dossier - ofce

20
REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010 Taille des pays et stratĂ©gies de croissance Éloi Laurent Jacques Le Cacheux OFCE, Centre de recherche en Ă©conomie de Sciences Po [email protected] [email protected] Nous prĂ©sentons dans cet article une synthĂšse de nos travaux sur le rapport entre taille des pays et stratĂ©gies de croissance. Nous commençons par rappeler les grandes Ă©tapes de la littĂ©rature sur l’économie de la taille des pays, en insistant sur les contributions contemporaines Ă  partir du volume de Robinson (1960) jusqu’à l’ouvrage d’Alesina et Spolaore (2003). Nous prĂ©sentons ensuite les rĂ©sultats thĂ©oriques et empiriques de nos travaux dans le cadre du projet de recherche ANR « taille des pays et stratĂ©gies de croissance », rĂ©sultats qui permettent de mettre en exergue, Ă  la lumiĂšre du cas europĂ©en, une « macroĂ©conomie institutionnelle de la taille des pays ». Nous dĂ©veloppons pour finir un certain nombre d’implications de ces travaux pour l’Union europĂ©enne, la zone euro, et au-delĂ . Mots-clĂ©s : Taille des pays. StratĂ©gie de croissance. Petit pays. Union europĂ©enne. Zone euro. DOSSIER

Upload: others

Post on 25-Oct-2021

10 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: DOSSIER - OFCE

REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010

Taille des pays et stratégies de croissance

Éloi Laurent Jacques Le CacheuxOFCE, Centre de recherche en Ă©conomie de Sciences Po

[email protected]@ofce.sciences-po.fr

Nous prĂ©sentons dans cet article une synthĂšse de nostravaux sur le rapport entre taille des pays et stratĂ©gies decroissance. Nous commençons par rappeler les grandes Ă©tapesde la littĂ©rature sur l’économie de la taille des pays, en insistantsur les contributions contemporaines Ă  partir du volume deRobinson (1960) jusqu’à l’ouvrage d’Alesina et Spolaore (2003).Nous prĂ©sentons ensuite les rĂ©sultats thĂ©oriques et empiriquesde nos travaux dans le cadre du projet de recherche ANR « tailledes pays et stratĂ©gies de croissance Â», rĂ©sultats qui permettentde mettre en exergue, Ă  la lumiĂšre du cas europĂ©en, une« macroĂ©conomie institutionnelle de la taille des pays Â». NousdĂ©veloppons pour finir un certain nombre d’implications de cestravaux pour l’Union europĂ©enne, la zone euro, et au-delĂ .

Mots-clés : Taille des pays. Stratégie de croissance. Petit pays. Union européenne. Zone euro.

DOSSIER

Page 2: DOSSIER - OFCE

■ Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux

172 REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010

De la politique Ă  l’économie de la taille des paysLa question de la taille idĂ©ale d’une nation ou d’un État fut d’abord abordĂ©e sous

l’angle de la philosophie politique, comme celle de la taille idĂ©ale de la communautĂ©politique, de la polis. Il y eut une philosophie de la taille bien avant qu’il n’y ait uneĂ©conomie de la taille. Platon, au Live V des Lois, qui tente de dĂ©terminer les bonnesrĂšgles d’organisation de la citĂ©, juge qu’il « faut commencer par fixer le nombre descitoyens et dire Ă  quel chiffre il devra s'Ă©lever » pour porter Ă  cinq mille quarante « lenombre de citoyens qu'il convient d'admettre Ă  se partager la terre », sans pourautant prĂ©ciser par quel calcul il parvient Ă  ce nombre d’or.

La ligne directrice de la pensĂ©e grecque sur ce qu’il convient aujourd’huid’appeler la question de la taille des pays se trouve, comme souvent, chez Aristote, etplus prĂ©cisĂ©ment au Chapitre IV du Livre VII de La Politique (« De la juste grandeurque l'État parfait doit avoir »). Elle rejoint sa dĂ©finition de la polis commecommunautĂ© d’égaux rassemblĂ©s en vue d’atteindre le plus grand bien possible, ceque Jean-Pierre Vernant, dans Les Origines de la pensĂ©e grecque (1962), retranscrirasous la forme du cercle de ceux qui partagent l’«isonomia» (l’égalitĂ© de droits) etl’« isegoria » (Ă©galitĂ© de parole), cercle Ă©troit en vĂ©ritĂ© d’oĂč sont exclus femmes,esclaves, « mĂ©tĂšques », etc., Aristote Ă©crit :

« On croit vulgairement qu'un État, pour ĂȘtre heureux, doit ĂȘtre vaste
Les faits sont lĂ pour prouver qu'il est bien difficile, et peut-ĂȘtre impossible, de bien organiser une citĂ©trop peuplĂ©e ; aucune de celles dont on vante les lois n'a renfermĂ©, comme on peut le voir,une population excessive. Le raisonnement vient ici Ă  l'appui de l'observation. La loi estl'Ă©tablissement d'un certain ordre ; de bonnes lois produisent nĂ©cessairement le bonordre; mais l'ordre n'est pas possible dans une trop grande multitude. La puissance divine,qui embrasse l'univers entier, serait seule capable de l'y Ă©tablir. »

La crainte d’Aristote semble ĂȘtre ici que l’extension du cercle de la polis neconduise Ă  sa dissolution : la qualitĂ© de la dĂ©mocratie, au sens grec du terme,souffrirait de la quantitĂ© de citoyens, jusqu’à ce que la tyrannie, mal nĂ©cessaire dansle cycle politique, ne ramĂšne l’ordre. Plus loin, Aristote Ă©voque la nĂ©cessitĂ© pour lescitoyens de se connaĂźtre et de s’apprĂ©cier afin que justice puisse ĂȘtre rendue entre euxdans de bonnes conditions. Mais la pensĂ©e d’Aristote ne doit pas ĂȘtre simplifiĂ©e Ă outrance sur ce point : c’est plutĂŽt Ă  un Ă©quilibre, (Ă  un arbitrage diront lesĂ©conomistes bien plus tard) entre grandeur et petitesse politiques qu’Aristote s’enremet :

« Chaque chose, pour possĂ©der toutes les propriĂ©tĂ©s qui lui sont propres, ne doit ĂȘtre nidĂ©mesurĂ©ment grande ni dĂ©mesurĂ©ment petite ; car alors, ou elle a perdu complĂštement sanature spĂ©ciale, ou elle est pervertie
 On peut donc avancer que la juste proportion pourle corps politique, c'est Ă©videmment la plus grande quantitĂ© possible de citoyens capablesde satisfaire aux besoins de leur existence, mais point assez nombreux cependant pour sesoustraire Ă  une facile surveillance. Tels sont nos principes sur la grandeur de l'État. »

Les thĂ©oriciens du gouvernement reprĂ©sentatif oscillent Ă©galement entrenostalgie de la petite citĂ© idĂ©ale, royaume paisible de la communautĂ© des Ă©gaux, etnĂ©cessitĂ© historique des grands États. Montesquieu, dans L’Esprit des Lois (Livre

Page 3: DOSSIER - OFCE

TAILLE DES PAYS ET STRATÉGIES DE CROISSANCE ■

REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010 173

VIII, Chapitre XVI) est catĂ©gorique : « Dans une grande rĂ©publique, le biencommun est sacrifiĂ© Ă  mille considĂ©rations ; il est subordonnĂ© Ă  des exceptions ; ildĂ©pend des accidents. Dans une petite, le bien public est mieux senti, mieux connu,plus prĂšs de chaque citoyen ; les abus y sont moins Ă©tendus, et par consĂ©quent moinsprotĂ©gĂ©s. » Tocqueville, lui aussi admiratif des Grecs, note au Chapitre VIII de lapremiĂšre partie de De La dĂ©mocratie en AmĂ©rique que « chez les petites nations, l’Ɠilde la sociĂ©tĂ© pĂ©nĂštre partout ; l'esprit d'amĂ©lioration descend jusque dans lesmoindres dĂ©tails » pour conclure : « Les petites nations ont donc Ă©tĂ© de tout temps leberceau de la libertĂ© politique. Il est arrivĂ© que la plupart d'entre elles ont perdu cettelibertĂ© en grandissant ; ce qui fait bien voir qu'elle tenait Ă  la petitesse du peuple etnon au peuple lui-mĂȘme. » Mais Tocqueville refuse de condamner les grands pays Ă la tyrannie, se contentant d’affirmer que « l'existence d'une grande rĂ©publique seratoujours infiniment plus exposĂ©e que celle d'une petite ». Fataliste, il conclut : « S'iln'y avait que de petites nations et point de grandes, l'humanitĂ© serait Ă  coup sĂ»r pluslibre et plus heureuse ; mais on ne peut faire qu'il n'y ait pas de grandes nations. »

