dÉcembre 2018...sommaire Éditorial : annonce aux bergers ... les dossiers "noirs" 1996...

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SOMMAIRE Éditorial : Annonce aux bergers... Les dossiers "Noirs" 1996 (suite) … pages 2 à 6 Les ministres sous la 5 ème : Louis Le Pensec (Jean Claude BRUNELIN) pages 7 à 16 Pères blancs et brebis noires... en Tunisie (Jean Claude BRUNELIN) pages 17 à 25 Les moutons de Panurge (Jean Claude BRUNELIN) pages 26 à 32 La lutte vellave (Jean Claude BRUNELIN) pages 33 à 35 Il suffit de passer le pont… (Jean Claude BRUNELIN) pages 36 à 39 L'empoissonnement de l'Etang Neuf et du Lac Long (1769), mandement de Chilhac (René BORE ) pages 40 et 41 Apiers ( Gilbert DUFLOS † ) pages 42 à 47 Une gêne pour le commerce place du Mar- touret (René BORE ) pages 48 et 49 Album du Vivarais ou itinéraire historique et descriptif de cette ancienne province. (Albert Marie Du Boys 1804-1883) pages 50 à 56 Légende corse (Yvette MAURIN) pages 57 à 60 La légende de Saint Martin (Henri OLLIER) pages 61 à 63 I A QUAUQUES ANS D'AQUOS… (pas mais de trenta ans) (Hervé QUESNEL-CHALELH) pages 64 et 65 Annonce aux bergers... Les Rois Mages cheminent vers Bethléem en suivant l’Etoile. Ils portent de riches présents de leur Orient lointain : or ou ambre jaune, myrrhe et encens. Puissants de ce monde, ils témoignent aussi de l’universalité de la religion qui va surgir. Les bergers, humbles parmi les humbles, «qui vivaient aux champs et qui la nuit veillaient tour à tour à la garde de leur troupeau », vont avoir la primeur de l’annonce de la naissance du Sauveur. Effrayés puis rassurés par l’Ange, ils iront à Bethléem. Nous sommes dans une civilisation rurale et pastorale. L’image du bon pasteur qui connaît toutes ses brebis et que ses brebis connaissent, la brebis égarée, reviendront souvent dans les paraboles. Vigne et vignerons, se- meurs et bon grain seront aussi des symboles forts. Jésus recrute cependant ses premiers disciples parmi les pêcheurs. Avant son entrée en « Cène », il a exercé le métier de son père, charpentier. Ils ont peut-être construit des bateaux de pêche, ce qui expliquerait ce recrutement plutôt insolite. Miniaturistes et peintres enlumi- neurs du Moyen Age ont illustré en abondance ce moment crucial de l’Annonce aux bergers. L’histoire est ancienne mais ils la met- tent en scène avec paysages, personnes et animaux de leur temps et de leur pays. Les bergers portent la houlette, ce long bâton doté d’une sorte de cuillère destinée à envoyer de la terre sur les brebis égarées pour les faire revenir. Ils sont parfois près d’une cabane mobile de berger et des parcs de nuit. Les chiens de défense sont de massifs molosses aux colliers hérissés de pointes de fer pour déjouer les attaques de loups. Les brebis sont blanches avec par- fois des individus noirs comme dans les Très Riches Heures du duc de Berry des frères de Limbourg vers 1410. La sélection a déjà oeuvré pour éliminer les laines colorées. Les peintres ont aus- si illustré le sujet. Le tableau de Taddeo Gaddi (1300-1366) de l'école florentine, représente des moutons blancs, roux et noirs, plutôt que blancs comme neige ! Les couleurs ont une forte connotation symbolique. Le blanc qui n’est pas absence de cou- leur, est souvent associé à la pureté, à l’innocence, à la lumière divine, aux anges... Le noir est plus ambivalent. C’est la tenue du clergé, des juges, symbole d’humilité et d'autorité. C’est aussi la nuit et ses fantômes, les forces du mal... notre part d’ombre... Les deux couleurs sont souvent associées comme dans le standard de notre Noire du Velay, dans les vêtements de l’ordre des Hospita- liers, dans les damiers de différents jeux, échecs... Mais revenons à nos bergers... Autour de la Sainte Famille, la Vierge Marie, Jo- seph, l'Enfant Jésus nu dans son berceau ou sur la paille, les ber- gers se réunissent et célèbrent l'événement. Des peintures repré- sentent la Nativité, l'Annonce aux bergers, l'Adoration des bergers conjointement dans un même espace perspectif. Les bergers se prosternent avec des offrandes modestes (Francisco de Zurbaran. 1598-1664) : un panier d’oeufs (symbole de vie), un pot (de lait ?), un agneau entravé prêt au sacrifice, symbole du sacrifice du Christ selon la parole de Saint Jean désignant le Christ: «Voici l’agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde». Parfois l'Enfant caresse l'agneau en signe d'acceptation de sa destinée (Lorenzo Lotto. 1480-1557). Ces scènes pastorales sont touchantes mais on connaît la suite, tragique, le sacrifice accompli qui donnera nais- sance à une nouvelle religion qui non sans heurts gagnera l'Empire Romain et bien au-delà. JCB DÉCEMBRE 2018 N° 67 ISSN : 1774 - 7597

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Page 1: DÉCEMBRE 2018...SOMMAIRE Éditorial : Annonce aux bergers ... Les dossiers "Noirs" 1996 (suite) … pages 2 à 6 Les ministres sous la 5 ème: Louis Le Pensec (Jean Claude BRUNELIN

SOMMAIRE

� Éditorial : Annonce aux bergers... ���� Les dossiers "Noirs" 1996 (suite) … pages 2 à 6 ���� Les ministres sous la 5ème : Louis Le Pensec (Jean Claude BRUNELIN) pages 7 à 16 ���� Pères blancs et brebis noires... en Tunisie (Jean Claude BRUNELIN) pages 17 à 25 ���� Les moutons de Panurge (Jean Claude BRUNELIN)

pages 26 à 32 � � � � La lutte vellave

(Jean Claude BRUNELIN) pages 33 à 35 ���� Il suffit de passer le pont… (Jean Claude BRUNELIN) pages 36 à 39 ���� L'empoissonnement de l'Etang Neuf et du

Lac Long (1769), mandement de Chilhac (René BORE ) pages 40 et 41 ���� Apiers ( Gilbert DUFLOS † ) pages 42 à 47 ���� Une gêne pour le commerce place du Mar-

touret (René BORE )

pages 48 et 49 ���� Album du Vivarais ou itinéraire historique

et descriptif de cette ancienne province. (Albert Marie Du Boys 1804-1883) pages 50 à 56 ���� Légende corse (Yvette MAURIN)

pages 57 à 60 ���� La légende de Saint Martin

(Henri OLLIER) pages 61 à 63 ���� I A QUAUQUES ANS D'AQUOS… (pas mais de trenta ans)

(Hervé QUESNEL-CHALELH) pages 64 et 65

Annonce aux bergers...Les Rois Mages cheminent vers Bethléem en suivant l’Etoile. Ils portent de riches présents de leur Orient lointain : or ou ambre jaune, myrrhe et encens. Puissants de ce monde, ils témoignent aussi de l’universalité de la religion qui va surgir. Les bergers, humbles parmi les humbles, «qui vivaient aux champs et qui la nuit veillaient tour à tour à la garde de leur troupeau », vont avoir la primeur de l’annonce de la naissance du Sauveur. Effrayés puis rassurés par l’Ange, ils iront à Bethléem. Nous sommes dans une civilisation rurale et pastorale. L’image du bon pasteur qui connaît toutes ses brebis et que ses brebis connaissent, la brebis égarée, reviendront souvent dans les paraboles. Vigne et vignerons, se-meurs et bon grain seront aussi des symboles forts. Jésus recrute cependant ses premiers disciples parmi les pêcheurs. Avant son entrée en « Cène », il a exercé le métier de son père, charpentier. Ils ont peut-être construit des bateaux de pêche, ce qui expliquerait ce recrutement plutôt insolite. Miniaturistes et peintres enlumi-neurs du Moyen Age ont illustré en abondance ce moment crucial de l’Annonce aux bergers. L’histoire est ancienne mais ils la met-tent en scène avec paysages, personnes et animaux de leur temps et de leur pays. Les bergers portent la houlette, ce long bâton doté d’une sorte de cuillère destinée à envoyer de la terre sur les brebis égarées pour les faire revenir. Ils sont parfois près d’une cabane mobile de berger et des parcs de nuit. Les chiens de défense sont de massifs molosses aux colliers hérissés de pointes de fer pour déjouer les attaques de loups. Les brebis sont blanches avec par-fois des individus noirs comme dans les Très Riches Heures du duc de Berry des frères de Limbourg vers 1410. La sélection a déjà œuvré pour éliminer les laines colorées. Les peintres ont aus-si illustré le sujet. Le tableau de Taddeo Gaddi (1300-1366) de l'école florentine, représente des moutons blancs, roux et noirs, plutôt que blancs comme neige ! Les couleurs ont une forte connotation symbolique. Le blanc qui n’est pas absence de cou-leur, est souvent associé à la pureté, à l’innocence, à la lumière divine, aux anges... Le noir est plus ambivalent. C’est la tenue du clergé, des juges, symbole d’humilité et d'autorité. C’est aussi la nuit et ses fantômes, les forces du mal... notre part d’ombre... Les deux couleurs sont souvent associées comme dans le standard de notre Noire du Velay, dans les vêtements de l’ordre des Hospita-liers, dans les damiers de différents jeux, échecs... Mais revenons à nos bergers... Autour de la Sainte Famille, la Vierge Marie, Jo-seph, l'Enfant Jésus nu dans son berceau ou sur la paille, les ber-gers se réunissent et célèbrent l'événement. Des peintures repré-sentent la Nativité, l'Annonce aux bergers, l'Adoration des bergers conjointement dans un même espace perspectif. Les bergers se prosternent avec des offrandes modestes (Francisco de Zurbaran. 1598-1664) : un panier d’œufs (symbole de vie), un pot (de lait ?), un agneau entravé prêt au sacrifice, symbole du sacrifice du Christ selon la parole de Saint Jean désignant le Christ: «Voici l’agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde». Parfois l'Enfant caresse l'agneau en signe d'acceptation de sa destinée (Lorenzo Lotto. 1480-1557). Ces scènes pastorales sont touchantes mais on connaît la suite, tragique, le sacrifice accompli qui donnera nais-sance à une nouvelle religion qui non sans heurts gagnera l'Empire Romain et bien au-delà. JCB

DÉCEMBRE 2018

N° 67

ISSN : 1774 - 7597

Page 2: DÉCEMBRE 2018...SOMMAIRE Éditorial : Annonce aux bergers ... Les dossiers "Noirs" 1996 (suite) … pages 2 à 6 Les ministres sous la 5 ème: Louis Le Pensec (Jean Claude BRUNELIN

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LES DOSSIERS NOIRS (suite)

La toute première Festa de la Neira se déroule à Bains, le vendredi 23 février 1996 à partir de 20 heures. Elle a été annoncée par une conférence de presse menée de main de maître par Jean-Louis Roqueplan, une affiche et une double page dont les textes sont aussi en occitan. La conférence est relayée par les journaux locaux. Gérard Adier du Progrès (17 février 1996) déroule le programme de cette « fête dans le berceau d'origine de Bains qui s'articulera avec près de 200 figurants et acteurs » comme l'affirme Jean-Louis Roqueplan. François Ranchoux indique que « le but est également d'éveiller l'intérêt des bouchers et des restaurateurs sur ce produit local ». L'Eveil des 17 et 23 février annonce aussi l'événement : programme de la fête, intervenants, recette de la Fricasada de Belou, description des coquillages marins utilisés en guise de trompe par les bergers communaux d'antan.

La Festa de la Neira est une conception de l'Alauda avec la collaboration du Centre départemental de musiques et danses traditionnelles, la Muzaï Cie, le Comité de développement du Velay Volcanique, la mairie et le Comité des fêtes de Bains et les 2èmes année S.T.S. Force de Vente du Lycée Simone Weil et de l'ISVT de Saint-Dominique. La festa de la Neira delh Velai, una ideia de l'Alauda em la colaboracion delh Centre departemantal de misicas e dancas tradicionalas, la Muzai Cia, lo Comitat de develpament delh Velai Volcanic, la Comuna et lo Comitat de Festas de Bains e los segunda annada STS Forca de venta delh Licèn Simona Weil e los ISVT de San Dominic.

Un dialogue fictif explique la fête.- Qu'est-ce qui se passe ? - C'est le retour du troupeau ! - Le troupeau ! Quel troupeau ?

- Les Noires de Bains, maintenant les Noires du Velay ! - Elles reviennent d'où ? - De loin, même qu'elles ont failli disparaître et pourtant elles sont avec nous depuis longtemps, les Gaulois ou les Celtes, je ne sais plus... - Ca disparaît comme ça, un troupeau ! - Avec les pratiques actuelles, le rendement, la conformation, la consommation, la planification, la normalisation, tout ça, ça lui a fait du mal, mais elle a résisté et elle revient. - Alors on l'avait tous laissée tomber, la pauvrette ? - Non ! Ils ont été quelques-uns, parfois sans trop pouvoir l'expliquer à se dire que l'on ne pouvait pas laisser disparaître une brebis qu'on avait reçu en héritage et qui nous avait nourri pendant aussi longtemps. Il a fallu qu'ils soient sacrément têtus parce qu'on leur a mis la pression « c'est pas rentable, c'est la quantité qui compte, la qualité ça se voit pas » …

- Ca se voit peut-être pas, mais dans l'assiette ça se sent, et la santé s'en ressent. - Surtout si on mange une bête qui n'a pas été trafiquée, un agneau élevé au lait de sa mère et à l'herbe des prés. Pas de ces agneaux gras à tout prix. - L'intérêt de manger de la Noire il est bien là, c'est la différence et les gens ils commencent à y être sensibles. - Le problème aujourd'hui, c'est qu'on sait pas où l'acheter, chez quel boucher. - Les gens qui en veulent, ils demandent au leur, il finira bien par les contenter. Peut-être que lui aussi il ne sait pas que la Noire existe encore et que c'est une viande de haute qualité et que si on en mange on fait travailler directement les gens du pays. - Tiens regarde les trois

bergers, on dirait des Rois Mages, ils s'avancent vers le troupeau pour le rentrer dans Bains où il faudra trouver du foin. - Qui c'est tous ces gens venus pour fêter la Noire ? - C'est la Codria dels Neiras et eux ils ne sont pas venus pour manger du foin mais la Fricasade de Belou. - Et après ça danse ? - Je crois que oui !

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- De qué se passa ? - Quò's lo tropen que rentra ! - Lo tropen ! Qu'un tropen ! - Las niras de Bains, aïara las neiras delh Velai ;- D'ont venon ? - De luonh, mai que aurian pogut petafinar e cependent son emnosautres desempuei un long temps, los galeses o los Celtas, sabe pas pus. - Aquò se perd pas coma aquòun tropen ! - Coma se fai anueit, lo rendament, la conformacion, la consomacion, la planificacion, la nrmalisation, tot aquò, quoli faget de mau, mes a resistat e torna venir. - Adoncas, l'aviam laissada tombar, la paura bestia ? - Non ! Fugueron quanques uns, quanquescops sens poure l'explicar, a se dire que se podia pas laissar petafinar una feda que nos veniade nostres parents e que no avia fait manjarpendent tant de temps. - Chauguet que saguessian testuts eoma tot per so que lur avian montat lo cop « quo raporta ren, chau faire de nombre, la qualitat quò's pas pus res... » - Quò's se vei bleu pas,mas dins la gamela aquò se sent, e l'on se porta melh ( la santat li troba son compte). - Sobretot si se manja una bestia qu'a pas estada traficada, un anhelon qu'a testat sa maira et qu'a manjat dins los prats e pas d'aqueles engreissats elh bachas. - Quò's aquò que m'agrada, manjar de la Neira, aquò's pas parier e lo monde començan a i faire atencion. - Lo pus embestiant, anueit, quò's que se sap pas endont l'achatar, vas quna persona. - Lo monde que n'en volon, lur damandaion, arribarà bena a los contentar. Bleu ben que zelh mai sap pas que la Neira esista encara e qu'aquò es un vianda de nauta qualidad e que si lo monde en manjan quo fai trabalhar directament lo monde delh pais. - Ten, aseima los tres pastres, semblon a des Rais Mages, van ves la parjada per la claure dins Bains ont chaudià ben trobar de fen. - De ques aquòtot aquelh monde venguts per

festar la Neira ? - Quò's la Codria de las Neiras e zelhes son pas venguts per manjar de fen, mas la fricasada de Belou - E apres, quò dança ? - Crese ben !

Fricassé d'agneauPrendre de l'agneau Noir du Velay. Ce choix permet de faire travailler des gens du pays et participe au maintien de notre culture. Comptez deux cent grammes par personne. Couper la viande pas trop grasse en petits morceaux allongés. Faire macérer toute une nuit dans un bon vin aromatisé. Egoutter, chauffer l'huile d'une friteuse. Passer les morceaux dans du jaune d'œuf puis dans de la chapelure. Faire frire, égoutter, saler en fonction de la marinade. Servir chaud avec une bonne salade. Prendre l'anelh Neira deh Velai, choisir aquel anhel que fai trabalhar lo monde delh pais e sert à gardar nostra cultura. Comptar dos ectos per persona. Copar la vianda pas trop grassa en morcelons alonjats. Faire trempar una nueit dins un bon vin aromatisat.

Trempar los morceus dins de jaune de cacau, puei dins de pan embrenat. Faire coire a la padela, eigstar, salar (tastar d'abos). Servir chaud en una bona ensalada. Se pot mai pas faire trempar lo belou e lo manjar coma aquò.

La troupe des NoiresC'est un rassemblement de personnes sensibilisées à la Cultura du Velay et aux possibilités de celle-ci d'accompagner des actions de développement local. Ceci afin de donner une image originale et de caractère à ce « petit pays » dont nous partageons les grands espaces.Lo rassamblament delh monde sensibilisats a la cultura delh Velai e a las possibilitats de segre d'accions de developament local. Tot aquò per bailar una image bona a aquel pais,

petiot amai bel dins son tarraire.

La Noire du VelayC'est parce qu'elle a failli disparaître, victime du rendement et du modèle standardisé, normalisé,

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que nous en faisons aujourd'hui un symbole de notre pratique culturelle. En effet comme elle, notre Cultura subit chaque jour le matraquage des produits très médiatisés de la culture dominante. Il ne nous reste que la résistance par la pratique afin d'assurer à notre Cultura sa survie et nous permettre de garder au fond de nous, ce sentiment d'appartenance au genre humain grâce à ses différences qui ont fait l'humanité. Quò's per co que era quasi petafina, victima delh rendament e delh model standardisat, normalisat, que n'en fasem anueit un simbòl de nostra pratica culturala. Coma ela, nostra cultura mai endura cada jorn la publicitat de la cultura dominanta.Nos damora mas la resistanta per la pratica, per assegurar la vida de nostra cultura et per que poguessen gardar elh fons de nosautres aquel sentiment d'estre quauqu'ua causa de sas diferencias qu'an fait l'umanitad.

Noirs SouffleursUne équipe de femmes et d'hommes qui cultivent dans le jardin de leur vie, l'amour de la Cultura vellave et notamment la musique afin de la faire connaître et reconnaître. Pour la rue, ils utilisent les instruments traditionnels empruntés à leurs voisins : les hautbois du Languedoc qui soutiennent avec éclat les joutes nautiques et les fêtes. Les cornemuses du Centre qui enveloppent, résonnent et enivrent, enfin les caisses claires, tambours et percussions qui donnent à cet ensemble le nerf et la dynamique d'une banda de carnaval.Una banda de femnase d'òmes que trabalhandins lo jardin de lui vida l'amor de la Cultura delh Velai e sobretot de la musica per la faire coneissen e apreciar. Dins la charreira se servon d'instruments tradicionals manlevats a lurs vesins : les hautbois du Languedoc que sortenon em forca los jocs sobre l'aiga e las festas. Les cornemuses du Centre que envelopan, emplissan la testa e enfiulan, enfin las caisses claires, tambours et percussions que bailan a tot aquò lo viu et la dinamica d'una banda de Carnaval.

Le déroulement de la Festa de la NeiraQuelques puristes nous ont fait remarquer que la

traduction de noire en occitan n'était pas neire, neira mais plutôt negre (m), negra (f). On désignait localement la race negra de Boï (Bains). Ce n'est pas faux ! En Auvergne, nèire évoque bien la couleur noir mais nèira ou nièra désigne plutôt la puce (insecte). Le Tresor dòu Felibrige donne aussi neigre (Velay) et neir (Auvergne). Nous laisserons trancher les spécialistes en linguistique... Michel Pastoureau 1 indique que les sociétés anciennes distinguaient un bon et un mauvais noir et possédaient deux mots pour le qualifier : en latin, niger, désigne le noir brillant et ater, le noir mat, le noir inquiétant. Elles étaient sensibles aux différentes nuances de noir d'autant plus que, pendant longtemps, cette couleur a été difficile à fabriquer. En terme de symbolique, l'auteur précise que le noir est lié aux épreuves, aux morts, aux péchés, et associé à la terre, à l'enfer, au monde souterrain. Il y a aussi

un noir plus respectable symbolisant humilité, austérité, porté par les moines et la Réforme. Il s'est mué en noir de l'autorité, celui des juges, des avocats... A notre époque c'est aussi signe d'élégance... Le noir est le plus souvent associé au blanc, son contraire...

Le temps peu clément s'est adouci mais la neige est présente en quantité dans Bains. Le thème de la fête est le retour de la Noire dans son berceau d'origine Bains. C'est une allusion aux grandes transhumances inverses

de jadis où les troupeaux de l'Hôpital du Puy partaient hiverner en Provence ou en basse - Ardèche à l'automne. Ils rentraient au pays le printemps venu et ce retour était sans doute célébré. Les animations commencent à 20 heures. Trois bergers costumés et leurs chiens de protection, trois mannequins très grands, partent de l'imposante porte du château pour aller chercher leur troupeau. Ils jouent de la flûte et le premier souffle dans un gros coquillage servant de trompe,

1- Le petit livre des couleurs. Michel Pastoureau. Dominique Simonnet. Editions du Panama. 2005

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ramené de Provence. Le public suit en direction de la route de Jalès où les bergers appellent le troupeau qui surgit en rangs serrés avec force musique, sonnailles sonores, stridences de coquilles Saint-Jacques frottées l'une contre l'autre, bâtons garnis de coquillages... Point de brebis mais des participants costumés en brebis noire 2, grimés et machurés , coiffés d'une toque en peau de mouton noir, munis de lanternes, de flambeaux réfléchis par la neige. Ce sauvage troupeau fait son entrée dans Bains devant un public ébahi par tout ce varaï inhabituel dans la petite cité endormie. Les brebis quêtent le foin de ferme en ferme pour nourrir leurs petits agnelets. Voici le chant de quête publié dans le Souffle de la Neira N° 3 de mars 1997. La musique est d'Yves Becouze, les paroles de Patrice Sauret et l'arrangement de J.P. Delon :BEILATZ BEILATZ BEILATZ DE FEN A TOUT A QUELA PAOURE FEDA BEILATZ BEILATZ NOS LO MATON A TOUT A QUEL AOURE BELON MERCI MERCI MONSUR MADAMA PER LO BEN QUE NOS AVETZ FAT MERCI MERCI MONSUR MADAMA MES LO BON DIEU VOS LO RENDRA

La fête se poursuit autour d'un vaste feu où l'on brûle en effigies loups et ennemis du troupeau. Une folle farandole tourne autour du feu et entonne un chant de remerciements avant de partager le vin chaud. La troupe se rend ensuite vers 20 heures 30 à la salle Pélissier 3 rénovée pour le repas, salle qui 2- Le costume est une création de la Muzaï Compagnie dont vous trouverez le modèle dans le Souffle de la Neira N° 3 de mars 1997. Pour sa réalisation, il nécessite environ 10 mètres de tissu noir et marron, un peu de rouge et de jaune pour la ceinture. Il faut déchirer le tissu sur la largeur (1,50 m) pour obtenir des bandelettes qui seront entrecroisées sur un métier (cadre de bois) pour constituer l'ensemble du costume : bustier, ceinture, jambières (4) qui seront fixées sur la ceinture. Une toque en peau d'agneau noir complète la tenue... ainsi qu'un grimage du visage, fond noir avec une étoile blanche sur le front... 3- Le 5 décembre 1995, inauguration de la salle Pélissier à Bains rénovée et mise aux normes de

devait rappeler à certains de bien bons souvenirs… Le Comité des fêtes (Mlles Decolin Valérie, Chacornac Laetitia, MM. Chacornac, Ferreboeuf... et bien d'autres) filtre les entrées, personnes costumées d'abord, badges. La salle n'est pas assez grande tant le succès a dépassé les espérances des organisateurs, près de 300 personnes. Il faudra donc refuser des entrées. Sont présents des élus locaux, MM. Decolin maire de Bains, Bouchit maire du Vernet et des conseillers municipaux dont M. Castanet Daniel ; des membres du Comité de développement du Velay Volcanique ; de nombreux éleveurs, MM. Itier Hippolyte, Leydier Maurice et Jean Claude, Charrat Stéphane, Allemand Gilbert, Crespy Marcel et Pascal, Mondillon, Chalendard Denis, sécurité, salle polyvalente dont la commune avait particulièrement besoin et attendait avec quelques impatiences, depuis l’acquisition de cette salle par la mairie en 1994. Etaient présents M. Décolin, maire et conseiller général de Bains, M. Proriol, député, M. Gouteyron, sénateur, M. Boit conseiller régional, M. Monier, maire du Puy, M.Imbert secrétaire général de la préfecture. Cette ancienne grange, remise, servait aussi de resserre de matériel à Monsieur Brun, forgeron, maréchal-ferrand, métallier et maire de Bains. Sa fille Mme Pelissier y entreposait ses stocks d’articles de quincaillerie en tout genre. M. Brun s’en servait aussi de garage et de remise à planches et bois divers, ainsi l’ai-je vu du haut de mes 7 ans. Mme Pélissier transforma cette bâtisse en salle de cinéma autour des années 1960 environ ; j’ai souvenir d’y avoir vu des films projetés les dimanches où les jeudis après midi. M. et Mme Pélissier projettent aussi dans d’autres salles, à Saint - Paulien entre autre, films anciens et nouveaux. Je me souviens avoir assisté à Bains à la projection du Grand Meaulnes d’Alain Fournier en 1967, l'Évangile selon St-Mathieu (1964) un film de Pier Paolo Pasolini, les Trois mousquetaires, le Bossu avec Jean Marais et quelques autres. Trois ou quatre fois par an la salle de cinéma se transformait en salle de spectacle. Ainsi le grand orchestre de Jacques Hélian, Raymond Lefebvre vient plusieurs fois à Bains, faire danser les foules. De très nombreux artistes célèbres tels Dalida, Sacha Distel, Gérard Lenormand et bien d’autres viendront aussi en ce haut lieu, ici à Bains, pendant des dizaines d’années pour le plaisir des jeunes et des moins jeunes. Mme Pélissier organisait aussi des réveillons dansants. Aujourd'hui cette salle municipale sert à accueillir de nombreuses manifestations culturelles diverses, sportives, louée aussi pour des réunions et aux particuliers etc... Le Devès. Tome 9. Années 1945-2000. Témoignage de M. Gilbert Castanet, enfant du pays et auteur de nombreux ouvrages : une série fort intéressante sur le Devès, Bains, Ste-Foy-de-Bains, St-Roch-de-Montbonnet, les Béates... Il est aussi radiesthésiste, chercheur d'eau, hydrogéologue, jardinologue... et auteur d'ouvrages dans ces spécialités.

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avec le plus souvent leurs compagnes ; des techniciens de la Chambre d'agriculture, Mmes Petit Marie-Agnès, Roche Louise, Gory Laurence, MM. Montagne Robert, Ranchoux François, Defix Serge, Sabatier Bernard, Brunelin Jean Claude, Cathalan Didier, Chirouze Denis, Savel Thierry, Assezat Georges, Ollier Henri (CER)... ; le « troupeau » de l'Alauda, Muzaï Cie, CDMDT, le plus gros de l'effectif et le plus bruyant sous la houlette de Jean-Louis Roqueplan, Yves Becouze... Le fond de la scène est mobilisé par des panneaux expliquant la Noire du Velay. Tous partagent le menu spécial concocté pour l'occasion dans les cuisines de la salle communale : Fricassade de Belou, sarassou 4 et pommes de terre cuites à l'eau, tarte et café... dans une joyeuse ambiance, avec le concours de M. Lashermes de Cayres suppléant l'absence de restaurateur à Bains. Les agneaux venaient de chez M. Gidon Pierre à Rosières. Le repas terminé, il s'agit de lever une partie des tables pour ménager un espace de danse tandis que les musiciens s'installent sur la scène. Le signal est donné par des réponds dans la salle de quelques musiciens. La soirée est lancée avec bourrée à trois temps, scottish, mazurka, polka, bourrée à deux temps… jusqu'au bout de la nuit...

Cette première fête est un succès malgré un temps enneigé peu propice aux rassemblements en

4- Le sarasson est une préparation fromagère tirée originellement du babeurre. Elle était légèrement acidulée et ressemblait à un fromage blanc battu. Ce fromage est cité par Olivier de Serres, en 1600, dans son Théâtre d'agriculture et mesnage des champs. Sa zone de production s'étend du Forez au Vivarais, et du sud du Livradois au nord du Vela.y Le plus souvent, le babeurre est actuellement remplacé par du fromage frais, soit au lait de vache, soit au lait de chèvre. Le sarasson peut être fait nature ou assaisonné de fines herbes. Un certain nombre d'ingrédients sont alors utilisés d'une façon variable selon les lieux de production. Les plus courants sont la crème fraîche, le jus de citron, la ciboulette, l'estragon, le cerfeuil, l'échalote, le vinaigre de vin, l'huile, une gousse d'ail, du sel et du poivre et rapprochent le sarassou du gaperon, fromage de la plaine de la Limagne de Basse-Auvergne. Cette préparation prend le nom de cervelle de canut ou claqueret dans les bouchons lyonnais. Une confrérie du Sarassou officie à Jullianges. Wikipédia

extérieur. Encore une marque de la résistance et de l'adaptation de la Neira aux intempéries et aléas divers qui ont marqué son retour ! Les journaux ont amplement couvert l'événement. La Haute-Loire Paysanne du vendredi 1er mars 1996 y consacre une pleine page (Un beau succès pour une première !) sous la plume de Georges Assézat et de nombreuses prises de vue. Ce beau succès devrait encourager les organisateurs à pérenniser cette fête. François Ranchoux pense déjà à une deuxième édition un peu plus tard au printemps et sur une journée entière. « Il n'est pas impensable de retrouver 3 ou 4000 personnes dans les rues de Bains pour la prochaine fête de la Noire du Velay » conclut le journaliste ! L'Eveil titre « La première fête de la Noire à Bains. Le troupeau de Jean-Louis ne demande qu'à grandir ! ». « Le troupeau rassemblé vendredi soir aux quatre coins

de Bains par Jean-Louis Roqueplan, ses bergers et leurs chiens n'a donc pas trop souffert des giboulées de neige et de froid mordant. D'autant que ces noires, bien en laine et en chair à cette époque de l'année, se sont réchauffées en se serrant, en gambadant, en

dansant autour d'un grand feu allumé sur place. Ces brebis avaient même un entrain du diable, et le berger pouvait être fier de montrer son troupeau aux gens de Bains venus nombreux... » Le journaliste, certainement l'ami Jean Grimaud conclut « Sûr il y aura d'autres éditions de la fête... On reverra donc à Bains les plus joueuses de nos Noires du Velay et, le plus grand de nos bergers, probablement en mai 1997 et ce sera pour tous une grande fête populaire... »

( à suivre....)

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Les ministres de l'agriculture sous la Vème République

Louis Le Pensec est ministre de l'Agriculture et de la Pêche du 4 juin 1997 à octobre 1998 dans le gouvernement Lionel Jospin.

