Download - Antigone Texte
-
Jean Anouilh Antigone - - 1 -
Antigone
Jean Anouilh
-
Jean Anouilh Antigone - - 2 -
Personnages
ANTIGONE, FILLE D'DIPE CREON, ROI DE THEBES HEMON, FILS DE CREON ISMENE, FILLE D'DIPE
LE CHUR LA NOURRICE LE MESSAGER
LE GARDE LES GARDES
LE PROLOGUE
Dcor
Un dcor neutre. Trois portes semblables. Au lever du rideau, tous les personnages
sont en scne. Ils bavardent, tricotent, jouent aux cartes.
Le Prologue se dtache et savance.
Le prologue
Voil. Ces personnages vont vous jouer l'histoire dAntigone. Antigone, cest la petite
maigre qui est assise l-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense.
Elle pense quelle va tre Antigone tout l'heure, qu'elle va surgir soudain de la maigre
jeune fille noiraude et renferme que personne ne prenait au srieux dans la famille et
se dresser seule en face du monde, seule en face de Cron, son oncle, qui est le roi.
Elle pense quelle va mourir, quelle est jeune et quelle aussi, elle aurait bien aim vivre.
Mais il n'y a rien faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir quelle joue son rle
jusqu'au bout... Et, depuis que ce rideau s'est lev, elle sent quelle sloigne une
vitesse vertigineuse de sa sur Ismne, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de
nous tous, qui sommes l bien tranquilles la regarder, de nous qui navons pas
mourir ce soir.
Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l'heureuse Ismne, cest Hmon, le
fils de Cron. Il est le fianc dAntigone. Tout le portait vers Ismne: son got de la
danse et des jeux, son got du bonheur et de la russite, sa sensualit aussi, car
Ismne est bien plus belle quAntigone; et puis un soir, un soir de bal o il navait dans
quavec Ismne, un soir o Ismne avait t blouissante dans sa nouvelle robe, il a t
trouver Antigone qui rvait dans un coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses
genoux, et il lui a demand dtre sa femme. Personne na jamais compris pourquoi.
-
Jean Anouilh Antigone - - 3 -
Antigone a lev sans tonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit oui avec un
petit sourire triste... Lorchestre attaquait une nouvelle danse, Ismne riait aux clats, l-
bas, au milieu des autres garons, et voil, maintenant, lui, il allait tre le mari
dAntigone. Il ne savait pas quil ne devait jamais exister de mari dAntigone sur cette
terre et que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir.
Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui mdite l, prs de son page, cest
Cron. Cest le roi. Il a des rides, il est fatigu. Il joue au jeu difficile de conduire les
hommes. Avant, du temps d'dipe, quand il ntait que le premier personnage de la
cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues flneries chez les petits
antiquaires de Thbes. Mais dipe et ses fils sont morts. Il a laiss ses livres, ses
objets, il a retrouss ses manches, et il a pris leur place.
Quelquefois, le soir, il est fatigu, et il se demande sil nest pas vain de conduire les
hommes. Si cela nest pas un office sordide quon doit laisser dautres, plus frustes...
Et puis, au matin, des problmes prcis se posent, quil faut rsoudre, et il se lve,
tranquille, comme un ouvrier au seuil de sa journe.
La vieille dame qui tricote, ct de la nourrice qui a lev les deux petites, cest
Eurydice, la femme de Cron. Elle tricotera pendant toute la tragdie jusqu ce que son
tour vienne de se lever et de mourir. Elle est bonne, digne, aimante. Elle ne lui est
daucun secours. Cron est seul. Seul avec son petit page qui est trop petit et qui ne
peut rien non plus pour lui.
Ce garon ple, l-bas, au fond, qui rve adoss au mur, solitaire, cest le Messager.
Cest lui qui viendra annoncer la mort d'Hmon tout l'heure. Cest pour cela quil na pas
envie de bavarder ni de se mler aux autres. Il sait dj...
Enfin les trois hommes rougeauds qui jouent aux cartes, leurs chapeaux sur la
nuque, ce sont les gardes. Ce ne sont pas de mauvais bougres, ils ont des femmes, des
enfants, et des petits ennuis comme tout le monde, mais ils vous empoigneront les
accuss le plus tranquillement du monde tout l'heure. Ils sentent l'ail, le cuir et le vin
rouge et ils sont dpourvus de toute imagination. Ce sont les auxiliaires toujours
innocents et toujours satisfaits d'eux-mmes, de la justice. Pour le moment, jusqu ce
-
Jean Anouilh Antigone - - 4 -
quun nouveau chef de Thbes dment mandat leur ordonne de larrter son tour, ce
sont les auxiliaires de la justice de Cron.
Et maintenant que vous les connaissez tous, ils vont pouvoir vous jouer leur histoire.
Elle commence au moment o les deux fils ddipe, tocle et Polynice, qui devaient
rgner sur Thbes un an chacun tour de rle, se sont battus et entre-tus sous les
murs de la ville, tocle lan, au terme de la premire anne de pouvoir, ayant refus
de cder la place son frre. Sept grands princes trangers que Polynice avait gagns
sa cause ont t dfaits devant les sept portes de Thbes. Maintenant la ville est
sauve, les deux frres ennemis sont morts et Cron, le roi, a ordonn qu tocle, le
bon frre, il serait fait dimposantes funrailles, mais que Polynice, le vaurien, le rvolt,
le voyou, serait laiss sans pleurs et sans spulture, la proie des corbeaux et des
chacals.. Quiconque osera lui rendre les devoirs funbres sera impitoyablement puni de
mort.
Pendant que le Prologue parlait, les personnages sont sortis un un. Le Prologue
disparat aussi. lclairage sest modifi sur la scne. Cest maintenant une aube grise et
livide dans une maison qui dort.
Antigone entrouvre la porte et rentre de lextrieur sur la pointe de ses pieds nus, ses
souliers la main. Elle reste un instant immobile couter.
La nourrice surgit.
LA NOURRICE
Do viens-tu?
ANTIGONE
De me promener, nourrice. Ctait beau. Tout tait gris. Maintenant, tu ne peux pas
savoir, tout est dj rose, jaune, vert. Cest devenu une carte postale. Il faut te lever plus
tt, nourrice, si tu veux voir un monde sans couleurs.
Elle va passer
-
Jean Anouilh Antigone - - 5 -
LA NOURRICE
Je me lve quand il fait encore noir, je vais ta chambre pour voir si tu ne tes pas
dcouverte en dormant et je ne te trouve plus dans ton lit!
ANTIGONE
Le jardin dormait encore. Je lai surpris, nourrice. Je lai vu sans quil sen doute. Cest
beau, un jardin qui ne pense pas encore aux hommes.
LA NOURRICE
Tu es sortie. Jai t la porte du fond, tu lavais laisse entrebille.
ANTIGONE
Dans les champs, ctait tout mouill, et cela attendait. Tout attendait. Je faisais un
bruit norme toute seule sur la route et j'tais gne, parce que je savais bien que ce
n'tait pas moi qu'on attendait. Alors, j'ai enlev mes sandales et je me suis glisse dans
la campagne sans quelle sen aperoive.
LA NOURRICE
Il va falloir te laver les pieds avant de te remettre au lit.
ANTIGONE
Je ne me recoucherai pas ce matin.
LA NOURRICE
A quatre heures! Il ntait pas quatre heures! Je me lve pour voir si elle ntait pas
dcouverte. Je trouve son lit froid et personne dedans.
ANTIGONE
Tu crois que si on se levait comme a tous les matins, ce serait tous les matins aussi
beau, nourrice, d'tre la premire fille dehors?
LA NOURRICE
-
Jean Anouilh Antigone - - 6 -
La nuit! C'tait la nuit! Et tu veux me faire croire que tu as t te promener, menteuse!
D'o viens-tu?
Antigone, a un trange sourire.
C'est vrai, c'tait encore la nuit. Et il n'y avait que moi dans toute la campagne
penser que ctait le matin. Cest merveilleux, nourrice. Jai cru au jour la premire,
aujourd'hui.
LA NOURRICE
Fais la folle! Fais la folle! Je la connais, la chanson. Jai t fille avant toi. Et pas
commode non plus, mais tte dure comme toi, non. Do viens-tu, mauvaise?
Antigone, soudain grave
Non. Pas mauvaise.
LA NOURRICE
Tu avais un rendez-vous, hein? Dis non, peut-tre.
Antigone, doucement
Oui. J'avais un rendez-vous.
LA NOURRICE
Tu as un amoureux?
Antigone, trangement, aprs un silence.
Oui, nourrice, oui, le pauvre. Jai un amoureux.
la nourrice, clate.
Ah! c'est du joli! cest du propre! Toi, la fille d'un roi! Donnez-vous du mal; donnez-
vous du mal pour les lever! Elles sont toutes les mmes! Tu n'tais pourtant pas
comme les autres, toi, tattifer toujours devant la glace, te mettre du rouge aux
lvres, chercher ce quon te remarque. Combien de fois je me suis dit: Mon Dieu,
cette petite, elle n'est pas assez coquette! Toujours avec la mme robe, et mal peigne.
-
Jean Anouilh Antigone - - 7 -
Les garons ne verront qui se mne avec ses bouclettes et ses rubans et ils me la
laisseront sur les bras. H bien, tu vois, tu tais comme ta sur, et pire encore,
hypocrite! Qui est-ce? Un voyou, hein, peut-tre? Un garon que tu ne peux pas dire
ta famille: Voil, cest lui que j'aime, je veux l'pouser. Cest a, hein, cest a?
Rponds donc, fanfaronne!
Antigone, a encore un sourire imperceptible.
Oui, nourrice.
LA NOURRICE
Et elle dit oui! Misricorde! Je lai eue toute gamine; jai promis sa pauvre mre que
j'en ferais une honnte fille, et voil! Mais a ne va pas se passer comme a, ma petite.
Je ne suis que ta nourrice, et tu me traites comme une vieille bte; bon! mais ton oncle,
ton oncle Cron saura. je te le promets!
Antigone, soudain un peu lasse.
Oui, nourrice, mon oncle Cron saura. Laisse-moi, maintenant.
LA NOURRICE
Et tu verras ce qu'il dira quand il apprendra que tu te lves la nuit. Et Hmon? Et ton
fianc? Car elle est fiance! Elle est fiance et quatre heures du matin elle quitte son
lit pour aller courir avec un autre. Et a vous rpond quon la laisse, a voudrait quon ne
dise rien. Tu sais ce que je devrais faire? Te battre comme lorsque tu tais petite.
ANTIGONE
Nounou, tu ne devrais pas trop crier. Tu ne devrais pas tre trop mchante ce matin.
LA NOURRICE
Pas crier! Je ne dois pas crier par dessus le march! Moi qui avais promis ta mre...
Qu'est-ce quelle me dirait, si elle tait l? Vieille bte, oui, vieille bte, qui n'as pas su
-
Jean Anouilh Antigone - - 8 -
me la garder pure, ma petite. Toujours crier, faire le chien de garde, leur tourner
autour avec des lainages pour quelles ne prennent pas froid ou des laits de poule pour
les rendre fortes; mais quatre heures du matin tu dors, vieille bte, tu dors, toi qui ne
peux pas fermer loeil, et tu les laisses filer, marmotte, et quand tu arrives, le lit est
froid! Voil ce quelle me dira ta mre, l-haut, quand j'y monterai, et moi j'aurai honte,
honte en mourir si je ntais pas dj morte, et je ne pourrai que baisser la tte et
rpondre: Madame Jocaste, cest vrai.