C’est le point de vue opposĂ© qu’adopte Madison, dont le propos dans leFĂ©dĂ©raliste n° 10 marque le tournant de la pensĂ©e moderne sur la question de lapolitique de la taille des pays. «Dans une dĂ©mocratie, le peuple s’assemble et segouverne lui-mĂȘme ; dans une rĂ©publique, il s’assemble et se gouverne par desreprĂ©sentants et des agents ». Aux yeux de Madison, une autre diffĂ©rence entrerĂ©publique et dĂ©mocratie doit ĂȘtre faite : la rĂ©publique, seule, peut s’étendre Ă  unplus grand nombre de citoyens et Ă  une plus grande partie de la nation. Mais lapetite taille politique est pour Madison un danger plutĂŽt qu’une chance, car la« dĂ©mocratie pure » ne connaĂźt aucun remĂšde aux complots des factions, tandis quela grande nation peut diluer leur influence et donc contrecarrer leur pouvoir.

Il y a dans cet argument des factions et de leur dissolution dans un « marchĂ©politique » de grande envergure le germe d’un argument d’économie politiquequ’Hamilton poussera jusqu’à sa logique proprement Ă©conomique (le FĂ©dĂ©ralisten° 11, 12 et 13) : un grand État peut nourrir sa prospĂ©ritĂ© en s’appuyant sur sespropres forces, c'est-Ă -dire en comptant sur son marchĂ© intĂ©rieur. C’est pourquoiHamilton et Madison opteront, et tenteront de convaincre leurs concitoyensd’opter, pour la forme fĂ©dĂ©rale de gouvernement des États-Unis, « heureusecombinaison » de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et des intĂ©rĂȘts particuliers.

Avec la thĂ©orie fĂ©dĂ©rale est posĂ©e trĂšs directement la question qui se trouve aucƓur de l’économie de la taille des pays : l’équilibre entre les coĂ»ts et les bĂ©nĂ©fices dela grande ou petite taille et, par consĂ©quent, l’arbitrage possible entre ceux-ci pourparvenir Ă  la taille optimale.

Page 4: DOSSIER - OFCE

■ Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux

174 REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010

1. L’économie de la taille des pays : de la croissance endogĂšne au commerce international

C’est en septembre 1957 que se tint Ă  La Haye la premiĂšre confĂ©renceinternationale sur l’économie de la taille des pays, confĂ©rence dont les contributionsseront rassemblĂ©es dans un volume publiĂ© en 1960, aujourd’hui gĂ©nĂ©ralementoubliĂ© par la littĂ©rature contemporaine sur la question, pourtant largementinfluencĂ©e par lui. Robinson (1960) tente dans son introduction de dĂ©finir lesfrontiĂšres d’une nation en termes Ă©conomiques comme un « point de discontinuitĂ©,de changement dans le degrĂ© de mobilitĂ© de presque tous les facteurs de production(particuliĂšrement le travail) mais aussi
le capital
et la mobilitĂ© des biens ». Si cesdiscontinuitĂ©s peuvent provenir de diffĂ©rences de langage ou de culture, elles sont leplus souvent « artificielles », car liĂ©es Ă  l’existence de barriĂšres douaniĂšres et derestrictions commerciales de toutes sortes. Autrement dit, les frontiĂšres nationalesdoivent peu Ă  la gĂ©ographie et beaucoup aux institutions. Svennilson (1960) dĂ©finitdans la mĂȘme veine la nation comme un « espace sur lequel un gouvernementcentral exerce une autoritĂ© politique » ou encore « une unitĂ© d’action politique etd’autoritĂ© Ă©conomique », ce qui suppose des institutions telles qu’un budget, desservices sociaux, une banque centrale et des objectifs publics comme le plein emploiet le dĂ©veloppement Ă©conomique.

Les deux auteurs, toujours au stade des dĂ©finitions, prĂ©cisent en outre un pointessentiel, d’ailleurs Ă©voquĂ© par Aristote (en contradiction avec Platon) : il n’y a pasde dĂ©finition de la taille des pays dans l’absolu. En particulier, du point de vueĂ©conomique, la taille dĂ©pend au premier chef du contexte international dans lequelest placĂ©e une nation.

EncadrĂ© : Qu’est-ce que la « taille Â» d’un pays ?

La littĂ©rature la plus rĂ©cente 1 en matiĂšre de taille des pays s’accorde au moins sur un point :il n’y a pas de dĂ©finition absolue, consensuelle et convaincante, de la taille d’un pays. DiverscritĂšres peuvent ĂȘtre utilisĂ©s (population, PIB, superficie,
) et, surtout, ces critĂšres n’ont desens que relativement aux autres pays et dans un environnement Ă©conomique et institutionneldonnĂ©. Autrement dit, il n’y a pas de « petit » pays dans l’absolu mais des pays « plus petits »que d’autres selon un critĂšre et un contexte donnĂ©s. L’Irlande et la Serbie sont ainsi deux« petits » pays europĂ©ens comparables en termes de superficie. La Serbie est deux fois plus« grande » en termes de population. L’Irlande est prĂšs de dix fois plus « grande » en termes derevenu par habitant et incomparablement plus « grande » en termes de stabilitĂ© politique etsociale, notamment du fait de son appartenance Ă  l’Union europĂ©enne. La littĂ©ratureĂ©conomique sur la taille des pays repose essentiellement sur deux critĂšres de taille : lapopulation et le PIB. A partir de ces critĂšres, et selon les contextes, on peut vouloir distinguerentre « petit », « moyen », « grand » voire « gĂ©ant » pays 2.

1. Voir par exemple Archer et Nugent, 2002.2. Pour une application aux pays de l’Union europĂ©enne, voir Laurent et Le Cacheux, 2006. Pour une application auxpays de l’OCDE, voir Laurent, 2008.

Page 5: DOSSIER - OFCE

TAILLE DES PAYS ET STRATÉGIES DE CROISSANCE ■

REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010 175

Ils ajoutent tous deux que le fait d’ĂȘtre un « petit » (ou plutĂŽt un « plus petit »)ou « grand » pays induit des avantages et des inconvĂ©nients et insistent Ă  cet Ă©gardsur la vulnĂ©rabilitĂ© des petites nations aux chocs extĂ©rieurs et sur l’avantageĂ©conomique structurel que confĂšrent les Ă©conomies d’échelle aux grands pays. Pourautant, Ă©crit Robinson, « le commerce extĂ©rieur peut offrir une voie efficace pourĂ©chapper aux « handicaps de la petite taille » (penalties of smallness).

Le volume de 1960 est sans doute plus renommĂ© pour la contribution qu’ilcontient de Simon Kuznets sur la stratĂ©gie de dĂ©veloppement des petits pays (cf.infra), qui irrigue les travaux contemporains sur l’économie politique de la taille despays. Mais la double intuition des Ă©conomies d’échelle et du commerceinternational comme socle, respectivement, de la stratĂ©gie de croissance des grandset des petits pays n’est pas moins centrale. Elle sera d’ailleurs confirmĂ©e par lestravaux sur la croissance endogĂšne et le commerce international.

