coudenhove-kalergi, richard nikolaus - idéalisme pratique - noblesse, technique, pacifisme (1925)

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Opensource.French translation:Richard Nikolaus Coudenhove-Kalergi - "Praktischer Idealismus - Adel, Technik, Pazifismus (1925)

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  • R. N. COUDENHOVE-KALERGI

    IDALISME PRATIQUE

    NOBLESSE TECHNIQUE PACIFISME

    Traduit de lallemand par Adeline A. Gasnier (2014)

    1925 DITIONS PANEUROPA

    VIENNE LEIPZIG

    Copyright 1925 Pan-Europa ditions

  • NOTE DE LA TRADUCTRICE

    La prsente traduction na aucune valeur officielle. Elle a t effectue bnvolement, daprs une initiative prive, singulire et non lucrative, partir du document scann de ldition de 1925. Praktischer Idealismus nest vraisemblablement plus dit (plus vendu) en allemand et ne semble pas avoir t traduit. Quant sa prsence en bibliothque, elle est assez rare. Tout ceci rend donc difficile laccs au document physique. En revanche, louvrage connat une certaine vie sur Internet puisquil a t numris et quil est diversement cit (de faon tronque), dans des contextes souvent dconcertants. Autant de points ne pouvant quinciter redonner une voix ce livre par le biais dune traduction complte, aussi fidle que possible, pour les lecteurs non germanophones.

    Traduire cest choisir, et rflchir aux choix que lon effectue. Ainsi la

    prsente traduction comprend la pagination originale entre crochets et des notes de traduction signales par le marqueur [NdT]. Les rares notes nayant pas ce marqueur sont de R. N. Coudenhove-Kalergi. Les termes en italique sont les termes souligns par lauteur dans ldition originale. Pour ne pas perturber cet indicateur, les mots et expressions emprunts dautres langues (otium, status quo, etc.), qui par convention devraient tre en italique dans le texte, ne le sont pas. De mme, les rares nologismes utiliss pour allger la traduction ( esclavagisant , etc.), ne sont pas signals par des guillemets.

    Si certaines tournures grammaticales peuvent drouter les lecteurs, cest

    parce que, dans la mesure du possible, il aura t tent de garder les temps grammaticaux utiliss en allemand (un conditionnel ou un futur ne dnotent pas la mme chose quun indicatif). Il en va de mme pour laccord des adjectifs : certains adjectifs saccordent avec les groupes

    I

  • syntagmatiques prcdents, et non avec le terme prcdent en allemand les adjectifs se placent souvent avant les substantifs quils qualifient, il est donc plus frquent dutiliser un adjectif pour qualifier un groupe de mots entier, ce qui en franais peut donner des phrases inhabituelles.

    Laxe de traduction privilgi a t celui des redondances : tant que

    faire se peut, un mme mot est toujours traduit de la mme faon, quand bien mme cela obligerait une forme de gymnastique intellectuelle. Lavantage de ce parti pris est quil conserve les tissages smantiques gnrs lintrieur de louvrage. Il va sans dire que ce parti pris est un idal atteindre, dans la mesure o il nest pas toujours ralisable (le but principal tant bien sr que le texte reste lisible en franais).

    Chaque langue recle ses trsors en termes de polysmies. Parfois ces

    polysmies se retrouvent dune langue lautre (p. ex. Recht, en allemand dsigne le droit, la loi ; et la direction droite, le contraire de la gauche, comme en franais). Mais ce nest pas toujours le cas. Pour ces cas o la polysmie allemande enrichit le texte, tout en se perdant ncessairement dans la traduction franaise, le terme allemand a t not entre crochets, suivi dun complment smantique. Pour les germanophones, certains mots allemands (vocabulaire philosophique p. ex.) ont aussi nots entre crochets, sans autre explication.

    Bien entendu cette traduction est une bauche, non exempt derreurs,

    et reste ouverte toutes les corrections.

    Par-del ces choix de traduction, il y a le choix de traduire cet ouvrage en particulier. Ce livre a une situation historique remarquable : compos de trois essais de Richard Nikolaus von Coudenhove-Kalergi (1894-1972), il a t dit en 1925 par les ditions Paneuropa, Vienne et Leipzig soit quelques moins dcart de ldition de Mein Kampf dAdolf Hitler (1889-1945) par les ditions Eher, Munich. Ces deux livres fonctionnent, en un sens, en contrepoint lun de lautre : dans les deux il est question dune Europe aussi effondre que belliqueuse, mais les deux

    II

  • ne rpondent pas du tout de la mme manire ce constat. Quid, si ce livre, Praktischer Idealismus, avait t davantage lu (et compris) ?

    Praktischer Idealismus propose galement aux citoyens europens

    daujourdhui une rponse la question : Pourquoi lEurope ? La crise europenne et la remonte des nationalismes, partout dans

    lEurope de ce dbut du XXIe sicle, accentuent la ncessit dune rflexion partage. Ce livre offre la possibilit dune rflexivit europenne : lEurope nest pas un problme nouveau. Lire Praktischer Idealismus permet de prendre la mesure du chemin parcouru en prs de quatre-vingt-dix ans, et permet de conscientiser les implicites de cette construction europenne, en laquelle beaucoup dEuropens ne croient plus, avant mme que de savoir en quoi ils ne croient plus.

    Les trois essais rassembls dans cet ouvrage demeurent tonnamment

    actuels et actifs pour les dbats contemporains : Noblesse (1920) traite des questions associes aux notions dlites,

    dexcellence, et de mrite, qui aujourdhui encore ont toute leur place dans le dbat public ;

    Apologie de la technique (1922) apporte des rponses quant aux

    comportements paradoxaux que cristallisent les technologies aujourdhui (entre rejet luddite et utilitarisme inconscient). Refaire un point philosophique partir de cet essai de 1922 pourrait peut-tre dbloquer certains dbats figs, car si notre poque semble avoir parfaitement intgr lthique technique expose par Coudenhove-Kalergi dans cet essai, on peut aussi stonner que lune des dynamiques les plus importantes de son propos ait t oublie : La technique sans lthique mne aussi bien des catastrophes que lthique sans la technique. (p. 118) Lthique et la technique doivent se complter, doivent avancer ensemble, se rflchir et se conscientiser ensemble. En 2014, il nest plus possible de penser la technique comme en 1922. Les machines de 2014 nont plus rien voir avec les machines de 1922. Lasservissement des machines ne peut plus tre pens comme en 1922. Cet essai est un plaidoyer pour la ncessit dune

    III

  • IV

    volution conjointe entre thique et technique, soit une question qui devrait avoir toute sa place dans le dbat public ;

    Pacifisme (1924) peut tout aussi bien faire cho aux problmes du

    pacifisme actuel qu ceux de lcologie contemporaine : quelles mthodes, quels engagements, quels vises ? De faon plus tendue, cet essai est un antidote face au problme logique, trs perturbant, que pose Mein Kampf (en guise de naufrage de la pense des Lumires) :

    soit A et B deux protagonistes ; A postule que la violence physique est le seul argument valable ; B postule que la raison dialogique est le seul argument valable ; si A agresse B et tue B (qui ne se dfend pas), alors A a raison. si A agresse B et que B blesse ou tue A pour se dfendre, alors A a

    raison. Lessai Pacifisme confronte cette impasse apparente et permet de

    renouer, sans hypocrisie, avec loptimisme des Lumires. En somme, que lon soit en accord ou en dsaccord avec la pense de

    R. N. Coudenhove-Kalergi, il nen reste pas moins que son effort pour poser distinctement les termes des dbats prsente une aide importante pour sorienter et se positionner, dans la pense comme dans laction.

    A. A. Gasnier, Paris, 2014 [email protected]

  • AVANT-PROPOS

    Lidalisme pratique est un hrosme ; le matrialisme pratique est un eudmonisme. Celui qui ne croit pas en un idal, na aucune raison dagir idalement, de se battre ou de souffrir pour un idal. En effet il ne connat et ne reconnat quune seule valeur : le plaisir [Lust : dsir, envie] ; et quun seul mal : la douleur.

    Lhrosme suppose la croyance [Glauben : foi] et ladhsion un idal, cest--dire la conviction quil y a de plus grandes valeurs que le plaisir, et de plus grands maux que la douleur.

    Cette opposition se retrouve travers toute lhistoire de lhumanit ; cest lopposition entre les picuriens et les stociens. Cette opposition est bien plus profonde que celle qui existe entre les thistes et les athes : car il y a des picuriens qui ont cru en des dieux, comme picure lui-mme ; et il y a des idalistes qui ont t athes, comme Bouddha.

    Il ne sagit donc pas ici de la croyance en des dieux mais plutt de la croyance en des valeurs.

    Le matrialisme est sans prsuppos mais aussi sans imagination [phantasieloser] ni crativit ; lidalisme est toujours problmatique et se tisse souvent de non-sens et dabsurdit : cest pourquoi lhumanit lui doit ses plus grandes uvres et actions [Taten].

    * Lhrosme est une aristocratie de la mentalit. Lhrosme est autant

    apparent lidal aristocratique que le matrialisme lest avec lidal dmocratique [III]. La dmocratie croit bien plus en le nombre quen la valeur, en la chance [Glck : bonheur] quen la grandeur.

    Cest pourquoi la dmocratie politique ne peut devenir fconde et cratrice que si elle dmolit la pseudo-dmocratie du nom et de lor, pour sa place donner naissance une aristocratie de lesprit et de la mentalit, ternellement renouvele.

    1

  • Le sens ultime de la dmocratie politique est donc : une aristocratie de lesprit ; elle veut crer la jouissance des matrialistes, la puissance1 des idalistes.

    Le leader [Fhrer : guide, chef] doit prendre la place du dominant [Herrschers] le sens [Sinn] le plus noble, la place du nom le plus noble le cur le plus riche, la place de la bourse la plus riche. Voil le sens du dveloppement, qui se nomme dmocratique. Tout autre sens serait un suicide de la culture.

    Ce nest donc pas un hasard si Platon tait en mme temps le prophte de laristocratie spirituelle et de lconomie socialiste, ainsi que le pre de la vision du monde [Weltanschauung] idaliste.

    Car en effet ces deux-l, aristocratie et socialisme, sont : un idalisme pratique.

    Lidalisme asctique du Sud2 sest manifest en tant que religion ; lidalisme hroque du Nord en tant que technique.

