour
inclure lâensemble des levĂ©es ? jusquâĂ Roanne pour inclure lâensemble du canal
latĂ©ral et du cours de la Loire en plaine ? jusquâĂ la source pour classer non une
section, mais bien la Loire â dont on a vu que tous les Ă©lĂ©ments sont en Ă©troite
relation, de lâamont Ă lâaval â ?
Lâensemble du cours a incontestablement une valeur nationale : parmi les autres
grands fleuves français, seule la Seine coule entiÚrement sur le territoire national,
et son cours en amont de Paris nâa pas la mĂȘme richesse gĂ©ographique et
historique que celui de la Loire sur ses 1012 kilomĂštres. Ce dernier nâa peut-ĂȘtre
pas une valeur « universelle exceptionnelle ». Le choix de se limiter à la Loire
orléanaise, blésoise, tourangelle et angevine est bien justifié dans le rapport pour
la proposition dâinscription (p. 21). Mais les limites de ces sections sont loin dâĂȘtre
nettes, et leur fixation prĂ©cise mĂ©riterait dâĂȘtre mieux justifiĂ©e.
Conclusion : les valeurs préservées par la continuité des évolutions
Lâargumentation dĂ©veloppĂ©e ci-dessus (§§ 2.2 et 2.3) permet donc de rĂ©pondre de
la façon suivante Ă la question initiale â y a-t-il avec les centrales nuclĂ©aires
continuitĂ© ou rupture entre le passĂ© et le prĂ©sent dans la relation de lâhomme au
site qui confÚre à celui-ci sa valeur « universelle exceptionnelle » ?
a) Quant Ă la relation dâusage, les centrales nuclĂ©aires prĂ©sentent :
â une parentĂ© avec les usages anciens du fleuve (usage Ă©nergĂ©tique nĂ©cessitant
de grands volumes dâeau et-ou dâair, oĂč elles succĂšdent aux moulins et aux
centrales hydroélectriques et classiques, grands travaux de génie civil, comme les
levées et plus généralement usage économique, auparavant manifesté
principalement par la navigation) ;
â une Ă©volution progressive des usages (dans les diffĂ©rents stades de la
production dâĂ©nergie, dans un usage Ă©conomique constant du fleuve) ;
â une prĂ©servation des traces des usages anciens (principalement les levĂ©es et
les ports).
110 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
b) Quant Ă la relation associative ou symbolique, deux conditions sur trois sont
remplies :
â la parentĂ© des motifs (constructions puissantes tĂ©moignant dâune histoire) ;
â la prĂ©servation des motifs traditionnels (impact localisĂ© des centrales).
On peut conclure que la continuitĂ© de la relation dâusage, la plus importante dans
le classement, est parfaitement assurée, celle de la relation symbolique moins
complÚtement, mais en grande partie. Les centrales nucléaires implantées au bord
de la Loire respectent donc la continuitĂ© de la relation de lâhomme au site qui
donne à celui-ci sa valeur « universelle exceptionnelle » de paysage culturel
Ă©volutif vivant.
Cette argumentation, au terme de laquelle une centrale nucléaire pouvait avoir sa
place dans un paysage patrimonial, nâa cependant pas convaincu le ComitĂ© du
Patrimoine mondial. Le Val de Loire a finalement pu ĂȘtre inscrit, mais avec un
périmÚtre découpé autour de la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux pour la
maintenir en dehors. Solution intenable tant du point de vue paysager
quâenvironnemental â puisque les limites rĂ©elles dâune unitĂ© de paysage sont
donnĂ©es par la visibilitĂ©, celles dâun Ă©cosystĂšme par ses relations, et aucunes par
un trait que lâon dĂ©place sur une carte. Mais solution diplomatique, qui a permis
aux dĂ©lĂ©guĂ©s du ComitĂ© du Patrimoine mondial opposĂ©s Ă lâinscription dâun site
contenant une centrale nuclĂ©aire dâaccepter sans perdre la face un site dont la
valeur existait avec ou sans centrale.
P.-M. TRICAUD, 2010 111
3 Préserver le patrimoine ou lui redonner vie ? Le cas des projets routiers
Cette Ă©tude de cas a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e entre 1993 et 1999 Ă la suite dâune demande du
Conseil rĂ©gional dâĂle-de-France dâĂ©tudier un nouveau concept de routes Ă fort
trafic mais à vitesse réduite (60 à 80 km/h), permettant une insertion optimale
dans le milieu naturel et le site, dâabord appelĂ©es voies vertes, puis routes vertes
(lâappellation voie verte ayant entre-temps Ă©tĂ© rĂ©servĂ©e Ă des voies cyclables) 107. Au
cours de cette Ă©tude, il est apparu que les recommandations mises au point pour
de telles routes (limitation des remblais et déblais, large terre-plein central,
plantations, rĂ©utilisation du patrimoine, conception Ă partir dâune analyse du relief
et de la trame parcellaire, etc.) pouvaient fort bien sâappliquer Ă des routes plus
rapides, voire Ă des autoroutes. Elles sont simplement dâautant plus faciles Ă
satisfaire que la vitesse de référence est réduite.
La relation entre un projet routier et le patrimoine culturel est plus complexe que
pour le patrimoine naturel (milieux naturels, notamment boisĂ©s ou humides). DĂ©jĂ
ce dernier, mĂȘme sâil est le plus souvent perturbĂ© par un projet routier, peut sur le
long terme et pour partie se trouver enrichi, notamment par lâeffet de corridor
biologique. Le patrimoine culturel peut aussi ĂȘtre altĂ©rĂ© par lâamĂ©nagement dâune
route, mais Ă la diffĂ©rence du patrimoine naturel, il peut aussi pĂątir dâune mise Ă
lâĂ©cart.
Une autre spĂ©cificitĂ© du patrimoine culturel est quâil nâest pas constituĂ© que
dâobjets (bĂątiments, ouvrages dâarts, arbresâŠ) ; il est fait aussi dâĂ©lĂ©ments
immatĂ©riels â tracĂ©s, noms, lieux chargĂ©s dâhistoire⊠â, subsistant souvent plus
longtemps que les éléments qui les matérialisent (cf. supra p. 35).
3.1 Faire vivre le patrimoine, plutĂŽt que le mettre Ă lâabri
Lâattitude quâentraĂźne le plus couramment lâintĂ©rĂȘt pour le patrimoine culturel est
celle de vouloir le prĂ©server dans son Ă©tat dâorigine, donc, comme pour le
patrimoine naturel, de le mettre Ă lâabri des transformations quâimpose la
modernisation des routes. Câest lâattitude sous-jacente aux Ă©tudes dâimpact, qui,
107 Géométrie de la route et relation au site. IAURIF (Paris), 2000, 100 p.
112 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
basées sur une approche plus environnementale que culturelle, ne recherchent
que « le moindre impact », sans envisager que celui-ci puisse ĂȘtre positif. Or un
Ă©lĂ©ment de patrimoine qui nâa plus de fonction est une coquille vide, perdant une
grande partie de sa signification. Et sâil nâest pas de valeur exceptionnelle, il finit
par disparaĂźtre faute dâentretien. La route peut donner un rĂŽle, voire redonner vie,
au patrimoine culturel, quâil soit bĂąti ou plantĂ© : un bĂątiment de ferme peut
devenir le support dâune aire de service alors que, plus Ă©loignĂ© de la route, il aurait
Ă©tĂ© vouĂ© Ă lâabandon ; un pont continue dâĂȘtre entretenu sâil continue dâĂȘtre
empruntĂ© ; une haie ou un bouquet dâarbres qui se retrouve sur lâemprise peut
ĂȘtre mis en valeur et entretenu par les services de la voirie, alors que, restĂ© Ă
lâĂ©cart, il aurait pu ĂȘtre abattu par un remembrement sans que personne ne songe
à le protéger.
Bien sûr, le réemploi de ponts, de murs, de haies, est plus facile par une petite
route que par une autoroute. Mais les projets les plus lourds, notamment les
autoroutes, peuvent au moins rĂ©ussir un rĂ©emploi partiel : rĂ©utilisation dâun pont
par une des deux chaussĂ©es, dâun bĂątiment dans une aire de service, etc.
Les ouvrages
Parmi les Ă©lĂ©ments de patrimoine, les ouvrages dâart sont les plus intimement liĂ©s
Ă la voie et Ă son histoire. Beaucoup dâentre eux ont conservĂ© trĂšs longtemps leur
usage : des ponts du XVIIe ou du XVIIIe siĂšcle, voire des ponts romains, sont
aujourdâhui empruntĂ©s par la circulation automobile. MĂȘme lorsque des
déviations ou des itinéraires nouveaux leur ont fait perdre leur rÎle de premier
plan, les ouvrages routiers anciens ont presque tous gardé au moins un rÎle local.
En revanche, de nombreux ouvrages ferroviaires â ponts, viaducs, tunnels â,
tĂ©moins de la volontĂ© et du savoir-faire du XIXe siĂšcle, sont aujourdâhui
abandonnĂ©s en mĂȘme temps que les voies pour lesquelles ils ont Ă©tĂ© construits.
Une route nouvelle peut ĂȘtre le moyen de maintenir en fonction, donc en vie,
certains de ces ouvrages, comme le montrent les exemples page 113. Cette mise
en valeur sâinscrit habituellement dans la rĂ©utilisation dâune partie plus ou moins
importante de lâancien tracĂ© entre ces ouvrages (cf. p. 132).
P.-M. TRICAUD, 2010 113
FIGURE 1. VALORISATION PAR LA ROUTE DâOUVRAGES FERROVIAIRES DĂSAFFECTĂS
Déviation de la N67 à Joinville (Haute-Marne) : réutilisation du viaduc de Belle-Feuille
(projet primĂ© «Ruban de Bronze» 1997 par le ministĂšre de lâĂquipement)
Pont ferroviaire abandonnĂ© sur la Creuse Ă la Roche-Posay (Vienne), qui pourrait ĂȘtre utilisĂ©
pour assurer la sortie du bourg, lâentrĂ©e mĂ©diĂ©vale Ă©tant trop Ă©troite.
DĂ©viation D725 (projet DDE en cours)
ChaussĂ©e Ă crĂ©er pour utiliser lâancien viaduc en sortie du bourg
Sens de circulation Ă Ă©tablir
Ancien tunnel et ancien pont sur la Marne de la voie ferrĂ©e Paris-Meaux Ă Chalifert (Seine-et-Marne), dĂ©saffectĂ©s aprĂšs le percement dâun nouveau tunnel pour lâĂ©lectrification
de la ligne, réutilisables pour une piste cyclable ou une route locale.
114 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Dâautres Ă©lĂ©ments peuvent se trouver mis en valeur, montrĂ©s, voire entretenus
grĂące Ă la rĂ©alisation dâune voie nouvelle Ă leur proximitĂ©. Câest en particulier le
cas des murs de clĂŽture en maçonnerie, parfois dâune grande qualitĂ© architecturale,
tels ceux qui entourent des parcs de chĂąteaux ou dâanciennes forĂȘts de chasse
comme Chambord ou Saint-Germain-MarlyâŠ). Le calage de lâemprise dâune
route nouvelle le long dâun tel mur, Ă une distance laissant un certain recul, une
bande enherbĂ©e, voire une plantation dâalignement, relie ce mur Ă la route, le
donne Ă contempler aux usagers, peut lui donner un nouveau rĂŽle (clĂŽture, Ă©cran
phonique) et facilite son accĂšs pour sa surveillance et son entretien (cf. p. 115).
Un mur sur une voie sĂ©cante peut ĂȘtre intĂ©grĂ© Ă un ouvrage de franchissement
(p. 119). Ici encore, plus la vitesse de référence est basse, plus il est facile de faire
passer la route par un ouvrage ou le long dâun mur existant.
Le patrimoine architectural
Bien quâil soit moins reconnu et moins directement attachĂ© Ă la route que les
ouvrages dâart et les plantations, le patrimoine bĂąti le long des routes nâest pas
nĂ©gligeable et constitue une trace importante de lâhistoire. Pendant les trois siĂšcles
ou plus oĂč les routes royales ont Ă©tĂ© les principales voies de communication du
pays, de nombreux bĂątiments sây sont Ă©difiĂ©s pour profiter de leur desserte. Câest
bien sûr le cas des relais de poste et des auberges : il en reste beaucoup, encore
utilisĂ©s ou Ă lâabandon, comme sur la N20 de Longjumeau, Ă la frange sud de
lâagglomĂ©ration parisienne, jusquâau nord de celle dâOrlĂ©ans ; il en reste aussi,
noyĂ©s aujourdâhui dans des tissus hĂ©tĂ©rogĂšnes dâentrĂ©es de ville, comme sur la
N10 (Paris-Chartres) Ă CoigniĂšres ou la N13 (Paris-Ăvreux) Ă la Maladrerie de
Poissy. On trouve aussi des chĂąteaux, comme sur la N7 entre Juvisy et Corbeil-
Essonnes, le long du parcours du roi de Versailles Ă Fontainebleau, ou comme le
domaine de Jeurre le long de la N20 (Paris-OrlĂ©ans) Ă Ătampes. Il peut aussi sâagir
de fermes, comme sur la mĂȘme N20 au sud dâArpajon.
En dehors des routes royales, des bĂątiments anciens Ă lâorigine isolĂ©s (surtout des
fermes) se retrouvent maintenant en bordure de voies nouvelles. Certains de ces
bĂątiments sont aujourdâhui altĂ©rĂ©s par les rĂ©amĂ©nagements rĂ©cents et les enseignes
publicitaires. Dâautres sont abandonnĂ©s Ă cause des nuisances de la route ou de la
suppression dâun accĂšs direct (comme les pavillons dâentrĂ©e du parc de GrĂ©gy-
sur-Yerre, le long de la Francilienne au sud-est de Paris), voire en ruine. Un cas
P.-M. TRICAUD, 2010 115
FIGURE 2. VALORISATION PAR LA ROUTE DE MURS EN MAĂONNERIE
Les forĂȘts de Marly et de Saint-Germain formaient Ă lâorigine un domaine de chasse unique, ceinturĂ© par un mur continu, dont il reste une grande partie, tĂ©moin de lâhistoire et repĂšre gĂ©ographique. La dĂ©viation de la D98 Ă Saint-Nom-la-BretĂšche a Ă©tĂ© tracĂ©e le long
de ce mur et lâa mis en valeur.
Le projet de dĂ©viation de la D308 AchĂšres-Maisons-Laffitte, proposĂ© par lâIAURIF (E. Berthon, SIEP Seine et ForĂȘts, Orientations dâamĂ©nagement, 1993, p. 27, croquis J.-F. Vivien)
met en valeur ce mur un peu plus loin, sur la lisiĂšre nord de la forĂȘt de Saint-Germain. Il tire aussi parti de la prĂ©sence dâune peupleraie, qui peut offrir dĂšs la mise en service
de la route un cadre végétal fort.
116 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
particulier de bĂątiments Ă lâabandon est celui des bĂątiments expropriĂ©s mais non
détruits par un projet routier (neuf ou réaménagement) : bùtiments faisant partie
dâune propriĂ©tĂ© plus vaste dont lâexpropriation totale a Ă©tĂ© demandĂ©e, bĂątiments
exposĂ©s Ă des nuisances sonores ou difficiles dâaccĂšs, dont lâexpropriation est
moins coûteuse que la réduction de ces impacts.
Une prise de conscience de la valeur de ce patrimoine est indispensable. MĂȘme
des bĂątiments de moindre valeur historique ou architecturale ont dâautres
intĂ©rĂȘts : ils protĂšgent du bruit ceux situĂ©s derriĂšre, et lorsque leur discontinuitĂ©
les empĂȘche de jouer pleinement ce rĂŽle, ils peuvent ĂȘtre intĂ©grĂ©s Ă la
construction dâun Ă©cran ; comme les plantations, ils forment des premiers plans,
qui renouvellent lâattention et Ă©vitent la monotonie, qui en dĂ©filant font prendre
conscience de la vitesse et incitent à la modérer.
Cette prise de conscience devrait ĂȘtre suivie dâactions de rĂ©habilitation. Comme
pour tout bùtiment patrimonial, la pérennité de la réhabilitation passe par la
recherche dâun usage qui en assure la gestion. On peut envisager des usages
relativement indifférents aux nuisances sonores (activités bruyantes, hébergement
temporaireâŠ) et surtout des usages qui tirent parti de la proximitĂ© de la route
sans altérer le caractÚre du bùtiment, comme les suivants.
Lâutilisation comme hĂŽtel ou restaurant est naturelle pour beaucoup dâentre eux,
et elle subsiste encore souvent, en général sans altérer le bùtiment pour les
Ă©tablissements anciennement implantĂ©s (cf. p. 117 lâAuberge de la Poste Ă
CoignĂšres), alors que les Ă©tablissements appartenant Ă des chaĂźnes ont une
signalétique beaucoup plus agressive. Il importe de ne pas contrarier cet usage,
notamment en rétablissement un accÚs lisible dans le cas de la transformation de
la route en voie rapide. Il faut aussi veiller à la modération des enseignes.
Lâutilisation commerciale pose plus de problĂšmes, car si elle permet de conserver
des bĂątiments, câest le plus souvent au prix dâaltĂ©rations importantes, notamment
par les enseignes. Ce problĂšme est celui, plus gĂ©nĂ©ral, des entrĂ©es de ville, oĂč la
lutte contre la surenchĂšre des signes peut rendre compatible lâactivitĂ©
commerciale et le respect du paysage.
P.-M. TRICAUD, 2010 117
FIGURE 3. PATRIMOINE BĂTI EN BORDURE DE LA ROUTE
Des bĂątiments conservĂ©s en bordure dâune voie nouvelle (entrĂ©e sur la N118 vers le sud, en venant de BiĂšvres) introduisent un repĂšre historique et gĂ©ographique (jonction avec
lâancien tracĂ©) et forment un premier plan qui renouvelle lâintĂ©rĂȘt et modĂšre la vitesse.
Ă CoignĂšres, « lâAuberge de
la Poste » a conservé son
usage et Ă peu prĂšs son aspect,
malgrĂ© lâaccroissement
de la circulation et
lâĂ©largissement de la route. Si
un tel Ă©tablissement
traditionnel est resté bien
inscrit dans le paysage de la
route, en revanche ceux appartenant Ă des marques
altĂšrent fortement le
bùti par la prolifération
des enseignes (la Criée,
MacDonald) et pré-enseignes
(Leclerc)
118 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Pour des ensembles plus importants, comme les grandes fermes ou les grands
relais Ă cour, des solutions innovantes doivent ĂȘtre trouvĂ©es. On pourrait
réhabiliter ces ensembles en véritables aires de service, héritiÚres modernes des
relais de poste. Leurs dimensions permettent dans bien des cas dây crĂ©er une
station-service, un mini-marchĂ© et toutes les commoditĂ©s quâon trouve sur ce type
dâaire. De tels projets modifieraient sĂ»rement la physionomie de ces ensembles
bùtis, mais une conception architecturale de qualité peut opérer dans le respect de
lâhistoire cette transformation, qui reste dans tous les cas prĂ©fĂ©rable Ă une
disparition.
Ces rĂ©habilitations, surtout celles dâensembles importants, devraient sâinscrire
dans un projet global Ă lâĂ©chelle de lâitinĂ©raire, prĂ©voyant le dĂ©placement des aires
de service vers ces ensembles bĂątis, leur desserte dans de bonnes conditions de
sĂ©curitĂ©, la maĂźtrise de lâaffichage publicitaire, et bien sĂ»r la replantation des
alignements.
La rĂ©habilitation dâun bĂątiment historique dans le respect de son caractĂšre est
coĂ»teuse et ne se rentabilise en gĂ©nĂ©ral que par un usage dâun certain standing
(comme la ferme des Hyverneaux à Lésigny, au sud-est de Paris, menacée
dâabandon aprĂšs sâĂȘtre retrouvĂ©e le long de la Francilienne, puis rĂ©habilitĂ©e en
hĂŽtel Ă lâoccasion de la rĂ©alisation du golf du RĂ©veillon) ou par une exploitation
directe par une collectivité locale (comme la Commanderie des Templiers de la
Villedieu Ă Ălancourt, le long de la N10, ancienne route royale de Paris Ă
Chartres). Dans les autres cas, des aides devront ĂȘtre trouvĂ©es.
La recherche dâusages assurant la pĂ©rennitĂ© du patrimoine bĂąti demande une
concertation poussĂ©e et rĂ©guliĂšre entre tous les partenaires â gestionnaire de la
route, collectivitĂ©s locales et acteurs privĂ©s â afin de faire correspondre les
opportunitĂ©s et les besoins. Elle nĂ©cessite aussi de la volontĂ© et de lâimagination,
et ce dâautant plus que les solutions possibles sont innovantes. Faute de
concertation, de volontĂ© et dâimagination, les projets en ce sens ne rĂ©ussissent pas
à dépasser le stade des études, comme en témoignent les tentatives de faire sortir
les aires dâautoroutes de leur enfermement dans des dĂ©cors reconstituĂ©s
(ArchĂ©odrome, Ruralies, aire de la Saintonge romaneâŠ) pour sâouvrir sur le
patrimoine rĂ©el parfois tout proche : lâaire de Bolleville sur lâA29, prĂšs du Havre,
devait sâouvrir sur un magnifique clos-masure cauchois acquis en mĂȘme temps
que les terrains de lâautoroute ; mais dix ans aprĂšs la mise en service de
P.-M. TRICAUD, 2010 119
FIGURE 4. VALORISATION PAR LA ROUTE DE MURS EN MAĂONNERIE (SUITE)
Projet de maintien dâun mur comme parement dâun ouvrage neuf (dĂ©viation de la D4 Ă Parmain, Val-dâOise, projet pour la DDE 95)
1. En amont de lâouvrage 2. Sous lâouvrage 3. En aval de lâouvrage
FIGURE 5. VALORISATION PAR LA ROUTE DU PATRIMOINE VĂGĂTAL
DĂ©viation de la D98 Ă Villepreux (Yvelines)
Le tracĂ© de la dĂ©viation passait Ă travers une ancienne pĂ©piniĂšre, dans le sens des rangĂ©es de plantation. La sĂ©paration de la chaussĂ©e Ă cet endroit en deux chaussĂ©es Ă une file a permis de maintenir les arbres et dâavoir dĂšs la mise en service de la route des plantations de forte
taille.
120 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
lâautoroute, le clos-masure nâĂ©tait toujours pas ouvert au public : les partenaires
(sociĂ©tĂ© concessionnaire de lâautoroute, RĂ©gion, DĂ©partement, CommunautĂ© de
communesâŠ) se renvoyaient la responsabilitĂ© de lâinitiative et de son
financement ; de plus, les usagers nâavaient guĂšre de raisons dâaller passer du
temps dans un espace sans usage, rendu inutile par la prĂ©sence dâune aire de
service conçue indĂ©pendamment et leur offrant lâessence, les toilettes, les
boutiques et les restaurants sans avoir besoin dâen sortir. La seule maniĂšre de
redonner vie au clos-masure eĂ»t Ă©tĂ© dâinstaller lâaire de service non Ă cĂŽtĂ©, mais
dedans, fût-ce au prix de sa profonde transformation.
Le patrimoine végétal
Le patrimoine vĂ©gĂ©tal se distingue du patrimoine construit dans la mesure oĂč il
doit obligatoirement se renouveler. On change des pierres ou dâautres Ă©lĂ©ments
des bĂątiments ou des ouvrages sâils sont dĂ©gradĂ©s, mais ce renouvellement nâest
pas systématique et complet au bout de quelques décennies comme celui des
plantations, dont seule la structure perdure (par exemple un alignement ou un
bosquet).
Toutefois, la durĂ©e de vie des arbres, assez longue Ă lâĂ©chelle humaine, fait quâil
nây a pas dâĂ©quivalence, mĂȘme Ă structure identique, entre une jeune plantation et
des arbres de 50 ou 100 ans, ayant atteint leur plein dĂ©veloppement sans ĂȘtre pour
autant en fin de vie. La végétation existante concernée par un projet routier
devrait donc ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un patrimoine, certes de valeur inĂ©gale selon
son essence, son Ăąge et son Ă©tat sanitaire, mais que des replantations ne peuvent
remplacer de façon équivalente.
Mettre en valeur le patrimoine vĂ©gĂ©tal, ce nâest pas seulement sâefforcer de
maintenir les plantations le long des routes, câest aussi essayer de faire passer un
tracĂ© neuf le long dâune haie ou dâun alignement existant (cf. page 119), plutĂŽt que
de le couper, et plutÎt aussi que de le laisser à distance : la relation ainsi créée
entre la structure vĂ©gĂ©tale et la route, entre deux lignes du paysage, entre lâancien
et le nouveau, enrichit le paysage. De plus, la structure végétale qui retrouve ainsi
un rĂŽle utilitaire sera plus facilement entretenue que si elle est nâen a plus (comme
malheureusement la plupart des haies agricoles). Il faut bien sûr dans ce cas que la
route ne passe pas trop prĂšs de la haie, de façon que celle-ci nâen soit pas trop
perturbée et puisse évoluer.
P.-M. TRICAUD, 2010 121
Les arbres ainsi valorisĂ©s finiront certes par ĂȘtre remplacĂ©s, pour ne conserver que
la structure de leur plantation, mais ils auront permis de créer un lien avec le passé
du site, et dâavoir dĂšs la mise en service de la route un cadre vĂ©gĂ©tal fort, que des
plantations jeunes nâauraient donnĂ© quâau bout de quelques annĂ©es, voire
décennies.
3.2 Un patrimoine méconnu : les tracés anciens
Au mĂȘme titre que des bĂątiments, des ouvrages dâart ou des arbres, des tracĂ©s
peuvent avoir une valeur historique ou symbolique, qui perdure mĂȘme si les
éléments qui les matérialisent changent. Ils peuvent aussi constituer en eux-
mĂȘmes, au-delĂ des Ă©lĂ©ments qui les composent, des lignes de force du paysage.
Cette valeur patrimoniale des voies de communication mĂ©ritĂ© dâabord dâĂȘtre
dĂ©taillĂ©e, car elle nâest pas Ă©vidente pour tout le monde. Elle peut ĂȘtre attachĂ©e Ă
lâinfrastructure physique (matĂ©rialisĂ©e ou simple trace) ou Ă lâitinĂ©raire suivi.
Nous examinerons ensuite ici les deux principaux types de tracĂ©s qui peuvent ĂȘtre
rĂ©habilitĂ©s et mis en valeur par lâamĂ©nagement dâune route :
â les tracĂ©s classiques rectilignes, voies romaines dâune part, tracĂ©s royaux et
seigneuriaux du XVIIe-XVIIIe siĂšcle dâautre part ;
â les voies ferrĂ©es, mises en place au XIXe siĂšcle et au dĂ©but du XXe.
Voie et communication, infrastructure et itinéraire
Une voie de communication, câest dâune part une voie â ou une infrastructure â et
dâautre part une communication â ou un itinĂ©raire.
LâitinĂ©raire, câest le trajet suivi par de nombreux voyageurs (pĂšlerins,
commerçantsâŠ), vĂ©hicules ou convois sur une pĂ©riode de temps ; ou par un
personnage célÚbre, une armée ou un autre groupe, à un certain moment. La
voie, câest un amĂ©nagement volontaire destinĂ© Ă supporter lâitinĂ©raire :
chaussĂ©e (remblai), percĂ©e (dĂ©blai, coupe), pavement, revĂȘtement, pont, tunnel,
mais aussi voie ferrĂ©e, voie dâeau (canal, bief, Ă©cluse), etc. La voie peut ĂȘtre rĂ©duite
Ă une trace, soit quâil nây ait jamais eu dâamĂ©nagement (la trace est alors celle du
passage), soit que celui-ci ait disparu et ait été remplacé par un autre (p. ex.
chemin rural ou route goudronnĂ©e sur une voie romaine) ; mais mĂȘme aussi peu
122 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
matĂ©rialisĂ©e, elle reste distincte de lâitinĂ©raire, qui, lui, est de nature immatĂ©rielle.
Certains mots dĂ©signent Ă la fois la voie et lâitinĂ©raire. Ainsi, la route ou le chemin
sont des ouvrages visibles, mais on se met en route, on suit son chemin ; il y a des
routes maritimes et des routes aériennes.
Nous sommes habituĂ©s Ă voir la voie prĂ©cĂ©der lâitinĂ©raire, puisque lâon construit
des voies avant de les mettre en service. Mais si lâon prend du recul, dans lâespace
et dans le temps, on voit que câest le plus souvent lâitinĂ©raire qui prĂ©cĂšde la
voie : un chemin nâest dâabord que la trace de passages rĂ©pĂ©tĂ©s qui ont Ă©cartĂ© la
vĂ©gĂ©tation et tassĂ© le sol 108. Ensuite, la voie et lâitinĂ©raire se nourrissent
mutuellement : on améliore le chemin, ce qui amÚne plus de passage, qui
demande un chemin plus large, et on passe ainsi du sentier Ă lâautoroute.
Il peut y avoir itinéraire sans voie : les trajets des caravanes dans le désert sont
à peine marqués par quelques repÚres ou par le passage des caravanes ; les routes
maritimes, les routes aĂ©riennes ne suivent mĂȘme aucune trace, et nâen laissent
aucune si ce nâest pendant quelques minutes. Il peut y avoir voie sans
itinĂ©raire : câest plus rare, surtout pour des voies anciennes, mais on trouve par
exemple des plates-formes de voies ferrĂ©es qui nâont jamais Ă©tĂ© mises en service.
La valeur patrimoniale est attribuĂ©e Ă la voie ou Ă lâitinĂ©raire, parfois mais
pas toujours aux deux Ă la fois. Elle peut ĂȘtre attribuĂ©e Ă toute la longueur de la
voie ou de lâitinĂ©raire, ou concentrĂ©e sur certains points : ouvrages dâart le long
dâune voie, relais de poste ou abbayes le long dâun itinĂ©raire. Le comitĂ© du
patrimoine mondial de lâUnesco a nettement privilĂ©giĂ© lâitinĂ©raire (de pĂšlerinage,
de nomadisme, de transhumance, commercial, militaire, sportif, etc.) sur la voie et
la série de points sur la ligne continue, inscrivant dans la catégorie des « routes du
patrimoine » des éléments sans lien direct avec la voie 109, tels que les églises sur
les routes de pĂšlerinage, et en dehors de cette catĂ©gorie sâattachant aux ouvrages
dâart plus quâau tracĂ© qui les relie (Ă part dans la catĂ©gorie des « canaux du
patrimoine »).
108 « Les chemins prĂ©cĂšdent lâapparition de lâhomme, ils sont tracĂ©s par les animaux qui chassent, vont boire, se cachent, se reproduisent⊠» Thierry Paquot, 2010, LâEspace public, p. 68. Lâensemble du chapitre IV de cet ouvrage, « De la voirie aux espaces publics », pp. 68-91, apporte un Ă©clairage historique sur le patrimoine viaire (centrĂ© sur la voirie urbaine, la rue, plus que la route).
109 âRoutes as a Part of our Cultural Heritageâ, « Les routes en tant que parties intĂ©grantes de notre patrimoine culturel ». RĂ©union dâexperts de Madrid, Espagne, novembre 1994.
P.-M. TRICAUD, 2010 123
Les voies de communication ne sont pas les seuls ouvrages ou éléments linéaires
dâintĂ©rĂȘt patrimonial : dans le patrimoine naturel, on trouve des cours dâeau (qui
souvent sont devenus des voies de communication), des failles, etc. ; dans le
patrimoine culturel, des murs ou lignes de défense, des digues, des barrages, des
aqueducs, des percées sans voie de communication (perspectives), des lignes
imaginaires (méridiens, parallÚles) marquées au sol.
Les tracés classiques rectilignes, des voies romaines aux routes royales
Beaucoup de routes et de chemins sont dâorigine trĂšs ancienne, sans que des
indices Ă©vidents ne permettent de les dater ni dâen suivre lâhistoire. Certains tracĂ©s
ont cependant connu une plus grande cĂ©lĂ©britĂ© : dâune part, les voies romaines ;
dâautre part, les tracĂ©s royaux et seigneuriaux du XVIIe-XVIIIe siĂšcle. Leur histoire
est connue et leur présence est assez facile à lire sur le terrain, notamment grùce
aux longs alignements droits qui les caractérisent.
Ces tracĂ©s rectilignes sont des Ćuvres volontaires, qui supposent une autoritĂ©
puissante. Ils correspondent aussi à des vitesses réduites, autorisant les virages
anguleux et le franchissement de lignes de crĂȘte. Il nâest donc pas Ă©tonnant quâon
les trouve Ă deux Ă©poques oĂč ces conditions Ă©taient rĂ©unies : celle de
lâadministration romaine et celle de la consolidation du pouvoir royal.
Les grands tracés rectilignes sont beaucoup plus rares de nos jours, en raison de
nombreuses contraintes qui nâexistaient pas ou nâĂ©taient pas prises en compte Ă
lâĂ©poque (cf. tableau page suivante).
Les voies romaines constituent les principales traces au sol restant de leur Ă©poque
(à part les rares vestiges des centuriations, découpage cadastral à maille carrée
rĂ©guliĂšre). Ces voies constituent les plus longs alignements droits quâon peut
rencontrer sur notre territoire (plusieurs dizaines de kilomĂštres), parfois repris par
des routes (Amiens-Roye, Ăvreux-Dreux), parfois transformĂ©s en successions de
routes et de chemins, avec des discontinuités (chaussée Jules-César de
Montmorency Ă Magny-en-Vexin, reprise ensuite par la N14 jusquâĂ Rouen).
124 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
TABLEAU 1. COMPARAISON ENTRE LES CONDITIONS DE RĂALISATION DES TRACĂS CLASSIQUES ET DES ROUTES ACTUELLES
Ăpoque gallo-romaine et
XVIIe-XVIIIe siĂšcles Ăpoque actuelle
Conditions politiques et juridiques
Pouvoir fort, nâayant pas besoin de nĂ©gocier les tracĂ©s
Contraintes juridiques (concertation, enquĂȘte dâutilitĂ© publique, indemnisationâŠ) faisant du tracĂ© le rĂ©sultat dâune nĂ©gociation
Conditions environnementales
Pas de notion moderne de lâenvironnement, peu de risques aussi
Contraintes environnementales, imposant de contourner les sites sensibles
Conditions liées au réseau
RĂ©seau existant trĂšs faible, pas de raison de sây raccorder
Nécessité de se raccorder à un réseau existant (sauf pour les autoroutes), entraßnant des successions de déviations (+ contraintes économiques, imposant des aménagements progressifs, difficilement alignés)
Conditions techniques de circulation
Vitesse rĂ©duite, autorisant les virages anguleux et le franchissement de lignes de crĂȘte, et ne rendant pas dangereux les longs alignements droits
Vitesse élevée, imposant :
â des virages de grand rayon qui rĂ©duisent les alignements droits
â des profils en long Ă©crĂȘtĂ©s qui obligent le plus souvent Ă contourner les reliefs trop accidentĂ©s,
â des alignements droits en gĂ©nĂ©ral rĂ©duits, mĂȘme en lâabsence dâautres contraintes, pour Ă©viter les vitesses excessives
Conditions techniques de tracé routier
Calage du tracé par alignement sur des repÚres (amers, feux, etc.)
Moyens topographiques modernes permettant dâimplanter nâimporte quel tracĂ© avec prĂ©cision
ïżœïżœïżœïżœ Type de tracĂ© rĂ©sultant
ïżœ Succession de longs alignements droits
ïżœ Succession de virages de grand rayon
ïżœ Alignements droits courts
Quant aux tracés de la seconde époque (XVIIe au XVIIIe siÚcle), ils peuvent se
différencier selon leur fonction.
Les allées forestiÚres en étoile, les plus anciennes, sont liées à la chasse à courre ;
en se postant aux Ă©toiles, les Ă©quipages pouvaient suivre de loin la trace du gibier
dans les allées ; le bois Notre-Dame (Val-de-Marne) en montre un magnifique
exemple, avec le carrefour des Huit Routes qui commande lâensemble de la forĂȘt ;
par la suite, au XIXe et au XXe siĂšcle, lâexploitation rationnelle du bois a crĂ©Ă© un
rĂ©seau orthogonal de layons en sâappuyant sur les deux directions principales, et
en effaçant peu à peu les allées obliques.
Les perspectives des parcs et des chùteaux caractérisent les jardins dits à la
française. Venue dâItalie, la perspective a connu au XVIIe siĂšcle en France un
P.-M. TRICAUD, 2010 125
succĂšs considĂ©rable, tant dans la peinture que dans lâart des jardins, en relation
avec toute une pensĂ©e de lâĂ©poque 110.
Les routes royales (aujourdâhui routes nationales, lĂ oĂč elles nâont pas Ă©tĂ©
déclassées) ont été tracées au XVIIe, et surtout au XVIIIe siÚcle, avec de longs
alignements droits calés sur des repÚres visuels, rectifiant des tracés plus anciens,
parfois reprenant des voies romaines déjà rectilignes.
Ces trois familles de tracés sont cependant en relation géométrique entre elles : les
perspectives des chĂąteaux sont alignĂ©es sur des allĂ©es forestiĂšres (par exemple Ă
Dampierre) ; les routes royales reprennent des allées forestiÚres (par exemple la
route de Pontcarré à Coubert, devenue N371, puis D471 en Seine-et-Marne) ou
des perspectives de chĂąteaux (N12 Ă Pontchartrain, Yvelines). Elles
correspondent toutes Ă lâexpression dâun mĂȘme pouvoir royal ou nobiliaire, dâoĂč
leur appellation commune de tracés seigneuriaux.
Les voies ferrées
AprÚs les voies romaines et les routes royales, les voies ferrées constituent une
nouvelle vague de grands tracés volontaires, trÚs différents des précédents,
puisque adaptĂ©s Ă un mode de locomotion dâun genre nouveau et Ă des vitesses
supĂ©rieures Ă celle des meilleurs coursiers. En moins dâun siĂšcle, lâEurope entiĂšre
et une grande partie du monde ont Ă©tĂ© couvertes dâun rĂ©seau dense, avec ses
ouvrages dont beaucoup sont des prouesses techniques et paysagĂšres.
AprÚs avoir atteint sa plus grande expansion entre les deux guerres, le réseau
français nâa cessĂ© de se rĂ©duire. Sâil sâest maintenu, voire dĂ©veloppĂ©, sur les
grandes liaisons, dâinnombrables lignes secondaires sont aujourdâhui Ă lâabandon.
Valeur historique des tracés anciens
Alors que lâenvironnement des routes anciennes sâest profondĂ©ment modifiĂ©, que
leur chaussĂ©e a Ă©tĂ© Ă©largie et revĂȘtue, le tracĂ© reprĂ©sente souvent, parfois avec le
nom, le seul souvenir de lâhistoire de la route. En voici quelques exemples :
110 De nombreux ouvrages ou articles ont étudié cette passion de la perspective, et sa relation avec les développements mathématiques (géométrie projective, calcul infinitésimal) et philosophiques de
126 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Des voies romaines, il reste en France de nombreux tracés, parfois un nom qui les
signale (chaussées Jules-César, chaussées Brunehaut 111). Devenues des routes ou
des chemins ruraux, elles nâont en gĂ©nĂ©ral plus aucun reste de leur chaussĂ©e
dâorigine, qui Ă©tait rarement dallĂ©e en dehors des agglomĂ©rations. Les chemins
non rectilignes sont encore plus difficiles à repérer et, partant, à préserver, mais
certains sont bien attestĂ©s, comme celui de Paris Ă Reims, quâempruntaient les rois
de France pour se rendre à leur sacre, mis à mal au début des années 2000 par la
ligne ferroviaire à grande vitesse Est-Européenne et les remembrements agricoles
qui lâont accompagnĂ©e. Il ne reste plus ou presque plus de trace matĂ©rielle de
toutes ces voies, mais le seul fait que le tracé soit encore ainsi marqué possÚde un
intĂ©rĂȘt historique : lâeffacer serait supprimer un patrimoine.
Les routes royales subsistent à travers le réseau des routes nationales. Bien
quâelles soient de plus en plus tronçonnĂ©es par les dĂ©viations et les dĂ©classements,
on peut encore aisément en suivre le tracé, à travers les longs alignements droits
qui en subsistent et les rues principales des agglomérations déviées.
Parfois, le nom dâun tracĂ© tĂ©moigne de son histoire : la route NapolĂ©on (N85, de
Cannes Ă Grenoble) rappelle par son nom le retour de lâempereur de lâĂźle dâElbe,
en 1815. Le passage des armĂ©es alliĂ©e libĂ©ratrices en 1944, de Sainte-MĂšre-Ăglise Ă
Bastogne, via Saint-Malo, Angers, Chartes, Rambouillet, Fontainebleau, Ăpernay,
Reims, Verdun, Nancy, Luxembourg, est marqué par des bornes
commĂ©moratives portant « Voie de la LibertĂ© » 112. MĂȘme des appellations plus
locales ou dont lâorigine est oubliĂ©e contribuent Ă faire dâune route un Ă©lĂ©ment de
lâidentitĂ© des lieux : ainsi la route de Quarante Sous, nom de lâancienne Nationale
13 entre Saint-Germain et Mantes.
lâĂ©poque. Citons, entre autres, Jean-Pierre Le Dantec, « Boyceau, le Nostre, DĂ©zallier, Dufresny », in Pages Paysages no 2, 1989, pp. 8-10, ainsi que les travaux dâHenri Maldiney.
111 Du nom de la reine franque qui en aurait fait restaurer certaines dans ce qui est aujourdâhui le nord de la France et la Belgique.
112 En maints endroits lâappellation est « avenue du GĂ©nĂ©ral-Leclerc », « rue de la Division-Leclerc », etc., mais lâitinĂ©raire est plus gĂ©nĂ©ralement celui de la IIIe armĂ©e, du GĂ©nĂ©ral Patton, dont dĂ©pendait la IIe DB, de Leclerc.
P.-M. TRICAUD, 2010 127
FIGURE 6. INTĂGRATION DES TRACĂS ANCIENS DANS LEUR SITE
Une voie romaine dont le tracé se lit encore à travers une succession de rues, de routes ou de chemins alignés : la Chaussée Jules-César, de Montmorency
Ă Saint-Clair-sur-Epte (IGN, 1 : 250 000)
Voies ferrĂ©es entre les forĂȘts de lâIsle-Adam et Carnelle. Celle qui suit le plateau est rectiligne (Ă droite). Celle qui suit le vallon du ru de Presles (Ă gauche) descend en sinuant par un vallon affluent, puis passe Ă flanc de coteau. Ces voies suivent les directions du relief et de la trame
fonciĂšre en les simplifiant (IGN, 1 : 25 000)
128 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Certaines Ă©vocations historiques le long de routes ne prennent tout leur sens que
par rapport Ă un tracĂ©. Sur la Nationale 6 au nord de Melun, le lieu de lâattaque du
courrier de Lyon, célÚbre affaire criminelle du XVIIIe siÚcle, est rappelé par
lâenseigne dâune auberge, avec une sculpture reprĂ©sentant un attelage de lâĂ©poque.
