LE PERSONNAGE MYTHIQUE
José Manuel Losada
Degrés. Revue de synthèse à orientation sémiologique (Bruselas),
45, 169-170 (2017), p. c1-c18. ISSN: 07708378
Mythe et personnage
De nombreux chercheurs et, dans leur sillage, des étudiants, des journalistes et des hommes
politiques utilisent de manière interchangeable les concepts de mythe, de symbole, de type, de
prototype, d’archétype, de figure, de thème, de conte, de légende… Cet usage confus est souvent
appliqué au concept de personnage : figures symboliques et archétypiques, stars du cinéma et celebrities,
personnalités sportives, vedettes de la chanson deviennent des mythes jusqu’à rendre impossible une
communication fondée sur des critères de clarté et de précision. Ces pages essaieront de jeter quelque
lumière sur ce problème.
Pour ce faire, j’utiliserai la méthode de la Mythocritique Culturelle. Je partirai de la loi
fondamentale de cette mythocritique, puisqu’elle correspond pleinement à l’objet de notre étude: il
n’y a pas de mythe sans personnage. Cette affirmation, cependant, ne rend pas nécessaire son propos
inverse: tout personnage n’est pas mythique.
Cette première loi n’est pas incompatible avec la seconde: tout peut faire l’objet d’une
mythification (un personnage historique, un peuple, une nation, et même un animal ou un objet),
mais seulement dans des conditions déterminées et pour un temps déterminé.
Ces deux lois semblent évidentes, mais nous pourrons constater que les vérités de La Palisse
ne jouissent pas de l’assentiment général. Pour ma part, je considère que le galimatias actuel sur le
mythe et le personnage est dû, en grande partie, à l’ignorance et au mépris de ces lois.
Le chapitre sera construit comme une typologie du personnage, classée en fonction de la
relation de celui-ci au mythe. J’étudierai tout d’abord le personnage fictionnel mythique par excellence
ou, plus exactement, le personnage mythique (« prosopomythe ») ; en second lieu, le personnage
historique mythifié ou, autrement dit, un personnage essentiellement étranger au mythe, mais soumis
à un authentique processus de mythification ; en troisième et dernier lieu, les « pseudo-
prosopomythes » et les « pseudo-mythifications », c’est-à-dire, les personnages mythiques et les
personnages mythifiés auxquels nous attribuons, (malencontreusement, les caractéristiques du mythe.
De la personnification au prosopomythe
La personnification est une figure rhétorique par laquelle un être inanimé (idée, animal ou
objet) acquiert, dans la fiction, le statut de personnage : « c’est cette fiction qui fait intervenir les
personnes, et qu’on nomme prosopopée »1. Quand Hippolyte s’exclame devant Aricie, dans Phèdre
de Racine : « Argos nous tend les bras et Sparte nous appelle » (v, 1, v. 1366), il se réfère, par
synecdoque, aux hommes d’Argos et de Sparte. Ainsi, les deux villes sont personnifiées.
Comme l’affirme Quintilien, « on va même encore plus loin : on fait intervenir les dieux, on
évoque les morts »2. Si cette personnification s’applique à un mythe, nous sommes face à un
1 Quintilien, IX, II, 29, Obra completa, éd. Alfonso Ortega Carmona, Salamanca, Publicaciones Universidad Pontificia, 1997-
2001, 5 vols., t. III, p. 308. 2 « quin deducere deos in hoc genere dicendi et inferos excitare concessum est », IX, II, 31; ibid., p. 309.
2
« mythologisme »3. C’est le cas, par exemple, de la « Prophétie du Tage » de Fray Luis de León, où le
fleuve, devant le stupre de Rodrigo et de la Cava, s’exclame : « j’entends déjà le cri d’horreur / de
Mars, rauque de fureur et d’ardeur »4 : le Tage annonce, à travers le dieu Mars, allégorie de la guerre,
l’invasion musulmane de la Péninsule. Il en va de même dans la fable « La vieille et les deux servantes »,
de Jean de La Fontaine, où nous pouvons lire : « Dès que Téthys chassait Phébus aux crins dorés… ».
La mer et le soleil deviennent en effet des êtres vivants sous les noms mythologiques de Téthys et de
Phébus. Les vers suivants le confirment : « Dès que l’Aurore, dis-je, en son char remontait…5.
L’emploi d’une « expression fictionnelle pour supplanter l’expression commune »6 est rendu possible
par les analogies, culturellement admises, que sont celles de la mer et de la déesse marine, d’une part,
et de l’astre et de Phébus (forme latine du grec Φοίβος, « brillant », surnom d’Apollon, ici assimilé à
Hélios), d’autre part. Chaque après-midi, Téthys recevait Hélios, qui se couchait à la fin de son voyage
quotidien dans les airs. Dans ces deux exemples, Fray Luis et La Fontaine font usage d’une sorte de
banque de données pour désigner une idée (la guerre) ou un objet (la mer, le soleil) que leurs lecteurs
peuvent facilement reconnaître.
Le terme de « mythologisme », aujourd’hui tombé en désuétude, n’éclaire pas exactement le
concept que nous étudions ici et qui est devenu le fer de lance de la Mythocritique Culturelle : le
personnage mythique à proprement parler, c’est-à-dire, l’acteur ou le destinataire d’aventures
mythiques extraordinaires et transcendantes qui renvoient à une cosmogonie ou à une eschatologie,
le personnage face à la transcendance, dont les applications culturelles postérieures
(anthropologiques, économiques, sociales, politiques, etc.) sont importantes, mais dépendantes, en
bonne partie, de l’idéologie du récepteur. Il est indispensable d’utiliser un terme qui désigne, dans sa
composition même, ce personnage qui naît « mythe » in nuce, dans l’esprit de l’écrivain ou de l’artiste
en général, car il est bien différent des autres personnages mythifiés après coup par l’artiste ou la
société, et il est bien différent aussi de son propre récit mythologique. Nous utiliserons donc ici le
néologisme « prosopomythe ».
Si ce personnage est différent des personnages mythifiés, c’est en cela : le mythe apparaît
d’emblée pour ce qu’il est, un individu fictionnel avec « un visage », « un aspect » ou « une figure »
(πρόσωπον), c’est-à-dire, comme un personnage (non une personne). Les personnages ou les individus
fictionnels avec une aura mythique sont des prosopomythes. En ce qui les concerne, le processus est
extrêmement simple : une idée, un animal fictionnel ou un objet également fictionnel surgissent dans
l’esprit de l’écrivain ou de l’artiste comme mythes ; de leur conception à leur expression, il n’y a qu’un
pas. Le processus des personnages historiques mythifiés est, en revanche, plus complexe : nous le
verrons, une personne, un animal ou un objet réels doivent d’abord se transformer en des
personnages ou des individus fictionnels avant de devenir des personnages mythiques ; nous verrons,
en outre, que les conditions et les conséquences de cette mythification sont différentes de celles qui
touchent les prosopomythes.