La littĂ©rature sur les Ă©conomies d’échelle remonte au moins au tout dĂ©but de laRichesse des Nations, lorsqu’Adam Smith remarque que la division nationale dutravail se voit limitĂ©e par l’étendue du marchĂ©. Le lien avec la littĂ©rature de lacroissance endogĂšne passe par une autre contribution de Simon Kuznets (1960a),elle aussi de 1960, qui tente d’établir un lien entre taille de la population etcroissance par habitant :

« La croissance Ă©conomique est fonction de la croissance du stock de savoir utile. DĂšs lorsque, dans le cadre de mes hypothĂšses, la croissance dĂ©mographique accroĂźt de maniĂšreproportionnelle le nombre de crĂ©ateurs de savoirs nouveaux, il doit en rĂ©sulter unecroissance au moins proportionnelle du stock de savoir utile, et donc, une croissance parhabitant au moins aussi forte qu’à la pĂ©riode prĂ©cĂ©dente. Si nous faisons l’hypothĂšse derendements croissants des nouveaux savoirs sur la production (
), la croissance de lapopulation contribuera Ă  une croissance plus forte de la production par tĂȘte. »

Selon le raisonnement de Kuznets, si l’accroissement de la population nes’accompagne pas d’une rĂ©duction dans la quantitĂ© disponible de capital partravailleur (autrement dit, si le ratio capital/travailleurs demeure constant),l’augmentation de la population conduira Ă  une augmentation du revenu parhabitant 1.

L’argument qui relie la taille des Ă©conomies Ă  la taille des marchĂ©s et Ă l’augmentation de la productivitĂ© est bien entendu au cƓur de la thĂ©orie de lacroissance endogĂšne. Comme le note Kremer (1993), qui teste empiriquementl’hypothĂšse de Kuznets pour en confirmer la validitĂ©, « les modĂšles de changementtechnologique endogĂšne, comme ceux de Aghion et Howitt ou Grossman etHelpman, impliquent qu’une population nombreuse est un aiguillon duchangement technologique ». En effet, si la part du revenu consacrĂ©e Ă  la rechercheest maintenue constante, « une augmentation de la population conduit Ă  un

1. Kuznets conditionne ce scĂ©nario Ă  des hypothĂšses complĂ©mentaires fortes qu’il s’efforce de justifier dansson article, notamment le fait que l’accroissement de la population ne conduise pas Ă  une baisse du tauxd’épargne et que la capacitĂ© de recherche de la population soit suffisamment importante pour qu’à mesurequ’elle s’accroĂźt, un « climat » favorable Ă  l’expansion Ă©conomique se dĂ©veloppe et se maintienne.

Page 6: DOSSIER - OFCE

■ Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux

176 REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010

accroissement du progrĂšs technologique » si on fait l’hypothĂšse, comme Romer(1990) que « le coĂ»t d’invention d’une technologie est indĂ©pendant du nombre depersonnes qui l’utilisent ». Jones (1999) appuie cette analyse en passant en revuediffĂ©rents types de modĂšles de croissance endogĂšne et en concluant que « la taille del’économie affecte soit le taux de croissance de long terme soit le niveau de longterme du revenu par habitant ».

Les grands pays auraient donc un avantage structurel, du fait de leur taille, sur lespetits pays. On devrait dĂšs lors pouvoir dĂ©terminer une relation systĂ©matique entreindicateurs de dĂ©veloppement et taille des pays. Or, cette relation ne semble pasexister 2 (voir Rose, 2006 et Laurent, 2008). Les petits pays seraient donc capables,malgrĂ© les « handicaps de la petite taille », de mettre en Ɠuvre une stratĂ©gie decroissance produisant des rĂ©sultats au moins aussi bons que celle des grands pays.C’est ici qu’intervient le commerce international.

La distinction entre « petits » et « grands » pays apparaĂźt dĂšs les contributions deJohn Stuart Mill Ă  la thĂ©orie du commerce international (Mill, 1848). A partir deson questionnement sur la rĂ©partition des gains de l’échange ricardien, Mill Ă©laborela thĂ©orie dite de la « demande rĂ©ciproque » qui dĂ©finit, Ă  partir de la situation danslaquelle deux pays de taille diffĂ©rente commercent ensemble, la rĂ©partition des gainsentre eux. Mill en dĂ©duit l’existence d’un avantage liĂ© Ă  la taille jouant en faveur dupetit pays ouvert (contre le grand pays relativement fermĂ©) dans un contexted’intĂ©gration commerciale.

Dans le langage Ă©conomique moderne, cette intuition signifie que les gainsqu’un pays donnĂ© retirera de l’échange international seront dĂ©terminĂ©s par la forcerelative de la demande adressĂ©e Ă  ses exportations comparĂ©e Ă  la demande quis’adresse Ă  ses importations. Plus prĂ©cisĂ©ment, le gain entre deux pays donnĂ©s quicommercent sera Ă©galement distribuĂ© entre eux si et seulement si leurs termes del’échange (la valeur de leurs exportations exprimĂ©e en importations) sont Ă©gaux. Or,lorsque deux pays divergent en termes de taille, c'est-Ă -dire ici en termes de taille dumarchĂ© intĂ©rieur, Mill montre que le petit pays gagne plus que le grand Ă  l’échangecar sa demande intĂ©rieure est satisfaite par le recours par dĂ©finition efficace auximportations alors mĂȘme que ses exportations sont demandĂ©es par le grands payspour satisfaire sa propre demande intĂ©rieure, que sa production ne peut satisfaireentiĂšrement. Le grand pays perd ainsi une partie des bĂ©nĂ©fices de la spĂ©cialisation,que le petit pays au contraire maximise 3.

Robinson (1960) remarque lui aussi que, dans un monde de libre-Ă©change, lespetites nations seraient susceptibles d’échapper durablement aux inconvĂ©nientsattachĂ©s Ă  leur petite taille. Or ce monde est devenu en grande partie rĂ©alitĂ© du faitdu processus de mondialisation, au terme du mouvement de libĂ©ralisation des

2. Comme le remarquaient dĂ©jĂ  les auteurs du volume de 1960, voir Laurent, 2008.3. Notons cependant que cet argument passe sous silence l’avantage dont disposent les grands pays dans lecommerce international, Ă  savoir celui de pouvoir influencer leurs propres termes de l’échange, du fait qu’ils nesont pas price takers.

Page 7: DOSSIER - OFCE

TAILLE DES PAYS ET STRATÉGIES DE CROISSANCE ■

REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010 177

marchés de biens et des capitaux intervenue graduellement au cours de la secondemoitié du XXe siÚcle.

Sur le plan thĂ©orique, Alesina et Spolaore (2003) montrent ainsi que lesavantages liĂ©s Ă  la taille dĂ©croissent avec le degrĂ© d’intĂ©gration internationale, ou, cequi revient au mĂȘme, que les avantages liĂ©s Ă  l’ouverture Ă©conomique augmententpour les petits pays Ă  mesure que ceux-ci sont plus ouverts. Empiriquement,Alesina, Spolaore et Wacziarg (2005) considĂšrent un Ă©chantillon de 113 pays de1960 Ă  2000 et calculent les corrĂ©lations entre croissance Ă©conomique, ouverturecommerciale et taille (mesurĂ©e alternativement par la taille de la population et duPIB). Leurs rĂ©sultats indiquent bien que la corrĂ©lation entre taille des pays etcroissance est faible pour les Ă©conomies ouvertes et forte pour les Ă©conomiesfermĂ©es, de mĂȘme que la relation entre ouverture commerciale et croissance est fortepour les petites Ă©conomies et faible pour les grandes Ă©conomies. Demas (1965)distingue d’ailleurs deux types d’ouverture dont les petits pays peuvent tirerbĂ©nĂ©fice : l’ouverture « structurelle » (qui les pousse Ă  chercher sur le marchĂ©mondial les ressources qui leur font dĂ©faut Ă  l’intĂ©rieur de leurs frontiĂšresnationales) et l’ouverture « fonctionnelle » (rĂ©sultat de choix de politiqueĂ©conomique qui visent Ă  accentuer encore l’effet de taille, comme le recours Ă  laconcurrence fiscale) 4.

À ces modĂšles d’économie de la taille des pays doivent ĂȘtre adjointes les analysesqui tentent de formaliser l’économie politique de la taille des pays en tenant comptede la thĂ©orie Ă©conomique mais en l’enrichissant des apports de la science politique.