Le passage en ce lieu dâune route encore nationale, ayant toujours la mĂȘme
appellation de Lyon Ă Paris (N6), mĂȘme si lâessentiel du trafic passe depuis les
annĂ©es 70 par lâautoroute A6, permettait jusquâĂ une Ă©poque rĂ©cente de
comprendre lâimportance quâa pu avoir cette affaire Ă lâĂ©poque, mieux quâun cadre
historique reconstituĂ© sur une route dĂ©saffectĂ©e. Mais avec lâĂ©volution divergente
des tronçons successifs de cette route (doublement de cette section par
lâautoroute A5, raccordĂ© Ă une section plus au nord, mise Ă deux fois deux voies),
aboutissant finalement Ă la perte de lâunitĂ© du tracĂ© (rĂ©trocession de lâĂtat au
dĂ©partement, cette section de N6 devenant D306), câest un Ă©lĂ©ment de
compréhension des lieux qui a disparu.
Parfois, câest une histoire plus rĂ©cente quâĂ©voque une route ancienne. La
Nationale 7 a longtemps été la route des vacances par excellence, chantée par
Charles Trenet. Ălargi en de nombreux endroits, dĂ©classĂ© par des dĂ©viations en
dâautres, son tracĂ© garde un pouvoir Ă©vocateur des annĂ©es qui vont des premiers
congĂ©s payĂ©s Ă lâouverture de lâautoroute.
Dans dâautres pays, des routes sont cĂ©lĂšbres. La Route 66, qui traverse les USA de
Chicago au Pacifique, fut la voie mythique de la libertĂ© et de lâespoir, pour les
paysans chassés de leurs terres par la Grande Dépression des années 30, comme
pour les routards des annĂ©es 60. SupplantĂ©e, voire coupĂ©e, par lâautoroute, elle est
aujourdâhui un tĂ©moin de lâhistoire.
Dans tous ces exemples, câest le tracĂ© lui-mĂȘme, et non les Ă©lĂ©ments qui le
matérialisent, qui possÚde une valeur historique, en général attestée par un nom.
Valeur paysagÚre des tracés anciens
Les routes tracées du XVIe au XIXe siÚcle ne représentent pas seulement des
témoignages historiques des premiers tracés volontaires réalisés depuis les voies
romaines ; elles ont aussi une valeur structurante du paysage qui est indéniable.
Leurs alignements droits successifs, dirigĂ©s sur un clocher quâils mettent en
valeur, cadrĂ©s par des alignements dâarbres, ou seulement ouverts sur un point de
P.-M. TRICAUD, 2010 129
fuite qui paraĂźt Ă lâinfini, constituent autant de perspectives monumentales dâun
grand intĂ©rĂȘt paysager, au mĂȘme titre que dâautres tracĂ©s seigneuriaux â allĂ©es de
parcs, perspectives de chùteaux 113. Toute monotonie est exclue par la variété de
leur profil en long et des sĂ©quences paysagĂšres quâelles offrent. Quant aux
sĂ©quences, elles font alterner des vues courtes et des vues dĂ©gagĂ©es (dâun cĂŽtĂ©, de
lâautre ou des deux), des passages ombragĂ©s ou non. Ces routes possĂ©daient aussi,
Ă lâorigine, une trĂšs grande lisibilitĂ©, mettant en relation visuelle des points trĂšs
éloignés.
Ces tracés rectilignes suivent une autre logique que la trame fonciÚre (définie p. 40
supra) : les massifs forestiers, pour la plupart, nâont jamais Ă©tĂ© cultivĂ©s et ne
prĂ©sentent pas de trace dâun parcellaire correspondant ; les perspectives et les
routes royales ne peuvent suivre toutes les sinuosités de la trame dans leur
passage à travers des espaces cultivés vallonnés. Cependant, un examen plus fin
fait apparaĂźtre quâils suivent souvent les directions principales de la trame ou les
lignes du relief qui la déterminent : plutÎt que contredire la géométrie
préexistante, les tracés rectilignes la révÚlent en la simplifiant. La trame peut alors,
rĂ©ciproquement sâadapter Ă ces tracĂ©s sans ĂȘtre considĂ©rablement modifiĂ©e (cf.
par exemple les routes autour de Brie-Comte-Robert, N19, N105, D216).
Quant aux voies ferrées anciennes, malgré une adaptation à des contraintes
techniques plus importantes que pour les routes de lâĂ©poque, elles rĂ©vĂšlent encore
un souci dâintĂ©gration dans le relief et la trame fonciĂšre, longeant les courbes de
niveau, les coupant perpendiculairement lĂ oĂč la pente est faible. Elles procĂšdent
en fait à une simplification de la trame par des lignes courbes, alors que les tracés
seigneuriaux la simplifient par des lignes droites. Par ailleurs, la végétation a eu le
temps de se dĂ©velopper sur leurs talus et dâacquĂ©rir une grande qualitĂ© Ă©cologique
et paysagĂšre.
Altérations et dégradations des tracés anciens
La valeur historique et paysagÚre des tracés anciens est largement méconnue. Si
les Ă©lĂ©ments de patrimoine plantĂ© ou bĂąti attachĂ©s Ă la route commencent Ă ĂȘtre
reconnus, trÚs rare est encore la prise de conscience de la valeur propre des tracés.
113 Cf. P.-M. Tricaud et G. Chanteloup, Géométrie de la route et relation au site, pp. 43-45.
130 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Et les pressions qui sâexercent sur eux sont nombreuses, tendant Ă les tronçonner,
Ă les rendre moins lisibles, voire Ă les faire disparaĂźtre. Ces pressions diffĂšrent
selon la nature de ces tracĂ©s : pour les anciennes routes, câest lâaugmentation de la
circulation, qui impose des Ă©largissements, des dĂ©viations ou dâautres altĂ©rations.
Pour les voies ferrĂ©es secondaires, câest au contraire leur dĂ©saffection, qui entraĂźne
leur abandon et leur dégradation progressive.
Pour les routes anciennes modernisĂ©es, ce nâest pas seulement lâintĂ©gritĂ© de leur
tracé qui est menacée, mais aussi sa lisibilité et la qualité de leurs perspectives.
Dâune part, les tracĂ©s seigneuriaux sont coupĂ©s chaque fois que lâoccasion sâen
présente, à cause de la vitesse excessive pratiquée sur les alignements droits et
dâune fausse rĂ©putation de monotonie. Cette derniĂšre provient en fait dâune
dĂ©gradation dĂ©jĂ avancĂ©e de leurs abords (suppression des arbres dâalignement,
uniformisation du paysage agricole, cacophonie et banalitĂ© des entrĂ©es de villeâŠ).
Dâautre part, les entrĂ©es de dĂ©viation (avec la volontĂ© de marquer plus fortement
le tracĂ© de la dĂ©viation que celui de lâancienne route, devenue simple sortie), les
giratoires (avec leur Ăźlot central remblayĂ© et plantĂ©, ou lorsquâils sont dĂ©saxĂ©s) et
les zigzags (rétablissant par un ouvrage droit un franchissement oblique) occultent
la continuité des tracés et cassent les perspectives lointaines. Ainsi, de
nombreuses perspectives sur des clochers de village, qui crĂ©aient un point dâappel
valorisant le paysage routier, ont été supprimées.
Les plantations dâalignement, quand elles ne sont pas supprimĂ©es par manque
dâemprise, ne sont plus considĂ©rĂ©es que pour leur valeur dĂ©corative locale, et non
pour leur valeur de cadrage des vues frontales et latérales. Des sections sont
délaissées par les extrémités de déviations et les rétablissements de
franchissements, puis abandonnées.
P.-M. TRICAUD, 2010 131
FIGURE 7. ALTĂRATIONS DES TRACĂS ANCIENS
Perspective cassée par une entrée de déviation, sur la D988 à Bonnelles (Yvelines)
Perspective cassĂ©e par le rĂ©tablissement dâun franchissement : D988 coupĂ©e par lâA11 Ă GuĂ©herville, prĂšs dâAblis (Yvelines)
Tronçon de voie dĂ©laissĂ© par le rĂ©tablissement dâun franchissement (mĂȘme endroit vu dans lâautre sens)
132 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Quant aux tracés abandonnés (principalement des voies ferrées, mais aussi des
routes anciennes, notamment mĂ©diĂ©vales), ils peuvent ĂȘtre dâune certaine maniĂšre
prĂ©servĂ©s par lâoubli, devenir de vĂ©ritables rĂ©serves naturelles sans que leur
continuité ne disparaisse, et offrir au promeneur attentif le plaisir de leur
redĂ©couverte, la poĂ©sie des ruines, la possibilitĂ© de rĂȘver Ă leur passĂ© 114. Mais ils
peuvent aussi bien ĂȘtre purement et simplement effacĂ©s, par une urbanisation ou
des infrastructures nouvelles, ou par la rétrocession au coup par coup de leur
emprise.
Un aménagement nouveau peut-il valoriser des tracés anciens ?
Comme pour les objets, la prise en considĂ©ration de lâintĂ©rĂȘt historique des tracĂ©s
peut conduire à deux attitudes opposées. On peut chercher à conserver ces tracés
dans un Ă©tat le plus proche possible de celui dâorigine, et pour cela les soustraire Ă
la circulation dense et rapide : anciennes routes royales déclassées et affectées au
trafic local, anciennes voies ferrées transformées en pistes cyclables. Mais ces
nouveaux usages ne suffisent pas toujours Ă rentabiliser lâentretien de ces voies et
de leurs ouvrages, sans parler des problĂšmes de sĂ©curitĂ©s liĂ©s au maintien dâune
fonction de desserte sur des tracés autorisant des grandes vitesses. Et surtout, il y
a alors un décalage entre ces usages mineurs et la grande histoire de ces tracés.
On peut Ă lâinverse vouloir leur conserver une fonction de premier plan pour les
maintenir en vie et en prolonger lâimportance, quitte Ă en modifier lâaspect. Ainsi,
lâĂ©volution du rĂ©seau routier jusquâĂ une Ă©poque rĂ©cente nâest-elle pas Ă regretter :
malgré des changements considérables, notamment par leur élargissement, voire
leur doublement, les routes royales, parfois dâanciennes voies romaines, ont
conservĂ© le mĂȘme tracĂ© depuis des siĂšcles, et ce mĂȘme tracĂ© conçu pour une
centaine de véhicules par jour allant à moins de 10 km/h, a souvent pu en
accueillir plusieurs dizaines de milliers roulant Ă prĂšs de 100 km/h ; ce qui a
prouvĂ© leur remarquable capacitĂ© dâadaptation et maintenu un lien entre le passĂ©
et le prĂ©sent. Câest seulement la multiplication des dĂ©viations, depuis les annĂ©es
70, et le réaménagement de nombreux carrefours, depuis les années 80, qui ont
commencé à effacer ces tracés.
114 Cf. Jean Mesqui, Les Routes de la Brie et de la Champagne occidentale : histoires et techniques, Revue générale des routes et des aérodromes (Paris), 1980, pp. 206-207.
P.-M. TRICAUD, 2010 133
Le maintien de lâintĂ©gritĂ© des tracĂ©s routiers classiques est en effet dĂ©licat, si lâon
veut leur conserver un rÎle de premier plan tout en les déviant au voisinage des
agglomĂ©rations et en rendant leurs intersections plus sĂ»res. Mais il nâest pas
impossible, si leur amĂ©nagement sâefforce de respecter quelques principes de
lisibilité : des carrefours giratoires dégagés et en étoile, un doublement, quand il
est nĂ©cessaire, fait Ă distance pour respecter les deux cĂŽtĂ©s de lâancien tracĂ©, des
contournements ressemblant Ă des portions de rocade, avec des carrefours
identifiant clairement la traversĂ© par lâancien axe et le contournement par le
nouveau 115
Un aménagement routier peut aussi redonner vie à un tracé abandonné, comme le
montrent dâintĂ©ressants exemples de transformations dâanciennes voies ferrĂ©es en
routes. Ce nouvel usage condamne certes la réouverture des petites lignes
ferroviaires concernĂ©es, qui peut ĂȘtre souhaitĂ©e sans ĂȘtre possible dans lâimmĂ©diat.
Mais il en maintient lâintĂ©gritĂ© de façon plus sĂ»re que ne le ferait lâabandon ; il met
en valeur et entretient leurs ouvrages, qui se seraient sans doute retrouvés en
ruine avant le jour incertain de leur réouverture.
Par ailleurs, les plates-formes ferroviaires se révÚlent parfaitement adaptées à la
conduite des voitures : leurs virages amples et réguliers assurent de bonnes
conditions de sécurité et de confort ; leur cadre est souvent de grande qualité, et
visible dâelles seules. Ainsi, la seule route qui passe dans les gorges de lâAveyron,
la D115 entre Bruniquel, Saint-Antonin-Noble-Val et Lexos (Tarn-et-Garonne),
est une ancienne voie ferrée, qui offre des vues spectaculaires, renouvelées par la
succession des tunnels. La ligne de Paris Ă Chartres par Gallardon, qui nâa jamais
été mise en service, a été réutilisée en plusieurs endroits : de Paris à Massy par le
TGV et sa coulée verte, par la déviation de la D988 à Villebon, Orsay et Bures-
sur-Yvette, par celle de Rochefort-en-Yvelines et le projet de déviation de Saint-
Arnoult sur la mĂȘme route.
Certes, plus les caractĂ©ristiques gĂ©omĂ©triques de la route sont rĂ©duites (câest-Ă -dire
plus la vitesse de rĂ©fĂ©rence est rĂ©duite), plus celle-ci peut sâadapter facilement Ă la
géométrie des vieux tracés. Les virages serrés des routes anciennes doivent certes
ĂȘtre adoucis, mais moins que ne lâexigerait une vitesse de rĂ©fĂ©rence Ă©levĂ©e. Les
115 Cf. P.-M. Tricaud et G. Chanteloup, Géométrie de la route et relation au site, pp. 32 sq., 47 et 73.
134 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
plates-formes ferroviaires Ă voie unique doivent certes ĂȘtre Ă©largies, mais pour une
voie Ă faible trafic, on peut admettre dans des passages singuliers (ponts et
tunnels) une chaussée étroite (2,50 m par file, avec sens prioritaire pour les
véhicules larges ou restriction de la voie aux véhicules légers), ce qui est plus
difficile avec une route aux caractéristiques plus rapides.
Conclusion : une démarche de projet pour redonner vie au patrimoine
Il ne sâagit pas seulement dâintĂ©grer un amĂ©nagement dans un environnement ou
dans un paysage, mais de créer un nouveau paysage, dont la route soit une des
parties, et qui vaille plus que la somme de ses parties. Ce principe est Ă la base de
la dĂ©marche menĂ©e par un paysagiste comme Bernard Lassus, dans lâensemble de
ses interventions et plus particuliĂšrement dans celles quâil a rĂ©alisĂ©es pour des
autoroutes, partant du constat quâun objet introduit dans un paysage crĂ©e un
nouveau paysage 116.
Il sâagit dâune vĂ©ritable dĂ©marche de projet, au sens quâa ce mot lorsquâon parle
dâun projet architectural ou paysager. Une telle dĂ©marche est synthĂ©tique, câest-Ă -
dire quâelle identifie une unitĂ© dâintervention cohĂ©rente, itinĂ©raire ou portion
dâitinĂ©raire bien identifiable, et aussi quâelle cherche Ă rĂ©soudre ensemble les
questions qui se posent dans les diffĂ©rents domaines sur cette mĂȘme unitĂ©. En
effet, la rĂ©solution isolĂ©e dâun problĂšme peut conduire Ă en aggraver dâautres (par
exemple les Ă©crans phoniques qui portent atteinte au paysage). Le traitement
synthĂ©tique des problĂšmes conduit toujours Ă des solutions plus Ă©lĂ©gantes â terme
commun aux créateurs et aux ingénieurs. Pour ce faire, cette démarche ne doit
pas ĂȘtre purement dĂ©ductive (la solution se dĂ©duisant du diagnostic), mais faire
aussi appel Ă lâintuition, ce qui ne lâempĂȘche pas dâĂȘtre rigoureuse, grĂące Ă un
processus itĂ©ratif : Ă©laboration dâune solution, Ă©tude de ses effets, notamment par
la visualisation, puis Ă©laboration dâune nouvelle solution, et ainsi de suite, le tout
de façon assez rapide, afin de pouvoir analyser un grand nombre de solutions
116 Parmi les nombreuses publications de ou sur Bernard Lassus dans son travail sur les projets autoroutiers, voir Couleur, lumiĂšre, paysage, Instants dâune pĂ©dagogie, Ăditions du patrimoine, Paris, 2004. « Instant 2 : Une approche thĂ©orique », « Les terrassements ou le âgros Ćuvreâ de lâamĂ©nagement paysager autoroutier », pp. 70-74. Cette dĂ©marche est Ă©clairĂ©e chez Lassus par la notion dâinflexus, cf. infra, p. 194.
P.-M. TRICAUD, 2010 135
successives. Enfin, en relation avec son caractÚre synthétique et intuitif, la
démarche de projet est imaginative (ou inventive), et trouve des solutions
originales, adaptées au lieu et au projet.
On admire aujourdâhui les routes royales, les canaux, les voies ferrĂ©es et leurs
ouvrages comme des Ćuvres paysagĂšres, car ceux qui les ont conçus suivaient
cette dĂ©marche de projet, rĂ©unissant les qualitĂ©s de lâingĂ©nieur et de lâarchitecte-
paysagiste. Inversement, lâincohĂ©rence et la laideur de beaucoup dâamĂ©nagements
récents proviennent de cette séparation des préoccupations et des savoirs,
techniciens dâun cĂŽtĂ©, environnementalistes et artistes de lâautre.
Lâaccroissement des connaissances Ă acquĂ©rir rend difficile aujourdâhui de rĂ©unir
dans la mĂȘme personne les compĂ©tences de lâingĂ©nieur et du crĂ©ateur. La seule
maniÚre de retrouver pour des réalisations modernes cette démarche de projet des
bĂątisseurs de route dâautrefois est de constituer des Ă©quipes de conception
fortement intĂ©grĂ©es, oĂč lâingĂ©nieur, lâarchitecte-paysagiste et lâarchitecte, chacun
formĂ© Ă comprendre le langage de lâautre, Ă©laborent ensemble le projet.
136 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
FIGURE 8. PRĂSERVATION ET VALORISATION DE TRACĂS ANCIENS
Sur le tracĂ© de lâancienne voie ferrĂ©e de Paris Ă Chartres par Gallardon, la dĂ©viation de la D988 Ă Villebon, Orsay et Bures-sur-Yvette est un vĂ©ritable « parkway »
Proposition de rĂ©tablissement dâune voie romaine rectiligne coupĂ©e par lâautoroute A67 Ă ChĂąteau-Landon (Seine-et-Marne). Lâouvrage, perpendiculaire Ă lâautoroute pour en rĂ©duire le coĂ»t, respecte la perspective, car il est symĂ©trique par rapport Ă lâaxe de la voie. Les plantations, bouquets soulignant de loin en loin le tracĂ© de la voie romaine, respectent aussi la perspective,
car mĂȘme ceux plantĂ©s Ă lâintĂ©rieur des virages se trouvent en dehors de lâaxe.
Principe analogue sur route pour le rĂ©tablissement dâun franchissement oblique par un ouvrage droit, sans altĂ©rer la perspective et en annonçant les virages par les plantations
(alternative à la rupture de perspective et aux délaissés illustrés p. 131)
P.-M. TRICAUD, 2010 137
4 Que signifient nature et authenticitĂ© dans la restauration dâun paysage ? Le cas de la renaissance de la BiĂšvre urbaine
Tu ne peux descendre deux fois dans le mĂȘme fleuve ; car de nouvelles eaux coulent toujours sur toi.
HĂ©raclite dâĂphĂšse (v. 550-480 av. J.-C.)
Cette étude de cas a été réalisée en 2000-2003 dans le cadre du projet de renaissance
de la BiĂšvre. Conduit par la RĂ©gion dâĂle-de-France, ce projet associe les
collectivitĂ©s locales traversĂ©es, les diffĂ©rents gestionnaires de lâeau et ceux de
lâamĂ©nagement : la Ville de Paris, 4 autres dĂ©partements, 49 autres communes, des
syndicats intercommunaux importants dâassainissement ou de gestion
hydraulique. Avec ces partenaires, elle a fondĂ© en juin 2000 lâassociation BiĂšvre
riviĂšre dâĂle-de-France.
La BiĂšvre est le seul affluent parisien de la Seine. Son bassin versant sâĂ©tend sur
environ 2000 hectares et concerne directement plus de 750 000 habitants. Sa
vallée, bien marquée sur la plus grande partie de son cours, va de la ville nouvelle
de Saint-Quentin-en-Yvelines au cĆur de Paris, dâabord rurale entre des versants
boisés, puis entiÚrement urbanisée à travers la banlieue sud.
Mais si la partie amont a conservé son caractÚre rural, protégé depuis 2000 par un
classement de site, la BiĂšvre a disparu de la partie urbanisĂ©e : lâĂ©gout Ă ciel ouvert
quâelle Ă©tait devenue au XIXe siĂšcle a Ă©tĂ© transformĂ© en Ă©gout vĂ©ritable. En
banlieue, elle coule sous des dalles de béton, installées au cours de la premiÚre
moitiĂ© du XXe siĂšcle. Ă Paris, son lit lui-mĂȘme a disparu presque partout entre la
fin du XIXe et le début du XXe ; ses eaux ont été conduites dans le grand collecteur
de la rive gauche, puis dans des dĂ©versoirs qui les rejettent en Seine avant mĂȘme
dâentrer dans Paris.
La renaissance de la BiĂšvre, de la source au confluent, est donc un projet
dâenvergure rĂ©gionale, mettant en jeu de nombreux partenaires et posant des
problĂ©matiques trĂšs contrastĂ©es : prĂ©servation Ă lâamont, rĂ©ouverture en banlieue,
restauration Ă Paris.
138 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
De son cÎté, la Ville de Paris a identifié trois sites possibles de réouverture sur
son territoire et proposĂ© un systĂšme hydraulique permettant dâutiliser une partie
de lâeau de la BiĂšvre.
Dans ce contexte, nous avons réalisé un projet de restauration de la BiÚvre dans
Paris pour le compte de lâInstitut dâAmĂ©nagement et dâUrbanisme de la RĂ©gion
dâĂle-de-France, en vue de fournir un document de rĂ©fĂ©rence Ă la RĂ©gion. Avant
de détailler les aménagements proposés, le document qui présente le projet 117
expose dâabord ses fondements thĂ©oriques, basĂ©s sur les principes dĂ©veloppĂ©s
dans la prĂ©sente recherche. Câest cette partie thĂ©orique, problĂ©matique de la
restauration dâune riviĂšre urbaine, qui est reprise ici.
4.1 La demande de renaissance de la BiĂšvre : nature et histoire
Les projets de renaissance de la BiÚvre répondent à une forte demande, exprimée
par de nombreux habitants et relayĂ©e par des associations importantes. Il nây a
certes aujourdâhui quasiment plus personne qui ait connu la BiĂšvre coulant Ă ciel
ouvert. Mais elle imprÚgne encore la mémoire collective des communes et des
quartiers quâelle baignait. Et avec le recul, elle nâapparaĂźt plus comme « la
mĂ©gissiĂšre piĂ©tinant dans sa boue » quâĂ©voque Huysmans, celle quâon a voulu
couvrir pour la salubrité publique, mais comme « la fille de la campagne », cachée
sous la ville dâaujourdâhui, Ă qui lâon espĂšre rendre « ses vĂȘtements dâherbes et ses
parures dâarbres ». LâamĂ©lioration considĂ©rable de la qualitĂ© de son eau, qui se
poursuit, renforce cette vision ; la demande plus large de faire resurgir en ville la
nature quâelle a effacĂ©e va dans le mĂȘme sens ; tout concourt Ă cette demande de
faire Ă nouveau couler la BiĂšvre dans lâagglomĂ©ration parisienne.
Mais quelle BiĂšvre faire revivre ? Peut-on recrĂ©er la nature ? Quâest-ce qui
autorisera Ă dire que câest Ă nouveau la BiĂšvre qui coule ? Comme lâexprime le
fameux fragment dâHĂ©raclite, le cours dâeau a toujours Ă©tĂ© le symbole mĂȘme de ce
qui passe tout en semblant ĂȘtre ce quâil y a de plus stable. Câest dire la gageure que
reprĂ©sente la restauration dâun cours dâeau disparu.
117 P.-M. Tricaud. Restauration et aménagement de la BiÚvre dans Paris. IAURIF (Paris), 2003, 90 p.
P.-M. TRICAUD, 2010 139
La demande de renaissance de la BiĂšvre sâexprime selon deux grands registres : la
nature et lâhistoire.
La demande de retour à la nature est celle de recréer dans un milieu urbain des
milieux naturels, parmi lesquels une riviĂšre est lâun des plus riches et des plus
emblĂ©matiques. La demande de retour Ă lâhistoire est celle de faire apparaĂźtre ce
quâa Ă©tĂ© la BiĂšvre avant sa couverture, et mĂȘme avant dâĂȘtre devenue un Ă©gout Ă
ciel ouvert : préservation, remise à jour, mise en valeur des traces encore pré-
sentes (moulins, ponceaux, quais, etc.), reconstruction dâouvrages disparus, etc.
La suite de ce chapitre analyse ces deux demandes, en essayant de faire apparaĂźtre
les limites dâune demande tournĂ©e vers le passĂ© (une riviĂšre naturelle, une riviĂšre
historique) et de montrer quâon peut mieux rĂ©pondre Ă la demande implicite en se
tournant vers lâavenir : une riviĂšre vivante, une riviĂšre authentique.
Les pages qui suivent ne prétendent pas à une démonstration rigoureuse ni
dénuée de subjectivité. Elles tentent de cerner la problématique particuliÚre que
soulĂšve la restauration dâun cours dâeau et proposent quelques critĂšres provisoires
pour évaluer la conformité des projets aux objectifs de la demande sociale,
exprimée ou implicite.
4.2 RiviĂšre naturelle ou riviĂšre vivante ?
Le mouvement en faveur de la réouverture ou de la renaissance de la BiÚvre, de la
« renaturalisation » des riviĂšres urbaines, sâinscrit dans une demande plus gĂ©nĂ©rale
de nature en ville. Mais quâest-ce que la nature ? Un milieu naturel et un milieu
vivant sont-ils la mĂȘme chose ?
Quâest-ce qui est naturel ? Quâest-ce qui est vivant ?
Les qualificatifs de naturel et de vivant sont communément confondus : la nature
est associĂ©e, surtout en ville, aux arbres, aux jardins, aux oiseaux, Ă lâeau â mais
celle oĂč vivent les poissons, pas celle qui coule dans les caniveaux. Or le
qualificatif qui convient quand on parle ainsi de milieux riches en espĂšces vivantes
est simplement celui de vivant. Le sens originel de naturel est différent : il signifie
« non (ou peu) soumis Ă lâinfluence humaine », et sâoppose Ă artificiel. Sont donc
tout aussi naturels le soleil, le vent, la pluie, le sous-sol, les catastrophes naturelles
â mĂȘme si lâhomme en aggrave lâampleur ou les consĂ©quences.
140 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Il sâagit donc de deux notions distinctes, corrĂ©lĂ©es sur le long terme, mais pas
toujours Ă court terme. Sur une longue pĂ©riode, lâĂ©volution naturelle va dans le
sens du dĂ©veloppement de la vie, qui, rĂ©ciproquement, est pour lâessentiel un
processus naturel, quelle quây soit lâintervention de lâhomme. Mais Ă une Ă©chelle
de temps brĂšve, lâhomme sait reconstituer un milieu vivant (câest bien lâobjectif
des « renaturalisations » de riviĂšres) ; et Ă lâinverse, une catastrophe naturelle
(Ă©ruption, glissement de terrain, inondation, tempĂȘte, incendie) peut dĂ©truire de
nombreuses espĂšces vivantes ; autre exemple, une riviĂšre souterraine, abritant peu
dâespĂšces vivantes, peut ĂȘtre tout Ă fait naturelle (en milieu karstique).
Le caractĂšre naturel dâun espace ou dâun milieu est dĂ©fini ci-dessus comme
dâautant plus Ă©levĂ© que ce milieu est moins soumis Ă lâinfluence humaine. On peut
élargir un peu cette définition, toujours sans la confondre avec la notion de
vivant, en lâĂ©tendant aux milieux reconstituĂ©s par lâhomme Ă la ressemblance de
milieux vraiment naturels. Dans le cas de la renaissance de la BiĂšvre, si lâon sâen
tenait à la définition premiÚre, il ne pourrait rien y avoir de naturel, puisque une
riviÚre coulant à nouveau dans Paris sera entiÚrement une réalisation humaine. On
parlera donc de naturel dans le sens dérivé, celui de milieux proches de ceux
quâon rencontre dans la nature. Il ne faut pas oublier non plus que le caractĂšre
naturel et le caractĂšre vivant doivent sâapprĂ©cier en valeur relative. On ne peut
Ă©luder le problĂšme en disant quâen ville comme Ă la campagne, rien nâest naturel :
il sâagit de savoir ce qui est plus naturel et ce qui lâest moins.
Le caractĂšre vivant dâun espace ou dâun milieu est dĂ©fini ci-dessus comme la
richesse en espĂšces vivantes. Cette richesse est dĂ©crite aujourdâhui par le concept
de biodiversitĂ© : biodiversitĂ© intrinsĂšque, qui peut ĂȘtre spĂ©cifique (richesse en
nombre dâespĂšces, indicateur le plus immĂ©diat), biotopique (richesse en nombre
de milieux ou de sous-milieux) ou génétique (richesse en allÚles de chaque gÚne) ;
ou encore contribution Ă la biodiversitĂ© globale, par la prĂ©sence dâespĂšces rares
(richesse en valeur de rareté). Les différents types de biodiversité, notamment
intrinsĂšque et globale, ne sont pas, eux non plus, forcĂ©ment liĂ©s : lâexemple des
riviĂšres karstiques, dĂ©jĂ citĂ©, montre un nombre rĂ©duit dâespĂšces, mais rares (car
adaptées à un milieu trÚs particulier).
Si le caractĂšre naturel et le caractĂšre vivant ne sont pas la mĂȘme chose, lequel
privilĂ©gier ? La demande sociale de « nature » nous semble fondamentalement ĂȘtre
celle dâun cadre plus vivant, dâune richesse biologique. Et si lâon dĂ©cide de
P.-M. TRICAUD, 2010 141
privilégier le caractÚre vivant, doit-on pour cela privilégier la biodiversité
intrinsĂšque ou la prĂ©sence dâespĂšces rares ? La biodiversitĂ© intrinsĂšque est plus
recherchée par le public, car plus directement perceptible, et en général corrélée
avec une qualitĂ© paysagĂšre ; la prĂ©sence dâespĂšces rares nâest perceptible que par
les spĂ©cialistes, mais elle mĂ©rite dâĂȘtre Ă©galement recherchĂ©e.
La section suivante examine quels facteurs font quâune riviĂšre est plus ou moins
naturelle dâune part, plus ou moins vivante dâautre part, afin de voir jusquâoĂč ces
deux caractĂšres sont corrĂ©lĂ©s, et quelles modalitĂ©s peuvent ĂȘtre proposĂ©es pour
une riviĂšre la plus vivante possible (et la plus naturelle dans la mesure oĂč cela ira
dans le mĂȘme sens).
Quâest-ce qui fait quâune riviĂšre est naturelle ? Quâest-ce qui fait quâelle est vivante ?
Si lâon recherche une riviĂšre qui soit dâune part aussi ressemblante que possible Ă
une riviĂšre naturelle et dâautre part riche en biodiversitĂ©, il faut Ă©tudier les facteurs
qui favorisent lâun et lâautre de ces caractĂšres. Les principaux de ces facteurs sont :
(1) Variation latĂ©rale du lit ; (2) Variation verticale du lit (hauteur, le plus souvent liĂ©e au dĂ©bit) ; (3) Ăcoulement ; (4) Ouverture ou couverture.
Ces facteurs peuvent prendre les modalités suivantes :
(1) Variation latérale du lit :
(1.1) Divagation ; (1.2) Lit fixe (entre des levées ou des berges perméables,
en relation avec une nappe) ; (1.3) Lit canalisé (entre des perrés ou des quais, de matériaux
relativement imperméables, cas général des riviÚres urbaines).
(2) Variation verticale du lit (débit et hauteur) :
(2.1) DĂ©bit et hauteur trĂšs variables (crues, Ă©tiages) ; (2.2) DĂ©bit et hauteur variables maĂźtrisĂ©s ; (2.3) DĂ©bit et hauteur constants en descente ; (2.4) DĂ©bit et hauteur constants Ă lâhorizontale :
biefs (entre barrages, Ă©cluses ou moulins 118).
118 Le mot bief est pris dans ce chapitre au sens propre. Mais dans le cas de la BiĂšvre, entiĂšrement canalisĂ©e en plusieurs biefs avec vannes et dĂ©versoirs au cours du XIXe siĂšcle, (3 biefs pour la BiĂšvre Morte, 3 pour la Vive, 2 pour la section commune aval), il a fini par dĂ©signer les derniĂšres sections Ă
142 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
(3) Ăcoulement :
(3.1) Ăcoulement gravitaire sans chutes ; (3.2) Ăcoulement gravitaire avec chutes ; (3.3) Siphon descendant ; (3.4) Siphon ascendant ; (3.5) Relevage.
(4) Ouverture ou couverture :
(4.1) RiviÚre à ciel ouvert ; (4.2) RiviÚre encaissée ; (4.3) RiviÚre couverte à pression atmosphérique ; (4.4) RiviÚre couverte en charge.
Les diffĂ©rentes modalitĂ©s prises par ces facteurs peuvent ĂȘtre Ă©valuĂ©es pour une
section homogĂšne donnĂ©e ou pour lâensemble de la riviĂšre. Pour un mĂȘme
facteur, la riviĂšre sera Ă©videmment dâautant plus naturelle ou vivante dans son
ensemble que les sections les moins naturelles ou les moins vivantes seront plus
courtes. Ainsi, des sections couvertes courtes ne modifient guÚre la biodiversité,
mais si elles sont longues, elles diminuent lâoxygĂ©nation, donc la biodiversitĂ©.
Bien quâils nâaient quâune valeur qualitative, ces tableaux indiquent des tendances :
ils montrent que pour les facteurs étudiés, le caractÚre naturel et le caractÚre
vivant dâune riviĂšre vont, comme on peut sây attendre, globalement dans le mĂȘme
sens â si du moins on Ă©tend la dĂ©finition du naturel aux milieux reconstituĂ©s par
lâhomme Ă la ressemblance de milieux vraiment naturels.
LâintĂ©rĂȘt de ces tableaux ne rĂ©side bien sĂ»r pas dans cette constatation attendue. Il
est de montrer, si lâon regarde de plus prĂšs, des modalitĂ©s trĂšs artificielles qui ne
sont pas totalement inertes (1.3, lit canalisé, et 2.4, riviÚre en biefs). Il semble
donc un peu plus aisĂ© de rĂ©aliser une riviĂšre vivante quâune riviĂšre naturelle. Cela
est particuliÚrement vrai dans un environnement urbain, forcément assez artificiel,
mais oĂč lâon peut espĂ©rer introduire une certaine biodiversitĂ©.
lâair libre au dĂ©but du XXe siĂšcle. Cf. Service technique des eaux et de lâassainissement de la Direction administrative des travaux de Paris, MĂ©moire sur les modifications apportĂ©es au rĂ©gime de la BiĂšvre intra et extra muros depuis 1840, Imprimerie et librairie centrales des chemins de fer (Paris), 1902, p. 10.
P.-M. TRICAUD, 2010 143
TABLEAU 2. FACTEURS INFLUANT SUR LE CARACTĂRE NATUREL ET SUR LE CARACTĂRE VIVANT
Ce tableau classe, pour chacun des quatre facteurs (variation latĂ©rale du lit, variation verticale du lit, Ă©coulement, ouverture ou couverture), ses modalitĂ©s dans lâordre du plus au moins naturel (câest-Ă -dire, ici, du plus au moins frĂ©quent en lâabsence dâintervention humaine, cf. 2e colonne), et du plus au moins vivant (3e colonne, en prenant la biodiversitĂ© intrinsĂšque comme indicateur principal et en tenant compte, le cas Ă©chĂ©ant, de la prĂ©sence dâespĂšces rares). Une modulation un peu plus fine du classement est introduite, qui reste toutefois qualitative, en indiquant si le caractĂšre (naturel ou artificiel, vivant ou inerte) est trĂšs ou moins marquĂ©. Cette modulation est marquĂ©e par le signe « + + », le signe « + » ou la mention « intermĂ©diaire », ainsi que par 5 couleurs : ïżœ ïżœ ïżœ ïżœ ïżœ
1 Variation latérale du lit
Modalité Du + naturel (fréquent dans la nature) au + artificiel
Du + vivant (biodiversité) au + inerte
1.1 Divagation ïżœ + + naturel ïżœ + + vivant (milieux trĂšs variĂ©s, notamment zones humides)
1.2 Lit fixe (levĂ©es, bergesâŠ) ïżœ intermĂ©diaire ïżœ intermĂ©diaire
1.3 Lit canalisĂ© (perrĂ©s, quaisâŠ)
ïżœ + artificiel ïżœ + inerte (peut cependant abriter une vie aquatique importante)
2 Variation verticale du lit (débit et hauteur)
Modalité Du + naturel (fréquent dans la nature) au + artificiel
Du + vivant (biodiversité) au + inerte
2.1 DĂ©bit et hauteur trĂšs variables (crues, Ă©tiagesâŠ)
ïżœ + naturel ïżœ + vivant (mais des crues et Ă©tiages particuliĂšrement forts peuvent diminuer la biodiversitĂ©)
2.2 Débit et hauteur variables maßtrisés
ïżœ intermĂ©diaire ïżœ + vivant
2.3 DĂ©bit et hauteur constants en descente
ïżœ + artificiel ïżœ intermĂ©diaire
2.4 DĂ©bit et hauteur constants Ă lâhorizontale (biefs)
ïżœ + + artificiel ïżœ + inerte
3 Ăcoulement
Modalité Du + naturel (fréquent dans la nature) au + artificiel
Du + vivant (biodiversité) au + inerte
3.1 Gravitaire sans chutes
ïżœ + + naturel (le + frĂ©quent) ïżœ + + vivant (continuitĂ© biologique)
3.2 Gravitaire avec chutes ïżœ + naturel ïżœ + vivant (remontĂ©e cependant difficile de certaines espĂšces)
3.3 Siphon descendant ïżœ intermĂ©diaire (peut se rencontrer en milieu karstique)
ïżœ + inerte (manque dâoxygĂšne)
3.4 Siphon ascendant ïżœ + artificiel (se rencontre rarement dans la nature, car doit ĂȘtre amorcĂ© et nĂ©cessite une Ă©tanchĂ©itĂ© parfaite pour ne pas se dĂ©samorcer)
ïżœ + inerte (manque dâoxygĂšne)
3.5 Relevage ïżœ + + artificiel ïżœ + + inerte (franchissement trĂšs difficile par les espĂšces macroscopiques)
4 Ouverture ou couverture
Modalité Du + naturel (fréquent dans la nature) au + artificiel
Du + vivant (biodiversité) au + inerte
4.1 Ă ciel ouvert ïżœ + + naturel (le + frĂ©quent) ïżœ + + vivant (lumiĂšre, oxygĂšne)
4.2 Encaissée
ïżœ + naturel (gorges, canyons) ïżœ + vivant (espĂšces moins nombreuses, mais certaines rares)
4.3 Couverte à pression atmosphérique
ïżœ intermĂ©diaire (grottes, mais plus souvent origine artificielle)
ïżœ intermĂ©diaire (faible biodiversitĂ© mais espĂšces rares dans les grottes)
4.4 Couverte en charge
ïżœ + artificielle (sauf siphons naturels)
ïżœ + inerte (manque dâoxygĂšne)
144 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Quelles caractéristiques réalisables peut-on proposer pour une riviÚre urbaine vivante ?
Une fois définis les différents facteurs de variation et leurs modalités évaluées par
rapport au caractĂšre naturel ou vivant dâune riviĂšre, il sâagit de voir quelles
modalités assurant le caractÚre le plus naturel et le plus vivant possible sont
acceptables et réalisables.
Les quatre facteurs étudiés sont examinés ici successivement. La compatibilité
entre les modalités prises par les différents facteurs est également envisagée :
â Les modalitĂ©s les plus naturelles ou vivantes dâun facteur sont bien sĂ»r
compatibles avec les modalitĂ©s les plus naturelles ou vivantes dâun autre facteur
(divagation, hauteur trĂšs variable, Ă©coulement gravitaire, parcours Ă ciel ouvert) ;
â De mĂȘme, les modalitĂ©s les moins naturelles ou vivantes dâun facteur sont
bien sĂ»r compatibles avec les modalitĂ©s les moins naturelles ou vivantes dâun
autre facteur (lit canalisé, débit et hauteur constants, écoulement en siphon ou
relevé, en charge) ;
â Les modalitĂ©s intermĂ©diaires dâun facteur sont compatibles avec les modalitĂ©s
intermédiaires des autres facteurs ;
â Les incompatibilitĂ©s se situent entre les modalitĂ©s extrĂȘmes opposĂ©es : les
plus naturelles ou vivantes pour un facteur avec les moins naturelles ou vivantes
pour un autre (p. ex. divagation incompatible avec couverture).
(1) Variation latérale du lit : Un lit fixe ou canalisé
Il nâest Ă©videmment pas possible de laisser divaguer le lit. Il sâagit mĂȘme, en
dehors des parcs, dâune riviĂšre urbaine, coulant entre des quais minĂ©raux. Cela
nâempĂȘche pas, au pied de ces quais, par endroits, des hauts fonds et des Ăźlots
permettant lâinstallation dâune vĂ©gĂ©tation et dâune vie animale variĂ©es, comme
dans dâautres petites riviĂšres urbaines.
(2) Variation verticale du lit : Un débit et une hauteur variables maßtrisés
On ne peut certes admettre de crues, ni mĂȘme dâĂ©tiages trop bas. On peut
cependant admettre un dĂ©bit et une hauteur variables maĂźtrisĂ©s, ce qui est tout Ă
P.-M. TRICAUD, 2010 145
fait compatible avec lâencaissement rendu nĂ©cessaire par le respect de
lâĂ©coulement gravitaire (cf. § 3 infra) dans un terrain dont le niveau a Ă©tĂ© relevĂ©.
(3) Ăcoulement : Un Ă©coulement gravitaire
LâĂ©coulement gravitaire (sans ou avec chutes), seule modalitĂ© existant dans la
nature, est essentiel pour assurer la continuité biologique. Il peut impliquer des
variations de niveau par rapport Ă lâĂ©tat ancien. Mais on a aujourdâhui plus de
latitude sur le profil en long quâĂ lâĂ©poque oĂč lâassainissement nĂ©cessitait une
vitesse importante. Si lâeau est propre, la vitesse nâest plus nĂ©cessaire. On peut
donc avoir une trĂšs faible pente.