    1 [NdT] Quatre termes sont difficiles traduire de lallemand vers le franais : Macht, Kraft, Gewalt, stark, car tous les quatre traduisent en un sens la force (ni la puissance, ni le pouvoir, mais la force). Il ny a pas dans la langue franaise de concepts quivalents pour rendre compte de ces quatre rgimes distincts de force. Macht est habituellement traduite par puissance, mais cette quivalence (mme si choisie pour la prsente traduction) est problmatique : Aristote distingue clairement ce qui est en puissance (ce qui est potentiel ; ce qui nest pas mais qui pourrait tre) de ce qui est en acte. Idalement puissance devrait traduire Potenz, et non Macht. La Macht connote davantage une force effective, effectue, acte, quune potentialit (cest--dire quelque chose qui pourrait tre ; quelque chose qui relve en un sens de la croyance). Macht est la forme substantive de la 3e personne du singulier du verbe machen (faire, fabriquer) ; machen a une connotation humaine, intentionnelle (peut-tre plus marque que dans tun ou Tat). Pour ce qui est de la diffrence entre Macht et Kraft (toutes deux dsignant la force) rside, peut-tre, non pas tant dans une diffrence de degrs de force, mais dans une diffrence dorganisation : les forces de la nature (cyclones, volcans, tremblements de terre, tsunamis) sont qualifie de Kraft ; la force dun Etat, dune arme, de Macht. Ou encore de Gewalt, autre terme difficile traduire car dual : cest la fois le pouvoir et la violence. L encore, le pouvoir de la langue franaise ne peut pas rendre ce Gewalt, pour les raisons mentionnes plus haut (puissance et pouvoir ont la mme tymologie : le verbe pouvoir) ; la Gewalt nest pas un Knnen (pouvoir) : cest davantage une force acte, effectue, valide par lexprience. Par exemple, en franais il mest permis de penser que jai le pouvoir de voler : tant que je ne me suis pas jete dans le vide et crase dix tages plus bas, ce pouvoir ne dpend que de ma croyance (ce pouvoir de voler est en puissance, non en acte). En allemand, les termes de Macht, de Kraft et de Gewalt renvoient vers quelque chose de plus concret, de moins diffus et potentialis. Cette nuance de sens est subtile et relve certes de la philosophie, pourtant elle nest pas neutre. Ladjectif stark, quant lui, renvoie ladjectif fort. Bien que ce choix soit frustrant, Macht sera traduit par puissance ; Kraft par force ; Gewalt par pouvoir / violence ; stark par fort. Tout traduire indistinctement par force et fort ferait perdre les diffrences dattribution de chacun de ces rgimes de force. Mais traduire Macht et Gewalt par puissance et pouvoir fait perdre laspect concret et actuel, factuel, de ce qui est qualifi.

    2

  • En effet la nature tait au Nord un dfi adress aux humains. Les autres peuplades se sont soumises ; lEuropen sest empar de ce dfi et a lutt. Il a lutt, jusqu ce quil soit suffisamment fort [stark] pour soumettre la Terre : il a lutt, jusqu contraindre son service la nature mme qui lavait dfi.

    Cette lutte a exig lhrosme, a engendr lhrosme. Le hros est ainsi devenu en Europe ce que le saint [IV] tait en Asie, et la vnration des hros est venue sajouter la vnration des saints.

    Lidal actif sest substitu au contemplatif, et le fait de se batte pour un idal, plutt que de souffrir pour lui, est devenu quelque chose de plus grand.

    Cest partir des temps modernes [Neuzeit : nouveau temps] que lEurope a commenc pour la premire fois saisir pleinement le sens de cette mission mondiale hroque ; car cest avec les temps modernes que commence pour la premire fois son ge technique, sa guerre de libration contre lhiver. Cet ge technique est en mme temps lge du travail. Le travailleur est le hros de notre temps ; son oppos nest pas le bourgeois [Brger : citadin, citoyen] mais plutt le parasite. Le but du travailleur est dagir, celui du parasite est de profiter [Genieen].

    Cest pourquoi la technique est lhrosme des temps modernes et le travailleur un idaliste pratique.

    * Le problme politique et social [soziale] du XXe sicle est celui-ci : rattraper

    le progrs technique du XIXe. Cette exigence de notre temps est rendue dautant plus difficile que le dveloppement de la technique saccomplit sans pause et un rythme de plus en plus rapide par rapport au dveloppement des humains et de lhumanit. Ce danger peut tre contourn de deux faons : ou bien lhumanit ralentit le progrs technique, ou bien elle acclre le progrs social. Sinon, elle perd son quilibre et se renverse. La Guerre mondiale tait un avertissement. La

    2 [NdT] Une approche antrieure celle de R. N. Coudenhove-Kalergi, quant aux possibles spcificits philosophiques du Nord, peut se trouver notamment dans la pense hglienne (proposant un principe du Nord , mettre en regard avec le protestantisme). Cf. G.W.F. Hegel, Foi et Savoir Kant, Jacobi, Fichte (1802), introduction par Alexis Philonenko, traduit de lallemand par A. Philonenko et C. Lecouteux, d. Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1988.

    3

  • technique place donc les humains devant une alternative : le suicide ou lentente [Verstndigung] !

    Cest pourquoi le dveloppement du monde, dans les dcennies venir, sera sans prcdent. Le dsquilibre actuel dans lorganisation technique [V] et sociale conduira soit une catastrophe destructive soit un progrs politique qui laissera derrire lui tous les modles [Vorbilder] historiques, en termes de rapidit et de prcision, et qui ouvrira une nouvelle page de lhistoire humaine.

    Comme la technique ouvre de nouvelles voies limpact [Stokraft] humain et lhrosme, la guerre commence jouer son rle historique dans la conscience de lhumanit. Son hritier est le travail. Un jour lhumanit sorganisera pour, unanimement, arracher la Terre, ce quelle lui soustrait encore lheure actuelle. Ds que cette comprhension sera atteinte, toute guerre deviendra une guerre civile et tout meurtre un meurtre. Alors lge de la guerre paratra barbare, tout comme lge du cannibalisme aujourdhui.

    Ce dveloppement se produira si nous y croyons et si nous nous battons pour lui ; si nous ne sommes ni trop court-termistes [kurzsichtig], au point de perdre de vue les grandes lignes du dveloppement ni trop long-termistes [weitsichtig], au point de ne pas voir les chemins et les obstacles pratiques, ceux-l mmes qui se dressent entre nous et nos buts ; cest--dire si nous somme suffisamment lucides [klarsichtig], et si nous allions la connaissance claire des luttes et des difficults imminentes, avec la volont hroque de les dpasser.

    Ce nest que cet optimisme du vouloir qui compltera et vaincra le pessimisme de la connaissance.

    Au lieu de demeurer dans les chanes inactuelles du prsent, et de rver sans rien faire de meilleures possibilits, nous voulons prendre ainsi une part active au dveloppement du monde, travers un idalisme pratique.

    Vienne, novembre 1925. [VI]

    4

  • NOBLESSE 1920

    En mmoire de mon pre Dr. HEINRICH GRAF COUDENHOVE-KALERGI

    avec vnration et gratitude

    5

  • PREMIRE PARTIE : DES HUMAINS RUSTIQUES ET URBAINS

    6

  • 1. HUMAIN DE LA CAMPAGNE HUMAIN DE LA VILLE

    La campagne3 et la ville sont les deux ples du Dasein [Dasein : existence,

    tre-l] humain4. La campagne et la ville engendrent leur type humain spcifique : des humains rustiques et urbains.

    Lhumain rustique et lhumain urbain sont des antipodes psychologiques. Des paysans de diffrentes contres se ressemblent entre eux, au niveau de lme [seelisch], souvent plus que les citadins de grandes villes voisines. Entre la campagne et la campagne, entre la ville et la ville, il y a lespace entre la ville et la campagne, il y a le temps. Parmi les humains rustiques europens vivent des reprsentants [Vertreter] de tous les temps : de lge de pierre au Moyen ge ; tandis que seules les mtropoles [Weltstdte : villes-monde] occidentales, ayant produit le type urbain le plus extrme, sont les reprsentantes [Reprsentanten] de la civilisation des temps modernes. Des sicles, souvent des millnaires, sparent ainsi une grande ville de la rase campagne qui lentoure.

    Lhumain urbain pense diffremment, juge diffremment, ressent diffremment, agit diffremment de lhumain rustique. La vie dans les grandes villes est abstraite, mcanique, rationnelle la vie de la campagne est concrte, organique, irrationnelle. Le citadin est rationnel, sceptique, incroyant lhomme de la campagne [Landmann] est motionnel, croyant, superstitieux. [9]

    3 [NdT] Le terme Land renvoie multiplement la terre, la campagne, au pays. Lndlich [rural] aurait idalement d tre traduit par campagnard, mais la connotation pjorative du mot (suffixe -ard) brouille la lecture de faon inadquate. 4 [NdT] En allemand, humain se traduit par Mensch, et homme (humain de sexe masculin) par Mann. Les traductions franaises prfrent souvent traduire Mensch par homme (Homme, sans majuscule) linstar du surhomme de Nietzsche [bermensch]. Dans la prsente traduction, Mensch sera traduit par humain (le terme tre humain, serait certes mieux adapt, mais il alourdirait encore davantage certaines phrases riches en adjectifs et gnitifs) et le terme Mann par homme.

    7

  • Toutes les penses et les sensations de lhomme de la campagne se cristallisent autour de la nature, il vit en symbiose avec les animaux, les cratures vivantes de Dieu, il a grandi avec son paysage [Landschaft], est dpendant du temps [Wetter : la mto] et des saisons. Le point de cristallisation de lme urbaine, au contraire, est la socit [Gesellschaft] ; elle vit en symbiose avec la machine, la crature morte des humains ; travers elle lhumain de la ville se rend potentiellement indpendant du temps [Zeit] et de lespace, des saisons et du climat.

    Lhumain de la campagne croit au pouvoir [Gewalt : violence] de la nature sur les humains lhumain de la ville croit au pouvoir des humains sur la nature. Lhumain rustique est un produit de la nature, lhumain de la ville un produit social [Sozialprodukt] ; celui-ci voit le but, la mesure et le sommet du monde dans le cosmos, celui-l dans lhumanit.

    Lhumain rustique est conservateur, comme la nature lhumain urbain est progressiste, comme la socit. Tout progrs mane et se propage dailleurs de villes en villes. Lhumain citadin lui-mme est en gnral le produit dune rvolution lintrieur des genres [Geschlechtes : le genre, le sexe, la ligne familiale] ruraux, un produit qui a rompu avec sa tradition rustique, sest install dans la grande ville et y a commenc une vie sur de nouvelles bases.

    La grande ville vole ses habitants la jouissance des beauts de la nature ; comme ddommagement, elle leur propose lart. Le thtre, les concerts, les galeries sont les ersatz [Surrogate] des beauts ternelles et changeantes du paysage. Aprs une journe de travail pleine de laideur, ces centres dart [Kunstinstitute] proposent aux citadins de la beaut sous forme concentre. la campagne ils sont bien inutiles. La nature est la forme dapparition extensive de la beaut, lart en est la forme intensive5.

    La relation de lhumain urbain la nature, qui lui [10] manque, est domine par la nostalgie ; tandis que la nature pour lhumain rustique est une compltion [Erfllung] constante. Voil pourquoi le citadin lprouve avant tout romantiquement, et lhumain rustique classiquement.

    5 [NdT] propos du dbat, dans la philosophie allemande de la fin du XVIIIe et du dbut du XIXe, relatif la supriorit des beauts de la nature sur les beauts artificielles, et vice versa : cf. notamment lesthtique kantienne et lesthtique hglienne.