ANTIGONE
Non, nourrice. Ne pleure plus. Tu pourras regarder maman bien en face, quand tu iras
la retrouver. Et elle te dira: Bonjour, nounou, merci pour la petite Antigone. Tu as bien
pris soin delle. Elle sait pourquoi je suis sorti ce matin.
LA NOURRICE
Tu nas pas d'amoureux?
ANTIGONE
Non, nounou.
LA NOURRICE
Tu te moques de moi, alors? Tu vois, je suis trop vieille. Tu tais ma prfre, malgr
ton sale caractre. Ta sur tait plus douce, mais je croyais que ctait toi qui m'aimais.
Si tu maimais, tu m'aurais dit la vrit. Pourquoi ton lit tait-il froid quand je suis venu te
border?
ANTIGONE
Ne pleure plus, s'il te plat, nounou. (Elle l'embrasse) Allons, ma vieille bonne pomme
rouge. Tu sais quand je te frottais pour que tu brilles? Ma vieille pomme toute ride. Ne
laisse pas couler tes larmes dans toutes les petites rigoles, pour des btises comme
cela pour rien. Je suis pure, je nai pas dautre amoureux quHmon, mon fianc, je te le
jure. Je peux mme te jurer, si tu veux, que je naurai jamais dautre amoureux... Garde
tes larmes, garde tes larmes; tu en auras peut-tre besoin encore, nounou. Quand tu
pleures comme cela, je redeviens petite... Et il ne faut pas que je sois petite ce matin.
-
Jean Anouilh Antigone - - 9 -
Entre Ismne
ISMENE
Tu es dj leve? Je viens de ta chambre.
ANTIGONE
Oui, je suis dj leve.
LA NOURRICE
Toutes les deux alors! Toutes les deux vous allez devenir folles et vous lever avant
les servantes? Vous croyez que cest bon dtre debout le matin jeun, que cest
convenable pour des princesses? Vous ntes seulement pas couvertes. Vous allez voir
que vous allez encore me prendre mal.
ANTIGONE
Laisse-nous, nourrice. Il ne fait pas froid, je tassure; cest dj lt. Va nous faire du
caf. (Elle sest assise, soudain fatigue) Je voudrais bien un peu de caf, sil te plat,
nounou. Cela me ferait du bien.
LA NOURRICE
Ma colombe! La tte lui tourne dtre sans rien et je suis l comme une idiote au lieu
de lui donner quelque chose de chaud.
Elle sort vite
ISMENE
Tu es malade?
ANTIGONE
-
Jean Anouilh Antigone - - 10 -
Ce nest rien. Un peu de fatigue. (Elle sourit) Cest parce que je me suis leve tt.
ISMENE
Moi non plus, je nai pas dormi.
Antigone, sourit encore
Il faut que tu dormes. Tu serais moins belle demain.
ISMENE
Ne te moque pas.
ANTIGONE
Je ne me moque pas. Cela me rassure ce matin, que tu sois belle. Quand jtais
petite, jtais si malheureuse, tu te souviens? Je te barbouillais de terre, je te mettais des
vers dans le cou. Une fois, je tai attache un arbre et je tai coup tes cheveux, tes
beaux cheveux (Elle caresse les cheveux dIsmne) Comme cela doit tre facile de ne
pas penser de btises avec toutes ces belles mches lisses et bien ordonnes autour de
la tte!
Ismne, soudain
Pourquoi parles-tu dautre chose?
Antigone, doucement, sans cesser de lui caresser les cheveux
Je ne parle pas dautre chose
ISMENE
Tu sais, jai bien pens, Antigone.
ANTIGONE
-
Jean Anouilh Antigone - - 11 -
Oui.
ISMENE
Jai bien pens toute la nuit. Tu es folle.
ANTIGONE
Oui.
ISMENE
Nous ne pouvons pas.
Antigone, aprs un silence, de sa petite voix
Pourquoi?
ISMENE
Il nous ferait mourir.
ANTIGONE
Bien sr. A chacun son rle. Lui, il doit nous faire mourir, et nous, nous devons aller
enterrer notre frre. Cest comme a que a t distribu. Quest-ce que tu veux que
nous y fassions?
ISMENE
Je ne veux pas mourir.
Antigone, doucement
Moi aussi jaurais bien voulu ne pas mourir.
ISMENE
Ecoute, jai bien rflchi toute la nuit. Je suis lane. Je rflchis plus que toi. Toi,
cest ce qui te passe par la tte tout de suite, et tant pis si cest une btise. Moi, je suis
plus pondre. Je rflchis.
-
Jean Anouilh Antigone - - 12 -
ANTIGONE
Il y a des fois o il ne faut pas trop rflchir.
ISMENE
Si, Antigone. Dabord cest horrible, bien sr, et jai piti moi aussi de mon frre, mais
je comprends un peu notre oncle.
ANTIGONE
Moi je ne veux pas comprendre un peu.
ISMENE
Il est le roi, il faut quil donne lexemple.
ANTIGONE
Moi, je ne suis pas le roi. Il ne faut pas que je donne lexemple, moi Ce qui lui passe
par la tte, la petite Antigone, la sale bte, lentte, la mauvaise, et puis on la met dans
un coin ou dans un trou. Et cest bien fait pour elle. Elle navait qu ne pas dsobir.
ISMENE
Allez! Allez! Tes sourcis joints, ton regard droit devant toi et te voil lance sans
couter personne. Ecoute-moi. Jai raison plus souvent que toi.
ANTIGONE
Je ne veux pas avoir raison.
ISMENE
Essaie de comprendre au moins!
ANTIGONE
Comprendre Vous navez que ce mot-l dans la bouche, tous, depuis que je suis
toute petite. Il fallait comprendre quon ne peut pas toucher leau, la belle et fuyante
-
Jean Anouilh Antigone - - 13 -
eau froide parce que cela mouille les dalles, la terre parce que cela tache les robes. Il
fallait comprendre quon ne doit pas manger tout la fois, donner tout ce quon a dans
ses poches au mendiant quon rencontre, courir, courir dans le vent jusqu ce quon
tombe par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tt ou trop tard,
mais pas juste quand on en a envie! Comprendre. Toujours comprendre. Moi, je ne veux
pas comprendre. Je comprendrai quand je serai vieille. (Elle achve doucement.) Si je
deviens vieille. Pas maintenant.
ISMENE
Il est plus fort que nous, Antigone. Il est le roi.Et ils pensent tous comme lui dans la
ville. Ils sont des milliers et des milliers autour de nous, grouillant dans toutes les rues
de Thbes.
ANTIGONE
Je ne tcoute pas.
ISMENE
Ils nous hueront. Ils nous prendront avec leurs mille bars, leurs mille visages et leur
unique regard. Ils nous cracheront la figure. Et il faudra avancer dans leur haine sur la
charrette avec leur odeur et leurs rires jusquau supplice. Et l, il y aura les gardes avec
leurs ttes dimbciles, congestionns sur leurs cols raides, leurs grosses mains laves,
leur regard de buf quon sent quon pourra toujours crier, essayer de leur faire
comprendre, quils vont comme des ngres et quils feront tout ce quon leur a dit
scrupuleusement, sans savoir si cest bien ou mal Et souffrir? Il faudra souffrir, sentir
que la douleur monte, quelle est arrive au point o lon ne peut plus la supporter; quil
faudrait quelle sarrte, mais quelle continue pourtant et monte encore, comme une voix
aigu Oh! je ne peux pas, je ne peux pas
ANTIGONE
Comme tu as bien tout pens!
ISMENE
Toute la nuit. Pas toi?
-
Jean Anouilh Antigone - - 14 -
ANTIGONE Si, bien sr.
ISMNE
Moi, tu sais, je ne suis pas trs courageuse.
Antigone, doucement
Moi non plus. Mais quest-ce que cela fait?
Il y a un silence, Ismne demande soudain:
ISMENE
Tu nas donc pas envie de vivre, toi?
Antigone, murmure
Pas envie de vivre (Et plus doucement encore, si cest possible.) Qui se levait la
premire, le matin, rien que pour sentir lair froid sur sa peau nue? Qui se couchait la
dernire, seulement quand elle nen pouvait plus de fatigue, pour vivre encore un peu
plus la nuit? Qui pleurait dj toute petite, en pensant quil y avait tant de petites btes,
tant de brins dherbe dans le prs et quon ne pouvait pas tous les prendre?
Ismne, a un lan soudain vers elle
Ma petite sur
Antigone, se redresse et crie.
Ah, non! Laisse-moi! Ne me caresse pas! Ne nous mettons pas pleurnicher
ensemble, maintenant. Tu as bien rflchi, tu dis? Tu penses que toute la ville hurlante
contre toi, tu penses que la douleur et la peur de mourir cest assez?
Ismne, baisse la tte.
Oui
ANTIGONE
Sers-toi de ces prtextes.
-
Jean Anouilh Antigone - - 15 -
Ismne, se jette contre elle.
Antigone! Je ten supplie! Cest bon pour les hommes de croire aux ides et de mourir
pour elles. Toi, tu es une fille.
Antigone, les dents serres
Une fille, oui. Ai-je assez pleur dtre une fille!
ISMENE
Ton bonheur est l devant toi et tu nas qu le prendre. Tu es fiance, tu es jeune, tu
es belle
Antigone, sourdement
Non, je ne suis pas belle.
ISMENE
Pas belle comme nous, mais autrement. Tu sais bien que cest sur toi que se
retournent les petits voyous dans la rue; que cest toi que les petites filles regardent
passer, soudain muettes, sans pouvoir te quitter des yeux jusqu ce que tu aies tourn
le coin.
Antigone,a un imperceptible sourire.
Des voyous, des petites filles
Ismne, aprs un temps.
Et Hmon, Antigone?
Antigone, ferme
Je parlerai tout lheure Hmon: Hmon sera tout lheure une affaire rgle.
ISMENE
Tu es folle.
Antigone, sourit
-
Jean Anouilh Antigone - - 16 -
Tu mas toujours dit que jtais folle, pour tout, depuis toujours. Va te recoucher,
Ismne Il fait jour maintenant, tu vois, et, de toute faon, je ne pourrai rien faire. Mon
frre mort est maintenant entour dune garde exactement comme sil avait russi se
faire roi. Va te recoucher. Tu es toute ple de fatigue.
ISMENE
Et toi?
ANTIGONE
Je nai pas envie de dormir Mais je te promets que je ne bougerai pas dici avant ton
rveil. Nourrice va mapporter manger. Va dormir encore. Le soleil se lve seulement.
Tu as les yeux tout petits de sommeil. Va
ISMENE
Je te convaincrai, nest-ce pas? Je te convaincrai? Tu me laisseras te parler encore?
Antigone, un peu lasse.
Je te laisserai me parler, oui. Je vous laisserai tous me parler. Va dormir maintenant,
je ten prie. Tu serais moins belle demain. (Elle la regarde sortir avec un petit sourire
triste, puis elle tombe soudain lasse sur une chaise.) Pauvre Ismne!
la nourrice, entre.
Tiens, te voil un bon caf et des tartines, mon pigeon. Mange.
ANTIGONE
Je nai pas trs faim, nourrice.
LA NOURRICE
Je te les ai grilles moi-mme et beurres comme tu les aimes.