Et s’il est également différent de son propre récit mythologique, c’est en cela : le prosopomythe
d’Antigone est différent du récit mythique général d’Antigone (dont la structure dépend de ses
mythèmes) et de tel ou tel récit mythique d’Antigone (Sophocle, Cocteau, Anouilh…).
Par définition, les prosopomythes ont une apparence de personnage. Cependant, ils
comprennent aussi un groupe de mythes avec une apparence de monstre (tératomythes) ou de chose.
3 Pierre Fontanier, Les Figures du discours, intr. Gérard Genette, Paris, Flammarion, 1977, p. 120. 4 « Y ya siento el bramido / de Marte, de furor y ardor ceñido », ode XI. 5 Fables, V, 6; éd. Jean-Charles Darmon & Sabine Gruffat, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche
Classique », 2002, p. 166. 6 Fontanier, op. cit., p. 120.
3
Une digression sur les premiers, dont le néologisme est créé par rapport à la tératologie, science
des anomalies de l’organisation anatomique des êtres vivants. Je ne pense pas aux animaux qui
dialoguent avec les dieux, comme c’est le cas des abeilles dans la célèbre fable d’Ésope : irritées contre
les hommes qui leur volent leur miel, elles demandent à Zeus de la force pour attaquer les voleurs
avec leur dard ; le maître de l’Olympe, courroucé par leur perversité, décide que leurs piqûres leur
soient mortelles7. L’anecdote est pleine d’esprit, cependant, ici, les abeilles ne sont pas des
personnages mythiques, mais des animaux personnifiés, en témoigne leur « prise de paroles »
(“sermones hominum adsimulatos”), comme dit Quintilien, leur sermocinatio8; l’unique prosopomythe ici est
Zeus. La faculté de parler n’octroie pas le statut mythique à un animal.
Les tératomythes sont des monstres, c’est-à-dire, des animaux de fiction qui n’ont une
apparence que partiellement humaine : les Centaures, Cerbère, Méduse, le Sphinx, les Sirènes, les
Satyres… Les animaux d’origine gréco-romaine sont issus de l’union sexuelle d’un mortel et d’un
objet (les Centaures sont nés de l’union entre Ixion et un nuage qui avait la forme de la déesse Héra),
de deux monstres (Chimère, Cerbère, Orthos, le Sphinx et l’hydre de Lerne sont nés de l’union de
Typhon et d’Échidna) ou d’un châtiment divin (la jeune et prétentieuse Méduse face à Athéna).
Observons que, de par leur tératogénèse, ils sont toujours hybrides de caractéristiques animales (force,
cruauté…) et de caractéristiques humaines (ruse, bonté, méchanceté…) ; c’est seulement grâce à ces
dernières qu’ils agissent en tant que personnages mythiques (des prosopomythes) tel le Sphinx devant
Œdipe.
Le monstre, animal mythique par excellence, est l’objet d’une interprétation symbolique que la
terminologie durandienne qualifierait de « diaïrétique » ou, autrement dit, susceptible de division, de
séparation et, pour cette raison même, encline à la confrontation, à la lutte continuelle contre
l’homme9. Moitié homme et moitié animal, moitié ombre et moitié ténèbres, le Minotaure qu’abat
Thésée avec une hache à double tranchant (labrys) est indissociable du labyrinthe : la monstruosité
d’un homme à tête de taureau correspond à l’étrangeté d’une construction bâtie pour la perte de ceux
qui y pénètrent ; ce monstre et ce bâtiment étroitement liés.
Représentation analogique, le monstre est susceptible d’application rhétorique : l’hydre de
Lerne, dont Hercule ne cesse de couper les têtes, peut évoquer, par métaphore, la fatalité et
l’incapacité humaine à affronter avec espoir une lutte contre les forces de la société ou de la nature.
Cette analyse s’applique également aux monstres médiévaux, modernes et contemporains. Dans la
même veine que King Kong (gorille géant éponyme du film de Merian C. Cooper et Ernest B.
Schoedsack, 1933) et que le Rhedosaurus qui pénètre dans les rues de New-York (The Beast from
20 000 Fathoms, Eugène Lourié, 1953), Ishirō Honda crée en 1954 Godzilla. Réveillé par des essais
nucléaires, il détruit Tokyo et retourne à la mer. Quelques vingt autres films recréent les vicissitudes
de ce monstre. Il est difficile de ne pas voir à travers cette saga l’expression de la peur et de l’angoisse
écologique d’un Japon traumatisé par la psychose nucléaire. Interrogé sur la première production de
1954, Gareth Edwards, réalisateur du dernier remake (Godzilla, 2014), répond :
Originally, it was a blatant metaphor for Hiroshima and Nagasaki. For me, it’s the whole point of science fiction and
fantasy. On the surface level they’re about something very literal like a giant monster, but there’s always something, or can
be something – a layer underneath that has a metaphorical meaning that you can choose to leave or take10.
7 ÉSOPE, « Les abeilles et Zeus », Fábulas, intr. Carlos García Gual, éd. P. Bádenas de la Peña et J. López Facal, Madrid, Gredos,
1982, nº 163, p. 113. 8 Op. cit., IX, II, 31; p. 326. 9 Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1960 & 1992, p. 178. 10 12 mars 2014 ; http://www.nerdist.com
4
De manière tout à fait éloquente, ce monstre, qui combine la morphologie de créatures réelles
mais antédiluviennes (un Tyrannosaure, un Iguane, un Stégosaure), possède un torse humain : rappel
nécessaire pour ne pas oublier sa dimension prosopomythique. En effet, au-delà des considérations
symboliques et rhétoriques, le monstre constitue surtout, pour la mythocritique, un personnage
mythique.
Pour être tout à fait honnête, le caractère mythique de cette créature fait débat. Ceux qui
considèrent qu’elle relève du mythe observent qu’elle renvoie à une cosmogonie et à une
eschatologie : d’une part, la présence de ce monstre ancestral renvoie l’humanité à une époque
antérieure à son existence ; d’autre part, son apparition fait s’effondrer les fondations de la société
post-industrielle, en confrontant l’homme aux dangers de l’autodestruction ultime. Ceux qui
considèrent qu’il ne relève pas du mythe arguent de l’homogénéité biophysique de la créature : son
origine, sa présence et sa fin matérielles sont semblables à celles des femmes et des hommes avec
lesquels il se confronte : au-delà des considérations métaphoriques d’ordre moral (certains le
considèrent comme l’incarnation du mal), il ne représente ni des divinités positives ni des divinités
négatives ni des univers surnaturels. Godzilla est une sorte d’amphibie qui appartient à deux temps
et à deux espaces, mais, contrairement aux teratomythes mentionnés ci-dessus (le Sphinx, Orthos,
Cerbère), il ne possède pas toutes les caractéristiques des mythes à proprement parler. Il peut donc
être considéré comme un personnage de fantaisie et, plus concrètement, de science-fiction.
