MORCEAUX CHOISIS
I.‐ Cadet d’une famille de six enfants, cinq garçons et une fille, Gary est né le 26 février 1966. Son père, Serge Conille, était alors étudiant en médecine. Courageux et déterminé, cet homme passait ses longues journées à ajuster ses lourdes obligations de père de famille avec les horaires contraignants de la Faculté et son agenda de professeur de physiologie végétale dans les classes terminales des lycées et collèges de la capitale. Marie‐Antoinette Darbouze, la mère de Garry, avait dû, sur demande de ses médecins, interrompre, le temps de cette grossesse difficile, ses cours de deuxième année de pharmacie. Elle retourna aux études, moins d’une semaine après ses couches au grand étonnement de ses camarades de promotion. En dépit de leur situation difficile, Serge et Marie‐Antoinette prenaient le temps d’accueillir leurs camarades de faculté et les amis dans l’intimité de leur modeste résidence de la rue Capois.
L’auteur de ce livre y a vu naître et grandir les garçons, sous l’œil sévère de leurs parents, mais au milieu de l’attention particulièrement affectueuse du cercle d’étudiants qui les entourait. Et même, il a eu le privilège d’introduire le jeune Garry dans les splendeurs de la médecine opératoire, en l’autorisant à assister à la réparation d’une hernie abdominale, un samedi après‐midi où il opérait, comme d’habitude, à l’hôpital de la Mission Baptiste de Fermathe. Le garçonnet avait à peine dix ans. Il devait se hisser sur la pointe des pieds pour assister au déroulement de l’intervention. Il émut le chirurgien jusqu’aux larmes, quand à la sortie du bloc opératoire, où il l’attendait, il le prit la main et lui dit : « Docteur Gilot, quand je serai grand, je veux être un médecin‐
chirurgien, comme toi. » Les fruits ont, en effet, tenu la promesse des fleurs, et Garry est devenu, à la très grande satisfaction de ses parents et de leurs amis, le brillant obstétricien‐gynécologue que l’on connaît.
Le jeune Gary a subi l’influence profonde et profitable de son grand père Beauséjour Conille, un juriste incorruptible et d’une probité absolue. Ses contemporains de la basoche lui vouaient le plus profond respect, car, disaient‐ils, sa vie était intègre, et ses mains nettes et pures. De lui, Garry a hérité son entregent, son humanisme, son respect profond des gens, des institutions et surtout de la parole donnée. Il leur arrivait de passer des heures en tête à tête. Comme si le vieil homme présageait de l’avenir de son petit‐fils et tentait de lui faire une mise en garde. Il lui enseignait non seulement les leçons de choses mais encore lui parlait de la fragilité des choses humaines et surtout des contradictions violentes de la politique haïtienne, depuis les temps reculés.
Sa grand‐mère Aidée Benoît fut une vaillante et laborieuse quincaillère qui a inculqué à ses enfants et petits‐enfants le sens poussé de l’effort et l’amour du travail bien fait. Tous ceux qui ont eu le bonheur et la chance de travailler sous la direction du Premier ministre s’accordent à reconnaître l’immense capacité de travail du personnage. Il ne se couchait jamais avant minuit et, même malade, il était, avant 4 heures du matin, installé à son office, face à une montagne de dossiers. Il se faisait un point d’honneur de s’assurer que tous les documents qui lui avaient été remis la veille soient revus, annotés et disponibles pour les cadres de la Primature devant en assurer le suivi.
Un des membres de la famille aime à rappeler que contrairement aux supputations de certains analystes politiques, tout semblait prédisposer
le jeune Conille à une carrière politique. Dès son jeune âge, il se faufilait discrètement dans la salle à manger et, tapis dans un coin, il écoutait attentivement et pendant de longues heures, les hommes d’État de l’époque discuter passionnément de l’avenir politique du pays. Plus tard, il confondit le petit groupe de néophytes du mouvement Lavalas qui le menaçaient, en pleine salle de classe, de lui infliger le supplice du «Père Lebrun », à cause de l’appartenance politique de ses parents. Il intervint plus d’une fois lors des débats inter‐étudiants pour rétablir ce qu’il disait être la vérité historique. Il participait avec la même passion aux débats du MID que dirigeait son beau‐père Marc Bazin, aux discussions des groupements de gauche comme aux rencontres des tenants de la droite ou de la mouvance duvaliériste, et, esprit cartésien, il intervenait toujours pour faire valoir la voix de la raison, du patriotisme éclairé et de l’humanisme véritable.