Il sâagit donc dâĂ©viter au maximum dâavoir Ă relever les eaux par pompage.
Localement, on peut admettre un siphon descendant (un siphon ascendant
risquant de se dĂ©samorcer sâil nây a pas de pompage).
(4) Ouverture ou couverture : Un parcours Ă ciel ouvert ou couvert sans pression
Il faut bien sĂ»r privilĂ©gier la riviĂšre Ă ciel ouvert, mais dans la mesure oĂč cela est
compatible avec lâĂ©coulement gravitaire. Or dans le contexte particulier de la
BiÚvre à Paris, avec un terrain dont le niveau a été relevé, une riviÚre qui coule
partout Ă ciel ouvert non encaissĂ©e nĂ©cessiterait soit dâĂ©normes terrassements, soit
un relevage, modalitĂ© que lâon sâefforce dâĂ©carter. On admettra donc un parcours
par endroits encaissé et par endroits souterrain, dans une galerie suffisamment
large pour que la riviĂšre coule sous une lame dâair.
Modalités retenues et leur compatibilité
En résumé, les modalités retenues pour une riviÚre la plus naturelle et la plus
vivante possible, dans les limites de ce qui est réalisable, sont :
â Un lit fixe ou canalisĂ© ;
â Un dĂ©bit et une hauteur variables maĂźtrisĂ©s ;
â Un Ă©coulement gravitaire (localement avec chutes si nĂ©cessaire) ;
â Un parcours Ă ciel ouvert ou couvert sans pression.
146 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Le tableau ci-dessous montre que ces modalités sont compatibles entre elles. Elles
peuvent ensemble constituer les critĂšres pour la rĂ©alisation dâune BiĂšvre aussi
naturelle et vivante que possible.
TABLEAU 3. CARACTĂRE NATUREL DâUNE RIVIĂRE : COMPATIBILITĂ ENTRE LES CRITĂRES
Sont comparées ici, deux à deux, toutes les modalités prises par les facteurs influant sur le caractÚre naturel, listés page 141. Le principe en est le suivant :
Soit un facteur A en ligne (p. ex. A = 1, Variation latĂ©rale du lit) avec une modalitĂ© i (p. ex. i = 1, Divagation) et un facteur B en colonne (p. ex. B = 2, Hauteur du lit) avec une modalitĂ© j (p. ex. j = 1, TrĂšs variable), la question posĂ©e est : « Si A.i est rĂ©alisĂ©, B.j peut-il ĂȘtre rĂ©alisĂ© ? » (p. ex : si la variation latĂ©rale du lit est une divagation complĂšte [A.i = 1.1], peut-on avoir une hauteur trĂšs variable [B.j = 2.1] ? »). Si la rĂ©ponse est positive, la case correspondante du tableau contient le signe + , sinon le signe â .
Le tableau a Ă©tĂ© rempli complĂštement, de part et dâautre de la diagonale principale, car on ne pouvait pas savoir a priori, si lorsque A.i implique B.j, alors rĂ©ciproquement B.j implique A.i. En Ă©tudiant chaque couple de modalitĂ©s, il apparaĂźt que la rĂ©ciproque est toujours vraie : le tableau est donc symĂ©trique par rapport Ă la diagonale.
1. Vo latĂ©rale 2. Variation verticale 3. Ăcoulement 4. Ouverture
B
1 D
ivag
atio
n
2 L
it fix
e
3 L
it ca
nalis
Ă©
1 T
rĂšs
vari
able
2 M
aĂźtr
isée
3 C
onst
ante
4 B
iefs
1 G
ravi
tair
e
2 G
r. +
chu
tes
3 Si
phon
des
c.
4 Si
phon
asc
.
5 R
elev
age
1 Ă
cie
l ouv
ert
2 E
ncai
ssée
3 C
ouve
rte
4 E
n ch
arge
A
1. V
o la
téra
le 1 Divagation + â â â + + â â â + â â â
2 Lit fixe + + + + + + â â â + + â â
3 Lit canalisé + + + + + + + + + + + + +
2. V
aria
tion
vert
ical
e
1 TrĂšs variable + + + + + â â â + + â â
2 MaĂźtrisĂ©e â + + + + â â â + + + â
3 Constante â + + + + + + + + + + +
4 Biefs â + + â + â â â + + + â
3. Ă
coul
emen
t
1 Gravitaire + + + + + + â + + + +
2 Gr. + chutes + + + + + + + + + + â
3 Siphon desc. â â + â â + â â â â +
4 Siphon asc. â â + â â + â â â â +
5 Relevage â â + â â + â â â â +
4. O
uver
ture
1 Ă ciel ouvert + + + + + + + + + â â â
2 EncaissĂ©e â + + + + + + + + â â â
3 Couverte â â + â + + + + + â â â
4 En charge â â + â â + â + â + + +
P.-M. TRICAUD, 2010 147
Conclusions sur la compatibilité entre les critÚres
â Les diffĂ©rentes modalitĂ©s dâun mĂȘme facteur sont par dĂ©finition incompatibles entre elles.
â Pour la variation latĂ©rale (1), la divagation (1.1) nâest compatible quâavec les modalitĂ©s les plus naturelles des autres facteurs : une hauteur trĂšs variable (2.1), un Ă©coulement gravitaire (3.1) ou gravitaire avec chutes (3.2) et une riviĂšre Ă ciel ouvert (4.1).
â Pour la variation verticale (2), la hauteur trĂšs variable (2.1) est compatible avec toutes les modalitĂ©s de variation latĂ©rale (1), mais seulement avec les modalitĂ©s les plus naturelles dâĂ©coulement (3.1, gravitaire et 3.2, gravitaire avec chutes) et dâouverture (4.1, Ă ciel ouvert, et 4.2, encaissĂ©e).
â Pour lâĂ©coulement (3), le gravitaire (3.1) est compatible avec toutes les modalitĂ©s des autres facteurs (sauf les biefs, 2.4, qui imposent un Ă©coulement gravitaire avec chutes, 3.2) ; de mĂȘme, lâĂ©coulement gravitaire avec chutes (3.2), qui nâest incompatible quâavec une riviĂšre en charge (4.4) ; en revanche, les modalitĂ©s les moins naturelles dâĂ©coulement, siphons (3.3 et 3.4) et relevage (3.5), imposent les modalitĂ©s les moins naturelles des autres facteurs : un lit canalisĂ© (1.3), une hauteur constante (2.3) et une riviĂšre en charge (4.4).
â Pour lâouverture ou la couverture (4), les modalitĂ©s les plus naturelles (4.1 et 4.2) sont compatibles avec toutes les modalitĂ©s de variation latĂ©rale (1) et verticale (2) (Ă lâexception de lâincompatibilitĂ© entre lâencaissement, 4.2, et la divagation latĂ©rale, 1.1) ; elles ne sont compatibles quâavec les modalitĂ©s les plus naturelles dâĂ©coulement (3.1, gravitaire, et 3.2, gravitaire avec chutes) ; la modalitĂ© « couverte » (4.3) est un peu plus contraignante, puisquâelle est aussi incompatible avec le lit fixe (1.2) et la hauteur trĂšs variable (2.1) ; quant Ă la modalitĂ© la moins naturelle, « en charge » (4.4), elle nâest compatible quâavec les modalitĂ©s les moins naturelles des autres facteurs : lit canalisĂ© (1.3), hauteur constante (2.3), Ă©coulement par siphon ou relevage (3.3, 3.4 ou 3.5).
â On a en gĂ©nĂ©ral la meilleure compatibilitĂ© des modalitĂ©s les plus naturelles entre elles et des moins naturelles entre elles ; mais les modalitĂ©s les plus naturelles de chaque facteur sont les moins contraignantes vis-Ă -vis des autres facteurs, sauf pour la variation latĂ©rale, oĂč la divagation impose les modalitĂ©s les plus naturelles aux autres facteurs.
148 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
4.3 RiviĂšre historique ou riviĂšre authentique ?
Lâautre principale demande sâexprime en termes tantĂŽt de retour Ă un Ă©tat
dâorigine, tantĂŽt dâauthenticitĂ©. De mĂȘme que le naturel est confondu avec le
vivant, lâauthenticitĂ© est confondue avec le retour Ă lâĂ©tat dâorigine, quâil
conviendrait mieux dâappeler historicitĂ©. Nous avons vu que le caractĂšre naturel et
le caractĂšre vivant, bien que distincts, vont dans lâensemble dans le mĂȘme sens.
Nous allons voir que la relation entre lâhistoricitĂ© et lâauthenticitĂ© est beaucoup
moins Ă©vidente.
Quâest-ce qui est historique ? Quâest-ce qui est authentique ?
Comme on lâa vu plus haut (AuthenticitĂ©, intĂ©gritĂ© et identitĂ©, p. 58), la question de
lâauthenticitĂ© est toujours soulevĂ©e Ă propos dâune restauration. Le projet de
restauration de la BiĂšvre nâĂ©chappe pas Ă cette rĂšgle. Il est par exemple question,
dans un document de la Ville de Paris, « dâassurer un minimum dâauthenticitĂ© Ă
lâopĂ©ration » 119.
Le respect de lâauthenticitĂ© nâest pas le retour Ă un Ă©tat dâorigine, impossible Ă
Ă©tablir pour un Ă©lĂ©ment de paysage, tel quâune riviĂšre. Selon la dĂ©finition donnĂ©e
ci-dessus de lâauthenticitĂ© (pp. 59 sq.), câest plutĂŽt celui de lâidentitĂ© ou tout au
moins la sincérité quant au respect ou non de cette identité. Il est généralement
reconnu que lâidentitĂ© dâune riviĂšre â au moins son nom et sa qualitĂ© de riviĂšre â
est prĂ©servĂ©e par une Ă©volution progressive qui peut lâamener loin de son Ă©tat
historique : par exemple la Seine Ă Paris, le RhĂŽne et la SaĂŽne Ă Lyon, passĂ©s dâun
lit divagant (Ă©tat 1.1 ci-dessus) avant lâurbanisation Ă un lit fixe (Ă©tat 1.2), puis,
entre le XVIIe et le XIXe siÚcle, à un lit canalisé entre des quais (état 1.3). Pour un
monument ou un paysage, la question est plus complexe que pour un simple
élément de géographie (elle est donc plus complexe pour la BiÚvre en tant que
paysage que pour la BiĂšvre en tant quâĂ©lĂ©ment de gĂ©ographie).
119 SAP (Section de lâAssainissement de Paris), RĂ©ouverture de la BiĂšvre parisienne, Examen de faisabilitĂ©, Mairie de Paris, Direction de la Protection de lâEnvironnement, mars 2000, 31 pages.
P.-M. TRICAUD, 2010 149
Dans ces conditions, il y a deux façons â et deux seulement â de respecter la
sincérité dans une restauration de la BiÚvre :
â soit en respectant son identitĂ© de riviĂšre et de BiĂšvre,
â soit en admettant de ne plus donner Ă lâobjet altĂ©rĂ© son nom propre (la
BiĂšvre), voire son nom commun (une riviĂšre).
Et la question de lâidentitĂ© pourrait se formuler ainsi :
â quâest ce qui permet de donner le nom propre de BiĂšvre Ă un Ă©coulement
dâeau ?
â plus gĂ©nĂ©ralement, quâest ce qui permet de lui donner le nom commun de
riviĂšre ?
Si le caractĂšre historique et le caractĂšre authentique ne sont pas la mĂȘme chose,
câest donc bien ce dernier qui nous semble Ă privilĂ©gier, en rĂ©alisant un
amĂ©nagement qui ne sera pas la BiĂšvre dâautrefois, mais qui pourra lĂ©gitimement
sâappeler riviĂšre et BiĂšvre â ou bien, si lâon nây parvient pas, en ne prĂ©tendant pas
donner ces noms Ă lâamĂ©nagement rĂ©alisĂ©.
Le chapitre suivant examine quels facteurs font quâune riviĂšre restaurĂ©e est plus
ou moins historique dâune part, plus ou moins authentique dâautre part, afin de
voir jusquâoĂč ces deux caractĂšres sont corrĂ©lĂ©s, et quelles modalitĂ©s peuvent ĂȘtre
proposées pour une riviÚre la plus authentique possible (et la plus historique dans
la mesure oĂč cela ira dans le mĂȘme sens).
Quâest-ce qui fait quâune riviĂšre restaurĂ©e est historique ? Quâest-ce qui fait quâelle est authentique ?
Les facteurs qui favorisent dâune part lâhistoricitĂ© et dâautre part lâauthenticitĂ© de
la restauration dâune riviĂšre ne sont pas du mĂȘme ordre que ceux qui favorisent
son caractĂšre naturel ou vivant. En effet, alors que le caractĂšre naturel ou vivant
sâapplique Ă un objet (site, milieu, etc.) et peut sâapprĂ©cier en un endroit donnĂ© et
Ă un moment donnĂ©, lâhistoricitĂ© et lâauthenticitĂ© sâappliquent Ă une action exercĂ©e
sur cet objet et introduisent des dimensions plus vastes : dâune part lâĂ©volution au
cours du temps, dâautre part lâensemble du cours de la riviĂšre, de sa vallĂ©e et de
son bassin versant. Les principaux de ces facteurs sont les suivants :
150 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
(1) Ăvolution historique du tracĂ© ;
(2) Ăvolution historique de la cote dâaltitude ;
(3) Continuité spatiale du tracé ;
(4) Origine des eaux ;
(5) Renouvellement de lâeau.
Ces facteurs peuvent prendre les modalités suivantes :
(1) Ăvolution historique du tracĂ© :
(1.1) TracĂ© dâorigine (ici, celui de la BiĂšvre juste avant la couverture, soit au milieu du XIXe siĂšcle) ;
(1.2) Tracé modifié proche (dans vallée) ;
(1.3) Tracé modifié éloigné (hors vallée) ;
(2) Ăvolution historique de la cote dâaltitude :
(2.1) Cote dâorigine (ici aussi, juste avant la couverture, soit au milieu du XIXe siĂšcle) ;
(2.2) Cote modifiée.
(3) Continuité spatiale du tracé :
(3.1) Tracé continu ;
(3.2) Tracé interrompu (tronçons séparés par des canalisations sous pression).
(4) Origine des eaux :
(4.1) Eaux pluviales de lâensemble du bassin versant ;
(4.2) Eaux pluviales dâune partie du bassin versant (p. ex. soit un sous-bassin plus Ă lâamont, soit Ă lâinverse les abords immĂ©diats) ;
(4.3) Autre réseau (eau potable, etc.) ;
(4.4) Circuit fermé.
(5) Renouvellement de lâeau :
(5.1) Circuit ouvert ;
(5.2) Circuit fermĂ© rĂ©alimentĂ© (soit une partie de lâeau recyclĂ©e, une partie dâorigine extĂ©rieure) ;
(5.3) Circuit complÚtement fermé (eau entiÚrement recyclée).
P.-M. TRICAUD, 2010 151
Dâune maniĂšre analogue aux facteurs influant sur le caractĂšre naturel et sur le
caractĂšre vivant, les tableaux ci-dessus classent, pour chacun de ces quatre
facteurs, ses modalitĂ©s dans lâordre du plus au moins historique (câest-Ă -dire du
plus au moins proche de lâĂ©tat dâorigine, cf. 2e colonne), et du plus au moins
authentique (câest-Ă -dire du plus au moins proche de ce quâon peut appeler la
BiĂšvre, ou au moins une riviĂšre, cf. 3e colonne).
Comme les tableaux concernant le caractĂšre naturel ou vivant, ceux-ci montrent
que le caractĂšre historique et le caractĂšre authentique vont globalement dans le
mĂȘme sens, et â ce qui est plus intĂ©ressant â, que le deuxiĂšme caractĂšre est plus
facile Ă rĂ©aliser que le premier. De mĂȘme que le caractĂšre vivant est moins
contraignant que le caractĂšre naturel, de mĂȘme le caractĂšre authentique lâest
moins que le caractĂšre historique, et dans une mesure encore plus large : on peut
en effet considérer comme parfaitement authentique une riviÚre recréée dans sa
vallĂ©e selon un tracĂ© et une cote entiĂšrement nouveaux, qui nâa donc rien
dâhistorique ; on pourra lâappeler riviĂšre, on pourra mĂȘme lâappeler BiĂšvre,
toujours si lâon ne prĂ©tend pas quâil sâagit de la BiĂšvre dâorigine.
152 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
TABLEAU 4. FACTEURS INFLUANT SUR LâHISTORICITĂ ET SUR LâAUTHENTICITĂ
1 Ăvolution historique du tracĂ©
Modalité Est-on proche de la BiÚvre historique ?
Peut-on parler dâune authentique restauration de la BiĂšvre ?
1.1 TracĂ© dâorigine ïżœ Oui ïżœ Oui
1.2 TracĂ© modifiĂ© proche (dans vallĂ©e) ïżœ Plus ou moins ïżœ Oui
1.3 TracĂ© modifiĂ© Ă©loignĂ© (hors vallĂ©e) ïżœ Non ïżœ Difficilement
2 Ăvolution historique de la cote dâaltitude
Modalité Est-on proche de la BiÚvre historique ?
Peut-on parler dâune authentique restauration de la BiĂšvre ?
2.1 Cote dâorigine ïżœ Oui ïżœ Oui
2.2 Cote modifiĂ©e ïżœ Plus ou moins ïżœ Oui
3 Continuité spatiale du tracé
Modalité Est-on proche de la BiÚvre historique ?
Peut-on parler dâune authentique restauration de la BiĂšvre ?
3.1 TracĂ© continu ïżœ Oui ïżœ Oui
3.2 TracĂ© interrompu ïżœ Non ïżœ Non
4 Origine des eaux
Modalité Est-on proche de la BiÚvre historique ?
Peut-on parler dâune authentique restauration de la BiĂšvre ?
4.1 Eaux pluviales de lâensemble du bassin versant ïżœ Oui ïżœ Oui
4.2 Eaux pluviales dâune partie du bassin versant ïżœ Peu ïżœ Oui
4.3 Autre rĂ©seau (eau potable, etc.) ïżœ Non ïżœ Non
4.4 Circuit fermĂ© ïżœ Non ïżœ Non
5 Renouvellement de lâeau
Modalité Est-on proche de la BiÚvre historique ?
Peut-on parler dâune authentique restauration de la BiĂšvre ?
5.1 Circuit ouvert ïżœ Oui ïżœ Oui
5.2 Circuit fermĂ© rĂ©alimentĂ© ïżœ Non ïżœ Non
5.3 Circuit complĂštement fermĂ© ïżœ Non ïżœ Non
P.-M. TRICAUD, 2010 153
Quelles caractéristiques réalisables peut-on proposer pour une riviÚre urbaine authentique ?
De mĂȘme que pour le caractĂšre naturel et le caractĂšre vivant, il sâagit de voir
quelles modalités assurant le caractÚre le plus historique et surtout le plus
authentique possible sont acceptables et réalisables.
Les cinq facteurs étudiés sont examinés ici successivement. La compatibilité entre
les modalités prises par les différents facteurs est également envisagée, et elle
apparaĂźt plus frĂ©quente quâentre les modalitĂ©s des facteurs assurant le caractĂšre
naturel et vivant :
â Les modalitĂ©s les plus historiques ou authentiques dâun facteur sont bien sĂ»r
compatibles avec les modalitĂ©s les plus historiques ou authentiques dâun autre
facteur, puisquâelles ont Ă un moment existĂ© simultanĂ©ment (tracĂ© dâorigine, cote
dâorigine, tracĂ© continu, eaux pluviales de lâensemble du bassin versant, circuit
ouvert) ;
â De mĂȘme, les modalitĂ©s les moins historiques ou authentiques dâun facteur
sont bien sûr compatibles avec les modalités les moins historiques ou
authentiques dâun autre facteur (tracĂ© modifiĂ©, cote modifiĂ©e, tracĂ© interrompu,
circuit fermé) ;
â Entre les facteurs 4 (Origine des eaux) et 5 (Renouvellement de lâeau), les
modalitĂ©s extrĂȘmes opposĂ©es sont incompatibles : les modalitĂ©s les plus
historiques-authentiques pour lâorigine des eaux (eaux pluviales du bassin versant)
imposent les plus historiques-authentiques pour le renouvellement (circuit ouvert
ou rĂ©alimentĂ©) ; la modalitĂ© la moins historique-authentique est la mĂȘme pour les
deux facteurs (circuit fermé) ;
â Mais les modalitĂ©s extrĂȘmes opposĂ©es des autres facteurs ne sont pas
incompatibles entre elles ni avec les facteurs 4 et 5 pris ensemble : on peut par
exemple avoir un tracĂ© dâorigine avec une cote modifiĂ©e, avec un tracĂ©
interrompu, voire un circuit fermé ; ou bien un tracé modifié, continu ou
interrompu, avec les eaux pluviales de lâensemble du bassin versant et un circuit
ouvert.
154 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
(1) Ăvolution historique du tracĂ© : TracĂ© dâorigine ou modifiĂ© Ă proximitĂ©, selon les endroits
LâĂ©volution historique du tracĂ© est lâun des facteurs pour lesquels le respect de
lâauthenticitĂ© est le moins contraignant. En effet, puisque le cours dâune riviĂšre
fluctue considĂ©rablement au cours de lâHistoire (au moins Ă lâintĂ©rieur de son lit
majeur, voire de son fond de vallĂ©e), il nây a pas de raison de privilĂ©gier un tracĂ©
historique plutĂŽt quâun autre (par exemple, entre le bras de Saint-Victor, qui
débouchait rue de BiÚvre du XIIIe au XVIe siÚcle, et le débouché au niveau du pont
dâAusterlitz, avant et aprĂšs cette pĂ©riode). Il nây a pas davantage de raison de
rejeter un tracé différent de tous les tracés historiques.
Il est donc parfaitement lĂ©gitime de rechercher localement un nouveau tracĂ©, sâil
est plus accessible, sâil est plus Ă©conomique (notamment en Ă©vitant les grandes
Ă©paisseurs de remblais), et surtout sâil permet de mieux respecter les autres critĂšres
dâauthenticitĂ© (notamment la continuitĂ© du tracĂ©). Ce tracĂ© sâefforcera cependant
de rester dans la vallĂ©e, sans sâinterdire de couper un mĂ©andre et de traverser pour
cela un sol plus élevé, par un passage encaissé.
(2) Ăvolution historique de la cote dâaltitude : Cote dâorigine ou modifiĂ©e, selon les endroits
Si lâon admet de modifier le tracĂ© dans certaines sections, il ne peut pas y avoir de
cote dâorigine dans les sections concernĂ©es. MĂȘme dans le tracĂ© dâorigine, il nâest
pas indispensable de retrouver le profil dâorigine, pourvu ici aussi que des critĂšres
dâauthenticitĂ© plus dĂ©terminants soient respectĂ©s, surtout la continuitĂ© spatiale,
ainsi que des critĂšres tels que lâĂ©coulement gravitaire, essentiel pour assurer un
caractĂšre naturel, et mĂȘme, on le verra, pour lâauthenticitĂ©. On peut donc avoir
une cote diffĂ©rente de celle dâorigine, notamment plus haute pour limiter le coĂ»t
de creusement, si lâensemble du profil en long reste descendant pour assurer
lâĂ©coulement gravitaire.
(3) ContinuitĂ© spatiale du tracĂ© : TracĂ© continu, mĂȘme Ă travers des sections couvertes
Quel que soit le tracé suivi, la continuité spatiale de ce tracé est une caractéristique
essentielle dâune riviĂšre, nĂ©cessaire Ă son identitĂ©. Si elle nâexiste pas de façon
visible, les mĂȘmes eaux en amont et en aval de lâinterruption ne peuvent plus
porter le mĂȘme nom. MĂȘme les riviĂšres naturelles interrompues par une perte
P.-M. TRICAUD, 2010 155
karstique ne reçoivent pas le mĂȘme nom en amont de la perte et en aval de la
rĂ©surgence (comme dans les Causses du Quercy, oĂč elles portent en amont du
Causse le nom du village oĂč elles se perdent, RiviĂšre dâAssier, RiviĂšre de ThĂ©mines, et
en aval celui du village oĂč elles sourdent, RiviĂšre de Corn, Vers, etc.). Ces riviĂšres
ont en effet été nommées longtemps avant que les recherches spéléologiques
nâĂ©tablissent lâidentitĂ© entre lâamont de la perte et lâaval de la rĂ©surgence.
Les riviĂšres urbaines recouvertes, comme la BiĂšvre en banlieue, la Vilaine Ă
Rennes et bien dâautres, conservent le mĂȘme nom dans la mesure oĂč leur
continuité spatiale est encore perceptible à travers celle du fond de vallée (le
thalweg), et souvent soulignĂ©e par une voirie (parfois mĂȘme, comme Ă Rennes, un
large cours, dont les voies latĂ©rales tĂ©moignent des anciens quais et oĂč la prĂ©sence
de la riviĂšre est Ă©vidente sous le terre-plein). On pouvait encore parler de BiĂšvre
pour les derniers biefs à ciel ouvert, séparés par des canalisations sous pression,
parce quâil y avait encore une continuitĂ© historique. On peut Ă la rigueur parler
encore de BiÚvre pour la remise en eau de tronçons historiques disjoints, en
considĂ©rant quâon rĂ©tablit une continuitĂ© historique (dans ce cas, le tracĂ© et la cote
dâorigine sont nĂ©cessaires, alors quâils ne le sont pas autrement). Mais quand il nây
a plus ni continuitĂ© spatiale ni aucune continuitĂ© historique, il nây a plus dâidentitĂ©
de la riviĂšre.
Il convient dâinsister sur ce point, Ă lâheure oĂč il est question de faire renaĂźtre la
BiĂšvre sous forme de tronçons disjoints, qui nâont en commun quâune eau
transportĂ©e par des canalisations sous pression, comme si la BiĂšvre se rĂ©duisait Ă
de lâeau. Si lâon pouvait rĂ©duire une riviĂšre Ă son eau, il faudrait alors rĂ©Ă©crire nos
manuels de géographie : depuis la construction du barrage de Serre-Ponçon, la
Durance ne se jetterait plus dans le RhĂŽne prĂšs dâAvignon, mais dans lâĂ©tang de
Berre, oĂč la plus grande partie de ses eaux est dĂ©tournĂ©e par le canal EDF ; la
Loire ne passerait plus au pied des chùteaux auxquels elle a donné son nom, elle
ne rejoindrait plus lâocĂ©an Atlantique, mais ne serait plus quâun affluent de
lâArdĂšche, oĂč la majoritĂ© de son dĂ©bit est dĂ©tournĂ© par le barrage de la Palisse, Ă
quelques kilomÚtres de sa source. Et il suffirait de remplacer dans les tronçons
rĂ©ouverts lâeau de BiĂšvre par de lâeau de Seine ou de lâOurcq pour que ces
tronçons deviennent des bras de la Seine ou de lâOurcq.
Si lâon peut encore appeler Durance le cours dâeau qui passe prĂšs dâAvignon et
Loire celui qui baigne la Touraine et lâAnjou, et si lâon ne peut pas appeler Ourcq
156 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
un tronçon de BiĂšvre alimentĂ© en eau de lâOurcq, câest quâune riviĂšre est bien plus
que son eau ; câest tout un ensemble, formĂ© par une vallĂ©e, un cours dâeau, son lit
et ses berges, caractĂ©risĂ© par sa continuitĂ© dans lâespace (notamment biologique),
lisible par delà les passages en souterrain, et par sa continuité dans le temps, lisible
par delĂ les dĂ©rivations et lâenfouissement.
Tout projet de crĂ©ation de cours dâeau est lĂ©gitime, mais dans les limites de la
dĂ©finition de lâauthenticitĂ© donnĂ©e plus haut (pp. 59 sq. dans le cas gĂ©nĂ©ral et
p. 148 pour une riviĂšre) â comme Ă©tant la conformitĂ© entre ce quâon voit et ce qui
est annoncĂ©. Si lâon rĂ©alise un Ă©coulement alimentĂ© en eau de BiĂšvre, mais
discontinu dans lâespace et dans le temps, il faudra alors renoncer Ă parler de
renaissance de la BiÚvre. Si un tel aménagement est conçu comme la premiÚre
Ă©tape dâun projet qui assure Ă terme un tracĂ© continu, on pourra cependant parler
au moins de prĂ©figuration dâune future renaissance.
(4) Origine des eaux : Eaux pluviales dâune partie du bassin versant
Lâorigine de lâeau dans le bassin versant, au moins dans une partie de celui-ci, est
reconnue comme lâun des caractĂšres de base de son identitĂ©. MĂȘme les projets qui
rĂ©duisent la BiĂšvre Ă son eau respectent au moins ce critĂšre, puisque lâeau
provient dans ce cas du bassin versant Ă lâamont dâAntony, non urbanisĂ©. Un
Ă©coulement dont lâeau provient dâun autre circuit (eau de Seine, de lâOurcq ou
potable), a fortiori un circuit fermé, ne peut prétendre au nom de BiÚvre.
Lâeau peut aussi provenir dâautres sous-bassins versants que celui de lâamont, par
exemple du ruissellement des espaces traversés. Déjà , les eaux pluviales reçues par
les espaces verts sâinfiltrent en partie et rejoignent des nappes, qui pourraient ĂȘtre
mises en relation avec la riviÚre réouverte. Le rétablissement du ruissellement
dans la BiĂšvre de surfaces aujourdâhui urbanisĂ©es ne peut pas ĂȘtre entiĂšrement
rĂ©alisĂ© car il risquerait dâengendrer une importante pollution, mais certaines
dispositions en ce sens peuvent ĂȘtre prises localement :
â rĂ©cupĂ©ration des eaux de ruissellement des toitures, avec stockage en bassins
ou en citernes ;
â Ă©puration dâeaux de ruissellement des chaussĂ©es par des lagunes situĂ©es dans
des espaces verts, ou par le sol.
P.-M. TRICAUD, 2010 157
Le sol joue Ă cet Ă©gard un rĂŽle important, Ă la fois pour le stockage et pour
lâĂ©puration. Et si lâon veut ĂȘtre encore plus conforme Ă ce quâest presque toujours
une riviĂšre, la rĂ©cupĂ©ration des eaux pluviales doit se faire par lâintermĂ©diaire
dâune infiltration dans le sol et de la reconstitution dâune nappe qui rĂ©gularise la
restitution de lâeau Ă la riviĂšre.
(5) Renouvellement de lâeau : Circuit ouvert
La modalitĂ© extrĂȘme du renouvellement de lâeau est la mĂȘme que celle du facteur
prĂ©cĂ©dent (origine des eaux) : câest le circuit entiĂšrement fermĂ©, que le respect de
lâauthenticitĂ© conduit Ă rejeter. MĂȘme les solutions intermĂ©diaires, oĂč lâeau est
partiellement dâorigine extĂ©rieure et partiellement recyclĂ©e, ne sont pas conformes
Ă ce que lâon attend dâune riviĂšre. On retiendra donc le principe dâun Ă©coulement
en circuit entiĂšrement ouvert, sans recyclage de lâeau.
LâĂ©coulement en circuit ouvert pose des problĂšmes pratiques si lâeau issue dâune
section Ă ciel ouvert doit ĂȘtre reprise dans une canalisation Ă©troite, qui risque
dâĂȘtre bouchĂ©e par les Ă©lĂ©ments flottants ou les dĂ©pĂŽts. Mais si lâon Ă©carte la
solution dâun tracĂ© interrompu par des passages en canalisations sous pression,
qui ne respecte pas lâauthenticitĂ©, alors ce problĂšme pratique ne se pose plus.
Modalités retenues et leur compatibilité
En résumé, les modalités retenues pour une riviÚre la plus authentique possible,
mais réalisable, sont :
â Un tracĂ© correspondant principalement Ă celui dâorigine, mais localement
dévié si nécessaire ;
â Une cote dâaltitude correspondant autant que possible Ă celle dâorigine dans
le tracĂ© dâorigine, sans que ce critĂšre soit dĂ©terminant ;
â Un tracĂ© continu, localement Ă travers des sections couvertes larges ;
â Une eau provenant des eaux pluviales dâune partie du bassin versant (amont
dâAntony, et, localement et moyennant Ă©puration, des abords immĂ©diats ou
dâautres sous-bassins versants urbains) ;
â Un Ă©coulement en circuit entiĂšrement ouvert.
158 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Ces modalitĂ©s sont compatibles entre elles, les deux premiĂšres parce quâelles sont
peu contraignantes, les trois autres parce quâelles sont liĂ©es entre elles. Lâensemble
peut donc constituer les critĂšres pour la rĂ©alisation dâune BiĂšvre aussi authentique
que possible.
Relation entre le caractĂšre naturel-vivant et le caractĂšre historique-authentique
Le caractĂšre plus ou moins naturel ou vivant dâune riviĂšre a Ă©tĂ© analysĂ© en faisant
varier les facteurs qui ont le plus dâinfluence sur lui ; de mĂȘme, le caractĂšre plus
ou moins historique ou authentique a Ă©tĂ© analysĂ© avec dâautres facteurs
spécifiques. Examinons à présent si ces deux séries de facteurs sont liées ou
indépendantes.
Les facteurs qui ont une influence sur le caractĂšre historique ou
authentique en ont plus ou moins sur le caractĂšre naturel et vivant :
â LâĂ©volution historique de la cote dâaltitude a peu dâinfluence ;
â Celle du tracĂ© a peu dâinfluence Ă©galement tant quâon reste dans la vallĂ©e (un
nouveau tracĂ© hors vallĂ©e est peu naturel, mais il nâest cependant pas
incompatible avec une riviĂšre vivante) ;
â La continuitĂ© spatiale du tracĂ© est une condition de certains facteurs de
caractĂšre naturel et vivant ; elle est notamment indispensable Ă lâĂ©coulement
gravitaire, Ă moins dâune forte dĂ©nivellation, car les canalisations sous pression
entre sections restaurées entraßnent des pertes de charge qui nécessitent un
relevage ;
â Les deux derniers facteurs ont une influence sur le caractĂšre naturel et
vivant : le circuit fermé, qui est leur modalité la moins historique commune, est
peu naturel et peu favorable Ă la vie, car il ne permet pas les Ă©changes
biologiques ; cependant, la modalitĂ© la plus historique pour lâorigine des eaux
(lâensemble du bassin versant), si elle reste la plus naturelle, nâest pas la plus
favorable Ă la vie si ces eaux arrivent polluĂ©es, comme câest le cas en milieu
urbain.
Inversement, les facteurs qui ont une influence sur le caractĂšre naturel ou
vivant en ont sur le caractĂšre historique ou authentique. Pour ce qui est de
P.-M. TRICAUD, 2010 159
lâhistoricitĂ©, dans la mesure oĂč la BiĂšvre Ă©tait naturelle Ă lâorigine, les modalitĂ©s les
plus naturelles sont les plus historiques : par exemple, lâĂ©coulement Ă ciel ouvert
correspond Ă lâĂ©tat de la BiĂšvre jusquâĂ la fin du XIXe siĂšcle ; le lit fixe non canalisĂ©
Ă son Ă©tat jusque vers 1840 ; la divagation Ă son Ă©tat au Moyen-Ăge.
Quant Ă lâauthenticitĂ©, dans la mesure oĂč une riviĂšre est un objet essentiellement
naturel, un aménagement doit, pour mériter le nom de riviÚre, avoir un caractÚre
suffisamment naturel. Certains facteurs influant sur le caractĂšre naturel ou vivant
ont plus dâimportance que dâautres Ă cet Ă©gard. Les facteurs immĂ©diatement
visibles, qui peuvent sâapprĂ©cier localement, tels que la variation latĂ©rale du lit, ne
posent pas de problĂšme dâauthenticitĂ© ; ainsi, une riviĂšre canalisĂ©e et en biefs est
encore considérée comme une riviÚre. En revanche, les facteurs qui concernent
lâensemble du cours, y compris des sections non visibles, sont sujets Ă la question
de lâauthenticitĂ©, car ils peuvent prĂ©senter ou non un dĂ©calage entre lâapparence et
la rĂ©alitĂ© ; câest notamment vrai pour le mode dâĂ©coulement, car personne
nâimagine une vraie riviĂšre coulant autrement que gravitairement (Ă©ventuellement
avec chutes, exceptionnellement avec siphon), et personne nâimagine en voyant
couler naturellement une section de riviĂšre que dâautres sections de la mĂȘme
riviĂšre passent Ă travers des canalisations sous pression (passages couverts en
charge) ou des pompes. On peut mĂȘme considĂ©rer quâun amĂ©nagement
dâapparence naturelle sur une section, alors que le reste du cours prĂ©sente des
passages en charge ou des relevages, est la configuration qui respecte le moins
lâauthenticitĂ© : en effet, un tel amĂ©nagement visible laisse Ă penser quâil sâagit
dâune vĂ©ritable riviĂšre, avec un Ă©coulement gravitaire, alors quâil nâen est rien. Il
sâagit dâun faux, dans sa forme la plus condamnĂ©e par tous les thĂ©oriciens de
lâauthenticitĂ©, de Ruskin Ă Brandi : le faux trompeur, plus grave que le faux
grossier. Une riviÚre canalisée coulant gravitairement est donc plus authentique
quâune riviĂšre dâapparence naturelle issue dâun relevage.
En conclusion, on peut trouver de bonnes raisons de faire une riviĂšre dâun
caractĂšre artificiel ou qui ne correspond pas Ă lâHistoire. En revanche, le public
admettra difficilement que la nouvelle riviĂšre soit inerte et que lâon parle de
restauration de la BiĂšvre si les critĂšres dâauthenticitĂ© ne sont pas respectĂ©s. La
biodiversitĂ© et lâauthenticitĂ© doivent donc ĂȘtre les critĂšres les plus importants dans
lâĂ©valuation de tout projet sur la BiĂšvre, et elles seront assurĂ©es par les mĂȘmes
160 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
modalités : un écoulement gravitaire, une continuité de ses caractéristiques, une
relation à sa vallée et à son bassin versant.
4.4 Application des critĂšres Ă la restauration de la BiĂšvre dans Paris
Une vraie riviĂšre, continue et gravitaire
Pour dĂ©finir les modalitĂ©s de rĂ©tablissement respectant le mieux les critĂšres dâune
riviÚre vivante et authentique établis au chapitre précédent, il est utile de passer
dâabord en revue, Ă la lumiĂšre de ces critĂšres, les diffĂ©rentes solutions qui ont pu
ĂȘtre envisagĂ©es pour le rĂ©tablissement de lâĂ©coulement de la BiĂšvre, quâelles soient
encore ou non Ă lâordre du jour (schĂ©mas page suivante).
Solution (1) Ăcoulement en parallĂšle Ă partir de la BiĂšvre
Cette solution, envisagĂ©e au dĂ©part par les services de la Ville de Paris, consiste Ă alimenter les biefs recrĂ©Ă©s en eau de BiĂšvre Ă partir dâune canalisation, dont la capacitĂ© nĂ©cessaire lui permettrait dâĂȘtre suffisamment rĂ©duite (diamĂštre 40 cm) pour passer dans les collecteurs dâeaux existants (de la Colonie et Pascal). Dans cette solution, lâeau nâest pas rĂ©cupĂ©rĂ©e Ă la fin des sections Ă ciel ouvert, car elle est chargĂ©e dâimpuretĂ©s solides qui risqueraient de boucher la canalisation. Elle est Ă©vacuĂ©e dans le rĂ©seau dâassainissement unitaire. Les diffĂ©rents tronçons rĂ©ouverts se retrouvent donc en parallĂšle, et non en sĂ©rie comme dans une riviĂšre naturelle.
Solution (2) Ăcoulement en parallĂšle Ă partir dâun autre rĂ©seau
Cette solution, envisagĂ©e ensuite par les services de la Ville de Paris, allait jusquâau bout de la logique dâune riviĂšre artificielle : Ă partir du moment oĂč il ne sâagit pas dâun Ă©coulement en sĂ©rie comme dans une riviĂšre, on peut aussi bien Ă©viter dâinstaller une nouvelle canalisation et alimenter les biefs recrĂ©Ă©s avec le rĂ©seau dâeau de lâOurcq, existant pour les usages municipaux.
Solution (3) Ăcoulement en sĂ©rie Ă partir de la BiĂšvre, interrompu
Cette solution, proposĂ©e par le projet de lâUnion des Associations « Renaissance de la BiĂšvre » (Ambroise-Rendu et al., 2000) et reprise par le projet de la Ville soumis au concours en 2003, consiste Ă conduire jusquâau confluent lâensemble du dĂ©bit entrant dans Paris. Elle propose comme la solution (1) une conduite de 40 cm Ă lâintĂ©rieur des collecteurs, mais uniquement entre les biefs Ă ciel ouvert recrĂ©Ă©s, puisque chacun de ceux-ci fait passer lâensemble de lâĂ©coulement. Il sâagit donc, Ă la diffĂ©rence des deux premiĂšres solutions, dâun Ă©coulement en sĂ©rie. LâĂ©coulement peut thĂ©oriquement ĂȘtre gravitaire, mais lâĂ©troitesse de la canalisation impose une perte de charge que la dĂ©nivellation ne compense pas : le relevage est donc nĂ©cessaire.
Solution (4) Ăcoulement en sĂ©rie Ă partir de la BiĂšvre, continu
Cette solution suit le mĂȘme schĂ©ma que la prĂ©cĂ©dente, mais en supprimant tout passage par une canalisation : entre les passages Ă ciel ouvert, le plus nombreux possible, les sections souterraines sont suffisamment larges pour ĂȘtre Ă pression atmosphĂ©rique et donc assurer lâĂ©coulement gravitaire sans perte de charge ainsi que la continuitĂ© biologique.
P.-M. TRICAUD, 2010 161
SCHĂMAS COMPARATIFS DES DIFFĂRENTES SOLUTIONS POSSIBLES DE RESTAURATION DE LA BIĂVRE DANS PARIS
1) Ăcoulement en parallĂšle Ă partir de la BiĂšvre
2) Ăcoulement en parallĂšle Ă partir dâun autre rĂ©seau
3) Ăcoulement en sĂ©rie Ă partir de la BiĂšvre, interrompu
4) Ăcoulement en sĂ©rie Ă partir de la BiĂšvre, continu
DĂ©versoirs
La Seine
AchĂšres
Kellermann Gobelins Muséum
La BiĂšvre Collecteur de BiĂšvre
Conduite dans le collecteur Pascal
La Seine
AchĂšres
Kellermann Gobelins Muséum
La BiĂšvre Collecteur de BiĂšvre
RĂ©seau dâeau de lâOurcq
La Seine
AchĂšres
Kellermann Gobelins Muséum
La BiĂšvre Collecteur de BiĂšvre
Conduites dans le collecteur Pascal
La Seine
La BiĂšvre
et sections souterraines larges
DĂ©versoirs
Sections Ă ciel ouvert (importantes)
DĂ©versoir
Watt
DĂ©versoir
Watt
DĂ©versoir
Watt
DĂ©versoir
Watt
162 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
TABLEAU 5. ANALYSE DES DIFFĂRENTES SOLUTIONS PAR RAPPORT AUX CRITĂRES DĂFINISSANT LE CARACTĂRE VIVANT
Solution (type dâĂ©coulement)
1. Variation latérale
2. Hauteur
3. Ăcoulement
4. Ouverture ou couverture
1 D
ivag
atio
n
2 L
it fix
e
3 L
it ca
nalis
Ă©
1 T
rĂšs
vari
able
2 M
aĂźtr
isée
3 C
onst
ante
4 B
iefs
1 G
ravi
tair
e
2 G
r. +
chu
tes
3 Si
phon
des
c.