2. L’économie politique de la taille des pays

La contribution la plus justement cĂ©lĂšbre du volume de 1960 est celle deKuznets (1960b) car elle offre le cadre analytique le plus rigoureux pour penserl’économie politique de la taille des pays. L’argumentation de Kuznets comprenddeux parties : « en principe », Ă©crit-il d’abord, « les petits pays ont un handicap enmatiĂšre de croissance Ă©conomique » car ils ne peuvent bĂ©nĂ©ficier des avantages de« la production et de l’organisation Ă  grande Ă©chelle », mais aussi parce que la chargede dĂ©fense nationale est trop lourde et que leur « dĂ©pendance Ă  l’égard du commerceinternational » est trop forte. Pourtant, ajoute Kuznets, du fait « d’une populationrĂ©duite et donc potentiellement plus homogĂšne et plus soudĂ©e », les petites nationspeuvent plus aisĂ©ment « opĂ©rer les ajustements sociaux nĂ©cessaires pour tirer partides potentialitĂ©s de la technologie et de la croissance modernes ». LĂ  oĂč la thĂ©orieĂ©conomique entrevoit un handicap dans la petite taille, l’économie politique voit aucontraire un avantage.

L’argument institutionnel est donc au cƓur de l’explication de Kuznets : c’estavant tout la qualitĂ© des institutions sociales et politiques des petits pays qui

4. Cette distinction sera reprise par Armstrong et Read, 1998.

Page 8: DOSSIER - OFCE

■ Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux

178 REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010

explique leur capacitĂ© Ă  s’adapter avec succĂšs aux changements Ă©conomiques.L’argument sera repris, approfondi et appliquĂ© par exemple par Katzenstein (1985)au cas des petits États europĂ©ens. Katzenstein (1985) montre en effet que les petitspays possĂšdent un avantage comparatif sur les grands du fait de leur meilleurecapacitĂ© Ă  s’adapter et Ă  conduire les rĂ©formes nĂ©cessaires, changements dictĂ©s parune plus grande vulnĂ©rabilitĂ© aux chocs extĂ©rieurs. À l’instabilitĂ© qu’induitl’ouverture internationale rĂ©pond la stabilitĂ© des institutions politiques, rĂ©sultatconnu sous la dĂ©nomination « d’hypothĂšse de la compensation » et Ă©tabliinitialement par Cameron (1978) puis rĂ©interprĂ©tĂ© sous la forme du lien entre tailledu gouvernement et ouverture internationale par Rodrik (1998). La ligneargumentative de Kuznets se prolonge jusqu’aux travaux les plus contemporains,qui se placent explicitement sur le terrain de l’économie politique pour dĂ©terminerl’effet de la taille des pays sur leur dĂ©veloppement (voir par exemple Armstrong etRead, 1998).

Les fondements de ces travaux sont Ă©galement Ă  rechercher du cĂŽtĂ© de la sciencepolitique de la taille des pays, et notamment dans l’ouvrage de Dahl et Tufte (1973).Les auteurs dĂ©finissent un arbitrage entre ce qu’ils nomment les « coĂ»ts de laparticipation » (qui augmentent avec la taille) et les « coĂ»ts de la dissidence » (quidĂ©croissent avec elle). L’arbitrage est ici entre la capacitĂ© des citoyens Ă  participerrĂ©ellement au processus politique et la capacitĂ© du systĂšme politique Ă  fonctionnerde maniĂšre efficace. Cette analyse rappelle celle de Buchanan et Tullock (1962), quise posent la question de la « bonne » constitution, et plus exactement desconsidĂ©rations Ă©conomiques qui prĂ©sident au choix d’une bonne constitution, etidentifient un arbitrage entre la nĂ©cessitĂ© de l’action collective et le respect desprĂ©fĂ©rences individuelles.

C’est le croisement entre la littĂ©rature Ă©conomique, qui insiste sur l’effetd’échelle, et la littĂ©rature politique, qui s’attache Ă  l’enjeu de l’agrĂ©gation desprĂ©fĂ©rences, qui fait l’originalitĂ© de l’approche d’Alesina et Spolaore (2003), reprisenotamment dans Alesina, Spolaore and Warcziarg (2005). Spolaore (2008) rĂ©sumel’apport de ces travaux : un grand pays, Ă©crit-il, retire des avantages du fait de sa tailleen termes de fourniture des biens publics, moins coĂ»teux par habitant si denombreux contribuables participent Ă  leur financent (ce qui explique que les petitspays aient un gouvernement plus dĂ©veloppĂ© que les grands). Les grands payspeuvent Ă©galement plus facilement amortir les chocs Ă©conomiques entre les rĂ©gionspar un systĂšme de transferts intra-national. Mais la grande taille induit aussi descoĂ»ts, notamment des coĂ»ts de congestion et surtout d’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©, coĂ»ts que ladĂ©centralisation ne peut qu’en partie rĂ©duire : plus les habitants d’un pays sontnombreux, plus leurs prĂ©fĂ©rences seront susceptibles de diverger.

Se fait alors jour un arbitrage entre les Ă©conomies d’échelle dans la fourniture desbiens publics rĂ©sultant de la grande taille et l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des prĂ©fĂ©rences deshabitants des grands États qui entrave, voire paralyse une action collective efficace.Cet arbitrage dĂ©pend Ă  la fois du rĂ©gime politique du pays concernĂ© et de son rĂ©gimeĂ©conomique, c'est-Ă -dire de son degrĂ© d’intĂ©gration aux flux commerciaux

Page 9: DOSSIER - OFCE

TAILLE DES PAYS ET STRATÉGIES DE CROISSANCE ■

REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010 179

mondiaux. Cet arbitrage, considĂ©rĂ© selon ces deux dimensions, dĂ©terminera la« taille optimale » d’un pays donnĂ©.

3. Pour une macroéconomie institutionnelle de la taille des pays

Si les travaux empiriques sur la relation entre taille des pays et performancesĂ©conomiques, mesurĂ©es Ă  l’aune des critĂšres habituels – taux de croissance, tauxd’inflation, taux de chĂŽmage, etc. – ou d’indicateurs de dĂ©veloppement concluentgĂ©nĂ©ralement Ă  l’absence de corrĂ©lation (voir Rose, 2006 ou Laurent, 2008), tel nesemble toutefois pas ĂȘtre le cas au sein de l’Union europĂ©enne, et moins encoresemble-t-il au sein de la zone euro (Laurent et Le Cacheux, 2006 ; Laurent etLe Cacheux, 2010, Alouini, 2010 ; Gaffard et Napoletano, 2010). Commentexpliquer cette apparente singularitĂ© europĂ©enne ? La taille optimale d’un pays neserait-elle pas la mĂȘme, selon qu’il appartient ou non Ă  une zone d’intĂ©grationrĂ©gionale ? Quelles sont les diffĂ©rences essentielles qui font de la taille undĂ©terminant majeur de la performance Ă©conomique au sein de l’UE ?

Mondialisation et intĂ©gration europĂ©enne ont de nombreux traits communs :ouverture, commerciale et financiĂšre des Ă©conomies nationales, spĂ©cialisations etinterdĂ©pendances de diverses natures sont les principaux. Mais, si l’UE s’insĂšre dansla mondialisation, permettant Ă  ses membres de participer simultanĂ©ment aux deuxprocessus d’intĂ©gration, elle se distingue nettement d’une simple « mondialisationen petit » dans quelques domaines clĂ©s, qui exercent une influence dĂ©cisive sur leschoix stratĂ©giques de ses pays-membres : c’est un marchĂ© unique, au sein duquel lesbiens, les services, les entreprises, les capitaux et les personnes circulent librement ;elle est rĂ©gie par des institutions qui dĂ©finissent les modalitĂ©s de dĂ©cision sur uncertain nombre de politiques communes et contraignent les orientations despolitiques Ă©conomiques des États membres. Et la zone euro est, quant Ă  elle,caractĂ©risĂ©e, du fait de l’existence d’une monnaie unique et d’une politiquemonĂ©taire dĂ©cidĂ©e en commun, Ă  la fois par des interdĂ©pendances Ă©conomiques etfinanciĂšres encore plus Ă©troites et par un ensemble de politiques communes et decontraintes sur les politiques Ă©conomiques nationales plus important. CescaractĂ©ristiques contribuent Ă  dĂ©finir Ă  la fois l’espace des choix possibles en matiĂšrede politiques Ă©conomiques nationales et les coĂ»ts et bĂ©nĂ©fices des diffĂ©rentes optionspossibles.

La singularitĂ© europĂ©enne suggĂšre ainsi d’enrichir l’économie politique de lataille de considĂ©rations sur les institutions dans lesquelles s’insĂšrent les pays et sur lamaniĂšre dont ces institutions influencent leurs stratĂ©gies Ă©conomiques.

