debord la planete malade

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  • 8/3/2019 Debord La Planete Malade

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    La Plante MaladeLa pollution est aujourdhui la mode, exactement de la mme manire que la rvolution : elle semparede toute la vie de la socit, et elle est reprsente illusoirement dans le spectacle. Elle est bavardage assom-mant dans une plthore dcrits et de discours errons et mysticateurs, et elle prend tout le monde la gorge

    dans les faits. Elle sexpose partout en tant quidologie, et elle gagne du terrain en tant que processus rel.

    Ces deux mouvements antagonistes, le stade suprme de la production marchande et le projet de sa ngationtotale, galement riches de contradictions en eux-mmes, grandissent ensemble. Ils sont les deux cts parlesquels se manifeste un mme moment historique longtemps attendu, et souvent prvu sous des gures par-tielles inadquates : limpossibilit de la continuation du fonctionnement du capitalisme.

    Lpoque qui a tous les moyens techniques daltrer absolument les conditions de vie sur toute la Terre estgalement lpoque qui, par le mme dveloppement technique et scientique spar, dispose de tous les

    moyens de contrle et de prvision mathmatiquement indubitable pour mesurer exactement par avance omne - et vers quelle date - la croissance automatique des forces productives alines de la socit de classes: cest dire pour mesurer la dgradation rapide des conditions mmes de la survie, au sens le plus gnralet le plus trivial du terme.

    Tandis que des imbciles passistes dissertent encore sur, et contre, une critique esthtique de tout cela, etcroient se montrer lucides et modernes en affectant dpouser leur sicle, en proclamant que lautoroute ouSarcelles ont leur beaut que lon devrait prfrer linconfort des pittoresques quartiers anciens, ou enfaisant gravement remarquer que lensemble de la population mange mieux, en dpit des nostalgiques dela bonne cuisine, dj le problme de la dgradation de la totalit de lenvironnement naturel et humain acompltement cess de se poser sur le plan de la prtendue qualit ancienne, esthtique ou autre, pour de-venir radicalement le problme mme de la possibilit matrielle dexistence du monde qui poursuit un telmouvement. Limpossibilit est en fait dj parfaitement dmontre par toute la connaissance scientique

    spare, qui ne discute plus que de lchance ; et des palliatifs qui pourraient, si on les appliquait fermement,la reculer lgrement. Une telle science ne peut quaccompagner vers la destruction le monde qui la produiteet qui la tient ; mais elle est force de le faire avec les yeux ouverts. Elle montre ainsi, un degr caricatural,linutilit de la connaissance sans emploi.

    On mesure et on extrapole avec une prcision excellente laugmentation rapide de la pollution chimique delatmosphre respirable ; de leau des rivires, des lacs et dj des ocans, et laugmentation irrversible dela radioactivit accumule par le dveloppement pacique de lnergie nuclaire ; des effets du bruit ; de

    lenvahissement de lespace par des produits en matires plastiques qui peuvent prtendre une ternit dedpotoir universel ; de la natalit folle ; de la falsication insense des aliments ; de la lpre urbanistique qui

    stale toujours plus la place de ce que furent la ville et la campagne ; ainsi que des maladies mentales - ycompris les craintes nvrotiques et les hallucinations qui ne sauraient manquer de se multiplier bientt surle thme de la pollution elle-mme, dont on afche partout limage alarmante - et du suicide, dont les taux

    dexpansion recoupent dj exactement celui de ldication dun tel environnement (pour ne rien dire des

    effets de la guerre atomique ou bactriologique, dont les moyens sont en place comme lpe de Damocls,mais restent videmment vitables).

    Bref, si lampleur et la ralit mme des terreurs de lAn Mil sont encore un sujet controvers parmi leshistoriens, la terreur de lAn Deux Mille est aussi patente que bien fonde ; elle est ds prsent certitudescientique. Cependant, ce qui se passe nest rien de foncirement nouveau : cest seulement la n force du

    processus ancien. Une socit toujours plus malade, mais toujours plus puissante, a recr partout concrte-ment le monde comme environnement et dcor de sa maladie, en tant que plante malade. Une socit quinest pas encore devenue homogne et qui nest pas dtermine par elle-mme, mais toujours plus par unepartie delle-mme qui se place au-dessus delle, qui lui est extrieure, a dvelopp un mouvement de domi-nation de la nature qui ne sest pas domin lui-mme. Le capitalisme a enn apport la preuve, par son propre

    mouvement, quil ne peut plus dvelopper les forces productives ; et ceci non pas quantitativement, commebeaucoup avaient cru le comprendre, mais qualitativement.

    Cependant, pour la pense bourgeoise, mthodologiquement, seul le quantitatif est le srieux, le mesurable,

    leffectif ; et le qualitatif nest que lincertaine dcoration subjective ou artistique du vrai rel estim sonvrai poids. Pour la pense dialectique au contraire, donc pour lhistoire et pour le proltariat, le qualitatif estla dimension la plus dcisive du dveloppement rel. Voil bien ce que, le capitalisme et nous, nous auronsni par dmontrer.