4 Si
phon
asc
.
5 R
elev
age
1 Ă
cie
l ouv
ert
2 E
ncai
ssée
3 C
ouve
rte
4 E
n ch
arge
1 ParallĂšle, de BiĂšvre
2 ParallÚle, autre réseau
3 SĂ©rie, interrompu
4 SĂ©rie, continu
TABLEAU 6. ANALYSE DES DIFFĂRENTES SOLUTIONS PAR RAPPORT AUX CRITĂRES DĂFINISSANT LE CARACTĂRE AUTHENTIQUE
Solution (type dâĂ©coulement)
1. Ăvolution du tracĂ©
2. Ăvolution de la cote
3. Continuité
du tracé
4. Origine des eaux
5. Renouvellement
des eaux
1. d
âori
gine
2. m
odifi
Ă© da
ns v
allé
e
3. m
odifi
Ă© ho
rs v
allé
e
1. d
âori
gine
2. m
odifi
Ă©e
1. c
ontin
u
2. in
terr
ompu
1. B
assi
n ve
rsan
t
2. P
artie
du
bass
in
vers
ant
3. A
utre
rés
eau
4. C
ircu
it fe
rmé
1. C
ircu
it ou
vert
2. C
ircu
it ré
alim
enté
3. C
ircu
it fe
rmé
1 ParallĂšle, de BiĂšvre
2 ParallÚle, autre réseau
3 SĂ©rie, interrompu
4 SĂ©rie, continu
P.-M. TRICAUD, 2010 163
Ă lâaune des critĂšres dĂ©finis au chapitre prĂ©cĂ©dent, les solutions (1) et (2) ne
peuvent en aucun cas prĂ©tendre constituer une restauration de la BiĂšvre, mĂȘme
pas une recrĂ©ation de riviĂšre. La solution (3) se rapproche dâune vĂ©ritable
restauration, puisquâelle fait passer la mĂȘme eau, venant de la BiĂšvre amont, dans
tous les biefs rĂ©ouverts. Mais lâinterruption de la continuitĂ© de la riviĂšre par le
passage en canalisation sous pression compromet fortement son caractĂšre vivant
et authentique.
Seule la solution (4) possĂšde lâensemble des caractĂ©ristiques qui respectent le
mieux les critÚres demandés tout en restant réalisables (cf. pp. 144 et 153). Seul un
Ă©coulement entiĂšrement continu et gravitaire permettra de dire que lâon a restaurĂ©
la BiĂšvre. La solution dâune rĂ©ouverture sur quelques tronçons en sĂ©rie sĂ©parĂ©s
par des canalisations peut constituer une premiÚre étape, préfigurant une
renaissance de la BiÚvre qui ne sera réalisée que plus tard.
Une riviĂšre plus profonde quâautrefois
La volontĂ© dâassurer un Ă©coulement gravitaire, facteur Ă la fois de continuitĂ©
biologique et dâauthenticitĂ© de la riviĂšre, impose un profil en long uniformĂ©ment
descendant, qui rĂ©duit la marge de manĆuvre pour le calage de la cote dâaltitude.
En bien des endroits, Ă cause des remblaiements, le sol actuel est beaucoup plus
haut que celui de lâĂ©poque oĂč la BiĂšvre coulait Ă lâair libre, et le nouveau lit ne
peut guĂšre ĂȘtre placĂ© plus haut que lâancien, si lâon veut Ă©viter le relevage. La
BiĂšvre de demain sera donc presque partout plus profonde que celle dâhier.
En mĂȘme temps, le projet est dĂ©terminĂ© par la volontĂ© dâavoir une riviĂšre Ă ciel
ouvert, qui se justifie dâabord par la recherche du caractĂšre vivant et authentique :
une meilleure oxygénation, donc une eau plus pure et plus vivante ; la lecture de la
continuitĂ© du tracĂ©, sans laquelle il nây a pas de riviĂšre. En outre, la riviĂšre Ă ciel
ouvert devient un Ă©lĂ©ment de lâespace public, et â facteur de rĂ©ussite Ă long
terme â sa qualitĂ© est aisĂ©ment contrĂŽlable par la population.
à ciel ouvert, mais en profondeur, la BiÚvre sera donc encaissée sur une
importante partie de son cours. Cette configuration présente un avantage pratique
supplémentaire : la section mouillée sans débordement sera plus grande que dans
le cas dâune riviĂšre peu creusĂ©e ou dâune conduite souterraine, et la capacitĂ© de
stockage des crues sera donc plus importante.
164 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
On peut donc envisager trois principales configurations selon la position du lit de
la riviĂšre, câest-Ă -dire non sa profondeur seule, mais son ouverture (rapport entre
la profondeur et la largeur dâouverture) :
â RiviĂšre accessible, quand lâouverture permet de rĂ©aliser des berges (talus,
perrĂ©s, soutĂšnements) de moins de 45° en moyenne â câest-Ă -dire quand la largeur
dâemprise est au moins Ă©gale Ă celle de la riviĂšre plus le double de la profondeur
dâencaissement (par exemple dans les trois jardins oĂč la rĂ©ouverture est envisagĂ©e
en premier, ainsi que sur lâancienne gare de la place de Rungis ou au square de
BiĂšvre prĂšs du boulevard Auguste-Blanqui, cf. plus loin les propositions
localisées) ;
â RiviĂšre encaissĂ©e, quand lâouverture ne permet pas de rĂ©aliser des berges de
moins de 45°, mais permet au moins de réaliser une tranchée (parois raides, voire
verticales) pas plus profonde que large (ou, sur de courtes sections, pas plus de 2
fois plus profonde que large) â câest-Ă -dire quand la largeur dâemprise est
inférieure au double et supérieure à la moitié de la profondeur (par exemple rue
Pascal, rue Censier, cf. plus loin les propositions localisées) ;
â RiviĂšre souterraine, quand lâouverture ne permet mĂȘme pas de rĂ©aliser une
tranchĂ©e telle que dĂ©crite ci-dessus â câest-Ă -dire quand la largeur dâemprise
(moins celle de la riviĂšre) nâest mĂȘme pas la moitiĂ© de la profondeur (par exemple
sous les rues Paul-Gervais et Edmond-Gondinet), voire quand il nây a aucune
emprise.
Les configurations les plus favorables nâempĂȘchent pas de rĂ©aliser des
aménagements correspondant à de plus contraignantes : par exemple dans le parc
Kellermann, oĂč la cote autorisant lâĂ©coulement gravitaire devrait ĂȘtre Ă 3 m au-
dessous du sol actuel, on peut, au lieu de réaliser une vallée de 9 m de large, faire
circuler la BiĂšvre dans des gorges rocheuses.
Une riviĂšre de parc, la nature accessible
Les configurations qui permettent de rĂ©aliser une riviĂšre accessible sont celles oĂč
lâon peut installer un lit proche du sol actuel, ou bien celles oĂč lâemprise est
importante, de façon à creuser avec une ouverture suffisante. La premiÚre
configuration ne se rencontre quasiment quâau square RenĂ©-le-Gall, lâendroit le
moins remblayé du parcours. La deuxiÚme est aussi la configuration du square Le-
P.-M. TRICAUD, 2010 165
Gall, ainsi que des deux autres principaux jardins, Kellermann et annexes du
MusĂ©um, dont la cote est plus Ă©levĂ©e. En dehors de ces trois jardins, il nâexiste
guĂšre actuellement dâemprises publiques assez vastes pour offrir lâouverture
suffisante, Ă part, peut-ĂȘtre, le square dit « de BiĂšvre », ouvert sur le boulevard
Auguste-Blanqui, entre les rues de la GlaciĂšre et Vergniaud. Mais dans lâavenir,
plusieurs sites pourraient ĂȘtre rĂ©cupĂ©rĂ©s Ă lâoccasion de mutations : Ă relativement
court terme, lâancienne gare de marchandises du chemin de fer de ceinture, entre
la poterne des Peupliers et la place de Rungis ; Ă plus long terme, des parcelles
bĂąties dâimmeubles discontinus, avec de nombreux espaces verts, entre les rues
Brillat-Savarin et Boussingault.
Dans tous ces espaces, la riviĂšre peut ĂȘtre amĂ©nagĂ©e avec un caractĂšre aussi
naturel et vivant que possible, en harmonie avec les jardins quâelle traverse :
berges basses accessibles, vĂ©gĂ©tation de ripisylveâŠ
Une riviÚre encaissée, la nature abritée
Dans les autres endroits oĂč lâon pourra rouvrir, lâouverture plus rĂ©duite ne
permettra quâune riviĂšre encaissĂ©e. Cela nâest pas un inconvĂ©nient, bien au
contraire. En effet, sâagissant pour la plupart de sites dans la rue, lâencaissement et
lâinaccessibilitĂ© rĂ©sultante mettront la riviĂšre et son milieu vivant Ă lâabri de
lâagitation et des risques. Le passage de la riviĂšre entre des parois nâempĂȘchera pas
la présence de ce milieu vivant : hauts fonds portant une végétation aquatique,
sites de vie ou de nidification dâoiseaux (foulques, canardsâŠ). Le contraste sera
mis en valeur entre une partie haute trĂšs urbaine (balustrade, soutĂšnement ou
perrĂ©) et une partie basse qui peut ĂȘtre trĂšs naturelle.
Lâencaissement nĂ©cessitera de crĂ©er des soutĂšnements en contrebas de la voirie,
mais ne nĂ©cessitera pas de reprise en sous-Ćuvre de la plupart des immeubles
anciens proches ; en effet, ceux-ci ont été bùtis au bord de la BiÚvre qui coulait
plus bas, leur pied a été remblayé et il suffirait de le dégager.
Dans certains cas, lâancien premier Ă©tage est devenu rez-de-chaussĂ©e, avec
amĂ©nagement dâune nouvelle entrĂ©e. Celle-ci ne serait en aucun cas modifiĂ©e : si
la riviĂšre est recrĂ©Ă©e au pied de lâimmeuble, lâaccĂšs sera rĂ©tabli par une passerelle.
166 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Des aménagements trÚs variés sont possibles pour une riviÚre encaissée,
sâinspirant de nombreuses rĂ©fĂ©rences que lâon peut regrouper en quelques grands
modĂšles, naturels ou artificiels :
Le modĂšle des gorges et des gouffres est celui que lâon trouve dans la nature,
et le plus Ă©vident pour une riviĂšre. Ces formations sont le plus souvent issues de
la dissolution et de lâeffondrement de roches calcaires sous lâeffet dâune eau
courante (gorges) ou sâinfiltrant (gouffres) ; leurs dimensions sont extrĂȘmement
variables, jusquâĂ plusieurs centaines de mĂštres de profondeur (gorges du Verdon,
du Tarn, gouffre de Padirac), mais aussi, dans dâautres cas, quelques mĂštres
seulement, comme ce pourrait ĂȘtre le cas de la BiĂšvre. Toutes ont en commun la
présence visible de la roche, à la fois irréguliÚre et cependant organisée suivant
des surfaces structurales et des plans de faille ; et une végétation (lierre, fougÚres,
moussesâŠ) adaptĂ©e Ă des conditions particuliĂšres â pĂ©nombre, faible volume de
sol, compensĂ© par lâhumiditĂ©, substrat gĂ©nĂ©ralement calcique. On rencontre plus
rarement des dĂ©filĂ©s secs, creusĂ©s par de lâeau disparue depuis (comme Ă PĂ©tra, en
Jordanie). Prisés des romantiques, les rochers et leur milieu ont inspiré de
nombreux parcs du XVIIIe et du XIXe siĂšcles. Les rochers artificiels sont encore
utilisĂ©s dans lâarchitecture de paysage (notamment aux Ătats-Unis), oĂč ils peuvent
prĂ©senter toutes les formes, de lâimitation de la nature Ă la pure sculpture. Au
modĂšle des gorges et des gouffres se rattachent dâautres rĂ©alisations oĂč la
vĂ©gĂ©tation sâaccroche sur une surface verticale (comme les murs-jardins de Patrick
Blanc, Ă la Fondation Cartier ou au musĂ©e du Quai Branly Ă Paris) et oĂč, de
mĂȘme, une humiditĂ© suintante compense le manque de sol. Plus simplement, on
peut aussi y rattacher les murs de soutĂšnement oĂč une vĂ©gĂ©tation implantĂ©e au-
dessus ou au-dessous grimpe ou retombe (lierre, vigne vierge, clĂ©matiteâŠ). Parmi
les sections encaissées, le modÚle des gorges inspirera surtout celles situées dans
des jardins, mais il nâest pas Ă exclure dans la rue. Il peut trouver de nouveaux
usages, comme lâentraĂźnement Ă lâescalade dans un cadre plus naturel que celui des
murs à prises préfabriquées.
P.-M. TRICAUD, 2010 167
UNE RIVIĂRE ENCAISSĂE, MAIS VIVANTE ET AUTHENTIQUE LE MODĂLE DES GORGES, GOUFFRES ET PUITS DE LUMIĂRE
Dans des espaces rocheux, Ă©troits, ombragĂ©s et humides, une vĂ©gĂ©tation particuliĂšre (fougĂšres, mousses, lianes, etc.) sâinstalle, qui contribue Ă une ambiance dĂ©paysante
(Ă gauche, gorges de la Falaise en Martinique, Ă droite, gouffre de Padirac)
Dans le jardin de lâHĂŽtel de la RĂ©gion dâĂle-de-France, Ă Paris, une cour anglaise trĂšs plantĂ©e a Ă©tĂ© amĂ©nagĂ©e pour Ă©clairer une salle en sous-sol.
Dada Harini Vav, Ă Ahmedabad (Gujarat, Inde), construit sous les souverains moghols en 1500,
un des plus spectaculaires puits à degrés indiens, dont le fond est accessible par un escalier monumental
168 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Le modÚle des fronts de taille est celui que produisent les activités extractives,
les tranchĂ©es dâinfrastructures, les grands chantiers urbains. Ă la diffĂ©rence des
gorges et des gouffres, il sâagit de coupes fraĂźches, qui font apparaĂźtre encore plus
nettement la stratigraphie. Cet aspect est généralement transitoire, surtout si le
substrat est meuble : les fronts de taille de carriĂšres avancent, et ceux qui sont
abandonnĂ©s sont altĂ©rĂ©s par lâĂ©rosion ; ceux crĂ©Ă©es pour des infrastructures ou des
bùtiments sont consolidés par des dispositifs de soutÚnement qui les masquent. Il
est cependant possible, localement, de consolider un front de taille en laissant
apparaĂźtre sa stratigraphie (pose de tirants, mise Ă lâabri de lâĂ©coulement dâeau,
traitement chimique du solâŠ). Cela peut ĂȘtre intĂ©ressant pour rĂ©vĂ©ler lâhistoire
des lieux, Ă travers les remblaiements successifs, en particulier ceux des gravats
issus des percées haussmanniennes, qui ont comblé la vallée de la BiÚvre.
Le modÚle des puits de lumiÚre est le plus architecturé. Ce modÚle est celui
dâun puits central (ou dâune tranchĂ©e), dont les parois ne sont pas des
soutĂšnements, mais les murs dâespaces souterrains, qui ne sont en gĂ©nĂ©ral Ă©clairĂ©s
que par les ouvertures pratiquées dans ces parois. De tels aménagements ont
dâabord Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s en creusant les espaces habitĂ©s latĂ©ralement Ă partir de fosses
naturelles : il sâagit alors dâune forme particuliĂšre de troglodytes, plus rares que
ceux de falaise, et dont les plus célÚbres sont sans doute ceux de Matmata, en
Tunisie, ou les « puits du ciel » chinois. Mais on trouve aussi des exemples oĂč
lâensemble est artificiel : les puits Ă degrĂ©s du Gujarat (Inde), ou, plus prĂšs de
nous, les parcs de stationnement souterrain des CĂ©lestins, Ă Lyon, ou Marengo, Ă
Saint-Ătienne. De mĂȘme, des parcs de stationnement souterrains pourraient ĂȘtre
rĂ©alisĂ©s en bordure dâune tranchĂ©e ou autour dâun puits creusĂ© pour la BiĂšvre
(place de Rungis, rue CensierâŠ), ce qui permettrait Ă la fois dâoffrir un point de
vue sur la riviĂšre plus proche que dâen haut et de rentabiliser le creusement. Un
autre exemple de ce modĂšle est la cour anglaise, qui permet Ă des sous-sols dâĂȘtre
éclairés en lumiÚre naturelle et de donner sur un espace abrité de la rue, voire
planté.
P.-M. TRICAUD, 2010 169
UNE RIVIĂRE ENCAISSĂE, MAIS VIVANTE ET AUTHENTIQUE LE MODĂLE DES PETITES RIVIĂRES URBAINES
On pourrait rĂ©tablir la BiĂšvre dans la rue Censier, le long de lâĂ©glise Saint-MĂ©dard et prĂšs du carrefour de la rue de la Clef. Ces emplacements sont Ă une soixantaine de mĂštre du tracĂ© dâorigine â ce qui nâest pas contraire Ă lâauthenticitĂ© â et ont lâavantage dâavoir une largeur importante entre façades et une cote suffisamment basse
Dans le Jardin des Plantes, la
BiĂšvre pourrait ĂȘtre installĂ©e dans
une cour anglaise
existant le long de la galerie de
Botanique du Muséum
170 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Le modĂšle des petites riviĂšres urbaines correspond a priori aux parties les
moins encaissées ; mais les riviÚres non domaniales ne faisant pas partie de
lâespace public, de nombreux exemples existent oĂč elles coulent entre des murs
(comme lâYvette Ă Saint-RĂ©my-lĂšs-Chevreuse ou la Salmouille Ă Linas) et
prĂ©sentent donc un aspect encaissĂ©. Il y a ici aussi une alliance entre lâurbain et le
naturel, puisque dans ces exemples, les murs sont pour beaucoup en moellons
assez irréguliers pour offrir prise à une végétation saxicole semblable à celle des
gorges (mousses, petites fougÚres, giroflées, ruine de Rome, etc.).
Une vraie riviĂšre souterraine
Il ne sera pas possible avant longtemps, ni mĂȘme forcĂ©ment souhaitable, de faire
couler la BiĂšvre entiĂšrement Ă ciel ouvert. En effet, une section souterraine peut
aussi ĂȘtre un Ă©lĂ©ment naturel, authentique et attractif du cours dâune riviĂšre.
Lâessentiel pour cela est que la section soit suffisante pour assurer un Ă©coulement
libre, avec peu de perte de charge et sous une lame dâair permettant dâentretenir
lâoxygĂ©nation de lâeau.
Le projet en cours pour la renaissance de la BiĂšvre, que lâon peut considĂ©rer
comme une premiÚre étape, prévoit, entre les sections à ciel ouvert, de faire
passer les eaux de la BiÚvre par une conduite de dimensions réduites (40 cm)
posĂ©e dans les Ă©gouts ou les collecteurs. La solution dâune vraie riviĂšre
souterraine, qui devrait prĂ©valoir Ă terme, consisterait Ă faire lâinverse. Cela nâest
pas possible dans les collecteurs (notamment le collecteur Pascal), dont le débit
nĂ©cessite toute leur section, mais il existe certains Ă©gouts qui sont dâanciennes
sections voĂ»tĂ©es de la BiĂšvre, surdimensionnĂ©s pour leur rĂŽle aujourdâhui
purement local ; câest le cas sous la rue Brillat-Savarin (Ă©gout supĂ©rieur, 1 m de
large sur 2 m de haut) et sous les rues Paul-Gervais et Edmond-Gondinet, oĂč les
dimensions atteignent 3 m de large sur 2,50 m de haut. De mĂȘme, les
franchissements des rues qui existaient au moment de la couverture étaient voûtés
et pourraient ĂȘtre dĂ©blayĂ©s, voire rendus visitables (rue de Tolbiac, rue Daviel).
Certaines sections souterraines pourraient ĂȘtre Ă©clairĂ©es par des oculi zĂ©nithaux, Ă
lâinstar du canal Saint-Martin sous le boulevard Richard-Lenoir.
P.-M. TRICAUD, 2010 171
PROJET DE RESTAURATION ET DâAMĂNAGEMENT DE LA BIĂVRE DANS PARIS
Du Parc Kellermann (en bas Ă d.) Ă la rue de Tolbiac (en haut Ă g.), en passant par la Poterne des Peupliers, lâancienne gare de Rungis, la place de Rungis, les rues Brillat-Savarin et Wurtz
(1 : 5 000)
172 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
PROJET DE RESTAURATION ET DâAMĂNAGEMENT DE LA BIĂVRE DANS PARIS
De la rue de Tolbiac (en bas à g.) au boulevard Arago (en haut à d.), en passant par la rue Vergniaud, le boulevard Auguste-Blanqui, le square René-Le-Gall et la rue Berbier-du-Mets
(1 : 5 000)
P.-M. TRICAUD, 2010 173
PROJET DE RESTAURATION ET DâAMĂNAGEMENT DE LA BIĂVRE DANS PARIS
Du boulevard Arago (à g. de la vignette située en haut à d.) à la ménagerie (en bas à d.), en passant par la rue Pascal, la rue Censier, les annexes du Muséum et le Jardin des Plantes
(1 : 5 000)
174 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
4.5 ApprĂ©ciation des critĂšres de nature et dâauthen ticitĂ© par les acteurs concernĂ©s
Les principes de restauration définis ci-dessus ont été confrontés au point de vue
des acteurs du projet de renaissance de la BiĂšvre, pour tester si les notions de
naturel-vivant et dâhistorique-authentique avaient chez eux les mĂȘmes sens que
ceux sur lesquels se base cette recherche, et si les conclusions opérationnelles
quâils en tiraient Ă©taient les mĂȘmes.
MĂ©thodologie : choix des acteurs et questionnaire
Quâils soient concernĂ©s par la BiĂšvre dans Paris ou en banlieue, les interlocuteurs
privilĂ©giĂ©s pour lâenquĂȘte ont Ă©tĂ© des acteurs « relais », câest-Ă -dire sâexprimant
non seulement en leur nom propre mais relayant le point de vue de catégories
plus larges. Ces acteurs-relais appartiennent Ă trois groupes principaux : Ă©lus,
associations et techniciens. Les deux premiers représentent respectivement leurs
électeurs et leurs membres. Les techniciens représentent leurs commanditaires
(pour les prestataires indépendants) ou les administrations qui les emploient, mais
parlent aussi au nom dâune « communautĂ© scientifique », composĂ©e de pairs
formant un groupe plus large.
Chacun de ces groupes dâacteurs possĂšde une lĂ©gitimitĂ© diffĂ©rente, reconnue au
moins par les deux autres groupes. Les Ă©lus ont la reconnaissance de lâautoritĂ©
politique (on dit couramment « lâonction du suffrage universel », mais lâonction
est ici plus importante que le suffrage car, la plupart du temps, la légitimité
reconnue aux autoritĂ©s politiques en matiĂšre de gestion est la mĂȘme dans des
régimes non démocratiques). Les techniciens ont la reconnaissance du savoir, et
les Ă©lus appuient toujours leurs dĂ©cisions sur lâexpertise de ceux-ci. Quant aux
associations, leur importance et leur reconnaissance sont plus récentes, mais les
Ă©lus savent quâils doivent composer avec elles, qui Ă la fois relaient et influencent
lâopinion des Ă©lecteurs.
Mais mĂȘme chez des acteurs-relais, au moins Ă©lus et associations, voire
techniciens, beaucoup dâinterventions reflĂštent aussi un point de vue personnel,
notamment celui des habitants, récents ou plus anciens, des bords de la BiÚvre
que sont beaucoup dâentre eux.
P.-M. TRICAUD, 2010 175
Le point de vue de « simples » habitants nâa Ă©tĂ© recherchĂ© que pour ceux qui
seraient suffisamment anciens pour avoir connu la BiĂšvre avant sa couverture. Il
est thĂ©oriquement possible dâen trouver, puisque les derniers tronçons couverts
lâont Ă©tĂ© dans les annĂ©es 50 (du moins en banlieue ; 1935 au parc Kellermann,
1912 dans Paris intra-muros). Il a été demandé à chacun des acteurs-relais
interrogĂ©s dâen indiquer sâils en connaissaient, mais aucun nâa pu en identifier
prĂ©cisĂ©ment, mĂȘme disant en connaĂźtre. Dans un secteur aussi urbanisĂ©, il sâavĂšre
difficile de trouver des habitants qui y passent toute leur vie.
à part certains responsables associatifs ayant compétence aussi sur Paris, les
acteurs interrogés étaient concernés par le tracé de la BiÚvre en banlieue, alors que
lâapplication des principes pour une riviĂšre vivante et authentique a Ă©tĂ© faite dans
Paris. Ce fait témoigne du rejet par la Ville de Paris de ce projet, porté par la
RĂ©gion 120. Mais les questions soumises aux interlocuteurs portaient sur les
principes gĂ©nĂ©raux, non sur lâapplication opĂ©rationnelle.
Ălus
Les communes riveraines de la BiĂšvre appartiennent Ă plusieurs
intercommunalités : quatre communautés, dont les deux les plus en aval font
référence à la BiÚvre, et plusieurs syndicats :
â CommunautĂ© dâAgglomĂ©ration (ancien Syndicat dâAgglomĂ©ration Nouvelle)
de Saint-Quentin-en-Yvelines ;
â CommunautĂ© de Communes de Versailles-Grand-Parc, devenue
CommunautĂ© dâAgglomĂ©ration depuis (dont Buc, Les Loges-en-Josas, Jouy-en-
Josas et BiÚvres dans la vallée, Toussus-le-Noble sur le plateau de Saclay, dans le
bassin versant) ;
120 Rejet dont nous situons lâorigine moins chez les politiques (certes peu disposĂ©s Ă penser Ă un terme dĂ©passant un ou deux mandats) que chez les techniciens (services de la Ville, Atelier Parisien dâUrbanismeâŠ), qui voyaient remettre en question leurs projets de rĂ©ouverture avec tuyaux et relevage, et plus gĂ©nĂ©ralement leur limitation Ă des outils rĂ©glementaires et opĂ©rationnels, nâimaginant pas de faire financer un projet public par un opĂ©rateur privĂ© ou de prĂ©voir un projet Ă Ă©chĂ©ance flottante, dĂ©pendant dâopportunitĂ©s fonciĂšres. Du cĂŽtĂ© de la RĂ©gion, câest aussi les services techniques qui Ă©taient les principaux acteurs, les projets de rĂ©ouverture nâayant pas Ă©tĂ© plus portĂ©s politiquement que ceux de la Ville de Paris, malgrĂ© des effets dâannonce similaires. Câest dans les communes et dĂ©partements de banlieue que lâon trouve des Ă©lus vĂ©ritablement motivĂ©s par la rĂ©ouverture.
176 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
â CommunautĂ© dâAgglomĂ©ration des Hauts de BiĂšvre (communes situĂ©es dans
les Hauts-de-Seine : Antony, Bourg-la-Reine, ChĂątenay-Malabry, Le Plessis-
Robinson et Sceaux ; et dans lâEssonne : VerriĂšres-le-Buisson et Wissous) ;
â CommunautĂ© dâAgglomĂ©ration du Val de BiĂšvre (communes situĂ©es dans le
Val-de-Marne : Arcueil, Cachan, Fresnes, Gentilly, Le Kremlin-BicĂȘtre, LâHaĂż-les-
Roses, Villejuif) ;
â Syndicat dâAssainissement de la VallĂ©e de la BiĂšvre (SIAVB : BiĂšvres, Buc,
Clamart, Igny, Jouy-en-Josas, Les Loges-en-Josas, Massy, Palaiseau, Saclay,
Toussus-le-Noble, Vauhallan, VerriĂšres-le-Buisson, VĂ©lizy-Villacoublay,
Wissous) ;
â Syndicat InterdĂ©partemental pour lâAssainissement de lâAgglomĂ©ration
Parisienne (SIAAP : Paris, les trois département de petite couronne et 180
communes dâĂle-de-France).
Il est à noter que ces intercommunalités fédÚrent au-delà des clivages politiques
(ce qui est assez courant), mais aussi au-delà des limites départementales (ce qui
est plus rare, surtout pour les communautĂ©s de communes et dâagglomĂ©ration) :
CommunautĂ© de Communes du Grand Parc, CommunautĂ© dâAgglomĂ©ration des
Hauts de BiĂšvre, SIAVB, SIAAP.
Les élus rencontrés sont les suivants :
â Yann Joubert, maire de Gentilly, la derniĂšre commune avant Paris, oĂč la
BiÚvre est couverte par des dalles en béton, son tracé étant encore trÚs visible ;
â Alain-Victor Marchand, adjoint au maire de VerriĂšres-le-Buisson, la
commune oĂč la BiĂšvre rentre sous terre, avec une rĂ©cente rĂ©ouverture en
prolongement de la partie Ă ciel ouvert ; prĂ©sident du Syndicat dâAssainissement
de la VallĂ©e de la BiĂšvre, ainsi que du Syndicat de lâYvette et de la BiĂšvre (qui gĂšre
les rigoles du plateau de Saclay, pour partie dans le bassin versant de la BiĂšvre) ;
â Christian MĂ©tairie, premier adjoint au maire dâArcueil, prĂ©sident de la
CommunautĂ© dâAgglomĂ©ration « Val de BiĂšvre », qui regroupe notamment les
communes de la vallĂ©e de la BiĂšvre situĂ©e dans le Val de Marne, soit lâaval de la
partie banlieue (aprĂšs les Yvelines, lâEssonne et les Hauts-de-Seine) ;
P.-M. TRICAUD, 2010 177
â RenĂ©e Delattre, ancienne conseillĂšre municipale de Vauhallan, fondatrice du
Syndicat dâInitiative local.
Responsables associatifs
Les 35 associations sâintĂ©ressant Ă la BiĂšvre ou au territoire de sa vallĂ©e sont
toutes regroupĂ©es au sein dâun collectif, lâUnion des Associations pour la
Renaissance de la BiĂšvre.
Les responsables rencontrés sont les suivants :
â Marc Ambroise-Rendu, membre du bureau, ancien prĂ©sident et membre
fondateur de lâUnion des Associations pour la Renaissance de la BiĂšvre, prĂ©sident
dâhonneur dâĂle-de-France Environnement ;
â Alain Cadiou, prĂ©sident de lâUnion des Associations pour la Renaissance de
la BiĂšvre ;
â François-Xavier Galen, prĂ©sident de lâassociation des Amis de la BiĂšvre
(anciennement « Les Amis du Parc des Prés de la BiÚvre à Fresnes »), et Noëlle
Mennecier, prĂ©sidente dâhonneur, tous deux habitants de pavillons situĂ©s en
bordure du « Terrain des Prés » à Fresnes, espace longtemps en friche le long de
la BiĂšvre dont la dĂ©fense est Ă lâorigine de la crĂ©ation de lâassociation ;
â GĂ©rard Delattre, ancien prĂ©sident des Amis de la VallĂ©e de la BiĂšvre (dont
lâobjet est la dĂ©fense du site de la vallĂ©e amont rurale), prĂ©sident de lâAssociation
des Ătangs et Rigoles du Plateau de Saclay ;
â Olivier Lucas, prĂ©sident des Amis de la VallĂ©e de la BiĂšvre ;
â Serge Antoine, prĂ©sident de lâAssociation « Expo BiĂšvre » (contactĂ© au
tĂ©lĂ©phone, mais dĂ©cĂ©dĂ© avant que lâentrevue nâait pu se faire).
Techniciens
Cette catégorie comprend des ingénieurs, historiens, écologues, urbanistes,
architectes-paysagistes, travaillant au sein des administrations communales,
intercommunales, départementales, régionales ou nationales, ou bien de bureaux
dâĂ©tudes indĂ©pendants prestataires de ces administrations.
Les techniciens rencontrés sont les suivants :
178 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
â ValĂ©rie MĂ©lĂ©ro, Directrice du « Syndicat Mixte dâĂtude et de Programmation
de la VallĂ©e de la BiĂšvre, RiviĂšre dâĂle-de-France » ;
â Karine Berthier, ingĂ©nieur, chargĂ©e de mission, Laboratoire dĂ©partemental
dâarchĂ©ologie du Val-de-Marne ;
â Laurent de Villepin, directeur de la Communication, Mairie dâArcueil ;
â Nathalie Cadiou (sans parentĂ© avec Alain, citĂ© plus haut), chargĂ©e dâĂ©tudes au
Cepage (Cabinet dâĂtudes Prospectives en Agronomie et Gestion de
lâEnvironnement) ;
â Catherine Ribes, chargĂ©e de mission biodiversitĂ©, chargĂ©e du projet de
territoire BiĂšvre, Direction de lâEnvironnement et du Cadre de Vie, Conseil
rĂ©gional dâĂle-de-France.
Relations entre les groupes dâacteurs
Chacun des acteurs appartenait au moment de lâentretien Ă une seule des trois
catégories, mais il existe de nombreuses passerelles entre ces groupes : les leaders
associatifs sont souvent dâanciens techniciens en retraite (Alain Cadiou, ancien
directeur des relations internationales de lâAgence de lâEau Seine-Normandie,
Serge Antoine, un des hauts fonctionnaires les plus importants dans le domaine
de lâEnvironnement au cours de la deuxiĂšme moitiĂ© du XXe siĂšcle), les Ă©lus sont
parfois dâanciens responsables associatifs.
Le questionnaire
Lâinformation a Ă©tĂ© recueillie auprĂšs des acteurs par des entretiens libres sur la
base dâun questionnaire indicatif. Ce questionnaire diffĂ©rait lĂ©gĂšrement entre les
acteurs de la partie oĂč la BiĂšvre est couverte et celle oĂč elle coule Ă lâair libre, mais
les grandes lignes sont similaires.
1. Avez-vous connu la BiĂšvre avant sa couverture ? Si oui, dĂ©crivez-la et dites les sentiments quâelle vous inspirait Ă lâĂ©poque et les sentiments que vous inspire aujourdâhui son souvenir.
2. (Pour la partie couverte) Voyez-vous un intĂ©rĂȘt Ă sa rĂ©ouverture, et pourquoi ? (Plus gĂ©nĂ©ralement) Quelles sont les motivation des options que vous dĂ©fendez sur la BiĂšvre ?
P.-M. TRICAUD, 2010 179
3. Quels sont dâaprĂšs vous les grands enjeux et les grands types de projets concernant la BiĂšvre ? Quâest-ce qui vous paraĂźt acceptable comme type de restauration et quâest-ce qui ne lâest pas ? Pourquoi ?
4. Plus prĂ©cisĂ©ment, quel est pour vous lâĂ©tat « dâorigine » (ou de rĂ©fĂ©rence), Ă quand remonte-t-il et quels changements vous paraissent acceptables par rapport Ă cet Ă©tat dâorigine ? Lesquels ne vous paraissent pas acceptables ?
5. Comment qualifiez-vous les changements acceptables ou non ?
6. Que pensez-vous des projets en cours de renaissance de la BiÚvre ? (préciser les différents projets)
7. Pouvez-vous donner une définition (plus générale) des qualificatifs employés, et-ou de deux qualificatifs fréquents dans les discours sur la B. : authentique ou naturel ?
8. Indiquer des habitants ùgés qui auraient connu la BiÚvre avant sa couverture.
Interprétation des réponses
IntĂ©rĂȘt de rouvrir la BiĂšvre
Les motivations des diffĂ©rents groupes dâacteurs pour une rĂ©ouverture, une
restauration ou une renaissance de la BiĂšvre sâexpriment principalement en termes
de mémoire chez les élus, de nature chez les associations et de gestion chez les
techniciens.
La rĂ©partition des trois groupes entre ces trois tendances nâest pas surprenante ;
on lâobserve dans bien dâautres espaces ou ressources semblablement partagĂ©s, et
on peut lâexpliquer comme suit.
Les Ă©lus relayent la demande de leurs administrĂ©s, souvent celle dâun rattachement
au passĂ© des lieux, qui renforce leur sentiment dâappartenance et leur identitĂ©
locale. Savoir comment Ă©tait la riviĂšre avant sa couverture, par la tradition locale
et non en lâayant lu dans des livres, est une marque forte dâappartenance. Un Ă©lu
indique mĂȘme : « La BiĂšvre continue Ă exister dans la mĂ©moire collective. Il y a
mĂȘme des gens qui croient se souvenir de lâavoir vu couler, alors quâils sont
arrivés aprÚs » (C. Métairie).
Les associations ont une vocation dâorigine principalement dĂ©fensive, comme la
plupart de celles impliquĂ©es dans des projets dâamĂ©nagement en France (oĂč les
amĂ©nageurs sont toujours institutionnels, Ă la diffĂ©rence de pays comme les Ătats-
Unis, oĂč beaucoup dâassociations ont un rĂŽle actif dans lâamĂ©nagement). DĂ©fense
du patrimoine culturel pour certaines (notamment Ă Paris et dans la banlieue
180 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
dense), défense de la nature pour la plupart, selon la tendance observée depuis
plusieurs décennies au niveau national : les grandes associations de défense du
patrimoine et des paysages qui avaient le plus de visibilitĂ© dans lâentre-deux-
guerres et jusquâaux annĂ©es 60 (SociĂ©tĂ© pour la Protection des Paysages et de
lâEsthĂ©tique de la France, crĂ©Ă©e en 1902, Ligue Urbaine et Rurale, en 1945) ont
cédé la place à des mouvements de la mouvance écologiste, comme France
Nature Environnement. Au niveau rĂ©gional, Ăle-de-France Environnement, la
branche rĂ©gionale de cette fĂ©dĂ©ration, est lâune des associations les plus influentes.
Au niveau local, le poids de la sensibilité écologiste peut se lire dans les
engagements extérieurs des responsables associatifs : ainsi Marc Ambroise-Rendu,
fondateur et premier prĂ©sident de lâUnion des Associations pour la Renaissance
de la BiĂšvre a Ă©tĂ© ensuite prĂ©sident dâĂle-de-France Environnement.
Quant au glissement de la priorité patrimoniale à la priorité écologique (ou de la
vision culturaliste Ă la vision naturaliste), il est Ă noter que le mĂȘme Ambroise-
Rendu est ancien journaliste spĂ©cialisĂ© dans lâarchitecture et lâurbanisme, de mĂȘme
que Pierre Merlin, ancien professeur dâurbanisme, est aujourdâhui prĂ©sident dâĂle-
de-France Environnement. Si certains militants (dont Marc Ambroise-Rendu)
expriment un intĂ©rĂȘt marquĂ© pour lâhistoire de la BiĂšvre, il sâagit plutĂŽt dâun
intĂ©rĂȘt individuel, certes compatible avec les objectifs environnementaux de
lâassociation Ă laquelle ils adhĂšrent, mais secondaire dans lesdits objectifs tels
quâils sont affichĂ©s.
Les associations ont la relation la plus Ă©motionnelle Ă la riviĂšre, et lâon retrouve
dans la bouche de leurs militants des propos qui rappellent « la fille de la
campagne tombĂ©e dans lâaffĂ»t industriel des racoleurs » selon Huysmans :
« Retrouver une riviĂšre qui nâĂ©tait pas coupable de ce que les hommes lui ont fait
subir » (A. Cadiou).
Quant aux techniciens, ils sont au départ motivés par une préoccupation précise,
quâils Ă©taient seuls Ă pouvoir identifier, mĂȘme sâils en ont alertĂ© les Ă©lus qui lâont
depuis faite leur : la BiÚvre, considérée et aménagée comme un égout depuis plus
ou moins dâun siĂšcle selon les sections, reste aussi une riviĂšre, qui transporte lâeau
de son bassin versant en amont de lâagglomĂ©ration : or cette eau, dont la qualitĂ©
est satisfaisante sans ĂȘtre supĂ©rieure, se retrouve mĂ©langĂ©e Ă des eaux usĂ©es et
vient grossir inutilement le flot qui doit ĂȘtre traitĂ© en station dâĂ©puration.
Retrouver une riviĂšre, câest donc isoler lâeau propre, la conduire en Seine sans
P.-M. TRICAUD, 2010 181
lâĂ©purer inutilement, nâenvoyer que lâeau sale en station et faire autant
dâĂ©conomies. Rouvrir cette riviĂšre, câest en contrĂŽler lâĂ©tat sanitaire : « On lâa
cachĂ©e parce quâelle Ă©tait polluĂ©e, mais câest parce quâon lâa cachĂ©e quâon continue
Ă la polluer ; il est plus facile de soigner ce quâon voit que ce quâon ne voit pas »
(V. Méléro).
Au-delà de ces tendances, on trouve à un moindre degré tous les motifs dans tous
les groupes dâacteurs : Nature chez les Ă©lus : « Dans ce territoire trĂšs urbanisĂ©, il y
a une forte aspiration Ă la nature ; Ă cet Ă©gard, une riviĂšre qui se rouvre, câest autre
chose quâun simple espace vert » (C. MĂ©tairie). MĂ©moire chez les techniciens : « Il
y avait une mĂ©moire encore vive, au moins dâun marĂ©cage, dâun lieu dâexploration
(âŠ). On voulait au moins Ă©voquer cette mĂ©moire » (N. Cadiou).
En plus de la compatibilité des trois principales motivations entre elles, leur
interpĂ©nĂ©tration entre les groupes dâacteurs a facilitĂ© le dialogue et explique peut-
ĂȘtre que la convergence de ceux-ci sur le projet de « renaissance de la BiĂšvre » ait
Ă©tĂ© plus facile Ă trouver quâautour dâautres patrimoines, communs Ă des acteurs
aux motivations plus tranchées (comme des espaces disputés entre la
conservation et lâamĂ©nagement, ou des ressources en eau disputĂ©es entre la
protection et les différents usages de prélÚvement et de rejet).
Ce qui paraĂźt acceptable comme type de restauration et ce qui ne lâest pas
Si les associations insistent plus que les Ă©lus et les techniciens pour avoir un profil
plus naturel, avec des berges talutées et plantées plutÎt que minérales, un
consensus semble se faire sur des caractĂ©ristiques fondamentales de lâĂ©coulement :
â pour chacun, lâĂ©coulement gravitaire est essentiel ; dĂšs quâil y a relevage par
pompage, on ne peut plus parler de riviĂšre ;
â Ă lâinverse, chacun reconnaĂźt quâil nây a pas de tracĂ© ni dâĂ©tat de rĂ©fĂ©rence,
puisque la riviĂšre a considĂ©rablement fluctuĂ© et changĂ© dâaspect tout au long de
son histoire ;
â et chacun admet, Ă des degrĂ©s divers, quâil sâagira toujours dâune riviĂšre assez
artificielle, puisquâelle coule en milieu urbain, et quâelle a auparavant Ă©tĂ©
profondément remaniée par les moulins et leurs biefs.