3.1. Les avantages de l’appartenance Ă  une union Ă©conomique et monĂ©taire

Grand marchĂ© et union monĂ©taire confĂšrent aux pays qui y participentd’importants avantages susceptibles de contrebalancer plusieurs des inconvĂ©nientsde la petite taille. En premier lieu, l’accĂšs Ă  un grand marchĂ© presque parfaitement

Page 10: DOSSIER - OFCE

■ Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux

180 REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010

intĂ©grĂ© permet aux entreprises du petit pays de profiter de larges dĂ©bouchĂ©s etd’exploiter pleinement les gains de la spĂ©cialisation et les Ă©conomies d’échelle, demĂȘme que les possibilitĂ©s offertes par la mobilitĂ© des facteurs, et singuliĂšrement ducapital et de la main-d’Ɠuvre qualifiĂ©e, sans avoir Ă  supporter les coĂ»ts, notammenten matiĂšre d’évolutions monĂ©taires, que comportent les stratĂ©gies compĂ©titivespermises par une telle situation.

Tant les dĂ©terminants structurels de la croissance – qu’il s’agisse de ceuxtraditionnellement mis en avant par les analyses classiques de la croissance, (capital,main-d’Ɠuvre) ou par celles, plus rĂ©centes, en termes de croissance endogĂšne(capital humain, savoirs, infrastructures publiques) ou encore de ceux sur lesquelsmet l’accent la nouvelle Ă©conomie gĂ©ographique (NEG), Ă  la suite des travaux dePaul Krugman (bĂ©nĂ©fices de l’agglomĂ©ration des capacitĂ©s productives et taille dumarchĂ©, notamment) – que sa composante conjoncturelle – diversification desrisques macroĂ©conomiques au sein d’un grand marchĂ© et rĂ©silience plus grande de lademande intĂ©rieure de ce grand marchĂ©, face aux instabilitĂ©s inhĂ©rentes auxfluctuations et divers chocs qui subit l’économie mondiale – sont plus aisĂ©mentaccessibles pour le petit pays membre d’une union Ă©conomique et monĂ©taire quepour celui qui n’y participe pas.

L’appartenance Ă  une union Ă©conomique et monĂ©taire permettrait ainsi desurmonter une part importante des « handicaps » rĂ©sultant de la petite taille del’économie. On comprend mieux, dĂšs lors, l’attraction qu’exerce l’UE en gĂ©nĂ©ral, etla zone euro en particulier, sur toutes les petites Ă©conomies voisines. Il en rĂ©sulteĂ©galement que, toutes choses Ă©gales par ailleurs, la « taille optimale » des pays estmoindre au sein d’une union Ă©conomique et monĂ©taire, ce qui constitue l’un desfacteurs explicatifs des nombreuses tentations sĂ©paratistes ou autonomistesobservĂ©es au plan rĂ©gional dans les pays membres de l’UE.

3.2. CoĂ»ts et bĂ©nĂ©fices des stratĂ©gies nationales au sein d’une union Ă©conomique et monĂ©taire

Il existe, en gĂ©nĂ©ral, une corrĂ©lation inverse entre la taille d’un pays et son degrĂ©d’ouverture, notamment commerciale ; et l’appartenance Ă  une union Ă©conomiqueet monĂ©taire renforce encore cette tendance, comme l’illustrent les Ă©volutions desratios d’ouverture commerciale de la plupart des petits pays membres de la zoneeuro depuis une dĂ©cennie (tableau 1) 5.

5. Les raisons de cette corrĂ©lation sont, pour une part, celles qui ont Ă©tĂ© exposĂ©es dans la partie prĂ©cĂ©dente. Enoutre, les travaux thĂ©oriques (Frankel et Rose, 1998) et empiriques (FontagnĂ© et Freudenberg, 1999) suggĂšrentque cette corrĂ©lation est renforcĂ©e par l’appartenance Ă  une union monĂ©taire.

Page 11: DOSSIER - OFCE

TAILLE DES PAYS ET STRATÉGIES DE CROISSANCE ■

REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010 181

Or les coĂ»ts et bĂ©nĂ©fices des diffĂ©rentes stratĂ©gies Ă©conomiques nationalesdĂ©pendent Ă©troitement du degrĂ© d’ouverture. Pour une grande Ă©conomie 6

relativement peu ouverte commercialement, tous les instruments qui agissent sur lademande intĂ©rieure prĂ©sentent un intĂ©rĂȘt majeur, tandis que ceux qui influent sur lademande extĂ©rieure, qui pĂšse d’un poids moindre, sont, en principe, d’importanceseconde ; et l’inverse vaut, mutatis mutandis, pour une petite Ă©conomie trĂšs ouvertecommercialement. DĂšs lors, les politiques keynĂ©siennes de rĂ©glage de la demandeintĂ©rieure Ă  l’aide de la politique budgĂ©taire, qui relĂšvent clairement de la premiĂšrecatĂ©gorie, prĂ©senteront plus d’attrait pour les grandes Ă©conomies, dans lesquellesleur efficacitĂ© est plus grande, parce que le multiplicateur y est lui-mĂȘme plus Ă©levĂ©que dans les petites Ă©conomies ouvertes, dans lesquelles il est mĂȘme possible que cesmĂȘmes instruments soient inefficaces, en raison de la faible valeur dumultiplicateur, voire qu’elles aient des effets « non keynĂ©siens » ou « antikeynĂ©siens » 7.

Au contraire, parmi les instruments aux mains des autoritĂ©s nationales, tous ceuxqui sont susceptibles d’agir sur la compĂ©titivitĂ© des entreprises installĂ©es sur leterritoire national ou sur l’attractivitĂ© du territoire pour les entreprises

Tableau 1 : Taux d’ouverture (ratio commerce international sur PIB) pour dix pays de la zone euro, 1979-2007

Moyenne1979-1991

Moyenne 1992-1998

Moyenne 1998-2007

Autriche 35 36 49Danemark 35 36 45Finlande 27 32 38Pays-Bas 54 56 65SuĂšde 32 35 43Espagne 18 22 29Allemagne 24 25 36Royaume-Uni 26 27 28France 22 22 27Italie 21 22 26

Source : OCDE.

6. OĂč tracer la frontiĂšre entre « petites » et « grandes » Ă©conomies ? Comme le rappelle l’EncadrĂ© 1, 1e choixn’est jamais totalement exempt d’arbitraire et la ligne de partage variera probablement selon le contexte : ainsi,l’Allemagne est-elle incontestablement une « grande » Ă©conomie au sein de l’UE, mais sans doute une « petite Ȏconomie dans le contexte de la mondialisation. Pour une discussion sur les critĂšres et un classement des payseuropĂ©ens, voir Laurent et Le Cacheux (2006). Et pour une analyse de la stratĂ©gie allemande, « grande Ȏconomie au sein de l’UE mais « petite » dans l’économie mondiale, voir Laurent et Le Cacheux (2010).7. Pour une analyse prĂŽnant les politiques budgĂ©taires nationales de « consolidation » et mettant en avantleurs effets « anti keynĂ©siens », voir Giavazzi et Pagano (1996). Pour une analyse critique de ces effets, voirCreel, Monperrus-Veroni et Saraceno (2008).

Page 12: DOSSIER - OFCE

■ Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux

182 REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010

multinationales ou les flux d’investissements Ă©trangers prĂ©sentent, pour les grandspays, des coĂ»ts relativement Ă©levĂ©s au regard des bĂ©nĂ©fices Ă©conomiques qu’ilspromettent. Parmi ces instruments, la politique de change figure en bonne place,comme le montrent les exemples de la SuĂšde ou de bon nombre de pays Ă©mergentsd’Asie ; mais dans le cas des pays appartenant Ă  la zone euro, cet outil n’est plusdisponible. Il en va de mĂȘme des politiques de « dĂ©sinflation compĂ©titive »,poursuivies par plusieurs pays europĂ©ens au sein du mĂ©canisme de changes fixes duSystĂšme monĂ©taire europĂ©en (SME) Ă  la fin des annĂ©es 1980 8. En revanche, desrĂ©sultats similaires peuvent ĂȘtre obtenus en recourant Ă  d’autres instruments, quisont toujours aux mains des autoritĂ©s nationales dans le cadre institutionnel del’UE : concurrence fiscale et sociale, modĂ©ration salariale, concurrencerĂ©glementaire sont autant de moyens d’atteindre les mĂȘmes fins. Si ces instrumentsont, pour les petites Ă©conomies trĂšs ouvertes, commercialement et financiĂšrement,des coĂ»ts relativement faibles, qu’il s’agisse de pertes de recettes fiscales ou derĂ©duction, Ă  court terme, de la demande intĂ©rieure, au regard de bĂ©nĂ©fices Ă©levĂ©s,l’inverse est gĂ©nĂ©ralement vrai pour les grandes Ă©conomies.