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    Les matres de la socit sont obligs maintenant de parler de la pollution, et pour la combattre (car ils

    vivent, aprs tout, sur la mme plante que nous ; voil le seul sens auquel on peut admettre que le dvelop-pement du capitalisme a ralis effectivement une certaine fusion des classes) et pour la dissimuler : car lasimple vrit des nuisances et des risques prsents suft pour constituer un immense facteur de rvolte, une

    exigence matrialiste des exploits, tout aussi vitale que la t la lutte des proltaires du XIX sicle pourla possibilit de manger. Aprs lchec fondamental des tous les rformismes du pass - qui tous aspiraient la solution dnitive du problme des classes -, un nouveau rformisme se dessine, qui obit aux mmes

    ncessits que les prcdents : huiler la machine et ouvrir de nouvelles occasions de prot aux entreprises de

    pointe. Le secteur le plus moderne de lindustrie se lance sur les diffrents palliatifs de la pollution, commesur un nouveau dbouch, dautant plus rentable quune bonne part du capital monopolis par ltat y est employer et manuvrer. Mais si ce nouveau rformisme a davance la garantie de son chec, exactementpour les mmes raisons que les rformismes passs, il entretient vis--vis deux cette radicale diffrence quilna plus le temps devant lui.

    Le dveloppement de la production sest entirement vri jusquici en tant quaccomplissement de lco-nomie politique : dveloppement de la misre, qui a envahi et abm le milieu mme de la vie. La socit oles producteurs se tuent au travail, et nont qu en contempler le rsultat, leur donne franchement voir, et respirer, le rsultat gnral du travail alin en tant que rsultat de mort. Dans la socit de lconomie sur-dveloppe, tout est entr dans la sphre des biens conomiques, mme leau des sources et lair des villes,cest--dire que tout est devenu le mal conomique, reniement achev de lhomme qui atteint maintenantsa parfaite conclusion matrielle. Le conit des forces productives modernes et des rapports de production,

    bourgeois ou bureaucratiques, de la socit capitaliste est entr dans sa phase ultime. La production de lanon-vie a poursuivi de plus en plus vite son processus linaire et cumulatif ; venant de franchir un dernierseuil dans son progrs, elle produit maintenant directement la mort.

    La fonction dernire, avoue, essentielle, de lconomie dveloppe aujourdhui, dans le monde entier orgne le travail-marchandise, qui assure tout le pouvoir ses patrons, cest la production des emplois . Onest donc bien loin des ides progressistes du sicle prcdent sur la diminution possible du travail humain parla multiplication scientique et technique de la productivit, qui tait cense assurer toujours plus aisment la

    satisfaction des besoins antrieurement reconnus par tous comme rels , et sans altration fondamentale de la qualit mme des biens qui se trouveraient disponibles. Cest prsent pour produire des emplois ,jusque dans les campagnes vides de paysans, cest--dire pour utiliser du travail humain en tant que travailalin , en tant que salariat, que lon fait tout le reste ; et donc que lon menace stupidement les bases,

    actuellement plus fragiles encore que la pense dun Kennedy ou dun Brejnev, de la vie de lespce.

    Le vieil ocan est en lui-mme indiffrent la pollution ; mais lhistoire ne lest pas. Elle ne peut tre sauveque par labolition du travail-marchandise. Et jamais la conscience historique na eu autant besoin de domi-ner de toute urgence son monde, car lennemi qui est sa porte nest plus lillusion, mais sa mort.

    Quand les pauvres matres de la socit dont nous voyons le dplorable aboutissement , bien pire que tou-tes les condamnations que purent fulminer autrefois les plus radicaux des utopistes, doivent prsentementavouer que notre environnement est devenu social ; que la gestion de tout est devenue une affaire directementpolitique, jusqu lherbe des champs et la possibilit de boire, jusqu la possibilit de dormir sans trop desomnifres ou de se laver sans souffrir dallergies, dans un tel moment on voit bien aussi que la vieille poli-tique spcialise doit avouer quelle est compltement nie.

    Elle est nie dans la forme suprme de son volontarisme : le pouvoir bureaucratique totalitaire des rgimes

    dits socialistes, parce que les bureaucrates au pouvoir ne se sont mme pas montrs capables de grer le stadeantrieur de lconomie capitaliste. Sils polluent beaucoup moins - les tats-Unis eux seuls produisent50 % de la pollution mondiale -, cest parce quils sont beaucoup plus pauvres. Ils ne peuvent, comme parexemple la Chine, en y bloquant une part disproportionne de son budget de misre, que se payer la part depollution de prestige des puissances pauvres ; quelques redcouvertes et perfectionnements dans les techni-ques de la guerre thermonuclaire, ou plus exactement de son spectacle menaant. Tant de pauvret, mat-rielle et mentale, soutenue par tant de terrorisme, condamne les bureaucraties au pouvoir. Et ce qui condamnele pouvoir bourgeois le plus modernis, cest le rsultat insupportable de tant de richesse effectivementempoisonne. La gestion dite dmocratique du capitalisme, dans quelque pays que ce soit, noffre que seslections-dmissions qui, on la toujours vu, ne changeaient jamais rien dans lensemble, et mme fort peudans le dtail, une socit de classes qui simaginait quelle pourrait durer indniment. Elles ny chan -

    gent rien de plus au moment o cette gestion elle-mme saffole et feint de souhaiter, pour trancher certainsproblmes secondaires mais urgents, quelques vagues directives de llectorat alin et crtinis (U.S.A.,