Notice biographique (suite)

Au ministère de l'agricultureLouis Le Pensec est ministre de l'Agriculture et de la Pêche du 4 juin 1997 à octobre 1998 dans le gouvernement Lionel Jospin 1. « L'Agriculture et la Pêche sont réunies sous la coupe d'un ministre breton 2, événement majeur pour la région qui dépend essentiellement de ces deux secteurs d'activité. Le « Grand Louis » est avec Charles Josselin 3 la grande figure du

1- En 1997, un certain Stéphane Le Foll devient conseiller technique de LLPensec. Il était assistant de Bernard Thareau, responsable agricole du PS puis de son successeur Georges Garot.2- Louis le Pensec : un ministre-clé pour l'économie bretonne. Marcel Quivige. Le Télégramme. Juin 1997. 3- Fils de cultivateurs, il suit des études de droit, obtenant une licence de droit et un diplôme d'études supérieures de droit public à l'université de Rennes. Il est ensuite élève à l'Institut d'études politiques de Paris. Il entre dans la vie professionnelle comme attaché du secrétaire financier de la banque de l'Union parisienne entre 1965 et 1968, avant d'être embauché comme économiste à la Société centrale pour l'équipement du territoire jusqu'en 1973. Adhérant au Parti socialiste depuis 1971, il entame une carrière politique en 1973, élu député dans la deuxième circonscription des Côtes-d'Armor (Dinan) mettant fin à la carrière politique de René Pleven. La même année, il est élu au conseil général des Côtes-d'Armor, dont il devient président à partir de 1976. En 1977, il est élu maire de sa ville natale. Battu en 1978, il retrouve son siège à l'Assemblée nationale en 1981 à la faveur de la vague rose qui suit l'élection de François Mitterrand. Au Palais Bourbon, il préside la délégation pour les Communautés européennes entre 1981 et 1985 puis 1988 et 1992, siège à la commission des finances, pour lequel il est rapporteur du budget de la Culture de 1974 à 1978 et de 1988 à 1992, de celui des Affaires étrangères de 1981 et 1985, et de celui de la Recherche de 1993 et 1995. En 1985, il est appelé au sein du gouvernement Laurent Fabius comme secrétaire d'État chargé des transports entre 1985 et 1986. En 1992, il rejoint le gouvernement Pierre Bérégovoy en qualité de secrétaire d'État chargé de la mer. Sous le gouvernement Lionel Jospin, il occupe le secrétaire d'État à la coopération puis à la coopération et à la francophonie, obtenant le titre de ministre délégué pour ces domaines à partir de 1998. En 2006, il entre au Sénat pour deux années.

socialisme breton. Il atteint le sommet de sa carrière politique en décrochant ces deux ministères clés pour l'économie bretonne. La réunion de ces deux ministères il en rêvait secrètement depuis des années, depuis qu'il arpente les ministères. La pêche : il connaît sur le bout des doigts, puisqu'il fut en 1981, le créateur du ministère de la Mer et qu'ensuite son ombre a toujours plané sur ces dossiers. L'Agriculture : il connaît moins pour l'instant. Mais dans l'histoire de ce ministère réputé difficile, il va succéder à Tanguy Prigent autre figure emblématique du socialisme breton, qui fut ministre de 1944 à 1947 créant le statut du fermage. » Sur son bureau LLP va trouver des dossiers sensibles 4 tels que l'affrontement entre agriculteurs français et espagnols ou le contentieux en sommeil jusqu'en septembre entre producteurs et industriels laitiers. Son prédécesseur Philippe Vasseur lui a laissé la loi d'orientation agricole qui commençait juste son parcours parlementaire. Cette loi pourrait être revue et corrigée, différée tant que le nouveau cadre agricole européen n'est pas redéfini. D'ailleurs, la renégociation à Bruxelles, avec les homologues européens, de la politique agricole commune est sans doute l'une des tâches majeures qui l'attendent. Il devra aussi gérer le délicat dossier de la gestion des séquelles profondes de la crise de la « vache folle », se pencher sur les problèmes de sécurité alimentaire, notamment l'épineux dossier des OGM, s'employer à consolider la filière pêche, encore très fragile. Voulue par le syndicalisme agricole majoritaire 5, annoncée par Jacques Chirac lors du congrès du cinquantenaire de la FNSEA en 1996 la LOA, Loi d'orientation agricole verra oeuvrer trois ministres ! Elle est d'abord conçue par Philippe Vasseur et donne lieu à une large concertation. Suite à la dissolution du printemps 1997 et l'émergence d'une nouvelle majorité, Lionel Jospin annonce lors de son discours de politique générale de juin 1997, sa remise en chantier. LLP

va à nouveau engager une vaste concertation avec les OPA. La loi est rédigée, discutée, amendée et votée par le Parlement et mise en oeuvre par Jean Glavany, successeur de LLP. Une idée nouvelle se fait jour, celle du CTE, Contrat territorial d'exploitation, issu de réflexions antérieures, Christiane Lambert et le sociologue Bertrand

4- les Echos. 5 juin 1997 5-Trois ministres et une loi. Agriculteurs, ruraux et citadins : les mutations des campagnes françaises. Jean-Pierre Sylvestre. Centre régional de documentation pédagogique de Bourgogne. Educagri 2002.

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Hervieu seraient les parents putatifs du CTE. Le Congrès du CNJA de 1997 l'avait formalisé. Le CNJA soutient le projet législatif de la gauche 1998-1999 et se revendique comme précurseur du CTE en dépit de la méfiance de la FNSEA et de l'hostilité des régions de grande cultures. La France, longue à prendre en compte les problèmes environnementaux, était aussi dans le viseur de la Commission européenne. Le vote solennel de la loi d'orientation agricole 6 a lieu à l'Assemblée nationale le 13 octobre 1998, après une présentation par le ministre. Le champ couvert par ce projet de loi est considérable : reconnaissance de la multifonctionnalité de l'agriculture ; modernisation de l'action publique en passant de l'administration à la contractualisation de la politique agricole, grâce au contrat territorial d'exploitation ; reconnaissance effective du pluralisme syndical ; nouvel élan à l'installation des jeunes en renforçant l'efficacité du contrôle de l'agrandissement des structures agricoles et en le rendant plus transparent ; pouvoir économique des agriculteurs conforté, en clarifiant la définition des signes de qualité, et en renforçant le rôle des producteurs dans leur gestion ; moyens donnés aux pouvoirs publics pour une mise en oeuvre effective du principe de précaution dans leurs actes d'autorisation de dissémination des OGM ; pas supplémentaire vers la réalisation de la parité entre les agriculteurs et les autres catégories sociales, en améliorant le statut des conjoints d'exploitants ; emploi favorisé et amélioration des garanties sociales des salariés ; précision de la place de l'agriculture dans la gestion du territoire, et fixation du cadre de la modernisation de notre appareil de formation et de recherche. Le ministre tacle le syndicalisme majoritaire. « Réorienter, c'est avoir le courage et la lucidité de tirer toutes les conséquences de certains effets pervers de politiques fondées exclusivement sur l'obtention de quantités. Infléchir le cours de notre politique agricole en la recentrant sur les hommes et les

6- source http://www.agriculture.gouv.fr, le 23 octobre 2001

territoires c'est préparer l'avenir. Faire en sorte que le noyau dur de notre agriculture soit, plus encore que par le passé, une agriculture de produits identifiés à haute valeur ajoutée est le plus sûr moyen de garder nos parts de marché en Europe, et d'en conquérir de nouvelles sur les marchés tiers solvables... Il est paradoxal, que les tenants d'une agriculture d'entreprise fondée sur le dynamisme d'agri-managers fondent l'expansion de leur production sur une baisse des prix compensée par des aides directes. Il est simple de prôner la compétition lorsque son coût est intégralement assuré par la collectivité. Je l'ai déjà

dit, cette politique dite « réaliste » est de courte vue. On baisse aujourd'hui les prix garantis et demain on acceptera une nouvelle réduction de la protection communautaire, et les contraintes budgétaires européennes et les négociations de l'OMC

parachèveront la besogne en réduisant les aides directes aux agriculteurs... La principale inflexion de notre politique agricole se situe à ce niveau. Il nous faut fixer de nouvelles règles pour que la répartition des soutiens publics entre les agriculteurs se fasse d'une manière plus juste et plus équitable, pour qu'ils puissent produire et vivre sur l'ensemble du territoire, créer des emplois, participer à la préservation

de ressources naturelles. Pourquoi s'inquiéter ou railler, comme l'ont fait certains, l'enrichissement des tâches du métier d'agriculteurs ? A qui fera-t-on croire que l'instauration des CTE comporte le plus petit risque d'amener les agriculteurs à négliger ce qui constitue et constituera toujours le centre de leur activité : la production ? Ces producteurs d'un nouveau type existent déjà, ils participent tout autant que les autres à la création de richesse et il s'agit au travers des contrats territoriaux de toucher le plus grand nombre... Le texte de la loi dont nous achevons l'examen en première lecture, en reconnaissant la multifonctionnalité des agriculteurs définit une nouvelle conception de ce métier. Parce qu'elle correspond à une activité, qui contribue tout à la fois à la production, au développement de l'emploi, mais aussi à la protection et au renouvellement des ressources naturelles et à l'équilibre du territoire, cette agriculture là mérite l'appui et le soutien des pouvoirs publics. »

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Quinze jours après avoir annoncé l'autorisation de mise en culture d'un maïs transgénique 7, Louis Le Pensec lance en décembre 1997 un plan quinquennal de développement de l'agriculture biologique. Veut-il rassurer une opinion publique inquiète de l'arrivée des OGM, organismes génétiquement modifiés ? Louis Le Pensec indique une simple coïncidence de dates. Les consommateurs semblent goûter de plus en plus les produits biologiques. Rançon de la crise de la vache folle et de l'arrivée des OGM, en 1997, la demande a cru de 20 % et la production nationale ne peut plus faire face et il faut avoir recours à une importation massive. «Reprendre notre première place européenne en agriculture bio suppose de reconnaître nos handicaps et de les combler», déclare le ministre. Dès 1998, le gouvernement fera passer l'enveloppe destinée à accompagner le passage des agriculteurs du conventionnel au bio, de 15 à 60 millions de francs par an et mobilisera les offices interprofessionnels pour mieux organiser les filières de produits. 30 MF y seront consacrés. L'objectif est que le bio occupe en 2005, 3 % de la surface agricole utile contre 0,4 % actuellement. Les ministres européens de l’Agriculture examinent, à Luxembourg en juin 1997 8, la situation des producteurs des grandes cultures,comme les céréaliers, surpayés par Bruxelles depuis 4 ans. Ces surcompensations ont été estimées par Bruxelles à 8,4 milliards d’écus (12,6 milliards de dollars). La France, représentée par le nouveau ministre à l’Agriculture Louis le Pensec, est le premier producteur européen de céréales. Pour le Commissaire européen chargé de l’Agriculture Franz Fischler, il faut réduire les paiements compensatoires aux céréaliers de l/4 de milliard d’écus, que l’on pourrait consacrer au financement des mesures de lutte contre la maladie de la vache folle. Toujours dans le domaine des grandes cultures, en situation de surproduction, les ministres vont examiner la question du gel des terres (jachère). Les ministres pourraient aussi assouplir le régime des sanctions encourues par les producteurs de grandes cultures en cas de non-respect des directives européennes, demande de la France, de l’Italie et de l’Allemagne. La Commission y étant opposée, les négociations risquent d’être très difficiles. Pour chaque Etat-membre, ce conseil agricole consacré au «paquet prix» est l’occasion pour obtenir le

7- Catherine Coroller. Libération. 3 décembre 1997 8- Les grandes cultures au cœur du conseil agricole le plus important de l'année. AFP. Bruxelles. 22 juin 1997

maximum d’aide financière pour ses agriculteurs. Les ministres viennent ainsi à Luxembourg avec une liste de demandes. Ainsi l’Italie, le Portugal et l’Espagne demanderont une hausse de leur quota laitier. L’Allemagne devrait faire valoir la situation particulière de ses nouveaux Lander. Le «projet prix» pour la campagne 1997/98 prévoit un gel des prix sur la base de ceux de 1996/97, mais aussi des économies pour 1998. La France, première bénéficiaire de la politique agricole commune, ne récupère cependant que 79 % de sa mise, du fait du poids des dépenses structurelles (aides régionales) qui profitent surtout aux membres les plus pauvres. Enfin les aides européennes représentent 83 % des subventions touchées par les agriculteurs français. Une baisse de 20 % du prix d'intervention des céréales et une réduction de moitié des compensations consécutives au premier plan de baisse des prix en 1992 ; une baisse de 30 % du prix d'intervention de la viande bovine entre l'an 2000 et 2003 et une revalorisation des primes par tête de bétail; une baisse de 10 % du prix du beurre et de la poudre de lait mais la création d'une prime à la vache de réforme au moment de la vendre au boucher. Telles sont les grandes lignes de la réforme de la politique agricolecommune présentée en juillet 1997 par la Commission européenne 9 devant les députés européens et que les ministres de l'Agriculture des Quinze examineront les 23 et 24 juillet 1997 à Bruxelles. Le volet agricole d'«Agenda 2000» vise à poursuivre l'alignement progressif des prix agricoles européens sur les prix mondiaux et d'ouvrir le Marché commun agricole à cinq pays de l'Est européen sans augmenter les sommes consacrées à l'agriculture. Selon l'Humanité, les technocrates de la Commission veulent obliger les agriculteurs européens à relever un défi dont les principaux résultats risquent d'être la liquidation de l'exploitation familiale au profit de la concentration agraire, l'augmentation des difficultés pour installer des jeunes, une accélération de la désertification des campagnes, la mise en friche des terres à faible potentiel agronomique et l'intensification des rendements sur les autres, avec ce que cela suppose de pollutions aux nitrates et aux pesticides. Le projet de réforme accélère la sortie de la politique agricole commune de son double système originel de prix garantis et de préférence communautaire pour les principales productions. Plus l'élevage comptera de têtes, plus l'éleveur recevra de

9- Attaque frontale contre l'exploitation familiale. L'Humanité. Gérard Le Puill. 17 juillet 1997

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primes. Ce système poussera les plus gros à grossir continuellement en reprenant les exploitations dont les titulaires partiront à la retraite. Le même phénomène s'observera dans les productions laitières et céréalières au détriment de l'installation des jeunes et de la vie des communes rurales. Cette politique sera également préjudiciable à l'environnement et à la qualité des eaux à cause des engrais chimiques et organiques utilisés pour accroître les rendements à l'hectare dans les zones les plus fertiles. En revanche, les zones d'élevage extensif, aux terres difficiles à travailler et au climat hivernal rigoureux, seront de moins en moins «compétitives» et risquent de connaître une désertification accélérée. Le projet des commissaires européens entend soumettre l'agriculture du Vieux Continent aux lois de l'ultralibéralisme, tout comme l'industrie et les services. Louis Le Pensec, ministre français de l'Agriculture, a affirmé qu'il négocierait à Bruxelles pour obtenir un accord qui «prenne en compte les préoccupations liées à l'emploi, au développement durable et à l'occupation de l'espace exprimés par la société». Il affirme également vouloir une réforme qui «préserve le droit de l'Union européenne à mettre en oeuvre sa propre politique agricole dans les négociations commerciales multilatérales à venir». Deux préoccupations totalement incompatibles avec le volet agricole d'«Agenda 2000» tel qu'il a été présenté hier à Strasbourg. Les éleveurs bretons se mobilisent 10 en février 1998, pour protester contre une circulaire publiée en janvier, cosigné par Dominique Voynet et Louis Le Pensec, délimitant la mise en oeuvre du programme de maîtrise des pollutions d'origine agricole et des moyens de leur résorption. Constitué de 420 adhérents, chefs d'entreprise, salariés de la filière agroalimentaire, commerçants... le « Collectif emploi » présidé par Daniel Bellec, cadre dans une coopérative agricole, est l'organisateur de cette manifestation, dans la région de Morlaix. En mars 1998, le Président de la République s'est présenté, avec quelques minutes d'avance sur l'horaire prévu, pour inaugurer, le Salon international de l'agriculture au parc de la Porte de Versailles à Paris. Il a quelque peu volé la

10- Stanislas du Guerny. Les Echos. 27 février 1998

vedette à Louis Le Pensec, ministre de l'Agriculture. Concernant la crise du chou-fleur d'avril 1998 11, après les «exactions» des producteurs bretons, dénoncées par le patron de la FNSEA, Luc Guyau, et très mal perçues par l'opinion, le ministre de l'Agriculture, Louis Le Pensec, propose une table-ronde. Au-delà de cette crise conjoncturelle, c'est toute l'organisation de la filière qu'il faut mettre à plat. Malgré cet appel au dialogue, le climat reste tendu, et les tracteurs ont bloqué hier après-midi le pont de Morlaix. Après la tempête déchaînée par les producteurs de choux-fleurs bretons, le

ministre de l'Agriculture n'a pas voulu modifier le cap. Malgré l'ultimatum qui lui a été adressé, Louis Le Pensec n'a pas bougé d'un pouce. Il ne pouvait évidemment pas en être autrement, après les actes de destruction commis sur le matériel de la SNCF. Louis Le Pensec s'est

étonné «de la façon stupéfiante» dont les légumiers du Finistère ont conduit leur mouvement... son ministère «n'ayant reçu aucune demande d'audience» des responsables départementaux avant les débordements. Pas question toutefois, pour le ministre, de fermer la porte. Un appel au dialogue qui pourrait, malgré le climat tendu et un premier refus, recevoir finalement quelques échos. Cette ouverture pourrait être saisie par les syndicats : les casseurs, par leurs exactions, ont divisé le mouvement des légumiers ; la répétition, chaque année, des difficultés de ce secteur montre qu'il ne s'agit pas de crises conjoncturelles mais structurelles ; le syndicalisme agricole et les pouvoirs publics ont tout intérêt à régler rapidement la crise. Il conviendrait de traiter surle fond de l'avenir d'une filière qui fonctionne sur un modèle datant des années 60-70 : relations avec la grande distribution, réviser certains mécanismes, comme la mise au cadran, qui amplifie les variations de prix et ne permet pas la régularité des approvisionnements, principal souci de la grande distribution. Les producteurs de fruits et légumes se sentent les oubliés de la PAC. L'application de la nouvelle OCM (Organisation commune de marché) européenne devrait produire

11- La Dépêche. Agriculture : le chou-fleur tourne à l'aigre. Erik Massin. 15 avril 1998

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ses premiers effets seulement durant la prochaine campagne. Avec la campagne fraises, dans quelques semaines, la région n'est d'ailleurs pas à l'abri de dérapages. Même si le climat franco-espagnol apparaît plus serein que l'an passé. Il ne saurait toutefois être question, pour les pouvoirs publics, d'ignorer les graves situations de certaines exploitations, notamment bretonnes. Louis Le Pensec a d'ailleurs dit qu'il était prêt, en liaison avec les directions départementales de l'agriculture concernées, à agir au cas par cas pour donner des ballons d'oxygène. Dialogue et traitement social de la crise, telle est la ligne arrêtée par le ministre, qui rencontrera demain les représentants de l'ensemble des organisations agricoles dans le cadre du conseil de l'agriculture française. Les deux parties ont tout intérêt à déminer très vite un terrain breton dont les embrasements peuvent, l'histoire agricole l'a montré, s'avérer redoutables. Le 52ème congrès de la FNSEA à lieu à Clermont-Ferrand le 9 avril 1998, sur le thème « le pouvoir économique des agriculteurs », et LLP y délivre un discours 12. Il rend un hommage appuyé à Michel Debatisse, originaire de ce département, qui invitait lors du 16ème congrès de la FNSEA en 1962, à faire preuve d'audace et de franchise. Les auteurs du rapport d'orientation semblent avoir suivi ses préceptes en présentant une analyse sans complaisance des « temps des ruptures » que nous vivons. Les agriculteurs longtemps une des composantes économiques et politiques dominante de notre pays sont devenus aujourd'hui une minorité et ne produisent plus que 2,5 % de la richesse produite par le pays. Il faut en tenir compte pour aborder les questions sous un angle nouveau. Les prix des produits alimentaires au stade de la consommation sont équivalents en 1998 à ce qu'ils étaient en 1955, et dans le même temps, les prix agricoles à la production, ont diminué de 40 %. Le ministre constate que les agriculteurs n'ont pas retiré les fruits des gains de compétitivité formidables qu'ils ont réalisés pendant ces quarante dernières années. Le partage de la valeur ajoutée s'est fait en leur défaveur. Dès lors, quel avenir peut-on imaginer et préparer pour l'agriculture française ? Est-ce celui d'une agriculture duale, comme certains le proposent, composée d'un côté d'agriculteurs réputés compétitifs, ceux que l'on appelait il y a quelques années « les agri-manageurs », chargés de fournir des matières premières à bas prix pour les industries de

12- Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 17 septembre 2001

transformation, et de l'autre côté des « jardiniers de la nature » ? Cette perspective n'est pas celle des syndicats ni du ministre qui a la semaine dernière montré son désaccord à Bruxelles avec la proposition de réforme de la PAC proposée par la commission. LLP a toujours montré sa volonté de replacer le territoire et les hommes qui le peuplent au centre des préoccupations de la politique agricole, position qui n'avait pas pour effet d'opposer deux agricultures. Il n'y a pas d'un côté la politique agricole commune avec ses organisations communes de marché, faites pour des agriculteurs compétitifs et orientés sur le marché, et de l'autre côté une politique à caractère social, réservée à une agriculture vouée à l'entretien de l'espace. Notre agriculture est riche de sa diversité. Le quart du total des exploitations françaises, consacrent leur activité en totalité ou en partie à la production de produits dits de qualité souvent situées dans des zones difficiles. Elles ne sont pas moins économiques, moins orientées vers le marché que nos grandes exploitations productrices de produits de base situées dans d'autres régions françaises. C'est la politique agricole dans son ensemble qui doit être repensée, pour accompagner l'agriculture dans sa diversité. LLP aborde ensuite le dossier des négociations communautaires. La Commission pose avec pertinence des questions cruciales : développer le commerce mondial des produits agro-alimentaires ; adapter la politique agricole commune pour accueillir nos voisins d'Europe centrale et orientale ; préparer à la reprise des négociation de l'organisation mondiale du commerce prévues pour l'an 2000. Mais elle propose la baisse systématique des prix des matières premières agricoles, compensées plus ou moins bien par une augmentation des aides directes aux agriculteurs. Il serait suicidaire de tirer vers le bas ce grand marché solvable qu'est l'Union européenne, pour conquérir des parts de marché hors d'Europe. Et puis, le marché mondial ne se réduit pas au commerce de matières premières agricoles non transformées. Au contraire, en tendance, nos exportations de matières premières stagnent en volume et se réduisent en valeur, alors que celles de produits transformés agro-alimentaires croissent. La qualité des produits, leur adaptation à la demande de nos clients internationaux, le dynamisme des politiques commerciales, contribuent autant au développement de nos exportations que l'avantage que peuvent conférer des prix bas. Le gouvernement français est favorable à l'élargissement de l'Union européenne, mais l'élargissement de l'Europe, ne signifie pas

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l'alignement des économies des pays d'Europe de l'Ouest sur celles des pays d'Europe centrale et orientale. L'alignement doit se faire par le haut et non par le bas et il faut inventer une autre politique. Il est important pour l'Union européenne de préparer les prochaines négociations de l'Organisation Mondiale du Commerce. Mais il ne suffira pas de baisser les prix garantis des matières premières agricoles dans l'Union européenne pour être tranquille. Il est bien certain que les Américains feront pression pour remettre en cause les aides directes aux agriculteurs. L'Europe n'a pas à céder à ces exigences, mais elle ne peut ignorer qu'il s'agira d'un des enjeux majeurs de la prochaine négociation. Elle devra exiger des garanties contre le dumping monétaire pratiqué par nos partenaires commerciaux et faire prendre en compte dans les échanges les contraintes environnementales ou sanitaires que nous nous imposons. LLP est favorable à une vraie réforme qui serait à la fois plus pragmatique et plus ambitieuse et novatrice. S'il s'agit seulement d'ajuster les prix agricoles, alors ne parlons pas de réforme de la PAC, faisons ce qui est nécessaire, année après année, comme nous avions coutume de le faire dans le cadre des « paquets-prix ». Mais l'avenir du secteur des grandes cultures, blé et oléagineux, ne se pose pas exclusivement en ces termes. Les utilisations à des fins non alimentaires doivent également être mieux prises en considération. La baisse des prix proposée pour la viande bovine paraît tout à fait irrecevable. Il vaut mieux ouvrir la voie d'une politique permettant une meilleure valorisation des produits de l'élevage bovin européen sur le marché communautaire. Enfin la suppression des achats d'intervention, élément indispensable à la gestion des marchés, est inacceptable. S'agissant de la production laitière, ce qui est en cause, au delà de la baisse de prix proposée par la Commission, c'est la suppression pure et simple des quotas laitiers dans l'Union européenne. Les quotas ont permis le maintien de l'activité de production sur l'ensemble du territoire, sans empêcher le développement de la consommation de produits laitiers en France comme dans le reste de l'Europe, tout cela en garantissant le maintien de prix rémunérateurs. Le ministre s'engage à les défendre. C'est aussi de cette façon que nous devrons aborder les productions méditerranéennes, qui doivent trouver la place qui leur revient dans cette réforme. La PAC ne sera durable, justifiée aux yeux de l'opinion, que si elle contribue à la création d'emplois dans le monde agricole, que si elle favorise la production de

valeur ajoutée par les exploitations, que si elle permet aux agriculteurs d'assumer effectivement la multifonctionnalité de l'agriculture. La politique agricole doit prendre en compte la contribution des agriculteurs à la protection et au renouvellement des ressources naturelles, de nos sols et sous-sols, à la protection de l'environnement, à la production de services et de paysages. C'est le découplage entre les aides et la production. Découpler les aides directes aux agriculteurs, c'est les protéger efficacement contre les attaques de nos partenaires commerciaux lors du futur round de négociations multilatérales. C'est aussi les pérenniser face aux appétits que ne manque pas de susciter le budget agricole. Bien sûr il ne s'agit pas de passer brutalement du système actuel à un système totalement découplé, mais de répartir une partie des aides publiques aux agriculteurs en fonction de critères qui ne soient pas simplement le volume de la production ou la taille des exploitations. Cette politique est inscrite également dans la loi d'orientation agricole souhaitée par la profession et vraisemblablement transmise au Parlement en mai prochain. L'ambition de cette loi d'orientation agricole est de répondre aux défis qui s'imposent dans ces « temps de ruptures ». Il faut redonner un sens au métier d'agriculteur et aux politiques publiques agricoles. Il ne s'agit plus seulement d'encourager la production, mais d'assurer la pérennité des exploitations agricoles et les conditions de leur transmission, de favoriser l'installation en agriculture, de permettre un partage de la valeur ajoutée entre les agriculteurs et les industries d'aval qui soit plus favorables aux agriculteurs, de favoriser la diversité des modes de développement d'exploitation agricole, d'encourager les modes de production qui soit respectueux de l'environnement. Il s'agit d'inscrire dans les politiques publiques la multifonctionnalité de l'agriculture, comme un élément majeur de définition de l'agriculture, de ses missions, et de la légitimité des soutiens qui lui sont apportés et de proposer une gestion contractuelle de la politique agricole. Cette loi d'orientation comprend bien d'autres dispositions : renforcement du contrôle des structures, amélioration du statut des conjoints d'exploitant, mesures en faveur du développement de l'emploi salarié, clarification de la politique de qualité et renforcement du pouvoir d'organisation des producteurs dans ce domaine, adaptation de l'enseignement agricole et de la recherche à la réorientation de la politique agricole, amélioration du cadre juridique de la gestion de l'espace rural de façon à éviter son grignotage par le

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développement urbain. Le contrat territorial d'exploitation a vocation à regrouper dans un cadre unique les différentes démarches contractuelles déjà existantes, et à traiter de nouveaux objectifs. LLP souhaite que la future politique agricole commune comprenne une mesure permettant de moduler 15 à 20 % des crédits liés aux organisations communes de marché, crédits qui pourraient être redistribués sans considération du volume de la production ou de la taille des exploitations, dans le cadre des contrats territoriaux d'exploitation. Ce découplage mettra l'Union européenne en position de force dans les futures négociations de l'organisation mondiale du commerce. Le découplage est aussi une façon de répartir de façon plus équitable les concours publics entre les agriculteurs, les régions et les productions. Le rapport d'orientation de la FNSEA propose de consacrer la reconnaissance de la fonction territoriale de l'agriculture par la mise en oeuvre d'un soutien de base à l'hectare auquel pourraient s'ajouter des soutiens spécifiques aux différentes productions. Ce scénario a été étudié notamment à Bruxelles et a été finalement abandonné : une répartition des crédits communautaires en fonction des hectares exploités est extrêmement favorable à la France, mais cela provoquerait une augmentation du taux de retour français sur le budget communautaire que nos partenaires ne sont pas prêts à accepter. LLP continue à préférer l'idée d'un contrat permettant de prendre en compte la multifonctionnalité de l'agriculture plutôt que celle d'une prime statique, et explique sa mise en oeuvre, en deux grands chapitres : un chapitre à caractère socio-économique visant à encourager la création de valeur ajoutée d'une part, un chapitre environnemental et territorial d'autre part. A chacun de ces objectifs correspondrait un ensemble de mesures. A chaque mesure serait associé un cahier des charges définissant les engagements de l'exploitant et le mode de rémunération proposé. Ainsi, le contrat territorial d'exploitation traduira la rencontre entre les objectifs définis au niveau national et précisés au niveau local et les projets d'exploitations, projets individuels ou collectifs. Le contrat territorial est un exceptionnel moyen de modernisation de la gestion de l'intervention publique en agriculture. C'est aussi le moyen de faire reconnaître la complexité et la richesse du métier d'agriculteur. Il ne règle cependant pas tous les problèmes : évolution du statut des entreprises agricoles, fiscalité, mécanismes de régulation des marchés, marchés à terme, mécanismes d'assurance, assurance revenu, assurance récolte... Tels sont les

grands chantiers pour les semaines et les mois à venir. LLP évoque ensuite les problèmes d'actualité et en premier lieu la situation du secteur des fruits et légumes et les mesures qu'il a diligentées : allègement exceptionnel des charges sociales dans les départements touchés par le gel ; restructuration de la dette des exploitations; programme de rénovation des vergers et du parc de serres ; taux d'aide prévu par la nouvelle OCM

fruits et légumes à son niveau maximum dès la première année d'application. D'autres mesures sont engagées en faveur des jeunes agriculteurs et des producteurs de pommes. Massif central oblige, il aborde les questions relatives à l'élevage et à la politique de la montagne : aides aux bâtiments d'élevage traitées sans retard, crédits en hausse, protection de l'utilisation du terme « montagne », maintien et revalorisation des indemnités compensatoires de handicaps naturels, les ICHN. Pour conclure, LLP en appelle « par-delà certaines divergences bien compréhensibles » de porter ensemble ces projets ambitieux. La Commission nationale des labels et des certifications 13 des produits agricoles et alimentaires se réunit à Paris le 6 mai 1998 en présence du ministre. Le développement de l'agriculture au cours des 30 dernières années s'est accompagné à la fois d'un accroissement de la productivité du travail, de succès considérables sur les marchés mais aussi de déséquilibres territoriaux importants, d'une concentration jugée souvent excessive des exploitations et d'une rupture entre la production agricole et le territoire. L'intention du ministère n'est nullement de condamner l'agriculture dite productive, mais d'accompagner des agriculteurs qui ne peuvent, ou ne veulent, se rattacher à ce type de production, pour choisir des modèles de développement différents : ceux qui leur permettent de mieux maîtriser la production, la transformation, voire la commercialisation de leurs produits. Les démarches volontaires de qualité sont un des moyens de répondre à cette ambition. Pour les trois signes confondus, label, certification de conformité et agriculture biologique, le chiffre d'affaires a plus que doublé en quatre ans et sa croissance est plus forte chaque année. Ce succès résulte bien sûr de la mobilisation des professionnels, mais il doit beaucoup également au travail de cette Commission et de ses trois sections, qui commence à présent son second

13- Source http://wwwsig.premier-ministre.gouv.fr, le 14 septembre 2001

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mandat et a subi une profonde réorganisation en 1994 puisque ses instances consultatives spécialisées par signes de qualité, labels, certification de conformité, agriculture biologique ont été placées dans une Commission comportant trois sections spécialisées par mission : référentiels, organismes certificateurs, agriculture biologique. Le ministre souligne la cohérence et rigueur de la Commission. La section « agriculture biologique » a été incontestablement le lieu de réflexion et d'échanges privilégiés qui a permis la préparation du « plan de développement en faveur de l'agriculture biologique » qui devrait redonner dans les cinq années à venir, une place dominante à l'agriculture biologique française en Europe. Il fait aussi référence à la loi du 3 janvier 1994 et à la gestion des noms géographiques loi qui est venue modifier profondément la gestion des noms géographiques. Un lien exclusif a été établi entre label ou certification avec IGP. Une Commission mixte entre l'INAO et la Commission nationale a été instituée pour évaluer le lien à l'origine et assurer une cohérence entre les AOC et les IGP. Il propose la mise en place d'un comité spécialisé pour les IGP au sein de l'Institut national des appellations d'origine, en remplacement de la Commission mixte. Un tel rapprochement renforce la cohésion, crée des synergies, dans les démarches de protection des dénominations, et clarifie le dispositif d'instruction. L'INAO, déjà chargé par la loi du 3 janvier 1994 de la protection juridique des IGP, aura une compétence affichée sur l'ensemble de la procédure. Il fait confiance à l'INAO et en particulier à son comité spécialisé pour mettre en place les mesures appropriées. Ces mesures seront de nature à éviter toute dérive du système. Elles permettront que ce système soit un outil de développement économique durable et équilibré et qu'il contribue à préserver la pérennité des exploitations agricoles. Le dernier sondage réalisé par la SOFRES montre l'importance qu'une large majorité de Français (64 %) pense qu'il est possible de concilier productivité de l'agriculture, qualité des produits et respect de l'environnement. La tâche de la Commission est lourde et sa responsabilité grande. Car, c'est en effet aussi de son action, que dépend l'avenir de nombreux producteurs et de nombreuses entreprises agro-alimentaires, qui ont choisi la qualité. Lors d'un Conseil agriculture du Conseil de l'Union européenne à Luxembourg du 22 au 26 juin 1998, LLP fait la déclaration suivante à propos de l'organisation du marché de la banane, sujet qu'il connaît bien depuis son passage à L'Outremer. « En ce qui concerne la réforme de

l'OCM de la banane, la structure fondamentale de l'OCM que j'ai négociée en 1992 est préservée : les bananes communautaires et ACP continueront de bénéficier des mêmes avantages tarifaires par rapport aux bananes dollars, qui restent contingentées. Ce premier acquis est important, même si nous avons dû accepter de pérenniser ce qui existait de facto depuis l'élargissement de l'Union en 1995 : un contingent supplémentaire de 353 000 tonnes de bananes dollars à 75 Ecus la tonne. Nous avons donc échappé à ce que souhaitaient les Américains, à savoir la destruction de l'OCM de la banane. De plus, j'ai obtenu une revalorisation de 8 % de la recette de référence pour le calcul de l'aide versée aux producteurs communautaires. Il s'agit d'une revalorisation globale à compter de 1999 ; mais nous avons obtenu qu'une 1ère étape, à hauteur de 5 %, soit apportée au titre de 1998. Enfin, la France prend note, et s'en félicite, de la déclaration de la Commission indiquant qu'elle examinera l'incidence des modifications de l'OCM

banane sur la production communautaire et qu'elle relèvera en conséquence, si nécessaire, la recette de référence des producteurs. Il faut bien mesurer ce que nous venons d'obtenir. Il s'agit de la première revalorisation d'une aide à des producteurs communautaires depuis 10 ans. Nous demandions cette mesure depuis 1993 pour prendre en compte l'augmentation des coûts de production dans les DOM. Nous avons enfin obtenu satisfaction. En outre, pour l'avenir, si, comme je le pense, nos producteurs ont à souffrir de la suppression des licences B, décidée aujourd'hui, la Commission s'est explicitement engagée à en tirer les conséquences avec une nouvelle revalorisation de l'aide. La structure fondamentale de l'OCM est donc préservée et la situation des producteurs est prise en compte, pour le présent comme pour l'avenir. » Le dossier de la vache folle 14 s'accélère après que le Royaume-Uni ait annoncé au monde entier

