Édouard glissant - l’identité généreuseexcerpts.numilog.com/books/9782081423961.pdfÉdouard...
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Édouard Glissant
L’identité généreuse
DU MÊME AUTEUR
L’Entretien du monde, avec É. Glissant, PUV, 2018.Le Génie du mensonge, Max Milo, 2015 ; Pocket, 2017.Les Airs de famille. Une philosophie des affinités, Gallimard, « Blanche », 2012.Tombeaux. D’après La Mer de la fertilité de Mishima, Cécile Defaut, « Le
Livre La Vie », 2012.Le Toucher des philosophes. Sartre, Nietzsche et Barthes au piano, Gallimard,
« Blanche », 2008 ; « Folio Essais », 2014.Samuel Beckett, avec B. Clément, Adpf publications, 2006.Hors de moi, Léo Scheer, « Variations », 2006.Jean-Paul Sartre, Adpf publications, 2005.Pour en finir avec la généalogie, Léo Scheer, « Non & Non », 2004.Avant-gardes et modernité, Hachette, « Contours littéraires », 2000.Image et absence, L’Harmattan, « Ouvertures philosophiques », 1998.Beckett ou la scène du pire, Honoré Champion, « Unichamp », 1998, rééd. 2010.Sartre : l’incarnation imaginaire, L’Harmattan, « Ouvertures philosophiques »,
1996.Huis Clos et Les Mouches de Jean-Paul Sartre, Gallimard, « Foliothèque »,
1993, rééd. 2006.
Direction de collectifs
Soundings and Soundscapes (avec S. Kay), Paragraph, Edinburgh UniversityPress, 2018.
« Édouard Glissant, la pensée du détour » (avec F. Simasotchi-Bronès), Lit-térature, n° 174, 2014.
Filiation and Its Discontents (avec R. Harvey et E.-A. Kaplan), New York,SUNY-SB, 2009.
Dictionnaire Sartre (avec G. Philippe), Honoré Champion, 2004 ; « Cham-pion classiques », 2013.
Les 20 ans du Collège international de philosophie (avec A. Soulez), PUF, 2004.Politique et filiation (avec R. Harvey et E.-A. Kaplan), Kimé, 2004.Politiques de la communauté (avec G. Bras), PUF, 2003.Le Matériau, voir et entendre (avec A. Soulez), PUF, 2002.L’Étranger dans la mondialité, PUF, 2002.Roland Barthes après Roland Barthes (avec F. Gaillard), PUF, 2002.Scène et image (avec D. Moncond’huy), La Licorne, 2000.Ponge : matière, matériau, matérialisme (avec N. Barberger et H. Scepi), La
Licorne, 2000.Suite/Série/Séquence (avec D. Moncond’huy), La Licorne, 1998.Le Corps à découvert, STH, 1992.La Nature, de l’identité à la liberté, STH, 1991.
François Noudelmann
Édouard Glissant
L’identité généreuse
Flammarion
© Editions Flammarion, Paris, 2018ISBN : 978-2-0814-2542-2
à B.
« – Un jour, Édouard, quelqu’un écrira tavie.– Je dis tout dans mes romans, alors pas
la peine de faire une biographie.– Tu romances, tu triches, tu retranscris
le réel une fois que tu l’as digéré dans tonimagination, mais c’est une existence ima-ginaire !– Rien n’est vrai, tout est vivant ! Les vies
sont toujours rêvées. »
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AVANT-PROPOS
Que peut-on savoir d’un écrivain ? A fortiori quand il aété une personne publique, un penseur exposé à de nom-breux miroirs, historiques et littéraires ? Édouard Glissantest avant tout un poète qui, dès ses jeunes années enMartinique, s’est rêvé écrivain, dans un milieu précaire quine le prédisposait pas à suivre une telle voie. Devenu l’auteurd’une œuvre reconnue internationalement, composée derecueils poétiques, de romans et d’essais, il est désormaisétudié dans nombre de continents et archipels, au-delà deson ancrage antillais ou francophone. Son écriture s’estnourrie d’engagements politiques, liés aux indépendancesafricaines, à la révolution cubaine, à la mémoire des escla-vages. Issu des débats sur la négritude, Glissant a impulséune pensée radicalement novatrice, la créolisation, et l’aétendue à tous les individus et à tous les peuples pour dési-gner une nouvelle orientation du monde. La connaissancede ces actions, certaines notoires, d’autres plus secrètes, per-met de mieux apprécier les textes de l’écrivain.
Toutefois, la vie ne se limite pas aux interventionspubliques et, surtout, elle ne se résume ni à ce qu’enmontre l’auteur, ni aux épisodes standards des biographies.L’intérêt d’une « vie d’écrivain », si une telle généralisationest pertinente, réside dans la fabrication des textes, qui
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implique non seulement le travail du langage, mais aussile psychisme à l’œuvre dans les mots, les images et lessons. L’enquête biographique commence là, dans la forgedes récits et des fantasmes, des errances et des métamor-phoses. Elle tient moins à des savoirs objectifs qu’à unaccompagnement du projet d’écrire, où se mêlent del’empathie et de la distance, de la fiction aussi, d’où laforme parfois romancée du portrait.
Qu’est-ce qu’une vie ? La question ne cesse de se poserà qui tente de la représenter, collectant et sélectionnantdes « faits », guetté par l’illusion d’une véracité des« archives », s’immisçant parmi les vécus ordinaires, sou-pesant leur degré de réalité, inventant au besoin ce quimanque. Sartre disait qu’on entre dans un mort commedans un moulin et il écrivit des milliers de pages surFlaubert, moulinant tous les savoirs disponibles, avec lafolle ambition de tout expliquer, l’époque, l’individu etses livres. Mais l’imaginaire emporta son écriture biogra-phique et il reconnut avoir écrit un roman vrai. À la mêmeépoque, les structuralistes dénonçaient les artifices d’une« vie d’auteur », doctement consignée, et préféraient poin-ter, comme Roland Barthes, des biographèmes, détailsd’apparence futiles mais plus proches des intensités vécues.Les sciences sociales relativisaient la singularité des écri-vains, rappelant qu’ils incarnent les déterminations histo-riques, ethniques et économiques de leur groupe. Le regaind’intérêt pour les biographies au XXIe siècle hérite de cesdéconstructions du sujet écrivant. Déjouant le grand récitunitaire de la vie, elles réhabilitent le vécu sur la scène del’écriture, mais divisé et pluriel.
La vie d’un auteur relève de personnalités multiples aveclesquelles doit composer l’écriture biographique. Celled’Édouard Glissant ne se laisse pas éclairer facilement,d’autant qu’il revendiqua sans cesse un droit à l’opacité.
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L’enquête m’a mené sur les traces de son existence, enMartinique, en Louisiane, à Cuba, au Japon, à New Yorket à Paris, auprès de dizaines de témoins célèbres ou incon-nus. Leurs témoignages ne concordent pas toujours avecles récits que l’écrivain rapportait dans ses conversationsprivées ou qu’il transformait dans ses livres. Sans prétendreétablir une version définitive, j’ai accordé ces variations auplus vraisemblable. Plusieurs vies, même celles non vécues,constituent l’existence de tout un chacun et méritentl’attention.
Connaître personnellement l’auteur est-il un handicapqui condamne le portraitiste au témoignage subjectif ? Defait, j’ai noué une amitié avec Édouard Glissant pendantles douze dernières années de sa vie. Nous avons enseigné,voyagé, discuté ensemble. J’ai mené des entretiens publicsavec lui, à la radio et dans des revues. Comme d’autresde ses amis, j’ai connu l’homme lorsqu’il écrivait etlorsqu’il n’écrivait pas. Cela ne procure pas une connais-sance supérieure mais m’a permis d’approcher, peut-être,la complexité de sa vie d’écrivain et de rendre compte decertains ressorts psychiques, certes avec subjectivité.Cependant, l’idéal d’une biographie objective et impartialeme semble, à l’inverse, relever d’un positivisme naïf. Iln’empêche pas les transferts psychiques et les jugementsde valeur des biographes, fussent-ils masqués par les canonsdu genre. La fiction se loge même dans les rapports lesplus impersonnels.