    8

  • La morale sociale (chrtienne) est un phnomne urbain : car elle est une fonction du vivre ensemble humain, de la socit. Le citadin typique allie la morale chrtienne avec un scepticisme irrligieux, un matrialisme rationaliste et un athisme mcaniciste. La vision du monde qui en rsulte est celle du socialisme : la religion moderne de la grande ville.

    Pour les barbares rustiques dEurope, le christianisme nest gure plus quun nouvel avatar du paganisme, avec une mythologie modifie et de nouvelles superstitions ; sa vraie religion est la croyance en la nature, en la force [Kraft], en le destin.

    Lhumain de la ville et de la campagne ne se connaissent pas lun et lautre ; cest pourquoi ils se mcomprennent et se mfient lun de lautre, vivant dans une relation dhostilit larve ou ouverte. Il y a quantit de slogans sous lesquels se dissimule cet antagonisme lmentaire : lInternationale rouge et verte ; lindustrialisme et lagrarianisme ; le progrs et le ractionnisme ; le judasme [Judentum : judit] et lantismitisme.

    Toutes les villes puisent leurs forces dans les campagnes [Lande : terres] ; toute la campagne puise sa culture dans la ville. La campagne est le sol partir duquel les villes se renouvellent ; la source qui les nourrit ; la racine partir de laquelle elles fleurissent. Les villes grandissent et meurent : la campagne est ternelle. [11]

    9

  • 2. JUNKER LETTR

    Lapoge [Blte] de lhumain rustique est le noble propritaire terrien [Landadelige], le junker. Lapoge de lhumain urbain est lintellectuel, le lettr.

    La campagne et la ville ont toutes deux engendr leur type de noblesse spcifique : la noblesse de volont soppose la noblesse desprit, la noblesse de sang la noblesse crbrale. Le junker typique allie un maximum de caractre avec un minimum dintellect le lettr typique un maximum dintellect avec un minimum de caractre.

    Au noble terrien ne manque pas en tout temps et en tout lieu lesprit, ni au noble citadin le caractre ; linstar de lAngleterre des temps modernes, dans lAllemagne des troubadours la noblesse de sang tait un lment culturel minent ; de lautre ct, la noblesse desprit catholique des jsuites et la noblesse desprit chinoise des mandarins ont fait preuve, leur apoge, dautant de caractre que desprit.

    Dans le junker et le lettr culminent les oppositions des humains rustiques et urbains. La profession typique de la caste des junkers est la profession dofficier ; la profession typique de la caste des lettrs est la profession de journaliste. [12]

    Le junker-officier en est rest, psychiquement comme spirituellement, au stade du chevalier. Dur avec lui-mme et les autres, fidle son devoir, nergique, persvrant, conservateur et born, il vit dans un monde de prjugs dynastiques, militaires, nationalistes et sociaux. sa profonde mfiance vis--vis de tout ce qui est moderne, vis--vis de la grande ville, de la dmocratie, du socialisme et de linternationalisme, il allie une tout aussi profonde croyance [Glauben : foi] en son sang, en son honneur et en la vision du monde de ses pres. Il mprise les citadins, et avant tout les lettrs et les journalistes juifs.

    Le lettr prcde son temps ; libre de prjugs, il dfend des ides modernes en politique, en art et en conomie. Il est progressiste, sceptique,

    10

  • plein desprit, polyvalent [vielseitig : multiples facettes], changeant ; cest un eudmoniste, un rationaliste, un socialiste, un matrialiste. Il surestime lesprit, et sous-estime le corps et le caractre : cest pourquoi il mprise le junker, en tant que barbare rtrograde.

    Lessence du junker est la rigidit de volont lessence du lettr est la mobilit desprit.

    Le junker et le lettr sont des rivaux et des adversaires ns : l o rgne la caste des junkers, lesprit doit cder la place devant la violence [Gewalt : pouvoir] ; en de tels temps ractionnaires, linfluence politique des intellectuels est carte, ou du moins limite. Que rgne la caste des lettrs, et la violence doit alors cder la place devant lesprit : la dmocratie vainc le fodalisme, le socialisme vainc le militarisme.

    La haine rciproque, entre laristocratie de volont et laristocratie desprit allemandes, senracine dans lincomprhension. Chacun ne voit que les aspects obscurs de lautre et est incapable den voir les avantages. La psych du junker, de lhumain rustique, demeure mme aux plus grands crivains ternellement ferme ; tandis qu presque tous [13] les junkers, lme des intellectuels, des humains urbains, demeure trangre. Au lieu dapprendre de lautre, le plus jeune des lieutenants dtourne avec ddain ses yeux des plus clairants [fhrenden : guidant, excellent] esprits de la littrature moderne, tandis que le dernier des journalistes bas de gamme nprouve quun mpris condescendant vis--vis dun minent officier. travers cette double incomprhension de la mentalit dautrui, lAllemagne militariste a dabord sous-estim la force de rsistance des masses urbaines contre la guerre, puis lAllemagne rvolutionnaire a sous-estim la force de rsistance des masses rustiques contre la rvolution. Les leaders [Fhrer] des campagne ont mconnu la psych de la ville et son penchant pour le pacifisme [Pazifismus] les leaders de la ville ont mconnu la psych du peuple de la campagne et son penchant pour le ractionnisme : lAllemagne a donc dabord perdu la guerre, puis la rvolution6.

    Lopposition entre le junker et le lettr est fonde sur le fait que ces deux types soient les extrmes, et non les points culminants, de la noblesse de sang et de la noblesse desprit. En effet la plus haute forme dapparition de la noblesse de sang est le grand-seigneur [Grand-seigneur], et celle de la

    6 [NdT] Cf. la Rvolution allemande (1918-1919).

    11

  • noblesse desprit le gnie. Ces deux aristocrates ne sont pas seulement compatibles : ils sont apparents. Csar, laccomplissement du grand-seigneur, tait le plus gnial des Romains ; Goethe, le sommet de la gnialit, tait le plus grand-seigneur de tous les potes allemands. Ici comme partout, les stades intermdiaires sloignent le plus fortement, tandis que les sommets se touchent.

    Laristocrate accompli est en mme temps aristocrate de la volont et de lesprit, mais il nest ni junker, ni lettr. Il allie une vaste vision [Weitblick] avec la force de volont [Willenstrke], la force de juger7 [Urteilskraft : facult de juger] avec la force dagir [Tatkraft], lesprit avec le caractre. Si de telles personnalits synthtiques venaient manquer, les [14] divergents aristocrates de la volont et de lesprit devraient alors se complter les uns les autres, au lieu de se combattre. Autrefois, en Egypte, en Inde, en Chalde, les prtres et les rois (les intellectuels et les guerriers) rgnaient ensemble. Les prtres se courbaient devant la force de la volont, les rois devant la force de lesprit : les cerveaux montraient les cibles, les bras frayaient les chemins. [15]

    7 [NdT] Le terme Urteilskraft peut faire penser ici la trilogie kantienne. Soit la Critique de la raison pure (Kritik der reinen Vernunft, 1781-1787), la Critique de la raison pratique (Kritik der praktischen Vernunft, 1788) et la Critique de la facult de juger (Kritik der Urteilskraft, 1790). Le terme Kraft est donc aussi parfois traduit par facult. Le problme tant quen franais le mot facult ait une connotation un peu plus intellectuelle et potentielle (facults mentales) que physique et actuelle (force mentale). Une fois de plus, la Kraft nest pas une Fhigkeit : p.ex., Naturkrfte dsigne les forces de la nature, telles quelles se manifestent. La Kraft est dailleurs passe dans la langue franaise (au prix dun changement de genre) : le (papier) kraft doit son nom sa force (solidit).

    12

  • 3. GENTLEMAN BOHMIEN

    En Europe, la noblesse de sang et la noblesse desprit se sont cr leur type spcifique : le gentleman pour la noblesse de sang anglaise ; le bohmien8 pour la noblesse desprit franaise.

    Le gentleman et le bohmien se rejoignent dans le dsir de fuir la morne laideur du Dasein petit-bourgeois : le gentleman la dpasse grce au style, le bohmien grce au temprament. Le gentleman oppose linforme de la vie la forme le bohmien lincolore de la vie la couleur.

    Le gentleman apporte de lordre au dsordre des relations humaines le bohmien de la libert leur absence de libert.

    La beaut de lidal du gentleman repose sur la forme, le style, lharmonie : elle est statique, classique, apollinienne. La beaut de lidal bohmien repose sur le temprament, la libert, la vitalit : elle est dynamique, romantique, dionysiaque9.

    Le gentleman idalise et stylise sa richesse le bohmien idalise et stylise sa pauvret.

    Le gentleman est fait de tradition ; le bohmien de protestation : lessence [Wesen] du gentleman est conservatrice [16] lessence du bohmien est rvolutionnaire. La mre de lidal du gentleman est lAngleterre, le plus conservateur des pays dEurope le berceau de la bohme est la France, le plus rvolutionnaire des pays dEurope.

    Lidal-gentleman est le mode de vie [Lebensform] dune caste lidal-bohme le mode de vie des personnalits.

    8 [NdT] En 1875, lopra Carmen de Georges Bizet est montr Paris pour la premire fois. Il rencontre un grand succs. Friedrich Nietzsche a contribu faire de la Carmen bohme de Bizet un trait de lesprit franais (latin, mditerranen), en sen servant notamment comme arme pour attaquer son ancienne idole, le plus ou moins pangermanique (nordique) Richard Wagner Tristan und Isolde (1865), Der Ring des Nibelungen (1876). Cf. Friedrich Nietzsche, Considrations inactuelles, IV (1876) et Le cas Wagner (1888). 9 [NdT] Pour lopposition (ou la dialectique) entre lapollinien et le dionysiaque, cf. Naissance de la tragdie (1872) de Friedrich Nietzsche, ou encore la Phnomnologie de lesprit (1807) et Foi et Savoir (1802) de G. W. F. Hegel.

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  • Lidal-gentleman nous ramne par-del lAngleterre vers la stoa [Stoa : stocisme] romaine lidal-bohme nous ramne par-del la France vers lagora grecque. Les hommes dtat romains sapprochaient du type gentleman, les philosophes grecs du type bohmien : Csar et Snque taient des gentlemen, Socrate et Diogne des bohmiens.

    Le point cl [Schwerpunkt : centre de gravit] du gentleman rside dans le physico-psychique celui du bohmien dans le spirituel : le gentleman a le droit dtre un imbcile, le bohmien celui dtre un criminel.

    Ces deux idaux sont des phnomnes humains de cristallisation : linstar du cristal qui ne peut se former que dans un environnement non rigide, ces deux idaux doivent leur Dasein la libert anglaise et franaise.

    Il manque lAllemagne impriale [kaiserlichen] cette atmosphre pour la cristallisation de la personnalit : il na donc pu sy dvelopper aucun idal de mme essence [ebenbrtiges : quivalent, de mme naissance]. Il manque aux Allemands le style pour devenir gentleman, le temprament pour devenir bohmien, la grce et la souplesse pour devenir les deux.

