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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 1 er septembre 2007. Nouvelle série n° 40. Des inédits de Michel Bulteau La face cachée du Siècle des Lumières Dezeuze, Hauc, Lemaire, Magris, Marchand, Voltaire. L’automne, par Tamara Adloff, 2001, huile sur toile. DR

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Page 1: Directeurs - Le site du journal

Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

Les Lettres françaises du 1er septembre 2007. Nouvelle série n° 40.

Des inédits de Michel Bulteau

La face cachée du Siècle des Lumières

Dezeuze, Hauc, Lemaire, Magris, Marchand, Voltaire.

L’automne, par Tamara Adloff, 2001, huile sur toile.

DR

Page 2: Directeurs - Le site du journal

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . S e p t e m b r e 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r s e p t e m b r e 2 0 0 7 ) . I I

SOMMAIRE

Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 1er septembre 2007. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jean Ristat (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correspondants : Gerhard Jacquet (Marseille), Fernando Toledo (Colombie), Marc Sagaert (Mexique)Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie).32, rue Jean-Jaurès, 93928 Saint-Denis CEDEX.Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected] Les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi de chaque mois.Prochain numéro : le 6 octobre 2007.

ÉDITORIAL

L’histoire n’est pas seulement oublieuse : elle faitpreuve de traîtrise. Ce qu’elle nous a légué de laphilosophie des Lumières ressemble à un conte

de fées : la raison triomphe, le dogmatisme religieuxest battu en brèche, la conscience du droit se déve-loppe, un nouveau contrat social s’ébauche, une nou-velle sensibilité esthétique voit le jour, les sciences ou-vrent de nouveaux horizons. Elle a ouvert la voie à laRévolution française (« Je suis tombé par terre, c’estla faute à Voltaire, le nez dans le caniveau, c’est lafaute à Rousseau », chante crânement Gavroche enexpirant), à une vision du monde complètement mé-tamorphosée, à l’avènement de valeurs offrant àl’homme une position jusque-là inconnue. C’est l’En-cyclopédie de d’Alembert et Diderot qui donne le tond’un libre exercice de la connaissance. Mais l’histoirea occulté des pans entiers de ce qui a pu être accompliau nom des Lumières. Par exemple, les tentatives au-dacieuses en vue de jeter les bases d’un matérialismeradical. Julien Offray de La Mettrie, au-delà de sonHomme-Machine, a défendu un point de vue hédo-niste dans l’Anti-Sénèque, le Système d’Épicure et,plus encore, dans l’École de la volupté et l’Art dejouir, dont on retrouve l’écho dans Du bonheur,d’Helvétius. Ou encore les théories originales et poé-tiques du mathématicien Pierre-Louis Moreau deMaupertuis sur les systèmes de développement des es-pèces dans la Vénus physique, où il expose une sa-voureuse théorie des séries d’œufs colorés. Et puis ona perdu de vue Étienne Bonnot de Condillac, qui s’estdistingué par son Essai sur l’origine des connaissanceshumaines, en 1746, mais aussi par ses réflexions sur lelangage et l’art de penser.

Si la philosophie des Lumières a comblé ses héritiersde bienfaits sans nombre, elle possède aussi ses côtés obs-curs. Elle a eu ses aventuriers de l’esprit, et le marquis deSade a été le rejeton inquiétant. Voltaire a laissé trans-paraître de bien étranges postures, préjugés à l’encontredes femmes (qui ne pourraient être émancipées que demanière très relative ou qui pourraient goûter aux joiestoutes mahométanes du harem) et contre l’inversion.Louis Aragon éprouvait une certaine aversion pour l’au-teur de Micromégas, sans doute parce qu’il avait donnédes arguments à la moralité bourgeoise que son père in-carnait. Il s’était exclamé dans une lettre ouverte àJacques Rivière en 1923 : « Voltaire que je tiens pour ladernière des saloperies. » Jugement excessif, provoca-teur, dans le droit fil d’un dadaïsme insolent et icono-claste ? Peut-être. Mais peut-être pas : Voltaire s’estacharné sur les juifs. Il le fit sous prétexte de ruiner lesfondations du christianisme, soucieux de démontrer lecaractère barbare et effroyable de la Bible et, par exten-sion, des Hébreux, qui en avaient adopté les préceptes.Ainsi, tout en prétendant sauver les juifs des griffes del’Inquisition et de l’angoisse des persécutions, en vou-lant les délivrer de l’accusation infamante du meurtre duChrist, il voyait en eux l’expression la plus pure du fa-natisme religieux. Et en prétendant étendre avec condes-cendance la règle d’or de la tolérance jusqu’à eux, il nevoulait leur reconnaître aucun droit – ainsi promulgua-t-il un antisémitisme bien mesuré, un antisémitisme « àvisage humain ».

En somme, les Lumières ont aussi accouché des cau-chemars de la raison, dont ceux, menaçants et mons-trueux, qui ont bientôt hanté les dessins de Goya.

Gérard-Georges Lemaire

Pour nous, l’affaire est claire. Nous avons délibérément choisi d’évoquer le siècle des Lumières pour cetterentrée, la première de l’ère sarkozyenne qui en matière de lumière ne connaît que celle du commerce pastrès équitable. Les cent jours bénis sont passés ; il faut bien se résoudre à affronter la réalité qui n’est guèrereluisante et qui le sera de moins en moins au cours de ce quinquennat que d’aucuns, même parmi les oppo-sants, multiplient déjà par deux. Oui, nous avons un besoin urgent de lumière, d’autant que jour après journous assistons, soi-disant au nom du principe de réalité justement, à des retournements de veste comme ra-rement vus. Le défilé risque de durer et de devenir véritable parade. Raison de plus pour garder les nôtres(de vestes) à l’endroit.

Jean-Pierre Han

À ÉCOUTERNe ratez pas les Jeudis littéraires, de 10 heures à midi, sur Aligre FM 93. Une émission littéraire animée par PhilippeVannini.

Jean-Pierre Han et Gérard-Georges Lemaire :Éditorial. Page II

Gérard-Georges Lemaire : L’affaire Voltaire.Page IIIVoltaire : Juifs. Page IIIJean-Claude Hauc : Ange Goudar, « historien politique du siècle ». Page IVClaudio Magris : La descente du Sinaï. Page VDaniel Dezeuze : Les dessins de Goya : une ombre portée du siècle des Lumières. Page VIValère-Marie Marchand : Condillac, la discrétion faite homme... Page VIJustine Lacoste : Quand Italie fait tout un romande l'histoire. Page VIIFrançois Eychat : Lucinda ou le don de vie. Page VIIMarianne Lioust : Du côté de Mme de Saint-Marceaux : temps retrouvés. Page VIIIFrançoise Hàn : Œuvres-témoignages : que veulent-elles de nous ? Page VIIIFrançoise Hàn : La condition de poète (chronique). Page IXValère-Marie Marchand :L’art du rebondissement. Page IXJacques-Olivier Bégot : Walter Benjamin sans mystère. Page XBaptiste Eychart : Une histoire humaniste par l’altérité ? Page XJean-Luc Chalumeau : Anselm Kiefer a-t-il changé ? Page XIGeorges Férou : Peintures américaines. Page XIJustine Lacoste : De quoi est fait l’art de notre temps ? Page XIGérard-Georges Lemaire : Mon élevage de poussière. Page XIIClaude Schopp : Journal d’un cinémateur (chronique). Page XIIIGaël Pasquier : Réminiscences. Page XIIIJosé Moure : Portraits croisés d’Ingmar et de Michelangelo. Page XIVClaude Glayman: Les gammes de Jacques Lonchampt. Page XIVJean-Pierre Han : Avignon, for ever. Page XVJean-Pierre Han : L’exemple d'Almada. Page XVMichel Bulteau : Poèmes inédits. Page XVI

RENDEZ-VOUSLes Lettres françaises, en partenariat avec l’union localeCGT du 4e arrondissement, vous invitent à rencontrerBruno Doucet, poète et directeur des éditions Seghers.Mercredi 26 septembre, à partir de 18 h 30, union localeCGT, 74, quai de l'Hôtel-de-Ville.

Les Lettres françaises vous invitent à un débat sur RogerVailland, avec René Ballet, Francis Combes, Marie-ThérèseEychart et Marie-Noël Rio, débat animé par Franck Delo-rieux, à la Fête de l’Humanité, le dimanche 16 septembre, à 16 h 15, au village du livre.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . S e p t e m b r e 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r s e p t e m b r e 2 0 0 7 ) . I I I

L E S I È C L E D E S L U M I È R E S

L’affaire VoltaireVoltaire est passé à la postérité comme étant l’homme de

l’affaire Calas, l’auteur du Traité sur la tolérance (1763)qui était issu de ce drame judiciaire (« le droit de l’in-

tolérance est donc absurde et barbare : c’est le droit des tigres,et il est bien horrible, car les tigres ne déchirent que pour man-ger, et nous nous sommes exterminés pour des paragraphes »).C’est aussi l’homme qui s’insurgea devant l’horreur du sup-plice en place publique du neveu d’une abbesse d’Abbeville(Relation de la mort du chevalier de la Barre, 1766), où il s’ex-clamait : « Ah ! Monsieur, quel crime horrible contre la jus-tice de prononcer un jugement par politique, surtout un juge-ment de mort ! Et encore de quelle mort ! L’at-tendrissement et l’horreur qui mesaisissent ne me permettent pas d’endire davantage. »

Ce fut toujours Voltaire quis’éleva contre la persécutiondes hérétiques et même dessorcières : « Un hommezélé pour le bien public,pour l’humanité, pourla vraie religion, a pu-blié, dans un de sesécrits en faveur del’innocence, que lestribunaux chrétiensont condamné à lamort plus de centmille prétendus sor-ciers. Si on joint à cesmassacres juridiques lenombre infiniment su-périeur d’hérétiques im-molés, cette partie dumonde ne paraîtra plusqu’un vaste échafaud couvertde bourreaux et de victimes, en-touré de juges, de sbires et de spec-tateurs » (Commentaire sur le livredes délits et des peines, 1766). L’Inquisi-tion lui était particulièrement odieuse et, dansson Dictionnaire philosophique (1764), il protestait contreses pratiques : « Votre Inquisition, qui subsiste encore, ne fait-elle pas frémir la raison, la nature, la religion ? Grand Dieu !Si on allait mettre en cendres ce tribunal infernal, déplairait-on à vos regards vengeurs ? » Voilà donc cet honnête homme,épris de justice et de raison, que nous avons rencontré très tôt,sur le banc d’une classe, quand le professeur en louait la vertuet la sagesse. Puis nous l’avons vu, âgé, ridé, tenaillé par lamort, mais l’œil vif et espiègle, les lèvres modelées par une fé-roce ironie, tel que l’avait sculpté Pigalle. La postérité l’achoyé parce qu’il avait dénoncé l’obscurantisme, l’aveugle-ment et les excès de l’Église et, plus généralement, de touteforme de religion. Mais n’a-t-on pas tenté, et ne tente-t-on pastoujours de dissimuler, comme le fait M. Desné dans l’Inven-taire Voltaire (« Quarto », Gallimard, 1995), un aspect moinsdigne d’éloges du philosophe ? François-Marie Arouet exé-crait les juifs. Sans doute n’a-t-il pas été antisémite comme ona pu l’être à une époque plus récente. L’erreur de perspectiveest en partie la conséquence de la publication, en 1942 (une ex-cellente année), de l’essai d’Henri Labroue (professeur à laSorbonne, titulaire de la chaire d’ethnologie et d’histoire dujudaïsme), Voltaire antijuif.

Celui-ci a fait de l’auteur de Candide un grand précurseurde la grande pensée raciste qui a animé le gouvernement deVichy. Cet essai est une aberration. Mais il ne suffit pas de direqu’Édouard Drumont a soutenu que « Voltaire avait l’âmejuive » pour le disculper. Il est vrai que dans le Sermon du rab-bin Akib (1761), il avait dénoncé la condamnation au bûcherde « quarante-deux victimes humaines, que les sauvages deLisbonne ont fait publiquement au mois d’etanim, l’an1691… ». Sa conclusion était dépourvue d’équivoque : « Dieu,père commun, Dieu de miséricorde, fais qu’il n’y ait plus surce petit globe, sur ce moindre de tes mondes, ni fanatismes nipersécuteurs ! Élevons nos cœurs à l’Éternel ! Amen. » Il ré-péta plusieurs fois qu’il était « aussi absurde qu’abominable »de brûler les juifs. Il revint sur ce point dans son Dictionnairephilosophique. Et dans le texte baptisé Juif (1756), il concluait :« Il ne faut pourtant pas les brûler ! »

Cela a pu passer pour de la noblesse d’âme et pour unevaste ouverture d’esprit, surtout en son temps. Mais encorefaut-il lire attentivement ce qu’il a pu avancer dans l’Essai surles mœurs et l’esprit des nations (1759) : « Vous êtes frappéspar cette haine et ce mépris que toutes les nations ont toujourseu contre les juifs : c’est la suite inévitable de leur législation. »Et d’expliquer qu’ils ont persisté, « comme une nation oppo-sée en tout aux autres, les servant par avarice, les détestant parfanatisme, se faisant de l’usure un droit sacré ».

Messieurs,J’ai un peu gourmandé votre secrétaire : il n’est pas dans la ci-

vilité de gronder les valets d’autrui devant leurs maîtres ; maisl’ignorance orgueilleuse révolte dans un chrétien qui se fait valetd’un juif. Je m’adresse directement à vous pour n’avoir plus af-faire à votre livrée.

Calamités juives et grands assassinats.Permettez-moi d’abord de m’attendrir sur toutes vos cala-

mités ; car, outre les deux cent trente-neuf mille vingt Israélitestués par l’ordre du Seigneur, je vois la fille de Jephté immolée parson père. Il lui fit comme il l’avait voué. Tournez-vous de tous lessens, tordez le texte, disputez contre les Pères de l’Église : il lui fitcomme il avait voué, et il avait voué d’égorger sa fille pour re-mercier le Seigneur. Belle action de grâces !

Oui, vous avez immolé des victimes humaines au Seigneur,mais consolez-vous ; je vous ai dit souvent que nos Welches ettoutes les nations en firent autant autrefois. Voilà M. de Bou-gainville qui revient de l’île de Tahiti, de cette île de Cythère dontles habitants paisibles, doux, humains, hospitaliers, offrent auxvoyageurs tout ce qui est en leur pouvoir, les fruits les plus déli-cieux et les filles les plus belles, les plus faciles de la terre. Mais cespeuples ont leurs jongleurs, et ces jongleurs les forcent à sacrifierleurs enfants à des magots qu’ils appellent leurs dieux.

Je vois soixante et dix frères d’Abimélech écrasés sur unemême pierre par cet Abimélech, fils de Gédéon et d’une coureuse.Ce fils de Gédéon était mauvais parent ; et ce Gédéon l’ami de

L’histoire du peuple juif, en sa qualité de détenteur de lafoi monothéiste, était devenue une obsession. Il ne cessa de re-venir sur cette question, dont il avait énoncé les grandes lignesdans l’Examen important de milord Bolingbroke ou le tom-beau du fanatisme (1756). Le principe en est simple : en dé-nonçant le socle hébraïque du christianisme, il en révélait lestares originelles et la cause de ses folies sectaires (« Je conclusque tout homme sensé, tout homme de bien, doit avoir la sectechrétienne en horreur. »). Voltaire contestait la valeur de« l’ouvrage de Dieu ». Et alors, il s’en est pris aux juifs commepropriétaires du Livre : « Comment a-t-on osé supposer que

Dieu choisit une horde d’Arabes voleurs pour êtreson peuple chéri et pour armer cette horde

contre toutes les autres nations ? »Et Voltaire énumère sans fin leshorreurs et les turpitudes que ren-

fermait l’Ancien Testament, enattribuant du même coup les

pires infamies aux juifs del’âge biblique. C’est ce qu’ilfit dans tous les ouvragestraitant de ce point d’his-toire, jusqu’aux Ques-tions sur l’encyclopédie(1771). La septième lettrede cet opuscule (« Sur lacharité que le peuple deDieu et les chrétiens doi-vent avoir les uns pour lesautres »), il manifestait

une opinion paradoxale :d’une part, il réprouvait les

persécutions à l’encontredes juifs (« Nous vous avons

pendus entre deux chiens pen-dant des siècles, nous vous avons

arraché les dents pour vous forcerà nous donner votre argent ; nous

vous avons chassés plusieurs fois paravarice, et nous vous avons rappelés par ava-

rice et par bêtise ; nous vous faisons payer encoredans plus d’une ville la liberté de respirer de l’air ; nous vousavons sacrifiés à Dieu dans plus d’un royaume ; nous vousavons brûlés en holocaustes… ») Mais, d’autre part, il les ab-jurait : « Vous êtes des animaux calculant ; tâchez d’être desanimaux pensants. »

Les juifs de l’ère des Lumières ne sont pas restés indiffé-rents aux diatribes de Voltaire, qui ne faisaient que renforcerles préjugés justifiant leur persécution siècle après siècle. L’un

d’eux, le savant Isaac Pinto, lui a écrit au sujet du texte parudans ses Nouveaux Mélanges (Juifs), indigné par ses propos(« Un peuple ignorant et barbare qui joint depuis longtempsla plus sordide avarice à la plus détestable superstition… »).Voltaire lui répondit qu’il avait tracé ces lignes « violentes etinjustes » en reconnaissant avoir « eu tort d’attribuer à touteune nation les vices de plusieurs particuliers », lui promettantde s’amender lors d’une prochaine édition. Ce qu’il ne fit jamais.

Il leva le masque quand, après avoir déploré la hargne etl’acharnement des chrétiens contre les juifs, il expliqua que,désormais, « surtout en Hollande et en Angleterre », leur si-tuation s’était considérablement améliorée ». Il se crut obligéd’ajouter : « Ils ont même été sur le point d’obtenir le droit debourgeoisie en Angleterre, vers l’année 1750, et l’acte du Par-lement allait déjà passer en leur faveur ; mais enfin le cri de lanation et l’excès du ridicule jeté sur cette entreprise la firentéchouer ; il courut mille pasquinades représentant milord Aa-ron et milord Judas séant dans la chambre des pairs ; on rit, etles juifs se contentèrent d’être riches et libres. » On ne pouvaitpas être plus clair.

Onze ans après la publication de Juifs et lorsque Joseph IIpromulgua l’édit de Tolérance, Moses Mendelssohn (1729-1786) traduisait la Défense des juifs, de Manasseh Ben Israël,qui revendiquait les droits de ses semblables et rédigeait unepréface où il observait qu’il existait un nouveau préjugé rem-plaçant l’ancien en empêchant les juifs de suivre « les voiesvers une amélioration utile », démontrant que l’activité éco-nomique est indissolublement liée à la liberté civique et sou-lignant que la loi juive ne devrait pas interférer dans le méca-nisme juridique de l’État.

Quand on songe à ce désir d’émancipation complète desjuifs en Europe, Voltaire a mené un combat rude et machia-vélique, un combat rétrograde, puisqu’il ne pouvait imaginerles juifs participant à la vie politique, sociale, culturelle, en tantque citoyens à part entière. Il s’y est opposé avec véhémence.On a beau chercher à fabriquer un beau distinguo entre anti-sémitisme et antihébraïsme, en dédouanant Voltaire de toutepensée hostile à l’encontre de ce peuple déicide, devenu cepeuple perfide, ayant des membres capables de trouver « in-génieusement le moyen de sauver leurs fortunes et de rendrepour jamais leurs retraites assurées ». C’est vrai, Voltaire ai-mait les juifs, à condition de demeurer ce qu’ils étaient : desindividus soumis à toutes sortes de discriminations. Son idéalde tolérance, qui lui a valu tant de gloire, lui fit tolérer ces juifsau passé si épouvantable et aux mœurs ignobles – tolérer dansles limites du tolérable. En d’autres termes, en le maintenantà la périphérie du monde civilisé.

Gérard-Georges Lemaire

Juifspar Voltaire

Assassinats juifs. Les juifs ont-ils été anthropophages ? Leurs mères ont-ellescouché avec des boucs ? Les pères et mères ont-ils immolé leurs enfants ?

Et de quelques autres belles actions du Peuple de Dieu.

DR

Dieu était bien débauché.Votre lévite qui vient sur son âne à Gabaa ; les Gabaonites qui

veulent le violer, sa pauvre femme qui est violée à sa place et quimeurt à la peine ; la guerre civile qui en est la suite, toute votretribu de Benjamin exterminée, à six cents hommes près, me fontune peine que je ne puis vous exprimer.

Vous perdez tout d’un coup cinq belles villes que le seigneurvous destinait au bout du lac de Sodome, et cela pour un atten-tat inconcevable contre la pudeur de deux anges. En vérité, c’estbien pis que ce dont on accuse vos mères avec les boucs. Com-ment n’aurais-je pas la plus grande pitié pour vous quand je voisle meurtre, la sodomie, la bestialité constatés chez vos ancêtres,qui sont nos premiers pères spirituels et nos proches parents se-lon la chair ? Car enfin, si vous descendez de Sem, nous descen-dons de son frère Japhet : nous sommes évidemment cousins.