L’ancrage transcendant
En plus d’être l’acteur ou le destinataire d’aventures et de ne pas posséder d’histoire réelle, le
prosopomythe doit présenter une dimension transcendante et renvoyer à une cosmogonie ou à une
eschatologie. Le personnage de fiction — qui n’a pas de référent réel — vit dans deux mondes réels
— « réels » dans l’univers de la fiction —, ce que j’appelle l’hétérogénéité biophysique du mythe. Il
ne s’agit pas pour autant de transcendance subjective existentielle, ni de transcendance objective
intellectuelle, ni de transcendance ontologique réelle, mais de transcendance dans le sens de la
Mythocritique Culturelle : sacrée, cosmique ou fantastique.
Étant donné que je consacre un chapitre entier à la transcendance mythique11, je me
concentrerai ici sur le prosopomythe en tant que personnage qui vit « réellement » (dans l’univers de
la fiction) une histoire où fusionnent deux mondes aussi différents que réels ; autrement dit,
j’aborderai l’ancrage transcendant du personnage mythique, radicalement différent de l’ancrage
immanent du personnage historique mythifié. Je m’appuierai sur trois textes qui traitent du mythe
d’Antigone.
Ἀντιγόνη (Antigone, Sophocle)
Les sept contre Thèbes (467 avant J.C.), troisième tragédie d’Eschyle dans sa trilogie sur Thèbes
(la transgression de Laïos et l’histoire d’Œdipe), se concentre sur le désaccord qui divise les habitants
de la cité à propos de la menace de l’armée ennemie, pour se résoudre dans la mort des deux princes
et frères Etéocle et Polynice. Dans la version dont nous disposons aujourd’hui, un héraut annonce
que le corps d’Etéocle a droit à des funérailles, contrairement à Polynice, qui est condamné à rester
sans sépulture. Cependant, Antigone manifeste son désir de défier l’édit officiel. Dans l’Antigone de
Sophocle (442 avant J.C.), le décret de Créon, qui interdit à Polynice les honneurs funèbres et
abandonne son corps à la vermine, provoque, à deux reprises, la désobéissance d’Antigone. Le roi,
11 Vid. José Manuel Losada, « Los mundos del mito », Mitos de hoy. Ensayos de Mitocrítica Cultural, éd. J.M. Losada, Berlin,
Logos, 2015, p. 109-185.
5
qui craint que cette attitude conduise à l’anarchie, la condamne à mourir enterrée dans une caverne ;
quand il se repent de ses ordres, il est déjà trop tard : Antigone s’est pendue. Dans Les Phéniciennes
d’Euripide (410 avant J.C.), malgré l’interdiction de Créon, Antigone honore le corps de Polynice et
accompagne en exil son père Œdipe.
La tragédie de Sophocle constitue la base de notre étude, car elle s’est imposée — en ce qui
concerne Antigone — comme le paradigme de ce personnage mythique, depuis son époque jusqu’à
nos jours. Il est communément admis que la fin de la pièce Les sept contre Thèbes ne figure pas dans la
pièce originale, mais qu’elle a été ajoutée après une représentation de la pièce de Sophocle. En ce qui
concerne Les Phéniciennes, bien que fidèle à la tradition déjà en place, le rôle d’Antigone est
considérablement plus effacé.
Comment interpréter le récit mythique d’Antigone ?
Tout d’abord, le texte suggère une interprétation claire : le récit met au jour le despotisme de
Créon — qui laisse les morts sans sépulture et enterre Antigone vivante — et la piété héroïque
d’Antigone — qui ne vit que pour les morts et ignore les vivants — : son attitude constitue une
critique acerbe du tyran par antonomase. Plus encore, Créon et Antigone représentent le conflit entre
la raison d’État et la conscience individuelle, entres les lois écrites et les lois non écrites ou, plus
exactement, entre une religion familiale, purement privée, centrée sur le foyer domestique et le culte
des morts, d’une part, et une religion publique, où les dieux tutélaires de la cité viennent à se
confondre avec les valeurs suprêmes de l’État12.
Dans un deuxième temps, le texte renvoie à un référent géo-historique (la cité de Thèbes,
fondée, selon Hérodote13, 1 600 ans avant son époque, c’est-à-dire au moins 2 000 ans avant J.C.).
Le texte est ainsi introduit dans « l’histoire » : il est donc susceptible d’interprétations historiques, qui
peuvent tant concerner l’époque reculée de la naissance de Thèbes (seize siècles avant Hérodote) que
le moment de la représentation tragique (l’historien et le dramaturge sont presque contemporains).
Ainsi, par exemple, le souverain illustrerait, face à la citoyenneté, les dangers que pourrait entraîner
l’absolutisme de Périclès, gouverneur pris entre une génération pieuse et stricte, et une autre
génération, fière et indépendante14.
Ainsi, selon la critique habituelle, un récit mythique suscite toujours une première
interprétation textuelle (dans ce cas précis, une analyse anthropologico-sociale et politico-religieuse
sur la geste des protagonistes) et une seconde interprétation historique (dans ce cas précis, mise en
garde sur la fin cruelle qui pourrait être celle de la tyrannie athénienne de Périclès).
Cependant, ces approches, bien qu’elles soient toutes dignes d’intérêt, demeurent incomplètes,
au moins pour la Mythocritique Culturelle, selon laquelle le récit mythique est toujours ouvert à la
transcendance. La mythocritique, précisément parce qu’elle est, tout d’abord, de la mythocritique,
favorise l’identification du mythe avant toute chose ; en second lieu, parce qu’elle est culturelle, elle
prête une attention toute particulière à la dimension culturelle du mythe (à son époque, aujourd’hui,
à l’avenir). L’ordre du processus critique doit être respecté. Au-delà des herméneutiques relatives à la
culture contemporaine de la critique (anthropologiques, sociales, politiques, religieuses…) et à
l’histoire contemporaine du texte, on doit procéder à l’herméneutique relative à la mythologie
contemporaine de la critique et du texte, la seule qui permet de parler de mythocritique.
12 Vid. Jean-Pierre Vernant, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Éditions du Seuil,
2007, t. II, p. 1098. 13 Livre II, chap. 145, 4, Herodotus, éd. A.D. Godley, Cambridge, Harvard University Press, 1920.
http://www.perseus.tufts.edu 14 Raymond Trousson, “La philosophie du pouvoir dans l’Antigone de Sophocle”, Revue des Études Grecques, 77, 364-365
(1964), p. 30.