    Comme il ne trouvait dans sa ralit aucun mode de vie sa mesure, lAllemand a cherch dans sa posie des incarnations idales de lessence allemande : et il a trouv le jeune Siegfried10 en tant quidal physico-psychique, le vieux Faust11 en tant quidal spirituel.

    Ces deux idaux taient romantico-inactuels : par la distorsion de la ralit, lidal-Siegfried romantique [17] sest rigidifi en officier prussien, en lieutenant lidal-Faust en rudit allemand, en professeur.

    Aux idaux organiques se sont substitus des idaux mcaniss : lofficier reprsente la mcanisation du psychisme : le Siegfried rigidifi ; le professeur la mcanisation de lesprit : le Faust rigidifi.

    Daucune autre classe lAllemagne de Wilhelm12 na t plus fire que de ses officiers et de ses professeurs. En eux elle voyait lapoge de la

    10 [NdT] Le prnom Siegfried se compose de Sieg, la victoire et Fried(e) la paix. Soit littralement : la paix de la victoire. Cf. les mythologies nordiques, telles que mises en opra par Wagner dans Der Ring des Nibelungen (1849-1876). Fritz Lang a aussi propos une relecture du mythe en 1924 (quatre ans aprs la rdaction de cet essai) avec le film Nibelungen. 11 [NdT] Cf. luvre de J. W. Goethe, Faust I (1808) et Faust II (1832). 12 [NdT] En franais : Guillaume. Nom de deux rois et empereurs prussiens et allemands, Guillaume I et Guillaume II. L Allemagne de Wilhelm fait rfrence au rgne de Guillaume II (Wilhelm II), de 1888 1918.

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  • nation, tout comme lAngleterre le voyait dans ses leaders politiques, et les peuples latins dans leurs artistes.

    Si le peuple allemand veut accder un dveloppement plus grand, il doit revoir ses idaux : sa force dagir doit pulvriser son unilatralit toute militaire pour slargir la diversit politico-humaine ; son esprit doit pulvriser son troitesse hrite des sciences pure et slargir la synthse du penseur-pote.

    Le XIXe sicle a offert au peuple allemand deux hommes du plus grand style, qui ont incarn ces exigences de la plus haute germanit : Bismarck, le hros de laction ; Goethe, le hros de lesprit.

    Bismarck renouvelle, approfondit et ranime lidal de Siegfried devenu kitsch Goethe renouvelle, approfondit et ranime lidal de Faust devenu poussireux.

    Bismarck avait les qualits de lofficier allemand sans ses dfauts ; Goethe avait les qualits de lrudit allemand sans ses dfauts. En Bismarck, la supriorit de lhomme dtat surpasse les limitations de lofficier ; en Goethe, la supriorit du penseur-pote surpasse les limitations de lrudit : et en les deux, [18] lidal personnel organique surpasse le mcanique, lhumain surpasse la marionnette.

    Bismarck a plus fait pour le dveloppement de la germanit travers sa personnalit modle qu travers la fondation de lempire ; Goethe a plus enrichi le peuple allemand travers son Dasein olympien qu travers son Faust : car Faust est, linstar de Goetz, Werther, Meister et Tasso, seulement un fragment de lhumanit de Goethe.

    LAllemagne devrait bien se garder de kitschiser [verkitschen : rendre kitsch, sentimentaliser] et de rabaisser ses deux modles vivants : en faisant de Bismarck un adjudant et de Goethe un instituteur.

    la suite de ces deux sommets de lhumanit allemande, lAllemagne pourrait grandir et gurir ; elle peut apprendre deux la grandeur active et contemplative, la force dagir et la sagesse. En effet Bismarck et Goethe sont les deux foyers autour desquels pourrait se former un nouveau style de vie allemand, qui serait de mme essence [ebenbrtig : quivalent, de mme naissance] que les autres idaux occidentaux. [19]

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  • 4. CONSANGUINIT CROISEMENT Lhumain rustique est majoritairement un produit de la consanguinit

    [Inzucht], lhumain urbain un mtissage [Mischling : mtis (pour les humains), btard (pour les animaux)].

    Les parents et les grands-parents du paysan viennent habituellement des mmes rgions faiblement peuples ; ceux du noble viennent de la haute socit, tout aussi faiblement peuple. Dans les deux cas, les anctres sont parents de sang, et donc en gnral semblables les uns aux autres, physiquement, psychiquement et spirituellement. De cela sensuit quils transmettent leurs enfants et leurs descendants, en des degrs divers, ce quils ont de commun : leurs traits, leurs tendances de volont, leurs passions, leurs prjugs, leurs inhibitions. Les traits essentiels qui rsultent de cette consanguinit sont : la fidlit, la pit, le sens de la famille, lesprit de caste, la constance, lobstination [Starrsinn : le sens de la rigidit], lnergie, la limitation ; la puissance des prjugs, le manque dobjectivit, ltroitesse dhorizon. Ici, une gnration nest pas une variation de la prcdente, elle en est simplement la rptition : au dveloppement se substitue le maintien.

    Dans la grande ville se rencontrent les peuples, les races, les positions sociales. En rgle gnrale, lhumain urbain est un mtissage des lments sociaux et nationaux les plus diffrents. En lui, se perptuent13 [aufheben : se suppriment-conservent, se dialectisent] les singularits [20], les jugements, les inhibitions, les tendances de volont et les visions du monde contradictoires de ses parents et de ses grands-parents, ou du moins saffaiblissent-elles [abheben] entre elles. Par consquent, les mtis allient souvent labsence de caractre, labsence dinhibitions, la faiblesse de la volont, linconstance, limpit et linfidlit avec lobjectivit, la polyvalence, la vivacit spirituelle, labsence [Freiheit : la libert] de prjugs

    13 [NdT] Cf. Hegel et le concept dAufhebung (parfois traduit par le supprimer-conserver ).

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  • et louverture dhorizon. Les mtis se diffrencient constamment de leurs parents et de leurs grands-parents ; chaque gnration est une variation de la prcdente, aussi bien dans le sens de lvolution que de la dgnration.

    Lhumain consanguin est un humain une seule me le mtis est un humain plusieurs mes. Dans chaque individu survivent ses aeux en tant qulments de son me : sils se ressemblent entre eux, alors elle est unitaire, uniforme ; sils divergent, alors cet humain est multiple, compliqu, diffrenci.

    La grandeur dun esprit rside dans son extensivit [Extensitt : extensit, grandeur, porte], cest--dire dans sa capacit tout saisir et tout comprendre ; la grandeur dun caractre rside dans son intensit, cest--dire dans sa capacit vouloir fermement, de faon concentre, et avec constance. La sagesse et la force dagir sont donc, en un certain sens, en contradiction.

    Plus sont prononcs la capacit et le penchant dun humain considrer quil est plus sage de voir les choses selon tous leurs cts, et pouvoir se placer de tous les points de vue sans prjugs plus saffaiblit, en gnral, son instinct volontaire dagir dans une direction dtermine sans y penser : car chaque motivation sopposent des contre-motivations, chaque croyance [Glauben : foi] soppose le scepticisme, chaque action soppose laperu de son insignifiance cosmique.

    Seul un humain limit et unilatral peut tre capable dagir14 [tatkrftig]. Il ny a pas quune limitation inconsciente [21] et nave : il y a aussi une limitation consciente et hroque. Ltre hroquement limit et ce type appartiennent tous les vritables grands humains daction fait de faon temporaire volontairement abstraction de tous les aspects de son essence [Wesen : existence, tance], lexception dun seul, celui qui dtermine son action. Il peut tre objectif, critique, sceptique, suprieur [berleben :

    14 [NdT] On peut penser ici la Phnomnologie de lesprit de Hegel et linterprtation qui y est propose de laffrontement thorique entre loi humaine et loi divine, travers leurs incarnations tragiques et sophoclennes dans les personnages de Cron et dAntigone. Aprs le passage lacte, cet affrontement se mue en une prise de conscience collatrale du dsastre engendr par la prcdente inconscience des dterminits propres chaque point de vue. Chez Hegel, cette incapacit (inconscience) thorique pralable est ce qui engendre (permet) le passage lacte de la conscience thique [sittliche Bewutsein] ; et le passage lacte, en tant que moment critique, peut tout aussi bien engendrer (permettre) la prise de conscience (fconde) de lunit, que lanantissement (catastrophique) des deux parties.

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  • rflchi, distanci] avant ou aprs son acte : pendant son acte, il est subjectif, croyant, unilatral, injuste.

    La sagesse inhibe laction laction renie la sagesse. La plus forte des volonts est sans effet, lorsquelle est sans direction ; une volont fragile a les effets les plus forts, lorsquelle est unilatrale.

    Il ny a aucune vie de lacte sans injustice, sans erreur, sans culpabilit : qui seffraie de devoir porter cette infamie [Odium], celui-l reste dans le royaume des penses, de la contemplation et de la passivit15. Les humains sincres [Wahrhafte : honntes] sont toujours silencieux : car chaque affirmation est, en un certain sens, mensonge ; Les humains au cur pur sont toujours inactifs : car chaque action est, en un certain sens, injustice. Il est cependant plus brave de parler, au risque de mentir ; dagir, au risque de commettre une injustice.

    La consanguinit renforce le caractre, affaiblit lesprit le croisement affaiblit le caractre, renforce lesprit. L o la consanguinit et le croisement se rencontrent sous des auspices favorables, ils crent le plus haut type dtres humains, alliant au caractre le plus fort lesprit le plus acr. L o sous des auspices dfavorables se rencontrent la consanguinit et le mlange, ils engendrent des types dgnrs au caractre faible, lesprit racorni.

    Lhumain du lointain futur sera un mtis. Les races et les castes daujourdhui seront victimes [22] du dpassement toujours plus grand de lespace, du temps et des prjugs. La race du futur, ngrodo-eurasienne, dapparence semblable celle de lgypte ancienne, remplacera la multiplicit des peuples par une multiplicit des personnalits. En effet daprs les lois de lhritage, avec la diversit des anctres grandit la diversit des descendants, et avec luniformit des anctres grandit leur uniformit. Dans les familles consanguines, un enfant ressemble lautre : car tous reprsentent le seul type familial commun. Dans les familles mtisses, les enfants se diffrencient davantage les uns des autres : chacun forme une nouvelle variation des lments divergents des parents et des grands-parents.

    La consanguinit engendre des types caractristiques le croisement engendre des personnalits originales.

    15 [NdT] Cf. la critique du concept de belle-me chez Hegel.

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  • Dans lEurope moderne le Russe, en tant que mtis slave, tatare et finnois, est le prcurseur des humains plantaires du futur ; et parce quil est celui qui, parmi tous les peuples europens, a le moins de race, il est lhumain aux mes multiples typique, avec une me large, riche, englobante. Son plus fort antipode est le Britannique insulaire, lhumain de haut pedigree lme unique, dont la force rside dans le caractre, la volont, lunilatralit, la typicit. LEurope moderne lui doit le type le plus ferm, le plus accompli [vollendetsten : parfait] : le gentleman. [23]

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  • 5. MENTALITS PAENNE ET CHRTIENNE Deux formes dme luttent pour la domination mondiale : le paganisme

    et le christianisme. Chacune de ces formes dme na des relations que trs superficielles avec les confessions qui portent ces noms. Si le point cl [Schwerpunkt : centre de gravit] est dplac du dogmatique vers lthique, du mythologique vers le psychologique, alors le bouddhisme se transforme en ultra-christianisme, tandis que lamricanisme apparat comme un paganisme moderne. LOrient est lmissaire principal de la mentalit chrtienne, lOccident celui de la mentalit paenne : les Chinois paens sont de meilleurs chrtiens que les Germains chrtiens .