14- Le ministre de l'Agriculture a affirmé hier qu'il n'y avait «aucune raison de suspecter la viande bovine proposée aux consommateurs français». «Aucun élément connu actuellement ne permet de penser que les viandes britanniques d'origine frauduleuse se soient retrouvées sur notre marché». M. Le Pensec a critiqué les informations données mercredi par la Commission de Bruxelles. Il «déplore que la Commission se soit exprimée de façon inappropriée sur cette affaire le 2 juillet, par des déclarations imprécises». De source proche de Bruxelles, on avait affirmé mercredi que l'Espagne, la France et les Pays-Bas étaient destinataires, via la Belgique, des exportations illégales de viande bovine britannique, effectuées en violation de

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qu’il vient de découvrir un premier cas de transmission de la maladie à l’homme, en 1996, sous la forme dite d'un variant de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. L'Europe réagit immédiatement en décrétant un embargo communautaire sur les viandes britanniques, mais strictement sur des critères de sécurité sanitaire. La Commission européenne a prévu dans sa décision de lever l’embargo dès que le gouvernement britannique pourrait répondre de nouveau à ces critères. En 1999, la Commission considère, avec son comité scientifique directeur que la check-list des critères est bien remplie et donne donc son accord à la reprise de la commercialisation des viandes bovines en provenance du Royaume-Uni. Cependant, durant ces mêmes années, de 1996 à 1999, la population n’est pas restée impassible. En France, face à la levée imminente de l’embargo, les enquêtes d’opinion se multiplient, les organisations de consommateurs s’activent et affirment que la sécurité sanitaire n’est plus un critère suffisant, contredisant ainsi les experts, échaudées depuis l’affaire du sang contaminé et de l’amiante. Même si les experts assuraient que la viande bovine britannique était désormais saine, les consommateurs préféraient garder une liberté de choisir. Il s'agissait alors d'assurer une traçabilité des lots et un étiquetage concernant le pays d’origine. Le Gouvernement français informe donc Bruxelles qu’il ne lèvera pas l’embargo tant qu’il n’y aura pas ce type de dispositif, provoquant une controverse communautaire. C'est le ministre de l’Agriculture Jean Glavany qui obtiendra du Conseil Européen ces mesures complémentaires, ainsi que l’obligation des tests de dépistage de l’ ESB sur le cheptel. Louis Le Pensec décide de quitter la Rue de Varenne 15 pour siéger au Palais du Luxembourg. Il a été élu sénateur le 27 septembre. En mars, lors des élections cantonales, il avait déjà renoncé à son siège de président du conseil général pour rester, à la demande de Lionel Jospin, au gouvernement. Le 13 octobre, l'Assemblée nationale a approuvé, en première lecture, son projet de loi d'orientation agricole. Avec près de 1.000 amendements déposés, Louis Le Pensec a dû ferrailler dur face à une droite revigorée par les propos du président de la

l'embargo. Vache folle: réaction de Louis Le Pensec. L'Humanité. 4 juillet 1997 15- Michel de Grandi. Les Echos. 21 octobre 1998

République, hostile à l'esprit du projet. Le milieu agricole traditionnel a toujours soupçonné Louis Le Pensec d'être un ministre d'occasion, moyennement passionné par son sujet. A son arrivée au ministère de l'Agriculture, il a mis fin à la sacro-sainte «cogestion» avec le syndicalisme dominant et a fait de la Confédération paysanne, syndicat minoritaire classé à gauche, un interlocuteur à égalité de traitement avec la FNSEA, majoritaire et plutôt de droite. On le disait donc fatigué par un portefeuille sous la pression de puissants lobbys, de multiples directives européennes, plus attiré par la terre que par la mer. Louis Le Pensec balaie toutes ces hypothèses 16. « Au moment de mon départ, aucun observateur politique n'a remarqué que le premier à quitter le gouvernement Jospin était celui qui avait eu précédemment la plus grande expérience ministérielle. J'avais tout simplement épuisé les plaisirs de la fonction. » A 62 ans, celui qui fut notamment pendant cinq ans chargé des Dom-Tom découvre les charmes des bancs du Palais du Luxembourg. « Je m'occupe toujours des mêmes dossiers : la terre, la mer, l'Europe. Et, en plus, c'est l'institution indiquée pour conduire un travail de fond que j'avais souvent regretté de ne pouvoir mener », se félicite-t-il. Retrouvant du temps - « Mes proches sont étonnés quand ils me voient lire tranquillement Le Monde » - et surtout ses chères

terres du Finistère. « J'en suis devenu le ministre des Affaires étrangères », se vante le vice-président du conseil général, qui vient de négocier avec DSK la

construction de deux chalutiers à Concarneau. Heureux de pouvoir à nouveau assister au Festival inter-celtique de Lorient. Fier de montrer qu'il existe une vie... après la sortie du gouvernement. Le 20 octobre 1998, sur proposition du Premier ministre, le président de la République nomme Jean Glavany ministre de l'Agriculture et de la Pêche, en remplacement de Louis Le Pensec, élu sénateur. Actuellement premier vice-président de l'Assemblée, ce proche de Lionel Jospin a été chef de cabinet de François Mitterrand (1981-1988)

16- Louis Le Pensec : Ministre des Affaires étrangères du Finistère. Ludovic Vigogne.Le Point. 6 juin 1999

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puis secrétaire d'Etat à l'Enseignement technique (1992-1993).L'après gouvernementSénateur du Finistère, élu le 27 septembre 1998, il siège au groupe socialiste, membre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, membre de la délégation pour l'Union européenne. Fin juillet 2001, Louis Le Pensec rend son rapport sur le Conservatoire du littoral et des rivages lacustres, intitulé « Vers de nouveaux rivages ». Cet établissement public, créé en 1975, a aujourd'hui besoin de nouveaux moyens financiers et réglementaires pour mener à bien ses missions. En 2006, il annonce son retrait progressif de la vie politique. Il n'est donc candidat ni pour les cantonales, ni pour les sénatoriales de 2008. Il reste adjoint au maire de Mellac et demeure à la présidence de l'AFCCRE

(Association française du conseil des communes et régions d’Europe) succédant à Edouard Herriot, Gaston Defferre, Jacques Chaban-Delmas, Michel Barnier. En décembre 2012, Alain Juppé, ancien Premier Ministre, maire de Bordeaux, prend sa suite et salue son action en soulignant « sa rigueur, son engagement et son grand sens diplomatique à la tête de l'AFCCRE ». LLP se réjouit notamment « d'avoir contribué à mieux faire entendre la voix des collectivités territoriales en Europe. Force est de constater que cette voix est désormais l'un des éléments incontournable dans la gouvernance européenne et mondiale ». Il ne sollicitera pas le renouvellement de ses mandats de sénateur et de conseiller général mais vient de prêter serment au barreau de Paris pour devenir avocat. A 68 ans, en 2005, l'infatigable grand Louis veut prouver, aux autres comme à lui, qu'il y a une vie après la politique. Cette reconversion assez inattendue, constitue cependant une sorte de retour aux sources puisque, entre autres diplômes, il est licencié en droit. Au sein du cabinet parisien dirigé par Tony Dreyfus, il prendra peu à peu ses marques aux côtés de spécialistes comme Guy Carcassonne, l'éminent professeur de droit public. Louis Le Pensec n'aura pas, pour autant, à plaider à grands coups d'effets de manche : « Il s'agit plus

précisément, explique-t-il, d'une fonction d'arbitrage, y compris à l'international, dans des domaines où j'ai acquis de l'expérience. Pour de nombreux différents, l'arbitrage est une voie de règlement extra-judiciaire permettant d'éviter les recours contentieux. Ce n'est donc pas tous les jours que je me retrouverai à plaider devant un tribunal .» Le Grenelle de la mer est une démarche publique de réflexion et de négociation entre l'État français, les élus, les acteurs économiques et professionnels concernés par la mer et la société

civile organisée par le ministère français chargé du développement durable et de la mer, sur le modèle du « Grenelle de l'environnement » de 2007. Les quatre tables-rondes finales se sont tenues les 10 et 15 juillet 2009 et ont retenu plusieurs centaines de propositions, dont le développement d'un réseau d'aires marines protégées sur 20 % de la zone économique exclusive française avant 2020, la création d'une grande école des métiers de la mer ou encore le

développement des « autoroutes de la mer ». Un « Livre bleu des engagements du Grenelle de la mer » regroupe les propositions retenues après les tables-rondes finales. Le Grenelle de la mer a suscité une mobilisation sans précédent de la société civile autour des questions maritimes. Si les conclusions ont été largement consensuelles, il y a eu un différent à propos du rapport sur la pêche profonde et le 31 août 2009, Louis Le Pensec a démissionné de la présidence de la mission sur la pêche en eaux profondes qu’il avait accepté mi-juillet, au motif que «le sort de ces pêches est scellé », le gouvernement ayant selon lui, déjà pris sa décision en faveur de l'arrêt des pêches profondes, décision qu’il défendra devant l'Assemblée générale de l'ONU, les 17 et 18 septembre.Il apporte son soutien à Emmanuel Macron lors du deuxième tour des présidentielles de 2017. Socialiste de toujours, Louis Le Pensec a « soutenu Benoît Hamon, par fidélité au candidat de mon parti. J’ai pris acte, avec tristesse, de son échec et voterai Emmanuel Macron pour écarter le péril Le Pen. » Ensuite, poursuit-il, « viendra le temps pour les socialistes de tirer les leçons de ces événements et d’apporter ainsi leur contribution à la nécessaire refondation de notre démocratie et au réveil de l’Europe. »

( à suivre…)

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Pères blancs et brebis noires

Nous avions eu connaissance d'une race ovine noire de Tunisie, la Noire de Thibar. Des recherches plus précises nous ont menés au Frère Novat, originaire des Pays-Bas, fils d'éleveur réputé. Outre la création de cette race, il a travaillé à la formation d'un type de bovins adapté à la région. Il a passé toute sa vie active en Tunisie, sur le domaine de Thibar acquis et développé par les Pères blancs. Outre la description de sa démarche zootechnique, il nous a paru indispensable auparavant d'en préciser le contexte politique, protectorat de Tunisie, de décrire l'institution des Pères blancs, acteurs de cette période, et l'ensemble du domaine.

Colonisation et indépendance de la TunisiePrétextant un incident, les troupes françaises pénètrent en Tunisie par l'Algérie, et en trois semaines arrivent sans combat à Tunis. Le 12 mai 1881, le consul de France, Théodore Roustan 1

impose au bey de Tunis, Sidi Saddok, le traité de protectorat de Bardo. En automne, une campagne militaire vint à bout de quelques tribus soulevées. Le véritable pouvoir est désormais aux mains du résident Pierre-Paul Cambon (1843-1924), à la fois ministre des Affaires étrangères et Président du conseil des Ministres. De nouveaux services administratifs sont créés, entièrement aux mains des Français. La hiérarchie locale, maintenue, est placée sous la surveillance de contrôleurs civils français. Les institutions représentatives ne jouent aucun rôle jusqu'en 1907. La justice est réformée, l'enseignement « à la française » est introduit. La création de ports et de voies de communication stimule la mise en valeur du pays. L'agriculture et l'industrie extractive (fer, phosphate) se développent rapidement et avec eux les progrès sanitaires (vaccinations, assainissement des villes, construction d'hôpitaux...) Les relations avec la population indigène sont tranquilles et la Tunisie est citée en exemple par l'administration française. Le seul véritable problème est la présence d'une colonie italienne trop nombreuse pour être assimilée. En effet, en 1911, il y a 88 000 Italiens contre 48 000 Français et 1 700 000 Tunisiens. En 1911 se manifeste une première opposition au système colonial : une nouvelle

1- Théodore Roustan, de son nom complet Justin Théodore Dominique Roustan, né le 8 août 1833 à Nîmes et décédé le 8 août 1906 à Paris, est un diplomate et fonctionnaire de l'administration coloniale française.

génération de Tunisiens veut sa part de pouvoir et de responsabilité dans les affaires de leur pays. Une première journée d'émeutes sur des thèmes nationalistes et religieux a lieu le 7 novembre 1911. L'agitation reprend après la guerre : les nationalistes réclament un « Destour », une constitution. Le résident Lucien Charles Xavier Saint (1867-1938) les divise en promulguant un train de mesures, création d'assemblées régionales et d'un grand Conseil. Economiquement, le pays reste prospère. La grande crise de 1929 et ses conséquences favorisent le retour de l'agitation politique. Le Destour, parti politique tunisien fondé en 1920 et dont le but est de libérer la Tunisie du protectorat français, est contesté par Habib Bourguiba. En 1934, à l’âge de 31 ans, il fonde le Néo-Destour, fer de lance du mouvement pour l’indépendance de la Tunisie. Bourguiba de son vrai nom, Habib Ben Ali Bourguiba, est un avocat formé en France dans les années 1920. Il revient au pays et commence à militer dans les milieux nationalistes. Plusieurs fois arrêté et exilé par les autorités du protectorat français, il choisit de négocier avec la 4ème République, tout en faisant pression sur elle, pour atteindre son objectif. Une fois l’indépendance obtenue le 20 mars 1956, il s’emploie à mettre sur pied un État moderne en mettant fin à la monarchie et en proclamant la République dont il devient le premier président le 25 juillet 1957.

Les Pères blancsCréation et missionMgr Lavigerie (1825-1892) est nommé archevêque d'Alger lors de la famine consécutive à une épidémie de choléra, en 1867. Cette épidémie laisse un grand nombre d'orphelins dans la région côtière de l'Algérie. Mgr Lavigerie fonde alors sa Société des missionnaires d’Afrique, composée de prêtres séculiers et de frères 2, qui vivent en communauté et sont liés entre eux par le serment de se consacrer aux missions d'Afrique. Leur mission est d'instruire et catéchiser les enfants et fonder des villages chrétiens à partir des familles des anciens orphelins baptisés, et dans un second temps évangéliser les populations du Sahara et d'Afrique centrale . Dès le début, cette institution se crée dans un contexte d'opposition de l'administration coloniale.

2- Mgr Lavigerie avait conçu, dans la ligne des abbayes du Moyen-Age, un ordre qui se dénommait Frères agriculteurs et hospitaliers et qui finalement rejoindront les Pères blancs.

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Le premier scolasticat, maison ou résidence où vit une large communauté de religieux en cours de formation spirituelle ou intellectuelle, a été créé en 1871 à Maison-Carrée (El-Harrach en Algérie devenue une commune de la banlieue est d'Alger), la maison mère et noviciat, puis transféré à N.-D. d’Afrique en janvier 1873, puis de nouveau à Maison-Carrée en octobre 1874 jusqu’au I9 septembre 1875. Il a été transféré à Carthage en Tunisie en octobre 1882, dans les bâtiments du collège Saint-Louis puis à Thibar. Les Pères blancs s'installent en Tunisie en 1875.Leur règleAux trois serments (chasteté, pauvreté et obéissance), les Pères blancs ajoutent un autre serment, celui d'œuvrer à l'évangélisation de l'Afrique, selon les constitutions et lois de leur société. Les Pères blancs ne sont pas un ordre religieux au sens strict du terme mais un institut missionnaire de droit pontifical. Ils font donc des serments et non des vœux. Ils doivent leur nom de Pères blancs à leur costume d'origine : soutane blanche, ou une gandoura, un rosaire à gros grains blancs et noir, une croix autour du cou et une chéchia de feutre rouge sur la tête.Une branche féminine est fondée en 1869, les Soeurs missionnaires de Notre-Dame d'Afrique. Pour entrer au noviciat, il fallait obligatoirement avoir étudié le latin, pendant au moins une partie de ses études secondaires. Cette mesure fut en vigueur jusqu'au début des années 1970. L'apprentissage de l'arabe et du swahili au noviciat fut obligatoire jusqu'au chapitre de 1920, après cette date, c'est l'anglais qui les remplace, puisque la moitié des futurs missionnaires auraient à travailler dans des colonies anglaises. La plupart des novices étant francophones, jusque dans les années 1970, la langue de la Société est uniquement le français, mais on y ajoute l'anglais dès 1947. Le fondateur des Pères blancs, Mgr Lavigerie 3, n'avait pas le souci de doter la société d'une

3- « Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le Saint-Siège, l’Église de France et l’État français – qui s’oriente peu à peu vers un régime républicain et nettement anticlérical – se trouvent en pleine évolution. Lavigerie, qui a une vision ouverte des rapports à promouvoir entre Église et État, s’y veut présent. Il se présente aux élections législatives de 1871. Il intervient ensuite à plusieurs reprises au plus haut niveau dans la crise qui oppose à partir des années 1880, le gouvernement français et l’Église. En 1890, il prend à nouveau la parole, et cette fois de manière spectaculaire, lors du « toast d’Alger » au cours duquel il développe la pensée de Léon XIII, selon laquelle

spiritualité propre. Ce furent donc les jésuites au début qui formèrent les séminaristes, ce qui explique encore aujourd'hui le caractère ignatien de leur famille. L'esprit de leur apostolat rappelle le principe d'inculturation cher

aux jésuites, l'inscription du message évangélique et de l'organisation ecclésiale dans une culture. Expulsion des congrégations et développement de la communautéLors de l'expulsion des congrégations en 1903, les Pères blancs furent une des cinq congrégations catholiques masculines autorisées à poursuivre

leur activité en France. Emile Combes transmet au Sénat les demandes de six congrégations d'hommes « hospitalières, missionnaires et contemplatives », cinq avec avis favorables qui resteront tolérées : Les Frères hospitaliers de Saint-Jean-de-Dieu, les Trappistes, les Cisterciens de Lérins, les Pères blancs, et les Missions africaines de Lyon, une avec avis négatif : les Salésiens de Don Bosco. En 1922, les missionnaires prêtres sont au nombre de 674 et les frères de 180. En 1930, il y a déjà une cinquantaine de prêtres « indigènes ». En 1939, leur nombre a plus que doublé : ils sont 1 493 prêtres et 508 frères, soit un total de 2 001 membres, dont plus de la moitié sur le terrain en Afrique. Le nom de religion des frères est aboli en 1957 et ils gardent leur identité civile. Les effectifs culminent à plus de 3 000 membres, juste avant le concile Vatican II. Le noviciat pour les

l’Église n’est pas inféodée à un type particulier de régime politique, pourvu que l’État lui reconnaisse ses droits propres et respecte sa liberté. De la même manière, confronté à la réalité de l’esclavage qui ravage les régions centrales et orientales du continent africain, il lance en 1888 une grande campagne anti-esclavagiste à travers l’Europe, qui mena au désaveu général de cette pratique par les grandes puissances en Europe... Dans les instructions qu’il donne aux missionnaires, il met en avant deux exigences : un engagement intérieur sans demi-mesure et une vie de communauté profondément fraternelle. Il leur demande aussi d’aimer profondément les gens à qui ils sont envoyés et de vivre avec eux, ce qui se traduit par un effort permanent pour s’immerger dans la culture des peuples ». Charles Lavigerie, l'ami de l'Afrique. La Croix. 01/08/2012

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futurs prêtres se déroule à Maison-Carrée et le scolasticat dans l'immense domaine agricole des Pères Blancs, le domaine de Saint-Joseph de Thibar dans le protectorat français de Tunisie.L'échec de la christianisation4

Le projet catholique en Algérie et en Afrique du Nord s'est peu à peu transformé, puis s'est dissous, au point de laisser un héritage presque oublié. Pourtant l'église catholique au 19e siècle s'intéressa de près à l'Algérie, nouvelle terre de mission. Il revint à Mgr Lavigerie de donner corps au projet évangélisateur en Algérie et en Tunisie. Les écoles confessionnelles chrétiennes ont souvent été à l'avant garde de l'implantation coloniale européenne 5. Mgr Lavigerie dote l'Eglise d'un outil d'évangélisation inédit. Ses préoccupations rejoignent les grilles de lecture idéologiques de l'histoire des Berbères, ces « anciens » chrétiens jugés superficiellement islamisés et qui doivent renouer avec leurs racines. L'effort se porte donc vers la Kabylie, sans grand succès, quelques milliers seulement de conversions en près d'un siècle. Il faut bien alors se rendre à l'évidence : les populations musulmanes et leurs chefs se montrent imperméables et même hostiles au prosélytisme. Il convient donc de chercher un nouveau positionnement. Ainsi est créé (1928-1931) l'IBLA , Institut des belles lettres arabes et une revue du même nom qui paraîtra de 1937 à 1991, sous l'impulsion du Père Demeersman. Née dans la veine orientaliste, l' IBLA évolue avec le contexte politique et culturel tunisien, s’en imprègne et en rend compte. Cette initiative se heurte à l'incompréhension de la majorité des chrétiens de Tunisie et des autorités coloniales. Très vite la légitimité de la demande d'indépendance de la Tunisie est en ligne de mire et, avec prudence et discrétion, les Pères Blancs montrent un soutien au mouvement nationaliste.

Le domaine de ThibarUn site antique 6

Thibar est au nord de la Tunisie, à une trentaine de kilomètres à l'ouest de Béja et à l'ouest de Tunis. Le premier village de Thibaris fut probablement fondé au IIème ou au Ier siècle avant notre ère ;

4- Misère de l'historiographie du Maghreb post-colonial (1962-2012). Pierre Vermeren. Publications de la Sorbonne. 2012 5- L'on pense à l'expression consacrée : Le sabre et le goupillon, alliance objective entre l'église et l'armée... 6- www.anis.kouki.free.fr Texte d'après le Père André Demeersman (1901-1993).

un texte romain fait mention du « Municipium Marianum Thibaritanorum » : le village des thibaritains de Marius, général Romain ayant vécu de 157 à 85 av J.C. Il était alors situé en bas de l'actuel Djebba, Vieux Thibar, alimenté en eau par l'aqueduc venant du Gorâa. C'est en décembre 1901, que des Pères blancs, en cherchant des pierres pour la construction des étables du domaine, ont trouvé par hasard l'inscription gravée : « Pagus Thibaritanus »,, qui a permis d'être certain que c'était bien l'emplacement de Thibar. Il y avait probablement là une colonie de Romains dont chacun recevait 25 ha environ, céréales dans la plaine, oliviers sur les coteaux. Les inscriptions et les sculptures découvertes sur place montrent qu'il y avait aussi de l'élevage : bœufs, moutons à grosse queue, chevaux. La qualité des ruines (marbre, mosaïque, statues …) laisse penser que c'était un village assez riche. L'emplacement d'une église et les inscriptions de certaines tombes confirment qu'il y avait une communauté chrétienne. On trouve encore des écrits parlant de Thibari jusqu'au IVème ou Vème siècle, et ensuite on ne sait pratiquement rien de la région jusqu'au XIXème siècle.L'acquisition du domaine 7

A la fin des années 1800, la plaine est une partie des coteaux étaient la propriété de la famille Ouled Ahsen, de la région du Krib. Ils n'exploitaient pas et se contentaient d'envoyer paître leurs troupeaux. Le fond de la plaine était marécageux et toute la région était infestée de paludisme, au point que la vente des melons et légumes de la région était interdite à Tunis. Les Ouled Ahsen vendaient finalement ce henchir 8, Henchir Hammemet de 1 445 ha, à Brahim Riahi qui concéda un terrain à la famille Sellemi pour y construire un borj 9 et planter un verger. Cette famille habitait Kouchbatia, sur la route de Téboursouk. Brahim Riahi était toujours absent et personne ne s'occupait de la propriété. En difficulté financière, il emprunta à un juif, Nino Benattar, de Tunis. Il ne put jamais le rembourser et Nino Benattar devint finalement propriétaire. Il loua des terrains et prêta aussi de l'argent aux Sellami, à d'autre agriculteurs originaire d'Algérie, à Hammama Ben Hafsi ; ils ne purent jamais le rembourser. Vers 1890, Nino Benattar vendait le henchir à « La Société des oliviers du Menzel », dont le directeur était M. Fabre, colon installé à Bou Salem (Ferme Zama, Bouzid…). Thibar fut confié aux Pères blancs, actionnaires

7- Ibid. 8- Terrain ou parcelle 9- Lieu fortifié

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de cette société qui à partir de 1905 s'appellera « société Hollande-Thibar ».Le village et ses accès 10

La construction des premiers bâtiments de la ferme commença en juillet 1895 ; les ouvriers habitaient Borj ou sous tente ; les quatre premiers pères arrivés s'installèrent dans un bâtiment provisoire en planche. Le premier hiver, ils réussirent à ensemencer 15 ha en blé, avoine, pomme de terre, pois, lentille et même arachide. Dés le début, aussi, ils essayèrent de soigner les malades, mais ils étaient trop peu nombreux pour les voir tous. Pour les travaux, ils se procurèrent charrues et brabants ; il fallait d'abord défricher et puis drainer. Ils commencèrent par un troupeau de 300 brebis, dont beaucoup furent dévorées par des panthères. La piste de Souk El Khémis est tracée en 1896, remplaçant des sentiers muletiers. Les premières années furent très dures : locaux provisoires, paludisme des hommes et des animaux, déplacements lents et longs (on allait acheter les bêtes à Kairouan, au Sers…), peu d'ouvriers, peu de matériel. On fit venir des Kabyles à qui on donnait un minimum d'instruction et qui travaillaient à la ferme. La construction du village commença en 1901. Les premières sœurs blanches arrivent en 1902, l'une d'elles se casse le bras en arrivant, en tombant de la charrette, car il faisait nuit. Tout autour des premières maisons, ce n'était que taillis et friches où vivaient des chacals et des hyènes. L'actuelle recette des PTT fut d'abord une école, construite en 1905, mais ce n'est qu'en 1910 que l'on pu ouvrir officiellement une école pour les garçons et une pour les filles. L'atelier d'artisanat pour faire d'abord des klims 11 et des couvertures s'ouvre en 1911 ; petit à petit on y fera des burnous, des tapis, et il deviendra l'embryon d'une école ménagère. La poste a fonctionné à partir de 1905, installée au Domaine, c'est un Père blanc qui en sera responsable pendant longtemps. La route Téboursouk-Thibar-Sidi Smaïl fut commencée en 1905 et ne sera goudronnée qu'en 1950 entre Thibar et Sidi Smaïl et 1960 entre Thibar et Téboursouk ; le pont de Sidi Essehili fut pratiquement achevé en 1911 et la gare construite la même époque. Dès les premières années, on avait planté de la vigne sur les coteaux défrichés. En 1919, c'est l'attaque du phylloxéra et l'on décide d'aller planter plus loin sur plants américains en

10- www.anis.kouki.free.fr Texte d'après le Père André Demeersman (1901-1993). 11- Tapis dépourvu de velours car il est brodé au lieu d'être noué.

association avec propriétaire du Koudiat, M. Cailloux. Les premiers essais de croisement d'ovins avaient débuté vers 1910 et de bovins vers 1915. La construction du scolasticat 12, actuel Lycée Agricole, débuta le 1er mars 1933. L'architecte et entrepreneur est le frère Alban, de nationalité Suisse. Les pierres viennent de la carrière du col du Gorâa et tous les autres matériaux, ciment, bois, poutres en fer et IPN, fer à béton, briques, tuiles… sont arrivés par rail à Sidi Smaïl et montés par la piste sur des chars à bœufs. Les meubles ont été fait à la menuiserie du Domaine. Le bâtiment fut inauguré en septembre 1934. C'était la maison d'étude de Théologie, avec des postulants d'Europe, Canada et d'Afrique, jusqu'à 12 nationalités présentes. Durant la guerre 39-45, beaucoup furent mobilisés, en particulier les Français. Pendant un temps, une partie des bâtiments fut transformé en hôpital, doublé d'un hôpital sous tente dans la plaine. C'est de cette époque que date le cimetière anglais. Durant leur récréations et congés, les élèves ont fait la plupart des travaux d'aménagements autour du lycée ; jardin, verger, plantation du parc, nivellement des terrains de sports, certains travaux de maçonnerie et de ferronnerie, par exemple les deux petits maisons à l'entrée et la grille du portail ; d'autres allaient soigner les malades chez eux.L'exploitation agricole et industrielle 13

Le Père Lemaître précise que la station de Thibar a été créée en 1895, pour servir de ferme modèle et fournir quelques ressources. En avril 1896, on y reçoit les orphelins de la famine de 1893, jusqu’alors à N.-D. de Pitié. Les coadjuteurs, nombreux, outre qu’ils complètent leur formation

12- Maison où les jeunes religieux, après leur noviciat, achèvent leurs études. Dès l'indépendance le père Demeersman proposa au président Bourguiba de mettre à sa disposition les locaux du scolasticat pour en faire une école d'agriculture. Les étudiants partirent durant l'été 1957. M. Mustapha Filali, premier ministre de l'agriculture après l'indépendance vint visiter les lieux ; on pense d'abord à une école de sylviculture. Durant les premiers mois de 1958, une convention fut signée entre le père Demeersman, représentant les Pères blancs et le secrétaire d'état à l'agriculture, M. Mahmoud Khiari. Les élèves du collège moyen étaient recrutés par concours, commun à Sidi Thabet et Bouchrik qui étaient les deux seuls c.m existants. La première rentrée eu lieu le 6 octobre 1958, avec 29 élèves. www.anis.kouki.free.fr Texte d'après le Père André Demeersman (1901-1993). 13- Rapport d'activités 1905-1906. Père Alexis Lemaître.

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apostolique, se forment aux divers emplois qu’ils pourront avoir à remplir. Les plus grands orphelins sont mariés et ont constitué un petit village, ayant son église, son presbytère, sa maison de Sœurs. Ces diverses constructions datent de 1903, mais elles n’ont été occupées qu’en 1904. Le Poste de la Sainte Famille (village) n’a été séparé de Saint-Joseph que pendant un an (1904-1905). En 1905, le Père Curé prend résidence à Saint-Joseph. Le Père Lemaître fait remarquer non sans humour que Thibar est fort mal connu. « Thibar, c’est pour certains le pénitencier de la Société, où sont envoyés les disgraciés du zèle apostolique... C’est pour d’autres la condamnation à la ferme, rappelant qu’il y avait autrefois les condamnés à la galère, comme s’il fallait sans doute avoir estropié quelqu’un des siens pour mériter cette disgrâce ! Les laïques, eux, y voient du moins une école pratique des méthodes rationnelles de culture, et un exemple à suivre dans les rapports avec les indigènes. C’est déjà d’un ordre plus exact. Pour nous ici, nous y voyons la vie de communauté, l’exploitation agricole et industrielle, et par dessus tout, une oeuvre d’apostolat... »

La propriété de St-Joseph de Thibar se compose d’environ 1200 hectares cultivables et 700 de brousse et de montagne. Elle est située dans la vallée comprise entre le Djebel Aroussa au nord et le Djebel Gorra au sud, et traversée par l’oued Thibar qui arrose de ses eaux une petite colline. Une route nouvelle la traversant de l’est au nord pour se rendre à la gare de Sidi Zehili distante de 12 kilomètres, et un bureau de postes et télégraphes géré par les Pères, ont singulièrement augmenté la valeur de la propriété, en facilitant l’écoulement et le transport des produits. Thibar, il y a 10 ans, était presque entièrement en friche. Actuellement la variété des ressources naturelles de cette propriété en font une des plus belles et des meilleures de Tunisie. Les terres se prêtent également à la culture des céréales et de la vigne et à la production des fourrages. On y trouve un climat sain, des eaux excellentes en abondance, et la ressource précieuse de terre à briques, de pierres à chaux et à plâtre, et des bois pour cent ans et plus.

L'on y cultive les céréales : blé dur, blé tendre, avoine, orge, et les fourrages naturels et artificiels. La vigne trouve ici un terroir d'exception et le vin d'excellent qualité est vendu à raison de 4 à 500 hectolitres en Tunisie. La communauté pratique l’élevage des bovidés, des ovidés, des porcins, des mulets et des chevaux. La création d’une pépinière a permis la plantation d’arbres, plus de 10 000 d’essences variées, pins, frênes, caroubiers, eucalyptus, ormeaux... qui poussent très bien. Un verger de 4 hectares, bien défoncé et entouré d’une haie d’épines déjà suffisante à sa protection, a été planté d’arbres fruitiers. Les petits élevages ne sont pas absents : oies, canards, poulets, pintades... Les équidés de Thibar sont appréciés : jeunes poulains de demi-sang, anglais, ou barbes pur-sang, qui ont remporté onze primes au passage de la commission du stud-boock. Le bétail fournit au service des cultures avec ces transports de fumier par les routières, qui réalisent une économie nette de 50 %. Les ateliers permettent l'entretien mécanique, pour les plus grandes machines. Il faut aussi tenir compte des ressources naturelles, comme la chaux, le plâtre, le bois, les phosphates naturels en expérimentation, et bien sûr l’eau, précieuse dans ces régions qui en

manquent tant.Communauté et mission apostoliqueEn 1905-1906, la communauté se compose de 13 Pères, 24 Frères, 7 religieuses au village attachées à la mission. Les Frères n’ont que le travail marqué par la règle, et les Pères disposent d’un temps convenable pour leurs études ecclésiastiques. Le Père Alexis Lemaître ajoute, avec humour : « Tous ont de quoi porter

gaiement le poids du jour et de la chaleur, en se souvenant que les saints tristes sont de tristes saints ». Il précise ensuite les principes chrétiens qui régissent les relations de la communauté avec les indigènes. La charité est exercé dans la justice mais s'accompagne de devoirs. Ainsi sont sanctionnés vol, délit de pacage... Les cadeaux et prêts sont proscrits pour éviter de passer pour des gens très riches et de se faire des ennemis au moment des remboursements.