Sa résidence hospitalière en obstétrique et gynécologie terminée à l’hôpital Isaïe‐Jeanty de Chancerelles, Garry appliqua pour une bourse d’études au Programme Fulbright, l’un des plus prestigieux programmes américains d’échanges internationaux. Les États‐Unis d’Amérique le partagent avec 155 pays du globe. Conille retint l’attention du jury qui lui offrit de supporter, tous frais compris, des études en gestion et politiques de santé, dans l’une des universités américaines de renom. Il choisit de se rendre à l’Université de la Caroline du Nord à Chapel Hill. Cependant, le ministre de la santé d’alors refusa péremptoirement de signer l’accord de principe, au nom du gouvernement haïtien, en dépit des résultats du concours et des recommandations favorables consignés dans le rapport du jury Fulbright. Il évoqua pour justifier son refus le
prétexte saugrenu des affinités duvaliéristes de la famille Conille. Il opposa un non catégorique aux protestations véhémentes de l’ambassade américaine, inconfortable et mal disposée à faire les frais d’une injustice aussi criante.
Le gouvernement des États‐Unis dut, pour refroidir le zèle et amortir les impulsions «pyromaniaques » de ce haut‐fonctionnaire, adopter une mesure d’exception et offrir, cette année‐là, à l’État haïtien une seconde bourse Fulbright, dont bénéficia un autre jeune, classé, certes, deuxième au concours, mais issu de la même famille politique que le ministre désobligeant. Garry ne se laissa pas désarçonner par cette fâcheuse mésaventure. Et aujourd’hui, s’il vous arrive de visiter le campus de Chapel Hill, vous aurez la fierté d’admirer, au tableau d’honneur, le nom de Garry Conille où il a décroché une maîtrise en politique et administration des services de santé. Il n’a pas démérité de son Alma Mater ni de son pays natal.
Un autre évènement non moins troublant marqua la vie du jeune Conille. Le 8 janvier 1991, …………………………………………………………….
Alors que notre équipe travaillait assidûment à la préparation de l’énoncé de politique générale du Premier ministre ratifié, Garry Conille reçut la visite d’un ancien ministre, et non des moindres, du régime précédent. Celui‐ci était venu lui apporter son CV et la copie d’un projet sectoriel de gouvernement. Les deux hommes s’entretinrent pendant plus de deux heures. À la fin de l’entrevue, le PM présenta le visiteur à l’ensemble du cabinet particulier, puis le raccompagna jusqu’à la sortie de l’immeuble logeant provisoirement la Primature. Au moment de revenir à son bureau, il fit une brève halte à l’office où l’on travaillait. Un des membres du cabinet aventura un commentaire : « PM, l’homme que
vous venez de recevoir est un lavalassien pur et dur. » «Vraiment ? » répondit Garry Conille, flegmatique. Il prit une pause et dit : « Tu as raison, cher ami, en janvier 1991, il était à la tête des déchouqueurs venus incendier et piller ma maison. Cependant, il a le profil idéal pour être mon ministre des sports. » Fin de conversation.
II.‐ Les conseillers du Président persuadent celui‐ci qu’il a toute latitude de former son cabinet ministériel tout seul, sans l’avis du Premier ministre, sans négocier avec les groupes parlementaires. Ils se réservent tout l’espace des nominations, disposés à remplir toutes les cases, dans le mépris des règles du jeu parlementariste, dans l’ignorance méprisante des groupes parlementaires sur le dos desquels repose toute la charge de la ratification et du vote de la déclaration de politique générale.
Le Parlement les attendait à cette entournure où « le magasin de porcelaine s’apprête à recevoir la visite de l’éléphant ». Le G‐16 et le GPR qui dominent l’échiquier parlementaire à ce moment précis, à eux seuls, réclament sept ministères, plusieurs secrétariats ou secrétaireries d’État, sans compter un certain nombre de directions générales. De telles exigences reviennent à réclamer le partage du pouvoir.
Les hommes du Palais tombent des nues, effrayés de l’appétit gargantuesque des blocs politiques. Pourtant, ils n’ont pas à s’étonner : ce genre de tractations avait débuté dès les premiers moments du règne Martelly, avec Daniel Rouzier, qui s’était disqualifié, on s’en souvient, en requérant des CV en fer forgé et des interviews draconiennes. On avait tout simplement coupé les ponts avec ce martien. Quant à Bernard Gousse, on n’avait même pas entamé des pourparlers avec lui, puisque l’échec était assuré et prédit. Mais maintenant que Garry Conille semble en mesure de passer sans dommage sous les fourches caudines du Parlement, les requêtes se dessinent plus clairement et les pressions se font plus fortes. Le chantage prend des allures embarrassantes ; on ne peut que s’y soumettre, quand on sent ses pieds impatients frôler les ultimes
marches du trône et que la moindre bévue peut vous faire trébucher et vous désarçonner.