ANTIGONE
-
Jean Anouilh Antigone - - 17 -
Tu es gentille, nounou. Je vais seulement boire un peu.
LA NOURRICE
O as-tu mal?
ANTIGONE
Nulle part, nounou. Mais fais-moi tout de mme bien chaud comme lorsque jtais
malade Nounou plus forte que la fivre, nounou plus forte que le cauchemar, plus
forte que lombre de larmoire qui ricane et se transforme dheure en heure sur le mur,
plus forte que les mille insectes du silence qui rongent quelque chose, quelque part
dans la nuit, plus forte que la nuit elle-mme avec son hululement de folle quon nentend
pas; nounou plus forte que la mort. Donne-moi ta main comme lorsque tu restais ct
de mon lit.
LA NOURRICE
Quest-ce que tu as, ma petite colombe?
ANTIGONE
Rien, nounou. Je suis seulement encore un peu petite pour tout cela. Mais il ny a que
toi qui dois le savoir.
LA NOURRICE
Trop petite pourquoi, ma msange?
ANTIGONE
Pour rien, nounou. Et puis, tu es l. Je tiens ta bonne main rugueuse qui sauve de
tout, toujours, je le sais bien. Peut-tre quelle va me sauver encore. Tu es si puissante,
nounou.
LA NOURRICE
Quest-ce tu veux que je fasse, ma tourterelle?
ANTIGONE
-
Jean Anouilh Antigone - - 18 -
Rien, nounou. Seulement ta main comme cela sur ma joue. (Elle reste un moment les
yeux ferms.) Voil, je nai plus peur. Ni du mchant ogre, ni du marchand de sable, ni
de Taoutaou qui passe et emmne les enfants (Un silence encore, elle continue dun
autre ton.) Nounou, tu sais, Douce, ma chienne
LA NOURRICE
Oui.
ANTIGONE
Tu vas me promettre que tu ne la gronderas plus jamais.
LA NOURRICE
Une bte qui salit tout avec ses pattes! a ne devrait pas entrer dans les maisons!
ANTIGONE
Mme si elle salit tout. Promets, nourrice.
LA NOURRICE
Alors il faudra que je la laisse tout abmer sans rien dire?
ANTIGONE
Oui, nounou.
LA NOURRICE Ah! a serait un peu fort!
ANTIGONE
Sil te plat, nounou. Tu laimes bien, Douce, avec sa bonne grosse tte. Et puis, au
fond, tu aimes bien frotter aussi. Tu serais trs malheureuse si tout restait propre
toujours. Alors je te le demande: ne la gronde pas.
LA NOURRICE
Et si elle pisse sur mes tapis?
-
Jean Anouilh Antigone - - 19 -
ANTIGONE
Promets que tu ne la gronderas tout de mme pas. Je ten prie, dis, je ten prie,
nounou
LA NOURRICE
Tu profites de ce que tu clines Cest bon. Cest bon. On essuiera sans rien dire. Tu
me fais tourner en bourrique.
ANTIGONE
Et puis, promets-moi aussi que tu lui parleras, que tu lui parleras souvent.
La nourrice, hausse les paules
A-t-on vu a? Parler aux btes!
ANTIGONE
Et justement pas comme une bte. Comme une vraie personne, comme tu
mentends faire
LA NOURRICE
Ah, a non! A mon ge, faire lidiote! Mais pourquoi veux-tu que toute la maison lui
parle comme toi, cette bte?
ANTIGONE, doucement
Si moi, pour une raison ou pour une autre, je ne pouvais plus lui parler
la nourrice, qui ne comprend pas.
Plus lui parler, plus lui parler? Pourquoi?
ANTIGONE, dtourne un peu la tte et puis elle ajoute, la voix dure.
Et puis, si elle tait trop triste, si elle avait trop lair dattendre tout de mme, le nez
sous la porte comme lorsque je suis sortie, il vaudrait peut-tre mieux la faire tuer,
nounou, sans quelle ait mal.
-
Jean Anouilh Antigone - - 20 -
LA NOURRICE
La faire tuer, ma mignonne? Faire tuer ta chienne? Mais tu es folle ce matin!
ANTIGONE
Non, nounou. (Hmon parat). Voil Hmon. Laisse-nous, nourrice. Et noublie pas ce
que tu mas jur.
La nourrice sort.
ANTIGONE, court Hmon.
Pardon, Hmon, pour notre dispute dhier soir et pour tout. Cest moi qui avais tort. Je
te prie de me pardonner.
HEMON
Tu sais bien que je tavais pardonn, peine avais-tu claqu la porte. Ton parfum tait
encore l et je tavais dj pardonn. (Il la tient dans ses bras, il sourit, il la regarde.) A
qui lavais-tu vol, ce parfum?
ANTIGONE
A Ismne.
HEMON
Et le rouge lvres, la poudre, la belle robe?
ANTIGONE
Aussi
-
Jean Anouilh Antigone - - 21 -
HEMON
En quel honneur ttais-tu faite si belle?
ANTIGONE
Je te le dirai. (Elle se serre contre lui un peu plus fort) Oh! mon chri, comme jai t
bte! Tout un soir gaspill. Un beau soir.
HEMON
Nous aurons dautres soirs, Antigone.
ANTIGONE
Peut-tre pas.
HEMON
Et dautres disputes aussi. Cest plein de disputes, un bonheur.
ANTIGONE
Un bonheur, oui Ecoute, Hmon.
HEMON
Oui
ANTIGONE
Ne ris pas ce matin. Sois grave.
HEMON
Je suis grave.
ANTIGONE
-
Jean Anouilh Antigone - - 22 -
Et serre-moi. Plus fort que tu ne mas jamais serre. Que toute ta force simprime dans
moi.
HEMON
L. De toute ma force.
ANTIGONE, dans un souffle.
Cest bon. (Ils restent un instant sans rien dire, puis elle commence doucement.)
Ecoute, Hmon.
HEMON
Oui.
ANTIGONE
Je voulais te dire ce matin Le petit garon que nous aurions eu tous les deux
HEMON
Oui.
ANTIGONE
Tu sais, je laurais bien dfendu contre tout.
HEMON
Oui, Antigone.
ANTIGONE
Oh! Je laurais serr si fort quil naurait jamais eu peur, je te le jure. Ni du soir qui
vient, ni de langoisse du plein soleil immobile, ni des ombres Notre petit garon,
Hmon! Il aurait eu une maman toute petite et mal peigne mais plus sre que toutes
les vraies mres du monde avec leurs vraies poitrines et leurs grands tabliers. Tu le
crois, nest-ce pas?
HEMON
-
Jean Anouilh Antigone - - 23 -
Oui, mon amour.
ANTIGONE
Et tu crois aussi, nest-ce pas, que toi, tu aurais eu une vraie femme?
Hmon, la tient.
Jai une vraie femme.
ANTIGONE, crie soudain, blottie contre lui.
Oh! tu maimais, Hmon, tu maimais, tu en es bien sr, ce soir-l?
Hmon, la berce doucement.
Quel soir?
ANTIGONE
Tu es bien sr qu ce bal o tu es venu me chercher dans mon coin, tu ne tes pas
tromp de jeune fille? Tu es sr que tu nas jamais regrett depuis, jamais pens, mme
tout au fond de toi, mme une fois, que tu aurais plutt d demander Ismne?
HEMON
Idiote!
ANTIGONE
Tu maimes, nest-ce pas? Tu maimes comme une femme? Tes bras qui me serrent
ne mentent pas? Tes grandes mains poses sur mon dos ne mentent pas, ni ton odeur,
ni ce bon chaud, ni cette grande confiance qui minonde quand jai la tte au creux de ton
cou?
HEMON
Oui, Antigone, je taime comme une femme.
-
Jean Anouilh Antigone - - 24 -
ANTIGONE
Je suis noire et maigre. Ismne est rose et dore comme un fruit.
Hmon, murmure.
Antigone
ANTIGONE
Oh! Je suis toute rouge de honte. Mais il faut que je sache ce matin. Dis la vrit. je
ten prie. Quand tu penses que je serai toi, est-ce que tu sens au milieu de toi comme
un grand trou qui se creuse, comme quelque chose qui meurt?
HEMON
Oui, Antigone.
ANTIGONE, dans un souffle, aprs un temps.
Moi, je sens comme cela. Et je voulais te dire que jaurais t trs fire dtre ta
femme, ta vraie femme, sur qui tu aurais pos ta main, le soir, en tasseyant, sans
penser, comme sur une chose bien toi. (Elle sest dtache de lui, elle a pris un autre
ton.) Voil. Maintenant, je vais te dire encore deux choses. Et quand je les aurais dites, il
faudra que tu sortes sans me questionner. Mme si elles te paraissent extraordinaires,
mme si elles te font de la peine. Jure-le-moi.
HEMON
Quest-ce que tu vas me dire encore?
ANTIGONE
Jure-moi dabord que tu sortiras sans rien me dire. Sans mme me regarder. Si tu
maimes, jure-le-moi. (Elle le regarde avec son pauvre visage boulevers.) Tu vois
comme je te le demande, jure-le-moi, sil te plat, Hmon Cest la dernire folie que tu
auras me passer.
-
Jean Anouilh Antigone - - 25 -
HEMON
Je te le jure.
ANTIGONE
Merci. Alors, voil. Hier. dabord. Tu me demandais tout lheure pourquoi jtais venue
avec une robe dIsmne, ce parfum et ce rouge lvres. Jtais bte. Je ntais pas trs
sre que tu me dsires vraiment et javais fait tout cela pour tre un peu plus comme les
autres filles, pour te donner envie de moi.
HEMON
Ctait pour cela?
ANTIGONE
Oui. Et tu as ri, et nous nous sommes disputs et mon mauvais caractre a t le plus
fort, je me suis sauve. (Elle ajoute plus bas.) Mais jtais venue chez toi pour que tu me
prennes hier soir, pour que je sois ta femme avant. (Il recule, il va parler, elle crie.) Tu
mas jur de ne pas me demander pourquoi. Tu mas jur, Hmon! (Elle dit plus bas,
humblement.) Je ten supplie (Et elle ajoute, se dtournant, dure.) Dailleurs, je vais te
dire. Je voulais tre ta femme quand mme parce que je taime comme cela, moi, trs
fort, et que je vais te faire de la peine, mon chri, pardon! que jamais, jamais, je ne
pourrai tpouser. (Il est rest muet de stupeur, elle court la fentre, elle crie.) Hmon,
tu me las jur! Sors. Sors tout de suite sans rien dire. Si tu parles, si tu fais un seul pas
vers moi, je me jette par cette fentre. Je te le jure, Hmon. Je te le jure sur la tte du
petit garon que nous avons eu tous les deux en rve, du seul petit garon que jaurai
jamais. Pars maintenant, pars vite. Tu sauras demain. Tu sauras tout lheure. (Elle
achve avec un tel dsespoir quHmon obit et sloigne.) Sil te plat, pars, Hmon.
Cest tout ce que tu peux faire encore pour moi, si tu maimes. (Il est sorti. Elle reste sans
bouger, le dos la salle, puis elle referme la fentre, elle vient sasseoir sur une petite
chaise au milieu de la scne, et dit doucement, comme trangement apaise.) Voil.
Cest fini pour Hmon, Antigone.
-
Jean Anouilh Antigone - - 26 -
Ismne, est entre, appelant.
Antigone! Ah!, tu es l!
ANTIGONE, sans bouger.
Oui, je suis l.