Nourri par la fréquentation de la vie à la fois ordinaireet extraordinaire d’Édouard Glissant, ce portrait biogra-phique embrasse aussi bien les œuvres et les idées que lespassions et les vertiges. Il dépeint une existence vécue avecses ferveurs et ses doutes, ses apothéoses et ses gouffres. Lesbiographies s’en tiennent trop souvent aux heures glorieuseset j’ai voulu montrer aussi ce qu’elles ignorent : les rêves,
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les dépressions, les désirs, la nourriture, les silences, lespaysages… Le récit chronologique de cette vie est inter-rompu par des moments anachroniques, des anfractuositéssignalées par l’usage d’une typographie différente, pourtrouer l’hagiographie. Le parcours et ses dénivelés donne-ront à comprendre, je l’espère, comment un enfant dés-hérité, né dans un morne de la Caraïbe, est devenu l’undes plus importants écrivains du XXe siècle, penseur de lacréolisation et inspirateur de notre temps.
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Depuis les fenêtres de son appartement à Long Island City,
Édouard observe, mi-ébloui, mi-réservé, les plus belles tours
de Manhattan : sur sa gauche, les Twins du World Trade
Center, devant lui l’Empire State, les Nations unies, le Chrysler
Building, le Citicorp, que viennent border, sur sa droite, les
dentelles métalliques du Queensboro Bridge. Il jouit du
meilleur panorama touristique pour contempler cette ville
qu’au fond il n’aime pas. La nuit, jusqu’à sept heures du
matin, il noircit des cahiers reliés sur lesquels il écrit ses
romans, recouvrant toutes les pages, raturant et prolongeant
ses lignes avec des arborescences, des cartes, des paysages
ou des figurines au milieu de son manuscrit. La ville qui ne
dort jamais exhibe son flux d’énergie lumineuse, réfléchi sur
l’East River. Sans bruit, et par un effet de tableau, les mil-
liers de scintillements suivent un rythme presque lent,
clignotant sur des grilles superposées. C’est ainsi qu’il appré-
cie New York, à distance, d’une île à une autre. Il ne va de
Queens à Manhattan que pour enseigner à l’université
publique, CUNY, deux fois par semaine. Le reste du jour, il
dort, et revient péniblement à la vie ordinaire en fin d’après-
midi, s’informant des nouvelles du monde et du menu qui
l’attend, avant de repartir dans ses épopées nocturnes et
solitaires. Pendant ces heures de repos qu’il vit en dilettante,
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il se prête à la clarté d’acier qui règne sur la baie, loin desciels humides et brumeux qu’il affectionne. Ici tout est tran-chant et découpé au cordeau, sans nuance ni opacité.
En robe de chambre, vêtu d’un débardeur en maille et d’unshort, Édouard se laisse inonder par cette chaleur brute, presquefroide, qui traverse les immenses vitres de son bureau. Les écri-vains du PEN Club auraient du mal à le reconnaître ainsi, euxqui admirent son élégance hautaine lorsqu’il condescend à dîneravec eux dans les salons luxueux. Habituellement, le costumenoir et la chemise blanche ouverte signent sa belle allure,comme s’il était fait pour donner aux vêtements d’apparat lasouplesse qui leur manque sur les autres corps. Mais le tempsde l’écriture diffère de celui des discussions mondaines, il mêlela torpeur aux intensités soudaines, sans contrôle. Les momentsde pause fonctionnent comme des préparations, physiques etmentales, pour que revienne le flot des paroles et des imagesqui peuplent les nuits. Je lui parle des expositions qui ont lieu àChelsea ou à Brooklyn, du Museo del Barrio et des Portoricainsde Spanish Harlem. Il écoute comme s’il s’agissait d’endroitséloignés qui nécessiteraient un trop grand effort pour aller lesvisiter. L’an 2000 arrivera dans neuf mois et pourtant ce passagevers un nouveau millénaire ne semble pas coïncider avec sondécompte des siècles. Il vit le présent à travers une sorte delunette qui change la focale du monde et modifie la distance etla vitesse nécessaires pour le percevoir et le comprendre.
Édouard se moque de mon activisme new-yorkais et malgréles nouvelles que je lui en rapporte, il s’est forgé l’idée quecette ville n’existe pas vraiment, qu’elle se résume à des zoneset des populations qui ne communiquent pas entre elles. LeNew York qu’il aime appartient au cinéma, et plutôt àKing Kong et Spiderman qu’à Woody Allen. Le téléphérique deRoosevelt Island, les bouches de vapeur qui sortent du bitume,les bateaux qui croisent sur le détroit l’intéressent davantage queles concerts ou les musées. Peu attiré par l’embourgeoisement
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de la cité cosmopolite, et sans nostalgie pour le New York sau-vage des années passées, il se sent peu à son aise dans l’hyper-ville, celle des artistes ou celle de la gentry, celle des culturesdébridées ou celle du cynisme financier. Exilé parmi les exilés,il vit en retrait, le temps d’accomplir des séminaires de litté-rature, et dans l’attente de repartir en France ou en Martiniquedès les vacances universitaires. Il accepte de donner des confé-rences lorsqu’on l’invite, mais sans conviction et comme rési-gné à l’idée que son œuvre et ses idées n’ont pas trouvé leurpublic aux États-Unis. L’Amérique qu’il préfère est latine, auVenezuela, au Chili, au Mexique, il y conserve des amis, mêmes’ils ont eux aussi quitté leur pays d’origine.
En souvenir d’une amitié, française celle-là, Édouard vientparler de Gilles Deleuze à l’université de Columbia qui luiconsacre un grand colloque. Des sommités académiques com-mentent l’un des penseurs les plus adulés de la French Theory.Le grand théoricien du nomadisme n’était pourtant venuqu’une seule fois à New York et il détestait les voyages. Maisil avait imaginé des lignes de fuites, des rhizomes et desgreffes, des devenir-paysages et des ritournelles que chacunpeut éprouver sans même bouger. Édouard et lui s’étaient vitereconnu des affinités, inventant chacun des concepts et desimages en archipels. « Tu écris en poésie ce que j’essaye decréer en philosophie », lui avait dit Deleuze. Quatre annéesaprès s’être jeté par la fenêtre de son appartement parisien, lephilosophe qui a promu le mot imprononçable de « déterrito-rialisation » inspire des artistes et des penseurs venus de toushorizons, qui témoignent en langue anglaise de leur dette intel-lectuelle. Lorsque arrive son tour, Édouard surprend l’auditoireen parlant français et sans adopter le style du docte commen-taire. Deleuze, explique-t-il, n’existe pas sans Guattari et mêmelorsqu’il écrit sous son seul nom, leur complicité continued’œuvrer, le nourrissant par ses intensités. Guattari apporte lafolie, la musique, la politique, la joie et la dépression tout à
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la fois, foudroyant le philosophe professionnel dont les para-tonnerres s’effondrent. Édouard ne regarde pas le public, il necherche pas à séduire ni à impressionner, il parle de sa voix hautperchée, lentement, depuis une autre rive du langage. Il déçoitceux qui espéraient des clefs de lecture, il fascine ceux quisavent entendre une pensée de poète. Aussitôt les conférencesterminées, il remet son grand manteau noir sans rejoindre lebanquet de clôture, prêt à regagner Queens. Alors que nousmarchons devant les grandes colonnades néoclassiques del’université, je lui demande pourquoi il n’a pas voulu s’exprimeren anglais. « Je parle toujours dans les langues minoritaires »,répond-il, sans que j’arrive à discerner la part d’ironie chez cethomme qui recevait des coups de règle à l’école s’il parlait lecréole au lieu de la langue de Jules Ferry.