    Au sommet de lchelle des valeurs thiques, le paganisme place la force dagir, le christianisme lamour. Lidal chrtien est le saint aimant, lidal paen le hros victorieux. Le christianisme veut mtamorphoser lhomo ferus en homo domesticus, lhumain prdateur en humain domestique tandis que le paganisme veut recrer lhumain en surhumain. Le christianisme veut apprivoiser les tigres en chats le paganisme veut lever les chats aux tigres.

    Le principal porte-parole du christianisme moderne fut Tolsto [24] ; le principal porte-parole du paganisme moderne Nietzsche.

    La religion germanique des Eddas tait du pur paganisme. Elle a survcu sous le masque chrtien : au Moyen ge en tant que vision du monde chevaleresque, dans les temps modernes en tant que vision du monde imprialiste et militariste. Lofficier, le junker, le colonisateur, le capitaine dindustrie sont les reprsentants principaux [fhrenden Reprsentanten] du paganisme moderne. La force dagir, la bravoure, la grandeur, la libert, la puissance, la gloire et lhonneur : ce sont les idaux du paganisme ; tandis que lamour, la clmence, lhumilit, la compassion et labngation [Selbstverleugnung] sont des idaux chrtiens.

    Lantithse paganisme-christianisme ne concide ni avec lantithse : humain rustique-humain urbain, ni avec lantithse : consanguin-mtis.

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  • Mais la barbarie rustique et la consanguinit favorisent sans aucun doute le dveloppement de la mentalit paenne, la civilisation urbaine et le mlange le dveloppement de la mentalit chrtienne.

    Lindividualisme paen gnralis nest possible que dans des contres faiblement peuples, l o le solitaire peut saffirmer et spanouir [sich entfalten : se dployer] sa convenance, sans pour autant se retrouver en opposition avec ses congnres. Dans les rgions surpeuples, l o les humains se pressent les uns contre les autres, le principe socialiste du soutien mutuel doit complter le principe individualiste du combat pour le Dasein [Daseinkampf : combat pour lexistence], et en partie mme, le refouler.

    Le christianisme et le socialisme sont des produits internationaux de la grande ville. Le christianisme a pris naissance, en tant que religion mondiale, dans la mtropole [Weltstadt : ville-monde] sans race de Rome ; le socialisme dans les villes industrielles occidentales aux nationalits mlanges. Ces deux manifestations de la mentalit chrtienne sont construites sur linternationalisme. La rsistance contre le christianisme a man de la population rurale [25] (pagani), tout comme aujourdhui cest encore le peuple de la campagne qui oppose la plus forte rsistance la ralisation du mode de vie socialiste.

    Les rgions nordiques faiblement peuples ont toujours t des centres du vouloir [Wollens] paen, et les rgions densment peuples du Sud des incubateurs du sentir [Fhlens] chrtien. La question actuelle de la contradiction entre les modes de spiritualit [Seelenlebens] de lEst et de lOuest ne permet gnralement pas dy comprendre quoi que ce soit, comparativement cette contradiction entre les humains du Sud et du Nord. Le Japonais, en tant quil a la culture orientale la plus nordique, se rapproche de multiples gards de lOccidental ; tandis que la mentalit des Italiens du Sud et des Sud-Amricains est orientale. En termes dtats dme, le degr de latitude semble plus dcisif que le degr de longitude.

    Il ny a pas que la position gographique : le dveloppement historique agit aussi de faon dcisive sur la forme dme dun peuple. Les peuples chinois et juif ont une sensibilit plus chrtienne que le peuple germanique, car leur pass culturel est plus ancien. Le Germain est temporellement plus proche du sauvage que le Chinois ou le Juif ; ces deux anciens peuples culturels ont pu smanciper de faon plus approfondie de

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  • la conception naturelle paenne car ils ont eu au moins trois millnaires de plus pour ce faire. Le paganisme est un symptme de la jeunesse culturelle le christianisme un symptme de la vieillesse culturelle.

    Trois peuples : les Grecs, les Romains et les Juifs, ont chacun leur manire conquis le monde culturel antique. Dabord le peuple philosophico-esthtique des Grecs : dans lhellnisme ; ensuite le peuple politico-pratique des Romains, dans lImperium Romanum ; enfin le peuple thico-religieux des Juifs, dans le christianisme. [26]

    Le christianisme, prpar thiquement par les Essniens juifs (Jean-Baptiste) et spirituellement par les Alexandriniens juifs (Philon dAlexandrie), a t un judasme rgnr. Dans la mesure o lEurope est chrtienne, elle est juive (au sens thico-spirituel) ; dans la mesure o lEurope est morale, elle est juive. La quasi-totalit de lthique europenne senracine dans le judasme. Tous les prcurseurs dune morale chrtienne religieuse ou non, de Saint Augustin Rousseau, Kant et Tolsto, taient des Juifs par choix, au sens spirituel ; Nietzsche est le seul thicien europen non juif et paen.

    Les reprsentants [Vertreter] les plus prominents et convaincants des ides chrtiennes, qui dans leur renaissance se nomment pacifisme et socialisme, sont des Juifs.

    lEst le peuple chinois est le peuple thique par excellence [par excellence] (contrairement au Japonais esthtico-hroque et lIndien religio-spculatif) lOuest cest le peuple juif. Dieu tait le chef dtat des Juifs anciens, leurs lois morales [Sittengesetz] taient leur code civil, un pch tait un crime.

    Le judasme est rest fidle au fil des millnaires lide thocratique dune identification du politique avec lthique : le christianisme et le socialisme sont tous deux des tentatives dtablir un royaume divin. Il y a deux millnaires, les premiers chrtiens ntaient pas des Pharisiens et des Sadducens, des hritiers et des renouvelleurs de la tradition mosaque ; aujourdhui ce ne sont ni les sionistes, ni les chrtiens, mais les leaders juifs du socialisme : car eux aussi veulent, avec la plus grande abngation, effacer [tilgen] le pch originel du capitalisme, dlivrer [erlsen] les humains de linjustice, de la violence [Gewalt : pouvoir, force] et de lesclavage, et transformer le monde absout en un paradis terrestre. [27]

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  • Lthique est primordiale en tout pour ces prophtes juifs du prsent qui prparent une nouvelle poque du monde : en politique, en religion, en philosophie, en art. De Mose Weininger16, lthique a t le problme principal de la philosophie juive. Dans cette profonde attitude [Grundeinstellung] thique face au monde se trouve une racine de la grandeur unique du peuple juif mais sy trouve en mme temps le danger que les Juifs, perdant leur croyance [Glauben : foi] en lthique, plongent dans un gosme cynique : tandis que les humains dune autre mentalit conservent les restes, mme aprs la perte de leur attitude [Einstellung] thiques, de plthore de valeurs et de prjugs chevaleresques (homme dhonneur, gentleman, cavalier, etc.), qui les protgent de la chute dans le chaos des valeurs.

    Ce qui spare principalement les Juifs des citadins moyens est le fait quils soient des humains consanguins. La force de caractre allie lacuit spirituelle prdestine le Juif devenir, travers ses exemples les plus minents, un leader de lhumanit urbaine, un faux ou vritable aristocrate de lesprit, un protagoniste du capitalisme comme de la rvolution. [28]

    16 [NdT] Otto Weininger (1880-1903).

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  • DEUXIME PARTIE : CRISE DE LA NOBLESSE

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  • 6. LA DOMINATION DE LESPRIT AU LIEU DE LA DOMINATION DE LPE

    Notre ge dmocratique est un pitoyable interlude entre deux grandes

    poques aristocratiques : laristocratie fodale dpe et laristocratie sociale de lesprit. Laristocratie fodale est en dclin, laristocratie de lesprit en devenir. Le temps intermdiaire se nomme dmocratique, mais est en vrit domin par la pseudo-aristocratie de largent.

    Au Moyen ge, en Europe le chevalier rustique rgnait sur le bourgeois urbain, la mentalit paenne sur la mentalit chrtienne, la noblesse de sang sur la noblesse crbrale. La supriorit du chevalier sur le bourgeois reposait sur la force du corps et du caractre [Charakterstrke], sur la robustesse [Kraft] et sur le courage.

    Deux inventions [Erfindungen : trouves-en-cherchant] ont vaincu le Moyen ge et ouvert les temps modernes : linvention de la poudre a signifi la fin de la domination du chevalier, linvention de limprimerie le dbut de la domination de lesprit. La force du corps et le courage ont perdu, travers lintroduction de larme feu, leur signification dcisive [ausschlaggebende] dans le combat pour le Dasein [Daseinkampf : combat pour lexistence] : lesprit est devenu, dans la lutte pour la puissance et la libert, larme dcisive [entscheidenden]. [31]

    Limprimerie a donn lesprit un instrument de pouvoir [Machtmittel] dune porte sans limite, elle a transform lhumanit qui crit en point de mire de lhumanit qui lit et a ainsi promu lcrivain au rang de leader spirituel des masses. Gutenberg a donn aux plumes la puissance que Schwarz17 avait retire aux pes. Avec laide de lencre dimprimerie, Luther a conquis un royaume plus grand que ne lont fait tous les empereurs allemands.

    17 [NdT] Berthold Schwarz (1318-1384), chimiste allemand ayant notamment travaill sur la poudre noire.

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  • Dans les poques de despotisme clair, les souverains et les hommes dtat obissaient aux ides qui manaient des penseurs. Les crivains de ce temps-l formaient une aristocratie spirituelle en Europe. La victoire de labsolutisme sur le fodalisme a signifi la premire victoire de la ville sur la campagne et, en mme temps, la premire tape dans la srie des victoires de la noblesse de lesprit, et dans la chute de la noblesse dpe. la mdivale dictature de la campagne sur la ville sest substitue la moderne dictature de la ville sur la campagne.

    Avec la Rvolution franaise, qui sest spare des privilges de la noblesse de sang, a commenc la deuxime poque de lmancipation de lesprit. La dmocratie repose sur le prsuppos optimiste quune noblesse spirituelle pourrait tre reconnue et lue par la majorit populaire.

    Actuellement, nous nous situons sur le seuil de la troisime poque des temps modernes : celle du socialisme. Lui aussi sappuie sur la classe urbaine des travailleurs industriels, mene par laristocratie urbaine rvolutionnaire des crivains.

    Linfluence de la noblesse de sang sombre, linfluence de la noblesse desprit crot.