ISMENE.
Je ne peux pas dormir. Javais peur que tu sortes, et que tu tentes de lenterrer malgr
le jour. Antigone, ma petite sur, nous sommes tous l, autour de toi, Hmon, nounou
et moi, et Douce, ta chienne Nous taimons et nous sommes vivants, nous, nous avons
besoin de toi. Polynice est mort et il ne taimait pas. Il a toujours t un tranger pour
nous, un mauvais frre. Oublie-le, Antigone, comme il nous avait oublies. Laisse son
ombre dure errer ternellement sans spulture, puisque cest la loi de Cron. Ne tente
pas ce qui est au-dessus de tes forces. Tu braves tout toujours, mais tu es toute petite,
Antigone. Reste avec nous, ne va pas l-bas cette nuit, je ten supplie.
ANTIGONE, sest leve, un trange petit sourire sur les lvres, elle va vers la porte et du seuil, doucement, elle dit.)
Cest trop tard. Ce matin, quand tu mas rencontre, jen venais.
Elle est sortie. Ismne la suit avec un cri:
ISMNE
Antigone!
Ds quIsmne est sortie, Cron entre par une autre porte avec son page.
CRON
Un garde, dis-tu? Un de ceux qui gardent le cadavre? Fais-le entrer.
Le garde entre. Cest une brute. Pour le moment, il est vert de peur.
-
Jean Anouilh Antigone - - 27 -
LE GARDE, se prsente, au garde vous.
Garde Jonas, de la Deuxime Compagnie.
CRON
Quest-ce que tu veux?
LE GARDE
Voil, chef. On a tir au sort pour savoir celui qui viendrait. Et le sort est tomb sur
moi. Alors, voil, chef. Je suis venu parce quon a pens quil valait mieux quil ny en ait
quun qui explique, et puis parce quon ne pouvait pas abandonner le poste tous les trois.
On est les trois du piquet de garde, chef, autour du cadavre.
CRON
Quas-tu me dire?
LE GARDE
On est trois. chef. Je ne suis pas tout seul. Les autres, cest Durand et le garde de
premire classe Boudousse.
CRON
Pourquoi nest-ce pas le premire classe qui est venu?
LE GARDE
Nest-ce pas, chef? Je lai dit tout de suite, moi. Cest le premire classe qui doit y
aller. Quand il ny a pas de grad, cest le premire classe qui est responsable. Mais les
autres, ils ont dit non et ils ont voulu tirer au sort. Faut-il que jaille chercher le premire
classe, chef?
CRON
Non. Parle, toi, puisque tu es l.
LE GARDE
-
Jean Anouilh Antigone - - 28 -
Jai dix-sept ans de service. Je suis engag volontaire, la mdaille, deux citations. Je
suis bien not, chef. Moi, je suis service. Je ne connais que ce qui est command. Mes
suprieurs, ils disent toujours: Avec Jonas, on est tranquille.
CRON
Cest bon. Parle. De quoi as-tu peur?
LE GARDE
Rgulirement, a aurait d tre le premire classe. Moi je suis propos premire
classe, mais je ne suis pas encore promu. Je devais tre promu en juin.
CRON
Vas-tu parler, enfin? Sil est arriv quelque chose, vous tes tous les trois
responsables. Ne cherche plus qui devrait tre l.
LE GARDE
H bien, voil, chef: le cadavre On a veilll, pourtant! On avait la relve de deux
heures, la plus dure. Vous savez ce que cest, au moment o la nuit va finir. Ce plomb
entre les yeux, la nuque qui tire, et puis toutes ces ombres qui bougent et le brouillard
du petit matin qui se lve Ah! ils ont bien choisi leur heure! On tait l, on parlait, on
battait la semelle On ne dormait pas, chef, a, on peut vous le jurer tous les trois quon
ne dormait pas! Dailleurs, avec le froid quil faisait Tout dun coup, moi je regarde le
cadavre On tait deux pas, mais moi je le regardais de temps en temps tout de
mme Je suis comme a, moi, chef, je suis mticuleux. Cest pour a que mes
suprieurs, ils disent: Avec Jonas (Un geste de Cron larrte, il crie soudain.) Cest
moi qui lai vu le premier, chef! Les autres vous le diront, cest moi qui ai donn le premier
lalarme.
CRON
Lalarme? Pourquoi?
LE GARDE
-
Jean Anouilh Antigone - - 29 -
Le cadavre, chef. Quelquun lavait recouvert. Oh! pas grand-chose. Ils navaient pas eu
le temps, avec nous ct. Seulement un peu de terre Mais assez tout de mme pour
le cacher aux vautours.
CRON, va lui.
Tu es sr que ce nest pas une bte en grattant?
LE GARDE
Non, chef. On a dabord espr a, nous aussi. Mais la terre tait jete sur lui. Selon
les rites. Cest quelquun qui savait ce quil faisait.
CRON
Qui a os? Qui a t assez fou pour braver ma loi? As-tu relev des traces?
LE GARDE
Rien, chef. Rien quun pas plus lger quun passage doiseau. Aprs, en cherchant
mieux, le garde Durand a trouv plus loin une pelle, une petite pelle denfant toute vieille,
toute rouille. On a pens que a ne pouvait pas tre un enfant qui avait fait le coup. Le
premire classe la garde tout de mme pour lenqute.
CRON, rve un peu.
Unenfant Lopposition brise qui sourd et mine dj partout. Les amis de Polynice
avec leur or bloqu dans Thbes, les chefs de la plbe puant lail, soudainement allis
aux princes, et les prtres essayant de pcher quelque chose au milieu de tout cela...
Un enfant! Ils ont d penser que ce serait plus touchant. Je le vois dici, leur enfant, avec
sa gueule de tueur appoint et la petite pelle soigneusement enveloppe dans du papier
sous sa veste. A moins quils naient dress un vrai enfant, avec des phrases Une
innocence inestimable pour le parti. Un vrai petit garon ple qui crachera devant mes
fusils. Un prcieux sang bien frais sur mes mains, double aubaine. (Il va lhomme.)
Mais ils ont des complices, et dans ma garde, peut-tre. Ecoute bien, toi
LE GARDE
-
Jean Anouilh Antigone - - 30 -
Chef, on a fait tout ce quon devait faire! Durand sest assis une demie-heure parce
quil avait mal aux pieds, mais moi, chef, je suis rest tout le temps debout. Le premire
classe vous le dira.
CRON
A qui avez-vous dj parl de cette affaire?
LE GARDE
A personne, chef. On a tout de suite tir au sort, et je suis venu.
CRON
Ecoute bien. Votre garde est double. Renvoyez la relve. Voil lordre. Je ne veux
que vous prs du cadavre. Et pas un mot. Vous tes tous coupables dune ngligence,
vous serez punis de toute faon, mais si tu parles, si le bruit court dans la ville quon a
recouvert le cadavre de Polynice, vous mourrez tous les trois.
LE GARDE, gueule.
On na pas parl, chef, je vous le jure! Mais, moi, jtais ici, et peut-tre que les autres,
ils lont dj dit la relve (Il sue grosses gouttes, il bafouille.) Chef, jai deux
enfants,. Il y en a un qui est tout petit. Vous tmoignerez pour moi que jtais ici, chef,
devant le conseil de guerre. Jtais ici, moi, avec vous! Jai un tmoin! Si on a parl, a
sera les autres, a ne sera pas moi! Jai un tmoin, moi!
CRON
Va vite. Si personne ne sait, tu vivras. (Le garde sort en courant. Cron reste un
instant muet. Soudain, il murmure.) Un enfant (Il a pris le petit page par lpaule.)
Viens, petit. Il faut que nous allions raconter tout cela maintenant Et puis, la jolie
besogne commencera. Tu mourrais, toi, pour moi? Tu crois que tu irais avec ta petite
pelle? (Le petit le regarde. Il sort avec lui, lui caressant la tte.) Oui, bien sr, tu irais tout
de suite, toi aussi (On lentend soupirer encore en sortant.) Un enfant
Ils sont sortis. Le chur entre.
-
Jean Anouilh Antigone - - 31 -
LE CHUR
Et voil. Maintenant, le ressort est band. Cela na plus qu se drouler tout seul. Cest
cela qui est commode dans la tragdie. On donne le petit coup de pouce pour que cela
dmarre, rien, un regard pendant une seconde une fille qui passe et lve les bras dans
la rue, une envie dhonneur un beau matin, au rveil, comme de quelque chose qui se
mange, une question de trop que lon se pose un soir Cest tout. Aprs, on na plus qu
laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. Cest minutieux, bien huil depuis
toujours. La mort, la trahison, le dsespoir sont l, tout prts, et les clats, et les orages,
et les silences, tous les silences: le silence quand le bras du bourreau se lve la fin, le
silence au commencement quand les deux amants sont nus lun en face de lautre pour la
premire fois, sans oser bouger tout de suite, dans la chambre sombre, le silence quand
les cris de la foule clatent autour du vainqueur et on dirait un film dont le son sest
enray, toutes ces bouches ouvertes dont il ne sort rien, toute cette clameur qui nest
quune image, et le vainqueur, dj vaincu, seul au milieu de son silence
Cest propre, la tragdie. Cest reposant, cest sr Dans le drame, avec ces tratres,
avec ces mchants acharns, cette innocence perscute, ces vengeurs, ces terre-
neuve, ces lueurs despoir, cela devient pouvantable de mourir, comme un accident. On
aurait peut-tre pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-tre pu arriver temps
avec les gendarmes. Dans la tragdie, on est tranquille. Dabord, on est entre soi. On est
tous innocents, en somme! Ce nest pas parce quil y en a un qui tue et lautre qui est tu.
Cest une question de distribution. Et puis, surtout, cest reposant, la tragdie, parce quon
sait quil ny a plus despoir, le sale espoir; quon est pris, quon est enfin pris comme un
rat, avec tout le ciel sur son dos, et quon na plus qu crier, pas gmir, non, pas se
plaindre, gueuler pleine voix ce quon avait dire, quon navait jamais dit et quon ne
savait peut-tre mme pas encore. Et pour rien: pour se le dire soi, pour lapprendre,
soi. Dans le drame, on se dbat parce quon espre en sortir. Cest ignoble, cest utilitaire.
L, cest gratuit. Cest pour les rois. Et il ny a plus rien tenter, enfin!
Antigone est entre, pousse par les gardes.
LE CHUR
Alors, voil, cela commence. La petite Antigone est prise. La petite Antigone va
pouvoir tre elle-mme pour la premire fois.
-
Jean Anouilh Antigone - - 32 -
Le chur disparat, tandis que les gardes poussent Antigone en scne.
LE GARDE, qui a repris tout son aplomb.
Allez, allez, pas dhistoires! Vous vous expliquerez devant le chef. Moi, je ne connais
que la consigne. Ce que vous aviez faire l, je ne veux pas le savoir. Tout le monde a
des escuses, tout le monde a quelque chose objecter. Sil fallait couter les gens, sil
fallait essayer de comprendre, on serait propres. Allez, allez! Tenez-la, vous autres, et
pas dhistoires! Moi, ce quelle a dire, je ne veux pas le savoir!
ANTIGONE
Dis-leur de me lcher, avec leurs sales mains, ils me font mal.
LE GARDE
Leurs sales mains? Vous pourriez tre polie, Mademoiselle Moi, je suis poli.