182 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Naturel et authentique : définitions et commentaires
Ce point présente des variations apparemment plus individuelles que selon les
trois grandes catégories.
Le mot naturel est, comme souvent ailleurs, associĂ© Ă lâĂ©cosystĂšme (« derriĂšre le
naturel, il y a lâidĂ©e dâun Ă©cosystĂšme qui fonctionne » â N. Cadiou), au vivant
(« câest une eau morte, au sens biologique du terme » â C. Ribes, Ă propos de la
rĂ©ouverture de Massy-VerriĂšres, quâelle juge ailleurs peu naturelle) ou plus
précisément à la biodiversité (« naturel : pertinent au sens « milieu naturel », avec
toute sa biodiversité, ses caractéristiques de milieu riviÚre, pas seulement un canal
dans du bĂ©ton » â V. MĂ©lĂ©ro ; « en fait la demande est celle de la biodiversitĂ©,
notion plus large, qui nâenglobe pas que le cours dâeau » â K. Berthier). Il est
intéressant de noter le glissement des connotations et des associations du mot
vivant, entre lâĂ©poque de la BiĂšvre utilisĂ©e et celle de la BiĂšvre patrimonialisĂ©e :
autrefois, le vivant Ă©tait ce qui rendait service ; aujourdâhui, câest au contraire le
naturel, ce qui nâa pas Ă©tĂ© asservi par lâhomme ; ce quâon appelait la BiĂšvre morte
était sûrement la partie la plus vivante au sens biologique, au moins la plus
naturelle, puisque câest celle qui nâavait pas Ă©tĂ© amĂ©nagĂ©e pour les moulins.
Le naturel est aussi associĂ© Ă des caractĂ©ristiques hydrauliques : lâĂ©coulement
gravitaire (sans relevage), revendiquĂ© par tous les acteurs (« câest quand mĂȘme
satisfaisant de se dire que par gravitĂ© une riviĂšre va couler dans son lit jusquâĂ la
Seine » â Y. Joubert) ; et la collecte des eaux du bassin versant (« est naturelle
aussi une riviĂšre qui est lâexutoire des eaux pluviales de son bassin versant, avec
des amĂ©nagements pour la rĂ©cupĂ©ration des inondations â Ă condition toutefois
que ce ne soient pas des eaux polluĂ©es dâhectares impermĂ©abilisĂ©s » â V. MĂ©lĂ©ro).
Le naturel est également défini comme opposé à ce qui est aménagé (« nous nous
sommes battus pour que le terrain reste naturel, câest-Ă -dire dans lâĂ©tat oĂč il Ă©tait,
non comme le parc de Sceaux » â N. Mennecier) ; dans ce dernier cas, on est
proche du sens dâorigine, dĂ©fini comme ce qui Ă©chappe Ă lâaction de lâhomme ; du
moins ce sens sâapplique-t-il Ă ce qui arrive Ă partir de lâĂ©tat initial, sans prĂ©juger
du caractĂšre naturel ou non de cet Ă©tat initial.
Il apparaĂźt Ă©galement que les concepts de naturel et dâauthentique sont trĂšs mĂȘlĂ©s,
voire interchangeables, pour la plupart des interlocuteurs. Plus précisément,
lâauthentique englobe le naturel ; les caractĂ©ristiques qui pour certains confĂšrent
P.-M. TRICAUD, 2010 183
un caractĂšre naturel contribuent pour dâautres Ă lâauthenticitĂ© : « Le mot
authentique est plutÎt lié à une image de riviÚre rurale, avec de la végétation »
(N. Cadiou) ; « Authentique sâoppose Ă artificiel » (C. Ribes).
Outre la nature, le mot authentique renvoie Ă lâhistoire, au passage du temps (câest
en cela quâil est employĂ© dans un sens plus large que naturel) : « MĂȘme si
authentique sâoppose Ă artificiel, ce nâest pas la mĂȘme chose que naturel : dans
lâauthentique, lâhistoire rentre en compte » (C. Ribes).
Et pour beaucoup dâacteurs, les caractĂ©ristiques qui garantissent lâauthenticitĂ©
sont celles qui donnent les valeurs liées au passage du temps, notamment la valeur
historique et la valeur dâanciennetĂ© telles que les a identifiĂ©es Alois Riegl 121.
Valeur historique, dâun bout Ă lâautre du cours : « Cette riviĂšre a un histoire, son
authenticité vient de la lecture de cette histoire : vieux ceps de vigne rappelant que
la vallĂ©e produisait un vin qui se vendait Ă Paris, chĂȘne de Louis XIV, portes du
Grand parc, bornes royales⊠» (O. Lucas). « Lâhistoire du XIIIe arrondissement
est marquĂ©e par la BiĂšvre dâune maniĂšre considĂ©rable. La BiĂšvre a gĂ©nĂ©rĂ© des
industries, dâoĂč un quartier ouvrier et une vocation industrielle plus large du
quartier. Rouvrir la BiĂšvre, câest Ă©voquer tout ce passĂ© ouvrier » (M. Ambroise-
Rendu). Valeur dâanciennetĂ© : « Avec lâanciennetĂ©, un objet, mĂȘme artificiel,
acquiert de lâauthenticitĂ© » (C. Ribes).
Mais Ă lâinverse de lâanciennetĂ©, qui selon la dĂ©finition mĂȘme de Riegl altĂšre
lâobjet, lâauthenticitĂ© est pour certains liĂ©e Ă la conservation de lâĂ©tat dâorigine :
« Lâauthentique serait ce qui nâa pas bougĂ©, ce qui est restĂ© dans son Ă©tat initial »
(V. MĂ©lĂ©ro). Cette acception de lâauthenticitĂ© est en fait plus proche de ce que les
documents relatifs au Patrimoine mondial appellent intĂ©gritĂ©, quâils emploient
toujours de façon complĂ©mentaire Ă lâauthenticitĂ©, comme deux qualitĂ©s distinctes
mais devant ĂȘtre assurĂ©es ensemble.
Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, mĂȘme sâils emploient ces termes au dĂ©tour de la
conversation, les interlocuteurs soulignent leurs ambiguïtés quand on leur
demande de les dĂ©finir et considĂšrent que lâun comme lâautre est impossible Ă
obtenir, au mieux peuvent-ils ĂȘtre des tendances.
121 Cf. partie Problématique, p. 16.
184 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Souvent, lâun des deux termes est prĂ©fĂ©rĂ© Ă lâautre, jugĂ© plus ambigu. Câest
souvent le naturel, lâauthentique Ă©tant jugĂ© soit impossible Ă dĂ©finir (« Le terme
naturel me paraßt approprié, authentique non ; si on met des écluses, une riviÚre est-
elle encore authentique ? Je sais ce que câest que lâauthenticitĂ© dâune Ćuvre dâart :
un vrai, un faux ; mais quâest-ce quâune fausse riviĂšre ? » â Y. Joubert), soit
impossible Ă atteindre (« Lâauthentique serait ce qui nâa pas bougĂ© (âŠ) ; câest
infaisable, trop prĂ©tentieux » â V. MĂ©lĂ©ro). Mais lâauthentique peut aussi ĂȘtre
prĂ©fĂ©rĂ© : « Il nây a pas de naturel (terme liĂ© Ă lâorigine), mais on peut parler
dâauthentique (terme liĂ© Ă la perception) ; naturel : lâauditeur en comprend ce quâil
veut ; authentique : moins dâambiguĂŻtĂ© » (K. Berthier). « Je prĂ©fĂšre lâauthentique au
naturel ; ce dernier terme est ambigu ; de plus, il y a dans lâengouement pour la
nature « lâidĂ©e que le naturel est bon : or tout le naturel nâest pas bon » (F.-X.
Galen, qui sâappuie sur son expĂ©rience de docteur en pharmacie).
Conclusion : une riviĂšre vivante mĂȘme artificielle, authentique mĂȘme recrĂ©Ă©e
Lâensemble du travail sur la BiĂšvre a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© ici dans lâordre oĂč il a Ă©tĂ©
réalisé :
â dâabord la dĂ©finition dâune thĂ©orie de la restauration dâune riviĂšre basĂ©e sur
les théories plus générales du patrimoine et de la restauration présentées au début
du présent travail ;
â ensuite, lâapplication pratique de cette thĂ©orie Ă la BiĂšvre parisienne ;
â enfin, la confrontation de cette thĂ©orie et de son application au point de vue
des acteurs du terrain, concernés par la BiÚvre en banlieue ou dans Paris.
Les deux premiĂšres Ă©tapes ont certes Ă©tĂ© Ă©laborĂ©es de façon plus mĂȘlĂ©e,
lâapplication nourrissant la thĂ©orie ; mais elles ont Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©es
successivement, et présentées dans cet ordre aux services et aux élus régionaux et
parisiens. La troisiĂšme quant Ă elle a Ă©tĂ© entreprise aprĂšs lâachĂšvement et la
publication des deux autres. Son but nâĂ©tait donc pas de nourrir la thĂ©orie, mais
de vĂ©rifier comment elle pouvait ĂȘtre reçue. Or les rĂ©ponses Ă lâenquĂȘte montrent,
mĂȘme de maniĂšre moins construite, une convergence avec les objectifs
développés ici de riviÚre vivante et de restauration authentique et avec les critÚres
permettant de les atteindre.
P.-M. TRICAUD, 2010 185
Discussion et dĂ©monstration : ESSAI DâUNE THĂORIE DE
LA PRĂSERVATION DYNAMIQUE DU PATRIMOINE
186 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
P.-M. TRICAUD, 2010 187
La problématique développée ici (dans tout le chapitre 2 de la partie
correspondante) peut se résumer dans le syllogisme suivant :
â Le patrimoine vivant se prĂ©serve mieux que le patrimoine inerte ;
â Or le vivant se transforme ;
â Donc on ne peut prĂ©server un patrimoine quâen le transformant.
VoilĂ donc un syllogisme paradoxal, comme ceux bien connus de lâAntiquitĂ© ;
mais ici, le paradoxe de la conclusion (on ne peut conserver un patrimoine quâen
le transformant) est déjà dans la prémisse majeure (le patrimoine vivant se
prĂ©serve mieux que le patrimoine inerte), comme on lâa vu plus haut (p. 68) et ne
vient pas du seul rapprochement des prĂ©misses ; et le syllogisme nâest pas un
sophisme, comme beaucoup dâentre eux, car sa conclusion nâest ni absurde ni
irrĂ©alisable : sâil implique certes de renoncer Ă une conservation complĂšte du
patrimoine, il nâinterdit pas une transmission de la plus grande partie de ses
valeurs. Câest du moins lâhypothĂšse formulĂ©e ici, que viennent appuyer les Ă©tudes
de cas qui viennent dâĂȘtre dĂ©veloppĂ©es.
Une gestion dâun patrimoine vivant, tel que dĂ©fini plus haut (p. 47), cherchant Ă
préserver les valeurs qui le font considérer comme patrimoine tout en tenant
compte de son caractĂšre vivant, peut ĂȘtre qualifiĂ©e de prĂ©servation dynamique.
Jâemprunte le terme Ă la mĂ©canique pour lâopposer Ă une prĂ©servation statique, qui
ne prendrait pas en compte lâĂ©volution au cours du temps. La statique dĂ©crit le jeu
des forces appliquées à des objets matériels sans mouvement, tandis que la
dynamique étudie les mouvements causés par ces forces.
Comme le montrent les pages qui suivent, la préservation dynamique a une
longue histoire, mĂȘme Ă©crite en dâautres termes, et il ne sâagit ici que de
rassembler ces thĂ©ories et pratiques variĂ©es et surtout de montrer ce quâelles ont
en commun à travers des champs disciplinaires et des postures trÚs variés.
188 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
P.-M. TRICAUD, 2010 189
1 Théories et pratiques de préservation dynamique du patrimoine
Considérer que le patrimoine est vivant et le gérer comme tel, en acceptant sa
copie et son Ă©volution, nâest pas une attitude nouvelle. Câest celle qui prĂ©valait
pendant des Ă©poques de changement lent, oĂč on ne voyait pas dâopposition entre
les valeurs différées et immédiates.
La patrimonialisation moderne, apparue au début du XIXe siÚcle, a conduit,
comme on sait, Ă un ensemble de lois et de rĂšglements qui tendent Ă figer le
patrimoine, en privilégiant ses valeurs différées sur ses valeurs immédiates.
Comme lâa montrĂ© notamment Françoise Choay, cette attitude nouvelle face au
patrimoine coĂŻncide avec lâapparition de la sociĂ©tĂ© industrielle, qui amĂšne Ă la fois
des techniques sans rapport avec les précédentes et un changement plus rapide de
la sociĂ©tĂ©, de sorte que le processus de copie ne fonctionne plus. Il sâest ainsi crĂ©Ă©
lâopposition entre remĂ©moration et contemporanĂ©itĂ©, entre valeurs diffĂ©rĂ©es et
valeurs immédiates.
Ce qui est le plus nouveau, câest de chercher Ă rĂ©concilier remĂ©moration et
contemporanĂ©itĂ©, tout en restant dans lâattitude « patrimoniale », dans cette
conscience que la remémoration est essentielle et que la copie ne fonctionne plus.
Plusieurs démarches en ce sens ont été développées et formalisées 122 au cours du
XXe siÚcle. On peut en citer trois, nées dans des contextes reliés mais différents.
Par ordre chronologique, il sâagit de : (1) la « restauration critique » dĂ©veloppĂ©e en
Italie dans la premiÚre moitié de ce siÚcle ; (2) les démarches paysagÚres
développées en France dans son dernier quart ; (3) le changement de doctrine du
ComitĂ© du Patrimoine mondial de lâUnesco, puis dâautres organisations
internationales, sous lâeffet de lâintroduction de la notion de paysage culturel.
122 Plus prĂ©cisĂ©ment, elles ont Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©es puis formalisĂ©es, car dans ce domaine complexe, la thĂ©orie est nĂ©e dâune pratique et sây rĂ©fĂšre constamment : un maĂźtre mot dâune grande thĂ©oricienne telle que Françoise Choay, comme dâun homme de lâart tel que Pierre Prunet, est « agir au cas par cas ».
190 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
1.1 La « restauration critique » des Ćuvres dâart (restauro critico)
La thĂ©orie de la restauration de Cesare Brandi nâest pas isolĂ©e. Elle sâinscrit dans
tout un courant auquel elle a apporté une contribution majeure, développé
notamment en Italie au cours du XXe siĂšcle (et notamment Ă la suite de Camillo
Boito), et qui aboutit Ă la Charte de Venise de 1964, en passant par celle
dâAthĂšnes en 1931. Ce mouvement part dâune rĂ©action Ă la restauration stylistique
telle que Viollet-Le-Duc notamment lâa pratiquĂ©e, et en diffĂšre notamment par la
conception de ce quâest le processus de crĂ©ation (continuable pour Viollet-Le-
Duc, unique et non reproductible pour Brandi) et lâunitĂ© de lâĆuvre dâart
(restaurable par le complément pour Viollet-Le-Duc, et qui ne peut rester que
potentielle pour Brandi).
Brandi, fondateur et directeur de lâIstituto centrale per il restauro Ă Rome, de 1939 Ă
1960, a travaillĂ© sur la peinture, la sculpture et lâarchitecture. Dans ce dernier
domaine, vers la mĂȘme Ă©poque (ou un peu avant ou un peu aprĂšs), dâautres
auteurs ont développé des théories voisines, qui ont en commun la recherche
dâune alliance entre la prĂ©servation du patrimoine et sa continuation moderne.
Roberto Pane et Renato Bonelli inventent le terme de « restauration critique »
(restauro critico), qui correspond à une attitude proche de celle que défend Brandi :
« Toute restauration sera prĂ©cĂ©dĂ©e dâune analyse critique du monument », Ă©crit
Bonelli 123. Cette notion est déjà développée dans la 2e résolution de la Charte
dâAthĂšnes pour la Restauration des Monuments Historiques (1931), qui applique le
qualificatif non plus seulement Ă lâanalyse, mais au projet :
« Les projets de restauration doivent ĂȘtre soumis Ă une critique Ă©clairĂ©e pour Ă©viter les erreurs entraĂźnant la perte du caractĂšre et des valeurs historiques des monuments. »
On trouve parfois lâexpression plus complĂšte de « restauration critique et crĂ©ative »,
qui exprime que lâanalyse critique ne suffit pas et doit prendre place dans une
démarche créative, surtout si, comme ces auteurs, on accorde la primauté à la
valeur artistique, Ă laquelle on subordonne la valeur documentaire. Roberto Pane
pose trois principes de cette démarche, repris par Bonelli :
123 Renato Bonelli, Architettura e restauro, Neri Pozza (Venise), 1959, cité par N. Detry in Nicolas Detry et Pierre Prunet, Architecture et restauration. Cf. aussi R. Bonelli, Scritti sul restauro e sulla critica architettonica, Bonsignori Editore (Rome), 1995. Roberto Pane, Attualità e dialettica del restauro, recueil de textes présenté par Mauro Civita, Marino Solfanelli Editore (Naples), 1987.
P.-M. TRICAUD, 2010 191
« La restauration est une opération qui exige une évaluation critique du monument.
« Elle devient elle-mĂȘme un acte de crĂ©ation et donc une Ćuvre dâart.
« Par sa nature dâĆuvre dâart, elle nâadmet pas le lien intrinsĂšque de rĂšgles fixes. » 124
Les deux premiers principes sont considérés comme interdépendants, de sorte
quâon peut aussi bien parler de restauration critique (1er principe) que crĂ©ative
(2e principe), et le troisiÚme principe, trÚs important dans la pratique, en découle.
Lâajout dâune crĂ©ation contemporaine Ă une Ćuvre ancienne est alors la
reconnaissance que lâacte crĂ©ateur ne peut ĂȘtre rĂ©pĂ©tĂ©, mais que lâĆuvre peut ĂȘtre
poursuivie par un nouvel acte crĂ©ateur aussi enracinĂ© dans son Ă©poque que lâacte
original dans la sienne.
La restauration critique en pratique
Cette dimension créative de la théorie de la restauration critique rencontre la
pratique de plusieurs architectes du XXe siĂšcle, notamment en Italie et en France,
qui, connaissant ou non cette théorie, recherchaient une synthÚse entre leur
influence par le mouvement moderne et leur appartenance au corps des
monuments historiques. La question de cette synthĂšse a dâabord Ă©tĂ© posĂ©e, et de
maniĂšre particuliĂšrement aiguĂ«, par la restauration dâĂ©difices fortement
endommagĂ©s par la seconde guerre mondiale : sâagissant de reconstruction, au-
delĂ de la restauration, il nây avait pas de moyen terme entre la restitution de lâĂ©tat
dâorigine et la crĂ©ation nouvelle. Si le premier parti, adoptĂ© notamment pour la
restauration de Varsovie, est en gĂ©nĂ©ral le plus populaire, le second est Ă lâorigine
de réalisations particuliÚrement marquantes, comme la restauration du musée du
Castelvecchio Ă VĂ©rone par Carlo Scarpa (1906-1978), ou celle des Ă©glises du
Cotentin, oĂč Yves-Marie Froidevaux (1907-1983) a choisi de laisser apparentes les
traces de la guerre, considérées comme donnant une valeur de commémoration
acquise. Aux générations suivantes, il faut citer Pierre Prunet (1926-2005), avec la
restauration du chùteau du Plessis-Macé pour le Conseil général du Maine-et-
Loire ou la transformation de la ruine de lâĂ©glise Toussaint, Ă Angers, en musĂ©e
David-dâAngers ; Andrea Bruno (nĂ© en 1932), avec lâinstallation dâune universitĂ©
dans le fort Vauban Ă NĂźmes ou celle dâun centre de confĂ©rences dans le chĂąteau
124 CitĂ© et traduit par Nicolas Detry, « Dâune approche empirique vers une approche critique de la restauration », Architecture et restauration, op. cit.
192 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
médiéval de Lichtenberg ; puis Bruno Decaris (né en 1955), avec la restauration
hardie et controversée du donjon de Falaise, qui confronte de maniÚre abrupte
lâapport contemporain Ă la ruine mĂ©diĂ©vale 125.
Ces pratiques regroupées sous le vocable général de « restauration critique », et
notamment les travaux dâarchitectes des monuments historiques citĂ©s, constituent
de bons exemples de dĂ©marches de prĂ©servation dynamique dâun patrimoine que
lâon considĂšre comme vivant. Plus particuliĂšrement, la plupart relĂšvent de ce qui
est défini ici (p. 206) comme un « réemploi noble ».
Extension au-delĂ des Ćuvres dâart
Au-delĂ de lâarchitecture, on trouve dans le domaine de lâurbanisme une
dĂ©marche voisine (en partie inspirĂ©e des mĂȘmes auteurs, comme Boito) chez
Gustavo Giovannoni 126. Son propos principal concerne non la conservation ou la
restauration des tissus urbains anciens, mais leur adaptation aux usages modernes
et lâarticulation entre les tissus nouveaux et anciens. Cependant, sa prĂ©occupation
se rapproche du restauro critico dans la mesure oĂč il plaide pour une attitude Ă la
fois critique et crĂ©ative face Ă lâhĂ©ritage.
Le patrimoine vivant (ou plutĂŽt biologique si lâon donne un sens plus gĂ©nĂ©ral au
mot vivant, comme ci-dessus) nâest pas restĂ© Ă lâĂ©cart de cette rĂ©flexion. Câest Ă ce
jour les jardins qui ont fait lâobjet de travaux que lâon peut considĂ©rer comme
lâapplication de la thĂ©orie du restauro critico au domaine du paysage, comme un
article de Bonelli sur les jardins historiques. Câest dans cet esprit quâa Ă©tĂ© Ă©laborĂ©e
la Charte de Florence, qui applique celle de Venise Ă ce domaine 127. Il faut aussi
citer un article plus rĂ©cent de Maurizio Boriani, de lâUniversitĂ© polytechnique de
125 Une confrontation trÚs complÚte de ces théories et de ces pratiques est donnée par N. Detry et P. Prunet dans Architecture et restauration, op. cit., en particulier pp. 29 sq., 57 sq., 137 sq., 159 sq.
126 Vecchie cittĂ ed edilizia nuova, UTET Libreria, 1931, rĂ©Ă©d. CittĂ Studi Edizioni,1995. Traduit en français par Jean-Marc Mandoso, AmĂ©lie Petita et Claire Tandille, avec une introduction de Françoise Choay, LâUrbanisme face aux villes anciennes, Ăditions du Seuil (Paris), 1998.
127 R. Bonelli, « Giardini storichi: necessitĂ di una teoria (1989), in Scritti sul restauro e sulla critica architettonica, pp. 73-76. Icomos-IFLA (ComitĂ© international des Jardins historiques, Florence, 21 mai 1981), Charte relative Ă la sauvegarde des sur les jardins historiques, dite Charte de Florence, 1981, adoptĂ©e par lâIcomos le 15 dĂ©cembre 1982.
P.-M. TRICAUD, 2010 193
Milan (Politecnico di Milano) 128, qui montre comment lâentretien et la restauration
dâun jardin ou de toute architecture vĂ©gĂ©tale est en lui-mĂȘme un projet.
La restauration critique et les théories voisines, comme celle de Brandi, ont été
Ă©laborĂ©es Ă propos dâĆuvres dâart, quâelles soient peintes, sculptĂ©es ou bĂąties,
donc dâobjets porteurs dâune intention. On peut distinguer plusieurs degrĂ©s
dâintentionnalitĂ©, qui entraĂźnent des problĂ©matiques diffĂ©rentes : intention dâun
auteur unique, intention collective (par exemple travail dâatelier, dâĂ©quipe, Ă©difice
bùti sur une longue période), ouvrage non intentionnel ; à ce dernier cas on peut
assimiler les ouvrages rĂ©sultant dâun nombre dâintentions tellement grand que
chacune a un faible degrĂ© de libertĂ©, comme les villes, et dâintentions pour la
plupart tout autres que la recherche des valeurs patrimoniales attribuées
aujourdâhui Ă cet ouvrage â ainsi les paysages ruraux, Ă©difiĂ©s Ă des fins productives
et aujourdâhui apprĂ©ciĂ©s pour leur beautĂ©.
Quant Ă la problĂ©matique relative Ă ces degrĂ©s dâintentionnalitĂ©, Pierre Prunet
résume ainsi la différence entre les deux premiers :
« Il existe des crĂ©ations collectives, et dâautres qui portent la marque unique dâune personnalitĂ© forte â mĂȘme si celle-ci a pu avoir des assistants. La diffĂ©rence entre une Ćuvre collective et une Ćuvre unifiĂ©e saute aux yeux. Sur lâĆuvre dâun seul homme, il ne faut pas intervenir, il ne faut rien ajouter. » 129
Dans ce dernier cas, la restauration ou lâajout nĂ©cessitĂ© par un nouvel usage reste
subordonnĂ© Ă lâĆuvre initiale, mĂȘme sâil peut ĂȘtre lui-mĂȘme crĂ©atif. Une Ćuvre
collective peut ĂȘtre plus aisĂ©ment continuĂ©e, puisquâil sâagit alors de la poursuite
du mĂȘme mouvement, avec seulement une discontinuitĂ© dâintervention plus
marquée, à laquelle répondent les principes de visibilité et de réversibilité des
ajouts.
Les jardins historiques relÚvent du premier ou du second degré : créations
individuelles ou collectives, mais toujours crĂ©ations. Câest pourquoi la
transposition des thĂ©ories de la restauration Ă leur domaine sâest faite sans trop de
difficultĂ©s, lâadaptation concernant le passage Ă un matĂ©riau vivant, comme
lâanalyse lâarticle de M. Boriani citĂ©.
128 Maurizio Boriani, « Conservare il mutamento⊠», op. cit., 2002.
129 Propos recueillis oralement le 8 mars 2002.
194 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Avec les villes, on est le plus souvent dans la troisiÚme catégorie, et plus encore
avec les paysages ruraux. Dans ces cas, la problématique se trouve
paradoxalement plus proche de celle de lâĆuvre issue dâune intention unique que
de lâĆuvre collective : en effet, on ne peut pas considĂ©rer une intervention
intentionnelle moderne comme la poursuite dâune sĂ©rie dâinterventions qui, elles,
ne lâĂ©taient pas. On doit admettre le caractĂšre non rĂ©pĂ©table et non continuable
dâun paysage, comme dâune « crĂ©ation qui porte la marque unique dâune
personnalité forte ».
1.2 La démarche paysagÚre
LâintĂ©rĂȘt croissant pour le paysage depuis quelques dĂ©cennies a conduit au
dĂ©veloppement dâune attitude devant lâamĂ©nagement de lâespace qui prend en
compte tout ce qui est hérité, tout en revendiquant une démarche créative. Cette
attitude pourrait se résumer par la formule « composer avec ». « Composer » dans
le double sens du mot : faire Ćuvre de composition en utilisant au mieux le bien
dont on hérite, et laisser à ce dernier la part qui lui revient. Composer avec la
nature et ses ressources 130, composer avec le paysage, composer avec le site,
composer avec tout ce qui préexiste au projet, éléments naturels et culturels,
relief, écosystÚmes, parcellaire, mémoire de ce que les habitants ont vécu là , traces
superposĂ©es par le temps, dont aucune nâefface complĂštement la prĂ©cĂ©dente.
Cette attitude a Ă©tĂ© de fait celle de lâamĂ©nagement jusquâau XXe siĂšcle, oĂč les
moyens techniques ont permis de sâaffranchir de nombreuses contraintes du site.
Les excĂšs dâun amĂ©nagement ainsi dĂ©tachĂ© de son support ont conduit Ă
retrouver aujourdâhui cette attitude de façon plus consciente.
Comme pour la restauration critique, câest le dĂ©veloppement dâune pratique qui a
conduit à formuler une théorie du paysage. Cette derniÚre est encore en cours
dâĂ©laboration, puisquâon peut faire remonter aux annĂ©es 1970 le renouveau de la
pratique paysagÚre en France, marqué notamment par le travail de pionniers tels
que Jacques Simon ou Jacques Sgard, par la mise en place dâun enseignement
130 Cf. Ian Mac Harg, Design with Nature, The Natural History Press, 1969. Traduit en français sous le titre Composer avec la nature (Paris, Les Cahiers de lâIAURIF, no 58-58, 1980), qui introduisait un jeu de mots absent du titre dâorigine, mais bien dans son esprit. On peut considĂ©rer que ce travail, issu dâune pratique aux Ătats-Unis, a inaugurĂ© en France la prise en compte des donnĂ©es de lâenvironnement dans lâamĂ©nagement.
P.-M. TRICAUD, 2010 195
spĂ©cifique, au CNERP 131 (Centre national dâĂ©tudes et de recherches du paysage,
1972-1978) puis Ă lâENSP (Ăcole nationale supĂ©rieure du paysage de Versailles,
depuis 1976), par la crĂ©ation au ministĂšre de lâĂquipement puis de
lâEnvironnement, de la Mission du paysage (en 1979, dirigĂ©e par Lucien
Chabason, puis Alain Riquois et Jean Cabanel, avant de devenir, en 1994, le
bureau du paysage).
Les diffĂ©rentes familles de pensĂ©e qui ont tentĂ© depuis une trentaine dâannĂ©es de
formuler et de mettre en Ćuvre une attitude envers le paysage montrent des
résultats souvent plus convergents que ne le laisseraient apparaßtre les disputes de
spĂ©cialistes, notamment la rivalitĂ© entre Michel Corajoud et Bernard Lassus, Ă
lâENSP Ă la fin des annĂ©es 1970, emblĂ©matique de deux tendances, lâune plus
pragmatique, lâautre plus thĂ©oricienne. La premiĂšre a dominĂ© lâenseignement du
projet Ă lâENSP pendant plus de trente ans, dans le sens dâune pensĂ©e Ă©laborĂ©e Ă
partir dâune pratique, autour de Corajoud, mais aussi dâarchitectes-paysagistes
proches de lui comme Alexandre Chemetoff ou Jacques Coulon, ou bien de
« jardiniers paysagistes », plus influencĂ©s par lâĂ©cologie, comme Gilles ClĂ©ment. La
deuxiĂšme Ă©cole sâest cristallisĂ©e autour du DEA (diplĂŽme dâĂ©tudes approfondies)
Jardins, Paysages, Territoires, de lâĂcole dâarchitecture de Paris-la-Villette, crĂ©Ă©
par Bernard Lassus (architecte-paysagiste), avec Augustin Berque (géographe),
Alain Roger (philosophe), Michel Conan (sociologue), Pierre Donadieu
(agronome), rejoints par Yves LuginbĂŒhl (gĂ©ographe), succĂ©dant Ă Lassus Ă la
direction de ce DEA jusquâĂ sa transformation en mastĂšre. Lassus a crĂ©Ă©
lâexpression « analyse inventive », Donadieu va jusquâĂ parler de « conservation
inventive », synonyme de la « préservation dynamique » décrite ici 132.
131 Au cours de sa brĂšve existence, le CNERP, dirigĂ© par RĂ©mi Perelman, a vu passer, comme enseignants ou comme Ă©tudiants, de nombreuses personnalitĂ©s qui ont par la suite marquĂ© la pratique ou les Ă©tudes de paysage : citons entre autres Pierre Dauvergne, Anne Fortier-Kriegel, Yves LuginbĂŒhl, Caroline Mollie-Stefulesco, Jacques SgardâŠ
132 Parmi les nombreuses publications qui rendent compte du renouveau de la pensĂ©e paysagĂšre en France depuis trente ans, on peut citer : une des premiĂšres rĂ©flexions collectives, Mort du paysage ? Philosophie et esthĂ©tique du paysage (actes du colloque de lâUniversitĂ© Jean-Moulin de Lyon en 1981, sous la dir. de François Dagognet et Odile Marcel, Champ Vallon, 1982) ; une anthologie assez complĂšte, La ThĂ©orie du paysage en France, 1974-1994 (sous la dir. dâA. Roger, Champ Vallon, 1995) ; et un recueil des cinq auteurs citĂ©s, Cinq propositions pour une thĂ©orie du paysage (sous la dir. dâA. Berque, Champ Vallon, 1994), comprenant notamment lâarticle Ă©voquĂ© de Pierre Donadieu, « Pour une conservation inventive des paysage ». Un sĂ©minaire organisĂ© par lâIAURIF en 1993 avait confrontĂ© ces diffĂ©rentes dĂ©marches françaises entre elles et Ă celles de spĂ©cialistes amĂ©ricains (Carl Steinitz), ainsi quâĂ lâexpĂ©rience de lâIAURIF, notamment influencĂ©e par Gerald Hanning (les actes en ont Ă©tĂ© publiĂ©s dans « Paysage, grand paysage », Les Cahiers de lâIaurif, no 106, dĂ©cembre 1993). Il faut aussi signaler les travaux dâYves
196 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Quelques prĂ©occupations permettent de cerner ce quâil y a de commun dans
lâattitude de ces diffĂ©rentes Ă©coles françaises du paysage, et plus gĂ©nĂ©ralement
dans ce quâon peut appeler une dĂ©marche paysagĂšre. Toutes ne seront pas
développées ici, seules le sont celles qui sont directement en relation avec le
patrimoine 133. Lâune est lâattention au site et Ă son passĂ©. Comme le travail du
sculpteur consiste Ă transformer un bloc de pierre ou de bois, celui de lâarchitecte-
paysagiste consiste Ă transformer un site. Ni le peintre ni mĂȘme lâarchitecte ne
sont ainsi dans cette position dâhĂ©ritiers : leurs matĂ©riaux ne sont que des
matĂ©riaux, substituables mĂȘme lorsquâils sont nobles, et ne sont pas un
patrimoine. Lâattention au site amĂšne Ă considĂ©rer que lâintervention de
lâarchitecte-paysagiste nâest quâune Ă©tape dans un long processus dâĂ©volution du
site, une simple inflexion de ce processus plutĂŽt que le changement de direction
radical que sous-entend habituellement la notion de projet â dâoĂč le terme
dâinflexus crĂ©Ă© par Bernard Lassus :
« Lâinflexus ou inflexion dâun processus : Les Ă©lĂ©ments du processus perpĂ©tuĂ© ou rĂ©vĂ©lĂ© par lâanalyse inventive sont inflĂ©chis par les orientations quâelle a Ă©galement suggĂ©rĂ©es, et les nouveaux Ă©lĂ©ments sây entrelacent progressivement en un mouvement qui, non rĂ©pĂ©titif, sâapparente Ă une Ă©volution. Cette dĂ©marche paysagĂšre amĂšne Ă lâinflexion dâun processus, celui de lâĂ©volution ordinaire des lieux. Cette problĂ©matique de lâamĂ©nagement chemine vers un art de la transformation. » 134
Lâautre prĂ©occupation concerne lâavenir et y considĂšre aussi le paysage comme
processus plutÎt que comme produit. Elle est exprimée deux siÚcles plus tÎt par
le poĂšte et architecte-paysagiste anglais William Shenstone (1714-1763) :
« Les Ćuvres de qui bĂątit commencent immĂ©diatement Ă se dĂ©labrer, tandis que celles de qui plante commencent immĂ©diatement Ă sâamĂ©liorer » (Unconnected thoughts, publiĂ© en 1765).
Dans les projets commandĂ©s par un maĂźtre dâouvrage et mis en Ćuvre par un
maĂźtre dâĆuvre, cette prĂ©occupation se traduit par une pratique peut-ĂȘtre un peu
plus récente que le renouveau de la démarche paysagÚre dans la création, qui est
lâaccompagnement de la gestion du projet paysager rĂ©alisĂ©. Cet accompagnement
LuginbĂŒhl, Alain Corbin, Anne Cauquelin, les revues telles que Paysage et amĂ©nagement (1982-1997), Pages paysages (depuis 1987), Les Carnets du paysage (depuis 1999), ainsi que le travail de la revue de la SociĂ©tĂ© française des architectes, Le Visiteur, animĂ©e par SĂ©bastien Marot, et notamment lâarticle de ce dernier, « Lâalternative du paysage », dans le no 1 (1995) de cette revue (pp. 54-81).
133 Pour plus de dĂ©tails sur ces diffĂ©rentes prĂ©occupations de la dĂ©marche paysagĂšre, cf. lâarticle de S. Marot citĂ© ci-dessus, et P.-M. Tricaud, « Composer avec le paysage », Les paysages dâĂle-de-France, Comprendre, Agir, Composer (Les Cahiers de lâIAURIF, no 117-118), 1997, pp. 103-118.
134 Bernard Lassus, 2004, Couleur, lumiĂšre, paysage, Instants dâune pĂ©dagogie, op. cit. « Instant 4 : Lâinflexus ; Les mots du paysage », p. 163.
P.-M. TRICAUD, 2010 197
se fait par des contacts en amont entre le concepteur et le gestionnaire (le plus
souvent un service dâespaces verts de ville) en vue dâune adaptation rĂ©ciproque
entre le projet et les outils de gestion, par une formation spécifique des jardiniers
Ă lâentretien du jardin de façon Ă ce quâil exprime dans le long terme lâintention de
dĂ©part, par des contrats avec lâarchitecte-paysagiste pour des interventions au-delĂ
de la phase de conception et de maĂźtrise dâĆuvre. La gestion devient elle-mĂȘme
un projet.
Sur des territoires plus vastes, sa capacitĂ© Ă regarder lâavenir et Ă prendre en
compte un processus amĂšne les acteurs locaux Ă faire appel au paysagiste comme
à un médiateur et à considérer le projet de paysage comme une forme
dâanticipation. 135
Le dĂ©veloppement de la pensĂ©e paysagĂšre est donc caractĂ©ristique dâune
dĂ©marche qui assume les valeurs de remĂ©moration dâun patrimoine, en tentant de
ne pas les opposer Ă celles de contemporanĂ©itĂ©. Cependant, cette dĂ©marche sâest
dĂ©veloppĂ©e Ă partir dâune demande initiale presque toujours limitĂ©e Ă la
contemporanĂ©itĂ©, et oĂč câest elle qui a introduit la prĂ©occupation patrimoniale. Y
a-t-il des exemples de trajet inverse dans le domaine du paysage, partant dâune
prĂ©occupation patrimoniale pour introduire la nĂ©cessitĂ© de lâĂ©volution, comme lâa
fait la restauration critique pour lâarchitecture ? Câest un tel exemple que fournit
lâĂ©volution de la doctrine des conventions internationales relatives au patrimoine,
notamment Ă lâUnesco, sous lâeffet de lâintroduction de la notion de paysage
culturel.
1.3 LâĂ©volution des conventions internationales rel atives au patrimoine sous lâeffet de la prise en compte du pa ysage
Lorsque la Convention du patrimoine mondial fut adoptée, en 1972, si novatrice
fût-elle dans son traitement égal des patrimoines culturel et naturel, elle ne
prĂ©voyait pas que les biens quâelle visait Ă protĂ©ger fussent appelĂ©s Ă Ă©voluer. Son
but Ă©tait de les conserver dans un Ă©tat aussi proche que possible de celui dans
lequel elle les prenait. Du mouvement de « restauration critique » qui avait abouti
Ă la Charte de Venise, elle ne retenait que la dimension critique, celle qui interdit
135 Pierre Donadieu, « Le projet de paysage, un outil de nĂ©gociation », 1993, op cit. Voir aussi du mĂȘme auteur, Les Paysagistes, Champ Vallon, 2009.
198 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
le pastiche, mais non la dimension créative, celle qui autorise un ajout moderne
affirmé et différencié.
On peut dire que lâintroduction de la notion de paysage culturel, Ă partir de 1992,
a fortement contribué à faire évoluer la doctrine du patrimoine mondial. En effet,
en inscrivant des sites continĂ»ment façonnĂ©s par lâhomme, en crĂ©ant une
catĂ©gorie intitulĂ©e « paysage organiquement Ă©volutif », il devenait difficile dâen
rester à une préservation figée. Cette catégorie en particulier fut un véritable
cheval de Troie dans la forteresse de la doctrine traditionnelle, car elle amena Ă
considĂ©rer beaucoup dâautres patrimoines, inscrits depuis plus longtemps, comme
Ă©volutifs.
« Lâapproche du patrimoine conventionnel sâattache Ă lâĂ©tat de conservation de caractĂ©ristiques et dâĂ©lĂ©ments particuliers. Une approche du paysage culturel privilĂ©gie les processus essentiels qui ont modelĂ© â et continuent de modeler â le caractĂšre du paysage. » (Chronique Iccrom, no 29, juin 2003)
Dâautres textes internationaux, plus rĂ©cents, portent la marque de ce changement
dâattitude. Citons notamment la Convention europĂ©enne du paysage, signĂ©e Ă Florence
en 2000 sous lâĂ©gide du Conseil de lâEurope, qui engage ses signataires « Ă dĂ©finir
et Ă mettre en Ćuvre des politiques du paysage visant la protection, la gestion et
lâamĂ©nagement des paysages » (article 5), cette derniĂšre action Ă©tant dĂ©finie comme
comprenant « les actions présentant un caractÚre prospectif particuliÚrement affirmé
visant la mise en valeur, la restauration ou la création de paysages » (article 1).
Par lâintermĂ©diaire des experts qui lâont Ă©laborĂ©e, cette convention a subi la double
influence convergente de la réflexion provoquée par les paysages culturels dans
lâenvironnement de lâUnesco et de la dĂ©marche paysagĂšre française. En effet, les
rédacteurs de la premiÚre version (le texte non juridique porteur des enjeux, destiné
Ă ĂȘtre transformĂ© en projet de convention par des spĂ©cialistes du droit international),
lâAnglais Michael Dower et le Français Yves LuginbĂŒhl, Ă©taient tous deux bien au
fait des instruments internationaux déjà existants (notamment la Convention du
patrimoine mondial) et des derniers débats à leur sujet (en particulier avec les
paysages culturels) et en mĂȘme temps chacun porteur dâune conception du
patrimoine enracinĂ©e dans sa propre culture : lâAnglais insistant sur le rĂŽle de cet
outil pour la préservation des paysages européens, le Français voulant introduire
la notion dâamĂ©nagement et de gestion des paysages. Le texte final reprend les
trois objectifs ; il ne prĂ©cise pas sâils concernent des paysages diffĂ©rents ou sâils
peuvent concerner les mĂȘmes, mais en tout cas, il nâoppose pas la gestion et
lâamĂ©nagement Ă la protection.