6
Comme tout récit mythique, celui d’Antigone met en scène l’interaction entre les dieux et les
hommes, c’est-à-dire, une série d’événements extraordinaires : 1) les indications de l’oracle de
Delphes et les conseils d’Athéna à Cadmos, qui construit la cité de Thèbes avec l’aide des géants 15 ;
2) La mort violente de Labdacos dans les mains des bacchantes, en raison de son opposition aux
pratiques rituelles 16 ; 3) La malédiction de Laïos pour avoir séduit le jeune Chrysippe, fils de son hôte
Pélops, et les révélations de l’oracle de Delphes qui ont suivi sur les dangers d’avoir un enfant. La
naissance, cependant, advient, par l’union de Laïos et Jocaste, soit volontaire, soit involontaire, selon
les sources 17 ; 4) L’ordre intimé par l’oracle de Delphes à Œdipe, afin que ce dernier ne rentre pas
chez lui (Thèbes, et non Corinthe, comme il le croit), car il tuera son père et épousera sa mère 18 ; 5)
Le Sphinx envoyé par Héra à Thèbes, puis la calamité qui dévaste la ville et, enfin, Œdipe qui trouve
la réponse à l’énigme et libère la ville 19 ; 6) La condition imposée par l’oracle pour éradiquer la peste
de la ville (c’est-à-dire l’expulsion du monarque incestueux, ou son enfermement, selon Euripide), qui
entraîne la malédiction d’Œdipe sur ses deux fils 20.
J’ai délibérément mis en évidence les aspects anecdotiques (l’interprétation littérale des
prophéties, le combat d’Œdipe contre son père, les circonstances de son aveuglement, etc.), pour
faire ressortir à sa juste mesure l’enjeu principal : dans ces six événements extraordinaires, les dieux
agissent dans le monde des humains. Cette interaction n’est en aucun cas anecdotique : elle engendre
toujours une incroyable tension et laisse toujours des traces indélébiles. Pensons, par exemple, à la
malédiction que Tantale ou Pélops ont entraînée pour leur lignage : le premier a révélé parmi les
mortels les secrets des dieux, il a ensuite distribué à ses amis l’ambroisie et, enfin, il a servi lors d’un
festin son propre fils aux habitants de l’Olympe — avec pour ambition de mettre à l’épreuve leurs
pouvoirs divins — ; le second s’est refusé à payer Myrtilos, fils d’Hermès et cocher d’Œnomaos, alors
qu’il lui devait une récompense pour le remercier de l’avoir aidé à conquérir sa femme Hippodamie,
et il l’a noyé ensuite 21 : les malheurs des Atrides ou des Pélopides (Atrée, Agamemnon, Oreste,
Iphigénie et Électre, d’une part, et Thyeste et Égisthe d’autre part) n’ont pas d’autre origine.
On ne soulignera jamais assez l’importance de la trace qui relie entre eux les personnages d’une
même lignée. Dans son texte Quelques réflexions sur les “Lettres persanes” (1754), Montesquieu précisait
que les lettres de son roman épistolaire étaient liées par « une chaîne secrète et, en quelque façon,
inconnue 22 ». La métaphore peut à juste titre s’appliquer au lien qui unit les personnages mythiques
issus d’un même lignage : chacun d’eux représente un maillon de la chaîne, qui n’a pas la matière du
fer, mais de la fortune ou, plus communément, de la mauvaise fortune. L’accomplissement des oracles
et des malédictions n’est, en définitive, que la confirmation de l’union intime qui lie les maillons d’un
même arbre généalogique.
J’utiliserai une comparaison biologique. Un individu peut transmettre à ses descendants un
ADN composé de gènes délétères (habituellement, parce qu’ils ont été soumis à des processus de
mutation ou de réorganisation) ; cette dégénération se manifeste à travers un défaut qui affecte la
qualité de vie (le phénotype comme expression de l’allèle du gène délétère), mais elle peut aussi
15 Pseudo-Apollodore, La Bibliothèque mythologique, livre III, 4, 1; éd. Julia García Moreno, Madrid, Alianza Editorial, 1993,
p. 136. 16 Ibid., III, 5, 5, p.143, n. 37. 17 Ibid. III, 5, 7, p. 145 ; Diodore, La Bibliothèque historique, IV, 64, 1, Bibliothecæ historicæ quæ supersunt, ex nova recensione Ludovici
Dindorfii. Graece et Latine, Paris, Ambrosio Fermin Didot, 1855, t. I, p. 236 ; Euripide, Les Phéniciennes, v. 10-20, Tragedias, éd.
Juan Antonio López Férez (t. I) y Juan Miguel Labiano (t. II-III), Madrid, Cátedra, 1998-2000, 3 vols., p. 99. 18 La Bibliothèque mythologique, III, 5, 7 ; La Bibliothèque historique, livre IV, 64, 2 ; Les Phéniciennes, v. 32-45. 19 La Bibliothèque mythologique, III, 5, 8 ; La Bibliothèque historique, IV, 64, 3-4 et Les Phéniciennes, v. 50-55. 20 La Bibliothèque mythologique, III, 5, 9 ; Les Phéniciennes, v. 60-70. 21 La Bibliothèque mythologique, Épitome II, 1 et 8, éd. García Moreno, op. cit., p. 200. 22 Lettres persanes, éd. Jean Starobinski, Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 44.
7
conduire à la mort (le phénotype comme expression de l’allèle du gène létal). De la même manière,
toute interaction d’un personnage avec la divinité peut soit entraîner un changement de son modus
vivendi soit sa mort. Si l’on veut poursuivre la comparaison, le changement peut être partiel (comme
le phénotype de gènes délétères) ou total (comme le phénotype des gènes létaux). Comme
changement partiel ou contingent : la cécité d’Œdipe ; comme changement total ou essentiel : la mort
d’Antigone.
Revenons au mythe d’Antigone, dernier maillon du lignage thébain : c’est chez elle que se
concentrent les gènes — bons ou nocifs — de tous ses ancêtres. La force de commettre des actions
extraordinaires qui font d’elle une héroïne lui vient d’Arès et de Cadmos. Mais son ascendance
favorable s’arrête ici : le reste de ses ancêtres sont toxiques. Les cadeaux que son ancêtre Harmonie
a reçus lors de son mariage avec Cadmos (un péplum de la part d’Athéna et un collier de la part
d’Héphaïstos) portaient en eux la malédiction mortelle pour quiconque les possèderait. C’est à partir
de là qu’ont commencé les malheurs de ses descendants. Laïos et Œdipe pourraient, à leur décharge,
arguer du caractère involontaire de leurs infractions respectives, car ils ignoraient qu’ils désobéissaient
aux oracles : le premier avait essayé d’éviter d’avoir des enfants en refusant toute union charnelle avec
Jocaste — mais il n’a pu l’éviter lors d’une nuit d’ivresse — et le second avait essayé d’éviter de rentrer
chez lui en fuyant de Corinthe pour rejoindre Thèbes — mais il ignorait que cette ville était
précisément sa patrie 23 —. Cependant, à l’image des juges humains (“De internis non judicat prætor”),
les dieux ne tiennent pas compte des intentions, et les deux héros ont contracté des dettes de sang,
c’est-à-dire des dettes qui ne se payent qu’avec le sang et qui, selon le décalogue mythologique,
entraînent la mauvaise fortune de la descendance : il n’y a pas d’autre explication à la guerre fratricide
entre Etéocle et Polynice, comme il n’y a pas d’autre explication à l’héroïsme suicidaire d’Antigone.