ANTIGONE
Dis-leur de me lcher. Je suis la fille ddipe, je suis Antigone. Je ne me sauverai
pas.
LE GARDE
La fille ddipe, oui! Les putains quon ramasse la garde de nuit, elles disent aussi
de se mfier, quelles sont la bonne amie du prfet de police!
ILs rigolent.
ANTIGONE
Je veux bien mourir, mais pas quils me touchent!
LE GARDE
Et les cadavres, dis, et la terre, a ne te fait pas peur toucher? Tu dis leurs sales
mains! Regarde un peu les tiennes.
-
Jean Anouilh Antigone - - 33 -
Antigone regarde ses mains tenues par les menottes avec un petit sourire. Elles sont
pleines de terre.
LE GARDE
On te lavait prise, ta pelle? Il a fallu que tu refasses a avec tes ongles, la deuxime
fois? Ah! cette audace. Je tourne le dos une seconde, je te demande une chique, et
allez, le temps de me la caler dans la joue, le temps de dire merci, elle tait l, gratter
comme une petite hyne. Et en plein jour! Et cest quelle se dbattait, cette garce, quand
jai voulu la prendre! Cest quelle voulait me sauter aux yeux! Elle criait quil fallait quelle
finisse Cest une folle, oui!
LE DEUXIME GARDE
Jen ai arrt une autre, de folle, lautre jour. Elle montrait son cul aux gens
LE GARDE
Dis, Boudousse, quest-ce quon va se payer comme gueuleton tous les trois, pour
fter a!
LE DEUXIME GARDE
Chez la Tordue. Il est bon, son rouge.
LE TROISIME GARDE
On a quartier libre, dimanche. Si on emmenait les femmes?
LE GARDE
Non, entre nous quon rigole Avec les femmes, il y a toujours des histoires, et puis
les moutards qui veulent pisser. Ah! dis, Boudousse, tout lheure, on ne croyait pas
quon aurait envie de rigoler comme a, nous autres!
LE DEUXIME GARDE
Ils vont peut-tre nous donner une rcompense.
LE GARDE
-
Jean Anouilh Antigone - - 34 -
a se peut, si cest important.
LE DEUXIME GARDE
Flanchard, de la Troisime, quand il a mis la main sur lincendiaire, le mois dernier, il a
eu le mois double.
LE TROISIME GARDE
Ah, dis donc! Si on a le mois double, je propose: au lieu daller chez la Tordue, on va
au Palais arabe.
LE GARDE
Pour boire? Tes pas fou? Ils te vendent la bouteille le double au Palais. Pour monter,
daccord. Ecoutez-moi, je vais vous dire: on va dabord chez la Tordue, on se les cale
comme il faut et aprs on va au Palais. Dis, Boudousse, tu te rappelles la grosse, du
palais?
LE DEUXIME GARDE
Ah! ce que ttais saoul, toi, ce jour-l!
LE TROISIME GARDE
Mais nos femmes, si on a le mois double, elles le sauront. Si a se trouve, on sera
peut-tre publiquement flicits.
LE GARDE
Alors, on verra. La rigolade cest autre chose. Sil y a une crmonie dans la cour de
la caserne, comme pour les dcorations, les femmes viendront aussi, et les gosses. Et
alors on ira tous chez la Tordue.
LE DEUXIME GARDE
Oui, mais il faudra lui commander le menu davance.
ANTIGONE, demande dune petite voix.
Je voudrais masseoir un peu, sil vous plat.
-
Jean Anouilh Antigone - - 35 -
LE GARDE, aprs un temps de rflexion.
Cest bon, quelle sasseye. Mais ne la lchez pas, vous autres.
Cron entre, le garde gueule aussitt.
LE GARDE
Garde vous!
CRON, sest arrt, surpris.
Lchez cette jeune fille. Quest-ce que cest?
LE GARDE
Cest le piquet de garde, chef. On est venu avec les camarades.
CRON
Qui garde le corps?
LE GARDE
On a appel la relve, chef.
CRON
Je tavais dit de la renvoyer! Je tavais dit de ne rien dire.
LE GARDE
On na rien dit, chef. Mais comme on a arrt celle-l, on a pens quil fallait quon
vienne. Et cette fois on na pas tir au sort. On a prfr venir tous les trois.
CRON
-
Jean Anouilh Antigone - - 36 -
Imbciles! (A Antigone.) O tont-ils arrte?
LE GARDE
Prs du cadavre, chef.
CRON
Quallais-tu faire prs du cadavre de ton frre? Tu savais que javais interdit de
lapprocher.
LE GARDE
Ce quelle faisait, chef? Cest pour a quon vous lamne. Elle grattait la terre avec ses
mains. Elle tait en train de le recouvrir encore une fois.
CRON
Sais-tu bien ce que tu es en train de dire, toi?
LE GARDE
Chef, vous pouvez demander aux autres. On avait dgag le corps mon retour;
mais avec le soleil qui chauffait, comme il commenait sentir, on sest mis sur une
petite hauteur, pas loin, pour tre dans le vent. On se disait quen plein jour on ne
risquait rien. Pourtant, on avait dcid, pour tre plus srs, quil y en aurait toujours un
de nous trois qui le regarderait. Mais midi, en plein soleil, et puis avec lodeur qui
montait depuis que le vent tait tomb, ctait comme un coup de massue. Javais beau
carquiller les yeux, a tremblait comme de la glatine, je voyais plus. Je vais au
camarade lui demander une chique, pour passer a Le temps que je me la cale la
joue, chef, le temps que je lui dise merci, je me retourne: elle tait l gratter avec ses
mains. En plein jour! Elle devait bien penser quon ne pouvait pas ne pas la voir. Et
quand elle a vu que je lui courais dessus, vous croyez quelle sest arrte, quelle a
essay de se sauver, peut-tre? Non. Elle a continu de toutes ses forces aussi vite
quelle pouvait, comme si elle ne me voyait pas arriver. Et quand je lai empoigne, elle
se dbattait comme une diablesse, elle voulait continuer encore, elle me criait de la
laisser, que le corps ntait pas encore tout fait recouvert
CRON, Antigone.
-
Jean Anouilh Antigone - - 37 -
Cest vrai?
ANTIGONE
Oui, cest vrai.
LE GARDE
On a dcouvert le corps, comme de juste, et puis on a pass la relve, sans parler de
rien, et on est venu vous lamener, chef. Voil.
CRON
Et cette nuit, la premire fois, ctait toi aussi?
ANTIGONE
Oui. Ctait moi. Avec une petite pelle de fer qui nous servait faire des chteaux de
sable sur la plage, pendant les vacances. Ctait justement la pelle de Polynice. Il avait
grav son nom au couteau sur le manche. Cest pour cela que je lai laisse prs de lui.
Mais ils lont prise. Alors la seconde fois, jai d recommencer avec mes mains.
LE GARDE
On aurait dit une petite bte qui grattait. Mme quau premier coup dil, avec lair
chaud qui tremblait, le camarade dit: Mais non, cest une bte. Penses-tu, je lui dis,
cest trop fin pour une bte. Cest une fille.
CRON
Cest bien. On vous demandera peut-tre un rapport tout lheure. Pour le moment,
laissez-moi seul avec elle. Conduis ces hommes ct, petit. Et quils restent au secret
jusqu ce que je revienne les voir.
LE GARDE
Faut-il lui remettre les menottes, chef?
CRON
-
Jean Anouilh Antigone - - 38 -
Non.
Les gardes sont sortis, prcds par le petit page.
Cron et Antigone sont seuls lun en face de lautre.
CRON
Avais-tu parl de ton projet quelquun?
ANTIGONE
Non.
CRON
As-tu rencontr quelquun sur ta route?
ANTIGONE
Non, personne.
CRON
Tu es bien sre?
ANTIGONE
Oui.
CRON
Alors, coute: tu vas rentrer chez toi, te coucher, dire que tu es malade, que tu nes
pas sortie depuis hier. Ta nourrice dira comme toi. Je ferai disparatre ces trois hommes.
ANTIGONE
-
Jean Anouilh Antigone - - 39 -
Pourquoi? Puisque vous savez bien que je recommencerai.
Un silence. Ils se regardent.
CRON
Pourquoi as-tu tent denterrer ton frre?
ANTIGONE
Je le devais.
CRON
Je lavais interdit.
ANTIGONE, doucement.
Je le devais tout de mme. Ceux quon nenterre pas errent ternellement sans jamais
trouver de repos. Si mon frre vivant tait rentr harass dune longue chasse, je lui
aurais enlev ses chaussures, je lui aurais fait manger, je lui aurais prpar son lit
Polynice aujourdhui a achev sa chasse. Il rentre la maison o mon pre et ma mre,
et Etocle aussi, lattendent. Il a droit au repos.
CRON
Ctait un rvolt et un tratre, tu le savais.
ANTIGONE
Ctait mon frre.
CRON
Tu avais entendu proclamer ldit aux carrefours, tu avais lu laffiche sur tous les murs
de la ville?
ANTIGONE
Oui.
-
Jean Anouilh Antigone - - 40 -
CRON
Tu savais le sort qui tait promis celui, quel quil soit, qui oserait lui rendre les
honneurs funbres?
ANTIGONE
Oui, je le savais.
CRON
Tu as peut-tre cru que dtre la fille ddipe, la fille de lorgueil ddipe, ctait assez
pour tre au-dessus de la loi.
ANTIGONE
Non. Je nai pas cru cela.
CRON
La loi est dabord faite pour toi, Antigone, la loi est dabord faite pour les filles des rois!
ANTIGONE
Si javais t une servante en train de faire sa vaisselle, quand jai entendu lire ldit,
jaurais essuy leau grasse de mes bras et je serais sortie avec mon tablier pour aller
enterrer mon frre.
CRON
Ce nest pas vrai. Si tu avais t une servante, tu naurais pas dout que tu allais
mourir et tu serais reste pleurer ton frre chez toi. Seulement tu as pens que tu tais
de race royale, ma nice et la fiance de mon fils, et que, quoi quil arrive, je noserais
pas te faire mourir.
ANTIGONE
Vous vous trompez. Jtais certaine que vous me feriez mourir au contraire.
-
Jean Anouilh Antigone - - 41 -
CRON, la regarde et murmure soudain.
Lorgueil ddipe. Tu es lorgueil ddipe. Oui, maintenant que je lai trouv au fond de
tes yeux, je te crois. Tu as d penser que je te ferais mourir. Et cela te paraissait un
dnouement tout naturel pour toi, orgueilleuse! Pour ton pre non plus je ne dis pas le
bonheur, il nen tait pas queston le malheur humain, ctait trop peu. Lhumain vous gne
aux entournures de la famille. Il vous faut un tte tte avec le destin et la mort. Et tuer
votre pre et coucher avec votre mre et apprendre tout cela aprs, avidement, mot par
mot. Quel breuvage, hein, les mots qui vous condamnent? Et comme on les boit
goulment quand on sappelle dipe, ou Antigone. Et le plus simple, aprs, cest encore
de se crever les yeux et daller mendier avec ses enfants sur les routes H bien, non.