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Selon les traditions de leurs missions, les Pères donnent des soins aux malades traités à la mission, ou à domicile dans les tournées apostoliques. Les Pères, à tour de rôle, soignent les malades au dispensaire, durant 15 jours chacun, et les tournées sont faites chaque semaine par un Père accompagné de 2 Frères, chacun dans une région qui lui est réservée. Les portes des chapelles sont ouvertes à ceux qui sont venus y chercher la parole de Dieu, les sacrements, l’accomplissement de leur devoir dominical et leur retour à Dieu. Pour vivre dans la sérénité à Thibar, une épuration sérieuse a du être réalisée. Une discipline rigoureuse maintient la tranquillité, chez les plus jeunes comme chez les plus anciens. Il se faut bien conduire pour avoir du travail à Thibar, et mieux encore, pour conserver l’espoir de s’y établir en ménage au village. Ce village est un village chrétien modèle. Y rester est une récompense et il faut la mériter par une conduite exemplaire et une grande docilité envers, non pas seulement le Supérieur, mais également tous les missionnaires. L'église de la Sainte Famille est terminée en 1902. C’est un édifice de style néo-gothique composé d’une nef unique. La façade principale est surmontée d’un clocher-tour de forme carrée et les façades latérales percées de fenêtres de forme ogivale. La construction ultérieure de nefs latérales est prévue et les côtés en forme d’arcade sont murés par des agglomérés de terre. L’abandon de ce projet entraîne quelques années plus tard la construction de façades latérales définitive. L’indépendance de la Tunisie en 1956 met fin à l’extension de la paroisse. Des familles européennes commencent à quitter le village, inquiètes pour leur avenir. Les derniers colons français doivent quitter le pays lorsque les propriétés agricoles détenues par des Européens sont nationalisées le 12 mai 1964. Il ne reste bientôt plus que des chrétiens retraités et quelques coopérants. L’église devenue trop grande est fermée, les derniers paroissiens se réunissant dans la chapelle des Pères jusqu’à leur départ en 1975. L’église abrite actuellement les bureaux administratifs et une salle de permanence du lycée professionnel de la ville. Thibar est avant tout une oeuvre d’apostolat indigène par l’éducation chrétienne et le travail. Former des hommes à devenir des ouvriers agricoles, des ouvriers de métiers, des surveillants, des contremaîtres, c’est les rendre plus hommes, et leur mettre à la main leur pain et celui de leur famille avec une légitime aisance. Sur les vertus humaines du travail, il

s'agit de greffer les vertus du chrétien, peut-être le seul remède, à bien des misères inévitables dans les missions de nos confrères d’ailleurs, dont les retentissants succès les font estimer plus heureux que nous à Thibar ?

Les deux Frères ennemisLe domaine de Thibar et sa réussite sont bien entendu oeuvre collective. Il n'en faut pas moins évoquer deux figures marquantes, l'un au poste de chef de culture, le Frère Albin (1876-1961), l'un chef des étables, le Frère Novat (1883-1974). Tous deux sont restés toute leur vie apostolique sur le domaine de Thibar : 42 ans pour le premier à partir de 1919, 63 ans pour le second dès 1911, des records sans doute ! Frères ennemis le jour car chacun prêchait pour sa paroisse ! L'un réclamait les animaux de trait pour les travaux des champs, l'autre défendait son cheptel et ses protégés. Ils ne s'en retrouvaient pas moins le soir pour leur traditionnelle partie de cartes.Le frère Albin 14

Le Frère Claude Petitperrin est né le 24 octobre 1876, à Epeugney, un petit village près de Besançon. Sa famille très chrétienne comptait un prêtre, l'abbé Gauthier, son grand oncle maternel. Enfant sérieux, il se tenait à l'écart des jeux violents. A 12 ans, nanti du certificat d'études primaires, il quitte l'école pour se consacrer à l'agriculture. Il sent en lui une vocation religieuse et se confie à son père qui lui demande de patienter. Son père décède prématurément et Claude reste 6 ans sur la ferme. Il fait son service militaire en 1897, au fort Griffon près de Besançon. Il est promu brigadier et suit le peloton des élèves sous-officiers. Il en sort à un rang honorable et d'excellentes notions de géométrie, de topographie et d'algèbre dont il tirera plus tard le plus grand profit. Il est libéré au bout d'un an, aîné d'une veuve. Il pense toujours à sa vocation religieuse malgré l'état de fatigue de sa mère et la jeunesse de son frère cadet qui n'a que 15 ans. Un jour de 1898, pourtant, il s'arme de courage et annonce son départ à sa mère. Il s'oriente vers les Pères blancs par l'intermédiaire d'un prédicateur de Saint-Laurent d'Olt qui l'accueille pour son postulat. Il prononce

14- A partir de la notice biographique du Frère Novat, fournie par les archives des Pères blancs. Le texte retenu est celui de ses activités agricoles et de son caractère.

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son premier serment en 1901, à la chapelle de Maison-Carrée sous le nom de Frère Albin 15. Le Père Delattre 16, de passage dans la Communauté, célèbre dans les milieux scientifiques, l'enlève pour quatre jours et lui fait visiter nombre de vestiges romains dont il est un grand découvreur : théâtre de Dougga, colysée d'Ed Djem... C'est lui qui mit à jour la basilique de Saint Cyprien à Carthage. En 1906, il eut la joie de reconstituer en grande partie la pierre tombale de saint Perpétue et Félicien, martyrisés le 7 mars 203. Pour le Père Delattre, l'Afrique du Nord a été une terre chrétienne avec à l'époque romaine 700 évêques. Il exhorte le jeune Frère Albin qui garda cet entretien gravé au fond de son cœur : « Vous aurez à débrousser d'immenses étendues qui n'ont absolument rien produit depuis des siècles... Rappelez vous que Carthage a été le grenier de Rome... qu'il y a eu ici-même les meilleures terres à blé du monde... Efforcez-vous donc de rendre à ce sol, devenu infertile, son antique fécondité... Rappelez-vous toujours que votre double vocation de missionnaire et de paysan est une vocation de nourricier. Soyez dispensateur de nourritures terrestres et de nourritures spirituelles... »

Il arrive à Thibar en novembre 1903, qu'il quitte l'année suivante pou s'installer à l'Harrach. La guerre l'y surprend et en 1914, il est affecté au train où il se familiarise avec la mécanique et connaît de nombreuses destinations : Marseille, Dijon, Alsace, Argonne, Somme, Verdun... A la fin du conflit, il rejoint l'Harrach puis Thibar en 1919. Il y mourra le 17 avril 1961 et repose dans le petit cimetière du haut de la colline. A l'Harrach, il se consacra à la vigne, travail qu'il continua à Thibar et à bien d'autres choses tant il semblait tout connaître : vigne, blé,

15-Albin ou Alpin (en latin Alpinus) est le 14e évêque de Lyon et succède à saint Just. Il fut un évêque de saintes mœurs. Wikipedia16- Caravane. N° 30. Mai-Juin 1963. Bimestriel. Les ruines parlent... Vivante Afrique est la revue de l'action missionnaire en Afrique et dans le monde des Pères Blancs. Editée en Belgique elle paraît de 1958 à 1959. À partir d'avril 1958, le bimestriel inclut dans ses pages un nouveau supplément couleur destiné aux plus jeunes : « Caravane ». Ces pages contiennent à chaque numéro, une ou deux histoires ayant pour cadre l'Afrique. René Follet, un illustrateur et un dessinateur de bande dessinée belge né le 10 avril 1931 à Bruxelles, va y réaliser pendant plusieurs années des dizaines de numéros, avec de superbes illustrations pleines pages en couleur, pour la couverture ainsi que pour la triple page centrale.

fourrages, topographie, mécanique, aviculture, panification et même horlogerie ! Il lisait beaucoup et prenait de multiples notes. Il parcourait les terres, organisait les plantations, les chantiers de travail, dressait des plans méticuleux. Il avait appris l'arabe et faisait lui-même la paie des ouvriers. Très occupé, il s'accordait un peu de repos le dimanche, faisant une petite promenade ou causant avec les ouvriers du domaine le plus simplement du monde. Il ne pouvait monter à cheval et se déplaçait en bicyclette sur les pistes et les chemins, flanqué d'une musette où il glissait ses carnets. Pendant la guerre de 39-45, pour économiser les chambres à air, il roulait avec des pneus pleins dont il ne livra pas le secret. Son vélo ne pouvait le porter dans les labours, alors il le plantait là, se saisissait de sa canne fixée au cadre et s'en allait à pied vers

les chantiers. Il aimait les grands travaux. On vit un jour évoluer sur l'immense plaine 102 bœufs attelés à 12 charrues 17. Le Frère Albin qui dirigeait les opérations ne se lassait pas d'admirer ce spectacle grandiose qu'il pensait reconduire le lendemain... A peine rentré, il s'en fut trouver le Frère Novat, grand

responsable des étables et des écuries : − - Frère, lui dit-il, il me faudra demain 25 chevaux, 10 mulets et 60 bœufs. − - Pour les chevaux et les mulets d'accord... Mais pour les bœufs, vous n'en aurez pas un seul ! Vous êtes en train de me les tuer ces pauvres bêtes... − - Nous en serons quitte pour faire autre chose, soupira le maître des labours... Il ne disposait que de peu d'aide : un frère adjoint qu'il formait mais qui ne restait pas longtemps, des stagiaires, jeunes gens de bonnes familles plus disposés à rire qu'à travailler... Il débordait d'idées sur des modifications à adopter au domaine, pas toujours comprises par les supérieurs. Elles repartaient dans ses cartons jusqu'à la prochaine occasion et sans acrimonie.

17- Caravane. N° 31. Juillet-Août 1963. Bimestriel. Ressuscitée... après 1200 ans !

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Il surveillait son langage, se sentant vif et parfois blessant. Mais il revenait toujours essayant d'atténuer son propos. Il était très apprécié et aimé de son entourage et sa mort fit grand bruit. Les ouvriers de la ferme demandèrent le retour de son corps à Thibar. Déchargé de ses fonctions de chef des cultures, il continuait à s'intéresser à la marche de la ferme en se gardant bien d'intervenir directement mais donnant son avis quand on le sollicitait. Malgré son activité débordante c'était un homme de prière. Atteint d'un cancer, il se rendait à Carthage pour des séances de traitement. Il souffrait beaucoup mais ne se plaignait pas. Amitié et admiration se manifestèrent de manière éclatante lors de sa mort le 17 avril 1961, et le lendemain lors de ses funérailles. Les Tunisiens le visitèrent nombreux et ses ouvriers décidèrent de porte son cercueil de la maison à l'église et de l'église au cimetière. « A l'église, disaient-ils, il sera pour vous, en route il sera pour nous ». Le frère Novat 18

Le Frère Gérard Olminkhof (1883-1974) est né le 25 février 1883 à Eibergen (Gelderland), Pays-Bas. Il était l'aîné de quatre enfants. De père en fils les Olminkhof étaient des éleveurs de bétail, son père avait obtenu des prix au Concours général d'élevage. Gérard travailla à la ferme jusqu'à l'âge de 23 ans. Il aurait pu vivre la rude vie de fermier, mais préféra répondre à l'appel des missions et commença son postulat à Esch St Charles. Le 1er novembre 1906, il reçut l'habit à Maison Carrée et prit le nom de Frère Novat 19. Après son premier serment, le 31 octobre 1908, le Frère Novat resta trois ans à Maison-Carrée pour s'occuper de la basse-cour. Au mois d'avril 1911, il partait pour Thibar ; il y est resté jusqu'au mois de mai 1974. Soixante-trois ans dans le même poste, sans changement. Rien ne faisait prévoir la carrière extraordinaire que le Frère Novat allait vivre comme éleveur.

18- A partir de la notice biographique fournie par les archives des Pères blancs. Texte quasiment intégral. 19- Novat, Novatus, est un hérésiarque du IIIe s. Il était diacre de l'église de Carthage. Novat soutenait que les chrétiens que la crainte des persécutions ferait tomber dans l'idolâtrie pouvaient être admis à la communion sans avoir subi l'épreuve de la pénitence. Cité par saint Cyprien devant un synode en 249, il s'enfuit à Rome et rejoignit Novatien, bien que les principes de ce dernier fussent peu d'accord avec les siens, et renouvela avec lui l'hérésie des Montanistes. Wikipedia.

Les Supérieurs l'avaient envoyé à Thibar en qualité de menuisier ! Il a du s'orienter vers l'élevage très tôt dès son arrivée, car depuis toujours et pour tous le Frère Novat a été le chef des étables. Cette aptitude sautait aux yeux, il avait comme un instinct de paternité envers l'animal. Les chevaux, mulets, bœufs, moutons de Thibar doivent être les seuls animaux, ou presque, en Tunisie à n'avoir jamais goûté du bâton. Les ouvriers étaient autorisés à les caresser ; le Frère leur interdisait formellement de les battre, et la consigne était suivie. A l'ouverture du travail le matin, les Frères chargés des cultures venaient à tour de rôle réclamer, qui un cheval qui un mulet, mais le Frère Novat faisait la sourde oreille. Les « protégés » ne devaient travailler qu'un certain nombre d'heures... Il y eut souvent des bagarres épiques entre lui et son grand ami le Frère Albin, chef des cultures. Deux spécialistes, deux fortes personnalités, l'un défendant les bêtes, l'autre ses champs. Mais la paix du soir descendait sur la ferme et éteignait les conflits. Les deux frères se retrouvaient, inséparables et inséparés, pour la traditionnelle partie de cartes. Le dimanche après-midi, on pouvait voir déambuler dans le domaine les deux frères, qui faisaient leur promenade pacifique comme deux chevaux de Frise. Mais le lundi, l'éternelle discussion reprenait entre le Pasteur et l'Agriculteur... Les chevaux ne pouvaient travailler que le matin lors des fortes chaleurs... Les champs avaient besoin d'être labourés... Pour économiser l'eau, les scolastiques, fort nombreux à l'époque ne pouvaient pas prendre des douches, mais il y avait de l'eau pour rafraîchir les cochons du Frère Novat. Question de vie ou de mort pour le bétail ! Le Frère Novat fut plus qu'un éleveur classique ; il fut un créateur de races nouvelles. Dès son arrivée à Thibar, il trouva sur place les vaches, les taureaux et les bœufs du pays. La race était trop petite, pas assez robuste pour les travaux de la ferme. Les labours exigeaient des animaux forts et résistants à la chaleur et aux maladies du climat « sub-tropical » (piroplasmose). Le Frère Novat étudia ce délicat problème. Par des croisements, des sélections, des recherches, il arriva à obtenir un type de bovin dit « race de Thibar » ou plus exactement « population bovine de Thibar », résultat d'un croisement alternatif Zébu-Charollais-Montbéliard, puis consanguinité et enfin sélection continuée. Le résultat donna une race assez forte, résistant très bien à la chaleur, assez bonne laitière et moins sensible que les races pures aux maladies du genre « piroplasmose ». Le travail du Frère Novat a souvent été admiré par les plus grands spécialistes

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du monde zootechnique. Il en parlait avec simplicité et essayait toujours de décliner sur d'autres, mais surtout sur la Providence, les mérites et les résultats. Ses travaux et ses efforts sur les ovins ont été couronnés par la reconnaissance officielle de la « race ovine noire de Thibar ». Par sa peau pigmentée (noire), ce mouton peut manger du « millepertuis » sans craindre les brûlures du soleil, alors que les moutons non pigmentés sont brûlés par le soleil, après avoir brouté cette plante. Cette race à toutes les chances de rendre réellement service au pays. Rien d'étonnant que le Frère Novat soit reconnu comme le premier éleveur du pays et que son nom se retrouve dans les revues agricoles qui traitent de l'élevage, et qui parlent souvent de « Novack ». Le Frère Novat était devenu un spécialiste formé à l'école des réalités. Il a étudié son métier en approfondissant les ouvrages les plus scientifiques et les plus ardus en matière d'élevage. Les Gouvernements français et hollandais ont tenu à reconnaître officiellement ce travail de spécialiste et lui ont décerné le titre de « Chevalier du mérite agricole » et celui de « Chevalier dans l'ordre d'Orange-Nassau ».

On ne comprendrait rien aux travaux du Frère Novat si on oubliait sa vocation apostolique. Pour lui, elle était le véritable motif de sa vie professionnelle. Il s'était consacré au développement de la Tunisie par amour de Dieu et de ses frères. Il a enseigné son métier à des centaines de Tunisiens qui lui en sont restés reconnaissants. Mais dans ce travail professionnel, l'idéal apostolique est toujours resté le grand mobile de sa vie. Les Tunisiens ne s'y sont pas trompés. Beaucoup sont devenus ses vrais amis. Ils sont nombreux qui prononcent son nom avec respect et le vénèrent. Ses ouvriers le craignaient, car il avait la main ferme, mais ils l'aimaient. Les pauvres furent sa part d'héritage, il était leur père. Ils le savaient bien. Il a recueilli certains orphelins, dont il s'est occupé, leur assurant de quoi vivre. Combien de malades et de pauvres n'a-t-il pas aidés lors de la disette pendant le rude hiver de 1936. La pensée de ces gens qui souffraient, de ces pauvres mal abrités lui faisait perdre le sommeil. Malgré un travail accablant, il trouvait toujours du temps pour donner des soins à quelque pauvre malade ou pour préparer un plat chaud pour les nécessiteux. Certains jours, ils étaient bien une centaine. Celui qui l'a vu à l'œuvre au milieu de femmes qui pleuraient, qui se bousculaient, et garder son calme imperturbable, peut avoir une idée de ce qui peut inspirer la vraie

charité. Sa soumission à la Providence était toute filiale. Une catastrophe ne pouvait l'abattre, même si elle ruinait le travail et les efforts de plusieurs années. Les dernières années, les Supérieurs ont été amenés à demander une diminution de l'importance de l'étable. Apparemment aucun problème pour le Frère, il se soumettait en toute tranquillité. Après avoir été un fier cavalier, le Frère Novat s'était mis à la mobylette. Jusqu'à 85 ans, il roula en tous sens sur les routes de Thibar. Comme il « fonçait » et ne voyait plus très bien, il était devenu dangereux. Le Père Supérieur dut l'avertir. Aussitôt la mobylette fut rangée dans le bureau et y resta. Le Frère Novat était dur pour lui-même. De bon matin, par tous les temps, il prenait sa douche froide. En 1940, vérifiant un attelage, il reçut un coup de sabot qui lui cassa le bras. Il est d'abord allé se laver à l'eau froide avant de se rendre à l'hôpital. Vu son âge, le médecin lui avait fait comprendre qu'il ne pourrait probablement plus jamais se servir de son bras. Quand le plâtre fut enlevé, il se mit à faire des exercices sans se ménager. Deux mois après tout était normal. Le médecin n'en croyait pas ses yeux, mais il reçut cette réflexion : « Ce n'est pas vous qui m'avait guéri, c'est Ste Thérèse ». Deux ans avant sa mort, il dut se faire opérer aux yeux. L'opération à peine terminée vers midi, il dit au médecin « C'est fini ?

On va manger ». Il n'accepta une chambre au rez-de-chaussée qu'à 90 ans et, pourtant monter les escaliers lui était pénible. « Les escaliers, c'est ma vie ! Cela me fait circuler le sang », disait-il. Après tant d'années de travail, cet apôtre du développement en Tunisie dut s'arrêter. Il consacra alors son temps à la lecture spirituelle avec plus d'assiduité. Revenu en Hollande au

mois de mai 1974, le Frère Novat est allé dans la maison de repos à Heeten où il est décédé le 18 septembre après avoir reçu la veille le sacrement des malades, à l'âge de 91 ans.

( à suivre…)

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Les moutons de Panurge

François Rabelais n'a sans doute pas rendu un grand service en faisant passer le mouton pour un animal stupide. Ce n'est pourtant pas le cas comme nous l'a montré Henri Ollier dans un texte récent paru dans le Souffle. Il reprenait des expériences récentes montrant les facultés cognitives du mouton. Il est cependant vrai que le mouton vivant en grands troupeaux à un comportement grégaire que l'on peut parfois trouver suicidaire. Les foules humaines ont aussi parfois des comportements de ce style. Rabelais n'avait sans doute aucune animosité contre les ovins mais, comme Jean de La Fontaine plus tard, il prenait exemple d'animaux pour fustiger des conduites humaines de « suivisme ». La vie de François Rabelais mérite le détour !

Une courte biographie

Rabelais réalise la transition entre deux époques : s’il est encore un homme du Moyen Âge qui aime la liesse et la farce, il est aussi un contemporain de la Renaissance, humaniste, savant, médecin féru de grec et partisan du retour à la nature. À travers lui, le Moyen Âge et la Renaissance, loin de s’opposer, découlent harmonieusement l’un de l’autre. Il voit le jour vers 1494 à la métairie de «la Devinière», fils d’Antoine Rabelais, avocat à Chinon. En 1511-1518, il est novice chez les Franciscains, près d’Angers et en 1519, il entre au couvent franciscain du Puy-Saint-Martin à Fontenay-le-Comte. Il se passionne pour le grec, fréquente un groupe d’humanistes et entretient une correspondance en latin et en grec avec Guillaume Budé 1. Il étudie le droit. On lui retire ses livres de grec sur ordre de la Sorbonne, qui interdit l’étude de l’Écriture dans les textes originaux. En 1525, Rabelais obtient du pape l’autorisation de passer dans l’ordre des Bénédictins dont les règles sont moins strictes et le milieu plus ouvert. Au cours de ses déplacements, il fréquente les universités de Bordeaux, Toulouse, Orléans, Paris où il séjourne et prend l’habit de prêtre séculier. Il s’inscrit en 1530, à la faculté de médecine de Montpellier, où il est reçu bachelier la même année. La médecine englobe alors diverses disciplines : l’anatomie, la physiologie, la physique et l’histoire naturelle. Il est chargé d’un cours et commente dans le texte Hippocrate 2 et Galien 3. En 1532, il est nommé médecin de l’Hôtel-Dieu de Lyon. Il publie, sous le pseudonyme d’Alcofribas Nasier, Pantagruel, condamné par la Sorbonne. Sa réputation de médecin lui vaut la protection de l’évêque de Paris, Jean Du Bellay 4, futur cardinal. De janvier à mai 1534, il accompagne Jean Du Bellay à Rome. À l’automne, il publie Gargantua. 1- Guillaume Budé (1467-1540) est un humaniste français, connu également sous le nom latin de Budaeus. Il est issu d'une grande famille de fonctionnaires royaux anoblie par Charles VI. Son père, Jean Budé, conseiller du roi, est un lettré et un bibliophile, possesseur d'une riche bibliothèque. Wikipedia 2- Hippocrate de Cos, né vers 460 avant J.-C. sur l’île de Cos et mort en 377 av. J.-C. à Larissa, est un médecin grec du siècle de Périclès, mais aussi philosophe, considéré traditionnellement comme le « père de la médecine ». Wikipedia 3- Galien, né à Pergame en Asie mineure en 129 et mort vers 216, est un médecin grec de l'Antiquité qui exerça la médecine à Pergame et à Rome où il soigna plusieurs empereurs. Wikipedia 4- Ambassadeur à Londres puis émissaire diplomatique à Rome, le cardinal Jean Du Bellay (1498-1560) est un prélat très influent à la cour de François Ier puis de Henri II, de par sa connaissance des affaires italiennes, anglaises et allemandes. Lieutenant général du roi à Paris lors de la guerre de 1536, protecteur des lecteurs royaux du futur Collège de France, poète néo-latin et mécène qui s’attache Rabelais, Philibert de L’Orme et Joachim Du Bellay, il incarne cette Renaissance complexe et dynamique où la politique, la religion, la diplomatie, la culture et la littérature nouent des relations tantôt fraternelles tantôt antagonistes. Le Cardinal Jean Du Bellay. Diplomatie et culture dans l'Europe de la Renaissance. Cédric Michon et Loris Petris.

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Lors d'un second voyage à Rome, 1535-1536, il obtient du pape son absolution pour avoir quitté les Bénédictins. En 1536, il passe à Montpellier la licence et le doctorat ; il va alors devenir l’un des premiers médecins du royaume, enseignant et exerçant la médecine à travers la France. Il explique Hippocrate dans le texte grec et pratique des dissections de cadavres, méthode d’observation encore peu pratiquée à l’époque. La Sorbonne condamne à nouveau Gargantua et Pantagruel en 1543. Rabelais est « maître des requêtes du Roi ». Il obtient en 1545 un privilège de François Ier pour imprimer librement ses livres pendant dix ans. La parution du Tiers Livre en 1546, où Rabelais a renoncé à la satire religieuse et aux violentes attaques contre la Sorbonne, lui vaut encore une condamnation. Rabelais se réfugie à Metz, où il devient médecin de la ville. François Ier meurt en 1547. En 1550, Rabelais obtient du roi Henri II un privilège pour la réimpression de ses ouvrages. Le cardinal Du Bellay lui fait attribuer en 1551 la cure de St-Martin de Meudon, dont il peut toucher le bénéfice sans y séjourner complètement. La parution du Quart Livre en 1552, est immédiatement condamné par le Parlement. Rabelais décède à Paris en 1553. Ses idées religieuses sont novatrices. Rabelais est un fervent partisan de l’« Évangélisme ». Ce mouvement humaniste veut épurer la religion catholique et s’oppose aux ambitions temporelles des papes. Il proclame la nécessité de prendre l’Écriture comme seul fondement du christianisme et d’abandonner les institutions créées par les hommes. Pour ce faire, il faut étudier l’Écriture dans le texte original et procéder éventuellement à de nouvelles traductions et interprétations. Il défend l’idée d’une morale plus conforme aux exigences de la nature et de la vie, mais reposant sur la foi religieuse. Ses idées pédagogiques sont très « modernes ». Rabelais propose un système d’éducation nouveau qui prodigue un savoir encyclopédique : c’est la variété qui stimule l’appétit de savoir. Il rêve d’une connaissance universelle et totale. L’éducation doit former autant le corps que l’esprit. Les exercices physiques ont une large place dans son programme éducatif. Il préconise l’apprentissage des langues anciennes (le grec était interdit à la Sorbonne) pour aborder les textes bibliques. Il critique l’enseignement purement livresque et laisse une grande part à la pratique et à l’expérimentation. Ses méthodes pédagogiques sont basées sur l’apprentissage dans la joie : on n’apprend bien qu’en se distrayant. En terme juridique, il prône le retour au droit romain et la limitation du droit ecclésiastique. En terme de « gouvernance », il déclare que « le bon prince doit être pacifique » et doit faire passer les intérêts du peuple avant tout. Ses oeuvres principales sont les suivantes : Les horribles et espoventables faictz et prouesses du très renommé Pantagruel Roy des Dipsodes, filz du Grand Géant Gargantua, composez nouvellement par maistre Alcofribas Nasier (1532) ; La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel (1534) ; Le Tiers Livre (1546) ; Le Quart Livre (1548-1552) ; Le Cinquième Livre, paru en 1564, dont l’attribution à Rabelais demeure incertaine.

Le Quart livreDans le Quart Livre 5 (chapitres V à VII), Rabelais raconte le voyage de Pantagruel et de ses compagnons pour consulter l’oracle de la « Dive Bouteille ». Lors d’une escale, le rusé Panurge a une violente altercation avec le marchand de moutons Dindenaud qui se termine heureusement par une dégustation d’un bon vin de Lanternois 6… Quand commence cet épisode, Panurge est d’abord patient, le marchand n'en finissant pas de vanter la qualité de ses animaux sur le thème « chez mes moutons tout est bon »... pour vendre à un prix exorbitant... Panurge essaie de lui faire dire le prix en nous faisant penser au « Revenons à nos moutons » de La Farce de Maître Pathelin 7... Panurge va se venger de la façon que l’on connaît.

5- LE QVART LIVRE DES FAICTS ET dicts Heroiques du bon Pantagruel. Composé par M. François Rabelais, docteur en Medicine. A PARIS, De l’imprimerie de Michel Fezandat, au mont S. Hilaire, a l’hostel d’Albret. 1552. Avec privilège du Roy. Wikisource 6- Vin des Charentes ? Au Cinquième Livre, enfin (ch. 32), le pays de Lanternois est découvert avec ses lanternes de guet tout d’abord, puis grâce au port des Lychnobiens. La Rochelle semble être l’escale principale du Lanternois avec sa « tour de la lanterne » qui marque l’entrée du havre. 7- C’est la comédie "La Farce du Maître Pathelin" (XVe siècle), dont l’auteur reste inconnu, qui est à l’origine de cette expression. Pathelin trompe le marchand Guillaume pour lui acheter à bas prix un drap. Au moment de

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Continuation du marché entre Panurge & Dindenault. CHAPITRE VII.Mon amy (respondit le marchant) nostre voisin ce n’est viande, que pour Roys & Princes. La chair en est tant delicate, tant savoureuse, & tant friande que c’est basme 8. Ie les ameine d’un pays, on quel les pourceaulx (Dieu soit avecques nous) ne mangent que Myrobalans 9. Les truyes en leur gesine 10

(saulve l’honneur de toute la compaignie) ne sont nourriez que de fleurs d’orangiers. Mais (dist Panurge) vendez m’en un, & ie vous le payeray en Roy, foy de pieton. Combien ? Nostre amy (respondit le marchant) mon voisin, ce sont moutons extraictz de la propre race de celluy qui porta Phrixus & Hellé 11, par la mer dicte Hellesponte. Cancre (dist Panurge) vous estez clericus vel adiscens 12. Ita, sont choux (respondit le marchant) vere ce sont pourreaux. Mais rr. rrr. rrrr. Ho Robin rrrrrrrr. Vous n’entendez ce languaige. A propous. Par tous les champs es quelz ilz pissent, le bled y provient comme si Dieu y eust pissé. Il n’y fault aultre marne, ne fumier. Plus y a. De leur urine les Quintessentiaux tirent le meilleur Salpètre du monde. De leurs crottes (mais qu’il ne vous desplaise) les medicins de nos pays guerissent soixante & dixhuict espèces de maladie. La moindre des quelles est le mal sainct Eutrope de Xaintes 13, dont Dieu nous saulve & guard. Que pensez vous nostre voisin, mon amy ? Aussi me coustent ilz bon. Couste & vaille (respondit Panurge) Seulement vendez m’en un le payant bien. Nostre amy (dist le marchant) mon voisin considerez un peu les merveilles de nature consistans en ces animaulx que voyez, voire en un membre que estimeriez inutile. Prenez moy ces cornes là, & les concassez un peu avecques un pilon de fer, ou avecques un landier, ce m’est tout un. Puis les enterrez en veue du Soleil la part que vouldrez & souvent les arrouzez. En peu de moys vous en voirez naistre les meilleurs Asperges du monde. Ie n’en daignerois excepter ceulx de Ravenne 14. Allez moy dire que les cornes de vous aultres messieurs les coquz ayent vertus telle, & proprieté tant mirifique. Patience (respondit Panurge). Ie ne sçay (dist le marchant) si vous estez clerc. I’ay veu prou de clercs, ie diz grands clercs, coquz. Ouy dea. A propous, si vous estiez clerc, vous sçauriez que es membres plus inferieurs de ces animaulx divins, ce sont les piedz, y a un os, c’est le talon, l’astragale 15, si vous voulez, duquel non

payer, Pathelin feint d’être mourant et de délirer. Guillaume se demande alors si lui-même ne délire pas et si la transaction a réellement eu lieu. Guillaume va ensuite être trompé à nouveau par le berger Thibault, qui lui vole tous ses moutons. Il décide de porter ces deux affaires devant le juge mais finit par confondre les draps et les moutons, tant et si bien que le juge, agacé, lui demande fermement de "revenir à ses moutons". Depuis, l’expression a subsisté et a conservé son sens originel. 8- Baume. Fruit des Indes, noir, aromatique. 9- Le Myrobolan ou Prunier-cerise, parfois appelé Prunier myrobolan, est un arbre fruitier de la famille des Rosaceae. Espèce de fruits desséchés venus de l'Amérique. 10- Accouchement 11- Dans la mythologie grecque, Phrixos et Hellé sont frère et sœur. Pour échapper à leur belle-mère Ino, ils supplient Zeus de leur venir à l'aide. Le dieu leur envoie Chrysomallos, un bélier ailé à la toison d'or et aux cornes d'or, qui leur permet de fuir vers la Colchide. Mais pendant le trajet, Hellé tombe dans la mer et se noie à l'entrée du Pont-Euxin, qui sera rebaptisé « Hellespont » en son honneur. Phrixos est ensuite accueilli en Colchide par le roi Éétès. En remerciement, Phrixos sacrifie le bélier en l'honneur de Zeus et confie la toison d'or au roi Éétès. 12 - Clericus vel adiscens. Vous êtes clerc ou vous aspirez à le devenir, donc étudiant. 13- Le terme d’hydropisie était anciennement employé pour désigner tout épanchement de sérosité dans une cavité naturelle du corps ou entre les éléments du tissu conjonctif. Il pouvait donc être synonyme d'« oedème » 14- Les cultures d’asperges les plus renommées de l’antiquité étaient à Ravenne, une terre où ce légume se complaisait et s’engraissait dans des proportions singulières. Trois asperges de Ravenne, dans la bonne saison, suffisaient amplement pour donner le poids d’une livre. C’est Pline, le naturaliste, qui l’affirme. 15- Le jeu des osselets se joue avec de petits os qui composent le tarse ou astragale du très jeune mouton, leur permettant de se glisser à la racine des doigts. C'est un jeu très populaire en Grèce antique. Socrate prend les osselets (talus en latin, et astragalos en grec) comme exemple lorsqu'il raisonne avec Théétète sur l'idée de quantité (Théétète, 154c).

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d’aultre animal du monde, fors de l’asne Indian, & des Dorcades de Libye 16, l’on iouoyt antiquement au Royal ieu des tales, auquel l’Empereur Octavian Auguste un soir guaigna plus de 50 000 escuz. Vous aultres coquz n’avez guarde d’en guaigner aultant. Patience, respondit Panurge. Mais expedions. Et quand (dist le marchant) vous auray ie, nostre amy, mon voisin, dignement loué les membres internes ? L’espaule, les esclanges, les gigotz, le hault cousté, la poictrine, le faye, la ratelle, les trippes, la guogue, la vessye, dont on ioue à la balle. Les coustelettes dont on faict en Pygmion les beaulx petitz arcs pour tirer des noyaulx de cerise contre les Grues. La teste dont avecques un peu de soulphre on faict une mirificque decoction pour faire viander les chiens consitppez du ventre ? Bren bren (dist le patron de la nauf au marchant) c’est trop icy barguigné. Vends luy si tu veulx. Si tu ne veulx : ne l’amuse plus. Ie le veulx (respondit le marchant) pour l’amour de vous. Mais il en payera trois livres tournois de la pièce en choisissant. C’est beaucoup, dist Panurge. En nos pays i’en auroys bien cinq, voire six pour telle somme de deniers. Advisez que ce ne soit trop. Vous n’estez le premier de ma congnoissance, qui trop toust voulent riche devenir & parvenir, est à l’envers tombé en paouvreté : voire quelque foys s’est rompu le coul. Tes fortes fiebvres quartaines (dist le marchant) lourdault sot que tu es. Par le digne veu de Charrous 17, le moindre de ces moutons vault quatre foys plus que le meilleur de ceulx que iadis les Coraxiens en Tuditanie contrée d’Hespaigne vendoient un talent d’Or la pièce 18. Et que pense tu O sot à la grande paye, que valoit un talent d’or ? Benoist monsieur, dist Panurge, vous eschauffez en vostre harnois, à ce que ie voy & congnois. Bien tenez, voyez là vostre argent.