P.-M. TRICAUD, 2010 199
2 Quelles évolutions autorisent une « préservation dynamique » ?
Si lâon admet quâon ne transmet un patrimoine quâen le transformant, toutes les
transformations sont-elles pour autant acceptables ? à partir des théories et
pratiques de préservation du patrimoine vivant présentées ci-dessus et des études
de cas développées dans la partie précédente, on peut dresser une typologie, a
priori non exhaustive, des transformations qui permettent dâĂ©viter au mieux ces
deux morts du patrimoine que sont sa suppression et sa fixation :
â Celles qui prĂ©servent la structure Ă travers le renouvellement des Ă©lĂ©ments ;
â Celles qui sâinscrivent dans le prolongement de ce qui les prĂ©cĂšde ;
â Celles qui respectent le caractĂšre du bien ;
â Celles qui permettent au bien de vivre ;
â Celles qui prĂ©servent la capacitĂ© de reproduire le bien.
Les quatre premiÚres conditions sont développées ci-dessous (La préservation de la
structure à travers le renouvellement des éléments ; La continuité ; Authenticité, intégrité et
réemploi ; La part du feu et le développement durable). Elles ont en commun de
concerner directement lâintervention sur le bien. La cinquiĂšme est plus indirecte :
elle renvoie à la préservation des savoir-faire qui ont permis de produire le
bien 136, de la culture dont il est lâexpression. Elle nâest pas traitĂ©e ici, mais elle a
notamment été développée par Françoise Choay comme issue du dilemme entre
lâimpossible conservation et lâinacceptable destruction 137.
136 Câest ainsi quâau Japon, le titre de TrĂ©sor national vivant est accordĂ© au savoir-faire ancestral transmis par certains artisans, et Ă ces artisans eux-mĂȘmes.
137 Cf. notamment « Structures identitaires et universalité », Les Cahiers de la Ligue urbaine et rurale, 1er trim. 2001.
200 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
2.1 La préservation de la structure à travers le renouvellement des éléments
Beaucoup de biens patrimoniaux matériels peuvent se décomposer en éléments.
Ce nâest pas le cas dâune peinture, ni dâune sculpture monolithe, mais un bĂątiment
se compose de pierres, de briques ou de pans de béton, une ville de bùtiments, de
rues et dâespaces ouverts, un jardin ou un paysage rural dâarbres, de champs ou de
prairies, de surfaces en eau, etc. Ces biens ne sont pas seulement caractérisés par
leurs Ă©lĂ©ments, mais aussi par lâagencement de ces derniers, qui forme la structure
de lâensemble. Et câest gĂ©nĂ©ralement Ă la structure quâest confĂ©rĂ©e la plus grande
valeur patrimoniale, que ce soit par les gestionnaires habituels du bien ou par des
experts extérieurs.
La transmission du patrimoine par copie altĂšre moins la structure que lâĂ©lĂ©ment,
pour deux raisons, dont la premiĂšre sâapplique aux deux types de copie : si la
structure est considĂ©rĂ©e comme plus importante que les Ă©lĂ©ments, elle est lâobjet
de plus dâattentions. Une deuxiĂšme raison sâapplique aux biens qui sont
renouvelés progressivement, par parties (les temples bouddhistes, par opposition
aux temples shintoĂŻstes) : dans ce cas, si lâĂ©lĂ©ment est copiĂ©, la structure, elle, nâest
pas copiĂ©e mais maintenue. On pourrait toujours imaginer quâĂ lâoccasion de la
reconstruction rituelle du temple dâIse, on dĂ©cide dâen modifier la structure (on
peut mĂȘme considĂ©rer que cette derniĂšre est modifiĂ©e Ă chaque reconstruction,
puisquâelle ne se situe plus au mĂȘme endroit, mais sur une plate-forme voisine,
lâancien temple nâĂ©tant dĂ©moli quâaprĂšs avoir servi de modĂšle) ; mais cela est
impossible si lâon ne change quâune poutre Ă la fois : dans ce cas, la mĂȘme
structure demeure au mĂȘme endroit.
Persistance de lâĂ©difice
Lorsque le message ou la valeur patrimoniale dâun bien est essentiellement
attachée à sa structure, on considÚre donc généralement que le bien dans son
ensemble est préservé si sa structure est conservée à travers le renouvellement des
Ă©lĂ©ments, et ce dâautant plus que ce renouvellement est plus progressif. Si certains
critiquent le remplacement des pierres lors de la restauration dâun Ă©difice, câest
parce quâils accordent de la valeur Ă lâĂ©lĂ©ment et non seulement Ă la structure,
mais ils ne contestent pas que la structure soit prĂ©servĂ©e. On peut mĂȘme ainsi
P.-M. TRICAUD, 2010 201
considĂ©rer quâune cathĂ©drale dont on a remplacĂ© les sculptures par des moulages
reste bien la mĂȘme : chaque sculpture nâest plus la mĂȘme si lâon considĂšre, avec
Brandi, que son message est porté non seulement par sa forme mais aussi par sa
matiĂšre ; mais Ă lâĂ©chelle de lâĂ©difice, la sculpture nâest quâun Ă©lĂ©ment et la
structure de lâensemble est prĂ©servĂ©e. Les controverses sont dâautant plus grandes
que les campagnes de restauration sont importantes : quand le remplacement peut
se faire plus progressivement (ce qui est assez difficile, mais peut se produire par
exemple pour les tuiles dâun toit), la persistance de lâidentitĂ© du bien est mieux
admise.
Persistance du paysage
Dans le cas des paysages, quâils soient naturels ou crĂ©Ă©s par lâhomme, le fait que
lâensemble soit prĂ©servĂ© mĂȘme si les Ă©lĂ©ments sont remplacĂ©s est moins
controversĂ© que pour les Ă©difices ; dâune part parce que le renouvellement,
comme celui de tout ensemble vivant, est en gĂ©nĂ©ral trĂšs progressif ; dâautre part
parce quâil est impossible de faire autrement, au moins pour les paysages
vĂ©gĂ©taux, dont les Ă©lĂ©ments sont vivants, donc mortels. Câest par exemple le cas
dâune forĂȘt, mĂȘme possĂ©dant des arbres remarquables : le chĂȘne Jupiter Ă©tait un
Ă©lĂ©ment de la forĂȘt de Fontainebleau qui participait Ă son identitĂ©, mais il est mort
il y a quelques annĂ©es, et la forĂȘt de Fontainebleau est toujours elle-mĂȘme.
Dans les paysages ruraux comme dans les paysages urbains, les changements sont
plus visibles que dans les forĂȘts, mais on trouve de nombreux cas de structures
prĂ©servĂ©es mĂȘme Ă travers un renouvellement visible de leurs Ă©lĂ©ments. Les
exemples les plus courants en milieu rural sont ceux de changements des cultures
pratiquĂ©es Ă lâintĂ©rieur dâun parcellaire maintenu ; ainsi le dĂ©veloppement au XXe
siĂšcle, de nouvelles cultures, comme le maĂŻs, nâa pas modifiĂ© la structure
paysagĂšre faite de champs ouverts du Bassin parisien ; celle-ci lâa Ă©tĂ© un peu par
les remembrements, mais sans commune mesure avec le bouleversement des
bocages de lâOuest.
Persistance de la silhouette urbaine et du plan
Les paysages urbains peuvent ĂȘtre prĂ©servĂ©s Ă la fois dans leur structure et dans
leurs éléments (Secteurs sauvegardés ou autres quartiers historiques fortement
protĂ©gĂ©s, oĂč câest alors chaque immeuble qui forme une structure pĂ©renne dont
202 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
les Ă©lĂ©ments sont souvent renouvelĂ©s), mais ce nâest pas le cas le plus frĂ©quent. Il
existe aussi des cas intermĂ©diaires oĂč la structure urbaine et la partie visible des
immeubles sont prĂ©servĂ©s, lâintĂ©rieur Ă©tant changĂ© : câest la pratique, controversĂ©e,
du « façadisme ». En revanche, les villes montrent de nombreux exemples, Ă
plusieurs niveaux, de maintien de la structure avec renouvellement des éléments :
la structure prĂ©servĂ©e peut ĂȘtre le gabarit volumĂ©trique, le plan ou seulement des
directions du plan qui forment ce que lâon appelle la trame fonciĂšre. Le paysage
dâune ville telle que Paris est un exemple de gabarit volumĂ©trique, dans ses trois
dimensions : lâalignement des façades sur la rue, la mitoyennetĂ© â qui crĂ©e des
façades continues â, et la hauteur constante des immeubles (5 Ă 7 Ă©tages), quels
que soient lâĂ©poque et le style de ces derniers, du Moyen-Ăge Ă nos jours. Le
rĂšglement dâurbanisme de 1967 avait autorisĂ© la rupture de ces trois continuitĂ©s,
et a été largement condamné par la suite au nom de la préservation du paysage
parisien. Les rĂšgles en vigueur aujourdâhui prĂ©servent la structure volumĂ©trique de
Paris lĂ oĂč elle possĂšde cette triple continuitĂ©, tout en autorisant dans la plupart
des quartiers le remplacement de chaque immeuble.
La persistance du plan est commune Ă presque toutes les villes, comme lâa
notamment montrĂ© Gustavo Giovannoni dans LâUrbanisme face aux villes
anciennes 138. Le plan est beaucoup plus résistant que le gabarit, car sa modification
ne peut pas se faire progressivement, mais suppose des remembrements mettant
en jeu plusieurs propriétaires, ou de grandes opérations comme les travaux
haussmanniens ; et si les remembrements effacent lâancien parcellaire, les grands
travaux de voirie se contentent le plus souvent de surimposer une trame, sans
effacer lâancienne, comme le montrent de nombreuses rues parisiennes (Saint-
Denis, Saint-Martin, Saint-Jacques, VaugirardâŠ) : exemple typique de
palimpseste (cf. infra, La continuité, p. 203).
Moins connue en milieu rural, la persistance du plan peut aussi sây observer. On
peut en effet employer ce terme dans le cas de changements dâoccupation du sol
suffisamment importants pour quâon considĂšre ne plus avoir affaire au mĂȘme
paysage, mais qui respectent le parcellaire : non plus un simple changement de
cĂ©rĂ©ale (mĂȘme si le maĂŻs est plus haut que le blĂ©), mais un changement qui
138 Vecchie cittĂ ed edilizia nuova, op. cit. (p. 125, note 126).
P.-M. TRICAUD, 2010 203
modifie le champ de vision (comme entre la prairie et la peupleraie, cas fréquent
en fond de vallĂ©e), ou la texture et lâambiance, comme dans les Claires de la
Seudre (Charente-Maritime), oĂč des marais salants ont Ă©tĂ© transformĂ©s en parcs Ă
huĂźtres, en bassins de pisciculture, voire en pĂątures, sans rien perdre de leur
organisation spatiale, ni des canaux qui les délimitaient.
Persistance de la trame fonciĂšre
MĂȘme lorsque le plan ne subsiste pas Ă chaque voie prĂšs, on constate souvent la
persistance des grandes directions quâil dĂ©finit, qui forme ce que lâon appelle, Ă la
suite de Gerald Hanning, trame fonciĂšre 139. Celle-ci est dĂ©finie, on lâa vu (p. 40)
comme lâensemble des directions donnĂ©es par les traces au sol du parcellaire et
des objets implantĂ©s Ă sa surface. Et de mĂȘme que le champ magnĂ©tique existe en
lâabsence de la limaille de fer qui le matĂ©rialise, la trame fonciĂšre, structure
géométrique définie par ces grandes directions, existe entre les objets qui la
matĂ©rialisent et peut persister au-delĂ du plan, quand les mĂȘmes grandes
directions demeurent matérialisées par des objets différents, à des positions qui
elles-mĂȘmes changent 140.
Mais quand seul persiste le plan, et plus encore quand seule persiste la trame
fonciĂšre, sâil existe une structure gĂ©nĂ©rale prĂ©servĂ©e Ă travers le renouvellement
des Ă©lĂ©ments qui la composent, on ne peut cependant pas dire que lâensemble du
bien soit ainsi préservé. On se situe alors non plus dans le cadre de la préservation
de la structure, mais dans celui de la continuité, qui est développé ci-dessous.
2.2 La continuité
Ă lâissue dâun processus de transformation qui modifie lâidentitĂ© dâun patrimoine,
il y a des cas oĂč lâon considĂšre cependant quâun certain nombre de ses valeurs
139 Cf. supra, Matérialité et immatérialité du patrimoine immobilier, pp. 38 sq., et en particulier note 54 p. 40.
140 La perpendicularitĂ© de la trame fonciĂšre (souvent calĂ©s celle des lignes de plus grande pente et des courbes de niveau) est une des raisons de sa stabilitĂ©, car elle est aussi bien adaptĂ©e Ă chacun des usages successifs du parcellaire : culture attelĂ©e en sillons, culture mĂ©canisĂ©e toujours en sillons, construction de bĂątiments le plus souvent rectangulaires⊠Les procĂ©dures de recomposition du parcellaire modifient en gĂ©nĂ©ral peu lâorientation des parcelles, mĂȘme quand elles modifient fortement leur taille, que ce soit pour lâagrandir (remembrement rural) ou pour la diminuer (lotissement). Les cas de modifications les plus fortes de la trame fonciĂšre sont les remembrements-lotissements urbains, oĂč un ensemble de parcelles est reconfigurĂ©, pour arriver Ă un tracĂ© plus rigide (en Ă©toile, en quadrillageâŠ).
204 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
patrimoniales sont conservĂ©es. Ces situations sont celles oĂč lâon observe une
continuité, ou une relation :
â ContinuitĂ© temporelle dans lâĂ©volution, câest-Ă -dire relation entre les Ă©tats
successifs ;
â PrĂ©servation de la continuitĂ© spatiale, câest-Ă -dire de la relation entre les
éléments constitutifs.
Dans le cas dâun ensemble vaste (tel notamment quâun paysage naturel, rural ou
urbain), dont les éléments constitutifs peuvent évoluer chacun à son rythme, il y a
continuitĂ© de lâĂ©volution de lâensemble sâil y a continuitĂ© temporelle dans
lâĂ©volution de chaque Ă©lĂ©ment constitutif et prĂ©servation de la continuitĂ© spatiale
de lâensemble.
Continuité temporelle
LâĂ©tude de cas des centrales nuclĂ©aires du Val de Loire (ci-dessus, pp. 78 sq.) a
permis de dĂ©finir trois conditions de continuitĂ© dans le temps, que lâon peut
résumer par autant de métaphores :
â « La photo de famille » : Les Ă©lĂ©ments nouveaux doivent avoir une certaine
parenté avec les éléments traditionnels.
â « Lâescalier » : Il doit y avoir eu une Ă©volution progressive des Ă©lĂ©ments
traditionnels aux éléments nouveaux, ou au moins un passage sans interruption,
plutĂŽt quâun abandon des premiers suivi plus tard de lâapparition des seconds 141.
â « Le tableau noir » (ou le palimpseste 142) : Les Ă©lĂ©ments nouveaux ne doivent pas
avoir effacé toutes les traces des éléments traditionnels.
141 La conservation de la structure Ă travers le renouvellement progressif des Ă©lĂ©ments (cf. supra, § 2.1, p. 125) respecte bien sĂ»r le critĂšre « de lâescalier » ; mais celui-ci lâest aussi par un remplacement progressif des Ă©lĂ©ments conduisant Ă une structure nouvelle.
142 On utilise frĂ©quemment Ă propos du paysage la mĂ©taphore du palimpseste des copistes mĂ©diĂ©vaux ou celle du tableau noir dâĂ©cole, deux supports sur lesquels on rĂ©Ă©crit sans cesse, sans jamais effacer complĂštement le texte prĂ©cĂ©dent (du moins, pour le tableau, sâil est essuyĂ© au chiffon sec et non Ă lâĂ©ponge). Cet emploi mĂ©taphorique du palimpseste est inspirĂ© de celui que Baudelaire, prĂ©figurant Freud, applique Ă la mĂ©moire humaine : « Quâest-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? (âŠ) Des couches innombrables dâidĂ©es, dâimages, de sentiments sont tombĂ©es successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumiĂšre. Il a semblĂ© que chacune ensevelissait la prĂ©cĂ©dente. Mais aucune en rĂ©alitĂ© nâa pĂ©ri. » (« Visions dâOxford. Le Palimpseste », in Les Paradis artificiels, VIII, 1860)
P.-M. TRICAUD, 2010 205
Un bon exemple de continuitĂ© temporelle est lâĂ©volution du vivant, Ă©tudiĂ©e ci-
dessus comme processus de copie. Ce processus a conduit Ă une trĂšs forte
diversification, mais en présentant à de longues périodes de distance une parenté
des formes, une Ă©volution progressive et mĂȘme une conservation des traces
(comme les mitochondries, traces de bactéries incluses dans les cellules eucaryotes
voici des milliards dâannĂ©es).
Continuité spatiale
La continuitĂ© spatiale est satisfaite sâil existe des relations entre les nouvelles
formes et leur environnement. Câest habituellement une prĂ©occupation forte de la
préservation des monuments historiques (notion de co-visibilité, harmonie des
styles, des matĂ©riaux, etc.), de lâurbanisme (respect de lâalignement des façades sur
la rue, de la mitoyenneté et de la hauteur, les trois dimensions du gabarit
volumĂ©trique) et de la composition paysagĂšre (recherche dâarticulations, de
relation géométrique ou symbolique, etc.).
Ces conditions de continuité temporelle et spatiale ont été élaborées à partir de
lâĂ©tude de plusieurs paysages culturels candidats Ă lâinscription au Patrimoine
mondial â vignobles de Saint-Ămilion, du Haut Douro et de Tokaj, val de Loire
(étude de cas présentée ci-dessus). Ces sites, inscrits au Patrimoine mondial,
fournissent des exemples oĂč la continuitĂ© est assez bien respectĂ©e, puisquâils ont
été considérés comme restant de valeur « universelle exceptionnelle » à travers des
changements qui vont parfois au-delĂ du simple renouvellement dâĂ©lĂ©ments
prĂ©servant la structure. Les rĂ©gions de vignobles dâappellation (Ă©galement
présentées en étude de cas ci-dessus) ont su mécaniser, au moins en partie, la
culture et la vinification, sans rompre avec leur paysage ni leurs traditions
sĂ©culaires. De mĂȘme, de nombreuses villes historiques ont pu accueillir, sans
perdre leur identité, de nouveaux usages de leurs bùtiments, de nouveaux moyens
de transport dans leurs rues, et mĂȘme des Ă©difices modernes. Dans tous ces cas,
lâĂ©volution sâest faite progressivement, avec les mĂȘmes domaines de relation au fil
du temps (exploitation viticole dans le premier cas, habitat, circulation et autres
fonctions urbaines dans le second).
Dâautres exemples montrent Ă lâinverse des discontinuitĂ©s qui remettent en
question la valeur patrimoniale du bien. Câest le cas de sites ou de territoires qui
possÚdent une forte valeur patrimoniale pour une société pré-industrielle (souvent
206 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
jointe à une valeur de patrimoine naturel aux yeux des scientifiques des sociétés
industrielles, cette double valeur étant pour certains consacrée par une inscription
au Patrimoine mondial au titre Ă la fois de bien naturel et de paysage culturel,
comme Tongariro en Nouvelle-ZĂ©lande, Uluru en Australie â paysages associatifs
par les mythes et croyances, paysages Ă©volutifs par les pratiques extensives
traditionnelles). Or parmi ceux-ci, un certain nombre se trouvent ĂȘtre en mĂȘme
temps sur des gisements miniers, exploitĂ©s Ă proximitĂ©, voire Ă lâintĂ©rieur mĂȘme
du site. Cette situation, dont lâallĂ©gorie la plus rĂ©cente et aujourdâhui la plus
connue a Ă©tĂ© donnĂ©e par le film Avatar, sâest reproduite dans toutes les parties du
monde oĂč subsistaient des sociĂ©tĂ©s prĂ©-industrielles : Australie, Amazonie,
Afrique, SibĂ©rie⊠Elle sâest chaque fois soldĂ©e par la dĂ©portation,
lâasservissement ou la dĂ©composition des sociĂ©tĂ©s indigĂšnes. Il y a en effet dans
ces cas une discontinuitĂ© irrĂ©ductible entre lâĂ©lĂ©ment introduit et la relation des
populations indigĂšnes au lieu, qui lui donne sa valeur patrimoniale.
2.3 Authenticité, intégrité et réemploi : le « réem ploi noble »
Ă partir du moment oĂč lâon admet lâĂ©volution dâun bien, la question de lâintĂ©gritĂ©
et celle de lâauthenticitĂ© se posent de maniĂšre diffĂ©rente du cas (thĂ©orique) dâun
bien qui ne devrait pas changer, comme on lâa montrĂ© ci-dessus au chapitre
Authenticité et sincérité : « does it really matter much? ».
Ces questions se posent dâabord quant Ă lâusage. Bien sĂ»r, la poursuite de lâemploi
est toujours prĂ©fĂ©rable au rĂ©emploi. Lâutilisation ininterrompue pour le mĂȘme
usage dâĂ©glises, de mosquĂ©es ou de temples depuis mille ans ou plus en Europe,
au Proche-Orient, en Inde ou en Chine, de palais ou dâhĂŽtels de ville depuis cinq
siÚcles ou plus en Italie ou en Flandre, de voies ferrées depuis prÚs de deux
siÚcles, de routes depuis des millénaires, de campagnes productives depuis aussi
longtemps ou plus, fait reconnaĂźtre tous ces biens comme authentiques, dans le
sens habituel du terme, celui dâoriginel. Mais lâusage dâorigine ne peut pas toujours
ĂȘtre maintenu et la question est alors inĂ©vitable de lâauthenticitĂ© ou non du nouvel
usage.
Le réemploi noble
Le rĂ©emploi a Ă©tĂ© dĂ©fini plus haut (p. 57) dans un sens large comme lâaffectation
dâun bien Ă un nouvel usage, que ce soit aprĂšs un dĂ©placement (patrimoine
P.-M. TRICAUD, 2010 207
mobilier, fragments architecturaux, voire monuments entiers) ou sur place
(patrimoine immobilier, dont le paysage). Que ce soit sur place ou aprĂšs
déplacement, on peut distinguer deux sortes de réemploi :
â Un rĂ©emploi « noble », affectation dâun bien patrimonial Ă un usage qui tire
parti de ses spécificités les plus remarquables ;
â Un rĂ©emploi « banal », affectation dâun bien patrimonial Ă un usage qui
pourrait aussi bien se contenter dâun support beaucoup moins remarquable.
Cette distinction existe dĂšs lâorigine du rĂ©emploi, dans son sens le plus strict. Les
architectes qui ont bĂąti la Rome baroque avec les fragments de lâantique, ceux qui
ont bĂąti le Caire avec le revĂȘtement des pyramides avaient tout de mĂȘme le souci
dâutiliser chaque fragment au mieux de ses potentialitĂ©s, ne serait-ce que pour des
raisons dâĂ©conomie : une colonne, un tour de fenĂȘtre resservaient Ă leur usage,
une pierre de taille servait dâangle plutĂŽt que de remplissage.
Les bĂątiments dans leur ensemble ou les sites offrent encore plus dâexemples que
les fragments des deux catégories de réemploi. Le théùtre de Marcellus à Rome,
dâun intĂ©rĂȘt historique et emblĂ©matique, ne peut pas pour autant ĂȘtre considĂ©rĂ©
comme un exemple de rĂ©emploi noble. Chaque exemple peut ĂȘtre discutĂ©, mais
on peut considĂ©rer quâune Ă©glise dĂ©saffectĂ©e est plus adaptĂ© Ă une salle de concert
quâĂ un centre commercial ; quâun chĂąteau est plus valorisĂ© par un hĂŽtel, tirant
parti de ses grandes piĂšces communes, que par des appartements ; quâune
ancienne voie ferrée est mieux réutilisée par une route que par une piste cyclable,
pour laquelle on ne construirait jamais de viaducs et de tunnels. LâĂ©tude de cas
des projets routiers (ci-dessus, pp. 111 sq.) montre de nombreux exemples de
rĂ©emploi possible par des projets routiers de tracĂ©s, dâouvrages, de bĂątiments ou
de structures végétales, qui valorise mieux leurs spécificités que bien des
protections transformant ces éléments en objets décoratifs privés de ce qui faisait
leur sens.
La rĂ©utilisation dâun systĂšme de drainage dans une urbanisation (rigoles du plateau
de Saclay), lâurbanisation dans les directions de la trame fonciĂšre, lâamĂ©nagement
dâun rond-point autour dâun arbre remarquable, un remembrement agricole
soignĂ©, peuvent constituer des exemples variĂ©s de rĂ©emploi noble. Ă lâinverse, est
en gĂ©nĂ©ral un rĂ©emploi banal la rĂ©utilisation en dĂ©cor dâentrĂ©e de ville dâun ancien
208 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
objet utilitaire (charrette, pressoir, cabane de pĂȘche sur lâĂźlot central dâun rond-
pointâŠ) 143.
Mais le réemploi noble peut impliquer transformations aussi lourdes, voire
davantage, que le rĂ©emploi banal. Lâadaptation de nombreuses routes anciennes Ă
la circulation automobile (prĂ©sentĂ©e ci-dessus p. 132) peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme
un prolongement du mĂȘme usage (le transport des personnes et des
marchandises) ou comme un rĂ©emploi (si lâon considĂšre la cĂ©sure que reprĂ©sente
le changement de mode de locomotion et de vitesse), mais dans les deux cas,
lâusage moderne Ă la fois tire parti des caractĂ©ristiques les plus remarquables de ce
patrimoine et le modifie profondément. Les pratiques de « restauration critique »
citées plus haut (p. 190) sont pour la plupart des exemples de réemploi noble qui
modifient fortement lâaspect des Ă©difices restaurĂ©s : transformation du fort
Vauban à Nßmes en université ou du chùteau médiéval de Lichtenberg en centre
de conférences par Andrea Bruno, restauration du donjon de Falaise par Bruno
Decaris⊠Ces travaux transforment les Ă©difices quâils traitent en y ajoutant une
création artistique contemporaine, tout en respectant leur intégrité par des
procĂ©dĂ©s qui distinguent clairement lâapport nouveau de lâouvrage ancien, selon
les principes définis par Brandi et développés par la Charte de Venise. Le
réemploi devient alors patrimoine à son tour.
Cas du réemploi des ruines
Le rĂ©emploi des ruines constitue un cas un peu Ă part, puisque câest leur Ă©tat et
non plus lâĂ©volution des usages qui rend leur usage premier impossible (mĂȘme si
câest souvent lâĂ©volution des usages qui les a Ă lâorigine fait abandonner). Elles ne
peuvent ĂȘtre que laissĂ©es Ă leur abandon ou rĂ©employĂ©es. Mais ici aussi, ce
rĂ©emploi peut ĂȘtre noble, sâil en valorise au mieux les spĂ©cificitĂ©s remarquables,
banal sâil les traite comme de simples soubassements ou comme des Ă©lĂ©ments
décoratifs. La reconstruction dans les années 80 du village de Gibellina, en Sicile,
143 Si lâobjet joue dans son rĂ©emploi un rĂŽle non seulement dĂ©coratif, mais identitaire, on peut argumenter quâil sâagit dâun rĂ©emploi noble, comme le fameux marteau-pilon du Creusot. Ă lâentrĂ©e de MĂącon, le directeur des espaces verts, soutenu par tous les dĂ©fenseurs du bon goĂ»t, a rĂ©ussi Ă faire enlever le pressoir qui trĂŽnait au milieu dâun rond-point depuis la crĂ©ation de ce dernier. Ce geste a rencontrĂ© une forte incomprĂ©hension dans la population : le pressoir Ă©tait devenu un repĂšre et faisait Ă©cho Ă une composante fondamentale de lâidentitĂ© mĂąconnaise, au point que les mariĂ©s venaient se faire photographier devant lui (ce qui justifiait peut-ĂȘtre son enlĂšvement du milieu dâun carrefour giratoire Ă grande circulation, au nom de la sĂ©curitĂ© routiĂšre, sinon du bon goĂ»t !).
P.-M. TRICAUD, 2010 209
détruit par un tremblement de terre en 1968, a été un véritable laboratoire du
rĂ©emploi des ruines par lâarchitecture et lâart contemporains, oĂč sont intervenus
aussi bien des architectes tenants du restauro critico 144 que Bernard Lassus,
paysagiste thĂ©oricien de lâintervention minimale. Autre exemple, lorsque Pierre
Prunet coiffe la ruine de lâĂ©glise Toussaint, Ă Angers, dâune verriĂšre pour y
installer le musĂ©e David dâAngers, il offre Ă la fois Ă lâancienne Ă©glise un toit qui
reconstitue sa silhouette (ainsi que, de loin, la brillance de lâardoise) tout en
affirmant son Ă©poque, et au nouveau musĂ©e lâĂ©clairage zĂ©nithal qui lui est le plus
adaptĂ©. MĂȘme des ruines plus banales dans leur forme peuvent faire lâobjet dâun
réemploi noble, qui ne se contente pas de les utiliser comme des éléments
décoratifs, mais permet de conserver la mémoire de leur histoire : ainsi les
soubassements dâanciens bĂątiments industriels transformĂ©s en bassins par
lâarchitecte-paysagiste Peter Latz dans le centre de recherches Shell Ă Thornton,
Ăcosse 145, ou ceux des bĂątiments de lâancienne usine dâexplosifs de Pauilles, Ă
Port-Vendres, transformĂ©s en terrasses surĂ©levĂ©es par dâautres architectes-
paysagistes, ceux de lâagence Ter (Henri Bava, Olivier Philippe, Michel
Hoessler) 146.
Cas du réemploi par la muséification
Beaucoup de biens culturels les plus fameux, en Ă©tat ou en ruine, ont perdu leur
usage dâorigine et sont devenus des objets dâĂ©tude et de visite : cette
« muséification » est par définition un réemploi. On peut ainsi distinguer deux
catĂ©gories de biens patrimoniaux, selon la subsistance ou non de lâusage dâorigine.
Les villes historiques (comme Paris et, dans une large mesure, Venise, qui
continue dâĂȘtre habitĂ©e, dâavoir son thĂ©Ăątre et son universitĂ© dans lâĂźle, mĂȘme si le
cĆur de son activitĂ© Ă©conomique nây bat plus), les cathĂ©drales, les vignes du
Douro ou de Saint-Ămilion continuent de servir Ă lâusage pour lequel elles ont Ă©tĂ©
conçues, mĂȘme si elles sont par ailleurs visitĂ©es.
144 Cf. N. Detry, in Architecture et restauration, op. cit., 2000, p. 64.
145 Cf. Penser la ville par le paysage (A. Masboungi et F. de Gravelaine, dir.).
146 Cf. Le Moniteur des Travaux Publics et du BĂątiment, 23 juillet 2004, pp. 30-31.
210 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
En revanche, les sites archéologiques sont considérés comme tels lorsque leur
usage premier a disparu ; la plupart ont été abandonnés, voire oubliés, souvent
enfouis, avant dâĂȘtre redĂ©couverts : leur usage actuel ne peut ĂȘtre quâun rĂ©emploi.
Lâusage cultuel qui subsiste ou qui est revenu dans les temples dâAngkor reste
marginal par rapport Ă lâusage touristique 147. De mĂȘme, dans les mausolĂ©es
(Pyramides, Taj MahalâŠ), les visiteurs dâaujourdâhui ne viennent que pour
admirer la beauté du monument ou connaßtre son histoire, et non plus pour
honorer la mémoire de celui ou celle qui y repose.
Le rĂ©emploi par la musĂ©ification nâest pas limitĂ© au cas extrĂȘme des sites
archĂ©ologiques. Les lieux de culte dĂ©saffectĂ©es que lâon visite, comme la basilique
puis mosquée Sainte-Sophie de Constantinople sont pareillement réemployés,
mĂȘme sâils nâont en gĂ©nĂ©ral pas connu la phase dâabandon entre leur usage
dâorigine et leur usage moderne. MĂȘme les cathĂ©drales dâEurope, oĂč les touristes
sont aujourdâhui bien plus nombreux que les fidĂšles, peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©es
comme principalement réemployées. Des paysages comme le Lake District en
Angleterre, ou certains alpages de Suisse ou dâAutriche, sont entretenus dans leur
aspect dâorigine, non plus par la rentabilitĂ© de lâactivitĂ© agricole qui leur a donnĂ©
cet aspect, mais grĂące Ă des subventions, en vue de leur usage touristique.
La frontiĂšre nâest pas nette entre lâusage dâorigine et la visite touristique, donc
entre les biens qui ont conservĂ© leur usage dâorigine comme principal et ceux qui
sont rĂ©employĂ©s par la musĂ©ification. Sâil peut y avoir conflit entre le tourisme et
la production agricole dans certains sites, ce nâest pas le cas des rĂ©gions viticoles,
oĂč les visiteurs viennent autant pour acheter le vin que pour contempler le
paysage. Dans les lieux de pĂšlerinage qui possĂšdent une valeur historique ou
artistique, les motivations religieuses (premiÚres) et touristiques (réemploi) des
visiteurs sont mĂȘlĂ©es ; et les autoritĂ©s religieuses qui les gĂšrent encouragent
souvent lâusage touristique, non seulement pour des motivations financiĂšres, mais
aussi dans lâespoir que des touristes se transforment en pĂšlerins.
147 On peut mĂȘme considĂ©rer que lâusage cultuel est ici en partie subordonnĂ© Ă lâusage touristique, car il est permis de se demander de quelle dĂ©votion ces bouddhas feraient lâobjet sâils ne recevaient autant dâoffrandes des touristes gentiment incitĂ©s par les vieilles femmes qui en prennent soin. On peut aussi poser la question du rĂ©emploi Ă propos de lâusage bouddhiste actuel de temples Ă lâorigine hindous ; mais il sâagit de deux usages voisins dans leurs rites sinon dans leur doctrine, et de nombreux temples angkoriens ont connu lâun et lâautre alternativement selon la religion du souverain.
P.-M. TRICAUD, 2010 211
Ce rĂ©emploi par la musĂ©ification doit-il ĂȘtre considĂ©rĂ© comme noble ou comme
banal ? Dans la mesure oĂč les visiteurs viennent admirer les spĂ©cificitĂ©s les plus
remarquables du bien, celui-ci nâest pas substituable par un autre pour cet usage
(par exemple une Ă©glise Ă lâarchitecture remarquable nâest pas substituable par une
Ă©glise sans intĂ©rĂȘt architectural), et lâon peut parler de rĂ©emploi noble. Mais sâil
nâest pas substituable par un bien de mĂȘme type, ne lâest-il pas par tout autre bien
remarquable ? Si lâArc de Triomphe est fermĂ© pour travaux, on « fera » la Sainte-
Chapelle. Il faut alors considĂ©rer lâusage touristique comme un rĂ©emploi banal.
« Je nâai jamais cru que le tourisme de masse estimait Ă sa juste mesure le passĂ© conservé⊠à dire vrai, il sâoppose Ă lui avec une hypocrisie digne de Tartuffe, puisquâil lui dit âtu mâintĂ©ressesâ tout en niant ses attraits propres pour ne conserver que ce qui est marchandisable hic et nunc. » (Thierry Paquot, « âAujourdâhuiâ comme futur âhierâ », in Ville dâhier, ville dâaujourdâhui, Entretiens du patrimoine 2000, Monum, Fayard (Paris), 2001)
Cas du rĂ©emploi dâespaces de travail en espaces de promenade
Les friches industrielles forment un des exemples les plus emblématiques de
réemploi. Parmi celles-ci, de nombreuses réutilisations de bùtiments tirent parti de
caractéristiques spécifiques, notamment de leurs vastes dimensions : anciens
abattoirs de la Villette, reconvertis au début des années 1980 en espaces
muséographiques (Cité des Sciences pour le bùtiment moderne, salle de concerts
et dâexpositions temporaires pour la grande halle), halle Tony Garnier Ă Lyon,
reconvertie dans les annĂ©es 1990 en salle de salle de concerts et dâexpositions,
gazomÚtres de la Ruhr reconvertis également dans les années 1990, les grandes
annĂ©es de la renaissance du patrimoine industriel (celui dâOberhausen en salle
dâexpositions, celui de Duisbourg en piscine de plongĂ©e), halles du Boulingrin Ă
Reims (ouverture prĂ©vue en 2012 â dans ce dernier cas, il sâagit Ă peine dâun
rĂ©emploi puisque lâusage nouveau est en grande partie le mĂȘme que lâancien). On
peut donc parler dans ces cas de réemploi noble.
Quant aux espaces ouverts des friches industrielles ou des infrastructures de
transport dĂ©saffectĂ©es, ils sont rattachĂ©s dâune maniĂšre ou dâune autre Ă lâespace
public urbain ou pĂ©riurbain : carreaux de mines et dâusines (Emscherpark dans la
Ruhr, friches miniÚres du Nord et de Lorraine), aéroports (Adlershof à Berlin,
Riem à Munich), anciennes voies ferrées (routes, tramways ou pistes cyclables),
friches portuaires (quais de Garonne Ă Bordeaux, port de Saint-NazaireâŠ).
212 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Lâespace public est dans lâair du temps â ou plutĂŽt les espaces publics, selon
Thierry Paquot, qui rĂ©serve le singulier au sens mĂ©taphorique de lâĂ©change et du
dĂ©bat publics 148 â, mais Ă y regarder de plus prĂšs, en dehors des espaces
extĂ©rieurs Ă des bĂątiments qui retrouvent un usage au cĆur de la citĂ© et
dâinfrastructures linĂ©aires qui retrouvent un usage lourd (route ou tramway), cet
espace public est réduit à la promenade et au loisir, faisant passer ces lieux du
sublime au pittoresque, de lâeffort au confort. Sâagit-il encore dâun rĂ©emploi
noble ? Ce nâest pas le loisir qui est ici en cause. Le loisir, la promenade, le parc ne
sont pas moins nobles que le travail ; ils sont les temps et les lieux de la plus
grande mixitĂ© sociale, oĂč riches et pauvres ne font pas que se croiser, mais vivent,
lĂ et alors, tous de la mĂȘme façon, surtout lorsquâils se consacrent Ă leur famille ;
ils sont « le dimanche de la vie, qui nivelle tout et éloigne tout ce qui est mauvais ;
des hommes douĂ©s dâune aussi bonne humeur ne peuvent ĂȘtre fonciĂšrement
mauvais ou vils » 149. Ce qui est en cause, câest la trop frĂ©quente incapacitĂ© Ă
rĂ©employer les sites pour dâautres usages que le loisir et Ă organiser une mixitĂ© des
usages et des fonctions. Des normes de plus en plus contraignantes, liées
notamment à une obsession sécuritaire, rendent de plus en plus difficile la
cohabitation entre travail et loisir, alors mĂȘme que cette sĂ©paration des fonctions
est de plus en plus contestée.
Sur les tableaux de Brueghel ou de Monet, le dimanche de la vie se passe dans les
mĂȘmes lieux que les travaux et les jours ; dans Les Sept Boules de cristal, Tintin et le
capitaine Haddock arpentent des quais de Saint-Nazaire oĂč travaillent les dockers
et jouent les gamins ; de mĂȘme dans les banlieues industrielles photographiĂ©es par
Doisneau, Boubat ou Ronis. Aujourdâhui, les grues immobiles du port de Saint-
Nazaire, les quais de Bordeaux privĂ©s mĂȘme du croiseur Colbert ressemblent Ă
des coquilles vides. Une grande partie de ce qui faisait leur vie sâest retirĂ©e, et avec
elle la force de leur paysage.
Mais ce nâest pas le loisir qui a chassĂ© le port de la ville, câest la ville elle-mĂȘme. Ce
rĂ©emploi par le loisir interroge donc lâabandon de la fonction initiale lui-mĂȘme.
Que des Ă©quipements fonctionnels deviennent obsolĂštes et doivent ĂȘtre
148 LâEspace public, La DĂ©couverte (Paris), 2009.
149 Hegel, Esthétique, traduction de S. Jankélévitch, troisiÚme volume, collection Champs, Flammarion (Paris), 1979, p. 314.
P.-M. TRICAUD, 2010 213
remplacĂ©s, rien de plus normal. Mais il ne sâagit pas ici des Ă©quipements, il sâagit
de lâespace qui les contenait. Cette obsolescence de lâespace urbain est
principalement liĂ©e au passage de modes de transport denses (la voie dâeau, puis la
voie ferrĂ©e, qui avait rĂ©ussi Ă pĂ©nĂ©trer presque au cĆur des villes) Ă des modes peu
denses : le transport routier demande des surfaces beaucoup plus importantes,
que les centres villes ne peuvent plus offrir. Câest pour la desserte, autant que
pour la sĂ©curitĂ© et lâĂ©loignement des nuisances, que le port a dĂ©sertĂ© la ville, et
câest pour suivre la route que mĂȘme la voie ferrĂ©e la contourne dĂ©sormais pour
rejoindre une gare maritime refermĂ©e sur elle-mĂȘme (ainsi Ă Dieppe, oĂč il y a peu
encore, le train sortait de la gare pour rouler sur le quai comme un tram, devant
les façades dix-septiÚme). Pourtant, les nouvelles préoccupations de
développement durable conduisent à remettre en question ce mouvement : les
derniers ports qui subsistent au cĆur de Paris sont Ă prĂ©sent maintenus pour
Ă©viter que lâapprovisionnement de leurs matĂ©riaux ne se fasse par camion. Ă
Lyon, lâancienne voie ferrĂ©e de lâEst a Ă©tĂ© rĂ©utilisĂ©e par la ligne 3 du tramway
plutĂŽt que par une piste cyclable (alors que Paris, pour des raisons dâaffichage
politique et peut-ĂȘtre de « nimbys » influents, nâa pas Ă©tĂ© capable de rĂ©utiliser son
chemin de fer de ceinture pour son tramway).
Ă lâaune de ces exemples, le rĂ©emploi le plus noble semble ĂȘtre celui qui, sans
exclure des transformations lourdes, se situe dans la continuité des usages
dâorigine.
2.4 La part du feu et le développement durable
Un patrimoine vivant a Ă©tĂ© dĂ©fini ici (p. 47) comme un bien dont la valeur nâest
pas seulement liée à sa structure spatiale, mais aussi à ses changements au cours
du temps. Il est souvent constituĂ© dâun patrimoine matĂ©riel (un site, au sens large)
support dâun patrimoine immatĂ©riel. La prĂ©servation dâun patrimoine vivant ne
vise donc pas seulement la conservation dâune structure spatiale donnĂ©e Ă lâissue
dâun processus de transformation, mais aussi celle de certains processus eux-
mĂȘmes et de sa part immatĂ©rielle, notamment son usage.
La gestion est nécessaire
Les nombreux outils lĂ©gislatifs et rĂ©glementaires dĂ©veloppĂ©s depuis prĂšs dâun
siĂšcle permettent dâempĂȘcher la destruction ou lâaltĂ©ration volontaire et rapide des
214 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
sites quâils protĂšgent. Mais ils sont impuissants Ă prĂ©venir la lente dĂ©gradation,
notamment par manque dâentretien ou par abandon. Nombre de vallĂ©es protĂ©gĂ©es
pour leur qualitĂ© dâespace ouvert se ferment par la progression de la friche qui
suit la déprise agricole.