    Ce dveloppement, et donc le chaos de la politique moderne, ne prendra fin que si une aristocratie spirituelle [32] sapproprie les instruments de pouvoir [Machtmittel] de la socit : poudre, or, encre dimprimerie, et les utilise pour le bien de la communaut.

    Le bolchevisme russe reprsente une tape dcisive vers ce but. Un petit groupe daristocrates de lesprit communistes y rgit le pays, rompant sciemment avec le dmocratisme ploutocrate qui domine aujourdhui le reste du monde.

    Le combat entre le capitalisme et le communisme pour lhritage de la noblesse de sang vaincue, est la guerre fratricide de la noblesse crbrale victorieuse, un combat entre lesprit individualiste et lesprit socialiste, entre lesprit goste et lesprit altruiste, entre lesprit paen et lesprit chrtiens. Ltat-major de ces deux partis se recrute dans la race des leaders spirituels europens : dans le judasme.

    Le capitalisme et le communisme sont tous deux rationnels, tous deux mcanicistes, tous deux abstraits, tous deux urbains.

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  • La noblesse dpe a dfinitivement fini de jouer. Leffectivit de lesprit, la puissance de lesprit, la croyance en lesprit, lespoir en lesprit grandissent, et avec eux une nouvelle noblesse. [33]

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  • 7. CRPUSCULE DE LA NOBLESSE

    Au fil des temps modernes, la noblesse de sang a t empoisonne par latmosphre de cour, et la noblesse desprit par le capitalisme.

    Depuis la fin de lpoque de la chevalerie, la haute noblesse de lEurope continentale se trouve, quelques rares exceptions prs, dans un tat de dcadence progressive. travers son urbanisation, elle a perdu ses avantages physiques et spirituels.

    Aux temps du fodalisme, la noblesse de sang tait appele protger son territoire [Land : terre, pays] contre les attaques [Angriffe] des ennemis et contre les attaques [bergriffe] du souverain. Lhomme noble tait libre et confiant vis--vis de ses subordonns, de ses gaux et de ses suprieurs ; roi sur ses terres, il pouvait librement panouir sa personnalit selon les principes de la chevalerie.

    Labsolutisme a chang cette situation : la noblesse dopposition, qui sappuyait librement, firement et bravement sur son droit historique, a t autant que possible radique : le reste t envoy la cour, et l, rduit une tincelante servitude. Cette noblesse de cour tait non libre, dpendante des humeurs du souverain et de sa camarilla ; elle a donc d perdre ses meilleures [34] qualits : le caractre, le besoin de libert, la fiert, le leadership. Pour briser le caractre, et donc la force de rsistance, de la noblesse franaise, Louis XIV la attire [lockte : appte] Versailles ; laccomplissement de son uvre a t rserv la grande Rvolution : la noblesse qui avait dj brad et perdu ses avantages, elle a retir ses derniers privilges.

    Ce nest que dans ces pays dEurope o la noblesse est reste fidle sa mission chevaleresque, o elle est reste le leader et lavant-gardiste [Vorkmpfer : prcurseur, combattant de premire ligne] de lopposition nationale contre le despotisme monarchique et la domination trangre, quun type de leader noble sest maintenu : en Angleterre, en Hongrie, en Pologne, en Italie.

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  • Depuis la transformation de la culture europenne, de rustico-chevaleresque urbano-bourgeoise, la noblesse de sang est reste, dun point de vue culturello-spirituel, en retrait derrire la bourgeoise. La guerre, la politique et la gestion de ses biens lont tellement accapare que ses capacits et ses intrts spirituels ont largement dclin.

    Ces causes historiques du crpuscule de la noblesse pendant les temps modernes ont encore t renforces par des causes physiologiques. la place du service de guerre dur et mdival, les temps modernes ont gnralement apport la noblesse une bonne vie [Wohlleben] et sans travail ; de la position la plus menace, la noblesse est progressivement devenue, grce sa richesse dhritage, la position la plus scurise ; ce quoi sest encore ajoute linfluence dgnrative dune consanguinit exagre, laquelle le noble anglais a chapp grce des mlanges frquents avec du sang bourgeois. travers leffet combin de ces circonstances, le type physique, psychique et spirituel du noble dautrefois a dclin.

    La noblesse crbrale na pas pu prendre le relais de la noblesse de sang car elle aussi se trouvait dans une crise, dans un tat de dclin. [35] La dmocratie est ne de cette situation embarrasse : non parce que les gens ne voulaient pas de noblesse, mais parce quils ne trouvaient pas de noblesse. Ds quune nouvelle et vritable noblesse se sera constitue, la dmocratie disparatra delle-mme. Cest parce lAngleterre possde [besitzt] une vritable noblesse quelle est reste, en dpit de sa constitution dmocratique, aristocratique.

    La noblesse crbrale acadmique allemande, qui tait il y a un sicle la leader de lopposition contre labsolutisme et le fodalisme, lavant-gardiste des ides modernes et librales, a aujourdhui sombr au rang de pilier principal du ractionnisme, dadversaire principal de linnovation spirituelle et politique. Cette pseudo-noblesse desprit allemande a t lavocate du militarisme pendant la guerre, le dfenseur du capitalisme pendant la rvolution. Ses leitmotivs [Leitworte] : nationalisme, militarisme, antismitisme, alcoolisme, sont en mme temps les mots dordre du combat contre lesprit. Sa mission riche en responsabilits : prendre le relais de la noblesse fodale et prparer la noblesse desprit, lintelligentsia acadmique la ignore, renie et trahie.

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  • Lintelligentsia journalistique [publizistische] a aussi trahi sa mission de leader. Elle qui tait appele devenir la leader et la professeure spirituelle des masses, appele complter et amliorer ce quun systme scolaire rtrograde a rat et bris elle sest rabaisse dans sa monstrueuse majorit en esclave du capital, en illustration biaise [Verbilderin] des gots politiques et artistiques. Son caractre sest bris sous le poids de la contrainte davoir soutenir et dfendre, en lieu et place de ses propres convictions, celles dautrui son esprit sest affadi via la surproduction laquelle sa profession la contraint.

    linstar du rhteur de lantiquit, le journaliste [36] des temps modernes se tient au centre de la machine dtat : il met en mouvement les lecteurs, les lecteurs les dputs, les dputs les ministres. Au journaliste choit donc la plus haute responsabilit pour tous les vnements politiques : et lui justement, en tant que reprsentant typique de labsence de caractre urbaine, il se sent gnralement libre de toutes ses obligations et responsabilits.

    Lcole et la presse sont les deux points partir desquels le monde pourrait tre [liee], sans sang ni violence [Gewalt], renouvel et ennobli. Lcole nourrit ou empoisonne lme de lenfant ; la presse nourrit ou empoisonne lme de ladulte. Lcole et la presse sont aujourdhui toutes deux aux mains dune intelligentsia dnue desprit : la remettre aux mains de lesprit serait la plus haute tche de toute politique idale, de toute rvolution idale.

    Les dynasties europennes de dominants ont dclin travers la consanguinit ; les dynasties ploutocrates travers la bonne vie. La noblesse de sang sest dlabre parce quelle est devenue la servante de la monarchie ; la noblesse desprit sest dlabre parce quelle est devenue la servante du capital.

    Ces deux aristocraties avaient oubli quavec chaque avantage, quavec chaque distinction et chaque situation exceptionnelle, une responsabilit est associe. Elles ont dsappris la devise de tous les vrais nobles : Noblesse oblige ! [Noblesse oblige!] Elles ont voulu savourer les fruits de leur position avantageuse, sans en supporter les devoirs ; se sont senties matresses [Herren] et suprieures, et non leaders et modles pour leurs congnres [Mitmenschen]. Au lieu de montrer au peuple les nouveaux buts, au lieu de

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  • frayer pour le peuple de nouveaux chemins, elles se sont laiss manipuler par les dominants et les capitalistes, comme des outils au service de leurs intrts : pour une bonne vie, des positions honorifiques et de largent, elles ont vendu leur me, leur sang et leur cerveau. [37]

    Les anciennes noblesses de sang et crbrale ont perdu le droit dtre encore considres en tant quaristocraties ; car il leur manque les signes de toute vritable noblesse : le caractre, la libert, la responsabilit. Les liens qui les unissaient leur peuple, elles les ont rompus : travers larrogance catgorielle [Standsdnkel] dun ct, et larrogance culturelle [Bildungsdnkel] de lautre.

    Cela va dans le sens de la Nmsis historique que le grand dluge, prenant sa source en Russie, nettoie par des chemins sanglants ou non le monde des usurpateurs qui veulent revendiquer leur position avantageuse, alors quils en ont depuis longtemps perdu les prsupposs dautrefois. [38]

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  • 8. PLOUTOCRATIE

    De par ltat grave dans lequel se trouvaient les noblesses de sang et desprit, il ntait pas tonnant quune troisime classe humaine sapproprie provisoirement le pouvoir [Macht] : la ploutocratie.

    La forme constitutionnelle qui a pris le relais du fodalisme et de labsolutisme a t dmocratique ; sa forme de domination : ploutocratique. Aujourdhui la dmocratie est une faade de la ploutocratie : comme les peuples ne tolreraient pas la ploutocratie nue, il leur est laiss le pouvoir [Macht] nominal, tandis que le pouvoir effectif repose dans les mains des ploutocrates. Dans les dmocraties rpublicaines comme monarchiques, les hommes dtat sont des marionnettes, les capitalistes des tireurs de ficelles : ils dictent [diktieren] les lignes directrices de la politique, ils dominent les lecteurs par le biais de lachat de lopinion publique18, les ministres par le biais des relations commerciales et socitales [gesellschaftliche].

    la structure socitale fodale sest substitue la structure socitale ploutocrate : ce nest plus la naissance qui dtermine la position sociale [soziale], mais le revenu. La ploutocratie daujourdhui est plus puissante que laristocratie dhier : car rien ne se situe au-dessus delle sinon ltat qui est son outil et son complice.

    Lorsquil y avait encore une vraie noblesse de sang, le systme de [39] laristocratie de naissance tait plus juste que ne lest aujourdhui celui de

    18 [NdT] En 1923 parat le livre dEdward L. Bernays, neveu de Sigmund Freud, Crystallizing Public Opinion ( Cristalliser lopinion publique , rdig en anglais). Dans cet ouvrage, Bernays se prsente comme tant le premier conseiller en relations publiques : il y prsente les stratgies communicationnelles mettre en oeuvre pour influencer lopinion publique. Le contexte (dbut du XXe sicle) est celui dune sociologie et dune psychologie (disciplines jeunes) accordant beaucoup dimportance aux foules, aux comportements de masses autant de domaines de recherches accompagnant lessor des mdias industrialiss (la presse et le cinmatographe notamment). Si lopinion publique demeure aujourdhui encore une notion commune, elle a nanmoins t critique pour ses aspects lacunaires et biaiss, notamment par le sociologue Pierre Bourdieu (cf. son article de 1972, Lopinion publique nexiste pas ).

