david vann repères la sélection...david vann, traduit de l’anglais (États-unis) par laura...

4
33 32 Le Magazine Littéraire 546 Août-septembre 2014 Août-septembre 2014 546 Le Magazine Littéraire Carrère / Salter / Mauvignier / Vann / Rosenthal / Quignard / Burnside / Blas de Roblès / Tesich / Garcin / JEAN-LUC BERTINI / PASCO & CO David Vann à Paris en janvier 2010. E n 1980, James Edwin Vann propose à son fils David, installé en Cali- fornie avec sa mère, de passer une année avec lui en Alaska. L’adolescent refuse. Quinze jours plus tard, le père se suicide d’une balle dans la tête. Ce traumatisme a rendu David Vann insomniaque pen- dant quinze ans et a donné matière à son premier texte, publié en 2008 par les Presses de l’université du Massachusetts, dans le volume Legend of a Sui- cide – qui comprenait par ailleurs d’autres nou- velles. Le succès est confidentiel, avant que l’édi- teur Harper Collins ne rachète les droits et lui offre une plus grande visibilité. En France, c’est Gallmeis- ter, petite maison spécialisée dans la littérature amé- ricaine, qui a misé sur le texte, renommé Sukkwan Island. Dès sa parution, il galope en haut de la liste des meilleures ventes. Il y était question d’un père et d’un fils partis pour un an vivre dans une cabane sur une île de l’Alaska, avec cette dédicace : « À mon père, James Edwin Vann, 1940-1980 ». « La croyance en l’innocence, c’est chiant » L’Américain fait en cette rentrée l’objet de deux tra- ductions, deux propositions entre lesquelles Le Magazine Littéraire s’autorise à ne pas trancher. Un roman d’un côté, Goat Mountain, le quatrième de son auteur, dont on lira ici les saisissantes premières pages, et une enquête à teneur personnelle de l’autre, Dernier jour sur Terre. Sans échafauder des complémentarités factices, constatons les ponts, pour comprendre les obsessions qui habitent déjà l’œuvre en marche. Si Goat Mountain est adressé cette fois « à [s]on grand-père », la figure du père surplombe encore la meurtrière partie de chasse. C’est lui qui tient le braconnier dans sa ligne de mire, lui qui propose au fils de jeter un œil au viseur, lui qui tend l’arme. Sur la toile du fait divers, Der- nier jour sur Terre ne raconte pas autre chose : « Après le suicide de mon père, j’ai hérité de toutes ses armes à feu. J’avais 13 ans. » Un héritage en chimère, au travers duquel David Vann a gagné salut et reconnaissance dans l’écriture, dépliant l’origami d’une histoire qu’il revit dans chacun de ses écrits, d’une manière chaque fois différente. L’insularité affichée par le premier titre de l’auteur vaut aussi pour sa position dans le champ littéraire : on l’a sans doute trop vite assigné, sinon cantonné, au genre du nature writing. Malgré l’attention qu’il porte aux décors, l’écrivain ne se reconnaît pas dans ce sensible courant fondé sur la bonté du monde sauvage. Plutôt anti-Thoreau. « La croyance en l’in- nocence, le moi enfant, […] c’est tellement chiant, disait-il au Nouvel Observateur l’an dernier. Moi, je fais de la tragédie. Je ne décris la nature qu’à par- tir de ce que les personnages projettent dessus. » Si ses paysages sont des miroirs, acceptons leur cruauté. David Vann est né en 1966, sur l’île Adak, en Alaska. Croyez-le ou non, le mot « adak » dérive de l’aléoute adax, qui signifie « père ». David Vann La sélection naturelle Ne venez pas lui parler des vertus du grand air. Espaces sauvages et étouffant huis clos familial : telle est l’imparable équation de l’auteur américain, hanté par le suicide de son père. Par THOMAS STÉLANDRE Repères 1966. David Vann naît sur l’île Adak, en Alaska. 1980. Suicide de son père, James Edwin Vann. David a 13 ans. 1985. Il entreprend de faire le récit de ce traumatisme, sans succès pendant dix ans. C’est lors d’une traversée en voilier, de la Californie à Hawaï, que le roman Sukkwan Island prend forme. Le manuscrit est refusé par tous les agents américains. 2008. Gagne sa vie comme marin, enseigne la littérature, publie quelques articles dans The Guardian et Esquire. Et, alors qu’il perd espoir de voir un jour son texte édité, l’envoie à un concours de nouvelles, le Grace Paley Prize. Il gagne. Sukkwan Island est publié aux Presses de l’université du Massachusetts dans le volume Legend of a Suicide. Avec 3 000 exemplaires vendus, le livre connaît une carrière modeste, mais reçoit les louanges de pointures comme Stewart O’Nan ou Robert Olen Butler. 2010. Repéré en France par l’éditeur Oliver Gallmeister pour sa collection emblématique de nature writing, le roman touche un large public dès sa parution. Sukkwan Island remporte le prix Médicis étranger, une consécration. 2011. Désolations. 2013. Impurs. 2014. Parution simultanée des traductions du roman Goat Mountain et de l’enquête Dernier jour sur Terre, publiée aux États-Unis en 2011.