    Italie, Angleterre, France). Tous les observateurs spcialiss avaient toujours relev - sans trop sembarrasser lexpliquer - ce fait que llecteur ne change presque jamais d opinion : cest justement parce quil estllecteur, celui qui assume, pour un bref instant, le rle abstrait qui est prcisment destin lempcher

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    dtre par lui-mme, et de changer (le mcanisme a t dmont cent fois, tant par lanalyse politique d -mystie que par les explications de la psychanalyse rvolutionnaire). Llecteur ne change pas davantage

    quand le monde change toujours plus prcipitamment autour de lui et, en tant qulecteur, il ne changeraitmme pas la veille de la n du monde. Tout systme reprsentatif est essentiellement conservateur, alors

    que les conditions dexistence de la socit capitaliste nont jamais pu tre conserves : elles se modient

    sans interruption, et toujours plus vite, mais la dcision - qui est toujours nalement dcision de laisser faire

    le processus mme de la production marchande - est entirement laisse des spcialistes publicists ; quilssoient seuls dans la course ou bien en concurrence avec ceux qui vont faire la mme chose, et dailleurs lan-noncent hautement. Cependant, lhomme qui vient de voter librement pour les gaullistes ou le P.C.F., toutautant que lhomme qui vient de voter, contraint et forc, pour un Gomulka, est capable de montrer ce quilest vraiment, la semaine daprs, en participant une grve sauvage ou une insurrection.

    La soi-disant lutte contre la pollution , par son ct tatique et rglementaire, va dabord crer de nou-velles spcialisations, des services ministriels, des jobs, de lavancement bureaucratique. Et son efcacit

    sera tout fait la mesure de tels moyens. Elle ne peut devenir une volont relle, quen transformant lesystme productif actuel dans ses racines mmes. Et elle ne peut tre applique fermement qu linstant otoutes ses dcisions, prises dmocratiquement en pleine connaissance de cause, par les producteurs, seront tout instant contrles et excutes par les producteurs eux-mmes (par exemple les navires dverseront

    immanquablement leur ptrole en mer tant quils ne seront pas sous lautorit de rels soviets de marins).Pour dcider et excuter tout cela, il faut que les producteurs deviennent adultes : il faut quils semparenttous du pouvoir.

    Loptimisme scientique du XIX sicle sest croul sur trois points essentiels. Premirement, la prtention

    de garantir la rvolution comme rsolution heureuse des conits existants (ctait lillusion hglo-gauchiste

    et marxiste ; la moins ressentie dans lintelligentsia bourgeoise, mais la plus riche, et nalement la moins il-lusoire). Deuximement, la vision cohrente de lunivers, et mme simplement de la matire. Troisimement,le sentiment euphorique et linaire du dveloppement des forces productives. Si nous dominons le premierpoint, nous aurons rsolu le troisime ; et nous saurons bien plus tard faire du second notre affaire et notrejeu. Il ne faut pas soigner les symptmes mais la maladie mme. Aujourdhui la peur est partout, on nensortira quen se conant nos propres forces, notre capacit de dtruire toute alination existante, et toute

    image du pouvoir qui nous a chapp. En remettant tout, except nous-mmes, au seul pouvoir des Conseilsdes Travailleurs possdant et reconstruisant tout instant la totalit du monde, cest--dire la rationalitvraie, une lgitimit nouvelle.

    En matire denvironnement naturel et construit, de natalit, de biologie, de production, de folie ., ilny aura pas choisir entre la fte et le malheur mais consciemment et chaque carrefour, entre mille pos-sibilits heureuses ou dsastreuses, relativement corrigibles et, dautre part, le nant. Les choix terribles dufutur proche laissent cette seule alternative : dmocratie totale ou bureaucratie totale. Ceux qui doutent de ladmocratie totale doivent faire des efforts pour se la prouver eux-mmes, en lui donnant loccasion de seprouver en marchant ; ou bien il ne leur reste qu acheter leur tombe temprament, car lautorit, on lavue luvre, et ses uvres la condamnent (Joseph Djacque).

    La rvolution ou la mort , ce slogan nest plus lexpression lyrique de la conscience rvolte, cest ledernier mot de la pense scientique de notre sicle. Ceci sapplique aux prils de lespce comme limpos-sibilit dadhsion pour les individus. Dans cette socit o le suicide progresse comme on sait, les spcia-listes ont d reconnatre, avec un certain dpit, quil tait retomb presque rien en mai 1968. Ce printempsobtint aussi, sans prcisment y monter lassaut, un beau ciel, parce que quelques voitures avaient brlet que toutes les autres manquaient dessence pour polluer. Quand il pleut, quand il y a de faux nuages surParis, noubliez jamais que cest la faute du gouvernement. La production industrielle aline fait la pluie.La rvolution fait le beau temps.

    Guy Debord (1971).

    Les inventeurs dincroyances

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