Ces temps sont rvolus pour Thbes. Thbes a doit maintenant un prince sans
histoire. Moi, je mappelle seulement Cron, Dieu merci. Jai mes deux pieds par terre,
mes deux mains enfonces dans mes poches, et, puisque je suis roi, jai rsolu, avec
moins dambition que ton pre, de memployer tout simplement rendre lordre de ce
monde un peu moins absurde, si cest possible. Ce nest mme pas une aventure, cest
un mtier pour tous les jours et pas toujours drle, comme tous les mtiers. Mais
puisque je suis l pour le faire, je vais le faire Et si demain un messager crasseux
dvale du fond des montagnes pour mannoncer quil nest pas trs sr non plus de ma
naissance, je le prierai tout simplement de sen retourner do il vient et je ne men irai pas
pour si peu regarder ta tante sous le nez et me mettre confronter les dates. Les rois
ont autre chose faire que du pathtique personnel, ma petite fille. (Il a t elle, il lui
prend le bras.) Alors, coute-moi bien. Tu es Antigone, tu es la fille ddipe, soit, mais tu
as vingt ans et il ny a pas longtemps encore tout cela se serait rgl par du pain sec et
une paire de giffles. (Il la regarde, souriant.) Te faire mourir! Tu ne tes pas regarde,
moineau! Tu es trop maigre. Grossis un peu, plutt, pour faire un gros garon Hmon.
Thbes en a besoin plus que de ta mort, je te lassure. Tu vas rentrer chez toi tout de
suite, faire ce que je tai dit et te taire. Je me charge du silence des autres. Allez, va! Et
ne me foudroie pas comme cela du regard. Tu me prends pour une brute, cest entendu,
et tu dois penser que je suis dcidment bien prosaque. Mais je taime bien tout de
mme, avec ton sale caractre. Noublie pas que cest moi qui tai fait cadeau de ta
premire poupe, il ny a pas si longtemps.
Antigone ne rpond pas. Elle va sortir. Il larrte.
-
Jean Anouilh Antigone - - 42 -
CRON
Antigone! Cest par cette porte quon regagne ta chambre. O ten vas-tu par l?
ANTIGONE, sest arrte, elle lui rpond doucement, sans forfanterie.
Vous le savez bien
Un silence. Ils se regardent encore debout lun en face de lautre.
CRON, murmure, comme pour lui.
Quel jeu joues-tu?
ANTIGONE
Je ne joue pas.
CRON
Tu ne comprends donc pas que si quelquun dautre que ces trois brutes sait tout
lheure ce que tu as tent de faire, je serai oblig de te faire mourir? Si tu te tais
maintenant, si tu renonces cette folie, jai une chance de te sauver, mais je ne laurai
plus dans cinq minutes. Le comprends-tu?
ANTIGONE
Il faut que jaille enterrer mon frre que ces hommes ont dcouvert.
CRON
Tu irais refaire ce geste absurde? Il y a une autre garde autour du corps de Polynice
et, mme si tu parviens le recouvrir encore, on dgagera son cadavre, tu le sais bien.
Que peux-tu donc sinon tensanglanter encore les ongles et te faire prendre?
ANTIGONE
-
Jean Anouilh Antigone - - 43 -
Rien dautre que cela, je le sais. Mais cela, du moins, je le peux. Et il faut faire ce que
lon peut.
CRON
Tu y crois donc vraiment ,toi, cet enterrement dans les rgles? A cette ombre de ton
frre condamne errer toujours si on ne jette pas sur le cadavre un petit peu de terre
avec la formule du prtre? Tu leur a dj entendu la rciter, aux prtres de Thbes, la
formule? Tu as vu ces pauvres ttes demploys fatigus courtant les gestes, avalant
les mots, bclant ce mort pour en prendre un autre avant le repas de midi?
ANTIGONE
Oui, je les ai vus.
CRON
Est-ce que tu nas jamais pens alors que si ctait un tre que tu aimais vraiment, qui
tait l, couch dans cette bote, tu te mettrais hurler tout dun coup? A leur crier de se
taire, de sen aller?
ANTIGONE
Si, je lai pens.
CRON
Et tu risques la mort maintenant parce que jai refus ton frre ce passeport
drisoire, ce bredouillage en srie sur sa dpouille, cette pantomime dont tu aurais t
la premire avoir honte et mal si on lavait joue. Cest absurde!
ANTIGONE
Oui, cest absurde.
CRON
Pourquoi fais-tu ce geste, alors? Pour les autres, pour ceux qui y croient? Pour les
dresser contre moi?
-
Jean Anouilh Antigone - - 44 -
ANTIGONE
Non.
CRON
Ni pour les autres, ni pour ton frre? Pour qui alors?
ANTIGONE
Pour personne. Pour moi.
CRON, la regarde en silence.
Tu as donc bien envie de mourir? Tu as lair dun petit gibier pris.
ANTIGONE
Ne vous attendrissez pas sur moi. Faites comme moi. Faites ce que vous avez
faire. Mais si vous tes un tre humain, faites-le vite. Voil tout ce que je vous demande.
Je naurai pas du courage ternellement, cest vrai.
CRON, se rapproche.
Je veux te sauver, Antigone.
ANTIGONE
Vous tes le roi, vous pouvez tout, mais cela, vous ne le pouvez pas.
CRON
Tu crois?
ANTIGONE
Ni me sauver, ni me contraindre.
CRON
Orgueilleuse! Petite dipe!
ANTIGONE
-
Jean Anouilh Antigone - - 45 -
Vous pouvez seulement me faire mourir.
CRON
Et si je te fais torturer?
ANTIGONE
Pourquoi? Pour que je pleure, que je demande grce, pour que je jure tout ce quon
voudra, et que je recommence aprs, quand je naurai plus mal?
CRON, lui serre le bras.
Ecoute-moi bien. Jai le mauvais rle, cest entendu, et tu as le bon. Et tu le sens. Mais
nen profite tout de mme pas trop, petite peste Si jtais une bonne brute ordinaire de
tyran, il y aurait dj longtemps quon taurait arrach la langue, tir les membres aux
tenailles, ou jet dans un trou. Mais tu vois dans mes yeux quelque chose qui hsite, tu
vois que je te laisse parler au lieu dappeler mes soldats; alors, tu nargues, tu attaques
tant que tu peux. O veux-tu en venir, petite furie?
ANTIGONE
Lchez-moi. Vous me faites mal au bras avec votre main.
CRON, qui serre plus fort.
Non. Moi, je suis le plus fort comme cela, jen profite aussi.
ANTIGONE, pousse un petit cri.
Ae!
CRON,dont les yeux rient.
Cest peut-tre ce que je devrais faire aprs tout, tout simplement, te tordre le poignet,
te tirer les cheveux comme on fait aux filles dans les jeux. (Il la regarde encore. Il
redevient grave. Il lui dit tout prs.) Je suis ton oncle, cest entendu, mais nous ne
sommes pas tendres les uns pour les autres, dans la famille. Cela ne te semble pas
drle, tout de mme, ce roi bafou qui tcoute, ce vieil homme qui peut tout et qui en a
-
Jean Anouilh Antigone - - 46 -
vu tuer dautres, je tassure, et daussi attendrissants que toi, et qui est l, se donner
toute cette peine pour essayer de tempcher de mourir?
ANTIGONE, aprs un temps.
Vous serrez trop, maintenant. Cela ne me fait mme plus mal. Je nai plus de bras.
CRON, la regarde et la lche avec un petit sourire. Il murmure.
Dieu sait pourtant si jai autre chose faire aujourdhui, mais je vais tout de mme
perdre le temps quil faudra et te sauver, petite peste. (Il la fait asseoir sur une chaise au
milieu de la pice. Il enlve sa veste, il savance vers elle, lourd, puissant, en bras de
chemise.) Au lendemain dune rvolution rate, il y a du pain sur la planche, je te
lassure. Mais les affaires urgentes attendront. Je ne veux pas te laisser mourir dans une
histoire de politique. Tu vaux mieux que cela. Parce que ton Polynice, cette ombre
plore et ce corps qui se dcompose entre ses gardes et tout ce pathtique qui
tenflamme, ce nest quune histoire de politique. Dabord, je ne suis pas tendre, mais je
suis dlicat; jaime ce qui est propre, net, bien lav. Tu crois que cela ne me dgote pas
autant que toi, cette viande qui pourrit au soleil? Le soir, quand le vent vient de la mer,
on la sent dj du palais. Cela me soulve le cur. Pourtant, je ne vais mme pas
fermer ma fentre. Cest ignoble, et je peux mme le dire toi, cest bte,
monstrueusement bte, mais il faut que tout Thbes sente cela pendant quelque temps.
Tu penses bien que je laurais fait enterrer, ton frre, ne ft-ce que pour lhygine! Mais
pour que les brutes que je gouverne comprennent, il faut que cela pue le cadavre de
Polynice dans toute la ville, pendant un mois.
ANTIGONE
Vous tes odieux!
CRON
Oui mon petit. Cest le mtier qui le veut. Ce quon peut discuter cest sil faut le faire
ou ne pas le faire. Mais si on le fait, il faut le faire comme cela.
ANTIGONE
Pourquoi le faites-vous?
-
Jean Anouilh Antigone - - 47 -
CRON
Un matin, je me suis rveill roi de Thbes. Et Dieu sait si jaimais autre chose dans la
vie que dtre puissant
ANTIGONE
Il fallait dire non, alors!
CRON
Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout dun coup comme un ouvrier qui
refusait un ouvrage. Cela ne ma pas paru honnte. Jai dit oui.
ANTIGONE
H bien, tant pis pour vous. Moi, je nai pas dit oui! Quest-ce que vous voulez que
cela me fasse, moi, votre politique, vos ncessits, vos pauvres histoires? Moi, je peux
dire non encore tout ce que je naime pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre
couronne, avec vos gardes, avec votre attirail, vous pouvez seulement me faire mourir
parce que vous avez dit oui.
CRON
Ecoute-moi.
ANTIGONE
Si je veux, moi, je peux ne pas vous couter. Vous avez dit oui. Je nai plus rien
apprendre de vous. Pas vous. Vous tes l, boire mes paroles. Et si vous nappelez
pas vos gardes, cest pour mcouter jusquau bout.
CRON
Tu mamuses.
ANTIGONE
Non. Je vous fais peur. Cest pour cela que vous essayez de me sauver. Ce serait
tout de mme plus commode de garder une petite Antigone vivante et muette dans ce
palais. Vous tes trop sensible pour faire un bon tyran, voil tout. Mais vous allez tout de
-
Jean Anouilh Antigone - - 48 -
mme me faire mourir tout lheure, vous le savez, et cest pour cela que vous avez
peur. Cest laid un homme qui a peur.
CRON, sourdement.
Eh bien, oui, jai peur dtre oblig de te faire tuer si tu tobstines. Et je ne le voudrais
pas.
ANTIGONE
Moi, je ne suis pas oblige de faire ce que je ne voudrais pas! Vous nauriez pas voulu
non plus, peut-tre, refuser une tombe mon frre? Dites-le donc, que vous ne lauriez
pas voulu?
CRON
Je te lai dit.
ANTIGONE
Et vous lavez fait tout de mme. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le
vouloir. Et cest cela, tre roi!
CRON
Oui, cest cela!
ANTIGONE
Pauvre Cron! Avec mes ongles casss et pleins de terre et les bleus que tes gardes
mont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.
CRON
Alors, aie piti de moi, vis. Le cadavre de ton frre qui pourrit sous mes fentres, cest
assez pay pour que lordre rgne dans Thbes. Mon fils taime. Ne moblige pas payer
avec toi encore. Jai assez pay.
ANTIGONE
Non. Vous avez dit oui. Vous ne vous arrterez jamais de payer maintenant!