Upload: others

Post on 03-Aug-2020

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: David Vann Repères La sélection...David Vann, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, éd. Gallmeister, « Totem », 256 p., 10,50 €. Laura Derajinski, traductrice

33 32 Le Magazine Littéraire 546 Août-septembre 2014 Août-septembre 2014 546 Le Magazine Littéraire

Carrè

re / Sal

ter / M

auvig

nier

/ Vann

/ Rose

ntha

l / Quig

nard

/ Burn

side / Blas

de

Robl

ès / Tes

ich / Ga

rcin

/

JEAN

-LUC

BER

TINI

/ PA

SCO

& CO

David Vann à Paris en janvier 2010.

E n 1980, James Edwin Vann propose à son fils David, installé en Cali-

fornie avec sa mère, de passer une année avec lui en Alaska. L’adolescent refuse. Quinze jours plus tard, le père se suicide d’une balle dans la tête. Ce traumatisme a rendu David Vann insomniaque pen-dant quinze ans et a donné matière à son premier texte, publié en 2008 par les Presses de l’université du Massachusetts, dans le volume Legend of a Sui-cide – qui comprenait par ailleurs d’autres nou-velles. Le succès est confidentiel, avant que l’édi-teur Harper Collins ne rachète les droits et lui offre une plus grande visibilité. En France, c’est Gallmeis-ter, petite maison spécialisée dans la littérature amé-ricaine, qui a misé sur le texte, renommé Sukkwan Island. Dès sa parution, il galope en haut de la liste des meilleures ventes. Il y était question d’un père et d’un fils partis pour un an vivre dans une cabane sur une île de l’Alaska, avec cette dédicace : « À mon père, James Edwin Vann, 1940-1980 ».

« La croyance en l’innocence, c’est chiant »L’Américain fait en cette rentrée l’objet de deux tra-ductions, deux propositions entre lesquelles Le Magazine Littéraire s’autorise à ne pas trancher. Un roman d’un côté, Goat Mountain, le quatrième de son auteur, dont on lira ici les saisissantes premières pages, et une enquête à teneur personnelle de l’autre, Dernier jour sur Terre. Sans échafauder des

complémentarités factices, constatons les ponts, pour comprendre les obsessions qui habitent déjà l’œuvre en marche. Si Goat Mountain est adressé cette fois « à [s]on grand-père », la figure du père surplombe encore la meurtrière partie de chasse. C’est lui qui tient le braconnier dans sa ligne de mire, lui qui propose au fils de jeter un œil au viseur, lui qui tend l’arme. Sur la toile du fait divers, Der-nier jour sur Terre ne raconte pas autre chose : « Après le suicide de mon père, j’ai hérité de toutes ses armes à feu. J’avais 13 ans. » Un héritage en chimère, au travers duquel David Vann a gagné salut et reconnaissance dans l’écriture, dépliant l’origami d’une histoire qu’il revit dans chacun de ses écrits, d’une manière chaque fois différente.L’insularité affichée par le premier titre de l’auteur vaut aussi pour sa position dans le champ littéraire : on l’a sans doute trop vite assigné, sinon cantonné, au genre du nature writing. Malgré l’attention qu’il porte aux décors, l’écrivain ne se reconnaît pas dans ce sensible courant fondé sur la bonté du monde sauvage. Plutôt anti-Thoreau. « La croyance en l’in-nocence, le moi enfant, […] c’est tellement chiant, disait-il au Nouvel Observateur l’an dernier. Moi, je fais de la tragédie. Je ne décris la nature qu’à par-tir de ce que les personnages projettent dessus. » Si ses paysages sont des miroirs, acceptons leur cruauté. David Vann est né en 1966, sur l’île Adak, en Alaska. Croyez-le ou non, le mot « adak » dérive de l’aléoute adax, qui signifie « père ».

David Vann

La sélection naturelle

Ne venez pas lui parler des vertus du grand air. Espaces sauvages et étouffant huis clos familial : telle est l’imparable équation

de l’auteur américain, hanté par le suicide de son père.

Par THOMAS STÉL ANDRE

Repères1966.David Vann naît sur l’île Adak, en Alaska.

1980.Suicide de son père, James Edwin Vann. David a 13 ans.

1985.Il entreprend de faire le récit de ce traumatisme, sans succès pendant dix ans. C’est lors d’une traversée en voilier, de la Californie à Hawaï, que le roman Sukkwan Island prend forme. Le manuscrit est refusé par tous les agents américains.