Panurge ayant payé le marchant choisit de tout le trouppeau un beau & grand mouton, & le emportoit cryant & bellant, oyant tous les aultres & ensemblement bellans, & reguardans quelle part on menoit leur compaignon. Cependent le marchant disoit à ses moutonniers. O qu’il a bien sceu choisir le challant. Il se y entend le paillard. Vrayement, le bon vrayment, ie le reservoys pour le seigneur de Cancale, comme bien congnoissant son naturel. Car de sa nature il est tout ioyeulx & esbaudy, quand il tient une espaule de mouton en main bien séante & advenente, comme une raquette gauschière, & avecques un cousteau bien trenchant, Dieu sçait comment il s’en escrime.

Comment Panurge feist en mer noyer le marchant & les moutons. CHAPITRE VIII.Soubdain, ie ne sçay comment, le cas feut subit, ie ne eu loisir le consyderer. Panurge sans autre chose dire iette en pleine mer son mouton criant & bellant. Tous les aultres moutons crians & bellans en pareille intonation commencèrent soy iecter & saulter en mer après à la file. La foulle estoit à qui

16 - Dorcade, animal ressemblant au chevreuil, révéré en Egypte et dans le nord de l'Afrique. 17- Charroux est une petite ville du Haut-Poitou dont le monastère de l'abbaye, bâti par Charlemagne, conservait des reliques : la Digne Vertu enfermée dans une chasse enrichie d'or et de pierreries ; le Digne Vœu, une statue de bois revêtue de lames d'argent... 18- Strabon, livre III de sa Géographie, cité par Budé, livre IV de son de Asse. La Tuditanie c'est l'Andalousie, et les Coraxiens étoient un peuple de la Colchide. Il étoit difficile que des moutons pussent être transportez de la Colchide dans l'Andalousie. C'est ce qui rendoit prodigieusement chers les moutons des Coraxiens parmi les Andalous, qui, ayant d'ailleurs chez eux une grande quantité d'or, comptoient pour peu de chose ce que leur coûtoient ces moutons, dont ils vouloient avoir de la race. (L.)— C'est-à-dire le meilleur de ceux que jadis les Coraxiens vendoient , en Tuditanie, contrée de l'Espagne, un talent d'or la pièce.

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premier saulteroit après leur compaignon. Possible n’estoit les en guarder. Comme vous sçavez estre du mouton le naturel, tous iours suyvre le premier, quelque part qu’il aille. Aussi le dict Aristoteles lib. 9. de histo. animal. estre les plus sot & inepte animant du monde. Le marchant tout effrayé de ce que davant ses yeulx perir voyoit & noyer ses moutons, s’efforçoit les empecher & retenir tout de son povoir. Mais c’esttoit en vain. Tous à la file saultoient dedans la mer, & perissoient. Finablement il en print un grand & fort par la toison sus le tillac de la nauf, cuydant ainsi le retenir, & saulver le reste aussi consequemment. Le mouton feut si puissant qu’il emporta en mer avecques soy le marchant, & feut noyé, en pareille forme que les moutons de Polyphemus le borgne Cyclope emportèrent hors la caverne Ulyxes & ses compaignons. Autant en feirent les aultres bergiers & moutonniers les prenens uns par les cornes, aultres par les iambes, aultres par la toison. Lesquelz tous feurent pareillement en mer portez & noyez miserablement.

Panurge à cousté du fougon tenent un aviron en main, non pour ayder aux moutonniers, mais pour les enguarder de grimper sus la nauf, & evader le naufraige, les preschoit eloquentement, comme si feust un petit frère Olivier Maillard, ou un second frère Ian bourgeoys, leurs remonstrant par lieux de Rhetoricque les misères de ce monde, le bien & l’heur de l’aultre vie, affermant les plus heureux estre les trespassez, que les vivans en ceste vallée de misère, & à un chascun d’eulx promettant eriger un beau cenotaphe, & sepulchre honoraire au plus hault du mont Cenis, à son retour de Lanternoys : leurs optant ce néant moins, en cas que vivre encores entre les humains ne leurs faschat, & noyer ainsi ne leur vint à propous, bonne adventure, & rencontre de quelque Baleine, laquelle au tiers iour subsequent les rendist sains & saulves en quelque pays de satin, à l’exemple de Ionas. La nauf vuidée du marchant & des moutons, Reste il icy (dist Panurge) ulle ame moutonnière ? Où sont ceulx de Thibault l’aignelet ? Et ceulx de Regnauld belin, qui dorment quand les aultres paissent ? Ie n’y sçay rien. C’est un tour de vieille guerre. Que t’en semble frère Ian ? Tout bien de vous (respondit frère Ian). Ie n’ay rien trouvé maulvais si non qu’il me semble que ainsi comme iadis on souloyt en guerre au iour de bataille, ou assault, promettre aux soubdars double paye pour celleuy iour : s’ilz guaignoient la bataille, l’on avoit prou de quoy payer : s’ilz la perdoient, c’eust esté honte la demander, comme feirent les fuyars Gruyers après la bataille de Serizolles : aussi qu’en fin vous doibviez le payement reserver. L’argent vous demourast en bourse. C’est (dist Panurge) bien chié pour l’argent. Vertus Dieu i’ay eu du passetemps pour plus de cinquante mille francs. Retirons nous, le vent est propice. Frère Ian, escoutte icy. Iamais homme ne me feist plaisir sans recompense, ou recongnoissance pour le moins. Ie ne suys point ingrat, & ne le feux, ne seray. Iamais homme ne me feist desplaisir sans repentence, ou en ce monde ou en l’aultre. Ie ne suys poinct fat iusques là. Tu (dist frère Ian) te damne comme un vieil diable. Il est escript, Mihi vindictam, & cætera. Matière de breviaire.

Comment Panurge fit noyer en mer le marchand et les moutons 19

CHAPITRE VIII.Soudain, je ne sais comment la chose arriva si vite, je n’eus le loisir de le considérer, Panurge, sans dire autre chose, jette en pleine mer son mouton criant et bêlant. Tous les autres moutons, criant et bêlant avec la même intonation, commencèrent à se jeter et sauter en mer à sa suite, à la file. C’était à qui sauterait le premier après leur compagnon. Il n’était pas possible de les en empêcher, comme vous connaissez le naturel du mouton, qui est de toujours suivre le premier, en quelque endroit qu'il aille. Aristote le dit aussi au livre 9 de L’Histoire des animaux 20, c’est l’animal le plus sot et inepte du

19- Translation en français moderne 20- Ainsi qu'on l'a dit plus haut, le caractère des animaux diffère en lâcheté et en douceur, en courage, en docilité, en intelligence, ou en stupidité. Ainsi, l'on a bien raison de trouver que le mouton a un caractère aussi doux que stupide. De tous les quadrupèdes, c'est le plus bête. Il s'en va dans les landes désertes, sans y rien chercher et

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monde. Le marchand, tout effrayé de ce que devant ses yeux il voyait périr et noyer ses moutons, s'efforçait de les en empêcher et de les retenir autant qu’il le pouvait. Mais c'était en vain. Tous à la file sautaient dans la mer, et périssaient. Finalement, il en prit un grand et fort par la toison sur le tillac (pont supérieur) du navire, pensant ainsi le retenir, et conséquemment sauver le reste aussi. Le mouton fut si puissant qu'il emporta dans la mer avec lui le marchand qui se noya, de la même façon que les moutons de Polyphème le Cyclope borgne emportèrent Ulysse et ses compagnons hors de la caverne 21. Les autres bergers et gardiens en firent autant, les prenant les uns par les cornes, les autres par les pattes, les derniers par la toison. Tous furent pareillement emportés et noyés misérablement en mer. Panurge, à côté de la cuisine, tenant un aviron en main, non pour aider les bergers, mais pour les empêcher de grimper sur le navire et échapper au naufrage. Il les exhortait avec éloquence, comme s’il était un petit frère d’Olivier Maillard 22 ou un second frère Jean Bourgeois 23, leur démontrant par lieux de rhétorique 24 les misères de ce monde, le bien et le bonheur de l'autre vie, affirmant que les trépassés sont plus heureux que les vivants dans cette vallée de misère, et promettant à chacun d'eux d’ériger un beau cénotaphe 25et sépulcre 26 en leur honneur au plus haut du Mont-Cenis, à son retour du Lanternois. Il leur souhaitait néanmoins, au cas où vivre encore parmi les humains ne leur déplût pas et où il ne leur vînt pas à l’idée de se noyer, bonne aventure et rencontre de quelque baleine, laquelle au troisième jour les rendrait sains et saufs en quelque doux pays, à l'exemple de Jonas 27.[...]

L'inspirateur de François RabelaisTeophile Folengo est le créateur du genre maccaronique : il publia à Venise en 1517, sous le pseudonyme de Merlo Coccaio, Baldus, un recueil de dix-sept livres de Macaronicae, où il mêle le latin, l'italien et le patois mantouan et florentin. Cette oeuvre qui raconte les aventures du géant Fracasse et du fourbe Cingar, a probablement servi de source d'inspiration à François Rabelais. On sait que ce dernier a fait des séjours en Italie, à Rome, avec son protecteur Jean du Bellay.

Teofilo Folengo (ou Folengi)

Son parcours est étonnant proche de celui de François Rabelais ! Teofilo Folengo (1491- 1544), est un poète burlesque et un écrivain italien du XVI e siècle plus connu sous le nom de Merlin Coccaïe, Merlino Coccajo, nom qui veut dire tout simplement Merlinus Coquus, Merlin le cuisinier. Né dans un faubourg de Mantoue, d'une famille noble, Teofilo Folengo entra à 16 ans dans l'ordre des Bénédictins. Il quitte son couvent à vingt ans pour courir le monde avec une femme qu'il avait séduite, se fait arrêter par les autorités pontificales, resta en prison longtemps, et courut l'Italie en mendiant son pain, en récitant des vers et chantant des airs populaires.

souvent en plein hiver, il sort de l'étable. S'ils sont surpris par une bourrasque de neige, ils ne veulent pas bouger, à moins que le berger ne les pousse ; et ils se laissent mourir, à moins qu'il n'emporte les mâles, que suit alors le reste du troupeau... Les bergers dressent les moutons à se réunir en courant, quand le bruit du tonnerre se fait entendre ; car si une brebis reste en arrière, sans rejoindre les autres, au moment où il tonne, elle avorte si elle est pleine. Aristote. Histoire des animaux. Tome 3. Livre IX. Traduction française : Barthélemy Saint-Hilaire. remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/animaux9.htm 21- Ulysse et ses hommes sont dans l'antre de Polyphème qui les enferme dans la grotte. Afin de rendre Polyphème moins alerte, Ulysse lui donne une barrique d'un vin très fort. Une fois le géant endormi, Ulysse et ses hommes utilisent un pieu durci au feu et crèvent l'œil du géant. Le lendemain matin, Ulysse accroche ses hommes ainsi que lui-même sous les brebis de Polyphème. Ainsi, lorsque, comme à son habitude, le Cyclope sort ses moutons pour les mener au pâturage, les hommes sont transportés hors de la caverne. Comme Polyphème est désormais aveugle, il ne peut les voir, bien que par précaution il touche le dos de ses moutons pour vérifier que les hommes ne s'évadent pas par ce moyen. 22- Olivier Maillard : prédicateur célèbre par ses sermons sous Louis XI, Charles VIII et Louis XII.23- Jean Bourgeois : autre célèbre prédicateur.24- La rhétorique est l’art de bien parler et de convaincre avec éloquence25- Cénotaphe : tombeau élevé à la mémoire d’un mort et qui ne contient pas son corps26- Tombeau.27- Jonas, pris dans une tempête, passe trois jours dans le ventre d’une baleine (voir Le livre de Jonas dans L’Ancien Testament).

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Sa vie est contée dans le poème de Folengo qui, sous le nom de Baldus, y raconte ses aventures nomades, mais surtout dans un petit livre rare publié par son frère Jean Folengo, Traité de Morale et de Théologie, rédigé en dialogues, qui montre les deux frères sous leur nom véritable, consolant leurs mutuels ennuis par la double confession, l'un de ses combats contre les passions, l'autre de ses erreurs amoureuses. Réclamé par son frère le philosophe, Merlin Coccaïe entra dans le même couvent en 1526 et tâcha de suivre l'exemple de ce Caton, qui n'oubliait ni sermons ni lettres, ni livres imprimés, pour remettre l'enfant prodigue dans la voie du salut. Le moine défroqué avait trop souffert sur les grandes routes et dans les mains des sbires pour ne pas préférer l'ennui du couvent à la vie poétique des gueux. Mais le souvenir du passé lui plaisait encore par quelque côté, et, tout en professant de son repentir et de son retour à une vie plus honnête, il se consola de ce qu'il perdait en jetant les souvenirs de son expérience dans une épopée bouffonne. Il y mourut en 1544.On a aussi retenu de lui l'Orlandino ou l'Enfance de Uolani, et des poésies dévotes. Il est paru à Paris en 1606 une Histoire macaronique de Merlin Coccaie, traduction de ses poésies burlesques. Il ne l'écrivit pas même en latin, langue des savants, ni en italien, langue des cours, mais en latin de cuisine, mêlé de patois toscan, de gros mots populaires et d'élégances romaines, et qui a fait école. Ainsi furent rédigées en argot, moitié allégoriquement, moitié sérieusement, les aventures du moine Folengo. Ce poème, aussi énorme que le Pantagruel, aussi confus et tout aussi gastronomique, s'appelle la Macaronée de Merlin Coccaïe, ou, si l'on veut, « plat de macaroni offert au public par le cuisinier Merlin. » À la tête des premières éditions de cette oeuvre grotesque, une estampe, dont

l'allégorie est toute rabelaisienne, montre l'auteur couronné de lauriers, assis près d'une table du XVI e siècle, entre deux femmes complaisantes, Tognina, qui lui verse à boire, et Zanitonella, armée d'une fourchette à deux pointes, au bout de laquelle est suspendu le délicieux macaroni. Merlin Coccaïe ouvre une bouche énorme pour recevoir cette manne céleste, et sa main avide s'étend vers la table pour y chercher le plat qui la contient. Le sens du grossier et triple symbole est facile à déchiffrer. Ce plat de macaroni de Merlin manque d'invention et de poésie, mais on y trouve une fluidité de veine qui ne tarit pas, une facétie inexorablement bouffonne, un gros rire sans bornes, en un mot toutes les colossales fantaisies de Rabelais, ébauchées légèrement, mais reconnaissables et jaillissant d'un pinceau vif et hardi. Il ne leur manque que le sérieux et le but. Cette raillerie

perpétuelle sans philosophie et sans fond, ces éclats de rire presque idiots sur les choses, les hommes et les temps, ces descriptions sans fin des rues, des routes, des villes, des marchés d'Italie, des cardinaux eux-mêmes et de leurs consistoires, sont évidemment les prototypes de l'œuvre rabelaisienne. Le procédé de Folengo est souvent celui de Rabelais : l'énumération devenue comique par son exagération même. Merlin Coccaïe a donné à Rabelais l'exemple de cette érudition encyclopédique, qui accumule, au sein d'un roman fantastique, les détails les plus curieux sur l'état des sciences et des arts au XVI e siècle. Ainsi les historiens de la musique trouveraient dans la « vingtième assiette de macaroni » des particularités très importantes sur la musique italienne du XVI e siècle... Mais notre moine italien a grand soin de s'arrêter au point juste où la philosophie commence. Il ne se permet que la facétie. C'est l'ivresse du parasite et son babil innocent. Toutes ses macaroniques folies, réhabilitation de la gourmandise et de l'ivresse, ne portent pas coup, ne vont pas loin, et n'exposent le moine à aucun danger.

( à suivre…)

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La lutte vellave

Sur une idée de Jean-Louis Roqueplan, nous avions « théorisé » cette lutte tout à fait du domaine de l'imagination. Nous savons que Jean-Louis n'en manque pas ! Nous nous sommes inspirés du sumo, sport de lutte japonais très ancien. Le sumo fut mentionné pour la première fois en 712 dans le Kojiki, « Chronique des faits anciens », premier livre d'écriture japonais. Dans les rituels religieux shinto, les combats sumo ainsi que des danses et du théâtre étaient dédiés aux dieux en même temps que des prières pour obtenir de bonnes récoltes. Jean-Louis Roqueplan organisa un tournoi à la fête de la Neira à Bains au printemps 1998. Voici le texte publié dans le Souffle Nº 7 d'avril 1998.

Une première : Festa de la Neira 1998Mythe ou réalité, il est difficile de trouver trace de cette tradition séculaire, d’autant qu’elle relève du rite secret, dans nos civilisations occitanes où beaucoup repose sur la mémoire collective et l’oralité. Qu’un maillon primordial de cette chaîne ancestrale se brise, et la tradition sombre dans l’oubli. A partir de bribes éparses, il faut alors essayer de reconstituer patiemment le puzzle. La lutte vellave, pratiquée par les champions de deux clans rivaux, les Neires Luttaïres, remonte à la nuit des temps, certainement aux siècles lointains des grandes transhumances des moutons noirs. Des conflits frontaliers de droits de pâture

embrasaient les hautes terres d’estive. Las de faire couler le sang, les maîtres des vastes troupeaux établirent une tradition de joutes, un genre de jugement de Dieu, pour régler les différents, sans vains combats armés dont ressortaient exsangues les clans antagonistes. Il est difficile de dire quand et comment ces âpres combats furent codifiés de la sorte, mais il fallut assurément plusieurs générations pour en arriver là. On peut cependant affirmer, sans risque d’erreur, que ces farouches combats résultaient de l’observation de la nature

vierge et des mœurs des moutons à peine domestiqués, particulièrement des fiers béliers qui s’affrontaient en joutes puissantes durant la saison des amours. Une hiérarchie s’établissait ainsi au sein d’un troupeau au profit d’un mâle dominant. Quand des troupes se mêlaient accidentellement, les mâles dominants s’affrontaient suivant le même rituel. Dans le monde animal, rarement ces combats allaient jusqu’à la mort sauf en cas de vive concurrence et d’égalité de force des deux

combattants. Une grande part de l’affrontement consistait à faire étalage de sa puissance et à impressionner l’adversaire. Les timides brebis s’écartaient à distance prudente et, craintives, assistaient au farouche combat. La joute engagée, il fallait, front contre front, faire reculer l’adversaire et le bouter hors de son territoire jusqu’à ce qu’il renonce et, prêtant le flanc, fasse allégeance au nouveau maître magnanime. Si aucun ne faiblissait, l’engagement gagnait en violence. Les deux protagonistes prenaient de plus en plus d’élan pour se fracasser la tête. Le bruit mat de leurs crânes entrechoqués parcourait les combes profondes et imposait silence à la nature pétrifiée d’effroi. Pour les béliers, la possession de cornes s’avérait un avantage considérable et la sélection naturelle joua dans ce sens magnifiant leur prestance et leur fierté altière. Bien plus tard la sélection humaine tendit à faire disparaître ce caractère devenu inutile et jugé peu économique. Intuitivement les maîtres des troupeaux perçurent la sagesse des animaux qu’ils côtoyaient journellement et réglèrent désormais leurs conflits par procuration et par champions interposés. Jadis réalisée à même le sol, cette rencontre se déroule actuellement sur une aire de combat surélevée symbolisant les hautes terres originelles sources des conflits. Un cercle tracé sur le sol symbolise le territoire contesté. Des fanions de couleurs mêlées décoraient parfois les abords de l’arène : le vert pour le végétal et l’herbe nourricière, le rouge pour l’animal et le sang véhicule de vie, le blanc pour le lait nourricier et l’étoile du berger, le noir pour le mystère et la

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toison de nuit. Les Neires Luttaïres sont torse nu, impressionnants de force et de concentration. Un énorme ceinturon, clouté et muni de prises, fixe sur leurs reins puissants une dépouille de bélier jadis meneur de troupeau. Toute leur force est concentrée là, symbole de virilité et de puissance procréatrice. Leurs vastes torses musculeux

luisent d’un onguent mystérieux à base de suif, d’argile et de terre épaisse de volcan. Seuls les vieux bergers en connaissent le secret et le transmettent fidèlement quand il est temps pour eux de rejoindre leur étoile dans la voie lactée. En plus de ses vertus guerrières, cet onguent protège du froid vif des sommets et rend la prise de l’adversaire plus hasardeuse. Le maître de combat, homme de grande probité, coopté par les deux clans rivaux, fait office d’arbitre et de maître de cérémonie. Les hérauts, les Neires Boffaïres, en tenue d’apparat sonnent du hautbois pour lancer le combat. Les deux farouches adversaires, au centre du cercle, frappent dans leurs mains et lèvent les bras en signe de loyauté. Le maître de combat lance entre eux une poignée de sel, symbole de vie, monnaie d’échange, remède et friandise pour les troupeaux. Le but de l’affrontement est de repousser l’adversaire en dehors du cercle. Les seules prises admises sont les poignées du ceinturon et l’adversaire doit rester debout. Le gagnant de ce jugement de Dieu, amène la victoire à son camp et le règlement du conflit à son profit. Le maître veille au bon déroulement de la joute et désigne le vainqueur salué par une sonnerie. Le pacte ainsi scellé est toujours respecté. Au fil du temps, la fin des grandes transhumances, l’appropriation des biens communaux par des particuliers, ôtèrent bien du sens à ces rites qui pourtant perdurèrent en mémoire des anciens, en devenant des jeux rustiques pratiqués lors des fêtes d’estive. Le vainqueur épuisé reçoit une grosse sonnaille habituellement destinée au bélier meneur du troupeau. Il devient pour un an « Lo Mestre de Parjada », le maître du troupeau et remet en jeu son titre l’année suivante.

Le retour : Roi de l'Oiseau 2016 et suivants...Comme les bonnes idées ne meurent jamais, nous avons eu la surprise et la joie de voir resurgir la lutte vellave au Roi de l'Oiseau 2016, remise au goût du jour et scénarisée par Jean-Louis Roqueplan et son équipe. Le spectacle se déroule le vendredi à 21 heures devant la mairie. Des gradins permettent aux spectateurs de prendre de la hauteur. L'aire de combat est entre gradins et mairie. Les farouches combattants font leur entrée suivis de leurs bergères venues les encourager, acclamés par les cris sauvages de leurs partisans. Ils font le tour de l'arène et viennent se ranger devant l'imposant édifice. Le groupe Saboï les accompagnent tout de cuir, de crin, de corne vêtus, à grands sons de trompes et de tambours, musique du fond des âges. Les bergers sont torse nu, ceinturés d'une large bande de cuir retenant une peau de brebis, pieds nus, grimés de cendre et d'ocre. Le maître de cérémonie, un grand escogriffe barbu, emplumé, de noir vêtu, intervient sous les huées du public : le vainqueur recevra la houlette en or symbolisant le maître de tous les troupeaux du Velay. Cette rencontre, jadis tenue secrète, s'est déroulée à la lueur des torches pendant des siècles et des siècles, dans une sombre clairière au fond des

bois dans la région de Saint-

Julien-Chapteuil. Ce rituel ancestral aux accents primitifs s'est perpétué jusqu'à nos jours. Aux sons guerriers des trompes et tambours, les bergers font leur entrée, chaque camp symbolise un troupeau Noir du Velay. Les

bergères symbolisant richesse et vitalité, accompagnent chaque pastre pour l'encourager dans sa lutte. Tous défilent autour de l'arène derrière fanion et totem tête de bélier avec ses grelots lancinants. Le grand prêtre jette le sel de la vie aux quatre coins du coin du pré.

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Le maître de cérémonie déroule un parchemin et

lit le règlement de la joute sous les vociférations du public impatient. Article 1. Les combattants doivent avoir au moins 18 ans, faire partie d'une association ou groupe participant au Roi de l'Oiseau, n'être ni alcoolisés ni sous l'effet d'une drogue. Ils doivent être pieds nus, ongles des mains et des pieds coupés court, muni d'une large ceinture de cuir prévue à cet effet. Article 2. Les coups, torsions d'articulations, saisies de la tête, actions sur les doigts, cheveux, visage, chatouillements, étranglements... sont strictement interdits sous peine de disqualification immédiate. Article 3. L'arène consiste en un tapis de bâches où un cercle tracé définit l'aire de combat appelée lou pra. Chaque combattants doit faire sortir son adversaire du cercle deux fois pour obtenir la victoire. Article 4. Les combats sont sous la responsabilité de trois arbitres dont les décisions sont sans appel... Les bergères défilent à nouveau autour de l'arène puis se rangent derrière les combattants pour les encourager. Que les combats commencent ! Ils sont 23 à

s'affronter. Les manches sont expéditives. Les adversaires s'agrippent aux ceinturons, assurant de solides prises pour alors tenter de déséquilibrer l'autre combattant. Il est certain que la pratique d'arts martiaux ou de lutte est un atout certain. Les

combats s'enchaînent sans trêve dans une chaude ambiance. Les plus faibles mordent la poussière. A peine le temps de récupérer avant le prochain défi... Finalement le grand vainqueur est Nans Delorme, jeune pensionnaire de l'IME des Cévennes et qui se fait appeler le Barbare des Cévennes ou Lou pastre de la Garde. Il est jeune mais son passé de judoka, rugbymen et boxeur, lui a donné un sérieux avantage. Sa stature est remarquable, 1m 80 pour 108 kg ! Les troupeaux Noire du Velay pourront dormir tranquilles cette année, protégés des ours et loups par ce colosse et ses féroces molosses aux colliers hérissés de pointes de fer. Sous les acclamations du peuple des bergers, notre colosse reçoit la houlette d'or qu'il partage avec Christine Dechazeron, sa dévouée bergère.

Le défilé du Roi de l'Oiseau...Somptueux comme de coutume, il démarrait des marches de la cathédrale pour parcourir la cité vellave. Notre Noire du Velay était encore de la fête. Présente habituellement avec quelques individus, cette année, c'était un troupeau d'une quarantaine de brebis qui débarquait de la bétaillère des associés de la famille Bernard des Cabarets de Cussac-sur-Loire, non loin de la cathédrale pour participer au défilé. Les bellesbrebis provenaient de l'élevage Dumas de la Pépinière. L'éleveur avait privilégié dans son choix des brebis calmes. Cette opération étant une première, les sélectionneurs étaient quelque peu inquiets sur le comportement des animaux dans ce cadre inhabituel. Aussi ils avaient prévus un fort encadrement d'éleveurs le plus souvent accompagnés de leurs compagnes, tous costumés : Didier Cathalan, Jarlier Gérard, Sébastien Dumas, Teissier Aurélien, Christian et Olivier Bernard, Georges Philibert, Pascal Crespy... Tout s'est bien passé et le public ébahi a vu passer un troupeau de brebis noires... encore une belle promotion pour notre petite perle noire...

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Il suffit de passer le pont...

…C'est tout de suite l'aventure ! Pour reprendre une chanson friponne de Georges Brassens ou pont rime avec jupon ! Bien sûr mais comment faire quand il n'y a plus de pont ?

La traversée de la Loire... par des brebisLes associés du Gaec des Cabarets, Christian et Olivier Bernard ont trouvé la solution depuis 1998 : faire passer la Loire aux brebis à gué 1 à La Planche 2 en amont de Cussac-sur-Loire. Le Gaec possède l'essentiel de son domaine sur les pentes de la rive droite de la Loire mais aussi quelques parcelles de l'autre côté du fleuve. Ils en ont fait la démonstration pour une télévision japonaise, la NHK

3, unique groupe audiovisuel public de ce pays, qui réalise un reportage assisté de drônes, sur la Loire, de sa source à son embouchure. L'ami Jean Grimaud, journaliste en retraite mais toujours sur les bons coups, était présent pour faire de magnifiques prises de vue et concocté un reportage paru dans l'Eveil le 22 septembre 2018. « Réputées bonnes marcheuses en tout terrain, les Néiras ont ainsi montré qu’elles pouvaient affronter l’eau et nager comme elles le font une fois l’an, pour rejoindre les quatre hectares de vertes prairies d’en face. Bien encadrées par Olivier et Christian Bernard, les deux gérants du Gaec et leur fidèle Patou, elles ont un peu hésité, mais une fois les plus hardies lancées, tout le troupeau a suivi, terminant à la nage car les dernières crues ont creusé le lit et modifié le gué, notamment au moment d’aborder la rive gauche. .. » L'histoire commence dans l'été avec Jean Paul Grimaud de l'Office de tourisme du Puy qui met la télévision sur la piste des Noires du Velay. C'est un peu compliqué car il faut des autorisations spéciales

1- Du vieux bas vieux-francique *wad (« gué, endroit peu profond ») cf. ancien haut allemand wat, le moyen néerlandais wat, de même sens) qui correspond au latin vadum. Un gué est un endroit où l'on peut traverser un cours d'eau à pied, à dos d'animal ou en véhicule sur le fond, sur des pierres de gués ou sur un radier ou une chaussée immergée construite par l'homme, sans s'embourber ni être emporté par le courant. C'est aussi l'endroit que les animaux sauvages ou domestiques empruntent pour traverser les cours d'eau. Les gués situés dans des lieux à rives basses impropres à la construction des ponts, ont été abandonnés, et les points de communications ont été déplacés vers les ponts sur des rives hautes. C'est ainsi que les gués, dont certains étaient périodiquement réempierrés ont lentement été abandonnés. Wikipédia Le mot occitan gas prend des formes diverses : ga, gas, gasse, geas, geasse et gat dans l'Yssingelais. Toponymie du Velay. Jean Arsac. CHL. 1991 2- Le latin planca, planche, a donné le patois plancha, passerelle. Sauf à Chamalières où l'on trouve encore la plancha, le mot est toujours francisé, même lorsqu'il est précédé de l'article patois : las planches (Bell.) ; il est vrai qu'on prononce las plantsë(s) et qu'il s'agit, comme le constate Nauton (GPHL,49), d'un « relâchement articulatoire sur la finale que l'on ne peut pas considérer comme une simple francisation ». Toponymie du Velay. Jean Arsac. CHL. 1991 3- La NHK, Nippon Ht? Kytkai / Compagnie de diffusion du Japon), l'unique organisme de radio-télédiffusion public du Japon, a commencé à émettre sur les ondes radio en 1925. La NHK est financée par la redevance télévisée afin d'assurer son indépendance des influences politiques ou privées et de donner la priorité à l'opinion du public. Actuellement, la NHK diffuse ses émissions sur 4 chaînes télévisées nationales et 3 stations de radio nationales. La chaîne de télévision générale et la chaîne éducative sont le cœur de la diffusion hertzienne, et les 3 stations de radio nationales offrent des programmes d'information, d'éducation et de divertissement. La chaîne NHK a profité de son passage au Puy pour filmer des scènes du Roi de l’Oiseau. La télévision japonaise s'était aussi intéressé au fromage aux artisous, à la lentille verte du Puy, au rocher Saint Michel d’Aiguilhe, et aux peintures (pivoines) de Chaléyé...