Roitelets ou Melchim juifs.Votre Samuel avait bien raison de ne pas vouloir que vous eus-

siez des roitelets ; car presque tous vos roitelets sont des assassins,à commencer par David qui assassine Miphiboseth, fils de Jo-natas, son tendre ami, « qu’il aimait d’un amour plus grand quel’amour des femmes » ; qui assassine Uriah, le mari de sa Beth-sabée ; qui assassine jusqu’aux enfants qui tètent, dans les villagesalliés de son protecteur Achis ; qui commande en mourant qu’onassassine Joab son général et Séméi, son conseiller ; à commen-cer, dis-je, par ce David et par Salomon, qui assassine son propre

suite page IV

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . S e p t e m b r e 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r s e p t e m b r e 2 0 0 7 ) . I V

L E S I È C L E D E S L U M I È R E S

Ange Goudar, « historien politique du siècle »

Ange Goudar est né à Montpellieren 1708, dans une famille deriches marchands de toiles. Son

père exerçait en outre l’importantecharge d’inspecteur général des manu-factures royales du Languedoc. Aprèsdes études chez les jésuites, passionnéd’économie, le jeune homme songed’abord à embrasser comme ses frèresune carrière de négociant. Cependant, àl’instigation de sa famille, il s’embarquepour la Turquie à l’âge de vingt ans etbrigue un poste de consul dans ce pays,qui constitue le principal débouché desdraps produits dans le Midi de la France.Mais il va devoir bientôt renoncer, suiteà une querelle avec l’ambassadeur deFrance auprès de la Sublime Porte.Lorsque lui parvient la nouvelle de lamort de son père (1729), il rentre préci-pitamment au pays dans l’intention derécupérer sa charge. Nouvelle déception :celle-ci vient juste d’être attribuée à unautre. Amer et plein de ressentiment,Goudar décide alors de chercher fortunehors de sa province et devient aventurier.Il lâche aussitôt la bride à ses mauvaispenchants et, sans cesser pour cela des’intéresser à l’économie politique, par-court l’Europe en vivant d’expédients :tricheur au jeu en Italie, escroc à Paris età Londres, espion au Portugal, maque-reau un peu partout. En 1754, à la suited’une méchante affaire de jeu, il doitquitter la France et se réfugier en Avi-gnon. Désormais en sécurité dans l’en-clave papale, Goudar entreprend une sé-rie d’ouvrages grâce auxquels il entendse faire un nom dans la république deslettres. Le premier livre important decette période est le Testament politiquede Louis Mandrin. Prenant prétexte del’exécution du célèbre contrebandier,Goudar produit un violent réquisitoirecontre le système très controversé de laFerme générale. Mettant l’accent surl’aspect politique de l’aventure de Man-drin, il montre comment son « armée po-

pulaire » a fait courir un risque majeur àl’État : « Le royaume vient d’essuyer unegrande crise (…). Les plus fameuses ré-volutions dans les plus puissants empiresdu monde ont toujours commencé pardes étincelles ». Le livre est poursuivi parla police, mais obtient un immense suc-cès. L’année suivante, Goudar publiel’un de ses ouvrages majeurs, les Intérêtsde la France mal entendus. L’aventurieréconomiste propose un véritable plan desauvegarde du royaume en traitant del’agriculture, de la population et de l’in-dustrie. Considéré alors comme le chefde file de l’école des agrariens et popula-tionnistes, ses idées anticipent celles desphysiocrates. Ouvrant également sur lacritique politique, l’ouvrage propose desupprimer les inégalités sociales par unevéritable redistribution des terres et desbiens. Malgré un nouveau succès de li-brairie, Goudar ne parviendra pas à ob-tenir le poste qu’il convoitait dans l’ad-ministration de l’État qui lui aurait per-mis de mettre en pratique ses idées.Toujours en 1757, Goudar publie Rela-tion historique du tremblement de terrede Lisbonne. Ne se contentant pas d’évo-quer le terrible cataclysme, il critiquel’impérialisme de l’Angleterre qui a ré-duit le Portugal à n’être qu’un état vas-sal qu’elle exploite à sa guise. Recourantalors à une dialectique étrangement mo-derne, Goudar montre comment la ruined’un pays qui ne présente plus désormaisd’intérêt économique peut s’avérer legage d’un nouveau départ. Poursuivantsa réflexion sur la politique internatio-nale, Goudar publie bientôt la Paix del’Europe où il propose de substituer à la« culture de la guerre » une sorte de Ré-publique européenne à laquelle tous lesÉtats devraient adhérer par traité souspeine de se voir condamner à payertoutes les dépenses en cas de conflit.Nous nous trouvons ici, avec deux sièclesd’avance, en présence d’un modèle dutype de la Société des Nations. Traduit

en russe en 1789, ce livre pourrait bienavoir influencé W. F. Malinowski dansses Réflexions sur le problème de laguerre et de la paix (1790). Notammentla thèse selon laquelle l’origine premièrede la guerre est due à un facteur écono-mique. Plus les années passent, plus Gou-dar devient critique concernant ces mo-narchies européennes dont il pressentl’inéluctable agonie. En 1764, exilé enAngleterre, il publie l’Espion chinois, ter-rible pamphlet contre le fanatisme et lasottise qui l’emportent le plus souventsur l’esprit des Lumières. De 1765 à 1776,installé désormais en Italie avec sa com-pagne, la jeune et jolie Sara qu’il lui ar-rive de « louer » à des amateurs fortunés,Goudar continue de se passionner pourla politique. Ainsi, dans Réflexion sur ladernière émeute de Malte, l’aventurierétudie les différentes convulsions surve-nant un peu partout en Europe : insur-rection contre Squillane en Espagne, sou-lèvement de Palerme, sédition de Pou-gatchev en Russie, révoltes allemandes,guerre des farines en France… Goudarperçoit à travers tous ces mouvementspopulaires les signes avant-coureursd’une révolution en marche. Rendantcompte de cet ouvrage, un critique flo-rentin des Novelle litterarie qualifie alorsGoudar de « storico politico del secolo »(historien politique du siècle). Et de fait,malgré ses façons de libertin cynique etde mauvais sujet, Ange Goudar aura étéjusqu’au bout le témoin de son époque.Avec souvent davantage de sagacité et declairvoyance que d’autres représentantsplus connus et vertueux de la républiquedes lettres. C’est en 1791 que le vieil aven-turier s’éteindra à Paris, au cœur de latourmente qu’il avait depuis longtempspronostiquée.

Jean-Claude Hauc

Jean-Claude Hauc a publié en 2004 aux éditions Honoré Champion, AngeGoudar, un aventurier des Lumières.

frère Adonias embrassant en vain l’autel ; et à finir par Hérode-le-Grand qui assassine son beau-frère, sa femme, tous ses parents,et ses enfants mêmes.

Je ne vous parle pas des quatorze mille petits garçons que votreroitelet, ce grand Hérode, fit égorger dans le village de Bethléem ;ils sont enterrés, comme vous savez, à Cologne avec nos onzemille vierges ; et on voit encore un de ces enfants tout entier. Vousne croyez pas à cette histoire authentique, parce qu’elle n’est pasdans votre canon, et que votre Flavius Josèphe n’en a rien dit. Jene vous parle pas des onze cent mille hommes tués dans la seuleville de Jérusalem pendant le siège qu’en fit Titus.

Par ma foi, la nation chérie est une nation bien malheureuse.Si les juifs ont mangé de la chair humaine.Parmi vos calamités, qui m’ont fait tant de fois frémir, j’ai tou-

jours compté le malheur que vous avez eu de manger de la chairhumaine. Vous dites que cela n’est arrivé que dans les grandesoccasions, que ce n’est pas vous que le Seigneur invitait à sa tablepour manger le cheval et le cavalier, que c’étaient les oiseaux quiétaient les convives ; je veux le croire.

Si les dames juives couchèrent avec des boucs.Vous prétendez que vos mères n’ont pas couché avec des boucs,

ni vos pères avec des chèvres. Mais dites-moi, messieurs, pourquoivous êtes le seul peuple de la terre à qui les lois aient jamais fait unepareille défense ? Un législateur se serait-il jamais avisé de pro-mulguer cette loi bizarre, si le délit n’avait pas été commun ?

Si les juifs immolèrent des hommes.Vous osez assurer que vous n’immoliez pas des victimes hu-

maines au Seigneur ; et qu’est-ce donc que le meurtre de la fille deJephté, réellement immolée, comme nous l’avons déjà prouvé parvos propres livres ? Comment expliquez-vous l’anathème destrente-deux pucelles qui furent le partage du Seigneur quand vousprîtes chez les Madianites trente-deux mille pucelles et soixante etun mille ânes ? Je ne vous dirai pas ici qu’à ce compte il n’y avaitpas deux ânes par pucelle ; mais je vous demanderai ce que c’étaitcette part du Seigneur. Il y eut, selon votre livre des Nombres, seizemille filles pour vos soldats, seize mille filles pour vos prêtres ; etsur la part des soldats on préleva trente-deux filles pour le seigneur.Qu’en fit-on ? Vous n’aviez point de religieuses. Qu’est-ce que lapart du Seigneur dans toutes vos guerres, sinon du sang ?

Le prêtre Samuel ne hacha-t-il pas en morceaux le roiteletAgag, à qui le roitelet Saül avait sauvé la vie ? Ne la sacrifia-t-ilpas comme la part du Seigneur ?

Ou renoncez à vos livres auxquels je crois fermement, se-lon la décision de l’Église, ou avouez que vos pères ont offertà Dieu des fleuves de sang humain, plus que n’a jamais fait au-cun peuple du monde.

Des trente-deux mille pucelles, des soixante et quinze millebœufs, et du fertile désert de Madian.

Que votre secrétaire cesse de tergiverser, d’équivoquer, sur lecamp des Madianites et sur leurs villages. Je me soucie bien quece soit dans un camp ou dans un village de cette petite contrée mi-sérable et déserte que votre prêtre-boucher Eléazar, général desarmées juives, ait trouvé soixante et douze mille bœufs, soixanteet un mille ânes, six cent soixante et quinze mille brebis, sanscompter les béliers et les agneaux !

Or, si vous prîtes trente-deux mille filles, il y avait apparem-ment autant de petits garçons, autant de pères et de mères. Celairait probablement à cent vingt-huit mille captifs, dans un désertoù l’on ne boit que de l’eau saumâtre, où l’on manque de vivres,et qui n’est habité que par quelques Arabes vagabonds, aunombre de deux ou trois mille tout au plus. Vous remarquerezd’ailleurs que ce pays affreux n’a pas plus de huit lieues de longet de large sur toutes les cartes.

Mais qu’il soit aussi grand, aussi fertile, aussi peuplé que laNormandie ou le Milanais, cela ne m’importe ; je m’en tiens autexte, qui dit que la part du Seigneur fut de trente-deux filles.Confondez tant qu’il vous plaira le Madian près de la mer Rougeavec le Madian près de Sodome, je vous demanderai toujourscompte de mes trente-deux pucelles.

Votre secrétaire a-t-il été chargé par vous de supputer com-bien de bœufs et de filles peut nourrir le beau pays de Madian ?

J’habite un canton, messieurs, qui n’est pas la terre promise ;mais nous avons un lac beaucoup plus beau que celui de Sodome.Notre sol est d’une bonté très médiocre. Votre secrétaire me ditqu’un arpent de Médian peut nourrir trois bœufs ; je vous assure,messieurs, que chez moi un arpent ne nourrit qu’un bœuf. Si votresecrétaire veut tripler le revenu de mes terres, je lui donnerai debons gages, et je ne le paierai pas en rescriptions sur les receveursgénéraux. Il ne trouvera pas dans tout le pays de Madian unemeilleure condition que chez moi. Mais malheureusement cethomme ne s’entend pas mieux en bœufs qu’en veaux d’or.

À l’égard des trente-deux mille pucelages, je lui en souhaite.Notre petit pays est de l’étendue de Madian ; il contient environquatre mille ivrognes, une douzaine de procureurs, deux hommesd’esprit, et quatre mille personnes du beau sexe, qui ne sont pastoutes jolies. Tout cela monte à environ huit mille personnes, sup-posé que le greffier qui m’a produit ce compte n’ait pas exagéréde moitié, selon la coutume. Vos prêtres et les nôtres auraientpeine à trouver dans mon pays trente-deux mille pucelles pourleur usage. C’est ce qui me donne de grands scrupules sur les dé-nombrements du peuple romain, du temps que son empire s’éten-

dait à quatre lieues du mont Tarpéien, et que les Romains avaientune poignée de foin au haut d’une perche pour enseigne. Peut-être ne savez-vous pas que les Romains passèrent cinq cents an-nées à piller leurs voisins, avant que d’avoir aucun historien, ceque les dénombrements sont fort suspects ainsi que leurs miracles.

À l’égard des soixante et un mille ânes qui furent le prix de vosconquêtes en Madian, c’est assez parler d’ânes.

Des enfants juifs immolés par leurs mères.Je vous dis que vos pères ont immolé leurs enfants, et j’ap-

pelle en témoignage vos prophètes, Isaïe leur reproche ce crimede cannibales (1). « Vous immolez aux dieux vos enfants dansdes torrents, sous des pierres. » Vous m’allez dire que ce n’étaitpas au Seigneur Adonaï que les femmes sacrifiaient les fruits deleurs entrailles, que c’était à quelque autre dieu. Il importe bienvraiment que vous ayez appelé Melkom, ou Sadaï, ou Baal, ouAdonaï, celui à qui vous immoliez vos enfants ; ce qui importe,c’est que vous ayez été des parricides. C’était, dites-vous, à desidoles étrangères que vos pères faisaient ces offrandes : eh bien,je vous plains encore davantage de descendre d’aïeux parricideset d’idolâtres. Je gémirai avec vous de ce que vos pères furenttoujours idolâtres pendant quarante ans dans le désert de Sinaï,comme le disent expressément Jérémie, Amos et saint Étienne.

Vous étiez idolâtres du temps des juges ; et le petit-fils deMoïse était prêtre de la tribu de Dan, idolâtre tout entièrecomme nous l’avons vu ; car il faut insister, inculquer, sansquoi tout s’oublie.

Vous étiez idolâtres sous vos rois ; vous n’avez été fidèles àun seul Dieu qu’après qu’Esdras eut restauré vos livres. C’est làque votre véritable culte non interrompu commence. Et, par uneprovidence incompréhensible de l’Être suprême, vous avez étéles plus malheureux de tous les hommes depuis que vous avezété les plus fidèles, sous les rois de Syrie, sous les rois d’Égypte,sous Hérode l’Iduméen, sous les Romains, sous les Persans, sousles Arabes, sous les Turcs, jusqu’au temps où vous me faitesl’honneur de m’écrire, et où j’ai celui de vous répondre.

(1). Isaïe, LVII, 5.

suite de la page III

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . S e p t e m b r e 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r s e p t e m b r e 2 0 0 7 ) . V

L E S I È C L E D E S L U M I È R E S

La descente du SinaïClaudio Magris

Dans le chef-d’œuvre de Lessing, Nathanle sage (1779) – le grand drame de la re-cherche de la vérité et de la tolérance re-

ligieuse –, Recha, la fille adoptive du vieux juif,maître d’humanité et de raison, se demande si,pour Moïse, il a été plus dur et difficile de gra-vir le Sinaï, à la rencontre de Dieu et de la ré-vélation, ou au contraire de descendre de cettemontagne pour retourner dans la plaine, à lavie quotidienne et à la misère, après avoir vécule moment le plus élevé de son existence, aprèsavoir vu et reçu la vérité. Dans cette questionde Recha ne se résume pas seulement la per-sonnalité de Lessing, mais aussi l’essence desLumières en Europe, dont Lessing est unegrande voix.

Moïse qui monte sur le Sinaï, qui rencontreson Dieu et l’épiphanie d’une loi absolue, est unhomme qui parcourt un chemin difficile maisexaltant menant à un tournant de sa vie, vers uninstant de plénitude qui demeure devant lui etqui, selon sa conviction, devra éclairer non seu-lement son destin personnel, mais le destin detous les hommes des siècles à venir. Dans cetteperspective, l’ascension peut être éprouvante etinterrompue par de nombreuses chutes, maisaucune chute n’amoindrit la tension ni ne brisel’unité de la personne, aucune erreur n’évide lafoi et ne fait décliner la vitalité, qui naît toujoursd’une foi.

Moïse, en descendant de la montagne, est unhomme qui sait avoir déjà derrière lui le pointculminant de sa vie et qui sait qu’il ne peut plusy avoir pour lui qu’une descente ; il doit com-prendre qu’il ne suffit pas d’avoir reçu et de te-nir entre ses mains les tables sacrées de la loipour dissiper, d’un seul coup, par leur seule pré-sence, le mal et l’échec, la douleur et la trompe-rie, la lourde et obscure fatigue de vivre. La vé-rité ne suffit pas, mais elle doit vivre, s’insinuerdans les détails les plus gris et humiliants del’existence ; elle n’est jamais découverte et com-prise une fois pour toutes, elle est sans cesse re-mise en jeu dans la confrontation incessante, ex-ténuante et décevante avec les misérablescontradictions de tous les jours, avec cette forcede gravité spirituelle qui nous tire continuelle-ment vers le bas, qui nous fait souvent tomber,même de manière peu glorieuse.

Il est plus difficile de porter la vérité dans laplaine, sans la perdre, que de la rejoindre en uninstant dans les hauteurs. Lessing est un poètequi a su descendre sans cesse du Sinaï, sans ou-blier ni perdre les valeurs entrevues au sommetde l’esprit et de l’intelligence, mais leur donnantainsi une réalité concrète, les incarnant aussidans les détails et dans les moments les plus me-nus de l’action et de la pensée. En ce sens, il in-carne dans sa vie et dans son œuvre, la tensionla plus haute des Lumières, ces valeurs qui sem-blent aujourd’hui vaciller et s’éclipser avec lacrise, réelle même si elle est exagérée, de la rai-son des Lumières ou de la raison tout court (*).

La vérité, pour Lessing, était la recherche dela vérité, sa religiosité laïque s’exprime dans laphrase célèbre où il disait que si Dieu lui avaitmontré la vérité serrée dans la main droite et,dans la gauche, seulement l’exigence de la cher-cher, même au prix d’erreurs permanentes, ilaurait choisi le don contenu dans la maingauche, persuadé que la vérité pure n’apparte-nait qu’à la divinité. La religion, pour Lessing,était cette quête incessante, jamais terminée, etpourtant non remise en cause et même confir-mée par le caractère inaccessible de la fin ;c’était une recherche, jamais persuadée de pos-séder la vérité et toujours prête à discuter et àcorriger ses méthodes pour la poursuivre,croyant toujours que l’universalité de la raisonrésidait dans cet élan, dans cette ouverture etdans ce contrôle critique de soi.

Dans le drame Nathan le sage, à la questionquelle est la religion véritable – entre le ju-daïsme, le christianisme et l’islam – est appor-tée une réponse avec la parabole des trois an-neaux, déjà relatée par Boccace, mais élevée àun degré bien différent. Si des trois anneaux un

seul est authentique et si les deux autres ne sontque de parfaites imitations, pour savoir lequeldes trois frères en lice possédait le véritable an-neau, impossible à discerner, on peut seulementobserver lequel des trois anneaux donne demeilleurs fruits et rend meilleur celui qui leporte ; seule la vie bonne et authentique est lecritère de la vérité. Un an après Nathan le sage,Lessing publie l’Éducation du genre humain,un essai où l’histoire des religions est perçuecomme une évolution progressive de l’huma-nité vers une terre promise de l’esprit, qui doitencore advenir.

Depuis longtemps, notre civilisation est dansla situation de celui qui descend du Sinaï et qui,dans la descente, non seulement doute desTables de la loi, comme déjà Lessing enseignaità douter, mais s’abandonne à la dépression du-bitative et ne trouve plus de sens dans la mon-tée au Sinaï et dans la moindre tension versquelque loi que ce soit, ou bien, incapable dedistinguer le Sinaï au milieu de tant de hauteurs,ne tire pas de cette incertitude une leçon salu-taire d’humilité et une méfiance justifiée à l’en-contre d’une certitude dogmatique, maissouffre de mélancolie par frustration, ou réagitavec une euphorie excitée, en niant toute diffé-rence entre les monts et les plaines, entre leshauts et les bas de la vie.

Pour Lessing, les Tables de la loi étaient lesymbole d’une raison libre, affranchie desdogmes et créatrice de progrès. Ce n’est pas unhasard que, dans une esquisse dramatique –premier entre tous dans la tradition faustienne– s’il se proposait de réhabiliter Faust, otage desa passion pour la connaissance alors que, dansles versions précédentes du mythe, il était vouéà la damnation.