2008.Gagne sa vie comme marin, enseigne la littérature, publie quelques articles dans The Guardian et Esquire. Et, alors qu’il perd espoir de voir un jour son texte édité, l’envoie à un concours de nouvelles, le Grace Paley Prize. Il gagne. Sukkwan Island est publié aux Presses de l’université du Massachusetts dans le volume Legend of a Suicide. Avec 3 000 exemplaires vendus, le livre connaît une carrière modeste, mais reçoit les louanges de pointures comme Stewart O’Nan ou Robert Olen Butler.

2010.Repéré en France par l’éditeur Oliver Gallmeister pour sa collection emblématique de nature writing, le roman touche un large public dès sa parution. Sukkwan Island remporte le prix Médicis étranger, une consécration.

2011.Désolations.

2013.Impurs.

2014.Parution simultanée des traductions du roman Goat Mountain et de l’enquête Dernier jour sur Terre, publiée aux États-Unis en 2011.

Page 2: David Vann Repères La sélection...David Vann, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, éd. Gallmeister, « Totem », 256 p., 10,50 €. Laura Derajinski, traductrice

‘‘

35 34 Le Magazine Littéraire 546 Août-septembre 2014 Août-septembre 2014 546 Le Magazine Littéraire

Carrè

re / Sal

ter / M

auvig

nier

/ Vann

/ Rose

ntha

l / Quig

nard

/ Burn

side / Blas

de

Robl

ès / Tes

ich / Ga

rcin

/

Extrait en avant-première Goat Mountain

L e week-end de l’ouverture de la chasse, quatre

hommes partent en pick-up pour traquer des cerfs, au nord de la Californie. Trois sont de la même famille, le grand-père, le père et le fils. Ils possèdent un domaine de chasse de 260 hectares protégé par une barrière. Nul autre qu’eux n’y a accès mais, ce jour-là, ils aperçoivent un braconnier au loin. « Ils doivent venir en motocross, fulmine le père. Ils mitraillent et effrayent tout le gibier. » Pour mieux voir, il vise l’intrus dans la lunette de sa carabine, puis la tend à son fils afin que celui-ci regarde aussi. L’arme est chargée. L’enfant appuie sur la détente. Il a 11 ans, il vient de tuer un homme. C’était en 1978, ce pourrait être aujourd’hui…Ainsi commence Goat Mountain, quatrième roman de David Vann : une puissante scène d’exposition, racontée en souvenir par l’enfant lui-même, qui fait penser au scénario de Délivrance, le roman de James Dickey adapté au cinéma par John Boorman. Goat Mountain semble en effet renvoyer à une thématique classique, la nature amicale qui devient meurtrière et déchaîne sa puissance contre ceux qui croyaient la dominer. En fait, à part quelques allusions décoratives à la faune et la flore (geais, cailles, cerfs, crotales, pins, sumacs, etc.), c’est dans une autre direction que s’engage l’auteur, indiquée d’emblée par une allusion au jardin d’Éden, donc à la Chute : ce qui l’intéresse, c’est l’idée du crime originel et la pulsion meurtrière de ses personnages, pulsion qu’ils ne retournent cette fois

pas contre eux-mêmes, comme dans Sukkwan Island, mais contre les autres. Tout le roman va alors consister pour les quatre chasseurs à choisir la meilleure manière de gérer le crime. Que faire du cadavre ? Et du môme ? Après la sidération des premières minutes, la famille se disloque. Faut-il conduire le petit à la police ? Cacher le corps et ne rien dire ? Continuer la chasse comme si de rien n’était, tout arrêter ?Le narrateur est confronté de plein fouet à l’ivresse du pouvoir de tuer, à l’âge où ses camarades jouent aux billes. « Il n’existait pas de joie plus totale et plus immédiate, dit-il. Même la simple idée de tuer était meilleure que n’importe quoi d’autre. » Imprégné de culture chrétienne approximative, il connecte vite sa mésaventure à l’histoire d’Abel et Caïn, crime originel dont découle l’histoire humaine. « Caïn incarnant notre bonté et notre foi, notre pulsion meurtrière comme salut ? On ne peut trouver aucun conseil dans la Bible. Rien que de la confusion. » Cette dimension religieuse est la colonne vertébrale d’un roman âpre et répétitif où l’auteur semble chercher l’hypnose d’un style biblique, en jouant sur la scansion et le ressassement des motifs, comme dans un sermon. Le style est brut, la plume efface les verbes (le premier paragraphe, programmatique, ne contient d’ailleurs aucune phrase complète) ; l’esthétique de l’écriture tend vers l’aphorisme, ou plutôt vers le proverbe. « Si le monde a évolué, alors

il est ce qu’il est, dit ainsi son personnage. S’il a été créé, alors sa forme est celle des enfers. »Par-delà sa valeur littéraire intrinsèque, Goat Mountain est remarquable également à cause de sa place dans l’œuvre de David Vann, où il boucle en quelque sorte un cycle, puisqu’il reprend le sujet de sa première nouvelle, écrite vingt-cinq ans plus tôt, en « consumant les derniers éléments qui, à l’origine, m’ont poussé à écrire : les récits sur ma famille et sa violence ». Une dimension supplémentaire surgit alors, qui rappelle le drame intime du jeune Vann, confronté dès l’enfance à la question de l’outil de mort (après le suicide de son père, il héritera de sa collection d’armes à feu), et fait écho aux réflexions sur sa propre destinée qui hantent Dernier jour sur Terre, récit autobiographique publié en parallèle en cette rentrée (lire p. 37). Un beau roman, en somme, rugueux et tragique, qui, grâce au scénario décharné et à la musicalité brute du style, prend des allures de parabole.