Délaissant les tables dressées pour les professeurs, Édouardse laisse conduire dans un bar de Soho, le Jerry’s, avec ses ban-quettes de skaï rouge et ses gros verres à Coca. Aussitôt dansle taxi, il retrouve le sourire placide que borde sa grosse mous-tache poivre et sel. Son corps se détend et occupe presquetoute la banquette arrière. « Ah Tancrède ! Tu vas encorem’emmener dans une de tes infâmes gargotes ! » raille-t-il,tout au plaisir de taquiner. Il reparle de la conférence, cherchequelques compliments, mais les discours sont déjà loin et vonts’évanouir devant de larges assiettes amplement garnies.Édouard mange sans limites et, même s’il ne dévore pas lanourriture, il a un côté Gargantua, avaleur de savoirs et faisantbonne chère. Il ne se précipite pas sur les plats, mais les ingur-gite méticuleusement et pourrait les enchaîner à l’infini, pre-nant soudain la décision d’arrêter, sans qu’on sache s’il aatteint la satiété ou s’il juge raisonnable de mettre un termeà l’ingestion. Concentré sur les morceaux qui n’échapperontpas à son nettoyage, il garde peut-être la mémoire des tempsde pénurie et de l’économie apprise par sa mère qui n’auraitjamais supporté qu’on laissât perdre le moindre aliment au
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coin d’une assiette. À moins qu’il ait associé la nourriture à laprofusion générale du monde qu’il engouffre depuis sonenfance et qui a fini par lui donner une allure de géant. Safemme Sylvie, toute menue à côté de lui, nous a rejoints etlui apporte une nouvelle qui le comble : leur fils Mathieu aobtenu 16 sur 20 à sa dissertation de littérature. Réussir enfrançais au lycée français de New York… décidément la languefrançaise est à l’honneur aujourd’hui chez cette petite familleexilée. La vie d’Édouard paraît se résumer à celle d’un père,mari et professeur, certes distinguished, mais qui tourne autourdu foyer, rythmé par la scolarité de l’adolescent et par sespropres cours à l’université. Une existence banale, sommetoute, s’il n’y avait pas les échappées nocturnes, les voyagesen écriture et leurs chaos obscurs. Où est Édouard, qui est-il,se reconnaît-il dans ce métier, ces habitudes, cette ville, cetâge de la vie ? Se réfugie-t-il dans l’écriture, se divise-t-il pourménager l’ordinaire et le gouffre ? Il semble faire corps aveclui-même, heureux, ou du moins serein, bien qu’il se retire dujeu social dès qu’il le peut. Où sont ses autres vies ? Celles qu’ila vécues, les autres femmes qu’il a aimées, ses autres enfants,ses engagements politiques, ses amis poètes et artistes…celles qu’il invente dans ses romans et qui occupent son ima-gination, modifient ses humeurs et activent ses rêves… cellesqu’il projette de mener à Carthage ou Samarcande ? Tout estlà qui se tait, en attente d’irruption, chez cet homme à l’appa-rence flegmatique et qui pourtant n’est pas revenu de ces viesencore latentes et tourbillonnantes.
J’éprouvai cette même impression ambivalente lorsque jele découvris la première fois, lors d’une petite réunion de philo-sophes et de psychanalystes parisiens auxquels il était venuexposer son récent livre, Poétique de la Relation. « L’écrivainet penseur martiniquais », ainsi qu’on le présentait, semblaitdécalé, si différent des hôtes qui se ressemblaient tous, parleurs références livresques, leurs manières de langage et
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même leurs codes vestimentaires. Édouard venait d’un autremonde, bien qu’il jouât parfaitement le jeu de la sociabilitéintellectuelle ; il transportait en lui des paysages, des histoires,des personnages qui débordaient les limites de ce débat théo-rique ; ses idées inclassables contenaient une intensité de vieet d’expérience qui provoquaient les esprits habitués aux anti-thèses confortables. Souriant, bonhomme, respectueux de larhétorique des autres, et pourtant homme de lave et d’érup-tion, il invitait au voyage. Aussitôt la discussion terminée,j’achetai son ouvrage et y trouvai la confirmation d’une penséesolaire et incandescente. Ma culture française m’avait peufamiliarisé avec la littérature antillaise et je décidai de lire toutGlissant, puis de le rencontrer à New York où il résidait. Lesaffinités ne se commandent pas et, malgré nos différences– ou peut-être grâce à elles –, une relation se noua presquenaturellement, favorisée par mes séjours réguliers aux États-Unis où j’enseignais. Ses déplacements universitaires, auxquelsil se prête avec plus ou moins de grâce, sont alors devenusdes moments d’amitié vagabonde.
Quelques mois après l’hommage à Deleuze, nous parcou-rons Long Island et sa côte Sud, ses dunes et ses oyats auxairs de Landes françaises. Édouard aime ses plages étendues,bien qu’il apprécie peu les Hamptons et les somptueuses villasdes riches New-Yorkais. La côte Est des États-Unis est sansdoute trop européenne ou trop wasp à son goût. Il se plaît mal-gré tout aux voyages en voiture et ne perd jamais son regardd’ethnologue, s’amusant des malls interminables, de leurséchoppes répétées à l’identique, sans qu’une limite soit claire-ment identifiée entre un centre commercial et un autre. Ate-liers de voiture, magasins de bagels, cabinets de dentistes,entrepôts de viande, temples de toutes confessions se juxta-posent devant d’immenses parkings. Nous traversons les villespavillonnaires de Babylon, Bohemia, Patchogue, dont Édouardcommente les noms, curieux de ces mélanges de mondes où
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la mémoire indienne voisine avec des époques et des mytho-logies hétéroclites. Je lui propose de marcher sur la plage enlui faisant espérer des limules, ces crabes venus de la préhis-toire, en forme de casque médiéval, qui se déplacent lentementet défient les classifications zoomorphiques. Mais Édouardrechigne à la promenade et nous restons dans la voiture àregarder l’Atlantique, peu à peu moins attirés par le grand largequ’intrigués par des individus solitaires au volant de pick-up oude 4 x 4 à l’arrêt. Des hommes, quelques femmes, chacun dansson habitacle, sirotent un soda, lisent un journal ou rêvassent,garés devant la plage. Profitent-ils d’une pause déjeuner pours’isoler, contemplent-ils les reflets du ciel nuageux sur l’océan,ou sont-ils venus échouer ici leur solitude ? Sans chercher àrompre leur silence, nous repartons vers la côte Nord.
Après avoir suivi le déroulé confortable et monotone desvoies rapides, nous arrivons enfin au terme de notre périple, levillage de Stony Brook, au style Nouvelle-Angleterre, avec sesmaisons du XVIIIe en lattes de bois blanc, son étang peuplé d’oiescendrées, ses jardins aux pelouses bien tondues et sans clôtures.L’université qui jouxte ce petit port touristique a décidé d’hono-rer Édouard Glissant. De longue date, elle accueille des penseursqu’on appelle ici « continentaux » pour les distinguer des Anglo-Américains, même si le qualificatif s’applique mal à l’écrivain del’archipel caraïbe. Lyotard, Derrida et Kristeva l’ont précédédans cette enclave de la philosophie européenne. Des postersavec une photographie d’Édouard ont été affichés sur les portesdu campus, annonçant sa conférence. Son visage ramassé detrois quarts, sa mine austère et sa moustache proéminente luidonnent une allure de morse. Peu photogénique, ou n’ayant pasencore trouvé son photographe, il présente une image très éloi-gnée de toutes celles qu’il incarne dans la vie courante avec tantd’expressivité.
Édouard goûte intérieurement le plaisir d’être célébré,même si, sur les campus, on le connaît plus pour ses essais que
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pour sa poésie ou ses romans. Après tout, se résigne-t-il, lesœuvres littéraires vivent toutes seules, tandis que les traités ontbesoin d’être discutés. Il s’adonne alors au jeu de la réceptionuniversitaire, accueille dignement les éloges, remercie avec poli-tesse et sans condescendance. Comme ses prédécesseurs, ilobtient aux États-Unis une reconnaissance intellectuelle que laFrance tarde à lui accorder. Relation, identité nomade, dige-nèse, créolisation… : il essaime les concepts, il passe de la géné-ralité au détail, il donne corps à ses idées en les montrant àl’œuvre dans ce qu’il appelle le Tout-Monde. Le public le gratifiede mots et de cris laudateurs – terrific, amazing, wow – qui pro-longent de coutume la lecture des conférenciers. Une large sym-pathie excède toutefois le protocole et conforte la satisfactiond’Édouard qui dédicace ses livres derrière des tables chargéesde raisins et de fromage à pâte cuite.
Malgré le bonheur d’être encensé, une insidieuse saturationenvahit petit à petit l’âme d’Édouard. J’ai commencé à la repé-rer depuis que je l’accompagne dans ses tournées car elle serépète selon un scénario identique. L’homme arrive chez seshôtes d’abord sur la réserve, puis il s’offre peu à peu à leuramitié, tout au plaisir d’être loué, il parle beaucoup, il plaisante.Il se prend au jeu de la communion intellectuelle, dispensantavec générosité sa pensée alentour. Vient alors un moment detrop, une surcharge de paroles dans lesquelles il ne se recon-naît plus tout à fait. L’ennui pointe et il ressent soudain l’enviede partir, de se retirer dans une pièce voisine, d’aller faire untour, ou carrément de fuir. Cette fois, il veut seulement déam-buler sur le campus, après avoir été refroidi par les observa-tions politiquement correctes d’une universitaire peu réceptiveà ses blagues sur les femmes. Dans un couloir fréquenté pardes étudiants, il allume une cigarette et je lui rappelle l’inter-diction du tabac. « Tu crois que quelqu’un va oser m’empêcherde fumer ! » s’amuse-t-il avec un mélange d’assurance et dedéfi. Édouard semble étrangement calme, comme s’il avait
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aujourd’hui engrangé assez de plaisir narcissique et qu’ilretrouvait un état de quasi-indifférence.