On ne peut plus douter de nos jours quetoute confiance optimiste dans la raison et leprogrès qui, chez les épigones boursouflés desLumières, devient naïveté pathétique ou rhéto-rique malhonnête. La raison bourgeoise des Lu-mières, qui au temps de Lessing luttait pours’émanciper du pouvoir absolu des trônes et des

autels, s’est développée au point de dévoilermême les aspects sinistres de son émancipation,se libérant des dogmes et des préceptes aussipour se débarrasser de valeurs et principes quipouvaient freiner son ascension politique et po-litique, sa libido de domination. La raison a pudevenir pure rationalité calculatrice, techniquede pouvoir qui ne connaît pas de valeurs au-delà du mécanisme des faits et des intérêts ; ellea fini par se réaliser dans une société anonymeet impersonnelle, qui nivelle et anéantie cetteautonomie responsable de l’individu, au nomde laquelle elle s’était affirmée.

Pendant les deux siècles qui ont suivi la mortde Lessing, le monde moderne a vu non seule-ment des horreurs capables de démentir les es-pérances des Lumières, mais a vu aussi se per-fectionner la technique de production, decontrôle et de diffusion, la faculté de rendrel’horreur évidente.

Cette déception est incontestable, même sisouvent elle est déployée avec une jouissanceapocalyptique qui méconnaît de manière éhon-tée les progrès réels et les réelles libertés qui ontété conquises pendant cette période. Adorno,qui a démasqué la perversion de la raison desLumières, a rappelé comment on peut critiquerles Lumières au nom de son essence authen-tique, de son exigence de liberté et de raison, queson développement historique a en partie dé-formée et trahie. La déception complaisante,heureuse en secret des échecs des tables de la loiet de la raison, est puérile tout comme l’opti-misme naïf du progressisme.

L’intelligence de Lessing, à la fois critique etpoétique, est déjà lucidement consciente descontradictions implicites dans ses Lumières,mais ne s’y limite pas. Né à Kamenz en 1729,Lessing, fils d’un pasteur luthérien, est issu decette paroisse protestante d’où est issue, jusqu’àNietzsche, la plus grande culture allemande,même celle qui – au nom de l’exigence de véritéchrétienne – s’est révoltée contre la falsificationhistorique du christianisme ou contre le chris-tianisme lui-même. Depuis sa jeunesse, il s’in-

téresse au théâtre, tente de fonder un théâtre na-tional allemand, pour créer une conscience al-lemande unitaire alors inexistante dans l’Alle-magne fractionnée en innombrables petitsÉtats, et il le crée avec sa Dramaturgie d’Ham-bourg (1767-1769), recueil de comptes renduscritiques qui réforment de façon radicale lascène et inaugure le théâtre bourgeois moderne,dont Lessing fournit des exemples avec la co-médie Minna von Barnhelm (1763) et le drameMiss Sara Sampson (1755).

Lessing est un génie versatile : bien que res-pectueux de la clarté formelle, il redécouvreShakespeare et la liberté de l’imagination ; ilthéorise les genres littéraires dans Laocoon(1766), combat le fanatisme en publiant les« fragments d’un inconnu » ; ou les écrits duthéologien Reimarus, exemple de critique libé-rale du texte biblique, qui ont déchaîné contrelui l’intolérance dogmatique ; il écrit le dramecontre la tyrannie Emilia Galotti (1772).

Champion des Lumières, Lessing est dou-loureusement conscient du rapport entre l’af-firmation de la nouvelle raison bourgeoise et lepouvoir de l’argent, avec lequel la bourgeoisiemontante ébranle l’ordre ancien. Lessing est unintellectuel sans moyens, supportant avec unegrande dignité cette difficulté qui bride sa vie,ses desseins, ses projets personnels, familiaux etaffectifs. Il comprend bien le pouvoir démo-niaque de l’argent : Minna von Barhhelm estl’histoire d’amour entre Minna et le major Tell-heim, mais comme beaucoup d’histoires, ob-servait Giuseppe Bevilacqua, il y a un tiers, in-quiétant et excitant, et ce tiers est cette fois l’ar-gent, qui sépare, trouble et unit les amants.Nathan, dans le drame homonyme, se rendcompte que la critique de la foi religieuse ne naîtpas seulement de la tolérance, mais aussi de l’es-prit bourgeois, qui veut nier toute valeur abso-lue pour rendre les valeurs équivalentes et in-terchangeables comme l’argent.

L’indigence économique n’empêche pas àLessing d’être un citoyen du « grand monde »de la politique : il vit dans le Berlin de FrédéricII, où il assiste à la montée de l’État prussien, enassimilant la rigueur morale sans renoncer àprofiter de soirées bien arrosées et des partiesde pharaon. Il fréquente Voltaire, qui a acceptél’invitation de Frédéric II, après l’avoir prié envain de conquérir deux provinces plus au sudpour s’installer dans une région au climat plushospitalier. Il trouve dans la bibliothèque deWolfenbüttel un séjour stylé même s’il est mo-deste et non dépourvu de problèmes. La mortde sa femme bien-aimée et qu’il a épousée aprèsdes années d’attente pour des raisons finan-cières le frappe durement mais ne le plonge pasdans la prostration.

Il était conscient, comme il aimait à le dire,que la poésie ne lui venait pas facilement et li-brement et qu’il devait la mettre au mondeavec bien des efforts. Cette menace d’ariditéle rend proche de nous. Lessing n’est pas unauteur qui charme aisément, à cause de sa ré-ticence à se déclarer vaincu et à rendre leschoses absolues, surtout les défaites. Le néga-tif, le vide, l’effondrement ont une séductionplus immédiate, plus facile. Les lecteurs deLessing sont peu nombreux, mais ils sont lé-gions à le relire et à le redécouvrir, commec’est le cas, non par hasard, pour le plus grandde ses critiques, l’inoubliable Leonello Vi-centi. Nathan, a écrit que Cases, « est le docu-ment d’une époque où le pathos de la raisonétait teinté de poésie ». Bientôt cette raison de-viendra plus contradictoire, moins sereine etmoins poétique. Il sera difficile d’être un Na-than sage, et presque fatal de devenir un Wer-ther. Mais sur le lutrin, près de Werther, le len-demain matin de son suicide, on a trouvé ou-vert le dernier livre qu’il a lu, Emilia Galotti,de Lessing.

Traduit de l’italien par Gérard-Georges Lemaire

(*) En français dans le texte (NDT).

Lessing.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . S e p t e m b r e 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r s e p t e m b r e 2 0 0 7 ) . V I

L E S I È C L E D E S L U M I È R E S

Les dessins de Goya : une ombre portée du siècle des Lumières

En 1786, à l’âge de quarante ans, Goyaest nommé peintre du roi Charles III,certainement le plus « éclairé » de la

dynastie des Bourbons. Le moment estbrillant pour les artistes qui ne manquent pasde commandes. Madrid est un centre cosmo-polite. (Tiepolo, entre autres, y travailla jus-qu’à sa mort en 1770.) Goya peint des cartonsde tapisserie représentant les plaisirs de la vie,puis d’autres sujets variés : le petit peuple deMadrid, la famille royale, des scènes reli-gieuses pour des églises. Il dessine beaucoup.Il va voir les taureaux.

1789. C’est l’éclair inattendu de la Révo-lution française. Les milieux que fréquenteGoya sont acquis aux Lumières et ne cachentpas leur sympathie pour ce qui se passe enFrance.

Par contre, en Espagne la monarchie et leclergé prennent peur et commencent à persé-cuter les « afrancesados » et tous ceux qui sontpersuadés du bien-fondé des idées françaises.

Pour Goya c’est le début d’un repli. Ledessin prend pour lui un caractère confiden-tiel, spontané et même violent.

Goya laisse à sa mort plus de mille dessins,sans compter l’œuvre gravé. Certains sontpréparatoires, les autres sont des « instanta-nés » (des scènes de tauromachie, parexemple) ou proviennent directement de vi-sions. Ses visions transforment les corps. Finiles jolis pieds et les belles pauses. Ce sont descorps trapus, traités en tant que masses. Lesmembres sont courtauds, les fesses épaisses.Des figures géantes apparaissent, des sor-cières hagardes, des moines et des nonnes sedéfroquant, des prisonniers jetés au fond decachots ou cruellement garrottés. Après laguerre d’indépendance, l’Inquisition quis’était jusqu’alors complètement assoupie, seremet en marche.

Si Goya est anticlérical, il n’est pas antire-ligieux. Mais il s’intéresse à ce qui échappe àla religion, résiste ou se définit contre elle.

Il dénonce l’obscurantisme, mais en mêmetemps cet obscurantisme le fascine. Il l’ac-cueille dans ses dessins, ses gravures ou ses« peintures noires », avec une compréhensionqui n’a jamais eu lieu auparavant dans l’his-

toire de l’art. Disparates, Proverbes, Ca-prices, Désastres de la guerre – tout cela menéde main de maître à coups d’encre sépia, desanguine, de lavis rouge, de pierre noire :Pourvu que cette joie dure (musée du Prado),Les enterrer et se taire (idem), Avale cela,chien ! (idem), Vol de sorcière (idem), Foliegénérale (idem). Mais aussi un lavis étrangede 1815, ayant pour titre Porte ouverte sur lalumière, où des personnages n’arrivent pas àfaire le pas vers une embrasure éclatanted’une clarté qui les éblouit. Craignent-ils lesLumières ?

En 1824 Goya se cache pour échapper auxpersécutions contre les libéraux. Profitant del’amnistie du 2 mai, il passe en France et,après un bref séjour parisien, s’installe défi-nitivement à Bordeaux où il meurt en 1828 àl’âge de quatre-vingt-deux ans.

Picasso déclara une fois à Malraux, « Jen’ai pas de vrais amis, je n’ai que des amants !Sauf peut-être Goya, et surtout Van Gogh. »Oui, on a les amis qu’on mérite. Et Goya nel’a jamais lâché…

Goya a vu pivoter sur ses gonds leXVIIIe siècle vers un autre siècle incertain, enmultipliant les messages. Tous ses dessinssont des messages qui traversent le temps jus-qu’à nous dans leur complexité.

Car sa connaissance aborde frontalementles sujets d’effroi. En tant qu’homme des Lu-mières, il critique les superstitions et, dans lemême temps, comme artiste, il leur donne uneforce inégalée. La puissance des effets plas-tiques dépasse les concepts.

Superstition et religion se chevauchentconstamment, la Révolution française éman-cipatrice devient cette terrible répression na-poléonienne, le prisonnier dans sa geôle est àla fois un fou et une victime politique. Danscette pénombre les visions de Goya se déve-loppent à travers des clairs-obscurs insolites,des taches d’encre rougeâtre qui semblentcelles d’un coucher de soleil.

Un soleil se couche. Un autre va-t-il se le-ver ? Les dessins de Goya nous parlent d’unpassé ibérique sédimenté mais prophétisentaussi les égarements de la déesse Raison.

Daniel Dezeuze

CondillacLa discrétion faite homme…

L’Art d’écrire, suivi d’une Dissertation surl’harmonie du style d’Étienne Bonnot de Condillac. Éditions Le Pli, 279 pages, 33 euros.

En dépit de son nom à charnière, il se vou-lait libre de toute attache et portait sasingularité en bandoulière. Il aimait le si-

lence, la solitude, l’observation et l’écoute. Ils’appelait Étienne Bonnot de Condillac. Filsd’un notable briançonnais, ancien élève deRousseau qui remarqua dans l’Émile son es-prit « mûrissant en silence », il était surtout unenfant de l’automne, un fruit tardif de la phi-losophie, une personnalité à part venue par ac-cident sur le terrain de jeux des Lumières. An-tenne philosophique non identifiée, Condillacn’appartient, en effet, à aucune confrérie litté-raire. Trop conscient du prix de son indépen-dance, trop réservé pour s’adonner aux excen-tricités de son siècle, il avance à pas feutrés danssa réflexion sans faire d’éclats, sans revendi-quer le moindre parrainage. Licencié en théo-logie à l’âge de 25 ans, il publie sept ans plustard un Essai sur l’origine des connaissances

humaines avant d’être élu en 1747 à l’Acadé-mie de Berlin. On le retrouve en 1749 à l’apo-gée de son art dans son Traité des systèmes puisdans son inoubliable Traité des sensations. Onle voit adopter sans broncher l’état ecclésias-tique, interpréter les théories de Locke avecquelques précautions d’usage, fréquenter Di-derot en taisant les circonstances de cette ami-tié naissante. Frère d’un homme d’Église qui apignon sur rue (l’abbé de Mably), contempo-rain des Encyclopédistes, précepteur du petit-fils de Louis XV, installé à Parme, Condillacdécouvre à 44 ans non pas la joie d’être pèremais – ce qui revient au même – l’art d’accom-pagner un esprit en pleine formation. C’estgrâce à sa discrétion habituelle et en négligeantles étiquettes vouées à son rang qu’il arrive àses fins : traiter son élève sur un pied d’égalitéen le considérant d’emblée comme un interlo-cuteur potentiel, capable d’analyser, de com-parer, de lier et d’enchaîner les formules-clefssans excès de rhétorique et de démonstrationssuperflues. Toujours soucieux de montrerl’exemple, Condillac applique aussitôt à lui-même cette invitation au dialogue et devient le

premier cobaye de cette pédagogie expérimen-tale. « Il fallait, note-t-il, être enfant plutôt queprécepteur. Je le laissais donc jouer et je jouaisavec lui ; mais je lui faisais remarquer tout cequ’il faisait, et comment il le faisait, et com-ment il avait appris à le faire ; et ces petites ob-servations sur ces jeux étaient un nouveau jeupour lui. » De cet échange entre un maître quise veut disciple et un élève plus réactif que decoutume naissent un Traité de l’art d’écrire etune Dissertation sur l’harmonie du style repu-bliés aujourd’hui par les éditions Le Pli. Unécrin de sagesse où l’on découvre comment yvoir clair en soi-même et en son style, commentréfléchir et infléchir sur l’acte d’écrire. C’est,en effet, en jonglant avec les contraintes de lalangue, en conjuguant intuition et raisonqu’une pensée prend corps et parle à son lecteur… Que nous disent les périphrases ? les tournures elliptiques ? les formules précieuses ? les métaphores ? les substantifs ?les propositions principales ou subordonnées? Sans doute bien davantage qu’on n’auraittendance à le croire… Notamment que laforme est indissociable du fond. Que toute écri-

ture est un être vivant, respirant d’un seul etmême souffle. Qu’il n’y a pas de verbe, de su-jet, d’attribut et de complément sans une ren-contre à l’appui. « Plus qu’un style, nous ditElisabeth Naneix-Gailledrat, responsable de laprésente édition, c’est une attitude que le phi-losophe invite l’enfant à adopter, à exercerdans une langue limpide et élégante car si l’artnous prend au berceau, il n’atteint sa maturitéque « lorsqu’on aura beaucoup senti, beau-coup observé, beaucoup comparé ». De la tex-ture au tissu verbal, de la lecture à la pratiquede l’éveil, il n’y a qu’un pas que nous franchis-sons sans tarder à bord de ce traité de la matu-rité conçu contre les vents et les marées de lacensure. Que croyons-nous écrire ? Et que nousrévèlent les us et les coutumes de la syntaxe ?En guise de réponse, Condillac se contente denous indiquer la route sans appuyer sur l’ac-célérateur. À chacun ses bifurcations, ses rac-courcis, ses traversées en solitaire. À chacun sasensation infime, cette « petite musique » queCondillac nous incite à composer d’oreille et sipossible en territoire ami…

Valère-Marie Marchand

Dessin de Goya.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . S e p t e m b r e 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r s e p t e m b r e 2 0 0 7 ) . V I I

L E T T R E S

Lucinda ou le don de vieDans le roman Samba triste, qui achève sa trilogie brésilienne, Jean-Paul Delfino fait revivre les dernières années

de la dictature militaire, celles de la décomposition. Passionnant et instructif.Samba triste, de Jean-Paul Delfino. Éditions Métaillié (2007), 292 pages,18,50 euros.

Sur la couverture du volume, la silhouetted’un gamin maigre qui s’éloigne, au pre-mier plan des branches de palmier. Nous

sommes au Brésil, à l’époque des généraux donton a oublié le passage à la tête du pays. Ils ontété la solution des États-Unis face aux tentativesd’établir des régimes de progrès social dans uneAmérique latine considérée par eux comme leurpropriété. De l’Argentine au Brésil en passantpar le Chili, la liste des coups d’État « made inUSA » est longue. Ils ont tous en commun laquantité de sang qui éclabousse leurs auteurs augrand jour. On aurait tort de n’y voir qu’uneforme d’incompétence : quand la violences’étale sans fard c’est qu’elle est voulue pourmontrer jusqu’où peuvent aller les assassins etpour vider le peuple de sa capacité de résistance.Ainsi le Chili porte encore les stigmates dutemps de Pinochet. C’est dans ce contexte quese situe le roman de Jean-Paul Delfino.

Troisième partie d’une trilogie commencéeavec Corcovado et poursuivie avec Dansl’ombre du Condor, cette Samba triste n’a riende triste, au contraire, si ce n’est l’épouvan-table gâchis humain que le coup d’État mili-taire a produit. Lucinda, l’héroïne, revient auBrésil au terme d’un long exil en France aprèsavoir reçu l’assurance que la police politiquela laissera en paix. Du moins le croit-elle. Ilfaut savoir que, dix ans auparavant, à l’époquede sa jeunesse estudiantine, elle a été arrêtée,longuement torturée, que son fils a été estro-pié et son compagnon exécuté. Depuis, assas-sinats et tortures n’ont jamais cessé dans cepays, au su de tout le monde, car une des ca-ractéristiques de la dictature militaire est des’alimenter de sa malfaisance en accumulantles injustices sociales, lesquelles produisent deplus en plus de détresse et rendent la sociétédangereuse. Comme les organisations poli-tiques ou syndicales ont été détruites ou en-travées, les éléments marginaux deviennent in-nombrables et constituent une source de me-naces pour l’ordre. En particulier les pivetes,ces gamins nés dans les favelas qui regroupent

des centaines de milliers de personnes vivantdans une précarité absolue. Ces pivetes sont lacible de la police qui s’organise en escadronsde la mort pour en tuer chaque jour sansqu’aucune autorité ne s’en soucie, et pourcause. La paranoïa anticommuniste de la dic-tature militaire est sans limites.

Lucinda va refaire sa vie au moment où lasociété brésilienne s’enfonce dans une violenceprofonde due à un exode rural massif et sur-tout aux bénéfices somptuaires que les multi-nationales nord-américaines et leurs complicestirent des ressources naturelles mises en couperéglée. Le moindre de ses faux pas peut êtredangereux car l’ennemi veille. L’ennemi, c’estPaulinho, un amoureux de jadis qui a choisipar ambition de s’engager du côté de la dicta-ture. Depuis, il dirige un des plus sinistres ser-vices de répression. Il a été à l’origine de l’ar-restation de Lucinda, puis de son retour pourmieux la surveiller et pénétrer les milieuxqu’elle est censée connaître. Lucinda se doutebien qu’elle évolue sous le regard de cettepieuvre policière, tout en ignorant le rôle dePaulinho. Son goût de la vie, son charme, son

courage, son intransigeance devant les mal-heurs en font un personnage qui suscite lasympathie et souvent davantage. Cette capa-cité d’attirance permet au roman de toucherbien au-delà des intrigues policières. Dans lecroisement des différents éléments du récit,Delfino montre qu’il possède ce que Jean Blan-zat appelait « le don de vie, don majeur du ro-mancier ». On le sent dans les descriptions deRio avec son panorama exceptionnel, ses fave-las immondes où chaque jour est un chemin decroix, comme dans l’évocation de la musiqueet de la nourriture qui donnent une haute idéedu génie du peuple brésilien. Car avec Lucindaet ses amis c’est bien du peuple qu’il s’agit,dans ce qu’il a de profond et d’incomparable :son amour de la vie et sa générosité.

Dans les dernières pages le jour s’est levépour Lucinda, mais rien n’est acquis. Lesmêmes qui ont jeté le pays sous la botte des mi-litaires sont encore à l’œuvre. Pour les mêmesraisons : l’argent et le pouvoir qu’il donne, et,pour tout dire, le mépris de la vie dans cequ’elle peut avoir de beau.

François Eychart

Quand l’Italie fait tout un roman de l’histoire

... et quand l’histoire fait tout un roman de l’Italie.

Plutôt que de vous noyer dans la masse insondable et in-sipide des romans français qui paraissent à la rentrée(je vous l’assure, vous ne perdez pas grand-chose, je

suis payée pour le savoir), je vous en prie, faites l’effort devous éloigner de ce que la presse vous vend comme spectacledésolant de notre littérature à de trop rares exceptions près.L’Italie pourrait être un but de promenade convenable àcondition de ne pas mettre Stendhal dans votre valise. Je nesais pas pourquoi, les écrivains transalpins ont des atomescrochus avec l’histoire. Prenez Alessandro Barbero. Son Ro-man russe (Gallimard, 2002) était un petit bijou alliant re-constitution minutieuse et invention pure. Son dernier livre,Poète à la barre (Éditions du Rocher, 220 pages, 18 euros),retrace l’aventure de Gabriele d’Annunzio à Fiume (1). Bar-bero la raconte avec une grande liberté de style et aussi d’es-prit. Mais il a su saisir tous les aspects contradictoires, ba-roques, extravagants et dangereux de cette entreprise du poèteet de ses arditi tournant au drame et scellant le destin de l’Ita-lie qui vivait une période politique agitée qui allait la conduireau fascisme. Barbero nous offre un grand livre épique et dro-latique à la fois où il évoque les folles journées où utopie, poé-sie et liesse populaire permanente tournent autour de la fi-gure mythique de l’auteur du Nocturne, qui avait rédigé cetteremarquable constitution de la Régence italienne du Carnaro.