BERNARD QU IR INY

ROY

BOTT

EREL

L / C

ORBI

S

Scène de chasse.

La poussière comme une poudre recou-vrant l’air, faisant du jour une apparition rougeâtre. L’odeur de cette poussière et l’odeur de pin, l’odeur du sumac vénéneux. Le pick-up, une créature segmentée, sa tête tournant à l’opposé de son corps. Un virage serré et je faillis dégringoler par-dessus bord.Agenouillé sur un matelas attaché sur le plateau du pick-up, tout le matériel de camping en dessous. Nord de la Californie, 1978. Agrippé dans les virages et les embardées, le métal chaud même en pleine matinée. Une route en lacets grimpant dans la montagne. J’avais une boîte à chaussures pleine de cailloux et, quand nous parcourions des lignes droites, j’attrapais un cail-lou et le jetais au passage sur un arbre. Le lancer et la courbe, le caillou projeté sur le côté, un vrombissement tournant et fen-dant l’air épais mais balayé par l’élan. Arraché à sa trajectoire, courbé en arc, balayé bien au-delà de son but. Je ressentais déjà l’arc, le préfigurais, visais bien loin derrière. Assénant un coup de poing dans l’air chaque fois que le caillou mordait le bois. Le bruit sourd supplantant le grondement du moteur, peut-être la vision momentanée d’un morceau d’écorce arraché.Le ciel descendant plus près, la journée qui se réchauffait, l’air qui se doublait et se doublait encore, pressant le parfum de toute chose. Métal, gaz d’échappement, huile, poussière, chiendent, pins et, à présent, une longue étendue d’herbe jaune desséchée, une vallée de pins à sucre, une vallée qui annonçait l’entrée sur une nouvelle terre, loin du lac. Chaque automne, cette chasse, chaque automne, ce retour.Nous nous arrêtâmes à la source chaude de Bartlett. Figé dans le crépuscule momentané de notre propre poussière, mon père

n’attendant pas que l’air se dégage, ouvrant aussitôt sa portière pour descendre du véhicule, une ombre grande et mince, glis-sant sa carabine à l’épaule. Mon père saillant et lumineux même dans l’ombre, une chose à l’écart du reste du monde, trop présent. S’éloignant maintenant sur le sentier qui grimpait vers la source.

De l’autre côté de l’habitacle, mon grand-père descendit à son tour en portant les citrons, puis le meilleur ami de mon père, Tom, qui s’était trouvé tassé au milieu, toujours là jusque dans mes plus lointains souvenirs, un membre de la famille. Portant des lunettes qui reflétèrent un éclat de lumière lorsqu’il leva la tête, même dans ce néant de poussière. On est arrivés, dit-il.Je sautai au bas du pick-up du côté de mon père. Je plongeai le bras dans l’habitacle, derrière la banquette, attrapai mon arme, une carabine à levier Winchester.30-.30 équipée d’un œilleton, le métal froid, pas encore réchauffé par la journée. Sans ban-doulière, aussi la portai-je à la main lorsque je remontai vers la source. Comme je l’avais toujours fait et comme je le ferais tou-jours, pensai-je en marchant avec l’arme basse dans la main droite, le canon dirigé vers le sol. L’inclinaison d’une aiguille, cette carabine, l’inclinaison de la planète elle-même, m’entraî-nant de l’avant.La source chaude de Bartlett, fermée depuis longtemps, des décennies plus tôt, condamnée, clôturée et abandonnée. Une relique d’un temps ancien. Le sentier y accédant par l’arrière, un chemin étroit à travers des rochers gris embossés de lichen noir, orange, vert et blanc, de petites roues, des engrenages et des rosaces pour prédire les avenirs et archiver le passé. Le monde estampé sur le monde, se répétant à l’infini.Des branches basses, mortes, se brisant contre nous. À l’affût des crotales. Mais le sentier assez court, et bientôt nous nous trouvâmes sur une sorte de terrasse. Un vieux gazon gagné par le chiendent et l’herbe, du vieux ciment fissuré en morceaux distincts, de vastes espaces envahis. Un endroit enchanté pour moi, et seulement pour moi, car j’étais trop jeune pour me sou-venir et donc, dans mon esprit, cet endroit pouvait devenir bien davantage encore.Des femmes en chapeaux de soleil, dentelles et jabots, des hommes en manteaux de multiples épaisseurs, montres et cannes. Venus dans ce havre pour se baigner à la source et y boire. C’est ainsi que je l’imaginais, et ma famille y prenait part à sa manière, plus ancienne, plus majestueuse. Il y aurait de la musique, un orchestre dans un pavillon, des lampions accro-chés aux branches le soir. De vieux chênes ici, épais et rongés, mais créant un espace ouvert au centre. On aurait dansé.Mon grand-père s’assit lourdement contre un muret en ciment submergé de végétation et presque invisible. Un petit robinet couvert d’une couche minérale blanche. Prêt à goûter ? me demanda-t-il.Mes lèvres se pincèrent involontairement. L’eau aurait goût de soufre. Ouaip, dis-je. Mon grand-père énorme, un large