-
Jean Anouilh Antigone - - 49 -
CRON, la secoue soudain, hors de lui.
Mais, bon Dieu! Essaie de comprendre une minute, toi aussi, petite idiote! Jai bien
essay de te comprendre, moi. Il faut pourtant quil y en ait qui disent oui. Il faut pourtant
quil y en ait qui mnent la barque. Cela prend leau de toutes parts, cest plein de
crimes, de btise, de misre Et le gouvernail est l qui ballotte. Lquipage ne veut
plus rien faire, il ne pense qu piller la cale et les officiers sont dj en train de se
construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision deau
douce, pour tirer au moins leurs os de l. Et le mt craque, et le vent siffle, et les voiles
vont se dchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce quelles ne
pensent qu leur peau, leur prcieuse peau et leurs petites affaires. Crois-tu, alors,
quon a le temps de faire le raffin, de savoir sil faut dire oui ou non, de se
demander sil ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on pourra encore tre un
homme aprs? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne deau, on
gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui savance. Dans le tas! Cela na
pas de nom. Cest comme la vague qui vient de sabattre sur le pont devant vous; le vent
qui vous giffle, et la chose qui tombe devant le groupe na pas de nom. Ctait peut-tre
celui qui tavait donn du feu en souriant la veille. Il na plus de nom. Et toi non plus tu
nas plus de nom, cramponn la barre. Il ny a plus que le bateau qui ait un nom et la
tempte. Est-ce que tu le comprends, cela?
ANTIGONE, secoue la tte.
Je ne veux pas comprendre. Cest bon pour vous. Moi, je suis l pour autre chose que
pour comprendre. Je suis l pour vous dire non et pour mourir.
CRON
Cest facile de dire non!
ANTIGONE
Pas toujours.
CRON
-
Jean Anouilh Antigone - - 50 -
Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie pleines mains
et sen mettre jusquaux coudes. Cest facile de dire non, mme si on doit mourir. Il ny a
qu ne pas bouger et attendre. Attendre pour vivre, attendre mme pour quon vous tue.
Cest trop lche. Cest une invention des hommes. Tu imagines un monde o les arbres
aussi auraient dit non contre la sve, o les btes auraient dit non contre linstinct de la
chasse ou de lamour? Les btes, elles au moins, elle sont bonnes et simples et dures.
Elles vont, se poussant les unes aprs les autres, courageusement, sur le mme
chemin. Et si elles tombent, les autres passent et il peut sen perdre autant que lon veut,
il en restera toujours une de chaque espce prte refaire des petits et reprendre le
mme chemin avec le mme courage, toute pareille celles qui sont passes avant.
ANTIGONE
Quel rve, hein, pour un roi, des btes! Ce serait si simple.
Un silence, Cron la regarde.
CRON
Tu me mprises, nest-ce pas? (Elle ne rpond pas, il continue comme pour lui.) Cest
drle: Je lai souvent imagin, ce dialogue avec un petit jeune homme ple qui aurait
essay de me tuer et dont je ne pourrais rien tirer aprs que du mpris. Mais je ne
pensais pas que ce serait avec toi et pour quelque chose daussi bte (Il a pris sa tte
dans ses mains. On sent quil est bout de forces.) Ecoute-moi tout de mme pour la
dernire fois. Mon rle nest pas bon, mais cest mon rle, et je vais te faire tuer.
Seulement, avant, je veux que toi aussi tu sois bien sre du tien. Tu sais pourquoi tu vas
mourir, Antigone? Tu sais au bas de quelle histoire sordide tu vas signer pour toujours
ton petit nom sanglant?
ANTIGONE
Quelle histoire?
CRON
-
Jean Anouilh Antigone - - 51 -
Celle dEtocle et de Polynice, celle de tes frres. Non, tu crois la savoir, tu ne la sais
pas. Personne ne la sait dans Thbes, que moi. Mais il me semble que toi, ce matin, tu
as aussi le droit de lapprendre. (Il rve un temps, la tte dans ses mains, accoud sur
ses genoux. On lentend murmurer.) Ce nest pas bien beau, tu vas voir. (Et il commence
sourdement sans regarder Antigone.) Que te rappelles-tu de tes frres, dabord? Deux
compagnons de jeux qui te mprisaient sans doute, qui te cassaient tes poupes, se
chuchotant ternellement des mystres loreille lun de lautre pour te faire enrager?
ANTIGONE
Ctaient des grands
CRON
Aprs, tu as d les admirer avec leurs premires cigarettes, leurs premiers pantalons
longs; et puis ils ont commenc sortir le soir, sentir lhomme, et ils ne tont plus
regarde du tout.
ANTIGONE
Jtais une fille
CRON
Tu voyais bien ta mre pleurer, ton pre se mettre en colre, tu entendais claquer les
portes leur retour et leurs ricanements dans les couloirs. Et ils passaient devant toi,
goguenards et veules, sentant le vin.
ANTIGONE
Une fois, je mtais cache derrire une porte, ctait le matin, nous venions de nous
lever, et eux, ils rentraient. Polynice ma vue, il tait tout ple, les yeux brillants et si beau
dans son vtement du soir! Il ma dit: Tiens, tu es l, toi? Et il ma donn une grande
fleur de papier quil avait rapporte de sa nuit.
CRON
-
Jean Anouilh Antigone - - 52 -
Et tu las conserve, nest-ce pas, cette fleur? Et hier, avant de ten aller, tu as ouvert
ton tiroir et tu las regarde, longtemps, pour te donner du courage?
ANTIGONE, tressaille.
Qui vous a dit cela?
CRON
Pauvre Antigone, avec ta fleur de cotillon! Sais-tu qui tait ton frre?
ANTIGONE
Je savais que vous me diriez du mal de lui en tout cas!
CRON
Un petit ftard imbcile, un petit carnassier dur et sans me, une petite brute tout
juste bonne aller plus vite que les autres avec ses voitures, dpenser plus dargent
dans les bars. Une fois, jtais l, ton pre venait de lui refuser une grosse somme quil
avait perdue au jeu; il est devenu tout ple et il a lev le poing en criant un mot ignoble!
ANTIGONE
Ce nest pas vrai!
CRON
Son poing de brute toute vole dans le visage de ton pre! Ctait pitoyable. Ton
pre tait assis sa table, la tte dans ses mains. Il saignait du nez. Il pleurait. Et, dans
un coin du bureau, Polynice, ricanant, qui allumait une cigarette.
ANTIGONE, supplie presque maintenant.
Ce nest pas vrai!
CRON
Rappelle-toi, tu avais douze ans. Vous ne lavez pas revu pendant longtemps. Cest
vrai, cela?
-
Jean Anouilh Antigone - - 53 -
ANTIGONE, sourdement.
Oui, cest vrai.
CRON
Ctait aprs cette dispute. Ton pre na pas voulu le faire juger. Il sest engag dans
larme argyenne. Et, ds quil a t chez les Argyens, la chasse lhomme a commenc
contre ton pre, contre ce vieil homme qui ne se dcidait pas mourir, lcher son
royaume. Les attentats se succdaient et les tueurs que nous prenions finissaient
toujours par avouer quils avaient reu de largent de lui. Pas seulement de lui, dailleurs.
Car cest cela que je veux que tu saches, les coulisses de ce drame o tu brles de jouer
un rle, la cuisine. Jai fait faire hier des funrailles grandioses Etocle. Etocle est un
hros et un saint pour Thbes maintenant. Tout le peuple tait l. Les enfants des
coles ont donn tous les sous de leur tirelire pour la couronne; des vieillards,
faussement mus, ont magnifi, avec des trmolos dans la voix, le bon frre, le fils
ddipe, le prince royal. Moi aussi, jai fait un discours. Et tous les prtres de Thbes au
grand complet, avec la tte de circonstance. Et les honneurs militaires Il fallait bien.
Tu penses que je ne pouvais tout de mme pas moffrir le luxe dune crapule dans les
deux camps. Mais je vais te dire quelque chose, toi, quelque chose que je sais seul,
quelque chose deffroyable: Etocle, ce prix de vertu, ne valait pas plus cher que
Polynice. Le bon fils avait essay, lui aussi, de faire assassiner son pre, le prince loyal
avait dcid, lui aussi, de vendre Thbes au plus offrant. Oui, crois-tu que cest drle?
Cette trahison pour laquelle le corps de Polynice est en train de pourrir au soleil, jai la
preuve maintenant quEtocle, qui dort dans son tombeau de marbre, se prparait, lui
aussi, la commettre. Cest un hasard si Polynice a russi son coup avant lui. Nous
avions affaire deux larrons en foire qui se trompaient lun lautre en nous trompant et
qui se sont gorgs comme deux petits voyous quils taient, pour un rglement de
comptes Seulement, il sest trouv que jai eu besoin de faire un hros de lun deux.
Alors, jai fait rechercher leurs cadavres au milieu des autres. On les a retrouvs
embrasss pour la premire fois de leur vie sans doute. Ils staient embrochs
mutuellement, et puis la charge de la cavalerie argyenne leur avait pass dessus. Ils
taient en bouillie, Antigone, mconnaissables. Jai fait ramasser un des corps, le moins
abm des deux, pour mes funrailles nationales, et jai donn lordre de laisser pourrir
lautre o il tait. Je ne sais mme pas lequel. Et je tassure que cela mest bien gal.
-
Jean Anouilh Antigone - - 54 -
Il y a un long silence, ils ne bougent pas, sans se regarder, puis Antigone dit doucement:
ANTIGONE
Pourquoi mavez-vous racont cela?
Cron se lve, remet sa veste.
CRON
Valait-il mieux te laisser mourir dans cette pauvre histoire?
ANTIGONE
Peut-tre. Moi, je croyais.
Il y a un silence encore. Cron sapproche delle.
CRON
Quest-ce que tu vas faire maintenant?
ANTIGONE, se lve comme une somnanbule.
Je vais remonter dans ma chambre.
CRON
Ne reste pas trop seule. Va voir Hmon, ce matin. Marie-toi vite.
ANTIGONE, dans un souffle.
Oui.
CRON
Tu as toute ta vie devant toi. Notre discussion tait bien oiseuse, je tassure. Tu as ce
trsor, toi, encore.
ANTIGONE
-
Jean Anouilh Antigone - - 55 -
Oui.
CRON
Rien dautre ne compte. Et tu allais le gaspiller! Je te comprends, jaurais fait comme
toi vingt ans. Cest pour cela que je buvais tes paroles. Jcoutais du fond du temps un
petit Cron maigre et ple comme toi et qui ne pensait qu tout donner lui-aussi
Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie nest pas ce que tu crois. Cest une eau
que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes
mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la. Tu verras, cela deviendra une petite chose dure
et simple quon grignote, assis au soleil. Ils te diront tout le contraire parce quils ont
besoin de ta force et de ton lan. Ne les coute pas. Ne mcoute pas quand je ferai mon
prochain discours devant le tombeau dEtocle. Ce ne sera pas vrai. Rien nest vrai que
ce quon ne dit pas Tu lapprendras, toi aussi, trop tard, la vie cest un livre quon aime,
cest un enfant qui joue vos pieds, un outil quon tient bien dans sa main, un banc pour
se reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mpriser encore, mais de dcouvrir
cela, tu verras, cest la consolation drisoire de vieillir; la vie, ce nest peut-tre tout de
mme que le bonheur.
ANTIGONE, murmure, le regard perdu.
Le bonheur
CRON, a un peu honte soudain.