MĂȘme les espaces dits naturels ne se gĂšrent pas tout seuls. En effet, contrairement
à une idée répandue, les formations climaciques vers lesquelles évoluent
spontanément les milieux naturels ne correspondent pas à une biodiversité
maximale 150. Le stade ultime dâune Ă©volution dite progressive (la forĂȘt dans la
plus grande partie de lâEurope) nâest pas toujours le plus riche en espĂšces.
Certaines formations basses ou claires intermédiaires, comme les tourbiÚres, les
landes, les platiĂšres, sont autant, voire plus riches que la futaie mixte qui
correspond au climax sur les mĂȘmes terrains. Et certaines Ă©volutions naturelles
sont régressives, comme le comblement des mares par envasement, menant à leur
disparition. Dans tous les cas, la coexistence de formations boisées et basses, telle
quâon la rencontrait au XIXe siĂšcle dans le massif de Fontainebleau, est plus riche
que la prĂ©sence dâun seul milieu, vers lequel tend lâĂ©volution progressive (et mĂȘme
plus riche que la somme de ces milieux, certaines espÚces exigeant une variété de
conditions).
LâĂ©volution naturelle, mĂȘme celle dite progressive, conduirait donc Ă un
appauvrissement des milieux sâil ne se produisait des Ă©vĂ©nements catastrophiques
remettant « les compteurs Ă zĂ©ro » : tempĂȘtes, incendies, Ă©pidĂ©mies recrĂ©ant des
milieux ouverts, inondations recréant des milieux humides ailleurs⊠Dans les
forĂȘts françaises, la tempĂȘte de dĂ©cembre 1999 a recrĂ©Ă© des clairiĂšres, voire des
mares, dĂ©couvertes par lâarrachage des arbres sur des nappes peu profondes
(comme Ă Fontainebleau sur certaines dalles de grĂšs). Ces Ă©vĂ©nements sont dâune
occurrence irréguliÚre sur un espace et un temps réduits, mais suffisamment
150 « Partant le plus souvent dâun sol nu, la vĂ©gĂ©tation change sans cesse jusquâĂ un Ă©tat dâĂ©quilibre appelĂ© climax [ou formation climacique]. En climat tempĂ©rĂ©, il sâagit le plus souvent dâun stade forestier. GĂ©nĂ©ralement, la biodiversitĂ© et la productivitĂ© augmentent pendant les premiers stades [câest ce quâon appelle une Ă©volution progressive], mais diminuent sensiblement Ă lâapproche du climax. En parallĂšle, la biomasse totale croĂźt des stades pionniers jusquâau climax, de mĂȘme que la stabilitĂ© de lâĂ©cosystĂšme en raison de lâapparition dâespĂšces de plus grande taille et de plus grande durĂ©e de vie. » Cette dĂ©finition a Ă©tĂ© trouvĂ©e (sauf parties entre crochets, que jâai rajoutĂ©es) sur un site internet qui ne semble plus actif (lâencyclopĂ©die Webencyclo, http://www.webencyclo.com, Ăditions Atlas, 1999), mais elle est meilleure que celles que jâai trouvĂ©es ailleurs.
P.-M. TRICAUD, 2010 215
rĂ©currents si lâon considĂšre des Ă©tendues et des durĂ©es plus vastes pour assurer la
diversité des milieux.
Ă lâĂ©chelle dâespace et de temps oĂč ils travaillent, les gestionnaires des paysages ne
peuvent sâen remettre Ă de tels Ă©vĂ©nements : Ă la fois trop rares pour jouer leur
rĂŽle rĂ©gulateur, et, sâils surviennent, trop importants par rapport aux dimensions
des espaces concernés. Le Service des Parcs nationaux américains, qui contrÎle
des espaces beaucoup plus vastes que les gestionnaires dâespaces naturels en
France et dont les conceptions sont plus naturalistes, essaie de laisser plus libre
cours aux phénomÚnes naturels, y compris destructeurs, comme les incendies de
forĂȘt. Dans le parc du Yellowstone (900 000 hectares, la surface dâun gros
département français), en une année moyenne, une quinzaine de feux, allumés par
la foudre, brûlent environ 4 hectares 151. Ils permettent le développement des
milieux ouverts, et mĂȘme la germination de certaines espĂšces de pins, dont les
fruits ne sâouvrent quâĂ la chaleur du feu. Durant lâĂ©tĂ© 2000, annĂ©e plus sĂšche,
prĂšs de 3 000 hectares ont Ă©tĂ© dĂ©truits, ce qui ne reprĂ©sente encore quâune faible
proportion de la surface du parc. Mais en 1988, un incendie encore plus
important a donnĂ© lieu Ă dâĂąpres controverses : sâil sâĂ©tendait trop, câest la
diversitĂ© des milieux forestiers qui Ă©tait compromise Ă lâĂ©chelle du parc.
Un espace plus réduit, comme la plupart des espaces protégés en France
mĂ©tropolitaine, a dâautant moins de chances de connaĂźtre une catastrophe
naturelle, et dâautant plus de chances, si elle se produit, dâĂȘtre touchĂ© en totalitĂ© : il
est donc encore plus exposĂ© Ă lâexcĂšs de formations climaciques (dans la mesure
toutefois oĂč il est protĂ©gĂ© des pressions humaines, ce qui nâest jamais totalement
le cas) ou Ă lâexcĂšs de formations pionniĂšres. En outre, dans le cas dâespaces
fortement frĂ©quentĂ©s et habitĂ©s, comme les forĂȘts dâEurope et leurs abords,
dâĂ©ventuelles catastrophes naturelles ont des consĂ©quences humaines, sociales et
Ă©conomiques inacceptables.
Des sites quâon a longtemps crus entiĂšrement naturels sont en fait maintenus
dans leur Ă©tat par des peuples autochtones, considĂ©rĂ©s jusquâalors comme Ă©tant
strictement chasseurs-cueilleurs, se contentant de prélÚvements, et ne modifiant
151 DâaprĂšs le site internet du parc national du Yellowstone, http:// www.nps.gov/ yell/ technical/ fire/ factoid.htm.
216 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
pas leur environnement. Certaines savanes dâAustralie sont ainsi maintenues
ouvertes sous lâeffet des feux dĂ©clenchĂ©s par les AborigĂšnes 152. Ă travers le
monde, la gestion des réserves naturelles se fait donc de moins en moins en en
excluant leurs habitants traditionnels 153. Plus prĂšs de nous, dans une forĂȘt
comme Fontainebleau, à cÎté des réserves dites intégrales, la plupart des réserves
naturelles sont dirigĂ©es, câest-Ă -dire gĂ©rĂ©es, en maintenant les clairiĂšres par des
coupes et les mares par des curages.
GĂ©rer le site, câest donc non seulement faire appliquer les rĂ©glementations qui le
protĂšgent, mais aussi lâentretenir de façon Ă maintenir celles de ses caractĂ©ristiques
que lâon veut maintenir, comme par exemple la coexistence de milieux plus ou
moins ouverts, ou la présence de milieux humides.
La gestion a un coût
Cette nĂ©cessaire gestion a un coĂ»t, qui peut soit ĂȘtre supportĂ© par la collectivitĂ©,
soit ĂȘtre internalisĂ© en rendant le site productif. La prise en charge du coĂ»t par la
collectivitĂ© devient de plus en plus difficile, Ă mesure que sâaccroĂźt la quantitĂ©
dâespaces protĂ©gĂ©s et quâen mĂȘme temps les ressources publiques se rĂ©duisent et
sont sollicitĂ©es par de nouveaux besoins, notamment sociaux. Lâinternalisation
des coĂ»ts par un revenu tirĂ© de lâexploitation des sites, mĂȘme protĂ©gĂ©s, devient
donc inévitable.
Une exploitation durable pour faire vivre le site
La ressource commune Ă presque tous les sites patrimoniaux est le tourisme.
Celui-ci est en gĂ©nĂ©ral dâautant plus dĂ©veloppĂ© que le site est prestigieux.
Beaucoup de sites inscrits au patrimoine mondial de lâUnesco ont dâabord Ă©tĂ© Ă©lus
par la vox populi, sous la forme dâune frĂ©quentation intense. Pour dâautres, cette
inscription a suffi à déclencher ou développer la fréquentation. Pour les paysages
ruraux (plus généralement pour tous ceux qui relÚvent de la catégorie des paysages
152 Cf. Adrian Phillips, « The Nature of Cultural Landscapes â a nature conservation perspective » Landscape Research (Royaume-Uni), Vol. 23, no 1, 1998, p. 22.
153 Cf. lâensemble de lâarticle citĂ© ci-dessus dâA. Phillips, Management Guidelines for IUCN Category V Protected Areas, Protected Landscapes-Seascapes, du mĂȘme auteur (UICN, 2002), ainsi que « LâIdĂ©e de rĂ©serves naturelles comme sanctuaires sans hommes a vĂ©cu », dâHervĂ© Kempf, Le Monde, 28 avril 1999, p. 24.
P.-M. TRICAUD, 2010 217
Ă©volutifs vivants de lâUnesco, cf. supra), lâautre ressource principale, en gĂ©nĂ©ral la
premiÚre en importance et en antériorité, est constituée des produits animaux et
vĂ©gĂ©taux, quâils soient agricoles, forestiers ou aquatiques.
Ces sources de revenu sont bien sûr à double tranchant : surexploitées, elles
conduisent à la destruction du site. La plupart des défenseurs du patrimoine
mettent dâailleurs plus en avant les dangers que les atouts de ces revenus :
« Le tourisme est comme le feu. Il peut aussi bien cuire le repas que mettre le feu à la maison. » 154
« Quel sera le coĂ»t de cette formidable explosion (de lâindustrie touristique) pour lâintĂ©gritĂ© â la survie mĂȘme, peut-ĂȘtre â de nos sites patrimoniaux ? » 155
Ces citations, trouvĂ©es sur le site internet de lâUnesco, attendent du tourisme de
petits bénéfices et de grands dangers. Or le feu ne peut-il pas, au-delà de la
cuisine, chauffer toute la maison sans la brĂ»ler ? Et quel serait le coĂ»t dâentretien
de ces sites â de leur survie mĂȘme â sans les revenus tirĂ©s de lâindustrie
touristique ?
La question nâest donc pas « comment limiter lâexploitation du site ? » mais (a)
« jusquâĂ quel niveau, et de quelle maniĂšre, peut-on exploiter le site sans
lâaltĂ©rer ? » et (b) « comment rĂ©cupĂ©rer le revenu de cette exploitation pour
lâentretien du site ? » La question (a) ne se rĂ©duit pas Ă savoir quelle est la « part
du feu » quâil faut laisser Ă lâactivitĂ© Ă©conomique : elle se situe dans la perspective
du développement durable, qui vise non seulement la préservation du patrimoine
culturel ou naturel, mais aussi celle du patrimoine Ă©conomique, de la ressource
elle-mĂȘme â comme toute gestion « en bon pĂšre de famille » qui vise Ă ne pas
« tuer la poule aux Ćufs dâor ». La question (b) est essentielle dans la perspective
oĂč nous nous situons ici, qui est non seulement de ne pas altĂ©rer le patrimoine,
mais aussi de trouver les moyens de financer sa gestion.
154 « Tourism is like fire. It can cook your food or burn your house down. » Robin Fox, cité in http:// www.unesco.org/ whc/ nwhc/ pages/ sites/ main.htm, cadre http:// www.unesco.org/whc/ nwhc/ pages/ sites/ s_9b.htm. Ces adresses ne sont plus actives.
155 « What will be the cost of this tremendous boom to the integrity â the very survival perhaps â of our heritage sites ? ». MĂȘme page internet (qui nâest plus active), cadre http :// www.unesco.org/ whc/ nwhc/ pages/ sites/ s_9a1.htm.
218 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Une exploitation durable adaptée au site
Pour mener une exploitation durable, il faut évaluer les types de produit, leur quantité
et les méthodes qui permettront à la ressource de se maintenir. Les types de produit
sont, par exemple, les essences pour la production forestiĂšre, les productions
agricoles, les catĂ©gories de clientĂšle touristique visĂ©e, les services quâon leur
propose. Les mĂ©thodes appropriĂ©es peuvent comprendre la limitation des coupes Ă
blanc, la canalisation des visiteurs en dehors des espaces fragiles, etc. Les quantités
sont plus mesurables, en stĂšres de bois, en rendements Ă lâhectare, en nombre de
visiteurs, mais leur optimum nâest pas forcĂ©ment plus facile Ă dĂ©terminer que
pour les types ou les méthodes.
La gestion durable limite les bĂ©nĂ©fices liĂ©s aux hauts rendements. Elle tend aussi Ă
accroßtre les coûts, à cause de méthodes souvent plus complexes à mettre en
Ćuvre. Pour compenser cela, il faut trouver une valeur ajoutĂ©e supplĂ©mentaire
aux produits, par la qualitĂ© et-ou par lâimage.
Câest relativement difficile pour le bois : une gestion forestiĂšre plus respectueuse
de lâenvironnement ajoute peu Ă la qualitĂ© du produit ; quant Ă lâimage, des labels
écologiques se développent certes 156, mais ils sont encore peu connus, et ils
concernent essentiellement les bois tropicaux, dont lâexploitation habituelle est
beaucoup plus dĂ©vastatrice que ce qui a pu ĂȘtre reprochĂ© chez nous Ă lâONF, plus
en avance que ces labels en matiÚre de multifonctionnalité, de biodiversité, de
régénération naturelle.
En revanche, les produits agricoles et touristiques dâun terroir patrimonial
peuvent tirer une valeur ajoutée de leur origine, de plusieurs façons :
â viser la qualitĂ© plutĂŽt que la quantitĂ© ;
â offrir des produits Ă©laborĂ©s ;
â rendre le produit aussi spĂ©cifique du site que possible.
LâamĂ©lioration de la qualitĂ© passe souvent par la valorisation de facteurs
traditionnels : viande de bĂȘtes au pĂąturage, production de variĂ©tĂ©s de fruits ou de
156 Forest Stewardship Council (FSC), Pan European Forest Certification (PEFC). Cf. Yves Miserey, « Le rapprochement prudent des forestiers et des écologistes », Le Figaro, 19 avril 1999.
P.-M. TRICAUD, 2010 219
légumes anciennes, restauration de bùtiments anciens pour des gßtes ou chambres
dâhĂŽtes. Elle peut aussi sâappuyer sur des techniques modernes ou sur des
produits nouveaux, comme les viandes exotiques (bison, autruche, etc.), qui, outre
leurs qualités gustatives et leur originalité, doivent une part de leur succÚs à leur
conformitĂ© au nouveau paradigme paysager, lâimage de la nature sauvage.
Les produits Ă©laborĂ©s peuvent ĂȘtre des conserves, des confitures, des spĂ©cialitĂ©s
culinaires ou des produits artisanaux Ă partir des produits du terroir (notamment
des fruits, des viandes ou des produits laitiers). Cette source de valeur ajoutée
nâest pas rĂ©servĂ©e aux terroirs Ă forte valeur patrimoniale, mais elle y fonctionne
mieux quâailleurs, car la provenance des produits Ă©laborĂ©s est plus facile Ă
identifier que celle des produits bruts. Dans le GĂątinais, des apiculteurs tentent de
faire renaßtre le miel de sainfoin, qui fut au XIXe siÚcle le plus consommé de la
capitale. LĂ aussi, lâinnovation est possible : une nouvelle biĂšre est nĂ©e rĂ©cemment
avec lâorge du GĂątinais, brassĂ©e sur place, aromatisĂ©e avec le miel du mĂȘme
terroir.
Enfin, rendre le produit spĂ©cifique du site permet de vendre lâimage du terroir
avec le produit. Cela peut se faire par la vente directe aux visiteurs ou par des
emballages et des campagnes publicitaires montrant la rĂ©gion dâorigine : il est
connu que le consommateur nâachĂšte pas un produit seulement pour ses qualitĂ©s
intrinsĂšques, mais aussi pour son image. Pour les produits agricoles, câest lâimage
de la tradition, des racines rurales des citadins, dâune campagne idĂ©ale. Dans les
années 1990, on pouvait voir dans le métro parisien des affiches pour les
fromages dâAuvergne, montrant la chaĂźne des puys avec pour commentaire
« notre zone industrielle ». Depuis peu, du riz des riziÚres en terrasses des
Philippines est exporté, en jouant sur leur image de site inscrit au Patrimoine
mondial.
La plupart des vignobles ont réussi à assurer les trois façons de tirer parti du lien
du produit au terroir (la qualité plutÎt que la quantité, le produit élaboré, le
produit spĂ©cifique du site). Câest ce qui leur a permis de rester Ă la fois des
paysages considérés comme faisant partie des plus remarquables et des terroirs
agricoles parmi les plus actifs, objets dâune modernisation continue, comme lâa
montrĂ© lâĂ©tude de cas ci-dessus. Câest ce qui explique quâils soient Ă lâorigine du
systĂšme des appellations dâorigine, mis en place du XVIIIe au milieu du XXe siĂšcle
dans les pays dâEurope producteurs de vin (France, Italie, Espagne, Portugal,
220 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Autriche-Hongrie, AllemagneâŠ). Les appellations dâorigine contrĂŽlĂ©e (AOC en
France) de vins ont Ă©tĂ© suivies de celles dâautres produits (notamment de
fromages), garantissant Ă©galement les trois liens au terroir, ainsi que dâautres
signes distinctifs de qualité moins exigeants, ne garantissant que le processus
dâĂ©laboration (comme le Label rouge), ou quâune aire de production, et plus vaste
que celle de lâAOC (comme le Vin dĂ©limitĂ© de qualitĂ© supĂ©rieure, le Vin de pays
ou lâIndication gĂ©ographique protĂ©gĂ©e). Lâensemble de ces signes a Ă©tĂ© plus
rĂ©cemment harmonisĂ© au niveau de lâUnion europĂ©enne avec lâAppellation
dâorigine protĂ©gĂ©e (AOP, Ă©quivalent de lâAOC), lâIndication gĂ©ographique
protĂ©gĂ©e (IGP) et la SpĂ©cialitĂ© traditionnelle garantie (STG, qui sâapparenterait
plutĂŽt au Label rouge).
LâAOC ou lâAOP reste le label le plus prestigieux, qui Ă la fois correspond Ă la
plus grande qualité et, par définition, lie le produit à un lieu. Toutefois, ses
exigences ne visent à ce jour que la qualité du produit, et le débat est croissant sur
lâintĂ©gration dans le cahier des charges des AOC de spĂ©cifications visant Ă la
qualitĂ© de lâenvironnement ou du paysage. Il existe dĂ©jĂ des spĂ©cifications qui ont
des effets positifs parce quâelles sont liĂ©s Ă la qualitĂ© gustative du produit : câest le
cas de fromages qui favorisent le maintien des prairies en excluant lâensilage
(Beaufort, Comté), ou de produits particuliers comme le poiré de Domfront, qui
exige le maintien de prairies sous les poiriers pour Ă©viter que les poires ne
sâabĂźment en tombant ; mais des spĂ©cifications environnementales ou paysagĂšres
nâayant pas dâeffet direct sur la qualitĂ© du produit nâont pas encore pu ĂȘtre
introduites. Les partisans dâune Ă©volution font valoir que de telles spĂ©cifications
auraient des effets dâune part sur la conservation Ă long terme de la ressource,
dâautre part sur lâimage, qui est de plus en plus considĂ©rĂ©e comme une
composante Ă part entiĂšre du produit.
Il existe dâautres labels garantissant lâorigine et permettant donc de lier le produit
Ă un lieu, notamment la marque que des Parcs attribuent Ă certains de leurs
produits : presque tous les Parcs naturels régionaux français, le Parc national de
Cinqueterre en Italie⊠Alors que les autres signes distinctifs (AOC, IGP, etc.)
sont partis du produit, ces labels sont nés de la volonté de préserver un terroir.
Sâil y a une convergence dans ces dĂ©marches visant Ă lier la qualitĂ© dâun produit
(patrimoine immatĂ©riel) Ă celle dâun site (patrimoine tangible vivant) â et non
seulement Ă promouvoir un double patrimoine dĂ©jĂ de qualitĂ© mais aussi Ă
P.-M. TRICAUD, 2010 221
amĂ©liorer ses deux composantes â, il peut aussi y avoir une concurrence entre
tous ces labels (surtout si lâon ajoute ceux de lâagriculture biologique, du
commerce Ă©quitable, etc.), et une confusion dans lâesprit des consommateurs
devant leur trop grand nombre.
Une gestion en patrimoine commun
La gestion dâun bien patrimonial dans la perspective du dĂ©veloppement durable
ne demande pas seulement de faire une part raisonnĂ©e Ă lâactivitĂ© Ă©conomique.
Pour ĂȘtre efficace, elle doit associer lâensemble des acteurs concernĂ©s par ce bien,
qui tous lui attribuent une valeur patrimoniale â quâelle soit dâart, dâusage de
commĂ©moration ou scientifique â, mais pas tous la mĂȘme valeur.
En effet, la qualitĂ© patrimoniale dâun bien dotĂ© dâune certaine complexitĂ©
(paysage, villeâŠ) provient le plus souvent de lâinteraction de plusieurs acteurs,
avec la nature et entre eux. Par exemple, lâintĂ©rĂȘt du massif de Fontainebleau ne
rĂ©side pas seulement dans la somme de ses Ă©lĂ©ments â chĂąteau, parc, futaies,
chaos, platiĂšres, landes, villages, etc. â, ni dans la somme des actions et des
regards portĂ©s sur lui â des Ă©crivains, des peintres, des forestiers, des paysans, des
biologistes⊠â, mais aussi dans leurs relations â perspectives, lisiĂšres, liens
historiques entre Ă©lĂ©ments, confrontation de diffĂ©rents regards sur un mĂȘme
Ă©lĂ©ment. MĂȘme un Ă©difice isolĂ© est lâobjet de regards croisĂ©s, classiquement de
celui qui lâutilise et de celui qui voit sa façade. Tout patrimoine vivant est donc un
patrimoine commun, partagé ou disputé entre plusieurs acteurs.
Dans ces conditions, on voit mal comment une gestion qui accompagne
lâĂ©volution dâun patrimoine vivant en maintenant ses qualitĂ©s, qui en assure la
pĂ©rennitĂ© par une exploitation durable, pourrait ĂȘtre le fait dâun seul acteur.
Lâacteur unique, qui gĂšre un problĂšme unique (lâexploitation forestiĂšre, le
transport des vĂ©hicules, par exemple) nâa pas Ă faire appel Ă sa crĂ©ativitĂ© pour
régler des problÚmes complexes. Il craint de toutes façons les solutions
innovantes et préfÚre appliquer des normes sûres, pour se prémunir des reproches
que pourraient lui adresser ceux qui nâont pas Ă©tĂ© associĂ©s Ă la gestion. Si toutes
les personnes concernées sont associées à la gestion, la responsabilité partagée
permet dâenvisager des solutions plus imaginatives.
222 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Malheureusement, la culture technique et administrative française est
fonciĂšrement « mono-acteur ». MĂȘme le patrimoine collectif est gĂ©rĂ© par des
acteurs publics (ONF, DDAF, Diren, Drire, municipalitĂ©sâŠ) qui se comportent
en acteurs uniques et non en représentants de citoyens multiples ayant chacun des
attentes multiples. Bien que tous porteurs dâun mĂȘme intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, ils entrent
en conflit entre eux au mĂȘme titre quâavec des acteurs privĂ©s.
« Dans la plupart des cas, pour des motifs juridiques, Ă©conomiques et techniques forts, les acteurs publics et privĂ©s agissent en âmono-acteursâ au droit de leur champ de responsabilitĂ©. âJâagis seul et jâassume seul.â Or les situations de gestion de la qualitĂ© du vivant sont de plus en plus souvent des actions continues, complexes, Ă©volutives, qui mettent en relation durable, certaine ou incertaine, des acteurs multiples. Le rĂ©alisme imposerait de concevoir et de mettre en Ćuvre des actions de type âintrinsĂšquement complexes et multi-acteursâ. Mais celles-ci apparaissent inconcevables, faute des conditions et des moyens adĂ©quats, faute dâun âsavoir agir ensembleâ de tous les acteurs publics et privĂ©s dans ces situations. » 157
Pour surmonter cette difficulté dans la gestion des patrimoines vivants et
complexes, des démarches de « gestion en patrimoine commun » ont été
élaborées par différents auteurs et mises en application avec un certain succÚs
dans la gestion de diverses ressources naturelles. Il faut notamment citer les
« stratégies patrimoniales » conçues par Henry Ollagnon (cité ci-dessus) pour
répondre aux problÚmes « intrinsÚquement complexes et multi-acteurs » que pose
la gestion du vivant. Ces stratégies patrimoniales ont entre autres donné lieu aux
contrats de nappes (aquifÚres), en Alsace (réunissant des acteurs aussi divers que
les agriculteurs, les Ă©cologistes et la SociĂ©tĂ© des Potasses dâAlsace) ou en Ăle-de-
France (contrat de la nappe des calcaires de Champigny). Un autre exemple, plus
connu, de gestion concertĂ©e dâun patrimoine vivant, Ă travers des procĂ©dures de
négociation et de contrat, est celui des Parcs naturels régionaux, plusieurs fois cité
dans ici. MĂȘme les vieilles institutions publiques, dont la culture a longtemps Ă©tĂ©
« mono-acteur » sâouvrent Ă la concertation. LâONF a mis en place des comitĂ©s
scientifiques, et plus rĂ©cemment des comitĂ©s dâusagers dans les grands massifs,
comme Rambouillet.
Les dĂ©marches de gestion en patrimoine commun ne font pas lâunanimitĂ©.
Comme toute dĂ©marche de compromis ou de recherche dâun moyen terme, elles
157 Henry Ollagnon, « Une nouvelle gestion de la qualitĂ© du vivant ? », La Lettre de Sol et Civilisation, juillet 2000, p. 3. Henry Ollagnon, professeur Ă lâInstitut national agronomique Paris-Grignon, y anime lâunitĂ© dâenseignement et de recherche « Gestion du vivant et stratĂ©gies patrimoniales » (cf. http://www.inapg.inra.fr/ens_rech/ses/uer2.htm).
P.-M. TRICAUD, 2010 223
sont critiquĂ©es par les tenants des positions opposĂ©es autant quâelles les
convainquent. Les conflits autour de lâours des PyrĂ©nĂ©es et la tentative de leur
rĂ©solution par lâInstitution Patrimoniale du Haut BĂ©arn (IPHB) en fournissent un
bon exemple. Mise en place en 1994 Ă la suite dâun « audit patrimonial » menĂ© par
Henry Ollagnon â et emblĂ©matique de sa mĂ©thode de stratĂ©gie patrimoniale â,
cette institution, au bilan mitigé, a subi des oppositions virulentes, notamment des
environnementalistes qui lui reprochent « sous couvert de réforme et
dâinnovation affichĂ©e, [de] contrĂŽler les partisans dâune gestion plus Ă©cologique de
lâours et prĂ©server le statu quo et les intĂ©rĂȘts Ă©conomiques en jeu » 158.
Le lieu nâest pas ici de prendre position sur le bilan de ce cas particulier, dont la
structure est peut-ĂȘtre moins novatrice que la thĂ©orie qui la sous-tend (puisquâon
retrouve de telles associations de tous les acteurs, décisionnaires et consultatifs,
dans les Parcs naturels régionaux ou dans les Conseils économiques et sociaux,
quâils soient national et rĂ©gionaux) et dont les rĂ©sultats ne sont peut-ĂȘtre pas Ă la
hauteur des espoirs quâavait fait naĂźtre le rĂ©el dĂ©blocage quâavait permis sa mise en
place. Mais ce cas se trouve alimenter un dĂ©bat plus large sur lâopportunitĂ© ou
non de « poser les problÚmes environnementaux en termes de procédures de
négociation, de concertation, de coordination » (L. Mermet, op. cit.). Or remettre
en question toute dĂ©marche de nĂ©gociation dans la gestion dâun patrimoine,
considérer que certaines valeurs (ici, les valeurs écologiques) ne sont pas
nĂ©gociables, revient Ă considĂ©rer soit que certains acteurs (en lâoccurrence les
défenseurs de la nature) ont une légitimité absolue, une sorte de droit de veto, soit
quâil nây a pas dâacteurs, pas dâayant-droit â donc pas de patrimoine puisque celui-
ci se dĂ©finit toujours comme une propriĂ©tĂ© â mais une nature ayant ses propres
droits. On quitte là la problématique de la gestion du patrimoine pour celle de la
croyance, et cette position nâest acceptable que si lâon partage cette croyance dans
la sacralisation ou la personnification de la nature. Il nâest dâailleurs pas nĂ©cessaire
dâaller jusquâĂ absolutiser la nature ni remettre en question le principe de la
nĂ©gociation pour critiquer le fonctionnement dâinstitutions gĂ©rant le patrimoine
naturel : il suffit de considérer que certains ayant-droit ne sont pas assez consultés
158 Pour reprendre les termes dâun article de Laurent Mermet, professeur Ă lâENGREF qui fait la synthĂšse de toutes ces critiques : « LâInstitution patrimoniale du Haut BĂ©arn : gestion intĂ©grĂ©e de lâenvironnement, ou rĂ©action anti-environnementale ? » (Annales des Mines, janvier 2001, pp. 9-21)
224 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
parce quâils ne sont pas des acteurs locaux (par exemple, les dĂ©fenseurs de la
nature, au nom des générations futures).
Au niveau international, dans la doctrine des institutions concernés par la
protection du patrimoine naturel (UICN, programme MAB de lâUnesco), culturel
(Iccomos, Icrom) ou les deux (Centre du Patrimoine mondial de lâUnesco), et
dans la pratique croissante des gestionnaires de sites ou dâespaces protĂ©gĂ©s, le
temps des experts qui connaissaient mieux que les populations locales les
principes dâune gestion Ă©cologique semble rĂ©volu. Cette nouvelle disposition est
bien traduite par les deux premiers des six principes posés par un manuel de
gestion des paysages culturels publié récemment par le Centre du patrimoine
mondial :
« Principe 1 : Les gens qui sont associĂ©s au paysage culturel sont les premiers acteurs de sa gestion. Les paysages culturels ont Ă©tĂ© façonnĂ©s et valorisĂ©s par les gens au cours du temps et en consĂ©quence, il est important de renouveler lâengagement de chaque gĂ©nĂ©ration Ă la gestion. (âŠ) Ă propos de paysages habitĂ©s productifs, Adrian Phillips note âles gens qui vivent au sein [de paysages protĂ©gĂ©s] devraient ĂȘtre confortĂ©s dans leur rĂŽle dâintendants du paysage⊠[et] doivent plus correctement ĂȘtre dĂ©crits comme âles gestionnairesâ⊠[alors que] les professionnels qui sont employĂ©s⊠voient leur rĂŽle comme des âfacilitateursâ et des ânĂ©gociateurs.ââ (Phillips, 2002, pp. 39-40) Dans beaucoup de paysages culturels, il y a de multiples parties intĂ©ressĂ©es, câest pourquoi une direction collaborative est importante (âŠ). / Principe 2 : Une gestion efficace est inclusive et transparente, et la gouvernance est faite Ă travers le dialogue et lâaccord entre les principaux acteurs. Beaucoup de paysages culturels ont de nombreux propriĂ©taires et acteurs et recoupent des juridictions multiples. Câest pourquoi, alors que la gouvernance coordonnĂ©e peut ĂȘtre un dĂ©fi, elle est vitale pour le succĂšs de la gestion. » 159
Dans cette perspective, les problĂšmes environnementaux, comme plus
généralement la gestion des patrimoines communs, sont de plus en plus posés
« en termes de procédures de négociation, de concertation, de coordination. »
159 « Principle 1: People associated with the cultural landscape are the primary stakeholders for stewardship. Cultural landscapes have been shaped and valued by people over time and consequently, it is important to renew each generationâs commitment to stewardship. (âŠ) Referring to lived-in working landscapes, Adrian Phillips noted âpeople living within [protected landscapes] should be supported in their role as stewards of the landscape⊠[and] they may more correctly be described as âthe managersâ⊠[while] the professionals who are employed⊠see their role as âfacilitatorsâ and ânegotiators.ââ (Phillips, 2002, pp. 39-40) In many cultural landscapes, there are multiple interested parties, so collaborative leadership is important (âŠ). / Principle 2: Successful management is inclusive and transparent, and governance is shaped through dialogue and agreement among key stakeholders. Many cultural landscapes have numerous owners and stakeholders and cross multiple jurisdictions. While therefore coordinated governance can be challenging, it is vital to management success. » (Mitchell, Rössler & Tricaud, 2009, p. 35).
P.-M. TRICAUD, 2010 225
Conclusion : On ne transmet pas sans transformer
Transmettre un message complexe : difficulté, confiance et transformation
ĂlaborĂ©e Ă partir de travaux prĂ©cĂ©dents pour tirer de leur confrontation des rĂšgles
communes, cette recherche doit à son tour enrichir des travaux ultérieurs.
Comment peut-elle le faire ? Surtout, peut-elle aider ces travaux ultĂ©rieurs Ă
dépasser le stade des recommandations et à devenir plus opérationnels, en
identifiant ce qui a manquĂ© aux prĂ©cĂ©dents pour lâĂȘtre davantage ? Car il faut
reconnaßtre que si les projets présentés ont pu contribuer à préserver et gérer des
sites reconnus, en revanche, ils se sont le plus souvent heurtés à de nombreux
obstacles quand il sâest agi de mettre en Ćuvre une prĂ©servation dynamique.
Cette limitation nâest pas propre aux projets prĂ©sentĂ©s. Elle sâinscrit dans une
difficultĂ© plus gĂ©nĂ©rale Ă mettre en Ćuvre des projets « complexes et multi-
acteurs » (pour reprendre lâexpression dâOllagnon), sur des territoires, des sites,
des ressources ou des biens patrimoniaux, naturels ou culturels. Certes, des
dĂ©marches adaptĂ©es sont mises en place â stratĂ©gies patrimoniales ou projets de
paysage â, mais elles ne prĂ©munissent pas toujours de deux Ă©cueils sur lesquels
reviennent réguliÚrement buter les gestionnaires de ces territoires et de ces biens.
Le premier de ces écueils est le caractÚre immatériel des prestations intellectuelles,
auxquelles appartiennent ces projets et stratégies : pour un gestionnaire, les
réalisations, bùties ou plantées, sont réelles, il est coûteux de les modifier, et il
rĂ©flĂ©chira Ă deux fois avant de le faire mĂȘme si elles ne lui conviennent pas ; mais
les Ă©tudes, les projets, les stratĂ©gies nâont pas dâexistence, et le ou les gestionnaires
peuvent les accumuler sur un territoire sans se sentir engagĂ©s par aucune dâentre
elles. Le plateau de Saclay, oĂč schĂ©mas dâurbanisme et plans de paysage se
succÚdent depuis vingt ans, est emblématique de cette position des études. La
situation est aggravée quand plusieurs gestionnaires se succÚdent (aprÚs une
alternance politique, le nouvel élu ne démolit pas les bùtiments édifiés par son
prédécesseur, mais il fait refaire toutes les études) ou quand ils se disputent un
mĂȘme territoire (Conseil gĂ©nĂ©ral et services de lâĂtat lançant chacun leur plan de
paysage sur un mĂȘme dĂ©partement, Ătat avec son Grand Paris contre RĂ©gion
dâĂle-de-France avec son SchĂ©ma directeur).
226 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
Le second écueil est la difficulté des gestionnaires à « penser la complexité », mais
aussi celle des producteurs de projet Ă faire confiance aux gestionnaires dans la
prise en compte de la complexité. Les intentions traduites en réglementation
auront lâavantage dâĂȘtre mises en Ćuvre sans altĂ©ration, mais elles se limitent Ă la
protection â et encore, elles nâempĂȘchent que les dĂ©gradations brutales et
volontaires, pas celles qui se produisent progressivement ou involontairement ; les
intentions traduites par un projet opĂ©rationnel seront aussi mises en Ćuvre Ă un
moment donnĂ©, mais sans maĂźtrise de la suite â au mieux avec une maĂźtrise des
dĂ©buts dans le cas de lâaccompagnement de la gestion dâun projet paysager (cf.
p. 196) ; mais toutes autres intentions ne peuvent se transmettre de lâauteur du
projet au gestionnaire que par un processus analogue Ă la transmission plus
gĂ©nĂ©rale du patrimoine dans laquelle elles sâinscrivent, ou Ă celle de la vie : une
transmission accompagnĂ©e dâune transformation, qui correspond Ă
lâappropriation du projet par le gestionnaire.
Cette transmission-transformation du projet passe par des outils plus variés et
plus indirects que la rĂ©glementation et la maĂźtrise dâĆuvre : sensibilisation,
formation, Ă©ducation dĂšs le plus jeune Ăąge, dialogue, nĂ©gociation, participationâŠ
Et surtout, elle nĂ©cessite de la part de lâĂ©metteur une confiance dans les capacitĂ©s
du récepteur à prendre en charge son projet. Dans la plupart des cas, le
concepteur du projet a de bonnes raisons de ne pas avoir cette confiance. Mais si
le gestionnaire nâest pas Ă la hauteur de ce quâattend le concepteur, câest souvent
parce quâil nâimagine pas quâon puisse attendre de lui de lâintelligence. Deux
exemples le montrent, Ă partir de textes de lois qui avaient essayĂ© dâinciter Ă une
qualitĂ© de lâamĂ©nagement spatial, au-delĂ dâautoriser ou interdire : « le volet
paysager du permis de construire » et « lâamendement Dupont » sur les entrĂ©es de
villes. Le premier, mis en place par la loi 93-24 du 8 janvier 1993, dite « loi
paysage », Ă lâinitiative de SĂ©golĂšne Royal, alors ministre de lâEnvironnement,
imposait au pĂ©titionnaire dâun permis de construire de produire une image
montrant lâinsertion de son projet dans son site ; mais les services instructeurs du
permis de construire ne savaient comment juger le document ainsi produit, Ă tel
point que de plus en plus de voix se sont élevées pour demander la suppression
de ce dispositif, « impossible Ă mettre en application ». Ce quâon avait peut-ĂȘtre
oubliĂ© de dire aux services instructeurs, câest que leur jugement importait peu : ils
leur suffisait de vérifier la présence du document, ce qui comptait étant que le
pĂ©titionnaire lui-mĂȘme ait pu se rendre compte de lâeffet futur de son projet, quâil
P.-M. TRICAUD, 2010 227
nâaurait pas imaginĂ© autrement ; certes, dans la plupart des cas, cela nâa rien
changĂ© au projet, mais il suffit quâil y en ait eu oĂč cette prise de recul imposĂ©e ait
aidĂ© le pĂ©titionnaire Ă amender son projet pour justifier le dispositif. De mĂȘme,
« lâamendement Dupont » Ă la loi du 2 fĂ©vrier 1995 160, du nom du sĂ©nateur qui
lâavait proposĂ©, destinĂ© Ă Ă©viter lâextension de lâanarchie des entrĂ©es de villes
commerciales, interdit toute construction Ă lâintĂ©rieur dâune distance donnĂ©e de
lâaxe des routes principales, cette interdiction pouvant ĂȘtre levĂ©e si la construction
sâinscrit dans un projet urbain, architectural et paysager dâensemble. Le but nâĂ©tait
donc pas de figer, mais de « forcer Ă rĂ©flĂ©chir », selon les termes mĂȘmes de
lâauteur de lâamendement. Mais la deuxiĂšme partie de lâamendement a Ă©tĂ© oubliĂ©e,
et on a pu lire, parmi les travaux des dix équipes de grands architectes conviées
par lâĂtat en 2009 Ă penser lâavenir du Grand Paris, la proposition de « supprimer
lâamendement Dupont pour faire des abords dâautoroutes des territoires de
projet » 161.
Au-delĂ de la difficultĂ© gĂ©nĂ©rale Ă mettre en Ćuvre des projets complexes, la prise
en compte du patrimoine souffre de la séparation, amorcée avec la révolution
industrielle et gĂ©nĂ©ralisĂ©e depuis lâaprĂšs-guerre, entre valeur dâart et valeur
dâusage. LâingĂ©nieur et lâarchitecte, lâartisan et lâartiste, qui Ă©taient le mĂȘme mĂ©tier
jusquâĂ la fin du XVIIIe siĂšcle, se sont peu Ă peu sĂ©parĂ©s. Avec eux, lâespace sâest
sĂ©parĂ© entre le domaine de lâutile, de la technique, de la production, et celui du
beau, du patrimoine, de la préservation. La planification réglementaire sépare le
territoire entre les espaces protĂ©gĂ©s oĂč rien nâest permis et les espaces utiles
(industries, infrastructures) oĂč tout est permis. Certes, on trouve des espaces
intermĂ©diaires, ceux oĂč vivent la plupart des gens, mais qui, plutĂŽt que beaux et
productifs Ă la fois, ne sont ni beaux ni productifs. Certes, les deux tendances en
présence ne sont pas monolithiques : dans le camp du beau, on trouve des
conservateurs relativement Ă lâaise dans cette dichotomie pourvu que les
ingénieurs respectent leurs espaces protégés, et des créateurs qui cherchent sans
cesse Ă sortir de ces espaces patrimoniaux oĂč la culture des ingĂ©nieurs voudrait les
160 Loi 95-101 du 2 fĂ©vrier 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement (dite « loi Barnier »), article 52, transcrit dans le Code lâUrbanisme Ă lâarticle L 111-1-4.
161 « Avec la suppression de lâamendement Dupont, ces nouvelles autoroutes plus urbaines deviennent alors de rĂ©els territoires de projet oĂč la proximitĂ© de lâinfrastructure valorise fortement les terrains qui les longent. » Proposition du groupe Descartes, fĂ©vrier 2009, p. 97.
228 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
cantonner, et à réinvestir les espaces productifs ; mais en général, les créateurs ne
comprennent pas plus le fonctionnement de ces espaces productifs que les
ingénieurs celui des espaces patrimoniaux. Dans ce contexte, celui qui propose de
redonner vie au patrimoine en ajoutant une valeur dâusage Ă sa valeur dâart,
dâintensifier la production dâun paysage agricole historique en vue de sa rentabilitĂ©
ou de mettre une station-service dans un caravansérail, passe pour un iconoclaste
aux yeux des conservateurs et pour un rĂȘveur aux yeux des ingĂ©nieurs ; seuls peut-
ĂȘtre les crĂ©ateurs le soutiendront, et encore non sans une certaine ambiguĂŻtĂ© car il
sâagit ici de prolonger humblement le travail des gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes et non
de lâinstrumentaliser au service dâun projet dĂ©miurgique.
Conserver ou transmettre ?
Lâenjeu dâun patrimoine est sa transmission : celle-ci entre dans la dĂ©finition
mĂȘme du mot patrimoine, donnĂ©e en ouverture de cette Ă©tude. La conservation
nâest quâun moyen au service de la transmission. Or il peut arriver que
conservation et transmission entrent en conflit. Ainsi, on peut essayer de
conserver un patrimoine en le rendant le plus solide possible sans quâil y ait
besoin de personne pour le gérer : on le conserve, mais on ne le transmet pas à de
nouveaux gestionnaires.