SP

ÉC

IAL

RE

NT

E

À LIRE Goat Mountain, David Vann, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, éd. Gallmeister, 300 p., 23 €.

Page 3: David Vann Repères La sélection...David Vann, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, éd. Gallmeister, « Totem », 256 p., 10,50 €. Laura Derajinski, traductrice

37 36 Le Magazine Littéraire 546 Août-septembre 2014 Août-septembre 2014 546 Le Magazine Littéraire

Carrè

re / Sal

ter / M

auvig

nier

/ Vann

/ Rose

ntha

l / Quig

nard

/ Burn

side / Blas

de

Robl

ès / Tes

ich / Ga

rcin

/ étendue à l’ombre. Un cervidé ne pouvait prendre que quelques

formes et quelques couleurs, le reste n’était qu’arrière-plan. Les yeux entraînés à laisser s’effacer l’arrière-plan, les yeux entraî-nés à faire disparaître le monde et à ne laisser qu’une cible. À onze ans, je tirais avec cette carabine depuis déjà deux ans, à l’affût des cerfs d’aussi loin que remontaient mes souvenirs, mais cette chasse serait la première où je serais autorisé à tuer. Encore légalement trop jeune, mais enfin assez âgé d’après les lois familiales.Le monde était presque vide. Je le savais déjà. La plupart des terres ne recelaient rien. Un désert. Mais mon père racontait des histoires de canards en quantité sur le lac, de gibier en quantité dans les bois, et il y avait des photos montrant des douzaines de canards étendus, des douzaines de poissons sur la pelouse, regroupés par taille et par espèces, des photos de mon père, de mon grand-père et de Tom, de leurs amis posant en groupe avec leurs cerfs, deux chacun, dix cervidés en un week-end avec de larges bois. Il semblait donc possible que ce désert ait un jour été peuplé et que je sois né trop tard. Des dizaines de milliers d’années d’humains et j’étais arrivé vingt-cinq ans trop tard, j’en étais furieux, même à onze ans, furieux de mon héritage perdu.Le vent désormais chaud, mon T-shirt sec et aucun moyen de connaître l’altitude. Nous étions en montagne mais dans une vallée, l’air chaud et épais. Et bien que j’aie vu cette route chaque année, certaines sections me surprenaient encore, s’étirant bien plus loin que dans mon souvenir. Il nous faudrait deux heures pour atteindre notre propriété, et il fallait encore traverser beau-coup de terres.J’étais une sentinelle au-dessus de l’habitacle, au poste de guet, mais mes yeux avaient séché dans le vent, désormais plissés, et, sur des kilomètres, je ne vis pas la moindre créature vivante à l’exception des oiseaux. Les oiseaux étaient encore là. Pics flam-boyants fondant au ras du sol, leurs larges ailes aux bandes blanches. Geais bleus et geais buissonniers, audibles même par-dessus le bruit du moteur et des pneus. Tous les petits oiseaux marron, sans nom et inutiles, juste en bordure de route. Colombes d’un gris crème pâle, cailles courant le long de la route avant de s’envoler. Un rapace occasionnel, l’indice peut-être d’une autre présence, ou d’autres petites créatures du moins, vivant dans l’herbe sèche. Les restes. Je tuerais les colombes et les cailles, et quand elles auraient disparu, je tuerais les souris des champs et les petits oiseaux marron.Le pick-up ralentit pour s’engager dans une ravine et sur une plage de gros galets. Nous fîmes une pause et il n’y eut pas de poussière. La rivière basse, à peine plus de trente centimètres d’eau, mais plutôt large, au moins dix mètres. Les galets, un éclat de couleur sous l’eau, bleus et rouges profonds pareils à des foies, une interruption dans le jaune de l’herbe, dans le mar-ron de la terre et de l’écorce, le vert des aiguilles, le bleu pâle du ciel. Des couleurs plus riches. Le scintillement de la pyrite le long des berges en pente douce, dans le sable.Agenouillés au milieu des galets, nous reniflâmes d’abord l’eau, nous méfiant d’un éventuel cadavre en amont, puis nous