Cette interprétation transcendante n’exclut en aucun cas l’interprétation textuelle, mais la place
au contraire dans un horizon, plus large, qui comprend les relations entre les dieux et les hommes
(c’est une interprétation « théandrique »). Ainsi, Antigone représente le conflit entre la logique de
l’État, la logique de l’individu et la logique divine, entre les lois écrites, les lois non écrites et les lois
divines. Sa vie, son combat et sa mort dramatisent l’incompatibilité fondamentale entre l’État,
l’individu et les dieux.
Cette interprétation transcendante n’exclut pas non plus l’interprétation historique, mais elle
la replace dans la perspective, plus englobante, d’un temps et d’un lieu à la fois semblables et différents
des nôtres : c’est une perspective chronotopique particulière, caractéristique du mythe. Ainsi, au-delà
de l’interprétation historique sur l’origine des villes (2000 ans avant J.C.) ou sur les dangers de
l’absolutisme (Ve siècle avant J.C.), le cadre spatio-temporel est mythique : pour les Grecs du temps
d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, les aventures de Cadmos, de Laïos, de Jocaste, d’Œdipe, de
Créon, d’Hémon, d’Etéocle, de Polynice, d’Ismène et d’Antigone se déroulent dans un espace et un
temps absolument différents des leurs : in illo loco e in illo tempore; dans un espace et un temps
mythiques, c’est-à-dire : absolus et sacrés.
Si l’interprétation transcendantale n’annule ni l’interprétation textuelle ni l’interprétation
historique, elle ne les dissimule pas non plus, mais les complète, les enrichit et, nécessairement, les
perfectionne. L’ordre d’interprétation requis pour la Mythocritique Culturelle vient de là et s’applique
à n’importe quel texte centré sur un personnage mythique :
1° Analyse qui conduit à une interprétation textuelle.
2° Analyse qui conduit à une interprétation historique.
23 La Bibliothèque mythologique, III, 5, 7-8.
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3° Analyse qui conduit à une interprétation mythologique. Cette dernière apporte un nouvel
éclairage sur les analyses antérieures et exige souvent un réajustement des interprétations textuelle et
historique.
Cette herméneutique doit faire ses preuves sur des textes semblables qui mettent en scène les
mêmes personnages, c’est-à-dire, dans la série ad infinitum d’Antigone. Je présenterai ici deux cas
paradigmatiques.
Antigone (Cocteau)
Jouée pour la première fois le 20 décembre 1922, l’Antigone de Cocteau propose une
représentation « à vol d’oiseau 24 », c’est-à-dire dénuée des beaux détails de la tragédie grecque, mais
pourvue d’autres qualités tout à fait intéressantes. La « contraction » du modèle original met en
évidence de manière schématique et, par conséquent, moins subtile, une parole forte et un
comportement résolu où se révèle de manière plus marquée le caractère de la protagoniste 25.
Le texte nous invite à faire une lecture anthropologique et sociale évidente : face à un
gouvernant qui se veut le garant des lois de la patrie et de l’ordre, la protagoniste oppose les lois du
sang (p. 35) ; mais depuis un point de vue bien particulier. En effet, la consanguinité de second rang
présentée ici possède des points communs avec le texte grec où la fraternité — la sororité, plus
précisément — dépasse les liens filiaux et maternels.
Dans la pièce de Sophocle, nous lisons :
… Jamais, si j’eusse enfanté des fils, jamais, si mon époux eût pourri mort, je n’eusse fait ceci contre la
loi de la cité. Et pourquoi parlé-je ainsi ? C’est que, mon époux étant mort, j'en aurais eu un autre ; ayant
perdu un enfant, j’en aurais conçu d’un autre homme ; mais de mon père et de ma mère enfermés chez
Hadès jamais aucun autre frère ne peut me naître26.
οὐ γάρ ποτ᾽ οὔτ᾽ ἄν, εἰ τέκνων μήτηρ ἔφυν,
οὔτ᾽ εἰ πόσις μοι κατθανὼν ἐτήκετο,
βίᾳ πολιτῶν τόνδ᾽ ἂν ᾐρόμην πόνον.
τίνος νόμου δὴ ταῦτα πρὸς χάριν λέγω;
πόσις μὲν ἄν μοι κατθανόντος ἄλλος ἦν,
καὶ παῖς ἀπ᾽ ἄλλου φωτός, εἰ τοῦδ᾽ ἤμπλακον,
μητρὸς δ᾽ ἐν Ἅιδου καὶ πατρὸς κεκευθότοιν
οὐκ ἔστ᾽ ἀδελφὸς ὅστις ἂν βλάστοι ποτέ.
τοιῷδε μέντοι σ᾽ ἐκπροτιμήσασ᾽ ἐγὼ
νόμῳ Κρέοντι ταῦτ᾽ ἔδοξ᾽ ἁμαρτάνειν
καὶ δεινὰ τολμᾶν, ὦ κασίγνητον κάρα27.
Et dans la pièce française:
Car jamais je n’aurais fait cet effort mortel pour des enfants ou un époux. Un époux, un autre peut le
remplacer. Un fils, on peut en concevoir un autre. Mais comme nos parents sont morts, je ne pouvais
espérer des frères nouveaux28.
La conduite de cette héroïne tend à l’extrémisme et, pour cette raison, à l’anarchie. De la même
manière que dans l’œuvre de Sophocle, où la préférence donnée à l’amour fraternel par rapport aux
24 Préface, Antigone. Suivi de « Les Mariés de la Tour Eiffel », Paris, Gallimard, « Folio », 1948, p. 9. 25 Rémy Poignault, “Antigone”, Dictionnaire des mythes féminins, dir. Pierre Brunel, Paris, Éditions du Rocher, 2002, p. 137 et
José V. Bañuls Oller et Patricia Crespo Alcalá, Antígona(s) : mito y personaje. Un recorrido desde los orígenes, Bari, Levante Editori,
2008, p. 286. 26 V. 900 et sq., Obras completas, éd. José Alemany Bolufer, Buenos Aires, El Ateneo, 1957, p. 653. 27 V. 905-915, Oedipus the king. Oedipus at Colonus. Antigone, éd. F. Storr, Londres et New York, William Heinemann Ltd. et
The Macmillan Company, 1913, t. I. http://www.perseus.tufts.edu 28 Op. cit., p. 45.
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lois de la patrie était considérée par Créon comme une source de désordre et une marque d’impiété
(également pour le Socrate du Criton, 51 a-c), les lois que cette femme ose invoquer 29 constituent,
pour le monarque, l’incarnation du désordre ; Antigone est une « anarchiste 30 ».
Il est tout à fait possible d’interpréter la pièce à partir de son contexte historique : la France sort tout
juste de la Grande Guerre et ses institutions sont soumises à une discipline de fer afin de panser les
plaies de la guerre. Cependant, les implications historico-politiques conséquentes au récent conflit ne
semblent pas peser outre mesure sur une œuvre dont le sens est littéraire : l’intention de Cocteau
semble s’inscrire dans le sillage des textes éminemment poétiques sur Antigone. La dédicace à Mlle
Génica Atanasiou, prend, non sans ironie, le contrepied des propos de Barrès :
Je pleure Antigone et la laisse périr.