Ă lâinverse, la transmission implique le plus souvent une transformation, comme
lâont montrĂ© les exemples Ă©tudiĂ©s ici. Et les conditions de « prĂ©servation
dynamique » énoncées et développées ci-dessus ne visent pas à la conservation,
car la prĂ©servation dynamique nâest pas la conservation. Elle part de lâacceptation
que « ce qui a été ne pourra plus jamais se reproduire » (Riegl), qui fonde les
théories de Ruskin, de Riegl ou de Brandi.
Alors que reste-t-il Ă transmettre si lâon ne peut pas conserver ? Dâabord, on peut
transmettre la vie elle-mĂȘme : on peut faire en sorte quâĂ un patrimoine vivant
succĂšde un patrimoine vivant, mĂȘme si câest un autre. Câest dĂ©jĂ beaucoup, si lâon
considÚre les valeurs, notamment de nature immédiate, liées au simple caractÚre
vivant et à sa complexité organisée. Mais de plus, la vie se transmet dans la
continuité, que ce soit par la reproduction ou par le développement : chaque
individu est Ă la fois unique et ressemblant Ă ceux de son espĂšce. Transmettre un
patrimoine vivant, câest donc transmettre quelque chose certes de diffĂ©rent de ce
quâon a reçu, mais qui a quand mĂȘme beaucoup en commun. Un patrimoine
P.-M. TRICAUD, 2010 229
transformĂ©, mais non altĂ©rĂ©. Et si lâon considĂšre, comme ci-dessus (p. 38), quâun
patrimoine est principalement de lâinformation, ce qui nâest pas conservĂ©
physiquement lâest dâune autre façon et, via le souvenir, lâenregistrement ou la
documentation, devient patrimoine immatériel.
Mais mĂȘme dans le domaine immatĂ©riel, le contenu transmis (savoir-faire, style,
modĂšleâŠ) est Ă©volutif et ne se rĂ©duit pas Ă la copie dâune information, comme
lâillustrent les deux formules qui suivent. Lâune est de lâarchitecte-paysagiste
Achille DuchĂȘne (1866-1947) : « Nous ne devons pas plus les copier quâils ne se
copiaient entre eux, car une tradition ne reste vivante quâen renouvelant ses
expressions. » Lâautre est citĂ©e par lâarchitecte François Braun : « La tradition nâest
pas lâadoration de la cendre, câest la transmission du feu »
Nous nâavons pas Ă dĂ©plorer que ce qui a Ă©tĂ© ne pourra plus jamais se reproduire,
car nous pouvons Ă notre tour crĂ©er ce que nâont pas connu nos prĂ©dĂ©cesseurs ;
mais nous ne pouvons ignorer ce quâils nous ont laissĂ© et prĂ©tendre crĂ©er sans
recueillir leur héritage, car nous ne les dépassons que lorsque nous sommes
perchés sur leurs épaules.
230 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
P.-M. TRICAUD, 2010 231
Ăpilogue : LE PATRIMOINE ET LA VIE
232 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
P.-M. TRICAUD, 2010 233
Le temple de Ta Prohm nâest pas le plus connu par son nom des temples
dâAngkor, mais son image est la plus emblĂ©matique des civilisations ensevelies
sous la jungle. Les Ă©normes racines de fromagers qui lâenserrent, eux-mĂȘmes
étouffés par des figuiers étrangleurs, ont servi de décor à de nombreux films. Les
archéologues et les architectes qui depuis plusieurs décennies restaurent les
temples dâAngkor (principalement par anastylose) ont dĂ©cidĂ© de maintenir celui-ci
dans cet Ă©tat, dâune part pour tĂ©moigner de lâaspect sous lequel le monde a
dĂ©couvert le site Ă la suite dâHenri Mouhot, mais aussi parce que la vĂ©gĂ©tation, en
mĂȘme temps quâelle disjoint les pierres, les fait tenir ensemble. Il en Ă©tait de
mĂȘme dâun temple voisin plus petit, Neak Pean, oĂč le prasat (tour) central ne
tenait plus que pris dans un Ă©norme figuier dont il Ă©tait devenu comme le tronc,
jusquâĂ ce que la foudre nâabatte le figuier et le prasat avec. Ce dernier est
aujourdâhui reconstruit, mais ces exemples, comme celui du lierre qui disjoint et
soutient un vieux mur de pierre de chez nous, résument le paradoxe du
patrimoine vivant dĂ©veloppĂ© dans cette Ă©tude et lâillustrent au-delĂ : le vivant non
seulement se conserve plus longtemps que lâinerte, au travers de ses
transformations, mais au contact de lâinerte, il le transforme, il lâaltĂšre et le
conserve Ă la fois, il lui donne vie.
234 CONSERVATION ET TRANSFORMATION DU PATRIMOINE VIVANT
P.-M. TRICAUD, 2010 235
BIBLIOGRAPHIE
236 ON NE TRANSMET PAS SANS TRANSFORMER
P.-M. TRICAUD, 2010 237
Cette bibliographie contient les ouvrages ou article citĂ©s ou mentionnĂ©s, mais aussi dâautres qui ont nourri ma rĂ©flexion plus indirectement et qui peuvent aider le lecteur Ă prolonger la sienne.
Je me suis efforcĂ© de mettre en notes le texte original des citations Ă©crites en langues Ă©trangĂšres, mĂȘme celles que je maĂźtrise mal, afin de permettre au lecteur qui les maĂźtrise de vĂ©rifier la traduction de ces textes, surtout quand celle-ci fait dĂ©bat (comme câest le cas de Riegl).
La bibliographie est classés selon les chapitres suivants :
â Sur les notions de patrimoine en gĂ©nĂ©ral, dâidentitĂ©, dâauthenticitĂ©, dâintĂ©gritĂ©, de prĂ©servation
â Sur la restauration et la relation ancien-nouveau
â Sur la gestion du patrimoine naturel
â Sur des patrimoines vivants particuliers, principalement le paysage
Dans chaque chapitre, on trouve la ventilation suivante :
â Ouvrages de base : les fondamentaux du sujet, les classiques, anciens ou rĂ©cents
â Ouvrages autres : en gĂ©nĂ©ral moins directement reliĂ©s au sujet
â Articles
â Ouvrages collectifs
Dans le dernier chapitre, cette ventilation nâest opĂ©rĂ©e que pour le paysage. Les autres patrimoines (ville, patrimoine naturel) font lâobjet chacun dâune seule section.
Sur les notions de patrimoine en gĂ©nĂ©ral, dâidentit Ă©, dâauthenticitĂ©, dâintĂ©gritĂ©, de prĂ©servation
Ouvrages de base
CHOAY (Françoise), 1992, LâAllĂ©gorie du patrimoine, Ăditions du Seuil (Paris).
CHOAY (Françoise), 2009, Le Patrimoine en questions, Anthologie pour un combat, Ăditions du Seuil (Paris).
RIEGL (Alois), 1903, Der moderne Denkmalkultus, sein Wesen und seine Entstehung, Vienne. Traduit de lâallemand par Daniel WIECZOREK, Le Culte moderne des monuments, son essence et sa genĂšse, avant-propos de Françoise CHOAY, Ăditions du Seuil (Paris), 1984. Traduit de lâallemand par Jacques Boulet, Le Culte moderne des monuments, sa nature et son origine, LâHarmattan (Paris), 2003.
238 ON NE TRANSMET PAS SANS TRANSFORMER
RUSKIN (John), 1849, The Seven Lamps of Architecture. Traduction française de George ELWALL, Les Sept Lampes de lâarchitecture, 1900 (trad. de P.-M. Tricaud pour les citations dans le prĂ©sent ouvrage).
Ouvrages autres
CHOAY (Françoise), et Pierre MERLIN, 1988, Dictionnaire de lâurbanisme et de lâamĂ©nagement, Presses Universitaires de France (Paris), 724 p.
Articles
BERQUE (Augustin), (date inconnue), « La Table rase et la momie : de lâattitude moderne envers les formes bĂąties et de son possible dĂ©passement », Bulletin de la ConfĂ©rence permanente pour lâamĂ©nagement et lâurbanisme dâAquitaine, numĂ©ro spĂ©cial, Paysages, politiques dâamĂ©nagement et recompositions territoriales.
BERQUE (Augustin), 2002, « Lieu et authenticité », colloque Les Cultures en transition et le défi du particularisme, Musée de la Civilisation (Québec), 21-23 avril 2002, 9 p.
BERQUE (Augustin), 1990, MĂ©diance, De milieux en paysages, Reclus (Montpellier).
CHAROENWONGSA (Pisit), 1995, « Authenticity: Does It Really Matter Much? », in ConfĂ©rence de Nara sur lâauthenticitĂ© (1994), Unesco, Direction des Affaires culturelles (Japon), Iccrom, Icomos, pp. 287-291.
CHOAY (Françoise), 1995, « Sept propositions sur le concept dâauthenticitĂ© et son usage dans les pratiques du patrimoine historique », in ConfĂ©rence de Nara sur lâauthenticitĂ©, Unesco, Direction des Affaires culturelles (Japon), Iccrom, Icomos, pp. 101-120, rĂ©sumĂ© anglais pp. 293-299, rĂ©sumĂ© français pp. 297-300.
CHOAY (Françoise), 2001, « Structures identitaires et universalité », Les Cahiers de la Ligue urbaine et rurale, 1er trim. 2001.
JOKILEHTO (Jukka), 1995, « Authenticity : A General Framework for the Concept », in ConfĂ©rence de Nara sur lâauthenticitĂ©, Unesco, Direction des Affaires culturelles (Japon), Iccrom, Icomos, pp. 17-34.
LEMAIRE (Raymond), 1994, « AuthenticitĂ© et patrimoine monumental », in Actes de lâatelier de Bergen (NorvĂšge), 31 janvier - 2 fĂ©vrier 1994, prĂ©paratoire Ă la confĂ©rence de Nara (Japon) sur lâauthenticitĂ©, non publiĂ©s, pp. 83-100. RĂ©Ă©d. in Restauro (Italie), vol. XXIII, n o 129, juillet-septembre 1994, pp. 7-24. RĂ©Ă©d. in Documents de travail de la confĂ©rence de Nara sur lâauthenticitĂ©, 1-6 novembre 1994, non publiĂ©s, pp. 16-33.
MONDZIE (ZoĂ©), 1997, La notion de patrimoine en Chine, Ăcole dâArchitecture de Paris-la-Villette (Paris), mĂ©moire de DEA Jardins, Paysages, Territoires.
MONTILLET (Philippe), 2001, « Le Patrimoine, un concept qui Ă©volue, De la protection Ă la gestion globale », Les Cahiers de lâIAURIF, no 129, pp. 7-31.
MONTILLET (Philippe), 2003, La Reconnaissance et la protection du patrimoine bĂąti francilien, IAURIF (Paris),145 p.
POMIAN (Krysztof), 1990, « MusĂ©e et patrimoine », in Jeudy (Henri-Pierre, dir.), Patrimoines en folie, Ăditions de la Maison des Sciences de lâhomme (Paris), coll. Ethnologie de la France, pp. 177-198.
P.-M. TRICAUD, 2010 239
POLGE (Michel), 2000, Intervention Ă la JournĂ©e de lâAssociation des professionnels DĂ©veloppement urbain et coopĂ©ration (ADP), DĂ©veloppement urbain et patrimoine, 8 septembre 2000.
RĂSSLER (Mechtild) & Galia SAOUMA-FORERO (dirs), La Convention du patrimoine mondial et les paysages culturels en Afrique, Unesco, 2000, 140 p. Actes de la rĂ©union dâexperts Ă Tiwi (Kenya), 9-14 mars 1999.
STOVEL (Herb) et al. (rĂ©dacteurs), « Document de Nara sur lâauthenticitĂ© », in ConfĂ©rence de Nara sur lâauthenticitĂ©, Unesco, Direction des Affaires culturelles (Japon), Iccrom, Icomos, 1995, pp. xxvii-xxxi.
VALLET (Odon), 1998, « Les Mots du monument : linguistique comparĂ©e », in LâAbus monumental ?, synthĂšse des Entretiens du patrimoine, 23-25 novembre, MinistĂšre de la culture (France), non paginĂ©.
Ouvrages collectifs
BAZIN (Marcel), 2002, Anne-Marie GrangĂ© et al., Les Urbanistes et le patrimoine, IATEUR (Reims). Actes du colloque de lâInstitut dâAmĂ©nagement du Territoire et dâEnvironnement de lâUniversitĂ© de Reims, 31 mai et 1er juin 2001.
JEUDY (Henri-Pierre, dir., Mission du Patrimoine ethnologique), 1990, Patrimoines en folie, Ăditions de la Maison des Sciences de lâhomme (Paris), coll. Ethnologie de la France, 297 p.
LARSEN (Knut Einar), Jukka JOKILEHTO, Raymond LEMAIRE, Kanefusa MASUDA, Nils MARSTEIN, Herb STOVEL (dirs), 1995, ConfĂ©rence de Nara sur lâauthenticitĂ©, Unesco, Direction des Affaires culturelles (Japon), Iccrom, Icomos, 427 p. Actes de la confĂ©rence de Nara (Japon), 1-6 novembre 1994.
UNESCO, 1977, Orientations devant guider la mise en Ćuvre de la Convention du Patrimoine mondial, 1977, derniĂšre rĂ©vision en 2008. http://whc.unesco.org/archive/opguide08-fr.pdf.
Sur la restauration et la relation ancien-nouveau
Ouvrages de base
BOITO (Camillo), 1886, « I nostri vechi monumenti : conservare o restaurare ? », revue Nuova Antologia di scienze, lettere ed arti, LXXXVII, pp. 480-506. RĂ©ed. « I restauri in architettura » dans le recueil Questioni pratiche di belli arti : Restauri, concorsi, legislazione, professione, insegnamento, Ulrico Hoepli (Milan), 1893, traduit en français par Jean-Marc MANDOSIO (« La restauration en architecture ») avec dâautres textes et un prĂ©lude de Françoise CHOAY : Conserver ou restaurer : Les Dilemmes du patrimoine, Ăditions de lâImprimeur (Paris), 2000.
BRANDI (Cesare), 1963, Teoria del restauro, Edizioni di Storia e Letteratura (Rome), rĂ©Ă©d. Einaudi (Turin), Piccola Biblioteca Einaudi, 1977. Traduit en français par Colette DĂROCHE, ThĂ©orie de la restauration, Ăditions du Patrimoine (Paris), 2001.
DETRY (Nicolas) et Pierre PRUNET, 2000, Architecture et restauration, Sens et Ă©volution dâune recherche, Les Ăditions de la Passion (Paris), 255 p.
V. en particulier pp. 29 sq., 57 sq., 137 sq., 159 sq.
240 ON NE TRANSMET PAS SANS TRANSFORMER
FEILDEN (Bernard) et Jukka JOKILEHTO, 1993, Management Guidelines for World Cultural Heritage Sites. Guide de gestion du patrimoine culturel mondial, Iccrom, Icomos, Unesco, rééd. 1998.
V. notamment les comparaisons sur la conservation du patrimoine en Occident et en Orient (temples japonais reconstruits tous les 20 ans).
GIOVANNONI (Gustavo), 1931, Vecchie cittĂ ed edilizia nuova, UTET Libreria (Turin), rĂ©Ă©d. CittĂ Studi Edizioni (Milan), 1995. Traduit en français par Jean-Marc MANDOSO, AmĂ©lie PETITA et Claire TANDILLE, avec une introduction de Françoise CHOAY, LâUrbanisme face aux villes anciennes, Ăditions du Seuil (Paris), 1998.
PRUNET (Pierre), 2000, Architecture et restauration⊠voir DETRY et PRUNET.
VIOLLET-LE-DUC (EugĂšne-Emmanuel), 1863, Entretiens sur lâarchitecture, rĂ©ed. Mardaga (Paris), 1977-1995, 450 p.
Articles
BONELLI (Renato), 1959, Architettura e restauro, Neri Pozza (Venise).
BONELLI (Renato), 1963, « Restauro architettonico allâinterno della voce Restauro », in Enciclopedia Universale dellâArte, vol. XI, col. 322 e ss., Venise-Rome.
BONELLI (Renato), 1995, Scritti sul restauro e sulla critica architettonica, Bonsignori Editore (Rome).
V. dans ce livre notamment lâarticle « Giardini storici : necessitĂ di una teoria »,1989.
BORIANI (Maurizio), 2002, « Conservare il mutamento : il paradosso del restauro delle architetture vegetali », éditeur non connu.
DETRY (Nicolas), 1995, « La Conservation du patrimoine aujourdâhui, La Charte de Venise 30 ans plus tard », Les Nouvelles du patrimoine (Bruxelles), no 61, mai 1995.
MURATORI (Saverio), 1950, « Vita e storia della città », Rassegna critica, A III, 11-12.
PANE (Roberto), 1948, Architettura e arti figurative, Neri Pozza (Venise).
PANE (Roberto), 1959, CittĂ antiche edilizia nuova, Ed. Scientifica Italiana (Naples).
PANE (Roberto), 1987, Attualità e dialettica del restauro, recueil de textes présenté par Mauro CIVITA, Marino Solfanelli Editore (Naples).
Ouvrages collectifs
Ier congrĂšs international des architectes et techniciens des monuments historiques (AthĂšnes, 1931), Charte dâAthĂšnes pour la Restauration des Monuments Historiques.
IIe congrĂšs international des architectes et techniciens des monuments historiques (Venise, 25-31 mai 1964), Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, dite Charte de Venise, adoptĂ©e par lâIcomos en 1965.
P.-M. TRICAUD, 2010 241
Sur des patrimoines vivants particuliers
Paysage : Ouvrages de base
BERQUE (Augustin), 1990, MĂ©diance, De milieux en paysages, Reclus (Montpellier), 163 p.
BERQUE (Augustin), 1995, Les raisons du paysage, Hazan (Paris), pp. 110-116.
CAUQUELIN (Anne), 1989, LâInvention du paysage, Plon (Paris), rĂ©Ă©d. PUF (Paris), 2000, 180 p.
LUGINBĂHL (Yves), 1989, Paysages, reprĂ©sentations du paysage du SiĂšcle des LumiĂšres Ă nos jours, La Manufacture (Lyon).
ROGER (Alain), 1978, Nus et paysages, Essai sur la fonction de lâart, Aubier (Paris), Ă©dition revue et augmentĂ©e, Aubier (Paris), 2001, 322 p.
ROGER (Alain), 1997, Court Traité du paysage, Gallimard (Paris), 199 p.
Paysage : Ouvrages autres
DURIGHELLO (Regina) et Pierre-Marie TRICAUD (dir.), 2004, Ătude thĂ©matique sur les paysages culturels viticoles dans le cadre de la convention du patrimoine mondial de lâUnesco, Icomos (Paris), rĂ©Ă©d. 2005, 175 p. http://www.icomos.org/studies/viticoles.htm
Ătude reprise dans le prĂ©sent document, p. 78.
PHILLIPS (Adrian), 2002, Management Guidelines for IUCN Category V Protected Areas, Protected Landscapes-Seascapes, World Commission on Protected Areas (WCPA), Best Practice Protected Area Guidelines Series no 9, UICN-IUCN (Union mondiale pour la nature, Gland, Suisse), 141 p.
TRICAUD (Pierre-Marie), GĂ©omĂ©trie de la route et relation au site (Les Routes vertes en Ăle-de-France, vol. 3). IAURIF (Paris), 2000, 100 p.
Guide de conception routiĂšre pour une bonne insertion dans le paysage. Un chapitre aborde la question du patrimoine (bĂąti, ouvrages dâart, structures vĂ©gĂ©tales, tracĂ©s anciens) en recommandant dâen tirer parti et de le valoriser en lâintĂ©grant dans les projets neufs plutĂŽt que de chercher Ă lâĂ©viter. Ătude reprise dans le prĂ©sent document, p. 111.
TRICAUD (Pierre-Marie), 2000, « La ContinuitĂ© historique dans les paysages culturels », in Proposition dâinscription du Val de Loire au Patrimoine mondial de lâUnesco, Dossier complĂ©mentaire, PrĂ©fecture de la RĂ©gion Centre (OrlĂ©ans), pp. 7-21.
Ătude reprise dans le prĂ©sent document, p. 93.
TRICAUD (Pierre-Marie), 2003, Restauration et aménagement de la BiÚvre dans Paris, IAURIF (Paris), 82 p., plan A0. http://www.iau-idf.fr/nos-etudes/detail-dune-etude/etude/restauration-et-amenagement-de-la-bievre-dans-paris.html
Ătude reprise dans le prĂ©sent document, p. 137.
Paysage : Articles
BERQUE (Augustin), 1992, « Une certaine conception de lâenvironnement », in LâAtlas des paysages ruraux de France (P. Brunet, dir.), Jean-Pierrre de Monza (Paris), pp. 117-118.
242 ON NE TRANSMET PAS SANS TRANSFORMER
CUECO (Henri), 1982, « Approches du concept de paysage », Milieux, no 7-8, rééd. in La Théorie du paysage en France (Alain Roger, dir.), Champ Vallon (Seyssel), 1995, pp. 168-181.
DONADIEU (Pierre), 1993, « Le projet de paysage, un outil de nĂ©gociation », in Paysage, grand paysage, Les Cahiers de lâIAURIF, no 106, dĂ©cembre 1993, pp. 34-35.
DONADIEU (Pierre), 1994, « Pour une conservation inventive des paysages », in Cinq propositions pour une thĂ©orie du paysage (sous la dir. dâA. Berque), Champ Vallon (Seyssel.
DONADIEU (Pierre), 2009, Les Paysagistes, Champ Vallon (Seyssel).
LACOSTE (Yves), 1977, « à quoi sert le paysage ? », Hérodote n°7.
LACOSTE (Yves), « Paysage en action », Hérodote n°44, 1987.
LARRĂRE (RaphaĂ«l), 1996, « Paysans, marchĂ©s, paysages », in Actes du colloque Paysage et Agriculture (Paris, 27-28 mars 1996), Comptes rendus de lâAcadĂ©mie dâagriculture de France (Paris), vol. 82, no 4, pp. 95-104.
LUGINBĂHL (Yves), 1991, « Le paysage rural, La couleur de lâagricole, la saveur de lâagricole, mais que reste-t-il de lâagricole ? », Ătudes rurales, 121-124, rĂ©Ă©d. in La ThĂ©orie du paysage en France (A. ROGER, dir.), 1995, pp. 313-333.
LUGINBĂHL (Yves), 1992, « La palette des artistes », in LâAtlas des paysages ruraux de France, Jean-Pierre de Monza (Paris), pp. 122-153.
LUGINBĂHL (Yves), « Symbolique et matĂ©rialitĂ© du paysage », Revue de lâĂconomie MĂ©ridionale, Volume 46, no 183, 3/1998, pp. 235-246.
PHILLIPS (Adrian), 1998, « The Nature of Cultural Landscapes â a nature conservation perspective » Landscape Research (Royaume-Uni), Vol. 23, no 1, pp. 21-38.
THIBAULT (Christian), 2004, « Le Rural, source dâinspiration artistique », Atlas rural et agricole dâĂle-de-France, IAURIF-DRIAF, Paris, pp. 76-77.
TRICAUD (Pierre-Marie), 1993, « Paysages culturels, patrimoine de lâhumanitĂ© », Paysage et AmĂ©nagement, 1993 (dĂ©cembre), pp. 30-35.
SynthĂšse du rapport prĂ©paratoire Ă la rĂ©union dâexperts du Centre du Patrimoine mondial de lâUnesco et le ministĂšre de lâEnvironnement dâoctobre 1992.
TRICAUD (Pierre-Marie), 2001, « Le patrimoine paysager, de la protection au dĂ©veloppement durable, Lâexemple de la forĂȘt de Fontainebleau et de ses alentours », Les Cahiers de lâIAURIF, no 130, pp. 67-77.
Article montrant que la gestion dâun site patrimonial est nĂ©cessaire, et Ă quelles conditions lâexploitation Ă©conomique du site peut y contribuer (rĂ©digĂ© en parallĂšle Ă lâĂ©tude de cas pour le guide de gestion des paysages culturels, M. Rössler et al., Unesco, Iccrom, Icomos, 2009).
Paysage : Ouvrages collectifs
CONSEIL DE LâEUROPE, Convention europĂ©enne du paysage, adoptĂ©e en octobre 2000. http://www.coe.int/T/F/Coop%E9ration_culturelle/Environnement/Paysage/.
Celle-ci vise notamment « Ă dĂ©finir et mettre en Ćuvre des politiques du paysage visant la protection, la gestion et lâamĂ©nagement des paysages » (article 5, alinĂ©a b).
ICOMOS-IFLA (ComitĂ© international des Jardins historiques, Florence, 21 mai 1981), Charte relative Ă la sauvegarde des sur les jardins historiques, dite Charte de Florence, 1981, adoptĂ©e par lâIcomos le 15 dĂ©cembre 1982. http://www.icomos.org/charte_de_florence.html.
P.-M. TRICAUD, 2010 243
Celle-ci vise à « compléter la Charte de Venise dans ce domaine particulier » (préambule).
LUGINBĂHL (Yves, dir.), 2000, Campagnes de tous nos dĂ©sirs, Ăditions de la Maison des sciences de lâhomme (Paris).
Aborde entre autres la question du patrimoine en termes de savoir-faire. Cf. aussi la notion de « publicisation » (Micou) : devient patrimoine ce qui est mis à la disposition du public.
MADORà (François, dir.), 2006, Le Commentaire de paysages en géographie humaine, Armand Colin (Paris), 270 p.
MASBOUNGI (Ariella) et FrĂ©dĂ©rique de GRAVELAINE (dirs), 2002., Penser la ville par le paysage, Ăditions de la Villette (Paris), Collection Projet urbain
MITCHELL (Nora), Mechtild RĂSSLER, Pierre-Marie TRICAUD, 2009, World Heritage Cultural Landscapes, A Handbook for Conservation and Management, Unesco (Paris), Centre du Patrimoine mondial, 133 p.
RĂSSLER (Mechtild) et al., 2009, World Heritage Cultural Landscapes⊠voir MITCHELL et al.
TRICAUD (Pierre-Marie) et François DUGĂNY (dirs), 1997, Les paysages dâĂle-de-France, Les Cahiers de lâIAURIF, no 117-118, octobre 1997, 400 p.
ComprĂ©hension des caractĂšres, de la constitution, de lâĂ©volution des paysages franciliens et des politiques en leur faveur. Guide dâactions pour la reconnaissance et la prĂ©servation des valeurs de paysage, la rĂ©habilitation des paysages altĂ©rĂ©s et lâaccompagnement des Ă©volutions des paysages. Cf. notamment le chapitre « Composer avec le paysage », qui expose et argumente la dĂ©marche paysagĂšre considĂ©rĂ©e comme lâart de « composer avec » le site existant et de le « complĂ©ter » par une intervention respectueuse de son histoire.
TRICAUD (Pierre-Marie), Anne-Marie ROMĂRA et Laurent PERRIN (dirs), 1993, Paysage, grand paysage. Les Cahiers de lâIAURIF, no 106, dĂ©cembre 1993, 190 p.
TRICAUD (Pierre-Marie) et al., 2009, World Heritage Cultural Landscapes⊠v. MITCHELL et al.
UNESCO, 1998, RĂ©union dâexperts du patrimoine naturel et culturel pour une stratĂ©gie globale du patrimoine mondial, Amsterdam, 25-29 mars 1998, Unesco.
Paysages au pluriel, 1995, Ăditions de la Maison des sciences de lâhomme (Paris).
RĂ©sultats dâun appel Ă projets de la mission du patrimoine ethnologique.
Ville, patrimoine urbain
MOLLIE-STEFULESCO (Caroline), 2009, Des arbres dans la ville, LâUrbanisme vĂ©gĂ©tal, Actes Sud (Arles), 254 p. RĂ©Ă©dition de LâUrbanisme vĂ©gĂ©tal, IDF Diffusion (Paris), collection Mission du paysage, 1993, 315 p.
PAQUOT (Thierry), 2001, « âAujourdâhuiâ comme futur âhierâ », in Ville dâhier, ville dâaujourdâhui, Entretiens du patrimoine 2000, Monum, Fayard (Paris).
PAQUOT (Thierry), 2009, LâEspace public, La DĂ©couverte (Paris), 125 p.
PAQUOT (Thierry) et Chris YOUNĂS (dirs), 2010, Philosophie de lâenvironnement et milieux urbains, La DĂ©couverte (Paris), 192 p.
YOUNĂS (Chris, dir.), 1999, Ville contre-nature, Philosophie et architecture, La DĂ©couverte (Paris), 281 p.
244 ON NE TRANSMET PAS SANS TRANSFORMER
Gestion du patrimoine naturel
BRUNDTLAND (Gro Harlem) et al., 1987 (Commission mondiale sur lâenvironnement et le dĂ©veloppement), Our Common Future, traduit en français, Notre Avenir Ă tous, Les Ăditions du Fleuve (MontrĂ©al, Canada), 1988, 456 p.
MONTGOLFIER (Jean de) et JEAN-MARC NATALI, 1988. Le patrimoine du futur. Approches pour une gestion patrimoniale des ressources naturelles. Economica (Paris).
OLLAGNON (Henry), 2000. « Une nouvelle gestion de la qualité du vivant ? », La Lettre de Sol et Civilisation, juillet 2000, p. 3. Voir aussi http://www.inapg.inra.fr/ens_rech/ses/uer2.htm
P.-M. TRICAUD, 2010 245
TABLE DES MATIĂRES
Avant-propos : Résoudre la difficulté de conserver un patrimoine vivant ................................... 3
ProblĂ©matique : Quâest-ce que le patrimoine ? Quâest-ce que la conservation ? Comment lâassurer ? .......................................................................................................... 7
1 Patrimoine, valeur, authenticité, évolution ...................................................................................................... 9
1.1 Patrimoine et monument .......................................................................................................................... 9 Patrimoine 9
Monument 13
1.2 Les valeurs du patrimoine ...................................................................................................................... 16 Remémoration et contemporanéité 17
Valeurs chaudes et valeurs froides 21
Valeur différée et valeur immédiate 23
Valeur actuelle et valeur potentielle 24
Valeur artistique, valeur de chef-dâĆuvre, valeur esthĂ©tique 24
RĂ©capitulation des valeurs patrimoniales 25
Valeur de qualitĂ© et valeur de raretĂ©. Lâexemple du paysage 26
Valeur patrimoniale et valeur Ă©conomique 30
Classement selon la valeur 31
1.3 Les catégories de patrimoine .................................................................................................................. 35 Patrimoine tangible et intangible, matériel et immatériel, immobilier et mobilier 35
Matérialité et immatérialité du patrimoine immobilier 38
Le paysage, un patrimoine immobilier à la fois matériel et immatériel 41
Patrimoine paysager, paysage patrimonial 42
Patrimoine naturel et patrimoine culturel 45
Patrimoine vivant et patrimoine inanimé 47
2 Pour durer, le patrimoine doit-il ĂȘtre solide ou vivant ? ................................................................................ 51
2.1 Lâaction du temps sur le patrimoine ......................................................................................................... 51 AmĂ©lioration des valeurs par le temps 51
Détérioration des valeurs par le temps 53
Action du temps sur le patrimoine vivant 54
2.2 Lâaction volontaire sur le patrimoine......................................................................................................... 54 Acceptation de lâĂ©volution 54
Conservation, protection et préservation 55
Entretien, gestion 56
Reconstruction, restitution, reconstitution, restauration 56
RĂ©emploi 57
2.3 Authenticité, intégrité et identité .............................................................................................................. 58 Intégrité et unité 58
Authenticité et sincérité : « does it really matter much? » 59
Relation de lâintĂ©gritĂ© et de lâauthenticitĂ© entre elles et avec lâidentitĂ© 63
2.4 Comparaison de deux modes de transmission du patrimoine ..................................................................... 65 Conservation ou renouvellement du support 66
Avantages du renouvellement du support pour la transmission du message 68
La copie transforme, le vivant Ă©volue 71
3 ConsĂ©quences du caractĂšre Ă©volutif dâun patrimoine vivant sur sa transmission ......................................... 73
246 ON NE TRANSMET PAS SANS TRANSFORMER
Enseignement des études de cas : Quelques exemples de patrimoines vivants et de questions soulevées par leur gestion ...................................................................... 75
1 Quâest-ce qui permet de dire quâun patrimoine Ă©volutif a conservĂ© ses valeurs ? Le cas des paysages viticoles ...................................................................................................................... 78
1.1 La catégorie (paysage culturel) et ses sous-catégories .............................................................................. 82 Les vignobles, paysages culturels, paysages essentiellement évolutifs 82
Paysages reliques ou paysages vivants ? 83
Typologie plus fine 83
Paysages culturels ou biens mixtes ? 83
Paysages culturels ou patrimoine architectural ? 84
1.2 Les critĂšres de valeur ............................................................................................................................. 84
1.3 Les diffĂ©rentes dĂ©limitations dâun site et leur gestion ................................................................................. 88
Conclusion : la qualité et la spécificité, gages de la préservation ......................................................................... 92
2 Quels éléments nouveaux sont acceptables dans un paysage reconnu ? Le cas des centrales nucléaires du Val de Loire ........................................................................................... 93
2.1 ContinuitĂ© historique dans la relation de lâhomme Ă un site : Position gĂ©nĂ©rale du problĂšme ......................... 94
2.2 Rappel des usages traditionnels et contemporains.................................................................................... 97
Navigation et protection contre les crues 99
Ănergie 100
2.3 ContinuitĂ© historique de la relation dâusage de lâhomme Ă la Loire ............................................................ 101 PremiĂšre condition de continuitĂ© : ParentĂ© entre les usages contemporains et les usages traditionnels 101
DeuxiĂšme condition de continuitĂ© : Ăvolution progressive des usages 102
TroisiÚme condition de continuité : Préservation des traces des usages traditionnels 103
Conclusion sur la continuité des usages 103
2.4 Continuité de la relation symbolique ...................................................................................................... 104 PremiÚre condition de continuité : Parenté des motifs du paysage 104
DeuxiĂšme condition de continuitĂ© : Ăvolution progressive des motifs 105
TroisiÚme condition de continuité : Préservation des motifs 105
Conclusion sur la continuité de la relation associative ou symbolique 106
2.5 Autres questions ................................................................................................................................. 106
Le dĂ©bat sur lâĂ©nergie nuclĂ©aire 106
Risque et valeur 107
Pertinence des limites 108
Conclusion : les valeurs préservées par la continuité des évolutions ................................................................. 109
3 Préserver le patrimoine ou lui redonner vie ? Le cas des projets routiers ................................................... 111
3.1 Faire vivre le patrimoine, plutĂŽt que le mettre Ă lâabri ............................................................................... 111
Les ouvrages 112
Le patrimoine architectural 114
Le patrimoine végétal 120
3.2 Un patrimoine méconnu : les tracés anciens .......................................................................................... 121
Voie et communication, infrastructure et itinéraire 121
Les tracés classiques rectilignes, des voies romaines aux routes royales 123
Les voies ferrées 125
Valeur historique des tracés anciens 125
Valeur paysagÚre des tracés anciens 128
Altérations et dégradations des tracés anciens 129
Un aménagement nouveau peut-il valoriser des tracés anciens ? 132
Conclusion : une démarche de projet pour redonner vie au patrimoine .............................................................. 134
P.-M. TRICAUD, 2010 247
4 Que signifient nature et authenticitĂ© dans la restauration dâun paysage ? Le cas de la renaissance de la BiĂšvre urbaine ........................................................................................................................................... 137
4.1 La demande de renaissance de la BiĂšvre : nature et histoire .................................................................... 138
4.2 RiviĂšre naturelle ou riviĂšre vivante ? ...................................................................................................... 139 Quâest-ce qui est naturel ? Quâest-ce qui est vivant ? 139
Quâest-ce qui fait quâune riviĂšre est naturelle ? Quâest-ce qui fait quâelle est vivante ? 141
Quelles caractéristiques réalisables peut-on proposer pour une riviÚre urbaine vivante ? 144
4.3 RiviĂšre historique ou riviĂšre authentique ? .............................................................................................. 148
Quâest-ce qui est historique ? Quâest-ce qui est authentique ? 148
Quâest-ce qui fait quâune riviĂšre restaurĂ©e est historique ? Quâest-ce qui fait quâelle est authentique ? 149
Quelles caractéristiques réalisables peut-on proposer pour une riviÚre urbaine authentique ? 153
Relation entre le caractĂšre naturel-vivant et le caractĂšre historique-authentique 158
4.4 Application des critĂšres Ă la restauration de la BiĂšvre dans Paris ............................................................. 160 Une vraie riviĂšre, continue et gravitaire 160
Une riviĂšre plus profonde quâautrefois 163
Une riviĂšre de parc, la nature accessible 164
Une riviÚre encaissée, la nature abritée 165
Une vraie riviĂšre souterraine 170
4.5 ApprĂ©ciation des critĂšres de nature et dâauthenticitĂ© par les acteurs concernĂ©s ......................................... 174
MĂ©thodologie : choix des acteurs et questionnaire 174
Interprétation des réponses 179
Conclusion : une riviĂšre vivante mĂȘme artificielle, authentique mĂȘme recrĂ©Ă©e .................................................... 184
Discussion et dĂ©monstration : Essai dâune thĂ©orie de la prĂ©servation dynamique du patrimoine ..................................................................................................................... 185
1 Théories et pratiques de préservation dynamique du patrimoine ................................................................ 189
1.1 La « restauration critique » des Ćuvres dâart (restauro critico) ................................................................. 190 La restauration critique en pratique 191
Extension au-delĂ des Ćuvres dâart 192
1.2 La démarche paysagÚre ....................................................................................................................... 194
1.3 LâĂ©volution des conventions internationales relatives au patrimoine sous lâeffet de la prise en compte du paysage ............................................................................................................................................. 197
2 Quelles évolutions autorisent une « préservation dynamique » ? ............................................................... 199
2.1 La prĂ©servation de la structure Ă travers le renouvellement des Ă©lĂ©ments ................................................. 200 Persistance de lâĂ©difice 200
Persistance du paysage 201
Persistance de la silhouette urbaine et du plan 201
Persistance de la trame fonciĂšre 203
2.2 La continuité ....................................................................................................................................... 203
Continuité temporelle 204
Continuité spatiale 205
2.3 Authenticité, intégrité et réemploi : le « réemploi noble » ......................................................................... 206 Le réemploi noble 206
Cas du réemploi des ruines 208
Cas du réemploi par la muséification 209
Cas du rĂ©emploi dâespaces de travail en espaces de promenade 211
2.4 La part du feu et le développement durable ............................................................................................ 213
La gestion est nécessaire 213
La gestion a un coût 216
Une exploitation durable pour faire vivre le site 216
Une exploitation durable adaptée au site 218
Une gestion en patrimoine commun 221
Conclusion : On ne transmet pas sans transformer ......................................................................................... 225
Transmettre un message complexe : difficulté, confiance et transformation 225
Conserver ou transmettre ? 228
248 ON NE TRANSMET PAS SANS TRANSFORMER
Ăpilogue : le patrimoine et la vie .................................................................................... 231
Bibliographie ................................................................................................................. 235
Sur les notions de patrimoine en gĂ©nĂ©ral, dâidentitĂ©, dâauthenticitĂ©, dâintĂ©gritĂ©, de prĂ©servation ............................ 237
Ouvrages de base 237
Ouvrages autres 238
Articles 238
Ouvrages collectifs 239
Sur la restauration et la relation ancien-nouveau ............................................................................................. 239
Ouvrages de base 239
Articles 240
Ouvrages collectifs 240
Sur des patrimoines vivants particuliers .......................................................................................................... 241 Paysage : Ouvrages de base 241
Paysage : Ouvrages autres 241
Paysage : Articles 241
Paysage : Ouvrages collectifs 242
Ville, patrimoine urbain 243
Gestion du patrimoine naturel 244
Lâenjeu dâun patrimoine est sa transmission : celle-ci entre dans la dĂ©finition mĂȘme du mot patrimoine. La conservation nâest quâun moyen au service de la transmission. Or il peut arriver que conservation et transmission entrent en conflit, en particulier pour ce quâon appelle les patrimoines vivants â non seulement au sens biologique du terme, mais tout ce qui est dĂ©fini dans le temps : paysage, ville, patrimoine immatĂ©riel, et, dâune maniĂšre ou dâune autre, presque tous les patrimoines. Le vivant est changeant et mĂȘme mortel. On peut essayer de conserver un patrimoine en le rendant le plus solide possible sans quâil y ait besoin de personne pour le gĂ©rer : on le conserve, mais on ne le transmet pas Ă de nouveaux gestionnaires. Ă lâinverse, la transmission implique le plus souvent une transformation. A partir dâexemples de patrimoine paysagers (vignobles, fleuve, routes, riviĂšre urbaine), cette recherche examine quelles transformations conservent ce que lâon veut transmettre dâun patrimoine vivant.
Mots-clĂ©s : AuthenticitĂ©, CommĂ©moration, Conservation, ContemporanĂ©itĂ©, Fleuve, Gestion en patrimoine commun, HĂ©ritage, IdentitĂ©, IntĂ©gritĂ©, Monument, Patrimoine, Patrimoine immatĂ©riel (ou intangible), Patrimoine immobilier, Patrimoine matĂ©riel (ou tangible), Patrimoine mobilier, Patrimoine mondial, Paysage, Paysage rural, Paysages culturels, PrĂ©servation, Protection, Reconstitution, Reconstruction, RĂ©emploi (ou Remploi), RemĂ©moration, Restauration, Restauration critique (restauro critico), Restitution, RiviĂšre, Route, Silhouette urbaine, Trame fonciĂšre, Transmission du patrimoine, Valeur dâart (ou Valeur artistique), Valeur dâhistoire (ou Valeur historique), Vignoble.
The stake of heritage is its transmission (inheritance from one generation to another). Conservation is a mere tool for transmission. But it may happen that conservation and transmission are in conflict, especially for the so-called living heritage â not only in the biological sense of the word, but all that is defined within time: landscape, city, intangible heritage, and, more or less, any property of heritage value. Living material is changing and even mortal. One can try and conserve a property by making it as strong as possible, without needing anybody to manage it : it is conserved, but not transmitted to new managers. Conversely, transmission often implies a transformation. From examples of heritage landscapes (vineyards, large river, roads, urban river), this research examines which transformations conserve what is intended to be transmitted of a living heritage.
Keywords: Art Value (or Artistic Value), Authenticity, Commemoration, Common Heritage Management, Conservation, Contemporaneousness, Critical Restoration (restauro critico), Cultural Landscapes, Heritage, Heritage Transmission, History Value (or Historic Value), Identity, Immovable Heritage, Inheritance, Intangible Heritage, Integrity, Land use pattern, Landscape, Legacy, Monument, Movable Heritage, Preservation, Protection, Reconstitution, Reconstruction, Remembrance, Restitution, Restoration, Reuse, River, Road, Rural Landscape, Tangible Heritage, Urban skyline, Vineyard., World Heritage