retroussées, mais je voyais son torse et son ventre pris de convul-sions sous son T-shirt blanc sale. Le couinement du rire que Tom retenait, le visage détourné. Pardon, finit-il par dire. Mais c’est juste ton expression.Mon père leva la main à sa bouche.Comme une grenouille qui essaierait d’avaler un cheval, dit Tom, et il leva le visage vers les cieux, sa lèvre inférieure étirée en une grimace.Mon grand-père perdit le contrôle et laissa échapper un renâ-clement, son ventre tressautant tandis qu’il refermait le sac plas-tique des citrons.Qu’est-ce que tu fais avec les citrons ? demandai-je. Vous devez encore y passer chacun votre tour.Mon père, les yeux fermés de toutes ses forces tant la situation était comique, et je compris que personne d’autre ne boirait. Très bien, dis-je, et j’attrapai ma carabine avant de retourner au pick-up.Je grimpai sur le matelas et gardai mon arme avec moi car, à partir de cet instant, chaque cerf aperçu était une cible légitime et je me sentais prêt à tirer sur n’importe quoi.J’entendais leurs rires là-haut, mais ils s’arrêtèrent en s’appro-chant, grimpèrent en silence dans l’habitacle et nous repartîmes. Le vent frais car j’étais moite de sueur, mon T-shirt humide. Les paumes à plat sur le toit, la carabine coincée sous une jambe.À l’affût des cerfs, à présent. Leurs bois courbés au milieu des branches mortes et sèches sur un flanc de colline broussailleuse, une tache brune de fourrure debout sous un pin à sucre ou

À lire aussi Le tueur que je ne suis pas devenu

Parallèlement à Goat Mountain, Gallmeister publie directement en poche Dernier jour sur Terre, récit inédit, commandé en 2011 par le magazine Esquire, qui tire son titre d’une chanson de Marilyn Manson : une enquête sur Steve Kazmierczak, dépressif de 27 ans qui, à la Saint-Valentin 2008, a tiré sur les étudiants de la Northern Illinois University, faisant cinq morts et dix-huit blessés avant de retourner son arme contre lui. L’affaire s’inscrit dans la longue série des crimes de masse dans des écoles et campus américains, de Columbine à Virginia Tech, thème dont se sont déjà emparés de nombreux écrivains tels Lionel Shriver (Il faut qu’on parle de Kevin), Dennis Cooper (Défaits) ou Douglas Coupland (Hey, Nostradamus !). Mais l’enjeu, pour Vann, est plutôt d’établir le parallèle entre sa propre jeunesse et celle du tueur, et de s’interroger : pourquoi ce dernier a-t-il basculé, et lui pas ? Pour le comprendre, l’auteur reconstitue la vie du tueur à partir des mille cinq cents pages du dossier de police qu’il a consulté, et des entretiens qu’il a eus avec des proches. Ainsi se dessine la trajectoire malheureuse

d’un homme intelligent mais perturbé, gavé d’antidépresseurs dès son plus jeune âge, passionné par les jeux vidéo et les armes à feu, sexuellement ambivalent et persuadé d’être un bon à rien. Vann raconte cette vie comme celle d’un antihéros, décrivant avec maestria sa chute dans la folie et la mécanique du passage à l’acte. « Sa vie avait été bien plus terrible que la mienne, dit-il, ses succès avaient été de bien plus grands triomphes, et à travers lui, je pouvais comprendre enfin les moments les plus effrayants de mon existence, et ce que je trouve de plus effrayant en Amérique. »L’autre aspect passionnant du livre est la critique du rapport de la société américaine avec les armes à feu, et de cette tradition qui consiste à offrir des fusils aux enfants, rituel délirant dont l’auteur a lui-même bénéficié à l’âge de 6 ans. « Comme si nous étions mis sur terre pour chasser et tuer », observe-t-il. La référence à De sang-froid s’impose sous certains aspects, mais elle ne suffit pas ; le point de vue de Vann n’est pas exactement identique à celui de Truman Capote, et l’exploration de la psyché du tueur se double ici d’une tentative d’autoanalyse qui rend le texte d’autant plus lucide et douloureux. La compassion de l’auteur à l’égard de Kazmierczak prend alors son sens, éclairée par les pages introductives où il se souvient de lui-même, à 12 ou 13 ans, tirant sur les oiseaux et les réverbères depuis le jardin de la maison familiale, tel un fou. « Pourquoi n’avais-je pas blessé quelqu’un ? »

BERNARD QUIRINY

SP

ÉC

IAL

RE

NT

E

À LIRE Dernier jour sur Terre, David Vann, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, éd. Gallmeister, « Totem », 256 p., 10,50 €.