C’est que je ne suis pas un poète. Que les poètes recueillent Antigone. Voilà le rôle bienfaisant de ces
êtres amoraux31.
Ce texte, extrait de manière tout à fait éloquente du Voyage de Sparte 32 ne cache pas la sympathie
et le désaccord que le Président de la Ligue des Patriotes partage avec Antigone. Face à « l’autorité
légitime » de Créon, la jeune femme « représente la vertu et l’héroïsme » ; cependant, poursuit Barrès,
« j’ai appris combien étaient] rares les circonstances où le héros est utile à l’État. Pour l’ordinaire, ce
genre de personnage est un péril public »33.
Face à cette interprétation historico-politique de l’écrivain républicain et traditionnaliste,
Cocteau exalte l’héroïsme auquel conduit la vocation du poète ; son film Le Sang d’un Poète (1932) est
un exemple révélateur.
Cependant, comme je l’ai dit, la Mythocritique Culturelle exige également une lecture ouverte
à la transcendance (même si c’est pour la nier ensuite) : le mythe à proprement parler permet au récit
de passer du monde réel au monde surnaturel ; les personnages mythiques, qui fréquentent les deux,
sont les amphibies de l’univers.
Cette souplesse mythique est rendue possible grâce aux invariants du mythe ou, pour reprendre
les mots de Lévi-Strauss, aux « grosses unités constitutives34 ». Á la théorie de l’anthropologue, la
Mythocritique Culturelle ajoute deux points sur les mythèmes :
1er : le nombre de mythèmes dans un récit mythique doit être multiple : il n’existe aucun récit
de ce type pourvu d’un seul mythème. En voici la raison : parmi tous les mythèmes présents dans un
récit, au moins un parmi eux confère au mythe en question la charge pertinente qui le détermine et le
distingue des autres mythes ; de la même manière qu’en phonologie au moins un trait distinctif est
nécessaire pour différencier certains phonèmes d’autres phonèmes.
2ème : la fonction des mythèmes consiste à conférer une forme mythique au récit, c’est-à-dire à
le parer d’une transcendance mythique, sans laquelle il se limiterait à n’être qu’un récit classifiable
dans un genre littéraire, mais non dans une catégorie qui, dans son cas, établit des relations entre le
monde naturel et le monde surnaturel.
Désormais, nous sommes prêts pour procéder au troisième moment de la lecture
mythocritique.
J’ai expliqué précédemment qu’une Mythocritique Culturelle exige de pénétrer, au-delà des
herméneutiques culturelles et historiques, la dimension transcendante tissée par les fils des
événements extraordinaires (interactions théandriques) qui tendent les fibres les plus intimes des
héros et les marquent profondément. En outre, quand ces événements sont sanglants, les êtres
29 « Elle parle de lois de Jupiter, de lois du sang ! », ibid., p. 29 et 35. 30 « Et si l’anarchiste est une femme, c’est le comble », ibid., p. 35. 31 Ibid., p. 8. 32 Maurice Barrès, Le Voyage de Sparte, Paris, Émile-Paul, 1906, p. 110-111. 33 Ibid., p. 111. 34 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974 (1958), p. 241.
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impliqués demeurent irrésistiblement liés entre eux via une chaîne invisible qui ne se rompt que dans
la mort : ils ne représentent que les maillons de la chaîne.
Si l’on revient au texte de Cocteau, Antigone reconnaît, dès sa première prise de parole, être
marquée par le sceau du destin, comme l’ont été ses ancêtres : elle porte « le fléau de l’héritage 35 ».
Le Chœur se charge, plus avant dans la pièce, de le rappeler au monarque: « La fatalité s’est mise sur
cette famille. Dans la maison des Labdacides je vois des malheurs neufs qui s’entassent sur les
vieux 36 ». Et, à l’approche du dénouement, un messager se remémore l’origine du peuple thébain :
« concitoyens de Cadmos… 37 ». Ainsi, la dimension transcendante du mythe rejoint la malédiction
du lignage labdacide (ces cadeaux de mariage qu’a reçus Harmonie), et cristallise la volonté opiniâtre
de rendre possible, même aux dépens de la vie, le passage d’un esprit (Polynice) à l’autre monde :
mythèmes général et mythème particulier d’Antigone.
Il est important de retourner à notre méthode : l’interprétation transcendante doit enrichir la
critique textuelle. En effet, dernier maillon de la chaîne maudite, la protagoniste s’affirme, à travers
son geste, comme une héroïne active et positive. Dans les récits mythiques, l’actualisation des
mythèmes place les personnages dans des conditions si rudes qu’elle finit par faire ressortir le héros
dans le panel des personnages : dans la conception tragique du mythe, la malédiction se porte
seulement sur la personne capable de la contredire afin qu’ensuite elle succombe, laissant ainsi un
exemple de courage et de vertu. Pour que le héros advienne, contredire la malédiction ne suffit pas :
l’opiniâtreté est également nécessaire, et Antigone — descendante de l’olympien Arès et du bâtisseur
Cadmos — constitue l’exemple paradigmatique de cette qualité. Dans les six catégories des héros
établies par Carlyle (dieux, prophète, poète, prêtre, écrivain et roi), Antigone, infante, fille de roi,
trouve seulement sa place dans la sixième catégorie, « résumé de toutes les formes d’héroïsme », en
raison de sa force et de sa dignité 38. Ce n’est pas une héroïne parce qu’elle se soumet passivement à
la malédiction reçue en héritage, mais parce qu’elle l’affronte tout en connaissant par avance le
dénouement tragique : « c’est en vertu de ce principe que j’ai agi 39 ». On mesure ici la paradoxale
liberté du héros tragique.
Antigone est libre parce qu’elle s’oppose au puissant par antonomase (Créon), en faisant appel
à des forces précaires pour défendre le faible par antonomase (Polynice mort), au nom du fort par
antonomase (Jupiter). Son geste, comme chez Sophocle, ne laisse pas de place au doute, et ses propos
non plus. C’est ici que réside une des différences textuelles entre les pièces hellène et française : dans
la force, fruit du schématisme mental adopté par Cocteau, avec laquelle elle expose les raisons de son
action. « À vol d’oiseau » (Préface), le spectateur devient myope et hypermétrope à la fois : il perd
dans les détails ce qu’il gagne en vision globale. Face à l’ambiguïté fondamentale de la pièce de
Sophocle, où les deux protagonistes jouent avec les mots — surtout ceux de la loi, « νομóς » 40 — et
parviennent à perdre le spectateur à propos de l’obstacle qu’affronte Antigone 41, la concentration de
la pièce de Cocteau — sensible non seulement dans sa structure globale plus resserrée, mais
également dans les nombreuses répliques « du tac au tac » — laisse à nu la pensée de l’héroïne, comme
dans ce dialogue où la mauvaise humeur pointe :
CRÉON
Tu connaissais ma défense ?