Or les institutions de l’Union europĂ©enne et de la zone euro prĂ©sentent lasingularitĂ© de contraindre, au nom de l’intĂ©rĂȘt commun, l’usage par lesgouvernements nationaux de la premiĂšre catĂ©gorie d’instruments, notamment avecle Pacte de stabilitĂ© et de croissance, tandis que ceux de la seconde catĂ©gorie sont,pour l’essentiel, laissĂ©s Ă  la discrĂ©tion des autoritĂ©s nationales, voire encouragĂ©s parles orientations gĂ©nĂ©rales communes, telles que la « stratĂ©gie de Lisbonne ». La tailledes pays joue donc bien un rĂŽle important dans le contexte de l’intĂ©grationmonĂ©taire europĂ©enne, comme le montrent les tableaux 2 et 3, qui diffĂ©rencientpour les pays de la zone euro des donnĂ©es de performance en termes de croissance etde chĂŽmage en fonction des critĂšres de taille et de degrĂ© d’intĂ©gration europĂ©ennedans le temps.

8. Ces politiques sont analysées dans Atkinson et al. (1992). Pour un parallÚle avec les politiques decompétitivité menées au sein de la zone euro, voir également Creel et Le Cacheux (2006) et Laurent etLe Cacheux, (2010).

Tableau 2 : PIB et PIB par habitant des pays de la zone euro

Croissance annuelle en %

Moyenne 1979-1991 Moyenne 1992-1998 Moyenne 1999-2007

PIB PIB parhabitant PIB PIB par

habitant PIB PIB par habitant

Trois grands zone euro 2,56 1,77 1,48 1,28 1,72 1,65

Autres payszone euro 2,81 2,03 2,97 2,34 3,50 2,64

Total zone euro 2,5 1,68 1,76 1,44 2,18 1,82

Source : Fitoussi et Laurent, 2010.

Page 13: DOSSIER - OFCE

TAILLE DES PAYS ET STRATÉGIES DE CROISSANCE ■

REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010 183

3.3. Politiques communes ou coordination des politiques nationales : petits et grands pays dans l’action collective

Outre les consĂ©quences de l’appartenance Ă  une union Ă©conomique et monĂ©taireet des institutions communes sur les coĂ»ts et bĂ©nĂ©fices des diverses stratĂ©giesĂ©conomiques nationales, l’existence mĂȘme de l’union engendre desinterdĂ©pendances Ă©conomiques et des « biens publics », au sens de Samuelson (1954)ou « biens collectifs », notamment les consĂ©quences de la politique monĂ©tairecommune en matiĂšre de stabilitĂ© monĂ©taire et financiĂšre ou de taux de changeexterne de la monnaie. Une part importante des actions de politique Ă©conomique,communes ou nationales, relĂšve donc clairement de l’action collective, dans lamesure oĂč les rĂ©sultats obtenus par la poursuite de stratĂ©gies individuelles des États,sont communs. Dans de tels contextes, comme l’a montrĂ© Mancur Olson dans sonanalyse pionniĂšre de la « logique de l’action collective » (1965), le nombre et la tailledes acteurs sont des dĂ©terminants essentiels de l’existence-mĂȘme et de la nature despolitiques communes, parce que ces deux dimensions influent de maniĂšre dĂ©cisivesur les coĂ»ts et bĂ©nĂ©fices, pour chacun des participants, des diffĂ©rentes stratĂ©giesindividuelles qui concourent Ă  l’action collective ou l’empĂȘchent.

Chaque fois qu’une politique commune doit ĂȘtre entreprise ou, en l’absenced’instruments communs, que les politiques nationales doivent ĂȘtre coordonnĂ©es,en raison de la prĂ©sence d’interdĂ©pendances ou, ce qui est Ă©quivalent, de ladimension collective du problĂšme, les petits pays, dont le poids relatif dansl’ensemble est faible, seront davantage tentĂ©s que les grands par les stratĂ©gies detype « passager clandestin », qui, pour eux, minimisent les coĂ»ts et maximisent lesbĂ©nĂ©fices : c’est typiquement, la situation qui prĂ©vaut en cas de chocmacroĂ©conomique commun, tel que la crise Ă©conomique et financiĂšre de 2008-2009 9. Faute d’instruments communs de politique macroĂ©conomique, lacoordination des politiques nationales ne peut alors que se heurter Ă  la tentation desstratĂ©gies opportunistes, notamment des plus petits pays qui sont assurĂ©s de

Tableau 3 : Taux de chĂŽmage des pays de la zone euro

En %

Moyenne1979-1991 Moyenne 1992-1998 Moyenne 1999-2007

Trois grands zone euro 6,61 9,46 8,64

Autres payszone euro 7,37 9,22 6,63

Total zone euro 7,52 9,89 8,31

Source : Fitoussi et Laurent, 2010.

9. Pour une application de ce cadre analytique aux difficultĂ©s de la coordination des politiques budgĂ©taireseuropĂ©ennes, mettant l’accent sur l’insuffisance de la relance face Ă  la profonde rĂ©cession de 2008-2009, voirLe Cacheux, 2010.

Page 14: DOSSIER - OFCE

■ Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux

184 REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010

bĂ©nĂ©ficier des politiques de soutien de la demande des plus grands, sans ensupporter les coĂ»ts. Mais l’implication inĂ©luctable de la « logique de l’actioncollective » est qu’alors le « bien collectif » sera fourni en quantitĂ© sous-optimale.La montĂ©e en puissance des petits pays est un fait dont on prend souvent mal lamesure dans l’Union europĂ©enne et la zone euro (tableaux 4 et 5).

■ Conclusion : petits et grands pays face au marchĂ© et aux biens publics

Lorsqu’est publiĂ©, en 1960, l’ouvrage de l’Association Ă©conomiqueinternationale sur la taille des pays (Robinson, ed., 1960), la dĂ©colonisation quis’achĂšve se traduit par une augmentation considĂ©rable du nombre de pays, ce qui,dans un monde par nature fini, Ă©quivaut Ă  une rĂ©duction sensible de la taillemoyenne des pays. L’analyse alors proposĂ©e des dĂ©terminants de la taille optimaled’un pays mettait en exergue l’importance de la taille du marchĂ© et de l’accĂšs aucommerce international. De ce point de vue, la mondialisation de la fin du XXe

siĂšcle, avec l’essor phĂ©nomĂ©nal des Ă©changes internationaux qui la caractĂ©rise, nepeut qu’avoir encouragĂ© la multiplication du nombre de pays, en amoindrissant les« handicaps » de la petite taille (la seconde moitiĂ© du XXe siĂšcle verra d’ailleurs lenombre de pays doubler par rapport Ă  1950, tableau 6).

Tableau 4 : Petits, moyens et grands pays dans la zone euro, 1999-2009

1999 2001 2007 2008 2009

Petits 7 8 9 11 12

Moyens 1 1 1 1 1

Grands 3 3 3 3 3

Tableau 5 : Petits, moyens et grands pays dans l’Union europĂ©enne, 1957-2007

1957 1972 1981 1986 1995 2004 2007

Petits 3 5 6 7 10 19 21

Moyens 0 0 0 1 1 2 2

Grands 3 4 4 4 4 4 4

Source : adaptĂ© de Laurent et Le Cacheux, 2006. Un « petit » pays de la CEE puis de l’UE ou de la zone euro estdĂ©fini comme un pays dont la population est infĂ©rieure au quart de la population de l’État le plus grand. Unpays « moyen » compte moins de la moitiĂ© d’habitants que le plus grand pays. Les « grands » pays sont tous lesautres.