Il existe en Italie une autre manière de vivre l’art roma-nesque. Elle est transgressive au plus haut degré. Rien que despseudonymes et un mode de production souvent collectif. LeLuther Blissett Project (les auteurs ont emprunté le nom d’unfootballeur des Caraïbes) est apparu en 1999 de l’autre côté desAlpes avec un livre intitulé Q (en français, l’Œil de Carafa, Le-Seuil, 2001). Ces mystérieux écrivains ont, en 1997, multipliéles initiatives les plus singulières, comme la « contre-informa-tion homéopathique ». Au troisième millénaire naît un nou-veau groupe, Wu Ming. Celui-ci produit de multiples inter-ventions médiatiques et des œuvres de fiction. Deux d’entreelles viennent d’être traduites : New Thing (traduit et présentépar Serge Quadruppani, Éditions Métailié, 224 pages, 18 eu-ros). Une fois encore, c’est l’histoire qui mène la danse, car onse retrouve, à travers l’histoire croisée de différents protago-nistes, aux États-Unis à la fin des années soixante, à l’époquede la guerre au Vietnam, des Black Panthers et du free-jazz.C’est une histoire curieuse, décousue et mêlant toutes sortes degenres. Avec Guerre aux humains (Éditions Métailié,352 pages, 20 euros), Wu Ming 2, qui succède à Wu Ming 1, lescinq complices ont imaginé un univers utopique et délirant mê-lant le roman noir, la science-fiction et la chronique journalis-

tique. C’est une superbe dérision de notre petit monde, qui res-semblerait un peu aux Nouvelles de nulle part, d’un WilliamMorris vivant à l’âge postmoderne.

En dehors de ses gialli (ce sont les polars en Italie), AndreaCamilleri est un auteur de romans extraordinaires qui pui-sent leurs ressources dans la culture et le passé de sa terre na-tale, la Sicile. Dans la Pension Eva (traduit par Serge Qua-druppani, Éditions Métailié, 144 pages, 16 euros), il racontel’histoire de Néné qui passe son adolescence dans une petite

bourgade de Sicile alors que la guerre poursuit son coursailleurs. Mais le fantasme qui efface la réalité de ce mondebouleversé, c’est tout ce qui a affaire avec la pension Eva, lebordel de la petite ville de Vighata. Et là se produisent des mi-racles : des miracles de langage (les récits savoureux des filles)et des miracles tout court (par exemple, la putain qui porteun médaillon avec le portrait de Staline sur la chatte pour ré-veiller la virilité d’un militant). Voilà un ouvrage superbe,plein d’humour et saturé d’esprit et de jouissance du texte.Dommage que la traduction ne soit pas vraiment à la hauteurde l’œuvre.

Giorgio Bassani est devenu célèbre avec le Jardin desFinzi-Contini (repris dans le Roman de Ferrare, « Quarto »,2006). Mais la célébrité que lui ont valu ce livre et le film quien a été tiré fait que nous ignorons presque tout du reste deson œuvre, en particulier de sa poésie. L’anthologie bilinguequi vient de paraître (Poèmes, préfacés par M. Rueff, traduitspar Muriel Gallot, Cahiers de l’Hôtel de Galliffet, 136 pages,13 euros) permet de prendre la mesure de ce qu’il a pu fairedans ce domaine. On comprend qu’il a connu des phases trèsdiverses au fil du temps : élégiaque dans Histoire des pauvresamants et dans Te Lucis Ante, vindicatif dans Épitaphe(1974) où il revient sur l’ère fasciste et surtout sur la périodede la guerre. Le plus curieux dans sa poésie, c’est que, sou-vent, il adopte le ton de la narration, comme si le texte étaitcomposé sur le mode d’une conversation imaginaire avec lelecteur, parfois dans l’intimité, parfois à voix haute, sur laplace publique.

La personnalité sulfureuse de Malaparte exerce toujoursune grande fascination. Dans son Pour Malaparte (Buchet-Chastel, 216 pages, 13 euros), Bruno Tenach fait un portraittout à fait intéressant de l’auteur de Kaputt et de la Peau sousla forme d’une biographie ne s’attachant qu’à des points es-sentiels. Il n’apporte pas grand-chose de neuf sur la question,mais nous donne au moins l’envie de le relire.

Encore un mot pour parler de J. Rodolfo Wilcock (por-teño de naissance, mais écrivant en italien), qui a été le seulécrivain de la péninsule à être profondément et durablementinfluencé par le surréalisme. Les très brèves nouvelles du Sté-réoscope des solitaires (traduit par André Mauget, « L’Imaginaire », Gallimard, 196 pages, 6,50 euros). Son microcosme est celuide ces rêves qui accouchent de monstres, de situations ab-surdes et bizarres et des plus folles mythologies, toutes sor-ties du crâne de Wilcock.

Justine Lacoste

Alessandro Barbero.

DR

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . S e p t e m b r e 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r s e p t e m b r e 2 0 0 7 ) . V I I I

L E T T R E S

Du côté de Mme de Saint-Marceaux :temps retrouvés

Journal (1894-1927), de Marguerite de Saint-Marceaux, sous la direction de MyriamChimènes, éditions Fayard, 1 470 pages, 50 euros.

Quand on attaque l’ouvrage de presque quinze cents pages,on se demande bien vite si on ira au bout. Car ce journald’une mondaine du début du siècle sur une trentaine d’an-

nées (un des modèles de Mme Verdurin, avance-t-on), n’a pas l’in-térêt d’un journal personnel (elle évoque des faits et gestes, peud’états d’âme si ce n’est une mélancolie chronique), ni d’un jour-nal littéraire (les pièces vues ou les romans lus sont cités mais ja-mais analysés), ni même d’une chronique musicale (les com-mentaires sont lapidaires : les interprètes, bons ou mauvais, lesœuvres, originales ou pas). Si bien qu’on se sent aussitôt frustréde voir défiler les noms sans rien savoir des personnes, ni dans lafamille où les tensions sont perceptibles sans qu’on n’en sachevraiment la cause, ni parmi les amis où quelques ragots les dis-tinguent à peine les uns des autres.

Et pourtant le charme opère, comme si le monde de Proustn’était plus observé avec une ironie mordante mais senti de l’in-térieur avec une retenue convenable et une banale évidence.

Nous sommes donc chez des snobs (« Ravel m’a dit que lesSaint-Marceaux étaient snobs, mais il se trompe, ils sont très

snobs », dit le pianiste Ricardo Vines) qui vivent largement desrentes laissées par des ancêtres industriels. Mais si l’on est riche,on se revendique d’abord artiste : Marguerite est folle de musique(elle chante et joue du piano après des études sérieuses), son pre-mier mari est peintre, son second sculpteur. D’ailleurs « les ar-tistes ne peuvent vivre qu’entre eux, nous ne parlons pas la mêmelangue » (2 juillet 1922). Pourtant, Meg (le diminutif de Mar-guerite réservé aux intimes) sacrifie aux convenances et reçoit lesgens du monde le jeudi (« Jeudi soporifique », 12 mars 1908) maistrouve son bonheur le vendredi où il est défendu de s’habiller etoù elle accueille les artistes (« vendredi triomphant », 9 février1912). Là, la liste de noms célèbres (musiciens, peintres, écrivains,interprètes) laisse pantois.

Le fil des jours est fait de distractions : Meg va régulièrementau théâtre sans autre plaisir que mondain (« Le théâtre est un artfaux et insupportable », 2 mai 1912), elle découvre le cinéma avecenthousiasme (« C’est une récréation délicieuse et instructivequ’on devrait imposer dans les écoles », 14 décembre 1911), nerate pas un concert (« Le concert d’un Yougoslave plein de ta-lent, une salle en délire », 23 février 1921), elle est assidue aux ex-positions de peinture, elle se bat et intrigue pour que son mari ouses amis entrent à l’Académie. Mais elle n’est vraiment heureusequ’en « musiquant » avec ses amis, en travaillant sa voix.

Cette passion pour l’art ne met pas Meg à l’abri des traversde sa classe et de son temps. Elle est antisémite (« Je loue mamaison de Jouy à un youpin », 11 mai 1908, « juif hélas », 7 avril1908, « Tout ce monde sans grand intérêt, trop de juifs »,9 juillet 1911), antidreyfusarde, conservatrice en politique(« C’est le commencement de l’anarchie générale, bientôt l’ar-mée se mettra en grève et ce jour-là la populace triompherajoyeusement », 23 mars 1909), et en arts (Rodin est « un illustrefumiste »), persuadée de la supériorité européenne (« Les yeuxà fleur de tête, la bouche fine et féroce, est-ce vraiment là le pé-ril jaune », 26 août 1912), paternaliste dans sa vision sociale(« Les malheureux sont des anges car ils devraient nous haïrplus qu’ils ne le font », 14 avril 1914) et nationaliste : les Alle-mands sont et demeurent des boches.

Le plaisir de lecture vient aussi de l’excellent appareil critiquequi donne un contrepoint au journal par la citation de corres-pondances ou d’œuvres contemporaines, par les répertoires quinous aident à mettre tout ce monde passé en place, par les réfé-rences précises aux concerts et pièces évoqués. Saluons donc My-riam Chimènes et ses collaborateurs pour leur remarquable tra-vail et goûtons ce gros livre dont le charme tient, sans doute, àce qu’il restitue le grain de la vie…

Marianne Lioust

NOTES DE LECTURE

Suzanne ou le Récit de la honte, de Christina Mirjol. Mercure de France, 124pages, 13 euros.

Christina Mirjol est l’auteur d’une série de« cris », petits textes d’une ligne à plusieurs

pages, sortes de portraits saisis sur le vif, in-ventés ou décalqués de la réalité, peu importe.C’est à la fois drôle, incisif, terrible, un dessinau trait de l’humanité… Bien évidemment lethéâtre s’est immédiatement emparé de ces pe-tites merveilles de concision.

Voici qu’avec Suzanne ou le Récit de lahonte, son premier roman, le cri se prolonge, cequi oblige l’auteur à aller fouailler un peu plusloin dans les ténèbres de la nature humaine.D’une nature humaine, plus exactement, celled’une femme, cinquante-deux ans, bien soustout rapport, avec mari et enfant et qui, à la suitede son licenciement, décide au grand dam detout le voisinage, de s’installer sur le banc dusquare proche de son domicile, et de n’en plusbouger… À partir de là, l’imagination fertile,pour ne pas dire débridée, encore que toujoursjuste et pénétrante, de Christina Mirjol fait mer-veille. Nous sommes dans la conscience déran-gée (de ses habitudes) de cette Suzanne, et navi-guons bientôt dans d’étranges sphères. L’écri-

ture de Christina Mirjol épouse avec bonheurles méandres de la voix intérieure de la femme.C’est au bout du compte, sans que nous y pre-nions garde, un véritable réquisitoire contrenotre société de consommation qu’elle dresse,à sa manière, éminemment originale et tendre,même si l’on perçoit certaines influences, cellede Beckett notamment.

Jean-Pierre Han

Billy Bud, matelot et autres récitsmaritimes,de Herman Melville, traduction de JéromeVidal et de Charlotte Nordmann, postface deEve Kosofski Sedgwick. Éditions Amsterdam,278 pages, 9,80 euros.

Billy Bud est le type même du beau matelotqui ne passe pas inaperçu. Enrôlé de force

dans la marine anglaise à l’époque de la guerrecontre le Directoire, il ne cherche nullement lesennuis et se plie à la dure discipline militaire.Normalement il n’aurait à craindre que la ren-contre d’un navire français mais tout se gâted’une autre façon. L’homosexualité vient toutperturber. Sur un petit espace où tout le mondeest conduit à observer tout le monde, l’attraitque Billy Bud exerce à son corps défendant est

un élément de trouble qui provoque une cabale.Or la marine royale vient d’être durement af-fectée par une révolte qui a laissé des traces etconditionne la réaction de sa hiérarchie. Dé-noncé à tort comme agitateur par un sous-of-ficier dissimulant soigneusement son homo-sexualité, Billy Bud fera les frais de la nécessitéde l’ordre. Ce récit s’engage profondémentdans le dévoilement de l’intolérance. Ceux quicondamnent Billy sont convaincus qu’il n’estpas coupable mais, pris dans une logique dehiérarchie, ils n’ont pas les moyens de s’oppo-ser à sa mise à mort. Il en est ainsi, au premierchef, du capitaine qui arrache la condamnationau nom de l’intérêt supérieur de la flotte. Mel-ville montre que si l’altérité de Billy est une me-nace que les esprits de l’époque, aussi bien dis-posés soient-ils envers la justice, ne peuvent ac-cepter, sa condamnation est en même temps lesigne d’une crise des valeurs traditionnelles.Symboliquement d’ailleurs, le capitaine ne sur-vivra guère à celui qu’il a fait exécuter.

Jérome Vidal explique les raisons qui l’ontamené à traduire à nouveau ce récit, en faitpour lui donner toute sa résonance dans laquestion du problème homosexuel, problèmecentral qui fait l’objet de l’importante postfacede Eve Kosofski Sedgwick.

El Buscon. La vie de l’aventurier don Pablode Ségovie, vagabond exemplaire et miroirdes filous, de Francisco de Quevedo y Villegas, traductionde Rétif de la Bretonne. Éditions Sillages,206 pages, 14,50 euros.

Du début jusqu’à la fin les aventures de cet in-ventif aventurier sans scrupules sont ré-

jouissantes. Le lecteur y retrouvera un tableauhaut en couleurs de l’Espagne du XVIIe, en par-ticulier de la férocité en vigueur contre ceux quiosent narguer la loi. Sous ce rapport le chapitreconsacré au travail et à la mentalité des bour-reaux est plus qu’édifiant. La longue série de mé-faits plus ou moins drolatiques dont se rend cou-pable Pablo de Ségovie ne peut que le rapprocherde la geôle, ou pire. Il quitte donc à temps l’Es-pagne pour les Indes dans l’espoir de refaire savie, mais comme le dit Quevedo, échappe-t-on àsa nature et à ses mœurs « quand elles sont à cepoint dépravées » ? Les dernières lignes du récitavouent l’aspect chimérique de cette tentative quin’a malheureusement pas été écrite. Par contreson traducteur, Rétif, qui a la plume romancière,s’y est essayé dans Le Fin matois de Quevedopu-blié l’an dernier par les Éditions Rhubarbe.

F. E.

Œuvres-témoignages : que veulent-elles de nous ?C’est la question que pose Claude Mouchard dans Qui si je criais… ?

Le titre du volume reprend le tout début desÉlégies de Duino, de Rainer Maria Rilke,commencées à la veille de la Première

Guerre mondiale. S’ouvrait un siècle qui abondeen événements extrêmes. Des cris innombrables,qui ne devaient pas être entendus – beaucoup,certes, ne le furent pas – furent lancés par les té-moins-victimes, qui ont éprouvé la contraintede parler, de laisser trace. C’est la rencontre deces témoignages, en premier lieu de ceux de Va-dim Chalamov, qui a porté Claude Mouchardà l’élaboration de l’ouvrage. Il ne s’agit pas pourlui de scruter les documents pour reconstituerl’Histoire, mais d’analyser en profondeur le rôlede l’écriture dans la capacité de résistance etd’interroger notre réception de telles œuvres, cequi peut en résulter pour nous dans notre pré-sent.

Les auteurs sont ces témoins directs, qui ar-rachèrent à la terreur ce qu’un pouvoir voulait

leur faire taire, et même les rendre incapables deconcevoir et de formuler, mais aussi des témoinsindirects, des « témoins de témoins », selon l’ex-pression de Paul Celan qui fut l’un d’eux. AvecFugue de mort, il donne voix aux morts d’Au-schwitz. Pour les premiers, écrire est d’abord unacte de résistance, tels les poèmes d’Anton Sutz-kever enfermé dans le ghetto de Varsovie.

Chalamov était écrivain et la conscience defaire œuvre a survécu en lui aux conditions de ladéportation en Sibérie, où toute conscience de-vait être effacée. Il a jeté là, sur des bouts de pa-pier, dangereusement, des poèmes. Plus tard, lesRécits de la Kolyma : souvenirs, se demandeClaude Mouchard, ou résurgences hallucinées ?Il y a aussi le poème où Chalamov nous faitéprouver avec Mandelstam dont on ignoraitalors les circonstances exactes de la mort, « à lafois celle d’un poète et celle, maintes fois obser-vée, de n’importe quel zek ». Les témoins survi-

vants ont dû faire face à l’indifférence, au dénimême. Claude Mouchard consacre un chapitreau procès de V. Kravchenko contre les LettresFrançaises d’alors (1949), particulièrement à lafigure de Marguerite Buber-Neumann, qui avaitconnu successivement les camps soviétiques et lescamps allemands. (En novembre1990, les LettresFrançaisesont publié tout un dossier sur cette af-faire et souligné l’aveuglement qui fut à l’époquecelui d’intellectuels parmi les plus importants.)

D’autres événements violents ont marqué leXXe siècle. Claude Mouchard aborde à traversdes poèmes et des romans japonais le drame dessurvivants de Hiroshima et de Nagasaki. Pourle Cambodge, c’est à un film, S-21, de RithyPanh, qu’il est demandé de nous faire accédernon seulement à la douleur des victimes, maisaux pensées des bourreaux de la dictaturekhmère rouge.

Nous n’avons donné que quelques traits

d’un livre qui laisse chez le lecteur des traces pro-fondes. Nous ne pouvons citer ici toutes lesœuvres-témoignages analysées, qui ne formentpas elles-mêmes un corpus exhaustif, mais qui,poèmes, récits, romans, film s’entretissent en unensemble riche et puissant.

Simultanément, le même éditeur a repris enlivre Papiers ! – un pamphlet-poème paru dansla revue Po&sie, dont nous avons rendu comptedans notre chronique de février 2007.

Françoise Hàn

Qui si je criais… ? Œuvres-témoignages dans les tourmentesdu XXe siècle,de Claude Mouchard. 512 pages, 27,50 euros.

Papiers ! pamphlet-poème, de Claude Mouchard. 50 pages, 11,80 euros. Les deux ouvrages aux Éditions Laurence Teper.

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DROIT DE RÉPONSE

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . S e p t e m b r e 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r s e p t e m b r e 2 0 0 7 ) . I X

L E T T R E S

LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN

La condition de poèteComment le poète se voit-il dans la société ? Ne vivant pas

de sa plume, il peut y être aussi salarié de diverses pro-fessions, artisan, médecin, architecte, voire homme de

loi, ou bien petit éditeur de poésie, ou – c’était autrefois – bé-néficiaire d’un mécénat ; mais nous nous intéressons ici au poèteen tant que tel.

Jean-Pierre Chevais en fait l’objet de ses réflexions dans unPrécis d’indécision, titre évidemment ironique. En épigraphe,une citation de Racine, « Je sais tous les chemins par où je doispasser », montre l’opposition entre l’idée que les classiques sefaisaient du poète et la nôtre, sauf à dire avec Kafka : « Ce quenous appelons chemin, c’est notre indécision. »

Premier trait de la condition du poète : il vit dans le mêmecorps que l’individu lambda auquel nous faisons allusion plushaut et la cohabitation se passe tant bien que mal. Trait suivant :le manque, ce qui lui a été retranché. « Précis d’excision », semoque-t-il. Sa grande affaire : le rapport à la parole. Quandcesse la fusion avec le monde apparaît l’écriture, « on se de-mande pourquoi on n’y comprenait rien – de là à conclureque ». La phrase inachevée, lourde de sous-entendus, est unecaractéristique de ces pages qui, par la suppression des virgules,tendent vers un continu, ironique lui aussi.

Le poète se heurte partout, mal intégré dans les objets et chezles gens, quand ce n’est pas la barre du ciel qui lui tombe sur lanuque. Le recueil de ses maladresses est parsemé de malenten-dus avec la femme aimée. Vers quoi se tourner, quand ce qu’unlangage inepte appelle « la vraie vie » paraît dépourvu de sens ?Vers les grandes figures de la mythologie, vers les poètes de touttemps, Hölderlin ou Bobrowski, vers la musique. C’est peut-être un spectacle : « Fini le temps d’Icare Dédale Orion OrphéeAriane ou Eurydice tous ceux qui maintenant sur la scène noussaluent qui bientôt viendront parmi nous s’asseoir remplir or-chestre balcons et poulaillers – voilà ça va finir question detemps tout va pouvoir recommencer. »

Patrizia Cavalli, elle, déclare : Mes poèmes ne changerontpas le monde. Le philosophe Giorgio Agamben souligne en pré-face « un savoir prosodique stupéfiant », par lequel le poète

« touche et palpe les contours exacts de l’être ». Et pourtant, làaussi, un sentiment d’impuissance, augmenté de celui de lacondition féminine. Il faut faire le ménage, faire à manger. Pasde vertige, mais dans une ville sale, aux escaliers crasseux, auxcours nauséabondes, un somnambulisme attentif aux plus pe-tites choses, « les traces du verre sur la table / pour rechercherdans la densité des cercles / le poids involontaire d’une main ».Patrizia Cavalli a reçu en novembre 2006 le prix internationalde poésie Pier Paolo Pasolini.