35 Cocteau, op. cit., p. 13 et 43. 36 Ibid., p. 34. 37 Ibid., p. 51. 38 Thomas Carlyle, Los héroes, éd. Francisco Luis Cardona, Barcelona, Bruguera, 1967, p. 275. 39 Cocteau, op. cit., p. 45. 40 J.-P. Vernant, op. cit., p. 1098. 41 Vid. op. cit., éd. Storr, v. 450-460.
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ANTIGONE
Oui. Elle était publique.
CRÉON
Et tu as eu l’audace de passer outre.
ANTIGONE
Jupiter n’avait pas promulgué cette défense.
La justice non plus n’impose pas des lois de ce genre ; et je ne croyais pas que ton décret pût
faire prévaloir le caprice d’un homme sur la règle des immortels, sur ces lois qui ne sont pas écrites,
et que rien n’efface. Elles n’existent ni d’aujourd’hui, ni d’hier. Elles sont de toujours. Personne ne
sait d’où elles datent. Devais-je donc, par crainte de la pensée d’un homme, désobéir à mes dieux ? Je
savais la mort au bout de mon acte. Je mourrai jeune ; tant mieux. Le malheur était de laisser mon
frère sans tombe. Le reste m’est égal 42 ».
Face à l’argument discutable du légaliste Créon — Polynice est un traître parce qu’il s’est
rebellé contre son peuple —, Antigone n’invoque pas le droit de son frère à réclamer le trône de
Thèbes : elle se situe dans « un absolu moral 43 ». Son temps est compté et elle exprime sans ambages
la raison transcendante qui la mène à l’action, « la règle des immortels », raison dogmatique qui vient
choquer contre la raison relative de son oncle. Face aux considérations détaillées de la loi, Antigone
présente une morale pointue et abrupte, dépourvue des nuances d’une conversation sereine : elle est
pressée de mourir, dit-elle : « je mourrai jeune ; tant mieux ».
L’héroïsme d’Antigone n’est pas physique, mais moral, d’une moralité qui confine au stoïcisme
ou au spiritualisme. Son opposition au décret du monarque thébain naît tant de son mépris pour toute
conformité à une décision médiocre que de sa propension à s’identifier à l’option exemplaire ; les
libations qu’elle fait sur le cadavre d’un homme réputé « maudit » l’éloignent de son peuple, comme
héroïne, en même temps qu’elles la rapprochent du destin de son lignage maudit, comme personnage
mythique.
Antigone (Anouilh)
Cette pièce propose une Antigone capricieuse, une Ismène mesurée, un Hémon amoureux et
un Créon labile. Le caractère provocateur de la pièce doit beaucoup à la volubilité du roi, conscient
de sa médiocrité et prêt à commettre n’importe quelle injustice (de la prévarication à la cruauté) pour
maintenir l’ordre dans la cité et, par conséquent, ses privilèges et son autorité.
L’interprétation du texte est riche et variée. Face aux raisonnements d’Ismène (« Essaie de
comprendre, au moins ! 44 » et de Créon (« Est-ce que tu le comprends, cela ? 45 », Antigone refuse
toute intelligence de la situation (« Je ne veux pas avoir raison » ; « Je ne veux pas comprendre 46 »).
Apparemment privée de la faculté singulière des hommes (elle est « folle 47 »), Antigone perd le
prestige dont elle jouissait face aux autres. Mais la réelle cohérence de son discours, à laquelle
s’ajoutent le courage et la ténacité de sa persévérance, changent le cours des choses : devenue le centre
de l’histoire, les autres tournent autour d’elle comme des satellites qui seraient attirés par son action
et ses propos. Tous les personnages, et les spectateurs avec eux, assistent au tourbillon vertigineux
des préparatifs qu’Antigone organise pour sa mort : elle fait du chantage affectif à sa sœur pour qu’elle
aille dormir, à sa Nourrice, pour qu’elle s’occupe de sa chienne en son absence, de même qu’à Hémon,
42 Op. cit., p. 25-26. 43 R. Poignault, op. cit., p. 130. 44 Jean Anouilh, Antigone, Paris, La Table Ronde, 2008, p. 25. 45 Ibid., p. 82. 46 Ibid., p. 25 et 82 respectivement. 47 Ibid., p. 23 et 36.
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pour qu’il taise dès qu’elle lui dévoile son dessein, elle fait en sorte d’acculer son oncle, jusqu’à l’obliger
à admettre sa lâcheté et pointe du doigt les insuffisances du peuple représenté par le Garde royal.
Antigone incarne ainsi le progrès, face au conservatisme politique, représenté ici par les arguties de
Créon, victime de son pouvoir et, heureuse innovation d’Anouilh, par les innocents aveux du Garde,
personnification du « fonctionnaire 48 », seulement préoccupé par son plaisir, ses droits syndicaux,
son salaire, son enrichissement personnel —même si cela implique d’être corrompu : la bague
d’Antigone en échange de la lettre destinée à Hémon 49 —, bref, son assurance lâche.
On peut compléter cette interprétation par une lecture historique du moment de sa
représentation. Mise en scène dans le Paris de l’Occupation nazie (février 1944), la pièce présente une
ambigüité fondamentale. D’une part, elle justifierait la volonté du monarque de maintenir l’ordre
établi : Lacan l’a appelée la « petite Antigone fasciste 50 ») ; est-ce une connivence avec le nazisme ?
D’autre part, la pièce mettrait en évidence le geste de la jeune femme pour préserver sa propre
identité : une partie du public a vu dans la jeune femme virile un symbole de « l’esprit de
résistance 51 » ; est-ce une apologie de la Résistance ? Par ailleurs, la pièce exposerait la situation de
l’homme livré à un monde absurde : face aux révélations de Créon (les deux frères étaient des
crapules), Antigone demeure sans force d’action : « Et Créon avait raison, c’est terrible, maintenant,
à côté de cet homme, je ne sais plus pourquoi je meurs. J’ai peur… 52 » ; est-ce adhésion implicite à
l’existentialisme naissant ? Enfin, la pièce soutiendrait la thèse d’une auto-affirmation abstraite :
quand son oncle l’interroge sur les raisons de sa désobéissance, la jeune femme répond : « Pour
personne. Pour moi 53 » ; est-ce de l’indifférence égoïste ? Comme toujours, toute interprétation
historique est la proie des idéologies.
Mais la Mythocritique Culturelle, qui doit considérer ces interprétations, ne peut se satisfaire
d’elles. Aux interprétations idéologique et historique (anthropologique, sociale, politique…), toute
pièce mythique (tout récit mythique également) cache une dimension surnaturelle, un lien avec la
transcendance, avec la cosmogonie ou l’eschatologie, un indice d’une fin absolue, qu’elle soit
universelle ou particulière. Je l’aborderai ici à partir d’un article intéressant de Andrew Hunwick 54.