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pour l'utilisation des drônes. Le projet semble tomber à l'eau puis les éleveurs sont un peu mis devant le fait accompli : l'opération est programmée pour le 15 septembre ! Dans la famille Bernard, l'affolement on connaît pas et on fera donc traverser les brebis pour l'occasion. Jean Grimaud se poste côté Cussac-sur-Loire pour prendre les brebis de face. Depuis son installation en 1998, Christian passe les brebis deux ou trois fois l'an. Avant c'étaient les vaches allaitantes et pourquoi pas les moutons. Il faut quand même veiller à ce qu'il n'y ait pas trop de courant. C'est plus simple aussi quand les brebis n'ont pas trop de laine qui se gorgerait d'eau et risquerait de les

faire dériver dangereusement. Il faut aussi les passer à l'ombre car elles craignent reflets et miroitements sur l'eau. Christian chausse les cuissardes et entraîne le troupeau derrière une brebis meneuse ou plus familière, tenue au bout d'une corde. Roger son père et Olivier son associé poussent le troupeau pour que la file ne s'interrompe pas. Les brebis au début ont peu d'eau puis doivent nager car le gué, endommagé par des crues successives et plus entretenu, comporte des trous d'eau. Le Patou accompagne le troupeau et nage auprès de lui ce qui contribue à sécuriser les brebis. Les animaux ayant déjà traversé la Loire ont en quelque sorte la mémoire de l'eau et sont bien moins craintives. Cette traversée a bien dû quelquefois donner des frayeurs aux associés du Gaec ! D'autres éleveurs de bord de Loire ont tenté l'exercice sans succès. Une recherche nous a pas permis de trouver des cas identiques. Les moutons de pré salé des baies de Somme ou du Mont-Saint-Michel pâturent traditionnellement dans des parcours hors d'eau à marée basse mais traversent aussi des bras d'eau de faible profondeur parfois à la nage. Quelques vestiges dans le lit de la Loire nous intriguent cependant et faisons donc notre enquête à la recherche d'un ancien passage.Le domaine de « la Planche »4 et sa ferme sont à l'extrémité sud de la commune de Cussac, en bordure de Loire mais du côté de Coubon. C'est par cette commune que l'on y accède par la route. Sa superficie était à l'origine d'une centaine d'hectares. A ce grand domaine est associé un patronyme les « Dumas » qui en sont propriétaires depuis au moins deux siècles. Mme Présumey née Dumas, a bien voulu autoriser l'Association des « Gardes aux Vallées » à visiter le moulin. En remontant le bief, les piles du vieux pont de « la Planche » également dénommé « Pont de Mélussac », situé à quelques centaines de mètres à l'amont, sont encore visibles. A l'aval de ces piles, envahis par la végétation, des restes de structures maçonnées subsistent sur la rive droite. Ce secteur porte le toponyme de « Barriet » ou « barlh », de formation gauloise signifiant promontoire ou barre rocheuse. On peut penser qu'il était chargé d'orienter les eaux en cas de crues sur la rive gauche, et donc d'atténuer les risques d'inondation du côté des bâtiments de la ferme et du moulin. La tradition orale signale la présence d'un ancien moulin plus à l'amont appelé la « Planche vieille ». Le moulin de la Planche5 date de 1760, c'est Jean André Lazerme qui l'a reconstruit. Avant cette date, il

existait un moulin à proximité du pont planchier de Mélussac dont il ne subsiste actuellement que cinq piles. Structuré sur trois niveaux, ce moulin a été conçu pour abriter deux roues à palettes actionnant deux paires de meules, un rouleau à perler l'orge et une meule d'aiguisage. Au sous sol, une roue à palettes de 1,20 m a été restaurée par M. Brossard pour M. Présumey. Une conduite d'eau forcée pénètre par une large ouverture sur le mur sud. Il existe une deuxième ouverture pour une autre conduite

4- Des gardes aux Vallées. N° 2 Année 2006. Journée du Patrimoine du 18 juin 2006. Louis Rocher. 5- Des gardes aux Vallées. N° 2 Année 2006. Journée du Patrimoine du 18 juin 2006. Daniel Veysseyre

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d'eau forcée... Le canal d'arrivée d'eau aboutit à une sorte de réservoir disposant : d'une vanne d'alimentation du moulin, d'une vanne de trop plein, d'une vanne pour le lavoir familial et d'une vanne pour une poissonnière (vivier). Le moulin est situé à 150 mètres de la Loire, distance suffisante pour éviter d'être atteint lors des crues à l'exception de celles à fréquence centennale. Le canal d'alimentation d'une longueur de 1200 mètres traverse un tunnel, longe sur plusieurs centaines de mètres un chemin en aplomb de 1,5 m maintenu par un mur de pierres sèches. Le bief traverse une prairie sur 250 mètres avant d'atteindre le moulin. La sortie des eaux du moulin se fait en souterrain sur une dizaine de mètres pour atteindre le canal de fuite qui mesure 660 mètres. Henri Présumey, décédé en 2004, alors docteur du Monastier et de la montagne du Mézenc venait souvent dans ce domaine. Il attendait la retraite pour réaliser son rêve, redonner vie au vieux moulin. Malheureusement sa disparition ne lui a pas permis d’achever son rêve mais il laisse un patrimoine réhabilité.Le nouveau domaine de La Planche de Mélussac 6

Au décès d'Henri Présumey, sa famille a gardé le domaine puis l'a cédé en 2011 à quatre jeunes associés désireux « de sortir de la pression professionnelle, de sortir la tête des ordinateurs, des téléphones... et de se faire plaisir en se rapprochant de la nature ». William Valette, Vincent Mourier, Sébastien et Lionel Sigaud ont mis en commun leurs compétences et leurs finances autour d’un projet commun. Du rêve à la réalité, le chemin est long et demande parfois ténacité et endurance. Ils ont ainsi passé cinq ans à continuer à restaurer le domaine de La Planche de Mélussac, sur la rive droite de la Loire, pour en faire un lieu d’accueil touristique haut de gamme tout en mettant en avant le patrimoine local avec une idée d’autosuffisanceavec un cheptel Aubrac, un élevage de cochons et un potager. À peine achevé, le domaine a déjà reçu ses premiers clients, l'été 2017.Pont de Mélussac, Gué et Bac de La Planche7 . Les cours d'eau sont un obstacle à la circulation des hommes et des marchandises. Dans le passé, ils étaient traversés par des gués praticables en basses eaux ou en utilisant des arbres couchés. Plus tard on eut recours à des bacs, barques à fond plat, et des ponts. Sur le site de la Planche de Mélussac, il y a eu ces trois modes de traversée comme en témoignent les vestiges du pont, le gué toujours praticable par les tracteurs (et les animaux...) et un bac. Dans la première moitié du XXe siècle, quatre bacsétaient encore couramment utilisés entre Arlempdes et Coubon : Camaret en amont d'Arlempdes, au Mazel au lieu dit «le bateau du Mazel», à Fatou (passage de Onzillon à la Beaume) et à la Planche. Les bacs ont souvent remplacé un pont défaillant comme à Fatou (pont de Bauzac) et à la «Planche vieille» (pont de Mélussac). Compte tenu du découpage paroissial et plus tard communal, la présence d'un bac était indispensable. Le village du Mazel situé sur la rive droite de la Loire est rattaché à la paroisse (commune) du Brignon située sur la rive gauche. De même, le hameau de la Planche est rattaché à la paroisse (commune) de Cussac située sur l'autre rive. L'usage du bac était essentiellement hebdomadaire pour se rendre à l'église de la paroisse ou pour aller au bal le dimanche. C'est à l'avènement de l'école de Jules Ferry que son usage devient quotidien pour les élèves qui devaient se

rendre à l'école la plus proche. Mme Présumey qui est née à la Planche, nous dit avoir emprunté quotidiennement le bac pour se rendre à l'école de Solignac. Actuellement on compte, entre Goudet à Coubon, trois ponts en usage (Goudet, Chadron, Coubon), mais il en existait bien d'autres : deux sur la commune de Solignac-sur-Loire comme en atteste la présence de piles encore debout (les piles de Beauzac et de Mélussac) et un sur la commune du Brignon, le pont planchier de Bonnefont dont il ne reste que très peu de traces, utilisé essentiellement pour l'exploitation de la source d'eau ferrugineuse (de faible largeur mais équipé de rails pour véhiculer un

6- www.leprogres.fr/haute-loire. Michel Taffin. 01/01/20177- Des gardes aux Vallées. N° 2 Année 2006. Journée du Patrimoine du 18 juin 2006. Daniel Veysseyre

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wagonnet). Si ces ponts étaient sur des voies de passage importantes, l'accès au Monastier ou Coubon, ils permettaient l'accès à un moulin à farine souvent construit près du pont du fait de la présence de l'énergie hydraulique de proximité et d'un moyen d'accès commode. Au lieu dit «Planche Vieille», il existait un moulin qui était déjà en ruine au milieu du XVIIIe siècle et au lieu-dit de Fatou un moulin fonctionnait encore au début du XXe siècle. Le pont de Mélussac est très ancien, il serait vraisemblablement antérieur au XVe siècle car en 1423 ce pont est déjà nommé dans une charte du prieuré de Solignac sous le nom de « Planchia de Melussac ». En 1597, il porte le nom de « la Planche de Melussac ». Si ce pont est dit planchier, il est possible qu’il ait été totalement en pierres. Sur la rive droite de la Loire, on peut observer à mi-hauteur des piles sur les parties qui se font face, la présence d’amorces d’arche avec au-dessus la trace d’arrachage de pierres. M. Jean Joseph Auguste Dumas (1872-1956) dit avoir vu une arche en pierre à une extrémité de pile. Ce pont a vraisemblablement eu un aspect très différent au cours du temps, constitué totalement en pierres à l’origine il a dû être rebâti plusieurs fois suite aux dégâts provoqués par chaque crue puis converti en « pont planchier ». Si actuellement il subsiste 5 vestiges de piles, ce pont a peut-être compté jusqu’à 6 piles car il semble manquer une pile-culée sur la rive droite pour donner un accès au sol. Les piles sont espacées de 11 à 15 mètres et ont entre 4 et 5 mètres de haut pour une longueur de 9 mètres et une largeur de 3 mètres.Le port de Mélussac 8. Certains situent le port de Solignac au-dessous des cinq piles de la Planche. L'hypothèse ne tient pas lorsque l'on recourt à la toponymie. Les toponymes naute, nautelle, nave, du latin navis, bateau, barque, sont l'indice certain qu'un port bien souvent flanqué d'un chantier naval a existé jadis sur ces terres. Ces noms apparaissent à l'est de Cussac-sur-Loire dans la large plaine délimitée entre les vieux chemins du moulin de la Crotte et du prieuré de Saint-Blaise : Riou de la Basse Naute, La Nauta, La Nautelle... Il semblerait que le port de Solignac et de Cussac ait été situé à cet emplacement. Il est un peu loin de Solignac mais bien desservi par le vieux chemin. Là devaient transiter les bois formés en radeaux flottables venant de la forêt de Bauzon, ce port étant le plus important de la haute vallée de la Loire. Y débarquaient aussi les marchandises devant être acheminées de la Loire dans l'Allier, chargées à dos de mulet et transportées ainsi à travers les plateaux de Séneujols et de Cayres jusqu'à Pont-de-Vabres, après une halte au hameau de Naves, au nom significatif, entre Saint-Christophe et Séneujols. Ainsi situé, le port se trouvait encadré par deux ponts, à l'amont La Planche de Mélussac, à l'aval La Planche de Cussac. La planche de Cussac 9 est citée dans le Dictionnaire topographique du département de la Haute-Loire 10. Une pile bien endommagée subsiste une centaine de mètres au-dessous du gué de La Veysseyre, pourrait être un vestige d'un ancien pont d'origine inconnue. Il ne s'agit pas d'un pont de service jeté lors de la construction du barrage de Saint-Blaise, car la pile était déjà là avec d'autres aux dires de témoins de l'époque. Cet ouvrage se trouvait sur le passage du chemin vicinal ordinaire qui de Cussac passait par La Veysseyre, Bêche-soleil, les Cabarets, l'Holme, pour rejoindre Coubon. A sa ruine, on aménagea le gué de La Veysseyre, encore utilisé par la force des choses. En 1875, les habitants coupés de leur commune demandèrent le classement de la voie, en espérant obtenir du département la construction d'un pont ou même d'une simple passerelle. Devant l'indifférence de Solignac et de Chadron, le préfet écarta définitivement le projet en 1878. Les riverains de tels secteurs devaient alors vivre en autarcie lors des hivers rigoureux coupant les communications, d'où très souvent la présence d'un moulin et d'un vaste four à pain.

Jean Claude Brunelin

8- Ponts de Haute-Loire. p. 452. Chervalier J. et Thomas R. Phil'Print et Conseil général de la HL. 2004. 9- Ponts de Haute-Loire. p. 198. Chervalier J. et Thomas R. Phil'Print et Conseil général de la HL. 2004. 10- Dictionnaire topographique du département de la Haute-Loire. Chassaing A. et Jacotin A. Paris. Imprimerie nationale. 1907

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Empoissonnement de l’Étang Neuf et du Lac Long (1769)

Louis François de Bourbon, prince de Conti, prince du sang (1717-1776), cousin de Louis XV, espère obtenir la couronne de Pologne en 1746, Grand Prieur de Malte en 1749, en mauvais termes avec la marquise de Pompadour, se brouille avec le roi quand on lui refuse le commandement de l’armée pour la

campagne de 1757… Il est également duc de Mercoeur, et à ce titre possède des biens en Auvergne et Gévaudan1 dont une infime partie nous intéresse ici.

Le 4 mai 1760, Martin Luizuy de Refrensat, avocat en parlement conseiller, procureur général fiscal du diocèse de Merc?ur au bailliage et siège de la ville d’Ardes2, en qualité de procureur constitué de son Altesse Éminentissime, passe un bail à Vital Olivier, marchand, de Chasseignon paroisse de Mazeyrat3, « des étangs situés dans le mandement de Chilhac circonstances et dépendances ensemble la serve de Bannat et le pré appelé du Chassaignon4 » pour 9 années à commencer du 1er novembre 1762.

Le bail prévoit de laisser « suivant l’usage » à la fin du bail trois des étangs empoissonnés et dans chacun « les quantités de deux mille nourrains5, carpes ou tanches de la longueur de 6 à 12 pouces [16 à 32,5 cm], tête et queue comprises, trente mères carpes pesant depuis 6 livres6 [environ 3 kg] et au-dessus, vingt petits brochets ou lancerons, quatre bacholées brèmes ou fretin, lequel empoissonnement est dit qu’il sera compté et noyé les trois dernières pêches qui précéderont l’expiration du bail ». Cette opération doit être réalisée en présence d’un officier de justice du prince au siège des mandements de Chilhac et Saint-Cirgues ou d’un autre préposé désigné ; pour cela Olivier doit prévenir le procureur fiscal au siège des mandements, deux mois avant chaque pêche, du jour où il se proposera de pêcher et de réaliser l’empoissonnement.

Pour se conformer à son bail, Vital Olivier, adresse un exploit le 31 décembre 1768, enregistré au bureau de Paulhaguet le 2 janvier 1769, signifié par le sergent Ravissat, à Vital Boyre, procureur fiscal au bailliage des mandements de Chilhac et Saint-Cirgues, rappelant que la pêche de l’étang de Sarlieve doit commencer la première semaine de carême7 et qu’il doit en informer le conseil du duc afin que s’y trouve un préposé lors de l’empoissonnement. Sans réponse, Olivier s’adresse aux autres officiers des mandements de Chilhac et Saint-Cirgues, mais en vain, aussi, ne pouvant plus 1- Un certain nombre se retrouveront dans le département de la Haute-Loire. 2- La ville d’Ardes est la principale du Duché de Mercoeur. Les anciens seigneurs y faisaient leur résidence », château démoli par ordre de Louis XIII (Abbé d’Expilly, Dictionnaire géographique historique et politique des Gaules et de la France, 1763). Localité du Puy-de-Dôme qui a donné son nom à une race de moutons. 3- Le Chassagnon, communes de Mazeyrat-Crispinhac (Mazerat-d’Allier depuis 1972) ; même nom à Saint-Georges-d’Aurac, plus près des étangs, d’où l’importance dans l’acte de la précision de Mazeyrat. 4- Commune de Saint-Georges-d’Aurac, proche des étangs. 5- Jeunes poissons utilisés pour repeupler un étang. 6- A Paulhaguet on utilise la livre poids de marc valant 489,5 grammes. 7- Le Carême de 1769 commence le mercredi des Cendres, 8 février. Il respecte bien le délai de deux mois.

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différer son empoissonnement, il est contraint d’adresser une requête au lieutenant général du duché de Merc?ur qui, sur les conclusions du procureur général fiscal, donne une ordonnance, le 20 mars, par laquelle « attendu que le cas requiert célérité »8 il lui est permis de faire l’empoissonnement assisté d’un notaire royal commis à ce sujet, le procureur fiscal « présent ou dûment appelé pour être présent », afin de dresser un procès-verbal décrivant les espèces de poissons mis dans l’étang.

Olivier par exploit du 23 mars, fait signifier par le sergent Montel l’ordonnance à Boyre, procureur fiscal au bailliage des mandements de Chilhac, avec sommation de se trouver le lendemain 24 mars, à deux heures de relevée, aux étangs appelés l’Étang Neuf et le Lac Long pour être présent à l’empoissonnement et à la rédaction du procès-verbal qui en doit être dressé. Olivier demande au notaire royal Jean-Paul Branche, de Paulhaguet, de se rendre sur les lieux9, ce qu’il fait avec ses témoins, proches habitants : Claude Promayrat, laboureur de Bannat, paroisse de Couteuges, et Martin Vigean, laboureur de Barret, paroisse de Flaghac. À l’étang Neuf ils trouvent Vital

Lazinier, lieutenant en la justice de Lavaudieu, au nom du procureur fiscal. Ces péripéties expliquent que l’on trouve ce document dans les minutiers de ce notaire10.

Olivier fait prendre les poissons dans les réservoirs de l’Étang de Sarlieve et les fait transporter «sans aucun retardement » à l’Étang Neuf et au Lac Long. On compte quatre grandes bacholées de brèmes ou fretin, tous poissons vivants de différentes tailles ; il en est « jeté et noyé », trois bacholées dans l’Étang Neuf et une dans le Lac Long, plus trente mères carpes pesant au total deux cent trente-neuf livres [117 kg] : vingt dans l’Étang Neuf et les dix autres dans le Lac Long, plus vingt jeunes brochets ou lancerons dans les dans les deux étangs, et trente-huit nourrains en carpes de neuf à dix pouces [24 à 27 cm] dans l’Étang Neuf.

Comme dans l’étang de Sarlieve il n’y a plus de nourrains à la demande d’Olivier et de Lazinier la poursuite de l’empoissonnement est renvoyée jusqu’aux temps où Olivier se sera pourvu d’autres nourrains car seuls deux étangs sont empoissonnés sur trois prévus et le total versé est insuffisant11.

Ce document, dans lequel on voit intervenir beaucoup de monde, nous rappelle qu’autrefois les étangs de nos régions jouaient un rôle important dans l’économie et l’alimentation, fournissant en quantité le poisson, particulièrement recherché en temps de Carême, remplaçant la viande… pour ceux qui pouvaient en consommer régulièrement. La plupart ont disparu de nos jours, gagnés par les cultures, phénomène qui s’est développé avec le décret de dessèchement des étangs pris par la Convention, le 14 frimaire an II [4 décembre 1793]12.

L’année qui suit cet acte, en 1770, le prince de Conti vend au roi le duché de Merc?ur qui l’achète pour son petit-fils le comte d’Artois, les étangs changent de propriétaire. Louis XVI, en 1778, soustrait le duché de Merc?ur et le comté de Saint-Ilpize de l’apanage de son frère pour les réunir au Domaine de la Couronne.

René Bore

(15 février 2018)

8- La première semaine de Carême est largement passée 9- La signature est bien « Lazinier » et non « Lazenier ». 10- Archives départementales de la Haute-Loire : 3 E 490 – 25. 11- Malheureusement ce document, relatif à l’empoissonnement, n’évoque pas les quantités pêchées. 12- Reynald Abad, La conjuration des carpes, Fayard, 2006. A cette époque, le lac de Malaguet a été victime d’une tentative d’assèchement.

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Les apiers.

Etonnant chemin que celui qui embrasse Fontvieille, la sauvegarde des abeilles, la création des apiers, murs à abeilles, les pailhas de tramise du Velay. C’est ce chemin qui a conduit Sophie et Pierre, l’une de Bretagne et Touraine jusqu’aux Alpilles, et l’autre de Montpellier et le Cantal vers les mêmes pentes odorantes sous le soleil, mais qui savent se faire rudes et froides l’hiver sous tous les vents. Il ne leur suffisait pas d’élever des abeilles pour leur miel. Il leur fallait comprendre le mal qui menace les abeilles. Au coeur des Alpilles sur le chemin de St Jacques, ils expliquent le métier d'apicultrice, la cueillette des plantes sauvages, la production d'huile d'olive… Et la reproduction des essaims d’abeilles inspirée des traditions des apiers, murs en pierres sèches sculptés d’alvéoles destinées à recevoir des ruches bien spéciales.

Le climat des Alpilles est méditerranéen, sec, avec des hivers doux et des étés chauds. La température moyenne maximale de 29°est observée en juillet et août. La température moyenne minimale de 3° a lieu en décembre et janvier. Les mois les plus pluvieux sont janvier et juillet. Les Alpilles reçoivent plus de précipitations que le littoral Méditerranéen et la Camargue. Les fortes gelées sont plus rares qu’aux siècles précédents. Les gelées du Rhône sont presque inconnues désormais. Le mistral souffle du nord ou du nord-ouest, particulièrement en hiver et au printemps. « Le mistral souffle fortement 100 jours par an en moyenne et faiblement 83 jours, ce qui ne laisse que 182 jours sans vent par an ». On distingue le mistral blanc qui dégage le ciel et accentue la luminosité, et le mistral noir qui est moins fréquent et s’accompagné de pluie. Ces conditions obligent à proposer aux jeunes abeilles des abris conçus et orientés pour les protéger de la sécheresse, du soleil, des prédateurs et du vent. Cette méthode, très ancienne, se pratique en tous pays et tous climats. Quand ce n’est pas de la sécheresse qu’il faut se protéger, c’est de la pluie…

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Les murs à abeilles.

Le miel. « Le miel est connu depuis les temps préhistoriques. Les hommes en ont toujours consommé. Seul produit sucrant connu pendant longtemps en dehors de quelques fruits sucrés tels le raisin, la datte, la figue, le miel a toujours fait partie des productions agricoles traditionnelles. » Les ruches naturelles. « Les premiers murs à abeilles ont été faits par la nature elle-même.

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Les insectes construisent leurs rayons de cire dans les anfractuosités des rochers où ils trouvent les conditions idéales à leur installation. On a retrouvé de tels murs dans des grottes datant du Néolithique en Espagne, en Rhodésie et au Népal. Plus près de chez nous, c’est le cas du Rocher de Cire près de Monieux, des gorges de la Nesque, de la Barre des Abeilles dans les falaises du ravin de Tallagard à Salon-de-Provence. » Les ruches bâties. « Si l’époque néolithique se caractérise par le passage de la cueillette à l’agriculture, par celui de la chasse à l’élevage, elle est marquée aussi par l’invention de l’apiculture qui remplace la récolte sauvage du miel. « Il fallait d’abord trouver un nouvel habitat pour les abeilles. Tout naturellement, l’homme reproduisit l’habitat naturel des abeilles : tronc d’un arbre creux, en construisant une ruche faite d’un tronc d’arbre ou, dans les régions où poussait le chêne-liège, d’un cylindre de plaques de liège jointoyé avec de l’argile et fermé par un couvercle de liège. Ce dispositif s’appelle brusc en Provence. » Dans les régions où l’on ne trouve pas de chêne-liège, les ruches étaient faites avec de la paille de seigle tressée, liée par des brins d’osier. C’est ce qu’en Velay on appelle les pailhas, dont un spécialiste est Jean Faynel, à Orcenac, près de Saint-Paulien. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que l’on construit des ruches en bois avec des cadres mobiles pour que les abeilles y confectionnent leurs rayons de cire.

Les apiers.

« Bruscs et pailhas sont fragiles. Soucieux du confort de ses abeilles, l’apiculteur doit les protéger des intempéries, pluie, vent, neige, froid ou chaleur excessive, ainsi que des animaux sauvages ou domestiques. L’idée est alors de placer les ruches dans des niches creusées dans le roc ou aménagées dans des murs de pierres sèches. « On trouve des murs à abeilles dans la plupart des régions de France et même en Angleterre où elles sont le privilège des demeures seigneuriales. Mais, c’est en Provence qu’ils sont les plus nombreux et les plus grands. Du simple abri dans un mur de soutènement (bancaù), l’apier (aussi apié) évolue vers la construction de murs de plus en plus importants.

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Les conditions idéales. « L’emplacement idéal est mi-ombre mi-soleil dans un lieu calme loin du passage des hommes et des animaux. Le terrain doit être sain loin des zones marécageuses mais proche d’un point d’eau, rivière, étang, abreuvoir. Il doit être également exempt d’herbes folles pour ne pas gêner le vol des abeilles. La meilleure orientation est Sud-Sud-Est afin que les abeilles puissent s’activer dès l’apparition des premiers rayons de soleil. C’est aussi une protection contre le mistral. Il doit se situer également à proximité de grandes étendues non cultivées présentant une abondante floraison.

Construction. La plupart des niches sont recouvertes de linteaux faits de lauzes, de pierres, de bois ou de tuiles. Les appuis sont légèrement inclinés vers l’extérieur pour permettre l’écoulement des eaux de pluie et sont situés de 30 cm à un mètre du sol pour préserver les ruches de l’humidité et pour dégager leur entrée des hautes herbes faisant obstacle au vol des abeilles. La hauteur moyenne des ruches est de 50 à 80 cm, la largeur de 60 à 70 cm, la profondeur de 30 à 50 cm. La plupart des murs à abeilles sont de construction rustique mais certains dénotent un souci esthétique et architectural évident. Comme les tsabones en pierres sèches (chibottes), les murs à abeilles sont d’une grande variété.

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Les apiers. Les apiers familiaux sont constitués d’une dizaine de ruches placées dans des murs de soutènement ou de clôture. Suffisant au besoin d’une seule famille, ils assuraient une production agricole d’appoint qui participait à la consommation autarcique caractéristique d’une économie agro-pastorale au même titre que la basse-cour, le potager et le verger. Ils se situaient donc près de l’habitation principale. Viennent ensuite les apiers monastiques où l’on peut penser que les ruches fournissaient, outre le miel destiné à la consommation des moines, la cire d’abeille nécessaire à la confection de cierges et de bougies. Enfin, les grands murs de 20 à 60 niches témoignent d’une activité commerciale. Les apiers des Bouches-du-Rhône et du Vaucluse datent probablement des XVIIIe et XIXe siècles. On trouve des murs à abeilles, ou des constructions aux mêmes fins sur tous les continents, dans tous les pays du monde… et toutes les régions de France, Normandie, Bretagne, Alsace, etc.

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Jean Faynel bien connu en Velay, spécialiste de la culture du seigle-tramise et de la fabrication des corbeilles, paniers et ruches en pailha qu’il est ravi de montrer.

Les ruches en pailha que Jean Faynel fabrique pour la reproduction et la création d’essaims sont en deux parties spéciales avec très peu d’espace laissé au miel. Les ruches destinées à la production de miel sont en trois parties, avec notamment un vaste espace pour la récolte du miel.

Sources. - Des Hommes, des Murs et des Abeilles, Musée de Salon et de la Crau, Catalogue de l’exposition présentée du 24 avril au 6 juillet 1993. - Les ruchers dans les murs, actes de la table ronde du 11 mars 2000, les Cahiers de Salagon n°5

Gilbert Duflos. 2015

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Une gêne pour le commerce place du Martouret

Le 23 février 1843, les habitants de la place du Martouret, au Puy-en-Velay, adressent une pétition au préfet de la Haute-Loire1 relativement à l’installation de la guillotine sur la place. De ce texte il ne ressort pas un quelconque regret de ce type de condamnation et d’exécution, puisqu’il est demandé de choisir un autre emplacement, mais plutôt le regret d’un spectacle qui n’est pas apprécié de tout le monde et, surtout, qui constitue une énorme gêne pour le commerce du quartier. Voici le document dans son intégralité2 :

« Monsieur le Préfet

Les habitants de la place du Martouret et des rues avoisinantes, informés que les pourvois de deux condamnés à mort viennent d’être rejetés par la cour de cassation, et ayant tout lieu de craindre que des exécutions capitales soient bientôt ordonnées ; s’adressent à vous et vous prient de vouloir bien choisir un autre emplacement que celui qui avait été jusqu’à ce jour destiné à ce genre d’exécution.

Leur demande est fondée sur les motifs les plus puissants.

La place du Martouret, l’une des plus fréquentée de la ville, est un lieu de passage et de communication presque forcé entre les divers quartiers de l’intérieur. Il importe donc à la ville entière quelle ne soit jamais obstruée, et que l’accès en soit toujours facile ! Qu’arrive-t-il cependant ! Le jour de l’exécution, la permanence de l’échafaud, éloigne de ce point central un grand nombre de personnes dont il fatigue la vue et gênant ainsi la circulation interrompt les relations générales. Ce fait est d’autant plus fâcheux, que l’éloignement que certaines personnes éprouvent pour la place du Martouret, se fait sentir souvent plusieurs semaines après que l’exécution a eu lieu.

Il est donc dans l’intérêt de tous les habitants de remédier à un inconvénient aussi grave.

Ce motif serait suffisant sans doute pour motiver leur demande, si l’intérêt particulier de tout un quartier populeux, ne méritait aussi d’être pris en considération.

Le Martouret est le centre d’un commerce considérable, bordé de nombreux magasins. L’espèce d’horreur avec laquelle on le fait, leur occasionne un grave préjudice ; et d’autre part les marchands forains qui chaque jour de foire et de marché y placent leurs échoppes se voient réduits le jour de l’exécution à abandonner leur place.

L’intérêt privé du quartier vient donc à l’appui de leur demande.

1- Choppin d’Arnouville, préfet d’août 1841 à sa révocation en février 1848. 2- Archives départementales de la Haute-Loire 4 M 34.

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Ils ont encore l’honneur de vous exposer qu’il est facile d’assurer à la peine capitale un effet exemplaire beaucoup plus certain par le choix d’un emplacement plus vaste, éloigné de toute habitation ; il aurait l’avantage de pouvoir contenir tous les curieux que ce genre de spectacle attire d’ordinaire à la ville, et n’aurait pas l’inconvénient de placer directement sous les yeux d’un grand nombre de personnes, l’appareil du supplice. Sur cet emplacement l’exécution n’aurait pour témoins que ceux qui voudraient l’être et la dure nécessité d’y prendre une part, involontaire, que la loi n’a point exigée, ne serait pas imposée à tout un quartier central et populeux.

Tous ces motifs les portent à penser que vous voudrez bien faire droit à leur demande.

Agréez Monsieur le Préfet/ l’assurance de leur entier dévouement. »

Suivent 28 signatures : Bertrand [rédacteur de la pétition], Balme, Mousnier-Mallet, Assezat, Pebellier, Jules Robert, Seguin Gay, Regis Robert, Delouche, Paris-Pebellier, Talobre Mirmand, Vve Bonnet Blanc, Buisson, Joyeux, Pebellier, Parice Balmelle, Avond, Lafont Carlet, Dulu Malzieu, Paris Ainé, Pebellier, Breysse, Gimbert, Besset, Vincent Chouvon, Alirol, L. Robert, Amable Robert.

Au reçu de la pétition, le préfet, s’adresse au procureur du roi pour savoir qui doit fixer le lieu des exécutions, la réponse lui dit qu’il doit y avoir accord avec le maire de la commune.

Le maire, François Alphonse Badon, consulté, répond au préfet, le 3 mars, qu’il

comprend bien la pétition, mais il n’a pas d’autres lieux à proposer. En conséquence, le 4 mars 1843, le Préfet informe le procureur du roi que le lieu d’exécution est maintenu au Martouret.

Les exécutions de 1843 ont bien lieu : Claude Armand, 27 ans, cultivateur de Saint-Julien-du-Pinet, condamné pour parricide est exécuté le 8 mars 1843 ; Jacques Besson, 32 ans, domestique au Puy, accusé de l’assassinat de M. de Marcellange, au château de Chamblas3, condamné à mort pour assassinat par la cour d’assises du Rhône est exécuté le 28 mars 1843.

Jean Braud, 34 ans, potier d’Alleyras, condamné pour l’assassinat de Claude Chauchat, est exécuté le 18 mai 1844

Une nouvelle pétition est adressée au maire, en 1846, suite à l’exécution, le 23 juin, de Miette Fargier, le maire fixe alors le lieu des exécutions place du Breuil. En 1882 une exécution a lieu place Michelet et la dernière, au Puy, en septembre 1930, devant la maison d’arrêt actuelle4.

René Bore 3- Michel Pomarat, L’affaire de Chamblas, C.H.L. 1968. 4- Fernand Boyer, La Cour d’Assises de la Haute-Loire de 1811 à 1975, Éditions de la Société Académique, 1982.

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Album du Vivarais, ou Itinéraire historique et descriptif de cette ancienne province

L'auteurAlbert, Marie Du Boys (orthographié aussi Duboys, Du Boÿs, Duboÿs) est né le 12 avril 1804 à Metz. C'est le fils du conseiller Gaspard-Marie et de Claudine, Françoise Grimod de Bénéon de Riverie. Il dé-cède le 26 septembre 1883, à la Combe de Lancey (Isère). Il fait ses études au lycée Charlemagne à Paris, en compagnie de Sainte Beuve, puis son Droit à Paris. Pendant ses loisirs, il fréquente plusieurs salons où il fait la connaissance de Lacretelle 1, Lamartine, Berlioz, Michaud 2, de Mun 3. Il s'inscrit au Barreau de Paris. En 1825, il est nommé conseiller auditeur à la Cour de Grenoble. Cinq ans plus tard, il donne sa démission de la magistrature pour ne pas prêter serment à Louis-Philippe. En 1831, au cours du procès de Carlo Alberto, relatif au débarquement de la duchesse de Berry en France, il assume la défense d'Adolphe Sabre. Il brigue sans succès la députation en Ardèche en 1834 et subit un deuxième revers en 1849 malgré l'appui de Berryer 4. En 1852, il devient Vice-Président puis Président du bureau de l'Académie Delphi-nale 5. Thiers lui offre, en 1871, la préfecture de Bordeaux qu'il refuse, estimant ne pas avoir les qualités requises pour un administrateur. Il se retire alors définitivement à Lancey où il consacre son temps à l'étude. On lui doit de nombreux ouvrages 6 de droit: Histoire du droit criminel des peuples anciens, depuis la formation des sociétés jusqu'à l'établissement du christianisme. Paris, 1845 ; Les tribunaux wehmiques dans leurs rapports avec les institutions judiciaires de l'Allemagne. Paris, 1850 ; Histoire du droit criminel des peuples modernes, considérée dans ses rapports avec les progrès de la civilisation, depuis la chute de l'Empire Romain jusqu'au XIXe siècle. Paris, 1854 ; De l'Allemagne en 1846 et en 1852. Grenoble, 1856 ; Histoire du droit criminel des peuples modernes, Paris, 1858, Tome II ; Histoire du droit criminel des peuples modernes... Paris, 1860, Tome III ; Histoire du droit criminel... Paris, 1865-1874, 6 volumes ; Notice sur M. Barthélemy d'Orbanne, avocat consultant au Parlement du Dauphiné.. Grenoble, 1866 ; Des Facultés de Droit et des Universités en France, dans le Moyen-Age et de nos jours. Grenoble, 1875. Il est aussi l'auteur de publications diverses : Des Sociétés de secours mutuels en France. Rapport présen-té au Comité de la réunion internationale de charité. Annales de la charité, Paris, 1855 ; Etudes sur le droit primitif des sociétés humaines. Revue historique du droit français et étranger, 1856. Parallèlement, il s'est beaucoup intéressé à l'histoire et à l'histoire religieuse : Rodolphe de Françon. Pa-ris, 1835 ; Vie de Saint Hugues, évêque de Grenoble. Grenoble, 1837 ; Etudes historiques sur l'église de Viviers et sur quelques particularités remarquables de sa construction au Moyen-Age. Université Catholi-que, 1838 ; La Grande Chartreuse, ou tableau historique et descriptif de ce monastère, précédé d'une Vie abrégée de Saint Bruno, fondateur de l'ordre des Chartreux. Grenoble, 1845 ; Les principes de la Révolu-tion française, considérés comme principes générateurs du socialisme et du communisme. Lyon, 1852 ; Savoie et Dauphiné, ou rivalités du Dauphiné et de la Savoie jusqu'en 1349. Chambéry, 1862. (Congrès de Chambéry, séance générale du 14 août 1863) ; Marguerite d'Albon. ( Lecture faite à l'Académie Del-phinale le 15 avril 1864). Cette monographie est un fragment détaché d'une étude que Du Boys avait pu-bliée, à une date incertaine, sous ce titre : "De l'esprit de gouvernement chez les femmes dans l'ancienne Bourgogne et dans l'ancien Dauphiné ; Des Fueros d'Espagne. De leur physionomie générale: comment la famille se constitue sous leur influence. Paris, 1866 ; Fernando de Talavera, archevêque de Grenade, de

1- Pierre Henri de Lacretelle est un homme politique et homme de lettres français né le 21 août 1815 à Paris. Il est décédé à Paris le 17 février 1899. Il commence par écrire des romans et des recueils de poésie. Il est un ami de La-martine. 2- Joseph-François Michaud, né le 19 juin 1767 à la Biolle (duché de Savoie, alors dans le royaume de Sardaigne) et mort le 30 septembre 1839 à Passy (Seine) (France), est un historien, écrivain, journaliste et pamphlétaire français. 3- Adrien Albert Marie, comte de Mun, né au château de Lumigny le 28 février 1841 et mort à Bordeaux le 6 octo-bre 1914, est un militaire, homme politique et académicien français, initiateur du catholicisme social et théoricien du corporatisme chrétien. 4-Pierre-Antoine Berryer, dit « Berryer fils », né le 4 janvier 1790 à Paris et mort le 29 novembre 1868 à Augerville-la-Rivière, est un avocat et homme politique français (légitimiste).