Page 15: DOSSIER - OFCE

TAILLE DES PAYS ET STRATÉGIES DE CROISSANCE ■

REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010 185

En revanche, la mondialisation n’affecte pas sensiblement l’autre grande sourcede « handicap » de la petite taille que constitue le coĂ»t, relativement plus Ă©levĂ© pourun petit pays, de la mise en Ɠuvre des politiques publiques et de la fourniture desbiens publics, mĂȘme si l’on peut voir dans l’émergence de la problĂ©matique des« biens publics mondiaux » une Ă©bauche de rĂ©ponse, certes trĂšs embryonnaire etimparfaite, Ă  ce second « handicap » de la petite taille. Nous l’avons vu, dans lesanalyses plus rĂ©centes, en termes d’économie politique de la taille des pays (Alesinaet Spolaore, 2003), c’est l’arbitrage entre ces « handicaps » de la petite taille et lesavantages qu’elle confĂšre en termes de plus grande facilitĂ© d’agrĂ©gation desprĂ©fĂ©rences individuelles sur les politiques et biens publics qui dĂ©termine la tailleoptimale des pays. Nos travaux sur la taille des pays dans l’Union europĂ©enne(Laurent et Le Cacheux, 2006 et 2010) ajoutent Ă  cette littĂ©rature la dimensionrĂ©gionale et « fĂ©dĂ©rale » de ces dĂ©terminants : l’appartenance Ă  une zoned’intĂ©gration rĂ©gionale, et a fortiori Ă  une union Ă©conomique et monĂ©taire, quiconstitue, du point de vue Ă©conomique qui nous occupe ici, une « fĂ©dĂ©ration », ausens oĂč elle implique la mise en commun de certaines politiques, modifie lesdĂ©terminants de l’arbitrage Ă©voquĂ© prĂ©cĂ©demment, tant en facilitant l’accĂšs de tousĂ  un grand marchĂ© qu’en substituant, dans certains domaines, aux politiquespubliques nationales une fourniture commune de « biens publics », mais au prix decontraintes sur l’usage national des instruments de la politique Ă©conomique, et luijuxtapose une dimension de dĂ©cision collective, analysable elle aussi en termesd’économie politique de la taille, mais cette fois dans la « logique de l’actioncollective » (Olson, 1965) des pays.

La synthĂšse et l’extension de ces analyses qui est ici proposĂ©e permet deconfirmer l’existence de « stratĂ©gies Ă©conomiques de petit pays », qui cherchent Ă tirer avantage des « handicaps » et des atouts de la petite taille et du contexte danslequel peuvent s’exercer les politiques Ă©conomiques nationales. De maniĂšre plusgĂ©nĂ©rale, un des enseignements importants des Ă©tudes empiriques qui ne relĂšventpas de corrĂ©lation entre taille des pays et performances Ă©conomiques n’est pas que la« taille ne compte pas » mais plutĂŽt que des pays de taille distincte peuvent parvenirĂ  des performances comparables en mettant en Ɠuvre des stratĂ©gies de croissancebien diffĂ©rentes, qui dĂ©pendent des contextes d’intĂ©gration des institutions et des

Tableau 6 : Nombre de pays dans le monde, 1871-2010

1871 64 1960 95

1914 59 1975 158

1920 69 1985 167

1948 74 1993 190

1950 89 2010 193

Source : Laurent, 2008.

Page 16: DOSSIER - OFCE

■ Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux

186 REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010

marchĂ©s (Laurent, 2008). Ces « stratĂ©gies de petit pays » peuvent ĂȘtre caractĂ©risĂ©espar la combinaison de politiques « compĂ©titives » destinĂ©es Ă  promouvoir lesexportations, la spĂ©cialisation et l’ouverture commerciale, tout en favorisantl’attractivitĂ© du pays pour les entreprises multinationales et les capitaux Ă©trangers –les instruments de ces politiques « compĂ©titives » Ă©tant, lorsqu’existe une monnaienationale, la dĂ©prĂ©ciation et la dĂ©sinflation compĂ©titives et, lorsque les pays sontmembres d’une union monĂ©taire ou d’une zone de changes fixes, la concurrencefiscale et sociale et les politiques de modĂ©ration salariale –, et de stratĂ©giesopportunistes dans les contextes oĂč s’imposent les nĂ©cessitĂ©s de l’action collective.Ce sont de telles « stratĂ©gies de petit pays », qu’illustrent, de diverses maniĂšres, lesorientations de nombreux petits pays membres de l’Union europĂ©enne – Irlande,Luxembourg, pays scandinaves, nouveaux pays membres d’Europe centrale etorientale, etc. –, mais aussi l’Allemagne depuis les dĂ©buts des annĂ©es 2000 (Laurentet Le Cacheux, 2010), la Chine ou, dans une certaine mesure, le Japon dans lecontexte de la mondialisation (graphique 1).

Notre analyse Ă©claire aussi les choix ou les hĂ©sitations de certains petits pays auxportes de l’UE, tels que la Suisse ou la NorvĂšge ou encore, plus rĂ©cemment, la valse-hĂ©sitation de l’Islande ; elle offre Ă©galement une perspective sur les tendances Ă  ladĂ©centralisation, voire au sĂ©paratisme, que l’on observe dans certains pays membresde l’union Ă©conomique et monĂ©taire europĂ©enne.

Graphique : la « stratĂ©gie de petit pays » de l’Allemagne Taux d’ouverture pour une sĂ©lection de pays europĂ©ens, 1990-2007

Source : OCDE.

15

20

25

30

35

40

45

50

55

1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004 2006

NorvĂšge

SuĂšde

France

Finlande

Danemark

Islande

Italie

AllemagneRoyaume-Uni

Page 17: DOSSIER - OFCE

TAILLE DES PAYS ET STRATÉGIES DE CROISSANCE ■

REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010 187

ApprĂ©hender les choix stratĂ©giques des pays, dans les diffĂ©rents contextesinstitutionnels dans lesquels ils s’exercent, Ă  l’aide de la notion de « biens publics »,au sens de Samuelson (1954), permet ainsi de concilier l’analyse Ă©conomique de lataille des pays avec une thĂ©orie de l’intĂ©gration Ă©conomique et politique qui, noussemble-t-il, amende sensiblement et enrichit simultanĂ©ment la littĂ©ratureĂ©conomique sur la taille des pays et celles inspirĂ©es par les analyses classiques del’intĂ©gration rĂ©gionale – celle, traditionnelle en sciences politiques, ditefonctionnaliste ou nĂ©o-fonctionnaliste (Haas, 1960) et celle, trĂšs communĂ©mentutilisĂ©e en Ă©conomie, qui s’inspire de la thĂ©orie des zones monĂ©taires optimales(Mundell, 1961) et, plus rĂ©cemment, de la « nouvelle Ă©conomie gĂ©ographique »(Krugman, 1991). L’analyse des stratĂ©gies Ă©conomiques nationales ainsi reformulĂ©edĂ©bouche aussi, de ce fait, sur une thĂ©orie Ă©conomique du « fĂ©dĂ©ralisme » dansl’esprit des travaux pionniers d’Olson (1969) sur l’organisation territoriale desgouvernements.

Dans le contexte de la mondialisation, oĂč l’on peut considĂ©rer qu’il existe peuou pas de politiques communes et peu ou pas de contraintes sur les politiquesnationales, les stratĂ©gies Ă©conomiques des pays sont dominĂ©es par les incitationsqu’analyse l’économie politique moderne de la taille des pays. Toutefois, notreapproche permet de mieux comprendre les difficultĂ©s des dĂ©cisions collectives,qu’elles doivent ĂȘtre prises selon le consensus (un pays une voix), comme c’est le casau sein de l’ONU ou de l’OMC, ou selon un systĂšme de vote avec pondĂ©rations,comme c’est le cas au sein du FMI : il est alors trĂšs difficile de fournir les « bienspublics mondiaux », comme l’illustrent les obstacles auxquels se heurtent lesvellĂ©itĂ©s de rĂ©gulation de la finance internationale ou de libĂ©ralisation ducommerce mondial au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ouencore, plus rĂ©cemment, l’incapacitĂ© de l’ONU Ă  faire aboutir un accord global surla lutte contre le changement climatique lors de la confĂ©rence de Copenhague, endĂ©cembre 2009.