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  • laristocratie de largent : car lpoque la classe dominante avait un sentiment de responsabilit, une culture, une tradition tandis que la classe qui domine aujourdhui est dnue de tout sentiment de responsabilit, de toute culture et de toute tradition. Les quelques rares exceptions ne changent rien ce fait.

    Tandis que la vision du monde du fodalisme tait hroco-religieuse, la socit ploutocrate actuelle ne connat pas de plus hautes valeurs que largent et la bonne vie : la valeur [Geltung : validit] dun humain est indexe sur ce quil a, et non sur ce quil est.

    Nanmoins, les leaders de la ploutocratie forment en un certain sens une aristocratie, une slection : car pour laccumulation dune plus grande fortune, toute une srie de singularits minentes est ncessaire : la force dagir, la prudence, lintelligence, la pondration, la prsence desprit, linitiative, la tmrit et la gnrosit. Grce ces avantages, les grands entrepreneurs ayant russi se lgitiment en tant que natures conqurantes modernes, qui leurs forces de volont et desprit suprieures apportent la victoire sur la masse des concurrents de valeur moindre [minderwertiger].

    Cette supriorit des ploutocrates nest cependant valable qu lintrieur dune classe humaine acquise elle disparat aussitt, lorsque ces minents gagneurs dargent sont compars aux minents reprsentants [Vertretern] des professions idales. Ainsi, sil est juste quun industriel ou un commerant efficient slve matriellement et socialement plus haut quun collgue inefficient il est cependant injuste que sa puissance et sa valeur socitales soient plus hautes que celles dun artiste, dun rudit, dun politicien, dun crivain, dun professeur, dun juge, dun mdecin, qui dans sa profession est tout autant capable que lui, et dont les capacits servent cependant des buts plus idaux [40] et plus sociaux : injuste donc que le prsent systme socital donne la mentalit gosto-matrialiste la primaut sur une mentalit altruisto-idale.

    Dans cette prfrence de lefficience goste sur lefficience altruiste, de lefficience matrialiste sur lefficience idaliste, rside le mal fondamental de la structure socitale capitaliste ; alors que les vrais aristocrates de lesprit et du cur : les sages et les bons, vivent dans la pauvret et limpuissance, les gostes humains de pouvoir [Gewaltmenschen : humains de

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  • violence] usurpent la position de leader laquelle ceux-l taient appels [berufen].

    Ainsi la ploutocratie est, dun point de vue nergtique et intellectuel, une aristocratie et dun point de vue thique et spirituel, une pseudo-aristocratie ; lintrieur de la classe humaine acquise, elle est une aristocratie compare aux professions [Berufen : vocations] idales, une pseudo-aristocratie.

    linstar des aristocraties de sang et desprit, celle de largent se trouve aussi actuellement en priode de dclin. Les fils et les petits-enfants de ces grands entrepreneurs, dont la volont, forge travers la misre et le travail, les avait hisss du rien jusqu la puissance, demeurent quant eux gnralement assoupis dans la bonne vie et linaction. Rarement seulement lefficience paternelle se transmet, ou se sublime en crations plus spirituelles et plus idalistes. Les lignes de ploutocrates manquent de cette tradition et de cette vision du monde, de cet esprit rustique et conservateur qui avait autrefois pendant des sicles protg les lignes de la noblesse contre la dgnrescence. De faibles pigones reprennent lhritage de pouvoir [Machterbe] de leur pre, sans le don pour la volont et lentendement, grce auquel il avait t accumul. Le pouvoir [Macht] et lefficience entrent alors en contradiction : et minent ainsi la lgitimit intrieure du capitalisme.

    Le dveloppement historique a prcipit ce dclin [41] naturel. Propulse par la conjoncture de guerre, une nouvelle ploutocratie de petits trafiquants [Schieber] a commenc dissoudre et repousser lancienne ploutocratie des entrepreneurs. Tandis quavec lenrichissement des entrepreneurs la prosprit du peuple crot, avec lenrichissement des petits trafiquants elle sombre. Les entrepreneurs sont les leaders de lconomie les petits trafiquants en sont les parasites : lentrepreneuriat est un capitalisme productif le trafic [Schiebertum] un capitalisme improductif.

    La conjoncture actuelle rend lacquisition dargent plus facile aux humains sans scrupules, sans inhibitions, et sans fiabilit. Pour les profits lis au trafic ou la spculation, la chance et labsence dgards sont plus ncessaires que des dons de volont et dentendement. La ploutocratie moderne des petits trafiquants reprsente ainsi davantage une kakistocratie de caractre quune aristocratie de lefficience. Avec le brouillage croissant

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  • des frontires entre lentrepreneuriat et le trafic, le capitalisme est compromis et dprci sur le forum de lesprit et dans lespace public.

    Aucune aristocratie ne peut saffirmer durablement sans autorit morale [moralische]. Ds que la classe dominante cesse dtre un symbole des valeurs thiques et esthtiques, sa chute devient invitable.

    La ploutocratie est, compare dautres aristocraties, pauvre en valeurs esthtiques. Elle remplit les fonctions politiques dune aristocratie, sans offrir les valeurs culturelles dune noblesse. Mais la richesse nest supportable que dans les habits de la beaut, elle nest justifie quen tant qumissaire dune culture esthtique. En attendant, la nouvelle ploutocratie senveloppe dune morne absence de got et dune [42] importune [aufdringliche : voyante] laideur : sa richesse en devient strile et repoussante.

    La ploutocratie europenne nglige au contraire de lamricaine sa mission thique aussi bien que sa mission esthtique : les bienfaiteurs sociaux de grand style sont aussi rares que les mcnes. Au lieu dapercevoir le but de leur Dasein dans le capitalisme social, dans le rassemblement et la mise en forme de la fortune parpille du peuple en uvres gnreuses de lhumanit [Humanitt] cratrice les ploutocrates se sentent, dans leur crasante majorit, lgitims btir, de faon irresponsable, leur bonne vie sur la misre des masses. Au lieu dtre des administrateurs bienveillants [treuhndler] de lhumanit, ils en sont les exploiteurs, au lieu dtre des leaders [Fhrer], ce sont des induiseurs en erreur [Irrefhrer].

    travers ce manque de culture esthtique et thique, la ploutocratie ne sattire pas seulement la haine, mais aussi le mpris de lopinion publique et de ses leaders spirituels : parce quelle na pas su sy prendre pour devenir noblesse, elle doit tomber.

    La rvolution russe signifie, pour lhistoire de la ploutocratie, le dbut de la fin. Mme si Lnine est vaincu, son ombre dominera autant le XXe sicle que la Rvolution franaise a dtermin le dveloppement du XIXe, en dpit de son effondrement : jamais en Europe continentale le fodalisme et labsolutisme nauraient volontairement abdiqu sinon de peur devant une rptition de la terreur jacobine, devant la fin de la noblesse et du roi franais. Lpe de Damocls de la terreur bolchevique russira plus vite attendrir le cur des ploutocrates et rendre les

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  • exigences sociales accessibles, quen deux millnaires lvangile du Christ. [43]

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  • 9. NOBLESSE DE SANG ET NOBLESSE DU FUTUR

    La noblesse repose sur la beaut du corps, de lme, et de lesprit ; la beaut repose sur lharmonie accomplie [vollendeter : parfaite] et la vitalit augmente : quiconque surpasse son environnement en ces domaines, est aristocrate.

    Lancien type aristocratique est en voie dextinction ; le nouveau nest pas encore constitu. Notre temps intermdiaire est pauvre en grandes personnalits : en beaux humains ; en nobles humains ; en sages humains. Pendant ce temps, des pigones de la noblesse en naufrage usurpent les formes mortes de laristocratie passe et les remplissent avec le contenu de leur misrable bourgeoisie [Brgerlichkeit : citadinit, civilit, citoyennet]. La vie pleine et dure de la noblesse du pass a t transmise des arrivistes : il leur manque pourtant ses formes, sa distinction, sa beaut.

    Lpoque na cependant pas se soucier de lide de noblesse, de lavenir dune noblesse. Si lhumanit veut avancer, elle a besoin de leaders, de professeurs, de guides [Wegweiser] ; de ralisations de ce quelle veut devenir ; de prcurseurs de son lvation venir vers de plus hautes sphres. Sans noblesse, pas dvolution. Une politique dmocratique peut tre eudmoniste une politique volutionniste doit tre aristocratique. Pour [44] slever, pour avancer, des buts sont ncessaires ; pour atteindre des buts, des humains sont ncessaires, qui posent des buts, qui mnent aux buts : des aristocrates.

    Laristocrate en tant que leader est un concept politique ; le noble en tant que modle est un idal esthtique. La plus haute exigence requiert que laristocratie saccorde avec la noblesse, le leader avec le modle : que le leadership choit des humains accomplis [vollendeten : parfaits].

    De leuropenne humanit de quantit, qui ne croit quau chiffre, qu la masse, se distinguent deux races de qualit : la noblesse de sang et le judasme [Judentum : judit]. Spares lune de lautre, chacune demeure fixement rive sa croyance [Glauben : foi] en sa plus haute mission, en son

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  • meilleur sang, en une diffrence de rang humaine. Dans ces deux races avantages htrognes rside le noyau de la noblesse europenne du futur : dans la noblesse de sang fodale, si tant est quelle ne se laisse pas corrompre par la cour, dans la noblesse crbrale juive, si tant est quelle ne se laisse par corrompre par le capital. Comme garantie [Brgschaft] dun meilleur futur, il demeure un reste de noblesse rustique moralement [sittlich] haute, et un petit groupe combattant de lintelligentsia rvolutionnaire. Cest ici que grandit au rang de symbole, la communaut entre Lnine, lhomme de la petite noblesse rurale, et Trotski, le lettr juif : ici se rconcilie lopposition entre le caractre et lesprit, le junker et le lettr, les humains rustiques et les humains urbains, les paens et les chrtiens, en une synthse cratrice de laristocratie rvolutionnaire.

    Un pas de plus vers le spirituel suffirait pour mettre au service de la nouvelle libration humaine les meilleurs lments de la noblesse de sang, qui ont prserv la campagne leur sant physique et morale des influences dpravantes de lair de la cour. Les prdestinent en effet cette prise de position leur [45] courage traditionnel, leur mentalit antibourgeoise et anticapitaliste, leur sentiment de responsabilit, leur mpris des avantages matriels, leur entranement stocien de la volont [Willenstraining], leur intgrit, leur idalisme. Orientes dans des voies plus spirituelles et plus libres, les fortes nergies nobles, qui jusqu maintenant ont t des piliers du ractionnisme, pourraient se rgnrer en une nouvelle apoge et engendrer des natures de leader, qui allieraient linflexibilit de la volont avec la grandeur dme et le dsintressement [Selbstlosigkeit] ; et au lieu de servir, en reprsentants [Exponenten] de la bourgeoisie (qui intrieurement les rpugne), les intrts du capitalisme, ils pourraient marcher dun mme pas avec les reprsentants [Vertretern] de la noblesse desprit rajeunie, vers la libration et lennoblissement de lhumanit.