5- L'Académie delphinale est une société savante créée en 1772, autorisée par lettres patentes en mars 1789, recon-nue d'utilité publique en février 1898. Elle encourage les arts, l'histoire, les lettres, les sciences et techniques, la conservation du patrimoine, sur les départements de l'Isère, Drôme, Hautes-Alpes, soit l'ancienne province du Dau-phiné. 6- Sources : Roman d'Amat, R. Limouzin, Lamothe. Dictionnaire de biographie française. Paris, 1967, Tome XI. - Bulletin de l'Académie Delphinale, 1883

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1493 à 1507, poursuivi par l'Inquisition. Mémoire pour l'Académie des Sciences morales et politiques. Paris, [s.d.] ; De l'influence sociale des conciles. Paris, 1869 ; Catherine d'Aragon, ou les origines du schisme anglican. Paris, 1880. - "De la Liberté de l'Eglise et de l'omnipotence de l'Etat. Paris, 1880 ; Dom Bosco et la pieuse Société des salésiens. Paris, 1884 ; Le Centenaire de Manzoni. Le Correspondant, 1885 ; L'Eglise de l'Etat en Angleterre, depuis la conquête des Normands jusqu'à nos jours. Lyon, 1887 ; Le Centenaire de l'Assemblée de Vizille et son véritable esprit. Revue du Lyonnais, 1888. On le connaît aussi comme auteur de lettres notamment à Jean, Lucien, Adolph Jullien (1845-1932), cri-tique musical, historien du théâtre lyrique. Il édite le Cartulare monasterii beatorum Petri et Pauli de Domina 7, Cluniacensis ordinis Gratianopolita-nae dioecesis... Édition : Lugduni, 1859, dont il possède une copie. On le connaît aussi comme parolier 8 d'Hector Berlioz (1803-1869) et traducteur 9. L'œuvreAlbum du Vivarais, ou Itinéraire historique et descriptif de cette ancienne province. Du Boys, Al-bert (1804-1889). Grenoble : Prudhomme, 1842. 271 p. : lithographies de Victor Cassien. in-4. 10

Nous avons repris les textes de la zone qui jouxte la Haute-Loire.Abbaye de Mazan. Lac d'Yssarlès. Le BéageEn sortant de Montpezat, il faut suivre le vieux chemin, et sur la droite on voit un grand ravin tout rempli des ruines d'un volcan supérieur, celui de Fontollières. Après avoir monté une heure et demie, on entre dans le cratère même de ce volcan, presque méconnaissable aujourd'hui, tant une végétation antique en a recouvert le fond et les parois de ses verdoyantes draperies ; là on trouve des couches de sable de rivière superposées aux torrents de lave. Dans un vallon, sur la gauche, on aperçoit le petit lac Féraud, qui est le cratère d'un ancien volcan.

7- Cartulaire du prieuré Saint-Pierre-Saint-Paul de Domène, dépendant de l'abbaye de Cluny. Dans l'Avertissement de l'ouvrage, il est précisé : « Il n'existe à ma connaissance que deux manuscrits complets du cartulaire de 'Do-mène. Le premier, transcrit sur papier au dix-huitième siècle et conservé dans la bibliothèque du château de La Combe, appartient à M. Albert du Boys, ancien magistrat, et a appartenu autrefois à M. Barthélémy d'Or-banne, savant jurisconsulte du siècle dernier. C'est la copie de celui que possédait en 1679 M. du Bouchet, historio-graphe du roi. Le second, d'écriture moderne et transcrit sur parchemin, appartient à M. le marquis de Monteynard et existe aux archives du château de Tencin près Grenoble... » Gallica 8- Chant du bonheur, Le montagnard exilé, Le pêcheur, Scène de brigand, Toi qui l'aimas, verse des pleurs. da-ta.bnf.fr 9- Le Retour à la vie : mélologue en six parties". - Sur des textes du compositeur (nos 2 à 6) et un poème de Goethe ("Der Fischer") (no 1), dans la traduction d'Albert-Marie Du Boys. - Dédicace à Henriette Smithson. - Dates de composition : mai-juillet 1831. Comprend : no 1, "Le Pêcheur : ballade imitée de Goethe" ; no 2, "Chœur d'ombres irritées" ; no 3, "Scène de brigands" ; no 4, "Chant de bonheur" ; no 5, "Les Derniers Soupirs de la harpe : souvenirs" ; no 6, "Fantaisie dramatique sur La Tempête, drame de Shakespeare". Constitue une suite à la "Symphonie fantasti-que" (H 48). - Existe dans une deuxième version intitulée "Lélio ou Le retour à la vie" (H 55B, op. 14bis), composée en 1855. data.bnf.fr 10- Victor Désiré Cassien, né le 25 octobre 1808 à Grenoble, est un lithographe, graveur, dessinateur et photographe français. Il illustre de nombreux ouvrages dont l’Album du Vivarais et l’Album du Dauphiné (1835-1839) en colla-boration avec Alexandre Debelle, un recueil de dessins représentant les sites les plus pittoresques du Dauphiné comme la cascade du Perrier près de Valbonnais. De nos jours, de nombreux dessins préparatoires aux lithographies de l’Album du Dauphiné sont conservés à la Bibliothèque municipale de Grenoble, provenant de la collection d'Eugène Chaper, entrée dans les collections de la bibliothèque en 1946. Il fonde avec Alexandre Debelle la Société des Amis des Arts de Grenoble et voyage beaucoup tout au long de son existence. Il épouse le 9 avril 1834 Virginie Ravanat, marchande de nouveautés et sœur du peintre Théodore Ravanat. Avec sa famille, il s'installe à Marseille en 1840 où il monte un petit commerce qui vivote et un atelier de photographies qui lui permettent d'en-tretenir sa famille. Il revient parfois à Grenoble et dessine en 1843 les planches du livre L'ornithologie du Dauphi-né d’Hippolyte Bouteille, ouvrage qui décrit environ trois cents espèces d’oiseaux observables en Dauphiné. Il est aussi l’auteur de quelques peintures dont un autoportrait conservé au musée dauphinois et des fusains. L’âge venant, il achète en 1862 une maison à Voiron, dans le Dauphiné, et se consacre à son jardin. Mais à 70 ans, de nouvelles charges de famille l’oblige à se remettre au travail. C'est alors qu'il produit de nombreux fusains qui auront un grand succès à Grenoble. Puis une embolie le prive de sa main gauche, ce qui ne l'empêche pas de continuer à dessiner. Victor Cassien s’éteint en 1893 à l’âge de 84 ans à son domicile du 15 boulevard de l'Esplanade. Il est inhumé au cimetière Saint-Roch de Grenoble dans le caveau de famille de son épouse. Wikipedia.

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Pour aller à l'abbaye de Mazan, nous avons côtoyé les bords du lac Féraud et nous nous sommes enfoncés dans les bois de Boson. On prétend que le nom de ces bois vient du roi Boson, qui s'en était emparé et les avait fait exploiter. Ils sont aujourd'hui fort mal conservés ; les hêtres et les pins, qui y dominent, n'y sont ni bien gros ni bien élevés. Cependant c'était la première forêt un peu étendue que nous rencontrions en Vivarais. Les clairières étaient remplies de nombreux troupeaux. Nous nous trouvions avec plaisir dans la haute région des pâtu-rages et des bois résineux. Après avoir fait trois lieues sur ces cimes, sans autre guide que notre carte de Cassini, nous redescendîmes à travers un pays tout à fait dépouillé d'arbres, jusqu'au hameau de Pratjurat (Nous aurions pris une route plus directe en passant par Lalizier). De là nous vîmes s'étaler, à l'extrémité d'une vallée profonde, de grandes et épaisses forêts, comparables à celles de la Grande-Chartreuse. Ce sombre rideau fut le point sur lequel nous nous dirigeâmes sans hésiter ; nous nous dîmes aussitôt : L'ab-baye de Mazan doit être là, au pied de cette colline couverte de sapins; des bois pareils n'ont pu appartenir qu'à un ordre religieux, et n'ont été jusqu'à ce jour aussi bien conservés que parce qu'ils sont passés entre les mains de l'Etat. Ces conjectures étaient fondées. En remontant le ruisseau qui coulait au bas de l'allée, nous ne tardâmes pas à apercevoir les bâtiments de l'abbaye : ces bâtiments, à moitié démolis ou ruinés, occupaient un carré parfait; des pans de murs couverts de bastions, une vieille tour carrée encore debout, enfin, au milieu de l'enceinte, une vaste église sans toiture, avec son dôme byzantin, voilà ce qui frappa notre vue dans ce séjour sauvage et solitaire. Tout alentour, d'immenses prairies étendaient leurs tapis de verdure émaillés de fleurs jusqu'au pied des noirs sapins de la forêt, qui commençait à trois cents pas de l'abbaye. Les cloîtres antiques et les fenêtres d'un autre petit bâtiment qui est derrière les cloîtres appartiennent à un style gothique, évidemment antérieur à celui de l'église. Cette église aura été construite par un architecte florentin sur le modèle de celles que l'on faisait en Italie au seizième siècle; notre opinion sur ce point est confirmée par des traditions recueillies sur les lieux. L'église de Mazan ne serait donc pas de style roman, ainsi que l'ont cru quelques auteurs, mais bien de ce style italien du seizième siècle, qui mêlait le genre byzantin au genre grec (Cette opinion est aussi celle de M. Guillaume, architecte du département ). L'église de Mazan a trois nefs soutenues par des piliers, mais les nefs latérales semblent n'avoir pas été achevées. Le chœur, placé sous le dôme, offre la forme d'une croix ; la longueur de ce beau vaisseau est de cinquante-deux mètres, et sa largeur, de seize.A l'époque où nous y sommes allés, le curé de la paroisse s'était casé dans le chœur de cet édifice, et y célébrait l'office divin, mais il se trouvait incommodé par l'excessive humidité qui a pénétré dans ce lieu. En ce moment, il fait bâtir une nouvelle église paroissiale, c'est-à-dire une méchante chapelle qu'il adosse

à une des parties latérales du vieux colosse. II nous semble que les 15 ou 20,000 fr. qu'il va faire dépenser à la commune pour cette construction auraient été beaucoup mieux employés, soit à refaire la toiture de l'ancienne église, soit à détourner les eaux supérieures qui filtrent dans les murs. Le gouvernement serait probablement venu au secours de cette tentative de restauration artistique, et on aurait ainsi sauvé un monument qui, par la double action des eaux et du temps, sera bientôt entièrement ruiné. Nous dénonçons ce nouvel acte de vandalisme aux colères éloquentes de MM. Victor Hugo et de Montalembert. L'abbaye de Mazan était une abbaye de bénédictins, fondée en 1119 ou 1121. (Cette abbaye était une des plus anciennes de l'ordre de Cîteaux ; elle fut fondée par Saint-Jean, abbé de Bonneval au diocèse de Vienne, et ensuite

évêque de Valence, lequel y envoya quelques-uns de ses religieux avec Pierre, qui fut leur premier abbé, et qui parvint à une sainteté éminente. Quelques auteurs rapportent la fondation de cette abbaye à l'an 1119, mais il paraît qu'elle est postérieure de deux ou trois ans. Quoi qu'il en soit, il est certain que c'est la plus ancienne abbaye de Cîteaux dans la province du Languedoc. Ce lieu s'appelait anciennement le Mas d'Adam ; les seigneurs du voisinage donnèrent le fonds pour la construction du monastère qu'ils do-tèrent richement. (Histoire du Languedoc, par dom Vic et dom Vaissete, tome 11, page 423. ) Au lieu appelé Mazan-Vieux, à peu de distance des bâtiments du monastère que nous avons visité, se trouvent des débris informes de la primitive abbaye, fondée vers 1120. Cette abbaye fut détruite en 1375 par les routiers anglais et gascons qui s'étaient emparés de Château-Randon dans le Gévaudan. Les trente moines du couvent furent massacrés par ces barbares. Enfin, les habitants du pays, indignés de ces meurtres et de ce pillage, attaquèrent les Anglais, près de Saint-Abeille, les mirent en déroute, et achevèrent de les tailler en pièces à un endroit appelé les Meules.

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On voit encore sur un rocher, au-dessus de la chapelle de Saint-Abeille, à trois quarts de lieue de l'abbaye de Mazan, une inscription qui porte ces mots. Quartier des Anglais. (Renseignements fournis par M. Dalmas, de Montpezat ). Ainsi l'abbaye de Mazan n'aurait été reconstruite qu'à la fin du quatorzième ou au commencement du quinzième siècle.Lac d'YssarlèsDe Mazan nous avons passé à Saint-Cyrgues, village assez important ; nous avons traversé la Loire déjà grosse sur le pont de la Palisse, et nous nous sommes dirigés sur le lac d'Yssarlès par le Cros de Géorand. Le point par lequel nous sommes arrivés au-dessus de ce lac le domine entièrement, ainsi que tout le val-

lon qui s'étend jusqu'au village même d'Yssarlès : sur notre gauche se présentait un beau bois de pins, à travers lequel passait la route que nous avions à suivre ; sur la droite, encore des bois avec quelques rochers, sur le devant, des bords peu élevés, couverts de prairies. C'est dans cette portion du lac, à l'ouest, que sont des grottes habitées par les gardes de M. le comte de Maillé, à qui appartiennent les eaux du lac et une partie des forêts qui bordent ses rivages. (Ces grottes, qui sont excavées dans le poudingue, n'ont rien de curieux; elles s'appellent les grottes de Rome).

Le lac lui-même, placé au milieu de ce joli cadre, est remarquable par les courbes élégantes de ses anses et de ses golfes ; c'est un ovale irrégulier. Ses flots sont d'une limpidité admirable : là, plus de montagnes à lignes rudes et heurtées, plus de rocs à anfractuosités immenses ; les pentes sont riantes et douces. On a quitté le versant du Rhône et de la Méditerranée ; on entre sur le versant de la Loire et de l'Océan. Le lac d'Yssarlès est certainement l'un des plus grands lacs du centre de la France ; il a près de quatre mille mètres de tour : nous avons mis plus d'une heure à parcourir les deux tiers de ses bords. On ne peut pas le comparer au lac de Gaube, dans les Pyrénées, qui est dans une région supérieure, au pied des gla-ciers du Vignemale, ni à celui de Thoun, que dominent les Alpes de l'Oberland. On admire peut-être moins les paysages d'Yssarlès, mais on les aime mieux ; on sourirait à l'idée d'habiter une blanche maison (Lamartine) sur ces gracieux rivages. En quittant le lac d'Yssarlès pour aller au Béage, on monte sur la droite à travers d'assez belles forêts ; mais, arrivé à un petit hameau au sommet du col, on ne trouve plus jusqu'au Béage que des champs et des prés tout nus. On a achevé pendant la Révolution de déboiser toutes ces montagnes.Le Béage Le Béage se divise en deux parties, le bas et le haut Béage. Le bas Béage est plus ancien ; la partie supé-rieure a dû être construite depuis qu'on a pratiqué dans ce lieu la route d'Aubenas au Puy. La commune même du Béage n'est pas très étendue ni très peuplée (La population est de 1880 âmes ) ; mais la paroisse du Béage a seize lieues de circonférence : c'est l'étendue de beaucoup de diocèses en Ita-lie. Cela s'explique par le grand nombre de rochers et de déserts compris dans cette circonscription ecclé-siastique.C'est au Béage qu'est né un sculpteur plein d'avenir, appelé Brès ((Voir une intéressante notice sur Brès, insérée par M. Ovide de Valgorge dans la France littéraire ). Brès encore enfant, gardait les troupeaux sur la montagne, et il passait ses journées à sculpter avec son couteau des morceaux de bois, plus tard, il devint apprenti coutelier, et il ciselait admirablement les manches des couteaux qui sortaient de ses mains. Ces merveilleuses dispositions attirèrent enfin l'attention du préfet et du conseil général de l'Ardèche ; on envoya Brès à Paris étudier l'art auquel la nature semblait l'appeler: il vient de remporter le second grand prix à l'école de sculpture, et peut-être le pâtre des sources de la Loire est sur le point de devenir un des plus grands artistes de France. Le Béage est comme la capitale des montagnes du Vivarais ; c'est donc autour du point central que nous devons grouper quelques observations de costumes et de mœurs. A partir de Mazan et de Saint-Cirgues-en-Montagnes, nous avons été frappés d'un changement notable dans les costumes des femmes. Pendant la semaine, elles ont un chapeau noir entouré de plumes sur un bonnet noir, et de grands pendants d'oreilles en or ; le dimanche, elles portent un chapeau blanc, autour du quel pendent circulairement d'assez belles dentelles du Puy, elles aiment les couleurs tranchantes dans le reste de leurs vêtements. Leur costume a conservé son caractère pittoresque et original, malgré les invasions croissantes d'une civi-lisation tristement uniforme. Mais il ne faut pas croire que l'attachement aux vieilles mœurs soit, dans ces montagnes, une garantie de simplicité et d'économie : quand un jeune villageois se marie, il va au Puy

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acheter la corbeille pour sa fiancée, et, s'il appartient à une famille aisée, il faut qu'il y mette au moins de deux à trois mille francs. Le montagnard du Vivarais est hospitalier, fidèle à sa parole et religieux jusqu'à la superstition ; mais, à côté des vertus des temps héroïques, les Vivarois de ces contrées en ont les défauts : ils sont colères, san-guinaires et vindicatifs. Il y a un siècle et demi, ils ne quittaient pas leurs fusils, et quand ils allaient à la messe, ils les déposaient dans le vestibule de l'église ; plus tard ils se sont contentés d'avoir une gaine en peau dans leurs pantalons, dans laquelle ils mettaient un couteau-poignard. Nous en avons encore vu quelques-uns qui portaient la coutelière. Les enfants et les adolescents ont toujours des couteaux passés en sautoir autour du col et cachés dans les poches de leurs vestes. Pour le moindre mot, peur le moindre geste malveillant ou impoli, le montagnard de l'Ardèche ne se fait pas faute de donner un coup de couteau, il a son point d'honneur à lui, et il lave dans le sang toute offense qui lui parait grave. Mille usages barbares rappellent dans cette contrée les mœurs d'un autre âge. Quelquefois les communes ennemies nomment des représentants pour combattre en leur nom, et leurs champions se livrent à des luttes acharnées et meurtrières ; souvent encore, des familles qui se sont juré des haines héréditaires engagent entre elles des espèces de duels à mort, tel fut, il y a peu d'années, à La-Champ-Raphaël, le mémorable combat des trois Merle et des trois Ollier, les Horaces et les Curiaces de la montagne. Le Grand-Merle était appelé ainsi, moins à cause de sa taille qu'à cause de sa force et de son courage : c'était l'Hercule du pays ; il succomba pourtant dans le champ clos, et ses blessures l'empêchèrent de sur-vivre à sa honte. Ses deux fils furent aussi tués ou estropiés. Giraud-Soulavie attribue à l'influence des terrains volcaniques l'ardeur et la violence de ces caractères de feu ; c'est une question d'histoire naturelle que nous soumettons à l'examen des savants de nos jours.La Charteuse de Bonnefoy. Le Gerbier des Joncs. Le Ray-Pic.Du Béage à la chartreuse de Bonnefoy, il y a à peu près une lieue un quart, au bout d'une heure, on aper-çoit le vallon au fond duquel sont situés les grands bâtiments du monastère. De très-beaux bouquets de bois de sapins sont répandus sur la pente qui domine le vallon, du côté du midi : ce sont les débris des forêts que les disciples de saint Bruno conservaient avec tant de soin par une sage et habile administration, c'est le reste de cette splendeur de végétation qu'ils savaient toujours entretenir autour de leur demeure. Ce vallon de Bonnefoy n'a aucune échappée de vue sur des lieux habités, il est dominé de presque tous les côtés par des montagnes dont une seule a des pentes escarpées. On ne pouvait donc pas le fermer, comme on fermait le désert de la Grande-Chartreuse. C'est, d'ailleurs, par son étendue, comme une miniature de ce désert si vaste et si renommé. Cependant les bâtiments, cons-truits sur le même plan que ceux de toutes les chartreuses de France, n'avaient pas moins d'élégance ni de grandeur ; mais l'acheteur de ces bâtiments, après avoir tenté vainement de les revendre, a fini par les ex-ploiter, comme il avait exploité les bois qui en dépendaient. Il a vendu les portails avec leurs ornements d'architecture, les autels et les stalles de l'église, et même les pierres de taille qui encadraient les fenêtres.Aussi, l'aile droite du couvent, que l'on aperçoit en venant du Béage, se présente avec ce caractère de nu-

dité et de désolation qui appartient aux ruines modernes faites de la main des hommes : point de ces arbustes suspendus en l'air, de ces manteaux de lierre dont la nature recouvre les vieux monuments dégradés par les siècles. L'aile gauche, où étaient l'appartement du prieur et le réfectoire, est un peu mieux conservée que le reste des bâtiments, c'est là que les propriétaires actuels ont fixé leur demeure. La chartreuse de Bonnefoy fut fondée en 1179, par suite d'une donation de Guillaume Jourdain ; comme sa position n'était pas

très forte, elle fut plusieurs fois prise, pillée, incendiée, soit par les routiers du quatorzième siècle, soit par les calvinistes du seizième, mais elle se releva toujours de ces défaites et de ces ruines. Il fallut que la révolution de 1789 lui portât le dernier coup, quoique l'ordre des Chartreux eût été repré-senté à l'assemblée constituante par le célèbre dom Gerle. (Faujas de Saint-Fonds et Giraud-Soulavie parlent avec une haute estime des connaissances de la politesse et de l'humilité dès religieux de ce mo-nastère,, auxquels ils demandaient l'hospitalité dans leurs pèlerinages scientifiques. Cela nous a rappelé l'excellent accueil que nous avions reçu d'un moine d'un autre ordre, au pied d'un autre volcan qui fume et brûle encore, l'Etna ! Nous voulons parler du père Barnabo della Via, prieur d'un couvent de bénédic-

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tins à Catane. Nous étions avec des géologues et des minéralogistes, qui furent émerveillés de la science profonde du prieur et son urbanité, la grâce de ses manières, n'étaient pas moins remarquables que sa science. Il nous montra de fort belles collections d'histoire naturelle, qui remplissaient les musées de son couvent. Il nous fit voir aussi que les laves en fusion de l'Etna s'étaient arrêtées aux pieds du couvent de Catane, sans lui faire aucun mal ; et le volcan de la révolution française, plus redoutable dans ses érup-tions, a dévasté les bâtiments de la chartreuse de Bonnefoy et en a chassé à jamais les pieux habitants.)La chartreuse de Bonnefoy est presque aux pieds du Mézenc, le géant des volcans éteints du Vivarais : c'était le vieil Etna du pays, dominant, de sa bouche de feu, tous les cratères du Vivarais et du Velay. (De ce belvédère, le plus beau peut-être de l'intérieur de la France, on découvre, à l'ouest, les cimes jadis em-brasées du Cantal, du Mont-Dore et du Puy-de-Dôme ; au nord, les plaines de la Bresse, vers le sud, au-tour du Mont-Ventoux, celles de la Provence ; à l'est, les Alpes du Dauphiné et de la Savoie, ou (comme les nomme dans son langage expressif l'habitant des Bouttières) les montagnes du matin, bordent un im-mense et vaporeux horizon : au-dessus d'elles, aux rayons d'un beau jour d'été, se montre, dans la région des nuages, le gigantesque Mont-Blanc. Du Mézenc jusqu'au Rhône, les gorges des Bouttières, escarpées, profondes, innombrables, déchirent en tout sens le sol granitique. Aux pieds de l'observateur s'élancent, du fond des abîmes, des rocs aigus, des crêtes tranchantes, des pics inaccessibles, affectant, dans leur décrépitude, les formes les plus étranges. (Description géognostique des environs du Puy-en-Velay, par Bertrand Roux, 1823, page 12).De ses sommets, convertis aujourd'hui en paisibles pâturages, on a un panorama qui s'étend sur les Cé-vennes, les Alpes, les plaines de la Bresse et celles de la Provence. La plus grande partie du Mézenc est dans le Velay. Nous avons joui de ces aspects magnifiques en deux fois ; pour cela nous avons fait d'abord l'ascension du Suc de Montfol ( Rocher au-dessus du Béage ), d'où se découvrent le Velay et le Gévaudan ; puis, pour voir toute la chaîne des Alpes, du Mont-Ventoux jusqu'au Mont-Blanc, nous avons escaladé le Gerbier de Jonc, bizarre pain de sucre, accessible seulement du côté des sources de la Loire. Son nom exprimait sans doute sa forme ancienne, mais cette forme a varié de siècle en siècle: au temps de Giraud Soulavie, on pouvait monter à cheval jusqu'au quart de sa hauteur; aujourd'hui, les éboulements successifs des laves lamelleu-ses qui composent cette montagne volcanique l'ont rendue escarpée dès sa base même. On ne peut la gravir, parmi les rocs nus ou les pierres mouvantes, qu'après des difficultés infinies, il faut près de trois quarts d'heure d'une marche presque forcée pour arriver à son sommet. Ce sommet est une plate-forme de sept à huit pas carrés avec un petit enfoncement au milieu, du côté du nord-est il domine sur un précipice d'environ quatre cents pieds, au-dessous du quel se trouvent encore de profondes anfractuosités. Au contraire, en nous retournant du côté par lequel nous étions montés, nous apercevions le délicieux val-lon de Sainte-Eulalie, qui semblait s'incliner doucement pour frayer un chemin à la Loire naissante. De ce sommet élevé, on est étonné de la différence d'aspects que présentent les gorges qui communiquent avec le bassin du Rhône, et les vallons qui rejoignent celui de Loire : sur le versant du Rhône, tout est an-guleux, heurté, coupé en rudes et gigantesques saillies, sur le versant opposé, tout est riant, gracieux, au lieu de rochers, ce sont des collines à pentes douces, des terrains à molles inflexions. Ce contraste est frappant pour les yeux les moins observateurs. En redescendant du Gerbier (2), nous vîmes, près de la Grange de Loire, les sources principales du fleuve de ce nom ( La hauteur du Mézenc, d'après les nouvelles observations géométriques faites pour la carte de France, est de mille sept cent cinquante-quatre mètres deux dixièmes au-dessus du niveau de la mer. La hauteur du Gerbier de Jonc est de mille cinq cent cinquante-un mètres quatre dixièmes suivant d'an-ciens calculs, la hauteur du Gerbier, au-dessus de la Grange de Loire, est de cent vingt-deux mètres. Quand je laissai mon compagnon de voyage sur ce sommet, où il voulait faire des opérations scientifi-ques, il me dit avec une politesse spirituelle : "Vous n'exigerez pas que je vous reconduise au pied de l'es-calier". II me fallut une demi-heure pour descendre cet escalier, on pourrait l'appeler l'Escalier des géante à plus juste titre que celui du palais du doge, à Venise.) II est là sous son pas un enfant le mesure ( Lamartine, Ode à Napoléon). Les sources sont réunies sous une cabane de branchages, dans une espèce d'auge en bois, les habitants de la Grange s'en servent pour désaltérer leurs bestiaux et préparer leurs fromages. Déjà, au-dessous du vil-lage d'Yssarlès, cette rivière porte bateau, plus loin, elle sera couverte de paquebots et de navires.

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Du village de Sainte-Eulalie jusqu'à Nantes, elle ira fertiliser et enrichir les plus belles provinces de France ; enfin, elle unira, par une chaîne mystérieuse, le Vivarois et le Breton, ces deux types divers de chouannerie et de foi religieuse. En quittant la Grange de Loire, nous marchâmes deux ou trois heures sur des plateaux élevés, à travers de vastes pâturages, pour aller à La Champ-Raphaël c'est là que nous primes un guide pour nous mener au Ray-Pic, la plus belle cascade du Vivarais( II y a sur le Ray-Pic un distique populaire en idiome du pays ; le voici : Quaou a pas jamay vis Paris, Ni ton ray-pic, o paré vis. Celui qui n'a pas vu Paris, ni le Ray-Pic, n'a rien vu )Nous descendîmes près d'une heure pour y arriver. Pour bien voir ce site si renommé, il nous fallut quitter le sentier et nous enfoncer dans le lit même du ruisseau, que nous remontâmes ensuite pendant une cin-quantaine de pas. Bientôt nous aperçûmes les deux cascades du Ray-Pic, l'une sur la droite, formant trois chutes principales, l'autre, sur la gauche, se précipitant d'un seul jet et de quatre-vingts pieds de haut dans le gouffre profond où toutes les deux confondent leurs eaux écumantes. Du fond de ce gouffre, ces eaux rebondissaient furieuses jusque dans le lit de rocher qu'elles se sont creu-sé. Brisées et dispersées en poussière humide, en vapeur impalpable, elles se teignaient, aux rayons du soleil couchant, des vives couleurs de l'iris. Voici maintenant quel est l'entourage de ce tableau, peut-être plus majestueux que le tableau lui-même. Un immense rempart de matières volcaniques ( Voir dans un numéro de l'annonéen une description de ce site, par M. de Malbosc, qui l'a vu au mois d'avril, avant la fonte des neiges et des glaces) s'élève à trois ou quatre cents pieds de hauteur au-dessus des cascades, vers le nord ; des prismes basaltiques partent de trois points différents, en suivant, dans leurs rayonnements, des lignes divergentes: çà, et là ils forment

des espèces de ruines suspendues en l'air, ou bien de grandes voûtes aux arcades légères et fantastiques ; leur base repose, à droite et à gauche, sur des masses, coupées à pic, de cendres agglutinées et d'une brèche volcanique d'un noir très-intense. Au-dessus de tous ces bouleversements de la nature, produits tour à tour par le feu et par les eaux, on distingue les cimes de la montagne autrefois brûlante de La-Champ-Raphaël, presque aussi haute que le Gerbier-de-Jonc. Des hêtres et des sapins lui forment une sombre et imposante couronne. C'est là encore un de ces sites dont la Suisse elle-même ne peut donner l'idée, quoique plusieurs de ses cascades l'emportent sur celles du Ray-Pie, soit par élévation, soit par le volume des eaux ; car on n'y peut pas rencontrer ces contrastes de couleurs si âpres et si tranchées : cette blanche écume qui rejaillit sur trois étages de noires colonnes de basaltes, ces entrailles mêmes d'un volcan

dénudées par l'action continue des torrents qui bondissent du haut de ces sommets, d'où s'échappaient ja-dis des rivières de feu. Dans ces espèces de sanctuaires privilégiés, où la nature semble révéler elle-même à l'observateur ses magnifiques secrets, on se laisse aller à d'ineffables rêveries, on se perd dans les abîmes du passé, et on se reporte vaguement vers ceux de l'avenir. Il semble aussi que la difficulté de ces lieux, où l'on ne pénètre qu'à force de fatigues et même de dangers, ajoute à l'attrait qu'ils ont par eux-mêmes : c'est la possession d'une jouissance qui devient plus chère, parce qu'elle a été plus chèrement achetée ; et puis, l'on est fier de penser que cette jouissance n'est pas tombée dans le domaine du vulgaire des touristes : elle tient en quelque manière au sentiment si doux de la découverte plus encore peut-être qu'à celui de la difficulté vaincue. En Suisse, on finit par être las de ces gouffres au-dessus desquels on arrive par des allées sablées, et que l'on contemple paisiblement du haut d'une plate-forme entourée d'une solide barrière. Ces beautés de la nature ont perdu presque toute leur sauvage poésie, depuis qu'on leur a donné des abords si confortables, et qu'on les a rendues accessibles aux pieds les plus timides et les plus délicats. On n'a pas civilisé de la sorte les entours de la cascade et des précipices du Ray Pic jusqu'à présent, le montagnard exercé peut seul s'en approcher sans crainte on ne comparera pas non plus à une allée de jar-din l'affreux sentier qui mène de cette cascade à Burzet, et qui, trois heures durant, offre l'aspect d'un es-calier inégal, pratiqué sur le granit nu et anguleux.

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LEGENDE CORSE

Il a fallu que l’aînée de nos petites-filles rencontre un Corse à l’école d’Architecture, l’épouse et s’installe à Bastia pour que nous fassions connaissance avec l’Ile de Beauté. Le nom n’est pas surfait : une première visite de l’ile nous a envoûtés. La côte est un enchantement, l’intérieur du pays une merveille. Je ne vais pas vous faire une description, je n’en ai ni l’art, ni les mots. Prévoyez si vous le pouvez un voyage là-bas, hors juillet et août : durant ces deux mois, les touristes pullulent avec tout ce qu’ils apportent de désagréments, entre autres les incivilités qui finissent par exaspérer les autochtones. Alors que les Corses sont d’un naturel aimable, contrairement à ce qui se dit sur eux.