Cette sérénité m’intrigue : ne cache-t-elle pas une mélan-colie secrète, une inquiétude, une résignation ? Comment unhomme qui a vécu tant de départs, de révoltes, d’exaltationsest-il devenu un paisible scholar, distribuant ses pensées pro-fondes à des publics choisis ? Je n’arrive pas à raccorder le poètedépenaillé du Lamentin, l’indépendantiste assigné à résidencepar de Gaulle, le romancier flambeur du prix Renaudot et ceconférencier plutôt sage. Certes, un autre Édouard, secret, quiappartient à la nuit, cohabite avec celui du jour, et fréquentedes peuples hirsutes, vit des furies et des chaos incommensu-rables. Trouve-t-il ainsi l’équilibre entre la mesure du tempssocial et les démesures de son imagination ? A-t-il confié savraie vie à la littérature et à ses réinventions ? Avant dereprendre le Long Island Expressway encombré pour revenir àManhattan, nous partageons un rice pudding dans un restaurantindien, devisant de tout et de rien. Les grandes généralités sesont évaporées, il ne reste que la douce familiarité des genssimples. Et pourtant l’homme de la Relation demeure un mys-tère qui désarme les prétentions de tout biographe.
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LA CHUTE DU MORNE1928-1939
Édouard Glissant, né Mathieu Godard, revient sur lelieu de sa naissance. La cabane en bois et son toit de tôleont disparu et même les fondations de ciment ont étérecouvertes par l’épaisse végétation qui gagne sans relâche,aidée par les cyclones et par l’humidité intense. Rien nedemeure longtemps sur ces collines où le soleil perce vio-lemment les feuillages obscurs. Qui se souvient encore desrires, des cris et des rêves qui ont peuplé ces parois dis-parues ? Des individus et des familles ont vécu ici, harasséspar le travail de la terre, trompant la misère en s’imposantde drôles d’allures. Quelques-uns sévères et cérémonieux,d’autres fous et farfelus, résignés ou révoltés, ils ont enduréla faim, la chaleur et les vents. Ils se sont appelés par desnoms de théâtre et ont espéré des scènes moins acciden-tées. Ils ont couru dans les ravines et les roches, ils ontdévalé les mornes jusqu’aux rivières et à la mer, cherchantdes herbes ou des eaux plus clémentes. Celui qui revientne retrouve personne, il n’entend que l’écho de ces plaintessans registre.
L’écrivain observe le paysage à la fois dense et désolé.Il y voit les deux faces du recouvrement, celui des souve-nirs sous le manteau végétal, celui de la mémoire que sonécriture a mission de rappeler. Il a convié ses amis sur les
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ÉDOUARD GLISSANT
hauteurs de Sainte-Marie, à Bezaudin, et il leur expliquel’illusion du retour. L’origine demeure inaccessible et, pourl’approcher, d’insondables détours sont nécessaires. L’écri-vain trouve dans cette étendue verte et désordonnée uneconfirmation ironique de ce qu’il a si souvent décrit dansses romans : la trace perdue, la source inaccessible. Je suisné ici, regardez, il n’y a rien à voir ! Ceux qui l’ont accom-pagné sur le chemin du retour peuvent ranger la nostalgiedans leurs valises. Ils sont venus en Martinique pourdécouvrir l’enfance du grand homme, ils espéraient parta-ger ses premiers regards. Ils butent sur des chemins escar-pés, dans la moiteur d’un jour blafard, ils suent, ballottésentre la déception et la tendresse pour cet homme auxdemeures précaires. S’ils grattaient la terre rouge au plusprofond, ils trouveraient peut-être des fers et des fouets.Ils savent la terreur qui régna sur cette île. Condamnés àl’imaginer par procuration, ils se taisent.
« Ma vie a commencé ici », déclare l’écrivain quiromance son origine perdue et construit sa légende. Régu-lièrement, il prend à témoin ses amis, ses femmes, sesenfants et les journalistes pour désigner ce vide et leur sug-gérer une histoire, un monde enfoui où percent des crisanciens. Il est né parmi les spectres dont toute son œuvretente de retrouver les voix. Que cherche-t-il vraiment àmontrer en désignant cette absence ? Pointer un endroitavec autant d’insistance, au demeurant accessible par laseule imagination, est la meilleure stratégie pour détournerl’attention d’un objet principal. Plus qu’un lieu, l’écrivainconstruit le symbole de son existence, fondée sur undépart, à la fois une séparation et un élan d’amour.
Sa mère est disparue depuis longtemps et lui, le dernierfils, lutte contre le destin de l’oubli. Le timoun, le petithomme, le dernier venu de la famille se souvient des pre-miers jours, du moins il s’invente des souvenirs. Mathieu
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n’a qu’un mois d’existence et sa mère l’emmène loin dumorne. Adrienne quitte ces hauteurs inhospitalières oùtrouvèrent refuge autrefois les esclaves échappés, ceux quel’on disait « marrons ». Il l’imagine descendre vers le deltadu Lamentin, son petit sous le bras, elle court et traverseles champs de canne, elle dérape sur les mauvaises herbes,elle reprend haleine sous les arbres fruitiers. L’écrivain sentle cœur haletant de sa mère qui fuit les hauteurs pour nejamais y revenir. Il l’aime ainsi : forte et décidée, seuleavec son fils, dans une course éperdue vers la granderivière, la Lézarde. Elle le tient contre sa poitrine, elle luidonne le sein, puis elle reprend la sente et elle le fixe surson épaule. Il se dit qu’elle le porte comme on cale unfusil, ce petit poète qui emploiera des mots pour tirer surl’injustice.
Un généalogiste désignerait Adrienne comme la souche,celle qui décide du destin de tous ses rejetons, la matriceà partir de laquelle commence une nouvelle ère. Mais iciles arbres ont de curieuses racines. Infiniment tordues, ellesreviennent sur elles-mêmes et se croisent en directionsdésordonnées. La mangrove les accueille et les nourrit,entre mer et fleuve, mêlant des populations de toutesnatures, poissons, insectes et plantes ligneuses. Si la familledevait ressembler à un arbre, ce serait au palétuvier plusqu’au chêne limousin. Ses racines à échasses plongent dansl’eau, rebiquent vers le ciel, et se nouent à des fatras debois. Il est souvent impossible de distinguer les branches,les troncs et les racines dans tous ces fils qui aspirent lavase et l’eau salée.
La lignée de Mathieu Godard ne suit pas des voies arbo-rescentes avec des ascendances repérables. Lorsque sa mèrele transporte vers le delta, il ignore qui est son père, etne connaît pas non plus les pères de ses frères et sœurs.L’archiviste remonterait tout au plus aux parents
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d’Adrienne, mais à chercher plus loin, il perdrait tout nomde famille. Il observerait les répétitions de noms pitto-resques au fil des générations et en déduirait peut-être desparentés. Il s’étonnerait des consonances avec des patro-nymes français, des appellations mélangées ou inversées,en échos frappés du nom des maîtres. Il s’énerverait desavoir qu’un même individu peut s’appeler de plusieursnoms. Cette Adrienne ne se nommait-elle pas Marie-Euphémie à son baptême ? Et les hommes qu’elle a fré-quentés portaient eux aussi des appellations mouvantes,comme ce Glissant qui semblait hériter insolemment deM. Senglis ou d’un curieux Sang-Gris. La filature des nomsramène les descendants d’esclaves à de lointains proprié-taires, comme une interpellation railleuse des colonsdemeurés. Naviguant plus loin dans l’histoire de ces paren-tés, en quête d’origines et de sonorités africaines, le secré-taire des familles légitimes se noierait dans les profondeursde l’océan, dans la cale des bateaux négriers où les filiationsfurent broyées.
Sans référer aux ancêtres ni quémander l’aide des pères,Adrienne sait tenir sa famille. Elle règne sur cinq enfantset leur impose un régime impitoyable. Celui qui ne res-pecte pas ses horaires, qui s’attarde à jouer dans la rivière,reçoit une terrible fessée jusqu’au sang. Elle ne laisse rienpasser, ni la chemise déboutonnée, ni les excuses pour nepas se lever ou éviter la corvée d’eau. Et même lorsquel’écrivain la dépassera d’un demi-mètre de hauteur,lorsqu’il sera devenu un homme célébré de par le monde,il demeurera toujours ce petit garçon obéissant et peureux,assis à côté de sa mère au visage austère. Les cheveux tirésau plus serré, exposant un front haut et des traits réguliers,Adrienne contrôle sa nichée habillée comme il faut. Lepoète des grands chaos s’autorisera des tenues moins strictesmais n’en mènera jamais très large lorsqu’il retrouvera cette
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femme née au XIXe siècle, l’année où les frères Lumièreinventèrent le cinématographe. Elle restera toujours dansson champ de vision, femme focale, la mère souche quientendait donner à ses enfants une éducation impeccable,de sorte qu’on ne les traiterait jamais de petits sauvages.