    La politique a t en Europe, travers les sicles, le privilge de la noblesse. La haute noblesse formait une caste politique internationale, leve dans le talent diplomatique. Depuis de nombreuses gnrations, la noblesse de sang europenne vit dans une atmosphre politique, dont la bourgeoisie [Brgertum] a t intentionnellement carte. Dans les latifundia, le noble apprenait lart de la gouvernance, de ladministration

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  • des humains dans les postes tatiques de dirigeant, lintrieur ou ltranger, lart de ladministration des peuples. La politique est un art, non une science ; son centre de gravit [Schwerpunkt] rside plus dans linstinct que dans lentendement, dans le subconscient que dans le conscient. Le don pour la politique se laisse veiller ou cultiver, jamais apprendre. Le gnie fait voler en clats toutes les rgles : en termes de talents politiques cependant, la noblesse est plus riche que la bourgeoisie [Brgertum]. En effet pour acqurir des connaissances, une seule vie suffit : pour duquer les instincts, cela ncessite laction conjointe de beaucoup de gnrations. Dans les sciences et les beaux-arts, la bourgeoisie surpasse en don la noblesse : en politique la relation est inverse. De l [46] sensuit que mme les dmocraties dEurope confient souvent leur politique extrieure des descendants de leur haute noblesse, car il est dans lintrt de ltat de rendre utile la communaut la masse successorale des dons politiques que la noblesse a accumule au fil des sicles.

    Les capacits politiques de la haute noblesse dcoulent principalement de ses forts mlanges de sang. En effet ce mlange national des races agrandit souvent son horizon et paralyse ainsi les consquences nfastes de la simultanit castes-consanguinit. La grande majorit des aristocrates de valeur moindre allie les inconvnients du mlange avec ceux de la consanguinit : le manque de caractre avec la pauvret en esprit ; tandis que dans les rares points culminants de la haute noblesse moderne, les avantages des deux se rencontrent : le caractre avec lesprit.

    Dun point de vue intellectuel il se creuse ce jour une violente diffrence de niveaux entre lextrme droite (la noblesse de sang conservatrice) et lextrme gauche (la noblesse desprit rvolutionnaire), tandis quen termes de caractres, ces apparentes extrmes se touchent. Tout ce qui relve de lintellect et du conscient rside cependant dans la partie haute tout ce qui relve du caractristique et de linconscient, dans la partie profonde de la personnalit. Les connaissances et les opinions sont plus faciles former et rformer que les singularits du caractre et les orientations de la volont.

    Lnine et Ludendorff sont antagonistes dans leurs idaux politiques : ils sont frres dans leur attitude de volont [Willenseinstellung]. Si Ludendorff avait grandi dans le milieu [Milieu] rvolutionnaire de la jeunesse

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  • estudiantine russe ; il aurait, comme Lnine, vcu dans sa jeunesse lexcution de son frre par un bourreau imprial : nous le verrions, vraisemblablement, la tte de la Russie rouge. Tandis que [47] si Lnine avait t lev dans une cole des cadets prussienne, il serait peut-tre devenu un sur-Ludendorff. Ce qui spare ces deux natures apparentes, cest leur niveau spirituel. La limitation de Lnine semble tre hroco-consciente, la limitation de Ludendorff navo-inconsciente. Lnine nest pas juste un leader il est aussi un spirituel [Geistiger : intellectuel] ; pour ainsi dire, un Ludendorff spiritualis.

    Le mme parallle peut tre dress entre deux autres reprsentants [Vertretern] des extrmes gauche et droite : Friedrich Adler et Graf Arco. Tous deux ont t meurtriers par idalisme, martyrs de leur conviction. Si Adler avait grandi dans le milieu militaristo-ractionnaire de la noblesse de sang allemande, et Arco dans le milieu socialisto-rvolutionnaire de la noblesse desprit autrichienne alors, vraisemblablement, la balle dArco aurait atteint le ministre-prsident Strgkh, la balle dAdler le ministre-prsident Eisner. En effet eux aussi sont frres, spars par la diffrence des prjugs inculqus, allis par le point commun du caractre hroco-dsintress. Ici aussi la diffrence se situe au niveau spirituel (Adler est lhumain desprit), et non au niveau de la puret [Reinheit : intransigeance] de la mentalit [Gesinnung : opinion]. Qui loue le caractre de lun, ne peut rabaisser celui de lautre comme cela se produit pourtant quotidiennement des deux cts.

    O il y a de la force de vie potentialise [potenzieren : potentialiser, donner de la puissance], il y a de lavenir. Lapoge19 [Blte : bourgeons, fleurs] de la paysannerie, le noble terrien, a (tant quil sest maintenu en bonne sant) rassembl et accumul une abondance de forces vitales au fil de sa symbiose millnaire avec la nature vivante et donneuse de vie. Si une ducation moderne russissait sublimer en spirituel une partie de cette nergie vitale augmente : alors la noblesse du pass pourrait peut-tre prendre une part dcisive la construction de la noblesse du futur. [48]

    19 [NdT] En allemand les termes Blut(e) [sang(s)] et Blte [le bourgeon, la fleur, la floraison et par extension mtaphorique, lapoge] ont une consonance proche, voire une tymologie commune (Bluot, ce qui coule). Si cette tymologie commune est prendre avec prudence, elle est nanmoins mentionne dans certains dictionnaires allemands de la fin du XIXe. Les rsonances smantiques dcoulant de cette proximit, diffrent des rsonances smantiques associes au terme sang, en franais.

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  • 10. JUDASME ET NOBLESSE DU FUTUR Les missaires principaux de la noblesse crbrale : du capitalisme, du

    journalisme, de la littrature, quelle soit corrompue ou intgre, sont des Juifs20. La supriorit de leur esprit les prdestine devenir lun des lments les plus importants de la noblesse du futur.

    En regardant dans lhistoire du peuple juif, on est clair quant son avance dans le combat pour le leadership de lhumanit. Il y a deux millnaires, le judasme tait une communaut religieuse, compose dindividus thiquement et religieusement prdisposs, provenant de toutes les nations du cercle culturel [Kulturkreis] antique, avec un foyer central hbraco-national situ en Palestine. cette poque dj, ce ntait pas la nation qui reprsentait ce quil y a de commun, ce qui runit et ce qui prime, mais plutt la religion. Au cours du premier millnaire de notre re, sont entrs dans cette communaut de croyance [Glaubensgemeinschaft : communaut de foi] des proslytes issus de tous les peuples, avec pour finir, le roi, la noblesse et le peuple des Khazars mongols, les seigneurs du sud de la Russie. Ce nest qu partir de l que la communaut religieuse juive sest referme en une communaut artificielle de peuples [49], et isole de tous les peuples restants21.

    travers dinnommables perscutions, lEurope chrtienne tente depuis un millnaire dradiquer le peuple juif. Le rsultat [Erfolg : russite] en a t que tous les Juifs faibles en volont, sans scrupule, opportunistes ou encore sceptiques, se sont laiss baptiser pour chapper aux supplices dune perscution sans fin. De lautre ct, sous ces conditions de vie trs difficiles sont morts tous les Juifs qui ntaient pas assez adroits,

    20 Ce qui suit est surtout valable pour lEurope centrale et lEurope de lEst. 21 Cf. Das Wesen des Antisemitismus, du Dr. Heinrich Graf Coudenhove-Kalergi (IIe dition, Paneuropa-Verlag, Vienne). [NdT] R. N. Coudenhove-Kalergi renvoie ici un ouvrage de son pre, Lessence de lantismitisme (1901).

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  • intelligents et inventifs pour soutenir ce combat pour le Dasein [Daseinkampf : combat pour lexistence], dans sa forme la plus rude.

    De toutes ces perscutions est ainsi finalement sortie une petite communaut, forge par un martyr pour une ide hroquement support, et purifie de tous ses lments faibles en volont et pauvres en esprit. Au lieu danantir le judasme [Judentum : judit], lEurope, contre sa volont, la ennobli travers ce processus de slection artificielle, et la lev au rang de futur leader de la nation. Il ny a donc rien dtonnant ce que ce peuple, rchapp du ghetto-cachot, se soit dvelopp en une noblesse desprit europenne. Une providence pleine de bont a donc, au moment o la noblesse fodale dclinait, offert lEurope travers lmancipation des Juifs, les grces dune nouvelle race de noblesse desprit.

    Le premier reprsentant [Reprsentant] typique de cette noblesse du futur en devenir fut le noble Juif rvolutionnaire Lassalle22, qui en lui runissait en grande proportion la beaut du corps avec le noble courage du caractre et lacuit desprit : aristocrate dans le sens le plus haut et vrai du terme, il tait un leader [Fhrer] n et un montreur de chemin [Wegweiser] pour son temps. [50]

    Ce nest pas : le judasme est la nouvelle noblesse, mais : le judasme est le giron duquel sort une nouvelle noblesse desprit europenne ; le noyau autour duquel se rassemble une nouvelle noblesse desprit. Une race de matres23 [Herrenrasse] spirituo-urbaine est en formation : des idalistes pleins desprit et alertes [feinnervig], justes et fidles leurs convictions, aussi braves que la noblesse fodale dans ses meilleurs jours, prennent

    22 [NdT] Ferdinand Lassalle (1825-1864). 23 [NdT] Herr signifie Seigneur lorsque lon voque Dieu, mais galement monsieur. Lune des adresses usuelles pour commencer un discours tant : Meine Damen und Herren , cest--dire Mesdames et Messieurs . Le terme franais de seigneur (lexpression Herrenrasse ayant t popularise et fige par le nazisme sous la traduction race des seigneurs) ne rend pas vraiment compte de la banalit du mot Herren, ni de sa connotation exclusivement masculine. Herr Dupont signifie Monsieur Dupont ; (sich) beherrschen signifie (se) dominer / (se) contrler ; Herrscher dsigne le dominant, le souverain (en allemand, tous les substantifs prennent une majuscule, sans distinction, et ce quelle que soit limportance de ce quils dsignent contrairement au franais, qui par lajout ou le retrait dune majuscule, modifie le sens ou la valeur dun substantif : lart / lArt ; ltat / ltat ; la rvolution / la Rvolution ; pierre / Pierre, etc.). Lexpression Herrenrasse, race des matres , peut donc aussi se traduire littralement par race des dominants , race des messieurs , race des sieurs . La forte composante virile et masculine disparat un peu lors de sa traduction franaise : cest alors le terme race qui concentre toute lattention des lecteurs, leur rappelant que le texte date du dbut du XXe sicle. Cependant, en allemand les deux racines composant le mot ( race et messieurs ) peuvent offrir matire rflexion.

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  • allgrement sur eux la mort et la perscution, la haine et le mpris, afin de rendre lhumanit plus morale [sittlicher], plus spirituelle, plus heureuse.

    Les hros et les martyrs juifs de la rvolution de lEurope de lEst et de lEurope centrale nont rien envier, en termes de courage, dendurance et didalisme, aux hros non juifs de la Guerre mondiale tandis quils les dpassent souvent en esprit. Lessence [Wesen : lexistence] de ces hommes et de ces femmes, qui cherchent dlivrer [erlsen] et rgnrer lhumanit, est une s