L’élégie est poème de lamentation. Mais l’Éléplégie, quivient en titre du livre de Cédric Demangeot ? Faut-il entendredans ce néologisme, étymologiquement, une lamentation quifrappe un grand coup ? C’est aussi le titre de la section qui ditla prison et la torture. Le poète est un prisonnier qui a pour amile mur : « Dans / ma cellule, ils / m’ont laissé / le droit de parler /au mur. Et le droit / de masturber le mur. » Il est ailleurs l’as-soiffé à la langue trouée et encore celui qui veut sauver la languepour sauver l’homme. Ses poèmes témoignent d’un mondedésarticulé, tels les mots coupés à la rime, pas même en syllabes :« la h / alte », « ce qu’i / l reste », « l’o / mbre », mais aussi re-doutablement articulé dans l’autre camp. La dernière sectionest une Prosopopée précédée d’une annonce : c’est la parole quimanque à la police et le poète parlera pour « la langue revenantà soi et se découvrant coincée dans un corps policier ».

La revue Po&sie place ses trente ans sous le parrainaged’Herman Melville (1819-1891), qui a dénoncé « l’instaurationdans notre siècle d’un empire anglo-américain fondé sur la dé-gradation systématique de l’homme ». On lit ici son long poèmeEsquisse et l’étude de Richard Rand, Melville et l’Amérique.Autre référence : Samuel Coleridge (1772-1834). S’il est passédu radicalisme au conservatisme, ses œuvres de jeunesse, dontle Dit du vieux marin, expriment un sentiment de culpabilitéhistorique vis-à-vis du colonialisme. Aujourd’hui, que peut lapoésie ? Rien, si elle reste seule, socialement insignifiante. Il luifaut « bâtir – habiter – penser », s’allier à la musique – de trèsbelles pages sur Kurtag-Beckett –, à l’image, à la danse, au ro-man. Un numéro extrêmement riche, à lire par tous ceux que

préoccupe l’actuel « transport-déport culturel » évoqué enavant-propos par Michel Deguy. Ils y trouveront encore ungrand poème de Yu Jian sur le Vol, trois textes pour « Penser lapoétique » et trois autres pour « Faire parler Dante ».

Diérèse, pour sa part, consacre son numéro 36 à son dixièmeanniversaire. L’éditiorial de Jean-Louis Bernard interroge :« Poésie-miroir ou poésie chemin ? » La section « Poésie dumonde », particulièrement intéressante, salue d’abord deux dis-parus récents : Jacinto-Luis Guereña, républicain exilé enFrance en 1939, et Oskar Pastior, seul membre allemand del’Oulipo. Suivent une contribution importante de HaukeHückstädt, autre poète allemand, puis des poèmes de DylanThomas inédits en français et des proses poétiques du BrésilienMarcos Siscar. Trois cahiers réunissent des poètes de languefrançaise connus ou à découvrir. Il y a encore des notes de lec-ture, des libres propos et des récits.

Précis d’indécision, de Jean-Pierre Chevais. Atelier La Feugraie (2007), 82 pages,12 euros.

Mes poèmes ne changeront pas le monde, de Patrizia Cavalli, bilingue, traduit de l’italien par DanièleFaugeras et Pascale Janot. Éditions des femmes / AntoinetteFouque (2007), 502 pages, 23 euros.

Éléplégie, de Cédric Demangeot. Atelier La Feugraie (2007), 112 pages,12,50 euros.

Po&sie n°120, 2e trim (2007), Éditions Belin, 398 pages, 30 euros.

Diérèse n°36, printemps (2007), Éditions les Deux Siciles (8, av. Hoche - 77330 Ozoir-la-Ferrière), 22 pages, 8 euros.

RéponseVentabren, le 20 août 2007Monsieur Jacques Henric,J’enlève colla, je ne vous laisse donc que bobo.Par ailleurs, pour faire jeune et moderne, je vous invite à

aller sur le moteur de recherche informatique de votre choixtrouver Julien Blaine ; si vous êtes dans l’incapacité d’appuyer correctement sur les touches de votre clavier je vous proposerai d’aller directement voir tel ou tel site, par exemple : www.documentsdartistes.org/blainehttp://www.documentsdartistes.org/blaine>, et bravo pourl’esthétique et la force de vos arguments. Feu Ian HamiltonFinlay, lui, ne peut plus menacer de porter plainte.

Julien Blaine

Suite aux articles de Franck Delorieux et Julien Blaine consacrésà son ouvrage, nous avons reçu cette lettre de Jacques Henric.

Paris ce 31 juillet 2007Jacques Henric à Monsieur le Directeur des Lettres françaisesMonsieur le Directeur des Lettres, françaises,

Je viens de prendre connaissance des articles publiés dansl’Humanité du 7 juillet 2007 visant mon livre, Politique (Édi-tions du Seuil, collection « Fiction et Cie ») et ma personne. Jevous laisse la responsabilité de la conception que vous vousfaites de la « critique littéraire » (heureusement non partagéepar une part de la presse communiste – cf. l’entretien publié demoi par l’Humanité Dimanche). Je n’aurais pas pris la peine derépondre aux propos insultants et mensongers publiés dans cemédiocre remake de ce qui fut un grand journal culturel auquelj’ai eu l’honneur de collaborer dans les années 1960, si un devos collaborateurs, un nommé Julien Blaine (je ne sais qui estce monsieur ni quel est son âge), n’avait cru bon, dans le titrede son poussif libelle (« Une belle ouverture dans le bégaiement,ou comment un collabo passe de bobo à collabo ») de proférerà mon endroit une insulte à caractère diffamatoire : « collabo ».On sait ce qu’en France signifie ce mot. En conséquence, je vousdemande d’user de votre autorité pour que votre collaborateurs’explique sur ce qualificatif dans le prochain numéro de votrejournal (parution début septembre). À défaut, je porterai plainteen justice pour diffamation contre M. Julien Blaine et contreles Lettres françaises.

À vous,Jacques Henric

L’art du rebondissementDe l’art de prendre la balle au bondPrécis de mécanique gestuelle & spirituellede Denis Grozdanovitch. Éditions JC Lattès, 338 pages, 18 euros

Dès la publication de son premier livre – le Petit traité dela désinvolture -–Denis Grozdanovitch s’est mis volon-tairement hors-jeu en s’adonnant à son sport favori, en

l’occurrence la fiction, sans pour autant nous concocter une in-trigue avec tout ce qu’il faut d’ingrédients subsidiaires. Érudità temps complet, sportif professionnel et essayiste à ses tempsperdus, Grozdanovitch pratique avec brio le zigzag littéraire ets’interroge à brûle-pourpoint sur les pratiques ludiques de sescontemporains. L’oisiveté sous toutes ses formes, la séduction,la flânerie, le dilettantisme affiché et revendiqué comme tel, lesdiscussions à bâtons rompus, les rencontres qui regorgentd’anecdotes figurent en tête de ses préoccupations urbaines.Autres passe-temps et non des moindres : une ironie pince sansrire, légèrement décalée, avec ou sans voix off. Grozdanovitch– on l’aura compris – apprécie l’écriture buissonnière, les inat-tendus de la vie, les épisodes que l’on savoure comme des fruitsdéfendus. Chez lui, pas d’avant programme, pas de mobile an-noncé si ce n’est un art du divertissement qui suit la loi des vasescommunicants... C’est sur le terrain et, ici, sur un simple coursde Tennis que Grozdanovitch trouve de quoi voyager. Dans sesbagages, des quiproquos dignes de Woody Allen et un échan-tillon de personnages à faire pâlir le père Ubu. Plus que toutautre sport, le tennis a en effet l’art et la manière de révéler desnaturels qui reviennent au galop. Tel est notamment le cas dece monomaniaque de la balle jaune, raide comme un piquet etobsessionnel à souhait, de ce snob multipliant les moulinetspour épater la galerie, de cette avocate rebelle aux échanges nonverbaux ou de cette jeune aphasique visant systématiquementdes zones érogènes de son partenaire... Telle est encore l’im-pression que nous offrent ce surdoué récalcitrant à toute pos-sibilité de carrière, ce moniteur sado-maso pour P.D-G en week-end, ce psychiatre parisien épris de rééducation gestuelle. Uncasting que Grozdanovitch agrémente de scènes piquantes avecde nouvelles recrues. Ultime cerise sur le gâteau : la “pratiquede l’intox”, une antisèche pour tous les cancres du tennis. On ydécouvrira comment tourner un score à son avantage parquelques répliques destinées à saper le moral de son adversaire...

Si vous n’êtes pas encore convaincu, vous pouvez lire ce ma-nuel d’observation rien que pour son invitation à la bonne hu-meur. Entre La Bruyère et Gilbert Keith Chesterton, cet élégantfondu-enchaîné nous réserve plus d’une pirouette en fond decours. La balle de match appartient bien évidemment au lec-teur qui goûtera au charme un peu désuet des stades parisiens.La nostalgie est-elle ce qu’elle était ? Il se pourrait bien qu’elleait trouvé en Denis Grozdanovitch un habile coéquipier, cham-pion, toutes catégories, de l’anecdote existentielle avec un zestde malice et une bonne dose d’humour...

Valère-Marie Marchand

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Un parfait, par Tamara Adloff, huile sur toile, 1994.

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S A V O I R S

Walter Benjamin sans mystèreWalter Benjamin. Le Chiffonnier, l’ange et le petit bossuEsthétique et politique chez Walter Benjamin, édition établie, annotée et préfacée par Florent Perrier, avant-propos de Marc Jimenez. Éditions Klincksieck, 866 pages.

Longtemps relégués dansl’oubli, les écrits de Wal-ter Benjamin suscitent,

depuis leur redécouverte, unefascination qui n’a pas tou-jours joué en leur faveur. Tan-dis que leur dispersion et la va-riété de leurs thèmes découra-geaient toute vue d’ensemble,leurs formules souvent énig-matiques, toujours ciseléesavec un art consommé, sem-blaient se prêter plus volontiersà la citation isolée qu’à la lec-ture suivie, au risque de voir

Benjamin l’essayiste, si ce n’est le dilettante de génie, éclipser lethéoricien.

Ne pas reculer devant la difficulté de cette œuvre et la prendreréellement au sérieux, la lire, en somme, comme un classique dela pensée contemporaine, tel est l’incontestable mérite du volu-mineux ouvrage posthume de Jean-Michel Palmier. « Ni unebiographie, ni un résumé » de la pensée de Benjamin, l’ouvrageest à la fois l’une et l’autre, mais aussi bien plus : tout simple-ment, et malgré son inachèvement, une somme destinée à faireréférence. En vertu d’un paradoxe qui n’est sans doute qu’ap-parent, c’est précisément parce qu’il ne se propose pas de livrerune « nouvelle » interprétation de l’œuvre de Benjamin que Pal-mier parvient à en offrir une lecture aussi éclairante, à la fois« historique » et « critique ».

« Lire et comprendre Benjamin dans son époque, dans lecontexte bien précis de la république de Weimar », nul n’y étaitmieux préparé que Jean-Michel Palmier, incomparable connais-seur des nombreux courants artistiques et idéologiques de cettepériode d’une richesse foisonnante. Née dans le sillage de Wei-mar en exil, la thèse consacrée au « destin de l’émigration intel-lectuelle allemande antinazie en Europe et aux États-Unis », cetteétude est d’abord à lire comme une « situation » de Walter Ben-jamin, à la manière du livre sur Trakl qui portait ce titre. Tel estnotamment le propos de la première partie, qui expose, en prèsde 400 pages aussi vivantes qu’informées, « la tragédie d’un in-tellectuel juif allemand » « entre deux apocalypses ». Plus géné-ralement, comme le souligne Marc Jimenez dans son avant-pro-pos, tout le livre est porté par cette inspiration commune auxmonographies de Jean-Michel Palmier, qui, à chaque fois, visaità « l’immersion la plus totale dans l’œuvre de l’auteur étudié ».

Le pire contresens et la pire injustice seraient pourtant decroire que cette approche empathique, cette modestie de la dé-marche historienne et philologique, interdisent toute interpréta-tion vraiment originale. À elles seules, les réserves critiques quiscandent l’analyse indiquent qu’il n’en est rien. Palmier juge ainsique les textes « les plus radicaux » de Benjamin, tel le célèbre ar-ticle de 1936 sur « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibi-lité technique », « ne sont pas les plus convaincants ». Il regrettele peu d’intérêt manifesté par Benjamin pour « la richesse de lavie artistique du Berlin des années 1920-1930 », son peu de sen-sibilité à « la révolte que symbolisa, sur le plan plastique et litté-

raire, l’expressionnisme » (que lui-même connaissait si bien), etva jusqu’à affirmer : « Il est impossible de bâtir à partir des essaisde Benjamin sur Kafka ou sur le surréalisme une quelconquethéorie de l’avant-garde ou de l’art moderne. »

De tels jugements, dont la sévérité paraît parfois discutable,permettent de mieux cerner l’ambition de cette lecture : àl’écart des « saisies disparates et éclatées » d’une œuvre pluscohérente qu’il n’y paraît, à distance des lectures « partisanes »qui voudraient assigner à résidence, que ce soit à Moscou ou

à Jérusalem, du côté du marxisme de chez Brecht ou du mes-sianisme juif de chez Scholem, une pensée qui ne s’est jamaisrangée sous la bannière d’aucun dogme, Palmier refuse toutautant de se satisfaire de « la vision d’un homme perpétuelle-ment déchiré entre des positions contradictoires » : cette so-lution de facilité serait une « interprétation simpliste qui oc-culte la richesse des articulations conceptuelles, leurs corres-pondances souterraines ». À l’horizon de cette lecture, nulle« synthèse » donc, mais « une déconstruction systématique de

ses écrits, une mise au jour destensions qui en constituentl’actualité ».

Pour les faire apparaître, onne s’étonnera pas que la pro-blématique des rapports entreesthétique et politique soit, avecla philosophie du langage, l’ar-mature de cette étude, tant elleest centrale chez Benjamin.Mais que viennent faire le chif-fonnier, l’ange et le petit bossu?La préface de Florent Perrier,dont il faut saluer le remar-quable travail d’édition, donnela clef de ce rapprochement.Ces trois figures sont à déchif-frer comme autant d’allégoriesde la tension qui, aux yeux del’auteur, traverse toute la pen-sée de Benjamin. Elles ont en ef-fet en commun de porter unpoids dans le dos, mais cettecharge, « tour à tour support dela déchéance ou porteur de larédemption », représente pourPalmier « aussi bien le poids ac-cablant du destin que l’élémentrédempteur du sauvetage ».Tout le manuscrit se place ainsisous le signe de cette image« dialectique » par excellence,qui donne à voir la coexistenceparadoxale, chez Benjamin,d’un pessimisme radical et del’exigence indéfectible de « sau-ver les choses de l’oubli, lesœuvres de leur mortification,l’histoire et l’expérience hu-maine de leur dévastation ».

Adorno remarquait queBenjamin avait l’art d’exami-ner les objets « de si près qu’ilsen devenaient étrangers », pourmieux deviner leur secret. Enscrutant avec une telle attentionles écrits de Benjamin, Jean-Mi-chel Palmier a su dissiper leurapparence d’hermétisme, sansrien ôter à leur force d’attrac-tion magnétique.

Jacques-Olivier Bégot

Une histoire humaniste par l’altérité ?La réédition en format de poche de l’essai stimulant de Pascal Picq ouvre de nouvelles perspectives pour comprendre

l’histoire humaine, en se plaçant résolument au carrefour des différentes sciences de l’homme.

La « nouveauté » est souvent une carac-téristique usurpée. À vrai dire, plus elles’affiche et se revendique, plus elle se

dégrade en ce que les Italiens appellent sar-castiquement nuovissimo. Il existe bien desexceptions et cette « nouvelle histoire del’homme » en fait assurément partie, tant lespartis pris de Pascal Picq s’avèrent ici fécondspour déconstruire les lieux communs de la ge-nèse de l’humanité. Le choix d’aborderl’homme transversalement, par l’intermé-diaire de ce que les sociétés humaines ontconstruits comme son « autre » – l’animal, lesgrands singes, évidemment, mais aussi lafemme et l’enfant –, la distingue de toutes lesdémarches téléologiques classiques. Ce quipourrait n’apparaître que comme des digres-

sions, facilitées par une profonde érudition as-sise sur une démarche pluridisciplinaire – pa-léoanthropologue, l’auteur se faisant aussi an-thropologue, biologiste, éthologue au be-soin –, détruit entièrement la conception del’homo faber, mâle et occidental. Oui, plu-sieurs types d’hommes – les homo neanderta-lis, sapiens, floresiensis, soloensis –, ont co-existé durant plusieurs millénaires sans quecela impliquât des différences de niveaux dedéveloppement culturel et social entre cesgenres. Non, les hommes ne constituent pas laseule race apte à construire des rapports so-ciaux historiques et variables : on retrouvechez les chimpanzés des pratiques propres àchaque clan, clan au sein desquels se modi-fient et se différencient la place des mâles et

des femelles, des jeunes et des aînés. Non, lacréation d’outil ne relève sans doute pas ori-ginellement des nécessités de la chasse et doncde la créativité des mâles : les femelles chim-panzés s’avèrent plus habiles que les mâles àcréer et à manier des outils indispensables àl’ouverture d’un fruit par exemple. A contra-rio, c’est sans doute là où l’on ne l’attend pasque se niche une des spécificités humaines :outre le tabou de l’inceste et l’exogamie desfemmes, c’est aussi l’investissement parentaldes mâles qui distingue l’homo sapiens desautres primates. Cette réfutation de vieuxlieux communs remet évidemment en causel’idée d’une évolution linéaire de l’hommevers sa forme actuelle, ascension scandée parles différentes étapes de l’appropriation et de

la maîtrise de la nature. C’est une histoire del’évolution bien différente que propose Pas-cal Picq ici : « La vie, consubstantielle del’évolution, se joue de l’entropie en créant del’ordre, en établissant des niveaux d’organi-sation émergeant d’états antérieurs sansqu’on puisse déceler de déterminisme et, su-prême ironie, elle ne peut évoluer qu’en pro-duisant du désordre et en lui imposant descontraintes. » Est-il nécessaire de suggérer quecette conception ouvre de nouvelles perspec-tives philosophiques, anthropologiques maisaussi historiques ?

Baptiste Eychart

Nouvelle histoire de l’homme, de Pascal Picq,Éditions Perrin, 9 euros, 313 pages.

Walter Benjamin.

Jean-Michel Palmier.

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B E A U X - A R T S

Anselm Kiefer a-t-il changé ?La première édition de Monumenta, l’auda-

cieuse initiative de la Délégation aux artsplastiques qui confie désormais chaque an-

née l’immense espace de la nef du Grand Palais àun seul artiste, a été une incontestable réussite enjuin dernier. La verrière s’élève à 45 mètres et la su-perficie au sol est de 13 500 mètres carrés : qui pou-vait relever le défi, sinon Anselm Kiefer? À sa suite,ce seront Richard Serra en 2008 puis Boltanski en2009 qui devront affronter l’espace grandioseconstruit pour l’exposition universelle de 1900, enprincipe exclusivement destiné à l’art, sans équi-valent dans le monde. Kiefer était prêt : il lui suffi-sait de transférer à Paris des œuvres monumentalesqui peuplent les hangars, les friches et les grottes desa propriété de Barjac (Gard) pour en faire dix ins-tallations, dont sept « maisons » réalisées aux di-mensions des œuvres qu’elles accueillent, sous letitre général Sternenfall « pluie d’étoiles ». Et le ré-sultat a été impressionnant. Mais pourquoi cetitre ? Une réponse était offerte par la Voie lactéepeinte dans l’une des maisons sur une paroi de mé-tal froissé, dans une matière pâteuse couleur decendre et de terre, dominant un horizon liquide.L’artiste avait tracé au fusain une citation de JulesMichelet : « Le temps circulaire des astres, de lamer et des femmes. » Or, chaque astre portait unnuméro ressemblant aux matricules que les nazistatouaient sur la peau des déportés, à commencerpar les juifs. On ne pouvait penser qu’à ces der-niers, car l’exposition était notamment dédiée àPaul Celan (poète juif roumain lui-même déporté,dont les parents moururent dans les camps de lamort) qui a évoqué la « tombe d’air » de ces corpsemportés par la fumée des fours crématoires. Toutcela dans le flux et le reflux du temps : un beau etgrave thème de méditation.