Conquis par le pays, les parents de notre petite-fille ont acheté une maison dans un village, à une heure de route de Bastia. Il faut dire qu’en Corse, on ne compte pas en kilomètres, les routes de montagnes sont peu larges, tortueuses. Vous vous trouvez souvent face à un petit rassemblement de chèvres ou de vaches, voire de cochons noirs, qui consentent à vous laisser passer, mais sans se presser ! Il ne vous reste plus qu’à admirer le paysage en attendant le bon vouloir de ces habitants à quatre pattes. Point de berger, naturellement ! Au début, ça étonne; et puis on s’y fait ! La maison de nos enfants est au milieu d’un village accroché au flanc de la montagne, semblable à toutes ses voisines : toute en hauteur, une pièce par étage. Quatre marches, et on se retrouve dans un jardin en terrasses. Sur la première, il y a une « cuisine d’été » transformée en studio, un barbecue et un four, un vrai où les parents cuisent pain, pizza, et l’inévitable cuisse de sanglier, et suffisamment de place pour que les enfants puissent s’y ébattre sans risques, protégés par de solides balustres et deux portillons. Si l’un deux arrivait à sortir jusqu’à la route, je ne crois

pas qu’il risquerait grand chose. D’abord, la route mène seulement jusqu’à l’église, donc pas d’étranger au village, peu de voiture et au début de la route de sévères ralentisseurs, presque suffisants pour faire décoller les voitures et calmer l’énergumène qui voudrait tenter une pointe de vitesse. Après les deux guerres du vingtième siècle les jeunes agriculteurs ont déserté le village pour aller travailler dans les villes corses, ou dans la plaine orientale, riche et fertile, voire sur le continent. Les terres cultivables, toutes en terrasses, demandaient beaucoup de travail pour un maigre rapport. Depuis leur abandon, maquis et châtaigniers les ont colonisés. Sont restés au hameau les anciens, ainsi que les nouveaux

retraités. Le menuisier a gardé son atelier. Le bistrot est toujours ouvert, mais le patron s’est adapté : en plus de la boisson, il sert le soir des pizzas. Elles sont tellement bonnes et généreuses qu’il faut retenir sa place à l’avance. L’épicerie, le boucherie, la boulangerie ont fermé leurs portes, ces commerces n’étaient plus viables. Même les deux bergers n’ont pas trouvé de successeurs. Les chalands ne sont pas démoralisés pour autant, les commerçants passent régulièrement. Le boulanger vient tous les jours ; à dix heures, il stationne sur la place, à côté de l’église. C’est devenu un lieu

de rencontre : en l’attendant, on papote, on échange les nouvelles. Un providentiel banc de pierre permet aux plus âgés de se reposer. C’est une sorte de lieu de réunion journalier, bien agréable pour tous… et bien pratique pour nous, les nouveaux venus, pour faire connaissance avec tout ce petit monde. Les jeunes reviennent à la maison familiale les week-end ; leurs enfants, eux, s’installent auprès des grands-parents aux vacances scolaires. La rue et les chemins deviennent le terrain de leurs jeux et résonnent de leurs rires et de leurs cris : autrement dit, la rue leur appartient, les rares voitures ont intérêt à circuler à l’allure d’un escargot. Nos enfants étaient tout de même un peu inquiets de l’accueil que les habitants leur réserveraient. Toujours cette réputation : les Corses n’accueillent pas facilement ceux du continent ! J’en témoigne, c’est une légende. Toutes les portes se sont ouvertes pour eux. Notre petite-fille, un peu esseulée loin de son Auvergne natale, dit qu’elle a trouvé au village une deuxième famille.

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Lorsque Petite Jeanne est née, elle était attendue comme « une nouvelle enfant du village » . Il faut dire que nous sommes une tribu : entre arrière-grands-parents, grands-parents, enfants et leurs compagnons ou compagnes, cela fait 18 personnes, sans compter les amis du propriétaire venant volontiers se réchauffer au soleil corse. Finalement, nous avons bien des points communs avec les familles corses, nombreuses et soudées elles aussi. Et puis, nous sommes Auvergnats, nous venons de « la montagne ». La nombreuse tribu et ses origines font que nous sommes semblables par bien des côtés aux familles de là-bas. C’est en bavardant avec Françoise, une adorable vieille dame de 92 ans, que j’ai appris une bien jolie légende. Laissez moi vous la conter. Noël est une bonne occasion pour parler d’amour !

L’histoire se passe dans la région de Bonifacio, dans le maquis. Des chasseurs découvrirent un jour qu’une femme s’était installée dans une cabane de berger abandonnée. Lorsqu’ils voulurent l’aborder, elle courut se cacher au plus profond du maquis. Ils purent tout juste l’apercevoir, mais eurent le temps de voir qu’elle attendait un enfant. De là à penser qu’elle se méfiait des hommes il n’y avait qu’un pas. Ils lui seraient volontiers venus en aide, mais impossible de l’approcher. L’histoire fit le tour de la ville. Comme elle fuyait ses semblables, hommes ou femmes, ils prirent l’habitude de laisser devant sa porte de quoi l’aider à survivre : nourriture, vêtements. Elle acceptait ces présents et laissait souvent, en manière de remerciement, des myrtilles, des framboises, des champignons, des châtaignes, enfin tout ce que peut offrir le maquis. Peu de temps après son arrivée, on entendit des vagissements : le bébé était né. Les femmes de

Bonifacio tentèrent de l’approcher, mais à leur vue, elle fuyait toujours, le bébé serré dans ses bras. Il fallait l’aider autrement : un berger laissa une brebis pleine devant sa porte ; un autre, une chèvre ; une paysanne, un couple de poulets, une autre deux lapins. Elle avait accouché d’une fille, que l’on aperçut d’abord accrochée à sa mère, puis seule, gambadant dans le maquis, suivie de quelques chèvres et brebis. Sa mère avait dû la mettre sévèrement en garde, elle fuyait elle aussi les humains, surtout les hommes. Ceux qui avaient pu l’approcher d’un peu plus près décrivaient une jeune fille élancée, belle comme le jour, avec de longs cheveux bruns lui tombant jusqu’à la taille, toujours vêtue d’une ample jupe colorée. Souvent elle chantait une mélodie joyeuse, dans une langue que personne ne reconnut. Au fil du temps, la jeune fille devint moins méfiante envers les femmes, surtout les jeunes filles. Elle acceptait d’échanger quelques mots avec elles, en langue corse. Ainsi, on apprit qu’elle s’appelait Lysandra, qu’elle ne connaissait pas ses origines, sa mère n’ayant jamais accepté de répondre à ses questions. Elle lui avait seulement appris quelques mélodies de son pays, sans jamais lui traduire les paroles. Lysandra et sa mère fabriquaient de délicieux fromages. Les nouvelles amies de la jeune fille la convainquirent de venir vendre ceux qu’elles ne consommaient pas au grand marché de Bonifacio. Bien sûr, au début elle éveilla la curiosité ; ses fromages étaient les meilleurs, elle ne manqua pas de pratiques ! En plus, elle était jolie comme un cœur : le visage fin encadré par de longs cheveux bruns, des yeux bleus et un sourire irrésistible. Le reste de la semaine, elle arpentait le maquis, suivie de son troupeau. Et voilà qu’un jour, au détour d’un sentier, elle se trouva nez à nez avec un chasseur, son fusil à l’épaule. Impossible de fuir, le maquis était trop

touffu à cet endroit et son troupeau lui barrait le passage. De plus, le jeune homme n’avait rien

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d’inquiétant : il s’était arrêté net en la voyant et la regardait avec des yeux éblouis. - Dites-moi que je ne rêve pas, que vous n’êtes pas une apparition ! Elle éclata d'un rire cristallin et le détrompa : - Je suis bien réelle, pas une fée. Je m ‘appelle Lysandra, j’habite avec ma mère la cabane de berger que vous pouvez voir au creux du vallon… … et vous venez tous les samedis au marché de Bonifacio vendre vos fromages ! - Vous me connaissez donc ? - Je ne vous avais jamais vue, mais notre cuisinière fait ses emplettes au marché et m’avait parlé de vous. Vous êtes encore plus belle qu’elle ne me l’avait dit ! - Et vous, qui êtes vous ? - Ange, Le fils de Boldonino. - Le riche marchand, celui qui possède plusieurs bateaux voguant vers des terres lointaines pour ramener les précieux tissus que s’arrachent les Dames de la ville ? - Effectivement, je suis son seul fils. Il espère que je prendrai sa suite, mais je déteste le commerce, les beaux tissus me laissent indifférents et je suis malade dès que je mets le pied sur une caravelle ! Je préfère peindre ou écrire des poèmes ! Il revint souvent voir Lysandra. Son cœur battait plus vite lorsqu’elle le voyait. Sa mère cependant, était inquiète. - Prends garde, ma fille, ce garçon ne pourra que te faire pleurer. Aussi têtue que ses chevrettes, elle rit et continua de rencontrer Ange. Il s’installa entre eux une amitié qui se transforma bien vite en amour. Jamais la jeune fille n'avait connu ce sentiment si doux. Le jeune homme lui demanda alors si elle voulait bien devenir son épouse : - Mon amour, je le voudrais bien. Mais tes parents sont riches, moi je ne suis qu’une petite bergère, la fille d’une pauvre femme dont personne ne sait d’où elle vient. Je ne connais pas mon père, ma mère a toujours refusé d’évoquer son passé. Ta

famille ne m’acceptera jamais. Je ne suis rien à côté de toi. Rien ne pouvait entamer l’optimisme d’Ange, le soir même il fit part à ses parents de son intention d'épouser Lysandra. Son père entra dans une fureur à faire trembler les murs du petit mais somptueux palais où ils demeuraient. Avoir pour bru une gardeuse de chèvres, fille d’une femme que bien des gens appelaient « la folle », jamais. Le jeune homme pria, supplia, se mit en colère. Peine perdue. Voyant que son fils ne cédait pas, son père lui donna le commandement d’une caravelle. Et vogue en direction du Levant afin d’acheter tissus somptueux, vaisselle précieuse, épices. Il avait pu auparavant prévenir Lysandra : - Je vais quitter la Corse pour quelques mois, obéir à mon père. A mon retour, il se laissera peut être fléchir et me permettra de t’épouser. La cuisinière des parents d’Ange, Jeanne, fidèle cliente de la jeune fille, se prit d’amitié pour la jolie marchande. Elle lui confia qu’Ange avait passé plus de temps à la cuisine, avec elle, que dans le salon où siégeait sa mère. - Vois-tu, Lysandra, Ange est mon petit. Je l’ai vu grandir, devenir le beau jeune homme qu’il est maintenant. On se comprend tous les deux : que veux-tu, son père ne s’intéresse qu’à l’argent et à son rang de notable. Quant à sa mère, relations et toilettes la soucient plus que son fils. Enfin, après de longs mois, le bateau fut de retour.

Lysandra était sur le port, Ange sur le pont. Il sauta sur le quai sans même attendre que la passerelle fut installée, pour étreindre son amoureuse. - J’ai fait du bon travail, je ramène un bateau aux cales pleines de tout ce que voulait mon père. Je pense qu’il sera content et acceptera enfin que je me marie avec toi. Il faut que je veille au déchargement maintenant. Demain, je viendrai t’annoncer la bonne nouvelle, mon aimée. Le lendemain Lysandra

attendit en vain son amoureux. Il ne se montra pas, ni le lendemain, ni le jour d’après. Le samedi, elle arriva de bonne heure au marché. Jeanne l’attendait déjà : - Ma jolie, j’ai de bien tristes nouvelles pour toi. Lorsque Monsieur a vu le chargement du navire, il était ravi et a félicité Ange. Le petit a cru qu’il

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pouvait alors lui parler de son amour pour toi. Le maître est entré dans une colère terrible. Il hurlait : - Mon fils, mon héritier veut épouser une gitane, une moins que rien. Jamais, tu entends, jamais tu ne feras une telle mésalliance. Tu te marieras avec Rose, la fille de Baldini, le plus riche marchand… enfin après moi! - Non père, pas elle ! Elle est sotte et laide. - Quelle importance, puisqu’elle a une belle dot et que nos deux entreprises réunies nous feront les plus riches de toute la ville. - Je ne l’aime pas et ne l’aimerai jamais… - Qui te demande de l’aimer ? Il suffit qu’elle soit ta femme et qu’elle me donne de beaux petits-enfants. Et puis, j’ai été jeune, moi aussi, je peux comprendre : si tu aimes tant ta bohémienne personne ne t’empêchera d’aller la culbuter au milieu du maquis, il te suffira d’être discret. J’écoutais derrière la porte et ce que le père et son fils se sont dit, je ne peux pas même le rapporter, c’était horrible. Ange lui a dit que tu n’étais pas une catin, mais la femme qu’il aimait et qu’il préférait mourir plutôt qu’obéir. Mon petit a voulu s’enfuir pour venir te retrouver sans doute. Mais le maître, aidé par son âme damnée, le secrétaire, a réussi à le traîner dans sa chambre et à l’enfermer à clé. Il a crié, à travers la porte : - Tu resteras prisonnier jusqu’à ce que tu m’obéisses. Sa mère ne l’a pas même défendu ! Moi, j’ai essayé de supplier le maître de ne pas punir son garçon. Il m’a menacée de me mettre à la porte si je disais un mot de plus. Il l’aurait fait ! Je me suis tue, je serai plus utile en restant dans la maison. J’ai la permission de lui porter ses repas, mais le secrétaire m’ouvre la porte et reste là, à nous espionner. Lysandra était noyée de chagrin. Jeanne la prit dans ses bras : - Garde tes larmes, ma belle, elles abîmeraient tes jolis yeux - Mais je l’ai perdu, Jeanne. Jamais plus je ne le verrai ! - Peut-être pas, ma petite fille. La vieille Jeanne a plus d’un tour dans son sac. Le secrétaire ne sait pas que je connais l’écriture, Ange m’a appris. Alors je glisse un mot tous les jours sous son assiette et lui me répond de même. Au nez et à la barbe de ce sale cafard. Il ne peut pas s’échapper de sa prison par la porte, mais il y a la fenêtre! - Elle donne sur le rocher abrupt, c’est impossible, il se fracasserait sur les rochers qui affleurent la mer à cet endroit. - Ne crois-tu pas qu’il pourrait le faire sans danger avec l’aide d’une corde ?

- Mais son père a sans doute veillé à ce qu’il ne puisse pas en trouver une dans sa prison ! - Certes, mais je lui en ai porté une, et le plus simplement du monde. Je suis un peu ronde, et j’aime les robes larges ; j’ai enroulé un filin autour de ma taille et de mes hanches, et, au prétexte de me servir du cabinet de toilette du petit, j’ai déposé la corde. Je savais bien que le secrétaire n’oserait pas me suivre ! Nous avons convenu, avec Ange, d’attendre le 24 décembre. Ses parents vont à la messe de minuit, le secrétaire aussi. Après la messe, ils réveillonnent avec leurs amis, je reste donc à la maison pour préparer le repas. Dès qu’ils auront passé la porte, ton amoureux attachera solidement le filin dans sa chambre, et à lui la liberté ! - Il risque de se rompre le cou… - Mais non, il est jeune et adroit comme un singe ! Mon fils l’attendra avec une barque au pied de la falaise, ils viendront te prendre sur la grève, et à vous la liberté, mes petits. - Mais vous et votre fils ? Ne risquez vous pas de

subir la vindicte du père ? - Je n’aurai pas bougé de la cuisine !!! Et je doute qu’il sache même que j’ai un fils… Le soir du 24 décembre, deux ombres sur la grève : Lysandra, tremblante de voir son amoureux descendre le long de la falaise ; sa mère, à l’ombre d’un rocher. Ange arriva sans encombre sur la barque qui glissa jusqu’à la plage. Le fils de Jeanne s’esquiva promptement, Lysandra prit sa place. Et voguent les amoureux vers un rivage plus hospitalier…

Immobile, l’ombre sur la plage souriait à travers ses larmes. Sa fille partait sans se retourner aveccelui qu’elle aimait, elle n’aurait pas le triste destin de sa mère.

Yvette Maurin

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LA LEGENDE DE SAINT MARTIN ( UNE VARIANTE MOUTONNIERE)

A Dunkerque, on fête tous les ans la Saint Martin le 10 novembre. Tout part d'une légende attribuée au passage de Saint Martin dans les Flandres.

Quelle est cette légende ? Saint Martin serait venu en évangélisateur prêcher la bonne parole auprès de la population de Dunkerque qui l'aurait fort bien reçu. Après quelques libations, pour un homme d'une sobriété exemplaire, il se serait endormi et son âne en aurait profité pour se sauver dans les dunes. Les Dunkerquois et leurs enfants seraient partis rechercher l'âne dans la nuit avec l'aide de torches ou autres lanternes et l'auraient retrouvé. En guise de remerciement, Saint Martin aurait transformé les crottes de l'âne abandonnées dans les dunes en brioches connues sous le nom de craquenboules ou de « voolaren » (follards). Ainsi chaque année, les habitants de la Flandre maritime défilent dans les rues en brandissant des lanternes, souvent fabriquées à partir de betteraves creusées et sculptées. Les boulangers du secteur réalisent à cette occasion des follards, pains au lait briochés à deux têtes garnis de raisins secs dont sont friands petits et grands lors de la fête de la Saint Martin.

Une variante animalière de cette légende trouvée sur Internet Cette variante met en scène un jeune loup et un agneau dans des rôles bien différents de ceux des fables de La Fontaine. J'ai voulu traduire cette légende dans notre patois vellave en y ajoutant une version en bon français pour les non initiés.

LO LOP ET L'ANHEL ORTALIERS

Un jorn, un petiòt lop troba n'anhel. Se boton d'acòrd per fare un bot de chamin totes dos. En marchant èlh meitant de los champs, lhur vinguèt n'idèia « podriem nos abanar e trabalhar ensemble » Trobèron de tèrras a cultivar e semenaron de blat. Quant lo blat es bien daurat, lo lop dit èlh moton : - Avora, nos chal partejar la recòrda per ço que avem trabalhar la tèrra totes dos. De que vòles ? - Ieu, vòle çò qu'es sobre la tèrra, respond lo moton. Lo lop es d'acòrd e dit : - Aquò vai com'aquò, ieu vau prendre çò qu'es sos la tèrra. Le moton pensa que lo lop es colhon e se despacha per copar tos los gentes espijas de blat. Lo lop, z-elh aduguèt mas las racinas e comprene que lo moton l'a engarçat, gronha dinc son coènh :

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- Per n'autra recòrda, aquò se passara pas com'aquò. Un pauc pus tard, recomencèron à trabalhar n'autre champ per fare venir de trifòlas . Quand quò seguèt lo moment d'amassar las trifòlas, lo moton damanda èlh lop : - Aquò es a tiu de chausir, de que vòles ? Ço qu'es sobre ou sos la tèrra ? - Aqueste còp, vòle pas me fare afinat ! prene ço qu'es desobre ! Lo lop copa las ramas que son desobre delh temps que l'anhel amassa las trifòlas que son dessos. Lo lop comprene vistament que s'es fat rotlar per le second còp e se bota en colera : - Cre nom de nom ! Salopariá de moton ! podras pas me trompar un tresieme còp ! Quauques jorns d'après, tornon trabalhar dinc los champs per semenar de civada. Quant la recòrda es madura, lo lop dit èlh moton : - Aqueste còp, podras pas me rotlar ! ieu prene lo gran e tiu la palha ! Son pas d'acòrd, se chicanon, e per achabar, lo moton declara : - Se quò es com'aquò, anem cherchar de defensas, chascun la sieune e farem la guèrra. Aquelh que ganhara aura tota la recòrda. De suita, lo lop vai quèrre sos amics los chins e lo moton sas amigas las abelhas. La batèsta pòd s'enreiar. Lo lop creda èlhs chins : - A l'ataca, sautez sobre l'anhel ! Lo moton dit elhas abelhas : - A l'assaut ! totas sobre lo lop e los chins ! Las abelhas picon, picon tant e mai los chins que se sauvon e laisson lo lop tot solet. Aquò es l'anhel desgordit qu'es victoriós qu'amassa la recòrda. Lo lop, z-elh qu'es tot petafinat s'entorna dinc los boès en ronchonant : - Bogre de bogre, vendretz jamai pus per aici ! farai mon jardin tot solet, gara èlhs motons que s'approcharon tròp près !

LE LOUP ET L'AGNEAU JARDINIERS

Un jour, un jeune loup rencontre un petit mouton . Ils décident de faire un bout de chemin ensemble. Tout en marchant au milieu des champs, il leurs vient une idée : « nous pourrions nous associer et travailler tous les deux ! ». Ils trouvent des terres à cultiver et ils sèment du blé. Quand le blé est bien doré, le loup dit au mouton : - Maintenant, il nous faut partager la récolte puisque nous avons travaillé ensemble. - Moi, je veux ce qui est sur la terre, répond le mouton. Le loup est d'accord et dit :

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- Ça va comme ça, je vais prendre ce qui est sous la terre. Le mouton pense que le loup est bête et il se dépêche de couper les jolis épis de blé. Le loup lui n'eut que les racines et comprit qu'il s'était fait avoir par l'agneau. Il grogne dans son coin : - Pour la prochaine récolte, ça ne se passera pas comme ça ! Un peu plus tard, ils recommencent à travailler dans un autre champ pour faire pousser des pommes de terre. Quand ce fut le moment de ramasser les pommes de terre, le mouton dit au loup : - C'est à toi de choisir, que veux-tu ? Ce qui sur ou sous la terre ? - Ce coup-ci, je ne veux pas me faire avoir, je prends ce qui est dessus ! Le loup coupe les tiges dessus pendant que l'agneau ramasse les pommes de terre qui sont en dessous. Il s'aperçoit vite qu'il s'est fait gruger une deuxième fois et se met en colère : - Nom de nom ! Saloperie de mouton ! Tu ne pourras pas m'avoir une troisième fois ! Quelques jours après, ils retournent travailler dans les champs pour semer de l'avoine. Quand la récolte est mûre, le loup dit au mouton : - Cette fois, tu ne pourras pas me rouler, je prends le grain et toi la paille ! Ils ne sont pas d'accord, se disputent, et pour finir le mouton déclare : - Si c'est comme ça, allons chercher des défenses, chacun la sienne et nous ferons la guerre. Celui qui gagnera aura toute la récolte. Aussitôt le loup va chercher ses amis les chiens et l'agneau ses amies les abeilles. La bataille peut commencer. Le loup crie aux chiens : - A l'attaque, sautez sur le mouton ! Le mouton dit aux abeilles : - A l'assaut, toutes sur le loup et les chiens ! Les abeilles piquent, repiquent tant et si bien que les chiens se sauvent et le loup se retrouve tout seul. C'est l'agneau rusé qui est victorieux et ramasse la récolte. Le loup tout esquinté, retourne dans les bois en ronchonnant : - Bougre de bougre, je ne reviendrais plus jamais ici, je ferais mon jardin tout seul ! et gare aux moutons qui s'approcheront trop près ! Henri OLLIER ( texte trouvé sur Internet consacré au magazine Mille et une histoires)

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I A QUAUQUES ANS D’AQUO… (pas mais de trenta ans)

Quesnel-Chalelh Una nuèit, la sira venguèt tan lorda que bèlhcòp

d’abres tombèron. Las lenhas eleitricas e lo telefòn seguèron copats. Lendeman, la burla se levèt e bofèt encara quatre jorns. Chascús demorava vas se ; lo monde volián pus sortir.

De còps, quand la burla s’acalava, traçavan la chalada dusc’a la bòria vesina per aver un petiòt solaç chalorós.

Pasmins, lo jorn de d’avant la nuèit de Chalendas, lo temps seguèt ensolelhat, los chaçanèu avián badat las conhièiras e los abres sobre la rota seguèron tronçonats per laissar passar las autòs.

Jauselon èra de la mena daus chalòts endurcits, mès, v-o aviá pas chausit aquela situacion. Demorava dinc un endreit sauvatjós amé sa velha maire. Aquo-èra na veva que a l’ivèrn de sa vida, aviá mas aqueste garçon e quaucas polas a sonhar. A sa maire, la charn “sobregialada” li conveniá pas gaire. Çò que li agradariá per Chalendas, aquò seriá puslèu una dinda frescha. De fat d’aquò, z-ela aviá pro ganhat de ponhts per ne-n aver i-una, a gratís, elh supermarchat.

Adoncas, seguèt decidat que Jauselon davalariá vas Lo Puèi per l’anar quèrre, aquela dinda.

Jauselon èra pro content de podre sòrtre de son caire, d’anar veire de monde, de sonhar passar las joinas filhas que ne-n aviá quasi eissublat lur vanç, lur reires… Amont-de-naut, la plana blancha s’èra quasiment arrestada de viure. Lo país semblava coma acaptat delh drap de la mòrt.

S’aprestava a montar dins son autò quand sa maire sortiguèt de sa coisina per li demandar un petiòt servici. « Escòuta mas, mon Jauselon, coma i a pus la leitricitat, la crecha será pas esclarada a meianuèit, coma de costuma. Me podriàs pas botar un quiconet amé na pila ? »

Lo garçon se pensèt que sa maire chausissiá pas lo bòn moment per li demandar una chausa qu’auriá podut se faire los jorns de davans, quand i aviá pas grand veiaa a faire. Li faguèt arremarcar sechament.

La maire, mancada, s’enanèt, muta, veire los nisals dins l’estable.

Jauselon que voliá pas passar per mèlhs chin ques èra, anèt dins son trabalhador e montèt un sistèma per atubar una petiòta lampa de pòcha emb un relòtge reglat sobre meianuèit. Lo pausèt tot prèste dins la crecha e s’enanèt vas Lo Puèi.

La vila èra esluminada, joiósa ; la gafanha de las charrèiras arribava pas a la botar trista. De pertot lo monde sorreissian. Los magasins èran na veritabla fadariá. Amais los cafèts, d-ont lo Jauselon s’èra botat en ribòta. I aviát encara un arrestador, lo darrièr, aquí, a la cima de la montada de Taulhac. S’i retardèt que l’endreit èra chaud e los amics chalorós.

Mès, quòs èra l’ora de s’acampar. De fat d’aquò, los uns e los autres s’èran amassats desempuèis un moment.

La burla s’èra tornar levada sobre la plana de Còsta-ros ; bofava en travèrs la rota ; las conhièiras se formavan.

Embé son autò, s’avançava tot belament en sègre los bastons de vèrnhe que los obrièrs delh

despartament avián plantats, a l’endarrièr, justament per marcar lo chamin. Còsta-ros èra passat dempuèis una meja oreta. Chaliá quitar la nacionala 88 e prene la despartamentala que lo deviá aduèire vas son vilatge. Per moments, la burla s’achabava de bofar.

Tot am un còp — veniá juste de « gasar » una conhièira tota frescha — veiguèt pas lo besal lo long de la rota : l’autò s’i empaitèt embé na fòrta secoduda. Pas la pena d’essaiar de sòrtre lo veïcule d’aquí : chaudriá far venir un tractur.

Èra pas bien lònh de sa bòria. Decidèt de contunhar da pès. Dètz minutas passèron, la burla forcissiá. Chaliá lutar contra aqueste mesciant vent de mòrt. Tot desanat, se botèt contra un pin per se garantir un tant si pèc. Las aurelhas li coesian. Tot per un còp, la pavor lo prenguèt, se sentiguèt perdut, tot solet dins lo monde escur de la plana : d’aquesta nuèit, per lo segur, dengús passariá … Sabiá pus ont èra. Alòrs, de son idèia, surament anava morir tege gialat com un fòure, e regretava d’aver pas fat lo poton a sa maire davant de s’aver podut tornar accordar embés ela. Plurèt douçament.

La burla perdiguèt de sa vigor : pas bien lònh d’aquí, dins la nuèit silenciosa, veiguèt quicòm que lusissiá. Se plantèt tornar sobre sas doás chambas, puèis comencèt de s’arrancar d’aquesta lusor. Mais d’un còp la perdiguèt de vista e mais d’un còp l’aperceguèt tornar. En s’assarrar, reconeissiguèt la fenèstra delh salon de d-ont, per còps, s’atubava l’estiala de Nasarèt :

« Es meianuèit. Jesús sauvaire es naiçut. »

Jauselon se saquèt per la coisina. Sa maire aviá pas espeitat après sa dinda delh supermarchat ; un vesin li ne-n aviá bailada la meitat de i-una descongelada… L’odor delh forn èra douça coma un petiòt repròche e un vrai pardon.

« — E ben mon garçon, emb aquelh temps d’aquí, èi bien cregut que seriàs demorat vas ta tanta en Rafaèl ; aquòs auriá estat mèlhs prudent… Bòn, t’arremecie per lo petiòt chalelh eleitric qu’as botat a ma crecha. Mès ? n-òm diriá qu’as plurat ?

—Que non, Mama, aquo-ei mas lo freid. Quò’s pas res. Anètz, Mama ! Bònas fèstas ! » E li faguèt un poton que sentiá l’amor.

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Il y a quelques années de cela (pas plus de trente ans)

Une nuit, la neige devint si lourde que beaucoup d’arbres tombèrent. Les lignes électriques et le téléphone furent coupés. Le lendemain, la burle se leva et souffla encore quatre jours. Chacun restait chez soi ; les gens ne voulaient plus sortir.

Parfois, quand la burle se calmait, ils ouvraient un chemin jusqu’à la ferme voisine, histoire d’avoir une petite conversation amicale.

Cependant, un jour avant la nuit de Noël, le temps fut ensoleillé, les chasse-neige avaient ouvert les congères et les arbres sur la route avaient été tronçonnés pour laisser le passage aux autos.

Jauselou était de la race des célibataires endurcis, mais il ne l’avait pas choisi cette situation. Il habitait dans un lieu isolé avec sa vieille mère. C’était une veuve qui à l’hiver de sa vie, avait seulement ce garçon et quelques poules à qui porter son attention. À la mère, la viande surgelée ne convenait guère. Ce qui lui plairait pour Noël, ce serait plutôt une dinde fraîche. De fait, elle avait collecté suffisamment de points pour en avoir une, gratuitement, au super marché.

Donc, il fut décidé que Jauselou descendrait au Puy pour aller la chercher, cette dinde. Jauselou était assez content de pouvoir sortir de son coin, d’aller voir des gens, de regarder les jeunes filles car il en

avait presque oublié leur vivacité, leurs rires…

Là-haut, le plateau tout blanc s’était pratiquement arrêté de vivre. Le pays semblait comme couvert d’un drap de mort.

Il s’apprêtait à monter dans son auto quand sa mère sortit de la cuisine pour lui demander un petit service. « Écoute mon Jauselou, comme il n’y a plus d’électricité, la crèche ne sera pas éclairée à minuit comme d’habitude. Ne pourrais-tu pas me mettre un petit quelque chose avec une pile ? »

Le garçon se dit que sa mère ne choisissait pas le bon moment pour lui demander une chose qu’il aurait pu arranger les jours précédents, quand il n’y avait rien à faire. Il lui fit remarquer sèchement.

La mère, vexée, s’en alla sans mot dire voir les nids dans l’étable. Jauselou qui ne voulait pas passer pour plus chien qu’il ne l’était, se rendit dans son atelier et il monta un système

pour allumer une petite lampe de poche avec une horloge réglée sur minuit. Il le posa tout prêt dans la crèche et s’en alla au Puy.

La ville était illuminée, joyeuse ; la boue neigeuse des rues n’arrivait pas à la rendre triste. Partout, les gens souriaient. Les magasins étaient une véritable féerie tout comme les cafés, où Jauselou s’était mis en devoir de faire la fête. Il y en avait encore un, là en haut de la montée de Taulhac. Il s’y attarda, car l’endroit était chaud et les amis chaleureux.

Mais, il était temps de rentrer à la maison. De fait, les uns et les autres étaient partis chez eux depuis un moment. La burle s’était de nouveau levée sur la « plaine » de Costaros ; elle soufflait en travers de la route ; les congères se

formaient. Avec son auto, il s’avançait tout doucement en suivant les bâtons de verne que les ouvriers du département avaient

plantés, en automne, justement pour baliser la route. Costaros était passé depuis une petite demi-heure. Il fallait quitter la nationale 88 et prendre la départementale qui devait le conduire à son hameau. Par moments, la burle s’arrêtait de souffler.

Tout d’un coup, — il venait juste de fendre une congère tout fraîche —, il ne vit pas le fossé le long de la route : l’auto s’y embarrassa avec une forte secousse. Pas la peine d’essayer de sortir le véhicule de là : il faudrait faire venir un tracteur.

Il n’était pas bien loin de sa ferme. Il décida de continuer à pied. Dix minutes passèrent, la burle se renforçait. Il fallait lutter contre ce mauvais vent de mort. Tout essoufflé, il se mit contre un pin pour se protéger quelque peu. Les oreilles lui cuisaient. Soudain, la peur le prit, il se sentit perdu, tout seul dans le monde sombre du plateau : cette nuit, sûrement, il allait mourir raide gelé comme un linge, et il regrettait de n’avoir pas embrassé sa mère avant de s’être réconcilié avec elle. Il pleura doucement.

La burle perdit de sa force : pas bien loin de là, dans la nuit silencieuse, il vit quelque chose qui brillait. Il se remit debout sur ses deux jambes, puis commença de s’approcher de la lueur. Plus d’une fois il la perdit de vue et la revit. En s’approchant, il reconnut la fenêtre du salon d’où par instants, s’allumait l’étoile de Nazareth :

« C’est minuit, Jésus sauveur est né. » Jauselon entra par la cuisine. Sa mère n’avait pas attendu sa dinde du supermarché ; un voisin lui en avait donné la

moitié d’une décongelée… L’odeur du four était douce comme un petit reproche et un vrai pardon. « — Et bien, mon fils, avec ce temps-là, j’ai bien cru que tu serais resté chez ta tante de la rue Raphaël ; cela aurait été

plus prudent… Bon, je te remercie pour la petite lampe électrique que tu as mise à ma crèche. Mais, on dirait que tu as pleuré ?

— Certes non, Maman, ce n’est que le froid. Ce n’était rien. Allez, maman ! Bonnes fêtes ! » Et lui fit un baiser qui sentait l’amour.

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