L’écrivain se souvient du réveil matinal, à six heures,quand Adrienne veillait à ce qu’il se présente à l’école dansun état de propreté irréprochable. Il se lave dans une bas-sine d’eau froide, il doit passer le savon partout, ne pasoublier le sexe ni les doigts de pieds. Une fois le pantaloncourt ajusté, les chaussettes relevées très haut, il marcheun kilomètre sous le ciel qui s’éclaire peu à peu. Le grandarbre à pain l’effraie à chaque fois qu’il passe dessous, avecses fruits menaçants et ses ombres maléfiques. Sur le che-min, il retrouve ses copains, Apocal, Babsapin, Atiquiliq,Totol, Macaron, Chine, Sonderlo… Ce petit peuples’assoit sagement derrière les tables de l’école pourapprendre à lire et écrire la langue française. Le maîtreleur enseigne l’histoire de France, Charlemagne, laChanson de Roland, la bataille de Marignan, Ronsard, leRoi-Soleil, la guerre contre la Prusse. Le petit Godard esttrès attentif, il écrit avec application et retient les leçons.Ne le ferait-il pas qu’il recevrait le châtiment d’Adriennequi, même si elle ignore tout des matières scolaires,n’attend pas moins que ses enfants soient de parfaits élèves.Chaque soir, elle le fait réciter, bien qu’elle ne sache paslire. Elle demande à ses sœurs de vérifier qu’il ne se trompepas et, inlassablement, elle répète : « Édouard, tu ne saispas ta leçon, retourne l’apprendre ! » Elle nomme par leprénom de son géniteur cet enfant baptisé Mathieu, dontle père, un certain Édouard Glissant, géreur des habita-tions de maîtres békés, a d’autres chats à fouetter que d’éle-ver un marmot de plus.
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« La ronde des noms s’accorde au défilé des paysages »,explique l’écrivain qu’on hèle ici par divers sobriquets.Malgré sa réputation en métropole, les anciens l’appellenttoujours Godby, le petit Godard qui s’était fait moquerpour prononcer l’anglais goodbye à la française. Ses diffé-rents surnoms l’amusent, le redoublent et le quadruplent.Son nom d’écrivain lui importe certes, mais il aime se faireapostropher diversement, comme s’il avait acquis plusieursidentités par voisinage : chaque lieu le modifie, chaquerencontre est un baptême éphémère. Montaigne, son com-pagnon de lecture, avait déjà observé la vanité du « nompropre ». Michel, Eyquem ou Montaigne sont des nomsd’emprunt, communs le premier aux paysans, le deuxièmeà des familles, le troisième à un territoire, arguait le sin-gulier philosophe. Et surtout, l’écrivain de la Martinique,lui, sait la fonction des noms de maître, ces propriétairesd’esclaves qui ont marqué leur légitimité du sceau deleurs patronymes transmissibles. Moquer les noms, lesdémultiplier, c’est prendre distance avec la légitimité desfiliations. Il gardera toute sa vie le plaisir de renommerceux qu’il aime et de les appeler gaiement par des nomsd’amitié…
Mathieu, Godby ou Édouard, c’est selon, demande unenouvelle fois aux habitants de Bezaudin où se trouve lamaison de Mme Marie-Euphémie Godard. Il répète lascène du retour manqué, encore et encore. Il cherche dessouvenirs, il les compose, il s’accroche aux manguiers etaux caïmitiers bleus, à l’odeur de branchages macérés, aupetit bruit du ruisseau enfoui. À chaque visite, la maisonest de plus en plus délabrée, et elle finira par disparaîtresous la végétation. Dans les parages, des constructionsmodernes et plutôt laides ont bouleversé le paysage. Lebéton, la ferraille, le ciment imposent de nouveaux bâtis etmodifient les traces. Édouard ne sait trop s’il faut regretter
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le ramas des branchages qui ombraient la misère autrefois.Les minuscules pièces où s’entassaient les enfants Godardsoulèvent chez lui une nostalgie ambiguë. Ces parois detorchis au travers desquelles passaient de mauvais courantsd’air, sans aucune intimité pour la mère, ni pour le pèrede la mère, ont laissé une odeur de pourriture et de pous-sière. Plus la vieille cabane se délite, plus l’écrivain rêve etinvente son passé. Le chemin de Bezaudin au Lamentin,il l’a rêvé des centaines de fois, accroché au sein de sa mère,imaginant d’infimes détails, notant les odeurs de chaqueplante, le filet d’eau en contrebas, le halètement et la sueurdu corps nourricier en cavale. Il le transforme en allégoriede sa vie, en une déportation épique qui concentre à lafois le passé enfoui de cette île et le départ furieux desêtres fuyant leur destin.
Pour la dernière fois – mais le sait-il ? –, Édouard gravitcette colline, avec les amis qui réalisent un film sur sa vieet ses idées. Ici n’est pas le berceau mais le partage,explique-t-il, pointant le tourbillon qui emporte l’existenceen d’infinies directions, dérives et tangentes. Une petitefemme au visage rond regarde parler le grand homme. Elles’est glissée dans l’embrasure de son épopée imaginaire, àquelques coudées du morne. Elle sourit de voir son frèrerevenu célèbre en son pays, et qui reste malgré toutl’Édouard malicieux et tendre de ses années d’enfance. Elles’amuse de ses grands airs et de la caméra qui transformela déroute des origines en spectacle. On refait la prise,demande le réalisateur, et l’écrivain s’installe derechef àl’endroit de la cabane en friches, comme il l’a déjà faitplusieurs fois pour des photographies légendées « L’écri-vain devant la case de son enfance ». Mais Liliane, bienque sa cadette de cinq ans, le revoit en garçonnet chétifet timide dans la ville du Lamentin. Elle superpose d’autresimages et d’autres séquences du gamin plutôt peureux qui
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lui demandait de sortir avec elle, la nuit, pour conjurersa peur des monstres. Il avait lu trop d’histoires effrayantespour son âge, et son grand frère Paul, opérateur de cabineau cinéma El Paraiso, lui avait aussi montré Frankensteinavec Boris Karloff, ce qui perturba longtemps son som-meil.
L’enfant imaginaire a beau dévaler la pente dans les brasde sa mère aimante et jouir de la source dont la rumeurinonde ses souvenirs épars, Liliane brûle de lui rappeler qu’iln’est pas le seul, ni le premier ni le dernier. Des grappesd’enfants se sont accrochées aux membres de cette fortefemme : les grandes sœurs jumelles, Yvette et Yvonnette, lefrère aîné Paul et elle après Mathieu. Leurs vrais souvenirssont au Lamentin, sur l’autre versant de l’île, dans la mai-son que ne quittera jamais Adrienne, rue Léonce-Bayardin,y voyant ses petits aller et venir, et parfois ne jamais revenirpuisque les trois premiers mourront avant elle. Dans cettefratrie sans père, les enfants s’aiment, s’entraident et sedisputent, ils ont envie d’un ailleurs, attirés par ce dehorsqu’ils devinent tous intuitivement, sans le nommer.Ailleurs, ce n’est pas seulement la métropole française maistous les vents qui traversent cette île et la relient à Cuba,à Haïti, à Sainte-Lucie, au golfe du Mexique, à l’Amériquedu Sud, tant l’archipel caraïbe pointe vers d’autres terri-toires et d’autres cartes.
Dans la chambre du Lamentin, plusieurs générations secroisent et se cognent. Édouard passe ses journées et sesnuits à lire, et ses sœurs s’étonnent de le voir si concentré,oubliant les appels de la rue. Il ramène des piles de livresde l’école, deux par jour au moins, et surtout ceux deMichel Zévaco dont il adore les romans de cape et d’épée,si propices à s’imaginer en héros luttant contre l’injusticedes puissants. Les personnages de ce journaliste devenuécrivain à succès, anarchiste et dreyfusard, enchantent le
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petit Édouard qui découvre des émotions violentes, l’amour,la haine, la vengeance, la frénésie de liberté… Pardaillansurtout, dont il suit les aventures parmi les intrigues monar-chiques du XVIe siècle. Sixte Quint, le duc de Guise,Catherine de Médicis, et les prouesses de ce chevalier augrand cœur ont peuplé son théâtre enfantin. Édouardconservera toujours en mémoire L’Épopée d’amour, l’un deses volumes préférés dans la série romanesque. Il a vécuavec Pardaillan des combats d’escrime héroïques pourdéfendre les faibles contre les nobliaux iniques, il a aiméet désiré son ambitieuse compagne d’armes, Fausta, unefemme séduisante et tyrannique.