Dans le contexte europĂ©en, que l’on peut, d’un point de vue Ă©conomique,assimiler Ă  un cadre « fĂ©dĂ©ral », l’intĂ©gration des marchĂ©s est plus forte que dans lecontexte global et les institutions dĂ©finissent deux dimensions essentielles : lepartage des compĂ©tences entre niveaux de gouvernement et les rĂšgles de dĂ©cision surles politiques (unanimitĂ©, majoritĂ© qualifiĂ©e). Les incitations et les contraintes quipĂšsent sur les choix de stratĂ©gies Ă©conomiques nationales de l’un et l’autre de cesdeux domaines sont alors diffĂ©rentes de celles qui prĂ©valent dans le contexte global,mais les marges de manƓuvre des États membres sont telles qu’elles leur permettentsimultanĂ©ment de faire des choix stratĂ©giques sur les deux registres, ce qui Ă©largitl’éventail des choix, mais introduit une dimension supplĂ©mentaire dans lesarbitrages, cette fois entre politiques communes au sein de l’union et stratĂ©giesnationales isolĂ©es dans l’économie mondiale.

Page 18: DOSSIER - OFCE

■ Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux

188 REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010

Références bibliographiques

Alesina A. et Spolaore E., 2003, The size of nation, MIT Press, Cambridge.Alesina A., Spolaore E., Wacziarg R., 2005, « Trade, growth and the size of countries » in

Philippe Aghion et Steven Durlauf (eds.), Handbook of Economic Growth, Vol. 1, Part 2,chapitre 23, pp. 1499-1542, Amsterdam, North Holland.

Alouini, O., 2010, « Taille des pays, performance Ă©conomique et Ă©conomie politique de lazone euro : une Ă©tude empirique du clivage liĂ© Ă  la taille », Revue de l’OFCE, n° 112,janvier.

Archer, N. et Nugent, C. (eds.) 2002. « Small states and the European Union”, Currentpolitics and economics of Europe 11, n° 1.

Armstrong, H. et Read, R. 1998, « Trade and Growth in Small States: The Impact of GlobalTrade Liberalisation », The World Economy, vol. 21(4), pages 563-585.

Atkinson, A., Blanchard, O., Fitoussi, J.-P. Flemming, J., Malinvaud, E., Phelps, E., etSolow, R., 1992, La désinflation compétitive, le mark et les politiques budgétaireseuropéennes, Le Seuil.

Buchanan, J. M. et Tullock, G., 1962, The Calculus of Consent, Ann Arbor, University ofMichigan Press.

Cameron, D. R., 1978, « The Expansion of the Public Economy », American PoliticalScience Review 72, pp. 1243-1261.

Creel, J., et Le Cacheux, J., 2006, « La nouvelle dĂ©sinflation compĂ©titive europĂ©enne »,Revue de l’OFCE, n° 98.

Creel J., B. DucoudrĂ©, C. Mathieu, E. Sterdyniak, 2005, « Doit-on oublier la politiquebudgĂ©taire ? », Revue de l’OFCE, n° 92, janvier.

Dahl, R. et Tufte, E., 1973, Size and Democracy, Stanford, Stanford University Press.Demas, W.G., 1965, The Economics of Development in Small Countries: With Special

Reference to the Caribbean, Montreal, McGill University Press.Fitoussi, J-P et Laurent, E, 2010, « Macroeconomic and social policies in the EU 15: the last

two decades, in A. Martin and J-E Dolvik, The politics and economics of change inEuropean social models », à paraßtre.

Fontagné, L., et Freudenberg, M., 1999, « Endogenous symmetry of shocks in a monetaryunion », Open Economies Review, vol.10, n° 3, 263-287.

Frankel, J., et Rose, A., 1998, « The endogeneity of Optimal currency area criteria »,Economic Journal, vol.108, n° 444, juillet, pp. 1009-1025.

Gaffard, J.-L., et Napoletano, M., 2010, « Performances et politiques de croissance : unĂ©clairage empirique Ă  partir d’une Ă©tude de l’effet de la taille des pays et nouvellesrĂ©flexions thĂ©oriques », Revue de l’OFCE, n°112, janvier.

Giavazzi, F., et Pagano, M., 1996, « Non-Keynesian effects of fiscal policy changes:International evidence and the Swedish experience », NBER Working Papers, n° 5332,octobre.

Haas, E.B., 1957, Regional integration and national policy, Carnegie Endowment for Peace.

Page 19: DOSSIER - OFCE

TAILLE DES PAYS ET STRATÉGIES DE CROISSANCE ■

REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010 189

Jones, C. I., 1999, « Growth: With or without Scale Effects? », The American EconomicReview, Vol. 89, n° 2, Papers and Proceedings of the One Hundred Eleventh AnnualMeeting of the American Economic Association (May, 1999), pp. 139-144.

Katzenstein, P. J., 1985, Small States in Global Markets, Ithaca, Cornell University Press.Kremer M., 1993, « Population Growth and Technological Change: One Million B.C. to

1990 », The Quarterly Journal of Economics, Vol. 108, n° 3, août, pp. 681-716.Krugman, P., 1991, Geography and trade, Cambridge, MA, MIT Press.Kuznets, S., 1960a, « Population Change and Aggregate Output », In Demographic and

Economic Change in Developed Countries. Princeton, N.J., Princeton University Press.Kuznets, S., 1960b « Economic Growth of Small Nations » in Robinson, ed., (1960).Laurent, E., 2008, « Economic consequence of size of nations, 50 years on », OFCE Working

Paper n° 2008-26.Laurent, E. et Le Cacheux, J., 2006, « Integrity and Efficiency in the EU: The Case Against

the European Economic Constitution », Center for European Studies Working PapersSeries 130, Harvard University.

Laurent, E. et Le Cacheux, J., 2010, « The Irish Tiger and the German Frog: The tale of Sizeand Growth in the Euro Area », in Jean-Paul Fitoussi et Jacques Le Cacheux (eds.),Report on the State of the European Union, Volume 3 : Crisis in the EU EconomicGovernance, Palgrave Mac Millan.

Le Cacheux, J., 2005, « Politiques de croissance en Europe. Un problĂšme d’actioncollective », Revue Ă©conomique, DĂ©veloppements rĂ©cents de l’analyse Ă©conomique, LIII eCongrĂšs annuel de l’Association française de science Ă©conomique, vol. 56, n° 3, mai, pp.705-715.

Le Cacheux, J., 2010, « How to herd cats: Economic policy coordination in the Euro zonein tough times », Journal of European Integration, janvier.

Le Cacheux, J., et Saraceno, F., 2008, « One size does not fit all. Country size and fiscalpolicy in a monetary union », in F. Farina et R. Tamborini (eds.), Macroeconomic Policyin the European Monetary Union, Routledge Studies in the European Economy, Londreset New York, Routledge.

Mill, J. S., 1848, Principles of Political Economy, London: Longmans, accessed at http://www.econlib.org/library/Mill

Olson, M., 1965, The Logic of collective action, Cambridge, MA, Harvard University Press.Olson, M., 1969, « The principle of ‘fiscal equivalence’: The division of responsabilities

amongdifferent levels of government », American Economic Review, Papers & Proceedingsof the LXXXIrst Meeting of the American Economic Association, vol. 59, n° 2, mai, pp. 479-487.

Rodrik, D,. 1998, « Why do more open economies have bigger governments? », Journal ofPolitical Economy, 106, pp. 997-1032.

Robinson, E. A. G. (ed.), 1960, Economic Consequences of the Size of Nations: Proceedings of aConference held by the International Economic Association, pp. xxii, 446, New York, St.Martin's Press.

Romer, P. M., 1990, « Endogenous Technological Change », The Journal of PoliticalEconomy, Vol. 98, No. 5, Part 2: The Problem of Development: A Conference of theInstitute for the Study of Free Enterprise Systems, 102.

Page 20: DOSSIER - OFCE

■ Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux

190 REVUE DE L’OFCE ■ 112 ■ JANVIER 2010

Rose, A., 2006, « Well-Being in the Small and in the Large », IMES Discussion Paper Series2006-E-10, Institute for Monetary and Economic Studies, Bank of Japan.

Samuelson, P.A., 1954, « The pure theory of public expenditure », The Review of Economicsand Statistics, vol. 36, n° 4, novembre, pp. 387-389.

Spolaore, E., 2008, « Economics Approach to the Size of Nations » in The New PalgraveDictionary of Economics, 2nd edition, édité par Steven Durlauf et Lawrence Blume,Palgrave Macmillan.