Laura Derajinski, traductrice de David Vann « Reproduire la claustrophobie des mots »Traduire David Vann, c’est à la fois le rêve et le cauchemar du traducteur. Chaque livre est un voyage qu’on entreprend avec excitation, émerveillement, mais non sans une pointe d’appréhension. Voyage au sens strict, excursion dans les territoires lointains de l’Alaska ou de la Californie. Des terres qui possèdent leur géographie propre, une faune et une flore endémiques. Des paysages accidentés, une nature impitoyable à l’image des personnages qui l’arpentent. En cela, Vann se détache des canons du nature writing : sa nature n’est pas rédemptrice, n’élève pas l’homme, mais elle est le miroir des person nages dans leur cruauté, leur rudesse – elle les enferme, les

tourmente au lieu de les libérer. C’est un voyage qui nous invite, parfois malgré nous, à explorer les gouffres de l’âme. Une incursion dans ses zones d’ombre, sa profondeur insondable, dans sa lumière aussi. Traduire Vann, c’est se contorsionner afin d’épouser cette langue rauque unique. C’est savoir s’effacer devant un style qui ne souffre aucune concession. Il faut oublier les conventions, s’interdire la facilité d’un synonyme pour rendre chaque répétition, reproduire la claustrophobie des mots ; refuser une fluidité commode là où le texte est abrupt, haché et essoufflé. Les participes pré sents sont un élément clé, dessinant un territoire

à mi-chemin entre l’infinitif immobile et le mouvement du verbe conjugué, donnant une impression d’action au ralenti, de huis clos où les personnages stagnent. Reproduire cet emploi inhabituel, c’est s’imposer une restructuration de sa propre langue, recréer une musique lancinante, précise, obsédante. Sur le plan technique, ce sont des heures de recherches pour trouver les terminologies scientifiques, faune, flore, chasse, armes à feu. Chercher le terme français pour miner’s lettuce (« laitue du mineur ») et se rendre compte avec déception que la claytonia perfoliata en français est un pourpier d’hiver – exit l’image du mineur d’antan qui erre

dans ces contrées hostiles, celle de la « laitue » providentielle ; on obtient en français un concept hivernal de stérilité. Plante qui, selon la langue, évoque des représentations bien différentes… Avant chaque traduction, je lis trois fois l’ouvrage pour l’assimiler, afin qu’il ne reste plus que la langue, afin de désosser le corps du texte sans la perturbation de l’intrigue. Garder au maximum sensibilité, impres sions physiques, pour rendre la férocité inouïe, trouver les mots justes et tranchants. Traduire Vann, c’est un acte d’une violence et d’une beauté incroyables, qui laisse à bout de souffle.

gonflement de ventre sous une chemise et une veste de chasse marron. Arborant toujours cette veste, même dans la chaleur.Il avait apporté un verre, il coupa les citrons et pressa deux quartiers sous mes yeux, ouvrit le robinet qu’il laissa couler, une rouille brune puis transparente. J’étais toujours le premier à goûter et je me demandai si quelque chose avait pu changer depuis notre dernier passage, l’eau devenue toxique, et pas seu-lement d’un point de vue gustatif.Le champagne Bartlett, dit mon père, un coin de ses lèvres recourbé en un sourire. Des joues tombantes, comme mon grand-père.

Tous les trois à me regarder, amusés mais essayant de ne rien laisser paraître. Le verre rempli et étincelant dans la lumière, l’eau bougeant d’elle-même, les zestes de citron se dissolvant. Son odeur dans l’air. Le soufre des replis profonds de la terre.Je pris le verre, frais dans ma main alors que je m’attendais à le sentir chaud, radioactif, j’en reniflai le dessus, toussai et le regrettai aussitôt quand les hommes ricanèrent doucement. Puis j’avalai tout d’une traite. Un pet de la terre, un gaz retenu et concentré à travers des kilomètres d’écorce terrestre pourris-sante et caverneuse.Leurs yeux humides de larmes à force de retenir leurs rires, mais je le voyais très bien. Allez-y, rigolez, dis-je. Je sais que ça vous fait rigoler.Mon père n’en pouvant plus, les yeux fermés, les lèvres

Page 4: David Vann Repères La sélection...David Vann, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, éd. Gallmeister, « Totem », 256 p., 10,50 €. Laura Derajinski, traductrice

’’38 Le Magazine Littéraire 546 Août-septembre 2014

Carrè

re / Sal

ter / M

auvig

nier

/ Vann

/ Rose

ntha

l / Quig

nard

/ Burn

side / Blas

de

Robl

ès / Tes

ich / Ga

rcin

/bûmes, l’eau froide, limpide et lourde. Plus elle était froide

et plus elle était lourde, se pressant contre les galets, courant vers le centre de la terre comme du mercure. En chacun de nous, à présent, une attraction descendante. Je purgeai le goût de l’eau de Bartlett au citron.