Un pauvre mot, hein?
ANTIGONE
Quel sera-t-il, mon bonheur? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite
Antigone? Quelles pauvrets faudra-t-il quelle fasse elle aussi, jour par jour, pour
arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur? Dites, qui devra-t-elle mentir,
qui sourire, qui se vendre? Qui devra-t-elle laisser mourir en dtournant le regard?
CRON, hausse les paules.
-
Jean Anouilh Antigone - - 56 -
Tu es folle, tais-toi.
ANTIGONE
Non, je ne me tairai pas! Je veux savoir comment je my prendrais, moi aussi, pour
tre heureuse. Tout de suite, puisque cest tout de suite quil faut choisir. Vous dites que
cest si beau, la vie. Je veux savoir comment je my prendrai pour vivre.
CRON
Tu aimes Hmon?
ANTIGONE
Oui, jaime Hmon. Jaime un Hmon dur et jeune; un Hmon exigeant et fidle,
comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si
Hmon ne doit plus plir quand je plis, sil ne doit plus me croire morte quand je suis en
retard de cinq minutes, sil ne doit plus se sentir seul au monde et me dtester quand je
ris sans quil sache pourquoi, sil doit devenir prs de moi le monsieur Hmon, sil doit
appendre dire oui, lui aussi, alors je naime plus Hmon.
CRON
Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.
ANTIGONE
Si, je sais ce que je dis, mais cest vous qui ne mentendez plus. Je vous parle de trop
loin maintenant, dun royaume o vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre
sagesse, votre ventre. (Elle rit.) Ah! je ris, Cron, je ris parce que je te vois quinze ans,
tout dun coup! Cest le mme air dimpuissance et de croire quon peut tout. La vie ta
seulement ajout ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi.
CRON, la secoue.
Te tairas-tu, enfin?
ANTIGONE
-
Jean Anouilh Antigone - - 57 -
Pourquoi veux-tu me faire taire? Parce que tu sais que jai raison? Tu crois que je ne
lis pas dans tes yeux que tu le sais? Tu sais que jai raison, mais tu ne lavoueras jamais
parce que tu es en train de dfendre ton bonheur en ce moment comme un os.
CRON
Le tien et le mien, oui, imbcile!
ANTIGONE
Vous me dgotez tous, avec votre bonheur! Avec votre vie quil faut aimer cote que
cote. On dirait des chiens qui lchent tout ce quils trouvent. Et cette petite chance pour
tous les jours, si on nest pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, et que ce soit
entier ou alors je refuse! Je ne veux pas tre modeste, moi, et me contenter dun petit
morceau si jai t bien sage. Je veux tre sre de tout aujourdhui et que cela soit aussi
beau que quand jtais petite ou mourir.
CRON
Allez, commence, commence, comme ton pre!
ANTIGONE
Comme mon pre, oui! Nous sommes de ceux qui posent les questions jusquau bout.
Jusqu ce quil ne reste vraiment plus la plus petite chance despoir vivante, la plus petite
chance despoir trangler. Nous sommes de ceux qui lui sautent dessus quand ils le
rencontrent, votre espoir, votre cher espoir, votre sale espoir!
CRON
Tais-toi! Si tu te voyais en criant ces mots, tu es laide.
ANTIGONE
Oui, je suis laide! Cest ignoble, nest-ce pas, ces cris, ces sursauts, cette lutte de
chiffonniers. Papa nest devenu beau quaprs, quand il a t bien sr, enfin, quil avait
tu son pre, que ctait bien avec sa mre quil avait couch, et que rien , plus rien ne
pouvait le sauver. Alors, il sest calm tout dun coup, il a eu comme un sourire, et il est
-
Jean Anouilh Antigone - - 58 -
devenu beau. Ctait fini. Il na plus eu qu fermer les yeux pour ne plus vous voir. Ah!
vos ttes, vos pauvres ttes de candidats au bonheur! Cest vous qui tes laids, mme
les plus beaux. Vous avez tous quelque chose de laid au coin de loeil ou de la bouche.
Tu las bien dit tout lheure, Cron, la cuisine. Vous avez des ttes de cuisiniers!
CRON, lui broie le bras.
Je tordonne de te taire maintenant, tu entends?
ANTIGONE
Tu mordonnes, cuisinier? Tu crois que tu peux mordonner quelque chose?
CRON
Lantichambre est pleine de monde. Tu veux donc te perdre? On va tentendre.
ANTIGONE
Eh bien, ouvre les portes. Justement, ils vont mentendre!
CRON, qui essaie de lui fermer la bouche de force.
Vas-tu te faire, enfin, bon Dieu?
ANTIGONE, se dbat.
Allons vite, cuisinier! Appelle tes gardes!
La porte souvre. Entre Ismne.
ISMNE, dans un cri.
Antigone!
ANTIGONE
Quest-ce que tu veux, toi aussi?
-
Jean Anouilh Antigone - - 59 -
ISMENE
Antigone, pardon! Antigone, tu vois, je viens, jai du courage. Jirai maintenant avec toi.
ANTIGONE
O iras-tu avec moi?
ISMENE
Si vous la faites mourir, il faudra me faire mourir avec elle!
ANTIGONE
Ah! non. Pas maintenant. Pas toi! Cest moi, cest moi seule. Tu ne te figures pas que
tu vas venir mourir avec moi maintenant. Ce serait trop facile!
ISMENE
Je ne veux pas vivre si tu meurs, je ne veux pas rester sans toi!
ANTIGONE
Tu as choisi la vie et moi la mort. Laisse-moi maintenant avec tes jrmiades. Il fallait
y aller ce matin, quatre pattes, dans la nuit. Il fallait aller gratter la terre avec tes ongles
pendant quils taient tout prs et te faire empoigner par eux comme une voleuse!
ISMENE
He bien, jirai demain!
ANTIGONE
Tu lentends, Cron? Elle aussi. Qui sait si cela ne va pas prendre dautres encore,
en mcoutant? Quest-ce que tu attends pour me faire taire, quest-ce que tu attends pour
appeler tes gardes? Allons, Cron, un peu de courage, ce nest quun mauvais moment
passer. Allons, cuisinier, puisquil le faut!
CRON, crie soudain.
-
Jean Anouilh Antigone - - 60 -
Gardes!
Les gardes apparaissent aussitt.
CRON
Emmenez-la.
ANTIGONE, dans un grand cri soulag.
Enfin, Cron!
Les gardes se jettent sur elle et lemmenent. Ismne sort en criant derrire elle.
ISMENE
Antigone! Antigone!
Cron est rest seul, le chur entre et va lui.
LE CHUR
Tu es fou, Cron. Quas-tu fait?
CRON, qui regarde au loin devant lui.
Il fallait quelle meure.
LE CHUR
Ne laisse pas mourir Antigone, Cron! Nous allons tous porter cette plaie au ct,
pendant des sicles.
CRON
Cest elle qui voulait mourir. Aucun de nous ntait assez fort pour la dcider vivre. Je le
-
Jean Anouilh Antigone - - 61 -
comprends, maintenant, Antigone tait faite pour tre morte. Elle-mme ne le savait
peut-tre pas, mais Polynice ntait quun prtexte. Quand elle a d y renoncer, elle a
trouv autre chose tout de suite. Ce qui importait pour elle, ctait de refuser et de
mourir.
LE CHUR
Cest une enfant, Cron.
CRON
Que veux-tu que je fasse pour elle? La condamner vivre?
Hmon, entre en criant.
Pre!
CRON, court lui, lembrasse.
Oublie-la, Hmon; oublie-la, mon petit.
HMON
Tu es fou, pre. Lche-moi.
CRON, le tient plus fort
Jai tout essay pour la sauver, Hmon. Jai tout essay, je te le jure. Elle ne taime
pas. Elle aurait pu vivre. Elle a prfr sa folie et la mort.
Hmon, crie, tentant de sarracher son treinte.
Mais, pre, tu vois bien quils lemmenent! Pre, ne laisse pas ces hommes lemmener!
CRON
Elle a parl maintenant. Tout Thbes sait ce quelle a fait. Je suis oblig de la faire
mourir.
Hmon, sarrache de ses bras.
-
Jean Anouilh Antigone - - 62 -
Lche-moi!
Un silence. Ils sont lun en face de lautre. Ils se regardent.
LE CHUR, sapproche.
Est-ce quon ne peut pas imaginer quelque chose, dire quelle est folle, lenfermer?
CRON
Ils diront que ce nest pas vrai. Que je la sauve parce quelle allait tre la femme de
mon fils. Je ne peux pas.
LE CHUR
Est-ce quon ne peut pas gagner du temps, la faire fuir demain?
CRON
La foule sait dj, elle hurle autour du palais. je ne peux pas.
HEMON
Pre, la foule nest rien. Tu es le matre.
CRON
Je suis le matre avant la loi. Plus aprs.
HEMON
Pre, je suis ton fils, tu ne peux pas me la laisser prendre.
CRON
Si, Hmon. Si, mon petit. Du courage. Antigone ne peut plus vivre. Antigone nous a
dj quitts tous.
HEMON
-
Jean Anouilh Antigone - - 63 -
Crois-tu que je pourrai vivre, moi, sans elle? Crois-tu que je laccepterai, votre vie? Et
tous les jours, depuis le matin jusquau soir, sans elle. Et votre agitation, votre
bavardage, votre vide, sans elle.
CRON
Il faudra bien que tu acceptes, Hmon. Chacun de nous a un jour, plus ou moins
triste, plus ou moins lointain, o il doit enfin accepter dtre un homme. Pour toi, cest
aujourdhui Et te voil devant moi avec ces larmes au bord de tes yeux et ton cur qui
te fait mal mon petit garon, pour la dernire fois Quand tu te seras dtourn, quand
tu auras franchi ce seuil tout lheure, ce sera fini.
Hmon, recule un peu, et dit doucement.
Cest dj fini.
CRON
Ne me juge pas, Hmon. Ne me juge pas, toi aussi.
Hmon, le regarde, et dit soudain.
Cette grande force et ce courage, ce dieu gant qui menlevait dans ses bras et me
sauvait des monstres et des ombres, ctait toi? Cette odeur dfendue et ce bon pain du
soir sous la lampe, quand tu me montrais des livres dans ton bureau, ctait toi, tu crois?
CRON, humblement.
Oui, Hmon.
HEMON.
Tous ces soins, tout cet orgueil, tous ces livres pleins de hros, ctait donc pour en
arriver l? Etre un homme, comme tu dis, et trop heureux de vivre?
CRON,
Oui, Hmon.
Hmon, crie soudain comme un enfant, se jetant dans ses bras.
-
Jean Anouilh Antigone - - 64 -
Pre, ce nest pas vrai! Ce nest pas toi, ce nest pas aujourdhui! Nous ne sommes pas
tous les deux au pied de ce mur o il faut seulement dire oui. Tu es encore puissant, toi,
comme lorsque jtais petit. Ah! je ten supplie, pre, que je tadmire, que je tadmire
encore! Je suis trop seul et le monde est trop nu si je ne peux plus tadmirer.
CRON, le dtache de lui.
On est tout seul, Hmon. Le monde est nu. Et tu mas admir trop longtemps.
Regarde-moi, cest cela devenir un homme, voir le visage de son pre en face, un jour.
Hmon, le regarde, puis recule en criant.
Antigone! Antigone! Au secours!
Il est sorti en courant.
LE CHUR, va Cron.