III.‐ 3.‐ LES CERCLES CONCENTRIQUES DE LA RATIFICATION
Les grandes démarches et opérations de la ratification ont été conduites à partir d’une stratégie élaborée par Garry Conille lui‐même. De prime abord, il s’était rendu compte qu’il ne pourrait en aucun cas laisser sa ratification aux soins hasardeux du Palais National. D’autant que, en dépit de l’appui ostensible du président Michel Martelly, l’entourage de celui‐ci manifestait des réticences confinant à l’opposition radicale, bien que sournoise.
Après une lucide analyse de la nouvelle donne politique haïtienne, Garry Conille se persuade que le vote du parlementaire est influencé par des forces multiples et différentes, voire divergentes, et qu’il s’avère indispensable de maîtriser ou de neutraliser celles‐ci en vue du succès de son entreprise. L’ensemble de ces forces, il les classe en cercles concentriques. Il en identifie cinq principaux. D’abord, autour du centre, le noyau des parlementaires, le lieu géométrique des pressions, le centre de gravité de l’appareil avec les ambitions accumulées, les aspirations, les préjugés et les rêves ; puis le deuxième cercle du monde opulent des affaires qui alimente financièrement le noyau parlementaire ; ensuite les partis politiques qui offrent le chapeau électoral sans soutien financier déterminant ; en quatrième lieu, la Communauté internationale et enfin le cercle de feu de la presse qui illumine les visages, mais peut tout aussi bien les consumer.
LE PREMIER CERCLE…………
IV.‐ Après plus d’une heure d’attente, le Président fait son apparition dans la salle, accompagné de son épouse et de sa suite. Même si Garry Conille possède la suprême maîtrise de sa physionomie et ne laisse point lire ses états d’âme sur les traits de son visage, on décèle à vue d’œil une profonde contrariété... La solennité débute par une pompeuse introduction du maître de cérémonie. Puis celui‐ci introduit Enex Jean‐Charles, Secrétaire Général du Conseil des Ministres, qui donne lecture de l’arrêté portant nomination du cabinet ministériel. Et là, le directeur de cabinet du PM découvre avec stupéfaction et désappointement les changements majeurs y opérés. Le plus important reste la nomination, en lieu et place de Garry Conille, de Jude Hervey Day, l’ancien chef de cabinet de Jean‐Max Bellerive, comme ministre de la Planification et de la Coopération externe. Le coup était bien monté, car ce n’est certainement pas par un pur hasard que Day se soit trouvé là, à point nommé, pour participer à une investiture alors que son nom ne figurait pas du tout sur la liste originelle.
La gifle est cruelle et fatale pour Garry Conille. Non seulement il n’avait pas un seul ministre sur qui compter (un jour va venir où tous les ministres se désolidariseront de lui), mais encore on lui retirait l’unique champ d’actions qui eût pu lui permettre de fidéliser sa majorité parlementaire et de contrôler l’exécution des contrats de la reconstruction nationale. Dès son intronisation solennelle, il est planté sur un socle branlant, colosse aux pieds d’argile, à la merci du moindre vent ou choc, n’ayant de Premier ministre que le titre, sans les moyens ni les atouts. Cette fragilité se vérifiera tout au long ses quatre mois de gouvernement : pas un seul projet déposé par un parlementaire à la Primature et transmis par celle‐ci au ministère de la Planification n’est honoré. Ou bien on l’ignore dédaigneusement en le jetant dans les
tiroirs de l’oubli, ou bien on prend contact directement avec le parlementaire solliciteur pour réorienter et récupérer son allégeance vagabonde.
Que s’est‐il passé en ce crépuscule du 15 octobre au Palais National ? Le PM arrive avec son arrêté bien ficelé. Tous les postes sont comblés cette fois‐ci : le document est complet. En réunion restreinte, on soulève le cas du ministère de la Planification. Pourquoi donc, puisqu’il n’existe aucun vide dans l’arrêté ? On rappelle en l’occurrence que Conille avait proposé le poste à Bellerive qui avait refusé. Peut‐être ce dernier a‐t‐il changé d’avis ? Le Président l’appelle et fait un historique de la question. Il le met sur speaker phone pour partager l’écoute avec les autres assistants : le PM, les Mayard‐Paul principalement. Flottement. Le Président demande à Bellerive : « Si tu ne veux pas le poste, quel est ton candidat ? » Réponse : « Jude Hervey Day ».