Lorsqu’il veut imiter les joutes fiévreuses de son hérosfamilier, le petit Édouard va se mesurer à ses copainsd’école. Les concours de fleurets se transforment en cha-huts, en compétition pour gagner des billes ou des noix.Dans la cour, sur les chemins, sous les arbres, il dessinedes circuits de sable pour les petits boulets de terre et tenteses coups gagnants. Les parties interminables alternent avecles séances de parlotte sur les filles absentes qu’ils croisentdans les écoles voisines, avec leurs jupes bleu marine, leurssocquettes blanches et leurs regards en coin. Le jeudi dela semaine, ils se retrouvent parmi les scouts pour d’autresjeux sous la houlette d’un prêtre au corps maigre et ausourire compréhensif. Seul homme blanc, vêtu d’unelongue robe sombre aux dizaines de boutons alignés ducol aux chaussures, il patronne sa troupe d’une quarantainede jeunes hommes noirs, aux cheveux courts et aux jambesnues, bérets bien droits et foulards serrés d’une bague.Édouard le louveteau ne bronche pas, il observe l’hommeen soutane. Sa mère Adrienne s’est choisi la mission d’éle-ver parfaitement chacun de ses enfants et elle ne toléreraitpas la moindre incartade. Elle accepte les billes, les partiesde ballons, les éclaboussures dans la rivière, pourvu que
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l’instituteur et le prêtre soient contents de son fils. Maissi Édouard rentre à cinq heures cinq au lieu de cinq heuresprécises, elle lui administre des torgnoles effroyables et descoups de ceinture dont il gardera toute sa vie des cicatricessur les jambes.
L’amour sévère et absolu de sa mère donne à Édouardune confiance dans les rites de la vie, même s’il regarded’un œil curieux les cérémonies qu’on lui impose. Plutôtdocile, il rit et se moque sous cape, il pense à ce quePardaillan dirait de ces notables qui roulent dans de grossesvoitures noires ou de ces camions qui affichent lesenseignes et les marques des entreprises de l’île tenues parles Békés. Bon élève, il prend garde de ne pas parler créole,s’épargnant ainsi des coups de règle sur les doigts, et ilsuit attentivement les leçons de français que lui donneM. Bethel, le directeur de l’école, après la classe. Enfant dechœur, il récolte les centimes accordés à ceux qui chantentaux enterrements ou qui portent la croix et le bénitier. Siheureux de plaire à Adrienne, il étudie sagement au caté-chisme, il est un bon communiant, il parle le français dela métropole, il rédige de belles compositions à l’école, ilapprend l’histoire des Gaulois, il est le premier de sa classe.Le génie d’Édouard commence là, paradoxalement, nonparce qu’il est le meilleur mais par le dévoiement de sessuccès. Élève modèle, il va inventer ses propres tours etdétourner la règle à son profit. Tout en comblant le désird’Adrienne, il en transforme l’objet. Édouard lit sansqu’elle comprenne, il écrit sans qu’elle le lise, et il peuts’adonner alors à des plaisirs qu’il est seul à connaître, des-sinant ses territoires imaginaires tout en restant fidèle auxformes de la réussite. La langue de l’histoire de France,celle du chant d’église, il la maîtrise d’autant mieux qu’illa bouleverse et lui donne des figures inouïes. Il la distord,
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la boursouffle, la dresse à sa façon. Édouard écrit sur desfeuilles de papier banane, reliées par un fil, et il composedes poèmes, des séries d’octosyllabes d’abord, puis dessuites plus libres et difformes. Il décrit, il dévie et dérive,il ne cherche pas vraiment à exprimer ce qu’il sent et ils’emballe plutôt du pouvoir des mots, inaugurant là unéquilibre à jamais instable entre mesure et démesure.
Le premier lecteur de ces poèmes esquissés est Paul, cefrère à qui Édouard voue des sentiments très ambigus,d’amour et de jalousie, de confiance et de rejet. Il seconstruit à la fois contre Paul et tout près de celui quijoue, sans l’avoir désiré, le rôle d’un père, de sept ans sonaîné. Les deux enfants se regarderont en miroir, l’un néle 28 septembre 1921 et l’autre le 21 septembre 1928, jourde la Saint-Mathieu. Édouard ne cessera de mélanger lesdates en inventant de fausses symétries, et de confondreses souvenirs tant sa relation à Paul continuera d’êtreconfuse, même après la mort de ce grand frère qui pritsa place avant lui dans le cœur d’Adrienne. Leur différencese voit d’emblée sur la couleur de sa peau qui revêt tantd’importance dans une nation colonisée par les « Blancs ».Paul est milat, comme on dit pour désigner les êtres àpeau claire, mulâtres, qui ont une origine blanche et noire.Est-ce cet éclaircissement qui oriente son comportement ?Paul s’habille de complets blancs et côtoie quelques mon-dains. Il s’engagera dans l’armée française et confirmerason goût des costumes avec des uniformes clairs. Portantune petite moustache bien taillée, ses cheveux peignés avecsoin derrière les oreilles, il a l’allure d’un homme fringant.On le prendrait pour un Européen si l’ordre racialn’excluait pas les individus soupçonnés d’avoir une gouttede sang noir dans leur généalogie.
Paul est rangé, méticuleux, Édouard sera vagabond etinsolent, ainsi le décide le petit frère qui n’a pourtant rien
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d’un révolté, lui qui file doux lorsque Adrienne élève lavoix. Avec l’âge, le différend se creuse, Édouard se feraréformer, il dénoncera les guerres d’Indochine et d’Algérie.Et pourtant, lorsqu’il apprendra la mort de Paul à 27 ans,à cause d’un accident stupide dans sa garnison de Castres,il oubliera l’adjudant-chef pour ne pleurer que ce frèreaimant qui le protégeait pendant son enfance. Édouardrestera inconsolable des jours entiers, regrettant les malen-tendus, s’en voulant d’avoir souvent détesté ce modèlesuranné que représentait l’aîné des garçons. Bien qu’il aitvoulu accentuer leur dissemblance, il ne peut oublier quePaul partageait le goût des belles lettres et qu’il fréquentaitaussi des clubs de poésie. Les premières émotions litté-raires, les premières images du cinéma, c’est avec ce grandfrère qu’il les a vécues. Paul lui taillait des petites voitureset des avions en bois, il lui ramenait de la nourriture dumess des sous-officiers, puis il lui apporta des romans etdes recueils de poèmes. Cet homme fin, qui jouait du vio-lon, qui sombrait parfois sous les crises de paludisme, acommenté le premier les textes encore balbutiants de celuiqui allait devenir l’un des grands poètes du XXe siècle.
Tant de ferveur et d’application à lire, écrire et com-prendre devaient amener les maîtres à encourager ledeuxième fils Godard, qui obtint une bourse pour allerau petit lycée. Cette reconnaissance fut la seconde rupturedans la vie d’Édouard et celle-là n’eut pas besoin d’êtreimaginée dans les limbes de Bezaudin. Sa réalité provoquaplusieurs séismes qui décidèrent la métamorphose du bonélève. Le départ du morne pour le Lamentin avait été défi-nitif et fut vécu dans le giron d’une mère tournant sa bous-sole et passant du nord-est au sud-ouest de l’île. En revanche,celui du Lamentin pour Fort-de-France où se trouvait lelycée, bien que distant d’une petite dizaine de kilomètres,
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plaça le jeune garçon sur une nouvelle trajectoire où demultiples horizons se présentèrent à lui. Adrienne étaittrop fière de ce succès pour souhaiter retenir Édouard auLamentin, et la gratuité du lycée rendit possible une tellepromotion. Elle gagnait de l’argent grâce aux lessivesqu’elle faisait pour les autres, allant au lavoir chaque jour,faute d’eau courante à la maison, et elle ne pouvait payerdavantage que le loyer d’une maison de trois pièces.Cependant, elle ne mit pas Édouard en pensionnat et pré-féra l’envoyer chez sa sœur qui relaya ses soins affectueux,ou plutôt son contrôle vigilant.