Le critique a eu recours à une impressionnante documentation sur la réception de l’œuvre par
le public et la critique, tant à l’époque de sa représentation que dans les années qui ont suivi. Cette
information le conduit à deux analyses fondamentales de la pièce.
1e analyse : Antigone est-elle une pièce tragique et son héroïne est-elle un personnage tragique ?
D’une part, apparaissent des arguments en faveur du statut tragique de la pièce et de la protagoniste
— conformément aux affirmations de l’auteur (p. 294) et aux critères canoniques de la tragédie 55 — ;
d’autre part, des arguments défavorables à cette thèse se font jour — présence d’éléments « anti-
tragiques » (les réflexions du Chœur « sur la nature de la tragédie et l’illusion du spectacle 56 ») et
l’opiniâtreté de l’héroïne dans sa « rébellion absurde et vaine 57 » —. Hunwick suggère que ni la pièce
ni la protagoniste ne sont tragiques…, à moins de leur appliquer les critères de la tragédie « moderne »
— remplacement du fatalisme grec par la « libre volonté du protagoniste » (Brunetière), fusion de
48 Ibid., p. 110. 49 Ibid., p. 113. 50 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII : L’éthique de la psychanalyse. 1959-1960, éd. Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1986,
p. 293. 51 J.V. Bañuls et P. Crespo, op. cit., p. 304. 52 Antigone, op. cit., p. 115. 53 Ibid., p. 73. 54 « Tragédie et dramaturgie: les ambiguïtés dans l’Antigone d’Anouilh », Revue d’Histoire littéraire de la France, 96 (2, 1996), p.
290-312. 55 Ibid., p. 294-295. 56 Ibid., p. 292. 57 Ibid., p. 296.
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« l’impossible et du nécessaire » (Vladimir Jankélévitch), « affirmation de la liberté dans la mort »
(Sartre), « synthèse de la liberté et de la nécessité » (Camus) —. Si c’était une tragédie moderne, sa
représentation devrait provoquer une catharsis chez les spectateurs ; cependant, le critique souligne
que toutes les personnes interrogées ont fait l’aveu d’une certaine irritation. Face à cette contradiction,
Hunwick procède à l’étude du second débat.
2e analyse : Pourquoi, face à cette œuvre « tragique », le spectateur s’agace au lieu de ressentir
l’affliction qui devrait procéder de la représentation ? Pour résoudre cette incohérence, Hunwick
recourt au concept d’ambigüité tragique :
Il semble que notre mécontentement puisse relever non pas du dénouement malheureux du conflit
tragique, mais d’une autre ambiguïté, celle de la mise en œuvre du conflit même 58.
Selon ce critique, la pièce est semée d’ambiguïtés volontaires. La recherche critique antérieure
au travail de Hunwick en proposait déjà de nombreuses — comportement à la fois adulte et infantile
d’Antigone, échec de l’argumentation de Créon pour dévaloriser les frères défunts, etc. —. Hunwick
en propose une autre fondamentale : la confusion dramaturgique suscitée chez le spectateur à propos
de l’héroïne (personnage) et de l’artiste (personne réelle qui, à en juger d’après le Prologue, subit
réellement la fatalité). Cette confusion, et d’autres de même nature, font d’Antigone une « tragédie de
l’ambigüité », dépourvue de caractère vraisemblable :
Il en résulte que le spectateur, ne sachant guère où en sont les choses, se trouve mal dans son assiette.
Tantôt il est invité à participer à un conflit humain ; tantôt, sa concentration est brusquement rompue,
alors qu’il lui est rappelé que ce qui se passe n’est, en fin de compte, qu’un ouvrage de l’imagination 59.
La théorie de Hunwick ne manque pas de pertinence; elle expliquerait, en partie, l’irritation des
spectateurs face au fracassant échec de Créon à soumettre sa nièce. En effet, elle expliquerait la
frustration des spectateurs devant la principale innovation de la pièce (l’incapacité d’un vieux
monarque à contredire les arguments de « la révolte malavisée et futile d’une adolescente entêtée 60 ».
Il est bien évident que le caractère ambigu de la tragédie a un poids considérable, mais cette
explication n’épuise pas la question : une fois encore, la critique a oublié qu’une tragédie structurée
autour d’un mythe exige une mythocritique.
Pourquoi cette ambigüité advient-elle ? Est-ce seulement parce qu’une actrice, au lieu d’agir
comme un personnage de fiction, est parfois obligée à agir comme une personne ? Est-ce seulement
parce que le raisonnement juste d’un roi ne dépasse pas la volonté d’une jeune femme bien décidée à
mourir ? Ne serait-ce pas aussi parce que le respect du mythe implique un jeu détaché des
raisonnements humains, mais rattaché aux « raisonnements » divins ? Ne serait-ce pas, en définitive,
que les tentatives de Créon pour rompre la chaîne des malédictions se révèlent impuissantes face à la
décision d’Antigone de s’affirmer comme le dernier maillon de cette chaîne ?
Étonnamment, Hunwick ne réutilise pas les arguments que lui-même cite en faveur de
l’introduction de l’élément surnaturel — la force extérieure au personnage tragique et la confrontation
de ce personnage avec les dieux 61 — et, pire encore, il ne les reproduit pas avec fidélité — de H.
Gouhier seulement il mentionne la relation entre tragédie et liberté 62, mais il omet la relation, non
moins importante, entre tragédie et transcendance 63 —.
58 Ibid., p. 300-301. 59 Ibid., p. 310. 60 Ibid. 61 T. Malachi, p. 295 et I. Omesco, p. 298, respectivement. 62 Hunwick, op. cit., p. 297. 63 Henri Gouhier, Le Théâtre et l’existence, Vrin, 1997, p. 33-47.
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Face à la logique de l’immanence, on observe une espèce d’allergie à appeler un chat un chat.
Un peintre, un sculpteur, un musicien peuvent parler de l’éternité, mais aucun critique n’osera en
parler. Et l’interprétation des textes s’en ressent. Pour expliquer complètement l’ambigüité
anthropologique et psychologique d’une tragédie, on recourt seulement à la mécanique superficielle
du texte, mais on évite de faire allusion à sa mécanique nucléaire, sa « substantifique moelle », celle
qui explique assurément qu’Antigone ne cède pas aux exigences de son oncle pour la simple et bonne
raison qu’elle ne peut pas et elle ne veut pas : une force transcendante l’incite non seulement à se
moquer du monde, mais à demeurer fidèle à son destin.
Anouilh a vu et compris cela. Conformément à la mentalité immanente de son époque et aux
circonstances historiques de la représentation de la pièce, la divinité, absente dans les arguments
qu’avancent les personnages, est implicitement présente tout au long de la tragédie : elle agite les fils
et explique, en dernière instance, l’ambigüité d’une héroïne œdipienne 64 qui choisit librement et
délibérément le chemin de son propre anéantissement. Mais accepter l’efficacité de ce choix exigerait
d’admettre le paradoxe du mystère…
64 « Petite Œdipe ! », lui dit son oncle, p. 74.
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