Chacun de nous une sorte d’aimant. Je le croyais. Chacun de nous ressentant une sorte d’élan. Aucune action anodine. Chacun de nos pas, un nou-veau pas vers une fin. Je le savais depuis que j’étais en mesure d’avoir des souvenirs.Nous remontâmes dans le pick-up et traversâmes, grimpant sur la berge d’en face, l’habitacle et le plateau tanguant, et je m’ac-crochais au petit rebord d’une fenêtre latérale, sentant le poids vers l’arrière. Imaginant des chevaux, une époque où nous aurions traversé à cheval, penchés en avant sur nos selles, juste au-dessus d’une crinière, et j’éprouvais de l’amertume à n’avoir jamais connu cette époque. Le monde moderne, tout entier, une aberration. On m’avait donné une télé au lieu d’un cheval, ter-rible supercherie.La route étroite et basse à flanc de colline, transversale. Des bosquets d’arbres à travers lesquels nous roulâmes, puis à nou-veau exposés au soleil. Sensation de l’air, plus fin dans les par-celles fraîches, épaississant à la lumière. La journée avançait et je commençais à cuire. La carabine coincée sous une jambe, pas le moindre signe de cerf, nulle part. Rochers, herbe et brous-sailles au ras du sol.Le chaparral comme une dégradation des terres, foisonnant et interminable là où jadis avaient sans doute dû pousser des arbres. Les cerfs s’allongeaient dans la broussaille pendant la journée, restaient hors de vue. Partout des tiges brunes et sèches, un camouflage parfait pour leurs bois.La vue bloquée, la route avançant d’une cuvette à l’autre, les vallées s’ouvrant et se refermant, mais nous amorçâmes enfin la longue ascension graduelle sur les crêtes et les cols qui nous menaient au ranch. Des vues sur les autres crêtes, d’autres som-mets dans le lointain, une perception élargie du monde et des possibles.La route s’enroulait autour de côtes puis s’enfonçait plus pro-fond dans un terrain pentu. Le sol incliné à ma droite, la largeur de la route s’étrécissant d’une seule voie à encore moins, de petites pierres giclant sous les pneus et mon père ralentit, s’écarta instinctivement de la pente, les pneus gauches surélevés, le pick-up penché vers le lit d’un long canyon profond. Ralentissant à 10 km/h, évoluant entre les pierres et les bosses.Droit devant, un creux, une parcelle de terre effondrée qui avait brisé la route. Mon père ralentit et s’arrêta à quinze mètres. Pas de place pour faire demi-tour. Nous allions peut-être devoir reculer. Je regardai derrière, le chemin parcouru, la route était étroite et pentue, le terrain praticable déjà bien loin.Mon père descendit, Tom après lui. Mon grand-père, du côté de la pente, ne bougea pas. Eh ben, dit mon père. C’est pas bon, tout ça. © éd. Gallmeister

À lire de David Vann

Sukkwan Island, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, éd. Gallmeister, « Totem », 208 p., 8,70 €.

Désolations, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, éd. Gallmeister, « Totem », 336 p., 8,90 €.

Impurs, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, éd. Gallmeister, « Nature Writing », 288 p., 23,10 €.

Ils, sur l’îleLe thème universel de Sukkwan Island – les relations père-fils – et son décor grandiose – une île sauvage au sud de l’Alaska, symbole d’une nature régénératrice et violente – réactivent tout un imaginaire familier aux lecteurs de Cormac McCarthy (La Route est souvent citée comme point de comparaison) ou aux amateurs des films de John Boorman (Délivrance) ou de Sean Penn (Into the Wild). À cela s’ajoutent un suspense redoutable et le mystère d’un texte dont, dès la dédicace, on se demande s’il s’agit ou non d’une variation autobiographique.  BERNARD QUIRINY

Chasseurs en pleursAu duo père-fils de Sukkwan Island succèdent dans Désolations des couples en crise. L’écrivain raconte la désintégration des mariages, mais aussi l’échec de ce rêve américain qui voudrait que la chasse soit une manière idéalisée de vivre en harmonie avec la nature. David Vann décrit un duel entre hommes et éléments. Par cette noirceur naturaliste aux accents lynchéens, il révèle une préoccupation littéraire aux antipodes de la sensiblerie inhérente au genre du nature writing. 

HUBERT ARTUS

Foyer toxiqueVann change de décor, pas de sujet : ce troisième roman abandonne le Grand Nord au profit de la Californie, mais il est toujours question de famille et des rapports entre les générations, sur un mode âpre et anxiogène. Galen Schumacher, 22 ans, vit avec sa mère du pécule mis à leur disposition par la grand-mère. Sa tante et sa cousine débarquent pour réclamer leur part du fidéicommis. Très efficace, ce roman toxique et intense rappelle un peu l’esthétique de Bruno Dumont, avec laquelle il partage la relative indécidabilité psychologique : difficile de dire ce qu’on pense de ce Galen furieux et pathétique, produit monstrueux d’un cocon vicié. « C’est comme ça qu’on se manifeste notre amour, dans la famille. Bienvenue dans la famille. Et elle le frappa au cou. »  B.Q.