En prenant le chemin du lycée Schœlcher, ce fils d’anal-phabète entrait dans une institution chargée de hauts sym-boles. Non seulement le lycée affichait un nom associé àl’abolition de l’esclavage, mais il avait déjà accueilli desélèves tels que Léon-Gontran Damas et Aimé Césaire.Y accéder ouvrait, pour les meilleurs, sur les carrières glo-rieuses de la métropole. Godby, le petit Édouard, neconnaissait pas encore Césaire, toutefois il entendit rapi-dement parler de ce jeune agrégé de lettres, revenu enMartinique en 1939 pour enseigner dans le fameux lycée.La même année paraît un poème phare, chef-d’œuvre lit-téraire et conscience de l’aliénation coloniale, Cahier d’unretour au pays natal. Sa publication, au moment oùÉdouard arrive au lycée, vaut acte de baptême pour desgénérations de poètes et de militants politiques desCaraïbes. Le mot de « négritude » a été lancé, repris bien-tôt par tous ceux qui rejettent la fausse intégration à laculture dite humaniste et qui dénoncent l’exploitation desNoirs dont elle est le paravent.
Tel devient le paradoxe, durable, de ce lycée de la Répu-blique où des Martiniquais, formés par l’élite scolaire fran-çaise, enseignent les auteurs de la nation dominante touten fomentant une opposition politique au colonialisme, et
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en affirmant leur identité « originaire » africaine. Le petitÉdouard, comme tous les enfants, trouvait normale la vieprécaire menée avec sa mère, normale la séparation phy-sique avec les habitations des maîtres békés, normal lecommandement des Blancs prêtres, préfets, policiers etpatrons. Au lycée, il découvre peu à peu, derrière les dis-cours magistraux, l’injustice d’un système inique et friable.S’il côtoie désormais des enfants de Békés dans les sallesde classe, jamais ceux-là ne lui adresseront la parole. Cequ’il sentait confusément, qui le faisait rire ou souffrir,devient intelligible et l’enseignement du français lui fournitdes mots à double tranchant. Cette langue du savoir quirefoulait celle du pays, le créole, lui donne aussi la gram-maire de la subversion. Ce voisinage des langues produitchez Édouard des sentiments confus tant le créole restelié à sa mère et tant il découvre avec le français des ima-ginaires qui le transportent. Il comprend subtilement lesformes de résistance qui peuplent les langues créoles etleurs façons de déjouer la langue des maîtres, mais il ressentaussi une immense curiosité pour tous les langages, mêmeles plus anciens, comme le grec et le latin.
Édouard devient un champion de version latine au lycéeSchœlcher. La Guerre des Gaules, les traités de Cicéron,l’histoire romaine de Tite-Live, la Guerre de Jugurtha deSalluste font ses régals. Il trouve un plaisir raffiné dans ladécouverte des tournures latines tout comme dans leur tra-duction vers un français bien cadencé. Il obtient des prixet des récompenses, de nouveaux livres qui relaient sesmanuels avec des histoires plus romanesques : Les TroisMousquetaires, Les Travailleurs de la mer, Le GrandMeaulnes. Si l’on peut gloser sur les dons d’un élève, selonque l’acquis le dispute à l’inné, un talent caractérise trèstôt Édouard : il retient tout ! Aussitôt lu, aussitôt enregis-tré, qu’il s’agisse d’une règle de calcul, des dates d’une
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guerre, d’une figure de rhétorique ou d’une tirade dethéâtre… Sa mémoire, alliée à un désir méticuleux deconsigner chaque connaissance, lui permet de briller danstoutes les disciplines, même si ses goûts de lecture leportent davantage vers la littérature. Au cours de français,une œuvre étrange l’intrigue, la Chanson de Roland, avecses milliers de vers qui célèbrent les vertus héroïques d’unpreux chevalier. Toutefois, s’il admire les décasyllabes, ildevine que ce Roland n’a rien d’un Pardaillan. Le petitboursier martiniquais perçoit que la bataille de Roncevauxn’est pas la sienne et même qu’il aurait tout à craindrede l’épée des Francs, quoique ses professeurs luienseignent de révérer les rois carolingiens comme degrands ancêtres. Ces années de petit lycée, puis de lycée,défilent en dénouant les liens d’Édouard qui retournesouvent vers sa famille au Lamentin, mais qui se sentirrésistiblement attiré vers d’autres langages, les savantscomme les imaginaires.
Édouard revient chaque soir dans la maison de sa tanteMédicis à Fort-de-France, au bord du canal, heureuxd’échapper à la communauté des lycéens. Il se laisse enve-lopper par sa douce surveillance, moins sévère que celled’Adrienne sa mère, et il y retrouve le calme d’unechambre exiguë, après le tumulte des camarades criards.Édouard aime courir et jouer dans la cour du lycée maisil entretient, depuis sa petite enfance, un goût de la soli-tude et des longs moments reclus. Comme les grandsadeptes de l’imagination, il voyage sans bouger, par la lec-ture ou la pensée, éprouvant des euphories ou des mélan-colies jusqu’aux heures les plus tardives, quand nerésonnent plus que le souffle du vent ou les stridulationsdes insectes, le claquement démultiplié des feuilles ou lefracas de la pluie contre les toits de tôle. Il prend l’habitude
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de la vie nocturne et autonome ; lui seul décide alors deschemins où fureter, des gestes à risquer, des rythmes pourse transporter. La nuit humide et chaude le rend souverain,elle lui offre le monde et tous ses possibles. Sans douteses meilleurs copains ne supposeraient pas le petit Godby,d’ordinaire timide, en train de vivre des passions héroïqueset des aventures parmi des peuples fantastiques. De fait,Édouard garde ses utopies secrètes et ne partage pas faci-lement ses émotions, par tempérament et parce que lesphrases pour les dire lui semblent trop faibles. Il espèredes voyages grandioses et craint de paraître un peu fou,redoutant d’être atteint d’une maladie non répertoriée,l’imagination, avec ses accès de fièvre imprévus.
L’adolescent rêveur découvre alors un autre trouble quenombre des garçons de son âge connaissent, bien qu’ilprenne des formes et des noms divers. Celui d’Édouards’appelle Olympe. Cette jeune fille, sa cousine, habite dansun bourg au nom pourtant peu propice aux tourmentscharnels – le Saint-Esprit –, mais les voies du désir sontimpénétrables. Il y séjourne chez sa tante Odile, pendantles vacances, et côtoie sa fille qui ne semble pas accorderune grande attention au petit nigaud issu d’un mornereculé. Édouard ne sait trop quel langage lui tenir et lesmots de la séduction lui font défaut. En revanche, sesregards ne cessent de tournoyer autour de sa silhouettegracile et se fixent, lorsqu’elle tourne le dos, sur ses épaulessouvent découvertes. Le bas de sa nuque le fascine, avecson mouvement si prompt qui oscille entre langueur etagilité. Sa peau capte la lumière à la façon des éclats surla mer, à la fois mate et brillante, entre cuir et miroir.Hautaine et indifférente, Olympe feint de ne pas s’aper-cevoir du désir qu’elle inspire. Le hasard des flânerieschampêtres la fait cependant chuter du piédestal sur lequelelle s’était perchée, lorsque Édouard, au sortir d’un chemin
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qui mène à la rivière, et accompagné de quelques garçonsdu bourg, la surprend à sa toilette, accroupie, la robe rele-vée, exposant ses fesses nues. La rigolade le dispute à laconvoitise chez les adolescents éberlués d’assister à un spec-tacle aussi délicieux que burlesque. Ils étouffent leur rirepuis se promettent de revenir le lendemain à la mêmeheure et, de fait, ce moment devient un rendez-vous quo-tidien pour assister aux gestes rituels et espérés d’Olympe,passant la main entre ses jambes pour le plus grand bon-heur des puceaux cachés dans les broussailles.
Au retour des vacances, Édouard ne peut oublier l’attrac-tion involontaire d’Olympe dont les formes surgissent aumilieu de ses versions de Salluste, sur lesquelles il seconcentre difficilement. Une fois dans sa chambre, levoyeur s’approprie cette femme désirée en passant le relaisà l’écrivain. Le nom d’Olympe suscite en lui des associa-tions merveilleuses, allant des temples grecs au tableau deManet et son Olympia nue au regard frontal. Les motsaffluent en tous sens pour faire corps avec elle. Ainsi desnoms lymphes ou callipyge, des verbes ravir ou gravir, ouencore de l’expression « grimper sur l’Olympe ». Édouardécrit des histoires éphémères et brûlantes où Olympedevient un personnage de roman soumis aux volontés del’auteur. Dans les scènes licencieuses qu’il lui compose, elleperd son allure suffisante, tout entière dévouée au pouvoirsouverain du héros qui la plie à ses volontés. Il la trans-forme en une Fausta docile, avatar érotique des romansde Zévaco. Il écrit souvent deux pages en peaufinant lesformes et les gestes, puis il les relit, jouissant des imagesque nul autre écrivain n’aurait pu adapter aussi justementà ses désirs. Après l’excitation de plusieurs lectures, ildétruit les feuilles sur lesquelles il a projeté le feu de sonimagination. Supérieure aux photographies de nu, qu’il lui
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aurait été impossible d’introduire dans cette maison tenue,l’invention littéraire lui procure des plaisirs incomparables.