En 2007, Anselm Kiefer nous fait lire son tra-vail à travers Paul Celan : il y a rupture nette par rapport à cer-taines liaisons établies dans ses œuvres des années 1980, quiétaient des réussites quant à la forme, mais d’une terrible ambi-guïté quant au sens. Car c’est bien à Hitler qu’il fallait rapporteren 1983 son hommage Au peintre inconnu (Kunstmuseum,Bonn). On y reconnaissait le péristyle de la cour d’honneur de lachancellerie du Reich conçue par Albert Speer pour le peintreraté qu’avait en effet été Hitler. Plus explicitement encore, unautre tableau associait le héros hitlérien Horst Wessel aux grandsnoms de la philosophie et de la littérature allemande (Fichte,

Goethe, Hölderlin), et il a fallu tout l’immense talent du regrettéDaniel Arasse pour nous expliquer que Kiefer n’est nullementun sympathisant du nazisme, mais que, né allemand, il n’a évo-qué avec fascination les aspects les plus terribles de l’histoire al-lemande que parce qu’il serait impossible à un artiste allemandde s’en débarrasser.

L’exposition du Grand Palais tendrait à nous dire que l’ar-tiste a changé. Kiefer confiait en 2000 au Monde que, « pour tra-vailler, je me suis inspiré des forces spirituelles qui, dans l’histoire,se sont opposées à l’Église, ont voulu la dissoudre ». Le voici qui

consacre aujourd’hui une émouvante installation au Dimanchedes Rameaux, associant un gigantesque herbier de gloire(33 œuvres) à une métaphore du Crucifié : un grand palmierabattu couvert de taches sanglantes. Anselm Kiefer ne serait vrai-ment plus le même. Tant mieux : car il n’est pas moins intéres-sant en compagnie de Jésus, Paul Celan et Ingeborg Bachmannque dans la proximité gênante du Führer. Au contraire.

Jean-Luc Chalumeau

Catalogue : Anselm Kiefer, Sternenfall, Regard/CNAP, 10 euros.

Peintures américainesHopper et Gorky

Edward Hopper, collectif, Flammarion, 200 pages, 45 euros.

Arshile Gorky, hommage, collectif Centre Pompidou, 116 pages,19,90 euros.

S’il fallait rapprocher Edward Hopperd’un écrivain de son temps, ce serait deJohn Dos Passos. Comme lui, il exalte la

vie urbaine sous ses formes les plus banales. Ilpoétise les rues de New York, leurs apparte-ments tristes et les lieux publics les moins ru-tilants. Il les poétise, mais ne les enjolive pas.Il leur attribue une âme, c’est-à-dire du mys-tère, de l’intensité, beaucoup de non-dit. Ilaime peindre des femmes solitaires dans leurschambres médiocres (Onze heures du matin,de 1928, Chambre à Brooklyn, de 1932,Chambre d’hôtel, de 1951), dans des cafés(Automat, 1929), au restaurant (Chop Suey,de 1929, Tables pour dames, en 1930), au ci-néma (New York Movies). Et cette visiond’un monde qui soutire une beauté, une grâce,du désir dans ce qu’il a de désespéré, de banal,de médiocre, constitue un paradoxe étrangeet fascinant. Hopper, autant dans ses villes lanuit que dans ses paysages de jour à la cam-pagne, au bord de l’océan, avec ses pharesénigmatiques et ses maisons plantées au beau

milieu de nulle part, a créé l’image d’une réa-lité sans concession à laquelle la peinture a at-tribué un surcroît de transcendance. C’est latranscendance de l’humain, trop humain, etd’un imaginaire pur qui s’empare de toutel’impureté de la modernité.

Manoug Adoian naît dans un petit villaged’Arménie en 1904. Après les drames de laGrande Guerre, il part en Amérique rejoindreses parents. Il étudie à la New York School ofDesign de Boston. Il se rebaptise Gorky quandil exécute son premier autoportrait. Après unepériode figurative, il prend Picasso pour mo-dèle, au début des années trente, réalisant,entre autres, une superbe encre de Chine, Nuit,énigme et nostalgie. Puis il subit une autre in-fluence, celle de Mirò, qui sera fondamentale :il abandonne presque toute idée de figuration.Alors tout s’accélère. Breton le remarque et leloue en 1945, année où il peint son Journald’un séducteur. Il s’affirme dès lors commel’un des grands artistes de la nouvelle école deNew York. Mais il disparaît prématurément,en 1948. Ce qui fait qu’on a eu tendance, enFrance, à l’oublier ou, sinon, à le mettre enmarge de la grande aventure de l’expression-nisme abstrait. Faute d’avoir vu l’exposition,vous pourrez vous en convaincre en consul-tant le beau catalogue du Centre Pompidou.

Georges Férou

De quoi est fait l’art de notre temps ?À propos de Sophie Calle à Venise.

Prenez soin de vous, Sophie Calle, Actes Sud, n.p. 69 euros.

Avez-vous visité le pavillon français de laBiennale de Venise. Non ? Eh bien,vous aurez perdu l’occasion de com-

prendre la véritable nature de l’art contempo-rain. Et puis vous auriez pu découvrir DanielBuren dans un nouveau rôle : celui de com-missaire d’exposition. De quoi s’agissait-il ?D’une lettre, et pas n’importe quel genre delettre – une lettre de rupture. Son auteur estanonyme mais on devine bien sûr de qui ils’agit (c’est de cette façon qu’on peut savoir sivous appartenez à l’élite ou non). Elle est adres-sée à Sophie Calle. Ne sachant quoi répondre(à l’en croire) elle s’est adressée à 107 femmes(ni plus ni moins) réputées posséder quelquecompétence pour l’interpréter. Commence l’in-ventaire à la Prévert : une psychanalyste, unepsychiatre, une criminologue, une sociologue,une psychologue, une linguiste, une traduc-trice, mais aussi une institutrice, une cruciver-biste, une correctrice, une éditrice, une magi-cienne, une joueuse d’échec, un clown, unevoyante, une marionnettiste, et trois ratons la-veurs. Quelques « gloires » de la littérature(Christine Angot, Marie Nimier, Mazarine

Pingeot, je n’invente rien), une historienne (Ar-lette Farge), des actrices (Arielle Dombasle,Jeanne Moreau, Elsa Zylberstein, VictoriaAbril, etc.) des chanteuses (Diam’s, GueschPatti), une cantatrice, une danseuse étoile, uneprésentatrice de la télévision. Bref, du beaulinge. Et l’exposition est un savant mélange dephotographies en couleur de ce petit monde,des fruits de leurs méditations à propos de cettedamnée lettre. L’artiste est le chef d’orchestrede ce jeu vaguement oulipien et le tout seraitson œuvre. Nous avons alors la recette de laproduction artistique up to date. La panne sen-timentale épouse la panne créative. Le livre ca-talogue qui en résulte est à couper le souffle caril est aussi pléthorique que déprimant. Ce sa-vant dosage d’autofiction et de jeu de société,de tragédie personnelle et d’exhibitionnisme,représente la France au sein de la vénérableBiennale. Il ne nous représente pas si mal queça, puisque c’est ce que nos musées, nos édi-teurs, nos galeries défendent. Nous sommespunis par où nous avons péché. Tandis quej’errai, hébétée, dans les salles du pavillon fran-çais, j’ai entendu deux Américaines s’excla-mer : So French ! Dans leur bouche, ce n’étaitfranchement pas un compliment.

Justine Lacoste

Peinture de Anselm Kiefer.

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B E A U X - A R T S

Mon élevage de poussièreAvant de quitter la capitale, emportée par la migration ri-

tuelle de l’été, je me suis souvenue d’aller visiter l’expo-sition consacrée aux « Heures chaudes de Montpar-

nasse ». Jean-Marie Drot en a été le maître d’œuvre. Ce dernieravait déjà présenté, autour de la série de films sur ce thème qu’ilavait réalisée pour la télévision, une grande manifestation à l’es-pace Elektra. Ma curiosité était aiguisée. Drot raconte l’histoirede ce quartier qui a été le centre névralgique de l’art modernede l’époque de Paul Fort siégeant à la Closerie des lilas (il y ad’ailleurs son portrait par Ferdinand Desnos) jusqu’à celle del’atelier des frères Giacometti. L’exposition (on devine ici lapatte de Sylvie Buisson) est un voyage dans le temps du mytheavec des œuvres de Modigliani, Marevna, Chana Orloff, Fou-jita, Zadkine, Soutine, Papazoff, et le tableau de Tulio Garbariqui me plaît tant, les Intellectuels à la Rotonde – d’aucuns af-firment qu’il s’agit d’Apollinaire en grande conversation avecMarinetti. Je scrute de nombreuses photographies des grandsprotagonistes de cette affaire, des artistes par centaines maisaussi une foule d’écrivains (Fargue, Apollinaire, Max Jacob,Cocteau, Léon-Paul Fargue…). Et tout cela ponctué par lesfilms de Drot qui demeurent de très précieux témoignages.

Je me dépêche de voir les sculptures de Julio Gonzàles auCentre Pompidou. Je ne regrette pas le déplacement. Je n’ima-ginais pas que ce musée possédât tant de choses du sculpteurespagnol. Je vous épargne les premiers pas et même les Ma-ternités (à part la Petite Maternité en fer forgé et découpé de1929, toute en noir et blanc). Son histoire commence à la findes années vingt, avec ses reliefs découpés (Masque de Polarau soleil, 1929) et ses premières sculptures en fer (Don Qui-chotte, 1930). Tout en développant de belles déclinaisons surles masques (il n’y a que de voir le Cagoulard, 1935-1936), ila eu l’idée de ses figures en forme d’insectes (un peu sa« marque de fabrique ») et de ses constructions abstraitesavant la guerre. Et les Hommes-Cactus demeurent le meilleurde la fin de sa vie (il est mort en 1942). Un catalogue, qui feradate, remémore la vie d’un artiste qui eut un parcours en dentsde scie, mais néanmoins admirable.

Mes pas m’ont conduite ensuite à Avignon. Inutile de dé-peindre le capharnaüm que les rues de la vieille cité des papesprésente en période de Festival. La tranquillité, je l’ai trouvée,comme chaque fois, au sein de la collection Lambert. Les mu-sées et les centres d’art contemporain en province ont étéconstruits pour ménager des espaces de solitude et de calmedans des villes dont la population décuple souvent l’été. Cetteannée, le marchand parisien nous a proposé une expositionbaptisée « Blooming » (pourquoi pas : « Efflorescence ») du cé-lèbre artiste américain Cy Twombly. Je le vénère et je l’adoreparce que c’est lui qui, le mieux dans son pays, au cours des an-nées d’après-guerre, sut représenter la problématique conflic-tuelle de l’écriture et de la peinture. Mais ses œuvres récentes,aussi impressionnantes soient-elles, m’ont causé du chagrin.Si elles ont une forte intensité chromatique (souvent binaire),elles n’ont plus ce qui faisait la force et le caractère de sonœuvre, sa singularité et son mordant. Les maigres écritures quiémaillent certaines de ces compositions semblent une parodiede son travail passé. Un événement imprévu a donné du pi-quant à cette manifestation un peu triste : une jeune femme,Sam Rindy, sous le coup d’une impulsion irrépressible, a em-brassé la surface d’une des toiles, y déposant une trace amou-reuse de rouge à lèvres. C’est en réalité un acte artistique, uneperformance. Le directeur, Éric Mézil, fait moult déclarationsfrémissantes de courroux, Olivier Kaeppelin s’est déclaré « in-digné », Twombly s’est dit « atterré » et tout le monde s’estagité dans la presse pour faire de ce maigre incident un événe-ment d’importance nationale, sinon internationale. L’œuvredevra être restaurée aux États-Unis, les experts et les restaura-teurs sont consultés, des cours de justice sont interpellées. En-fin, le Midi libre a eu de quoi remplir ses pages pendant plu-sieurs jours et Paris s’est ému.

Puis je me suis rendu à Lodève. Chaque été, le musée orga-nise une exposition digne d’un détour. Cette année, c’est unesélection importante des tableaux appartenant au musée duPetit Palais de Genève qui ont été accrochés à ses cimaises.C’est le grand amateur d’art Oscar Ghez qui a réuni des œuvresallant de l’impressionnisme à l’école de Paris. En sorte que j’aieu l’impression de remonter le temps de la peinture, en com-mençant par le Portrait de Berthe Morisot à la voilette, le Pontde l’Europe, de Caillebotte, la Terrasse de Méric, de Bazille, etd’opulents Renoir. Après viennent les pointillistes, avec Henri-Edmond Cross (Paysage aux chèvres, Après le bain), Théo vanRuysselberghe, Maximilien Luce (dont la belle Aciérie). Jem’arrête devant une Faneuse, d’Henry Van de Velde, et uneétude de Maurice Denis. Émile Bernard, Paul Sérusier sont làpour rappeler l’esprit des nabis. Mais rien alors ne retient plusmon attention que la Source, de Vallotton. Ghez avait éprouvéune passion pour les compositions de Louis Valtat, artiste unpeu oublié et qui pourtant devrait retenir l’attention comme ledémontre l’Omnibus Madeleine-Bastille (1895) ou Chez

Maxim’s (1895). Une salle entière lui est consacrée. Me voilàmaintenant en compagnie des amis de Matisse, Camoins, Man-guin, Chabaud, sans oublier Van Dongen, avec son Portait deKahnweiler. Je tourne une nouvelle page du vade-mecum del’art moderne et voici des cubistes (Metzinger, André Lhote,Survage, et l’admirable Maria Blanchard, qui a quitté l’Es-pagne pour vivre les grands moments de Montparnasse). Plusloin, j’admire un superbe Paysage imaginaire, de Larionov, unbeau pastel de Suzanne Valadon. Pour terminer, je me replongedans le Paris de l’entre-deux-guerres avec Chagall, Soutine,Kisling (dont le célèbre Portrait de Jean Cocteau), Kikoïne,Krémègne, Pascin, Dufy, Foujita. J’en suis ressortie un peuétourdie, mais comblée.

À Sète, il y a le CRAC. À ne pas confondre avec les kraksdes pieux chevaliers en Terre sainte, mais à rapprocher des bun-kers construits par les Allemands le long de notre beau littoralpendant l’Occupation. En ce lieu m’attend une exposition autitre à la fois très local et très énigmatique : On dirait le Sud. Lesous-titre de cette manifestation concoctée par Bernard Mar-

cadé laisse déjà planer un doute : « Cartographies sentimen-tales et documentaires ». En effet, au rez-de-chaussée (qui esttrès vaste), on a l’impression d’évoluer dans un office de tou-risme pris de folie des grandeurs avec de grands panneaux di-dactiques, de la guerre des Camisards à la révolte des vigne-rons en 1907, en passant par Combas et Bobby Lapointe. Toutcela semble avoir été fait dans la plus grande hâte et sans unsoupçon de réflexion. Par chance, le premier étage sauve tout :le photographe et éditeur François Lagarde y montre une trèsbelle sélection de ses portraits. On y croise des écrivains, commeValère Novarina, Dominique Laporte, Roger Laporte, ErnstJünger, des artistes comme Daniel Dezeuze, Vincent Bioulès,Christian Jaccard, même les peintres locaux, Combas et DiRosa, mais aussi Pierre Soulages, et d’autres encore. Dommagequ’un catalogue n’ait pas rassemblé cette superbe collectiondes hommes et des femmes qui ont contribué à la culture duXXe siècle, et même à celle du Midi.

Sergio Birga est l’un des rares artistes qui cultive de nosjours le bel art de la xylographie. Jeune homme, il s’est pris depassion pour les expressionnistes et a rencontré certains d’entreeux. Il a exécuté pour le festival de jazz organisé la dernière se-maine de juillet au fort Napoléon. Ces variations graphiquesen jaune, bleu, rouge et brun ont la saveur des années vingt àBerlin et l’esprit des caves à Paris de l’après-guerre. C’est unebelle suite sur un thème plein de nostalgie qui a été reproduitedans un catalogue dont les cent premiers exemplaires sont ac-compagnés d’une œuvre originale. Il va avoir bientôt unegrande rétrospective à la Villa Tamaris de la Seyne-sur-Mer.J’y reviendrai.

Solange Galazzo est un peintre qui n’appartient à aucuneécole. Un critique a pu dire qu’elle avait un esprit « fauve » etc’est vrai pour une partie de son œuvre : celle où elle représentedes bêtes sauvages dans la jungle ou de grandes villes se dres-sant la nuit devant la mer. L’exposition présentée à Orléansdans la superbe collégiale Saint-Pierre-Le-Puellier, le visiteura eu le loisir, comme moi, de découvrir les deux facettes de sontravail. D’une part, il y a ces cités métamorphosées par des cou-leurs violentes et par les reflets des lueurs nocturnes, ce senti-ment d’exotisme moderne et cette vision labyrinthique de ces

univers minéralisés. D’autre part, il y a ces visions de la nuit,qui traduit le ciel des astronomes en un ciel purement poétiquedans des teintes froides où le bleu et le blanc dominent. Et dansles deux cas, elle introduit parfois de petites lampes, qui ac-centuent ou qui ponctuent cette relation intense à descontrastes colorés, comme pour donner à ses peintures une di-mension cinétique. Son art est fait pour séduire mais aussi pourprovoquer des sensations fortes et troublantes, parfois déran-geantes. C’est cette tendance à cet élan où l’ancien et le mo-derne se mélangent en créant un trouble.

Non, je ne suis pas allé à Naples et j’ai eu tort. Je le regrettevraiment. J’aurais pu y retrouver Françoise Janicot et BernardHeidsieck au Locus Solus (un endroit exceptionnel sis dans lepalais Spinelli). La première y a montré ses tableaux de 1958jusqu’à ses Planchers d’atelier et ses Encoconnages. Le seconda montré un choix étendu de ses collages qu’il a exécutés enconcurrence avec ses poèmes sonores et qui sont souvent faitsavec des fragments de bandes magnétiques. Ce sont là deux dé-marches parallèles qui mériteraient d’être mieux connues.

Non je ne suis pas allé non plus au château du Cayla où Bri-gitte Benetteu a composé une exposition passionnante sur ledandysme et je le regrette beaucoup. L’idée lui est sans doutevenue de l’amitié de Maurice de Guérin, qui fut l’hôte de ce lieu,avec Jules Barbey d’Aurevilly, le Connétable des lettres. Le ca-talogue m’enseigne qu’on y croise Baudelaire et George Sand,Beau Brumell, Jean Lorrain et Pierre Loti, des Incroyables etdes Merveilleuses, jusqu’aux fascinants et étranges portraits deVan Beirendonck par Elisabeth Broekaert. Le catalogue meconsole un peu de mon impossibilité à retourner dans le Tarn.

Trois fois hélas, je n’ai pas pu voir l’exposition du cardinalPesch à Ajaccio. Bien mal m’en a pris. Cet ecclésiastique, onclede Napoléon, a été l’un des plus grands collectionneurs de tousles temps : il ne possédait pas moins de 160 000 œuvres. Et pasdes œuvres de rien : des « primitifs » (comme on les nommaitalors) comme Giotto, Sassetta, Piero della Francesca, ensuiteLéonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël et puis Gentileschiet Rembrandt, Poussin… la liste est interminable. L’exposi-tion qui célèbre sa mémoire fait revivre une figure hors ducommun et fait découvrir les artistes de son temps, de Frago-nard et de sa belle-sœur, Marguerite Gérard (un peintre à re-garder de plus près), à Jacques Sablet en passant par Vincentet sa belle Leçon de dessin. Cet homme et sa passion pour l’artméritent tout notre intérêt.

Et voilà, le périple s’achève et je suis rentré à Paris. Par chance,Milshtein m’attendait dans l’orangerie du jardin du Luxembourgavec une grande rétrospective qui m’a transporté et consolé : sonunivers plastique est foisonnant de réminiscences (la Russie so-viétique, le Paris de l’après-guerre), d’humour, d’apparitions fan-tomatiques qui s’enchevêtrent, de figures grotesques et drola-tiques, de bizarreries poétiques en tout genre. C’est à la fois unefête ininterrompue et une danse de mort, une autobiographie dé-lirante et le triomphe de la dérision pure. Voilà une œuvre ma-gique qu’Alin Avila a su renfermer dans une publication à la hau-teur de ce microcosme en expansion infinie.

Gérard-Georges Lemaire

« Les Heures chaudes de Montparnasse », musée du Montparnasse, jusqu’au 6 janvier 2008. Catalogue :200 pages, 29 euros.« Julio Gonzàles », Centre Georges Pompidou, jusqu’au 8 octobre. Catalogue : 336 pages, 49,90 euros.« Cy Twombly, Blooming », collection Yvon Lambert en Avignon, jusqu’au 30 septembre.Catalogue : Gallimard, 192 pages, 29 euros.« Chefs-d’œuvre de la collection Oscar Ghez », musée de Lodève, jusqu’au 28 octobre. Catalogue : 300 pages, 45 euros.« On dirait le Sud », CRAC, Sète, jusqu’au 16 septembre. « Des bois pour le jazz », Birga, villa Tamaris (catalogue).« Des nuits et des nuits », Solange Galazzo, collégiale Saint-Pierre-Le-Puellier, Orléans (catalogue).« Hide and Seek bis », François Janicot-Bernard Heidsieck, Kaplan’s Project nº 3,Locus Solus, palazzo Spinelli, Naples (catalogue).« Dandysmes », château musée du Cayla, Andillac-musée départemental du Textile, Labastide Rouairoux, jusqu’au 28 octobre.Catalogue : Éditions du Sandre, 72 pages, 30 euros.« Le Cardinal Fesch et l’art de son temps », musée Pesch, Ajaccio, jusqu’au 30 septembre. Catalogue : Gallimard, 184 pages, 35 euros.« Fées et petites merveilles, Milshtein », Orangerie du jardin du Luxembourg. À l’espace Berggruen,Paris, du 5 au 30 septembre. Catalogue : Aréa, 208 pages,35 euros.