Alors, ce sera Jude Hervey Day, aussi simplement que cela. Garry est désappointé, mais ne dit mot. Il encaisse le coup, puisqu’il voit bien qu’il vient du Président et que le scénario a été monté. L’idée lui a frôlé l’esprit de ramasser ses cliques et ses claques et de s’en aller. Quelle interprétation donnerait‐on à ce geste ? Il se tait et reste assis………………….
Il est possible aujourd’hui, aux relents des contrats de la période d’urgence, de mieux pénétrer les motifs cachés de cette tactique visant à ligoter Garry Conille, à lui interdire toute promenade sur les champs maudits du ministère de la Planification et à transformer cette citadelle de l’embrouille en un fidéicommis de l’ancienne équipe.
V.‐ ……….. Des témoins crédibles racontent que le député Arnel Bélizaire n’a pas du tout insulté le Président. Il n’y a même pas échanges de propos. Le chef de l’État, sans agressivité aucune, sans nulle intention de déplaire à son groupe, évoque les possibles difficultés qui font en général la saveur des amours naissantes. Il met ses nouveaux alliés en garde, il les sermonne, leur reprochant amicalement que plusieurs d’entre eux, « comme Arnel Bélizaire », s’amusent à salir son image. Bélizaire de répondre : « Oui, Président, je vous ai sali. » Alors, devant la fierté cocardière avec laquelle le député assume son antipathie, le Président s’énerve et se met à lancer des propos grossiers contre Bélizaire. Celui‐ci n’est pas décontenancé : « Président Martelly, vous savez que je ne vous aime pas. » C’est alors que le Président sort de ses gonds et accuse le parlementaire de tous les maux et le couvre de toutes les abominations. Le député reste impassible ; certes, il ne se croise pas les bras sur la poitrine dans un geste de pieuse soumission ; au contraire, il plonge sur le chef de l’État, avec la brutalité d’un coup de poignard, le regard furibond de ses yeux exorbités, scintillant de tous les éclairs fulgurants de la contre‐attaque sauvage et imminente. Cependant, tout furieux qu’il est, il se maîtrise, il reste en place et ne prononce plus une seule parole, en dépit des gestes de provocation du Président qui vient agiter jusque sous son nez le doigt de l’insulte et de l’anathème et lui infliger devant ses pairs la meurtrissure du ridicule. Sa posture figée, affichant l’air d’un martyr et non pas d’un vaincu, dans une attitude insolente d’affrontement muet, de muscles bandés et d’agressivité contenue, agace davantage le Président qui, comme brusquement exorcisé de la majesté présidentielle et savourant les intonations de sa propre voix, se laisse aller à la diatribe vulgaire, ordurière et triviale. Jamais, de l’avis des députés, on n’avait entendu
tant de jurons affreux, comme si le diable et une meute de harpies étaient venus se loger et rouler leurs tonneaux d’insanités dans la gorge du Président. Dans le registre de l’injure, le Président ne donne pas la petite mesure. Les parlementaires estiment en avoir eu la dose suffisante et qu’il est temps de se retirer : la réunion est terminée. Ils quittent les lieux, toute indignation bue, soucieux et incertains des lendemains de la collaboration. Ce groupe nouveau‐né va‐t‐il survivre à cet esclandre ?
Le scandale saute vite les hauts murs du Palais National et explose sur les places publiques de la capitale et en province……
VI.‐ ……… Alors le PM décide, pour le bien de l’État et la Nation, de prendre le risque de jeter un coup d’œil critique sur les contrats, hors de tout esprit d’inquisition. Ne l’intéressent point ceux des contrats qui sont totalement accomplis, exécutés, consommés. Mais les accords en cours d’exécution, qui engagent son gouvernement à lui, pour lesquels il va débourser et autoriser des décaissements, sur lesquels le Parlement un jour va lui demander compte, il tient à les revisiter. Il adresse des correspondances aux ministres chez qui sont domiciliés ces documents. La réticence est manifeste et irritée. On lui expédie au compte‐gouttes des contrats de supervision en retenant les juteux contrats d’exécution. Il insiste.
Après plusieurs appels et sollicitations, appuyés par des interventions orales et épistolaires du président Michel Joseph Martelly (voir annexes), la Primature reçoit un lot partiel de 41 contrats qui sont soumis à l’analyse d’une commission d’audit. Par souci de transparence, le PM annonce publiquement la formation de cette commission dans un message du 15 février 2012. La nation est avertie.
De ce jour, le Premier ministre est marqué pour la hache, comme l’arbre le plus ombrageant de la forêt. On considère qu’il a ouvert une boîte de Pandore qui va déverser toutes sortes de maux sur la cité et provoquer des transes chez nombre d’opérateurs imprudents ou indélicats de la finance haïtienne.
L’affaire des contrats met au grand jour le spectacle d’un désordre financier inouï…………………………………………..