Entouré de femmes depuis sa petite enfance, Édouardtrouve en chacune d’elles une affection singulière, tantôtsévère et dominatrice, tantôt bienveillante et joueuse, tan-tôt fugace et séduisante. Il connaît la raclée, la caresse etle frôlement, il sait leur contact, mais aussi le ton des voixqui leur est associé, leurs odeurs parfois. La main rêchede sa mère, les gestes chamailleurs de ses sœurs, les effleu-rements de sa cousine sculptent les contours de son corpsd’adolescent menu. Son frère peu présent lui a laissé cemonde de contacts où l’enfant balance entre passivitéconsentie et audaces fugitives. Depuis qu’il est entré aulycée, le partage est net, entre le côté des garçons, avec ledomptage des brutalités viriles par la discipline des maîtres,et le côté des femmes qu’il retrouve le soir et pendant lesvacances, avec ses douceurs ambiguës.
Cependant, l’accès au lycée de Fort-de-France s’accom-pagne d’un événement encore plus décisif que le change-ment de ville et qui va bouleverser pour longtemps legynécée dans lequel Édouard circulait à loisir. Une pater-nité lui tombe dessus brusquement. Il avait certes un géni-teur et en connaissait l’existence, il savait cet hommeoccupé au loin à d’autres affaires, à d’autres femmes aux-quelles il faisait d’autres enfants. Adrienne suffisait à sonamour et il se passait fort bien du père qui l’avait délaissésans l’avoir déclaré. Sa mère l’appelait pourtant par le pré-nom de cet amant géniteur, Édouard, même s’il ne luiavait pas transmis son nom de famille. Parfois, l’hommepassait au Lamentin et emmenait le petit garçon faire untour sur son cheval. L’enfant voyait alors les choses et lesêtres d’en haut, il s’étonnait de telles promenades avec undemi-inconnu, puis il retrouvait les siens et ne s’inquiétait
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pas du départ du cavalier de passage. Mais, tout à coup,ce faiseur d’orphelins s’entiche tardivement de lui,Mathieu Godard, surnommé Édouard ou Godby, luidonne le nom de Glissant, celui d’un père qui enfin lereconnaît, fier d’avoir un fils accédant au lycée. Avoir bientravaillé à l’école lui apporte une bourse et un nouveaupatronyme.
Désormais le fils d’Adrienne peut déclarer un père surses fiches d’identité, un homme qui a une maison et uneprofession : géreur économe d’habitation, il organise le tra-vail des ouvriers dans les champs de canne, sur le domainede riches Békés, héritiers des propriétaires d’esclaves. Ilcommande, il est craint. Glissant père, qui prélève sesfemmes sur chaque exploitation où il exerce, vient d’épou-ser sa dernière maîtresse en titre, à Case-Pilote, et il nes’embarrasse pas de scrupules familiaux pour ajouter leproduit d’une ancienne progéniture à ses nouveauxenfants. Bien qu’il n’ait pas fait d’études, il éprouve del’estime pour ceux qui accèdent à la connaissance et, parmises nombreux rejetons, connus ou pas, il discerne les plusprometteurs.
Édouard, le fils, pénètre alors dans un monde qu’il nepercevait qu’à travers les barrières de ces immenses proprié-tés où vivent des familles de colons et leurs coupeurs decanne. Son père l’emmène sur des terres opulentes, lui faitvisiter des jardins et leurs allées de cocotiers, bordées d’arbresvoyageurs et d’oiseaux de paradis. À l’intérieur d’unedemeure composée de seize pièces et d’un étage, il luiapprend à déambuler, à pas mesurés, dans un salon oùs’affairent des domestiques habillées de blanc. Il lui désignele mobilier Empire, les portraits peints du XVIIIe siècle, lestasses à café en bleu de four au liseré d’or. Édouard observeces trésors comme il étudie les leçons de choses à l’école, ilnote et enregistre la hiérarchie des objets et des personnes.
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Il devine qu’on ne mélange pas les torchons et les servietteset que chaque chose, chaque être, chaque geste appartientà une famille et est rangé à la place qui lui revient.Pieds de table, boules d’escalier, lustres et candélabres…silence des pas, circulation autour des sièges sur lesquelsnul ne peut s’asseoir s’il n’est pas blanc… chaque détailconsonne avec l’harmonie générale. Son père officiecomme une cheville ouvrière entre deux mondes, passantd’un côté du seuil à l’autre, débordant un peu sur la fron-tière des maîtres dont il foule les tapis de réception, etrejoignant le terrain poussiéreux des employés qu’il dirigeet réprimande. Édouard découvre les deux rôles complé-mentaires joués par son père : obséquieux avec les colonsdont il voudrait partager la vie, odieux avec le personnelqui lui rappelle ses origines. Le premier personnage porteun costume couleur crème au revers pointu, sa cravateblanche et satinée soulignant l’élégance d’un parvenu. Sonregard est charmeur, avec des cils de biche et des faux airsde baron. Le deuxième, en revanche, déforme sa boucheaux lèvres régulières en un rictus méprisant ou venimeux.Vêtu de bottes et d’une veste de lin, il aboie dans leschamps. Il course les femmes et houspille les maris. Il sevenge sur eux de ce qu’il a été, des humiliations qu’il adû subir pour devenir un subalterne en chef.
Traîné dans les champs de canne et mal à l’aise d’êtrele fils du géreur, Édouard ne rejette pas d’emblée ce pèrequi a tant tardé à le choyer. Grâce à lui, il entrevoit unesociété jusqu’alors inaccessible et ses codes mystérieux. Ilaccepte de bon cœur les vêtements luxueux – costumes,cravates, chemises blanches de « petit monsieur » – qui letransforment en lycéen fringant. Il en tire une petite fierté,tenant tête aux camarades qui ont toujours méprisé sadégaine de pauvre, malgré ses succès scolaires. Ce père toutà la fois l’intrigue, l’impressionne et lui fait horreur. Il
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perçoit sa courtoisie et son agressivité, son indépendanceet sa servilité. Édouard père joue le monsieur, il ne se laissepas marcher sur les pieds, capable parfois de tourner ledos à un maître, ainsi que son fils le voit faire, un jour,dans l’« habitation », comme on le dit aux Antilles : ildemandait une augmentation pour les ouvriers qu’il géraitet, le propriétaire refusant obstinément, il descendit de soncheval et en retira l’équipement. « La selle et le harnaissont à moi, le cheval connaît le chemin », lui dit-il surun ton théâtral, claquant la croupe du canasson qui détalavers l’écurie. Le Béké lui accorda des salaires moins misé-rables en échange d’un meilleur rendement sur ses terres.
Pour autant, les compagnons du géreur apprécientmodérément ses manières de parrain qui se promène aumilieu de la rue avec un revolver à la ceinture, conscientde son importance parmi les petites gens. La fréquentationdes maîtres lui donne l’illusion d’un pouvoir dont il jouiten exerçant aussi bien sa générosité que sa violence. Ilarbore son arme avec ostentation et, faute de pouvoir tirersur les ouvriers indociles ou récalcitrants, il vise les chatsqu’il déteste tout autant que les chiens. La haine ataviquedes molosses qui avaient traqué les Nègres du temps del’esclavage ne devrait pas s’appliquer aux petits félinsde son entourage. Mais il abhorre leurs allures féminineset se livre sur eux impunément à ses pulsions meurtrières.Un jour d’anniversaire, quelques-uns de ses amis lui ontpréparé un plat de viande, longuement revenue dans lespiments et les oignons. Une fois rassasié, il remercia seshôtes qui lui révélèrent une méchante farce : chacun avaittué un chat pour en joindre une partie à ce délicieuxragoût et ils lui présentèrent alors toutes les têtes sur unplat. Le père Glissant fut pris d’une colère hystérique, ilsortit son revolver et tira partout, ses prétendus amis en
N° d’édition : L.01EHBN000955.N001Dépôt légal : février 2018