Huile sur toile de Solange Galazzo.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . S e p t e m b r e 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r s e p t e m b r e 2 0 0 7 ) . X I I I

C I N É M A

RéminiscencesSyndromes And A Century, film thaïlandais d’Apitchatpong Weerasethakul, avec Nantarat Sawaddikul,

Jaruchai Iamaram et Nun Nimsomboon (1 h 45).

Les familiers du cinéaste ne s’en étonneront pas : Syn-dromes And A Century d’Apitchatpong Weerasethakulse compose de deux parties qui prolongent et devraient

conclure le cycle des films en diptyques entamé par le réalisa-teur avec Blissfully Yours (2002) et Tropical Malady (2004). Enapparence artificiel et contraignant, ce cadre formel impose auxœuvres leur dynamique en mêlant rupture et continuité tem-porelle, redite et développement des situations initiales dans unautre registre narratif. Le positionnement ambigu d’une partiepar rapport à l’autre n’entend donc pas démystifier le specta-teur en utilisant la construction classique des films à suspense(ce que vous avez cru voir, ce qui s’est réellement passé), maisinstaure une tension irrésolue qui invite à articuler ensemble lesdeux pans d’un film sans pour autant expliciter.

Syndromes met en scène les émois sentimentaux déçus entredentistes, médecins et patients dans un hôpital situé successi-vement à la campagne puis à la ville ; d’un lieu à l’autre, cer-taines scènes se rejouent avec ou sans les mêmes personnages.À lire la note d’intention du cinéaste, l’histoire est censée évo-quer la vie de ses parents avant sa naissance ; mais on seraitbien en peine d’identifier la formation d’un couple dans cet im-broglio d’espoirs amoureux insatisfaits. Plus significative bienqu’anecdotique est la croyance d’Apitchatpong Weerasetha-kul en la réincarnation, qui permettrait d’éclairer la reprise decertains motifs d’un film à l’autre et le décalque de scènes entreles deux parties. Involontairement ou non, la structure de Syn-dromes rappelle en effet Une sale histoire de Jean Eustache oùMichael Lonsdale faisait le récit d’un souvenir en réutilisantexactement les mots choisis auparavant par Jean-Noël Picqpour le raconter au cours d’une soirée filmée par le cinéaste.Le faux était cependant placé avant le vrai, renversant l’or-donnancement temporel habituel. Ici, Weerasethakul indique,dès le générique, la part de jeu que renferme son film : alorsqu’il cadre un champ aperçu par une fenêtre, les personnagescontinuent leur conversation en voix off avant que l’un des ac-teurs s’aperçoive qu’il a oublié d’éteindre son micro. Le douteplane alors sur ce qui a été entendu : évocation réelle de la viedes comédiens ou continuation de la fiction amorcée par la

scène précédente ? Chacune semble nourrir l’autre, les situa-tions de tournage influençant le film. Mais la piste Eustache nemène pas plus avant. La répétition des dialogues dans desconfigurations identiques au cours de la deuxième partie negarde du statut de l’énonciateur par rapport à ce qu’il raconteet du jeu entre le faux et le vrai que l’accumulation de stratesde récits potentiellement superposables. Le temps ne se dérouleplus : il est comme une étoffe que l’on pourrait indifféremmentdéplier et replier.

La seconde moitié de Tropical Malady poursuivait déjà surun mode légendaire une histoire qui se laissait également lirecomme la mise en scène sur un plan onirique ou inconscient dela romance des deux héros de la première partie. Syndromes,avec ses reprises, pourrait illustrer la dislocation progressivedes rapports humains dans un cadre visiblement plus contem-

porain, fonctionnel et plus blanc. Mais la re-cherche d’un sens hypothétique importemoins que le geste esthétique de chevauche-ment ou de tuilage recouvrant et dévoilantde nouvelles couches de film. BlissfullyYours, premier volet de cette trilogie pa-limpseste avec son héros en mue recouvertde peaux mortes qui le démangeaient et queses compagnes retiraient patiemment, amor-çait un tel empilement tout en le métaphori-sant. Le nouvel épiderme garde toujours lestraces des lignes et des cicatrices du précé-dent tout en s’exposant à des caresses ou àdes agressions que le premier n’a pasconnues. La succession n’exclut donc pasune mémoire dont l’architecture des filmsde Weerasethakul permet l’affleurement.L’histoire des moines ou des paysans cu-pides, la femme plus âgée s’immisçant dansun couple, les escapades à la campagne, lesséances d’aérobic en plein air et les chansonsà l’eau de rose traduisant le trouble des per-sonnages sont autant de variations autour

de motifs identiques qui offrent un passé aux personnagescomme au regard du spectateur. Ces mutations perpétuellesrenforcent l’impression d’inaccomplissement, de latence maissurtout d’impuissance qui parcourt les films. La deuxième par-tie de Syndromes, avec ses phrases qui disparaissent dans la re-prise des scènes comme sur un disque qui saute, semble ainsipointer une accélération du temps, un sentiment d’impatienceou d’usure chez ces personnages au devenir sans fin, en attentede leur prochaine réincarnation. Les lents travellings de fin par-courant l’hôpital immaculé avant de fixer une bouche d’aéra-tion qui aspire des nuages de fumée leur offrent alors une ul-time pause dans ce cycle où le cinéma s’apparente à un pro-cessus géologique qui, par sédimentation et érosion, dessine lerelief des vies humaines.

Gaël Pasquier

CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP

Journal d’un cinémateurC’est le plein été qui, cette année, a battu son plein de

pluie. On s’allonge cependant une fois encore sur lesable, ce soir-là, face au ciel nocturne pour se perdre et

se retrouver dans sa contemplation : après les avoir longtempscherchées en vain du regard, force est de constater que deuxétoiles sur lesquelles on avait coutume de s’orienter ont dis-paru, l’étoile Bergmann et l’étoile Antonioni, ne laissant qu’unpoudroiement d’astres de troisième ou quatrième grandeurque l’on a peine parfois à nommer, et dont les lueurs, à la ren-trée, seront peut-être déjà abolies.

Comme ce cinéaste thaï au nom imprononçable (Apichat-pong Weerasethakul) sur lequel j’hésite à me prononcer : Gaëlqui jouit à l’abscons s’extasie ci-dessous sous vos yeux, tandisque mon caissier cinéphile repousse ce type de « travaux d’ar-chitectes brachouilles. mes c… », dit-il ; dans l’un (Blissfullyyours : Bienheureusement vôtre) comme l’autre (SyndromesAnd A Century : Des syndromes et un siècle) de ses films, le hé-ros est à la fin sujet à une modeste érection : l’un et l’autrem’ont laissé dans l’état de leur héros, figurativement s’entend.

Comme l’Argentin Santagio Otheguy qui mène sa barque(La Leon) et son premier film dans le delta du Paraña, lou-voyant en superbe noir et blanc entre les îles du fleuve et les dé-sirs insondables de leur population frustre et proposant debeaux plans qui ont quelque chose des grands films muets so-viétiques.

Comme Eytan Fox – dont nous gardions de Tu marcherassur les eaux un vif souvenir – lequel a adapté à la mesure de sontemps Roméo et Juliette : seulement les Capulets sont les Is-raëliens, les Montaigus les Palestiniens, quant à Juliette, c’estun homme : tout cela, on peut l’imaginer, modifie sensiblementla donne, qui produit un jeu particulier, entre les facilités de lacomédie de situation (situation comedy, ou sitcom) et la ma-chine infernale de la tragédie.

Comme le Taïwanais Tsai Ming Liang, lequel, ne voulantpas dormir tout seul (I don’t want to sleep alone), ne fait qu’uncorps avec ses personnages à qui il fait découvrir, dans KualaLumpur, paradigme de la ville moderne, les désastres dumonde (pollution, exploitation ouvrière, triomphe de la mar-chandise) contre lesquels les seules armes, émouvantes parce

que dérisoires, sont celles de l’amour et de la poésie : le miracled’un papillon, trois corps détendus étendus au clair de lunesous la mousseline de la moustiquaire.

Comme Nadir Moknèche, dont mon ami Bruno avait ététouché par les lueurs de son « bordélique Délice Paloma : deuxou trois enfants-filles courant après une fourgonnette dans lebled ; la jeune première danseuse éblouissante et la chansonsupérieure, reprise par l’héroïne chevaline, espèce de SapritchDalida, l’assez impressionnante, Biyouna et commençantainsi : « Je m’ennuie et je veux des grands palais de marbrerose / Pleins d’escaliers pour mes nuits blanches / Des jardinssuspendus au-dessus du temps / Où se rejoindraient lesamants / Fantômes ou vivants…» Et j’ai cru voir ce que B. avait vu.

Comme Ryan Fleck dont j’ai subi le Half Nelson (prise delutte immobilisant au sol l’adversaire) parce que Bruno avaitdit : « Surtout, va voir ça pour mon copain chouchou RyanGosling. » En effet, ce Ryan est un acteur singulier, fragile,presque diaphane, qui semble au bord de gouffres (ici ladrogue) dans lesquels il menace de disparaître à tout moment.Ou, et pour la même raison, Gregory Hoblit qui a concoctéun crime presque parfait pour la Faille (Fracture), dans lequelRyan Gosling joue un jeune procureur, bâtard ambitieux, vic-time d’une autre drogue (la réussite), aux prises avec un cri-minel machiavélique (Anthony Hopkins) : plaqué à terre àtrois reprises, défait, le procureur, auquel, malgré son arri-visme forcené, sont acquises toutes les sympathies, parvientin fine à détecter la faille du titre, laquelle anéantit le systèmede défense de l’adversaire. Half Nelson.

Comme Joachim Lafosse qui avec Ça rend heureux et AlexVan Warmerdam qui avec Waiter ! (Garçon !) se penchent, ense tenant cependant à distance, sur leur métier : faiseur de filmsou d’illusions. Lafosse assure qu’il a choisi son titre parce quetourner ce film l’avait rendu heureux : ce bonheur-là est com-municatif, et deux ou trois scènes comiques méritent d’être re-tenues dans les anthologies ; les réflexions sarcastico-piran-delliennes de Van Warmerdam sur les conflits entre créateuret ses créatures ne m’ont paru par contre ni radicalement nou-velles ni exemplairement légères.

Comme Jorge Sanchez-Cabezudo dont la Nuit des tourne-sols (La Noche de los girasoles) apparaît comme une vraie ré-vélation : « Bien foutu et sympathiquement désespérant. Unvrai film gallicien ! », me confirme José à qui je l’ai chaudementrecommandé. Bien construit, oui, progressant à coup de va-riations dans la focalisation externe, passant habilement del’un à l’autre des personnages impliqués, de près ou de loin,dans le crime qui a lieu, dès les premières minutes, au beau mi-lieu d’un champ de tournesols ; le spectateur n’a donc pas à de-viner qui est l’assassin, identifié dès lors, mais en contrepartieil est invité à se pencher sur ces anciens villages abandonnés,hantés par des vieillards solitaires ou des fous goyesques, à serepaître de la médiocrité d’une humanité menée par le bout deses pulsions, à constater les arrangements de chacun avec saconscience : désespérant, oui. Sanchez-Cabezudo est un mar-chand de désillusions.

Comme Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud (Persepo-lis : un premier quart d’heure intéressant et la voix merveilleusede Danielle Darrieux, mais pas de quoi casser trois pattes à unayatollah), comme Julie Delpy (2 Days in Paris : dialogue as-sez brillant pour camoufler longtemps le vide du propos),comme Kelly Reichardt (Old Joy : simple ballade / balade nos-talgique à petit feu et à petit prix, parfois touchante), commeBrad Bird et Bob Peterson (Ratatouille goûtée, à Pont-l’É-vêque, en compagnie d’un petit enfant, et tout compte fait suc-culente), sur lesquels il n’est interdit de m’étendre, faute d’es-pace.

Antonioni est mort, Bergmann est mort, me disais-je al-longé sur le sable, et Jean-Luc Godard ne va pas très bien si j’encrois l’intelligente et goguenarde pochade de Luc Moulet (lePrestige de la mort) qui n’hésite pas à annoncer la mort del’Helvète. Sur quelle étoile désormais guider nos pas dans lanuit obscurcie ?

P.S.Michel Serrault a tourné plus de mauvais que de bon films :sa seule excuse, c’est que sa présence, plus souvent inquiétante que comique, justifiait à elle seule l’existence des mauvais.

Une impression d’inacomplissement confinant à l’impuissance.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . S e p t e m b r e 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r s e p t e m b r e 2 0 0 7 ) . X I V

C I N É M A / M U S I Q U E

Portraits croisés d’Ingmar et de MichelangeloLe 30 juillet 2007, Ingmar Bergman et Michelangelo Anto-

nioni, deux phares du septième art européen se sont éteintsl’un après l’autre, à quelques heures d’intervalle et plusieurs

milliers de kilomètres de distance. Ils ont abandonné « paisible-ment» un monde qu’ils ont si intensément habité et dont ils n’ontcessé, à la lueur inquiète et vigilante de leur caméra, d’éclairer lesabîmes les plus sombres et les plus tumultueux : l’un à quatre-vingt-neuf ans, à l’aube, dans sa maison sur l’île suédoise de Faaröen mer Baltique, où il s’était retiré ; l’autre à quatre-vingt-quinzeans, le soir, à son domicile romain, comme si, malgré l’aphasiedont il était atteint depuis 1985, il avait tenu à avoir le dernier motet à partir avec ce temps de retard, et jamais tout à fait mort, qu’ilaimait tant à filmer, assuré de laisser derrière lui un champ videou presque ; puisque de sa génération, la dernière à avoir tutoyéles origines du cinéma, il ne reste plus que l’inégalable Manoel deOliveira, né en 1908, qui a commencé à tourner au temps dumuet… Faut-il voir dans la coïncidence troublante, pour ne pasdire heureuse, de l’effacement de ces deux statues de Comman-deur du cinéma d’auteur moderne, un coup de pouce du destinqui, contrairement à nos deux cinéastes peu enclins, eux, aux com-promis narratifs, se laisserait aller à quelque facilité de scénarioou à quelque illusion de montage, pour réunir, tels qu’en eux-mêmes enfin, Ingmar et Michelangelo dans des trajectoires pa-rallèles ?

Peut-être. Car s’ils ont conjugué la modernité du cinéma surdes modes différents – l’un en homme de théâtre, l’autre enpeintre ; l’un par la puissance de la parole, l’autre par le silence duregard ; l’un jusqu’au péché, l’autre jusqu’à la désaffection ; l’untourné vers le passé, l’autre vers le futur –, les concordances detemps ne manquent pas dans le parcours de ces artistes qui ont in-carné ce moment, dit moderne, de l’histoire du septième art oùdes auteurs, dès avant les nouvelles vagues, ont osé s’en prendreaux codes narratifs classiques pour mieux questionner le lien quiunit l’homme au monde et mieux se confronter aux maladies exis-tentielles de leur temps. Leurs carrières, bien que très différentespar le nombre d’œuvres réalisées, – une filmographie pleine d’unequarantaine de longs métrages pour l’un, contre une filmographieévidée, trouée par les projets avortés, comptant seulement unequinzaine de longs métrages pour l’autre –, couvrent une mêmepériode, six décennies au cours desquelles ils ont profondémentchangé notre manière de voir les films.

Ingmar, né en 1918 à Uppsala, où il a reçu une éducation strictesous la férule d’un père luthérien, arrive au cinéma, après desétudes d’histoire et de littérature à Stockholm, par le théâtre ; Mi-chelangelo, né en 1912, à Ferrare, dans le nord de l’Italie au seind’une famille bourgeoise, y accède, après des études en sciences

économiques à Bologne, par le journalisme et la critique. L’unréalise sa première œuvre en 1945 avec la Crise, mélodrame où sedessinent déjà quelques-unes de ses obsessions (déchirement ducouple, violence et répression du désir). Suivent une dizaine defilms de jeunesse qui lui permettent de se dégager peu à peu de sesinfluences premières (Sjöström, expressionnisme allemand, réa-lisme poétique français) pour, dans les années cinquante, donnerses premiers chefs-d’œuvre (Jeux d’été, l’Attente des femmes, Unété avec Monika) avant de rencontrer enfin la reconnaissance in-ternationale avec des films aussi différents et marquants que Sou-rires d’une nuit d’été, les Fraises sauvages, le Septième Sceau et leVisage. L’autre tourne sa première œuvre entre 1943 et 1947, lesGens du Pô, documentaire placé sous les auspices d’un néoréa-lisme naissant dont il se détache assez rapidement, après quelquescourts métrages, pour en intérioriser et subjectiver l’héritage dès1950 avec Chronique d’un amour, son premier long métrage, puisavec la Dame sans camélias et Femmes entre elles et enfin le Cri,autant de films où, à travers une narration introspective et une at-tention toute particulière aux décors, s’affirme la singularité dustyle antonionien.

Le début des années soixante marque un tournant dansl’œuvre des deux cinéastes qui, avec chacun une trilogie – celle ditedu « silence de Dieu » (À travers le miroir, les Communiants et leSilence) pour l’un, et celle appelée a posteriori « de l’incommuni-cabilité » (l’Avventura, la Nuit et l’Éclipse) pour l’autre –, se ha-

sardent jusqu’au bout du dépouillement formel etde l’épuisement narratif, sur des terrains encore in-explorés : l’un pour traquer le mystère des âmes auplus près des visages, l’autre pour saisir le mystèredes sentiments à fleur du vide, mystères qui se conju-guent chez l’un comme chez l’autre au féminin.

En 1964, tous deux passent à la couleur. Bergmanplus timidement avec Toutes ses femmes : il revientau noir et blanc avec Persona – sublime face-à-faceentre une infirmière et une actrice mutique (Liv Ull-mann entrant par ce chef-d’œuvre dans le cinéma deBergmann) – avant de l’adopter définitivement àpartir d’Une passion (1969) et d’en tirer toute laforce affective et symbolique dans ses films magis-traux des années soixante-dix (Cris et chuchote-ments, la Flûte enchantée, l’Œuf du serpent, Sonated’automne). Antonioni plus expérimentalement,avec le magnifiqueDésert rougequi clôt le cycle Mo-nica Vitti : il n’abandonne plus la couleur, s’éloi-gnant de l’Italie pour aller promener ailleurs son re-gard énigmatique avec Blow Up en 1966 (film de la

consécration, dans le swinging London), puis Zabriskie Point(dans l’Amérique de la contre-culture), Chung Kuo (grand do-cumentaire sur la Chine de Mao) et Profession reporter (tournéen Afrique et du nord au sud de l’Europe).

L’année 1982 sonne pour le maître suédois et le maestro ita-lien le temps du retrait. Temps apaisé du retour vers l’enfance pourl’un qui, avec Fanny et Alexandre (1982), signe un film sommequi éclaire d’un jour autobiographique les grands thèmes de soncinéma, avant de faire ses adieux officiels au grand écran, sansabandonner pour autant le théâtre et la télévision où il achève sacarrière sur un ultime et noir condensé testamentaire sur lavieillesse, Sarabande (2003). Temps incertain de retour vers le fu-tur et la création pour l’autre, qui après Identification d’unefemme (1982), à la suite d’une commotion cérébrale, se voitcontraint de mettre des points de suspension à une œuvre que neviennent plus compléter que quelques vibrants codicilles : Par-delà les nuages (avec l’aide de Wenders) en 1995 et enfin, en 2004,deux courts métrages, Le regard de Michel-Angeet le Fil périlleuxdes choses (premier des trois épisodes d’Éros).

«Le cinéma, disait André Bazin, est le seul art qui se développeet vieillisse avec nous» : si la mort des grands cinéastes nous touchetant, c’est parce qu’avec eux, c’est un peu de notre croyance aumonde qui disparaît, poussés vers un avenir auquel, après eux,nous avons toujours un peu la tentation de tourner le dos.

José Moure

Monica Vitti et Alain Delon dans l’Éclipse : le mystère des sentiments à fleur de vide.

Les gammes de Jacques LonchamptÀ époque unique… journalistes uniques ! Jacques Lonchampt a traversé, entendu et commenté plusieurs décennies de musique classique, au cours de la seconde moitié du vingtième siècle ; il est le passeur exceptionnel d’une époque.

Il a regroupé ses papiers (pour l’essentiel, parus dans le Monde), en plusieurs volumes.

Jacques Lonchampt. L’effervescence techno-logique des communications et des trans-

missions est à l’origine d’un véritable décollagede l’écoute. Sous l’Occupation, il s’est produitune forme de repli de la population, toutesclasses sociales confondues, autour de la mu-sique diffusée à la radio (TSF), au disque, voiredans les salles de concert. Même avec desmoyens qui nous paraissent vétustes, la musiqueaura été un refuge, vite transformé en besoin.Songez aux Jeunesses musicales de France(JMF), alors très influentes, génératrices de dé-couvertes pour de nombreux jeunes. Aux len-demains des hostilités, les apparitions, rapideset convergentes, de disques de longue durée(33 tours), d’ondes radiophoniques aisément etconfortablement accessibles, puis des CD, DVDet, aujourd’hui, des téléchargements ont ré-pondu à une demande qui s’est modifiée, touten s’amplifiant. C’est dans ce contexte que seplace l’émergence de ce que l’on a appelé la mu-sique contemporaine qui s’est accompagnée depolémiques intenses dont les foyers ne sont pastous éteints. Par exemple une divergence m’a op-posé à mon collègue de l’époque, Bernard Ga-voty, du Figaro. J’ai également en mémoire unetrès passionnante discussion avec le composi-teur Karlheinz Stockhausen (vous en trouverezune longue trace dans un des volumes) ; commed’une intégrale Anton Webern, sous la houlettede Pierre Boulez aux SMIC(1) de Maurice Fleu-ret, personnage central de ce courant musical

symbolisé par un créateur tel que Iannis Xena-kis. De même, je me souviens de mes émer-veillements aux créations d’Henri Dutilleux, sineuves et intemporelles, ou des fresques lyriquesde Luigi Nono à Lyon, et en Italie.

Mais cette musique contemporaine, nul nel’ignore, est loin de faire consensus ?

Jacques Lonchampt. Au cours des sièclesprécédents l’idée même de « musique contem-poraine» n’existait pas. Toute musique nouvelleapparaissait sur fond de musique classique am-biante ; considérez Joseph Haydn, par exemple.En revanche, depuis la guerre de 39-45, cette mu-sique est devenue un genre en soi, à l’image dujazz ou de la musique baroque. Et le plus sou-vent, d’emblée, connotée négativement. Alorsque devrait jouer un raisonnement inverse, si unauditeur est frappé, ne serait-ce que par un mo-ment fugitif de pièce nouvelle, il lui appartien-drait de s’interroger sur cette rencontre et dechercher à réécouter ce qui a retenu son atten-tion. Des festivals spécifiques ont été créés pourappuyer ces retrouvailles, pour favoriser ces fré-quentations : ils ont fonctionné comme des ré-vélateurs. Le Festival de Royan, disparu de nosjours, a eu seize ans de vie et chacune de ces seizeannées a produit, au moins, une œuvre remar-quable. Plus tard ce sera la création de l’En-semble intercontemporain (EIC) dans le cadredu nouveau Centre Pompidou et ce, à un mo-ment où se tissait un maillage d’orchestres sym-phoniques attachés à des maisons d’art lyrique

renaissantes et à de nombreux festival dansl’Hexagone. Occasion de rappeler que nousavons assisté à l’ouverture de l’Opéra Bastille,de la Cité de la musique, et au retour du vieux etimmortel Châtelet.

L’opéra que vous évoquez n’est-il pas, denos jours, à la fois et contradictoirement su-blimé et dévalué par les excès surtout des met-teurs en scène et, d’ailleurs, n’était-il pas mo-ribond dès la fin des années cinquante ?Même si, au bilan, on peut reconnaître laréussite de Patrice Chéreau pour le Ring deRichard Wagner, à Bayreuth et celle de l’in-tégrale de Lulu d’Alban Berg, au Palais Gar-nier sous l’administration de Rolf Lierber-mann.

Jacques Lonchampt. En ce domaine il mesemble que l’on peut tout envisager, sous réservede respecter scrupuleusement le sens de l’œuvre,de ne pas le tronquer, de ne pas tromper le pu-blic, voire les compositeurs et les librettistes.

Le développement du livre musical est éga-lement significatif dans un secteur où laFrance avait accumulé un sérieux retard.

Jacques Lonchampt. Ce sont Brigitte etJean Massin qui en ont été les pionniers.Après leur Beethoven, suivi d’un Mozart, leSchubert de Brigitte Massin a confirmé le des-sein d’une collection (Fayard) dans le sillagede ce qui fut un beau succès. Grâce à une pro-grammation très riche, Claudio Monteverdi,la musique russe, Jean Sibelius, George

Enesco, César Franck, Ernest Chausson, etc.,ont été mieux connus. D’autres éditeurs ontemboîté le pas, élargi la palette. Depuis lescommémorations de Schubert, de Mozart, re-lancé initialement par le Festival d’Aix-en-Provence, une chaîne de centres d’intérêts,soutenus par les divers médias du temps, ci-néma inclus, n’a cessé de fonctionner : Gus-tav Mahler (vous-même achevez de réduire lestrois volumes d’Henry-Louis de la Grange enune biographie de 500 pages, prochainementen librairie), Richard Wagner, Frédéric Cho-pin, Claude Debussy, Dimitri Chostakovitch !

Propos recueillis par Claude Glayman

(1) SMIC : Semaines internationales de musique contemporaine.

(2) Jacques Lonchampt : le Bon Plaisir :Journal de musique contemporaine, éditionsPlume 1994 ; Journal de musique 1949-1995,L’Harmattan, 2001 ; Voyage à travers l’opérade Cavalieri à Wagner, L’Harmattan, 2002 ;Regard sur l’opéra de Giuseppe Verdi àGeorges Aperghis. L’Harmattan 2003. JacquesLonchampt est également l’auteur d’ouvragesmusicologiques antérieurs dont les Quatuorsde Beethoven, Fayard 1987. Il a en outre établiles textes d’une biographie et d’analyses de Louis Aguettant, écrivain et musicologue : la Vie comme une œuvre d’art, L’Harmattan 2006.

DR

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . S e p t e m b r e 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r s e p t e m b r e 2 0 0 7 ) . X V

T H É Â T R E

Avignon, for ever

Tous les observateurs, et même certains acteurs de la der-nière édition du Festival d’Avignon vous le diront : ils’est dégagé pour cette soixante et unième manifestation

une aussi étonnante qu’étrange impression de calme que jen’irai pas jusqu’à qualifier de plat. Au demeurant, ou peu s’enfaut, tout le monde s’est déclaré plutôt satisfait. Oubliées lesturbulences des intermittents de 2003, oubliés les remous de2005 et la fausse querelle consistant à opposer les classiques etles modernes, les tenants d’un théâtre de texte et ceux célébrantun art du corps et de la performance. Bref, voici, en cette èresarkozyenne, le moment de la réconciliation. Où l’on a enfinretrouvé les grandes soirées mémorables dans la cour d’Hon-neur du palais des Papes, et dans quelques autres lieux trans-formés pour l’occasion pour honorer le spectacle vivant. Avec,reprenons l’argumentation première toujours évoquée par lesresponsables du festival, un public de plus en plus nombreux.Et l’on a vu, extasions-nous, des queues dès le petit matin aupremier jour de l’ouverture de la location des places, commepour les matchs de football ou de rugby lors des Coupes dumonde, et l’on a vu, billets déjà en main, des foules se presserune heure avant l’ouverture des portes des théâtres afin d’êtrebien placés sans doute, afin surtout d’être sûrs de ne pas raterl’événement, d’« en avoir été ». Je ne sais si le Festival est po-pulaire comme le voudrait la légende (l’a-t-il jamais été ?), entout cas il est populeux. Tout cela dans le plus grand calme, uncalme bon enfant (enseignants chahutant gentiment commeles gamins qu’ils morigènent à longueur d’année, touristes, ha-bitués, ou simplement amoureux fous du théâtre, etc.). Voilàqui nous rappelle le phénomène FNAC organisant des voyagespour les grandes expositions du siècle. Consommons, consom-mons. Les directeurs du Festival qui ont été renouvelés dansleur mandat, Hortense Archambaut et Vincent Baudriller, peu-vent se frotter les mains ; ils ont réussi là où ils étaient mis-sionnés. Le paradoxe voulant que cette réussite intervienneavec leur quatrième « artiste associé », celui qui, sans doute,soulevait le plus d’interrogations sceptiques, Frédéric Fisbach.Pourquoi pas, et tant mieux !

Le Festival d’Avignon, que le monde nous envie, est devenuune sphère autonome, une bulle avec ses propres codes, commedégagé des rudes contingences du monde (encore que la dureloi du marché les y rattache, mais pour le reste !). Le louable ef-fort des organisateurs pour marcher du même pas que le monde,le dire sinon le penser (voir le Théâtre des Idées, dirigé par lejournaliste Nicolas Truong, qui invite philosophes, sociologueset autres penseurs de qualité à venir s’exprimer et « penser » lemonde) n’y peut rien. C’est ainsi. Les spectacles programmés

ont beau parler le monde aussi (il a beaucoup été question, cetteannée, du politique et notamment des communistes, commedans le très beau et pertinent Silence des communistes (1) pro-posé par Jean-Pierre Vincent, – une mise en espace ! – mais aussidans d’autres spectacles comme Angels in America, de TonyKushner mis en scène par le polonais Krzysztof Warlikowski).Ils ont eu beau évoquer les États-Unis des années quatre-vingt,l’Allemagne nazie avec Mephisto for ever, des Néerlandais TomLanoye et Guy Cassiers d’après l’œuvre de Thomas Mann, leproche aujourd’hui avec les Éphémères, d’Ariane Mnouchkine,et plus encore Rendre une vie vivable n’a rien d’une questionvaine, au titre plus qu’évocateur, de la jeune et prometteuseÉléonore Weber, et j’en passe, rien n’y a fait, le Festival naviguedans un autre espace-temps. Bon vent a-t-on envie de lui sou-haiter. Car, inconditionnels ou critiques (détracteurs ?), tout lemonde aime à s’y retrouver. Voilà : une fois pour toutes ?

Il y eut bien quelques tentatives pour crier au scandale (po-litique ? !) à cause des Feuillets d’Hypnos, de René Char, pré-sentés par Frédéric Fisbach, mais ce fut lettre morte. Le cri deprotestation plutôt exagéré a fait un flop, tout comme les pro-testations après la représentation de Nord, de Céline, parFranck Castorf. Fatigue, Lassitude, ou volonté délibérée d’êtreau calme, dans un consensus tranquille ? Alors ? Restent ef-fectivement des spectacles de bonne qualité, qui ne marque-ront sans doute pas l’histoire du théâtre, mais enfin que de-mande le peuple ? Il y en eut pour tous les goûts, toutes les af-finités esthétiques. Ce fut d’abord, dans la cour d’Honneur, lasoirée exceptionnelle (pas seulement parce qu’elle était unique)offerte par Jeanne Moreau et Sami Frey sur le texte de HeinerMüller, Quartett. Moment rare qui devait autant aux person-nalités des artistes (Jeanne Moreau fut, jadis, de l’aventure vi-larienne ; Sami Frey retrouvait la cour d’Honneur après y avoirinterprété, notamment, Nathan le Sage, de Lessing) qu’au textetraité, fouaillé dans son intensité mortifère. Paroles proféréespar des morts-vivants, paroles de l’au-delà ; une vraie réjouis-sance… De la mort (et donc de la vie) il fut également questiondans l’Acte inconnu, de Valère Novarina, qui avec l’aide pré-cieuse de son scénographe Philippe Marioge, maîtrisa l’espace(pas si furieux que cela) de la cour, et nous déclina, avec un sa-voir-faire désormais au point, toutes les gammes (inégalesquand même et parfois un peu longues) de son univers. Avecune distribution superbe – à laquelle manque néanmoins cruel-lement Daniel Znyck – rompue à sa langue et à son esthétique.Distribution superbe aussi pour le Roi Lear de Shakespeare,revu et corrigé (légèrement) vers une certaine modernité, parJean-François Sivadier et dont l’audace suprême est d’avoir

fait jouer le vieux roi par son complice Nicolas Bouchaud, laquarantaine triomphante (la moitié du compte !). Pari réussiqui permet de donner une autre vision de la pièce dont le filrouge (qui néglige malheureusement le tragique, notammentdans la seconde partie) est dévidé par Norah Krief dans ledouble rôle de Cordélia, la fille bannie par Lear, et celui du fou.Cette idée-là et sa représentation sont tout simplement admi-rables comme la comédienne qui les porte. Je pourrais à loisircontinuer d’énumérer les spectacles, de distribuer les bons etles mauvais points, citer encore et toujours Angels In Americaet le Silence des communistes (décidément !), d’y ajouter Me-phisto For Ever, Hippolyte et Claire (et pour ces deux derniersspectacles, je sais que je suis loin de faire l’unanimité !) d’affir-mer que Rodrigo Garcia me semble toujours aussi faussementprovocateur et démago et que Faustin Linyekula est un peutrop malin qui nous donne à nous autres Occidentaux ce quenous attendons que lui, l’Africain…, la vraie question concer-nant le Festival d’Avignon réside ailleurs, dans son dévelop-pement exponentiel qu’il est donc de plus en plus difficile àmaîtriser et à gérer (Hortense Archambaut et Vincent Bau-driller auraient-ils trouvé la formule magique cette année ?).Tout cela au milieu d’une ville qui a accueilli cet été 900 spec-tacles dans le off, un record ! De cette masse, je me contenteraid’extraire, pour en parler plus tard, un spectacle, ou plutôt untexte (qui doit paraître dans son intégralité début 2008) et sonauteur-interprète, le Jour où Nina Simone a cessé de chanterde la libanaise Darina Al Joundi, mise en scène par Alain Ti-mar. Un choc. Par ailleurs la majorité des « grands » spectaclesdu in, coproduits (ou produits majoritairement) par des insti-tutions reconnues – le Festival n’est pas assez riche pour s’enpasser – vont retourner se « montrer » dans leurs lieux d’ori-gine, et tourner dans tout l’Hexagone tout au long de la sai-son ; ce sera l’occasion d’y revenir.

Jean-Pierre Han

(1) Le Silence des communistes,Vittorio Foa, Miriam Mafai, Alfredo Reichlin, L’Arche éditions. 96 pages, 13 euros.

L’Acte inconnu,de Valère Novarina. Théâtre national de la Colline,01 44 62 52 52. À partir du 15 septembre.

Le Roi Lear,de Shakespeare. Théâtre des Amandiers-Nanterre,01 46 14 70 00. À partir du 15 septembre.

L’exemple d’Almada

Le Festival d’Almada, ville ouvrière qui fait faceà Lisbonne, de l’autre côté du Tage, existe de-puis maintenant vingt-cinq ans (un quart de

siècle) ; une paille face aux soixante ans du Festivald’Avignon. En la matière la jeunesse est plutôt unatout. Le Festival d’Almada, s’il s’est largement dé-veloppé depuis sa création, l’a fait de manière mesu-rée ; il est et demeure un festival à taille humaine (ceque n’est plus Avignon). C’est cela même qui en faittoute la valeur. Étendu sur deux semaines il proposeune série de spectacles qui ne doivent rien côté qua-lité à celle de sa célèbre aînée. On y retrouve d’ailleursparfois les mêmes spectacles (Sizwe Banzi est mort,présenté par Peter Brook par exemple, cette année),les mêmes grandes productions internationales, cellesd’un Oskaras Korsunovas, avec Romeo et Juliette, oudu TG Stan, avec Anathema, les mêmes célébrations,celle de Jean-Luc Lagarce par l’incontournable Fran-çois Berreur, mais en portugais, etc. Séminaires et dé-bats accompagnent les représentations qui se dérou-lent dans différents lieux d’Almada et de Lisbonne…Mais alors, me direz-vous, quelle différence avec Avi-gnon ? La programmation de spectacles « natio-naux » ? Ce serait trop simple.

Almada n’est pas Avignon, c’est une lapalissade.Pas de commerçants guettant le cochon de payant (etaugmentant les prix de leurs prestations pour la cir-constance), pas de foire du off, et rien que deux outrois représentations par jour, avec un lieu de ras-semblement (la cour d’une école où l’on peut dînerpour un prix modique) où artistes et spectateurs peu-vent enfin se retrouver et converser, pas de frénésie,

les pots de première sont ouverts à tous, débats et ren-contres se font en toute simplicité, ce qui n’exclut pasleur sérieux. Bref, il fait bon vivre à Almada pendantle festival.

Un seul et même homme, Joaquim Benite, est à latête du festival depuis sa création. Metteur en scèneet directeur d’une compagnie basée à Almada, il di-rige avec doigté et souplesse la manifestation, ne pro-posant pour sa part que de modestes productions. Ilpréfère laisser la place à d’autres artistes comme Ber-nard Sobel qui, depuis qu’il a présenté dans le toutnouveau et superbe théâtre (municipal !) – c’est luiqui a inauguré la grande salle – Don, mécènes et ado-rateurs, d’Alexandre Ostrovski, qu’il avait créé àGennevilliers, a été totalement conquis et a proposécette année la Charrue et les étoiles, de Sean O’Ca-sey, avec des acteurs portugais, un spectacle qu’il re-prendra en cours de saison dans le même théâtre. Al-mada, par ailleurs, s’ouvre largement aux autres cul-tures, méditerranéennes ou pas. Il a déjà été questionde l’Algérie, il fut question, cette année, du Vietnam,pays avec lequel, du coup, des relations se sont tissées(les marionnettes sur eau reviendront l’an prochainavec un nouveau spectacle où sera évoqué le présentdu pays… ; une compagnie de théâtre de marion-nettes portugaises a été invitée au Vietnam où doitêtre créé un festival international…). Joaquim Beniteet son efficace équipe se tournent pour la prochaineédition vers le Maroc… On leur souhaite d’atteindreallégrement les soixante ans d’Avignon qui, alors, enaura… quatre-vingt-quinze !

J.-P. H.

Point de vue sur le dernier Festival qui, selon la formule consacrée, a connu un beau succès.

Roméo et Juliette d’après Shakespeare. Chorégraphie de Mauro Bigonzetti.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . S e p t e m b r e 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 1 e r s e p t e m b r e 2 0 0 7 ) . X V I

I N É D I T S D E M I C H E L B U L T E A U

En 1971, Michel Bulteau participe à l’ouvrage collectif Manifeste électrique aux paupières d'aube. L'année suivante, il publie son premier recueil, Poème A, puis de nombreux autres recueils tels que les Cristaux de la folie,

Sang de satin, Esther-Mouth, Coquillage rétroviseur. Ses débuts furent salués par Henri Michaux et Aragon. En 1976, il part pour New York où il se lie avec les écrivains de la beat generation, Burroughs et Ginsberg, mais aussi avec Warhol

et il fréquente la Factory. Il en tirera une série d’ouvrages, « Souvenirs américains », tels que Flowers, À New York au milieu des spectres ou la Reine du pop. Michel Bulteau est en outre réalisateur de cinéma et il fut le chanteur du groupe Mahogany Brain.

Dernières parutions aux éditions de la Différence : Allen Ginsberg, le chant de l’Amérique et Hoola Hoops, poèmes 1996-2004.

Je suis un misérableÀ qui la lumière a été donnéeDes nuages de sangFlottent devant mes yeuxEt m’offusquent le cielJ’ai trop aimé les gémissements du ventLes ruines les abîmesJamais je ne suis glacéPar le souffle des fantômesSi seulement ma mortPouvait être un bienfaitPour ceux que j’aime

Apollon grimaça soyez les bienvenusTailleurs de barbes tailleurs de pierres Tailleurs d’habits tailleurs de femmes Jamais tailleur n’a été canonisé

Un fanfaron habillé d’écarlateSavait plus de latin que l’éléphant du Prêtre JeanEt pour cela se présenta au CollègeDes Trois Évêques ou des Trois Eunuques

Miroir de l’incommodité cataplasme de Venise Turlupin dansait sous la lune cette peauDe veau tournée à l’envers après avoir entenduLa messe à Saint-Eustache avec la belle Daphné

Mater DolorosaLa grille du cimetière gémitUne femme maigre comme un fil entreLe soleil n’éclaire plus les tombesLa femme maigre sort un chapeletBelzébuth souffle dans ses oreilles en cartonUne délégation de menteursArmés de haches respire derrière le mur

Monsieur de Gabalis aperçut de loinAvant qu’il se mette à pleuvoirUn loup déguisé en bélier :Celui qui faisait tant de ravageDans les bergeriesGabalis téléphona à son aïeul M. RhombusEnterré avec sa toupie magiqueDe venir le délivrer de cet animalSi peu aimable

Dans l’ampoule de ma lampe de chevet Brillent le foie et le cœurD’un superbe animal

Le prophète marche sur le ventre de sa mère Vaut-il mieux lézarder sa vieOu hasarder son vit ?

Beaucoup sont mortsPlusieurs ont travailléEt un seul emporte la gloire

Pervertir les âmesJusque dans les insultes de l’airLes hippopotames dansent les matins d’hiverDans les rues du MaraisAvec le cuisinier et les chasseursLaissez-moi étoiles attardéesVous expliquer pourquoiLa poésie se laisse inviter partout

L’ONOPHAGEOn dit qu’il y a dans ParisUn mangeur d’ânesOn appelle ça un onophageEst-ce un conducteur d’autobusOu un procureur de la République ?Fuyons la rage de ses dents !A-t-il dévoré tous les mulets d’Auvergne ?L’horizon s’est couvert de flammes et de fuméeLes ânes ont tous le front couronnéDe foudres et d’éclairsAlors on entend l’onophage claquer des dents